Eternité et historicité de l'esprit selon Hegel
 9782711610464, 2711610462

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~ t";a/c des croyants? En un IlIot, Il' discours hégl'licn nc tcnd-il pas à présenter l'esprit ahsolu COIllIllC l'aliénation - forlllelle et matérielle - de l'csprit objectif? En vérité, cependant, Hegel refuse explicitement une telle pensée réductionniste (humaniste-anthropologique) de la religion et de l'esprit absolu, et la lettre de son discours n'autorise aucunement la caractérisation de celui-ci comme ambigu. Rappelons le début du Chapitre VII de la Phénoménologie de l'esprit: «Dans les formes ... traitées jusqu'ici [c'est-à-dire: y compris l'«esprit»], la religion aussi s'est bien présentée comme conscience de l'essence absolue en général, - mais seulement du point de vue de la conscience qui est consciente de l'essence absolue; mais ce n'est pas l'essence absolue en soi pour soi-même, ce n'est pas la conscience de soi de l'esprit qui s'est manifestée dans ces formes »24. Or, pour Hegel, 1) la conscience de Dieu comme médiatisée par la conscience de soi de l'homme (le «point de vue de la conscience») est la conscience de ce qui, pour la conscience de soi finie, originairement posée, ne peut être que l'universalité idéale (possible), puisqu'une telle universalité doit alors résulter de l'auto-négation de la réalité singulière de la conscience de soi. La conscience absolue - proprement religieuse - de l'universalité divine, comme universalité par conséquent réelle - qui est la conscience de l'idéalité, de l'irréalité, de la non-subsistancepar-soi ... , de son Autre, le Soi humain, donc la conscience de la position de celui-ci par l'essence divine, la conscience du mouvement par lequel cette essence se fait un Soi singulier-, ne peut de ce fait qu'être une conscience immédiate, ce qu'il y a de véritablement originaire dans la conscience finie. Et 2) une telle conscience originaire de Dieu, en tant que

constitutive, en son cœur même, de la conscience humaine, est dite et se dit, dans la spéculation hégélienne, comme Dieu se faisant conscience de soi dans l'homme. Bref, selon la lettre du hégélianisme, la conscience de soi finie n'est possible que par la conscience de Dieu (la conscience qui a pour objet Dieu), et la conscience de Dieu n'est possible que par Dieu (comme sujet absolu de la conscience qui le prend pour objet). Ces deux points, capitaux, méritent un développement. En premier lieu, 1'« esprit» est bien, pour Hegel, une conscience réelle - c'est-à-dire, car seul ce qui est total est réel, un tout conscientiel -, mais non pas la conscience réelle - le tout de la conscience. Cette limitation se traduit par le fait que l'unité «spirituelle» des moments idéaux de la conscience - «conscience », «conscience de soi» et «raison» -, parce qu'elle a son élément dans 1'« objectivité» - l'extériorité, la différence -, est, en tant qu'une telle unité de la conscience, différente, dans la conscience, de ses moments, et, par conséquent, constitue elle-même un moment (celui de l'unité) à côté des autres: le contenu de la «conscience» ne se réduit pas à la vie éthique, mais peut, par exemple, être la nature matérielle, - celui de la «conscience de soi» ne s'épuise pas dans le membre de la communauté,la «raison» peut affirmer la «Chose même» en dehors du service de la cité... L'« es pri t» est ainsi cet être contradictoire qui consiste à exister comme un simple moment de lui-même, à être différent de ce dont il est pourtant essentiellement l'identité. Son développement accuse et expose alors une telle contradiction qui finit par se contredire elle-même en se posant comme la nécessité de sa réconciliation dans l'unité objective d'un Soi divin, unité dans laquelle tous les moments de la conscience obtiennent leur pleine réalité et signification. La conscience, en tant que réelle par elle-même, en tant que sujet réel de toutes ses manifestations, c'est bien la conscience de la réalité ou objectivité de cette unité objective de tout ce qui a sens pour elle, c'est-à-dire la conscience proprement religieuse.

24. Ibid., p. 203

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fondement de la 'Ilil',\ Il'111'' III' 1!I'II1 ,'III' 'l'Il' ,\111'1'(/'\':(' exigée - par ce qll'I'II\' 1011lli-. 1'1'" III' pl'lIl ,:11\' ",),\'('1' par Cl' qui l'exige ou III ~,IIPIHI"" 1);\11.., II' 1\(')',l'llalll..,III1', la COllScil' Il ce de l'unité est 11I1I1'IlIIS III i)!.inaire, c'l'sl il dirl' conslilllc Uil surRissement 0/1.\'0111 par rapporl il la cO!lscience, même négative, de la diversité, différence ou opposition. L'«esprit» - ce que Hegel appellera l'esprit objectif - justifie et vérifie à son propre niveau, par son auto-négation, l'auto-position absolue - et comme fondement absolu de lui-même ainsi que de ce dont il est l'unification immédiate, encore abstraite de l'esprit absolu. Par lui-même, l'«esprit» ne peut comporter que des anticipations négatives abstraites (par exemple la «foi») de la religion, anticipations dont le sens et l'être ne sont assurés qu'autant qu'elles se nourrissent de la conscience religieuse, qui, relativement à elles, est pleinement originale et originaire. En second lieu, Hegel, présente la conscience, dans son développement propre - dont le sens vrai est ressaisi par la contemplation phénoménologique - comme contrainte, par son exigence d'identité à soi ou de non-contradiction (c'està-dire, au fond, d'être), de se poser dans le savoir absolu, qui est l'auto-négation d'elle-même en tant que conscience, en tant que différence de l'essence et de la conscience de l'essence, de l'objet et du sujet, de Dieu et de l'homme. La conscience contemplée par le phénoménologue vérifie, comme conscience, l'affirmation spéculative que, dans la religion, la relation de l'esprit divin et de l'esprit fini est tout entière portée par le premier, - et que, bien loin d'être un «instrument» ou un «milieu» qui, dans sa réalité de médiateur, pourrait être présenté comme le principe du surgissement - alors purement idéel, irréel - de son objet divin, la conscience est seulement la manifestation que Dieu ou l'absolu se donne de lui-même à lui-même en lui-même,bref, que la conscience que l'homme a de Dieu n'est possible que comme la conscience que Dieu prend de lui-même en l'homme ...

DE L'ESPRIT OBJECTIF À L'ESPRIT ABSOLU

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En d'autres termes, l'auto-déploiement spéculatif du concept et l'advenir phénoménologique de celui-ci dans la conscience établissent, aux yeux de Hegel, que, bien loin que l'esprit absolu soit une simple absolutisation de soi de l'esprit objectif - et que, en conséquence, le moment absolu de l'esprit absolu ne constitue qu'une absolutisation de soi de son moment fini -, l'esprit objectif n'est que l'objectivation de soi de l'esprit absolu, et, donc, le moment fini de cet esprit la finitisation de soi de son moment absolu. - Certaines affirmations hégéliennes discréditent par avance, sans la moindre ambiguïté, toutes les lectures anthropologistes ul térieures de la Philosophie de l' espri t, telle celle-ci, contenue dans les Leçons sur la philososphie de la religion: «Une religion est un produit de l'esprit divin, - non une invention de l'homme, mais une production de l'agir divin ... dans celui-cj25. Cependant, cette relation de fondation ou production s'opère dans l'immanence des deux moments - absolu et objectif-fini - de l'esprit, l'un à l'autre, et cela au plus loin de toute causalité abstraite, - tout comme cette co-présence est hiérarchisée, et cela au plus loin de toute simple interaction; ce qui signifie qu'elle est, au sens hégélien, une relation proprement conceptuelle, concrète, de fondation ou production.

III. Réalisation concrète de l'auto-position de l'esprit absolu dans l'auto-négation de l'esprit objectif. Le caractère concret de la réalisation de l'identité intime, de l'immanence l'un à l'autre de l'esprit objectif et de l'esprit absolu, se manifeste, s'objective, dans la liaison factuelle de leurs déterminations, liaison dont la spéculation peut discerner la signification conceptuelle (interaction hiérarchisée). Analysons ces deux aspects. 25. Id., PhR, L, I, 1, p. 44.

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CHAPITRE PREMIER

DE L'ESPRIT OBJECTIF À L'ESPRIT ABSOLU

C'est bien un leitmotiv hégélien que l'affirmation de la correspondance absolue de telle forme de l'esprit objectif et de telle forme de l'esprit absolu; cette affirmation domine également les cours sur l'histoire de la philosophie, les cours sur la philosophie de l'histoire, et les cours sur la philosophie de la religion. «C'est un seul et même esprit, un seul et même principe -lit-on ainsi dans l'Introduction des Leçons sur l'histoire de la philosophie - qui s'imprime dans la situation politique comme dans la religion, l'art, la vie éthique, la socialité, le commerce et l'industrie, de telle sorte que ces diverses formes sont seulement des branches d'un tronc central. .. , des ramifications d'une unique racine; et parmi elles il y a la philosophie ... »26. Nous exemplifierons ce thème bien connu en traitant des rapports entre la politique et la religion, d'une part, et entre la politique et la philosophie, d'autre part. Il est bien inutile de rappeler longuement que, pour Hegel, la philosophie est son temps saisi par la pensée! Le même lien est affirmé entre la politique et la religion: «La représentation que l 'homme a de Dieu correspond à celle qu'il a de lui-même, de sa liberté ... Un mauvais dieu, un dieu naturel, a comme corrélat de mauvais hommes, pris dans la nature, privés de liberté »27, - ou encore: «Comme un peuple se représente Dieu, ainsi il se représente aussi sa relation à Dieu, ou ainsi il se représente lui-même; ainsi, la religion est aussi le concept qu'un peuple se fait de lui~même. Un peuple qui fait de la nature son dieu ne peut pas être un peuple libre; c'est seulement quand il tient Dieu pour un esprit élevé au-dessus de la nature qu'il devient lui-même un esprit et libre »28, etc. Bref: «En raison de l'identité originaire de leur

substance, de leur contenu et objet, les configurations [de l'esprit absolu] sont dans une unité indissociable avec l'esprit de l'Etat, - c'est seulement avec cette religion que cette forme d'Etat peut-être présente, de même que c'est seulement dans cet Etat que peuvent exister cette philosophie et cet art »29. U ne telle correspondance entre l'esprit objectif et l'esprit absolu n'est pas seulement une correspondance en Rénéral, une correspondance superficielle, mais, tout au contraire, elle est d'autant plus stricte que sont spécifiquement déterminées les figures de l'esprit objectif et de l'esprit absolu, c'est-à-dire qu'elles sont plus concrètes et plus vraies. Ainsi, des peuples non cultivés (par exemple des peuples de pâtres ... ) peuvent avoir la même «constitution» dans le contexte de religions très différentes; l'Etat organisé, déterminé, d'Athènes, et la cité de Hambourg, expression politiquement peu développée d'une société de marchands, ont pu, tout en comportant des religions fort éloignées, se présenter également comme des démocraties 30 !. En vérité, la correspondance entre l'esprit objectif et l'esprit absolu n'est rigoureuse que dans le cas où l'un et l'autre sont le plus eux-mêmes, c'est-à-dire sont développés selon leur spécificité et posés dans leur essence achevée: l'Encyclopédie souligne bien que la religion en sa vérité et l'Etat en sa vérité ne peuvent, tout comme la philosophie en sa vérité, exister que simultanément3 !, ou que, en d'autres termes, la relation entre les formes de l'esprit absolu et les formes de l'esprit objectif ne peut exister en sa vérité que lorsque ces formes existent elles-mêmes en leur vérité. Cette liaison ou correspondance factuelle des formes absolues et des formes objectives de l'esprit ne repose cependant, selon Hegel, ni sur une causalité unilatérale, ni sur une causalité réciproque, qui sont l'une et l'autre des

26. Id., Einleitung in die Geschichte der Philosophie {Introduction à l'histoire de la philosophie} - cité: E.G.Ph -, éd. HoffmeistcrNicolin - cité: HN -, Hambourg, F. Mciner Verlag, 1959, p. 148. Voir aussi, ibid. pp. 148 sqq., - VG, H, pp. 123 sqq., et Ph.R, L, I, 2, pp. 7 sqq. 27. Id., Ph.R, L, I, 2, p. 7. 28. Id., VG, H, p. 126.

29. Ibid., p. 123. 30. Cf ibid., pp. 129-131. 31. Cf id., Enc, Ph. E, éd. 1830, § 552, Rem., BB, p. 340.

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CIIAPITRE PREMIER

dei' entendement. «On ne doit pas se représenter lkl'Iarl~-t-il- que la politique, les constitutions étatiques, les religions, etc., sont la racine ou la cause de la philosophie, (lll, il l'inverse, que celle-ci est le fondement de celles-là »32. Le hégélianisme ne peut s'en tenir à la notion d'influence même complexifiée en interaction -, qui suppose une indépendance originaire des termes en relation, car ce dont il s'agit absolument au niveau de l'esprit, c'est de l'unité première de celui-ci, esprit un dont les manifestations ne sont que des différenciations secondes. - Mais l'affirmation hégélienne de l'unité originaire de l'esprit en son objectivité et de l'esprit en son absoluité n'exclut nullement, bien au contraire (Hegel ne veut pas être ce qu'il reproche d'être à Schelling !), une analyse discriminative du rôle de chacun des moments - objectif et absolu - de l'esprit, dans la vie de celui-ci. La vie de l'esprit absolu est ainsi saisie comme une «interaction» hiérarchisée de lui-même et de son Autre fini, l'esprit objectif. La reprise et maîtrise conceptuelle, rationnelle, de l'indispensable, mais abstraite, différenciation de l'entendement, s'exprime alors d'abord dans lafondation spéculative d'une telle interaction hiérarchisée, puis dans la détermination de la manifestation concrète de cette interaction. L'esprit absolu -l'absolu en tant qu'il ne peut être que comme esprit - ne se pose, ne se construit, en sa totalité, éternellement (le temps n'est que l'une de ses déterminations), en tant qu'il est, qu'à travers l'auto-négation (expression finie, vérification abstraite, de son auto-position absolue) de toutes les déterminations qui, même si elles nient l'abstraction, immédiateté, non-médiation, non-unification, différence ou contradiction, bref: le non-être, de l'être, sont encore prises en lui; et la conscience - différenciation du sujet et de l'objet - est la dernière de ces déterminations, qui n'existe elle-même en sa pureté ou finité accomplie que dans

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32. Id., E.G.Ph, HN, p. 148.

