Essais Sur Le Politique (XIXe-XXe siècles)
 2020500973, 9782020500975

Citation preview

Du même auteur Mai 1968 : la brèche Premières réflexions sur les événements (en collaboration avec Edgar Morin et Jean-Marc Coudray) Fayard, 1968 Éléments d’une critique de la bureaucratie Droz, 1971 nouv. éd. remaniée, Gallimard, « Tel », 1979 Le Travail de l’œuvre. Machiavel Gallimard, 1972, 1986 Un homme en trop Essai sur L’Archipel du Goulag Seuil, « Combats », 1975 o « Points Essais », n 184, 1986 Sur une colonne absente Écrits autour de Merleau-Ponty Gallimard, 1978 Les Formes de l’histoire

Gallimard, 1978 et « Folio Essais », 2000 L’Invention démocratique Les limites de la domination totalitaire Fayard, 1981, 1994 Mai 1968 : la brèche Vingt Ans après (en collaboration avec Edgar Morin et Cornelius Castoriadis) Bruxelles, Complexe, 1988 et Fayard, 2008 « La Modernité de Dante » in La Monarchie de Dante Belin, 1993 Écrire. À l’épreuve du politique Calmann-Lévy, 1992 Pocket, 1995 La Complication Retour sur le communisme Fayard, 1999 Le Temps présent Écrits (1945-2005) Belin, 2007

La première édition de cet ouvrage a été publiée dans la collection « Esprit », sous la direction d’Olivier Mongin ISBN

978-2-02-122846-5 re

(ISBN 2-02-09174-7, 1 publication) © Éditions du Seuil, 1986

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

SOMMAIRE Couverture Du même auteur Copyright Table des matières Avant-propos PREMIÈRE PARTIE - SUR LA DÉMOCRATIE MODERNE La question de la démocratie Les droits de l’homme et l’État-providence Hannah Arendt et la question du politique

DEUXIÈME PARTIE - SUR LA RÉVOLUTION La Terreur révolutionnaire Un discours de Robespierre

La Terreur parle Le dicible et l’indicible Le terme de l’interminable Penser la révolution dans la Révolution française Edgar Quinet : la Révolution manquée De Buchez à Michelet L’interprétation d’Edgar Quinet Un substitut à la révolution religieuse « La théorie de la Terreur » La dérision de la Terreur L’ignorance et le mépris du peuple La Révolution comme principe et comme individu Relecture du Manifeste communiste

TROISIÈME PARTIE - SUR LA LIBERTÉ Réversibilité : liberté politique et liberté de l’individu De l’égalité à la liberté - Fragments d’interprétation de De la démocratie en Amérique

QUATRIÈME PARTIE - SUR LA PART DE L’IRRÉDUCTIBLE Permanence du théologico-politique ? Mort de l’immortalité ?

Avant-propos Penser, repenser le politique, dans le souci de prendre en charge les questions qui sourdent de l’expérience de notre temps, ce projet, l’on ne saurait assurément s’y attacher sans se demander : qu’est-ce que le politique ? Est-ce à dire qu’une réponse en forme de définition soit au départ nécessaire, ou même que l’on doive se mettre en quête de ce genre de réponse ? Ne faut-il pas plutôt convenir que toute définition, toute tentative de fixer l’essence du politique entrave le libre mouvement de la pensée, et que celui-ci tout au contraire ne se soutient qu’à la condition de ne pas préjuger des limites du politique, de consentir à une exploration dont les chemins ne sont pas connus d’avance ? Les essais que nous rassemblons dans ce recueil relèvent effectivement de l’exploration. On ne trouvera pas en eux les étapes d’une recherche systématique. Faut-il le préciser : ils n’ont pas été rédigés pour former les chapitres d’un livre. Leur regroupement en fonction d’un petit nombre de thèmes ne saurait d’ailleurs susciter cette illusion, tant leur disparité reste évidente. J’ajoute que certains sont des écrits de circonstance, telle la « Relecture du Manifeste communiste » – occasion d’une réappréciation imprévue du projet de Marx ; tandis que d’autres, sur la Révolution française, sur Tocqueville, par exemple, ou sur religion et politique, sont issus de travaux d’un

séminaire ; et d’autres encore, tel « Mort de l’immortalité ? », le produit d’une interrogation décidée, mais à partir de données très insuffisantes. Quelle que soit leur origine et le sujet abordé, ils ne s’apparentent que par l’intention qui s’y manifeste de chercher les signes du politique là où ils sont, le plus souvent, soit ignorés, soit déniés, ou par une commune disposition à accueillir et à identifier ces signes. J’emploie à dessein cette double formule pour faire entendre que nous nous portons à la rencontre du politique par un mouvement délibéré, certes, mais qui se trouve lui-même dans la dépendance de l’expérience que nous faisons, ici et maintenant, sous une forme autrefois inconnue, de notre mode d’existence politique ou, pour reprendre le langage d’Aristote, de notre animalité politique. Penser le politique au sens que nous prêtons à ces mots relève donc d’une intention différente de celle de la science et de la sociologie politiques, et nous enjoint d’interroger nos liens avec la tradition de la philosophie politique. Disons un mot et de ce qui nous éloigne de l’une et de ce qui nous rapproche de l’autre. Science et sociologie politiques s’attachent à un domaine qui a été aménagé en fonction des impératifs de la connaissance positive – impératifs d’objectivité et de neutralité – et, en tant que tel, circonscrit à distance d’autres domaines définis, par exemple, comme économique, social, juridique, éthique, religieux, esthétique… On verra notamment dans l’essai intitulé « Permanence du théologico-politique ? » pourquoi nous jugeons une telle division non, certes, accidentelle, mais artificielle. Qu’il suffise d’observer dans cette brève présentation qu’elle perd toute pertinence dès lors qu’on considère la plupart des sociétés que nous ont fait connaître les anthropologues et les historiens ; qu’elle témoigne, en revanche, d’une forme de société advenue en Occident à une date relativement récente, compte tenu de l’étendue de l’histoire de l’humanité ; que, cette forme, il importe justement de la distinguer des formes antérieures et, qu’à ne

pas le faire, la science s’avère impuissante à élucider et justifier son fondement. Ainsi, nul doute qu’une critique de ce genre ne nous reconduise dans l’orbite de la philosophie politique. La recherche que suscite la différence des formes de société, celle des catégories qui permettent d’en rendre raison et de fonder le jugement politique furent à son origine et sont demeurées, tant qu’elle était vivante, au cœur de son entreprise. Cette recherche interdit de désigner la politique comme un secteur particulier de la vie sociale, elle implique au contraire la notion d’un principe ou d’un ensemble de principes générateurs des relations que les hommes entretiennent entre eux et avec le monde. Le plus éloquent témoignage de ce dessein est sans doute le plus ancien. Ce que je viens d’appeler forme de société, Platon (ou Socrate) fut sans doute le premier à en forger l’idée à l’examen de la politeia. Nous sommes accoutumés à traduire le mot par régime. Il est à présent pris dans une acception restrictive qui risque de nous égarer. Comme l’a fait justement observer Léo Strauss, le mot ne mérite d’être retenu que si nous lui conservons toute la résonance qu’il gagne quand on l’emploie dans l’expression d’Ancien Régime. Alors se combinent l’idée d’un type de constitution et celle d’un style d’existence ou d’un mode de vie. Encore faut-il préciser le sens de ces termes, à l’invitation de Strauss. Constitution n’est pas à prendre dans son acception juridique, mais à entendre comme « forme de gouvernement » – au sens anglo-saxon du terme ; je me risquerai à dire comme la structure, conçue comme légitime, du pouvoir, dans ses fonctions exécutive, législative et judiciaire (qu’elles soient ou non explicitement différenciées), qui conditionne elle-même la distinction légitime des statuts sociaux. Quant à style d’existence ou mode de vie, ces termes devraient évoquer tout ce qui peut se trouver mis en jeu dans une expression telle que american way of life : des mœurs et des croyances qui témoignent d’un ensemble de normes implicites commandant la notion de ce qui est

juste et injuste, bien et mal, désirable et indésirable, noble et bas. De fait, l’enquête conduite par Platon dans la République – dont il faut rappeler qu’elle était guidée par la recherche de ce que serait en théorie le bon régime –, loin de fixer les limites de la politique, mobilisait une interrogation qui portait tout à la fois sur l’origine du pouvoir et les conditions de sa légitimité, sur la relation commandement-obéissance dans toute l’étendue de la société, sur les rapports de la cité et de l’étranger, sur les besoins sociaux et la répartition des activités professionnelles, sur la religion, sur les fins respectives de l’individu et du corps social – cela jusqu’à faire reconnaître une analogie entre la constitution de la psyché et la constitution de la polis, et enfin, ce qui n’est pas moins remarquable, jusqu’à suggérer que le discours sur la politeia, plus généralement le dialogue mettait en jeu des rapports de caractère politique. Platon, on le sait, ne pensait pas que tout fût politique ; il ne confondait pas la relation du père et de l’enfant, celle du maître et du disciple, celle du chef de maison (oikos) et de ses esclaves ou de ses dépendants avec la relation du détenteur du pouvoir dans la cité et des citoyens ; pas davantage n’affirmait-il que l’éducation ou la religion fussent réductibles à leur fonction politique. En outre, loin de juger que les mêmes principes décidaient du bien de la cité et de celui de l’homme, il suggérait entre l’un et l’autre une discordance dernière, n’hésitant pas à affirmer l’excellence de la vie philosophique en regard de la vie politique. Quelles que soient les difficultés que soulève l’interprétation de la République, la seule lecture dont on ne puisse douter qu’elle soit radicalement erronée est celle qu’en ont faite certains de nos contemporains pour découvrir en elle la première expression d’une théorie totalitaire. La méprise vaut la peine d’être signalée parce qu’elle procède de l’impuissance à accueillir l’idée d’une nécessaire institution

politique du social, l’idée d’un espace qui soit, en dépit de son hétérogénéité interne, sensible à soi dans toute son étendue – ou de l’impuissance à concevoir quelque unité sans imaginer une force de coercition appliquée à ramener dans un même moule les divers modes d’activités, les comportements et les croyances, et, du même coup, à assujettir les individus à la volonté d’un maître. Cette disposition d’esprit implique, par-delà la méconnaissance de l’œuvre de Platon, celle du dessein de la philosophie politique en général, et incite à s’interroger sur ses origines. Nous venons de rappeler la rupture qu’a opérée la science politique avec la philosophie politique : mais, en l’occurrence, il convient de discerner une rupture d’un autre caractère, quoiqu’elle ne soit pas étrangère à cette dernière : celle qu’a inaugurée la conception marxiste de l’histoire. Elle fait plus que privilégier l’analyse des rapports de production et des rapports de classes. Celle-ci est censée rendre raison de l’origine de la politique, de la morale, du droit et de la religion – voire, non sans contradiction manifeste, de la science – et de leurs caractères particuliers à chaque étape de l’évolution de l’humanité. Le fait est qu’une telle théorie – nous ne sommes pas le premier à l’observer – à la fois emprunte à la philosophie et à la science une part de leur projet. A cette dernière, elle s’apparente, par la revendication de la connaissance objective, dans le moment même où elle transgresse ses principes par sa prétention à détenir le point de vue de la totalité. De la philosophie politique, elle conserve l’ambition de distinguer des « formations sociales », mais, dans le même temps, s’en sépare radicalement en forgeant la notion d’une réalité qui contiendrait son propre sens, de telle sorte que les rapports humains se constitueraient originairement en l’absence de la représentation d’une identité commune, d’un pouvoir qui en soit le garant et d’une loi qui assigne à celui-ci son origine et sa compétence, comme elle assigne au groupe et à chacun son nom et sa place dans le

monde. Puisque nous évoquons ces problèmes dans quelques-uns de nos essais, et que nous en avons longuement discuté ailleurs, il nous paraît inutile de nous attarder sur la critique du marxisme. Bornonsnous donc à attirer l’attention sur le phénomène curieux et décevant que nous croyons observer à présent : bien que se soit opéré depuis un certain nombre d’années, en France notamment, depuis le début des années 70, un détachement du marxisme, en conséquence de l’effondrement du mythe du socialisme soviétique ou chinois, la réhabilitation d’une pensée du politique n’en a bénéficié que dans des cercles étroits. Tout s’est passé comme si la condamnation du totalitarisme devait impliquer celle du politique comme tel ; comme si la découverte, enfin venue, d’un régime dans lequel un pouvoir toutpuissant anéantit les libertés des citoyens, traque les individus jusque dans l’intimité de leur vie, tend à assujettir les conduites et les croyances à des normes communes, et, quand des hommes lui résistent, les parque dans des camps de concentration, permettait de voir, sous un verre grossissant, les maléfices de tout pouvoir, la fonction réelle de la loi comme instrument de « normalisation » des comportements et, somme toute, la vocation totalitaire de l’État moderne. De cette disposition, la conséquence est un retour bruyant aux vérités intemporelles de la religion ou de la morale, une critique bavarde de l’histoire en tant que telle, de la dialectique, de la totalité, de la révolution, de tout ce qui apparaît comme les fantasmes de la génération de l’après-guerre – sans autre ressort, en fin de compte, qu’un renversement du discours autrefois dominant. Sans doute les leçons qu’on souhaite tirer du totalitarisme et de l’aveuglement qu’il a suscité sont-elles parfois moins naïves. Mais l’on peut se demander ce que la subtilité nous fait vraiment gagner, quand elle aboutit à une restauration du rationalisme combiné avec l’humanisme libéral, dans une ignorance délibérée de ce que fut entre

les deux guerres l’incapacité de celui-ci à comprendre l’aventure qui était en train de se jouer dans le monde et, en particulier, à sonder les gouffres d’où jaillissaient les identifications collectives et les désirs de mort ; son incapacité à saisir le lien entre le déchaînement de l’individualisme et de la compétition économique avec l’attraction du collectivisme fasciste ou communiste. Comme on peut encore se demander quelle est la fécondité d’un retour à l’éthique kantienne ou post-kantienne, quand celle-ci – dissociée, au demeurant, de la théorie de la connaissance à laquelle elle était articulée – permet d’écarter toute réflexion sur l’insertion du sujet dans le monde et l’histoire qu’il interroge et sur l’enracinement de la connaissance, connaissance de soi et connaissance de l’autre, dans une matrice inconsciente. A peine est-il besoin d’y insister, nos explorations, si brèves soientelles, supposent que nous ne cédions pas à l’attrait de ces petits ports que d’autres construisent à la hâte, selon des recettes trouvées dans des manuels. Penser le politique en notre temps requiert une sensibilité à l’historique que n’annule pas, mais que rend au contraire plus nécessaire l’abandon de la fiction hégélienne ou marxiste de l’histoire. Ce n’est qu’en scrutant les signes du nouveau, qu’en se demandant ce qui advient avec la formation et le développement de la démocratie moderne – et, par exemple, pour évoquer des thèmes qui sont précisément abordés dans ce livre : ce que met en jeu la séparation de principe de l’État et de la société civile, l’essor des revendications formulées en conséquence de l’affirmation des droits de l’homme, la notion de l’individu, le retrait de la religion hors de la sphère du social et les modes de survivance de la croyance – ce n’est qu’en cherchant à déchiffrer le déplacement des foyers de conflits, le transfert des ambiguïtés de la démocratie d’une époque à l’autre, l’évolution du débat qui accompagne le changement et qui en est pour une part constitutif, que nous avons quelque chance de prendre la mesure du

politique, comme d’autres ont su le faire dans le passé, à partir d’une expérience différente, et, quelques-uns, avec une acuité et une audace incomparables. Paradoxe, dira-t-on, que de se rattacher à la tradition première de la philosophie politique et de supposer que notre expérience peut nous dévoiler ce qui était hors de la portée des philosophes de l’Antiquité. Nous pourrions répondre que ce paradoxe n’est pas neuf, qu’après tout les œuvres d’un Machiavel, d’un Montesquieu ou d’un Tocqueville en témoignent déjà. Mais mieux vaut faire face à la question, sans en appeler à des témoins qui sont eux-mêmes parfois la cible des critiques de l’historicisme ; mieux vaut assumer franchement ce paradoxe et affirmer qu’il soutient l’exercice même de la pensée. De fait, l’alternative entre l’historicisme et une philosophie de la nature humaine ou une philosophie traditionnelle de la transcendance, dans laquelle on voudrait nous enfermer, paraît bien l’indice d’une pensée qui s’ignore elle-même. Rien de ce que l’on oppose à l’historicisme – à bon droit, lorsque, érigé en thèse, il ruine toute prétention à franchir les limites temporelles de la connaissance – ne saurait valoir contre l’expérience d’un avènement de la pensée à elle-même qui se fait à l’épreuve de ce qui lui advient du dehors, en conséquence de son inscription dans un monde social-historique. Et, pareillement, rien de ce que l’on peut justement opposer à l’idée d’une nature humaine, ou à celle d’un Sujet inconditionné, conscience pure ou volonté pure, ne saurait valoir contre l’expérience que fait la pensée d’un pouvoir originaire de discrimination du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du bien et du mal – ou, comme le dit encore Platon, de ce qui est noble et de ce qui est bas –, d’une exigence de juger et d’être jugé – expérience qui atteste une visée de l’universel. Aussi bien, quand nous associions ces mots : penser, repenser le politique, nous énoncions délibérément l’idée d’une tâche qui demeure la même depuis qu’elle a

été formulée et qui, cependant, est toujours à reprendre, d’une époque à l’autre, parce que le savoir qu’elle procure ne saurait se défaire de ce qui se donne pour chacun à interroger de sa propre place. Voilà qui nous incite à nous situer par rapport à Hannah Arendt, l’un des rares écrivains à vouloir redonner plein sens à la notion du politique. Nous partageons sa conviction que les événements du siècle au premier rang desquels l’essor des régimes totalitaires sont sans précédent, et qu’ils créent à la pensée l’exigence d’un nouveau départ. Mais non pas cette autre conviction que de tels événements ont ruiné toutes les catégories de la pensée occidentale et que la réflexion doit désormais s’exercer en rupture avec l’enseignement entier de la philosophie politique – présomption, il est vrai, heureusement contredite par le débat qu’elle ne cesse d’entretenir avec les grands auteurs du passé. Arendt, il est vrai, récuse, comme nous-même, les termes de l’alternative que nous mentionnions : elle rejette l’historicisme et pareillement la représentation d’une nature humaine, mais de telle manière qu’elle se soustrait à la tension qui mobilise la pensée. Nous ne confondons pas son entreprise avec celle de contemporains dont nous observions qu’ils se dérobent devant l’exigence de l’interprétation. Mais, à l’interprétation, elle n’ouvre ellemême la voie que pour lui assigner des bornes arbitraires. De fait, sa résolution de se détacher de toute tradition – ou, démarche plus subtile, de ne revenir à leur source que pour mieux discerner l’absolue nouveauté du présent – va de pair avec la certitude de détenir la définition du politique. Ainsi, toutes ses investigations sont subordonnées à l’idée claire et distincte de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas. De là, comme on le sait, ses oppositions tranchées, notamment entre la sphère du social et la sphère du politique, entre l’ordre de la nature, de la vie, de la nécessité, du travail et l’ordre de la culture, de la liberté et de l’action ; entre le domaine privé et le

domaine public ; entre l’existence de l’individu et celle du citoyen. Et de là, enfin, son assurance dans la critique de la corruption croissante de la démocratie moderne et dans la détection des événements qui feraient advenir de son sein même le totalitarisme. Tout autre est notre démarche dans les essais qu’on va lire. Nous cherchons, en suivant quelques chemins, l’empreinte du politique dans des faits, des actes, des représentations, des rapports que nous n’avons pas assignés d’office à tel ou tel registre déterminé de notre « condition ». Attentif aux signes de la répétition comme à ceux du nouveau, nous nous attachons à déceler la dimension symbolique du social.

PREMIÈRE PARTIE

SUR LA DÉMOCRATIE MODERNE

La question 1 de la démocratie Mon propos est de contribuer et d’inciter à une restauration de la philosophie politique. Nous sommes quelques-uns à cheminer dans le même sens. Sans doute ce petit nombre s’accroît-il depuis quelque temps. Toutefois, il faut convenir qu’une telle tâche n’a pas encore rencontré beaucoup d’échos. Ce qui m’étonne, c’est que la plupart de ceux qui seraient les mieux capables de s’y adonner, en raison de leur tempérament intellectuel qui les incline à rompre avec des croyances dogmatiques, de leur culture philosophique, de leur souci de trouver dans les événements de notre monde du sens, quelle que soit leur confusion, ceux dont on attendrait le souci de se déprendre des idéologies dominantes et rivales, pour déchiffrer, au moins, les conditions d’un devenir de la liberté, éclairer, au moins, les obstacles auxquels ils se heurtent, ceux-là manifestent, continuent de manifester un aveuglement obstiné au politique. Liberté, ce simple mot que je viens de prononcer, nous le voyons le plus souvent banni du langage savant, renvoyé au langage vulgaire, à moins qu’il ne serve d’enseigne à un petit groupe d’intellectuels qui déclarent avoir choisi leur camp et se suffisent de l’anticommunisme. Laissons là ces derniers dont l’espèce

n’est pas nouvelle, quelque bruit qu’elle fasse. M’importent davantage des intellectuels, des philosophes qui revendiquent leur insertion dans la gauche ou l’extrême gauche. Vivant dans une époque où s’est déployée une nouvelle forme de société, sous le signe, d’une part, du fascisme, de l’autre, du socialisme, ils ne veulent pas penser, percevoir ce formidable événement. Pour ce faire, il leur faudrait assurément redonner sens à l’idée de la liberté. Mais la voilà par eux abandonnée au vague de l’opinion, pour le motif, apparemment, que chacun lui prête les traits qui conviennent à ses vœux ou à ses intérêts. Or, ce n’est pas de l’opinion qu’ils se retranchent ainsi, en quête qu’ils seraient d’une connaissance rigoureuse, c’est de la philosophie politique. Car celle-ci n’eut jamais d’autre ressort que le désir de s’affranchir de la servitude des croyances collectives, de conquérir la liberté de penser la liberté dans la société ; elle a toujours eu en vue la différence d’essence entre régime libre et despotisme, ou bien tyrannie. Alors que nous sommes confrontés à l’essor d’un nouveau type de despotisme (aussi nouveau en regard des anciens despotismes, remarquons-le, que l’est la démocratie moderne en regard de la démocratie antique), d’un despotisme à vocation mondiale, en outre, celui-ci se fait invisible. Quand ils entendent le mot totalitarisme, des philosophes demandent : De quoi parlez-vous ? S’agit-il d’un concept ? Quelle définition en donnez-vous ? La démocratie ne recouvre-t-elle pas la domination et l’exploitation d’une classe par une autre, l’uniformisation de la vie collective, le conformisme de masse ? Sur quel critère fondez-vous la distinction entre démocratie et totalitarisme ? A supposer que l’histoire ait engendré un monstre, quelle est la cause de la mutation ? Est-elle économique, technique, ou tient-elle au progrès de la bureaucratie étatique ? Je m’étonne, disais-je : Est-il possible de manier avec subtilité la différence ontologique, de rivaliser de prodiges dans l’exploitation combinée de Heidegger, Lacan, Jakobson et Lévi-Strauss,

et de revenir au réalisme le plus outrecuidant, dès qu’il s’agit de politique ? Certes, le marxisme est passé par là ; il a brisé le rapport qu’entretenait la philosophie avec la naïveté ; il a enseigné que l’institution d’un système concentrationnaire, l’extermination de millions d’hommes, la suppression des libertés d’association et d’expression, l’abolition du suffrage universel, ou sa conversion en une farce qui fournit 99 % des voix à la liste d’un parti unique, ne renseignaient pas sur la nature de la société soviétique. Mais le plus remarquable est que le dépérissement de cette idéologie n’a guère libéré la pensée, ne lui a pas rouvert le chemin de la philosophie politique. Une fois admis que ce n’est pas le socialisme, ou, comme on dit drôlement, le véritable socialisme, qui s’édifie en URSS, en Europe de l’Est, en Chine, au Vietnam, au Cambodge ou à Cuba, combien demeurent hantés par le fantôme d’une bonne théorie qui livrerait les lois du développement des sociétés et d’où se déduirait la formule d’une pratique rationnelle ? Dans le meilleur des cas, on voit s’exprimer de la sympathie à l’égard des dissidents persécutés sous les régimes communistes, ou à l’égard de soulèvements populaires. Mais ce sentiment ne trouble pas durablement la pensée. Elle répugne à découvrir la liberté dans la démocratie, puisque celle-ci est définie comme bourgeoise. Elle répugne à découvrir la servitude dans le totalitarisme. Encore serait-il erroné de s’en tenir à la critique du marxisme. Repenser le politique requiert une rupture avec le point de vue de la science en général, et, notamment, avec le point de vue qui est venu à s’imposer dans ce qu’on nomme les sciences politiques et la sociologie politique. Politologues et sociologues, pour leur part, ne cherchent pas à loger la politique au registre d’une superstructure, dont la fondation se découvrirait au niveau supposé réel des rapports de production. Ils se

procurent leur objet de connaissance, à partir de la construction ou de la délimitation du fait politique, considéré comme fait particulier, distinct d’autres faits sociaux particuliers : économique, juridique, esthétique, scientifique, ou bien purement social, au sens où le mot désigne les modes de relation entre groupes ou classes. Une telle perspective suppose qu’on se donne en sous-main la référence à l’espace dénommé société. Celle-ci, on prétend l’inventorier ou la reconstruire, en posant des termes, en les articulant, en forgeant des systèmes particuliers de relations, voire en les combinant dans un système global, comme si l’observation ou la construction ne dérivait pas d’une expérience de la vie sociale, à la fois primordiale et singulièrement façonnée par notre insertion dans un cadre historiquement et politiquement déterminé. Or, observons aussitôt une conséquence de cette fiction : les sociétés démocratiques modernes se caractérisent, entre autres, par la délimitation d’une sphère d’institutions, de relations, d’activités qui apparaît comme politique, distincte d’autres sphères qui apparaissent comme économique, juridique, etc. Politologues et sociologues trouvent dans ce mode d’apparaître du politique la condition de la définition de leur objet et de leur démarche de connaissance, sans interroger la forme de société dans laquelle se présente et se voit légitimé le clivage de divers secteurs de la réalité. Cependant, que quelque chose comme la politique en soit venu à se circonscrire à une époque, dans la vie sociale, a précisément une signification politique, une signification qui n’est pas particulière, mais générale. C’est la constitution de l’espace social, c’est la forme de la société, c’est l’essence de ce qu’on nommait autrefois la cité qui est mise en jeu avec cet événement. Le politique se révèle ainsi non pas dans ce qu’on nomme l’activité politique, mais dans ce double mouvement d’apparition et d’occultation du mode d’institution de la société. Apparition, en ce sens qu’émerge à la

visibilité le procès par lequel s’ordonne et s’unifie la société, à travers ses divisions ; occultation, en ce sens qu’un lieu de la politique (lieu où s’exerce la compétition des partis et où se forme et se renouvelle l’instance générale de pouvoir) se désigne comme particulier, tandis que se trouve dissimulé le principe générateur de la configuration de l’ensemble. Cette seule observation incite à faire retour à la question qui guidait autrefois la philosophie politique : qu’en est-il de la différence des formes de sociétés ? Penser le politique requiert une rupture avec le point de vue de la science politique, parce que celle-ci naît de la suppression de cette question. Elle naît d’une volonté d’objectivation, dans l’oubli qu’il n’y a pas d’éléments ou de structures élémentaires, pas d’entités (classes ou segments de classes), pas de rapports sociaux, ni de détermination économique ou technique, pas de dimensions de l’espace social qui préexisteraient à leur mise en forme. Celle-ci est en même temps une mise en sens et une mise en scène. Mise en sens car l’espace social se déploie comme espace d’intelligibilité, s’articulant suivant un mode singulier de discrimination du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du licite et de l’interdit, du normal et du pathologique. Mise en scène, car cet espace contient une quasi-représentation de lui-même dans sa constitution aristocratique, monarchique ou despotique, démocratique ou totalitaire. Comme on le sait, cette volonté d’objectivation a, d’autre part, pour corollaire la position d’un Sujet capable d’effectuer des opérations de connaissance qui ne doivent rien à son implication dans la vie sociale – Sujet neutre, occupé à détecter des relations de causalité entre les phénomènes, ou des lois d’organisation et de fonctionnement de systèmes et de soussystèmes sociaux. La fiction de ce Sujet ne s’expose pas seulement à l’argument d’une sociologie critique ou du marxisme, qui dénonce la coupure entre les jugements de fait et les jugements de valeur et

montre que l’analyste procède en fonction de la perspective que lui impose la défense de ses intérêts économiques ou culturels ; un tel argument se heurte, au demeurant, si bien fondé soit-il, à des limites que nous n’examinerons pas ici. Elle fait méconnaître que la pensée qui s’attache à quelque forme que ce soit de la vie sociale est aux prises avec un matériau qui contient sa propre interprétation, dont la signification est constitutive de sa nature. En assignant le Sujet à la neutralité, elle le prive de penser une expérience qui s’engendre et s’ordonne en raison d’une conception implicite des rapports des hommes entre eux et d’une conception de leurs rapports avec le monde. Elle lui interdit de penser ce qui est pensé dans toute société et lui donne son statut de société humaine : la différence entre la légitimité et l’illégitimité, entre la vérité et le mensonge, l’authenticité et l’imposture, la recherche de la puissance ou de l’intérêt privé et la recherche du bien commun. Léo Strauss a trop bien dénoncé ce qu’on pourrait nommer la castration de la pensée politique sous l’effet de l’essor des sciences sociales et du marxisme pour que nous nous étendions sur ce sujet. Qu’on se reporte à la critique qui ouvre Droit naturel et Histoire. Je dirai seulement que si l’on ne veut rien savoir des distinctions qui fondent l’exercice de la pensée, sous le prétexte qu’on ne saurait produire leur critère, si l’on prétend ramener la connaissance dans les limites de la science objective, l’on rompt avec la tradition philosophique ; faute de prendre le risque de juger, on perd le sens d’une différence entre les formes de sociétés. Le jugement de valeur renaît alors hypocritement sous le couvert d’une hiérarchisation des déterminants du supposé réel, ou bien s’affirme arbitrairement dans l’énoncé brut des préférences.

Je souhaiterais à présent attirer l’attention sur ce que signifie repenser le politique dans notre temps.

L’essor du totalitarisme, tant dans la variante fasciste, à présent détruite, mais dont rien ne nous permet de dire qu’elle ne réapparaîtra pas dans l’avenir, que dans la variante qui se couvre du nom de socialisme, dont le succès n’a fait que s’étendre, nous met en demeure de réinterroger la démocratie. Contrairement à une opinion répandue, le totalitarisme ne résulte pas d’une transformation du mode de production. Inutile de le démontrer sur le cas du fascisme allemand ou italien, qui s’est accommodé du maintien d’une structure capitaliste, quelque changement qu’elle ait connu avec l’accroissement de l’intervention de l’État dans l’économie. Mais du moins importe-t-il de rappeler que le régime soviétique avait acquis ses traits distinctifs avant l’époque de la socialisation des moyens de production et de la collectivisation. C’est d’une mutation politique, d’une mutation d’ordre symbolique, dont témoigne au mieux le changement de statut du pouvoir, que surgit le totalitarisme moderne. Dans les faits, un parti s’élève, se présentant comme d’une autre nature que les partis traditionnels, comme porteur des aspirations du peuple entier et détenteur d’une légitimité qui le met au-dessus des lois ; il s’empare du pouvoir en détruisant toutes les oppositions ; le nouveau pouvoir n’a de comptes à rendre à personne, il se soustrait à tout contrôle légal. Mais peu importe, pour notre propos, le cours des événements, je m’intéresse aux traits les plus caractéristiques de la nouvelle forme de société. Il s’opère une condensation entre la sphère du pouvoir, la sphère de la loi et la sphère du savoir. La connaissance des fins dernières de la société, des normes qui régissent les pratiques sociales, devient la propriété du pouvoir tandis que celui-ci s’avère lui-même l’organe d’un discours qui énonce le réel comme tel. Le pouvoir incorporé dans un groupe, et à son plus haut degré dans un homme, se combine avec un savoir également incorporé, tel que rien désormais ne peut le fracturer. La théorie – ou sinon la théorie, l’esprit du

mouvement, comme dans le nazisme –, encore qu’elle fasse feu de tout bois, suivant les circonstances, se tient en deçà de tout démenti de l’expérience. L’État et la société civile sont censés se confondre ; entreprise qui s’effectue par le truchement du Parti, omniprésent, qui diffuse partout l’idéologie dominante et les consignes du pouvoir au gré des circonstances, et par la formation de multiples microcorps (organisations en tous genres dans lesquelles se reproduit la socialisation artificielle et les rapports de pouvoir conformes au modèle général). Une logique de l’identification est mise en œuvre, commandée par la représentation d’un pouvoir incarnateur. Le prolétariat ne fait qu’un avec le peuple, le Parti avec le prolétariat, le bureau politique et l’egocrate, enfin, avec le Parti. Tandis que s’épanouit la représentation d’une société homogène et transparente à elle-même, celle d’un peuple-un, la division sociale, dans tous ses modes, est niée, en même temps que sont récusés tous les signes d’une différence de croyances, d’opinions, de mœurs. Si l’on peut user du terme de despotisme pour qualifier ce régime, c’est à la condition de préciser qu’il est moderne, différent de toutes les formes qui l’ont précédé. Car le pouvoir ne fait pas signe vers un au-delà du social : c’est un pouvoir qui règne comme s’il n’avait rien en dehors de lui, comme s’il était sans limites (ces limites que pose l’idée d’une loi ou celle d’une vérité qui vaudrait par elle-même), en se rapportant à une société qui est pareillement censée n’avoir rien en dehors d’elle, censée s’accomplir comme société produite par les hommes qui la peuplent. La modernité du totalitarisme se désigne en ceci qu’il combine un idéal radicalement artificialiste avec un idéal radicalement organiciste. L’image du corps se conjugue avec celle de la machine. La société se présente comme une communauté dont les membres sont rigoureusement solidaires, en même temps qu’elle est supposée se construire jour après jour, qu’elle est tendue vers un but – la création

de l’homme nouveau –, qu’elle vit dans un état de mobilisation permanente. Négligeons d’autres traits que nous avons soulignés amplement ailleurs, notamment le phénomène de la production-élimination de l’ennemi (l’ennemi de l’intérieur étant défini comme agent de l’ennemi de l’extérieur, comme parasite du corps, ou comme perturbateur du fonctionnement de la machine). Ne cherchons pas non plus à mettre ici en évidence les contradictions auxquelles se heurte le totalitarisme. Ce schéma à peine esquissé permet déjà de réexaminer la démocratie. C’est sur le fond du totalitarisme qu’elle acquiert un nouveau relief, qu’il s’avère impossible de la réduire à un système d’institutions. Elle apparaît à son tour comme une forme de société ; et la tâche s’impose de comprendre ce qui fait sa singularité, et ce qui en elle se prête à son renversement, à l’avènement de la société totalitaire. Une telle recherche peut tirer grand parti des travaux de Tocqueville. Ce qui le distingue de la plupart de ses contemporains, en effet, c’est qu’il visait déjà la démocratie comme une forme de société, et, cela, parce qu’elle se détachait déjà, à ses yeux, sur un fond : la société d’où elle émergeait, qu’il appelle – d’un terme qu’il n’est pas opportun de discuter – la société aristocratique. Tocqueville nous aide à déchiffrer l’aventure de la démocratie moderne, en nous incitant à nous reporter à son amont, tandis que nous scrutons ce qui se produit ou risque de se produire à son aval. Son investigation nous importe à plusieurs égards. Il a l’idée d’une grande mutation historique, encore que ses prémisses en soient posées depuis longtemps ; il a l’idée d’une dynamique irréversible. Bien qu’il cherche le principe générateur de la démocratie dans l’état social – l’égalité des conditions –, il explore le changement dans toutes les directions, s’intéresse aux liens sociaux et aux institutions politiques, à l’individu, aux mécanismes de l’opinion, aux formes de la sensibilité et aux formes de la connaissance, à la

religion, au droit, au langage, à la littérature, à l’histoire, etc. Cette exploration l’induit à détecter les ambiguïtés de la révolution démocratique dans tous les domaines, à pratiquer une sorte de fouille dans la chair du social. A chaque moment de son analyse, il est amené à dédoubler son observation, à passer de la face à l’envers du phénomène, à dévoiler la contrepartie du positif – ce qui se fait signe nouveau de liberté – ou du négatif – ce qui se fait signe nouveau de servitude. Devenu penseur à la mode depuis peu, Tocqueville est défini comme le théoricien pionnier du libéralisme politique moderne. Mais autrement importante nous paraît son intuition d’une société affrontée à la contradiction générale que libère la disparition d’un fondement de l’ordre social. Cette contradiction, il la poursuit notamment à l’examen de l’individu, soustrait qu’il est désormais aux anciens réseaux de dépendance personnelle, promis à la liberté de juger et d’agir selon ses propres normes et, d’un autre côté, isolé, démuni, happé du même coup par l’image de ses semblables, trouvant dans son agglutination avec eux un moyen d’échapper à la menace de dissolution de son identité ; – à l’examen de l’opinion, conquérant son droit à l’expression et à la communication et, simultanément, devenant une force en soi, se détachant des sujets, pensant, parlant, pour s’ériger au-dessus d’eux comme une puissance anonyme ; – à l’examen de la loi, ramenée qu’elle est au pôle de la volonté collective, accueillant les exigences nouvelles qui naissent du changement des pratiques et des mentalités et, en conséquence de l’égalité des conditions, vouée toujours davantage à un ouvrage d’uniformisation des normes de comportement ; – ou encore à l’examen du pouvoir, affranchi de l’arbitraire qui s’attachait à un gouvernement personnel, mais, d’autre part, en cela même qu’il anéantit tous les foyers particuliers d’autorité, qu’il apparaît comme le pouvoir de personne, sinon abstraitement

comme celui du peuple, risquant de devenir sans limites, omnipotent, d’assumer une vocation à prendre en charge le détail de la vie sociale. Cette contradiction, interne à la démocratie, je ne dis pas que Tocqueville en fait une analyse incontestable, mais il ouvre une voie des plus fécondes qui a été abandonnée. Sans évoquer les difficultés dans lesquelles il s’embarrasse – dont j’ai donné quelque idée dans un 2 article de Libre – je me borne ici à observer que son exploration s’arrête le plus souvent à ce que j’appelais la contrepartie de chaque phénomène jugé caractéristique de la nouvelle société, au lieu de se poursuivre en quête de la contrepartie de la contrepartie. Il est vrai, un siècle et demi s’est écoulé depuis la publication de De la démocratie en Amérique. Aussi bien bénéficions-nous d’une expérience qui nous donne la capacité de déchiffrer ce que son auteur ne pouvait qu’entrevoir. Mais ce n’est pas seulement le défaut de cette expérience qui fait la limite de son interprétation ; c’est, je crois, une résistance intellectuelle (liée à un préjugé politique) devant l’inconnue de la démocratie. Faute de pouvoir développer ici ma critique, je dirai seulement que Tocqueville, dans son souci de mettre en évidence l’ambiguïté des effets de l’égalité des conditions, s’applique le plus souvent à déceler une inversion du sens : l’affirmation nouvelle du singulier s’efface sous le règne de l’anonymat ; l’affirmation de la différence (des croyances, des opinions, des mœurs) sous le règne de l’uniformité ; l’esprit de novation se stérilise dans la jouissance des biens matériels, ici et maintenant, et la pulvérisation du temps historique ; la reconnaissance du semblable par le semblable s’abîme devant le surgissement de la société comme entité abstraite, etc. Ce qu’il néglige, que nous sommes en mesure d’observer, c’est le travail qui se fait ou se refait à chaque fois depuis le second pôle où se pétrifie la vie sociale. C’est ce que révèle l’avènement de manières de penser, de modes d’expression qui se reconquièrent contre l’anonymat, contre

le langage stéréotypé de l’opinion, par exemple ; c’est l’essor de revendications, de luttes pour des droits qui mettent en échec le point de vue formel de la loi ; c’est l’irruption d’un sens neuf de l’histoire et le déploiement des multiples perspectives de la connaissance historique, en conséquence de la dissolution de la durée quasi organique, autrefois appréhendée à travers les coutumes et les traditions ; c’est l’hétérogénéité croissante de la vie sociale qui accompagne la domination de la société et de l’État sur les individus. A coup sûr, nous nous tromperions à notre tour si nous prétendions arrêter l’exploration à la contrepartie de la contrepartie. Bien plutôt devons-nous reconnaître que, tant que l’aventure démocratique se poursuit et que les termes de la contradiction se déplacent, le sens de ce qui advient demeure en suspens. La démocratie se révèle ainsi la société historique par excellence, société qui, dans sa forme, accueille et préserve l’indétermination, en contraste remarquable avec le totalitarisme qui, s’édifiant sous le signe de la création de l’homme nouveau, s’agence en réalité contre cette indétermination, prétend détenir la loi de son organisation et de son développement, et se dessine secrètement dans le monde moderne comme société sans histoire. Cependant, nous resterions encore dans les limites d’une description si nous nous contentions de prolonger les analyses de Tocqueville, alors même que celles-ci incitent déjà à repérer les traits qui pointent en direction de la formation d’un nouveau despotisme. L’indétermination dont nous parlions n’est pas de l’ordre des faits empiriques, de ces faits qu’on pourrait voir naître d’autres faits, de caractère économique ou bien social, comme l’égalité progressive des conditions. De même que la naissance du totalitarisme défie toute explication qui rabattrait l’événement au ras de l’histoire empirique, la

naissance de la démocratie signale une mutation d’ordre symbolique, dont témoigne, au mieux, la nouvelle position du pouvoir. Je me suis efforcé, en plusieurs occasions, d’attirer l’attention sur cette mutation. Qu’il suffise à présent de mettre en évidence quelquesuns de ses aspects. La singularité de la démocratie ne devient pleinement sensible qu’à se souvenir de ce que fut le système monarchique sous l’Ancien Régime. En vérité, il ne s’agit pas de revenir d’un oubli, mais de remettre au centre de la réflexion ce qui a été méconnu, en raison d’une perte du sens du politique. C’est en effet dans le cadre de la monarchie, d’une monarchie d’un type particulier, à l’origine se développant dans une matrice théologico-politique, donnant au prince une puissance souveraine dans les limites d’un territoire et en même temps faisant de lui une instance séculière et un représentant de Dieu, que se sont esquissés les traits de l’État et de la nation, et une première séparation entre la société civile et l’État. Loin de se réduire à une institution superstructurelle, dont la fonction dériverait de la nature du mode de production, la monarchie, par son ouvrage de nivellement et d’unification du champ social et, simultanément, par son inscription dans ce champ, a rendu possible le développement de relations marchandes et un mode de rationalisation des activités qui conditionnaient l’essor du capitalisme. Dans la monarchie, le pouvoir était incorporé dans la personne du prince. Cela ne veut pas dire qu’il détenait une puissance sans limites. Le régime n’était pas despotique. Le prince était un médiateur entre les hommes et les dieux, ou bien, sous l’effet de la sécularisation et de la laïcisation de l’activité politique, un médiateur entre les hommes et ces instances transcendantes que figuraient la souveraine Justice et la souveraine Raison. Assujetti à la loi et au-dessus des lois, il condensait dans son corps, à la fois mortel et immortel, le principe de la génération et de l’ordre du royaume. Son pouvoir faisait signe vers un

pôle inconditionné, extramondain, en même temps qu’il se faisait, dans sa personne, le garant et le représentant de l’unité du royaume. Celuici se voyait lui-même figurer comme un corps, comme une unité substantielle, de telle sorte que la hiérarchie de ses membres, la distinction des rangs et des ordres, paraissait reposer sur un fondement inconditionné. Incorporé dans le prince, le pouvoir donnait corps à la société. Et, de ce fait, il y avait un savoir latent, mais efficace, de ce qu’était l’un pour l’autre, dans toute l’étendue du social. En regard de ce modèle, se désigne le trait révolutionnaire et sans précédent de la démocratie. Le lieu du pouvoir devient un lieu vide. Inutile d’insister sur le détail du dispositif institutionnel. L’essentiel est qu’il interdit aux gouvernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. Son exercice est soumis à la procédure d’une remise en jeu périodique. Il se fait au terme d’une compétition réglée, dont les conditions sont préservées d’une façon permanente. Ce phénomène implique une institutionnalisation du conflit. Vide, inoccupable – tel qu’aucun individu ni aucun groupe ne peut lui être consubstantiel –, le lieu du pouvoir s’avère infigurable. Seuls sont visibles les mécanismes de son exercice, ou bien les hommes, simples mortels, qui détiennent l’autorité politique. On se tromperait à juger que le pouvoir se loge désormais dans la société, pour cette raison qu’il émane du suffrage populaire ; il demeure l’instance par la vertu de laquelle celle-ci s’appréhende en son unité, se rapporte à elle-même dans l’espace et le temps. Mais cette instance n’est plus référée à un pôle inconditionné ; en ce sens, elle marque un clivage entre le dedans et le dehors du social, qui institue leur mise en rapport ; elle se fait tacitement reconnaître comme purement symbolique. Une telle transformation en implique une série d’autres, qu’on ne saurait traiter comme de simples conséquences, car les relations de

cause à effet perdent leur pertinence dans l’ordre du symbolique. D’une part, le phénomène de désincorporation dont nous parlions s’accompagne d’une désintrication entre la sphère du pouvoir, la sphère de la loi et la sphère de la connaissance. Dès lors que le pouvoir cesse de manifester le principe de génération et d’organisation d’un corps social, dès lors qu’il cesse de condenser en lui les vertus dérivées d’une raison et d’une justice transcendante, le droit et le savoir s’affirment, vis-à-vis de lui, dans une extériorité, dans une irréductibilité nouvelles. Et, de même que la figure du pouvoir en sa matérialité, en sa substantialité, s’efface, de même que son exercice s’avère pris dans la temporalité de sa reproduction et subordonné au conflit des volontés collectives, de même l’autonomie du droit est liée à l’impossibilité d’en fixer l’essence ; on voit se déployer pleinement la dimension d’un devenir du droit, toujours dans la dépendance d’un débat sur son fondement et sur la légitimité de ce qui est établi et de ce qui doit être ; de même, l’autonomie reconnue du savoir va de pair avec un remaniement continu du procès des connaissances et une interrogation sur les fondements de la vérité. Avec la désintrication du pouvoir, du droit et de la connaissance, s’instaure un nouveau rapport au réel ; ou, à mieux dire, ce rapport se trouve garanti dans les limites de réseaux de socialisation et de domaines d’activités spécifiques ; le fait économique ou le fait technique, scientifique, pédagogique, médical, par exemple, tendent à s’affirmer, à se définir suivant des normes qui leur sont particulières sous le signe de la connaissance. Dans toute l’étendue du social, une dialectique d’extériorisation de chaque sphère d’activité est à l’œuvre, que le jeune Marx avait fort bien perçue, mais qu’il avait abusivement ramenée à une dialectique d’aliénation. Que celle-ci s’exerce dans l’épaisseur de rapports de classes, qui sont des rapports d’exploitation et de domination, ne saurait faire oublier qu’elle relève d’une nouvelle constitution

symbolique du social. Non moins remarquable s’avère la relation qui s’établit entre la compétition mobilisée par l’exercice du pouvoir et le conflit dans la société. L’aménagement d’une scène politique, sur laquelle se produit cette compétition, fait apparaître la division, d’une manière générale, comme constitutive de l’unité même de la société. Ou, en d’autres termes, la légitimation du conflit purement politique contient le principe d’une légitimité du conflit social sous toutes ses formes. Le sens de ces transformations, si l’on garde en mémoire le modèle monarchique de l’Ancien Régime, se résume en ceci : la société démocratique s’institue comme société sans corps, comme société qui met en échec la représentation d’une totalité organique. N’entendons pas pour autant qu’elle est sans unité, sans identité définie ; tout au contraire : la disparition de la détermination naturelle, autrefois attachée à la personne du prince, et à l’existence d’une noblesse, fait émerger la société comme purement sociale, de telle sorte que le peuple, la nation, l’État s’érigent en entités universelles et que tout individu, tout groupe, s’y trouve également rapporté. Mais ni l’État, ni le peuple, ni la nation ne figurent des réalités substantielles. Leur représentation est elle-même dans la dépendance d’un discours politique et d’une élaboration sociologique et historique toujours liée au débat idéologique. Rien, en outre, ne rend mieux sensible le paradoxe de la démocratie que l’institution du suffrage universel. C’est précisément au moment où la souveraineté populaire est censée se manifester, le peuple s’actualiser en exprimant sa volonté, que les solidarités sociales sont défaites, que le citoyen se voit extrait de tous les réseaux dans lesquels se développe la vie sociale pour être converti en unité de compte. Le nombre se substitue à la substance. Il est significatif au demeurant que cette institution se soit heurtée longtemps, au e XIX siècle, à une résistance, non seulement des conservateurs, mais des

bourgeois libéraux et des socialistes – résistance qu’on ne peut pas seulement imputer à la défense des intérêts de classe, mais que suscitait l’idée d’une société désormais vouée à accueillir l’irreprésentable. Dans ce bref aperçu que je donne de la démocratie, je suis contraint de négliger toute une part du développement de fait des sociétés qui se sont ordonnées selon ces principes – de ce développement qui a justifié les critiques d’inspiration socialiste. Je n’oublie nullement que les institutions démocratiques ont été constamment utilisées pour limiter à une minorité les moyens d’accès au pouvoir, à la connaissance et à la jouissance des droits. Pas davantage je n’oublie – et ce seul point mériterait une longue analyse – que l’expansion de la puissance étatique, comme le prévoyait Tocqueville (et plus généralement des bureaucraties), fut favorisée par la position d’un pouvoir anonyme. Mais j’ai choisi de mettre en évidence un ensemble de phénomènes qui me paraît, le plus souvent, méconnu. L’essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale (partout où la division s’énonçait autrefois, notamment la division entre les détenteurs de l’autorité et ceux qui leur étaient assujettis, en fonction de croyances en une nature des choses ou en un principe surnaturel). C’est ce qui m’incite à juger que se déploie dans la pratique sociale, à l’insu des acteurs, une interrogation dont nul ne saurait détenir la réponse et à laquelle le travail de l’idéologie, vouée toujours à restituer de la certitude, ne parvient pas à mettre un terme. Et voilà encore qui me conduit, non pas à trouver l’explication, mais du moins à repérer les conditions de la formation du totalitarisme. Dans une société où les

fondements de l’ordre politique et de l’ordre social se dérobent, où l’acquis ne porte jamais le sceau de la pleine légitimité, où la différence des statuts cesse d’être irrécusable, où le droit s’avère suspendu au discours qui l’énonce, où le pouvoir s’exerce dans la dépendance du conflit, la possibilité d’un dérèglement de la logique démocratique reste ouverte. Quand l’insécurité des individus s’accroît, en conséquence d’une crise économique, ou des ravages d’une guerre, quand le conflit entre les classes et les groupes s’exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, en vient à apparaître comme quelque chose de particulier au service des intérêts et des appétits de vulgaires ambitieux, bref se montre dans la société, et que du même coup celle-ci se fait voir comme morcelée, alors se développe le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un État délivré de la division. La démocratie ne fait-elle pas déjà place à des institutions, des modes d’organisation et de représentation totalitaire, demande-t-on parfois ? Assurément. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’il faut un changement dans l’économie du pouvoir pour que surgisse la forme de société totalitaire.

Pour conclure, je reviendrai à mes considérations initiales. Il me semble étrange que la plupart de nos contemporains ne sentent pas ce que doit la philosophie à l’expérience démocratique, qu’ils n’en fassent pas un thème de leur réflexion, et n’y reconnaissent pas la matrice de leur propre interrogation, qu’ils n’explorent pas cette matrice. A observer l’attrait qu’ont exercé sur de grands philosophes le nazisme, au moins à ses débuts, et le stalinisme, combien plus largement et plus durablement, on en vient à se demander si le pouvoir de rompre avec e les illusions tant de la théologie que du rationalisme du XVIII et du

XIX

e

siècle ne porte pas souvent, à son envers, dans la philosophie

moderne, une foi quasi religieuse, un attachement à l’image d’une société accordée avec elle-même, maîtrisant son histoire, à l’image d’une communauté organique. Mais pouvons-nous même nous arrêter à l’idée d’une séparation entre la pensée philosophique et la croyance politique ? L’une reste-t-elle indemne au contact de l’autre ? Il me semble que la question vaut la peine d’être posée et qu’elle s’éclairerait à suivre le cheminement de la réflexion de Merleau-Ponty. La même nécessité le fait passer d’une pensée du corps à une pensée de la chair et le délivre d’un attrait pour le modèle communiste en lui faisant redécouvrir l’indétermination de l’histoire et de l’être du social.

1. Article extrait de Le Retrait du politique, Paris, Galilée, 1983. 2. « De l’égalité à la liberté », article qui figure dans la suite de cet ouvrage.

Les droits de l’homme 1 et l’État-providence Ce texte a servi de base à une communication faite à la faculté de droit des facultés Saint-Louis de Bruxelles, lors d’une journée d’études organisée par son doyen, François Ost, sur le thème « Actualité des droits de l’homme dans l’État-providence ». Nous y faisons référence à un document préparé par celui-ci et ses collaborateurs. Le lecteur voudra bien nous excuser d’avoir repris ici et là des formules d’un article antérieur (publié dans Libre, 7, 1980, et reproduit dans l’Invention démocratique, Fayard, 1981) intitulé « Droits de l’homme et politique ». Il nous a paru impossible d’éliminer ces petites répétitions sans nuire à la cohérence d’un argument qui répondait à un dessein différent. Sitôt que nous nous interrogeons sur les droits de l’homme, nous nous voyons entraînés dans un dédale de questions. Est-il seulement possible d’admettre la formule, demandons-nous d’abord, sans faire référence à une nature de l’homme ? Ou bien, si nous nous y refusons, sans céder à une vision téléologique de l’histoire ? Car dire que l’homme va à la découverte de lui-même, qu’il se crée dans le mouvement de la découverte et de l’institution de ses droits, cela, le

pouvons-nous, à défaut d’un principe qui ferait juger du vrai être de l’homme et de la conformité de son devenir à son essence ? Une telle question, nous ne saurions déjà l’ignorer. Mais voudrions-nous la contourner, pour seulement scruter la portée de l’événement que fut, à e la fin du XVIII siècle, la proclamation de ces droits dénommés droits de l’homme, d’autres difficultés nous attendent. Cette fois, l’interrogation semble guidée, sinon par l’observation, du moins par la lecture et l’interprétation des faits. Nous nous demandons, en premier lieu, quel est le sens de la mutation advenue dans la représentation de l’individu et de la société. Cette question en appelle une autre : une telle mutation a-t-elle exercé des effets qui éclairent le cours de l’histoire jusqu’en notre propre temps ? Pour être plus précis : les droits de l’homme n’ont-ils servi qu’à déguiser les rapports qui s’étaient établis dans la société bourgeoise, ou bien ont-ils rendu possibles, voire suscité des revendications, des luttes qui ont contribué à l’essor de la démocratie ? Encore l’alternative est-elle trop rudement formulée. A supposer même – hypothèse que je crois partagée par les animateurs de ce débat – qu’on convienne qu’une dynamique des droits se soit étayée sur l’institution des droits de l’homme, ne faut-il pas s’interroger sur les effets de ce progrès ? C’est une chose de dire en effet que les droits sociaux, économiques et culturels (mentionnés notamment par la Charte des Nations unies) surgissent dans le prolongement des premiers droits, c’en est une seconde de juger qu’ils relèvent de la même inspiration, et c’en est une autre encore de juger qu’ils sont au bénéfice de la liberté. La question va même plus loin, quand nous demandons si l’essor des droits nouveaux non seulement signale une perversion des principes des droits de l’homme, mais ne risque pas de miner tout l’édifice démocratique. Ne nous arrêtons pas là. Toutes ces questions ne concernent que la formation et les transformations des sociétés occidentales. Or, nul n’ignore que, sur la plus grande partie de

notre planète, l’idée des droits de l’homme reste inconnue – car incompatible avec les traditions parfois immémoriales des communautés – ou bien se voit l’objet d’une furieuse dénégation. Cela, comment voudrait-on l’ignorer ? Impossible, à mes yeux, de s’interroger sur la signification des droits de l’homme en écartant le spectacle que nous donnent certains régimes dictatoriaux, établis dans de grands pays modernes, comme en Amérique latine notamment, ou les régimes totalitaires, qualifiés de socialistes. Dédale de questions, donc. J’accorde volontiers qu’on risquerait de s’y égarer, si l’on voulait donner à chacune tout le temps qu’elle requiert, mais du moins ne nous enfermons pas dans les limites d’une seule d’entre elles, car, quoique distincte, elle demeure inséparable de toutes les autres. M. François Ost et ses collaborateurs nous invitent dans un document préparatoire à scruter « les limites du pouvoir explicatif et mobilisateur de cette catégorie (des droits de l’homme) dans le cadre des transformations présentes », ou encore à rechercher « jusqu’à quel point cette notion peut […] être étendue sans se dénaturer, voire se nier ». La question me paraît pleinement pertinente et opportune. C’est l’une de celles à laquelle je viens de faire allusion. Mais nul doute qu’elle ne peut se défaire entièrement d’une interrogation générale, à la fois philosophique et politique. Le document, d’ailleurs, ne le laisse pas oublier. En un endroit, il évoque le risque d’oppression totalitaire que ferait courir un modèle autogestionnaire. Et, dans sa dernière partie, il avertit que « les mutations qui affectent la notion de droits de l’homme conduisent en définitive à reposer la question philosophique de leur fondement anthropologique » ; il va jusqu’à se demander « dans quelle mesure le nouveau fondement historiciste peut se substituer au fondement naturaliste originel sans dissoudre la catégorie de droits de

l’homme elle-même ». Je me sens donc encouragé à replacer dans un cadre plus large le thème principal du débat. « Actualité des droits de l’homme dans l’État-providence » : tel est l’objet proposé à nos réflexions. Cependant, apprécier cette actualité suppose que nous nous entendions sur la signification qu’a revêtue l’institution des droits de l’homme dans le passé et sur la nature des transformations de l’État. L’accord ne va pas de soi. « Il semble acquis, nous dit-on, que nos sociétés occidentales développées à partir du modèle de l’État de droit libéral répondent aujourd’hui au modèle de l’État-providence. » Or, sans récuser cette hypothèse, je me demande jusqu’à quel point l’on peut se fier à l’opposition de deux modèles d’État et, du même coup, si l’on ne rétrécit pas sa réflexion quand on décide d’appréhender les droits de l’homme d’un point de vue qui circonscrit dans le présent la seule fonction sociale et économique de l’État. « Celui-ci aurait désormais pour tâche principale de veiller au bien-être des citoyens » ; il serait devenu un « État d’assistance » chargé « d’assurer le libre accès aux divers marchés des biens matériels et symboliques ». En jugerions-nous ainsi sans réserve, alors la réponse serait donnée avec la question. Car il va de soi que les droits de l’homme ne compteraient plus ou ne seraient plus qu’une simple survivance d’un modèle périmé, si l’autorité de l’État se mesurait à sa seule capacité d’assister (le terme même d’autorité deviendrait impropre) et si le désir du citoyen se réduisait à une demande de bienêtre. Mais l’on peut douter de la validité de l’hypothèse, car elle laisse de côté la nature du système politique, lequel ne se réduit pas à la gestion des besoins ou des supposés besoins de la population. Et l’on peut non moins douter de la validité de la représentation qui s’attache à l’ancien modèle d’État, défini comme État de droit, libéral. Commençons par développer cette dernière remarque. L’État libéral s’est fait, en principe, le gardien des libertés civiles ; mais, dans la

pratique, il a assuré la protection des intérêts dominants, avec une constance que seule put ébranler la longue lutte de masses mobilisées pour la conquête de leurs droits. Ni la résistance à l’oppression, ni la propriété, ni la liberté d’opinion ou d’expression, ou de mouvement, mentionnées par les grandes Déclarations, n’ont été autrefois jugées sacrées par la plupart de ceux qui se nommaient libéraux, lorsqu’elles concernaient les pauvres et nuisaient aux entreprises des riches ou à la stabilité d’un ordre politique fondé sur la puissance des élites, c’est-àdire de ceux qui, comme on disait en France jusqu’au milieu du e XIX siècle, détenaient « honneurs, richesses et lumière ». Quoique Marx ait méconnu le sens de la mutation que marquait l’avènement du système démocratico-libéral, et, comme j’ai moi-même tenté de le montrer, qu’il se soit laissé prendre au piège de l’idéologie dominante en faisant des droits de l’homme un travestissement de l’égoïsme bourgeois, il avait assurément raison quand il dénonçait les rapports d’oppression et d’exploitation que masquaient les principes d’égalité, de liberté et de justice. Si, enfin, en évoquant l’État libéral, on songe à l’époque où se trouve effectivement institué le droit de chacun à la participation aux affaires publiques par le truchement du suffrage universel ; où, d’autre part, la liberté d’opinion se combine avec la liberté d’association pour les travailleurs et avec le droit de grève, phénomènes qui nous paraissent devenus indissociables du système démocratique – convenons alors qu’un tel modèle ne s’est imposé que par la conjonction de la force du nombre et du principe de droit. En d’autres termes, l’État libéral ne peut être simplement conçu comme cet État dont la fonction fut de garantir les droits des individus et des citoyens et de laisser à la société civile une pleine autonomie. A la fois il est distinct de celle-ci, il est façonné par elle, et il la façonne. On cite volontiers Benjamin Constant quand on parle de la naissance du libéralisme politique. Et il est vrai que nul penseur n’a

sans doute aussi fermement délimité, en théorie, les prérogatives du pouvoir central, affirmé le principe de la souveraineté du droit contre celui de la souveraineté d’un homme, d’un groupe ou même du peuple, et prôné la liberté de l’individu. Mais à considérer la France, la pratique du libéralisme est mieux formulée par Guizot que par Constant. Guizot ne proclame pas moins haut la souveraineté du droit, mais, simultanément, il cherche à forger un pouvoir fort qui sera l’émanation de l’élite bourgeoise et l’agent de sa transformation d’aristocratie potentielle en aristocratie de fait – certes d’un nouveau genre, puisque les hommes n’y seront plus classés selon leur naissance, mais en vertu de leur fonction et de leur mérite. Et je ne crois pas me tromper en jugeant que le libéralisme de Guizot contient déjà la notion d’un État appuyé sur la puissance de la norme et du contrôle. Combien celui-ci est-il différent du nôtre… inutile de le préciser. Mais la tendance dont nous mesurons les conséquences est déjà visible et il importe d’observer qu’elle se dessine sur un registre proprement politique, sous l’effet de l’accélération de ce que Tocqueville nommera la Révolution démocratique. Ce qui me paraît avoir échappé à la pensée de Constant, c’est que l’accroissement du pouvoir n’est pas l’effet d’un accident historique, celui d’une usurpation d’où surgit un gouvernement arbitraire, mais qu’il accompagne le mouvement irréversible qui fait advenir, de la ruine des anciennes hiérarchies, une société unifiée ou, disons mieux, la société comme telle – mouvement qui lui-même va de pair avec l’émergence des individus, définis comme indépendants et semblables. Ce qui nous paraît, d’autre part, avoir échappé à la pensée de Guizot, c’est que les remparts ostensibles, notamment à la faveur des restrictions apportées à l’exercice des droits politiques, qu’il souhaitait dresser autour de la couche dirigeante, sa distinction entre les citoyens, les hommes dignes de ce nom, et ceux qui s’échelonnaient depuis le dénuement jusqu’à la médiocrité, cet édifice ne pourrait

résister aux assauts progressifs des exclus – à commencer par celui des bourgeois laissés pour compte. L’homme qui a tant fait pour l’accouchement de la société bourgeoise ne comprenait pas qu’il fallait à celle-ci de beaucoup moins visibles, de beaucoup moins rigides cloisonnements, car, société de classes, elle portait, cependant, l’empreinte de la démocratie. Guizot et Constant sont des libéraux qui ne conçoivent la démocratie que comme une forme de gouvernement. La démocratie est pour eux ce qu’elle était pour Aristote, ce qu’elle était encore pour Montesquieu, le régime où la souveraineté du peuple est affirmée et où l’on gouverne en son nom. Ils n’ont ni l’un ni l’autre l’idée d’une aventure historique sans précédent, dont les causes et les effets ne sont pas localisables dans la sphère conventionnellement définie comme celle du gouvernement. Aussi bien, ne tombons pas nous-mêmes dans les illusions du libéralisme en érigeant un modèle d’État qui suffirait à nous indiquer la différence de l’ancien et du moderne depuis l’instauration des droits de l’homme. L’État libéral risque de devenir une abstraction, si nous prétendons, en isolant certains traits pertinents, l’extraire de la configuration de la nouvelle société démocratique. Reportons-nous plutôt à Tocqueville, dont l’œuvre nous enseigne que nos propres e questions surgissent déjà dans la première moitié du XIX siècle. Et, de fait, si nous nous en tenions à l’image convenue de l’État libéral, nous ne comprendrions pas qu’il émette déjà les craintes que nous formulons, qu’il décèle le danger du renversement d’un régime de liberté en despotisme, ou plutôt, car il récuse finalement ce terme, en un système d’oppression d’un nouveau genre, dont la définition se dérobe. « Je pense, écrit-il, que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a

précédée dans le monde : nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme : les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. » Assurément, l’œuvre de Tocqueville nous alerte, car elle incite à comprendre pourquoi, sans connaître les bouleversements économiques et sociaux auxquels nous attachons la formation de l’État-providence, il se trouvait en mesure de concevoir l’assujettissement des individus à la toute-puissance de l’État et la perte des libertés sous le couvert de la liberté. Souvenons-nous notamment du tableau qu’il esquisse dans la dernière partie de De la Démocratie en Amérique, lorsqu’il propose d’imaginer « sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde ». Après avoir évoqué l’isolement des citoyens (« chacun d’eux retiré à l’écart, et comme étranger à tous les autres »), il enchaîne : « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre. » Puis, poursuivant la description d’un pouvoir occupé à couvrir la surface de la société tout entière d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, précisant qu’« il ne tyrannise

point, mais il gêne, il comprime, il éteint, il hébète », Tocqueville résume son sentiment : « J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner, mieux qu’on ne l’imagine, avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. » Ces lignes sont bien connues, mais si je les cite à mon tour, c’est qu’elles nous interpellent singulièrement au moment même où nous nous interrogeons sur l’actualité des droits de l’homme dans l’Étatprovidence. N’enseignent-elles pas que l’étape libérale contient la virtualité de ce que nous nommons État-providence et que Tocqueville appelle pouvoir tutélaire ? Une telle faculté d’anticipation ne naît-elle pas d’une sensibilité exemplaire à l’énigme de la démocratie, et n’est-ce pas toujours à celle-ci que nous sommes affrontés ? Tocqueville, chacun le sait, s’est employé à explorer les ambiguïtés de la démocratie et plus précisément les effets ambigus de ce qu’il considérait comme le ressort de la révolution démocratique : l’égalité des conditions. Je me bornerai à rappeler que ce phénomène (ou ce qui s’inscrit à son envers : la destruction des rangs, des ordres, des principes en vertu desquels les hommes étaient autrefois classés) lui paraît produire une double conséquence : d’une part, la pleine affirmation de l’individu, liée à « la passion de rester libre », et, d’autre part, l’abaissement de chacun devant une puissance anonyme ou souveraine, qu’il appelle le « pouvoir social », auquel s’associe le « besoin d’être conduit ». Contrairement à ce que certains avancent, Tocqueville ne tient nullement l’indépendance individuelle pour un leurre. Nulle part il ne la tourne en dérision. Dans un passage de l’État social et politique de la France, il mentionne au contraire sans équivoque son adhésion à la conception démocratique de la liberté. « D’après la notion moderne, la

notion démocratique, et j’ose dire la notion juste de la liberté, chaque homme, étant présumé avoir reçu de la nature la lumière nécessaire pour se conduire, apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendamment de ses semblables en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même et à régler comme il l’entend sa propre destinée. » Cependant, notre auteur aperçoit que le même processus induit à l’indépendance et à une nouvelle soumission de l’individu – celle-ci, ne craignons pas de le dire, plus redoutable qu’elle ne le fut jamais. L’homme libéré des anciens réseaux de dépendance personnelle, qui lui faisaient trouver toujours l’autorité en un autre, placé au-dessus de lui, ou bien qui lui faisaient l’incarner devant un autre, au-dessous de lui, cet homme lui apparaît désormais comme un être menacé d’insignifiance au sein d’une société uniforme qui condense en elle toutes les forces autrefois multiples et disjointes. En elle s’investit une autorité formidable – une autorité qui vient s’actualiser tout à la fois dans l’opinion, s’affirmant fantastiquement sous le signe de l’unanimité, dans la loi, s’affirmant fantastiquement sous le signe de l’uniformité, dans le pouvoir d’État, s’affirmant fantastiquement sous le signe de la réglementation. Inutile d’entrer dans le détail de l’interprétation de Tocqueville, ce n’est pas notre propos. Qu’il nous suffise de dire qu’il a une conscience aiguë de la nature sociale de l’homme : celui-ci, en tant qu’individu, peut bien vouloir être le maître de ses pensées, vouloir façonner sa vie et même vouloir décider de ce que sont les lois bonnes et le bon gouvernement, il n’en reste pas moins nécessairement dépendant d’idées reçues et de principes de conduite qui échappent à l’exercice de sa volonté et de sa connaissance. En conséquence, la passion qu’il met à se défaire des liens qui l’assujettissaient à des personnes dans lesquelles s’investissait une autorité sociale – sa passion de l’égalité qui l’induit à récuser la figure d’un maître – ne saurait faire qu’il soit son propre maître.