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l'esprit objectif. Ainsi, la positivité - identité à soi du repos, ùe ce qui, véritablement, est - de l'esprit absolu n'est qu'à travers la négativité absolue (auto-négation), l'activité ou le devenir libérés (l'histoire), de l'esprit objectif qui récapitule en son sens toute la présupposition de soi finie de l'absolu. Insérant son être dans le devenir de l'esprit fini qu'il se présuppose, l'esprit absolu insère inversement ce devenir dans son être en re-posant en lui l'esprit fini comme moment conscientiel - de la relation «religieuse» qui constitue sa vie. D'où la double relation en laquelle se différencie la relation ainsi concrète de l'esprit objectif et de l'esprit absolu. Ce par quoi il y a de l'être dans l'esprit objectif, c'est Jonc l'esprit absolu, en tant que son moment conscientiel l'immerge dans l'élément fini de l'histoire. Inversement et réciproquement, ce par quoi il y a du devenir dans le moment conscientiel de l'esprit absolu, c'est l'esprit objectif, originairement voué à l'histoire. Telle est la complexification concrète du rapport de l'esprit objectif et de l'esprit absolu, qui élève le hégélianisme au-dessus du commentaire trop souvent unilatéral de l'une de ses articulations majeures. Il convient alors de préciser, pour finir, le sens phénoménal du rapport, dans la conscience, de l'esprit objectif et de l'esprit absolu. L'esprit absolu se fait exister (ex-sister) réellement, objectivement, par sa présupposition objective, l'esprit objectif, et cela, selon un double point de vue, intensivement et extensivement. - D'une part, et comme nous l'avons dit, la conscience de la réalité de l'Un absolu est, certes, originaire, mais cette conscience n'est réelle qu'autant que l'Un ou l'universel est déjà réellement existant dans l'objectivité éthique ou l'Etat. C'est bien un thème capital du hégélianisme que celui selon lequel la certitude est d'abord sensible et, en tant que telle, la base vitale de tout savoir réel: «la certitude - déclare ainsi Hegel - est plus essentielle pour

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DE L'ESPRIT OBJECTIF À L'ESPRIT ABSOLU

1'11111111111' qlll' la pure pensée»33. Aussi, «ce n'est que par la 111l'diatiol\ de l'objectivation que [l'esprit] se donne une l' l'l'l'cl iv ilé »3\ c'est-à-dire qu'il s'affirme comme une conscience assurée de l'universel, celui-ci fût-il l'universel divin. Or, l'universel objectivement présent, c'est l'Etat. Nombreux sont les textes soulignant ainsi que la conscience phénoménalement première, originelle, de l'universel réel, c'est la conscience de l'Etat. Citons-en quelques-uns: «l'universel ne doit pas être simplement un universel visé par l'individu singulier, il doit être un étant; comme tel il est justement présent dans l'Etat, il est ce qui a une validité »35, _ c'est dans l'Etat que l'élément universel, la pensée, émerge, et que l'essence de l'homme, le rationnel, «a un être-là objectif, immédiat, pour lui »36, ce qui fait de l'Etat «la base et le centre des autres côtés concrets de la vie du peuple... , de l'art, du droit, des mœurs, de la religion, de la science »37, _ et encore: «Tout ce que l'homme est, il le doit à l'Etat, c'est en celui-ci seul qu'il a son essence. Toute valeur qu'a l'homme, toute effectivité spirituelle, il l'a seulement grâce à l'Etat», «dans l'Etat seulement, l'homme a une existence rationnelle »38; en particulier, «c'est seulement sur ce sol, c'est-à-dire dans l'Etat, que l'art et la religion peuvent exister »39. Bref, le fondement absolu de l'esprit objectif accompli dans l'Etat ne se réalise en son pour-soi, n'accède comme tel à la conscience de lui-même, que sur la base de la conscience éthico-politique de l'universel; la conscience de Dieu, moment originaire de la conscience rendue par là possible en toutes ses manifestations, ne se réalise elle-même

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33. Id., Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte [Leçons sur la philosophie de l' histoire mondiale] - cité: WG -, éd. Lasson - cité: L -, II-IV, Hambourg, F. Meiner Verlag, 1968. p. 735. 34. Id. VG, H, p. 131. 35. Ibid., p. 113. 36. Ibid., p. 111. 37. Ibid., p. 124. 38. Ibid., p. 111 39. Ibid., p. 113.

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que dans la conscience de l'Etat, forme originelle de l'existence spirituelle. - D'autre part, pris en son sens extensif, en sa différenciation d'avec soi, en son devenir, l'esprit absolu est déterminé par le devenir natif de l'esprit objectif, dont le sens achevé réside précisément dans l'histoire universelle: «L'Etat est l'Idée spirituelle dans l'extériorité de la volonté humaine et de sa liberté. C'est donc en lui que tombe en général, de façon essentielle, le changement historique »40. C'est l'histoire éthico-politique qui commande le déploiement de l'histoire - artistique, religieuse et philosophique - de l'esprit absolu. Mais, à l'inverse, ce qui fait être - en dépit de sa négativité propre - l'esprit objectif, non seulement en général, mais dans ses déterminations particulières, ce qui arrache celles-ci - au moins pour un temps - aux vicissitudes de la conscience, c'est la conscience de l'esprit absolu, qu'elle intervienne en son immédiateté - religieuse - ou en sa médiation - philosophique -, c'est-à-dire comme ce qui assure l'être objectif présent ou comme ce qui assure l'être objectif plus vrai encore à venir. - L'être, comme identité à soi, étant le sens du sensible qui, en sa différence ou extériorité à soi, est l'élément de toute réalisation, la base de toute réalité, c'est bien la conscience de l'esprit absolu qui fournit au devenir où l'esprit se réalise ou objective le contenu qui en fait un devenir sensé. Les grands moments, les grandes étapes, les grandes configurations, de l'histoire universelle, où s'accomplit l'esprit absolu, ne sont donc que l'extériorisation ou objectivation - en tant que formes éthico-politiques - des déterminations de l'esprit absolu ou de l'Idée réalisée comme Idée. C'est ainsi que Hegel ancre l 'histoire du monde dans la vie de la religion, où l'esprit absolu, précisément, se fait monde: le christianisme est «une affaire décisive de l'histoire universelle »41, et son

40. Ibid., p. 143. 41. Id., WG, L, p. 720.

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CHAPITRE PREMIER

principe, le contenu trinitaire, «est le gond autour duquel tourne l'histoire du monde »42. Ainsi, l'esprit en son absoluité se fait déterminer par l'esprit objectif pour ce qui est de sa forme ou de son devenir, c'est-à-dire de sa négativité, tandis qu'il détermine cet esprit objectif pour ce qui est de son contenu ou de son être, c'est-à-dire de sa positivité. Mais, parce que - selon le hégélianisme - le positif est l'unité de lui-même et du négatif, l'être l'unité de lui-même et du devenir, le sens l'unité de lui-même et du sensible, la détermination réciproque de l'esprit absolu et de l'esprit objectif est une détermination réciproque hiérarchisée - c'est-à-dire intégrée rationnellement - qui exprime par là même l'absoluité de l'esprit absolu dans sa relation à l'esprit objectif.

CHAPITRE II

POLITIQUE ET RELIGION

Le problème général du rapport de l'esprit absolu (de la religion» prise en son sens large) et de l'esprit objectif (de 1'«Etat» pris, lui aussi, en son sens large) atteint toute son acuité comme problème particularisé du rapport de la religion, envisagée en sa spécificité de «disposition d'esprit 1Gesinnung] », et de l'Etat également saisi en sa spécificité proprement poli tique d'organisation institutionnelle de l'effectivité de l'esprit, ou de «constitution [Verfassung] ». C'est bien ce problème ainsi précisé qui a fixé les premières méditations du jeune Hegel, dans sa recherche d'une religion d'abord vraiment «subjective» (arrachée à la domination abstraite de la loi) et d'un Etat d'abord vraiment «objectif» (délivré de l'arbitraire du vouloir individuel): les écrits de la période de Tübingen sont pleins de cette préoccupation théologieo-politique. Et c'est encore un tel problème qui hante les dernières spéculations du penseur berlinois: la «fracture [Bruch]» qui, après «quarante ans de guerre et d'incommensurable confusion» déchire le «vieux cœur» hégélienl est, fondamentalement, celle qui oppose justement, au principe de l'existence contemporaine, et alors même que la raison s'est objectivée historiquement, d'une part la «constitution», d'autre part la «disposition d'esprit». La

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Il est ainsi clair que la conception hégélienne du rapport entre l'esprit objectif et l'esprit absolu - ou, si l'on envisage ceux-ci en leur lieu concret, entre l'Etat et la religion exclut aussi bien l'unilatérale affirmation de leur identité indifférenciée que celle de leur différence sans identité. Elle pose, bien plutôt, l'identité différenciée de l'identité à soi qu'est l'esprit en tant qu'absolu et de la différence d'avec soi qu'est l'esprit en tant qu'objectif. Mais, puisque, dans le monisme spéculatif de Hegel, l'identité a prise sur la différence, l'esprit absolu est le sujet même de cette relation substantielle qu'il entretient avec l'esprit objectif. Si l'esprit absolu doit comprendre son existence à partir de l'esprit objectif, celui-ci doit, en retour, juger son essence à partir de celui-là, de telle sorte que l'esprit élève son rationalisme concret aussi bien au-dessus de l'idéalisme dogmatique - qui résulte de la méconnaissance de la première exigence qu'au-dessus du réalisme historiciste - qui procède du mépris de la seconde. 42. Ibid., p. 722.

1. Cf. HEGEL, WG, L, p. 932.

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CHAPI1RE DEUX

POLITIQUE ET RELIGION

Révolution de 1830 sanctionne la scission entre une «constitution» qui se veut rationnelle (dans la monarchie organisée selon une Charte) et une «disposition d'esprit» définie par l'irrationalité catholique; mais, aux yeux de Hegel, «cette collision est encore très loin de sa solution», et c'est «de cette contradiction, ainsi que de l'inconscience qui règne à son sujet, que souffre - ainsi s'exprime-t-il- notre temps »2. L'acuité du problème du rapport de la politique et de la religion - et, plus concrètement et réellement, de l'Etat et de l'Eglise - vient de ce que, premièrement, il y a un lien nécessaire entre ces deux moments, centraux, de l'existence spirituelle, et de ce que, deuxièmement, ce lien est celui d'une contradiction tant qu'il ne s'est pas réalisé en sa rationalité, une telle réalisation étant rendue difficile pour autant qu'elle a son lieu dans l'objectivité (historique), l'extériorité, la différence d'avec soi, de l'esprit en soi identique à lui-même. - Il faut donc analyser d'abord le lien factuel nécessaire de la religion et de la politique, puis la rationalisation de ce lien, qui, seule, arrache la politique et la religion à la contradiction qui les oppose l'une à l'autre et, par là même, en raison de leur intimité, chacune à ellemême 3•

Un tel lien, d'une part, exemplifie le lien général entre l'esprit objectif et l'esprit absolu, et, comme tel, se présente

hien comme une unité hiérarchisée de la politique - fondéect de la religion - fondatrice, - d'autre part il le spécifie en vertu de la forme propre que revêtent la politique et la religion à l'intérieur de leurs sphères respectives: cette l'orme incite politique et religion à s' absolutiser chacune pour elle-même, par conséquent à se nier l'une l'autre, en se niant de ce fait -leur lien est nécessaire - chacune en ellemême, ce qui rend nécessaire la rationalisation de ce lien. La corrélation entre l'esprit objectif et l'esprit absolu a l'té affirmée précédemment sur l'exemple privilégié de l'Etat et de la religion. C'est bien un leitmotiv hégélien que celui selon lequel la «sagesse divine» de la religion et la « sagesse mondaine» de l'Etat expriment le même contenu spiritueL «En général - déclare ainsi Hegel - la religion et l'assise de l'Etat sont une seule et même chose; elles sont en et pour soi identiques ... Il y a un seul et même concept de la liberté dans la religion et dans l'Etat... Des peuples qui ne savent pas que l'homme est en et pour soi libre, vivent dans l'hébétude aussi bien eu égard à leur constitution qu'eu égard il leur religion ... Le peuple qui a un mauvais concept de Dieu a aussi un mauvais Etat, un mauvais gouvernement, de mauvaises lois »4. L'exemple familier de Hegel sur ce point est celui de la relation historique entre le développement du christianisme et la suppression de l'esclavage. - C'est en vertu de cette identité substantielle de contenu que le dieu se présente comme le dieu de la cité, comme la cité diviniséeAthéna, c'est Athènes se consacrant à ses propres yeux 5 - , que la vie éthique se représente à elle-même comme la volonté des dieux 6 , et ces dieux comme des fondateurs d'Etats 7 • Il s'ensuit que la conscience éthique et la conscience

2. Id., Ph.R, L, I, 1, p. 311. 3. On lira avec profit, sur le problème général de la religion dans le hégélianisme, le recueil Hegel et la religion, publié sous la direction de G. Planty-Bonjour, Paris, PUF, 1982, - et, particulièrement, sur le problème des rapports de la religion et de la politique, le précieux article de A. Peperzak : «Religion et politique dans la philosophie de Hegel» (op.cit., pp. 37-76).

4. HEGEL, Ph.R, L, I, 1, p. 303; cf. aussi, id., E.G.Ph, HN, pp. 199-200;« Religion et Etat sont en connexion essentielle, nécessaire», «Religion ct Etat, le royaume spirituel et le royaume mondain doivent nécessairement être en harmonie l'un avec l'autre» ... 5. Cf., ibid., II, 1, p. 160. 6. Cf. ibid., p. 173. 7. Cf. ibid., p. 9.

1. Le lien factuel nécessaire de la politique et de la religion

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CHAPITRE DEUX

religieuse de l'homme ne peuvent, en leur contenu spirituel, faire qu'un: «Les deux [aspects] sont inséparables, - il ne peut y avoir deux sortes de conscience (morale), l'une religieuse, et l'autre éthique, différente de la première suivant la teneur et le contenu »8. D'où la condamnation réitérée par Hegel de la mentalité moderne, qui a voulu libérer l'une de l'autre la politique et la religion: «Cela a été l'immense erreur de notre époque que de vouloir regarder ces aspects inséparables comme séparables l'un de l'autre, voir même comme indifférents l'un à l'égard de l'autre »9 ... En leur différence de forme - l'Etat a pour élément l'objectivité ou extériorité, la religion l'intériorité ou subjectivité -, les deux moments d'une telle unité spirituelle produisent alors celle-ci, chacun selon un aspect différent d'elle-même. La politique -l'esprit ob-jectivé, différenciéporte le devenir, la négativité, de l'unité politico-religieuse, tandis que la religion -l'esprit identifié à lui-même - porte l'être, la positivité, de cette unité. La conscience religieuse inaugure donc l'identité entre la politique et la religion comme identité qui est, positive .. Un peuple se représente ce qu'il est, son identité à soi, d'abord dans l'Un absolu - Dieu - qui constitue le contenu de sa conscience religieuse: «Dans la religion ... , le principe d'un peuple s'exprime de la manière la plus simple ... »10, «le principe de l'Etat, l'universel, qu'il exige, est su comme un absolu, comme détermination de la nature divine »11. _ Assuré alors en son principe, l'esprit d'un peuple peut et doit en vérifier l'absoluité (celle de l'Un divin, norme absolue) à même toute son existence effective, c'est-à-dire le différencier comme la configuration éthico-politique d'un monde. Le principe religieux se déploie, d'une part, comme une communauté - les hommes ne s'unissent pas en celle-ci

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directement, mais par la médiation d'un tiers, divin 12 , d'autre part, comme une communauté organisée, réalisée dans des institutions déterminées: l'histoire politique est ainsi la lente différenciation mondaine de l'esprit qui s'est défini religieusement. Hegel prend l'exemple de la «nouvelle religion» qu'est le christianisme: par son apparition .( est conditionné un nouveau monde, une nouvelle effectivité, un autre état du monde, - car l'être-là extérieur, l'existence naturelle a pour substantialité la religion »13. Plus généralement, l'histoire mondiale est, à chaque fois, la différenciation mondaine de l'identification d'abord religieuse de son sens, d'où la périodisation religieuse de cette histoire 14 • Mais la réalisation même - comme devenir objectif - du sens - absolu - de l'histoire a son origine dans la différenciation de soi éthico-politique du principe religieux. Cette différenciation, qui ex-pose le contenu d'abord immédiatement identique à soi de ce principe, en fait ressortir politiquement, dans et comme un monde, l'opposition et contradiction, la négativité, et, par ce conflit qui déchire avec toute l'autorité de sa présence -l'esprit aspirant dès lors à autre chose, médiatise le surgissement d'une nouvelle religion. Le devenir politique produit donc bien le devenir de la religion: Hegel analyse ainsi les conditions profanes, dans le déclin de l'Empire romain, de l'apparition du christianisme, et, dans la décomposition du monde médiéval, de l'irruption de la Réforme 1s • Si le sens de l'histoire est religieux, l' histoire du sens est politique. Cependant, puisque la différence qui médiatise le surgissement de la nouvelle identité, du nouveau sens de 12. Cf id., Ph.E, L, II, 2, p. 179. 13. Ibid., p. 155.

8. Id., Enc, Ph.E, éd. 1830, § 552, Rem., BB, p. 334. 9. Ibid. 10. Ibid., VG, H, p. 127. 11. Ibid., p. 128.

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14. Cf. id., WG, L, p. 881 15. Cf. ibid., pp. 720 et suiv., - également Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie [Leçons sur l' histoire de la philosophie] cité: G.Ph -, in: Sarnrnliche Werke - cité SW -, éd. GIockner - cité: G -, Bd.19, Stuttgart, Frommann Verlag, éd.1959, pp. 266 sq .

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l'être (religion), est la différenciation de soi de l'identité (religieuse) antérieure, c'est bien la religion qui se fait véritablement médiatiser en son devenir par le devenir politique. L'histoire n'est que l'accident politique de la substance religieuse de l'esprit, laquelle, à travers cet accident, s'élève à la conscience de son concept et devient sujet absolu d'elle-même I6 • C'est pourquoi Hegel présente sans cesse la religion comme le fondement de l'Etat: «la religion est, pour la conscience de soi, la base de la vie éthique et de l'Etat »17. En effet, la conscience religieuse, en tant que conscience de l'absolu, est la conscience elle-même absolue, qui peut donc absolutiser, assurer dans l'être, toute autre conscience, pour peu que le contenu de celle-ci soit fondé sur celui de la religion: «En tant que la religion est la conscience de la vérité absolue, ce qui doit valoir, dans le monde de la volonté libre, comme droit et justice, comme devoir et loi, c'est-àdire comme vrai, ne peut valoir que pour autant qu'il a part à cette vérité qu'on a dite, qu'il est subsumé sous elle et résulte d'elle »18. Les Ecrits de Berlin précisent, sur ce point, que l 'homme exige non seulement qu'une loi ne contredise pas la religion, mais encore qu'elle ait son origine en ellel9. Fondation pleinement positive - à propos de laquelle il est inutile de multiplier les références 20 , tant Hegel exprime en 16. Cf id., Ph.R, L, l, 2, p. 5. 17. Id., Enc, Ph.E, éd.1830, § 552, Rem., BB, p. 334. 18. Ibid. 19. Cf id., Berliner Schriften {Ecrits de Berlin] - cité: BS -, éd. Hoffmeister - cité: H -, Hambourg, F.Meiner Verlag, 1950, p. 51: « L 'homme ne peut accorder une confiance assurée à aucune loi s'il n'est pas convaincu que, non seulement elle ne contredit pas la religion, mais qu'elle a son origine en elle ». 20. Cf·, entre autres textes de Hegel, Enc, Ph.E,éd.1830, § 552, Rem., BB, p. 334: «C'est au contenu religieux, en tant qu'il est la vérité pure étant en et pour soi, donc suprême, qu'il appartient de sanctionner la vie éthique qui a son lieu dans l'effectivité empirique»,ibid., p. 337: «Les principes de la raison de l'effectivité ont leur confirmation ultime et suprême dans la conscience (morale) religieuse,

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loutes sortes de variantes, et en tous lieux, ce principe que « les lois ont leur confirmation suprême dans la religion »21. Ce qui est, par contre, à souligner, c'est que ce lien de fondation de la politique sur la religion est toujours présent ct agissant, même là où la religion est posée comme la servante de l'Etat, comme une religion proprement politique, ainsi que cela est le cas dans la religion romaine22 • Car c'est bien encore en vertu de son contenu même - celui du divin comme finalité extérieure, finie, remplissant alors l'essence universelle avec la teneur humaine de l'universalité empirique de l'Empire - que la religion romaine érige l'Etat en maître d'elle-même. En dernière instance, il y a bien toujours, pour Hegel, une fondation religieuse du politique23 • Or, ce lien universel de fondation de la politique sur la religion - qui illustre le rapport général de l'esprit objectif et de l'esprit absolu - reçoit un sens plus précis, comme lien de fondation intime, pour autant que l'Etat et la religion, en qualité de figures spécifiques de l'esprit objectif et de l'esprit absolu, se font eux-mêmes déjà leur Autre, à l'intérieur d'eux-mêmes. L'Etat et la religion sont, en effet, tels qu'ils vont, pour ainsi dire, en eux-mêmes, chacun au-devant de dans la subsomption sous la conscience de la vérité absolue », Principes de la philosophie du droit - cité: PP D -, § 270, Rem., traduction R.Derathé - cité: D -, Paris, Vrin, 1975, p. 272 ... 21. Id. WG, L, p. 928. 22. Cf id., Ph.R, L, II, 1, p. 220. 23. Ce type dialectique de relation, à savoir que A est le principeessentiel - de la relation de A et de B, même en tant qu'elle est phénoménalement - une relation de détermination de A par B, que Hegel fait jouer au bénéfice de la religion, dans son rapport à la politique, sera repris, formellement - mais un tel héritage, généralement méconnu par les commentateurs, est, à nos yeux, capital - par Marx, qui le remplit d'un tout autre contenu: Marx, en effet - qui peut bien se dire en ce sens le «disciple» de Hegel (le vrai disciple commet le parricide!) - fait poser et porter la relation de l'économique et du politique par l'économique, qui est en soi toujours déterminant, même lorsque ce qu'il détermine est la relation - pour cette raison, apparente de détermination de l'économique par le politique, comme c'est le cas, par exemple, en France, sous le second Empire.

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l'autre, et accueillent en eux-mêmes, ainsi, de façon essentielle, leur Autre. Il y a bien une intériorisation spécifique, dans les termes liés, du lien de fondation de la politique sur la religion. On sait que la religion a pour élément constitutif de sa vie la représentation, c'est-à-dire la conscience à la fois sensible et intellectuelle, extérieure et intérieure, objective et subjective, de l'absolu. Aussi n'accomplit-elle cet être qui est le sien qu'au-delà de la pure pensée - intérieure - de sa trame conceptuelle (la religion comme «savoir immédiat») et même de la seule représentation religieuse comme fixation purement objective - extérieure - de l'unité sujet-objet, à savoir dans le culte; mais celui-ci ne se réalise lui-même en sa vérité, ni dans son premier moment, l'intériorité abstraite de la dévotion ou du recueillement [« Andacht»], ni dans son deuxième moment, l'extériorité des pratiques sacrificielles ou sacramentelles: le culte vrai, c'est le culte en son troisième moment, qui réconcilie concrètement la subjectivité et l'objectivité religieuses en tant qu'il se développe comme le culte mondain de la vie éthique, d'une vie éthique qui procède de l'intérieur même de la religion, qui n'est ellemême rien d'autre que l'objectivation de soi de la subjectivité religieuse. «Le troisième et suprême moment dans le culte - déclare ainsi Hegel- c'est que l'homme se délivre de sa subjectivité, qu'il ne pratique pas seulement le renoncement dans des choses extérieures, comme dans la propriété, mais qu'il sacrifie son cœur à Dieu ... Si le cœur, le vouloir, est formé sérieusement de part en part à l'universel, au vrai, alors est présent ce qui se manifeste comme vie éthique. Dans cette mesure, la vie éthique est le culte le plus vrai »24. Plus précisément encore: «La purification du cœur de sa naturalité immédiate, lorsqu'elle est totalement accomplie et crée un état durable qui correspond à son but universel, s'achève comme vie éthique, et, sur cette voie, la

24. HEGEL, Ph.R, L, J, l, p. 236.

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r~1igion passe dans la coutume éthique [Sitte], dans l'Etat»25.

1~t, plus concrètement, enfin: «La vraie réconciliation, par laquelle le divin se réalise dans le champ de l'effectivité, consiste dans la vie éthique et juridique de l'Etat »"6. La religion se fait ainsi Etat en et par elle-même: elle s'organise véritablement à travers ses biens et ses œuvres, ses écoles, etc., bref: elle se donne, parce qu'elle est religion et en tant que religion, une objectivité éthico-étatique, bien loin d'être enfermée dans une absoluité purement subjective. Réciproquement, la vie de l'Etat - objectivité que son caractère total (qui la différencie radicalement de l'existence sociale ou de la «citoyenneté du monde») fait se réfléchir en elle-même - n'est pas une simple pratique extérieure, réglementée seulement par un cadre institutionnel. Hegel souligne l'importance du patriotisme, aspect subjectif essentiel de l'Etat, qui, intériorisant l'universalité objective de celui-ci, s'intellectualise en une pensée de soi de l'Etat, en une doctrine (une «idéologie », dira-t-on), laquelle anticipe 2 étatiquement, «objectivement», l'esprit absolu ? D'où la responsabilité scolaire et universitaire dont l'Etat s'investit à juste titre ... Cependant, une telle réalisation, doublement immanente en ses termes, de l'unité de la politique et de la religion, parce qu'elle développe chacune de celles-ci en une totalité, comme telle subsistante par elle-même, est immédiatement la possibilité, pour l'une et l'autre, de s'absolutiser et, donc, de se différencier et séparer de ce dont elles ne croient avoir aucun besoin et qui leur semble même menacer leur propre suffisance. - Les deux totalisations - l' objecti vation de la subjectivité religieuse et la subjectivation de l'objectivité politique - se réalisent, en effet, selon un mouvement opposé, se déroulant dans un élément originairement différent, si bien qu'elle peuvent elles-mêmes se constituer 25. Ibid., p. 302. 26. Ibid., II, 2, p. 219, note. 27. Cf id., PPD, § 270, Rem., D, p. 275.

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selon des principes différents: «Le sol de ce qui relève du monde et celui de ce qui relève de la religion sont différents, et, de ce fait, peut apparaître aussi une différence dans le princi pe »28; telle est l'origine du conflit destructeur de la vie spirituelle. Le sol de la religion, c'est la représentation prise dans le sentiment, l'unité subjective du sujet et de l'objet - du sens et du sensible. D'où, en elle, la prédominance de la subjectivité, qui tend par conséquent à s'objectiver dans une objectivité subjective, une éthicité morale qui peut, en tant que telle, s'opposer à la vie éthique proprement dite, présente dans l'objectivité étatique. C'est là l'opposition traditionnelle de l'Eglise à l'Etat. Quant au sol de la politique, qui est la vie éthique accomplie, l'unité objective de l'objet et du sujet, il implique, au contraire, la prédominance de l'objectivité, c'est-à-dire de la constitution, sur la disposition d'esprit patriotique. Certes, dans l'Etat non encore parvenu à sa vérité - tel est l'Etat antique -, et parce que l'objectivation du sujet, l'effectuation politique de la religion, est condamnée à la lenteur par l'extériorité à soi de son élément, l'aspect subjectif domine nécessairement l'aspect objectif. De là naît la faiblesse d'un tel Etat non organisé par et dans lui-même, et qui sera fatalement emporté par la dissolution inévitable de la subjectivité substantielle (religieuse) à travers l'affirmation, favorisée par l'absence, en lui, d'une insertion organique de la subjectivité dans la totalité substantielle, d'une subjectivité - toujours requise par la décision politique - alors libérée en sa singularité arbitraire; ainsi s'explique l'étonnante exaltation, par Hegel, du «cadeau» décisif fait par Rome - dans un dur sacrifice - à l'humanité: la libération de la «constitution» - du droit - à l'égard de la «disposition d'esprit »29. L'Etat moderne, plus vrai et plus

28. Id., Ph.R, L,l, 1, p. 305. 29. Cf id., WG, L, p. 675.

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solide 30 , le doit à sa constitution objective, qui intègre la particularité à l'universalité, et dont le patriotisme n'est que l'extériorisation seconde: « le patriotisme ... - écrit en ce sens Hegel - ne peut être que le résultat des institutions en v igueur dans l'Etat »3\ ce qui justifie la disproportion notable, au bénéfice de la première, des paragraphes consacrés respectivement à la constitution et au patriotisme. On comprend alors que la tendance propre à l'Etat soit de se donner une subjectivité essentiellement objective, le «divin terrestre» pouvant de ce fait s'opposer au di vin céleste, c'est-à-dire au divin absolument parlant. Ainsi, l'unité hiérarchisée de l'esprit absolu et de l'esprit objectif _ qui assure l'être de chacun de ceux-ci - se fait-elle, dans le développement même de leur concrétisation religieuse et politique, obstacle à elle-même pour autant que la différence de ses termes s'accroit en même temps que leur identité. Il en résulte la contradiction caractéristique du monde moderne, une contradiction dont on voit qu'elle est logée au cœur même de la relation de fondation de la politique sur la religion: c'est que, en effet, l'entendementce grand séparateur - saisit et met en œuvre, en la niant, cette relation concrète qui assure dans l'être toute figure de l'esprit. D'où les vicissitudes du monde moderne. D'où, aussi, la nécessité de déterminer et réaliser concrètement, rationnellement, le rapport, essentiel pour l'être de l'esprit, de la politique et de la religion. C'est bien à ce problème que sont consacrés les plus substantiels textes de Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit, l'Encyclopédie des sciences philosophiques, voire les cours sur la philosophie de la religion32.

30. 31. 32. -Ph.R,

Cf. id., G. Ph, G 17, p. 403, - G 18, pp. 112, 121, 194... Id., PPD, § 268, D, p. 269. Voir ibid., § 270, Rem., - Enc, Ph.E, éd.1830, § 552, Rem., L, I, 1, pp. 302-311.

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Il. La liaison concrète ou rationnelle de La politique et de la religion Pour Hegel, l' histoire - envisagée en son cours d'ensemble, ou, plus particulièrement, comme histoire moderne, chrétienne-germanique - parcourt les trois étapes suivantes de là relation de la politique et de la religion: -l'étape de l'unité indifférenciée de la politique et de la religion, de l'Etat et de l'Eglise (telle est la religion immédiatement étatique, réalisée par exemple dans la chrétienté pré-carolingienne) - l'étape de leur différenciation (de l'Empire de Charlemagne à la Réforme) -l'étape de leur unité différenciée, caractéristique de l'Europe moderne, confrontée cependant aux vicissitudes qui alimentent le souci du vieil Hegel, dans la réalisation politico-religieuse d'un tel principe rationnel. Ce processus historique développe temporellement la structure rationnelle, vraie, du lien entre la religion et la politique, qui comporte, en les identifiant, et l'identité et la différence de ces moments de l'esprit. Mais l'entendement moderne ne peut appréhender cette raison qui est à son principe qu'en la pervertissant et mutilant par son abstraction. Dans la relation de fondation immanente, d'identité hiérarchisée concrète, faisant droit à la différence, qui constitue le lien vrai de la politique et de la religion, ou bien il affirme leur identité, mais sans reconnaître véritablement leur différence, ou bien il affirme leur différence, mais sans reconnaître véritablement leur identité. Et c'est là ce qui entraîne - par la négation de l'identité concrète essentielle à chacune - la dissolution et de la politique et de la religion, c'est-à-dire de l'esprit même, dont l'être repose sur une telle identité concrète. D'où le besoin de plus en plus vivement ressenti d'une réalisation rationnelle du lien constitutif de cet être de l'esprit. Il convient donc d'analyser les trois moments:

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1) de la différence non reconnue de la politique et de la religion, dans la domination unilatérale de l'une ou de l'autre, 2) de leur identité non reconnue, dans leur séparation, 3) de la réalisation enfin concrète du rapport de fondation de la politique sur la religion. Ce rapport est bien à clarifier impérativement: «On a ... souvent répété de nos jours _ insiste Hegel - que la religion était le fondement de l'Etat, et... en énonçant cette affirmation, on avait la prétention d'épuiser avec elle la science de l'Etat. Aucune affirmation n'est plus propre à produire autant de confusion, et même à ériger la confusion en constitution de l'Etat, à l'élever à la forme que devrait avoir la connaissance »33. La méconnaissance de la différence au sein du rapport nécessaire de la politique et de la religion produit un double impérialisme, soit religieux, soit politique. Car la relation de fondation concrète de la politique par la religion peut être exploitée abstraitement en deux sens par l'entendement qui se fixe en l'un des deux termes pour la mettre en œuvre au profit du terme choisi, dans le rabaissement de l'autre, auquel toute spécificité, toute réalité propre, est alors refusée. Que l'Etat - connaissant le rôle «intégrateur» par excellence de la religion34 - non seulement favorise son culte proprement religieux, mais encore exige qu'elle soit - c'està-dire que chacun de ses membres participe à la vie religieuse, appartienne à une communauté religieuse -, cela ressortit à son affirmation proprement politique, c'est là un geste qui ne le fait aucunement empiéter sur le domaine proprement religieux: «c'est dans la nature de la Chose »35, écrit lui-même Hegel, c'est-à-dire de l'essence de l'Etat. Par là, en effet, l'Etat ne fait qu'affirmer absolument - moyen-