Paradoxalement, ses passions qui s’exercent contre le maître visible le poussent à s’assujettir à une domination sans visage. Comme le dit une fois Tocqueville, « chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même qui tient le bout de la chaîne ». Cette phrase m’est depuis longtemps apparue comme l’une de celles qui résument au mieux la pensée de Tocqueville et jettent la plus vive lumière sur les paradoxes de la démocratie. Remarquons au passage qu’elle n’a fait que gagner en actualité. Car lorsqu’elle fut écrite, et longtemps après, jusqu’à une époque somme toute récente, la division de classes était assez aiguë pour rendre sensibles, au moins pour une part, les traits de la domination, tandis que, la première s’estompant, la seconde tend de plus en plus à se détacher de tout représentant visible. Ce qui m’importe davantage est de souligner la distinction formulée entre un pouvoir personnel et un pouvoir impersonnel, et la représentation de ce dernier comme pouvoir omniprésent, voué par son invisibilité même à renforcer toujours son emprise sur les hommes. J’ajouterai toutefois que le pouvoir démocratique n’est pas réductible au pouvoir impersonnel, ou, pour mieux dire, qu’il recouvre deux phénomènes peut-être indissociables, mais distincts. Nous ne devons pas perdre de vue, en effet, que la destruction du pouvoir personnel, monarchique, a pour effet de creuser un vide au lieu même où la substance de la communauté était censée se figurer dans le roi, dans son corps. A considérer ce phénomène, l’opération de la négativité se confond avec l’institution de la liberté politique. Et le fait est que celleci se maintient tant que le pouvoir est reconnu comme interdit à l’appropriation des dépositaires de l’autorité publique, tant que son lieu est jugé inoccupable. Démocratique, le pouvoir le devient, le demeure, lorsqu’il s’avère n’être le pouvoir de personne. Voilà, pensons-nous, qui incitait Tocqueville à renoncer aux vieux mots de despotisme ou de

tyrannie pour qualifier le nouveau genre d’oppression qui risquait de s’établir. Et voilà aussi qui nous incite à un retour critique sur l’un de ses jugements que nous venons de mentionner : il est abusif de parler d’une servitude qui se combinerait avec les formes extérieures de la liberté. Tant que les institutions sont réglées de manière à rendre impossible une appropriation du pouvoir par le ou les gouvernants, nous ne saurions dire qu’elles sont de pure forme. Ce que j’appelais l’opération de la négativité n’est pas moins constitutive de l’espace démocratique que le processus qui érige l’État en puissance tutélaire. Le système vit de cette contradiction sans qu’aucun des deux termes, tant qu’il se perpétue, puisse perdre son efficacité. Nul doute, au demeurant, que Tocqueville n’ait senti lui-même l’impossibilité de trancher dans la contradiction, c’est-à-dire de l’abolir, en dépit du mouvement qui le portait à imaginer une sorte de despotisme démocratique d’un type encore inconnu. Les commentateurs qui s’arrêtent à cette image oublient sa conclusion : « Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultramonarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Le vice des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigué de ses représentants et de luimême, créerait des institutions plus libres ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un maître. » L’idée lui importe fort, puisqu’il la reformule à des années de distance, dans un fragment destiné à la préparation de la dernière partie de l’Ancien Régime et la Révolution. Rétablissant pleinement la distance qui sépare la démocratie d’un gouvernement absolutiste régnant « par des lois au milieu d’institutions favorables à la condition du peuple », il déclare : « Son sens [celui de la démocratie] est intimement lié à l’idée de la liberté politique. Donner l’épithète de gouvernement démocratique à un gouvernement où la liberté politique ne se trouve pas, c’est une absurdité palpable. » A

peine est-il besoin de le souligner : la liberté dont il parle alors ne se réduit pas aux formes extérieures de la liberté. Pourquoi accorder tant d’importance à ce dernier point ? Mes auditeurs l’ont déjà compris, je suppose. Nous entendons souvent affirmer de nos jours qu’il n’est entre la démocratie et le système totalitaire qu’une différence de degré dans l’oppression. Mieux encore : certains se plaisent à parler de « démocratie totalitaire ». Reprenons le mot : c’est une absurdité palpable. Certes, nous avons de bonnes raisons de juger que l’évolution des sociétés démocratiques a rendu possible l’apparition d’un nouveau système de domination – qu’il s’agisse du fascisme, du nazisme ou du dénommé socialisme –, dont les traits étaient auparavant inconcevables. Mais du moins faut-il reconnaître que la formation de ce système implique la ruine de la démocratie ; elle ne donne pas une conclusion à l’aventure historique que celle-ci a ouverte, elle en renverse le sens. Les ambiguïtés de la démocratie ne sont pas levées à la faveur de l’accomplissement d’une de ces tendances, celle qui donne une puissance toujours accrue à l’appareil d’État, car celui-ci se trouve lui-même démantelé au profit de l’appareil du Parti, dont l’objectif n’est nullement d’assurer le bien-être des citoyens. Il ne faut pas se lasser de méditer ce fait : le totalitarisme ne marque pas seulement la destruction de la liberté politique, il brise la dynamique de la puissance tutélaire ou de l’État-providence. Quels que soient les traits du nouveau régime, qu’il soit fasciste, nazi ou stalinien, qu’il s’installe dans le sillage du socialisme soviétique ou sous l’attraction de ce modèle en Europe, en Chine, en Corée, au Vietnam ou à Cuba, ce n’est pas le principe du bien-être qui commande le développement de l’État. « L’État-providence, demande-t-on, tel Janus, ne présente-t-il pas une face cachée : celle de l’État-gendarme ? » La question est légitime. Il y a de solides raisons pour juger que non seulement la répression

risque de s’accentuer contre les couches laminées par la crise économique, mais qu’il est de la nature de l’Etat-providence « de neutraliser l’expression des conflits sociaux ». N’oublions pas toutefois qu’il conserve une double face, alors même que l’une s’éclaire davantage, tandis que l’autre s’assombrit. Et ne cessons pas de prêter attention à ce qui contrarie le processus d’expansion de l’État coercitif ; j’entends : le dispositif démocratique qui empêche que viennent se souder dans un organe dirigeant l’instance du pouvoir, celle de la loi et celle de la connaissance. Autrement, nous méconnaîtrions la dimension propre du politique dans nos sociétés. Les yeux fixés sur l’accroissement des prérogatives de l’administration, d’une façon générale, sur le renforcement de la puissance publique, nous ne distinguerions plus la nature spécifique d’un pouvoir dont l’exercice reste toujours dans la dépendance de la compétition des partis et – du fait de tout ce que suppose cette compétition – du débat qui se nourrit des libertés publiques et qui les entretient. Si l’État-providence ne devient pas l’État-gendarme, c’est pour cette principale raison qu’il n’a pas de maître. Un maître surgirait-il, l’État perdrait l’inquiétante ambiguïté qui est la sienne dans la démocratie. Et qu’il n’ait pas de maître signifie qu’il demeure un écart, jugé intangible, entre la puissance administrative et l’autorité politique. En vertu de cet écart, reste efficace l’impératif de la représentation, qui est incompatible en dernier ressort avec la pleine imposition de la norme, car il rend légitime et nécessaire l’expression multiple des agents sociaux, individuels et collectifs, et s’avère indissociable de la liberté d’opinion, d’association, de mouvement, et de la manifestation du conflit dans toute l’étendue de la société. Or, nous pouvons certes nous interroger sur la capacité qu’ont à présent les partis politiques d’assurer le juste exercice de la représentation. Nous pouvons même chercher les signes de nouveaux dispositifs susceptibles de régénérer celle-ci. Du moins ne

saurions-nous esquiver la comparaison entre régime totalitaire et régime démocratique, et concevoir les transformations de l’État sans tenir compte du politique. Qu’on ne croie donc pas que je me suis éloigné de l’objet de notre entretien. Ces toutes dernières observations tendent précisément à réattirer l’attention sur ce que j’appelais, dans un essai publié il y a un petit nombre d’années, la signification politique des droits de 2 l’homme . Cet essai, il est vrai, a suscité des objections auxquelles je 3 suis sensible, notamment celles de Pierre Manent , qui me reproche à la fois de ne pas mesurer le fossé qu’a creusé la conception moderne du droit entre l’État et la société civile – argument qui l’incite à réhabiliter l’analyse de Marx dans la Question juive –, et de méconnaître le bénéfice que ne cesse de tirer l’État de l’extension des droits sociaux et économiques pour renforcer son pouvoir réglementaire – argument, en revanche, qui l’incite à détecter, à la différence de Marx, l’effectivité du changement, non dans le cadre de la société civile, mais dans celui de l’État. Peut-être ai-je eu le tort de ne pas faire assez largement place à ce dernier phénomène. Il m’importait avant tout de combattre une interprétation, communément répandue, qui réduit les droits de l’homme aux droits individuels et, du même coup, ramène la démocratie à la seule relation qu’entretiennent ces deux termes, l’État et l’individu. Or ma conviction demeure que nous n’avons quelque chance d’apprécier le développement de la démocratie et les chances de la liberté qu’à la condition de reconnaître dans l’institution des droits de l’homme les signes de l’émergence d’un nouveau type de légitimité et d’un espace public dont les individus sont autant les produits que les instigateurs ; à la condition de reconnaître, simultanément, que cet espace ne saurait être englouti par l’État qu’au prix d’une mutation violente qui donnerait naissance à une nouvelle forme de société.

Qu’on me permette donc de revenir brièvement sur l’interprétation de la Déclaration de 1791, car celle-ci me paraît infirmer la conception que je viens de mentionner. Après avoir proclamé la fin des distinctions sociales (art. 1), la Déclaration énonce, parmi les droits imprescriptibles, la résistance à l’oppression (art. 2) ; elle spécifie ensuite que le principe de toute souveraineté réside dans la nation. « Nul corps, nul individu, ajoute-telle, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » (art. 3). Puis, faisant de la loi l’expression de la volonté générale, elle précise : « Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. » Sans doute la Déclaration se laisse-t-elle guider par l’idée de droits naturels, de droits qui résideraient en chacun. Elle parle de la société politique, on le sait, comme d’une « association politique » et lui donne pour but la conservation de ces droits naturels. Mais comment ne pas voir que, sous le couvert de ce langage, elle fait usage de notions dont le sens ne se dévoile qu’en regard de celles qui étaient au principe de l’ancien ordre politique, l’ordre de la monarchie. La souveraineté, la nation, l’autorité, la volonté générale, la loi qui en est jugée l’expression, sont présentées de telle manière qu’elles s’avèrent soustraites à toute appropriation. La souveraineté est dite résider dans la nation, mais celle-ci, nul ne peut désormais l’incarner ; de même, l’autorité ne peut s’exercer que suivant des règles qui garantissent qu’elle se trouve légitimement déléguée ; la volonté générale se fait connaître dans la loi, dont l’élaboration implique la participation des citoyens. Cet ensemble de propositions, remarquons-le, détient sa cohérence, indépendamment de toute référence à une nature de l’homme, indépendamment de l’idée que chaque individu détient à sa naissance des droits inaliénables. Cette cohérence est assurée par le principe de la liberté politique. Certes, ce que nous nommons en termes positifs

« liberté politique » peut s’appeler « résistance à l’oppression ». Et il est vrai que ce dernier concept est rangé avec la liberté, la propriété et la sûreté dans la catégorie des droits naturels et imprescriptibles de chacun, des droits que toute association politique a pour but de conserver. Mais, une fois encore, il faut garder à l’esprit ce que fait advenir, dans l’effectivité du réel, le principe d’une telle résistance. Les Constituants l’enracinent dans la nature de l’homme, soit ! Mais ils le formulent à l’encontre d’un régime où le pouvoir dénie à ses sujets la faculté de s’opposer à ce qu’ils jugent illégitime et prétend détenir le droit de contraindre à l’obéissance. En bref, la formulation des droits e de l’homme, à la fin du XVIII siècle, est inspirée par une revendication de liberté qui ruine la représentation d’un pouvoir qui serait situé audessus de la société, disposerait d’une légitimité absolue – soit qu’il procède de Dieu, soit qu’il représente la suprême sagesse ou la suprême justice –, enfin, qui serait incorporé dans le monarque ou l’institution monarchique. Ces droits de l’homme marquent une désintrication du droit et du pouvoir. Le droit et le pouvoir ne se condensent plus au même pôle. Pour qu’il soit légitime, le pouvoir doit désormais être conforme au droit, et, de celui-ci, il ne détient pas le principe. On nous dit que la liberté, la propriété, la sûreté, étant des droits des individus, l’État acquiert la fonction de les protéger, et que dans cette fonction se signale déjà la virtualité de sa puissance – une puissance bientôt décuplée par l’essor de nouveaux droits – puisque sa neutralité apparente, sa position de garant ou d’arbitre font qu’il se développe sans paraître faire autre chose que répondre à l’attente des citoyens ; c’est passer sous silence, je l’ai déjà noté, cet autre phénomène : une affirmation du droit qui a pour effet de récuser la toute-puissance du pouvoir.

Quand la Déclaration stipule le droit de résistance à l’oppression, on ne saurait penser qu’elle donne à l’État la charge de le faire respecter. A lui revient de garantir la propriété, la sûreté, la liberté des citoyens, soit !, mais la menace de l’oppression pose un autre problème. Quoiqu’elle puisse émaner d’un particulier pour s’exercer sur un autre particulier, nul doute qu’elle culmine dans l’hypothèse d’un coup de force contre la souveraineté de la nation. Ainsi n’est-ce pas à l’État qu’il est fait appel pour garantir ce droit de résistance ; c’est l’affaire propre des citoyens de le prendre en charge. Remarquons-le au passage, les juristes sont bien formalistes quand ils prétendent qu’il n’existe de droit qu’à la condition qu’on définisse son titulaire et qu’il soit opposable. Incertaine est en l’occurrence l’identité du titulaire, tandis que l’instance devant laquelle s’affirme le droit n’apparaît pas. Si l’on examinait à présent les droits qui semblent n’avoir d’autre référence que l’individu, on s’apercevrait qu’ils ont, de même, une portée politique. Mais il est vrai que, pour la discerner, nous ne pouvons nous arrêter à la lettre des énoncés des grandes Déclarations, sans nous demander quelles sont les conséquences de l’exercice des nouveaux droits dans la vie sociale. Ce sont les énoncés que prennent toujours pour cible les critiques des droits de l’homme, notamment le plus virulent d’entre eux, Marx, qui traque tous les signes de l’individualisme et du naturalisme pour leur assigner une fonction idéologique. Dans la liberté d’action, dans la liberté d’opinion reconnues à chacun, dans les garanties de la sécurité individuelle, celui-ci ne repère que l’instauration d’un nouveau modèle qui consacre « la séparation de l’homme avec l’homme » et, au plus profond, « l’égoïsme bourgeois ». Ce faisant, il met bien en évidence un trait de la pensée de l’époque, mais il continue de se mouvoir sur le terrain de l’idéologie qu’il prétend déraciner, quand il ignore le bouleversement des rapports

sociaux et politiques que recouvre la représentation bourgeoise des droits. Tout entier capté par cette représentation, l’auteur de la Question juive est persuadé qu’elle livre la réalité effective de la société civile – une société pulvérisée en une pure diversité d’intérêts particuliers et d’individus – dont la formation coïnciderait avec celle d’un État voué à incarner face à elle une communauté politique imaginaire ; il suffit, à l’en croire, de percer le voile du droit pour « voir la figure triviale » de cette société. Or, les droits de l’homme ne sont pas un voile. Loin d’avoir pour fonction de masquer la dissolution des liens sociaux qui ferait de chacun une monade, ils attestent et suscitent à la fois un nouveau réseau de rapports entre les hommes. Sans reprendre dans son détail l’argument que j’ai développé dans l’essai déjà mentionné, je ferai trois remarques qui étayent cette dernière proposition. Première remarque : la déclaration que la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui n’implique pas le repli de l’individu dans sa sphère propre d’activités. La tournure négative : « ce qui ne nuit pas… », à laquelle s’arrête Marx, est indissociable de la tournure positive : « faire tout ce qui… ». Ce qui est pleinement reconnu par cet article, c’est la liberté de mouvement ; ce qu’il consacre, c’est la levée des interdits qui pesaient sur celle-ci dans l’Ancien Régime ; ce qu’il rend possible du même coup, c’est la multiplication des relations entre les hommes, le décloisonnement du système social – chacun se voyant désormais le droit de s’établir où il le souhaite, de se mouvoir comme il l’entend sur le territoire de la nation, de pénétrer dans les lieux réservés auparavant à des catégories privilégiées, d’accéder aux carrières auxquelles il croit pouvoir prétendre. Seconde remarque : la liberté d’opinion ne fait pas de l’opinion une propriété privée, conçue sur le modèle de la propriété des biens

matériels, elle est une liberté de rapports. Selon le texte même de la Déclaration de 1791 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans des cas déterminés par la loi. ». Ainsi, tandis qu’à chacun se voit offerte la possibilité de s’adresser aux autres et de les entendre, un espace symbolique s’institue, sans frontières définies, soustrait à toute autorité qui prétendrait le régir et décider de ce qui est pensable ou non, de ce qui est dicible ou non. La parole comme telle, la pensée comme telle s’avèrent, indépendamment de tout individu particulier, n’être la propriété de personne. Troisième remarque : les garanties de la sûreté – dans lesquelles Marx ne trouve que l’expression la plus sordide de la société civile, la transcription d’un « concept de la police » au service de la protection du bourgeois – enseignent que la justice est déliée du pouvoir, qu’elle n’a d’autre ressort qu’elle-même, qu’en mettant l’individu à l’abri de l’arbitraire, elle en fait un symbole de la liberté qui fonde l’existence de la nation. Ainsi verra-t-on, de Constant à Péguy, réaffirmée l’idée que l’injustice faite à l’individu dépasse sa cause, qu’elle dégrade la nation elle-même – et cela, non pas parce que chacun peut craindre, une fois violés les droits d’un voisin, d’être à son tour victime de l’arbitraire, mais parce que la trame même des rapports sociaux dans une communauté politique se soutient de la confiance en une justice indépendante d’un maître, de chacun et de tous. Pierre Manent m’a reproché de méconnaître le paradoxe pleinement perçu par Marx : « Les hommes de la Révolution, observe-til, dans le moment même où ils attribuent à l’instance politique, à euxmêmes comme gouvernants, tous les droits et pouvoirs, justifient la politique comme telle en tant que moyen de l’homme égoïste de la

société civile. » Et après avoir cité la Question juive, il précise que Marx voit très bien que « cette vie civique, sans contenu propre, sans opinion propre lorsque les circonstances lui font prendre conscience de son importance et de sa valeur éminente, ne peut que se retourner sous la forme de la pure négation contre ses conditions de possibilités, à savoir la société bourgeoise, dont elle est, à ses propres yeux, encore le simple instrument ». Mais la contradiction des hommes de la Révolution estelle celle des droits de l’homme ? Marx excelle, on le sait, dans une dialectique qui fait des opposés des complémentaires : l’illusion de la politique est, note-t-il déjà dans la Question juive, jumelle de l’illusion des droits de l’homme. La cohérence de son argument repose alors sur la thèse, qui n’est certes pas celle de Manent, que le communisme marquera, avec l’abolition des divisions de classes, celle de la distinction de l’économique, du juridique, du politique, dans le pur social. A défaut de cette thèse, dont l’histoire me paraît démontrer qu’elle débouche en fait sur le fantasme totalitaire, la critique perd tout fondement. Dans les lignes citées par Manent, c’est la Terreur qui s’avère être l’autre face des droits de l’homme. Mais procède-t-elle de la prise de conscience de la vanité d’une société qui se matérialiserait en se disloquant sous l’effet de la séparation de l’homme avec l’homme, ou bien cette image marxiste de la société civile n’est-elle qu’une fiction, et la Terreur, loin d’être son complémentaire, ne marque-t-elle pas la destruction de la liberté politique comme telle, la reprise en sous-main de la tradition de l’absolutisme – comme le verront Michelet et Quinet –, l’émergence, dans une société où s’effondre la foi dans le monarque et dans la religion, d’un pouvoir dément qui prétend incarner sur terre la loi et le savoir ? Admettre l’argument de Manent, qui fait sien celui de Marx, me semble d’autant plus difficile qu’il nous prive de comprendre

pourquoi la démocratie est parvenue à s’établir en se libérant de la terreur et en se fondant sur les droits de l’homme. J’entends bien que la thèse principale demeure : la démocratie n’aurait triomphé qu’en instituant une séparation entre la société civile, lieu des opinions sans pouvoir, et l’État laïc libéral, lieu du pouvoir sans opinions. A la faveur de ce système, l’État gagnerait toujours en force, sous le couvert de la neutralité, et la société civile faiblirait sans cesse, en restant le bruyant théâtre d’opinions qui, pour n’être que celles d’individus, se neutraliseraient les unes les autres. Cependant, cette thèse paraît pour le moins unilatérale, car elle nous fait ignorer le grand événement qui détermine à la fois la formation d’un pouvoir neutre et celle d’opinions libres ; j’entends : la disparition d’une autorité qui assujettissait tous et chacun, celle du fondement surnaturel ou naturel sur lequel reposait cette autorité et dont elle pouvait se réclamer pour revendiquer une légitimité incontestable, une connaissance des fins dernières de la société et de la conduite des hommes, assignés qu’ils étaient à une place et à une fonction particulières. L’originalité politique de la démocratie, qui me paraît méconnue, se désigne en effet dans ce double phénomène : un pouvoir voué désormais à demeurer en quête de son fondement, parce que la loi et le savoir ne sont plus incorporés dans la personne de celui ou de ceux qui l’exercent, une société accueillant le conflit des opinions et le débat sur les droits, parce que se sont dissous les repères de certitude qui permettaient aux hommes de se situer d’une manière déterminée les uns par rapport aux autres. Double phénomène, lui-même signe d’une seule mutation : le pouvoir doit désormais gagner sa légitimité sinon en s’enracinant dans les opinions, du moins sans se retrancher de la compétition des partis. Or, celle-ci à la fois procède de l’exercice des libertés civiles et l’entretient – davantage, l’active. L’État, il est vrai,

paraît neutre, sans opinions, ou au-dessus des opinions ; reste que les transformations qu’il a connues dans les cent cinquante dernières années ont surgi de l’évolution de l’opinion publique, ou se sont produites en fonction de celle-ci, y compris cette transformation qui, le séparant de l’Église, l’a constitué en État laïc. Les premiers libéraux ou les saint-simoniens se trompaient quand ils découvraient dans cette opinion publique une force entièrement neuve – « souveraine du monde », aimait-on à répéter – devant laquelle les vieux préjugés et l’arbitraire devraient peu à peu désarmer. Tocqueville voyait plus juste quand il décelait un processus de condensation des opinions qui risquait d’assujettir les hommes à de nouvelles normes de pensée et de comportement et de favoriser leur passivité devant l’État. Toutefois, répétons-le, le processus démocratique a plus d’un sens : on devrait repérer à la fois une tyrannie nouvelle de l’opinion, selon le mot de Tocqueville, une licence nouvelle des opinions, qui sont appelées à se neutraliser l’une l’autre, comme le dit Manent, et une liberté nouvelle, dont l’effet est de miner le préjugé et de modifier le sentiment général de ce qui est ou non socialement acceptable, exigible ou légitime. Je ne confonds pas les droits et les opinions. Cette confusion me paraît au contraire, comme je vais le dire, caractéristique d’une perversion de la notion de droit. Mais mon premier souci est de faire reconnaître un espace public, toujours en gestation, dont l’existence brouille les frontières convenues entre le politique et le non-politique. De ce point de vue, la distinction entre société civile et État, à laquelle je me suis moi-même référé, ne rend pas entièrement compte de ce qui advient avec la formation de la démocratie. Disons qu’elle n’est pertinente qu’à la condition de ne pas la concevoir comme une pure division. Marx, on s’en souvient, la formulait ainsi. Il opposait au modèle de la société féodale, dans

laquelle les rapports politiques lui paraissaient imbriqués dans les rapports socio-économiques, le modèle de la société bourgeoise, dans laquelle la sphère du politique, tendant à coïncider avec celle de l’État, se trouverait scindée d’une sphère proprement civile caractérisée par le morcellement des intérêts et les conflits entre leurs agents. Il n’oubliait qu’une chose, c’est que la monarchie d’Ancien Régime avait largement détruit le système féodal et que l’État détenait déjà le principe de l’autorité avant d’être en mesure d’en faire jouer efficacement tous les ressorts. Ce qu’il nomme la société bourgeoise se distingue certes par un renforcement de la puissance étatique, mais non moins par le système représentatif, par l’obligation faite au gouvernement d’émaner de l’ensemble social. Ces deux traits ne sont sans doute pas dissociables ; quoiqu’on puisse mettre l’accent sur l’un plutôt que l’autre, ils ne peuvent être analysés séparément. Or, convenons que l’on méconnaît trop souvent la portée d’une constitution aux termes de laquelle l’autorité publique s’établit, s’exerce et se renouvelle périodiquement sous l’effet d’une compétition politique et, à travers elle, des conflits qui s’expriment dans la vie sociale. L’efficacité de la représentation se trouve, il est vrai, contrariée par la permanence d’un appareil d’État dont la complexité ne cesse de s’accroître, de telle sorte qu’on est tenté de la négliger. Mais il faut résister à ce mouvement. Remarquons-le : la formation d’un pouvoir de type totalitaire, délivré de la compétition, signifie non seulement la fin des libertés politiques, mais celle même des libertés civiles. Impossible donc de s’en tenir aux termes d’un raisonnement qui ne prend en compte que l’État et la société civile. Celle-ci (si nous voulons conserver le terme) s’inscrit elle-même dans une constitution politique, elle a partie liée avec le système de pouvoir démocratique. En outre, quelles que soient l’étendue et la complexité de l’appareil d’État, on le

voit impuissant à s’unifier, tant que chacun de ses secteurs reste soumis aux pressions des catégories particulières d’administrés ou d’acteurs sociaux qui défendent l’autonomie de leur sphère de compétence, et tant que la logique de la gestion que cherchent à faire prévaloir les fonctionnaires se heurte à la logique de la représentation qui s’impose aux autorités élues. Bref, la même raison fait que l’État ne peut se refermer sur lui-même pour devenir le grand organe qui commanderait tous les mouvements du corps social, et que les détenteurs de l’autorité politique demeurent contraints de remettre en jeu le principe de la conduite des affaires publiques. C’est à ce point de mon argument que je rencontre à nouveau la question placée au centre de notre débat. Il n’a pas tendu à l’annuler, mais à la reformuler de manière à la soustraire à une réponse qui éluderait ses implications politiques. J’admets en effet que les nouveaux droits qui surgissent à la faveur de l’exercice des libertés politiques contribuent à accroître la puissance réglementaire de l’État. Davantage : il m’apparaît que le système politique se prête luimême à cette évolution. De fait, les partis et les gouvernements accueillent des revendications qui leur semblent populaires pour accréditer leur légitimité ; ils font modifier en conséquence la législation ; celle-ci donne à l’administration de nouvelles responsabilités qui vont de pair avec de nouveaux moyens de contrôle et de nouvelles occasions de coercition. Soit ! Toutefois ne nous arrêtons pas à ce constat. Pour qu’il y ait une inscription juridique de nouveaux droits, il ne suffit pas que telle ou telle revendication ait rencontré des oreilles complaisantes au sommet de l’État. Encore a-t-il fallu qu’elle bénéficie d’abord – même lorsqu’elle ne concernait qu’une catégorie de citoyens – de l’accord au moins tacite d’une importante fraction de l’opinion publique, bref qu’elle s’inscrive dans ce que nous nommions l’espace public. Certes, on ne doit pas sous-estimer

l’articulation de la force et du droit – que la force surgisse d’intérêts susceptibles de mobiliser d’efficaces moyens de pression ou qu’elle se fonde sur le nombre. Mais une des conditions du succès de la revendication réside dans la conviction partagée que le droit nouveau est conforme à l’exigence de liberté dont témoignent les droits déjà en e vigueur. C’est ainsi qu’au XIX siècle, le droit d’association des travailleurs ou le droit de grève, tout en résultant d’un changement dans les rapports de forces, se sont fait reconnaître, auprès de ceux-là mêmes qui n’en étaient pas les instigateurs, comme une extension légitime de la liberté d’expression ou de la résistance à l’oppression. e C’est ainsi encore qu’au XX siècle, le vote des femmes ou nombre de droits sociaux et économiques apparaissent à leur tour comme un prolongement des droits primitifs, ou les droits dits culturels comme un prolongement du droit à l’instruction. Tout se passe comme si les droits nouveaux s’avéraient rétrospectivement faire corps avec ce qui avait été jugé constitutif des libertés publiques. Mais observons qu’un tel sentiment anime d’abord ceux qui prennent l’initiative de la revendication. En la formulant, ils défendent certes leurs intérêts, mais ils ont aussi conscience d’être victimes, plus que d’un dommage, d’un tort, tant que leur parole n’est pas entendue. Cette observation mérite d’être bien pesée. L’appréhension démocratique du droit implique l’affirmation d’une parole – individuelle ou collective –, qui, sans trouver sa garantie dans les lois établies, ou dans la promesse d’un monarque, fait valoir son autorité, dans l’attente de sa confirmation publique, en raison d’un appel à la conscience publique. En vain négligerait-on la nouveauté du phénomène. Une telle parole, si intimement liée soit-elle à une demande adressée à l’État, en demeure distincte. A cet égard, la référence au régime totalitaire nous instruit une fois encore. Celui-ci, remarquions-nous, ne fait pas place au modèle de l’État-providence ;

cela ne l’empêche pas de prendre mille mesures concernant l’emploi, la santé publique, l’éducation, le logement, les loisirs, pour tenir compte de certains besoins de la population. Mais ce ne sont pas à proprement parler des droits dont il se fait le garant. Le discours du pouvoir suffit, il ignore toute parole qui sort de son orbite. Ce pouvoir décide, il octroie ; toujours arbitraire, il ne cesse de faire le tri entre ceux à qui il concède le bénéfice de ses lois et ceux qu’il en exclut. Maquillées en droits, ce ne sont jamais que des fournitures que reçoivent les individus, traités qu’ils se voient en dépendants et non en citoyens. A considérer ce qui fait le ressort du droit en démocratie, nous serions donc tentés de juger impossible de trancher entre ceux qu’on tient pour fondamentaux – qui ont vu le jour sous le nom de droits de l’homme – et ceux qui s’y sont ajoutés au fil des temps. Et, en un sens que je vais préciser, je crois qu’il en est bien ainsi. Est-ce à dire que l’on doive échanger une thèse naturaliste contre une thèse historiciste ? Il importe bien plutôt de récuser ces deux dénominations. L’idée d’une nature de l’homme, si vigoureusement e proclamée à la fin du XVIII siècle, n’a jamais donné le sens de l’ouvrage qu’inauguraient les deux grandes Déclarations, américaine et française. Celles-ci, en ramenant la source du droit à l’énonciation humaine du droit, faisaient de l’homme et du droit une énigme. Par-delà leurs énoncés, elles faisaient reconnaître le droit à avoir des droits (selon une expression que j’emprunte à Hannah Arendt, mais dont elle fait un autre usage), libérant ainsi une aventure dont le cours est imprévisible. Ou, en d’autres termes, la conception naturaliste du droit a masqué l’extraordinaire événement que constituait une déclaration qui était une autodéclaration, c’est-à-dire une déclaration dans laquelle les hommes, à travers leurs représentants, s’avéraient être simultanément les sujets et les objets de l’énonciation, dans laquelle, tout à la fois, ils nommaient l’homme en chacun, ils « se parlaient » eux-mêmes,

comparaissaient les uns devant les autres, et, ce faisant, s’érigeaient en témoins, en juges les uns des autres. Dans cet événement, l’on ne saurait isoler la représentation de la nature de l’homme ; quoiqu’elle se distingue, elle n’est pas détachable de l’assignation à soi du « naturel » – le soi, si j’ose dire, étant à la fois individuel, pluriel et commun ; à la fois indiqué dans chacun, dans la relation de chacun avec chacun, et dans le peuple. La même raison nous interdit donc de fixer la notion de nature humaine, de faire de celle-ci une nature en-soi – sinon à verser dans l’imaginaire – et de souscrire à une critique des droits de l’homme qui prétendrait, sous le prétexte de ramener de la fiction à la réalité – annuler leur portée universelle. Le procès du naturalisme, tel qu’il fut conduit par des penseurs aussi différents que Burke et Marx, en invoquant la réalité historique, ignore paradoxalement ce qui advient d’absolument neuf, sous le couvert de l’affirmation de l’homme, de l’illusion philosophique qui efface les hommes « concrets » au profit d’un être abstrait. Ni l’un ni l’autre ne perçoivent, en effet, ce que l’idée des droits de l’homme récuse : la définition d’un pouvoir détenteur du droit, la notion d’une légitimité dont le fondement serait hors des prises de l’homme, et, du même coup, la représentation d’un monde ordonné à l’intérieur duquel les individus se trouvent « naturellement » classés. Tous les deux, prenant pour cible l’abstraction de l’homme sans détermination, dénoncent l’universel fictif de la Déclaration française, en méconnaissant ce qu’elle nous lègue : l’universalité du principe qui ramène le droit à l’interrogation du droit. Cette dernière formule ne se laisse pas annexer par l’historicisme ; elle fait entendre que l’institution des droits de l’homme est beaucoup plus ce que nous venons d’appeler un événement – quelque chose qui apparaîtrait dans la poussée du temps et serait voué à se perdre en elle : un principe surgit auquel on

ne peut désormais que faire retour pour déchiffrer l’individu, la société et l’histoire. Cependant, juger que le naturalisme et l’historicisme sont deux versants également impraticables pour une pensée des droits de l’homme, voilà qui ne simplifie pas, mais ne fait que compliquer les données du problème. Nous ne pouvons, semble-t-il, ni dire que les premiers droits nous font toucher le roc, puisque nous renonçons à la croyance en une nature de l’homme ; ni dire que tous les droits conquis ultérieurement composent avec eux une chaîne dont chaque maillon porte pareillement la marque des circonstances, puisque nous découvrons dans l’institution des premiers droits une fondation, l’émergence d’un principe d’universalité. Et nous ne pouvons non plus tracer une ligne de clivage entre les premiers droits et les nouveaux droits, puisque nous reconnaissons que ceux-ci se sont étayés sur ceuxlà. Mais la complication me paraît nécessaire et elle a le mérite de ne pas nous faire perdre de vue la distinction que nous devons sans cesse interroger entre régime démocratique et régime totalitaire. Cette distinction serait à tort traduite, dans les termes de la philosophie classique, comme celle d’un régime réglé par des lois et d’un régime sans lois, d’un régime où le pouvoir est légitime et d’un régime où il est arbitraire. Comme l’a très justement observé Hannah Arendt, le totalitarisme se caractérise bien par le mépris des lois positives, mais il s’agence néanmoins sous le signe de la Loi, celle-ci étant fantastiquement affirmée, en conjonction avec le pouvoir, comme au-dessus des hommes, dans le temps même où elle se trouve posée comme loi du monde humain, ramenée du ciel sur la terre. Ce qui distingue la démocratie, c’est que si elle a inauguré une histoire dans laquelle s’abolit la place du référent d’où la loi gagnait sa

transcendance, elle ne rend pas, pour autant, la loi immanente à l’ordre du monde ni, du même coup, ne confond son règne avec celui du pouvoir. Elle fait de la loi ce qui, toujours irréductible à l’artifice humain, ne donne sens à l’action des hommes qu’à la condition qu’ils la veuillent, qu’ils l’appréhendent, comme la raison de leur coexistence et la condition de possibilité pour chacun de juger et d’être jugé. Le partage entre le légitime et l’illégitime ne se matérialise pas dans l’espace social, il est seulement soustrait à la certitude, dès lors que nul ne saurait occuper la place du grand juge, dès lors que ce vide maintient l’exigence de savoir. Autrement dit, à la notion d’un régime réglé par des lois, d’un pouvoir légitime, la démocratie moderne nous invite à substituer celle d’un régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime – débat nécessairement sans garant et sans terme. Tant l’inspiration des droits de l’homme que la diffusion des droits à notre époque témoignent de ce débat. Mais, si nous admettons que celui-ci tient à l’essence de la démocratie, peut-être sommes-nous mieux armés pour circonscrire la portée symbolique des droits énoncés dans les premières Déclarations, sans rien céder à l’opposition du naturalisme et de l’historicisme, et sans méconnaître la continuité de ce qui s’affirme depuis l’origine jusqu’à nos jours. e En effet, les libertés proclamées à la fin du XVIII siècle ont ceci de singulier qu’elles sont indissociables de la naissance du débat démocratique. Davantage : elles en sont génératrices. Il nous faut donc admettre que là où elles sont atteintes, tout l’édifice démocratique risque de s’écrouler, que là où elles n’existent pas, on en chercherait en vain la première pierre. En revanche, quoiqu’ils ne soient pas contingents, les droits économiques, sociaux et culturels peuvent cesser d’être garantis, voire reconnus (je ne vois, au reste, nulle part, ni dans l’Angleterre de Mrs. Thatcher ni dans l’Amérique de Reagan, qu’ils

soient anéantis dans leur principe), la lésion n’est pas mortelle, le processus reste réversible, le tissu démocratique est susceptible de se refaire, non seulement à la faveur de circonstances favorables à l’amélioration du sort du plus grand nombre, mais du fait même que sont préservées les conditions de la protestation. J’entends bien ce qu’on objectera. Les libertés demeurent formelles quand elles se combinent avec la pauvreté, l’insécurité de l’emploi, le dénuement devant la maladie. Mais l’argument me paraît insoutenable. Appliqué aux sociétés occidentales, il néglige le fait que ces libertés formelles ont rendu possibles des revendications qui ont réussi à faire évoluer la condition des hommes. Il passe sous silence le statut de ces libertés premières qui résultèrent du droit d’association des travailleurs et du droit de grève, lesquels à la fois font corps avec les premiers droits acquis, au point que leur suppression impliquerait à présent la destruction de la démocratie, et avec les droits économiques et sociaux. En outre, appliqué aux sociétés dans lesquelles une partie misérable de la population est à présent la victime d’une exploitation sauvage, cet argument n’est que trop facile à retourner contre ceux qui l’invoquent. A quoi bon, demandent-ils, parler des droits de l’homme à leur propos ? Il s’agit d’un luxe que ne sauraient convoiter des hommes qui font face au drame de la pénurie ou de la famine, des épidémies ou de la mortalité infantile. Ils oublient seulement que les opprimés se voient là refuser la liberté de parler, la liberté de s’associer, et souvent la liberté même de mouvement, c’est-à-dire tout ce qui leur donnerait les moyens légitimes et efficaces de la protestation et de la résistance à l’oppression. Et l’expérience n’enseigne que trop clairement combien le mépris des droits de l’homme incite les prétendus révolutionnaires soit à édifier des régimes de type totalitaire, soit à en rêver. Ce mépris couvre au plus profond le refus, opposé aux individus, aux

communautés paysannes, aux ouvriers et aux peuples en général, du droit à avoir des droits. Il est vrai que lorsque nous soutenons que la démocratie établit la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime, nous touchons au cœur de la difficulté. Ce principe laisse en effet supposer que ce qui est désormais légitime est ce qui est jugé tel ici et maintenant. Or, quel est le critère du jugement ? On peut certes répondre qu’il réside dans la conformité du droit nouveau à l’esprit des droits fondamentaux. Nousmêmes le suggérions : le sentiment de cette liaison guide à la fois ceux qui se sont faits ou se font les défenseurs de revendications inédites, l’opinion publique qui les agrée et les instances qui leur donnent un débouché juridique. Néanmoins, la réponse ne délivre pas du doute. Les droits fondamentaux, s’ils sont constitutifs d’un débat public, ne sauraient se résumer à une définition, telle que l’on puisse s’accorder universellement sur ce qui leur est ou non conforme, soit dans la lettre, soit dans l’esprit. L’évidence fait toujours défaut. Ainsi se trouverait-on exposé à la conclusion que ce qui est jugé ici et maintenant légitime ne peut l’être qu’en vertu du critère de la majorité. Mais, pour nous rallier à cette thèse, il faudrait que nous ayons oublié ce que nous venons de dire, à savoir que le droit ne saurait apparaître comme immanent à l’ordre social, sans que déchoie l’idée même du droit. Le paradoxe que le droit est dit par les hommes – que cela même signifie leur pouvoir de se dire, de se déclarer leur humanité, dans leur existence d’individus, et leur humanité dans leur mode de coexistence, leur manière d’être ensemble dans la cité – et que le droit ne se réduit pas à un artifice e humain, ce paradoxe a été perçu dès le début du XIX siècle, non seulement par des libéraux résolument hostiles à l’instauration de la démocratie, mais par des penseurs tels que Michelet ou Quinet, aussi attachés à la souveraineté du peuple – qu’implique à leurs yeux le progrès économique et social – qu’à la souveraineté du droit.

La légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime suppose, répétons-le, que nul n’occupe la place du grand juge. Précisons : nul, c’est-à-dire ni un homme, investi d’une autorité suprême, ni un groupe, fût-il la majorité. Or, la négation est opérante : elle supprime le juge, mais rapporte la justice à l’existence d’un espace public – un espace tel que chacun est suscité à parler, à entendre, sans être assujetti à l’autorité d’un autre ; que ce pouvoir qui lui est donné, il est induit à le vouloir. C’est la vertu de cet espace, toujours indéterminé, car il n’est la propriété de personne, mais seulement à la mesure de ceux qui se reconnaissent en lui et lui donnent sens, de laisser se propager le questionnement du droit. Qu’en fonction de celui-ci une majorité se forme, ici et maintenant, qui livre une réponse tenant lieu de vérité, aucun artifice ne saurait l’empêcher. Et qu’un homme, fût-il seul, soit en droit de dénoncer la vanité ou le tort de cette réponse, voilà seulement qui confirme l’articulation de la liberté et du droit, l’irréductibilité de la conscience du droit à l’opinion : la majorité, non l’espace public, se révèle alors éventuellement en défaut. La dégradation du droit ne réside pas dans les erreurs de la majorité, elle résulterait de celle de l’espace public lui-même, s’il s’avérait qu’en l’absence du débat qui lui est attaché, une opinion massive, compacte, constante, décidait dans la nuit, au lieu que des majorités se fassent et se défassent, et que les péripéties de l’échange et du conflit entretiennent l’inquiétude et l’heureuse division des convictions. Posons donc la question : cet espace, est-il ou non en train de se rétrécir, voire de dépérir ? Ou, comme certains le prétendent, n’est-il plus déjà qu’un simulacre, dont l’État se sert pour accréditer ses titres démocratiques ? Ne voyons-nous plus qu’une opinion qui se gonfle, se ramasse sur elle-même, s’arrondit pour s’ajuster à la prise d’un pouvoir tout-puissant ? Posons-la, cette question, mais convenons qu’elle est

une question de politique et qu’il serait outrecuidant de trancher dans un sens ou dans un autre. Le paradoxe dont j’ai parlé et que je crois tenir à l’essence de la démocratie se trouve à notre époque formidablement accentué par la pénétration, dans ce qui s’institua autrefois comme l’espace public, d’une masse qui en était exclue. Or, comment apprécier sûrement les effets de ce changement ? A coup sûr, la position toujours plus forte de l’État comme garant des droits sociaux, économiques et culturels tend à réduire la légitimité du droit à la sanction donnée aux opinions par une instance dans laquelle paraît se condenser le pouvoir social ; tandis que, réciproquement, les opinions tendant toujours davantage à trouver leur dénominateur commun, en dépit de ce qu’elles émanent de catégories différentes, dans l’attente de cette sanction, se voient virtuellement légitimées pourvu qu’elles disposent de la force du nombre. Nul doute, à mes yeux, quant à la validité de cette observation. Mais elle ne doit pas dissimuler que l’intervention des masses dans l’espace public, loin de l’anéantir, en a considérablement étendu les limites et multiplié les réseaux. Le néo-libéralisme contemporain (qui regagne un étonnant prestige à notre époque) ne veut rien savoir du sens de cette aventure, ancré qu’il demeure dans une théorie de l’élite qui s’entretenait de l’éviction du droit à la parole des couches les plus nombreuses et notamment les plus pauvres de la société. Il rend ainsi aveugle devant les problèmes que nous affrontons à présent, car aucun retour en arrière n’est concevable dans le cadre de la démocratie. Et il nous rend aussi stupides dans la défense de la cause du droit, car on ne peut séparer la généralisation du droit à la parole de la diffusion du sens du droit dans la société. Autant importe-t-il de s’interroger sur les effets des droits nouveaux, dé déceler ce qu’ils ont d’ambigu, ou bien encore de chercher à repérer la juste distinction du droit et de

l’opinion, que beaucoup perdent de vue, autant paraît-il vain de nier que, pour des millions de gens, l’obéissance muette à des normes qui n’avaient pour elles que de satisfaire aux exigences d’une minorité, ou d’entretenir sur de multiples registres une position de domination, a cédé devant la mise en question du légitime et de l’illégitime. Qu’on songe, par exemple, aux revendications qui sont à l’origine d’une nouvelle condition de la femme. Qui jugerait de bonne foi qu’elles témoignent seulement d’un changement dans l’opinion, qu’elles sont guidées par une simple demande de bien-être ? Le débat sur la contraception notamment, ou sur l’avortement, a mis en jeu une idée de la liberté que certains peuvent certes contester, mais qui touche à l’essence de l’individu, des rapports interpersonnels et de la vie sociale. Soit, cet exemple est le plus éloquent. Mais qu’il s’agisse de droits aussi divers que celui des salariés, privés de leur emploi, ou celui des entrepreneurs, affrontés à des difficultés de gestion, celui des assurés sociaux, celui des immigrés, celui des détenus, celui des objecteurs de conscience, celui des militaires (qui sont aujourd’hui privés de la liberté d’expression) ou encore celui des homosexuels – autant de droits qui depuis des années sont, en France notamment, matière à discussion incessante –, convenons qu’ils signalent un sens du droit incomparablement plus aigu que dans le passé. On croit observer partout le renforcement de la puissance de l’État en conséquence des nouvelles revendications, mais l’on passe sous silence sa contestation. Les récents débats sur l’emploi, sur la sécurité sociale, sur la réforme de la santé publique et de la protection médicale, sur le statut de l’enseignement privé, qui les uns et les autres provoquent des grèves, des conflits massifs, montrent pourtant que ne règne ni l’indifférence ni la passivité. Ce sont, objectera-t-on, des coalitions d’intérêts qui se heurtent, des solidarités corporatistes qui résistent

devant un danger, ou bien des préjugés qui se réveillent. Mais la défense des droits fut-elle jamais affranchie des intérêts et des opinions dans le passé ? Dans les querelles sur l’organisation de la médecine ou sur celle de l’enseignement, par exemple, ne se fait-il pas entendre autre chose que le bruit des intérêts ou des préjugés ? On croit encore trouver dans la crise économique le moteur d’une nouvelle expansion de la bureaucratie de la technocratie. Mais n’est-il pas vrai, à l’opposé, qu’elle met aussi en évidence, d’une façon imprévue, le conflit des droits ; qu’elle fait découvrir la contrepartie de certains maux qui n’en demeurent pas moins des maux et la contrepartie de certains bienfaits qui n’en demeurent pas moins des bienfaits ? Question politique, disais-je, que celle de la survivance et de l’élargissement de l’espace public. J’entendais : question qui est au cœur de la démocratie. Je n’ai pas la prétention de répondre. Chercher, ne serait-ce que le chemin d’une réponse, ferait l’objet d’une autre discussion. Pour demeurer dans le cadre de celle-ci, je me limiterai à cette conclusion : il n’y a pas d’institution qui, par nature, suffise à garantir l’existence d’un espace public dans lequel se propage le questionnement du droit. Mais, réciproquement, cet espace suppose que lui soit renvoyée l’image de sa propre légitimité depuis une scène qu’aménagent des institutions distinctes et sur laquelle se meuvent des acteurs chargés d’une responsabilité politique. Or, quand les partis et le Parlement n’assument plus leur fonction, il faut craindre qu’à défaut d’une nouvelle forme de représentation, susceptible de répondre aux attentes de la société, le régime démocratique perde de sa crédibilité. Quand, d’une part, l’exercice de la justice, d’autre part, celui de l’information, à travers les organes de la presse, de la radio et de la télévision, ne se montrent pas essentiellement indépendants, il faut aussi craindre que ce que je nommais la distinction du pouvoir, de la loi et de la connaissance, qui est à l’origine de la conscience moderne

du droit, perde son efficacité symbolique. Ou, disons encore : quand les acteurs politiques, juridiques et intellectuels donnent souvent le spectacle de leur obéissance à des consignes dictées par l’intérêt, par le souci de la discipline de groupe, ou par celui de séduire l’opinion, il faut s’inquiéter de la corruption qu’ils répandent. Pour montrer le rôle des hommes placés sur la scène publique, terminons par cette simple observation que j’emprunte à un article de 4 Pierre Pachet : notre ancien ministre de la Justice, Alain Peyrefitte, disait en substance qu’il n’était pas, à titre personnel, opposé à l’abolition de la peine de mort, mais que l’opinion n’était pas mûre. C’était à la fois élever à la consistance de l’opinion des humeurs, des peurs, des haines, des appétits de vengeance et lui conférer la légitimité. Peu d’exemples aussi frappants d’un avilissement du droit, de la part d’une autorité censée en être le garant. Il a en revanche suffi que le nouveau ministre, Robert Badinter, reparle le langage de la justice pour que le fantôme de la toute-puissance de l’opinion s’évanouisse.

1. Article extrait de la Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 13, Bruxelles, 1984. 2. « Droits de l’homme et politique », in Libre, 7, Paris, Payot, 1980 ; republié dans L’Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981. 3. « Démocratie et totalitarisme », in Commentaire, IV, 16, 1981-1982. 4. La Justice et le Conflit des opinions, in Passé-Présent, 2, Paris, Ramsay, 1983.

Hannah Arendt 1 et la question du politique Hannah Arendt a été très tôt reconnue comme un grand penseur politique aux États-Unis, même si ses écrits ont parfois suscité de vives polémiques. Par contre, bien que beaucoup de ses ouvrages aient été traduits en France, il est frappant qu’elle ait été pendant longtemps ignorée, notamment par l’intelligentsia de gauche. Raymond Aron est l’homme qui a joué un rôle décisif pour l’introduire auprès du public français. Ce n’est, en un sens, pas étonnant. Raymond Aron était un authentique libéral ; bien que son libéralisme fût différent de celui de H. Arendt, tous deux avaient en commun l’intelligence des régimes fascistes et staliniens et échappaient aux définitions conventionnelles de la droite et de la gauche. Il reste sûr que la grande différence qui existe entre le libéralisme d’Aron et celui d’Arendt se signale dans l’attrait qu’avait H. Arendt pour le phénomène révolutionnaire et, particulièrement, l’intérêt qu’elle a manifesté, au moment de la révolution hongroise, pour la formation des conseils ouvriers. La révolution n’était pas pour H. Arendt objet de curiosité, c’était pour elle le temps du commencement ou du recommencement.

Il semble en fait que l’ignorance, la négligence, voire l’hostilité dont H. Arendt a été l’objet en France tiennent à l’emprise du marxisme qui constituait un obstacle évident à l’accueil de ses idées. Or, nous sommes dans une époque où s’effectue un certain désenchantement, où un certain nombre de questions nouvelles se posent et se diffusent. Ainsi peut-on remarquer que s’exerce, depuis un certain nombre d’années, une critique du rationalisme qui vise la science moderne et ses effets destructeurs, mais qui vise aussi, par-delà, l’idéal même de la Raison. Et c’est non seulement la philosophie des Lumières qui a été prise pour cible, mais aussi la philosophie de l’Histoire comme telle. La philosophie de l’Histoire apparaît précisément comme un prolongement de la philosophie des Lumières, alors qu’elle avait été perçue auparavant comme, si ce n’est sa négation, au moins sa critique. Marx n’est plus considéré comme celui qui renversait le rationalisme, mais plutôt comme celui qui menait au plus loin le projet de la subjectivité, en l’incarnant dans l’histoire, qui menait au plus loin le projet d’une domination de l’homme sur la nature et qui entretenait l’illusion de l’Un, d’une clôture de l’humanité sur elle-même. Cette critique, et le fait semble remarquable, va jusqu’à mettre en question la notion même d’histoire, non pas seulement l’histoire comme « tribunal de la raison », mais l’histoire comme avènement d’un sens, l’histoire comme milieu au sein duquel nous sommes situés, par lequel nous sommes façonnés et qui constitue la condition de notre accès au passé. Cette critique vise aussi souvent la notion même d’une réalité sociale, cette réalité qui était supposée se découvrir au registre des rapports proprement de production. Ces critiques s’expriment au mieux dans celle de l’État, considéré comme organe d’homogénéisation du social et de domination, organe qui acquerrait une puissance grandissante sous l’effet de la demande de satisfaction des besoins collectifs.

La sensibilité d’une partie de l’intelligentsia de notre temps, comparée à celle de l’après-guerre, incite à discréditer tout ce qui est de l’ordre de la violence, à rejeter la politique comme si elle se confondait avec la violence. Or, quiconque découvrirait H. Arendt aujourd’hui ne manquerait pas de voir avec quelle vigueur elle a ouvert la voie aux questions présentes, avec quelle rigueur elle les a articulées et a tenté d’y répondre. Ce n’est pas à dire pour autant que les réponses qu’elle avance comblent nécessairement notre attente. Mais l’interrogation qui sous-tend son entreprise mérite toute notre attention. Je voudrais mettre en évidence l’exigence de penser qui se trouve dans le cours de son œuvre… Cette exigence est née de la rencontre d’un événement, de l’épreuve qu’elle a faite dans sa vie, d’un événement qui l’a bouleversée et qui lui est apparu en même temps comme « l’événement central de notre temps » : la victoire du nazisme en 1933. C’est de 1933, dit-elle, que date son intérêt pour la politique et pour l’histoire. Évoquant même très précisément le 27 février, jour de l’incendie du Reichstag, elle dit : « Ce fut pour moi un choc immédiat, et c’est à partir de ce moment-là que je me suis sentie responsable. » Il ne s’agit ni d’un fait anecdotique, ni d’un détail biographique. Tandis qu’elle se sentait responsable, appelée à répondre à la formidable interpellation du totalitarisme, elle prenait conscience de ce qui fait le ressort de toute pensée. C’est ainsi qu’elle écrira dans sa préface de Between Past and Future (en français la Crise de la culture) : « Je crois que la pensée, comme telle, naît de l’expérience des événements de notre vie et doit leur demeurer liée comme aux seuls repères auxquels elle puisse s’attacher. » H. Arendt possédait, certes, une vaste culture. Brillante helléniste, elle avait été l’élève de Husserl et la disciple de Jaspers et de

Heidegger. Lorsqu’elle dit la « pensée naît », « penser » ne signifie pas simplement se mouvoir dans le déjà pensé, mais recommencer et, précisément, recommencer à l’épreuve de l’événement. Dans sa préface des Aventures de la dialectique, Merleau-Ponty a écrit ces lignes qui sont en parfaite consonance avec la pensée de H. Arendt : « A l’épreuve des événements, nous faisons connaissance avec ce qui est pour nous inacceptable, et c’est cette expérience interprétée qui devient thèse et philosophie, il est donc permis de la raconter franchement avec ses reprises, ses ellipses, ses disparates, et sous bénéfice d’inventaire. On évite même, à le faire, le faux-semblant des ouvrages systématiques qui naissent comme les autres de notre expérience, mais se présentent comme nés de rien et semblent donc au moment où ils rejoignent les problèmes du temps faire la preuve d’une pénétration surhumaine, quand ils se bornent à retrouver savamment leurs origines. » Nul écrivain n’a comme H. Arendt nommé aussi rigoureusement le lien entre la pensée et l’événement. Nul n’a mieux décelé dans l’inconnu, dans l’inattendu, dans ce qui fait irruption dans nos croyances, dans l’univers que nous partageons avec nos proches, le lieu même de la naissance de la pensée, la force d’engendrement de la pensée. Faire face à l’inconnu, cette attitude qui fut celle de H. Arendt, acquiert tout son sens quand on se souvient de ce que fut la défaillance des intellectuels allemands en 1933 – ces intellectuels qui mettaient au service d’un « ne pas penser » les constructions les plus artificieuses, les plus fallacieuses, et qui l’ont décidée, comme elle l’a dit, à se détourner pour toujours des intellectuels, dont elle savait qu’elle n’avait rien à apprendre. Le travail de H. Arendt ne serait pas justement apprécié si l’on ne saisissait pas cette exigence ainsi que celle aussi de lui rester fidèle. H. Arendt a bien été une théoricienne et même une philosophe ; mais ce n’est pas par hasard qu’elle s’est toujours défendue de cette

dénomination, car on trouve dans son œuvre une tension constante entre son désir d’élaborer une théorie et sa volonté d’être disponible devant l’événement. De la même manière, sa critique de l’histoire des historiens s’éclaire par son souci de ne pas dissoudre le nouveau dans un continuum temporel de telle sorte qu’il paraîtrait n’être, a posteriori, que la conséquence d’un développement contenue dans ses prémices.