33. Id., PPD, § 270, Rem., D, p. 271. 34. Cf ibid., p. 274. 35. Ibid. (trad. légèrement modifiée).

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nant la consécration religieuse - son propre être, en ancrant «la disposition d'esprit éthique» dans «la disposition d'esprit religieuse»36. Une telle confirmation - qui est en vérité une affirmation indirecte de l'Etat comme tel par luimême - est par là même un «devoir» étatique. Assurément, ce n'est pas le devoir prioritaire de l'Etat, lequel est bien plutôt de s'affirmer dans sa constitution et dans l'organisation institutionnelle de toute la vie éthique (familialesociale) dont il a la charge: «Puisque les relations éthiques sont essentiellement des relations de la rationalité effective, ce sont les droits de celle-ci qu'il faut affirmer en premier lieu, et la certitude que leur apporte une Eglise ne s 'y joint que comme le côté intérieur, plus abstrait»37. L'Etat doit à ce point se confier à la vertu fondatrice de sa constitution, de ses institutions objectives, qu'il peut même tolérer de ne pas exercer son droit de limiter, de traiter négativement, certaines religions ou sectes dont la pratique nie elle-même des requisits essentiels de l'Etat. Celui-ci doit compter sur le pouvoir intégrateur général - politique et, de ce fait, aussi religieux à terme - de la participation effective, qu'il doit permettre à tous, à ses institutions objectives (d'abords civiles et sociales); sa force - exprimée justement pas son libéralisme - se renforce à n'avoir pas utilisé son droit de traiter négativement telle ou telle religion dans sa propre construction politique. Evoquant ainsi la situation de l'Etat qui se heurte au refus des quakers et anabaptistes de le servir militairement, ou au refus des Juifs de se considérer comme citoyens de lui seul, Hegel écrit bien que - premier cas - «seule la force qu'il possède par ailleurs permet à l'Etat de passer sur de telles anomalies, de les souffrir et de s'en remettre surtout à la force des mœurs et à la rationalité interne de ses institutions, pour qu'elle atténue ces différences et les surmonte, sans que l'Etat ait à faire preuve de

36. Id. Enc, Ph. E, éd.1830, § 552, Rem., BB, p. 334. 37. Id., PPD, § 270, Rem., D, p. 275.

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sévérité dans l'affirmation de ses droits »38, et que - second cas - «la séparation que l'on reproche aux Juifs se serait plutôt maintenue et aurait pu, à juste titre, être imputée et reprochée comme une faute à l'Etat qui les aurait exclus, car il aurait ainsi méconnu son principe, l'institution objective et • 39 sa pUIssance» ... A vrai dire, l'impérialisme de l'Etat à l'égard de la religion commence seulement lorsqu'il prétend intervenir positivement dans l'existence d'une religion en consacrant son contenu - et ce, soit en sélectionnant tel ou tel contenu religieux déjà présent, soit, plus radicalement encore, en créant lui-même une religion jugée mieux adaptée à son propre dessein, telle la religion fabriquée par les révolutionnaires français. - Or, Hegel, tout en reconnaissant l'incompatibilité entre certaines formes de la religion et certaines formes de l'Etat, n'a jamais - pas plus dans l'Encyclopédie (où cette reconnaissance est particulièrement nette, qu'on songe à la Remarque du paragraphe 552! ) que dans les Principes de la philosophie du droit - accordé à l'Etat le droit de choisir et d'imposer telle ou telle religion. L'Etat n'en a pas le droit tout simplement parce qu'il n'en a pas le pouvoir; il n'a pas le pouvoir, en tant qu'esprit objectif, de décider de la vérité de l'esprit absolu: «l'Etat ne peut [kannJ s'immiscer dans le contenu en tant qu'il se rapporte à l'intérieur de la représentation »40. Sur ce point, et quoi qu'on en ait dit, aucune contradiction ne se rencontre dans les textes hégéliens 41 • - Quant à la création politique d'une religion, elle présuppose, en plus, que l'Etat peut d'abord exister par lui-même, «sur son propre fonde38. Ibid., note de Hegel, p. 274. 39. Ibid., p. 275. 40. Nous ne pouvons reprendre ici la traduction de R. Derathé (p.274: «L'Etat n'a pas à se préoccuper du contenu ... »); Hegel ne décharge pas l'Etat d'une tâche dont il pourrait s'acquitter, il constate que cette tâche excède le pouvoir même de l'Etat. 4l. Sur ce problème, voir, par exemple, A. Peperzak, art. cit., in op. cil. (cf. ci-dessus, note 3, p. 40).

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ment»42, et qu'il peut, en se l'ajoutant, faire artificiellement exister une religion par là rabaissée au statut de détermination contingente de l'esprit. Mais la vérité est, tout au contraire, que l'Etat est toujours «déjà né d'une religion déterminée »43, que, «si l'on peut dire que l'Etat se fonde sur la religion ... , cela signifie essentiellement qu'il est né d'elle et que, maintenant et toujours, il naît d'elle »44, bref, que «la confirmation ultime» du droit ne peut procéder que d'une «religion existante »45 ... Seule une telle religion peut assurer dans l'existence la seule construction dont l'Etat soit capable, à savoir la construction purement et proprement politique de lui-même. Un tel impérialisme religieux de l'Etat renverse tellement la finalité propre de celui-ci qu'il faut, bien plutôt, se féliciter politiquement de la coexistence en son sein de plusieurs religions. L'Etat ne peut se réaliser en sa spécificité objective qu'en se différenciant, comme universel, de l'universalité subjective de la religion; mais son universalité ne peut se différencier de celle-ci qu'autant qu'elle s'y oppose comme à la particularisation ou division des religions: «C'est pourquoi - lit-on dans les Principes de la philosophie du droit - il s'en faut de beaucoup que la séparation des Eglises ait été un malheur pour l'Etat, puisque c'est seulement grâce à elle qu'il a pu devenir ce qui est sa destination, à savoir la rationalité et la moralité conscientes d'elles-mêmes» 46. Ainsi, l'échec nécessaire de tout impérialisme religieux de l'Etat, l'impuissance essentielle de l'Etat quant à la production et détermination de la religion, contredit toute tentative, de sa part, d'exploiter pragmatiquement à son profit, en ravalant la religion à l'idéalité d'un simple moyen, la relation ontologique de fondation de celui-là sur celle-ci. 42. HEGEL, Enc., Ph.E, éd.1830, § 552, Rem., BB, p. 335. 43. Id., VG, H, p. 129. 44. Ibid., p. 128. 45. Id., Ph.R, L, 1,1, p. 311. 46. Id., PPD, § 270, Rem., D, p. 279.

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Une telle contradiction sanctionne la contradiction absolue enveloppée par une telle exploitation, car, souligne Hegel, «c'est la contradiction suprême, la plus sacrilège, que de vouloir lier la conscience (morale) religieuse - pour laquelle la législation relevant du monde est quelque chose qui n'a rien de sacré - à cette législation, et de l'assujettir à elle »47. L'interprétation pragmatique en extériorité, par l'entendement, de la relation ontologique de fondation de la politique sur la religion peut être aussi mise en œuvre, inversement, par la religion - avec, semble-t-il, plus de droit que par l'Etat, puisque c'est alors le fondement lui-même qui s'actualise comme fondement! L'abstraction saisit alors le fondement comme ce qui est à ce point fondamental qu'il peut exister seul - ne rien fonder -, que, s'il fonde quelque chose, il peut s'en passerle suppléer -, que, s'il ne peut s'en passer, il peut le maîtriser comme un moyen subalterne alors libérable en lui-même, que, si le fondé est plus qu'un simple moyen, il peut, en le prenant en charge directement, le déterminer totalement. Telles sont bien les quatres formes ou degrés de l'impérialisme politique de la religion, dont le hégélianisme renferme l'évocation (en particulier dans la longue Remarque du paragraphe 270 des Principes de la Philosophie du droit): - la religion peut manifester une indifférence méprisante pour la réalité (seulement) temporelle de l'Etat (la religion est tout, l'Etat n'est rien), -la religion peut s'estimer capable de pallier, en son auto-suffisance, la négativité d'un Etat inessentiel (la religion est idéalement, sinon réellement, tout, tandis que l'Etat n'a qu'une réalité négative: la religion comme consolant du malheur politique), -la religion, vraie (car spirituelle) réalité, peut vouloir subsumer l'Etat comme un simple moyen, mécanique (il s'agit du «royaume du monde », lié au besoin naturel), au service d'elle-même (le « royaume de Dieu»), 47. Id., Enc, PhE, éd.1830, § 552, Rem., BB, p. 338.

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CHAPITRE DEUX

- la religion peut s'intéresser à l'Etat, le prendre en charge, se faire elle-même étatique, en déterminant par sa spiritualité toute la vie objective. Le dernier cas, qui illustre le totalitarisme politique le plus positif de la religion - elle s'intéresse à l'Etat, mais dans un autoritarisme omniprésent -, est celui des Etats protestants contemporains de Hegel, qui sont hostiles à toute détermination «constitutionnelle» de l'Etat48 : en eux se donne libre cours le subjectivisme arbitraire de gouvernements invoquant le droit divin pour consacrer par un formalisme transcendant n'importe quel contenu politique, même le plus irrationnel (.ctéristique ultérieure de l'esprit, elle est le lieu de naissance intérieur de l'esprit, qui, plus tard, émerge comme effectivité ... Ce qu'a été la philosophie grecque est entré dans l'effectivité au sein du monde chrétien »52. De la sorte, la philosophie se révèle assurer le cours de l'histoire de l'esprit en son sens progressir. C'est dans son intervention critique, négative, où 1'histoire absolutise sa différenciation d'avec soi, qu'elle relie en un progrès continu du sens, ainsi un, de l'histoire mondiale, les déterminations successives de celle-ci. C'est dans la présence philosophique de l'esprit à lui-même que se noue, avec son passé rejeté, son avenir anticipé.

50. Id., E.G.Ph, liN, p. 150. 51. Id., VG, Il, p. 179. 52. Id., E.G.Ph, fIN, p. 150. 53. Cf id., VG, Il, p. 70.

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CHAPITRE TROIS

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II. Naissance philosophique du monde

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L'analyse de la naissance mondaine de la philosophie a révélé que celle-ci n'était pas un pur effet (passif) de l'histoire politique; l'examen de la naissance philosophique du monde ne va-t-elle pas, inversement, montrer que la philosophie n'est pas non plus pure cause de la réalisation comme monde du nouvel esprit qui s'est affirmé en elle? Le fait que la positivité historique de la philosophie soit essentiellement l'identité à soi de sa négativité peut nous le faire pressentir. L'auto-position politique de la philosophie enveloppe au fond la position de la philosophie par la politique. Certains textes de Hegel semblent célébrer la vertu politique de la philosophie: celle-ci, d'elle-même, déploierait dans l'effectivité le contenu conceptuel, germinatif, du nouvel esprit posé dans la négation philosophique de l'esprit antérieur en proie à sa ruine. - On n'insistera guère sur l'évocation hégélienne de la vertu pratique de la philosophie spéculative, telle qu'a pu l'illustrer l'influence d'Aristote sur Alexandre 54 • Au demeurant, cette influence est bien présentée par Hegel comme essentiellement «morale» - visant à la formation du caractère, en un sens universaliste -, le contenu de la politique d'Alexandre devant, bien plutôt, être rattaché à 1'héritage de son père, au dessein de venger l'Europe de l'ancien tourment perse en soumettant culturellement l'Asie à la Grèce. - Plus justifiée semble être l'évocation, par Hegel, du rôle qu'ont joué deux disciples de Socrate Alcibiade et Critias - dans la réalisation mondaine du principe même affirmé par leur maître, celui de la conscience subjective. En dépit de la mort de Socrate - si ce n'est pas, plutôt, à cause d'elle! - ce principe triompha en faisant s'écrouler le monde purement «substantiel» de la cité grecque, qui ne pouvait supporter son introduction, d'abord nécessairement hostile, en elle: un tel destin du

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" 54. Cf id., G.Ph, G 18, p. 302.

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« héros» de l'histoire universelle qu'a été Socrate le fait comparer par Hegel aux autres héros (politiques) de cette histoire 55 . L'avantage, quant à l'efficience proprement politique de l'Idée, semblerait même devoir aller au héros philosophique de l'histoire universelle. En effet, si le héros politique de celle-ci sait et veut son œuvre, parce que le temps de cette œuvre est venu, sa clairvoyance ne peut - car elle n'est pas proprement pensante - universaliser son objectif en le concevant selon le sens total de l'histoire, et lui permettre ainsi de maîtriser plus rationnellement le processus historique. «Ce concept - déclare Hegel - est propre à la philosophie. Les hommes qui ont leur nom dans l'histoire mondiale politique ne doivent pas l'avoir, car ils sont [des hommes] pratiques»56. Si le héros politique de 1'histoire universelle est ainsi fixé sur le devenir du monde imminent, le héros philosophique de cette même histoire est, au contraire, le prophète dont les vues embrassent un long et lointain devenir. C'est ainsi que Socrate, en ramenant le vrai, de l'être (même pensé), dans la conscience (aussi pensante), en saisissant donc, au fond, en soi, que «Dieu revêt une figure humaine »57, inaugure une nouvelle époque de l'histoire, dont le sens ne s'accomplira que plus tard: «le développement du principe de Socrate est constitué par toute l'histoire postérieure »58. De même, souligne encore Hegel, l'apport spéculatif de Platon, la détermination intérieure de l'Idée, est «une connaissance qui, quelques siècles plus tard, de façon générale, constituera l'élément fondamental dans la fermentation de l'histoire universelle et la nouvelle configuration de l'esprit humain »59. La question est alors de savoir si un tel prophétisme philosophique peut, par luimême, et par lui seul, effectivement faire survenir l'histoire 55. 56. 57. 58. 59.

Cf. ibid., p. 120. Id., VG, H, p. 98. Id., G.Ph, G 18, p. 7l. Ibid., p. 120. Ibid., p. 227 .

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à laquelle il confère un sens. Le philosophe peut-il être l'acteur de l'histoire qu'il prédit? C'est là le problème auquel l'affirmation du «philosophe-roi» veut apporter une réponse positive. Evoquant ce thème à propos, bien sûr, de Platon6D, Hegel commence par rappeler que, si tout gouvernement de l'Etat - de l'universel objectif, même inchoatif - actualise le concept, l'Idée, celle-ci se réalise alors sur un sol qui est «un autre sol que le sol de la philosophie », puisqu'il est le sol naturel de la contingence et de l'arbitraire; l'Idée peut se réaliser au sein d'un tel Autre d'elle même, c'est-à-dire au sein de la nature, de façon naturelle, et non pas comme un principe conscient. C'est pourquoi l'intervention d'un roi ou d'un empereur philosophe, et dont l'activité philosophique n'a alors qu'une signification privée, ne consiste, dans un tel contexte irrationnel, qu'à illustrer heureusement le jeu du hasard. La virtuosité d'un Marc-Aurèle n'a rien changé à l'Empire romain 6!! L'affirmation platonicienne ne consiste donc pas à proclamer que l'homme qui est philosophe doit être aussi roi, mais à réclamer de l'homme qui est roi qu'il gouverne selon les principes de la philosophie, c'est-à-dire qu'il détermine l'effectivité par les Idées, qu'il soumette la vie de l'Etat à des règles universelles, à des lois, à un droit. Ce n'est pas le philosophe, mais la philosophie, qui doit gouverner! Un tel gouvernement de la raison accomplie dans la philosophie s'est plus ou moins réalisé dans le monde moderne, alors que Platon ne pouvait le proposer que comme un idéal: «C'est là ce qui est beaucoup plus réalisé dans les Etats modernes; ce sont des principes universels qui constituent essentiellement la base des Etats modernes ... La requête de Platon est ainsi, quant à la Chose, passée dans les faits »62. Et, dans ses cours sur 1'histoire de la philosophie, Hegel s'attarde sur deux exemples modernes du gouverne-

ment philosophique: celui du «roi-philosophe» par excellence, à savoir Frédéric II, et celui des révolutionnaires français. Certes, Frédéric II pratiquait aussi la philosophie comme une affaire privée, mais il a surtout réalisé l'universalité de la pensée à titre de roi: «il s'est fixé comme principe, dans ses actions et toutes les dispositions qu'il prenait, le bien de son Etat »63, et, de la sorte, «il a élevé la pensée sur le trône et l'a fait valoir contre la particularité »64. Quant à la Révolution française, elle a bien pris, elle aussi, son origine dans la pensée: «On a dit que la Révolution française est née de la philosophie, et ce n'est pas sans raison que l'on a désigné la philosophie comme «sagesse du monde [Weltweisheit] ... On ne doit pas faire objection, quand il est dit que la Révolution a reçu sa première impulsion de la philosophie »65. - Cependant, ces deux exemples illustres du pouvoir politique de la philosophie sont riches d'enseignements, par la contradiction même du sort qui a sanctionné là deux entreprises bien différentes de détermination de la politique par la philosophie. Hegel rapporte l'échec de l'entreprise révolutionnaire à l'abstraction même de l'application politique, par les chefs du mouvement de 1789, de principes philosophiques saisis pour eux-mêmes, désinsérés du processus de l'esprit total, concret, dont ils n'exprimaient que le côté négatif, œuvre de l'entendement absolutisé par les Lumières: ce côté n'a bien un sens, et, conséquemment, n'enveloppe une efficience, que comme auto-négation de cet esprit. Le principe nouveau, qui constitue le sens positif de la négation philosophique de l'ancien esprit, n'a d'abord qu'un être idéal, par là limité, et ne représente encore qu'un moment de la configuration totale, immédiatement contradictoire, de l'esprit actuel. C'est pourquoi, lorsqu'un tel principe veut s' absolutiser

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63. Ibid. 64. Id., WG, L, p. 919. 65. Ibid., p. 924.

60. Cf. ibid., pp. 192 et suiv. 6l. Cf ibid., pp. 194 sq. 62. Ibid., p. 195.

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CHAPITRE TROIS

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pour lui-même en principe immédiatement efficient dans l'histoire politique - en négligeant donc la situation effective concrète, en particulier sa dimension religieuse totale -, il se condamne à être emporté dans la catastrophe par le destin de l'histoire66 • Rappelant la malheureuse aventure politique de Platon en Sicile, Hegel affirme l'impuissance pratique d'une philosophie qui veut se fixer en son idéalité abstraite: «De nos jours, dans les trente dernières années, on a fait beaucoup de constitutions ... Mais le théorique ne suffit pas quand il s'agit d'une constitution; ce ne sont pas des individus qui la font; c'est quelque chose de divin, de spirituel, qui se fait moyennant l'histoire. C'est quelque chose de si fort que la pensée d'un individu ne signifie rien face à cette puissance de l'esprit-du-monde; et si de telles pensées signifient quelque chose, peuvent être réalisées, elles ne sont rien d'autre que le produit de cette puissance de l'esprit universel »67. A l'échec de la Révolution philosophique de 1789, Hegel se plaît à opposer le succès historique du «roi-philosophe» prussien. Ce succès a été fondé sur la réinsertion immédiate de la négativité philosophique (l'entendement de l'Aufkliirung) dans le champ global, concret, de l'esprit reprenant alors son développement sur la base d'une religion nourrissant, de sa substantialité renouvelée et confirmée à travers un nouvel Etat, la subjectivité philosophique qui, par ellemême, ne peut réaliser ce qu'elle a inauguré. - La philosophie, assurément, nie le négatif - liquide le passé - et, en cette négation, propose - pose idéalement - le nouvel esprit, mais elle n'a pas par elle-même le pouvoir de le poser réellement. Une telle position de la proposition philosophique est l'œuvre de la politique, qui, en sa réalité, est médiatisée avec la proposition idéale du nouveau monde par la philosophie, moyennant la proposition réalisée qu'en opère la religion.

La pOSItIon de la philosophie par la politique se développe ainsi dans les deux temps suivants: d'abord le temps du passage de la proposition idéale, comme telle négative - philosophique -, à la proposition réelle, par là positive - religieuse -, du nouvel esprit, puis le temps du passage de la proposition - ainsi subjectivement concrétisée - à la position - comme objectivation politique - de cet esprit et de son principe philosophique. Le nouvel esprit enveloppé par la négation philosophique de l'ancien esprit est, comme sens de l'auto-négation philosophique (en tant que telle originale) de cet esprit, son ultime manifestation: selon le hégélianisme, la première négation totale d'un moment de l'absolu est bien, comme auto-négation de ce moment, sa dernière affirmation. La philosophie dit donc le nouvel esprit dans le langage de l'ancien, - le positif - l'avenir - qu'elle affirme est affirmé dans le contexte du négatif - de l'ancien -; ou encore: la programmation du futur est une programmation encore passée68 • Hegel prend l'exemple de l'Etat platonicien. Celui-ci exprime bien son temps, qui est le temps de la cité substantielle alors minée par l'affirmation naissante (les Sophistes, Socrate lui-même ... ), pour elle nécessairement corruptrice, de la subjectivité individuelle. En tant que contenu d'un discours philosophique comme tel soucieux de l'identité à soi constitutive de la vérité, l'Etat platonicien exprime la cité grecque en la sauvant du non-être qui la guette, en niant son auto-négation, dans l'être de la totalité substantielle qui se concilie la subjectivité individuelle, se réconcilie avec elle en lui accordant une satisfaction proprement substantielle, c'est-à-dire en faisant droit à la subjectivité élevée à la raison ou à la pensée en sa dimension d'universalité ou objectivité; telle est bien la rationalisation objective de la vie politique grecque par le philosophe-roi.

66. Cf. id., WG, L, p. 929. 67. Id., G.Ph, G 18, p. 177.

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68. Nous avons autrefois examiné ce thème dans notre ouvrage La pensée politique de Hegel (Paris, P.U.F., 1969, pp. 105 et suiv.) .

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CHAPITRE TROIS

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Cependant, l'Etat platonicien ne propose qu'une unité encore seulement substantielle de la substance et de la subjectivité, de l'Essence et du Soi, de Dieu et de l'homme. Une telle unité de la substance et de la subjectivité n'est, en effet, posée que comme une unité extérieure, différente d'elle-même, en cela négative, s'exprimant dans l'affirmation que la subjectivité n'est substantielle que si elle est aussi dans la substance, et la substance subjective que si elle est aussi dans les sujets; ce qui signifie que la substance n'est pas par elle-même sujet, ni le sujet par lui-même substantiel. Non réunies intimement l'une à l'autre, en chacune d'elles-mêmes, la substance et la subjectivité sont liées alors par le rapport extérieur de domination de l'un des termes sur l'autre, et c'est nécessairement la substance - le tout - qui domine la subjectivité - l'individu. Le rationalisme platonicien opère bien de la sorte l'absorption, la résolution, de l'individu dans le tout de la cité, et, puisque la raison est l'identification concrète de l'identité (substantielle) et de la différence (subjective) par là toutes deux également sauvées, ce rationalisme est une émergence encore irrationnelle de la raison déjà érigée en principe de la vie: Platon célèbre donc l'Etat rationnel sous une forme encore irrationnelle. Une telle identité rationnelle de l'identité et de la différence, de l'universalité et de la singularité, de Dieu et de l'homme, constituant le sens essentiel de la religion chrétienne, le platonisme pose bien le principe du monde chrétien, mais dans un contexte encore païen. Bref, la philosophie fournit le principe du monde politique nouveau, mais sous sa forme négative, comme négation de lui-même, par conséquent comme ne pouvant pas, de lui-même, se développer et réaliser ce dont il est en soi le germe. Elle est, de ce fait, remplie de l'esprit ancien qu'elle unifie négativement en achevant sa manifestation, et dont elle attise alors, en sa radicalité, l'auto-négation, bien loin de pouvoir poser par elle-même en sa réalité l'esprit nouveau, dont elle apparaîtra après coup comme l'inauguratrice idéale.

La double négativité - quant à sa forme: l'idéalité, et quant à son contenu: l'auto-négation de l'ancien - du principe philosophique du monde nouveau lui interdit d'assurer immédiatement, à partir de sa simple affirmation de lui-même, la construction réelle, positive, de ce monde. Il faut que ce principe soit traduit, comme principe, en un principe lui-même réel et positif - dans son sens - du monde nouveau. Or, cette traduction du principe philosophique, idéal et négatif, en un principe réel et positif par là même apte à porter et à guider sa réalisation historique effective, consiste dans sa popularisation religieuse. Ainsi, la réalisation effective, politique, de l'Etat rationnel de Platon sera médiatisée par la concrétisation chrétienne de ce rationalisme païen. - Cependant, une telle traduction religieuse du principe philosophique du nouveau monde politique ne peut elle-même être l'œuvre de la philosophie: la réflexion de l'entendement philosophant ne peut par elle seule, directement, produire la synthèse rationnelle de ses raisons abstraites. C'est bien un leitmotiv hégélien - même s'il est fréquemment inaperçu - que d'établir que le négatif peut exiger, attendre, espérer le positif, mais qu'il ne peut le poser: le vrai, même le plus attendu dans 1' Avent le plus prégnant, doit être donné, reçu, perçu, expérimenté69 • Ainsi, la concrétisation, la réalisation, subjective, de l'idéalité philosophique platonicienne n'a pu survenir dans l'esprit que de l'extérieur, «d'en haut», du Ciel chrétien, telle une révélation. Le passage de la proposition «absolue» à la position «objective» du nouvel esprit en son monde politique ne s'opère pas non plus de manière directe et immédiate. L'esprit nouveau, qui existait dans le dire philosophique de l'ancien esprit, exprimé comme tel dans le dit, le contenu de ce dire, ne s'élève à la détermination de son contenu propre, 69. Qu'on nous permette, sur ce thème, de renvoyer, entre autres, à notre étude: «La spéculation hégélienne », in: Revue de théologie et de philosophie, 1988, pp. 273-289.

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CHAPITRE TROIS

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adéquat à sa forme, ne devient le dit d'un dire ultérieur, ne se réalise en et comme un nouveau système philosophique, qu'après s'être proposé religieusement certes, mais, ensuite, aussi, exposé éthico-politiquement. La construction politique de la transposition religieuse - comme surgissement absolu du principe philosophique du nouvel esprit permet, seule, de différencier et déterminer celui-ci en son organisation objective, universelle, pensée, et, donc, de faire se déterminer la philosophie adéquate de cet esprit. C'est la réalisation politique de la philosophie de l'ancien monde - philosophie constituant le germe du nouveau monde - qui la fait progresser vers la philosophie déterminée, nouvelle, qui dit le nouveau monde en pouvant dès lors, mais seulement dès lors, développer le sens philosophique de ce qui est aussi le germe d'elle-même. - Dans l'ordre de la réalité empirique, de l'existence effective, c'est bien la politique qui médiatise positivement le devenir de la philosophie, alors que la philosophie ne médiatise que négativement le devenir de la politique. Il est vrai que, dans le devenir objectif de l'esprit, même absolu, l'esprit objectif doit bien être le facteur positif, l'intervention de l'esprit absolu ne pouvant, sur ce terrain, qu'être négative, c'est-à-dire se traduire dans l'arrachement ponctuel, décisif, de l'esprit objectif à luimême.

peut être que la contradiction opposant dans l'effectivité l'Etat et la religion achevés principiellement dans la monarchie constitutionnelle et le protestantisme luthérien. Il convient donc de fixer le rôle ultime de la philosophie ultime dans ce contexte qui médiatise son apparition.

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* * Un problème se pose cependant, et il concerne le statut historique de la philosophie hégélienne elle-même. Celle-ci affirme qu'elle dit l'esprit vrai ultime, lequel n'aurait plus qu'à se réaliser empiriquement dans un monde effectif, car la religion vraie et l'Etat vrai sont, pour elle, déjà venus au jour en leur concept totalement déterminé. Mais, si l'esprit accompli politiquement et religieusement s'élève aussi à la philosophie vraie, c'est que l'Etat et la religion comportent, en leur vérité dernière, encore la négativité tenant à leur forme même. Or, le signe empirique de cette négativité ne

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CHAPITRE IV

LA RÉCONCILIATION PHILOSOPHIQUE DE LA POLITIQUE ET DE LA RELIGION Il '1

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Le lien ontologique essentiel de la religion, comme fondatrice, et de la politique, comme fondée, - moyennant lequel la conscience religieuse, à travers la structure du rapport, qui la définit, entre 1'Essence universelle et le Soi singulier, décide de l'existence et du sens général de la vie politique - se réalise successivement - d'abord comme identité sans différence de la conscience religieuse et de la conscience politique (de la théocratie orientale à la religion de la cité) - puis comme différence non réconciliée effectivement de ces deux consciences (de Socrate au christianisme catholique) - enfin comme identité concrète de toutes deux (à partir de la Réforme protestante). Or le devenir d'un tel rapport entre la politique et la religion détermine l'existence et le sens de la démarche philosophique. Celle-ci, en effet, naît avec l'opposition de la politique et de la religion, et s'achève par leur réunion. Mais son rapport au rapport - négatif ou positif - de la politique et de la religion est lui-même, d'abord, négatif, et, pour finir, positif. La philosophie commence ainsi par s'opposer à l'opposition de la politique et de la religion, qui mutile celles-ci en leur faisant exclure, à chaque fois, un moment

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CHAPITRE QUATRE

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essentiel de l'existence, - mais cela de façon négative, en s'opposant, à chaque fois, à l'un des opposés, et donc en fixant celui dont elle se fait ainsi l'alliée; puis elle affirme la réunion des opposés comme ce dont elle se nourrit fondamentalement. Dans un premier temps, nous évoquerons le passage d'une philosophie qui fixe la division de la politique et de la religion, à une philosophie qui les réconcilie: c'est là le passage d'une philosophie procédant de l'entendement, réflexive, à une philosophie procédant de la raison, spéculative; la philosophie s'accomplissant en sa vérité prend part ainsi activement à la réconciliation moderne de la politique et de la religion, mais cette part doit s'apprécier dans le contexte historique d'une difficile réalisation effective de la réconciliation en soi opérée de toutes deux. Dans un second temps, nous étudierons ce contexte constitutif de l' histoire encore la plus actuelle pour Hegel l'empirie résiste à son concept -, pour établir le rôle ontologiquement décisif de la philosophie spéculative dans la clôture de l'histoire mondiale, comme de l'instance qui, seule, peut et doit - en surmontant les conditions historiques de sa propre existence - dicter la réunion objective de l'esprit objectif (la politique) et de l'esprit absolu (comme religion).

religion - subjective - et la politique - particulière -, une religion et une politique qui, d'ailleurs, le lui rendent bien: en Socrate, le philosophe est bien condamné, et pour incivisme, et pour impiété! Le discours philosophique exerce la pensée pour elle-même, absolument, mais penser, c'est, tout en un, universaliser et déterminer, universaliser en déterminant et déterminer en universalisant, ce qui incite immédiatement la pensée philosophante à prendre ses distances à l'égard de la religion, qui, dans son élément - le « sentiment» - universalise sans déterminer, identifie sans différencier (mysticisme, mystère ... ), et de la politique, qui, dans l'action où elle a son lieu, détermine sans universaliser, différencie sans identifier, ne subsume pas sous l'universel, mais fixe, absolutise, la «constitution ». Contrairement au sentiment religieux, la pensée philosophique réalise l'universel, et, contrairement à l'action politique, elle idéalise le particulier. - Mais, par là même, elle est en soi la réconciliation de la «disposition d'esprit [Gesinnung]» et de la «constitution [Verfassung] », dont la séparation fragilise les réalisations unilatérales et abstraites d'elles-mêmes que sont respectivement la religion et la politique, qui suscitent par leur négativité la philosophie qu'elles nourrissent cependant de leur positivité. Toutefois, si la philosophie affirme également, en tant qu'elle les réconcilie en soi, la politique et la religion, cette affirmation se réalise d'abord abstraitement, négativement, comme position du négatif de ce qu'elle nie. Dans le contexte natif de la philosophie comme affirmation elle-même abstraite - dans le style de l'entendement - de la pensée immédiatement opposée à la réalisation abstraite de la religion et de la politique, celle-là actualise son rapport positif à chacune de celles-ci de manière seulement indirecte, à travers son rapport négatif à leur Autre respectif. C'est, en effet, contre la religion qu'elle se lie à la politique, et contre la politique qu'elle se lie à la religion. Elle s'allie bien à la religion, qui est la conscience de l'universel essentiel, en tant qu'elle-même s'oppose à la particularité quotidienne et

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1. De la division à la réconciliation philosophique de la politique et de la religion La raison d'exister, pour elle-même, comme telle, de la philosophie consiste dans le double être négatif, d'une part, de la religion, dont l'universalité est seulement subjective, et, d'autre part, de l'Etat, dont l'objectivité est seulement particulière!. La philosophie s'institue ainsi comme un discours universel objectif, qui, par là, nie à la fois la 1. Voir, ci-dessus, Chapitre III.