H. Arendt n’a eu de cesse d’opposer la tâche de comprendre à la grande théorie qui, par une voie ou une autre, cherche toujours à ramener le singulier sous le règne du principe, et aux explications de l’historien qui consistent en l’enchaînement de relations causales. 2 Comprendre, pour H. Arendt , c’est d’abord faire fond sur une compréhension précritique, sur le sens commun. Et, en effet, n’y a-t-il pas dans le sens commun une discrimination spontanée entre la vérité et le mensonge, entre le bien et le mal, entre la tyrannie et la liberté, de telle sorte que s’appuyer sur cette compréhension non critique, c’est déjà se frayer une voie vers ce qui porte un défi à la pensée ? Mais il est vrai que, dans cette précompréhension, l’inconnu ne se fait encore qu’entrevoir. C’est ainsi, dit H. Arendt, que le sens commun traite le totalitarisme comme une tyrannie, alors que bien sûr, il s’agit de tout autre chose ; il ne s’agit pas d’un nouvel art du mensonge ou d’un nouveau mode du mal qui serait déjà identifié. Mais, comprendre, c’est, en outre, pour H. Arendt, accueillir le temps dans lequel nous sommes. C’est non pas se résigner à ce qui advient, mais tenter de se réconcilier avec le temps, et, finalement, c’est se comprendre soi-même, c’est-à-dire chercher dans le monde même que nous habitons comment une chose telle que le totalitarisme a pu naître, puisque, après tout, il n’est pas né de rien, puisque, après tout, il a surgi de cette culture qui nous était familière.

Ma conviction est – à la lumière de cette phrase : « la pensée naît de l’expérience des événements de notre vie et doit leur demeurer liée » – que, pour sa plus grande part, l’œuvre de H. Arendt fut liée à son expérience et à son interprétation du phénomène totalitaire. Bien qu’elle n’ait pas rendu explicite l’articulation de sa conception de la politique et de l’histoire avec l’analyse du phénomène totalitaire (on pourrait dire aussi celle de sa conception de la métaphysique, et, plus généralement, de la condition humaine avec cette analyse), une telle articulation est à mes yeux rigoureuse et je voudrais tout d’abord la mettre en lumière.

En premier lieu, le totalitarisme est ce régime, semble-t-il, où tout se présente comme politique : le juridique, l’économique, le scientifique, le pédagogique. Nous observons que le parti pénètre dans chaque domaine et diffuse ses consignes. En second lieu, le totalitarisme apparaît comme ce régime où toutes choses deviennent publiques. En troisième lieu, ce qui interdit de le confondre avec une vulgaire tyrannie, c’est qu’on ne saurait le traiter comme un type de gouvernement arbitraire dans la mesure où il se réfère à une loi, à l’idée même d’une loi absolue qui ne doit rien à l’interprétation des hommes, ici et maintenant : la loi de l’Histoire dans le totalitarisme de type communiste ; la loi de la Vie dans le totalitarisme de type nazi. Dans ce régime, il semble encore que l’action soit la valeur dominante, puisque le peuple doit être mobilisé et toujours en mouvement autour de tâches d’intérêt général. C’est aussi un régime dans lequel règne le discours. Enfin, c’est un régime qui se présente comme révolutionnaire, un régime qui fait table rase du passé et qui s’adonne à la création de l’« homme nouveau ». Or, cette pleine affirmation de la politique porte à son envers une négation. Ce n’est pas seulement que nous puissions découvrir que

l’idéal de la maîtrise de la société se traduit, en fait, par une domination totale, qu’il s’exerce là une puissance délivrée de toute référence éthique ou religieuse, qui ne connaît pas de limites au possible, de sorte que la fameuse création de l’« homme nouveau » se transforme en un attentat contre ce qui a toujours fait la dignité de la condition humaine. Ce n’est pas seulement que la loi, érigée fantastiquement au-dessus des hommes, ait pour effet dans la réalité de supprimer toute validité des lois positives, toute garantie juridique. Ce n’est pas seulement que la mystique de l’« Un », d’une sorte de corps collectif, conduise, en fait, à l’extermination de l’ennemi de l’intérieur. Si nous nous en tenions là, nous ne dépasserions pas le constat. Mais sous l’apparence, nous devons découvrir qu’il ne s’agit nullement de la politique, ni de la vie publique, ni de la loi, ni de l’action, ni de la parole, ni de la révolution conçue comme commencement. Nous devons plutôt reconnaître que ces références ont été détruites pour que puisse s’accomplir le projet de la domination totale. Comment, en effet, pourrait-on s’arrêter à l’idée que la politique envahit tout ? S’il n’existe pas de frontière entre la politique et ce qui est non politique, la politique elle-même disparaît, car elle a toujours impliqué un rapport défini entre les hommes, régi par l’exigence de répondre à des questions qui mettent en jeu le sort commun. Il n’y a politique que là où se manifeste une différence entre un espace où les hommes se reconnaissent les uns et les autres comme citoyens, se situant ensemble dans les horizons d’un monde commun, et la vie sociale proprement dite où ils font seulement l’épreuve de leur dépendance réciproque, cela sous l’effet de la division du travail et de la nécessité de satisfaire à leurs besoins. Autant dire que l’apparente expansion de la sphère publique ou, ce qui revient au même, la tendance à engloutir le privé dans le public – comme il est souvent dit – est également trompeuse. La vérité est que là où s’efface la

distinction du public et du privé, c’est aussi bien le domaine public que le domaine privé qui disparaissent. Ce qui surgit, en revanche, c’est quelque chose que l’on pourrait appeler le « social » comme vaste organisation, réseau de multiples rapports de dépendance, dont le fonctionnement est commandé par un appareil dominant.

On veut croire que, dans le totalitarisme, la loi s’affirme au-dessus des hommes ; en un sens, ce phénomène témoigne bien de l’impossibilité de le confondre avec quelque type que ce soit de tyrannie, mais il n’en est pas moins sûr que l’idée même de la Loi est détruite, et non pas seulement violée, comme c’est le cas, précisément, dans les limites d’un pouvoir arbitraire. En effet, quand la Loi est censée se matérialiser dans le supposé mouvement de l’histoire, ou dans le mouvement de la vie, la notion d’une transcendance de la Loi se perd, et les critères du permis et de l’interdit sont alors effacés ; rien ne s’oppose à la technique de l’organisation et de la domination. La même raison fait encore que l’idéal de l’action dont on parle si souvent, qui se soutient constamment, d’ailleurs, des appels à l’activisme des militants, est un leurre, comme est également un leurre l’idéal de la parole efficace qui diffuse dans la société entière la connaissance de ses fins dernières et de ses buts prochains. Ce qu’on appelle « action » n’est pas « action » quand il n’y a pas d’acteurs. C’est-à-dire quand il n’y a pas d’initiatives qui se confrontent à des situations inédites, mais seulement une décision du chef qui se donne elle-même comme l’effet du mouvement de l’histoire ou de la vie, qui récuse la contingence et ne requiert des autres que des comportements conformes aux normes et aux consignes. De même, ce qu’on appelle « parole » n’est pas parole dès lors que la parole ne circule plus, que toute trace de dialogue disparaît, qu’un

seul, le Maître, détient le pouvoir de dire, tandis que tous sont réduits à la fonction d’entendre et de transmettre. La même raison fait aussi que, sous le couvert de la révolution nationale-socialiste ou communiste, l’idée même de révolution s’est évanouie, car elle impliquait l’irruption du grand nombre sur la scène publique, ou plutôt l’instauration même de cette scène, en conséquence d’une effervescence qui mettait les hommes au contact les uns des autres, en les faisant sortir de leur univers privé, en mobilisant leurs initiatives, en instituant un débat commun. Ce à quoi s’ajoute que ce n’est pas la faculté de commencer, propre aux révolutions, qui se laisse distinguer dans le totalitarisme, mais à l’inverse le triomphe d’une idéologie qui contient la réponse à toute question, toute question qui surgirait des événements ; c’est le triomphe d’une machine intellectuelle qui produit les conséquences à partir des principes, comme si la pensée se trouvait déconnectée de l’expérience du réel. Cette lecture du totalitarisme par H. Arendt, dans sa double version nazie et stalinienne, commande l’élaboration ultérieure de sa théorie de la politique. Elle conçoit la politique à la faveur d’un retournement de l’image du totalitarisme, mouvement qui l’induit à chercher non le modèle – ce serait trahir son intention que d’employer ce terme – mais la référence de la politique dans certains moments privilégiés où se déchiffrent au mieux ses traits ; le moment de la cité grecque dans l’Antiquité, et, dans les Temps modernes, le moment de la Révolution américaine et celui de la Révolution française. Il serait peut-être possible d’y ajouter le moment des conseils ouvriers en Russie en 1917, et des conseils ouvriers en Hongrie en 1956. Dans le cas de la Grèce, le cas le plus pur, on voit, selon Arendt, s’aménager un « espace », surgir un espace, où, à distance de leurs affaires privées propres à l’enceinte de l’oikos – l’unité de production domestique dans laquelle règnent les contraintes de la division du

travail et des rapports entre dominants et dominés – les hommes se reconnaissent comme égaux, discutent et décident en commun. Dans cet espace, ils peuvent rivaliser et chercher, comme dit H. Arendt, par les « belles paroles » et par les « exploits », à imprimer leur image dans la vision et la mémoire publiques. Le pouvoir s’exerce là dans un rapport entre les hommes qui est un échange de paroles, en vue de décisions qui les concernent tous. L’existence même de cet espace est la condition d’apparition d’un « monde commun », d’un monde qui n’est pas un, mais se donne comme le même, parce qu’il se trouve offert à la multiplicité des perspectives. Un monde proprement humain, que ni la simple perception ni le simple travail ne suffisent à établir, tant il est sûr, toujours selon H. Arendt, que le simple usage de la vie ne saurait faire naître par-delà tous les besoins à satisfaire et les contraintes qu’ils imposent, ce tout autre besoin, mais il faudrait changer le terme, ce désir d’un monde qui ici-bas transcende la contingence des institutions. On ne saurait trop insister sur l’idée que c’est de participer à cet espace politique, d’accéder à la visibilité sur une scène publique que les hommes se définissent, s’appréhendent les uns les autres comme égaux. Ou, pourrait-on aussi bien dire, c’est de s’appréhender comme égaux qu’ils accèdent à cette scène. Il y a ainsi le plus étroit rapport, selon H. Arendt, entre l’égalité et la visibilité. Pour chacun, apparaître sous les yeux des autres, dans cet espace, tandis que les autres apparaissent sous ses yeux, telle est la possibilité, voire la réalité même de l’égalité. Là où un pouvoir se circonscrit dans un organe ou dans un individu, il se soustrait au regard de tous. L’inégalité et l’invisibilité vont de pair. Voilà à soi seul qui ferait déjà comprendre que, pour H. Arendt, l’égalité n’est pas une fin en soi. Elle n’est pas, par exemple, la découverte que les hommes feraient à un moment de l’histoire qu’ils

sont égaux par naissance ; elle est une invention : l’effet ou simplement le signe de ce mouvement qui élève les hommes au-dessus de la vie et les ouvre au monde commun.

Cette brève évocation de la politique grecque nous permettra de mettre en évidence les oppositions qui gouvernent toutes les analyses de Hannah Arendt. L’opposition entre l’action et le travail ou l’œuvre (labor ou work) qui fait l’objet principal de son livre Human Condition. L’opposition entre l’ordre du public et l’ordre du privé ; entre l’ordre de la politique et l’ordre de la vie sociale ; l’opposition entre le pouvoir et la violence, entre l’unité et la pluralité ; ou encore l’opposition entre la vie contemplative et la vie active. Considérant cette dernière opposition, Hannah Arendt juge – ce jugement est précisément à la racine de son refus de se nommer ellemême « philosophe » – que la philosophie a trouvé son origine avec Platon dans la méconnaissance ou la dénégation de la politique. La liberté qui s’était trouvée dans l’action, au cœur de la cité démocratique, dans le débat, dans la manifestation, a été rejetée par la philosophie, transférée à la pensée qui se séparait du monde d’ici-bas, lequel était visé comme règne de la confusion. Pour H. Arendt, la distinction entre le sacré et le profane, ou bien entre l’univers enchanté de la politique et la vie prosaïque, régie par les contraintes naturelles, cette distinction qui mettait le sacré ou l’enchantement dans le visible, dans le surgissement de l’espace public, a changé de sens avec la philosophie car, pour celle-ci, c’est l’invisible (cet invisible autrefois attaché aux occupations privées) qui se trouve investi de la noblesse propre à l’intériorité, tandis que la déchéance frappe l’activité politique. Telle serait, pour H. Arendt, la force de cette tradition, inaugurée par Platon, qu’on en retrouverait les effets jusque chez Marx qui ne tend à restaurer l’activité politique qu’en voulant réaliser la

philosophie, c’est-à-dire projeter dans l’histoire et dans la société empiriques l’idée d’une logique et d’une vérité qui proviennent précisément de l’oubli de ce que fut l’action. On peut se demander de quelle manière cette idée de la politique s’articule chez H. Arendt avec une lecture de l’histoire moderne. Les Temps modernes – expression vague, mais l’imprécision est imputable à H. Arendt elle-même – sont, à l’entendre, le théâtre d’un changement considérable. Dans l’Antiquité, au temps de la polis, la société n’existait pas ; ce monde était partagé entre les affaires de la cité et les affaires de l’oikos ; le trait distinctif, en revanche, de la modernité, tient à l’avènement du social. En d’autres termes, sous l’effet de la croissance, de la technique et de la division du travail, et sous l’effet aussi de l’essor de la science moderne – dont le projet est la domination de la nature – s’institue un réseau général de dépendance. Ce réseau tient ensemble les individus, les activités et les besoins, et implique des tâches d’organisation de plus en plus complexes ; il induit des rapports de domination à l’échelle nouvelle de la nation. L’expansion du social, la dégradation de la politique, ce processus se trouve à un moment interrompu – alors, il est vrai, qu’il n’en est qu’à sa première phase – par la Révolution américaine et par la Révolution française, mais l’une et l’autre demeurent sans effets durables. H. Arendt note même que cette dernière fut presque aussitôt pervertie par l’avènement de la « question sociale ». Le malheur, dit-elle en substance, c’est qu’on a été contraint de confondre l’égalité politique avec l’égalité sociale ; confusion tragique, car l’égalité ne peut être que politique ; confusion qui s’est d’ailleurs traduite philosophiquement par l’idée insensée que les individus sont égaux par naissance, par la chimère des droits de l’homme. Il faut

signaler que, pour H. Arendt comme pour Burke, ne sont réels que les droits des citoyens et que les droits de l’homme sont une fiction. e Si l’on jette un regard sur le développement des sociétés au XIX et e

au XX siècle, apparaît alors le rôle grandissant de l’État comme organe chargé de la gestion du social. Tandis que la politique perd toujours davantage son statut propre, tandis que s’effondre l’espace public, du même coup se défait l’espace privé. A leur place, surgit, d’une part, l’organisation sociale et, à l’autre pôle, le petit monde de l’individu, ce que H. Arendt appelle le monde de l’intimité : ce dernier devient un trompe-l’œil soumis à la standardisation des mœurs et des comportements. C’est ici qu’il faut revenir aux origines du totalitarisme : ce phénomène dont H. Arendt dit qu’il est sans précédent historique et qu’il a ruiné les catégories de la tradition occidentale. Si elle se refuse énergiquement à lui assigner des causes, elle décrit bien son émergence depuis les sociétés modernes, et cela en de tels termes qu’elle ne laisse pas de doute sur sa raison d’être. Le totalitarisme, à lire H. Arendt, naît d’une société dépolitisée dans laquelle l’indifférence aux affaires publiques, l’atomisation, l’individualisme, le déchaînement de la compétition ne trouvent plus de limites. Hannah Arendt ne craint pas d’écrire, quoiqu’elle reconnaisse, d’autre part, que l’individualisme bourgeois a créé un obstacle à l’accaparement du pouvoir par un homme fort : « En ce sens, la philosophie politique de la bourgeoisie avait toujours été totalitaire » ; celle-ci avait toujours cru à une identité de la politique, de l’économique, et de la société au sein de laquelle les institutions politiques n’étaient que la façade des intérêts privés. Elle ne craint pas non plus d’écrire : « Le philistin qui fait retraite dans sa vie privée, qui se consacre exclusivement à sa famille et à son

avancement, tel fut le dernier produit déjà dégénéré de la croyance bourgeoise au primat de l’intérêt privé. Le philistin est un bourgeois coupé de sa propre classe, un individu atomisé, produit de l’effondrement de la classe bourgeoise. L’homme de la masse qu’Himmler organisa pour lui faire commettre les crimes massifs les plus monstrueux de l’histoire ressemblait aux philistins plutôt qu’à l’homme de la populace. Il n’était autre que le bourgeois qui, dans les décombres de son univers, se souciait avant tout de sa sécurité personnelle, qui était prêt à tout sacrifier : croyance, honneur, dignité, à la moindre provocation. » Sans doute H. Arendt se refuse à établir une continuité entre démocratie bourgeoise et totalitarisme, mais la raison en est qu’elle découvre dans les crises qui ont suivi la guerre (la Première Guerre mondiale) un accident décisif, l’effondrement du système de classes et la libération des masses, de ses cadres sociaux, devenus traditionnels ; c’est-à-dire d’hommes, à la lettre, désintéressés, puisqu’ils n’ont plus d’intérêts à défendre, et sont en ce sens prêts à tout, y compris à la mort.

Cette interprétation d’Hannah Arendt appellerait de nombreuses réflexions. La première concerne l’opposition tranchée établie entre ce qui est de l’ordre du politique et ce qui est de l’ordre du social, et l’opposition qui lui est associée entre l’égalité politique et l’inégalité sociale. A supposer qu’on puisse parler de « l’invention de la politique » en 3 Grèce, selon l’expression de Moses Finley , qui constitue le titre français de son dernier livre tout récemment publié, il vaudrait la peine de se demander dans quelles circonstances, sous l’effet de quels conflits, qui ne pouvaient être que sociaux, et en vue de quelles fins, qui ne pouvaient être que militaires, des sociétés hautement différenciées et hiérarchisées en sont venues à admettre des paysans,

des boutiquiers et des artisans dans les assemblées où se décidaient les affaires publiques. Il conviendrait de se demander encore comment, sous le couvert de l’égalité politique, se prenaient effectivement les décisions, et par quels moyens certains hommes réussissaient à exercer une autorité durable sur telle ou telle partie du peuple. Dernière question que ne soulève jamais H. Arendt, convaincue qu’elle est, d’une part, que la persuasion s’exerçait exclusivement par la parole, et, d’autre part, ce qui n’est pas moins naïf, que l’échange de paroles est en soi égalitaire – qu’il peut ne pas véhiculer une inégalité de pouvoirs. Pour en venir à son interprétation de la Révolution française, il est difficile de voir comment elle peut distinguer l’égalité politique de la lutte qui fut menée contre la hiérarchie de l’Ancien Régime, lutte qui s’inscrivait, comme l’a expliqué Tocqueville, dans le processus de l’« égalité des conditions », laquelle ne se confond certes pas avec l’égalité économique, mais comme Tocqueville aussi l’a montré, qui ne pouvait qu’avoir des effets à la fois d’ordre social et d’ordre politique. Car c’était à la fois de la liberté qu’il s’agissait et aussi de la reconnaissance du semblable par le semblable dans la société. En ce qui concerne la critique arendtienne du concept de droits de l’homme, qui lui paraît dériver de la fiction d’une nature de l’homme, il est difficile de voir sur quels fondements philosophiques on pourrait établir que la reconnaissance mutuelle des hommes comme des semblables doive s’arrêter aux frontières de la cité. On ne voit pas, en particulier, ce qui pourrait justifier alors la condamnation, par nous, d’un régime totalitaire, sinon le fait brut, et comme accidentel, que ses conquêtes mettent en péril notre propre société. H. Arendt trouve dans le projet de domination totale une volonté d’explorer les « limites du possible » qui révèle cette ultime possibilité de changer la nature même de l’homme. Sans m’arrêter à la

contradiction purement formelle qu’il y aurait à nier l’idée d’une nature humaine et à supposer qu’on puisse la changer, il m’importe de souligner que si nous ne tenons pas les distinctions : vérité/mensonge, bien/mal, juste/injuste, ou encore réel/imaginaire pour constitutives de la pensée politique, ou de la pensée en général, nous en venons à accréditer l’hypothèse que le totalitarisme n’a d’autres obstacles que la puissance de fait de ses adversaires et qu’il échappe, en tant que tel, à toute contradiction interne. La formule de H. Arendt : « Le pouvoir de l’homme est si grand qu’il peut être ce qu’il veut être » relève de l’historicisme ou de ce que Léo Strauss appelle le nihilisme que H. Arendt combat d’autre part. Remarquons, enfin, que la manière dont elle définit la politique nous met en face d’une alternative radicale. La politique, en quelque sorte, existe ou n’existe pas ; son surgissement ici et là est inexplicable ; il est le signe d’un commencement radical ; et, de plus, la politique ne surgit ici et là que pour disparaître sans laisser de traces. Par exemple, parlant de la Résistance, dans sa préface à Between Past and Future, comme d’un « trésor perdu », expression qu’elle emprunte à René Char, elle précise : « Les hommes de la résistance européenne n’étaient ni les premiers ni les derniers à perdre leur trésor. L’histoire des révolutions, de l’été 1776 à Philadelphie et de l’été 1789 à Paris, à l’automne 1956 à Budapest, ce qui signifie politiquement l’histoire la plus intime de l’âge moderne, pourrait être racontée sous la forme d’une parabole, comme la légende d’un trésor sans âge qui, dans les circonstances les plus diverses, apparaît brusquement, à l’improviste, et disparaît de nouveau dans d’autres conditions mystérieuses, comme s’il était une fée Morgane. »

Dans le style de pensée, il semble qu’on retrouve quelque chose de l’inspiration de quelques grands penseurs contemporains. Pour Léo Strauss, le régime conforme à la nature – ce régime conçu par Platon – ne devrait-il jamais exister, cela ne le discréditerait en rien. Pour Heidegger, dans un souci différent, plus l’occultation de l’Être s’étend, plus le danger s’accroît et plus nous sommes en mesure d’entendre, avec une nouvelle acuité, la question de l’Être. Quant à Arendt, elle suggère que la politique, telle qu’elle l’entend, ne s’incarnerait-elle plus dans le réel, elle n’en serait pas moins la politique, et, d’un autre côté, elle laisse supposer, en consonance avec la pensée de Heidegger, que plus l’ombre du totalitarisme s’étend, mieux nous sommes en mesure d’en déchiffrer les traits. Or, ces trois penseurs si éloignés l’un de l’autre se rencontrent dans le même procès de la modernité. Du point de vue politique, le procès de la modernité est le procès de la démocratie. Ce qui paraît troublant, chez Hannah Arendt, et le signe d’une défaillance, c’est que, faisant à bon droit la critique du capitalisme et de l’individualisme bourgeois, elle ne s’intéresse jamais à la démocratie comme telle, la démocratie moderne. Serait-ce parce qu’il s’agit d’une démocratie représentative, et que la notion de représentation lui est étrangère ou même qu’elle lui répugne ? Toujours est-il que s’il y eut un trait qui unit le totalitarisme nazi et le totalitarisme de type stalinien, ce fut la haine de la démocratie. Elle ne veut rien en savoir. H. Arendt, si attachée à la restauration du pluriel – contre l’Un –, n’observe pas que la fantastique tentative de faire de la société un corps uni, soudé à sa tête – le Führer, le guide suprême –, cette fantastique tentative procède du renversement du régime qui s’est édifié en distinguant le pôle du pouvoir du pôle de la loi et du pôle du savoir, et en acceptant la division sociale, le conflit, en acceptant l’hétérogénéité des mœurs et des opinions, et, précisément, en tenant à

distance, comme aucun régime ne l’avait fait auparavant, le fantasme 4 d’une société organique .

1. Conférence faite au centre Rachi et publiée dans Cahiers du Forum pour l’indépendance et la paix, 5, mars 1985. 2. Voir son entretien avec Gunther Gauss, Esprit, juin 1985. 3. M. Finley, L’Invention de la politique, Paris, Flammarion, 1985. 4. Sur H. Arendt, voir également : Claude Lefort, « Hannah Arendt et le totalitarisme », in L’Allemagne nazie et le génocide juif, colloque de l’École des Hautes Études en sciences sociales, Paris, Hautes Études-Gallimard-Le Seuil, 1985, p. 517-535 (NdE).

DEUXIÈME PARTIE

SUR LA RÉVOLUTION

La Terreur révolutionnaire

1

Un discours de Robespierre 2 Examinons un discours de Robespierre : par exemple, celui du 11 germinal an II (31 mars 1794). A vrai dire, nous ne le choisissons pas au hasard. Les circonstances sont exceptionnelles ; ce jour-là, il s’en fallut de peu, semble-t-il, que la Convention ne désavouât un coup de force perpétré par le Comité de salut public et ne rendît possible un revirement de la politique révolutionnaire. De peu ? D’une intervention de Robespierre précisément. Rappelons brièvement les faits : Danton a été arrêté au cours de la nuit précédente ; en même temps que lui, Camille Desmoulins, Lacroix et Philippeau. Sans doute, les grandes épurations se sont-elles succédé à un rythme accéléré depuis moins d’un an : on a vu tomber les chefs de la Gironde, les Enragés, les hébertistes, les anciens dirigeants de la Commune de Paris. Cependant, quelle que fût la personnalité des victimes, aucune n’avait bénéficié du prestige de Danton. Nul n’avait su, comme lui, incarner l’esprit de la Révolution ; et nul ne pouvait, à l’égal de Camille, revendiquer la paternité de la République. Cette fois, Robespierre et les Comités frappent au plus près d’eux-mêmes. L’offensive lancée contre ce qui est nommé la faction des Indulgents s’était certes annoncée, notamment aux Jacobins, mais la nouvelle des arrestations, décidées à l’insu de la Convention, n’en paraissait pas moins extraordinaire : le coup de force

était aussi un coup de théâtre ; il fournissait le signe d’un paroxysme de la Terreur. Le fait est – notons-le au passage – que l’élimination de Danton et de ses amis est apparue avec le recul du temps comme un tournant dans le cours de la Révolution. Peut-être a-t-elle, comme on l’a dit parfois, annoncé la chute de Robespierre. A coup sûr, elle lui a permis dans la période suivante d’imposer des mesures terroristes sans précédent ; l’événement de Germinal, en terrassant les opposants, a rendu possible la création du Bureau de police générale, puis, quelque deux mois plus tard, le décret du 22 Prairial et la réorganisation de la justice révolutionnaire. Toutefois, ce n’est pas tant en raison des circonstances, du moment et de sa portée que le discours de Robespierre retient notre attention. Il se distingue par son style, par son ton, par sa composition – par la stratégie qu’on perçoit sous les effets de la rhétorique. Robespierre ne s’emploie pas à démontrer la culpabilité de Danton et de ses amis : pas un mot en ce sens ; ni davantage à convaincre l’Assemblée de la nécessité de maintenir la Terreur : ce mot même n’est pas prononcé, sinon une fois pour évoquer la peur que ses adversaires souhaiteraient lui inspirer. Son art consiste à déplacer l’objet du débat ; il attire ses interlocuteurs dans les rêts d’une argumentation qu’ils doivent reconnaître comme la leur. A la fois, il s’impose comme le maître et efface la place du maître. Enfin, les artifices de la parole sont multipliés pour aboutir à l’annulation de toute parole : la vérité révolutionnaire dont il se fait l’organe frappe d’un interdit le débat lui-même. En bref, le discours de Robespierre ne fait pas de la Terreur son objet ; il l’exerce ; il figure un grand moment de la Terreur en acte, il la parle. Le 11 germinal, donc, la séance de la Convention s’ouvre suivant la procédure ordinaire, mais pleine de la rumeur des arrestations de la nuit. Les membres des Comités ne sont pas encore arrivés. Le

représentant Legendre demande aussitôt la parole. Il se déclare bouleversé, affirme que Danton est aussi pur que lui-même et lance un appel : « L’homme qui en septembre 1792 sauva la France par son énergie mérite d’être entendu et doit avoir la faculté de s’expliquer lorsqu’on l’accuse d’avoir trahi la Patrie. » Ce faisant, il exprime sans nul doute le sentiment d’une importante partie de l’Assemblée : comment refuser à l’un des plus illustres de ses membres le droit de se défendre devant elle ? La discussion est déjà engagée lorsque paraît Robespierre, en avance sur ses collègues des Comités, pressé de connaître, peut-on supposer, les réactions de l’Assemblée. Il monte à la tribune et ses premiers mots sont pour déceler, sous l’apparence des premiers arguments de Legendre, leur mobile caché : « A ce trouble, depuis longtemps inconnu, qui règne dans cette Assemblée, aux agitations qu’ont produites les premières paroles de celui qui a parlé avant le dernier opinant, il est aisé de s’apercevoir, en effet, qu’il s’agit d’un grand intérêt ; qu’il s’agit de savoir si quelques hommes aujourd’hui doivent l’emporter sur la patrie. » L’objet du débat est ainsi aussitôt déplacé. Mieux : l’orateur ignore son objet manifeste pour inviter à découvrir son enjeu. Mais il ne se contente pas de dénoncer le projet des partisans de Danton, il émet un soupçon qui frappe l’Assemblée entière : « Quel est donc ce changement qui paraît se manifester dans les principes des membres de cette assemblée, de ceux surtout qui siègent dans un côté qui s’honore d’avoir été l’asile des plus intrépides défenseurs de la liberté ? » Sur quoi portait la discussion ? Sur le droit des membres de la Convention mis en arrestation sans son consentement de justifier leur conduite devant leurs pairs. Implicitement, elle portait sur les garanties accordées aux représentants du peuple. Robespierre se garde de condamner le principe de ces garanties ; il n’évoque même pas les limites auxquelles se heurterait la liberté dans les temps de révolution ;

à la faveur d’une allusion à la Montagne, il célèbre l’asile de la liberté, mais, tirant argument du fait que fut récemment refusé à Bazire, à Chabot et à Fabre d’Églantine un droit que Danton aujourd’hui accusé – ses interlocuteurs ne peuvent l’avoir oublié – réclamait pour eux, il s’étonne de l’abandon d’un principe. Cet argument resterait faible, s’il ne faisait que mettre en évidence l’instabilité de l’Assemblée ; d’autant plus faible qu’aucune décision passée n’est censée enchaîner une assemblée souveraine et que, en matière de principe, l’inviolabilité des députés ne souffre pas la contestation. Aussi bien n’est-ce pas sur le fait du revirement de la Convention que Robespierre fait peser sa question : il interroge ses raisons ; il demande pourquoi ce qui fut refusé à certains serait accordé à d’autres. Ce pourquoi est l’instrument du soupçon. Et la réponse se donne avec la question : « … Il s’agit de savoir si l’intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l’emporter sur l’intérêt du peuple français. » Ainsi, sans se presser de désigner Danton et ses amis, Robespierre signale à l’Assemblée qu’elle est en train de faire un sort particulier à des individus… Ces individus, il est vrai, sont qualifiés d’hypocrites ambitieux ; l’orateur demande encore « si nous n’avons fait tant de sacrifices héroïques au nombre desquels il faut compter des actes d’une sévérité douloureuse […] que pour retourner sous le joug de quelques intrigants qui prétendaient dominer ». Forte formule qui risque d’étonner. Aussi bien, devinant ce que chacun pense au moment même où il parle, il écarte l’idée des services rendus à la République par les accusés, de ces services précisément que Danton et Camille ne manqueraient pas d’énumérer avec éloquence devant l’Assemblée s’ils en avaient l’opportunité. « Que m’importent à moi les beaux discours – lance Robespierre, comme s’il les avait écoutés –, les éloges qu’on se donne à soi-même et à ses amis. Une trop longue et trop pénible expérience nous a appris ce que nous devions faire de semblables

formules oratoires. On ne demande plus ce qu’un homme et ses amis se vantent d’avoir fait dans telle époque, dans telle circonstance particulière de la Révolution ; on demande ce qu’ils ont fait dans tout le cours de leur carrière politique. » En clair, sans accorder même à ses adversaires le mérite réel de leurs services passés, puisqu’il parle seulement de ceux qu’ils s’attribuent, il récuse le principe même des preuves objectives du comportement révolutionnaire (anticipant ainsi l’esprit de la loi de Prairial). Mais ce n’est que de biais qu’il touche à ses adversaires. Car son propos n’est pas de discuter au fond du cas des accusés : ce serait donner prise à des objections, des démentis, voire de simples questions. Quel est ce propos ? Il veut rendre l’Assemblée sensible à l’image qu’elle se fait de Danton, et à travers lui, de l’individu exceptionnel ; à l’attraction qu’exerce le nom de Danton, un nom. D’où son retour à l’intervention de Legendre, l’homme qui a ouvert le débat : « Legendre paraît ignorer les noms de ceux qui sont arrêtés, toute la Convention les sait. Son ami Lacroix est du nombre de ces détenus. Pourquoi feint-il de l’ignorer ? Parce qu’il sait bien qu’on ne peut sans impudeur défendre Lacroix. » L’allusion à l’immoralité de celui-ci témoigne d’une ruse remarquable, car dans le moment où l’orateur reproche à Legendre de faire silence sur le nom de Lacroix, lui-même tait les autres noms, notamment celui de Camille. Du silence de Legendre, il s’empare, pour dénoncer le privilège accordé à Danton. Legendre, poursuit-il, « a parlé de Danton parce qu’il croit sans doute qu’à ce nom est attaché un privilège, non, nous ne voulons pas de privilège ; non, nous ne voulons point d’idoles ». La cible, mise en place au début du discours, est à présent touchée au centre – et avec succès, semble-t-il, puisque le compte rendu de séance mentionne les applaudissements de l’Assemblée. A cette cible, il va revenir, un moment après, quand il demandera « quels sont […] ces hommes qui

sacrifient à des liaisons personnelles, à la crainte, peut-être, les intérêts de la Patrie ? qui, au moment où l’égalité triomphe, osent tenter de l’anéantir dans cette enceinte ? » (je souligne). La première question : « savoir si quelques hommes aujourd’hui doivent l’emporter sur la Patrie », ou encore : « savoir si l’intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l’emporter sur l’intérêt du peuple français », demeurait encore trop liée à l’image de la personnalité des détenus ; elle s’avère dépassée. La seconde question ne concerne plus qu’un principe universel : l’égalité. L’accusation ne porte plus tant contre les dantonistes que contre ceux qui cherchent à soustraire des individus à la loi commune, en concentrant sur eux l’attention de la Convention. Mais encore faut-il observer comment Robespierre s’assujettit les pensées de ses auditeurs – des pensées qui, certes, ne sauraient s’exprimer, mais pourraient mettre en échec son dessein. « Non, nous ne voulons point d’idoles », a-t-il lancé ; or, si heureuse soit la formule et bien faite apparemment pour plaire, elle a le défaut de suggérer que Danton serait bel et bien une idole du peuple et, du même coup, de réveiller la crainte de s’y attaquer, ou bien le défaut de lui restituer dans l’imagination du public un prestige qu’aucun principe n’est assez fort pour effacer. Aussi bien, ajoute-t-il : « nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps, ou si, dans sa chute, elle écrasera la Convention et le peuple français » (je souligne). En trois mots, il condense toute une argumentation. En substance : ne tolérez pas une idole, vous qui ne devez que vénérer l’égalité ; d’ailleurs, ne vous laissez pas prendre à la rumeur, Danton n’est pas adoré ; d’ailleurs, son image a fait long feu, elle est pourrie. Certes, une telle argumentation ne se laisse pas déployer ; les trois énoncés sont incompatibles ; mais, peu importe, car la vertu du discours terroriste est précisément d’abolir une articulation qui se prêterait à la contradiction et de simuler une conclusion qui ne laisse

plus de choix. En l’occurrence, il ne s’agit plus de décider si l’Assemblée doit ou non abattre Danton : idole pourrie, Danton s’écroule de luimême. Ce qu’il s’agit seulement de savoir, c’est si la Convention s’abîme dans sa chute ou l’abandonne pour se conserver. Fausse alternative donc ; d’autant plus que la Convention n’est point devant une situation nouvelle ; la chute de Danton, nous est-il dit à présent, n’est que le dernier épisode d’une série de chutes qui ont emporté Brissot, Pétion, Chabot, Hébert. Ce qu’on dit de lui, n’eût-on pu le dire d’eux : tous ont « rempli la France du bruit fastueux de leur patriotisme trompeur ». Robespierre, remarquons-le, s’abstient toujours de fournir la moindre preuve de la culpabilité de Danton ; il use de la pratique en vogue de l’amalgame en le comparant aux traîtres déjà abattus : « en quoi Danton est-il supérieur à ses collègues ? Quel privilège aurait-il donc ? » Et cette pratique, il la combine avec la défense de l’égalité : « en quoi est-il supérieur à ses concitoyens ? » Voilà qui lui suffit. La personne de Danton désormais ne sera plus évoquée. La question se trouve alors une troisième fois déplacée. Ici, il faut sans doute imaginer une pause, un bref suspens du souffle, un changement de ton avant que le soupçon ne tombe sur l’Assemblée. Robespierre apostrophe ses membres, ce qu’il n’avait pas encore fait : « Citoyens, c’est ici le moment de dire la vérité. » L’interpellation est de nature à faire tressaillir l’auditoire. Il a, dit-il d’abord, reconnu « un présage sinistre de la ruine et de la décadence des principes » (un moment plus tard, il demandera « quels sont ces hommes qui veulent anéantir l’égalité ») ; mais voilà qui relève encore de son argument précédent. Plus neuf est ce qu’il déclare ensuite : « On veut vous faire craindre les abus du pouvoir, de ce pouvoir national que vous avez exercé et qui ne réside pas dans quelques hommes seulement. Qu’avezvous fait que vous n’ayez fait librement, qui n’ait sauvé la République,

qui n’ait été approuvé par la France entière ? On veut nous faire craindre que le peuple périsse victime des Comités qui ont obtenu la confiance publique, qui sont émanés de la Convention nationale et qu’on veut en séparer, car tous ceux qui défendent sa dignité sont voués à la calomnie. On craint que les détenus ne soient opprimés ; on se défie donc de la justice nationale, des hommes qui ont obtenu la confiance nationale ; on se défie de la Convention qui leur a donné cette confiance, de l’opinion publique qui l’a sanctionnée. » Sur le fond, le raisonnement semble clair. Résumons : la Convention se confond avec la nation, et, ce qu’elle décide, elle le décide souverainement en accord avec la volonté populaire ; les Comités se confondent avec la Convention, dont ils ne sont que l’émanation ; pareillement, la justice nationale procède de la Convention ; en conséquence, tout soupçon porté contre les Comités et la justice atteint la Convention elle-même, tout soupçon de cette nature est destiné à briser la Convention en la séparant de ses propres organes. Bref, tout se déduit du principe d’une identité entre le peuple, l’Assemblée, les Comités et la justice ; il interdit toute question sur la légitimité et la pertinence des décisions prises. Mais non moins remarquable, devons-nous observer, est l’opération de la parole. Quelque chose se fait entendre qui n’est pas dit expressément, qui fait surgir, sous la condamnation explicite de l’abominable soupçon porté contre les Comités, d’un soupçon imputable à l’ennemi, un autre soupçon plus grave encore, celui de l’orateur qui frappe la Convention. C’est par un glissement du on au vous, du vous au nous, puis de nouveau au on, que Robespierre fait peser une menace diffuse sur ses auditeurs. Il a commencé par évoquer « ces hommes qui sacrifient à des liaisons personnelles, à la crainte peut-être, les intérêts de la patrie » ; sans doute ne sont-ils pas nommés, mais ils pourraient l’être. Le on pointe ensuite en direction d’une volonté anonyme ; il s’agit d’une puissance qui veut faire

craindre, non d’individus mus par la crainte peut-être. Le on, du moins, paraît encore étranger à ceux qu’interpelle Robespierre ; on vous manipule, fait-il entendre. Et, comme pour apprivoiser ses interlocuteurs, ce vous, il le convertit en nous. Lui-même s’inclut dans la cible de l’ennemi : on veut vous faire craindre se change en on veut nous faire craindre. Le nous condense alors les Comités et l’Assemblée qu’on veut séparer. Cependant un imperceptible déplacement de la position du on l’insinue dans la Convention elle-même ; on veut vous faire craindre se change cette fois en on craint (que les détenus ne soient opprimés), on se défie donc… L’ennemi n’est plus à l’extérieur suscitant la crainte, il est à l’intérieur, sur les bancs de l’Assemblée, il est dans un entre-vous, parmi ceux auxquels la parole s’adresse. Impossible de s’y tromper, quand soudain Robespierre se délivre du nous, pour lancer la foudre du je : « Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable ; car jamais l’innocence ne redoute la surveillance publique. » Ici le maître apparaît. Son œil embrasse l’ensemble des députés. Certes, nul ne se trouve nommé ; c’est que quiconque n’occupe pas une place définie ; il est ici ou là, ici et là ; le mot est en quête du tremblement qui lui fait écho ; le mot ne fait qu’un avec le regard qui détecte le tremblement. Et la peur ne fait qu’un avec la culpabilité ; elle ne la trahit pas seulement : qui a peur est coupable. Le maître apparaît, disions-nous, mais encore est-il vrai que cette soudaine distance de soi aux autres, imprimée dans le je dis, est aussitôt transférée de chacun à chacun. Car chacun voit l’autre et chacun est vu par l’autre. Ainsi, ce qu’institue la parole de Robespierre, c’est l’épreuve de s’entre-regarder – épreuve dans laquelle il s’agit de voir et de se donner à voir du même mouvement du regard, d’ouvrir les yeux sur le voisin et de ne pas baisser les yeux sous l’éclat de ses yeux. Ainsi, le quiconque que profère le maître diffuse dans toute l’Assemblée la séparation entre qui a peur et qui n’a pas peur – laquelle produit

celle du coupable et de l’innocent. De telle sorte que, lorsque Robespierre ajoute, dans le même souffle : jamais l’innocence ne redoute la surveillance publique, il n’évoque pas seulement la surveillance des Comités, mais cette surveillance de chacun par tous, qui donne corps à tous, à l’Assemblée, qui signale le grand œil de l’Assemblée, ou, mieux encore, l’œil du peuple avec lequel vient à coïncider l’œil de Robespierre. Là est sa grande réussite : tandis que l’Assemblée se ratatine sous son regard, ce regard se détache de sa personne. Cependant, ne laissons pas échapper un artifice remarquable de l’orateur. Au moment même où il vient d’assumer la position du maître, où son œil s’est fait l’organe de la vision publique, il s’expose à son tour, comme un individu parmi d’autres, aux yeux de ses collègues. « Un devoir particulier », confie-t-il, lui a imposé de défendre les principes. En bref, comme tout un chacun, il a été soumis soit à des manœuvres d’intimidation, soit à des pressions amicales : « Et à moi aussi, on a voulu inspirer des terreurs ; on a voulu me faire croire qu’en approchant Danton, le danger pourrait arriver jusqu’à moi, on me l’a présenté comme un homme auquel je devais m’accoler, comme un bouclier qui pourrait me défendre, comme un rempart, qui, une fois renversé, me laisserait exposé aux traits de mes ennemis. On m’a écrit, les amis de Danton m’ont fait parvenir des lettres, m’ont obsédé de leurs discours. » Mieux encore, il rappelle qu’il a été l’ami de Danton et autrefois de Pétion, et même qu’il eut des liaisons avec Roland. Tel est en outre le signe de sa perspicacité que nous relevions déjà : il devine les pensées de ses auditeurs. Nul doute, en effet, que ceux-ci ne songent à ce que fut sa relation avec Danton et à la vulnérabilité d’un pouvoir privé de ses plus proches soutiens. Et nul doute que chacun ne soit habité par un trouble, une question : après Danton, pourquoi pas moi ou pourquoi pas lui, qui aujourd’hui requiert sa mort ?

Cependant, Robespierre n’appelle à présent le regard sur sa personne que pour démontrer que, ce regard, il sait le soutenir sans peur. Ce n’est nullement qu’il se prétende invulnérable. Non, il accepte l’hypothèse que les dangers de Danton dussent devenir les siens ; simplement, il ne voit pas là une « calamité publique ». Entendons qu’il s’agirait d’un accident personnel, ce qui ne compte pas : « Que m’importent les dangers. Ma vie est à la patrie ; mon cœur est exempt de crainte ; et si je mourais ce serait sans reproche et sans ignominie. » En d’autres termes, si Robespierre n’a pas peur, s’il peut poser son regard sur autrui et s’exposer à l’autre regard, ce n’est pas parce qu’il se sent à l’abri du danger, parce qu’il n’admet pas qu’on ose l’attaquer (ils n’oseront pas, répondait Danton avant son arrestation à ses amis qui le mettaient en garde), il se plaît même à se présenter comme une cible pour l’ennemi. Sa sérénité tient en ceci : il n’a pas peur de la mort. L’autre ne l’effraie pas, parce que la mort ne l’effraie pas, parce que sa vie ne lui appartient pas : elle est à la patrie. Les applaudissements scandent cette déclaration, relate le compte rendu de séance. Soit, mais probablement ne suffisent-ils pas à Robespierre, probablement discerne-t-il le danger qu’il y aurait à prêter à l’accusation de présomption, car il conclut cette confession en se reglissant dans le sein du nous. Précieuse inflexion du discours : « C’est ici sans doute qu’il nous faut quelque courage et quelque grandeur d’âme [deux vertus, remarquons-le, qu’il s’était gardé de revendiquer explicitement]. Les âmes vulgaires ou les hommes coupables craignent toujours de voir tomber leurs semblables, parce que, n’ayant plus devant eux une barrière de coupables, ils restent plus exposés au jour de la vérité ; mais s’il existe des âmes vulgaires, il en est d’héroïques dans cette Assemblée puisqu’elle dirige les destinées de la terre, et qu’elle anéantit toutes les factions. » Un subtil appel au sublime donc… Mais il faut,

pour l’apprécier justement, garder en mémoire le premier objet du débat ; le refus d’entendre Danton et ses amis contient la dénégation furieuse du droit des individus – en l’occurrence, représentants du peuple – de se faire reconnaître comme sujets. Qualifiés de coupables, ils sont, en l’absence de toute preuve de leur culpabilité, anéantis symboliquement avant de l’être réellement. Quel que soit le talent de Robespierre, il ne saurait ainsi dissimuler que le héros révolutionnaire tire son existence de la parole qui le nomme comme tel. Ou, pour mieux dire, le pouvoir de la parole est lié au charme qu’elle exerce, charme tel que, émise par l’orateur, elle semble plus que la parole d’un homme : celle même du héros collectif, de l’Assemblée ou, par-delà l’Assemblée, celle du peuple. Or, ce qui fait la force de ce pouvoir fait aussi sa fragilité. Pour peu, en effet, que les auditeurs ne soient pas entièrement enchantés, qu’ils ne le soient pas dans leur majorité, il apparaît que rien de ce que dit Robespierre ne conjure la menace d’un déferlement d’accusations dans l’avenir, d’une conversion des héros du jour en coupables du lendemain… La conviction de l’Assemblée requerrait une plénitude du présent. Certes, des précédents ont été invoqués ; mais ils contribuaient à rendre le présent plus intense : la volonté de détruire les ennemis se soutient de la représentation de la volonté qui a défait ceux de la veille et de l’avant-veille, les hébertistes, les brissotins, etc. En revanche, comment les hommes ne seraient-ils pas hantés par l’inconnue de l’avenir ? De fait, nous le notions déjà, chacun peut se dire : après Danton, pourquoi pas moi ? Or, nul doute que Robespierre ne devine encore une fois les pensées de ses auditeurs. Abandonnant le registre du sublime, il passe, en effet, sans transition, au registre du trivial. Sans transition, disonsnous ; mais nous lisons, n’entendons pas, ni ne voyons. Ne faut-il pas imaginer une pause à nouveau, un changement du ton et du regard ? Il dit alors : « Le nombre des coupables n’est pas si grand ; le patriotisme,

la Convention nationale ont su distinguer l’erreur du crime, et la faiblesse des conspirations. On voit bien que l’opinion publique, que la Convention nationale marchent droit au chef des partis et qu’elles ne frappent pas sans discernement. » Et, pour renforcer l’effet de ces mots, il répète : « Il n’est pas si nombreux le nombre des coupables ; j’en atteste l’unanimité, la presque unanimité avec laquelle vous avez voté depuis plusieurs mois pour les principes. » En somme, il rassure. Après avoir lancé : « Quiconque tremble en ce moment est coupable », il écarte le couperet. Ne tremblez pas tant, murmure-t-il, nous tolérons vos défaillances. Après avoir condamné les âmes vulgaires, les hommes qui redoutent la mort de leurs semblables parce qu’ils redoutent leur propre mort, il déclare vulgairement : vous ne mourrez pas. Et encore cette promesse est-elle secrètement assortie d’un avertissement, car, invoquant l’unanimité, ou plutôt la presque unanimité des derniers mois, il laisse entendre que du consensus du jour dépendra le nombre des hommes à abattre. Après quoi, Robespierre peut se permettre de rappeler le scandale des accusations portées contre les Comités et d’exalter leur action au service de la représentation nationale, de les montrer en ce moment même assurant son salut. La condition de ce salut est le silence. Et tel est ce silence, apprenons-nous enfin, qu’il n’aurait jamais dû être troublé : « Au reste, la discussion qui vient de s’engager est un danger pour la patrie ; déjà elle est une atteinte coupable portée à la liberté ; car c’est avoir outragé la liberté que d’avoir mis en question s’il fallait donner plus de faveur à un citoyen qu’à un autre… » Comment mieux conclure ? La discussion est en trop, la parole même de Robespierre est en trop, la parole comme telle est coupable, la liberté requiert le mutisme. Tout se passe comme si Robespierre substituait à son quiconque en ce moment tremble est coupable un quiconque parle en ce moment est

coupable. En nous attachant à un discours de Robespierre, nous ne prétendions pas découvrir dans ses limites la théorie de la Terreur. A cet égard, d’autres discours, d’autres textes, soit de lui, soit de Marat, de Saint-Just, de Billaud-Varenne ou de Barère fourniraient d’indispensables éléments. Pas davantage ne nous laissions-nous guider par je ne sais quelle conception du langage qui autoriserait à négliger l’histoire des conflits économiques, sociaux et idéologiques. Enfin, nous ne voulions pas concentrer dans la personne de Robespierre tous les traits du terrorisme. Son art d’assujettir les membres d’une assemblée n’est efficace, nous ne l’oublions pas, que parce que celle-ci s’y prête. Imaginons ces hommes : certains peuvent redouter la popularité dont jouissent encore à cette époque l’orateur et les Comités auprès des sections, craindre une épreuve de force dont le dénouement concernerait par-delà le sort des dantonistes celui de la Convention, voire de la Révolution ; bon nombre, assurément, reculent devant l’idée de renverser le cours d’une politique qui fut la leur et se voient prisonniers d’une logique à laquelle, quelle que soit l’énormité de ses conséquences, ils ont souscrit jusqu’à présent. Robespierre, au demeurant, s’est empressé de leur rappeler leurs décisions passées ; il a eu beau jeu de s’étonner qu’on voulût revenir sur des dispositions communément partagées. S’il eût été dangereux d’évoquer le rôle de Danton et de Camille Desmoulins dans l’élimination des Girondins, des Enragés et des hébertistes, ou bien celui des Girondins dans l’élimination du Parti modéré, il aurait à bon droit observé que ni les uns ni les autres ne s’embarrassèrent des formes de la justice. Le terrorisme, nous ne l’imputons donc pas tout entier à Robespierre. Avec lui, d’autres, nombreux, l’ont exercé avant d’en devenir les victimes. Et, par exemple, quand il se glorifie d’avoir su dénoncer ses amis, il répète à peu près une phrase de Camille, d’autant plus frappante que celui-ci

l’écrivit à l’époque où il menait campagne dans le Vieux Cordelier pour mettre un frein ou un terme à la Terreur. Reste que l’intervention du 11 germinal, à la différence de bien des faits, sujets à controverses interminables, permet de surprendre certains mécanismes de l’opération terroriste, laquelle convertit les principes universalistes de la liberté et de l’égalité en principes de mort, fait surgir de la diffusion de la peur une volonté collective, masque la position de pouvoir sous l’apparence de l’héroïsme démocratique. Reste aussi que, dans cette opération, Robespierre se révèle un virtuose de la Terreur. De telle sorte que paraît soudain vain le débat cent fois relancé sur ses intentions – ce débat où l’on oppose à l’image de l’apprenti tyran les signes de sa prudence ou de sa clémence. Même si ces signes sont irréfutables, ils n’ont jamais la fonction de preuve, ne permettent jamais de conclure dans un sens ou dans l’autre – qu’on les impute soit au scrupule, soit au calcul. Si, par exemple, il a pu déclarer aux Jacobins, alors qu’on discutait en juillet 92 de la déchéance du roi et du transfert à la Législative du pouvoir exécutif : « Je ne vois dans cette confusion des pouvoirs que le plus insupportable des despotismes. Que le despote ait une tête ou qu’il en ait sept cents, c’est toujours le despotisme. Je ne connais rien d’aussi effrayant qu’un pouvoir illimité remis à une assemblée nombreuse et au-dessus des lois, fût-elle une assemblée de sages » – cette déclaration n’enseigne rien sur ses convictions ni même sur son évolution. On objectera, à bon droit, que l’assemblée dont il dénonçait alors le despotisme eût été majoritairement aux mains de ses adversaires, et qu’il redoutait l’extension de ses pouvoirs. Tel est notre avis. Mais, à son tour, cette remarque convaincante n’est pas décisive, car nul propos, fût-il éclairé par les circonstances, ne donne une certitude. Rien ne nous renseigne comme le travail d’une argumentation qui fait découvrir la place d’où

parle Robespierre, ses moyens de la dissimuler et son art de réduire les autres au mutisme.