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CHAPITRE QUATRE

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intéressée de l'activisme politique, à l'utilitarisme borné de l'Etat: «elle est opposée ... à l'arbitraire et à la contingence de la domination mondaine »2. Mais, en tant que sagesse, elle s'oppose plus intimement à cet Autre plus intime d'ellemême qu'est la « sagesse divine»: elle se fait essentiellement «sagesse mondaine [Weltweisheit]». Hegel y insiste: «La philosophie est une pensée immanente, présente ... , elle renferme la présence de la liberté dans les sujets; et ce qui est pensé, connu, appartient à la liberté humaine. En tant qu'ainsi dans la philosophie est présent le principe de la liberté, elle se tient du côté de ce qui relève du monde. Elle a ce qui relève du monde pour contenu, et c'est ainsi qu'on l'a désignée comme sagesse mondaine ... La philosophie connaît le divin, mais elle connaît aussi comment ce divin est appliqué, effectué, du côté du monde. Elle est, de la sorte, aussi sagesse mondaine, et, dans cette mesure, elle apparaît comme étant du côté de l'Etat face aux prétentions de la domination religieuse sur le monde »3. - Comme «réflexion» ou «entendement », la philosophie naît donc dans le contexte de la contradiction omnilatérale qui l'oppose à la religion et à la politique de même qu'elle oppose celles-ci entre elles. Bien loin de réconcilier, elle intensifie et fixe alors la scission qui est sa raison d'être comme philosophie. Cependant, le développement moderne de ce triangle culturel scindé en lui-même, en faisant se nier diversement chacun de ses moments, amène son renversement dans une réunion concrète de la politique, de la religion et de la philosophie, pour autant que chacun de ces termes, devenant en lui-même concret et total, s'affirme en sa spécificité à travers les autres et par eux - seules, en effet des totalités peuvent se réunir, tandis que l'abstrait est toujours exclu par l'abstrait. Avec le protestantisme, la religion devient un

sujet-objet subjectif, - avec la monarchie constitutionnelle, l'Etat devient un objet-sujet objectif, - avec la pensée rationnelle ou spéculative, la philosophie devient un sujetobjet subjectif en tant qu'objectif, et objectif en tant que subjectif. Mais, dans cette réconciliation de la politique, de la religion et de la philosophie, c'est la philosophie qui constitue la médiation réconciliante. Déjà la Phénoménologie de l'esprit présente bien le «savoir absolu» comme ce qui scelle positivement la réunion de 1'« esprit» et de la «religion». La structure fondamentale de l'ouvrage se noue dans la synthèse du Chapitre VI - «L'esprit» -, qui est lui-même la synthèse du contenu des six premiers chapitres - et du Chapitre VII «La religion» - au sein du Chapitre VIII - «Le savoir absolu ». Le mouvement de 1'« esprit» (accompli dans l'Etat post-révolutionnaire, libérant moralement les individus en son organisation rationnelle) rend subjective finalement l' objecti vité éthique dans et comme la «belle âme», et le mouvement de la «religion» (déjà accompli dans le luthéranisme) objective finalement le Soi divin de la subjectivité christique dans la communauté mondanisée. Les résultats de ces mouvements inverses, unilatéraux, qui, pris chacun pour eux-mêmes, ne peuvent produire la réalité absolue - subjective et objective - de l'unité du sujet et de l'objet, de la forme et du contenu - la belle âme est une forme qui manque du contenu vrai, et la communauté protestante est un contenu qui manque de la forme vraie -, se réunissent enfin dans et comme l'unité absolue du sujet et de l'objet qu'est le savoir absolu de la philosophie (hégélienne). Le système spéculatif constitué confirme, du point de vue du concept de la conscience (objective et absolue), ce thème fondamental développé d'abord du point de vue de la conscience du concept. - La réconciliation de la religion et de la politique entre elles, ainsi que de la philosophie avec chacune d'elles, ne peut exister que lorsque toutes trois sont parvenues à leur détermination concrète ou totale, c'est-àdire vraie, lorsqu'elles se sont réalisées comme des déter-

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2. HEGEL, E.G.Ph, HN, p.203. - cf. l'Allocution de Hegel pour l'ouverture de ses cours de Berlin, le 22 octobre 1818, in: Enc, SL, BB, p. 146. 3. Ibid .

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CHAPITRE QUATRE

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minations de l'esprit en vérité, qui est l'esprit chrétiengermanique, où le Soi se sait identique à l'Essence. «C'est seulement - déclare ainsi Hegel- dans le principe de l'esprit sachant son essence, de l'esprit en soi absolument libre, et ayant son effectivité dans l'activité de sa libération, qu'est présente l'absolue possibilité et nécessité que la puissance étatique, la religion et les principes de la philosophie coïncident, que s'accomplisse la réconciliation de l' effectivité en général avec l'esprit, de l'Etat avec la conscience (morale) religieuse, et, de même, avec le savoir philosophique »4. U ne telle réconciliation finale exprime, certes, l' œuvre propre de chacune des consciences réconciliées: religieuse, politique et philosophique. C'est bien avec Luther que surgit la possibilité réelle de la réunion concrète de la religion et de la politique: «désormais, religion et Etat sont en accord, car tous deux ont la même tâche »s, qui est d'actualiser la pensée. Et l'Etat frédéricien réalise bien lui-même de façon mondaine le principe luthérien de l'universalité pensée de la vérité 6 • - Mais, puisque, ainsi, «c'est la forme de la pensée qui suscite la réconciliation fondamentale» du di vin - pensée subjective - et du mondain - pensée objective, puisque «la profondeur de la pensée est la réconciliatrice» 7, la philosophie - accomplissement de la pensée maîtrisant son en-soi dans son pour-soi - fonde absolument - en la circularité réfléchie dans elle-même de son sens objectif et de son sens subjectif - la réconciliation posée seulement de manière factuelle dans la subjectivité religieuse de la «Gesinnung» et dans l'objectivité politique de la «Verfassung». «C'est uniquement la science - dit le philosophe spéculatif - qui peut saisir le règne de Dieu et le monde éthique comme une

seule et même Idée, et qui connaît que le temps a travaillé à réaliser cette unité »8. La philosophie serait donc ainsi la réconciliatrice fondamentale de la religion et de la politique, parce qu'elle fonderait en raison, qu'elle justifierait absolument, une réconciliation que celles-là auraient, en fait, de manière seulement factuelle mais bien réelle, déjà accomplie entre elles deux. Cette réconciliation réelle présupposée - tout en exploitant la vertu de la pensée au travail et dans la religion et dans l'Etat accédant à leur vérité - n'aurait pas exigé l'intervention de l'achèvement spéculatif, philosophique, de cette pensée, et aurait simplement mobilisé l'interaction de la religion et de la politique, sur le fondement de la religion protestante. C'est bien ce que semble affirmer Hegel: «Ainsi, finalement, le principe de la conscience (morale) religieuse et celui de la conscience (morale) éthique deviennent un seul et même principe, dans la conscience (morale) protestante - [c'est là] l'esprit libre qui se sait en sa rationalité et vérité. La constitution et la législation, ainsi que leur mise en œuvre, ont pour contenu le principe et le développement de la vie éthique, qui procède et ne peut procéder que de la vérité de la religion, vérité instituée en principe originaire de cette vie éthique, et par là seulement effective en tant que telle. La vie éthique de l'Etat et la spiritualité religieuse de l'Etat sont ainsi pour elles-mêmes les solides garanties réciproques »9. Or, dans ses derniers textes, Hegel - devant les vicissitudes et la lenteur de l'histoire la plus actuelle à réaliser son concept - semble bien admettre, d'une part, la non-réconciliation religieuse et politique de la religion et de la politique, et cela en raison d'une impossibilité essentielle, et, d'autre part, et par voie de conséquence, la nécessité d'une interventionfactuellement réconciliatrice de la philosophie entre la politique et la religion: le pouvoir positif de

4. Id., Enc, Ph.E, éd.1830, § 552, Rem., BB, p. 340. 5. Id., WG, L, p. 882. 6. Cf ibid., p. 919. 7. Id., VG, II, p. 256 .

8. Id., WG, L, p. 827. 9. Id. Enc, Ph.E, éd.1830, § 552, Rem., BB, p. 341.

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la philosophie serait ainsi, à son terme, et pour la première fois, manifesté. Il est vrai, peut-être, selon la réalité paradoxale d'un acte non réel dans sa réalité, non objectif dans son objectivité, non historique dans son historicité!

objectiviste, et d'une politique non moins intérieurement conflictuelle dans sa «Verfassung» subjectiviste. - Au contraire, les Etats protestants n'ont-ils pas été originellement délivrés d'une telle contradiction? Luther n'a-t-il pas réalisé dans le geste le plus libre, au cœur de la subjectivité religieuse, le principe chrétien de la liberté en sa vérité concrète? La foi réformée ne réconcilie-t-elle pas subjectivement, dans l'exaltation du sujet qui se libère de l'objectivité ecclésiale, «la liberté subjective» et «l' objectivité de la vérité »13, et, à travers ces deux moments d'ellemême: le moment subjectif et le moment objectif de la subjectivité religieuse, et par voie de conséquence, cette subjectivité religieuse elle-même et l'objectivité politique? L'Etat protestant n'avait-il pas dès lors qu'à appliquer à l'élément objectif de la politique, qu'à traduire en objectivité politique, la réconciliation d'abord subjective-religieuse de la subjectivité et de l'objectivité, de la liberté et de la nécessité? - De fait, la politique luthérienne a bien été mise en œuvre par le grand Frédéric, et elle semble bien avoir réalisé effectivement les deux conditions de la rationalisation plénière de l'histoire, à savoir l'existence de la religion vraie et celle de l'Etat vrai, qui, l'un et l'autre, actualisent une unité concrète, organique, de la subjectivité et de l'objectivité, - ces deux conditions ne pouvant, précisément pour cette raison, être réalisées que conjointement, car «en dehors de l'esprit éthique, il est... vain de chercher une véritable religion et religiosité »14, et «pour que la vie éthique vraie soit une suite de la religion, il est requis que la religion ait le contenu vrai, c'est-à-dire que l'Idée de Dieu sue en elle soit la vraie »15. Mais, si Hegel pensait vraiment que l'histoire accomplit son concept dans la réalisation luthérienne-frédéricienne de l'Etat protestant, pourquoi s'attarderait-il, comme il le fait

II. L'ultime problème de la raison historique et la décision philosophique ID.

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L'histoire la plus accomplie conceptuellement semble bien maintenir, au cœur d'un esprit alors déchiré en sa plus grande profondeur, une fracture entre la religion parvenue à sa vérité et la politique elle aussi achevée. Le «vieux cœur» berlinois se désole au spectacle des convulsions répétées d'une histoire qui accède pourtant à la pleine rationalité: la « collision », le «nœud », le «problème devant lequel l'histoire se trouve placée et qu'elle a à résoudre dans les temps à venir»ll, «cette collision est encore loin d'être résolue »12. Une telle collision semble, il est vrai, concerner essentiellement les pays catholiques. Ceux-ci sont bien dominés manifestement par la contradiction entre, d'une part, une religion qui fait régner l'objectivisme -l'extériorité - dans l'intériorité subjective - qu'on songe au culte, tout à fait symptomatique, de l'hostie! -, et, d'autre part, une politique qui fait, inversement, de la volonté subjective - à travers, par exemple, l'individualisme révolutionnaire - le principe de l'institution objective. La nation exemplairement catholique qu'est la France a bien aiguisé un tel conflit, indéfiniment réfléchi en lui-même, d'une religion en ellemême en conflit avec elle-même dans sa «Gesinnung» 10. Nous avons naguère développé les thèmes qui suivent dans notre étude: «Hegel et la déraison dans l'histoire », in: Logik und Geschichte in Hegels System [Logique et histoire dans le système hégélien], éd. H.C. Lucas et G. Planty-Bonjour, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1989, pp. 67-79. 11. Id. WG, L, p. 933. 12. Id., Ph.R, L, I, 1, p. 311.