La Terreur parle Pourquoi la Terreur révolutionnaire a-t-elle suscité un débat historiographique et politique si durable ? Il y a eu, il y a toujours de bons esprits pour s’étonner de l’attrait qu’elle a exercé et le juger suspect. Après tout, quelle que soit la date qu’on assigne à ses débuts, la Terreur ne fut pas de longue durée, Si l’on suggère, comme Taine, que ses commencements coïncident avec ceux de la Révolution (il invoque le témoignage du constituant Malouet qui la fait commencer le 14 juillet 1789, mais on pourrait utilement mentionner le jugement de Burke), autant dire qu’on fait avec son procès celui de la Révolution 3 tout entière . Si l’on découvre son premier épisode dans la journée du 20 juin 1792, qui marque la démission de la Législative devant l’action 4 des masses, comme le fait Mortimer-Ternaux – autant dire qu’on rêve d’une révolution policée, dont seraient exclus le peuple et ses fureurs, et, une fois encore, qu’on récuse la Révolution elle-même, puisque l’œuvre de la Constituante était en gestation avant 1789 et que ni l’égalité ni les libertés civiles n’exigeaient pour être pleinement reconnues un si grand bouleversement politique. Ou bien, si l’on réduit la véritable Terreur aux mesures dictées par le Salut public, de manière à limiter ses excès à la politique inaugurée par la loi de Prairial, bref, si l’on détache de la dynamique révolutionnaire ce que Thiers appelle « la

Terreur extrême » pour n’y reconnaître que l’emballement d’une machine répressive dont les mécanismes avaient d’abord été montés sous l’effet de la nécessité, autant convenir qu’une fièvre qui a duré moins de six mois, produit d’une crise nationale, ne mérite pas tant de commentaires. Suspect, l’attrait pour la Terreur le serait en tant qu’indice de la construction artificielle, voire hypocrite, d’un objet qui ne désigne rien de singulier, de consistant dans le réel – en tant qu’indice d’une volonté d’imputer à la Révolution je ne sais quel système maléfique ou je ne sais quel emportement fatal dans la passion criminelle, et de détourner l’attention des déchaînements de violence dont l’histoire des différents régimes nous fait les témoins. Il est vrai, en effet, qu’à s’en tenir au nombre des atrocités et des crimes commis pendant la Révolution française, le compte paraît léger en regard de ceux qu’accumulèrent les despotes orientaux et les tyrans grecs et romains, ou bien, dans l’Europe moderne, soit l’Inquisition, soit la monarchie dite de droit divin. Cela même si l’on se garde de sous-apprécier le chiffre des victimes de la Terreur révolutionnaire : plus de quarante mille, à en croire Georges Lefebvre qui utilise et 5 rectifie quelque peu les données réunies par un historien américain . Quoi qu’il en soit, nul ne peut soutenir que la Terreur comme système de gouvernement, ou bien la Terreur comme moyen temporaire d’asservissement – celle qui frappe au cours des siècles précédents des populations jugées hérétiques ou simplement rebelles devant l’impôt –, fut une invention de la Révolution française. Ajoutons même qu’on ne trouve pas en 1793 ou 1794 ce raffinement dans les supplices qui a souvent fait l’orgueil des grands maîtres du châtiment. Mais en vain souhaiterait-on dissoudre la Terreur révolutionnaire dans la banalité. Si celle-ci pose un problème particulier, si elle a exercé sur tous ceux qui se sont penchés sur l’événement une fascination, si elle l’exerce encore, c’est pour une première raison : elle

s’est combinée avec la quête de la liberté. Et, pensons-nous, pour une seconde, qui tient à la première : son action ne se dissocie pas de l’opération de la parole. La Terreur révolutionnaire parle. Elle implique sa justification, un débat sur sa fonction, ses fins, ses limites mêmes ; elle implique aussi sa contestation – j’entends celle des hommes qui y ont pris part. Écoutons Saint-Just ; il rapporte au nom des Comités de salut public et de sûreté générale, devant la Convention, « sur la nécessité de détenir les personnes reconnues coupables ». Le discours est du 8 ventôse an II (26 février 1794) ; il précède d’un peu plus d’un mois l’intervention de Robespierre que nous analysions. Comme ce dernier, l’orateur se donne pour cible les partisans de l’indulgence, ceux qui réclament un examen des incarcérations et la libération des personnes arrêtées sans preuve. En fait, il vise principalement Camille Desmoulins, quoique celui-ci ne soit pas nommé. « Vous avez voulu une république, déclare-t-il, si vous ne vouliez point ce qui la constitue, elle ensevelirait le peuple sous ses débris : ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. On se plaint des mesures révolutionnaires ! Mais nous sommes des modérés en comparaison de tous les autres gouvernements. En 1788, Louis XVI fit immoler huit mille personnes de tout âge, de tout sexe dans Paris, dans la rue Meslay et sur le Pont-Neuf. La cour renouvela ces scènes au Champ-de-Mars. La cour pendait dans les prisons ; les noyés que l’on ramassait dans la Seine étaient ses victimes, il y avait quatre cent mille prisonniers ; on pendait par an quinze mille contrebandiers ; on rouait trois mille hommes ; il y avait dans Paris plus de prisonniers qu’aujourd’hui. Dans les temps de disette, les régiments marchaient contre le peuple. Parcourez l’Europe : il y a dans l’Europe quatre millions de prisonniers dont vous n’entendez pas les cris, tandis que votre modération parricide laisse triompher tous les ennemis de votre

gouvernement. Insensés que nous sommes ! Nous mettons un luxe métaphysique dans l’étalage de nos principes : les rois, mille fois plus cruels que nous, dorment dans le crime. » Inutile de citer plus longuement. Mais signalons du moins que dans le même passage, Saint-Just évoque l’Inquisition d’Espagne et, par deux fois, fait un parallèle entre la Terreur des révolutionnaires et celle des oppresseurs : « N’avez-vous point le droit de traiter les partisans de la tyrannie comme on traite ailleurs les partisans de la liberté ? » et plus loin : « La monarchie, jalouse de son autorité, nageait dans le sang de trente générations, et vous balanceriez à vous montrer sévères contre une poignée de coupables ! » Ce qui frappe particulièrement dans ces propos véhéments, c’est le lien établi entre l’exigence de la fondation-destruction, l’argument au service de la justification, et l’idée de la folie de la parole : insensés que nous sommes ! Saint-Just perçoit dans un éclair la contradiction de la terreur révolutionnaire, de la terreur alliée à la liberté. Or, il se montre impuissant à l’abolir. Il ne peut que rêver de ces rois qui dorment dans le crime… Évocation, au reste, étonnante, qui suggère plus que ce qu’il oserait dire et penser, comme la nostalgie d’un monde où l’on pouvait tuer sans se sentir coupable. Cependant, son discours même témoigne de la folie qu’il dénonce. Car nul autre que lui ne met un tel luxe métaphysique dans l’étalage des principes. Nul, sans doute, ne s’oblige pareillement à expliquer : « ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé » ; ni ne s’oblige pareillement à justifier : « n’avez-vous pas le droit de traiter les partisans de la tyrannie comme on traite ailleurs les partisans de la liberté ? » Nous mentionnions l’opinion de ceux qui s’inquiètent du sort particulier qu’on fait à la terreur révolutionnaire et croient qu’on veut ainsi dissimuler la terreur des régimes d’oppression. A les suivre, cette

terreur révolutionnaire ne serait qu’une contre-terreur, temporaire, et somme toute modérée, qu’on exhiberait abusivement pour en faire une monstruosité historique. Or cet argument n’est pas né post-festum ; il fait partie du discours terroriste. Impossible de négliger cette articulation qui apparaît durant la Révolution entre la théorie et la pratique de la terreur ; ce ne sont pas des historiens qui découvrent la singularité de la terreur révolutionnaire, ce sont ses acteurs. Saint-Just voudrait qu’on agît en silence, qu’on détruisît tout ce qui est opposé à la république en vertu d’une certitude qui se passerait de mots ; il ne le peut. La Convention est la proie d’un trouble, elle s’interroge sur les motifs et sur les limites de la Terreur ; Saint-Just veut la persuader de son droit ; et il n’y a pas de droit qui n’ait à produire son fondement. La Terreur pose une question parce qu’elle requiert un fondement. Saint-Just, notons-le, ne dit pas : n’avez-vous point le droit de traiter les partisans de la tyrannie comme d’autres ont ailleurs le droit de traiter les partisans de la liberté ? Il dit seulement : comme on traite ailleurs… Le droit s’énonce paradoxalement en balance avec l’absence de droit. Or, ce que laisse entrevoir ce paradoxe, c’est qu’en dépit de la symétrie apparente en vertu de laquelle la terreur libératrice paraît une réplique de la terreur des tyrans, il y a entre elles un hiatus, et qu’il est senti. La première demeure sans consistance propre ; elle est consubstantielle à un système de gouvernement ; elle ne suscite aucune question qui ne soit déjà formulée dans l’analyse de ce système. Ce qu’on nomme dans ce cas terreur ne désigne qu’une intensification dans le mode de répression, qu’une concentration des moyens de coercition ou que l’exacerbation d’une autorité qui la contenait virtuellement. Si bien que le mot terreur, on pourrait l’échanger sans dommage contre un autre : peur extrême, crainte communément partagée – à considérer la population victime –, ou bien déchaînement de la violence arbitraire – à considérer l’action du

gouvernement. En revanche, quand la Convention met la Terreur à l’ordre du jour (imagine-t-on la formule prononcée par un tyran ou son conseil ?), elle fait surgir une nouvelle espèce politique, elle donne une substance à ce qui n’était qu’un attribut du pouvoir arbitraire. Nommée, pour ainsi dire exposée au regard de tous, consacrée, elle s’avère émancipée. Impossible désormais de lui assigner un maître : il s’agit pour chacun plus que de la servir, de la vouloir, comme on veut la vertu, comme on veut la liberté. Dans le discours que nous évoquons, Saint-Just, effrayé de voir ralenti « l’essor du gouvernement révolutionnaire qui avait établi la dictature de la justice » s’exclame : « On croirait que chacun, épouvanté de sa conscience et de l’inflexibilité des lois, s’est dit à lui-même : “Nous ne sommes pas assez vertueux pour être si terribles…” » et, un peu plus tard, s’adressant encore à la Convention, le 23 ventôse, il demande : « Que voulez-vous, vous qui ne voulez point la vertu pour être heureux ? » « Que voulez-vous, vous qui ne voulez point de terreur contre les méchants ? » Certes, il ajoute : « Que voulez-vous, ô vous qui, sans vertu, tournez la terreur contre la liberté ? » ; et nous n’oublions pas son autre formule : « La terreur est une arme à double tranchant. » Vertu et terreur n’ont donc pas le même statut. Mais leur conjonction suggère que celle-ci est beaucoup plus qu’un instrument. Elle ne change pas seulement de main quand elle passe de la tyrannie à la liberté ; elle n’a pas seulement un bon et un mauvais tranchant : révolutionnaire, elle devient conforme à son essence ; autrement, elle se montre pervertie ; révolutionnaire, elle est à la fois – selon des expressions qui se heurtent, mais témoignent de l’impossibilité de la localiser – la dictature de la justice et le glaive de la loi. Ou disons qu’elle est la loi en acte, la loi qui tranche entre le bien et le mal, entre l’être et le néant. En revanche, la terreur du tyran n’a pas ce grand pouvoir de trancher ; il supprime ce qui lui résiste, ou ce qui l’inquiète,

ou ce qui lui déplaît… Privé de la connaissance du bien et du mal, il est aussi privé de la connaissance de la nature de la société ; il frappe donc ici et là avec cruauté, dans l’ignorance même de l’ennemi. En ce sens, la terreur révolutionnaire semble convertir en vérité ou, mieux, élever à la vérité l’ancienne terreur. Elle maîtrise le principe de l’élimination du mal qui restait enfoui sous l’arbitraire du prince criminel. Que nous fait entendre d’autre la formule plus d’une fois lancée par Robespierre : despotisme de la liberté ? A celle-ci, il tient jusque dans son dernier discours du 8 thermidor où, la transposant, il se déclare l’esclave de la liberté. La terreur ne figure pas alors un moyen, elle est imprimée dans la liberté, comme elle l’est pour Saint-Just dans la vertu. Cependant, sitôt énoncée, l’idée excède les certitudes des révolutionnaires, de ceux-là mêmes qui appellent à l’épuration de la nation, à la poursuite des coupables, ou des suspects, qui approuvent, voire suscitent les vengeances du peuple. Car, dès lors que le despotisme de la liberté se trouve exercé par des hommes contre des hommes, il faut qu’apparaisse ici et maintenant, dans les faits, la frontière entre le crime et la vertu, entre l’oppression et la liberté. Sans doute, les Girondins, les dantonistes ou les Enragés sont-ils comme les robespierristes pris, à un moment ou à un autre, dans la représentation d’une terreur absolue comme la liberté, comme la vertu, dans celle d’un excès qui met l’homme au-dessus de lui-même, l’emporte à la hauteur d’un principe générateur de l’ordre social. Mais à un moment ou à un autre, ils s’aperçoivent précipités dans la barbarie, rejetés dans le vulgaire despotisme, ils entrevoient un gouffre. Et il n’est pas indifférent, mais il est secondaire, somme toute, que le trouble s’empare d’eux, quand ils se sentent menacés. Les Girondins, par exemple, adoptent la loi de police générale au lendemain du 10 août, qui invite les citoyens à dénoncer les conspirateurs et les suspects, et donne aux pouvoirs municipaux le droit de s’assurer de la personne des

détenus ; mais, à peine franchi ce pas, ils tentent de remettre la terreur entre les mains d’agents légalement reconnus, et Brissot flétrit alors « les chambres ardentes que quelques hommes semblent vouloir 6 emprunter au despotisme ». Dans le même temps, Thuriot, l’ami de Danton, refuse avec véhémence de lier la liberté au crime : « J’aime la liberté, j’aime la révolution mais s’il fallait un crime pour l’assurer, 7 j’aimerais mieux me poignarder . » Autrement graves sont les déchirements de la Convention après les massacres de septembre. Ceux-ci, qui sur le moment même ne provoquent ni intervention ni protestation des députés, des Girondins eux-mêmes, sont ensuite pendant des mois l’occasion d’un âpre débat où l’on dénonce le crime maquillé en mesure de salut public. D’une manière générale, ceux qui partagent la responsabilité des lois terroristes sont pour la plupart habités par une contradiction. Le même Thuriot, qui demande à l’automne 1793 la mise en jugement des 8 Girondins – c’est-à-dire, en fait, leur exécution –, déclare à quelques jours d’intervalle : « On cherche à accréditer dans toute la République qu’elle ne peut se soutenir que si l’on élève à toutes les places des hommes de sang, des hommes qui depuis le commencement de la Révolution ne se sont signalés que par l’amour du carnage, le parti des coquins et des scélérats », et encore : « il faut arrêter ce torrent impétueux qui nous entraîne à la barbarie ; il faut arrêter le succès de 9 la tyrannie . » Or, ce dernier appel, la Convention le couvre d’applaudissements, comme s’il se faisait l’écho de son inquiétude. A cette époque, ceux qu’on a dénoncés comme des extrémistes, les Enragés, ont été emprisonnés. Cependant, leur propre terrorisme connaissait le danger du retour à la vieille barbarie. Jacques Roux écrit alors dans son journal : « On ne fait pas aimer et chérir un gouvernement en dominant les hommes par la terreur », et : « Ce n’est pas en verrouillant, en renversant, en incendiant, en ensanglantant

tout, en faisant de la France une vaste Bastille que notre révolution fera la conquête du monde. C’est ressusciter le fanatisme que d’imputer à un homme les crimes de sa naissance ; il y a plus d’incarcérés que de 10 coupables . » Soit, dira-t-on, chacun veut concentrer la terreur sur ses adversaires ou ses rivaux ; il faudrait donc restituer dans son détail le conflit idéologique et social pour comprendre les raisons du revirement des acteurs. Mais, si nécessaire soit-elle, cette analyse risque de laisser échapper le doute qui sous-tend la terreur, un doute porteur d’une interrogation qui fait parler. L’image de la vertu terrible, du despotisme de la liberté, elle exerce sur tous un attrait, en même temps qu’elle fait signe vers un abîme – là où se déferaient tous les repères de la réalité sociale et de l’histoire, c’est-à-dire la distinction même de la révolution et de l’oppression. Nul mieux que Camille Desmoulins n’a perçu cet abîme et cherché le retour au sens du réel. En témoigne la campagne qu’il lance dans le Vieux Cordelier : « Vous voulez, écrit-il dans le numéro 4, exterminer tous les ennemis par la guillotine ? Mais y eut-il jamais plus grande folie ? Pouvez-vous en faire périr un seul à l’échafaud sans vous faire dix ennemis de sa famille ou de ses amis ? Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces vieillards, ces cacochymes, ces égoïstes, ces traînards de la Révolution que vous enfermez qui sont dangereux ?… » Camille avait commencé son article précédent par un éloge de la vertu démocratique, mais tout différent de celui de Saint-Just : « Une différence entre la monarchie et la république […], c’est que si le peuple peut être trompé, du moins c’est la vertu qu’il aime, c’est le mérite qu’il croit élever aux places, au lieu que les coquins sont l’essence de la monarchie. » Ainsi se voit récusée par avance (il ne répond pas à Saint-Just ; c’est ce dernier qui, dans son rapport de ventôse, fait de lui sa cible) l’idée que ce qui constitue la république,

c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. A l’entendre, le principe de la vertu ne saurait s’incarner dans la société, il ne fait que lui donner forme ; le mal n’est donc pas extirpable. A vouloir exterminer les méchants, on ne fait que multiplier les ennemis ; davantage : la plus grande folie paraît de vouloir trancher entre le camp de la vertu et le camp du crime, comme si, dans ce dernier, se rangeait la masse des lâches, des mous, des indifférents. Or, cette folie, elle guide Saint-Just quand il va jusqu’à dénoncer la complicité des juges avec les coupables, ces hommes qui se disent : « Nous ne sommes pas assez vertueux pour être si terribles. » Mais elle n’est pas sa propriété. Elle est au cœur de la loi des suspects du 17 septembre 1793 et le Comité de surveillance de la Commune de Paris la pousse au plus 11 loin dans ses Instructions qui définissent comme suspects « ceux qui, n’ayant rien fait contre la liberté, n’ont aussi rien fait pour elle » – cela, sept mois avant le décret de Prairial. Quand la notion de suspect s’ajoute à celle de coupable, quand elle s’étend fantastiquement, quand elle embrasse non seulement ceux qu’on suppose impliqués dans une conspiration, mais ceux qu’on imagine pouvoir la rejoindre ; à la fois ceux dont les intentions ou les opinions paraissent dangereuses et ceux qu’aucun signe ne désigne comme ennemis réels ou potentiels, dès lors, comment distinguer le pouvoir révolutionnaire du pouvoir despotique ? Cette question, Camille fait mieux que la formuler dans le numéro 3 du Vieux Cordelier, il incite son lecteur à la découvrir en lui présentant le tableau qu’a fait Tacite du règne pervers des empereurs romains fondé sur la chasse aux suspects. Un tableau fait, dit-il d’abord habilement, pour ramener les adversaires de la République à la juste mesure des choses. Mais, ce tableau, il le compose de telle manière qu’à l’inverse d’une justification de la terreur révolutionnaire, il induit à la confondre avec

la terreur despotique. Énumérant les crimes de lèse-majesté sous l’Empire romain, il se plaît à les nommer « crimes de contrerévolution » ; ou bien, évoquant l’une des victimes d’un tyran, il le décrit comme un nouveau Brutus inquiétant « par sa pâleur et sa perruque de Jacobin ». Ainsi brouille-t-il les repères de l’histoire, avant d’en venir à déclarer : « Et qu’on ne dise pas, par exemple, que, dans ce numéro 3, et dans mes traductions de Tacite, la malignité trouvera des rapprochements entre ces temps déplorables et le nôtre. Je le sais bien, et c’est pour faire cesser les rapprochements, c’est pour que la liberté ne ressemble pas au despotisme que je me suis armé de ma plume. » Le suspect, tel apparaît le produit délirant du despotisme. A grand renfort de citations de Tacite, Camille déploie ses portraits : l’homme distingué par sa popularité, ou par son aversion pour elle, par sa richesse ou par sa pauvreté, par son humeur mélancolique, ou par son goût du plaisir, par l’austérité de ses mœurs, par sa renommée littéraire, par ses succès militaires… Et chacun de ces portraits, il le ponctue du même mot : suspect. Despotisme de la liberté, disait Robespierre ; l’auteur du Vieux Cordelier ramène l’imagination enflammée par l’idée du sacrifice de l’individu au service du nouveau souverain à la découverte réaliste de la disparition de la liberté devant la résurrection du despotisme. Et, dans son article suivant, il ne laisse pas même croire que la liberté puisse provisoirement tirer parti des moyens du despotisme. Ses adversaires, demande-t-il, pensent-ils le réfuter et se justifier « par ce seul mot : on sait bien que l’état présent n’est pas celui de la liberté ; mais, patience, vous serez libres un jour » ? Il leur oppose, sans le citer, le langage de La Boétie : « Ceux-là pensent apparemment que la liberté, comme l’enfance, a besoin de passer par les cris et les pleurs pour arriver à l’âge mûr ; il est au contraire de la nature de la liberté que pour en jouir il suffit de la désirer » (je souligne). A la stupidité des hommes qui se déclarent prêts

à se faire tuer pour la République, comme « des fanatiques de la Vendée […] pour des délices de paradis, dont ils ne jouiront point », il oppose encore que la liberté n’est pas un dieu inconnu : « Nous combattons pour défendre des biens, dont elle met sur-le-champ en possession ceux qui l’invoquent. » Cependant, si ces textes retiennent l’attention, ce n’est pas seulement parce qu’ils témoignent de la contestation la plus radicale de la Terreur, c’est aussi parce qu’ils émanent d’un grand acteur du terrorisme révolutionnaire. Pas même ne suffit-il de rappeler son rôle dans tous les coups de force qui ont marqué l’élimination des ennemis du peuple – encore pourrait-on conclure qu’il a renversé son jugement –, remarquable est le souci qu’il a de rester fidèle à son comportement passé, Bien sûr, il exploite sa réputation de révolutionnaire inflexible, qui dénonça tous les complots et ses propres amis, au service de son appel à un comité de clémence ; c’est d’avoir su se montrer sans pitié pour l’ennemi qu’il tire le droit de parler contre la Terreur. Toutefois, l’on entend quelque chose de plus dans son plaidoyer. Il se débat entre la pensée que « outrer la révolution avait moins de péril et valait mieux encore que de rester en deçà » (formule qu’il dit avoir partagée avec Danton) et celle que la liberté n’admet pas de restriction. Il soutient qu’il fallut voiler la statue de la liberté, mais veut distinguer le « voile de gaze et transparent » du « drap mortuaire sous lequel on ne pouvait reconnaître les principes au cercueil ». Il cherche encore la formule d’un écart, d’un excès qui ne dépasserait pas la juste limite, dans le moment où il témoigne de la plus vive sensibilité à la démesure de la terreur. Étonnante contradiction, car de celle-ci il connaît tout le registre… Une fois, évoquant le temps de Néron, il remarque : « on avait peur que la peur même ne rendît coupable ». Une autre fois, rappelant un mot de Robespierre (« quelle différence y a-t-il entre Le Pelletier et moi, que la mort ? »), il dénonce la rhétorique du

sublime : « Je ne suis pas Robespierre ; mais la mort, en défigurant les traits de l’homme, n’embellit pas son ombre à mes yeux, et ne rehausse pas l’éclat de son patriotisme à ce point de me faire croire que je n’ai pas mieux servi la République, même étant rayé des Cordeliers, que Le Pelletier dans le Panthéon… »

Le dicible et l’indicible La Terreur parle : cela ne signifie pas seulement qu’elle requiert davantage que des instructions de police, qu’elle implique des lois, qui sont le produit de débats publics, ni que les acteurs la commentent, donnent des explications, des justifications ; dans le discours terroriste, le dicible porte la trace d’un indicible. Le plus souvent enfoui, parfois imminent, cet indicible nous révèle la bouche de terreur qui engendre et engouffre la parole. Nous risquons de l’ignorer, quand nous ne prêtons attention qu’aux circonstances dans lesquelles les arguments se formulent, ou bien quand nous cherchons dans l’énoncé des principes – fondation du corps politique, souveraineté absolue du peuple, règne de la vertu, de la liberté et de l’égalité – la raison des conséquences – l’élimination interminable des ennemis – et voulons découvrir une théorie. Pourtant, la hantise du mutisme révolutionnaire, qui accompagne le déferlement de l’éloquence, si sensible chez Robespierre et plus encore chez Saint-Just, devrait nous avertir, car elle fait plus que signaler le rêve d’une coïncidence entre le sentiment et l’action, elle témoigne d’une sourde épreuve de l’impossible passage dans la langue de ce qui fait parler.

La formule de Robespierre à laquelle nous nous arrêtions, despotisme de la liberté, ou sa déclaration ultime : Je suis l’esclave de la liberté, font déjà entendre quelque chose qui ne peut se dire. Nous sommes passés trop vite sur ces mots, quand nous avons jugé qu’ils faisaient entrevoir le gouffre de l’ancienne oppression, le danger d’une rechute dans les ténèbres du passé. C’est un autre gouffre qu’ils ouvrent à la pensée : l’affirmation absolue de la liberté se confond avec sa négation ; le sens se vide dans le non-sens. Le dicible, en l’occurrence, serait que l’établissement d’un régime libre suppose le recours à des moyens terribles, qui furent ceux du despotisme, pour en extirper les racines. Mais les mots de Robespierre portent la marque de l’indicible ; ils brûlent la langue de leur contact ; l’articulation est défaite ; ici, la terreur parle dans la dévastation de la parole humaine. Reprenons encore cette autre formule de Saint-Just : Ce qui constitue la République, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé ; elle trouve sa réplique dans le même discours un moment plus tard : « Ce n’est guère que par le glaive que la liberté d’un peuple est fondée. » Cette fois, rien qui outrepasse le dicible. Que la fondation requière une violence extraordinaire, qu’il y ait incompatibilité entre le principe de la république et le principe des autres régimes, on peut certes en discuter ; on peut objecter que la république se distingue précisément par son pouvoir de faire place à l’opposé, tout en lui interdisant de la détruire. Peu importe, voilà qui est apparemment énonçable, articulable. Tout au plus peut-on s’interroger sur le non-dit. Fût-il vrai, en effet, que la constitution de la république commande la destruction de ce qui lui est opposé, pourquoi taire le problème que pose la gestation du corps politique dans la réalité ? Pourquoi taire l’identité du fondateur ? Que signifie ce qui constitue, quand il faut le rapporter à la figure d’un acteur ? Et si cet acteur est le peuple, ou la Convention qui le représente, comment définir, circonscrire tout ce qui lui est opposé,

rapporter cela à la figure définie d’un adversaire ? Ce non-dit, peut-on demander déjà, serait-il de l’indicible ? Cependant, il arrive qu’au service de la même pensée de la fondation, le dicible s’affaisse manifestement, se désarticule sous le poids de l’indicible. Qu’on entende, par exemple, Billaud-Varenne exposer devant la Convention la « théorie du gouvernement démocratique », un rapport dont l’a er chargé le Comité de salut public, pour la séance du 1 floréal an II (20 avril 1794) ; il ne se contente pas de fustiger l’ancienne monarchie, il montre son despotisme plongeant ses racines dans le peuple luimême : « L’habitude de croupir depuis tant de siècles dans l’esclavage, les passions qu’elle enfante, les préjugés qu’elle enracine, les vices qu’elle propage, la misère qu’elle aggrave, devinrent dans les mains du despotisme autant de leviers propres à écraser le peuple par le peuple » (je souligne). Tel est le tableau qu’apparaît pleinement la difficulté de la constitution du nouveau corps politique. Il s’agit d’ailleurs d’une difficulté devenue sensible à tous en cette époque devant l’évidence que la société réelle résiste à l’implantation des principes. Or, les mots de Billaud, quand il veut répondre, s’entrechoquent, sous l’effet du phantasme : « Le peuple français, déclare-t-il, vous a imposé une tâche aussi vaste que difficile à remplir. L’établissement de la démocratie dans une nation qui a longtemps langui dans les fers peut être comparé à l’effort de la nature dans la transition si étonnante du néant à l’existence, effort plus grand sans doute que le passage de la vie à l’anéantissement. Il faut pour ainsi dire recréer le peuple qu’on veut rendre à la liberté. » Un tel propos tend à justifier la Terreur ; mais la Terreur comme objet du discours – l’extermination des ennemis – ne peut être détachée de la Terreur imprimée dans la parole. Irreprésentables, inconcevables, sont la naissance et la mort ; pareillement, la fondation du corps politique, celle de la démocratie et l’anéantissement de ce qui fut ; comparable à l’opération de la nature,

l’opération politique : en d’autres termes, inhumaine – voilà ce que veut faire entendre Billaud. Mais encore cela peut-il se dire, à condition, il est vrai, de renoncer à percer le mystère et à tirer des conséquences. En revanche, ce qui perd la consistance du dicible, c’est la pensée du peuple chargeant la Convention de la tâche de le recréer. Pensée doublement absurde : le peuple demande à sa députation de l’accoucher de lui-même, et cette députation fait partie de lui-même. Triplement absurde plutôt, car s’il est vrai que le peuple s’écrase luimême, comment pourrait-il vouloir qu’on veuille le rendre à la liberté – une liberté, en outre, qu’il n’a jamais connue ? Ce que nous nommons un phantasme – en donnant, croyons-nous, au mot son vrai sens, car il s’agit bien de quelque chose qui contient des représentations contradictoires et n’est pas comme tel représentable –, on ne saurait saisir sa fonction qu’à considérer tout ce qu’il permet de dénier. Billaud-Varenne ne veut rien savoir des libertés qui existaient dans le passé : la servitude devait être totale sous la monarchie pour que la révolution inaugure une ère nouvelle, pour que la fondation soit absolue, pour qu’il y ait recréation du peuple. Et, quoiqu’il parle de rendre le peuple à la liberté, il ne veut rien savoir, non plus, d’une distinction entre la volonté du peuple et la liberté, car elle le contraindrait à s’interroger sur cette volonté et ses éventuelles défaillances, et à chercher des garanties à la liberté. De même, toute idée d’un pouvoir dissocié du peuple est-elle écartée ; c’est de celui-ci que la Convention tient sa faculté de le recréer. Or c’est en raison de ces dénégations que la politique terroriste se voit tracée. Tandis que le peuple s’extrait de lui-même, il n’est d’autres moyens que de trancher entre l’être et le néant ; ou, à mieux dire, car le terme de moyen est équivoque, la gestation du peuple implique pour ceux qui répondent à son appel, comme de l’intérieur de lui-même, l’opération de la création-destruction.

Mais scrutons encore le propos de Billaud-Varenne dans son discours historique. De quelque manière qu’on le juge, son argument demeure apparemment logique, lorsqu’il évoque les combats que se livrent les révolutionnaires et les ennemis du peuple qui n’ont d’autre fin « que de le ramener à la servitude par la terreur et la désolation ». Habilement, mais comme beaucoup d’autres, l’orateur désigne la terreur que veulent déchaîner les ennemis pour justifier la terreur démocratique. D’un côté, l’on veut détruire le corps social, tandis que de l’autre, on veut détruire ceux qui s’opposent à son enfantement : « c’est, dit-il, le meurtre prémédité du corps social qu’on ne peut prévenir que par la mort des conjurés. C’est l’assassin qu’on tue pour ne pas tomber sous ses coups. Dans un tel combat, la révolution a remporté une victoire importante en sachant frapper les chefs des deux coalitions également puissantes » – entendons : les Exagérés et les Indulgents, les hébertistes et les dantonistes. Toutefois, au moment où l’orateur vient de mentionner la dernière victoire révolutionnaire et de nommer les adversaires, il efface la possibilité même de s’emparer d’un critère qui permette de mesurer les progrès de l’élimination de l’ennemi et rend à celui-ci une puissance indéfinie, inlocalisable. « Ce n’est pas, dit-il, que la malveillance se taise lorsqu’elle pourra moins s’agiter que jamais, elle qui s’attache à toutes les nuances politiques pour en tirer avantage, elle qui ne rêve que désordre et chaos pour assurer ses succès, elle, en un mot, qui épie sans cesse les bonnes et les mauvaises actions pour empoisonner le bien et aggraver le mal » (je souligne). Autrement dit : qu’on abandonne l’idée qu’il serait possible d’identifier les conjurés, d’identifier l’assassin dont on demande la mise à mort. Ce sont les hommes de paille d’une puissance invisible, d’une puissance qui n’a pas d’existence empirique : la malveillance. Celle-ci est partout, ou, ce qui revient au même, nulle part. Et, cependant, invisible, elle est un œil, elle épie sans cesse. Voilà qui enrichit singulièrement le

phantasme. Le meurtre du corps social se combine avec la puissance maléfique de l’œil qui perce tout. Implicitement, la gestation du corps social se combine avec celle de l’œil du peuple, l’œil de l’innocence qui débusque l’œil de la malveillance. Je remarquais que la Terreur révolutionnaire se distingue de celle des tyrans, parce qu’elle est supposée détenir le principe de la distinction du bien et du mal, tandis que cette dernière est livrée à l’arbitraire du prince. Mais encore faut-il ajouter, à présent, qu’elle construit une terreur adverse en symétrie avec elle-même. Une telle symétrie apparaît au mieux dans le discours de Saint-Just du 23 ventôse an II. Saint-Just dénonce tous les complots et les rapporte tous au premier complot, celui fomenté par l’étranger, par le gouvernement anglais. Ses agents se trouvent partout, déguisés en exilés victimes de la persécution dans leur pays (à Paris, ce sont « des Italiens, des banquiers, des Napolitains, des Anglais »), ou bien déguisés en patriotes (« l’esprit imitatif est le cachet du crime »). Et que font-ils ? « Ils épient tout. » Or, après s’être étendu sur l’art de la dissimulation, Saint-Just en appelle à l’œil des révolutionnaires : « Soulevons le voile qui cache les complots ; épions les discours, les gestes, l’esprit de suite de chacun. » L’image lui importe. Il y revient ; ouvrir l’œil ne suffit pas, car l’ennemi, tandis qu’il épie, sait se faire invisible ; il se cache derrière des factions en apparence opposées, il « les fait se déchirer par un jeu de sa politique et pour tromper l’œil observateur de la justice populaire » (je souligne). La tâche est ainsi de percer l’invisible. Que signifie cet appel ? En théorie, une puissance dirige toute la machinerie des conspirations, la perfide Albion, son génie exécrable, Pitt. En fait, il s’agit d’autre chose : chacun doit désormais chercher en l’autre un éventuel scélérat sous le costume révolutionnaire. Plus l’autre est un proche, un semblable, et plus le soupçon doit être en éveil.

Aucun signe manifeste, aucune preuve établie ne suffit à l’identification de l’ennemi. Il est connu dans le moment où il est démasqué, c’est-àdire dans le moment où quelqu’un a le pouvoir de le démasquer. Certes, un tel pouvoir suppose que celui qui le détient ne soit pas mû par son intérêt privé ; l’exerçant, il est habité par le soupçon du peuple, par la vision du peuple. Reste que ce qui lui donne la faculté de connaître, c’est la volonté de soupçonner, celle de voir, qui font défaut à d’autres ; c’est la faculté d’épier l’esprit de suite de chacun, selon la formule saisissante de Saint-Just, c’est-à-dire de repérer dans des conduites, des gestes, des propos, la trace d’une volonté adverse. Autant dire – ce qui n’est pas dicible – que le révolutionnaire ne se signale aux autres et à lui-même que par le témoignage de sa connaissance de l’ennemi. Ou bien, autant dire que l’identité du révolutionnaire lui est donnée par l’ennemi. Avec la Terreur s’aménage ainsi un espace social ordonné autour du double pôle de la volonté du bien et de la volonté du mal, mais de telle nature qu’il consiste en un réseau de relations duelles, et que chacun ne peut trouver la bonne position que fixée par celle de l’autre, ne peut la maintenir qu’à la condition de ne pas être défait par le regard de l’autre. Comme on le sait, le décret du 22 prairial porte à son paroxysme l’image d’une lutte à mort censée impliquer tous les citoyens, pris un à un, en même temps qu’elle dissout pratiquement les critères de la culpabilité et les critères du jugement. Lutte à mort, l’article 8 spécifie : « La peine portée contre tous les délits dont la connaissance appartient au tribunal révolutionnaire est la mort. » Implication de tous les citoyens, l’article 9 spécifie : « Tout citoyen a le droit de saisir et de traduire devant les magistrats les conspirateurs et les contre-révolutionnaires. Il est tenu de les dénoncer dès qu’il les connaît » (je souligne). Dissolution des critères de la culpabilité : l’étendue des délits à poursuivre est telle que nul n’est assuré

d’échapper à la justice révolutionnaire. Dans l’article 6, qui fournit l’énumération des ennemis du peuple, sont mentionnés « ceux qui auront cherché à inspirer le découragement… » [et encore « ceux qui auront répandu des fausses nouvelles ou encore ceux qui auront cherché à égarer l’opinion […] soit par des écrits contrerévolutionnaires ou insidieux, soit par toute autre machination » (je souligne)]. Enfin, dissolution des critères du jugement ; selon l’article 8, les preuves matérielles ne sont pas nécessaires, les preuves morales suffisent : « La règle des jugements est la conscience des jurés, éclairée par l’amour de la patrie ; leur but, le triomphe de la République et la ruine des ennemis. » L’interrogatoire préalable des détenus est supprimé, comme l’est la défense. Extraordinaire paraît alors le face-à-face immédiat, le contact brûlant de l’un avec l’autre, en même temps que la quasi-abolition du temps qui était auparavant laissé du moins au soupçon et à la mise en scène du châtiment. Comme le déclare rudement Couthon, chargé du rapport sur le projet de loi : « Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître ; il s’agit moins de les punir que de les anéantir. » Avec le décret de prairial, la Terreur se déclare sans limites ; s’efface alors la dimension même de la loi. Et, du même coup, tend à s’effacer la référence à une réalité supposée fournir à la Terreur sa justification. A cette époque déjà, la menace que faisaient peser les armées étrangères ne pouvait plus être invoquée. Dans les mois suivants, la situation militaire du pays est consolidée. Or, loin de s’en féliciter, Robespierre s’en inquiète. L’éloignement du danger extérieur ne fait qu’accroître à ses yeux un autre danger, celui-là même qu’engendre la sécurité. Jusqu’au bout, il s’emploie à dénoncer l’illusion de la confiance dans l’avenir. Dans son discours du 8 thermidor, à la veille de sa chute, il demande : « Pourquoi ceux qui disaient naguère : “Je vous déclare que nous marchons sur des volcans”

croient-ils ne marcher que sur des roses ? Hier, ils croyaient aux conspirations ; je déclare que j’y crois dans ce moment. » Son objectif est de maintenir la peur : « On vous parle beaucoup de vos victoires avec une légèreté académique […]. Qu’a-t-on fait pour tourner nos succès militaires au profit de nos principes, pour prévenir les dangers de la victoire, ou pour en assurer les fruits ? » (je souligne). Il poursuit : « Nos ennemis se retirent et nous laissent à nos divisions intestines. Songez à la fin de la campagne ; craignez les factions intérieures ; craignez les intrigues favorisées par l’éloignement dans une terre étrangère. » Par-delà la rhétorique habituelle se fait entendre cette « vérité » que la terreur est interminable, qu’elle ne doit pas finir, qu’à son défaut la Révolution ne serait rien. Conclusion, certes informulable et qui laisse Robespierre à court de mots, quand, rappelant emphatiquement le testament qu’il avait autrefois annoncé à la Convention, il ne sait que dire : « Je vous lègue la vérité terrible et la mort » (je souligne). S’il est vrai que les arrestations et les exécutions se précipitent de prairial à thermidor, on se tromperait à imaginer une grande rupture dans le cours de la Terreur. Des historiens veulent nous en persuader. Thiers, l’un des premiers, s’emploie à circonscrire ce qu’il nomme la terreur extrême pour la distinguer de la terreur ordinaire – j’entends, de la terreur fonctionnelle. Tel est le sens de son commentaire devant les événements de juin 1794 : « Aujourd’hui, les périls avaient cessé, la Révolution était victorieuse, on n’égorgeait plus par indignation, mais par l’habitude funeste que l’on avait contractée du meurtre. Cette machine formidable que l’on fut obligé de construire pour résister à des ennemis de toute espèce commençait à n’être plus nécessaire ; mais, une fois mise en action, on ne savait plus l’arrêter. Tout gouvernement 12 doit avoir son excès et ne périt que lorsqu’il a atteint son excès . »

Bref, la passion se conjuguerait avec le sens de la nécessité jusqu’au moment où la pratique de l’extermination se changerait en habitude ou en automatisme. Sage mise en ordre de ce qui se dérobe à toute explication par le recours aux causes positives. Les massacres de septembre perpétrés dix-neuf mois avant la loi de prairial ne sont pas le produit de l’indignation populaire ; encore moins répondent-ils à une nécessité. Qui dirait sérieusement que les détenus – comme l’a proclamé une circulaire de la Commune, appelant à de pareils carnages dans les autres communes de France – s’apprêtaient à attaquer dans le dos les Parisiens menacés par l’ennemi de l’extérieur ? On sait qu’ils ont été conçus par un petit groupe d’hommes et que les égorgeurs devaient être, et pour certains furent, rémunérés ; et l’on sait qu’ils 13 n’eurent qu’un tout petit nombre de témoins . Dès cette époque, la rationalisation du terrorisme est dérisoire. L’épuration des prisons, à l’image des grandes épurations que demandera plus tard Saint-Just, s’avère guidée par la volonté de produire, grâce à la mort des ennemis, la preuve de la réalité de la Révolution, de faire surgir l’acteur, de lui donner figure à la faveur d’un événement qui se fasse signe d’un écart absolu. Il y eut de plus amples rationalisations auxquelles on est tenté de se laisser prendre, bien qu’elles masquent, plus qu’elles ne révèlent, le fond de la Terreur : celle du Salut public, notamment. Danton (en août 1792) compare la Révolution à un vaisseau menacé de faire naufrage, il appelle la nation « à rejeter de son sein tout ce qui peut lui nuire », de même qu’« un équipage jette à la mer tout ce qui l’exposait 14 à périr ». L’idée d’une grande amputation qui rendrait la santé au corps social en est une autre. Baudot l’exprime au mieux : « Les égoïstes, les insouciants, les ennemis de la cité, ennemis de la nature entière, ne doivent pas compter parmi ses enfants. Fussent-ils un million, ne sacrifierait-on pas la vingt-quatrième partie de soi-même

15

pour détruire une gangrène qui pourrait infecter le reste du corps ? » Cependant, ce langage ou le langage même de Marat, jugé le plus résolu des terroristes – celui de la vengeance, du châtiment, de la dictature appelée à sacrifier « deux cent soixante mille personnes » – est toujours en retrait sur ce que requiert la Terreur, ce que nous nommions l’écart absolu. La référence au réel – l’invasion étrangère – qui rendrait la Terreur inévitable ou bien la référence au savoir – celui de la nature du corps social – sont toujours là pour éluder la question qui hante la pensée terroriste : le réel dans lequel on découvre l’urgence de la lutte à mort, le savoir au nom duquel on donne plein sens à cette lutte, que seraient-ils sans l’opération de la Terreur ? Si celle-ci s’amplifie, c’est seulement que cette question ne cesse de croître. L’image d’une société accordée avec elle-même, délivrée de ses divisions, ne se laisse saisir que dans l’exercice de l’épuration, puis, toujours davantage, de l’extermination. Trancher entre la vertu et le crime, entre le peuple et ses ennemis n’est pas le moyen de l’institution de la République ; trancher est le moyen de rendre visible, concevable le social, ou mieux, l’acte générateur de la vision et de la connaissance. En ce sens, la Terreur contient d’emblée la menace de l’interminable. Tout se passe comme si le sol sur lequel les terroristes voulaient enraciner la Révolution s’improvisait à chaque moment sous leurs pas en même temps qu’il se dérobait. Leur fascination de l’être est simultanément fascination du gouffre. De là vient que chacun appelle la mort sur lui, cherchant ainsi le signe de son inscription dans le peuple, dans la nature, dans l’histoire.

Le terme de l’interminable Épreuve de l’interminable, la Terreur a néanmoins rencontré son terme. Suffit-il de dire que la conscience autrefois sourde au danger qu’elle faisait peser sur les terroristes eux-mêmes est devenue assez vive pour que le sens de leur conservation les ramène au sens du réel ? La réponse est largement convaincante. Le fait est que si les dantonistes, en particulier Camille Desmoulins, échouèrent dans la tentative de modérer le cours de la politique révolutionnaire, ils avaient suscité un tuissat écho ; les thermidoriens, ligués, toutes tendances confondues, par la peur d’être anéantis les uns après les autres, ont réussi à l’interrompre. Et l’on peut croire, en outre, que le souvenir de l’exécution de Danton demeura brûlant. Robespierre, stupéfait devant l’Assemblée déchaînée contre lui le 8 thermidor, aurait murmuré : « Ah, vous voulez venger Danton. » Les raisons pour lesquelles ce qui paraissait d’abord impossible s’avéra possible semblent elles-mêmes claires. Entre germinal et thermidor, le décret de prairial avait donné, du moins implicitement, un pouvoir nouveau, exorbitant, aux Comités : celui de mettre en arrestation et de transférer au tribunal révolutionnaire les membres de l’Assemblée sans son consentement. Ce décret, l’Assemblée l’avait certes adopté. Mais, le lendemain du vote, avertie de la menace qu’elle n’avait pas perçue, elle était revenue sur

l’article qui l’inquiétait, manifestant déjà une résistance inaccoutumée, laquelle ne devait céder qu’au cours de la séance suivante sous la pression de Robespierre. Quelle que fût sa soumission devant les mesures terribles, la Convention était depuis lors en état d’alerte. A cette observation s’en ajoute une autre de plus grand poids : la précipitation de la Terreur à partir de prairial s’accompagnait, nous l’avons signalé, du rétablissement de la sécurité dans le pays ; les rébellions paraissaient vaincues et les armées françaises victorieuses sur tous les fronts ; une des grandes justifications de la Terreur – fûtelle fictive – faisait à présent défaut. Cependant, l’interprétation se nourrit encore d’autres faits qui, tout en la rendant plus pertinente encore, nous font passer sur un registre différent. Sans entrer dans le détail des événements, il faut rappeler que, depuis la fin de germinal, un profond changement se dessine dans 16 l’organisation du gouvernement . Le Comité de salut public s’efforce de concentrer le pouvoir entre ses mains. Le nombre des commissions administratives placées sous ses ordres s’accroît. Le Conseil exécutif, provisoire, jusqu’alors formé de ministres nommés par la Convention, est supprimé ; on lui substitue douze commissions, dont les agents sont nommés par le Comité de salut public. Tandis que les organes administratifs sont épurés des éléments suspects d’avoir eu des sympathies pour l’hébertisme, une offensive contre les sociétés populaires des sections est déclenchée, qui les contraint finalement à se dissoudre. Des représentants qui se sont autrefois distingués dans le terrorisme, tels Fouché à Lyon, et Tallien à Bordeaux, mais paraissent à présent pencher pour la modération, voient leur mission suspendue. La répression devient de plus en plus centralisée : la plupart des tribunaux révolutionnaires de province sont supprimés ; la justice révolutionnaire est concentrée à Paris. Toutes ces mesures portent avant tout la

marque de l’autorité de Robespierre et de ses proches, Saint-Just et Couthon. C’est bien le Comité de salut public qui crée au début de floréal un organe nouveau, le Bureau de police générale ; mais celui-ci est administré par le triumvirat. La préparation du décret de prairial par Robespierre et Couthon, à l’insu des autres membres du Comité, témoigne des divisions qui commencent à le déchirer. L’activité même du Bureau, qui tend à doubler celle du Comité de sûreté générale et, à plusieurs reprises, montre sa volonté de s’emparer des affaires qui paraissaient du ressort de ce dernier, témoigne davantage encore d’une lutte pour le pouvoir, auparavant soigneusement contenue. Les deux indices les plus probants de la nouvelle tension sont fournis par la détermination de Robespierre de ne plus paraître au Comité de salut public et par les incidents qui accompagnent la fête de l’Être suprême, organisée à son instigation ; s’étant détaché en tête du cortège, il est injurié par quelques représentants qui n’hésitent pas à le traiter de tyran. Ces faits jettent en effet une autre lumière sur la crise qui met fin, sinon aux violences de la répression – on sait qu’elles se renouvelleront sous le Directoire –, du moins à la politique terroriste ; elles incitent à réexaminer la manière dont se sont combinés l’exercice de la Terreur et la recherche d’une position de pouvoir. C’est ce lien que nous avions déjà voulu mettre en évidence, en commençant par l’analyse d’un discours de Robespierre. Remarquable nous était apparue sa faculté de soumettre l’Assemblée à sa volonté – exterminer les dantonistes – par des procédés qui tout à la fois lui permettaient d’apparaître comme le détenteur du savoir, de la parole, de la vision, et de dissimuler la place d’où il les exerçait. Il n’appelait pas à une décision, mais révélait qu’il n’y avait rien à décider qui ne le fût déjà, en conséquence de la logique des principes et de l’essence de la Convention comme représentation du peuple ; il ne prenait pas parti dans le débat, mais révélait que ce

débat n’aurait jamais dû avoir lieu et vouait sa propre parole au silence. Tandis que ses propos faisaient peser un terrible soupçon sur les membres de l’Assemblée, il leur ménageait la faculté de s’en délivrer en s’en emparant chacun contre un autre. Dans ce transfert du soupçon s’effectuait un transfert de pouvoir. Or, ce que nous croyions observer dans l’espace de la Convention donne une image de ce qui se passe, à une plus large échelle, dans la société, depuis août 1792 : la Terreur multiplie les positions de pouvoir en ouvrant la possibilité à qui les conquiert de masquer l’exercice de la toute-puissance (aux yeux d’autrui, éventuellement aux siens). Cependant, le phénomène demeurerait somme toute banal, si nous ne retenions que la dissimulation sous le couvert des principes. Il devient extraordinaire quand on remarque que cette dissimulation résulte de l’obligation faite à chacun de laisser apparemment vide la place du pouvoir. Les ruses de Robespierre ne sont pas plus que celles des autres terroristes, grands ou petits, d’ordre psychologique. La Terreur est révolutionnaire en ceci qu’elle interdit l’occupation de cette place ; en ce sens, elle a un caractère démocratique. Il n’y a que Marat pour prêcher ouvertement la dictature (d’ailleurs, il ne la conçoit que temporaire). L’accusation lancée contre la faction qu’on veut détruire, contre l’homme qu’on veut discréditer – elle est notamment portée par Louvet, par Guadet, par Barbaroux, par Cambon lui-même contre Robespierre, à l’automne 1792, et reprise par ses adversaires au printemps 1794 – est toujours celle de dictature. Autrement dit, la Terreur passe par une reconnaissance mutuelle des terroristes comme individus égaux devant la loi – la loi dont la Terreur est dite le glaive, mais qu’elle incarne fantastiquement. Sur les individus pèse ainsi un formidable impératif : ils sont requis chacun à prendre en charge la Terreur, et la force qu’ils puisent en elle est toujours privée de ce ciment qu’apporterait une institution garantie par la figure d’un

pouvoir défini, sûr, général. Au demeurant, ce rôle que détiennent les individus, peut-être Saint-Just le perçoit-il au mieux, quoiqu’il l’exprime faussement, quand il imagine l’aveu secret des magistrats : Nous ne sommes pas assez vertueux pour être si terribles. Plus juste eût été de leur faire dire (ce qu’il ne pouvait concevoir) : notre pouvoir, si formidable soit-il, est trop creux pour être si terrible. Le fait est que l’organisation de la Terreur n’a jamais été telle que ses agents aient pu se délivrer de leur volonté propre, s’imprimer dans un corps dont la cohésion fût assurée par l’existence de sa tête, agir enfin comme des bureaucrates… Cette observation interdit de s’en tenir aux arguments que nous rappelions. Ce n’est pas seulement le sens de leur conservation qui ramène les terroristes au sens du réel ; d’une façon paradoxale, c’est la tentative même de Robespierre de consolider le système de la Terreur qui la rend inviable. En effet, cette tentative, loin de procurer aux terroristes la sécurité qui leur faisait défaut – sécurité réelle : la vie à l’abri du danger ; sécurité symbolique : l’esprit à l’abri du doute –, a pour effet de détruire ce qui reste de l’unité du terrorisme, acquise dans la complicité des fureurs de la répression, mais aussi sous l’effet de la fiction égalitariste. Une telle fiction, observons que Robespierre est cependant le premier à l’accréditer et qu’il ne peut s’en défaire dans le moment même où il cherche à acquérir la maîtrise totale du pouvoir. Les historiens se sont interrogés sur les chances qu’il avait en thermidor de mobiliser contre ses adversaires les forces de la rue. Il a été justement noté que son action contre les hébertistes, puis contre les sections parisiennes, l’avait privé d’un soutien de masse à l’heure du conflit dernier avec la Convention. Mais reste incontestable qu’il disposait à Paris de troupes non négligeables, et que cette chance, il ne l’a pas tentée. Son objectif fut à la fois de concentrer entre ses mains les instruments de la police et de la justice révolutionnaire et de faire en

sorte que la Convention accepte son propre assujettissement à sa volonté. En d’autres termes, Robespierre n’a jamais cessé d’être contraint de dissimuler les voies de sa conquête du pouvoir, non par un trait de caractère, mais, comme nous le disions, parce que obligation était faite à quiconque prétendait à une position de pouvoir de s’effacer comme individu. Le moyen qu’il employa pour institutionnaliser la Terreur – outre les mesures administratives déjà mentionnées – fut donc essentiellement d’ordre symbolique : ériger un critère qui fît enfin apparaître l’unité doctrinale du terrorisme. L’entreprise ne fut qu’ébauchée, mais son sens ne nous paraît pas douteux : la croyance en l’Être suprême s’avère à ses yeux, dans la dernière période, l’urgente, l’ultime garantie du Salut public – entendons, d’une dictature terroriste. Aussi bien n’est-ce pas un hasard si la fête de l’Être suprême (20 prairial), organisée par ses soins, et dont la mise en scène le désigne comme le premier personnage de l’État, coïncide pratiquement avec la nouvelle législation de la Terreur (22 prairial). Ses éloges de l’Être suprême sonnent si creux, qu’on a été tenté de ne trouver dans l’invention du nouveau culte qu’une lubie, ou bien le signe, chez son auteur, d’une naïveté qui ferait contraste avec son implacable sévérité, voire qui l’excuserait. C’est négliger la fonction de cette invention : articuler la Terreur avec une orthodoxie. Et, de fait, tout en continuant de parler de la vertu, du bonheur du peuple, de l’unité du corps politique, Robespierre, à partir de la fin de prairial, ne cesse de pourfendre l’athéisme, le naturalisme, le matérialisme, le philosophisme. Le programme s’esquisse d’un clivage entre ceux qui ne savent pas pourquoi ils tuent et ceux qui savent. Les premiers, c’étaient auparavant Chaumette, les hébertistes, mais non moins les dantonistes, qui par défaut de ce savoir, étaient passés à l’indulgence, et ce sont à présent les plus dangereux adversaires qui intriguent contre

Robespierre. De cette stratégie, un exemple : dans son dernier discours du 8 thermidor, il s’indigne : « Français, ne souffrez pas que vos ennemis osent abaisser vos âmes et énerver vos vertus par leur désolante doctrine ! Non, Chaumette, non, la mort n’est pas un sommeil éternel ! » Or, chacun ne peut manquer de se souvenir que ce fut Fouché, l’ennemi du jour, qui prétendit remplacer sur les tombes la croix par la statue du sommeil. Quant aux vrais terroristes, les voilà désormais – pour reprendre notre formule – appelés à se délivrer de leur volonté propre, à s’adosser à un tribunal plus haut que celui des simples mortels, persuadés de n’avoir pas à aimer la Terreur, d’accomplir dans l’innocence leur devoir. La dictature de Robespierre s’avance ainsi masquée sous le couvert de l’Être suprême. Or, ce masque dénonce bien plus qu’il ne dissimule le nouveau visage de l’inquisiteur. Rien n’est plus menaçant en effet qu’une orthodoxie qui permettrait à l’avenir de trancher dans le corps du terrorisme, qui, pour résoudre l’inconnue de la Terreur, la ramènerait sous l’autorité divine et, en fait, convertirait les révolutionnaires en exécutants de l’homme ou du Bureau qui s’en serait fait le dépositaire. Quand l’ennemi du peuple devient l’ennemi de Dieu, tout change. Robespierre peut bien continuer de dénoncer les conspirations qui s’ourdissent en secret, l’économie du mal est bouleversée. L’interminable trouve alors son terme. La terreur révolutionnaire, la terreur moderne ne saurait s’accommoder d’une institution théocratique (sans compter qu’il manque à l’Être suprême tout l’étayage d’une religion). Comme le montrera l’avenir, c’est à l’opposé du rêve de Robespierre, dans le philosophisme, dans le naturalisme, dans le matérialisme, dans des versions perverties de la science – d’une science qui réussira à se combiner avec la représentation d’un peuple conquérant son identité en extirpant de son corps les ennemis – que la

Terreur trouvera les formules neuves de son institution, qu’elle ancrera la volonté de l’écart absolu et le phantasme de l’interminable dans une organisation.

1. Article extrait de Passé-Présent, 2, 1983. 2. Nous citons textes et discours en nous rapportant à l’Histoire parlementaire de la Révolution de Buchez et Roux : discours de Robespierre du 11 germinal an II, vol. 32 ; du 8 thermidor, vol. 33 ; discours de Saint-Just de ventôse, vol. 31 ; discours de Billaud-Varenne sur la théorie du gouvernement démocratique, vol. 32. Textes du Vieux Cordelier, de Camille Desmoulins, vol. 30 (publiés d’autre part, par H. Calvet, Le Vieux Cordelier d’après les notes de Mathiez, Paris, A. Colin, 1936). 3. Taine, Les Origines de la France contemporaine, t. III, p. 77. 4. Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, 1792-1794, Paris, 1863-1881. 5. G. Lefebvre, Le Gouvernement révolutionnaire, 2 juin 1793, 9 Thermidor II, Centre de documentation universitaire, 1947. 6. Mortimer-Ternaux, op. cit., t. III, p. 33. 7. Ibid., p. 36. 8. Mortimer-Ternaux, op. cit., t. VIII, p. 376. 9. Ibid., p. 403. 10. Lefebvre, op. cit., p. 119-120. 11. Mortimer-Ternaux, t. VIII, p. 389 ; Thiers, Histoire de la Révolution française, t. IV, p. 365. 12. Thiers, op. cit., t. V, p. 286. 13. Voir notamment les documents justificatifs fournis par Mortimer-Ternaux, op. cit., t. III. 14. Mortimer-Ternaux, op. cit., t. III, p. 133. 15. Buchez et Roux, op. cit., t. XXIV, p. 204. 16. Lefebvre, op. cit., p. 264 sq.

Penser la révolution dans 1 la Révolution française Tocqueville déclarait dans sa présentation de l’Ancien Régime et la Révolution : « Le livre que je publie en ce moment n’est point une histoire de la Révolution, histoire qui a été faite avec trop d’éclats pour que je songe à la refaire. C’est une étude sur cette révolution. » Et encore ajoutait-il dans un fragment : « Je parle de l’histoire, je ne la raconte pas. » Ce sont des propos que François Furet a su faire siens. Il 2 ne veut pas, dans son dernier ouvrage , apporter une contribution de plus à la connaissance des faits, exhumer des documents encore ignorés, redistribuer les rôles entre les acteurs individuels et collectifs ou en modifier les accents, ni même, et c’est ce qui le distingue de Tocqueville, réapprécier le bilan de la Révolution. Aucun de ces projets ne lui est, certes, indifférent ; il suffit pour s’en persuader de se 3 souvenir du livre qu’il écrivit en collaboration avec Denis Richet , et aussi observer qu’il y touche, chemin faisant. Mais son dessein est d’un autre ordre : « Il parle de l’histoire », ou, plus précisément, il cherche à indiquer une nouvelle direction à l’historiographie révolutionnaire en la chargeant d’une exigence le plus souvent délaissée : penser la Révolution française.

Cette exigence, comment la définir ? Que veut dire ici penser ? Son lecteur croira peut-être trouver la réponse dans un passage où l’auteur se plaint que l’histoire de la Révolution soit la dernière à emprunter la voie dans laquelle s’est depuis longtemps avancée l’histoire en général. Celle-ci, nous est-il rappelé, « a cessé d’être ce savoir où les “faits” sont censés parler tout seuls, pourvu qu’ils aient été établis dans les règles. Elle doit dire les problèmes qu’elle cherche à analyser, les données qu’elle utilise, les hypothèses sur lesquelles elle travaille et les 4 conclusions qu’elle obtient » (26 ). De telles formules méritent assurément d’être retenues. Non que leur originalité soit frappante : elles ne font que condenser les principes depuis longtemps reconnus par les meilleurs des historiens ; mais elles incitent heureusement à remettre l’événement sous la loi commune de la science. Et voilà qui témoigne d’une audace, dont tout le travail de Furet donne la confirmation. L’histoire « événementielle », suggère-t-il, ne se déduit pas de la spécificité de son objet. Occupée à une reconstitution des enchaînements de faits qui soit fondée sur l’observation exacte, elle est une histoire naïve et dogmatique qui croit que le sens est inscrit dans le tableau et dissimule l’opération de la perspective. C’est en raison de ses préjugés qu’il faut la distinguer d’une histoire des modes de production, des techniques, des mentalités ou des mœurs, d’une histoire des structures ou des longues durées – à supposer que celles-ci ne tombent pas à leur tour dans le piège de l’objectivisme – et nullement parce qu’elle porte sur l’événement. A l’encontre d’une opinion répandue (et curieusement partagée par les tenants d’écoles différentes), il n’y a pas une opposition entre deux modes de la connaissance historique qui procéderait de la nature de l’objet : seules s’opposent deux manières de concevoir la relation à l’objet, soit que la connaissance s’ignore en lui, soit qu’elle sache ce qu’il doit à ses

opérations et fasse sur elle-même l’épreuve de sa résistance. Sans doute l’événement paraît-il rebelle à la conceptualisation, mais c’est pour le seul motif que l’historien l’appréhende comme quelque chose de déjà nommé, déjà chargé de sens par ceux qui en ont été les acteurs ou les témoins, qu’il est ainsi le plus étroitement prisonnier de l’illusion que ce qui apparaît se confond avec ce qui est et qu’il lui faut pour construire l’objet commencer par le « déconstruire » au lieu même où il s’est situé. Toutefois, si importante soit la revalorisation d’une histoire de l’événement, elle ne permet pas de pleinement entendre l’injonction à penser la Révolution française. Davantage : ce serait, croyons-nous, entretenir une équivoque que de la limiter à la seule revendication d’une « histoire conceptuelle ». La formule est bien faite pour emporter l’adhésion d’une nouvelle école d’historiens, mais elle laisse dans l’ombre un projet qui tranche sur la plupart des travaux contemporains. Furet s’emploie, en effet, à rouvrir à l’histoire une voie dont elle s’est, dans son ensemble, détournée, celle qui la lie à la réflexion politique. Lui-même nous en avertit dans son premier essai, au terme d’un long argument qui contient l’essentiel de sa problématique : « Il me semble, conclut-il, que la première tâche de l’historiographie révolutionnaire est de redécouvrir l’analyse du politique » (45). Par analyse du politique, disons-le aussitôt, l’auteur n’entend pas désigner celle d’une classe de faits particuliers, ces faits communément appelés politiques, qui seraient jugés plus pertinents que d’autres – notamment les faits économiques et sociaux depuis longtemps privilégiés par les historiens. Il souhaite au contraire rompre avec l’idée de la politique, conçue comme science régionale : une idée à présent conventionnelle, mais qui s’est imposée à l’époque moderne, et encore tardivement, sous l’effet de l’essor des sciences sociales, lequel est allé de pair avec un fractionnement des objets de connaissance, et sous l’effet du marxisme,

toujours plus appliqué à circonscrire les rapports de production pour leur assigner le statut du réel et à reléguer la politique dans une strate de la superstructure. Son intention témoigne d’un retour aux sources de la pensée politique classique : il veut mettre en évidence un schème ou un ensemble de schèmes d’actions et de représentations qui commandent à la fois la mise en forme et la mise en scène d’une société et, du même coup, sa dynamique. Et, si le pouvoir lui paraît constituer l’objet central de la réflexion politique, ce n’est pas parce qu’il juge décisifs les rapports qui se nouent entre des acteurs, dont le but est de le conquérir ou de le conserver, de s’approprier son exercice ou de le modifier, et qu’il tient pour moins importants les rapports de propriété et les rapports de classe ; c’est parce que la position et la représentation du pouvoir, la figuration de son lieu, sont à ses yeux constitutives de l’espace social, de sa forme et de sa scène. En d’autres termes, il reconnaît au pouvoir, par-delà ses fonctions réelles et les modalités effectives de son exercice, un statut symbolique, et prétend que la Révolution n’est intelligible qu’à la condition de scruter le changement de ce statut ou, comme il dit, le « déplacement du lieu du pouvoir ». Qui laisserait échapper cette intention risquerait de se méprendre sur le sens de son interprétation de la Révolution, de lui adresser des objections qui ne l’atteignent pas ou de manquer de lui poser les questions qu’elle appelle. En vain lui reprocherait-on, par exemple, de sous-estimer les conflits qui, à la veille de la Révolution, résultent d’un mode d’exploitation et de domination de classe, de l’expansion de la bourgeoisie et des obstacles auxquels elle se heurte, de l’aggravation des charges qui pèsent sur la paysannerie, de la redistribution de la propriété ou de la crise économique ; ou bien encore de négliger la lutte des intérêts pendant la période révolutionnaire. L’analyse des divisions sociales n’est assurément pas ignorée par notre historien ; il

conteste seulement que l’on puisse s’y arrêter pour rendre compte de l’éclatement de la Révolution et du cours singulier qu’elle a suivi. Quoiqu’ils ne soient pas toujours explicites, les principes de son raisonnement se laissent aisément reconstituer. En premier lieu, les oppositions de classes, pense-t-il, ou plus largement les oppositions d’ordre socio-économique ne sont pas pleinement signifiantes à leur niveau ; les acteurs sociaux ne voient leur conduite strictement déterminée ni par leur condition matérielle ni même par les relations qui s’instituent entre eux et qui les définissent les uns en regard des autres ; ces conditions, ces relations sont déchiffrées par eux dans le cadre de la situation commune que leur compose leur appartenance à une même société, et cette situation elle-même n’est pas dissociable d’un système général de représentation. Ou, en d’autres termes, les classes ne figurent pas des petites sociétés dans la grande société – que serait cet englobant ? –, elles ne se trouvent pas reliées l’une à l’autre du fait de leur seule insertion dans un réseau d’opérations économiques ; elles sont, dans leur division même, à la fois génératrices d’un seul espace social et engendrées en lui. Les rapports qu’elles entretiennent sont pris dans un rapport général, un rapport de la société avec elle-même qui décide de leur nature. De là vient déjà qu’on ne saurait déduire d’un degré de domination de classe ou d’exploitation, ou bien d’un degré de contradiction entre des intérêts, une révolution ; pour que celle-ci advienne, il ne suffit pas que le sort de telle ou telle catégorie se soit aggravé, il faut que les repères de la situation commune, les repères de la représentation dans laquelle cette situation était auparavant appréhendée comme naturelle (si pénible et conflictuelle fût-elle) aient vacillé, que se soient laissé au moins entrevoir d’autres repères. En second lieu, un tel rapport général implique la division du pouvoir d’avec l’ensemble social. Car cette division n’est pas du même

ordre que la division de classes ou toute division sociale qu’on pourrait dire interne. Paradoxalement établi et figuré à distance de toutes les parties de cet ensemble, comme hors de la société, et consubstantiel à celle-ci, le pouvoir assume, de quelque manière qu’il s’en trouve investi et l’exerce, la fonction de garant de son intégrité. Il lui fournit la référence à partir de laquelle elle se fait virtuellement visible pour ellemême, à partir de laquelle les articulations sociales multiples deviennent déchiffrables dans un espace commun, et du même coup, à partir de laquelle les conditions de fait apparaissent au registre du réel et du légitime. De là vient qu’une opposition au pouvoir, quand elle se généralise, n’atteint pas seulement les détenteurs des moyens de décision et de coercition, qui font obstacle à la destruction de certaines hiérarchies, ou défendent les intérêts de groupes dominants, elle atteint le principe de réalité et le principe de légitimité qui soutiennent l’ordre établi. Ce n’est pas seulement l’autorité politique qui se trouve alors ébranlée, mais la validité des conditions d’existence, des comportements, des croyances et des normes jusque dans le détail de la vie sociale. De là vient donc qu’une révolution ne naît pas sous l’effet d’un conflit interne entre opprimés et oppresseurs, mais advient dans le moment où s’efface la transcendance du pouvoir, dans le moment où s’est annulée son efficacité symbolique. En troisième lieu, il s’avère par conséquent impossible de fixer une frontière entre ce qui relève de l’ordre de l’action et de l’ordre de la représentation. A coup sûr, la distinction est à un certain niveau bien fondée ; mais l’analyse politique ne mérite son nom, elle ne cesse de se confondre avec celle des faits communément dits politiques, que si elle ne s’arrête pas aux traits manifestes et particuliers des actions et des représentations, si elle combine avec l’étude des comportements et des institutions et avec celle des discours et des idées qu’ils véhiculent la recherche du système au sein duquel ils s’ordonnent ou de la logique