13. Id., WG, L, p. 881. 14. Id., Enc, Ph.E, éd.1830, § 552, Rem., BB, p. 334. 15. Ibid.

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dans la longue Remarque du paragraphe 552 de l'Encyclopédie, qui surplombe de sa masse, en le clôturant, le développement consacré, dans ce texte, à l'esprit objectif, sur le problème du rapport de la politique et de la religion? Une telle insistance ne trahit-elle pas le sentiment lancinant qu'une imperfection, non pas accidentelle, mais essentielle, affecte la réunion immédiate, dans l'Etat protestant, de la religion vraie et de la politique vraie? La considération spéculative de l'histoire moderne ne peut qu'être préoccupée par l'issue, en vérité fort étonnante dans le cours de l 'histoire mondiale, de la guerre de Trente ans. - L'opposition, devenue centrale, des Etats catholiques et des Etats protestants ne s'est pas résolue par une victoire témoignant de leur vérité - des derniers sur les premiers. La Guerre de Trente ans s'est soldée, au contraire, par un équilibre entre ces Etats, et les guerres, en apparence plus strictement politiques, qui l'ont prolongée (guerres de l'époque révolutionnaire et impériale) n'ont pas davantage assuré le triomphe du principe protestant de l'Etat, comme l'aurait exigé sa vérité, conformément à la loi ordinaire de l 'histoire mondiale. Ne doit-on pas conclure de cette indécision historique, à la culmination même du développement de l'esprit objectif, que, dans l'Etat rationnel du protestantisme, il persiste, et non pas selon une simple accidentalité résistante, de cette non-liberté qui marque de façon essentielle l'Etat catholique? L'analyse hégélienne du déploiement, de la différenciation - toujours grosse d'oppositions en raison même du destin logique de la différence - à travers laquelle s'est réalisé effectivement le principe luthérien de l'identification de la certitude singulière et de la vérité totale, fait justement ressortir les tensions qui animent encore l'esprit universel en son accomplissement objectif. - D'un côté, en se développant, l'unité proprement subjective, c'est-à-dire religieuse, de la subjectivité de la conscience croyante et de l'objectivité du dogme s'intensifie en un subjectivisme - cultivé aussi bien par le sentimentalisme piétiste que par la réflexivité de

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l'A ufklarung - qui, naturellement, suscite une réaction dogmatique-objectiviste croissante des autorités religieuses: «les deux extrêmes corrélatifs dans le développement poursuivi de la communauté sont, premièrement, cette nonliberté, cet esclavage de l'esprit dans la région absolue de la liberté, et, deuxièmement, la subjectivité abstraite, la subjectivité sans contenu»16. - De l'autre côté, l'unification objective, éthico-politique, du Soi singulier et de l'Essence totale tend nécessairement à se déployer selon un objectivisme soumettant de plus en plus autoritairement, à l'ordre institutionnel de l'Etat, des individus qui, par opposition, ne peuvent s'affirmer que dans la revendication d'une liberté alors réduite au caprice du libre arbitre. Il y a là un double développement négatif - dans la croissance corrélative de l'anarchie et de la tyrannie de l'esprit - qui se nourrit de l'affirmation intensifiée abstraitement de l'individu libre, comme son agent, par le principe chrétien de l'unité absolue, car divine, de Dieu et de l'homme. Tel est, aux yeux de Hegel, le «crime» de l'époque: le subjectivisme qui fait que «chacun veut s'écouter soi-même, veut parler le plus haut »17. C'est ce subjectivisme criminel qui attise la contradiction réelle du sujet et de l'objet, à l'époque même de leur pleine réunion conc~ptuelle. Le problème qui se pose alors est de savoir si une telle négativité présente au sein de l'Etat rationnel peut être surmontée par le processus objectif de l'histoire. L 'histoire peut-elle faire enfin se réaliser politiquement la religion vraie? La fin d'un processus manifestant, selon Hegel, le sens de son origine, il convient de rechercher la source du blocage empirique terminal de la raison historique dans le sort initial de la Réforme, qui a ouvert la dernière période du développement mondial de l'esprit objectif. - Ce sort a été 16./d., Ph.R, L, II, 2, p. 227. 17./d., Lettre à Stieglitz, du 28 août 1831, C, III, 1967, p. 298 (traduction modifiée).

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un sort à moitié négatif: pourquoi le monde occidental ne s'est-il pas «réformé» en sa totalité? La cause en réside, pour Hegel, dans la division antérieure des nations germaniques. A la différence des nations (demeurées) absolument germaniques - d'abord dans leur lieu d'existence, extra-romain -, les nations germaniques romanisées ont rempli - en la pervertissant - la simplicité, l'identité à soi ou intériorité de leur âme originelle - le «Gemüt» - par la détermination, la différence d'avec soi ou l'extériorité du «caractère» romain l8 • Le Germain romanisé, installant ainsi en lui-même la différence de l'identité et de la différence, ne pouvait réaliser absolument dans son âme partagée - et telle était pourtant l'exigence protestante - le principe chrétien de l'identité de l'identité divine et de la différence humaine; il ne pouvait que se fixer dans la réalisation première, immédiate, par là abstraite et affectée d'extériorité, du message christique, qu'avait été le catholicisme romain. Mais l'échec relatif du développement protestant du christianisme est lui-même à son tour rapporté, comme à son origine, à la contradiction qui a présidé, suivant Hegel, à la naissance même du monde chrétien-germanique. Ce monde ultime de l'histoire universelle est né de l'adoption par le sujet inculte des forêts germaniques du contenu objectif du dogme chrétien, élaboré à travers la récapitulation religieuse de toute la culture gréco-latine. Or, cette christianisation des Germains, capables, en leur vigueur naturelle, non troublée par les différences de l'entendement, de porter la réalisation objective de la spiritualité la plus concrète, ne devait ainsi être rien de moins que l'identification inouïe des opposés extrêmes de la forme absolument inculte et du contenu absolu de la culture, c'est-à-dire la résolution positive de la plus grande contradiction. Hegel décrit ainsi cette contradiction qui ouvre le dernier monde de l'histoire, c'est-à-dire qui scelle le destin de l'esprit objectif: «L'hébétude de la sentimentalité 18. Cf. id., WG, L, p. 886.

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germanique fut reliée à ce qu'il y avait de plus élaboré dans la religion chrétienne, qui avait accueilli en elle tout ce qu'il y avait de cultivé dans le monde romain. Le christianisme était, dans sa dogmatique et dans son culte, un système fortement élaboré. Or, c'est sur les peuples germaniques que fut déposé, c'est en eux que fut introduit, pour y être travaillé, ce système, qui était ainsi ce qu'il y avait de plus hétérogène. Il n'y a pas là un paisible développement d'un principe, où l'étranger n'a que la situation d'un excitant, mais cet élément hétérogène fut imposé aux hommes comme un énorme poids. C'est la plus grande scission que l'histoire doit montrer »19. Mais, si la fin n'est que l'origine développée, on peut douter que l'histoire puisse, en sa période d'accomplissement, surmonter la contradiction principielle qui ouvre celle-ci. C'est-à-dire, en d'autres termes, que l'histoire puisse en et par elle-même, comme cime de l'esprit objectif, donc objectivement, assurer l'unité de son sujet objectif, politique, et de l'objet subjectif, religieux, de la tâche, qui lui incombe, de concrétisation politique de la religion chrétienne. L'élément de l'histoire, moment de l'esprit objectif en général, étant constitué par l'extériorité réciproque, celle-là ne peut elle-même par ce qu'elle est, en sa positivité ou immédiateté, opérer l'unification totale du facteur proprement objectif, politique, et du facteur absolu, religieux, de sa réalisation. Car l'extériorité réciproque ne peut s'identifier que par un conditionnement réciproque, une interaction qui fait s'affirmer les termes différents comme sujets de leur négation - identifiante - par là originairement niée. L'affirmation, par la religion, de l'unité d'elle-même et de la politique est encore une affirmation proprement religieuse, et tout aussi unilatérale est l'affirmation d'une telle unité par la politique: ni le sentiment ou l'intuition de la religion, ni l'entendement de la politique, ne peuvent, à partir de leur 19. Ibid., p. 787 .

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affirmation abstraite, effectuer leur identification concrète, dans une totalité spirituelle seule capable de les accomplir également en leur être spécifique. Seule la raison spéculative, en laquelle se réalise comme telle, au terme de la manifestation de l'absolu, l'identité originaire de celui-ci - et seule l'identité peut véritablement identifier -, peut porter à leur vérité respective, dans et par leur réunion effective, le sentiment religieux et l'entendement politique, dont la tension anime tout le processus historique. Un tel accomplissement philosophique terminal - à travers la spéculation hégélienne - de l'esprit objectif - finalement politique -, de l'esprit absolu - fondamentalement religieux -, et, c' en est la condition, de leur pleine réconciliation, n'annule aucunement dans l'idéalité du savoir absolu la réalité historique de la vie politique et de la vie religieuse. Bien plutôt, c'est en tant qu'elles sont aussi conçues que l'une et l'autre acquièrent leur plus solide réalité, conformément, d'ailleurs, au sens constant de 1'« Aufhebung» hégélienne. Mais cet accomplissement de l'histoire - en sa réalité politico-religieuse - par la philosophie n'est pas un acte lui-même proprement historique: ce n'est plus l'histoire elle-même qui s'affirme encore, indirectement, dans son auto-négation spéculative. Celle-ci excède les possibilités immanentes de la rationalité en tant qu'elle est à l'œuvre comme histoire universelle. L'acte strictement spéculatif, acte total en ce qu'il synthétise l'actualisation partielle, dans les philosophies pré-spéculatives, des différentes déterminations de l'esprit - comme telles relatives au milieu différencié où cet esprit a son objectivité -, est, en vertu de cette totalité, élevé au-dessus de la nécessité historique. Sa liberté, qui en fait une décision absolue, interdit toute généralisation empirique nécessaire de lui-même dans et comme un mouvement populaire susceptible de réaliser de façon achevée, au niveau même de celle-ci, la raison historique: «La philosophie est partielle, elle constitue un sacerdoce qui règne, isolé, dans le

sanctuaire »20 et qui peut tout au plus garder son dépôt sacré, car «comment le présent du temps s'en sortira-t-il, cela est abandonné à lui-même»21. Ainsi, la réunion spéculative - à la cime hégélienne de la philosophie - du Soi et de l'Essence, de l'homme et de Dieu, de la politique et de la religion, c'està-dire l'achèvement de la raison historique, dépassent-ils le pouvoir même de cette dernière et requièrent-ils de l'esprit qu'il se pose pour lui-même dans un élément tout autre, celui de l'exercice éternel du pur concept.

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* * La réconciliation positive de toute l'histoire avec ellemême, à travers ses deux moments positifs essentiels religieux et politique - est donc opérée, au terme de cette histoire, c'est-à-dire selon sa vérité, par l'acte métahistorique de la spéculation philosophique. Celle-ci se révèle ainsi comme disposant d'un pouvoir historique qui n'est plus seulement négatif, comme c'est le cas lorsqu'il s'agit de la philosophie non encore parvenue à sa vérité. Or, un tel pouvoir positif, une telle liberté de l'activité philosophique vis-à-vis de la nécessité historique, ne doivent-ils pas - en tant qu'ils se révèlent dans l'essence absolument avérée de la philosophie - être toujours présents en celle-ci, et se manifester dans 1'histoire pour autant qu'elle se nie en sa réalité dans l'idéalité de l'histoire de la philosophie? Ce qui signifierait que, dans son histoire propre, l 'histoire en quelque sorte non réelle, non objective, non historique, la philosophie ne serait pas un simple reflet de la nécessité de l'histoire proprement dite, c'est-à-dire de l'histoire politique. Telle est la dernière question à examiner dans le cadre de l'étude du rapport dialectique entre l'esprit objectif et l'esprit absolu.

20. Id., Ph.R, L, II, 2, p. 23l. 21. Ibid .

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Nous avons précédemment analysé l'insertion nécessaire de la philosophie - en son existence comme forme particulière de la vie spirituelle - dans l'histoire universelle effective de celle-cil. Dans cette histoire, l'activité philosophique joue un rôle toujours décisif - qu'il soit seulement négatif: dans le cours de l'histoire mondiale, ou exceptionnellement positif: à la clôture de cette histoire. Une telle insertion de la philosophie dans l'histoire effective politique - ne lui fait-elle pas alors assumer dans son essence même, comme productrice d'un certain contenu spirituel, la condition même de l'historicité objective? Puisque la philosophie existe dans l'histoire de la «culture» (la vie multiforme de l'Etat, au sens large du terme), cette histoire ne s'introduit-elle pas en retour dans l'essence même de la démarche philosophique, pour en déterminer le développement propre, c'est-à-dire l'histoire de la philosophie? Une telle question semble elle-même mettre en question le thème hégélien bien connu selon lequel l'histoire de la philosophie n'est que la traduction chronologique du contenu logique du concept, lequel, dans l 'histoire de la philosophie, conserverait sa pureté sans rien devoir aux configurations culturelles de 1'histoire effective, c'est-à-dire à son immer1. Cf ci-dessus, Chapitre III .

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sion dans l'élément naturel-empirique constitutif de celle-ci. Si l'affirmation de Hegel, qu'une philosophie est son temps saisi dans la pensée, exprime plus qu'un simple rapport formel de correspondance, si, par conséquent, le contenu d'une philosophie est en lui-même soumis à une double détermination: - la détermination par l'universel réel qu'est la situation temporelle de l'esprit-du-monde, soit par l'esprit d'un peuple -la détermination par l'universel idéel qu'est le processus étemel de l'Idée présente à elle-même dans le savoir absolu, alors, du fait même de la différence de teneur entre la raison médiatisée objectivement et la raison en son 'immédiateté absolue, il convient de rechercher la part qui revient, dans la détermination, ainsi différenciée en elle-même, de 1'histoire de la philosophie, à la nécessité de l'histoire effective et à la liberté de l'Idée philosophique, ou encore: au temps et à l'éternité. Il apparaîtra que le savoir philosophique, comme achèvement de la religion spirituelle du sens ou du Soi devenus alors transparents pour eux-mêmes l'un à l'autre, se réalise touLen un: /'1) à travers le mouvement par lequel le sens se fait éonscience, en quelque sorte, étemelle, de lui-même - nous examinerons ainsi, en un premier temps, l' histoire non historique de la philosophie,. 2) à travers le mouvement - inverse - par lequel le Soi effectif (culturel) se fait sens de sa vie alors justifiée - nous étudierons donc, en un deuxième temps, l' histoire de la philosophie comme absolution philosophique de l' histoire mondiale, 3) et ce, moyennant l'acte absolu de la libre position, par le Soi, du sens nécessaire: aussi concluerons-nous ces considérations par l'affirmation de la liberté absolue de l' histoire de la philosophie.

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1. L' histoire non historique de la philosophie L 'histoire de la philosophie, déclare Hegel, «n'est pas une histoire véritable, ou ... est une histoire qui n'en est pas une »2, car « ce que l'esprit fait n'est pas une histoire »3. L'histoire - ainsi paradoxale - de la philosophie et 1'histoire véritable, l'histoire mondiale, c'est-à-dire mondaine, proprement politique, présentent bien, en effet, des caractères opposés. - L'histoire mondiale est l'histoire de l'esprit en tant qu'objectif, de l'esprit objectivé comme une seconde nature, donc de J'esprit qui est encore en rapport - même s'il s'agit d'un rapport négatif - avec la nature, comme matériau et instrument de son objectivation en tant qu'esprit. C'est pourquoi l'esprit-du-monde agit, dans l'histoire universelle, à travers les passions, le mal, l'affirmation de soi de la particularité contingente. L'esprit intervient ici de façon naturelle4, et non pas sur un mode purement spirituel; il est donc, en son affirmation, autre que lui-même, et, par là, son unité ou son identité avec lui-même à travers son objectivité est comme n'étant pas encore, mais à poser. En d'autres termes, l'esprit s'affirme alors dans sa finitude, c'est-à-dire comme volonté. - Bref, le sujet effectif de l'histoire du monde est 1) l'individualité naturelle - «dans l'histoire politique, l'individu, pris selon la particularité de son naturel, de son génie, de ses passions ... , d'une façon générale selon ce qui fait qu'il est cet individu-ci, est le sujet des actions et des événements »5 - 2) qui s'affirme dans la finitude de sa volonté - « l'histoire politique ou l'histoire mondiale considère les actes de la raison qui veut, des grands individus, des Etats »6 .

2. 3. 4. 5. 6.

HEGEL, E.G.Ph., HN, p. 133. Id., Ph.R, L, II, 2, p. 197. Cf. id., G.Ph., G 18, p. 193. Id., E.G.Ph, HN, p. 12. Ibid., p. 91.

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CHAPITRE CINQ

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L 'histoire de la philosophie, quant à elle, ne se déroule pas sur le sol « naturel» de l'histoire effective?, mais son élément est l'universalité de l'esprit, «le caractère universel de l'homme comme homme »8, et cet esprit universel, qui, en tant que tel, n'a pas d'Autre, et donc se retrouve lui-même, est libre, dans son objet, c'est la pensée: « ce que l'histoire de la philosophie nous présente, ce sont les actes de la raison pensante »9. Et Hegel y insiste: « Elle expose la conscience pensante, elle nous présente les héros de la pensée ... l'acte est d'autant plus excellent que la particularité du sujet y a moins imprimé son sceau. C'est dans la philosophie que le particulier, c'est-à-dire l'activité particularisée du philosophe, disparaît, et que seul reste le champ de la pensée »10. Plus encore que dans l'élément sensible-représentatif de l'art et de la religion - reprise de l'esprit objectif dans l'esprit absolu -, l'esprit absolu existe en son absoluité dans la philosophie (bien sûr, en tant qu'elle est, de la façon la plus prochaine, la religion aussi conçue!), car il y a pour élément lui-même en sa pureté. Cette différence d'élément - la finitude de la volonté, d'un côté, et, de l'autre, l'infinité de la pensée - commande le statut différent du devenir propre à chacune des deux « histoires », quant au rapport noué en ce devenir, dans chaque cas, par la différence et l'identité de la suite des déterminations de la raison. - La particularisation ponctualisée du vouloir exclut de la conscience voulante, et comme la condition même de son énergie, les déterminations passées, dont la détermination présente est en soi pourtant le résultat synthétique. Au contraire, l'universalisation idéalisant tout contenu pensé le constitue pour lui-même en un moment d'un tout, dont l'auto-différenciation réactivée confère seule à ce moment sa signification déterminée.