qui les anime, dont on ne saurait dire qu’elle est logique de l’action ou de la représentation, car elle s’exerce sur l’un et l’autre registre. Furet parle, il est vrai, du système d’action et du système de représentation qui adviennent avec la Révolution, mais il ne les dissocie pas. Et lorsqu’il nomme à la fois politique, idéologique ou culturelle la dynamique révolutionnaire, il cherche à renforcer la signification du premier terme par les deux autres et non à les séparer. Le caractère politique de la Révolution ne se dévoile qu’à la condition de saisir, d’une part, les signes de l’élaboration imaginaire en vertu de laquelle les rapports sociaux sont censés s’agencer, se soustraire à toute indétermination, se soumettre à la volonté et à l’intelligence des hommes, et, d’autre part, les signes d’une nouvelle expérience du monde, intellectuelle, morale, religieuse ou métaphysique. Que non seulement l’analyse de l’idéologie, mais celle de cette expérience du monde, de ces modes de pensée et de croyance qu’on assigne conventionnellement à l’ordre de la culture soient impliquées dans l’analyse du politique, rien ne peut mieux, en effet, nous en persuader que le phénomène révolutionnaire. Tant que n’apparaît pas une fracture dans la société, nous sommes tentés d’étudier la structure de pouvoir, la structure de classe, le fonctionnement des institutions, le mode de comportement des acteurs sociaux, comme s’ils avaient sens en eux-mêmes, dans l’oubli des fondements imaginaires et symboliques de leur « réalité ». C’est que les représentations sont, pour ainsi dire, si profondément enkystées dans la pratique sociale qu’elles se laissent ignorer ou qu’on ne les repère que lorsqu’elles apparaissent à distance de cette pratique, dans des discours explicitement religieux ou philosophiques, littéraires ou esthétiques, sans concevoir alors leur signification politique. Cependant, la Révolution française est ce moment où tout discours acquiert une portée dans la généralité du social, où la dimension politique devient explicite et, de ce fait, elle

rend l’historien capable de reconnaître celle-ci là où elle était invisible, sous l’Ancien Régime. Cela ne veut certes pas dire que les représentations, prises dans leur contenu manifeste, rendent désormais la réalité transparente. Furet croit même pouvoir affirmer que l’opacité est à son comble dans l’idéologie révolutionnaire. Mais cette opacité, devrait-il préciser, est l’effet d’une dissimulation de ce qui advient pour la première fois au registre du pensable. Méconnaissance et connaissance, occultation de la pratique et ouverture à une question du réel vont de pair. Ainsi ne pouvons-nous déchiffrer l’idéologie sans simultanément rapporter les nouvelles représentations de l’histoire et de la société, du pouvoir du peuple, du complot de ses ennemis, du citoyen et du suspect, de l’égalité et du privilège à une exigence neuve de la pensée. Et nous ne pouvons, en outre, repérer les mutations de la connaissance, l’exigence de redéfinir les conditions de tout ce qui touche à l’établissement social sans scruter l’avènement d’une idée neuve du temps, de la division du passé et de l’avenir, du vrai et du faux, du visible et de l’invisible, du réel et de l’imaginaire, du juste et de l’injuste, de ce qui est conforme à la nature et contre nature, du possible et de l’impossible… Voilà précisément ce qui fait dire à notre auteur que l’historien doit redécouvrir l’analyse du politique. Il s’agit d’une analyse qui ne circonscrit pas le politique dans les frontières des relations de pouvoir, mais non plus dans les frontières du social, qui est métasociologique. Mais il pourrait ajouter que la Révolution est par excellence le phénomène qui induit à cette analyse, qu’elle donne à penser le politique. Qu’une telle histoire, à l’enseigne du politique, puisse être désignée comme « conceptuelle », sans doute. Mais, disions-nous, le terme entretient une équivoque ; car il a une trop large extension pour suffire à la distinguer d’autres modes de la connaissance historique. C’est une histoire qui implique une réflexion sur la société et la culture, une

histoire philosophique ou, d’un mot moins inquiétant pour certains de nos contemporains, une histoire interprétative, en ce sens qu’elle ne saurait se réclamer simplement d’un idéal d’objectivité, trouver les moyens de se vérifier par la mesure, qu’elle appelle le lecteur à mobiliser sa propre expérience de la vie sociale pour se déprendre du poids de ses opinions et allier la connaissance du présent à la connaissance du passé. Qu’on observe comment Furet fraye une voie à son analyse. Dans un premier moment, il met en évidence la fonction qu’a exercée l’histoire de la Révolution au service de l’idéologie nationale, dont les e traits se sont fixés au cours du XIX siècle et, plus précisément, avec la e

formation de la III République. Il ne se contente pas alors de montrer que la plupart des historiens se sont identifiés avec les acteurs révolutionnaires, qu’ils se sont approprié leur discours au lieu de l’interroger, il dévoile le ressort de cette identification : un désir de s’ancrer dans la nation, de s’arrimer à une vraie origine, qui vient rejoindre le désir même des révolutionnaires de fonder la nation, de se situer au lieu de l’origine, d’effacer la trace d’un ancien peuple usurpateur, prolongeant sa domination sous les traits de la noblesse. C’est d’un même mouvement, indécomposable, que Furet dénonce l’illusion de l’héritage et celle de la fondation. Et ce mouvement, le lecteur ne saurait le reprendre à son compte qu’à la condition de s’être affranchi ou de s’évader du mythe de l’identité et de l’origine. Dans un second moment, il fait apercevoir le déplacement qu’a subi l’histoire de la Révolution dès lors qu’elle est venue servir l’idéologie socialiste. Mais c’est à nouveau pour lier l’illusion de la postérité à l’image accréditée par les révolutionnaires. « La Révolution française, remarque-t-il, n’est pas seulement la République. C’est aussi une promesse indéfinie d’égalité, et une forme privilégiée de changement. Il suffit d’y voir, au lieu d’une institution nationale, une matrice de

l’histoire universelle pour lui rendre sa dynamique et son pouvoir de e e fascination. Le XIX siècle avait cru à la République. Le XX croit à la Révolution. Il y a là le même événement fondateur dans les deux images » (17). Certes, nous sommes particulièrement sensible, pour notre part, à la sagacité de l’interprète, quand ayant signalé les effets de la révolution russe sur l’histoire de la Révolution française, il note au passage : « La double idée d’un commencement de l’histoire et d’une nation-pilote a été réinvestie sur le phénomène soviétique » (25). La remarque éclaire au mieux et la secrète combinaison entre l’idéologie nationale et l’idéologie socialiste, et l’efficacité d’une logique de la représentation par-delà le déplacement de ses contenus. Mais reste que ce genre d’analyse n’est pas soutenu et ne saurait l’être par le mécanisme de la preuve ; il requiert de la part du lecteur la liberté de se défaire de l’image de la Révolution comme un commencement absolu de l’histoire, et de l’URSS comme modèle de la bonne société. Enfin, le principe de la démarche de Furet apparaît pleinement lorsqu’il indique les conditions qui rendent possible en notre temps une distance critique à l’égard de la Révolution française. Le fait nouveau, observe-t-il, est que les espérances mises dans le régime issu de la Révolution se sont évanouies. Tant que le procès de ce régime a été le monopole de la pensée de droite, il n’a pas provoqué une réflexion nouvelle sur la politique : car, pour la conduire, la droite « n’a besoin de remanier aucun élément de son héritage : il lui suffit de rester à l’intérieur de la pensée contre-révolutionnaire ». En revanche, « l’important est qu’une culture de gauche, une fois qu’elle a accepté de réfléchir sur les faits, c’est-à-dire sur le désastre que constitue e l’expérience communiste du XX siècle, au regard de ses propres valeurs, est amenée à critiquer sa propre idéologie, ses interprétations, ses espoirs, ses rationalisations » (25). On ne saurait mieux faire entendre comment le rapport que nous établissons avec le passé est

impliqué dans celui que nous entretenons avec le présent ; comment la connaissance de l’histoire se trouve commandée par l’expérience de l’histoire. Voilà certes qui ne veut pas dire – et nous ne croyons pas que ce soit la pensée de Furet – qu’il faille inverser le sens des identifications, retrouver le totalitarisme dans l’idéal du jacobinisme, confondre le système du goulag et celui de la Terreur. Mais, progrès considérable, voilà qui incite à mettre en question le discours révolutionnaire, au lieu de le prendre à la lettre, à déceler la contradiction qui s’établit entre l’idéologie et la pratique, enfin, à chercher un sens dans le processus historique qui fait sortir de la Révolution un régime d’oppression, plutôt que de se contenter d’imputer aux « circonstances » la corruption des principes. Sans doute l’auteur ne manque-t-il pas dans le même temps de préciser que le « désinvestissement de la Révolution française », ou, dans le langage lévistraussien, que le « refroidissement de l’objet » est inscrit « dans la mutation du savoir historique » ; il juge le temps venu de faire droit « à ce qui est aussi un primum movens de l’historien, la curiosité intellectuelle et l’activité gratuite de connaissance du passé » (24). C’est qu’il a le juste souci de ne pas tomber dans le piège du relativisme, de ne pas dissoudre la pensée de l’histoire dans une histoire de la pensée – ce qui ne ferait que masquer plus profondément ses présupposés –, de ne pas dissocier la critique des illusions qui accompagnaient nos convictions politiques de la quête de la vérité qui fait partie intrinsèque de l’entreprise scientifique. Toutefois, on croirait en vain, comme certaines formules le suggèrent, que la science historique conduit tôt ou tard, par une nécessité interne, à « penser la Révolution française » ; car, pour la penser, il ne suffit pas de se détacher de son héritage. Osons même dire, à considérer ses développements, qu’elle n’a pas moins tendu au « refroidissement » du sujet qu’à celui de l’objet et qu’elle s’est faite toujours plus réticente à la

réflexion politique en tentant d’occuper une situation qui la soustrairait à l’épreuve de leur implication réciproque. Au demeurant, que Furet appelle à une redécouverte de l’analyse du politique montre bien qu’il est sensible à une perte, à un oubli qui accompagnent le progrès des connaissances et qui ne tiennent pas à l’immaturité de la science. Mais peut-être a-t-il hésité à mettre plus radicalement en question ce progrès. De cette hésitation, nous voyons le signe dans ce qui nous semble par moments une simplification de l’historiographie révolutionnaire. Autant, en effet, sa critique du mythe de l’identité et des origines paraît convaincante, autant pouvons-nous regretter qu’il n’ait pas scruté de plus près la rupture qui s’est effectuée au cours de la dernière partie du e XIX siècle dans la conception de l’histoire. Ce n’est pas seulement Tocqueville, c’est déjà Benjamin Constant, Chateaubriand, et, dans des perspectives toutes différentes, c’est Thierry et Guizot, Michelet et Quinet, Leroux et Proudhon qui perçoivent un écart entre le discours et la pratique des acteurs et interrogent par-delà les données manifestes un bouleversement de la société et de la culture, dont le sens leur paraît tout à la fois politique, philosophique et religieux. Pour nous en tenir à Michelet, Furet l’oppose à Tocqueville en des termes contestables et de surcroît peut conformes à son inspiration. « Michelet, nous dit-il, communie, commémore, alors que Tocqueville ne cesse d’interroger l’écart qu’il soupçonne entre les intentions des acteurs et le rôle historique qu’ils jouent. Michelet s’installe dans la transparence révolutionnaire, il célèbre la coïncidence mémorable entre les valeurs, le peuple et l’action des hommes » (30-31). Or, c’est Michelet qu’il faudrait bien plutôt opposer à lui-même, si l’on voulait lui rendre justice. Car il est bien vrai que celui-ci est le grand communiant, mais non moins qu’il s’identifie avec un invisible ; qu’il embrasse le tout de la Révolution, mais, du même coup, défait l’image

reçue de ses enchaînements, de son unité, de sa positivité. Il est vrai qu’il la commémore, mais aussi qu’il la juge incommémorable, qu’il lui voit « pour monument le vide » comme il écrit dans sa Préface de 1847 (son symbole est le Champ de Mars, « ce sable, aussi blanc que l’Arabie »). Il est encore vrai qu’il prétend se glisser dans la peau des acteurs mais non pas qu’il s’approprie leur discours ; il veut restituer l’ouvrage du temps qui met en pièces leur conduite et leur croyance, les désarticule peu à peu comme des pantins. Peu fondée nous semble l’idée qu’il célèbre la coïncidence entre les valeurs, le peuple et l’action des hommes. Du peuple il fait une force omniprésente, mais latente, auquel on emprunte abusivement son nom, qu’on érige en sujet et en juge ; et combien de fois n’observe-t-il pas qu’il est absent sur le théâtre des événements – souvenons-nous seulement de ce qu’il dit sur l’absentéisme de Paris dès la fin 92 (le tyran, p. 1009). Si aiguë est sa critique de la distance entre le peuple et les hommes qui agissent à sa place et le font parler, les « héros de l’histoire convenue », comme il les appelle, qu’on s’étonne que Furet ne l’ait pas exploitée pour couper l’herbe sous les pieds à ceux de ses détracteurs qui dénonceront ses sources « de droite ». Car ce n’est pas Tocqueville mais Michelet qui écrit des Girondins et des Montagnards : « Ces docteurs ont cru précisément comme ceux du Moyen Age posséder seuls la Raison en propre ; en patrimoine : ils ont cru également qu’elle devait venir d’en haut, du plus haut, c’est-à-dire d’eux-mêmes […]. Les deux partis également […] reçurent toute leur impulsion des lettrés, d’une aristocratie intellectuelle. » Ou, d’une formule plus frappante : « Voilà une bien terrible 5 aristocratie dans ces démocrates . » Ce n’est pas Cochin mais Michelet encore qui affirme : « [Les Jacobins] firent de fréquents appels à la violence du peuple, à la force de ses bras ; ils le soldèrent, le poussèrent, mais ne le consultèrent point… Tout ce que leurs hommes

votaient dans les clubs de 93, par tous les départements, se votait sur un mot d’ordre envoyé du Saint des Saints de la rue Saint-Honoré. Ils tranchèrent hardiment par des minorités imperceptibles les questions nationales, montrèrent pour la majorité le dédain le plus atroce et crurent d’une foi si farouche à leur infaillibilité qu’ils lui immolèrent 6 sans remords un monde d’hommes vivants . » Enfin, c’est Michelet qui, avant Furet, déclare à propos de la Terreur : « Elle eut d’incroyables obstacles à surmonter mais les plus terribles de ces obstacles, elle7 même les avait faits . » Mais peut-être importe-t-il davantage de rappeler que le fondement de son interprétation n’est pas moins politique, quoique tout différent, que celui de l’interprétation de Tocqueville. Il a voulu mettre en évidence ce qui justement a échappé à ce dernier, le principe monarchique de l’Ancien Régime, celui d’une constitution générale de la société, dont les rapports sociaux et économiques ne suffisent pas à donner la définition, celui d’une architecture qui imbrique dans la représentation du roi celle de la noblesse, celle des ordres, des corps et des rangs, et dont la charpente, malgré les changements advenus, demeurait théologico-politique. Et nous lui devons déjà l’idée d’un transfert de l’autorité royale dans le gouvernement révolutionnaire. Or, à considérer l’œuvre de Michelet et de quelques-uns de ses contemporains, on est induit à se demander si, paradoxalement, ce n’est pas l’essor d’une histoire d’inspiration positiviste (dans laquelle nous incluons les travaux marxistes, car ils en fournissent une variante éminente) qui a scellé, en le masquant à demi, le mythe des origines et de l’identité nationale ou révolutionnaire. On serait alors tenté de trouver dans l’entreprise de Furet, en même temps que la critique d’une tradition historiographique, le signe d’un retour à la source de la pensée moderne de l’histoire. *

Tentons de reconstituer les principales articulations de l’argument de Furet, car elles ne sont pas toutes apparentes, pour mieux apprécier la subtilité de son interprétation et poser au passage quelques questions. Son point de départ, signalions-nous, lui est fourni par la critique e de l’historiographie devenue dominante à la fin du XIX siècle, qui a trouvé sa rationalisation et sa canonisation dans les travaux marxistes. Celle-ci, montre-t-il, combine une explication et un récit. La première est fondée sur l’analyse de la Révolution et de son bilan. Le second porte sur les événements qui se déroulent de 1789 ou 87 à thermidor ou au 18 brumaire. L’explication est induite par le récit, en ce sens que l’historien fait sienne l’image présentée par les acteurs d’une coupure absolue entre le passé et l’avenir, entre l’Ancien Régime, défini par le règne de l’absolutisme et de la noblesse, et la France nouvelle, définie par le règne de la liberté et du peuple (ou de la bourgeoisie soutenue par le peuple). Simultanément, le récit est commandé par l’explication, car il s’ordonne « comme si, une fois données les causes, la pièce allait toute seule, mue par l’ébranlement initial » (34). Ce « métissage des genres » repose sur la confusion de deux objets irréductibles : « Il mêle la Révolution comme procès historique, ensemble de causes et de conséquences, et la Révolution comme modalité du changement, comme dynamique particulière de l’action collective » (ibid.). Or, une telle confusion résulte de l’adhésion à un postulat dont la validité n’est jamais mise en question : celui de la nécessité historique qui dissout la singularité de l’événement. « Si, en effet, des causes objectives ont rendu nécessaire et même fatale l’action des hommes pour briser l’“ancien” régime et en instaurer un nouveau, alors il n’y a pas de distinction à faire entre le problème des origines de la Révolution et la nature de l’événement lui-même. Car il y a non seulement coïncidence entre nécessité historique et action révolutionnaire, mais transparence

entre cette action et le sens global qui lui a été donné par ses acteurs : rompre avec le passé, fonder une nouvelle histoire » (35). Ajoutons, pour notre part, en accord, au demeurant, avec les observations de Furet, que tout ce qui paraîtra excéder le cours jugé prévisible et pour ainsi dire normal de la Révolution sera imputé à des accidents et ne devra jamais en modifier le sens : les débordements de la Terreur seront rapportés à la guerre, celle-ci au complot des ennemis du peuple, etc. Ce postulat, note Furet, « relève d’une illusion rétrospective classique de la conscience historique » : ce qui arrive apparaissant après coup comme le seul avenir possible que portait le passé ; mais il se trouve soutenu à l’examen de la Révolution française par un second postulat, à savoir que celle-ci marque une rupture absolue dans l’histoire de France. Sous son effet, le nouveau se voit, en même temps que surgir de l’ancien, contenir le principe de tout le futur. En d’autres termes, le postulat de la nécessité gagne de sa liaison avec celui de la Révolution comme destruction-avènement le pouvoir d’opérer une unification du processus social et historique. Le marxisme ne fait donc que s’emparer de ce schéma quand il introduit le concept de révolution bourgeoise « qui réconcilie tous les niveaux de la réalité historique et tous les aspects de la Révolution française ». La Révolution est alors censée effectuer l’accouchement du capitalisme, e encore embryonnaire au XVII siècle, celui de la bourgeoisie dont les aspirations restaient comprimées par la noblesse et celui d’un ensemble de valeurs qu’on juge lui être consubstantiel. Elle est censée dévoiler la nature de l’Ancien Régime tel qu’il existait d’une pièce, en le définissant « a contrario par le nouveau ». Enfin elle est censée poser les prémisses dont l’avenir tirera les conséquences nécessaires. D’un tel point de vue, la dynamique de la Révolution devient transparente : elle accomplit la destruction du mode de production féodal, elle a un agent parfaitement adapté à son œuvre et elle parle le langage que

requièrent les tâches du temps. C’est en dénonçant les artifices de cette construction que Furet va à la rencontre de sa question. Inutile de s’attarder sur le détail de sa critique, telle qu’il la formule au mieux dans l’essai intitulé le Cathéchisme révolutionnaire ; mais, du moins, pouvons-nous en resserrant l’argument signaler le plus important. L’analyse de l’histoire du point de vue du mode de production n’est pertinente, nous fait-il entendre, qu’à embrasser le long terme. Appliquée au court terme, elle est impuissante à fournir la preuve d’un changement structurel entre la France de Louis XVI et celle de Napoléon. A vouloir s’y tenir, à vouloir découvrir dans la Révolution une mutation dans l’économie, qui coïnciderait avec une victoire de la bourgeoisie sur la noblesse, on se condamne à ignorer l’expansion e économique qui caractérise le XVIII siècle, l’installation du capitalisme dans les pores de la société seigneuriale, le rôle que joue une fraction de la noblesse dans cette expansion, notamment en ce qui concerne l’industrie. Prisonnier de l’image de la féodalité, on mêle les traits du régime féodal à ceux du régime seigneurial, sans se soucier de ce que l’exploitation des paysans doit à une nouvelle forme d’économie. On tient pour acquis, sans le démontrer, que l’existence d’une noblesse était en tant que telle incompatible avec les progrès du commerce et de l’économie de profit ; tandis qu’on reste aveugle à tout ce qui marque une continuité entre la période pré- et la période post-révolutionnaire, on ne se demande pas en quoi le morcellement de la propriété précipité par la Révolution a été favorable au développement du capitalisme en France ou s’il ne l’a pas plutôt entravé. En second lieu, l’analyse conduite en termes de lutte de classes non seulement méconnaît la vitalité d’une partie de la noblesse, tant dans la vie économique que dans sa participation à l’essor d’une nouvelle culture, centrée sur les Lumières, mais elle efface les multiples oppositions qui la divisent, témoignant d’une hétérogénéité toujours plus accentuée, et

qui font apparaître, quand il s’agit du conflit entre anciens et nouveaux nobles, un clivage autrement, mais non moins significatif que celui des classes. D’une façon générale, une telle perspective interdit de repérer l’entrelacement toujours plus complexe de deux systèmes de classification et d’identification sociales, dont l’un est depuis longtemps fondé sur la distinction des ordres, des rangs, des filiations, des corps, et l’autre résulte de la fusion au sein d’une nouvelle élite dirigeante de couches qui ont en commun richesse, lumière et puissance. Pour discerner l’ambiguïté de l’Ancien Régime, il aurait fallu prendre en compte le rôle que joue la monarchie absolutiste dans la transformation sociale par la pratique de la vénalité des offices et l’anoblissement, par la modernisation de l’administration et l’encouragement du commerce. « Progressivement, note Furet, la monarchie a miné, grignoté, détruit la solidarité verticale des ordres, et notamment celle de la noblesse, sur le double plan social et culturel : social, en constituant, par les offices notamment, une autre noblesse que celle de l’époque féodale, et qui est, majoritairement, la noblesse e du XVIII siècle. Culturel, en proposant aux groupes dirigeants du royaume, rassemblés désormais sous son aile, un autre système de valeurs que l’honneur personnel : la patrie et l’État. Bref, en devenant le pôle d’attraction de l’argent, du fait qu’il est distributeur de la promotion sociale, l’État monarchique, tout en conservant l’héritage de la société à ordres, a créé une structure sociale parallèle et contradictoire avec la première : une élite, une classe dirigeante » (139). Enfin, troisième élément de la critique qui concerne l’analyse de la dynamique révolutionnaire : le marxisme fait de la bourgeoisie le sujet historique sans se préoccuper de définir le mode de participation des différents groupes bourgeois à la Révolution, sans se demander pourquoi ceux qui la guidaient n’étaient pas le plus étroitement impliqués dans le développement du capitalisme. Il se heurte au fait

qu’il y a plusieurs révolutions dans la Révolution, notamment une révolution paysanne et une révolution du petit peuple urbain, mais, plutôt que de mettre en évidence la multiplicité et la contradiction des intérêts, et la fonction qu’exerce dans cette situation le jacobinisme comme idéologie d’intégration et de compensation, il préserve son schéma en imaginant une bourgeoisie contrainte par les événements, et par la nécessité de satisfaire ses alliés, à radicaliser ses méthodes et ses objectifs pour défendre sa révolution. Ainsi trouve-t-on dans la guerre l’indice d’un conflit économique entre la bourgeoisie française et son rival anglais, et dans la Terreur, produit de la guerre, « une manière plébéienne » d’achever la révolution bourgeoise et d’en finir avec ses ennemis. Cela, alors que la guerre a été voulue par le roi ou la noblesse déchue, avant de l’être par les Girondins, qu’elle a fourni aux leaders révolutionnaires l’occasion de donner figure à l’idée de nation, de lier l’unité du peuple au combat contre ses ennemis et de cimenter la masse autour du nouvel État, en mobilisant les vieilles passions militaires au service d’une mission d’émancipation universelle. Et cela, alors que la Terreur, s’il est vrai qu’elle fut bien associée lors de ses deux premiers épisodes à une conjoncture de péril national, connut sa grande poussée au printemps 1794, en plein redressement de la situation militaire. Quoi les critiques de Furet laissent intacte l’exigence d’une étude de la genèse de la bourgeoisie moderne, voilà ce dont on ne saurait douter ; ni davantage qu’il voie, comme tous les historiens, s’ériger avec la Révolution les fondements de la société bourgeoise. Ce qu’il conteste, c’est qu’on puisse partir de l’idée de la bourgeoisie, comme une classe définie par la place qu’elle occupe dans un système de production, située en opposition avec la noblesse, du seul fait des intérêts que lui compose sa position, formant une totalité dont les seules différences internes tiendraient à la diversité des fonctions que

ses membres remplissent – les unes pratiques, les autres idéologiques – et qu’on construise ainsi un individu historique, doté de besoins, de connaissances, de volonté et de passions, sous la seule réserve que sa conduite est dépendante de la relation qu’il entretient avec les autres classes et de l’influence des événements. Un tel individu n’est identifiable ni sous l’Ancien Régime ni pendant la Révolution. Sous l’Ancien Régime, la division sociale est informulable dans les seuls termes de la division de classes. Nous venons de le signaler, une partie de la noblesse et une partie de la roture sont indistinctes, tant par leurs intérêts que par leurs conditions d’existence, leurs manières de sentir et de penser : un modèle de sociabilité s’est imposé qui ne relève plus des normes de la vieille société aristocratique. De ce modèle, l’on peut bien dire qu’il contient les prémisses d’une révolution, du fait de son incompatibilité avec le système des ordres tel qu’il subsiste, mais en vain voudrait-on l’imputer à l’initiative d’un acteur. Quant à la Révolution elle-même, si elle procède d’une scission entre le tiers état et la noblesse, on ne saurait conclure qu’elle résulte d’un projet historique de la bourgeoisie et en développe les conséquences, car les groupes bourgeois qui s’avancent sur le devant de la scène agissent dans une situation qu’ils ne dominent pas : la vacance du pouvoir créée par l’effondrement de la monarchie, d’abord, la mobilisation des masses populaires, ensuite, qui interdit de fixer la formule d’un nouveau pouvoir distinct du peuple, leur dérobent les repères du légitime et de l’illégitime, du réel et de l’imaginaire, du possible et du désirable. Comment jugerait-on, au demeurant, que la Révolution est l’œuvre de la bourgeoisie : les principes dont celle-ci se réclamera plus tard sont établis dès 1790, alors que la Révolution n’en est qu’à sa première phase. Dans tous les cas, l’intelligence de la genèse de la bourgeoisie est subordonnée à celle de la forme politique au sein de laquelle celle-ci se décide.

L’historiographie marxiste apparaît, nous l’avons dit, régie par la représentation d’une rupture dans l’histoire et d’une scission dans la société qui était déjà celle des acteurs révolutionnaires, celle qui s’esquisse pour la première fois dans le pamphlet de Sieyès. Les critiques qu’elle suscite requièrent donc qu’on fasse sauter ce premier verrou qui bloque la voie de l’interprétation. Si Furet, convaincu de cette tâche, appelle à relire Tocqueville, c’est qu’il lui reconnaît le mérite d’avoir été le premier à l’entreprendre. Telle est donc la seconde articulation de l’argument : montrer comment Tocqueville a libéré la pensée de la Révolution de la croyance en la Révolution (une croyance qui pouvait d’ailleurs nourrir l’aversion comme l’admiration). Mais encore faut-il, pour ne pas se méprendre sur le chemin suivi par notre historien, remarquer qu’il n’épouse pas toutes les thèses de Tocqueville et qu’il tire de son œuvre un double parti, car elle l’instruit par ce qu’elle dit et ce qu’elle se prive de dire, tout en rendant sensible sa défaillance. Les critiques adressées à l’auteur de l’Ancien Régime et la Révolution sont donc d’un autre ordre que celles qui portaient contre l’historiographie marxiste. Elles ne sont plus, si l’on peut dire, externes, mais internes. Elles se forment dans le cadre même de sa problématique pour en franchir les limites. Furet commence en effet par mettre en évidence l’originalité et l’audace de Tocqueville. Celui-ci a mis en doute l’ampleur de l’innovation révolutionnaire ; il s’est attaché à repérer, par-delà les signes éclatants d’une rupture, la trace continue d’un procès de renforcement de l’État, à travers la centralisation administrative, et d’un procès de démocratisation de la société, à travers l’égalité des conditions. Or, on croirait à tort qu’il s’est contenté d’apporter une nouvelle interprétation du long terme. Il a dissocié de la Révolution, comme mode d’action historique, une révolution que notre historien appelle une révolution-procès. Ce ne sont pas des causes encore

inaperçues de l’événement révolutionnaire qu’il prétend substituer aux causes communément évoquées ; son travail consiste à faire apparaître une dimension de l’histoire qui est non seulement ignorée, mais dissimulée par les conduites et les représentations des hommes qui croient faire la Révolution. Sans doute convient-il d’interroger et de rectifier le mouvement de son analyse. Furet pointe ainsi les lacunes dans son information historique, dénonce à bon droit son idéalisation de la noblesse traditionnelle, sa méconnaissance du rôle joué par l’État monarchique dans la redistribution des richesses et la constitution d’une nouvelle élite dirigeante. Inutile d’entrer dans le détail de sa critique ; bornons-nous à noter au passage que, solidement fondée, pleinement convaincante dans les conclusions qui en sont tirées sur la nature de l’Ancien Régime, elle ne fait peut-être pas pleinement droit à la subtilité de Tocqueville, auteur, comme peu d’autres, occupé à renverser ses propres énoncés, à combiner l’idée des changements de fait du pouvoir administratif avec celle du changement symbolique du statut de l’État, l’idée de l’égalité et de la similitude croissante des individus avec celle d’une inégalité et d’une dissemblance toujours plus accusées ; l’idée d’une uniformisation du champ social avec celle de l’hétérogénéité des modes de comportement et des croyances ; enfin – ambiguïté décisive par ses effets sur l’appréciation de la Révolution – l’idée de l’Ancien Régime comme immense transition historique, processus de décomposition de la société aristocratique et celle de l’Ancien Régime comme système qui, en dépit de ses contradictions, tient ensemble, témoigne d’une unité interne, pour ainsi dire organique. Ce qui retient notre attention, c’est l’exploitation que fait Furet de la démarche de Tocqueville. Convaincu de sa légitimité, il en tire l’exigence de la poursuivre, en constituant comme objet d’analyse distinct le fait révolutionnaire comme tel, l’enchaînement d’événements

vécus comme la Révolution française. A ses yeux, Tocqueville s’est arrêté devant « la page blanche » qu’il s’était rendu à lui-même nécessaire d’écrire. Il a reculé devant la question que faisait surgir sa propre analyse : pourquoi ce processus de continuité entre l’ancien régime et le nouveau a-t-il emprunté la voie d’une révolution ? Et que signifie dans ces conditions l’investissement politique des révolutionnaires ? Ici, nous tenons la troisième articulation de l’argument. La découverte d’une révolution qui chemine avant la Révolution et se poursuit au-delà de son terme (cette révolution que Tocqueville nomme d’abord la révolution démocratique, puis qu’il associe ensuite à l’essor du pouvoir d’État) ne fait que rendre plus étrange la Révolution française, plus pressante la nécessité de la penser dans son étrangeté. En d’autres termes, dirions-nous, le ressort de la connaissance est l’étonnement. C’est parce qu’il récuse l’apparence de la Révolution comme destruction-avènement que Tocqueville met en demeure de rendre raison de cette apparence. Ces deux idées sont à concevoir ensemble : la Révolution ne coïncide pas avec la représentation qu’elle donne d’elle-même, mais il y a dans son concept « quelque chose qui correspond à son vécu historique », quelque chose qu’on ne saurait dissoudre dans la révolution-procès, quelque chose qui n’obéit pas à la séquence des faits et des causes ; c’est, nous dit Furet, « l’apparition sur la scène de l’histoire d’une modalité pratique et idéologique de l’action sociale, qui n’est inscrite dans rien de ce qui l’a précédée » (41). Dans ce moment, deux difficultés nous sont sensibles. L’auteur s’assigne la tâche de penser ce qu’il y a d’exorbitant dans la Révolution ; mais, sous peine de renoncer à un idéal d’intelligibilité historique, il lui faut bien garder en vue une seconde tâche, celle de penser un rapport, qui ne sera pas de causalité, entre l’ancien et le nouveau qui l’excède. Ainsi la proposition : « Que signifie […]

l’investissement politique des révolutionnaires » ne saurait-elle faire oublier la précédente : « Pourquoi ce processus de continuité […] a-t-il emprunté les voies d’une révolution ? » D’autre part, penser la Révolution comme telle s’avère la penser tout à la fois dans sa modalité pratique et sa modalité idéologique ; c’est penser le nouveau, sous le signe de l’invention sociale-historique et sous le signe de l’éclosion d’un nouvel imaginaire de l’histoire et de la société. Commençons par examiner la seconde difficulté, puisque la première, bien qu’elle lui soit liée, n’apparaîtra pleinement qu’à l’étape ultérieure de l’argument. Dans le passage que nous évoquons, après avoir formulé l’exigence d’apprécier la dynamique révolutionnaire, et, une fois de plus, récusé un schéma d’explication qui fait de la Révolution « une figure naturelle de l’histoire des opprimés », en négligeant que, dans la plupart des pays européens, ni le capitalisme ni la bourgeoisie n’ont eu besoin de révolution pour s’imposer, Furet porte un jugement sans équivoque : « Mais la France est ce pays qui invente, par la Révolution, la culture démocratique ; et qui révèle au monde une des consciences fondamentales de l’action historique. » Quelques lignes plus loin, il précise sa pensée, à l’examen des circonstances du déclenchement de la Révolution : « Tout, par la Révolution, bascule contre l’État, du côté de la société. Car la Révolution mobilise l’une et désarme l’autre : situation exceptionnelle, ouvrant au social un espace de développement qui lui est presque toujours fermé. » Encore va-t-il ajouter ce commentaire une page plus loin : « La Révolution est l’espace historique qui sépare un pouvoir d’un autre pouvoir, et où une idée de l’action humaine sur l’histoire se substitue à l’institué. » Enfin, il fait ressortir la portée universelle de la Révolution française qui, à la différence de la révolution anglaise « tout enveloppée dans le religieux et figée dans le retour aux origines », contient avec le langage de Robespierre la prophétie des temps

nouveaux : « La politique démocratique devenue l’arbitre du destin des hommes et des peuples » (44). Cette toute dernière formule paraît, il est vrai, ambiguë, car elle ne laisse plus démêler ce qui relève d’une dynamique de l’innovation sociale et ce qui relève d’une dynamique idéologique. Ce qu’il y a de sûr c’est qu’auparavant, tout au cours des pages que nous citons, le thème de l’invention sociale et historique, invention d’un nouveau mode d’action et de communication entre les hommes et, simultanément, invention d’une idée de l’histoire et de la société comme espace dans lequel s’imprime le sens dernier des valeurs humaines, ce thème demeure distinct, tout en s’entrelaçant avec celui de l’éclosion de l’idéologie, d’un emportement dans le fantasme d’une action humaine et d’un monde historique et social délivrés de la contradiction. En bref, ce que suggère Furet, qui nous semble le plus précieux et le plus énigmatique à penser, c’est que le moment de la découverte du politique – entendons le moment où la question du fondement du pouvoir et de l’ordre social se diffuse et implique en elle toute question sur les fondements de la vérité, de la légitimité, de la réalité, le moment donc où se forme la sensibilité et l’esprit démocratique modernes et où s’institue une expérience sociale nouvelle, est celui-là même où, suivant le mot de Marx, s’épanouit l’illusion du politique. C’est encore que le moment où surgit pleinement la dimension historique de l’action et où s’investit dans la pensée de l’histoire, dans celle de la société entendue comme société purement humaine, une interrogation de portée universelle, ce moment coïncide avec « une espèce d’hypertrophie de la conscience historique », il inaugure une « perpétuelle surenchère de l’idée sur l’histoire réelle, comme si elle avait pour fonction de restructurer par l’imaginaire l’ensemble social en pièces » (42).

Autrement féconde, à nos yeux, est l’idée de ce dédoublement de la signification du processus révolutionnaire que celle du « dérapage » que notre historien avançait autrefois, pour localiser dans le temps le partage de la révolution libérale et de la révolution terroriste. Car s’il convient certes de repérer un tournant dans la Révolution, davantage importe-t-il de reconnaître, comme il nous y invite à présent, qu’elle est dès l’origine prise dans l’illusion de la politique et vouée à une surenchère de l’idée sur l’histoire réelle – ce que Burke avait si bien perçu, lui qui écrivait en 1790, encore qu’il fût aveugle d’autre part à la fondation démocratique –, de même qu’elle est jusqu’à son terme à la source d’une prolifération d’initiatives, d’une mobilisation des énergies collectives qui bouleversent la relation qu’entretient la société avec ses institutions et l’ouvre à tous ses possibles. Il faut seulement regretter que Furet ne tire pas tout le parti de ces indications, qu’il fasse porter tout le poids de son analyse sur la dynamique idéologique de la Révolution et se borne à mentionner l’invention d’une « culture démocratique » ou d’une « politique démocratique », sans en repérer les signes dans le tissu des événements, sans préciser en quoi elles se distinguent de la fantasmagorie du pouvoir populaire, sans faire apparaître tout ce que le débat moderne sur la politique et tout ce que la pratique, le style et les enjeux des conflits sociaux doivent à la Révolution. Mais l’on comprend toutefois que son principal souci soit de mettre en évidence la logique de l’imaginaire qui sous-tend non seulement les conduites et les discours des acteurs, l’enchaînement des luttes de factions et de groupes, mais la trame des événements, dont l’historien traite ordinairement comme d’accidents venus perturber le cours normal de la Révolution. Car, s’il est vrai que celle-ci ne se résume pas à cette logique ; que l’idéologie ne se forme que sous l’effet d’une mutation qui, elle, est d’ordre symbolique ; que l’illusion de la politique suppose

une ouverture au politique ; l’excès de l’idée sur l’histoire effective, un sens neuf du passé et de l’avenir ; la fantasmagorie de la liberté, de l’égalité, du pouvoir, du peuple, de la nation, une émancipation des croyances à l’autorité, à la tradition, à un fondement naturel ou surnaturel des hiérarchies établies et du pouvoir monarchique – il est non moins vrai que la Révolution ne prend figure, ne se circonscrit dans le temps, que ses épisodes ne s’articulent entre un début et une fin qu’en raison d’un déchaînement de la représentation, c’est-à-dire de l’affirmation fantastique que ce qui est posé par la pensée, le discours, la volonté coïncide avec l’être-même, l’être de la société, de l’histoire, de l’humanité. Furet rend au mieux sensible le changement de perspectives qui commande sa lecture de la Révolution, quand il écrit : « Toute histoire de la Révolution a donc à prendre en charge non seulement l’impact des “circonstances” sur le déroulement des crises politiques successives, mais aussi, et surtout, la manière dont les “circonstances” sont à la fois prévues, préparées, aménagées, utilisées dans l’imaginaire révolutionnaire et les luttes pour le pouvoir. » Et encore : « Les “circonstances” qui poussent en avant la dynamique révolutionnaire sont celles qui s’inscrivent comme naturellement dans l’attente de la conscience révolutionnaire. A force de les avoir tellement anticipées, celle-ci leur donne immédiatement le sens qui leur est destiné » (91). Et de fait, qu’il s’agisse de la guerre, de la Terreur, de la figure que vient à prendre la domination jacobine, l’analyse met en évidence la fonction qu’elles viennent remplir dans le système de représentations et la nécessité qu’elles tirent de leur propre exercice, alors qu’elles ne trouvent plus dans le « réel » leur motif de justification. Négligeons la part de la démonstration, conduite à l’épreuve des faits, pour repérer brièvement les traits de l’imaginaire révolutionnaire. Pour la première fois se forme la représentation d’une société de part

en part politique, dont toutes les activités et les institutions sont censées concourir à son édification générale et en témoigner. Cette représentation suppose que tout par principe se donne comme « connaissable » et « transformable », et relève des mêmes valeurs ; elle contient la définition d’un homme nouveau, dont la vocation est d’être agent historique universel, et qui confond son existence publique et son existence privée : le militant révolutionnaire. Mais, du même coup, elle s’allie avec son contraire : la représentation d’une société en défaut par rapport à ce qu’elle doit être, en proie à l’égoïsme des intérêts, qu’on doit donc contraindre à devenir bonne, celle de la prolifération d’êtres malfaisants, seuls responsables des échecs de la politique révolutionnaire. A la figure de l’homme universel en qui s’incarne le tout de la société s’accouple celle de l’homme particulier, dont la simple individualité fait peser une menace sur l’intégrité du corps social. Cependant, ces premières observations ne prennent tout leur sens que si l’on découvre à quel foyer s’alimente l’illusion d’une société idéalement accordée avec elle-même et d’un individu porteur de ses fins. C’est par la folle affirmation de l’unité ou mieux de l’identité du peuple que se constitue l’idéologie révolutionnaire. En lui sont censées se confondre la légitimité, la vérité et la créativité de l’histoire. Or, cette image primordiale recèle une contradiction, car le peuple ne paraît être conforme à son essence qu’à la condition de se distinguer des masses populaires empiriques, de s’instituer et de se montrer comme législateur, comme acteur, comme conscient de ses fins. En d’autres termes, l’idée du peuple implique celle d’une opération incessante dont il serait l’auteur et qui le ferait accoucher de lui-même, et celle d’une démonstration incessante devant lui-même qu’il est en possession de son identité. Ainsi seulement s’établit une coïncidence entre les valeurs dernières et l’action. La combinaison des deux notions que Furet juge décisives, celle de la vigilance populaire et celle du

complot, témoigne au mieux de cette élaboration imaginaire. La première répond à l’exigence de rendre sensible une distance interne au peuple, de la produire constamment pour faire reconnaître qu’elle est promise à son annulation : le peuple ne gagne la certitude de soi qu’autant qu’il se voit, ne se perd pas de vue, en épiant les signes de trahison. La seconde découle de la nécessité de rapporter à un foyer extérieur la trahison : le peuple ne conçoit pas des divisions qui sortent de lui, il ne peut imaginer des obstacles qui ne soient pas imputables à la volonté maléfique d’un ennemi du dehors. Découvrir la question que contient et refoule la représentation du peuple, c’est du même coup faire émerger celle du pouvoir révolutionnaire. Furet, après avoir attiré l’attention sur la « notion centrale de vigilance populaire », observe justement qu’« elle pose à chaque instant, et notamment à chaque tournant de la Révolution, le problème insoluble des formes sous lesquelles elle s’exerce. Quel groupe, quelle assemblée, quelle réunion, quel consensus est dépositaire de la parole du peuple ? C’est autour de cette question meurtrière que s’ordonnent les modalités de l’action et la distribution du pouvoir » (48-49). En effet, la détermination du lieu et du dépositaire du pouvoir est paradoxalement rendue impossible au moment même où se trouve annoncé un pouvoir pleinement légitime, celui du peuple, existant universel, pleinement agissant, donnant à toutes les tâches la même impulsion, et pleinement conscient de ses fins. En un sens, la définition du pouvoir coïncide avec celle du peuple : le peuple est censé non seulement détenir le pouvoir, mais l’être. Cependant, comme lui-même n’est ce qu’il est que dans la mesure où il s’extrait, par la vigilance, de la gangue de la société empirique, on peut aussi bien dire que c’est là où surgit l’instance universelle de décision et de connaissance, au lieu visible du pouvoir, que le peuple affirme son identité. Mais cette

interprétation ne peut prévaloir, car toute incarnation du peuple dans un pouvoir, toute création d’un organe qui détiendrait de façon permanente la volonté populaire ou seulement l’exercerait rendent sensible un écart qui n’a pas statut de droit entre l’instituant et l’institué. D’un côté, face à l’Assemblée qui prétend représenter le peuple, en faisant les lois en son nom, les hommes des sections ou des clubs, ou les masses qui participent aux Journées prétendent figurer le peuple en acte. D’un autre côté, ceux-là mêmes, en apparaissant pour ce qu’ils sont, des minorités, s’exposent aussitôt à se voir dénoncés comme groupes de fait, qui trompent le peuple, ne font que simuler son identité, se comportent en usurpateurs. Sans entrer dans le détail de l’analyse convaincante que Furet donne de la stratégie de Robespierre, dont l’habileté est de déjouer le piège que tend la Révolution à tous les acteurs, c’est-à-dire de ne point se fixer en un lieu défini, de combiner la position de l’Assemblée, celle du club, et celle de la rue, faisons ressortir l’essentiel : le pouvoir se trouve démesurément accru, dès lors qu’en lui s’investit la puissance de la Révolution, celle du peuple, et il se trouve voué à une fragilité inattendue dès lors que se faisant visible dans un organe, dans des hommes, il se montre, du même coup, comme quelque chose de séparé et, de ce fait, extérieur à la Révolution, au peuple. Or, comprenons bien que ce qui est en question, ce n’est pas seulement l’image d’individus qui s’efforcent tout à la fois de s’identifier avec lui « et, par sa médiation, au peuple » et de l’accaparer, c’est l’image du pouvoir luimême, à la fois perçu comme force que produit le peuple et qui le fait être ce qu’il doit être, et comme force détachable de lui, donc virtuellement étrangère, susceptible de se retourner contre lui. L’idée du pouvoir et celle du complot sont donc nouées ensemble, et doublement. Le pouvoir se fait reconnaître comme pouvoir révolutionnaire, intérieur au peuple, en désignant un lieu ennemi d’où

se fomente l’agression : il lui faut le complot aristocratique pour effacer sa propre position, toujours menacée qu’elle est d’avoir à s’exhiber comme particulière. Mais, en produisant le complot, en pointant du doigt le foyer de l’agression, il fixe l’image de l’Autre-ennemi, il court le risque de la voir transférer sur lui-même : le lieu du pouvoir apparaissant alors comme le lieu du complot. Remarquables sont à cet égard les quelques pages que Furet consacre à la rivalité de Brissot et de Robespierre à l’occasion du débat sur la guerre. Il semble que Brissot ait le premier compris la fonction de celle-ci dans la dynamique révolutionnaire, comme en témoignent les formules fameuses de son discours aux Jacobins en décembre 91 : « Nous avons besoin de grandes trahisons : notre salut est là… de grandes trahisons ne seront funestes qu’aux traîtres, elles seront utiles au peuple. » Tandis qu’on s’étonne de voir Robespierre s’opposer à une entreprise dont lui-même et les siens tireront si grand parti plus tard. Mais Brissot n’a qu’à demi saisi le ressort de la Révolution. Sa seule pensée fut qu’en faisant apparaître devant le peuple la figure de ses ennemis, il exciterait sa foi patriotique, lui donnerait conscience de son unité, et, du même coup, fournirait pleine légitimité au pouvoir qui guidait son combat. Robespierre fait preuve d’une intelligence intime de la Révolution en ceci que non seulement il soupçonne la duplicité de son adversaire, sa visée du pouvoir sous le couvert de la défense du peuple, mais plus profondément – car l’on ne peut douter de sa propre ambition politique – il devine que la révolution ne saurait s’accommoder ni d’une trahison ni d’un pouvoir qui soit circonscrit et porte son nom ; il devine qu’elle a besoin d’une trahison omniprésente et occulte et d’un pouvoir qui ne se découvre pas. Sa force est de suggérer que, dans la politique girondine, il y a le pouvoir caché sous la révolution et le complot caché sous le pouvoir. Ainsi selon l’heureuse formule de Furet, « il incorpore son rival au piège que celui-ci tend à

Louis XVI et à ses conseillers ». Quant à lui, devons-nous entendre, « la guerre le portera au pouvoir, mais pas au pouvoir ministériel dont ont pu rêver Mirabeau ou Brissot : à ce magistère d’opinion inséparable de la Terreur » (97). Ce qui est dit là du magistère de l’opinion nous introduit à la dernière étape de l’analyse de l’idéologie révolutionnaire, qui permet de la distinguer radicalement des formations imaginaires du passé. Il ne suffit pas en effet de repérer les représentations clefs autour desquelles celle-ci s’ordonne : celle d’une société de part en part politique ; celle d’une société mobilisée par le dessein de la construction de l’homme nouveau ; celle du militant chargé de mission de l’universel ; celle d’un peuple qui trouve son unité dans l’égalité, son identité dans la nation ; celle d’un pouvoir dans lequel sa volonté ne fait que s’exprimer. Il ne suffit pas même d’apprécier la mutation symbolique qui accompagne ces représentations : la fusion qui s’opère entre le principe de la loi, le principe du savoir et le principe du pouvoir ; et ce qui advient en conséquence, la conversion du réel en garant de la validité du système de pensée révolutionnaire. Encore convient-il de rapporter ces changements à celui du statut de la parole et du statut de l’opinion. Le peuple, la nation, l’égalité, la justice, la vérité n’ont en effet d’existence que par la vertu de la parole, censée en émaner et, simultanément, qui les nomme. En ce sens, le pouvoir appartient à celui ou à ceux qui sont capables d’être des porte-parole, ou plutôt de se faire entendre comme tels, de parler au nom du peuple et de lui donner son nom. Pour reprendre la formule de Furet, « le déplacement du lieu du pouvoir » se désigne ici au mieux, par-delà le transfert explicite d’un foyer de souveraineté à un autre : le pouvoir émigre d’un lieu à la fois fixe, déterminé et occulte, qui était le sien sous la Monarchie, dans un lieu paradoxalement instable, indéterminé, qui ne

s’indique que dans l’ouvrage incessant de son énonciation ; il se détache du corps du roi dans lequel se trouvaient logés les organes dirigeants de la société, pour rejoindre l’élément impalpable, universel et essentiellement public de la parole. Changement fondamental qui marque la naissance de l’idéologie. Certes l’exercice de la parole, sur le mode de la parole fondatrice, avait toujours été lié à l’exercice du pouvoir ; mais là où régnait la parole du pouvoir, vient à régner le pouvoir de la parole. De ce fait, faut-il aussitôt ajouter, celui-ci ne règne qu’en se dissimulant comme pouvoir : la parole militante, la parole publique, qui s’adresse au peuple au nom du peuple, ne saurait jamais dire le pouvoir qu’elle contient. Ce pouvoir n’est jamais débusqué que par une autre parole militante qui fait basculer la première au registre trivial d’une parole factieuse, la destitue de sa fonction symbolique pour s’en emparer – de telle manière qu’au moment où une cible est atteinte, le pouvoir se métamorphose et se rétablit en ne laissant choir que son support : un homme, des hommes, des particuliers… Comme le fait comprendre Furet, la dissimulation du pouvoir dans la parole est la condition de son appropriation ; en même temps qu’elle crée celle d’une compétition politique incessante, fondée sur la dénonciation des ambitions cachées de l’adversaire. La même raison fait que « le pouvoir est dans la parole » et qu’« il constitue un enjeu constant entre les paroles, seules qualifiées pour se l’approprier, mais rivales dans la conquête de ce lieu évanescent et primordial qu’est la volonté du peuple » (73). Cependant les moyens de cette conquête, les mécanismes de la compétition demeureraient voilés, si nous ne prenions en considération une nouvelle figure, celle de l’opinion qui ne se confond ni avec le pouvoir ni avec le peuple, mais fournit l’intermédiaire qui permet de les rapporter imaginairement l’un à l’autre. D’un côté, l’opinion est un

substitut du peuple, dont la réalité actuelle fait toujours défaut. Cela ne veut pas dire qu’elle en offre une représentation pleinement déterminée ; pour exercer sa fonction, il faut qu’elle ait comme lui la propriété de demeurer en deçà de toute définition donnée, qui la priverait d’apparaître comme source de sens et de valeur. Mais, du moins, a-t-elle le caractère de se manifester, et ainsi, pourvu qu’elle atteigne à un certain degré d’homogénéité, a-t-elle la capacité de fournir les signes de la présence du peuple. D’un autre côté, il y a la relation la plus étroite entre le pouvoir et l’opinion ; car celle-ci, en se manifestant, impose aux acteurs politiques soit une contrainte de fait à leur parole, soit simplement une référence à laquelle ils ne peuvent se soustraire sans que celle-ci devienne parole privée. En d’autres termes, si quelqu’un ou quelque groupe s’avère capable de parler au nom du peuple, cela n’est possible que parce que sa parole se trouve accueillie, diffusée, reconnue comme sienne ou réengendrée par une voix qui semble n’être celle de personne, qui soit comme déliée de toute attache sociale particulière et, dans son anonymat, témoigne d’une puissance universelle. La fonction de l’opinion au cours de la Révolution française appelle ainsi deux commentaires. D’une part, le pouvoir de la parole suppose que se soit constitué un pôle d’opinion – pôle dont la légitimité s’est affirmée sans restriction du fait de l’effondrement du pôle du pouvoir monarchique. D’autre part, l’opinion demeurant informe, inlocalisable dans un corps, irréductible à un ensemble d’énoncés, se faisant et se refaisant sans cesse, le pouvoir de la parole se conquiert effectivement par un art de susciter son expression ; en l’occurrence, de fabriquer de l’unanimité dans des espaces ad hoc, sociétés ou clubs, grâce à des votes de motions qui ne portent pas trace de l’intention des personnes. En ce sens, le pouvoir ne réussit à se dissimuler dans la parole

qu’autant que la parole a réussi à se glisser dans l’opinion et à s’y faire ignorer. A ce point de son analyse, Furet suit la piste ouverte par Augustin Cochin (le dernier essai de son ouvrage lui est tout entier consacré). Sans doute leurs chemins se sont-ils croisés auparavant, puisque, nous est-il rappelé, Cochin s’était déjà assigné pour tâche celle-là même que formule notre historien dans un prolongement critique de Tocqueville : non pas éclairer la Révolution à la lumière de son bilan, non pas la réinsérer dans la continuité d’un procès de longue durée, mais penser « la rupture du tissu historique », la logique du déchaînement révolutionnaire, se situer au niveau où cette rupture se produit, qui est politique et idéologique, mettre en évidence les effets d’un nouveau système de légitimité qui implique l’identification du pouvoir et du peuple. Mais, selon Furet, l’un des plus grands mérites de Cochin est d’avoir tenté une analyse sociologique des mécanismes de l’idéologie démocratique, en mettant en évidence la fonction des sociétés de pensée dans la production de l’opinion. Le jacobinisme, dans lequel se découvre au mieux le sens de la pratique et de l’idéologie révolutionnaires, la conjonction neuve d’un système d’action et de représentation, lui est apparu comme un héritage et « la forme achevée d’un type d’organisation politique et sociale » déjà largement répandu e dans la seconde moitié du XVIII siècle, qui s’était imposé à travers les cercles et les sociétés littéraires, les loges maçonniques, les académies, les clubs patriotiques ou culturels. Qu’est-ce qu’une société de pensée, selon Cochin ? Son interprète répond : « C’est une forme de socialisation dont le principe est que ses membres doivent, pour y tenir leur rôle, se dépouiller de toute particularité concrète, et de leur existence sociale réelle. Le contraire de ce qu’on appelait sous l’Ancien Régime les corps, définis par une communauté d’intérêts professionnels ou sociaux vécus comme tels. La

société de pensée est caractérisée, pour chacun de ses membres, par le seul rapport aux idées, et c’est en quoi elle préfigure le fonctionnement de la démocratie » (224). Et quel est le but de cette société ? « Ce n’est ni d’agir, ni de déléguer, ni de “représenter” : c’est d’opiner ; c’est de dégager d’entre ses membres, et de la discussion, une opinion commune, un consensus, qui sera exprimé, proposé, défendu. Une société de pensée n’a pas d’autorité à déléguer, de représentants à élire, sur la base du partage des idées et des votes ; c’est un instrument qui sert à fabriquer de l’opinion unanime… » (ibid.). Qu’est donc dans cette lumière le jacobinisme ? C’est, devons-nous comprendre, le modèle de la société de pensée pleinement développé et transformé, dès lors que le modèle des corps se dissout et que s’effondre le pouvoir monarchique. Alors, la notion de l’individu abstrait, membre de la société de pensée, devient celle du citoyen, la notion d’une opinion unanime vient étayer la représentation du peuple-Un et tous les procédés de manipulation des débats, de sélection des adhérents, des militants, au service de la production de discours homogènes, gagnent une efficacité pratique en même temps que symbolique : le pouvoir qui se dissimule dans la parole pour s’accoupler avec l’opinion se convertit en pouvoir politique. Mais c’est aussi à ce point de l’analyse que se livre la dernière articulation de l’argumentation de Furet et que surgit une difficulté à laquelle nous avions fait allusion. Le lecteur peut en effet s’étonner du retour d’une question qu’il croyait écartée : celle, sinon des causes, du moins des conditions d’émergence de la Révolution au sein de l’Ancien Régime. Furet n’aurait-il que reporté au registre de la « sociabilité démocratique » une idée de la continuité de l’histoire que d’autres croyaient trouver au registre du mode de production et de la lutte des classes ou au registre de la croissance de l’État et de la centralisation administrative ? A nos yeux, cette difficulté mérite d’être mentionnée,

non parce qu’elle met en échec l’interprétation, mais bien plutôt parce qu’elle nous incite à mieux en apprécier la démarche. Il est bien vrai, en effet, que Furet va chercher à son tour dans l’Ancien Régime les signes de ce que sera l’idéologie révolutionnaire. Mais cette recherche, au reste plus fine et plus fouillée que nous ne le faisons entrevoir, n’annule pas le principe qu’il s’est fixé : abandonner le lieu fictif d’un survol de l’histoire qui fournirait l’assurance que le nouveau surgit de l’ancien, comme les conséquences de leurs prémisses ; concevoir la forme politique singulière que décrit la Révolution, en rupture avec le passé. C’est l’examen de cette forme politique qui l’induit à repérer les traits dans lesquels elle s’ébauchait. La Révolution n’est pas conçue par lui, en fin de compte, comme le produit d’une histoire antérieure, de telle sorte qu’il suffirait de se replacer dans son cours, au milieu du e XVIII siècle par exemple, pour la voir poindre. Elle s’offre comme un révélateur du passé ; et ce qu’elle révèle, ce n’est pas toute la société d’Ancien Régime – l’historien de l’Ancien Régime peut conduire fort loin son étude sans s’interroger sur elle –, ce qu’elle révèle, c’est le décollement interne des représentations qui régissent l’ensemble des relations sociales, la fracture qui s’est ouverte dans le système de légitimité, cette sorte de béance que tout à la fois ouvre et masque l’absolutisme ; ce n’est pas même le cheminement de la démocratie ou des idées nouvelles, sensible dans toute l’Europe et plus particulièrement en Angleterre ; c’est ce que doit à la référence contestée d’un pouvoir omniscient et tout-puissant la pensée de l’égalité des individus, comme celle de l’homogénéité et de la transparence du social. La réserve que nous inspire l’analyse conduite dans le sillage de Cochin a un autre motif. Celui-ci n’a perçu dans l’avènement des sociétés de pensée qu’une préfiguration du jacobinisme, dans la formation de l’opinion que celle d’une puissance anonyme qui dissout

en elle la diversité des points de vue particuliers. Or, s’il est sûr qu’il touche à un phénomène des plus importants, dont on devait voir plus tard tous les développements avec la création des partis révolutionnaires modernes, il a laissé dans l’ombre son autre face : cette irrigation nouvelle du tissu social par des associations qui prennent en charge le problème de la vie politique et de la culture ; le décloisonnement des espaces privés circonscrits jusqu’alors dans les enceintes des corps ; la diffusion des méthodes critiques de connaissance et de discussion ; l’instauration d’un échange ou d’une communication des idées qui sous-tend l’opinion. A la différence de Tocqueville, il est demeuré insensible à l’ambiguïté de l’individualisme qui, pour ce dernier, implique à la fois l’indépendance de la pensée, le sens de l’initiative, de la vraie forme de la liberté, et l’isolement de chacun, son abaissement devant la société, sa sujétion la plus étroite au pouvoir qui est censé l’incarner. Si l’on ne peut douter que Furet soit loin d’épouser l’ensemble des thèses de Cochin – il lui reproche explicitement de négliger le mouvement qui s’ébauche en direction de la démocratie représentative au début de la Révolution et qui persiste, en dépit de son échec, sous la dictature jacobine elle-même –, son interprétation souffre d’une lacune, celle que nous avions signalée, quand nous nous étonnions de l’entendre parler de « l’invention de la culture démocratique » sans s’essayer à la définir. Furet répondrait-il que son dessein était de penser la révolution dans la Révolution française et que ce qui fait la révolution, c’est la poussée de l’idéologie ; qu’il lui importait davantage, en conséquence, de mettre celle-ci en évidence et tout ce qui l’avait rendue possible que d’explorer les aspects multiples d’un changement qui ne requérait pas l’événement révolutionnaire ? Nous avons déjà dit que cette réponse était bien fondée et soutenue par une analyse rigoureuse de la dynamique révolutionnaire ; toutefois, la question nous revient de ce qui fait l’excès

de la Révolution. Cet excès, ne faut-il pas reconnaître qu’il passe les limites de l’idéologie ? Ne faut-il pas y trouver l’indice d’un écart irréductible, soudain entrevu, entre le symbolique et le réel, d’une indétermination de l’un et de l’autre – d’un écart dans l’être du social, dont nous faisons toujours l’épreuve ? Notre auteur dit fort bien qu’avec la Révolution s’ouvre à la société « un espace de développement qui lui est presque toujours fermé ». N’est-ce pas faire entendre que si la démocratie représentative s’avère impuissante à s’établir, ce n’est point seulement parce que l’illusion politique met les hommes hors d’eux-mêmes, mais parce qu’elle ne suffit pas à préserver cette ouverture et, qu’en prétendant y suffire, elle paraît au contraire refermer cet espace à peine dégagé ? Notre auteur observe encore avec perspicacité que les révolutionnaires ont subi l’attraction de l’absolutisme qu’ils voulaient détruire, repris en sous-main le projet d’une maîtrise entière du social que leur léguait l’État d’Ancien Régime ; mais, en mettant en évidence la dimension politique de la Révolution, il incite aussi à mesurer l’extraordinaire événement que fut la fin de la monarchie, l’expérience neuve d’une société qui ne se laissait plus appréhender dans la forme d’une totalité organique. Or, ne s’institue-t-il pas, à partir de cet événement, un débat infini sur les fondements de la légitimité qui interdit à la démocratie de se reposer dans ses institutions ? Tocqueville et Quinet ont trouvé les mêmes mots, ou presque, pour formuler un ultime jugement sur la Révolution. L’un disait qu’elle a inauguré « le culte de l’impossible » : il dénonçait ainsi l’évasion dans l’imaginaire ; l’autre qu’elle a fait naître « la foi en l’impossible » : il entendait que la négation du supposé réel est constitutive de l’histoire de la société moderne. Deux idées, décidément, qu’il faut tenir ensemble.

1. Article extrait des Annales, 2, 1980. 2. F. Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978. 3. La Révolution française, Paris, Réalités-Hachette, 1965-1966 ; Paris, Fayard, 1973. 4. Les références des textes extraits de Penser la Révolution française seront indiquées au terme de chaque citation. 5. Histoire de la Révolution française, NRF, « Bibl. de la Pléiade », vol. 1, p. 300. 6. Ibid., p. 300-301. 7. Ibid., p. 297.

Edgar Quinet : 1 la Révolution manquée

De Buchez à Michelet C’est dans la préface qu’il place en tête du troisième livre de sa Révolution (« De la méthode et de l’esprit de ce livre ») que Michelet émet la critique la plus radicale de la Terreur : « Loin d’honorer la Terreur, nous croyons qu’on ne peut même l’excuser comme moyen de salut public. Elle eut des difficultés infinies à surmonter, nous le savons ; mais la violence maladroite des premiers essais de la Terreur […] avait eu pour effet de créer, à l’intérieur, des millions d’ennemis nouveaux à la Révolution, à l’extérieur, de lui ôter les sympathies des peuples, de lui rendre toute propagande impossible, d’unir intimement contre elle les peuples et les rois. Elle eut des obstacles incroyables à surmonter ; mais les plus terribles de ces obstacles, elle-même les avait 2 faits. Et elle ne les surmonta pas ; c’est elle qui en fut surmontée . » Ce jugement, il le formule en dénonçant une tradition, on dirait aujourd’hui de gauche, qui a accrédité l’idée d’une terreur salvatrice et fait admirer ses agents. Michelet s’en prend ici à Esquiros, à Lamartine, et à Louis Blanc, mais, en premier lieu, aux auteurs de l’Histoire parlementaire de la Révolution française, Buchez et Roux, leurs inspirateurs, auxquels il consacre plusieurs pages. Cet ouvrage ne constitue pas pour lui une cible parmi d’autres : « Je n’insisterais pas ainsi sur l’Histoire parlementaire, si ce recueil, commode à consulter,

n’était pas pour une foule de lecteurs qui ont peu de temps une 3 tentation continuelle . » Que lui reproche-t-il en substance ? De présenter la Révolution comme l’accomplissement de l’Histoire de France, c’est-à-dire de trouver en elle la suite de l’œuvre inaugurée par la monarchie, avant sa corruption – et de confondre scandaleusement l’esprit révolutionnaire avec l’esprit du catholicisme –, procédé qui culmine dans la justification jumelée de l’Inquisition et de la Terreur. De fait, il suffit de parcourir les commentaires, le plus souvent en forme de préface, aux divers volumes, dont Buchez accompagne la publication des documents de la Révolution, pour se persuader que la 4 critique de Michelet est bien fondée . Ancien disciple de Saint-Simon, qui se veut grand restaurateur de la tradition catholique, en même temps qu’ardent révolutionnaire – défenseur de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » –, Buchez a emprunté à son maître l’idée d’une opposition entre les périodes organiques et les périodes critiques qui lui apporte la clef de l’histoire nationale. Il fait donc l’éloge des rois qui ont travaillé à l’unification du territoire et du corps social jusqu’à l’époque de Louis XIV ; comme son maître encore, il juge qu’aucune société ne saurait maintenir son unité si elle n’est pas justement hiérarchisée et mobilisée en raison d’un « but d’activité » ; mais ce but, pour sa part, il en assigne la connaissance au pouvoir politique. Convaincu que le catholicisme fut par excellence la religion nationale, qui sut contenir les hommes dans l’ordre et le respect de l’autorité, il perçoit dans la Réforme le moment où le corps social s’est trouvé exposé aux plus grands dangers, menacé qu’il était par la poussée de l’individualisme et le déchaînement des intérêts égoïstes. Fort de ce principe, l’auteur de l’Histoire parlementaire ne découvre rien dans la première période de la Révolution qui ait valeur de fondation : la Déclaration des droits de l’homme ne fait à ses yeux que consacrer le succès de l’individualisme et, d’une façon générale, l’œuvre de la

Constituante s’avère poursuivre le travail critique, négatif des e philosophes du XVIII siècle. En revanche, le véritable essor révolutionnaire commence avec la prise de conscience du salut public. Ce n’est pas pour autant qu’il se réjouisse de la Terreur ; en celle-ci, il voit plutôt la conséquence de l’état de corruption auquel était parvenue la société française. Inéluctable était à ses yeux la Terreur, si l’on voulait sauver la communauté du péril de sa dissolution ; inéluctables, notamment, les massacres de septembre 92 – comme l’avaient été ceux de la SaintBarthélemy – dès lors qu’il fallait porter un coup d’arrêt au développement des forces antisociales. Une seule critique est adressée aux auteurs de ces massacres : celle de n’avoir pas su justifier publiquement leurs actions par un principe, laissant apparaître comme un crime ce qui était une mesure de salut. En bref, Buchez leur reproche l’ignorance de la philosophie de l’histoire dont il a enfin compris le ressort. Mais, dans le même moment, il prétend rendre raison de cette ignorance, en distinguant l’histoire régie par la liberté du cours des événements régis par la fatalité. La première se développe sous le signe de la conscience d’un but, elle suppose une humanité active ; l’autre, sous le signe d’une nécessité aveugle, telle que les causes et les effets s’engendrent les uns les autres. Ainsi les massacres de Septembre, comme ceux de la Saint-Barthélemy, se présentent-ils comme des événements fatals qui sont le produit d’une ère de passivité ; ils témoignent seulement d’un sursaut au seuil de l’ultime péril, mais sans pouvoir s’éclairer pleinement aux yeux de ceux qui en ont pris l’initiative. Le plus étonnant dans cette construction est la thèse que l’histoire se déroule inexorablement dans la même direction, que les hommes aient ou non conscience du but. Seul son rythme change, selon qu’ils exercent leur liberté, sont sujets actifs, ou bien que, passifs, ils se

voient contraints d’assumer des tâches dont ils ne comprennent pas la raison dernière. Dans cette seconde hypothèse, les résultats que l’action aurait permis d’atteindre à brève échéance, avec la meilleure économie de moyens, sont obtenus après de multiples détours, dans un combat contre de multiples obstacles, au prix de multiples souffrances. Toutefois, la fonction de cette thèse n’est pas douteuse : elle permet de jeter un pont entre deux conceptions qui paraissaient l’une, purement volontariste, l’autre, purement fataliste. La fatalité domine, en ce sens que, quelle que soit la conduite des hommes, ils marchent vers un but dernier, que leur ignorance, leur passivité même ne sauraient faire disparaître. La liberté domine, en ce sens qu’ils ont non seulement en principe le pouvoir de connaître, de vouloir ce but, et de se mobiliser pour l’atteindre, mais encore sont en mesure, alors qu’ils se trouvent pris dans l’enchaînement brut des causes et des effets, de choisir la voie qui assure le salut. De ce point de vue, l’histoire de France se laisse concevoir comme une seule histoire à travers ses péripéties, à la fois fatale et toujours offerte à une prise de conscience de son but. De ce point de vue encore, la Révolution nous fait entrevoir un clivage entre le pôle de l’activité et de la connaissance, auquel se rattache l’essor du gouvernement révolutionnaire, et le pôle de la passivité et de l’ignorance, auquel se rattachent tant les ennemis du peuple que les modérés et les indifférents. Et, de ce point de vue enfin, la Terreur apparaît comme l’un de ces moments où s’ouvre, sous l’effet des conditions engendrées dans la passivité, un passage vers l’activité, où sont au moins posées les conditions de possibilité d’un retour dans la direction du but commun. Si étranger qu’il soit à l’esprit moderne, ne serait-ce que parce qu’il est constamment lié à une théologie, le langage de Buchez procède de catégories dont on montrerait sans peine qu’elles ont continué longtemps, continuent encore de gouverner la pensée d’une gauche

révolutionnaire : activité et passivité, liberté et nécessité, cohésion et dispersion, intérêt égoïste et salut public, pouvoir créateur et masse dépendante de son action. Mais laissons à notre lecteur la liberté des transpositions qui nous tentent. Revenons à Michelet. Son interprétation de la Révolution contredit point par point celle de Buchez, mais non sans décrire un chemin parallèle, car il ne lui importe pas moins de situer les événements de 1789 à 1794 dans le cours de l’histoire de France et, plus précisément, de penser la relation du gouvernement révolutionnaire et de la monarchie ; pas moins, d’associer la Terreur à l’idée du salut public, pas moins, enfin, et, peutêtre surtout, d’interroger la signification religieuse de la Révolution française. Inutile d’insister sur sa thèse d’une rupture entre l’esprit de la révolution et l’esprit du catholicisme, entre le principe de la justice et le principe théologico-politique, entre la terreur de l’Inquisition et le génie des droits de l’homme, entre l’âge d’autorité et l’âge de liberté. Plus intéressante, pour notre propos, est cette idée que la rupture inauguratrice du monde moderne n’a pu être consommée, et qu’il y a eu retour dans la Révolution de représentations et de pratiques du passé. Michelet ne s’indigne pas seulement, dans la préface que nous évoquons, d’une conception qui, pour justifier la Terreur, invoque le précédent de l’Inquisition ; il parle lui-même d’une inquisition jacobine, et le plus grand scandale à ses yeux paraît bien de trouver en celle-ci le signe de l’esprit révolutionnaire. Se plaisant à comparer ces deux inquisitions, il observe qu’à suivre la théorie de Buchez, le Moyen Age aurait vaincu : « Comme terreur, il est supérieur, ayant, par-delà les supplices éphémères, les tourments de l’éternité. Comme inquisition, il est supérieur, connaissant d’avance l’objet sur lequel porte son enquête, ayant élevé enfant cet homme dont il cherche la pensée, l’ayant pénétré d’avance par tous les moyens de l’éducation, le reprenant

chaque jour par la confession, exerçant sur lui deux tortures, la volontaire, l’involontaire, etc. L’inquisition révolutionnaire n’ayant aucun de ces moyens, ne sachant discerner les innocents des coupables, est réduite à un aveu général de son impuissance ; elle 5 applique à tous la qualité de suspects . » Pas davantage ne se trouve contesté que la Terreur procédât de l’idée du salut public et que celle-ci fût décisive au cours des siècles précédents. Mais il décèle dans la doctrine du salut public un déni de la justice. La continuité historique se signale à ses yeux dans la répétition de ce déni : « Les hommes de la Révolution, fort courageux et dévoués, manquèrent de cet héroïsme d’esprit qui les eût affranchis de la vieille doctrine du salut public, appliquée par les théologiciens, formulée, e professée par les juristes depuis le XIII siècle, spécialement en 1300 par Nogaret, sous son nom romain de salut public, puis par les ministres 6 des rois, sous le nom d’intérêt, de raison d’État . » La Terreur s’annonce ainsi dès lors que – dernier avatar de la théorie que l’on rencontre chez Rousseau, le philosophe qui avait su un moment fixer la valeur inconditionnée du droit – la justice « va se trouver fondée sur l’intérêt général ». Le jugement de Michelet retient en cet endroit notre attention, car il l’induit à dénoncer l’échec religieux de la Révolution, là précisément où l’auteur de l’Histoire parlementaire découvrait sa plus haute inspiration. « Ceux, dit-il, qui firent descendre la Révolution de la justice au salut, de son idée positive à son idée négative empêchèrent par cela même qu’elle fût une religion ; jamais une idée négative n’a fondé une foi nouvelle. La foi ancienne, dès lors, devait 7 triompher de la foi révolutionnaire . » Or, cet échec montre comment se combinent la stérilité des Girondins et des Montagnards, et leur emportement dans la Terreur. S’il laisse entrevoir sa pensée dans la préface, Michelet la rend explicite dans un chapitre intitulé « La Révolution n’était rien sans la

révolution religieuse ». Là, il reproche aux Jacobins et aux Girondins d’être restés des « logiciens politiques » ; il observe que le plus avancé, Saint-Just, « n’osa toucher ni la religion, ni l’éducation, ni le fond même des doctrines sociales… ». La Révolution qu’ils conduisent, il la qualifie de « politique et superficielle » : « Qu’elle allât un peu plus ou un peu moins loin, qu’elle courût plus ou moins vite sur le rail unique 8 où elle se précipitait, elle devait s’abîmer . » Son fondement lui faisait défaut : « Il lui manquait, pour l’assurer, la révolution religieuse, la révolution sociale, où elle eût trouvé son soutien, sa force, sa profondeur. » Telle apparaît la véritable cause de son échec : la stérilité intellectuelle : « C’est une loi de la vie ; elle baisse si elle n’augmente. La Révolution n’augmentait pas le patrimoine d’idées vitales que lui avait léguées la philosophie du siècle. » Et telle apparaît la conséquence de cette stérilité : la Terreur. « Toute la fureur des partis ne faisait pas illusion sur la quantité de vie que contenaient leurs doctrines. Les uns et les autres, ardents, scolastiques, ils se proscrivirent d’autant plus que, différant moins au fond, ils ne se rassuraient bien sur les nuances qui les séparaient qu’en mettant entre 9 eux le distinguo de la mort . » Mais pourquoi les révolutionnaires, Girondins et Montagnards, n’ont-ils eu « ni le temps ni l’idée même de chercher des choses nouvelles » ? Parce que ces hommes, convaincus que seuls ils peuvent sauver le peuple, ne sont pas issus de lui, n’ont aucun sens de ses instincts, ne songent jamais à sonder ses aspirations. Ce sont tous des bourgeois. Les uns sont des scribes et des avocats qui « crurent régenter le peuple par la presse » ; les autres, les Jacobins, se jugent infaillibles, excitent volontiers le peuple à la violence, mais ne le consultent pas : « Ils tranchèrent par des minorités imperceptibles les questions nationales, montrèrent pour la majorité le dédain le plus atroce et crurent d’une foi si farouche en leur infaillibilité qu’ils lui 10 immolèrent sans remords un monde d’hommes vivants . »

Or, dans cette orgueilleuse prétention à détenir le savoir et le pouvoir, se montre encore la marque d’un retour au passé, mais d’un retour qui, loin de témoigner d’une heureuse continuité de l’histoire, signale l’oppression de la tradition aristocratique et monarchique. Ce n’est pas un hasard si Michelet découvre une « terrible aristocratie » dans les nouveaux démocrates. Il reconnaît la trace des vieilles mentalités dans les conduites nouvelles et n’hésitera d’ailleurs pas à affirmer que « la monarchie renaît après la mort de Danton ». Juger que la foi ancienne a triomphé de la foi révolutionnaire ne lui suffit pas ; la notion politique de l’autorité lui paraît resurgir du fond de l’Ancien Régime. Il suggère pourtant que quelque chose de neuf se laisse distinguer dans le moment de la répétition. Nous le remarquions déjà devant sa comparaison ironique de l’inquisition jacobine avec l’inquisition catholique. Cette dernière se montrait supérieure, non qu’elle fût mieux fondée en vérité, mais parce qu’elle procédait d’un système dans lequel l’inquisiteur connaissait d’avance son objet, un homme qu’il avait formé. En regard de cette époque, la révolution terroriste paraît extérieure à son objet : il s’agit d’un objet abstrait, construit au nom d’une fausse science du corps social. Celle-ci a fait sien le principe de la bonne amputation, de la bonne épuration au service de l’intégrité de la nation ; elle est celle de « chirurgiens ineptes » qui, « dans une profonde ignorance du malade [croient] tout 11 sauver en enfonçant le fer ici et là… ». Ainsi la doctrine du salut public se combine pour notre auteur avec l’idée folle qu’il faut trancher dans le corps social, pour le sauver – avec un mythe rationaliste. Voilà pourquoi Michelet, quand il conduit son récit, ne s’arrête jamais à une explication de la Terreur par les circonstances, quelle que soit la place qu’il leur donne. Voilà pourquoi il aperçoit son commencement, « les premiers pas de la Terreur », bien avant qu’elle ne soit déclarée, dès le début de l’année 1791, lorsque les Jacobins

décident la persécution des monarchiens, l’épuration de la presse, lorsqu’ils font le serment « de défendre de leur fortune et de leur vie quiconque dénoncerait les conspirateurs », lorsque enfin, ils présentent un premier projet de loi sur l’émigration – qui ne laisse plus à une masse d’hommes jusqu’alors indécis, mais non point ennemis de la révolution, que le choix de fuir ou de vivre sous la menace constante de la délation. Et voilà aussi pourquoi il se plaît à décrire la diversité de caractères des terroristes et à montrer qu’à la différence du savoir de l’ancien inquisiteur, leur science de chirurgien s’accole éventuellement avec la philanthropie, la rhétorique larmoyante, l’exaltation de l’artiste raté… (I, p. 1003 et p. 1086).

L’interprétation d’Edgar Quinet Les quelques textes de Michelet que nous évoquons donnent l’idée d’un débat qui se joue au sein de la gauche révolutionnaire du e XIX siècle – entendons entre des écrivains qui ont en commun la défense de la Révolution française comme révolution politique, sociale et religieuse et le désir de lui rouvrir un avenir. Cependant, ne nous y trompons pas, ce n’est pas Michelet, c’est Edgar Quinet qui pousse au plus loin la critique de la Terreur et de ceux qui se sont faits ses partisans. C’est son ouvrage, publié en 1865, qui tire toutes les conséquences des principes qu’il partage avec son ami – au point de se brouiller un moment avec lui – jusqu’à présenter la Révolution française comme une révolution manquée. Quelles que soient en effet les critiques que l’œuvre de la Révolution inspire à Michelet, celle-ci, prise en bloc, demeure à ses yeux pleinement positive ; dans son interprétation, le dessein apologétique domine. Avec Quinet, ce dessein s’inverse. La redistribution des accents modifie radicalement le sens du tableau. Certes, l’entreprise de la Révolution paraît toujours immense ; la tâche demeure de renouer avec son inspiration primitive. Mais nous ne saurions douter du jugement d’ensemble : la Révolution s’est changée en son contraire ; la servitude a resurgi de l’impuissance à

fonder la liberté ; désormais, le premier impératif est de comprendre les causes d’un échec. Les toutes premières lignes de la Révolution de Quinet font clairement connaître son intention : « La Révolution française n’a pas besoin d’apologies, vraies ou fausses, tout le siècle en est rempli… Il reste à découvrir et à montrer pourquoi tant et de si immenses efforts, tant de sacrifices accomplis, une si prodigieuse dépense d’hommes, ont laissé des résultats encore si incomplets ou si informes. Tout un peuple s’est écrié par des millions de voix : “être libre ou mourir”. Pourquoi des hommes qui ont su si admirablement mourir n’ont-ils pu ni su être 12 libres ? » Mesurer l’attrait de la servitude sur un peuple qui fit pourtant l’extraordinaire tentative de se libérer, la force de la répétition venue annuler l’espérance de la novation, tel est le grand propos de Quinet. Ainsi ne nous suffit-il plus d’abandonner la thèse d’une fureur tout émanée du peuple, ni d’imputer celle-ci à la peur de l’invasion étrangère (il montre bien que la Terreur s’est précipitée quand le danger fut écarté), ni d’admettre que la Terreur a engendré des obstacles qu’elle a dû surmonter avant d’en être elle-même surmontée, comme le disait Michelet ; nous devons conclure à l’inversion du sens de la Révolution, à la régression qui s’opère en elle vers le despotisme. Voilà qui ne relève pas d’un simple constat. Il est vrai que l’on doit dénoncer « le sophisme des plébéiens » aux termes duquel le mal se convertit en bien, sitôt qu’il se fait au nom de la révolution, et accorder que « le despotisme plébéien produit les mêmes effets que le despotisme monarchique : des âmes serviles qui en engendrent de plus serviles encore », prendre conscience de ces effets dans l’état de choses présent : un peuple composé de « bourgeois rangés et de lâches citoyens » (I, 203) – selon la formule de Tocqueville reprise par notre

auteur. Mais par-delà un tel constat, il nous faut encore déceler le caractère spécifique de l’histoire de France. Celui-ci est cruellement souligné dès le premier chapitre de l’ouvrage : « Si l’on veut tirer une conclusion de ce qui précède, la voici : ce que nous appelons l’ordre, c’est-à-dire l’obéissance sous un maître et la paix dans l’arbitraire, est enraciné chez nous dans le roc et renaît presque infailliblement de soimême et de la tradition immémoriale. L’ordre ainsi compris est protégé par des siècles ; son antiquité travaille pour lui et fait sa sûreté » (I, 9). Ce jugement, Quinet ne cesse de le reformuler, au cours de son livre, en l’étayant sur les faits, et principalement sur les faits de la Terreur. Si la Terreur se place au cœur de sa réflexion, c’est parce qu’à ses yeux la Révolution est en son essence politique, et par là même religieuse, car l’on ne saurait concevoir le politique sans connaître les croyances qui commandent les rapports que les hommes nouent entre eux et le rapport général qui les lie au pouvoir. Proche de Tocqueville à cet égard (il l’a lu de près), Quinet distingue la transformation de l’état social de la révolution politique. Parlant par exemple de la nuit du 4 août, il observe : « La grande puissance de nivellement qui poussait de loin la société française, et que rien ne pouvait arrêter, eut alors son dénouement. Resta le problème de la liberté, c’est-à-dire la difficulté tout entière. » Or, ce problème de la liberté ne fait qu’un avec le problème du pouvoir. Prenant une vue générale des commencements de la Révolution, il précise : « Ainsi tout était facile, tout s’accomplissait de soi-même, tant que l’on ne touchait pas au pouvoir. Les choses, les lieux, les souvenirs, les intérêts, les privilèges, les parentés et les hostilités de race, les idiomes mêmes, tout cédait. Mais le jour même où l’on voulut la liberté politique, tout changea, et l’on sembla se mesurer avec l’impossible » (I, 119). Et plus loin, dans un passage où il signale le progrès de la division des propriétés, dès avant la Révolution, son jugement rejoint encore celui de Tocqueville : cette

division « s’accomplissait en dépit de tous les événements par la seule raison que ce mouvement avait commencé en dehors de la politique ; il fut accéléré par la Révolution ; mais il n’était pas besoin de la Révolution pour autoriser ce qui s’était préparé sans elle… ». Cependant, la conclusion qu’il tire est toute différente de celle de Tocqueville et même expressément dirigée contre lui. C’est, dit-il, verser à la satire de regretter, comme le fit ce dernier, « que la Révolution ne se soit pas accomplie au nom du pouvoir absolu » ou bien de penser « qu’un despote eût été moins destructeur de l’esprit de liberté que ne l’a été le génie de la nation elle-même » (I, 121). Sans doute peut-on admettre « qu’en retranchant les grandes crises de la Révolution » l’on eût produit « les résultats que l’on ne pouvait manquer d’obtenir par efficacité seule du temps », mais à s’en tenir à ce jugement, l’on resterait insensible à ce qui fit l’essence révolutionnaire de la Révolution et qui embrasa la France : « Tant il est vrai qu’il faut toujours en revenir à ceci : les questions de religion et de politique, c’est-à-dire de liberté, ont seules déchaîné les orages » (I, 123). Le phénomène de la Terreur ne devient ainsi intelligible que d’être restitué dans les horizons du politique et du religieux. Quinet lui consacre une partie de son ouvrage sous le titre « La théorie de la terreur » (livre 17), mais son interprétation excède de loin les frontières de cette partie ; il est non moins présent dans ses analyses de la religion (livres 5 et 16) et de la dictature (livre 18). Si l’on tente de rassembler des commentaires épars, quatre arguments se laissent distinguer, qui se renvoient l’un à l’autre et sont tous liés à l’idée d’un retour de la servitude.

Un substitut à la révolution religieuse Selon notre auteur, le recul des révolutionnaires devant la tâche de la Révolution religieuse les a laissés devant un vide spirituel. La Terreur paraît en ce sens un substitut à l’action qui seule eût permis d’unir les acteurs révolutionnaires dans une même foi et de leur faire connaître où étaient le passé et l’avenir, quelle était la cause que servaient leurs ennemis, quelle était donc l’identité de ces ennemis, et quelle était leur propre cause, leur propre identité. A défaut de cette action créatrice et de l’idée qui l’eût commandée, la distinction entre soi et l’autre, entre le peuple et ses adversaires a perdu tout référent dans la réalité. L’ennemi est devenu inlocalisable, jusqu’à se confondre avec le suspect, tandis que le révolutionnaire lui-même a laissé échapper le critère de sa moralité ; il l’a cherché dans l’imaginaire, dans le pouvoir d’assumer le risque de mort au service de la Révolution, tandis qu’ignorant ce qu’était la Révolution, il se bornait à terroriser. Autrement dit, en reprenant les termes mêmes de Quinet, « les révolutionnaires ont eu peur de la Révolution », et, cette peur, ils se la sont dissimulée sous le couvert d’un héroïsme qui se réduisait à ceci : vaincre la mort, en se donnant pour garantie la peur de l’autre et la mort de l’autre. Quinet prend ainsi à revers la plupart des interprètes de la Révolution, car c’était un lieu commun de saisir dans la Terreur un

excès, le signe d’une audace extrême, qu’elle soit jugée folle ou nécessaire. Il y voit, lui, le signe d’une défaillance devant la difficulté. L’auteur pointe (livre 5, chapitre 6) le grand événement qui semble ouvrir l’ère de la liberté religieuse : « La constitution garantit à tout homme le droit d’exercer le culte religieux auquel il est attaché. Dès ce moment, plusieurs pensèrent que la révolution était achevée. Une liberté si haute qui était l’âme même de l’époque dut nécessairement paraître le gage de toutes les libertés futures » (199). Mais c’est aussitôt pour mettre en doute l’efficacité d’un tel principe dans une société où une religion, le catholicisme, se trouvait si profondément enracinée que personne n’imaginait un changement. Dans de telles conditions, remarque-t-il, « donner la liberté des croyances, c’est ne rien donner du tout » (151). Autant établir la liberté de conscience à La Mecque, à Tunis, au Japon… Qu’on compare donc la Révolution e française à la révolution religieuse du XVI siècle. Celle-ci s’est attaquée avec la dernière vigueur à la religion établie ; elle a forgé de nouvelles institutions, changé le tempérament du peuple et ce n’est que plus tard que « la porte a été rouverte […] à l’ancien culte, qui, par la désuétude, avait cessé de se faire craindre » (ibid.). Or nulle autre voie n’était possible : « C’est ainsi, et non autrement, que l’Angleterre, les États scandinaves, la Hollande, la Suisse, les États-Unis et tous les peuples enfants de la réforme ont pu contracter une âme nouvelle. Tous sans exception ont tenu l’ancienne religion pour ennemie » (ibid.). En revanche, les révolutionnaires n’ont eu en France qu’un souci, en dépit des velléités de la Constituante : « sortir de la tradition sans en avoir l’air » (161). Telle était la voie impraticable. « Dès que e l’on se mit à subtiliser, on fut battu. Si le XVI siècle l’eût pris sur ce tonlà, il n’eût pas gagné une paroisse. Un novateur commande, impose, foudroie, il ne disserte pas. Il est impossible de faire une révolution

religieuse sans l’avouer. On ne déplace pas un dieu sans que cela fasse du bruit » (162). Ce que Quinet met donc en évidence, contre la représentation commune, c’est la « timidité d’esprit » des révolutionnaires, une timidité qui contraste avec leur fureur apparente. Mais dans le même moment, il dit davantage : dans ces fureurs, se montre une compensation à leur timidité : « Que pourront toutes les violences extérieures, toutes les fureurs amassées pour compenser cette timidité d’esprit ? » (163). Ce thème est repris plusieurs fois, notamment au début du livre 16, où aucun doute n’est laissé sur la relation qu’entretient la terreur avec la timidité. L’auteur montre les Jacobins indignés par la témérité de Vergniaud qui ose mettre en question le statut du catholicisme, lors de la discussion de la Constitution de 93 : « Dans une déclaration des droits sociaux, je ne crois pas que nous puissions consacrer des principes absolument étrangers à l’ordre social. » « Avec leur tempérament de ligueurs, commente-t-il, ils n’étaient pas hommes à déplacer le Dieu Terme du Moyen Age » (II, 137). Et quelques lignes plus loin : « Serait-il vrai que ces colosses d’audace ne se crussent pas capables de plier un roseau dans l’ordre moral […] ? Moins ils osent dans l’ordre moral, plus ils sont entraînés à tout oser dans l’ordre physique. Audace stérile ! Ils ont beau se faire une idole de la mort, elle ne rachètera pas leur timidité d’esprit » (138). D’où vient-elle, cette timidité ? Il a donné la réponse dans le livre 6 : « La vérité est, si l’on veut la voir, que ces hommes terribles ne cessent pour ainsi dire un seul jour de trembler devant le génie du passé. » Leur servitude ne tient pas tant à une soumission devant l’ancien Dieu qu’à leur peur devant une fracture entre le passé et le présent, événement qui les mettrait en demeure de convaincre le peuple d’une vérité nouvelle, au lieu de le séduire en flattant ses

habitudes. Tremblement devant le génie du passé donc, mais non moins devant les préjugés du peuple. Quinet rappelle ainsi les propos de Camille Desmoulins, tançant Manuel d’avoir pris un arrêté contre la procession de la Fête-Dieu : « Mon cher Manuel, les rois sont mûrs, mais le Bon Dieu ne l’est pas encore » (181) et il commente un peu plus loin : « Cette peur qu’éprouvent les terroristes, voilà la cause profonde de la chute de la Révolution, car avec cette peur secrète d’être reniés par le peuple, ils n’osent d’avance l’instruire, ni le préparer sur rien » (182). Mais, avant la chute de la Révolution, c’est la Terreur elle-même qui se déchaîne, surgie de l’effondrement des repères de la moralité ou de la vérité. « La religion que ces hommes n’ont pas, ils l’affectent ; la philosophie à laquelle ils croient, ils la renient. Ils se retrouvent hors de tous les chemins, sans boussole, sans étoile. Bientôt, il ne restera qu’une fureur en pleine nuit. Comment s’étonner qu’ils s’égorgent dans les ténèbres ? » (183). Qu’il s’agisse de Camille Desmoulins ou de Danton, du terrible Marat ou de Cambon, de Bazire ou de Saint-Just, de Robespierre enfin, même prudence ou même ruse sous l’effet de la crainte et du manque d’imagination. Mais le dernier nommé, tant admiré ou détesté pour son intransigeance révolutionnaire, paraît bien mériter la plus rude critique, car nul n’a fait davantage pour protéger le catholicisme. N’a-til pas, feignant de croire à l’affaiblissement de son autorité, rendu hommage à ses principes ? – notamment dans ce discours où il va jusqu’à déclarer : « Il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales et les doctrines sublimes et touchantes de la vertu et de l’égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens » (I, 185). Étrange propos que Robespierre se plaît à reformuler : « Consolez-vous en songeant que la religion dont les ministres sont encore stipendiés par l’État nous présente au moins une morale analogue à la nôtre. » Les citations

accumulées induisent ainsi à ce constat : « Le vide du système terroriste dans l’ordre spirituel se montre ici à nu. » Or, ce vide est d’autant plus sensible que l’impunité réservée au catholicisme se voit proclamée au moment même où l’on s’apprête à condamner le roi. Les révolutionnaires se montrent incapables de saisir la profonde solidarité du principe monarchique et du principe théologique. Une telle critique, Quinet la développe dans le livre 16, à l’examen du mouvement de déchristianisation. Convaincu du caractère populaire de cette révolte, il rappelle que ce sont « les ravageurs d’églises, les brise-images, les déprédateurs de reliquaires » qui ont assuré le succès de la Réforme. Et il oppose à la sincérité de la protestation contre le clergé les parodies qui la désarmèrent et vouèrent au ridicule la foi neuve en la Raison. Parodie de Chaumette et d’Hébert : la Raison, « ils imaginèrent de la figurer par une personne vivante, une belle femme qui devait jouer pendant une heure sur une estrade le rôle de la sagesse ». On improvise une idolâtrie, on choisit une actrice qui, portée sur les épaules de quatre hommes, apparaît à la Convention ; on impose à celle-ci une procession jusqu’à Notre-Dame dont on veut faire son temple… « Une pierre brute, un bois vermoulu aurait eu sur les imaginations cent fois plus de prise qu’une actrice qui se dépouillait une heure après de sa divinité » (144). « Véritable désastre, commente Quinet, que cette stérilité, que cette impossibilité de concevoir la révolution religieuse autrement que comme une occupation des yeux et un coup de théâtre. » Parodie sinistre ensuite, celle de Robespierre. « Le premier culte, du moins, figurait le plaisir ; le sien, au service de l’Être Suprême, repose sur la crainte et il lui faut écraser les iconoclastes » (146). Cette fois, « pour retenir le peuple au seuil de l’ancienne église, et l’empêcher d’en sortir, les terroristes le parquent entre des échafauds » (151).

« Voilà le vrai vide de la Révolution française », répète Quinet ; il dit encore : « Dans aucune révolution, les chefs n’ont agi d’une manière si directement contraire à leur but ; toute leur force, ils la faisaient tourner contre leurs propres desseins. C’est ce qui donne à la Révolution française un caractère de fureur que les choses humaines n’avaient jamais montré à ce point. On croit assister à un cataclysme de la nature aveugle, plutôt qu’à un renversement dirigé par des volontés » (152).

« La théorie de la Terreur » La Terreur fait l’objet d’une interprétation sensiblement différente dans le livre 17, intitulé précisément « La théorie de la Terreur », quand Quinet en recherche les prémisses dans la révolution elle-même. A son origine, il reconnaît en premier lieu « le choc de deux éléments inconciliables : la France ancienne et la France nouvelle » (II, 181). Aussi bien, convient-il que « ce sentiment de deux forces absolument incompatibles poussait les âmes à la fureur » et que, de représailles en représailles, la colère monta jusqu’à toucher au délire. Mais c’est aussitôt pour signaler le changement qui se produit à partir du moment où les représailles « nées de la force des choses apparurent comme un système à l’esprit de quelques-uns » (183). Dès lors, la politique de la Terreur se substitue à l’enchaînement des vengeances : « Robespierre, Saint-Just, Billaud-Varenne voulurent changer ce qui avait été un accident en un état permanent. Ils se firent un principe de gouvernement de ce qui avait été d’abord un éclat de colère, de désespoir… Ils firent de la fureur un froid instrument de règne et de salut. » Toutefois, cette première explication ne touche pas encore au fond des choses puisqu’elle ne permet pas de comprendre pourquoi les plus terribles des Jacobins se virent suivis dans la carrière d’un tel pouvoir. Il en trouve une raison dans l’épreuve que fait la Convention

de la difficulté, voire de l’impossibilité pour « une nation corrompue, vieillie dans l’esclavage » d’accéder à la liberté : on entreprit alors « de forcer les Français d’être libres par des moyens que des politiques de l’Antiquité avaient appliqués dans des circonstances analogues ». Mais cette raison même ne suffit pas. Encore faut-il déceler ce qui est au fondement du volontarisme révolutionnaire. « Troisième cause, note donc Quinet : le mépris de l’individu, triste legs de l’ancienne oppression. “Soyez comme la nature, disait Danton. Elle voit la conservation de l’espèce, ne regarde pas les individus.” Avec ce prétendu terrorisme de la nature appliqué aux choses humaines, il eût fallu décapiter l’humanité » (184). Ici, l’on voit poindre un des grands thèmes qui sera repris dans la suite de l’ouvrage : la fiction d’une révolution élevée au-dessus des hommes, devenue une entité en-soi et pour-soi. « Dès le principe, nous faisons de la Révolution un être abstrait comme la nature, une idole que nous divinisons, qui n’a besoin de personne, qui peut, sans dommage pour elle, engloutir les individus les uns après les autres et grandir sur l’anéantissement de tous. » Or, cette fiction se combine avec une autre fiction qui fait au mieux comprendre le mécanisme de la Terreur : celle de la bonté originelle de l’homme, empruntée à J.-J. Rousseau. « Qui croirait, demande Quinet, que la philanthropie elle-même poussât aussi à la Terreur ? » (185). Sa réponse est d’une remarquable acuité. La croyance en la bonté de l’homme ne peut se voir mise en défaut qu’en imputant à « la volonté des méchants » les difficultés que rencontre la Révolution : « Après avoir commencé par mettre à l’ordre du jour que “l’homme est bon”, dès qu’ils [les révolutionnaires] sentirent des obstacles à l’établissement de la justice, ils conclurent qu’ils étaient enveloppés dans une conspiration immense sans voir que cette conspiration était le plus souvent celle des choses » (je souligne).

Cette dernière cause de la Terreur, la philanthropie, Quinet en explore les effets comme nul, croyons-nous, ne l’a fait avant lui. Ne se contentant pas de montrer « le travail du soupçon qui se faisait chez Robespierre et les Jacobins », il le fait voir minant l’âme des terroristes, « car non seulement le passé rugissait à demi dompté autour d’eux, mais ils en portaient une partie en eux-mêmes ; ils étaient aussi complices, sans le savoir, de la conspiration qu’ils découvraient et dénonçaient sous chaque chose. A qui donc se fier, puisque leur ennemi ils le portaient en eux-mêmes ? ». Tels sont donc les éléments de la « théorie de la Terreur ». Mais encore faut-il remarquer que si Quinet les énonce, dans la première section du livre 16, dans la suivante, il ramène ce qui était apparu comme un produit de l’esprit révolutionnaire à l’héritage légué par l’Ancien Régime. « Dans la vie privée, observe-t-il, il n’est pas juste que les fils expient les fautes de leur père… Mais dans la vie des peuples, cette philosophie échoue, et il est certain que les générations sont châtiées des fautes des générations précédentes. Voilà même le seul moyen de donner une explication morale du règne de la Terreur » (189 ; je souligne). Et plus loin : « Le glaive a frappé tous les rangs, parce que la servitude avait été l’œuvre de tous. L’histoire de France se dénoue avec fureur dans ces années d’épouvante… » Est alors rappelée la voie dans laquelle les révolutionnaires ont placé leurs pas : « Chaque étape était tracée d’avance, Merlin de Douai s’appuie sur Louvois [l’homme de la Révocation], Fouquier sur Baville… Les noyades de la Loire ont e leur modèle ; au XVII siècle, un Planque proposait que l’on noyât en mer les protestants. Avertissement à Carrier. Villars menace de passer des populations entières au fil de l’épée ; c’est déjà le langage de Collot d’Herbois. Montrevel invente la loi des otages. Le Directoire n’aura qu’à la faire revivre… »

Sans doute la servitude change-t-elle de caractère avec la Révolution ; mais le plus nouveau s’imprime dans le passé. Et comme Quinet le dira à la fin de son œuvre : « La servitude est-elle moindre pour être volontaire ? » (II, 560).

La dérision de la Terreur Les deux arguments que nous venons de restituer très brièvement entretiennent donc une étroite affinité, quoique l’accent soit principalement mis, d’une part, sur le phénomène religieux, et, de l’autre, sur le phénomène politique. Et par exemple, qu’on ne suppose pas une contradiction, qu’on constate plutôt une concordance entre ces deux idées, que les révolutionnaires ont eu peur de la Révolution et qu’ils s’en sont fait une idole. En la divinisant, ils la pétrifient, de crainte de se voir entraînés par un mouvement qui emporterait le sol sur lequel s’enracinaient les vieilles croyances. En l’élevant au-dessus des individus, en faisant d’elle un être abstrait, ils éludent la tâche de rendre chacun libre, de donner à chacun le pouvoir de fonder sa foi sur le témoignage de sa conscience. Au double registre du politique et du religieux, la Terreur se fait également signe de l’impuissance à rompre avec le passé. L’interprétation se complique, quand l’auteur nous montre les révolutionnaires incapables de retrouver le sens ancien de la violence mise autrefois au service de la fondation religieuse ou de la domination politique. En somme, nous apprenons que lorsqu’ils se croient novateurs, ils demeurent prisonniers d’une identification au principe d’autorité, et que lorsqu’ils se croient imitateurs, ils déchoient dans la

parodie. A leur insu, l’esprit moderne, l’esprit démocratique contrarie leur entreprise. De ce fait, ce n’est pas seulement la Révolution qui paraît manquée, mais la Terreur elle-même : elle est cruelle, mais absurde et dérisoire. L’argument se laisse repérer, une fois de plus, dans l’ordre du religieux et dans celui du politique. Mais, en cette occasion, la démarche, sinueuse, subtile, ironique, de notre analyste n’est pas moins digne d’intérêt que sa démonstration. En bref, il se plaît à forger ce qu’on appellera plus tard un type idéal de la terreur fondatrice, de caractère religieux, selon lui ; puis un type idéal de la terreur despotique, et il interroge, en regard, la terreur révolutionnaire. Résumons son premier propos : il est explicite dans la première section du livre 16 intitulée : « Le terrorisme français et le terrorisme hébraïque ». La question posée est celle-ci : « Qu’est-ce en soi que le système de la Terreur appliqué à la régénération d’un peuple ? » L’écrivain en fixe aussitôt les traits : « L’idéal de ce système a été conçu et réalisé par Moïse. Son peuple périssait dans la servitude d’Égypte ; il entreprit de le sauver en le régénérant. Pour cela, il l’obligea d’abord de renoncer aux vieilles idoles égyptiennes ; après quoi, il entreprit de refaire la tradition et l’éducation de ce peuple. Pour y réussir, il l’entraîne dans le désert ; il l’y maintient au milieu d’un tremblement et d’une terreur de quarante années. Gouvernement de l’épouvante, par excellence… » (II, 132). Comparé au terrorisme hébraïque, le terrorisme français paraît relever du même système : même volonté « d’arracher le peuple à ses anciens fondements » ; même projet « de l’entraîner dans un désert d’égarement », sensible dans le souci « de changer même les habitudes les plus invétérées, les noms des mois, des semaines, des jours et des saisons », comme dans le rêve d’une éducation toute nouvelle. Mais, simultanément, la comparaison révèle la différence : les révolutionnaires négligent la première tâche du

Législateur : l’institution religieuse du peuple. Moïse eût-il agi pareillement, eût-il consacré les vieilles idoles, « couvert du sang des douze tribus, [il] serait aujourd’hui exécrable à la postérité ». De cette critique se déduit une conclusion dans la seconde section du même livre : « Le faux engendre l’absurde, et l’absurde, l’atroce » (140). Elle repose apparemment sur la conviction que la Révolution ne pouvait être religieuse qu’en se faisant intolérante. Quinet accorde que la Convention de 93 formule un principe magnanime, mais déclare que celui-ci « renfermait la contre-révolution ». Cet argument semble se confondre avec celui que nous énoncions en premier lieu ; mais il apparaît vite qu’il remplit une tout autre fonction. Rien ne suggère, en effet, que la Révolution devait prendre pour modèle la terreur hébraïque. Certes, Quinet décèle l’incompatibilité de la révolution religieuse et de la tolérance. Il note, par exemple, dans le livre 5, qu’il fallait choisir entre une politique de tolérance et une politique de proscriptions et qu’à proclamer l’une et pratiquer l’autre, on se condamnait à perdre sur les deux tableaux (I, 125) ; il précise, dans le même livre, que l’esprit de tolérance étant l’esprit même de la modernité, le recours temporaire à des mesures d’intolérance aurait seul permis de le faire triompher ; il va même jusqu’à demander : « Qui peut savoir ce que dans ce vide, dans ce désert de l’égarement eût enfanté le génie de la France, ce qu’eussent fait toutes les énergies libres de l’esprit moderne pour combler le gouffre ouvert par l’écroulement de l’ancien monde ? » – question assortie de cette remarque : « En se sentant associés contre un même adversaire [les terroristes] ne se seraient pas entre-tués » (II, 170). Toutefois, impossible de douter de sa pensée, et lui-même interdit la méprise dans le livre 16 : « Je prie qu’on ne fasse pas semblant de se méprendre sur ma pensée. Je sais comme tout le monde que la liberté des cultes est le principe qui doit prévaloir, qu’il est le fond de la conscience

moderne. Mais je crois pouvoir dire que les révolutionnaires étaient en contradiction avec eux-mêmes, lorsqu’ils revenaient au droit antique de la terreur et qu’ils maintenaient en même temps le droit de leurs ennemis. Ils ne pouvaient manquer de se briser dans cette contradiction » (II, 178). C’est cette contradiction que Quinet s’acharne à mettre en évidence. Il ne prétend pas reconstituer par l’imagination un autre parcours de la Révolution française, mais veut ruiner la thèse des historiens qui trouvent dans la Terreur une conséquence inéluctable de l’entreprise de régénération du corps social ou de salut public. Par-delà cet objectif, son propos est fait pour persuader ses contemporains de l’échec de la Révolution et ramener sous leurs yeux la question que pose un changement à la fois politique, social et religieux. (N’oublions pas qu’il écrit, en exil, alors que règne en France Louis Napoléon.) Forger un modèle de la vraie terreur fondatrice, pour faire apparaître ce qu’il y a de dérisoire – à la fois de faux, d’absurde et d’atroce – dans la copie qu’en donne le terrorisme révolutionnaire, ce procédé témoigne d’une inspiration à l’évidence machiavélienne. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : Quinet fut à son époque le lecteur le plus attentif, le plus intelligent, de Machiavel. Comme lui, épris de la liberté, épris d’idées et d’institutions nouvelles – de principi nuovi –, il se joue des supposés réalistes, de ces sages qui professent le fatalisme et, en fait, sont toujours disposés à couvrir l’oppression, et il les prend au piège de la cohérence des moyens et des fins. Ainsi, posant l’hypothèse de la terreur fondatrice, il demande quelles conséquences l’on doit en déduire, jusqu’à faire surgir le scandale de la réponse et dévoiler la « timidité d’esprit » des révolutionnaires – et, d’un mot qu’il commente longuement vers la fin de son ouvrage, la « bêtise » des historiens – là où semblait s’exhiber la plus grande audace.

Qui douterait, d’ailleurs, de l’inspiration machiavélienne de Quinet devrait s’en convaincre à l’examen de la seconde partie de l’argument qui nous retient à présent. La comparaison établie, cette fois, entre la terreur révolutionnaire et la terreur despotique révèle au mieux, en effet, l’ironie sous l’enquête objective. « Les terroristes français, écrit-il, ont méconnu le vrai génie de la terreur ; leur esprit populaire les a empêchés de se servir avec le sang-froid nécessaire de cet instrument de domination. Il exige la plus grande impassibilité et les terroristes y ont apporté l’éclat et la fureur. Ce n’est pas avec cette violence extérieure que procédaient Louis XI, Philippe II, Richelieu… Il n’y a que les aristocraties et les monarchies antiques qui aient le flegme nécessaire pour user de ces armes sans se blesser. La démocratie ne vaut rien pour cela ; trop impétueuse, trop immodérée, elle sait insulter, non calomnier ; elle se frappe de ses mains, croyant frapper l’ennemi » (211-212). Absurde, donc, l’autodestruction du terrorisme : « Jamais l’Inquisition n’a frappé l’inquisiteur. » Absurdes, les discussions sur les limites de la terreur, les tentatives de certains pour la modérer : « La nature de ce gouvernement est le vague, l’inconnu, l’extrême en toutes choses. Il doit être sans frein, sans limites » (213). Absurde encore la croyance laissée en un avenir paisible : « Le principe de ce gouvernement doit être d’ôter l’espérance. » Misérables, enfin, les supplices de 93 et 94 : ce qui convient à la terreur, « ce sont les supplices cachés et sourds ; des exils lointains sous des climats sûrement homicides, des nœuds de soie dans l’intérieur d’un sérail, des prisons d’où personne ne sort vivant […], au-dessous des lagunes, les in pace de l’Inquisition. On peut aussi citer les exils en Sibérie, les mines de l’Oural […]. Voilà les châtiments propres par leur nature à un régime d’épouvante ; ils remplissent l’imagination sans l’épuiser, ni jamais la lasser […]. Les maux que l’on ne voit pas, que l’on ne mesure pas, paraissent redoutables » (214). Les terroristes français – tant

admirés ou exécrés – ne sont pas à la hauteur de l’entreprise : « … des morts retentissantes, des échafauds permanents, le sang versé en plein soleil et sous les yeux du monde, le monde y répugne […]. Mourir au milieu du peuple, c’est se sentir vivre jusqu’au bout. La mort dans l’ombre, loin des vivants, inconnue, oubliée, sans écho, voilà la vraie terreur, ce n’est pas celle de 1793 » (215).

L’ignorance et le mépris du peuple Les trois arguments mentionnés se combinent, enfin, avec un quatrième argument, déjà esquissé dans le livre 17 (« La théorie de la Terreur »), mais mieux dessiné dans le suivant (« La dictature »). Nous l’avions déjà rencontré chez Michelet : ces hommes qui se sont mis en tête de sauver le peuple, de le forcer à être libre lui sont étrangers. Pour sa plus grande part, la critique porte ici contre les robespierristes. Elle nous incite à corriger la thèse, auparavant avancée, qu’ils auraient systématisé les fureurs du peuple ; mieux vaut juger à présent qu’ils ont voulu les refouler, tout en les exploitant, pour leur substituer un programme policé, solennel, de domination. Cette idée est formulée dans la première section du livre 18, intitulée : « La république classique et la république prolétaire ». En cet endroit, Quinet s’intéresse à l’épisode de l’élimination des hébertistes. A ces derniers, il ne porte aucune sympathie et l’on apprendra vite qu’il ne les tient nullement pour les interprètes du peuple : « Hébert et ses coaccusés, dira-t-il, étaient le produit inévitable du régime de terreur : imaginations maladives, esprits déchaînés, forcenés, qui mettaient tout salut dans l’extrême » (254). Rien donc qui laisse croire en la sincérité de leur emportement, ni qui fasse oublier leur dépendance première du mouvement jacobin : « … qui leur avait ôté le frein, qui leur avait

enseigné la fureur, sinon ceux qui les tuaient ? » Mais il n’en est pas moins sûr qu’en les détruisant, Robespierre et Saint-Just étalent leur haine contre un terrorisme qui met en échec leur idéal de bourgeois lettrés. « En écrasant les hébertistes, Saint-Just écrase la plèbe, les masses obscures […]. Chose particulière aux hommes d’études classiques, les passions aveugles de la foule leur semblaient une inspiration de l’étranger, tant ils avaient peu le tempérament des masses » (II, 253). Et Quinet ajoute ce précieux commentaire : « Aucun tribun dans le monde n’a eu une langue moins populaire, plus savante, plus étudiée, que Robespierre et Saint-Just. Quiconque s’essaya à parler la langue du peuple leur fut promptement et naturellement odieux : cela leur semblait faire déchoir la République. Ils ne la virent jamais qu’avec la pompe de Cicéron et la majesté de Tacite » (je souligne). Commentaire qui rejoint le jugement porté plus tôt sur les raisons de l’élimination des hébertistes : « Saint-Just les punissait de ce qu’ils substituaient à ses formules lacédémoniennes le langage des carrefours. C’était la révolution classique, lettrée, des Jacobins qui écrasait la révolution inculte et prolétaire des Cordeliers. Robespierre poursuivait le plan d’une tragédie classique. Tout ce qui sortait de l’ordonnance convenue, vie, spontanéité, instinct populaire, lui apparaissait comme une monstruosité. Il y portait le fer et le feu » (225). Le thème court tout au long de la section, notamment lorsqu’on voit Saint-Just s’acharner contre Danton, ou Robespierre contre Chaumette. A entendre Quinet, le travestissement littéraire des événements, l’aménagement d’une scène idéale sur laquelle doivent être soigneusement réglés les mouvements et les propos des acteurs exigent qu’on anéantisse tout ce qui met en défaut la noblesse du dessein révolutionnaire. En ce sens, la conspiration qui hante l’imagination des

Jacobins trouve aussi son siège dans la trivialité du réel, dans la prose obstinée du quotidien. Mais la critique ne s’arrête pas là. Il vaut la peine de remarquer que le langage des hébertistes n’est pas non plus épargné : « Qui se donnerait la peine de suivre les saturnales du père Duchêne verrait que Hébert lui-même n’a pu saisir le vrai langage populaire ; il attache à chaque déclamation un jurement, et se figure ainsi prendre l’accent des masses. Oripeaux de théâtre, cousus de haillons sans-culottes. » Ainsi sommes-nous invités à repérer une double idéalisation, à la fois par le haut et par le bas – idéalisation guidée par la volonté terrible de nier l’existence des hommes qui composent effectivement le peuple pour parler et agir en son nom. Ce dernier propos de Quinet ne fait-il que prolonger la réflexion de Michelet ? Peut-être. Mais il la mène jusqu’à une conclusion qui l’excède, car elle n’atteint pas seulement les jacobins et les hébertistes, pas seulement l’ensemble des factions révolutionnaires ; elle porte contre le principe même d’une idéalisation du peuple – lequel, au service de fins différentes, commande toujours l’interprétation des historiens. L’enseignement est clair : pas plus que l’histoire, pas plus que la France, le peuple ne doit être divinisé ; à l’inverse, la vérité sur l’histoire, sur la nation, sur le peuple, requiert un travail révolutionnaire de démystification. Seul celui-ci, en définitive, nous met en mesure de déceler l’origine de la Terreur et la puissance des croyances qui continuent d’alimenter sa justification. « On sacrifie tout à l’idée de je ne sais quel peuple messie qui a besoin de sacrifices sanglants. Mais tous les peuples se prétendent messie, à ce prix-là. Tous veulent qu’on adore leurs violences, leurs iniquités, leurs férocités, comme sacrées […]. Finissons-en avec ce mysticisme sanglant ; affranchissons au moins l’histoire. La férocité est férocité, quel que soit le peuple qui l’exerce. L’idolâtrie ne nous est plus

permise. Plus de parti pris, plus de systèmes de sang, plus d’histoire fétiche, César ou Robespierre, plus de peuple-Dieu ! Que nos expériences nous apprennent du moins à rester hommes ! » (194-195). Quand il lance « plus de peuple-Dieu ! », et quand il ajoute : « … la Terreur a été le legs fatal de l’histoire de France », Quinet donne à sa critique une vigueur qui le fait rompre avec tous ceux qui revendiquent l’héritage de la Révolution, et l’éloigne de Michelet lui-même. Sans doute cette rupture fait-elle au mieux comprendre pourquoi son ouvrage a été si délibérément, si obstinément oublié.

1. Article extrait de Passé-Présent, 2, 1983. 2. Michelet, Histoire de la révolution française, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », t. I, p. 297. 3. Ibid., p. 296. 4. Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris. On trouve la quintessence de son interprétation de la Terreur dans la préface au volume 27, intitulée « Les journées de Septembre ». 5. Michelet, ibid., p. 295. 6. Ibid., p. 298. 7. Ibid., p. 299. 8. op. cit., t. II, p. 622. 9. Ibid., p. 623. 10. op. cit., t. I, p. 301. 11. Ibid. 12. Edgar Quinet, La Révolution, nos citations sont empruntées à la troisième édition, Paris, 1865, en deux volumes. Nous indiquons les références au cours du texte.