Citons deux textes de Hegel qui opposent ainsi très nettement et distinctement l'histoire politique, dont les déterminations successives s'excluent, et l'histoire de la philosophie, dont les déterminations successives s'incluent les unes les autres: « Le principe ultime de la constitution, le principe de notre époque, n'est pas contenu dans les constitutions des peuples précédents de l 'histoire mondiale... Eu égard à la constitution ... , l'ancien et le nouveau n'ont pas en commun le principe essentiel... Rien n'est si inepte que de vouloir emprunter des exemples aux Grecs et aux Romains pour des dispositions constitutionnelles propres à notre époque »11, il en va tout autrement de la philosophie: «lci, les principes antérieurs sont la base absolue de ce qui suit; par exemple, la philosophie des Anciens est à ce point la base de la philosophie moderae, qu'elle doit être sans réserve contenue dans celle-ci et qu'elle constitue son sol. Le rapport apparaît ici comme une construction ininterrompue du même édifice, dont la première pierre, les murs et le toit sont encore restés les t}lêmes »12. /Par une telle intégration constante de son passé, de son dévenir, de son temps, la philosophie se réalise alors, en chacune de ses figures successives, comme le contenu toujours récapitulé d'une seule et même philosophie, dont chaque figure a pour sens le processus à chaque fois réintériorisé qui aboutit à elle. Ainsi, 1'histoire de la philosophie n'existe jamais que comme la philosophie qui a son histoire; il Y a une totale présence à soi de la philosophie une dans son « histoire »,~/ La philosophie est'née en Grèce, c'est-à-dire dans un peuple qui innove fondamentalement par la manière dont il s'insère dans l'histoire universelle, dont il assume l'héritage de ses antécédents orientaux. Au lieu d'accueillir passivement, tel un être non élevé à la conscience, la culture antérieure de l'esprit, les Grecs la font leur et en vivent

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7. Cf. id., G.Ph., G 18, p. 193. 8. Id., E.G.Ph., HN, P. 12. 9. Ibid., p. 91. 10. Ibid., p. 92.

11. Id., VG, H, pp. 143 sq. 12. Ibid.

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comme d'un moment dont ils se font provenir, dans une histoire qui les exalte à leurs propres yeux: «Ils ont, certes, reçu les éléments substantiels de leur religion, de leur culture, de leur cohésion sociale ... , de l'Asie, de la Syrie et de l'Egypte, mais ils ont à ce point extirpé ce qu'avait d'étranger cette origine, ils l'ont à ce point transformé, élaboré, inversé ... , que ce qu'eux-mêmes - tout comme nous - apprécient, connaissent, aiment en tout cela, est précisément, de façon essentielle, à eux »13. Les Grecs ont ainsi pris possession du passé qui les portait comme de leur propre recréation: «De tout ce qu'ils ont possédé et ont été, ils se sont fait une histoire »14. Mais, «dans ce caractère de la libre et belle historicité, de la Mnémosyne - ce qu'ils sont est aussi chez eux comme Mnémosyne - réside aussi le germe de la liberté pensante, et, de la sorte, le caractère faisant que la philosophie est née chez eux »15. C'est pourquoi, également, nous pouvons comprendre la philososphie grecque purement à partir d'elle-même, puisqu'elle a reconstruit toutes ses présuppositions à partir d'elle-même, c'est-à-dire dans la pensée qu'elle libérait en son universalité »16. Et, enfin, puisque toute la philosophie est le développement de son origine grecque, toute la philosophie ne constitue, dans la communauté de ses discours, qu'une seule et même philosophie se reconstruisant, en chacun de ceux-ci, dans son identité à soi cependant toujours renouvelée. La re-création de son héritage est essentielle à toute philosophie: « chaque philosophe qui vient ensuite va et doit reprendre en la sienne les philosophies antérieures », si bien que «lui appartient en propre la manière dont il les développe»!7. C'est ainsi que Platon reprend et concrétise en les réunissant sous le principe qui lui est propre - l'Idée -

13. Id., G.Ph, G 17, p. 188. 14. Ibid., p. 189. 15. Ibid., p. 190. 16. Ibid. 17. Ibid., G 18, p. 181.

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toutes les philosophies précédentes l8 , que, de même, la philosophie alexandrine intègre en son principe tous les principes antérieurs ... D'ou le leitmotiv hégélien: «Voici la détermination fondamentale du développement: une seule et même Idée - il n'y a qu'une vérité - se trouve au fondement de toute philosophie, et chaque philosophie qui suit contient et est aussi bien les déterminités de celles qui précèdent. Il s'ensuit cette manière de voir quand il s'agit de l'histoire de la philosophie: en elle, et bien qu'elle soit de l'histoire, nous n'avons pas affaire avec du pass(/Le contenu de cette histoire, ce sont les productions scientifiques de la rationalité, et celles-ci ne sont pas quelque chose de passé. Ce qui a été élaboré dans ce champ, c'est le vrai, et celui-ci est éternel... L'histoire de la philosophie n'a pas affaire avec ce qui vieillit, mais avec ce qui est vivant de façon présente »19. C'est bien pourquoi Hegel pouvait dire que «ce que l'esprit fait n'est pas une histoire», car, explique-t-il, «il n'a affaire qu'à ce qui est en et pour soi, à ce qui n'est pas du passé, mais du présent absolu »20. Bref, l'histoire de la philosophie est bien «une histoire qui n'en est pas une», «car les pensées, les principes, les idées qui nous sont offerts sont quelque chose de présent; ce sont des déterminations dans notre propre esprit »21. L 'histoire de la philosophie n'en est pas une, parce que la philosophie a son histoire, au lieu de l' être:-/, L'ordre du contenu offert par l'histoire de la philosophie est ainsi un ordre éternel, l'ordre éternel du logique. Le thème est trop bien connu pour que nous nous y attardions. Evoquons simplement l'une des multiples expressions de ce thème: «La succession des systèmes philosophiques dans l'histoire est la même que la succession au sein de la dérivation logique des déterminations conceptuelles de 18.

Cf. ibid., p. 227.

19. Id., E.G.Ph, HN, pp. 70 sq. 20. Id., Ph.R, L, II, 2, p. 198. 21. Id., E.G.Ph, HN, p. 133. - Cf la récapitulation de toute cette

thématique, au terme des cours sur l'histoire de la philosophie, G.Ph, G 19, pp. 690 sq .

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l'Idée»22, de telle sorte que «l'étude de l'histoire de la philosophie est l'étude de la philosophie elle-même »23. L'ordre logique des concepts et l'ordre chronologique des principes qui les absolutisent dans l'histoire de la philosophie sont identiques «dans l'ensemble »24, les variations de détail s'expliquant par la différence des «milieux» respectifs du développement: d'un côté, le concept absolu, de l'autre, la conscience philosophique de l'absolu, laquelle ne peut retenir comme principes les déterminations logiques constitutives de la conscience commune (par exemple celle de l'«être là [Dasein] »25). Une telle logicisation éternisante de l'histoire de la philosophie amène Hegel à faire du temps de celle-ci un simple «accessoire [Beiwesen] »26. Or, cette présentation de la philosophie comme réfléchie absolument, au sein même de son histoire ainsi irréalisée, dans son idéalité identique à soi, pourrait faire considérer que, selon Hegel, la philosophie se construit, à chaque «moment» de son développement, dans une méditation purement intérieure du contenu conceptuel, se manifestant tout au plus comme un dialogue intra-philosophique. Et il est bien souligné que Hume pense en pensant Locke27 , tout comme Kant pense en pensant Hume 28 ! Mais - pour reprendre le célèbre couple kantien, précisément! - s'ensuit-il pour autant que, dans sa démarche, et une fois venue «politiquement» à l'existence dans le monde, la philosophie se construit de façon purement «scolastique», à l'écart de toute insertion cosmique»? La réponse hégélienne est, sans réserve, négative. Même si - depuis Kant aussi - la philosophie est devenue, aux yeux de Hegel, l'affaire de quelques

«initiés» et a perdu toute dimension «populaire »29, en sa vie essentielle elle se nourrit toujours et fondamentalement de 1'histoire même du monde.

22. 23. 24. 25. 26. 27. 28.

Id., E.G.Ph, HN, p. 34. Ibid., p. 35. Ibid., p. 139. Cf id., G.Ph, G 17, p. 384. Ibid., p. 119. Cf. ibid., G 19, p. 495. Cf ibid., pp. 554 sq.

II. L' histoire de la philosophie comme absolution philosophique de l' histoire mondiale Si la philosophie - selon Hegel- ne doit pas abstraire un résultat de son devenir - toute connaissance véritable est génétique, médiatisée -, alors, elle doit, pour se comprendre elle-même, et dans son interprétation logicisante d' ellemême qui l'autonomise par rapport à l'histoire mondiale, se réinsérer dans celle-ci comme dans ce à partir de quoi elle peut précisément se poser en oubliant un tel devenir d'ellemême. Il faut qu'elle oublie cet oubli, et Hegel le rappelle en traitant du conditionnement culturel empirique de l'activité scientifique. Ecoutons-le: «L'Idée, lorsque la science est toute faite, doit partir d'elle-même -la science ne commence plus par l'empirique; mais, pour que la science devienne ainsi toute faite, accède à l'existence, il faut aller du singulier, du particulier, à l'universel... Le tout de l'Idée dans elle-même est la science accomplie; et l'autre aspect est le commencement, le cours de sa naissance. Ce cours de la naissance de la science est différent de son cours dans ellemême, lorsqu'elle est toute faite, comme le cours de 1'histoire de la philosophie et le cours de la philosophie ellemême diffèrent entre eux ... Or, la philosophie, dans la conscience qu'elle prend d'elle-même, coupe les ponts derrière elle, elle s'apparaît comme se mouvant librement dans son seul éther, comme se déployant dans ce milieu sans rencontrer de résistance ... ; mais autre chose est d'atteindre à ce milieu et au déploiement en lui. Nous n'avons pas le droit de ne pas voir que la philosophie ne serait pas venue à

29. Ibid., p. 641.

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l'existence sans ce cheminement; l'esprit est essentiellement l' él~boration de ce qui est pour lui un Autre »30. / Une telle réinsertion de l'histoire de la philosophie dans l'histoire du monde, à vrai dire, fait comprendre non seulement le surgissement, à partir de la négativité de cette histoire du monde, de l'attitude philosophique - ainsi qu'il a été vu précédemment -, mais aussi le développement, à partir de la positlvité de la culture, du contenu du savoir philosophique.;Cependant, se pose alors le problème de déterminer le/ rapport, intérieur à la production, par la philosophie, de son propre contenu, entre son devenir temporel à partir de l'histoire du monde et son devenir éternel dans l'éther du concept.

tenus de les co-rédiger »31. Le progrès de la philosophie n'a donc pas son lieu dans la seule philosophie, mais dans l'histoire mondiale elle-même en sa totalité concrète32 , et les grands moments, les révolutions, de la philosophie expriment les révolutions opérées dans l'esprit du monde. Il en est ainsi, très significativement, de la révolution de la dernière philosophie allemande - celle de Kant, Fichte et Schelling -, pourtant si scolastiquement impopulaire33 • Parce que l'esprit philosophique n'est que l'expression philosophique de l'esprit du monde, son devenir participe à la lenteur qu'impose au devenir de l'esprit du monde la nécessité, pour ce dernier, de se configurer dans tous les aspects de l'existence effective des peuples. Traitant de l'histoire de la philosophie, Hegel souligne ainsi que ce qu'elle vise, c'est à « saisir l'absolu en tant qu'esprit moyennant le travail dépensé en 2500 ans par l'esprit du monde de la sorte bien paresseux; s'il nous est facile de progresser d'une détermination à l'autre, en faisant apparaître son manque, dans le cours de l'histoire c'est là quelques chose de différent »34. Mais le développement spirituel mondain, concret, dont se nourrit, en son contenu, la réflexion philosophique, lui est offert par la conscience de soi que l'esprit d'un peuple prend d'abord de son identité - c'est là la religion -, puis de sa différenciation - tels sont les divers côtés de la culture profane, récapitulée dans l'Etat. Rappelons la séquence déjà indiquée 35 des présuppositions culturelles de la philosophie, mais ici pour insister sur son rapport positif au contenu même de celle-ci: le contenu religieux se réalise dans le contenu politique, et cette réalisation politique du contenu

La découverte mondaine du contenu de la philosophie est un fait d'abord à constater, avant d'en dégager philosophiquement la raison. Bien loin que la philosophie apporte du dehors au monde - pour s'y populariser et dynamiser - une vérité élaborée à l'intérieur d'elle-même, dans une pure réflexivité fermée sur soi, c'est, au contraire, l'esprit-du-monde qui dicte ses ordres à ces secrétaires de lui-même que sont les philosophes. Parlant de l'apport alexandrin, Hegel déclare bien ceci: «Ce n'est pas une idée qu'aurait eue la philosophie, mais une secousse de l'esprit humain, du monde, de l'espritdu-monde. La révélation de Dieu n'est pas comme survenue en lui de l'étranger. Ce que nous considérons ici d'une manière si sèche, si abstraite, est concret. Un tel ensemble, dit-on, les abstractions que nous considérons, lorsque nous faisons ainsi se quereller et disputer les philosophes dans notre cabinet..., ce sont des abstractions verbales. - Non! non! Ce sont des actes de l'esprit-du-monde ... , et, par conséquent, du destin. Les philosophes ... lisent, ou écrivent, ces ordonnances immédiatement dans l'original, ils sont

30. Ibid., p. 293 sq.

31. Ibid., pp. 95 sq, - cf p. 6: les philosophies de Rome ne sont pas seulement le développement de la raison philosophique, mais celui de 1'humanité. 32. Cf. ibid., p. 8. 33. Cf. ibid., p. 534. 34. Ibid., G 17, p. 135. 35. Cf ci-dessus, Chapitre III.

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religieux s'idéalise dans le contenu philosophique. «La philosophie ne se développe d'abord ... que sur la base de la religion, ainsi que la philosophie grecque est plus tard venue que la religion grecque, et n'a précisément atteint à son achèvement qu'à saisir et concevoir dans son essentialité totale et déterminée le principe de l'esprit qui se manifeste tout d'abord dans la religion »36. Le contenu de la philosophie est d'abord présent dans les «philosophèmes» des mythes et des croyances religieuses 37 . Ainsi, la philosophie néo-platonicienne «est en connexion étroite avec le christianisme, avec cette révolution qui s'est opérée dans le monde »38, en ce sens que «la conscience ... qui s'est exprimée dans le monde constitue désormais l'objet de la philosophie »39. Semblablement, la Réforme inaugure la troisième époque fondamentale de l'histoire de la philosophie»40. Et - comme on le sait - Hegel ne cesse de rappeler que le contenu de la philosophie est originairement le contenu religieux, mais élevé à la conception de lui-même ... Mais on sait aussi que le contenu religieux ne peut nourrir la philosophie que lorsqu'il l'intéresse, par cette distance qui éloigne de lui - dans son objectivation ou aliénation mondaine et politique - une conscience alors libérée philosophiquement dans son effectivité: c'est bien la politique qui médiatise l'exploitation du contenu religieux par la réflexion philosophique (