La Révolution comme 1 principe et comme individu C’est en Italie, durant la dernière période de sa vie, que Joseph Ferrari connut une certaine notoriété comme homme politique. En revanche, son audience comme philosophe et comme écrivain demeura fort limitée en France, où il s’installa en 1838 et vécut plus de vingt ans, quoiqu’il s’y fît connaître par la publication de ses principaux ouvrages et sa collaboration à la Revue des Deux Mondes et à la Revue indépendante. La condition d’un exilé était sans doute difficile, mais il se heurta surtout au nouveau « pouvoir intellectuel » qui fit tout pour étouffer sa voix. L’enseignement de philosophie qui lui avait été confié à l’université de Strasbourg en 1841 lui fut bientôt retiré sur ordre du ministre. Il ne réussit pas à obtenir l’agrégation de philosophie. Nommé professeur à Bourges, fin 1848, la répression qui suivit la journée du 13 juin 1849 le contraignit à abandonner précipitamment son poste avant d’être officiellement chassé. Son indépendance d’esprit, la fermeté de ses convictions républicaines, son refus de pactiser avec le catholicisme lui valaient l’hostilité des gens en place. Le fait est qu’il ne les ménagea pas, à son tour. Il se montra particulièrement féroce à l’égard de Victor Cousin, qui l’avait un moment appuyé, et de ceux qu’il appela – c’est là

le titre d’un de ses essais : les Philosophes salariés. De la vigueur de sa critique, l’on peut se faire une idée par la petite phrase qu’il leur consacre dans le livre sur lequel nous souhaitons attirer l’attention : 2 Machiavel juge des révolutions de notre temps . Évoquant le règne de Louis-Philippe, il observe au passage : « … La philosophie eut ses sbires, dont le chef, adorateur du succès par méthode, imposa à l’enseignement un mélange calculé d’érudition et de bassesse, en se constituant le thuriféraire de la fable et l’ennemi de tout libre penseur » (117). Il est vrai, quelques grands esprits le distinguèrent. Il noua des liens avec Proudhon et Leroux, correspondit avec Quinet, suscita l’admiration de Barbey d’Aurevilly, éveilla l’intérêt de Baudelaire. Cependant, le grand public ne fut guère attiré par un philosophe étranger qui rebutait les uns par son apologie de la Révolution – d’une révolution qu’il jugeait toujours en marche – et les autres par son analyse impitoyable des erreurs des révolutionnaires. Ses propos n’étaient pas faits pour plaire. Le sort réservé à Ferrari de son vivant ne surprend pas. Plus étonnant nous paraît l’oubli dans lequel est tombé son Machiavel, qui méritait à plus d’un titre d’exciter la curiosité de la postérité. L’ouvrage n’a jamais bénéficié d’une réimpression ; nous ne le voyons nulle part mentionné ; on le chercherait en vain dans nombre de grandes bibliothèques. Pourtant, il exhale un parfum de modernité, qui, à défaut de séduire ses contemporains, aurait dû enchanter leurs descendants, les lecteurs qu’attendait Stendhal. Ce nom ne nous vient pas par hasard. Ferrari l’a-t-il lu ? Nous ne savons. Ou bien une formation de juriste jointe à sa vocation d’écrivain lui faisait-elle partager le même amour du Code civil ? Ou bien encore est-ce de l’auteur du Prince qu’il a hérité cette liberté de ton, ce goût du paradoxe, ce sens de la surprise, qu’on dirait stendhaliens ? Quoi qu’il en soit, son écriture est sobre, concise, nerveuse. Il répugne à

l’emphase, ne s’attarde ni dans la description ni dans l’argumentation. Son essai tranche sur la littérature politique de l’époque. Nulle complaisance au bien dire, nul épanchement de la langue ; pas de lyrisme, pas de prophétisme. Il n’a jamais de ces procédés d’orateur qu’on trouve jusque chez Constant ; la grande architecture langagière à la manière de Tocqueville ne lui convient pas. Il parle à son lecteur sans se préoccuper, croirait-on parfois, de le convaincre. Cette parole ne s’embarrasse pas des objections d’autrui, elle ignore les précautions destinées à désarmer la critique. On le voit démonter avec la même agilité la trame du discours machiavélien et celle des événements du siècle pour extraire le « principe » et de là courir à son but comme s’il écrivait au rythme d’une conquête. Ses connaissances étendues sont celles d’un historien, au sens où la nouvelle école l’entend, mais son tempérament est celui d’un essayiste ; il ne craint pas de ramasser en vingt-cinq pages les grands faits de l’aventure italienne depuis le Moyen Age, ou bien, traitant de la France, d’enfiler comme des perles Robespierre, Bonaparte, Charles X, Louis-Philippe, les républicains de 48 et Louis Napoléon pour les nouer au col de la Révolution. Et malgré la brièveté et l’apparente linéarité de son propos, il capte l’attention de son lecteur, l’entraîne dans une sorte de roman philosophico-politique, tout différent de ce que serait une histoire romancée ou une philosophie illustrée. Certes, on peut bien estimer une gageure de vouloir ériger Machiavel en juge des révolutions modernes. Quelles que soient les objections auxquelles se heurte sa démonstration, la démarche se révèle plus subtile que le titre de l’ouvrage ne le laisse supposer : entrelacer avec la lecture des faits une réflexion sur les conditions de l’action politique. Son œuvre déploie un espace très singulier dans lequel les événements s’avèrent révélateurs et générateurs à la fois du sens de la Révolution ; tandis que la pensée qui offre la clef de leur

interprétation – celle de Machiavel – s’avère elle-même prise dans l’Histoire et se fait découvrir depuis son avenir. Le va-et-vient entre le récit et la critique soutient l’idée qu’il y a dans la déraison apparente de l’Histoire une confirmation a contrario de sa logique. A suivre l’éblouissant démontage de l’imbroglio italien, qui occupe le long dernier chapitre de l’ouvrage, on se prend à évoquer le Dix-huit Brumaire de Marx. Même art de la démystification à l’examen des péripéties de l’intrigue politique – celui de l’analyste virtuose qui fait pivoter la scène pour produire l’envers du décor ; même ironie pour dévoiler la comédie sous la tragédie de l’Histoire ; pour ramener les héros supposés à la dimension de leur médiocrité, pour dissoudre dans la grisaille des intérêts le fatras des idéologies et, simultanément, produire les signes de l’inéluctable gestation d’un monde nouveau. Si les analyses de Ferrari n’ont rien connu du succès de celles de Marx, ce n’est pas faute de brio et de subtilité, c’est sans doute qu’il n’incite pas son lecteur à s’identifier avec un Sujet porteur de l’émancipation de l’humanité, qu’il ne mobilise pas les passions, mais, tout au contraire, joint à la conviction d’un enchaînement intelligible des événements un détachement troublant à l’égard des agents, des moyens et des circonstances de la Révolution. Qu’on juge de sa manière par cet exemple : dans son avant-dernier chapitre, il s’adresse à Louis Napoléon qui vient de ravir à Cavaignac la présidence de la République. Machiavel lui souffle son argument, mais nul doute qu’il ne le fasse sien. Or tout ici est de nature à déconcerter le lecteur, libéral ou socialiste. Le voilà suggérant à l’apprenti dictateur de bâtir sa fortune sur une alliance avec le peuple. « Imite les Médicis. […] fonde-toi sur le bas peuple, sois le dictateur des plébéiens… », lui lance-t-il (121). Et encore : « On te dira que tu es l’élu de la réaction, tu es l’élu du vote universel. On te dira que le vote universel t’appelle à l’empire, qu’il proscrit la République, sache donc que le vote du peuple,

révolutionnaire par instinct, sera plébéien par nécessité. » L’hypothèse serait moins scandaleuse si l’auteur entretenait, comme Proudhon un moment, quelque illusion sur la personnalité du vainqueur ; on le croirait naïf. Mais il n’en a aucune. « Malheureusement, ici nous avons rêvé, écrit-il un peu plus loin, Louis Napoléon est emporté par la réaction » (123). Le rêve donne seulement la vision d’une histoire, dont les événements s’enchaîneraient sensément, fût-ce d’une manière que la morale réprouve. Certes, l’alliance contre nature un moment imaginée était au service de la cause de la démocratie, dont le principe, nous dit-on, déjoue à la longue tous les obstacles. Mais les démocrates peuvent-ils entendre sans répugnance un ton qui mêle les accents de la foi et du cynisme ? Libère-toi du passé, demande Ferrari à Louis Napoléon, « ne touche pas à ces ruines […], c’est le peuple qui doit te sauver. Il te faut une religion, c’est le peuple qui te la donne […]. La religion de quelques hommes de la Renaissance est aujourd’hui la religion du peuple-roi ; le parvenu veut que l’on adore son succès […]. Attache-toi à la religion du peuple, elle grandit et tu peux grandir avec la nouvelle fortune de la République » (122-123). Encore est-ce la conclusion qui surprend le plus : « Si le prince manque son rôle, quel sera le rôle de la République ? Machiavel le dit : “Il faut imiter la folie de Brutus”, il faut continuer cette discussion qu’on a appelée la folie pendant dix-huit ans. » Ferrari ne propose aucune solution, il ne lance pas un appel à l’action ; ceux qui détiennent la connaissance du principe, la science de l’Histoire, sont à ses yeux ceux qui acceptent de ne pas conclure, d’interroger : « Les idées de la démocratie sont encore confuses, elles n’obtiennent pas l’adhésion des masses, ce sont plutôt des aspirations que des dogmes. Cherchez et vous trouverez ; insistez et vous arriverez à un système arrêté, comme les principes de 89 et de 1830 ; alors les fous triompheront » (123). Étrange langage, qui n’implique aucun retrait à l’égard du monde présent, mais n’autorise

pas les espérances qu’on met dans une action politique aux prises avec les problèmes du jour. « En attendant, point d’illégalité, point d’insurrection. » Rien, suggère-t-il, dont l’adversaire puisse se saisir comme d’une provocation. Enfin, point de spéculation sur la catastrophe. Les bénéfices d’un régime qu’on combat ne sont pas négligeables, nous dit-il, alors même que le meilleur qu’on puisse en attendre est qu’il engendre les conditions de son renversement : « On se plaint de voir les royalistes à la tête de la République ; il est utile qu’ils y restent s’ils ont le moyen de rétablir le crédit ; il est nécessaire qu’ils restent s’ils déclarent la banqueroute. Alors, ce sera le jour d’une République sans royaliste » (ibid.). Ferrari combine ainsi un réalisme serein avec la certitude de l’inéluctabilité de la Révolution ; un certain cynisme avec l’idéal de la démocratie et du socialisme ; la recherche d’un sens dans la contingence des événements avec l’idée d’un destin de l’humanité ; enfin, la condamnation de la religion établie avec l’attente de quelque chose qu’il nomme encore religion – « religion du peuple », « religion naturelle » – et qui ne contient d’autre foi, d’autres dogmes que sociaux, ou, dans le vrai sens du terme, politiques. Les diverses catégories de lecteurs qu’il pourrait s’attacher par un côté, il les dresse contre lui par un autre côté. Mais négligeons les effets de son essai sur le public pour apprécier ce qu’il avait de singulier, à son époque, et qui le demeure. Ferrari découvre, donc, dans l’œuvre de Machiavel les principes de l’histoire de son temps et dans la Renaissance italienne le berceau de la Révolution moderne. On croirait d’abord qu’il n’y a rien de bien neuf dans cette entreprise. Machiavel fut exploité pendant des siècles par des hommes engagés dans un combat politique ou politico-religieux, qu’il s’agît soit, le plus souvent, de discréditer une faction ennemie ou le pouvoir en place en faisant apparaître la perfidie de son supposé inspirateur, soit, parfois, de défendre la cause de la liberté ou la thèse

de la raison d’État. L’exercice, devenu rituel, avait notamment tenté plusieurs écrivains pendant la Révolution française, ou dans les années suivantes. Robespierre et Bonaparte s’étaient ainsi vus « machiavélisés ». Évoquer l’esprit de Machiavel, feindre d’écrire sous sa dictée ou de l’entendre souffler leur texte aux acteurs, ce procédé même, auquel recourt un moment Ferrari, ne manquait pas de précédents et il sera repris plus tard. Quant à ramener la Révolution française à quelque grand événement qui l’aurait préfigurée, cette e interprétation est déjà traditionnelle au milieu du XIX siècle. Derrière la Révolution se profile, pour quelques-uns – par exemple Ballanche ou Leroux –, la naissance du christianisme, mais pour le plus grand nombre, c’est la Réforme qui constitue le premier moment de la rupture entre l’Ancien et le Nouveau. Des conservateurs et des libéraux qui ont lu De Maistre et Bonald ou bien Madame de Staël, Constant et Guizot partagent la même conviction, qui étaye leur condamnation ou leur défense des principes de 89. Après avoir été exaltée comme l’invention de la liberté ou dénoncée comme un délire collectif, la Révolution se trouve réimprimée dans l’Histoire. Ferrari ne ferait donc que changer sa date de naissance. Cependant, son ouvrage se détache de l’ensemble des pamphlets politiques et des tentatives de reconstruction historique antérieures. De fait, il ne se contente pas d’emprunter à Machiavel quelques formules frappantes, pour les mettre dans la bouche de grands hommes honnis ou vénérés ; il élabore une interprétation parfois minutieuse de son œuvre, dans l’intention de découvrir sous le sens manifeste un sens latent. Le recours à Machiavel n’est pas simple prétexte à une polémique : six chapitres sur neuf lui sont consacrés. La lecture critique implique une nouvelle sensibilité à la temporalité de la pensée. Machiavel n’est plus présenté comme le porte-parole de certaines forces sociales ou le fondateur d’une stratégie politique à l’usage d’acteurs déterminés ; il se révèle traversé par la

contradiction que véhicule l’Italie de son époque. En ce sens, le comprendre n’est possible qu’à la condition d’interroger le temps de la Renaissance, le moment où s’esquisse dans la société et la culture le projet d’une libération du modèle théologico-politique qui s’était formé sous la double autorité de l’empereur et du pape. La duplicité qu’on attribue à l’auteur du Prince ne tient pas à sa personne comme on l’a cru à tort ; elle témoigne d’une impuissance de sa pensée à coïncider avec elle-même dans un monde où perce l’exigence d’un nouveau droit, tandis que résiste la croyance en l’ordre médiéval. Si Machiavel se consacre à la recherche d’un art de réussir, dans l’indifférence aux fins que se donnent les acteurs, et simultanément rêve de l’indépendance et de l’unité de la patrie italienne, il n’y a pas là le signe d’un double jeu, celui de sa versatilité. Ce qui lui fait défaut, c’est le lien entre le principe et l’action, le lien entre la création historique qui implique la destruction de l’édifice médiéval et les forces qui pourraient l’accomplir. Or, un tel lien paraît impossible à saisir, car le principe ne s’incarne pas encore dans la réalité. En dépit de la dissolution des valeurs traditionnelles, de la revendication de la liberté dans l’action, dans les mœurs, dans la pensée, la création n’est pas prise en charge par les seuls acteurs susceptibles de la mener à bien, par des masses qui mettraient leur foi dans le changement. Machiavel puise dans son temps les ressources d’une anticipation, mais celui-ci ne lui permet pas de trouver le principe de ses propres pensées. L’Italie de la Renaissance est le lieu privilégié où s’exercent tous les conflits qui, dans la suite, ébranleront le monde – conflits de classe, conflits politiques, conflits de valeurs – mais elle ne parvient pas à secouer le joug de la double loi pontificale et impériale. « Dès lors, la Renaissance quitte le sol de l’Italie, pour devenir en Allemagne la Réformation, en France la Révolution. Ses hommes inutiles sous Léon X sont aujourd’hui nos véritables contemporains » (avant-propos). Érigé à tort comme penseur

politique de son époque, Machiavel le devient donc de celle de Ferrari, encore qu’il ne fût pas en mesure de saisir le sens de ce qu’il annonçait ; il détenait un savoir qu’il ne pouvait extraire de sa pensée et que le présent permet de délivrer. Les théories – au demeurant contradictoires – que la postérité s’acharne à lui prêter n’importent guère. Ferrari déclare brutalement : « Il ne professe aucun principe, il est également étranger au Moyen Age qu’il méprise et au monde moderne qu’il ignore » (ibid.). Mais, en faisant l’épreuve de conflits multiples qui s’ordonnaient en fonction d’une opposition radicale entre l’Ancien et le Nouveau, il gagne le pouvoir de déchiffrer les alternatives qu’affrontent les acteurs politiques, de surprendre la logique qui commande le succès ou la défaite – un pouvoir qui fait de lui un juge de l’histoire contemporaine. Sans le dire expressément, Ferrari suggère que la Renaissance, l’éclosion de la Révolution moderne, contient en tant que moment du commencement la loi de développement des événements ultérieurs. Et, de la même manière, il suggère que l’élaboration nouvelle du discours révolutionnaire a, de son côté, pour effet de dissimuler les conditions du combat proprement politique, alors que Machiavel les découvrait au seul niveau de l’expérience et peut les donner encore à lire. Sans doute Ferrari, comme quelques autres, invite-t-il ses lecteurs à faire retour à Machiavel pour se saisir d’une clef qui ouvre les portes du présent. Mais à cet appel, on le voit, ne se résume pas son intention. Ce sont les révolutions modernes qui l’introduisent à la connaissance de l’œuvre de l’écrivain florentin et lui font découvrir ce qui le guidait à son insu. Et ces révolutions s’éclairent dans le détail de leurs péripéties à la lumière du principe qu’elles induisent à concevoir. La différence des temps n’est pas effacée, une philosophie de l’histoire soutient l’interprétation. Cependant, s’il faut reconnaître la fécondité de cette démarche, encore importe-t-il d’apprécier l’interprétation elle-même. Or, on

s’aperçoit vite qu’elle s’agence en fonction d’une thèse principale : la Révolution est le prince moderne. Gramsci, comme on le sait, devait plus tard identifier le prince avec le parti révolutionnaire. A celui-ci, il prêtait la mission de convertir dans les termes du réalisme politique les aspirations du prolétariat – mission que le héros machiavélien remplissait au service de la bourgeoisie. Ferrari, qui, à la différence de Gramsci, se réfère abondamment aux ouvrages de Machiavel (non seulement au Prince mais aux Discours sur la première décade de TiteLive), s’emploie à nous faire reconnaître dans la Révolution elle-même le souverain omniscient, tout-puissant et rusé qui exploite chaque occasion, se sert et se débarrasse tour à tour de ses ministres, allie l’audace et la prudence, frappe un grand coup ou temporise, bref use de tous les moyens pour atteindre à ses fins. Une telle représentation n’est pas sans connivence avec celle de la Providence, telle qu’elle réapparaît dans les écrits du temps ; ou bien avec celle de la « ruse de la raison », ou bien encore avec celle de la dialectique occulte du communisme. Mais elle a un caractère très particulier. Inspiré, on le verra, par le récit des fantaisies cruelles de Borgia, Ferrari semble aménager un théâtre sur lequel les acteurs, les héros de l’Histoire seraient appelés à comparaître, pour démontrer leur talent ou leur impuissance en réponse aux exigences de l’auteur-metteur en scène. Ou, pour mieux dire, il fait de la Révolution un créateur en quête de ses personnages et des circonstances de son intrigue, qui simultanément serait leur spectateur. Elle distribue les emplois et juge de l’interprétation des rôles. Étrange fiction, sans doute, mais qui dévoile quelque chose de l’esprit du siècle. Le fantasme s’épanouit d’une force visionnaire ou d’une vision créatrice de son spectacle, et qui le ferait durer avant de s’abolir dans la lumière finale de la démocratie ou du socialisme. En ce sens, le logicisme se confond avec l’esthétisme.

Convenons-en alors : si Machiavel est présenté comme le juge des révolutions de notre temps, c’est la Révolution comme telle qui s’avère le suprême juge ; Machiavel ne fait que lui prêter sa voix et, rappelonsle, sans même le savoir, puisqu’il ignore son principe. On voit comment Ferrari décrit l’aventure napoléonienne dans un des morceaux les plus brillants de son analyse. « Qu’est-ce que Napoléon ? », demande-t-il, pour répondre d’abord : « Qu’on interroge Machiavel » (108). Celui-ci, tel qu’il l’entend, aurait déjà brossé son portrait : « C’est là le prince nouveau. » Ou encore : « Le général qui marche sur la patrie, au moment où il vient de remporter ses victoires, c’est le condottiere qui prévient, par la promptitude, le soupçon de la République qui, d’après Machiavel, aurait dû être ingrate, d’après Sieyès, aurait dû le faire fusiller » (ibid.). Napoléon sait gouverner, se faire aimer et craindre du peuple, forger une armée à sa dévotion, frapper ses ennemis de l’intérieur, s’entourer de bons conseillers et garder entière la liberté de décision. Cependant, telle est sa situation qu’il se heurte à la plus grande difficulté qu’un prince puisse rencontrer : il apparaît au milieu d’un peuple habitué à la principauté et devenu tout à coup libre. Son sort est lié à la République ; mais il n’a rien à attendre de ses partisans ; et, de ses ennemis, il ne peut se défaire qu’en imposant une autorité quasi royale. Celle-ci, « l’intérêt même de la liberté nouvelle » la lui confère (110). Ainsi : « Son rôle est tracé : Napoléon avancera en combattant à la fois l’ancienne monarchie et la nouvelle république… » De fait : « Il combat le royalisme par les lois de la Révolution, il combat la Révolution par la forme de la monarchie » (111) ; il crée de nouveaux noms, élève de nouveaux hommes, forge une aristocratie, fonde un empire. Cependant, une contradiction le dévore à la longue. Prince qui ne saurait régner sans puiser dans la religion la bonne image qui lui conserve le respect du peuple, il devient déchiré entre la nouvelle religion, celle de la patrie,

et l’ancienne, celle des rois ; il trahit l’une en signant le Concordat et en demandant le sacre, puis trahit l’autre en s’attaquant au pape. De même, s’en remettant à la force des armes, il sait se soumettre l’Europe. Mais, là encore, il se montre impuissant à choisir entre le rôle du conquérant et la mission du libérateur. Ce que Machiavel enseigne, il hésite à l’exécuter : au lieu d’exterminer les dynasties, de dévaster les royaumes de ses ennemis, il les laisse debout, attise partout la haine de la rébellion. Ainsi, quand la fortune des armes lui fait défaut, se forme contre lui une coalition universelle : « C’est une guerre républicaine et monarchique, démocratique et royaliste contre l’homme qui n’est ni républicain ni tyran » (113-114). Toute l’analyse est menée à grand renfort de citations. Machiavel semble énoncer les alternatives, tracer la ligne du possible et de l’impossible : Napoléon se voit donc jugé par lui. Mais avec la conclusion, le rideau s’ouvre sur une autre scène. Voilà Napoléon rejoignant dans sa chute la Gironde, Danton et Robespierre : « Quel est donc le maître absolu, demande maintenant Ferrari, le prince abstrait auquel on sacrifie de si grandes victimes ? C’est la Révolution ; toutes les fois qu’un instrument est devenu odieux, elle le brise, d’après le précepte de Machiavel, pour que les peuples restent stupéfiés et satisfaits (stupidi e soddisfatti) » (114). Le prince nouveau, ce n’est plus Napoléon, un moment identifié à la création machiavélienne, ni non plus le modèle qui donnait figure à un acteur idéal, situé dans le champ politique ; le prince, le vrai maître, est hors de ce champ, celui qui installe un théâtre sur lequel s’abîment les exécutants. Et très remarquable est la dernière image : celle des peuples stupéfiés et satisfaits. Elle remet précisément en mémoire un épisode de l’aventure de Borgia assez célèbre pour que, peut-être, Ferrari s’abstienne de le mentionner, à moins qu’il ne recule devant une assimilation explicite entre la Révolution et ce tyran superbe et cynique. Machiavel rapportait en effet qu’après avoir confié à un

homme énergique et brutal la mission de rétablir l’ordre en Romagne – province jusqu’alors soumise à de petits seigneurs pillards et cruels –, le duc de Valentinois se débarrassa opportunément de son ministre, de crainte que sa réputation ne devînt nuisible à la sienne. La scène de son exécution était alors mise sous les yeux du lecteur : « Prenant làdessus l’occasion au poil, [le duc] le fit un beau matin à Cesena mettre en deux morceaux au milieu de la place [le laissant] avec un billot de bois et un couteau sanglant près de lui. La férocité de ce spectacle fit tout le peuple demeurer en même temps satisfait et stupide. » Machiavel invitait ainsi le lecteur à embrasser d’un seul regard le spectacle et son public médusé, mais aussi à imaginer l’œil de Borgia, la présence du maître contemplant le tableau qu’il avait composé. Sensible à ces effets, Ferrari se substitue à Machiavel, il substitue à la fois la Révolution à Borgia et le cortège des illustres victimes depuis 1789 au cruel et malheureux ministre ; enfin, il laisse imaginer à son lecteur l’œil de la Révolution, se donnant à voir le drame qu’elle a monté. La critique de Machiavel semble régie par le transfert que Ferrari veut opérer de la personne du prince au principe de la Révolution. Elle se fonde sur une réappréciation des conflits dont le sens aurait été méconnu par l’écrivain florentin et dénonce, en conséquence de cette méconnaissance, une théorie abstraite de l’action qui la subordonne à l’individu. Cependant, les démentis que notre auteur s’inflige, ses omissions et l’arbitraire de sa reconstruction, tant de l’histoire de l’Italie que de la pensée machiavélienne, attirent l’attention. Sa démonstration est au service d’un but qu’il ne nomme pas expressément : donner figure au principe de la Révolution, de telle sorte que se concrétisent en elle les déterminations mêmes de l’individu moderne. Au terme de son analyse, elle ne s’avère plus seulement la puissance dans laquelle s’incarne l’Esprit du monde, elle

fait preuve de science, de volonté et de passion ; elle agit dans le secret, avec l’ambition du parvenu. Dans son souci de restituer la réalité des conflits que Machiavel aurait abusivement rapportés aux appétits de puissance des individus, Ferrari met au premier plan l’antagonisme des guelfes et des gibelins et e en fait le ressort de l’histoire italienne jusqu’au XIX siècle. Quoiqu’il remarque une fois que tout le monde était en fait devenu guelfe à l’époque de la Renaissance, il a besoin de ces acteurs imaginaires pour tracer une ligne de démarcation entre le monde médiéval et le monde moderne et refuser à Machiavel l’intelligence de l’un et de l’autre. A leur combat, il rapporte la sujétion prolongée de l’Italie aux papes et aux empereurs, sans craindre de qualifier un pape de gibelin, quand il s’allie à l’Espagne ou à l’Autriche, comme si le vieux principe survivait tel quel dans ces nouvelles monarchies qui n’ont plus d’impérial que le nom. Tout en donnant les signes d’une connaissance détaillée de l’histoire de Florence, il s’interdit de reconnaître que les hommes e accusés de gibelinisme au XIV siècle par les défenseurs de l’orthodoxie guelfe furent des éléments « progressistes » ; qu’ils contribuèrent énergiquement à l’émancipation du pouvoir d’État, et, pour certains d’entre eux, formulèrent les grandes thèses de l’humanisme civique ; qu’enfin, la plupart, citoyens de fraîche date, uomini novi, se heurtèrent à la fraction conservatrice de la vieille bourgeoisie. Mieux, Machiavel se voit reprocher d’avoir comparé le tumulte des Ciompi aux soulèvements plébéiens sous la République romaine alors qu’il faudrait y reconnaître la trace d’un complot gibelin. Jugement extraordinaire, guidé par le souci de la démonstration, et que l’auteur contredit explicitement, quand, évoquant juin 1848, il déclare en un autre endroit de son ouvrage : « Quelle est cette lutte ? C’est la guerre des plébéiens et des gros bourgeois de Florence, du peuple maigre et du peuple gras, des Ciompi et des popolani » (119). On remarquera encore

qu’en dépit de son obstination à disqualifier la vision machiavélienne de l’Histoire, il n’hésite pas une fois à l’opposer à celle de Dante. Tandis que ce dernier, à l’entendre, est demeuré étranger à son époque, « Machiavel s’identifie […] avec la grande rébellion ; il ne comprend que les républiques et les seigneurs […] C’est à la Renaissance qu’il s’adresse ; il veut qu’elle achève son œuvre et c’est dans ce but qu’il lui enseigne le grand art de se rebeller » (53). Relever ces inconséquences serait de peu d’intérêt, si elles ne permettaient de mieux repérer l’artifice qui soutient la critique de fond de Ferrari et son dessein. Comme nous l’énoncions, elle tient en ceci : Machiavel n’aurait conçu que l’action de l’individu. Ainsi se serait-il arrêté à la définition des alternatives qui s’offrent à des acteurs, comme si ceux-ci disposaient d’une souveraine liberté d’agir, indépendamment des enjeux en fonction desquels leur position se trouve déterminée. « Mille conseils en partie double se développent […]. Ils instruisent les conspirateurs ; ils éclairent les princes sur la marche des conspirations ; toutes les situations de guerre civile sont épuisées par une sorte de casuistique » (21). Cette observation va au plus loin quand Ferrari dénonce l’illusion d’un sujet qui serait affranchi, non seulement des contraintes d’une situation donnée, mais de celle que lui impose sa propre nature : « Cet art de réussir impose à l’individu d’être libérateur ou tyran, de caresser ou de tuer, d’être bienfaisant ou sanguinaire, comme si nous pouvions choisir notre nature, nos passions et nos idées, et comme si notre rôle dans le monde n’était pas la conséquence logique d’une donnée primitive qui rend impossibles les rôles opposés » (29). En bref, Machiavel est supposé avoir cédé au vertige d’un savoir qui abolirait toute détermination dans l’homme et dans les choses. Ferrari extrait de la pensée de Machiavel cela seul qui convient à son propre propos : une théorie de l’action qu’il veut renverser, mais aussi paradoxalement, rétablir en la transposant sur un autre registre.

Il dénonce la fiction de l’individu comme maître de l’action, pour se saisir de l’idée de cette maîtrise et l’associer à la Révolution. Après avoir discrédité l’art de réussir que Machiavel aurait souhaité enseigner aux acteurs politiques, il s’en réempare en effet pour délivrer la signification cachée : « Il y a une chose à laquelle il ne songeait point, un but qu’il ne prévoyait pas et c’est ce but qu’il atteint. Le grand art de Machiavel est essentiellement secret. Divulguons-le : il est individuel ; brisons ce symbole de l’individu, remplaçons les individus par les principes, et Machiavel aurait tracé la théorie de tous les principes qui parviennent, je veux dire de toutes les révolutions qui s’accomplissent dans le monde » (ibid.). « Divulguer le secret », la formule a déjà été employée au service d’une réhabilitation de l’auteur du Prince ; « briser le symbole », l’image, sans doute plus récente, apparaît dans un tout autre registre chez les écrivains qui font de l’Évangile le texte chiffré de la Révolution française et de Jésus-Christ la figure à demi cachée de l’humanité advenant à elle-même. Mais Ferrari ne juge pas que Machiavel détient le secret de son art ; il ne dit pas comme Jean-Jacques Rousseau que celui-ci instruisit les peuples sous le couvert de leçons données aux princes. Pas davantage n’invoque-t-il un message d’émancipation que les modernes ne sauraient pas lire. C’est la Révolution qui parle à travers Machiavel et à son insu, et qui se nomme sous le masque de l’individu. A celle-ci, nous devons reconnaître le pouvoir naïvement prêté à ce dernier. Maître absolu, elle possède la puissance du manipulateur des hommes et des choses. Apte à endosser tous les rôles, elle combine, selon les circonstances, le point de vue du prince et celui du conspirateur. Si l’on doit récuser la fiction d’un individu libre de caresser et d’occire, en revanche, c’est un fait, faut-il admettre qu’il n’y a pas de révolution « qui ne se fasse aimable avant de massacrer ses e ennemis : vers la moitié du XVIII siècle, la révolution hantait les cours,

elle caressait, quelques années plus tard elle tuait » (ibid.). Absurde est d’accorder au prince la faculté de « déplacer les centres, les richesses, les hommes » ; en revanche, tel est bien le pouvoir de la Révolution. De toute évidence, notre auteur s’est saisi de la question formulée à l’entrée du Prince : « Comment conquérir le pouvoir et le conserver », comme si elle ne faisait qu’ouvrir à une discussion sur l’art de réussir. Il a certes exploré l’ensemble de l’œuvre machiavélienne et même en lecteur subtil. Mais c’est à cette question qu’il a voulu s’arrêter. La représentation d’un champ de force objectivé sous le regard de celui qui détient la plus haute puissance ou y aspire l’a séduit. Il s’est enchanté de l’enchaînement des hypothèses et des choix où s’illustre l’intelligence de l’acteur. Mais il n’a rien voulu savoir de l’exploration des fondements sociaux du pouvoir, de son institution et de son exercice. La distinction entre la république et la monarchie reste à ses yeux sans pertinence dans le cadre de la théorie de Machiavel ; l’homme seul, en tant que florentin, croit-il, préfère la première à la seconde. Il s’interdit ainsi de comprendre que c’est en raison d’une réflexion sur la nature de la société que Machiavel peut juger dans certaines circonstances le rôle d’un prince plus heureux que celui d’une république ; que, selon lui, là où la classe dominante atteint à la plus grande corruption, les effets de l’inégalité ne peuvent être contenus que par une autorité royale ou quasi royale ; mais que c’est en raison de la même réflexion que la république demeure à ses yeux le meilleur régime, car elle seule, quand les conditions sont favorables, permet de mobiliser les énergies populaires. Nous disions que Ferrari s’interdit de le comprendre ; en effet, la comparaison des différents régimes, telle qu’elle est formulée dans les Discours, ne lui échappe pas. Mais il en méconnaît la portée pour demeurer insensible à l’idée que toute société politique s’ordonne autour d’une division centrale entre le peuple et les grands, entre le désir de commander, d’opprimer et le désir de ne pas

être commandé, opprimé. C’est la pensée de cette division qui induit Machiavel à juger parfois plus redoutable l’oppression de la classe dominante dans une république que celle d’un prince, qui saurait, lui, brider l’insolence des Grands. Plus généralement, c’est la pensée de cette division, la critique de la croyance naïve en une communauté d’intérêts et d’aspirations susceptible de s’incarner dans un bon gouvernement qui l’induit à rechercher les divers modes d’insertion du pouvoir dans l’ensemble social. De cette recherche, Ferrari ne dit rien, ni de la nécessité pour le prince de trouver un fondement dans le peuple, ni des chances d’une alliance entre le désir de domination du prince, qui ne saurait s’accomplir qu’aux dépens des Grands, et le désir de liberté du peuple qui ne peut jamais être comblé, mais s’exerce en réponse à l’oppression des Grands. Il ne découvre dans les considérations de Machiavel sur les qualités du prince qu’un enseignement à l’adresse de l’individu, sans entrevoir que la ruse de celui-ci répond à une ruse constitutive du pouvoir et de l’espace social, puisque le prince ne saurait satisfaire au désir de liberté du peuple dans le moment où il paraît incarner la cause du bien public, et que le peuple ne peut que se prêter à la tromperie, faute de pouvoir dominer sans cesser d’être peuple. Et le même voile est jeté sur la fondation du pouvoir princier et sur celle de la république. Ferrari tient pour une utopie rétrograde le modèle de la République romaine. Il s’empêche ainsi d’apprécier l’audace d’une analyse qui discrédite les notions de concorde, de stabilité, de bon gouvernement ; qui fait du conflit social, des soulèvements de la plèbe, de la revendication de la liberté le ressort de la grandeur de Rome ; qui annule ainsi la place assignée traditionnellement au législateur, celle précisément d’un individu censé être détenteur du savoir politique ; enfin qui dévoile la vertu d’un pouvoir contesté, voué à la quête incessante de sa légitimité.

Cette part du discours de Machiavel lui reste dérobée en raison du but qu’il s’est fixé. Comment investirait-il le pouvoir du prince dans la Révolution, comment érigerait-il celle-ci en maître absolu, s’il lui fallait prendre en charge la question de la division sociale ; s’il accueillait l’idée d’un pouvoir toujours pris dans la division qu’il surmonte ? La division, Ferrari ne la connaît que comme celle de deux principes et c’est sous le signe de leur antagonisme qu’il aménage la scène historique – d’un antagonisme dont le résultat est donné d’avance, au reste, puisque le principe de la Révolution est celui de la modernité, le principe conquérant dans lequel se trouve déposée la vérité de l’avenir. Ce qui nous frappe davantage, c’est que d’un tel point de vue, la question qui porterait sur le contenu du principe tend à s’effacer. Nul doute, pourtant, qu’il n’y soit attaché. L’auteur fait entrevoir l’avènement d’une société de liberté, non seulement la disparition du vieil ordre monarchique, mais celle des inégalités qui s’engendrent dans le capitalisme moderne ; l’avènement d’une démocratie politique et sociale, l’accomplissement de l’œuvre inaugurée par la proclamation des droits de l’homme, de telle sorte qu’elle dépasse les frontières de la bourgeoisie. Mais un clivage s’opère entre l’idée du sens de la Révolution et l’idée de son action, qui rend très singulière la reconstitution de l’Histoire depuis 1789. Les événements sont jugés en fonction du critère de la réussite du principe, sans que soient confrontés la fin et les moyens. De là, par exemple, non pas une apologie, mais une froide évocation de la Terreur, comme opération se déduisant de la Révolution, dans l’indifférence à l’opposition qui s’institue entre l’oppression jacobine et l’idéal de la liberté ; de là, plus généralement, l’idée d’un développement fatal, au cours duquel les hommes sont broyés par le principe, faute de le servir jusqu’au bout, ou parce qu’ils sont inhibés dans leur choix par les circonstances. Au cours de cette reconstitution, Ferrari dépasse parfois les limites de sa théorie. Nous ne

cherchons donc pas à l’y enfermer. Les pages qu’il consacre à la description d’une révolution française toujours recommencée et d’une révolution italienne toujours empêchée sont parmi les plus fortes de l’ouvrage et en justifieraient à elles seules l’intérêt. Il est du petit nombre de ceux qui voient dans le cours des révolutions et des coups d’État depuis 1789 une seule aventure historique et scrutent son avenir. Inspiré par Machiavel, il met alors en évidence avec bonheur les contradictions dans lesquelles sont empêtrés les acteurs et leur impuissance à tirer les conséquences dernières de leur choix. Reprenant silencieusement à son compte une démarche qu’il prétendait discréditer, il dévoile ironiquement le malheur d’un monde dans lequel les hommes « ne savent être ni tout bons ni tout mauvais ». On sent que, frappé par la médiocrité de Louis-Philippe, il a saisi dans le juste milieu une notion clef, qu’il l’a rapportée à celle de la via media, tant dénoncée par Machiavel ; qu’elle lui a inspiré comme à son modèle l’analyse corrosive des régimes incapables de s’appuyer sur le peuple. Alors, la critique des acteurs historiques qui s’acharne à les poursuivre sur leur propre terrain pour pointer le moment où leur échappe l’intelligence de la nécessité finit par se combiner avec l’image d’un présent où fait défaut la réponse au problème de la démocratie et la condamnation du volontarisme et de l’activisme en politique. Toutefois, nul doute que Ferrari ne capte davantage notre attention par l’outrance même de sa théorie de la révolution qui emporte tous ses doutes. Le paradoxe d’une histoire qui se joue dans le dos des hommes et d’où surgira leur liberté, la mythologie d’un pouvoir invisible sous l’action duquel se disloquent tous les édifices visibles de pouvoir, la transfiguration de la cruauté, de la sottise, de la peur, à quoi sont finalement condamnés les héros du jour en signes du passage de la Révolution, le pacte orgueilleusement noué avec les maux du temps, ce

sont là les éléments d’une esthétique de la politique qui hantera longtemps les imaginations modernes. Rappelons que parmi les rares admirateurs de Ferrari s’est trouvé Baudelaire. Celui-ci eut un moment l’idée de lui consacrer un chapitre dans un essai qu’il projetait sur le dandysme littéraire. Un tel projet à soi seul éclaire la modernité de ce théoricien de la révolution comme grand individu.

1. Article extrait de Différences, valeurs, hiérarchie, Mélanges offerts à Louis Dumont, EHESS, 1984. 2. J. Ferrari, Machiavel juge des révolutions de notre temps, Paris, 1849. Les références sont indiquées après chaque citation. Id., Les Philosophes salariés, Paris, 1849 ; rééd., Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1983.

Relecture du Manifeste 1 communiste Peut-on lire encore Marx ? Non l’approcher dans la posture de l’historien, mais trouver dans ses écrits une incitation à penser, nouer avec lui un dialogue, de telle sorte que les questions qu’il tirait de l’expérience de son temps nourrissent celles dont nous charge l’expérience du nôtre ? A nos yeux, la réponse n’est pas douteuse. Le fait peu contestable que le marxisme s’est à présent décomposé n’entraîne pas, comme le croient quelques critiques désinvoltes, que l’œuvre de Marx a cessé de nous interpeller. La vérité est seulement que ses thèses nous importent moins que la voie qu’il a suivie pour tenter de comprendre, en rupture avec les divers courants de la tradition, le monde nouveau qui se dessinait dans l’Europe du e XIX siècle ; son effort pour découvrir par-delà les institutions économiques et politiques, par-delà les représentations philosophiques, morales et religieuses, le sens des pratiques sur lesquelles elles se fondaient, pour saisir le principe de leur genèse, et, du même coup, acquérir une connaissance générale des rapports sociaux et du devenir historique. Certes, nous avons de bonnes raisons de juger qu’une telle entreprise s’est embarrassée dans des contradictions et qu’elle a donné

naissance à des illusions qui ont alimenté plus tard une idéologie totalitaire. Mais nous ne saurions en conclure qu’elle était vaine, ni même qu’elle n’instruit que par son échec. Serait-il vrai que Marx n’a pu faire mieux qu’osciller entre le rationalisme et l’irrationalisme, entre le volontarisme et le fatalisme, entre un extrême subjectivisme et un extrême objectivisme, la tâche demeurerait d’apprécier son intention, de savoir comment il a tenté de s’évader de ces oppositions – tâche d’autant plus légitime que la formule de leur dépassement, d’autres l’ont cherchée après lui et nous la cherchons encore. Serait-il vrai qu’il n’est pas parvenu à concevoir à la fois la spécificité du monde humain et son implication dans le monde de la nature, ou bien à élaborer une distinction entre le réel et l’imaginaire qui ne les défasse pas l’un de l’autre, encore faudrait-il admettre que son travail d’interprétation porte constamment la trace de cet objectif. Devrions-nous enfin dénoncer sa méconnaissance du fait politique, conclure qu’il est illusoire de le réduire aux effets des rapports de classes, eux-mêmes déterminés par un mode de production, et décider en conséquence de revenir aux grandes sources de la philosophie politique que Marx croyait taries, cette exigence même, nous ignorerions à tort ce qu’elle doit à la traversée de son œuvre et qu’il n’est pas d’interrogation sérieuse du politique qui ne s’affranchisse de la question du social. Mais pourquoi faire un tel partage entre les thèses de Marx et l’œuvre qui les contient ? Parce que cette œuvre, comme toute œuvre de pensée, ne se réduit pas à la part de ce qui s’y trouve affirmé. Parce que l’on y chercherait en vain les signes d’un cheminement sur une voie rectiligne, depuis un point de départ jusqu’à une conclusion. Elle porte la trace des obstacles que la pensée se crée à elle-même dans son propre exercice, dès lors que celle-ci échappe à la tentation de la déduction formelle, dès lors qu’elle se voue à l’interprétation de nsqui l’excède ou se laisse attirer par ce qui se dérobe à ses prises. Tandis que

l’énoncé des thèses, par son pouvoir d’affirmation, ne se prête qu’à l’adhésion ou au refus du destinataire, l’œuvre s’offre à la lecture en raison du débat intime de la pensée auquelle elle livre passage. C’est ainsi qu’elle interpelle encore des lecteurs. Ou, pour le dire en d’autres termes, c’est pour autant que Marx n’est pas marxiste (et l’on sait qu’il a récusé avec irritation cette dénomination) qu’il demeure en vie. Pour sa part, le marxiste connaît la définition du mode de production, celle des classes sociales, celle de l’idéologie, celle des rapports entre infraet superstructure, celle de l’enchaînement des formations sociales. Mais, pour Marx, écrivant son œuvre, la signification de ces concepts n’est pas fixée, il la découvre dans l’interrogation et le travail de l’interprétation. D’un livre à l’autre ou dans l’espace d’un seul livre – dans le plus important, notamment, le Capital –, elle se déplace ; l’argument n’évite pas de s’exposer à son démenti ; les digressions imposées par l’examen de nouveaux phénomènes réintroduisent une ambiguïté qu’on croyait dissipée… Ainsi, la notion de mode de production est ébranlée par l’analyse du despotisme oriental ; l’image d’une histoire unique régie par le développement des forces productives se défait, quand surgit celle d’une rupture entre le capitalisme moderne et l’ensemble des formes précapitalistes ; l’idée d’une transparence enfin advenue des rapports sociaux dans le monde bourgeois est mise en échec par la description de « l’univers ensorcelé » du capitalisme, par celle du « monstre mécanique » qui fait des individus ses organes dans la grande industrie, ou encore par celle des révolutionnaires bourgeois hantés par des fantômes qui leur soufflent leur rôle. L’œuvre de Marx ne coïncide pas avec elle-même. Elle donne à son lecteur, en s’ouvrant ainsi à lui, le pouvoir de l’explorer, d’objecter, de douter, de revenir à lui-même dans le moment où il est tout occupé à la connaître.

Pourtant, cette défense de l’œuvre de Marx ne délivre pas d’une question plus précise : peut-on lire encore le Manifeste ? Le lire, au sens où nous l’entendions, c’est-à-dire non pas l’examiner comme un document, le traiter comme un épisode de l’histoire des idées (voilà bien le point de vue que son auteur aurait récusé), mais éprouver l’attrait que tout grand texte procure et, en lui cédant, oublier un moment la distance du passé au présent ? Question vaine, dira-t-on peut-être… La réponse a déjà été donnée puisque le Manifeste – encore qu’il fut conçu en collaboration avec Engels et rédigé au nom des communistes – fait éminemment partie de l’œuvre de Marx et qu’il en est même la pièce la plus célèbre. Pour d’innombrables lecteurs, disséminés dans le monde entier, il contient le grand message du fondateur ; pour des millions de militants, qui se sont réclamés de la science du Capital, il est, en fait, le seul de ses ouvrages qui leur soit familier. Qui plus est, non seulement Marx ne l’a jamais répudié, mais il le présentait à la fin de sa vie comme la meilleure introduction à son œuvre. Toutefois, la réponse ne suffit pas. Est-ce en effet se contredire que d’admettre, d’une part, qu’on peut lire le Manifeste en regard des autres écrits de Marx, à la condition de se rendre attentif à tout ce qui dans ceux-ci vient démentir ses certitudes et, d’autre part, que ramené dans ses limites, appréhendé en lui-même, il a perdu le pouvoir de nous interpeller ? Or, telle est bien notre opinion. Il est vrai qu’elle nous oblige à revenir sur notre premier argument. C’est pour autant que Marx n’est pas marxiste, notions-nous, qu’il demeure vivant. Nous le disions en observant qu’il s’était défendu de l’être, laissant croire ainsi que le marxisme était l’affaire de ses épigones. Ce n’est qu’une demi-vérité. Une fois reconnu que sa pensée est irréductible à ce qu’en ont fait le lénino-marxisme, le stalinomarxisme, le trotsko-marxisme et le mao-marxisme, il faut bien convenir qu’il existe un marxo-marxisme et que son expression la plus

pure se trouve dans le Manifeste. Fermé sur lui-même, énonçant le vrai sur le vrai, le discours du Manifeste laisse le lecteur au-dehors. Monument, il le demeure, soit ! Mais n’est-ce pas le mausolée spirituel de Marx, élevé par sa propre plume, auprès duquel seuls des pèlerins peuvent venir se recueillir ? Phénomène étrange décidément que la représentation qu’un penseur se fait de ses écrits. Marx s’est plu à dire qu’il avait abandonné le manuscrit de l’Idéologie allemande à la critique rongeuse des souris. Les souris ne sont pas venues : le livre continue de respirer. Du Manifeste, il attendait en revanche qu’il défiât le temps (le temps du moins où les hommes connaîtraient encore le besoin de lire). Or, ne serait-ce pas justement là la part du mort ? Son succès ne tient plus peut-être qu’au travail des rats qui portent entre leurs dents à d’autres rats, aux quatre coins du monde, ce qui est devenu l’hostie du communisme. Cette opinion ne revient pas à opposer un bon et un mauvais côté de la doctrine. Une telle disposition induit toujours à s’insinuer dans le débat marxiste, alors qu’il nous paraît avoir perdu toute légitimité. Ce qui est tout différent, nous reconnaissons un Marx penseur, sans nous dissimuler qu’il étouffait aussi en lui-même la pensée, pour gagner un savoir invulnérable, et qu’à vouloir occuper une telle position, il se prêtait à l’aventure qui lui est advenue : la conjonction de la science marxiste avec un pouvoir occupé lui-même à se rendre invulnérable. A cet égard, le statut du Manifeste nous semble remarquable. En ce moment, pour un moment, l’on dirait que Marx renonce à penser, s’applique à ne pas penser, pour ne faire que désigner les choses mêmes, le cours de l’histoire qui n’attendent que d’être nommés. Sans doute la puissance de l’illusion est-elle immense. Mais une fois celle-ci dissipée, nous ne percevons plus que les artifices d’une peinture, dans

laquelle on chercherait vainement autre chose que les signes d’un style et d’une époque. Observant déjà le déclin du marxisme et souhaitant faire redécouvrir la pensée de Marx enfouie sous l’idéologie, Merleau-Ponty écrivait dans la préface de Signes : « L’histoire de la pensée ne prononce pas sommairement : ceci est vrai, cela est faux. Comme toute histoire, elle a des décisions sourdes ; elle désamorce ou embaume certaines doctrines, les transforme en “messages” ou en pièces de musée. Il y en a d’autres qu’au contraire elle maintient en activité […] parce qu’elles restent parlantes au-delà des énoncés, des propositions, intermédiaires obligés si l’on veut aller plus loin. Ce sont là les classiques, on les reconnaît à ceci que personne ne les prend à la lettre et que pourtant les faits nouveaux ne sont jamais absolument hors de leur compétence, qu’ils tirent d’eux de nouveaux échos, qu’ils révèlent en eux de nouveaux reliefs. Nous disons que le réexamen de Marx serait la méditation d’un classique et qu’il ne saurait se terminer par le nihil obstat, ni par la mise à l’index. » Ces phrases quand nous les avons lues pour la première fois ont emporté notre conviction. Elles nous paraissent plus opportunes encore en notre temps, à une réserve près, toutefois : l’histoire a changé Marx en un classique et, simultanément, elle a embaumé ce qui était dans son œuvre la part du marxisme, elle a converti en pièce de musée le Manifeste. Le Manifeste s’ouvre par un préambule qui nous renseigne sur son caractère et sa fonction. Rappelons le point de départ : « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe ont conclu une alliance sacrée pour traquer ce spectre. » Il s’agit apparemment d’un constat. Marx en tire deux conclusions : la première, que le communisme est universellement reconnu comme puissance (il suffit d’entendre, de voir la haine, la peur

qu’il inspire – sous le couvert de la légende, du mensonge, le fait est irrécusable) ; la seconde, « qu’il est grand temps que les communistes exposent ouvertement [offen darlegen] à la face du monde entier leur manière de voir, leurs buts et leurs tendances… » Ces conclusions, Marx ne les énonce pas en son nom : « A cette fin, écrit-il, des communistes appartenant aux nations les plus diverses se sont réunis à Londres et ont tracé les grandes lignes du manifeste que voici… » L’auteur s’efface donc, les communistes parlent à travers lui. Le lecteur, pour sa part, est indéterminé : c’est à la face du monde entier que ces derniers exposent ce qu’ils voient, ce qu’ils veulent, ce qu’ils sont. Le Manifeste se présente comme une pure exposition. Encore l’est-il en un sens plus profond que les mots ne le suggèrent. Car, cette exposition à la face du monde est une exposition du monde lui-même, le mouvement de ceux qui apparaissent pour la première fois en pleine lumière le fait lui-même apparaître dans son entière visibilité. Les communistes, on s’en aperçoit vite, ne formulent pas un point de vue, des buts, des tendances, d’une place particulière ; face au monde entier, paradoxalement, ils sont sans distance à son égard. S’ils peuvent gagner une telle position, c’est parce qu’ils incarnent la généralité du monde. En se présentant devant lui, ils le représentent essentiellement – au-delà de ce qu’il apparaît dans l’imagination des hommes qui s’y trouvent situés d’une manière historiquement et socialement déterminée. Comme le précise la seconde section de l’opuscule : « Les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, sur des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale de rapports effectifs d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. » Exposition, le Manifeste veut l’être absolument. Marx n’expose pas la théorie des communistes, les communistes ne s’exposent pas eux-mêmes, c’est le monde, c’est

l’histoire qui s’exposent à travers lui, à travers eux. Le Manifeste appelle seulement à ouvrir les yeux sur ce qui se produit, c’est-à-dire ce qui advient et apparaît. La division des trois premières sections semble correspondre aux trois moments de l’exposition des communistes : le point de vue, les buts, les tendances. Mais l’exposition du soi-disant point de vue comprend les deux autres, car, en fait, elle ne veut être que la pure représentation de ce qui se présente ici et maintenant et, du même coup, rend visible le mouvement historique tout entier. L’exposition des buts des communistes ne saurait être autre chose que celle des buts du mouvement historique et l’exposition de leurs tendances, qui les différencient des autres tendances du socialisme, ne saurait être que celle du partage que l’histoire opère entre ceux qu’elle met en mesure de découvrir sa propre tendance et ceux qui demeurent pris dans l’illusion. La vision de ce qui est, c’est-à-dire de ce qui devient, emporte tout dans son exigence de coïncider avec la réalité effective du monde en devenir. Elle efface la position particulière de Marx, comme celle des communistes, mais pareillement celle du prolétariat, puisqu’il n’a d’autre destin que de se représenter sa propre apparition historique, que d’agir conformément au but qui lui est assigné. Enfin, elle va jusqu’à abolir celle de l’adversaire de classe, dont les mensonges ne relèvent pas du pouvoir qu’il aurait de connaître la raison de ses intérêts et de sa lutte, mais du fait que son mode d’insertion dans la société, sa condition déterminée historiquement, ne lui permet pas de se voir, l’enferme irrémédiablement dans un lieu opaque. Ainsi, au cœur d’un passage de la seconde section, où il s’acharne à pulvériser par le mépris et l’ironie les objections du bourgeois, Marx rompt soudain ce qui semblait un dialogue : « Mais ne chicanez pas avec nous en mesurant l’abolition de la propriété bourgeoise à l’aune

de vos idées bourgeoises de liberté, de culture, de droit, etc. Vos idées elles-mêmes sont des produits des rapports bourgeois de production et de propriété, comme votre droit n’est que la volonté de classe érigée en loi, volonté dont le contenu est donné dans les conditions matérielles de votre classe. La conception intéressée qui vous fait transformer en lois éternelles de la nature et de la raison vos rapports de production et de propriété – rapports historiques que le cours de la production rend caducs – vous la partagez avec toutes les classes dominantes disparues. Ce que vous comprenez pour la propriété antique, ce que vous comprenez pour la propriété féodale, il ne vous est plus permis de le comprendre pour la société bourgeoise. » Pas de point de vue donc à défendre, à faire prévaloir contre celui de l’adversaire : Marx voit la réalité qui est au fond du bourgeois, il voit ce que le bourgeois ne voit pas, non parce que celui-ci se le cache, mais parce qu’il est, du fait de son existence de classe, privé de la connaissance de soi. Encore ce passage est-il l’un des rares où Marx se laisse aller à l’argumentation et la polémique. La manière dont il y renonce est d’autant plus remarquable. Car celles-ci suggèrent la présence d’un interlocuteur, or le Manifeste, qui semble exposer la théorie des communistes et, en fait, livre passage à l’exposition de la société bourgeoise, de l’histoire, du monde, ne peut sans risque faire suivre la trace d’une parole autre, évoquer un sujet parlant, quelqu’un. Seuls doivent compter les classes et leurs rapports. De là ce paradoxe déjà mentionné que le Manifeste, lancé face au monde entier, ne s’adresse, en dépit des apparences, à personne. Le discours se déploie dans l’élément pur de la généralité. Il n’est pas fait pour convaincre ; il exhibe une vérité qui réside dans les choses mêmes, dans leur devenir. Voilà, il est vrai, qui dispense Marx de revendiquer, soit pour luimême, soit pour les communistes, la direction des forces révolutionnaires, d’annoncer la formation d’un parti qui se substituerait

aux autres partis et prétendrait au monopole du pouvoir politique. De fait, à l’entendre, les communistes ne sont destinés qu’à exercer une sorte de pouvoir spirituel, si l’on ose employer cette expression sacrilège, en guise d’allusion à Saint-Simon et à Comte. Comme l’enseigne la seconde section : « Les communistes ne constituent pas un parti particulier en face des autres partis ouvriers. Ils n’ont pas d’intérêt séparé du prolétariat tout entier. » En ce sens, l’on a jugé à bon droit que la conception léniniste du parti était absolument étrangère à l’esprit de Marx. Mais reste que se joue sur le registre du savoir une aventure sans précédent, dont on nierait imprudemment qu’elle pût rester sans effet sur le registre de l’action. Le Manifeste postule une coïncidence entre le réel et le rationnel, dont on chercherait vainement la trace dans la philosophie de Hegel par exemple, lequel ne confond pas ce qu’il nomme le réel avec le détail des événements historiques, et n’investit pas un acteur social de la fonction d’incarner l’universel, d’actualiser le concept dans l’existence sensible d’une classe. Sans doute l’a-t-on également souligné, Marx maintient une précieuse différence entre la théorie et la pratique. L’affaire des communistes est la théorie. L’acteur ne peut être que le prolétariat dans lequel s’imprime le mouvement de l’histoire. A celui-ci les communistes n’ont pas à donner de leçons. Mais il ne saurait par principe se trouver dans la pratique quoi que ce soit qui se dérobe à la théorie, car la pratique contient la théorie comme sa propre expression. Ce que la théorie ne peut pas désigner, c’est la figure de l’avenir, de la société dans laquelle seront supprimés les anciens rapports de domination et d’exploitation. Mais elle ne reconnaît aucunement sa limite dans son refus de l’anticipation, puisque ce qui n’est pas encore représentable se trouve strictement prédéterminé dans le présent. Le prolétariat ne peut pas accoucher d’une société qui ne serait pas conforme à sa nature, et telle est cette nature qu’elle ne recèle aucune opacité. A supposer que le

prolétariat échoue, hypothèse qui n’est même pas mentionnée, cet échec n’aurait d’autre conséquence qu’une régression. L’évidence du communisme ne souffre pas la description de ce qui adviendra. Mais la description du monde qui apparaît sous nos yeux ne laisse aucun doute sur le sens de sa gestation et sur son résultat. Ainsi la réfutation des objections bourgeoises, qui occupe la plus grande partie de la seconde section, a-t-elle pour principal objet de montrer que celles-ci, tout en étant au service d’une défense d’intérêts particuliers, font partie d’un argument qui suppose l’inéluctable développement du communisme. L’ironie de Marx accompagne l’ironie de l’histoire qui fait que chaque énoncé bourgeois se retourne contre lui-même ou que la réfutation du communisme produit sa propre réfutation. Les bourgeois s’indignent-ils à l’idée de la suppression de la propriété privée ? Marx leur répond que s’il s’agit de la propriété, fruit du travail, de l’effort, du mérite personnel, « … nous n’avons souci de l’abolir, le développement de l’industrie s’en est chargé et s’en charge tous les jours ». S’il s’agit de la propriété bourgeoise moderne, il leur répond qu’elle n’est pas attachée à une position purement personnelle, mais à une position sociale. Le capitaliste n’existe pas par lui-même, il est l’agent du capital qui a un caractère social, et c’est seulement ce caractère social dont les communistes annoncent la transformation. D’une façon générale, en vain leur reprocherait-on de vouloir abolir la propriété privée, puisqu’elle est déjà abolie pour les 9/10 de ses membres. Le thème de l’abolition de la famille, celui de la communauté des femmes ou encore celui de l’éducation provoquent-ils le scandale ? Mais, outre que la base de la famille bourgeoise est le capital, le gain individuel, et qu’il a pour contrepartie la misère des prolétaires et la prostitution publique, le bourgeois ne voit dans sa femme qu’un instrument de production et le mariage bourgeois implique la communauté des femmes mariées. Quant à l’éducation, l’action que la

société actuelle exerce sur elle montre bien que les communistes n’inventent pas sa socialisation et qu’il ne s’agit pour eux que d’arracher les enfants à l’influence de la classe dominante. On leur impute encore le crime de vouloir supprimer la patrie, la nationalité. Mais le capitalisme a engendré une classe, le prolétariat, sans patrie, sans attache nationale. Comment donc le communisme la priverait-il de ce qu’elle ne possède pas ? En bref, les communistes n’inventent rien, ils montrent seulement comment les conséquences surgissent des prémisses. Ils appellent à la révolution, soit !, mais ils disent ce qu’ils sont mis en demeure de dire, sous l’effet d’une nécessité interne au langage, à la pensée, qui reflète la nécessité de la production sociale. Leur problème n’est pas de commander au prolétariat, en tant que groupe, encore est-il moins, en tant qu’individus, de le rejoindre, de s’enrôler dans ses rangs, de choisir sa cause. Quoiqu’il soit un intellectuel, Marx ignore entièrement ce qui deviendra le drame des intellectuels, déchirés entre le sentiment de leur appartenance à la bourgeoisie, la conscience d’être des « salauds » et l’attraction de l’engagement. C’est de l’intérieur même de la théorie qu’il se sait d’évidence lié à la pratique du prolétariat, comme c’est par sa pratique même que l’ouvrier se découvre théoricien. La parole révolutionnaire est naturelle comme l’est l’action révolutionnaire ; elles sont également prises dans une histoire naturelle.

Histoire naturelle ? Il s’agit bien d’un processus dont la loi de développement peut être connue, mais cette connaissance fait partie du processus lui-même, cette loi rend raison du fait qu’elle devient intelligible dans le moment historique actuel. « Est-il besoin d’aller au fond des choses [Bedarf es tiefer Einsicht], demande Marx, pour comprendre qu’avec les conditions de vie des hommes, avec leurs relations sociales, avec leur existence sociale, leurs représentations,

conceptions et notions, en un mot leur conscience change aussi ? Que prouve l’histoire des idées, sinon que la production intellectuelle se métamorphose avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont toujours été que les idées de la classe dominante. » En d’autres termes, il n’est rien qui ne soit visible, qui soit plus profond que ce qui se manifeste matériellement ; les idées des hommes sont une pellicule qui se produit et se transforme en même temps que le tissu social qu’elle recouvre. Le passé lui-même n’a pas besoin d’être sondé ; rien n’y est dissimulé pour les contemporains, puisqu’à chaque époque tout tenait ensemble du même mouvement et que tout a glissé ensemble du fait même de ce mouvement pour s’ordonner nécessairement selon une nouvelle forme. Ce changement de forme se repère sur la surface du présent, parce que l’organisation matérielle, sociale, intellectuelle présente porte la trace de la dissolution de l’organisation précédente et que cette dernière résultait déjà de la dissolution d’une organisation antérieure. Sans doute, ceux qui résistent devant l’image d’une métamorphose de la production intellectuelle invoquent-ils des constantes de l’esprit humain. Il ne leur suffit pas d’admettre que le déclin du monde antique et l’avènement de la société féodale rendent raison de l’essor de la religion chrétienne, que le déclin de celle-ci et l’expansion de la bourgeoisie expliquent l’essor des idées des lumières, ou bien, plus précisément, que « les idées de liberté de conscience et de liberté religieuse n’exprimaient dans le domaine de la conscience que le règne de la libre concurrence ». Marx prend donc en considération leur argument : « Mais, dira-t-on, des idées religieuses, morales, philosophiques, politiques, juridiques, etc. se sont en effet modifiées au cours de l’histoire. La religion, la morale, la philosophie, la politique, le droit se sont toujours maintenus au sein de ces changements. Il y a en outre des vérités éternelles comme la liberté, la justice, etc., qui sont

communes à tous les régimes sociaux. Le communisme, lui, abolit des vérités éternelles… » Sa réponse est que, toutes les sociétés antérieures s’étant agencées en fonction d’une opposition de classe, il n’y a « rien d’étonnant […] à ce que la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute multiplicité, de toute variété, se meuve dans certaines formes communes, formes de conscience qui ne se dissoudront pleinement qu’avec la disparition complète de l’opposition ». La vision de l’histoire qui ne laisse aucune ombre en celle-ci s’avère ainsi inscrite dans le mouvement qui, après avoir déplacé les termes de l’opposition, engendre les conditions de sa résolution. Lorsque Marx réfutait ironiquement les objections de ses adversaires, l’on pouvait encore supposer qu’il se gardait par prudence de définir une liberté, une morale, un droit qui ne fussent pas bourgeois. Cependant le doute n’est plus permis, lorsqu’il récuse explicitement ce qu’il nomme des « idées éternelles ». Certes, il précise que se substituera à la vieille société bourgeoise « une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Mais le mot libre n’a pas plus de sens, dans ce moment, qu’un peu plus tôt celui d’individu, quand, nous était-il dit : « Toute la production sera concentrée entre les mains des individus associés. » En vain s’emparerait-on de ces déclarations au service d’une interprétation démocratique ou libertaire. Celle-ci peut se fonder sur d’autres textes, mais non sur le Manifeste. Par libre développement de chacun et de tous, Marx entend seulement une croissance sans entrave des forces productives. Il n’admet pas que pour être libre il faille le vouloir, que la liberté soit autre chose qu’un état. Et son concept d’association – au reste communément répandu dans la littérature dite utopiste – ne donne pas figure à des individus qui s’appréhenderaient comme tels, c’est-à-dire revendiqueraient le droit d’être chacun singulier, différent d’autrui ; la société communiste

apparaît comme une société naturelle, de même que l’histoire se présentait tout entière comme naturelle. C’est en définitive pour la même raison que les idées de liberté et de droit sont dites avoir surgi pour garantir et travestir la pratique d’une classe dominante et devoir s’évanouir dans un monde délivré de la division sociale. Reste le paradoxe : l’histoire de l’humanité, qui se dévoile entièrement devant le regard des communistes, débouche sur une société sans idées, une société qui coïncide avec elle-même au point d’annuler toute possibilité de jugement en son sein. Voilà bien finalement pourquoi Marx se refuse à imaginer ses traits : son existence se suffit. Elle exclut toute représentation d’elle-même ; on ne saurait la dire, elle ne saurait se nommer, libre et juste. Or, ce paradoxe dénonce la fantasmagorie du Manifeste, car comment Marx se donne-t-il la liberté de concevoir l’humanité comme une, la même au cours de ses métamorphoses, en vertu de quel droit parle-t-il d’oppresseurs et d’opprimés, d’une lutte de ces derniers pour leur émancipation, si la liberté, le droit, il ne les reconnaît pas à l’œuvre dans l’Histoire ?

Pourquoi le naturalisme de Marx fait-il pourtant illusion ? Parce qu’il se dissimule à demi en s’insérant dans une composition dramatique. Le Manifeste, on le sait, ne commence pas par décrire ce que de bons yeux devraient distinguer en premier lieu, comme on l’apprendra plus tard : le mouvement de la production matérielle et le cortège de transformations sociales et intellectuelles qui l’accompagne. La première section s’ouvre sur le défilé des classes qui se sont affrontées tour à tour, une à une : « L’Histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte de classes. Homme libre et esclave, praticien et plébéien, baron et serf, maître d’un corps de métier et compagnon, bref, oppresseurs et opprimés ont été en opposition constante, ils ont mené une lutte ininterrompue, tantôt cachée, tantôt

ouverte, lutte qui chaque fois s’est terminée par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par la ruine commune des classes en lutte. » Que ce tableau, Marx l’emprunte, pour une part, aux saint-simoniens et qu’il soit à maint égard inexact, d’autres l’ont dit avant nous (l’erreur la plus significative étant de présenter les premiers bourgeois comme descendant des serfs), ne nous arrêtons donc pas sur 2 son détail . Le fait remarquable est que l’unité de l’humanité, la continuité de l’Histoire se trouvent aussitôt établies au spectacle de la guerre qui se poursuit depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours. Les protagonistes changent, mais la guerre conserve le même caractère. Mieux, quand les opprimés ne sortent pas vainqueurs d’un conflit et n’instaurent pas un nouvel ordre, quand les adversaires ne peuvent faire mieux que de s’exténuer les uns les autres, la guerre requiert de nouveaux combattants. Ainsi, la guerre des classes, toujours recommencée, est-elle une seule guerre aux multiples épisodes, une sorte de guerre civile en ce sens qu’elle a pour théâtre unique la cité des hommes. Le sens du drame se révèle à l’époque actuelle en même temps que se laisse pour la première fois entrevoir le sens de son dénouement. Le présent s’avère en effet dans le prolongement du passé : la société bourgeoise témoigne de la répétition du conflit entre oppresseurs et opprimés, puisqu’elle « n’a fait que substituer, aux anciennes, de nouvelles classes, des conditions d’oppression nouvelles, de nouvelles formes de lutte ». Et si nous sommes en mesure de l’affirmer, c’est parce que ce qui se trouvait caché est devenu pleinement visible, parce que désormais tout s’ordonne selon une direction unique et en fonction d’une unique opposition, tout révèle un seul espace et un seul temps. Tandis qu’autrefois les sociétés demeuraient hétérogènes et que la ligne de clivage entre la classe dominante et la classe dominée était encore brouillée sous l’écheveau des liens de dépendance, la société bourgeoise « a simplifié les

oppositions de classe ». Elle « se scinde de plus en plus en deux grands camps hostiles ». Désormais, le duel se joue sur le devant de la scène. Auparavant, la lenteur des transformations sociales ne permettait pas de saisir leur enchaînement ; à présent, l’Histoire se précipite, le changement se produit sous nos yeux. Celui-ci s’opérait dans des cadres limités et c’est le monde entier qui se trouve soumis à son rythme accéléré et embrasé par la même lutte de classes. Enfin, la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit qu’un substitut des anciennes classes dominantes, en diffère radicalement par son comportement. Ces dernières, une fois établies, n’avaient d’autre but que leur conservation ; elle est emportée par la fièvre de la destruction et de la novation. Il s’agit bien d’une classe qui succède à d’autres classes dans l’Histoire, mais l’histoire s’est imprimée en elle, elle a fait du devenir le principe de son existence. Elle est bien le produit d’une révolution, qui ne fut que le dernier maillon d’une longue chaîne de révolutions, mais, cette révolution, elle ne l’a pas laissée toute derrière elle, le rôle qu’elle joue est, observe Marx, « un rôle au plus haut point révolutionnaire ». Aucune tradition ne lui résiste. Les liens féodaux qui unissaient l’homme à ses supérieurs naturels, elle les brise. Elle ne connaît que « l’intérêt tout nu ». « Elle a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste des frissons sacrés de l’exaltation religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits bourgeois… » Sa marche est une conquête sans limites. Sous son effet, les hommes perdent leurs attaches au sol, à la nation ; leurs relations deviennent universelles ; la production matérielle comme la production intellectuelle se trouvent réduites à un même dénominateur. Les peuples les plus barbares sont emportés dans son tourbillon. « En un mot, elle crée un monde à son image. » C’est ainsi un véritable portrait que Marx brosse de la bourgeoisie. Ce conquérant moderne ravage tout sur son passage, il ne laisse rien

subsister du passé, mais simultanément il délivre en l’homme un pouvoir formidable de création qui l’habitait et qu’il ignorait. « La bourgeoisie a été ainsi la première à montrer ce dont est capable l’activité des hommes. Elle a accompli de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques, elle a réalisé de tout autres expéditions que les grandes invasions et les croisades. » Ou, dit encore Marx : « Dans sa domination de classe, la bourgeoisie a créé des forces de production plus massives et plus colossales que toutes les générations passées prises ensemble. » « Quel est le siècle passé, demande-t-il, qui soupçonnait que de telles forces de production sommeillaient au sein du travail social ? » Soumise à un tel conquérant, l’humanité fait son apprentissage : celui du désenchantement. Le voile de la croyance se déchire. Le social, comme tel, se laisse découvrir dans son entière plasticité, par-delà l’apparente rigidité des institutions qui assignent à chacun sa place et sa fonction ; l’historique, comme tel, découvrir dans le mouvement incessant de consumation du passé. « Toute hiérarchie et toute permanence se volatilisent, tout ce qui est sacré est profané, et les hommes sont enfin contraints de considérer d’un œil froid leur position dans la vie, leurs relations mutuelles. » Ce désenchantement ne fait qu’un avec l’épreuve inéluctable de la réalité. Or, voir la réalité, ce n’est pas accepter l’ordre établi, c’est se déprendre de l’illusion que la bourgeoisie puisse maintenir sa propre domination dans le travail de création-destruction qu’elle opère, que dans le moment où toute hiérarchie se défait, elle puisse continuer de se replier dans ses frontières de classe et exclure du processus de socialisation la masse des exploités. C’est un roman de l’apprentissage qu’esquisse Marx, à partir de la description de la société bourgeoise. Mais très étrange, car, pour que le héros entende la leçon, il faut qu’il soit d’une nature telle que rien du

passé ne l’attire, que rien dans le présent ne lui donne l’illusion d’exister, il faut que sa temporalité et sa sociabilité soient pulvérisées. Telle est en effet la figure à peine représentable du prolétariat. C’est parce qu’il est, parce qu’il tombe toujours davantage au-dessous de la condition qui demeurait dans les sociétés antérieures celle de l’exploité (et cette chute accompagne celle de toutes les classes intermédiaires qui tombent dans ses rangs), c’est parce qu’il se trouve sans attaches familiale, nationale, religieuse, que le prolétariat peut trouver, dans la seule exigence de la lutte contre la menace de mort, le chemin de la révolution et du communisme. Peu importe pour notre propos le récit de sa transformation progressive en classe combattante, consciente de soi, politique ; nous observons seulement qu’à la différence du Capital, le Manifeste ne fonde pas la puissance du prolétariat sur le développement de la société bourgeoise, sur la fonction qu’il exerce dans la grande industrie. L’écrasement de son existence sociale est l’unique condition de son soulèvement, et ce soulèvement suffit à une révolution totale : « Le prolétariat, couche la plus basse de la société actuelle, ne peut se mettre debout, se redresser, sans faire voler en éclats toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle. » Le naturalisme de Marx est à demi dissimulé, notions-nous, dans une composition dramatique. Mais ne pourrions-nous dire aussi bien que le drame, son intrigue et ses héros ne prennent consistance que parce que dans le même moment, la description des rapports de production surgissant de l’essor naturel des forces productives parle à notre imagination ? Ainsi, dans un même passage, Marx montre la société bourgeoise faisant « jaillir comme par enchantement des moyens de production et d’échange […] prodigieux » – il la compare alors à un « sorcier » qui n’est plus capable de maîtriser les puissances infernales qu’il a évoquées –, puis, sans transition, reprend son langage

strictement déterministe, pour faire du heurt des forces productives contre les rapports de production la condition de l’existence et de la suprématie de la bourgeoisie. D’une façon générale, un spectacle en double un autre et c’est par l’artifice du parallélisme entre l’un et l’autre que s’accrédite l’illusion d’une histoire toute visible. Mais il faut beaucoup de crédulité pour conserver cette illusion, car chaque spectacle a son ordonnance propre qui dément la vérité de l’autre : par exemple, s’il arrive dans l’un que la bourgeoisie se transforme en magicien, dans l’autre, elle apparaît comme un « agent veule et sans résistance » des progrès de l’industrie. Finalement, on ne saurait rendre raison de l’attrait si durable du Manifeste sur un si vaste public, si l’on ne tenait compte de l’éloquence de l’auteur – lui-même habilement en retrait de son discours ou de son tableau. Il réussit ce petit prodige : l’histoire semble tenir tout entière sous un seul regard, la vérité s’entend comme une seule phrase où se mêlent les mots de la philosophie, de l’économie, de la politique et de la morale. Prodige de la divulgation du savoir, à laquelle s’attache un art particulier d’émouvoir. Non que Marx cherche à apitoyer le monde sur la misère des prolétaires. De celle-ci, il ne parle qu’au passage ; et, dans la dernière section, il reproche aux utopistes d’avoir pour premier souci de « défendre la classe qui souffre le plus ». C’est le cœur de l’esprit qu’il veut faire battre aux bruits des tambours de la connaissance. La succession des classes combattantes, celle des étapes du capitalisme, depuis la découverte de l’Amérique jusqu’à l’avènement de la grande industrie ; celle des modes de la division du travail ; celle des assauts des forces productives contre les rapports de propriété (ces derniers « paralysaient la production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent en autant d’entraves. Il fallait les faire sauter. On les fit sauter ») ; ou bien la succession des formes d’organisation du prolétariat (« l’union qui a demandé des siècles aux bourgeois du

Moyen Age avec les chemins vicinaux, les prolétaires la réalisent en quelques années, grâce au chemin de fer ») – tout est dit selon un rythme qui évoque tantôt le défilé militaire, tantôt la course d’un fleuve, tantôt l’inexorable mouvement de la machine. Au témoin médusé, il n’est laissé d’autre choix que de suivre ou de faire une lâche retraite vers les ruines du passé… Encore cette retraite, Marx l’a-t-il prévue. La section consacrée à « la littérature socialiste et communiste » interdit à ce témoin toute nostalgie. Le Manifeste procède en effet à une rigoureuse épuration des prétendants à toute théorie révolutionnaire empreinte de sentimentalité ; il les échelonne, assignant à chacun son degré d’immaturité, d’illusion ou de complicité avec les classes décadentes, puis il tire l’échelle au sommet de laquelle on aurait pu croire qu’il voulût se jucher, car la parole présente, le regard présent ne sauraient surgir que du spectacle même, du discours 3 même de l’Histoire .

1. Article extrait du Dictionnaire des œuvres politiques, Paris, PUF, 1986. 2. On se reportera toujours avec profit à l’introduction et aux commentaires de Charles Andler dans son édition du Manifeste, Petite Bibliothèque socialiste. 3. Charles Andler, comme nous l’avons déjà mentionne, a exploré avec une minutie exemplaire la dette de Marx à l’égard de ses devanciers.

TROISIÈME PARTIE

SUR LA LIBERTÉ

Réversibilité : liberté politique et liberté 1 de l’individu Le jugement que porte Tocqueville sur le rôle des hommes de e lettres au XVIII siècle et la responsabilité qui leur incombe dans la préparation de la Révolution est bien connu. Sous leur influence, « chaque passion publique se déguisa […] en philosophie ; la vie 2 politique fut violemment refoulée dans la littérature » (A. I, 193). On signale plus rarement les réflexions que lui inspire l’apparition d’une nouvelle catégorie de théoriciens, auxquels « on a donné le nom commun d’économistes ou physiocrates ». Tocqueville admet qu’ils n’exercèrent pas le même attrait que les écrivains philosophes, mais c’est dans leurs écrits, pense-t-il, « qu’on peut le mieux étudier [le] vrai naturel » de la Révolution. Davantage : « On reconnaît déjà dans leurs livres ce tempérament révolutionnaire et démocratique que nous connaissons si bien ; ils n’ont pas seulement la haine de certains privilèges, la diversité même leur est odieuse ; ils adoreraient l’égalité jusque dans la servitude. Ce qui les gêne dans leurs desseins n’est bon qu’à briser. Les contrats leur inspirent peu de respect ; les droits privés

nul égard ; ou plutôt, il n’y a déjà plus à leurs yeux, à bien parler, de droits privés, mais seulement une utilité publique » (ibid., 210). Ils ne veulent pas enflammer le peuple, apprenons-nous, ni détruire la monarchie ; tout au contraire, ils ont l’amour de l’autorité et de l’ordre. Notre auteur se plaît à les décrire comme « des hommes de mœurs douces et tranquilles, des gens de bien, d’honnêtes magistrats, d’habiles administrateurs… ». Que dissimule leur souci de l’utilité publique ? Une entière indifférence aux libertés politiques. Or, le fait remarquable est qu’elle s’accompagne d’un ferme attachement aux libertés économiques : « Ils sont, il est vrai, très favorables au libre-échange des denrées, au laisser-faire ou au laissez-passer dans le commerce et dans l’industrie ; mais quant aux libertés politiques proprement dites, ils n’y songent point et quand elles se présentent à leur imagination, ils les repoussent d’abord » (ibid.). Inutile de suivre l’argument de Tocqueville, de relever la parenté qu’il décèle entre la conception de ces gens de bien et « les théories destructives qui sont désignées de nos jours sous le nom de socialisme… » (ibid., 213). Il nous suffit de rappeler que le libéralisme politique, tel qu’il se formule chez Tocqueville, est d’une autre essence que le libéralisme économique. Il n’hésite pas à reconnaître dans ce dernier un allié éventuel du despotisme ; s’il juge indissociables les institutions libres et le respect du droit des individus, c’est en fonction de la critique d’un pouvoir omnipotent. A cet égard, la sensibilité de Tocqueville est la même que celle de Benjamin Constant, de Mme de Staël et d’un petit nombre d’écrivains français contemporains. Ce qui toutefois le distingue, c’est son intelligence de la dynamique de l’État moderne, des caractères nouveaux du despotisme. Tandis que Constant s’arrête à la critique de la souveraineté absolue du peuple, en termes spéculatifs, et ne voit que le signe d’une erreur et d’un retour au passé dans la composition d’un modèle où l’intérêt individuel s’effacerait

devant l’intérêt commun, Tocqueville détecte les traits « du tempérament révolutionnaire et démocratique que nous connaissons si bien ». Il ne se borne pas à observer que les économistes « ne trouvant encore autour d’eux rien qui leur paraisse conforme à [leur] idéal […] vont le chercher au fond de l’Asie », il met en évidence l’idée d’un pouvoir qui ne se satisferait plus de tenir dans l’obéissance l’ensemble des citoyens, mais se donnerait pour mission de les transformer, à la limite, de les produire. « L’État, suivant les économistes, n’a pas uniquement à commander la Nation, mais à la façonner d’une certaine manière ; c’est à lui de former l’esprit des citoyens suivant un certain modèle qu’il s’est proposé à l’avance ; son devoir est de les remplir de certaines idées et de fournir à leur cœur certains sentiments qu’il juge nécessaires. En réalité, il n’y a pas de limites à ses droits, ni de bornes à ce qu’il peut faire ; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme ; il ne tiendrait qu’à lui d’en faire d’autres ! » (ibid., 212). Ces propos sont en étroite consonance avec ceux de la dernière partie de De la démocratie en Amérique, bien que les deux images alors présentées d’un État tutélaire et d’un Etat occupé à créer une société et des hommes selon un modèle préconçu ne se recouvrent pas exactement. La conviction de l’écrivain est que le projet des économistes s’imprime peu à peu dans le réel ; le projet d’un pouvoir absolu se combine avec un projet de connaissance et de production, tant de l’ensemble social que des individus. Encore son intuition du processus en cours porte-t-elle plus loin : « Cet immense pouvoir social que les économistes imaginent n’est pas seulement plus grand qu’aucun de ceux qu’ils ont sous les yeux ; il en diffère encore par l’origine et le caractère. Il ne découle pas directement de Dieu ; il ne se rattache pas à la tradition ; il est impersonnel ; il ne s’appelle plus le roi, mais l’État, il n’est pas l’héritage d’une famille, il est le produit et le représentant de tous et doit faire plier le droit de chacun sous la volonté de tous »

(ibid., 216). Nul doute, à nos yeux : Tocqueville pointe ici un événement qui marque l’irruption d’un type de domination inédit – un type auquel, comme il l’observe dans De la démocratie, « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point » (D. II, 324). La faculté de transformation des hommes qui s’attachent au pouvoir se montre liée paradoxalement à son mode d’engendrement du sein même de la société. En ceci, il mérite pleinement le nom de pouvoir social. Détaché de la personne du prince, affranchi de l’instance transcendante qui faisait de ce dernier le garant de l’ordre et de la permanence du corps politique, extrait de la durée nourricière qui le rendait quasi naturel, ce pouvoir apparaît comme celui que la société exerce sur elle-même. Il devient illimité dès lors qu’elle ne connaît plus rien en dehors d’elle-même. Produit de la société, il a simultanément vocation à la produire ; les frontières des existences personnelles lui sont inconnues puisqu’il se présente comme l’agent de tous. Sous le couvert de l’impersonnalité s’opère une scission inédite entre ce « tous », condensé dans l’organe de pouvoir, et chacun – chaque individu, qui, d’être défini comme égal à l’autre, perd son identité propre. Tel est le tableau : « Un peuple composé d’individus presque semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre de diriger et de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus d’elle, un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom sans la consulter » (A. I, 213). A qui Tocqueville s’adresse-t-il lorsqu’il met en évidence le péril du despotisme moderne – lorsqu’il signale, dans De la démocratie, « que cette servitude réglée, douce et paisible dont je viens de faire le tableau pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté et qu’il ne lui serait pas impossible de

s’établir à l’ombre même de la volonté du peuple » (D. II, 325) ? Sans doute la parole d’un écrivain va-t-elle toujours à la rencontre d’un lecteur indéterminé, aussi bien futur que présent. Remarquons-le d’ailleurs, nous sommes à présent riches d’une expérience qui permet d’entendre Tocqueville mieux que ne le pouvaient ses contemporains, tant son tableau pouvait paraître outrancier, de son temps, tant les signes de l’extension du pouvoir social et de l’égalité étaient alors ténus en comparaison du spectacle qu’offre notre propre société. Reste que chacun se donne en écrivant, consciemment ou non, des interlocuteurs et des adversaires privilégiés. Tocqueville s’adresse tout particulièrement à des hommes qui se croient libéraux, font partie comme lui d’une élite éclairée ; qui tiennent pour acquis le bouleversement dans la propriété issu de la Révolution française et les droits de l’homme, mais qui sont hantés par le danger du développement des libertés politiques et des libertés individuelles, mus par la peur d’une dissociation du corps social, de l’anarchie ; qui attendent du renforcement du pouvoir la protection de la tranquillité publique sans entrevoir la montée du despotisme. C’est à leur intention qu’il déclare : « Oserais-je le dire, au milieu des ruines qui m’environnent ? Ce que je redoute le plus, pour les générations à venir, ce ne sont pas les révolutions » (D. II, 269) ; « je suis convaincu […] que l’anarchie n’est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre » (295) ; « le goût de la tranquillité publique devient [au sortir d’une révolution] une passion aveugle et les citoyens sont sujets à s’éprendre d’un amour très désordonné pour l’ordre » (308) ; « les hommes de notre temps […] ne font attention qu’à la prodigieuse révolution qui s’opère sous leurs yeux, et ils croient que le genre humain va tomber en anarchie. S’ils songeaient aux conséquences finales de cette révolution, ils concevraient peut-être d’autres craintes » (321) ; « il y a de nos jours beaucoup de gens qui

s’accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple et qui pensent avoir garanti la liberté des individus, quand c’est au pouvoir national qu’ils la livrent » (375). A peine besoin est-il de le rappeler, Tocqueville ne porte aucune sympathie aux révolutions. La race même des révolutionnaires lui paraît détestable. En 1848, il partagera les émotions de sa classe et ne verra à l’origine de l’insurrection prolétarienne qu’un « mélange de désirs cupides et de théories fausses » (Souvenirs, 151). En outre, on le voit toujours accompagner de prudentes réserves son éloge de la liberté de la presse, des associations civiles et politiques ou du suffrage universel en Amérique. Mais d’autant plus remarquable s’avère sa faculté de transgresser le cercle de ses préjugés. C’est dans l’effervescence propre à la démocratie qu’il reconnaît sa première vertu, non dans la capacité qu’elle aurait de faciliter la sélection des meilleurs et d’accroître l’efficacité du gouvernement dans la conduite des affaires publiques. S’il convient que le peuple les dirige souvent fort mal, il ne voit pas là matière à condamnation, car l’agitation qui règne dans la sphère politique lui paraît se communiquer à la société tout entière et propice à l’initiative en tout domaine, tant à la circulation des idées qu’à l’élargissement, pour chacun, du champ de sa curiosité. Ainsi n’hésite-t-il pas à déclarer : « Cette agitation sans cesse renaissante, que le gouvernement de la démocratie a introduite dans le monde politique, passe ensuite dans la société civile. Je ne sais si, à tout prendre, ce n’est pas là le plus grand avantage du gouvernement démocratique et je le loue plus à cause de ce qu’il fait faire que de ce qu’il fait » (D. I, 254). Ou encore, lucidement : « La démocratie ne donne pas au peuple le gouvernement le plus habile mais elle fait ce que le gouvernement le plus habile est impuissant à créer : elle répand dans tout le corps social une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui n’existent jamais sans

elle et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, enfantent des merveilles » (255). Certes, il oppose avec insistance la démocratie « abandonnée à ses instincts sauvages », telle qu’on la trouve en Europe, au « développement naturel et tranquille dont l’Amérique donne le spectacle ». Mais à supposer même que ce contraste de première vue n’ait pas dans son argumentation la fonction de lui concilier ses lecteurs – « esprits timides » qui s’effraient de réformes risquant de frayer la voie à l’anarchie – il est emporté par la logique de ses principes, jusqu’à avancer la formule qui me semble résumer au mieux sa pensée : « C’est donc en jouissant d’une liberté dangereuse que les Américains apprennent l’art de rendre les périls de la liberté moins grands » (D. II, 126). Comment rendre mieux sensible le caractère singulier de l’aventure démocratique ? Tocqueville récuse l’hypothèse d’une maîtrise de cette aventure, à la faveur d’un pouvoir qui, fort de représenter la volonté de tous, subordonnerait les droits de chacun à son idée du bien public et de la juste direction qu’il faut imprimer à la société. Mais pas davantage, quelles que soient ses concessions à la théorie en vogue de « l’intérêt bien entendu » (dont, là encore, il faudrait se demander si elles ne sont pas d’ordre tactique), ne fonde-t-il son jugement sur le principe d’une auto-régulation naturelle des intérêts. Lui est étrangère la fiction d’une harmonie qui s’engendrerait de la combinaison des passions individuelles. Son analyse suggère que les individus se découvrent, au cours de l’histoire, sous l’effet de l’égalité croissante des conditions, chacun indépendant et semblable à l’autre ; elle suggère de même que les citoyens se découvrent, chacun citoyen parmi les citoyens, également promis à l’exercice de l’autorité publique ou à son contrôle. Cette découverte ne se laisse pas interpréter dans les limites d’une conception historiciste ; elle n’apparaît pas comme un événement contingent lié à un mode d’organisation sociale parmi d’autres, également légitimes. Tocqueville

s’exprime en toute clarté sur ce point dans l’État social et politique de la France : « D’après la notion moderne, la notion démocratique et j’ose le dire, la notion juste de la liberté, chaque homme étant présumé avoir reçu de la nature les lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa propre destinée » (A. I, 62, je souligne). La notion de la liberté individuelle, fait-il entendre, est à la fois historiquement advenue et juste. En vain lui opposerait-on qu’avant l’avènement de la démocratie, il existait des hommes doués du sens de leur indépendance ; nul n’est plus que lui conscient de la vigueur de ce sentiment dans la société aristocratique et des effets extraordinaires qu’il pouvait produire ; sa conviction est même que cette vigueur s’amenuise là où l’indépendance n’est plus conquise par certains, mais socialement reconnue. Reste que, convertie en droit, l’indépendance individuelle cesse d’être le privilège de quelques-uns, exercé au prix de la sujétion des autres, qu’elle devient inconditionnée, s’attache à l’homme comme tel, révèle sa vocation. Rien, dans cette reconnaissance du droit, qui accrédite l’illusion d’une antériorité des individus par rapport à la société : c’est de son sein, dans la démocratie, qu’ils émergent, non seulement qu’ils apparaissent comme semblables, mais qu’ils se trouvent définis et peuvent se déclarer comme tels. En outre, Tocqueville précise dans le même passage : « Aussitôt le pouvoir absolu et arbitraire n’est plus qu’un fait matériel, qu’un accident passager […] l’obéissance a perdu sa moralité. » C’est dire que la liberté politique, elle-même historiquement advenue, ne saurait se ramener à un système d’institutions destiné à la protection de la liberté individuelle ; l’une et l’autre procèdent de la même cause : l’émancipation de toute autorité particulière qui s’arrogeait le pouvoir de décider en fonction de ses propres fins de ce qui affectait la destinée

commune. La liberté politique devient à son tour inconditionnée ; elle révèle l’essence du politique. Toutefois, quand nous disons que les hommes se découvrent dans la démocratie comme individus et comme citoyens, encore faut-il comprendre que rien n’est susceptible de matérialiser leur liberté, si importantes soient les institutions qui la soutiennent. De là vient précisément que les formes apparentes de la liberté peuvent fort bien s’accommoder d’un nouveau régime de servitude (D. II, 325). La nouvelle science politique que Tocqueville appelle de ses vœux dans les débuts de De la démocratie s’avère donc très singulière : elle ne se résume pas à la connaissance du fonctionnement des institutions ; encore moins a-t-elle à voir avec cette pseudo-science que prêchent les partisans d’un corps social dont les mouvements seraient rigoureusement réglés et où chacun serait assigné à sa juste place, pour remplir la fonction la plus utile au service de tous. Elle est plutôt philosophie que science. Déjouant les illusions d’une théorie de l’organisation, elle est faite pour enseigner le danger de la liberté, non pour l’écarter, mais pour le faire accepter et chercher dans le risque le moyen de conjurer les autres risques. Toute l’analyse de la liberté de la presse et des associations civiles, des partis politiques et du suffrage universel est régie par ce grand souci.

Liberté individuelle, liberté politique, si l’une ne va pas sans l’autre, dans la pensée de Tocqueville, ce n’est pas seulement parce qu’elles se combinent heureusement en se soutenant réciproquement, mais parce que la liberté n’est pas localisable, qu’elle n’est pas un attribut de l’existence ou de la coexistence humaine, qu’elle en est constitutive et ne se divise pas. Elle se dévoile dans ce que Bergson appelait un mouvement rétrograde du vrai. Aussi bien suffit-il de comparer une telle conception avec celle de Benjamin Constant pour prendre la mesure de son originalité et de son audace. Sans doute Tocqueville

partage-t-il avec ce dernier la même haine de l’arbitraire ; son idée de la liberté s’affranchit pareillement de la théorie du libéralisme économique. A Constant revient, en outre, le mérite, non seulement de dénoncer la fiction d’une souveraineté absolue du peuple qui s’exprimerait dans le droit de contraindre chacun au nom de tous, mais celui d’avoir discerné la différence de l’esprit des Modernes et de l’esprit des Anciens, d’avoir montré que dans les cités de l’Antiquité, e tant admirées par les révolutionnaires au XVIII siècle, la participation aux affaires publiques se payait d’un renoncement aux droits individuels, tandis que la jouissance de ceux-ci est devenue un besoin irrépressible qui rend impossible et indésirable l’exercice de la démocratie directe. Mais, dans ses Principes politiques, Constant ne se contente pas d’affirmer qu’« il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit 3 hors de la compétence sociale » (271) ; d’opposer au règne de l’arbitraire la fixité des contrats ; de préconiser l’observance des formes, ces « divinités tutélaires des associations humaines », à défaut desquelles tout est « obscur », livré à « la conscience solitaire et à l’opinion vacillante » (411). Son argument tend sans cesse à faire des individus la condition et la fin de l’ordre politique. Après avoir énuméré les institutions civiles modernes qui « sont le boulevard dont la liberté individuelle est aujourd’hui entourée », il précise : « Cette liberté individuelle est, en effet, le but de toute association humaine » (408). Les contrats, il les confond avec les institutions politiques ellesmêmes (410). Les formes, il les définit comme « les seules relations des hommes entre eux » (411). Dans la violation de la liberté individuelle, il voit l’anéantissement de toutes les garanties qui sont « la condition première et le but unique de la réunion des hommes sous l’empire des lois » (412). De même, il ne lui suffit pas d’établir que l’indépendance individuelle est « le premier des besoins modernes » et qu’« en

conséquence il ne faut jamais en demander le sacrifice pour établir la liberté politique » (506). A ses yeux, celle-ci n’est qu’une garantie (509). La nécessité de la conserver ne doit pas faire oublier que « plus l’exercice des droits politiques nous laissera de temps pour les intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse » (512). De telle sorte que le vrai motif de ne pas entièrement renoncer « au partage dans le pouvoir politique » tient au danger de voir les dépositaires de l’autorité tirer parti de l’indifférence de leurs mandants et disposer à leur guise des garanties ; au danger donc que courent les individus de perdre leurs jouissances privées (513). Que Constant, au terme de son fameux discours sur « La liberté comparée des anciens et des modernes », tienne soudain un autre langage, qu’il écarte le bonheur comme but unique de l’espèce humaine et qu’il fasse alors de la liberté politique « le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le Ciel nous ait donné », cela, dit en quelques phrases emphatiques, ne saurait faire illusion (ibid.). Sa vision de la démocratie moderne est tout autre que celle de Tocqueville. Ce n’est pas que celui-ci récuse le constat que « chez les modernes […] l’individu, indépendant dans la vie privée, n’est, même dans les États les plus libres, souverain qu’en apparence » (496), ou bien encore que « son influence personnelle est un élément imperceptible dans la volonté sociale qui imprime au gouvernement sa direction » (448) ; mais cette observation, déjà, dont on sait quels développements il lui donnera, ne concerne que l’un des aspects de la dynamique démocratique ; elle ne lui laisse pas ignorer la vitalité d’une société qui donne ses chances à l’initiative en tous domaines. Et, alors que, chez Constant, elle ne fait qu’étayer l’idée d’un mouvement irréversible vers les jouissances privées, elle révèle chez Tocqueville le vide que creuse le retrait de chacun dans sa sphère propre – un vide dans lequel vient s’engouffrer le pouvoir social.

Inconsistante devient donc la représentation de l’individu, si l’on prétend l’extraire de la représentation du politique. Ou, mieux vaudrait dire, la problématique de l’individu se transforme entièrement en fonction d’une notion nouvelle du politique. Dans l’usage qu’en fait Constant, elle désigne la sphère des actions et des relations qui sont régies par l’impératif de l’intérêt commun. Le pouvoir politique est circonscrit dans la société en raison des fonctions spécifiques qu’il exerce : maintenir la tranquillité publique, en veillant à la protection de la sécurité de chacun ; requérir les forces et les subsides nécessaires à la bonne marche des transactions de tous ordres entre les citoyens ; assurer la défense contre les agressions éventuelles de l’étranger. Conformément à la tradition, justice, finances, défense, les trois départements de l’État suffisent à définir son champ d’intervention. Le domaine public est scindé du domaine privé, les fins communes des fins particulières, en même temps que le pouvoir se situe en dehors des individus, quelle que soit l’influence qu’ils peuvent exercer sur l’action gouvernementale par le suffrage ou l’expression de leurs opinions. Or, sans doute ne pourrait-on dire que Tocqueville donne une définition nouvelle du politique. Le fait est qu’il conserve à ce terme sa signification particulière dans l’analyse de la démocratie américaine, quand il distingue l’état social et ses conséquences politiques, les associations civiles et les associations politiques, le pouvoir administratif et le pouvoir politique, les idées, les sentiments et les mœurs et le despotisme ou la liberté politique. Mais, en dépit de ces découpages, dont les critères, au demeurant, sont souvent vacillants, le lecteur ne peut manquer d’apercevoir dans la démocratie une forme de société, dont la singularité se précise notamment en regard de cette autre forme que présentait la société aristocratique. Quels que soient ses efforts pour trouver dans l’égalité des conditions le fait générateur dont découlent tous les autres, il ne laisse pas douter qu’elle acquiert

dans la démocratie un autre sens que dans l’Ancien Régime. En repérant la centralisation administrative comme un phénomène particulier, distinct de l’action gouvernementale, il lui confère une portée symbolique, révèle ses effets dans toute l’étendue de la société, sur les mentalités et les conduites, par-delà toutes les modifications particulières d’ordre technique. Il n’incite pas ainsi à reconnaître un mode d’activités qui aurait une spécificité à distance du politique, mais bien plutôt investit-il d’un sens politique ce qui échappait jusqu’alors à une réflexion limitée à la sphère du gouvernement et des partis. Parallèlement, il ne confond pas, il ne saurait confondre les associations civiles et les associations politiques, encore moins les groupements temporaires suscités par la défense d’un intérêt ou d’un droit particulier et les partis nationaux ; mais son analyse dévoile une vérité de l’association comme telle, qui ne se laisse pas diviser. En vain, dit-il en substance, voudrait-on comprimer la liberté d’association dans le cadre d’activités particulières ; si les hommes se voient refuser celle d’agir en commun dans les grandes affaires, ils perdront le goût de s’associer dans les petites, qui les concernent au plus près. Réciproquement, si on borne leur intervention au détail de la vie sociale, ils ne sauront ni juger, ni vouloir. « Je serais, pour ma part, écrit-il, porté à croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu’on peut être assuré de l’une sans posséder l’autre. » Et précise-t-il aussitôt : « La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indiscutablement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point, mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l’usage de leur volonté […]. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu

la faculté de penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité » (D. II, 326). Tocqueville ne confond pas tout, certes, mais il suggère que tout se tient dans l’épaisseur de la société et qu’une lésion du tissu démocratique en un point risque de le déchirer de part en part.

Au demeurant, il suffit de scruter l’usage réitéré, méthodique, du concept de pouvoir social. A la notion d’un pouvoir localisable, d’un pouvoir visible, dont l’action dépend de ceux qui en ont la charge, l’auteur de De la démocratie substitue celle d’un pouvoir diffus, invisible, qui est tout autant intérieur qu’extérieur aux individus, tout autant produit que subi par eux, tout autant imaginaire que réel, qui s’imprime à la fois dans le gouvernement, dans l’administration et dans l’opinion. De telle sorte que, tout en s’attaquant à l’arbitraire, dans le sillage de Constant, son souci ne s’arrête pas là ; il perçoit le danger plus profond qui s’attache à la représentation d’un droit absolu de la société. Son langage peut paraître tout proche de celui de Constant, quand il déclare par exemple : « Il n’est pas de citoyen si obscur qu’il ne soit très dangereux de laisser opprimer. » Mais le point de vue n’est pas le même. Le mal, ce n’est pas seulement que, en violant le droit d’un individu, le pouvoir porte atteinte à la convention qui le lie à tous les autres, et qu’en conséquence chacun peut craindre pour sa sécurité. Le mal vient à la fois d’en bas et d’en haut. Il est le signe d’un éblouissement des hommes devant l’image de la société confondue avec le pouvoir. Que l’un ne se sente plus frappé dans la personne de l’autre signifie que la relation de l’un à l’autre s’évanouit, que l’existence individuelle devient accidentelle en regard de la puissance substantielle de la société. Tocqueville l’observe à deux reprises au moins : l’idée du pouvoir social domine l’imagination et de ceux qui dirigent l’État et de ceux qui lui obéissent ; « tous conçoivent le

gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur. Toutes les idées secondaires en matière politique sont mouvantes, celle-là reste fixe et inaltérable […]. Les gouvernés et les gouvernants s’accordent à la poursuivre avec la même ardeur » (D. II, 299). Il répète sa conviction, quand il analyse le goût nouveau de l’uniformité : « Le gouvernement aime ce que les citoyens aiment et il hait naturellement ce qu’ils haïssent. Cette communauté de sentiments qui dans les nations démocratiques unit continuellement dans une même pensée chaque individu et le souverain établit une secrète et permanente sympathie » (ibid., 302). Qu’il parle donc de la liberté nouvelle ou de la servitude nouvelle de l’individu, il la voit s’exercer au sein d’une forme de société politique – sans jamais, au reste, que l’institution de cette forme de société se laisse, à ses yeux, dissocier de l’institution de l’individu. Telle est, en outre, l’acuité de sa vision de la démocratie qu’elle lui permet de saisir non seulement la complicité des gouvernants et des gouvernés mais, du même coup, celle qui lie les partisans résolus de l’ordre, tout disposés qu’ils sont à renforcer le pouvoir gouvernemental, dans la crainte de l’anarchie, et les adversaires de ce pouvoir qui, pour la cause du peuple, soit en appellent à une nouvelle révolution, soit forgent les modèles d’une société délivrée de tout antagonisme. « Ceux mêmes qui se font la guerre ne manquent pas de s’accorder […]. L’unité, l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir, l’uniformité de ses règles forment les traits saillants qui caractérisent tous les systèmes enfantés de nos jours. On les retrouve au fond des plus bizarres utopies. L’esprit humain poursuit encore ces images quand il rêve » (ibid., 299). Tocqueville ouvre de nouveau une perspective différente de celle de Constant. L’utopie socialiste se nourrit en effet d’une vérité méconnue par un libéralisme étroitement fondé sur la théorie de l’indépendance des individus. En opposition à Constant, Saint-Simon s’emploie ainsi à

dénoncer l’idée d’une société, dont la seule justification serait la protection des individus. De fait, sa « préface » au Système industriel constitue l’antithèse terme à terme de la doctrine des Principes politiques, développée dans le chapitre « De la liberté individuelle ». En substance : Saint-Simon tourne en dérision l’idée que la liberté serait le but de toute association humaine : celle-ci est régie par un « but d’activité ». La liberté ne se définit, en chaque temps, qu’en fonction de ce but ; il est premier ; elle n’est que la faculté de s’adonner à sa poursuite. L’idéalisation de la notion de contrat couvre donc une mystification ; les hommes ne se réunissent pas en société dans le dessein de se faire des lois les uns aux autres ; autant imaginer des individus qui s’assembleraient pour tracer de nouvelles conventions au jeu d’échecs et, ce faisant, se croiraient des joueurs. Les formes ont fait l’affaire des juristes au service de la monarchie ; mais sous les formes, il y a le fond ; et ceux qui prennent en charge le destin de la société moderne ont, en toute chose, à considérer le fond. Quant à la liberté politique, si elle signifie l’exercice des droits de chacun à gouverner ou à contrôler le gouvernement, elle revient à livrer l’autorité au hasard, à dénier la compétence dans la direction des affaires publiques, quand elle se voit reconnue partout ailleurs. Différents à l’évidence des uns et des autres, ces arguments ont du moins un fondement commun : la critique des abstractions qui caractérisent la théorie libérale de l’individu. Or, non seulement cette critique n’atteint pas ce que Tocqueville écrira, mais il la prendra en compte et fera percevoir sa secrète attache aux principes des défenseurs du réalisme politique. Elle ne porte pas contre lui, puisque, nous l’avons dit, les individus cessent d’être posés comme les termes premiers d’une association qui ne se justifierait que de leur procurer les garanties de leur indépendance ; les contrats et les formes ne trouvent pas leur seule raison d’être dans l’explication et la stabilisation de ces garanties ; leur vertu est de

maintenir et de rendre sensibles les repères de la différenciation et de l’articulation des rapports sociaux que tend à détruire la croyance en un droit absolu de la société ; le gouvernement issu du suffrage universel ne bénéficie pas des avantages de la compétence, mais vaut bien plus pour ce qu’il fait faire que pour ce qu’il fait. En somme, la pensée de Tocqueville rencontre celle de Saint-Simon sur son propre terrain. Non moins que ce dernier, il s’intéresse à l’essor de la société moderne. Son souci est de démontrer, sur le cas de l’Amérique, qu’elle gagne la plus grande vigueur, là où est abandonnée l’illusion d’une maîtrise de son organisation ; là où les opinions et les activités des hommes échappent à la contrainte étatique. Au lieu d’échanger contre la notion de la souveraineté de l’individu celle de la souveraineté de la société, il décèle la fiction que recouvre cette dernière, celle d’un individu collectif, d’un grand être, dont il serait possible de donner la définition, de cerner les contours, de percevoir le fond, de fixer le but. Et cette fiction, il la montre indissociable de l’image du pouvoir omnipotent. Peu importe que, dans l’utopie, ce pouvoir soit censé faire l’économie de la coercition, qu’il se place sous le signe de la science, s’appelle spirituel, se fonde sur le consentement de ses sujets, il n’en demeure pas moins d’essence despotique. On comprend pourquoi la place de l’individu est, sinon effacée par Saint-Simon, du moins rigoureusement subordonnée à l’impératif de la cohésion sociale. Ce n’est pas seulement en raison du primat accordé aux périodes organiques – les périodes critiques ne laissant s’exercer l’individualisme que du fait d’une dissolution des anciens principes, elle-même nécessaire à la gestation d’une nouvelle forme. La double image d’une société qui aurait acquis la connaissance d’elle-même et d’un organe dans lequel celle-ci s’actualiserait implique que l’individu est imprimé en elle, qu’il est su. Ajoutons que, puisque seul un petit nombre dispose de la compétence, les citoyens seraient abandonnés à leur obscurité, si

la bonté, la rationalité de l’organisation sociale et des fonctions qui leur sont imparties ne leur étaient rendues visibles, si eux-mêmes ne participaient pas au grand spectacle que procure le minutieux agencement de la machine sociale. A l’obscurité, donc, l’individu est arraché – le danger qu’il y aurait pour lui à se perdre dans la foule se voit conjuré – lorsque ses regards sont tournés vers le but commun, à la faveur de multiples cérémonies, de fêtes qui donnent visage à la société, célèbrent les rôles de ses membres, dans l’industrie comme dans la famille, et qui font que chacun est à la fois vu par les autres et visible pour eux. Rien ne renseigne mieux sur les principes du libéralisme de Tocqueville que ce modèle qui en constitue la négation explicite. Pardelà les formules qui portent l’empreinte des théories classiques, on reconnaît chez lui une nouvelle pensée de l’individu qui se combine avec la critique d’une conjonction nouvelle du pouvoir et de la science et celle d’un idéal de visibilité entière de la société. L’accueil de la liberté des individus, de ce qu’il y a en chacun d’eux d’irréductible va de pair avec la valorisation d’une société politique qui s’institue dans une sensibilité neuve à l’inconnaissable et à l’immaîtrisable. Et simultanément, la tendance de cette société interdit – tant du moins qu’elle ne se renverse pas en conséquence des dangers qu’elle entraîne – une vision pleine de l’être social dans laquelle chacun serait inclus. Ce n’est pas que Tocqueville soit inattentif à la menace que contient l’isolement des individus, au phénomène nouveau de l’homme perdu dans la foule ; chacun sait qu’il repère là l’un des deux effets de l’égalité des conditions – l’autre étant l’amour de l’indépendance –, mais il découvre dans la conversion de ce phénomène en son contraire l’événement d’où peut surgir le despotisme. Telle est en effet sa conviction de l’irréversibilité de l’égalité des conditions qu’il ne saurait attendre l’établissement d’une communauté, dans laquelle chacun

vivrait sous les yeux de tous et tous se montreraient à lui. La société aristocratique a présenté ce modèle. Elle s’ordonnait suivant de multiples réseaux de dépendance personnelle. Sans doute, observe-t-il, une même chaîne unissait alors le dernier anneau au premier, le paysan au roi, mais, comme il le dit aussi, « l’image même de la société était obscure et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs qui régissaient les citoyens » (ibid., 334). C’est dans le château, la seigneurie, la commune, la corporation que les hommes se rapportaient les uns aux autres ; chacun apercevait quelqu’un audessus ou au-dessous de soi. En revanche, la disparition de la figure de l’autre-proche, l’effondrement d’une autorité, qui se faisait garant, ici et là, de la nature du lien social, a pour double conséquence que l’individu acquiert une notion de la société, dans laquelle lui-même est défini comme un semblable et qu’il ne saurait la voir – ni se voir luimême, ni voir les autres en elle –, qu’il ne pourrait que perdre les repères de son identité en renonçant à sa perspective singulière, que se laisser absorber dans une vision anonyme. « A mesure que les conditions s’égalisent chez un peuple, note Tocqueville, les individus paraissent plus petits et la société plus grande, ou plutôt chaque citoyen se perd dans la foule et l’on n’aperçoit plus que la vaste et magnifique image du peuple » (ibid., 298, je souligne). Remarquable est son intelligence de l’aliénation qu’accompagne la vision du peuple (mais aussi de la société et du pouvoir, dont l’image se substitue à la sienne dans les lignes suivantes). Dans le moment où les individus, constitués comme tels par l’opération qui les isole les uns des autres, sont perdus dans la foule, la vision qui fait surgir le grand être les supprime, les engloutit dans le on. A peine est-il besoin de préciser que l’écrivain ne prend pas ici Saint-Simon pour cible (quoiqu’il ne soit pas indifférent que se trouve dans le même chapitre la référence aux utopies) ; il analyse un processus qui tient intimement à l’expérience

démocratique pour en dévoiler les dangers. Cependant, ce processus, non seulement l’utopie en méconnaît l’origine, mais elle cherche à actualiser « la vaste et magnifique image du peuple », au point de vouloir qu’elle accompagne la vie des individus, jour après jour, animée qu’elle est par le désir d’extraire ceux-ci de l’anonymat et de les replacer dans la grande lumière de l’espace communautaire où tout et tous se voient. Tocqueville n’oppose pas au rêve d’une société qui accéderait à la pleine visibilité d’elle-même la fécondité d’un mécanisme permettant à chacun de conduire ses affaires, retranché qu’il serait de la vue de l’autre, et assurant la cohésion de la société sans que nul n’en forme l’idée. Quand il observe que l’image de la société était obscure dans les temps aristocratiques, il ne leur en fait pas vertu. Ses propos sur la notion juste de la liberté qui coïncide avec la reconnaissance réciproque des semblables, et le sentiment d’appartenir non seulement à une même société mais à une même humanité ne laissent aucun doute sur ses intentions. Il donne à penser que le sens nouveau du semblable, de la société, de l’humanité ne peut s’accorder avec la liberté qu’à la condition de tenir en échec la représentation de leur accomplissement dans le réel. Vouloir un tel accomplissement entraînerait un glissement dans l’imaginaire, dont l’effet en retour serait la scission entre le règne de l’opinion, le règne du pouvoir, le règne de la science, d’une part, et, d’autre part, les hommes qui leur sont assujettis. Toute son œuvre tend à persuader que l’idée d’égalité ou de société ou d’humanité doit demeurer latente, sinon à se convertir en fiction terrifiante, qu’elle se livre dans la rencontre de perspectives multiples et singulières. Ainsi la vérité de l’indépendance de l’individu, ce n’est pas qu’il soit une unité insécable, mais qu’il offre l’éminent symbole de la singularité.

Reste qu’on peut se demander si Tocqueville, en mettant avec tant de force l’accent sur les effets néfastes de l’égalité, laisse quelque chance à la poursuite de l’aventure de la liberté individuelle et politique. Au terme de l’avant-dernier chapitre de De la démocratie, on le voit, il est vrai, corriger soudain la direction d’un argument qui semblait faire conclure à l’inéluctabilité du despotisme. Rappelant que « dans les siècles démocratiques où nous entrons, les hommes ont naturellement le goût de l’indépendance », il revient sur ses conséquences : « Naturellement ils supportent avec impatience la règle ; la permanence de l’état même qu’ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pouvoir, mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce, et ils échappent aisément d’entre ses mains à cause de leur petitesse et de leur mobilité mêmes » (ibid., 339). Son optimisme, qui se manifeste alors dans la conviction que « chaque génération nouvelle » trouvera « de nouvelles armes pour lutter en faveur de la liberté des hommes », ne se fonde pas sur la seule observation des faits, puisque l’individu lui paraît avoir acquis un goût de l’indépendance dont on ne saurait oublier qu’il est lui-même lié à un événement politique de signification métaphysique : l’effondrement d’une autorité inconditionnée, dont quelqu’un, dans tel ou tel cadre social, se prétendait le dépositaire. Il faut toutefois convenir que, sur le caractère de cette indépendance, le propos de Tocqueville est court : surgie de l’égalité, elle semble se résumer à la disposition qu’ont les hommes « de ne suivre dans leur action particulière que leur volonté » (ibid., 295) – disposition qui leur suggère « bientôt l’idée et l’amour de la liberté politique ». Non moins décevant s’avère le lien qu’il établit entre la figure de quelqu’un et l’idée d’une autorité inconditionnée. Tocqueville décrit bien le phénomène de la dépendance personnelle, caractéristique du monde aristocratique, mais il ne fait que mentionner sans l’interroger vraiment la fonction qu’exerçait le monarque, lorsqu’il

rendait manifeste dans sa personne la légitimité, lorsqu’il était censé incarner la nation et son pouvoir censé dériver de Dieu ou de ces nouvelles divinités laïques qu’étaient devenues la Raison et la Justice. Ainsi ne mesure-t-il pas la portée de l’extraordinaire événement que marque le surgissement de la démocratie moderne : la formation d’un pouvoir privé de sa vertu d’incarnation et des fondements derniers de la légitimité ; du même coup, l’instauration d’un rapport à la loi et au savoir libéré du rapport au pouvoir, impliquant l’impossibilité de se référer désormais à un principe qui transcenderait souverainement l’ordre de la pensée et de l’action humaines. Quoique Tocqueville scrute la nouvelle représentation du pouvoir social, qui témoigne d’un enfermement de la société dans ses propres frontières – ce qu’il interprète à juste titre comme une perversion – et quoique, simultanément, il exclue toute hypothèse d’un retour à l’Ancien Régime, à un ordre théologico-politique, il s’arrête, il se dérobe devant la conclusion que l’expérience de la liberté politique et de la liberté individuelle, l’avènement d’une nouvelle idée du pouvoir et du droit coïncident avec une nouvelle expérience du savoir, l’avènement d’une nouvelle idée de la vérité – cette mutation, faut-il le préciser, consistant en ceci que ce qui germait autrefois dans les esprits d’un petit nombre s’est développé, s’est diffusé, s’est imprimé dans la vie sociale. Tocqueville, qui a l’audace de déclarer : « Qui cherche la liberté pour autre chose qu’elle-même est fait pour servir » (A. I, 144), ne va pas jusqu’à dire que celui qui cherche la vérité pour autre chose qu’ellemême est fait pour croire – et servir encore. S’il invite à reconnaître, suivant une inspiration proche de celle de La Boétie, que la liberté ne s’enseigne pas à qui ne la désire pas, qu’elle n’est pas un bien défini, nommable, que la désirer, c’est déjà la posséder, quelque chose le retient dans la pensée que la quête de la vérité ne fasse qu’un avec la vérité elle-même, que la société moderne et l’individu moderne

s’instituent à l’épreuve d’une dissolution des repères derniers de la certitude ; que, sous l’effet de celle-ci, s’inaugure une aventure – sans cesse menacée par les résistances qu’elle suscite – dans laquelle les fondements du pouvoir, les fondements du droit, les fondements de la connaissance sont mis en question – aventure proprement historique, en ce sens qu’elle interdit tout point d’arrêt, que reculent indéfiniment les limites du possible et du pensable. Nous avons tenté ailleurs d’examiner les conséquences qu’entraîne le phénomène nouveau de la désincorporation du pouvoir, notamment, l’expérience d’une société qui ne peut plus se représenter sous le modèle d’un corps, qui accueille la division et ses effets dans tous les domaines. Bornons-nous ici à signaler que les changements qui se repèrent dans le mode d’institution du social ne sont pas moins sensibles dans celui de l’individu. En vain retiendrait-on seulement que cet individu, en se soustrayant à l’autorité que l’autre incarnait à ses yeux, de par sa prééminence sociale, prend désormais pour seul étalon de sa conduite, selon un libre examen, ce qui est conforme à la raison et à la justice ; que sa règle est de ne suivre en toute chose que sa volonté, Une telle idée, si souvent formulée par le discours libéral, dans toutes ses variantes, laisse ignorer que la raison et la justice, tout en devenant les références solennellement dispensées à chacun, sont livrées au mouvement propre de chacun, à une découverte qui ne se dissocie pas, en chacun, de la mise en jeu de son pouvoir singulier de connaître et de parler. Peu importent tous les moyens mis en œuvre par l’idéologie dominante pour imposer les nouveaux critères du jugement social ; quelle que soit leur efficacité, ils ne peuvent effacer définitivement l’ouvrage de la révolution démocratique, c’est-à-dire la destruction des fondements de la légitimité et de la vérité. Quand il est défini comme indépendant, l’individu n’échange pas, comme semble le supposer Tocqueville, une certitude contre une autre – celle qui

dériverait à présent de son autonomie ou bien, à l’inverse, l’arrimerait au pouvoir de l’opinion ou à celui de la science. Il est voué à demeurer sourdement travaillé par l’incertitude. Dès lors que la vérité ne saurait se défaire de l’exercice de la pensée, dès lors que le droit, en vertu duquel l’individu se trouve posé, s’avère lié à sa propre faculté de l’énoncer, savoir et non-savoir se combinent, sans que l’on puisse jamais retrancher l’un de l’autre. Et encore cette distinction entre pensée et droit ne rend-elle pas compte de la nouveauté de l’événement, car l’exercice de la pensée se modifie, quand s’affirme un droit de penser, droit indéfini, certes, mais qui porte toujours plus loin contre ce qui était auparavant frappé d’interdit. Un tel droit ne se circonscrit pas aux limites du politique ; il touche tous les rapports que l’individu entretient avec le monde, avec les autres, avec lui-même, il touche à toutes ses pensées, il les fonde, au sens même où il les fait advenir. Faire droit à ses pensées, accepter de vivre avec, accueillir le conflit, la contradiction interne, donner à ses pensées une espèce d’égalité (qu’elles soient nobles ou basses, se forment sous le signe de la connaissance ou de la passion, au contact des autres ou des choses), consentir à ce que se brouille la distinction intérieur-extérieur – bref tout ce qui se signale, à l’époque de Tocqueville, dans le roman et la littérature en général, est l’indice d’un nouveau mode d’existence de l’individu dans les horizons de la démocratie. Celui-ci ne surgit pas seulement comme promis à la maîtrise de sa destinée ; mais non moins comme dépossédé de l’assurance de son identité – celle que paraissaient autrefois lui procurer sa place, sa condition dans la société, la possibilité de se relier à un pouvoir légitime. Pour paraphraser Tocqueville parlant de l’Amérique, nous dirions volontiers que l’individu s’expose « à une agitation sans cesse renaissante », que l’incertitude sur son identité répand dans son esprit « une inquiète

activité », « une énergie surabondante » que le gouvernement qu’il exerçait autrefois sur lui-même, garanti par un juste modèle, « était impuissant à créer ». Ou encore, pour paraphraser la critique que nous formulions, nous-même, contre l’utopie saint-simonienne, nous dirions qu’il se découvre sans définition, sans contours, sans fond, sans but. Or, si l’on veut bien convenir que l’individu se constitue, pour une part, sous le pôle d’une indétermination nouvelle, qui l’ouvre à luimême, qui fait de la vérité une question sans réponse, mais une question qui, à son insu ou non, le traverse, il faut récuser l’alternative formulée par Tocqueville, du moins se retenir d’en poser les termes absolument. A l’entendre, l’individu apparaît dans la pleine affirmation de soi ou il disparaît entièrement, en conséquence de sa faiblesse et de son isolement, englouti par l’Opinion, par le pouvoir social. C’est lui accorder trop et pas assez, méconnaître que sa ressource ne réside pas dans sa pleine positivité de Sujet et aussi que toute tentative d’asservissement, si raffinée soit-elle, se heurte à une limite, parce qu’une partie de lui-même se dérobe à l’objectivation.

L’idée tocquevillienne du renversement de la liberté démocratique en servitude s’est propagée jusqu’à nos jours. Non sans bonnes raisons. Il ne vaut pas la peine de revenir sur tous les signes qui témoignent de ce mouvement et, en particulier, des efforts multipliés en direction d’une « normalisation » de l’individu. Reste que ceux qui dénoncent le plus fort ce danger, à la suite de Tocqueville, vont jusqu’à croire que le projet peut s’accomplir ; ils concluent volontiers à l’anéantissement prochain de l’individu, se réservant d’ailleurs la faculté de le penser, en toute indépendance. Or, une chose est de percevoir les ambiguïtés de l’expérience démocratique, autre chose de juger que la question de l’individu, liée qu’elle est devenue à celle de la vérité, peut être supprimée. En dépit de tous ses vices, la démocratie demeure pour

ceux qui subissent l’oppression totalitaire la seule forme de société désirable, parce qu’elle conserve la double notion de la liberté politique et de la liberté individuelle. Le plus remarquable chez les critiques de la démocratie se décèle dans la pérennité de la représentation de l’homme perdu dans la foule. Elle nourrit l’horreur de l’anonymat et l’attrait pour une communauté dont ses membres connaîtraient le bonheur d’être ensemble. A ce dernier désir, Tocqueville ne se prêtait pas. Mais il est d’autant plus frappant que l’aversion qu’il partageait avec les hommes de sa classe pour toute forme de mobilisation populaire ne l’ait pas empêché de trouver dans l’image de la foule le signe de la déchéance de l’individu. Or, ne vaudrait-il pas la peine, à cet égard encore, d’être attentif à une ambiguïté ? L’anonymat est-il le mal absolu ? On l’affirme quand on veut faire de l’individu ou de la communauté, ou des deux à la fois, des Sujets en acte. Mais si l’on veut bien convenir que l’individu se dérobe à lui-même en se rapportant à lui-même, qu’il est aux prises avec son inconnu(e), pourquoi nier le lien de la solitude et de l’anonymat ; pourquoi nier que la reconnaissance du semblable par le semblable passe aussi par l’ignorance acceptée de l’autre ; pourquoi, enfin, opposer, alors qu’il faudrait les penser ensemble, la vérité de l’association et la vérité de l’isolement ? Mais constatons-le : de l’apologie de l’individualisme à celle de la démocratie de masse, tout se passe comme si l’on était inéluctablement renvoyé, depuis près de deux siècles, d’une dénégation à l’autre.

1. Article extrait de Passé-Présent, 1, 1982. 2. Les citations sont extraites de l’édition des œuvres complètes de Tocqueville, sous la direction de J.-P. Mayer, Gallimard. Les références figurent dans le cours du texte. Le sigle A. pour L’Ancien Régime et la Révolution et le sigle D. pour De la démocratie en Amérique sont suivis de l’indication du volume et de la page.

3. Citations empruntées à l’édition de Marcel Gauchet des textes choisis de Constant, De la liberté des Modernes, Paris, Le Livre de Poche, 1980. Nous indiquons les références dans le cours du texte.

De l’égalité à la liberté

Fragments d’interprétation de De la démocratie en Amérique 1 Peu d’auteurs ont eu comme Tocqueville le sentiment de la découverte et nommé l’objet sur lequel se concentrait leur réflexion. L’égalité des conditions lui est apparue à l’examen de la société américaine comme « le fait générateur dont chaque fait particulier 2 semblait descendre ». En observant qu’elle atteint là ses limites extrêmes, il acquiert la conviction que l’Europe s’en rapproche chaque jour davantage. Ainsi lui semble-t-elle avoir le caractère d’un fait « providentiel » : « Il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine » (4). Les hommes de son temps, affirme-til, doivent « reconnaître dans le développement graduel et progressif de l’égalité à la fois le passé et l’avenir de leur histoire » (5). Or, que désigne l’égalité des conditions ? Un « état social ». Que désigne son développement graduel et progressif ? Un « mouvement social » ou une « révolution sociale ». Et qu’est-ce que cet état social, ce mouvement social ? La démocratie, la « révolution démocratique ». Dans l’introduction au premier volume de De la démocratie en Amérique, les concepts d’égalité des conditions et de démocratie s’échangent continuellement.

Cependant, l’égalité des conditions n’est qu’un fait générateur. Dès les premières lignes de son Introduction, Tocqueville la présente comme telle. « Elle exerce une influence prodigieuse, en tant que premier fait sur la marche de la société », sur l’esprit public, les lois, le gouvernement et, non moins, la société civile. Ainsi peut-on juger que la révolution démocratique ne se réduit pas à ce premier fait, mais comprend avec lui ses conséquences. Toutefois, si celles-ci affectent la société à tous ses niveaux, il est encore vrai que la nature du changement dépend du milieu dans lequel il s’imprime, d’un milieu façonné par l’histoire. Comment donc distinguer le nécessaire et l’accidentel dans le cours des choses ? La réponse semble la suivante : la société américaine rend pleinement sensible l’enchaînement du fait premier et de ses conséquences, dans la mesure où l’origine de la nation coïncide avec celle de la démocratie. Là, donc, les perturbations de l’histoire sont éliminées. A la différence de l’Europe où il y a difficulté à discerner ce qui relève de l’essence de la démocratie et ce qui est imputable aux désordres résultant de la destruction de l’Ancien Régime, bref aux effets de la grande Révolution, l’Amérique présente le phénomène démocratique à l’état pur. En France, notamment, la démocratie « a renversé tout ce qui se rencontrait sur son passage, ébranlant ce qu’elle ne détruisait pas. On ne l’a pas vue s’emparer peu à peu de la société, afin d’y établir paisiblement son empire, elle n’a cessé de marcher au milieu des désordres et de l’agitation d’un combat. Animé par la chaleur de la lutte, poussé au-delà des limites naturelles de son opinion par les opinions et les excès de ses adversaires, chacun perd de vue l’objet même de ses poursuites et tient un langage qui répond mal à ses vrais sentiments et à ses instincts secrets » (9). En revanche, l’Amérique est un pays « où la grande révolution sociale […] semble avoir atteint à peu près ses limites naturelles ; elle s’y est opérée d’une manière

simple, facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s’opère parmi nous sans avoir eu la révolution elle-même » (11). La réponse que nous croyons saisir est confirmée dans les débuts du deuxième chapitre : « L’Amérique est le seul pays où l’on ait pu assister au développement naturel et tranquille d’une société, et où il ait été possible de préciser l’influence exercée par le point de départ sur l’avenir des États » (27). Il y est dit encore : « L’Amérique nous montre donc au grand jour ce que l’ignorance ou la barbarie des premiers âges a soustrait à notre regard. » Considérons en outre la première démarche de Tocqueville. Le chapitre 1, « Configuration extérieure de l’Amérique du Nord », a la fonction apparente d’un préambule ; l’auteur donne un aperçu du milieu naturel et des populations indiennes qui occupaient certaines parties du territoire avant l’arrivée des colons. Le deuxième chapitre a pour titre : « Du point de départ et de son importance pour l’avenir des Anglo-Américains » ; il nous met en présence d’une histoire transparente, du fait que la naissance de la nation est visible. De même que « l’homme est pour ainsi dire tout entier dans les langes de son berceau » (26), et que nous sommes condamnés à l’ignorer, dès lors que nous commençons à l’étudier à l’âge viril, de même le sens de l’histoire nous est en général dérobé, car nous reste dissimulée l’origine des peuples. Si féconde est la connaissance du point de départ américain que Tocqueville ne craint pas de déclarer : « Ceux qui liront ce livre trouveront donc dans le présent chapitre le germe de ce qui doit suivre et la clef de presque tout l’ouvrage » (28). Le troisième chapitre est consacré à « L’état social des Anglo-Américains ». Cet état social, fait observer l’auteur dans un bref avant-propos, « est ordinairement le produit d’un fait, quelquefois des lois, le plus souvent de ces deux causes réunies, mais une fois qu’il existe, on peut le considérer lui-même comme la cause première de la plupart des lois,

des coutumes et des idées qui règlent la nation. Ce qu’il ne produit pas, il le modifie… » (45). La section qui clôt ce chapitre énonce « les conséquences politiques de l’état social des Anglo-Américains » ; sa portée est générale, elle contient une thèse qui a tout à la fois valeur de première conclusion et anticipe le développement entier du volume (52-53). A partir de là, l’analyse va porter sur les lois politiques (le dogme de la souveraineté du peuple), le gouvernement de la démocratie (au niveau de la commune, des États, et de l’État fédéral), les institutions (les associations et la presse), les mœurs et les idées… Nul doute, donc, que les trois premiers chapitres, plus précisément le deuxième et le troisième, ne forment un ensemble et n’apportent la condition d’intelligibilité des suivants. D’une juste connaissance du point de départ (historique) et de la cause première (sociologique), qui coïncident heureusement, est censée découler celle des articulations du modèle démocratique. Toutefois l’argumentation de Tocqueville, sitôt qu’on la scrute d’un peu près, suscite l’étonnement. Que nous présente-t-il au point de départ ? Les émigrants anglais. Quoiqu’ils diffèrent « en beaucoup de points », ils ont entre eux des « points communs » et se trouvent tous dans une « situation analogue » (28). Non seulement ils parlent la même langue et sont tous enfants du même peuple, mais ils ont en partage un même héritage politique : « On voyait répandus parmi eux plus de notions des droits, plus de principes de vraie liberté, que chez la plupart des peuples de l’Europe » (ibid.). Notamment, ils ont déjà l’expérience du gouvernement communal, « ce germe fécond des institutions libres [qui] était déjà profondément ancré dans les habitudes anglaises », et leur est familier le dogme de la souveraineté du peuple introduite au sein même de la monarchie des Tudor (ibid.). Ce n’est qu’après avoir fait cette première observation que Tocqueville explique pourquoi la colonisation ne pouvait donner lieu à une

aristocratie (origine des émigrants et conditions d’exploitation du sol). Et il enchaîne aussitôt : « Toutes les colonies anglaises avaient donc entre elles à l’époque de leur naissance un grand air de famille. Toutes, dès leur principe, semblaient destinées à offrir le développement de la liberté, non pas la liberté aristocratique de leur mère patrie, mais la liberté bourgeoise et démocratique dont l’histoire du monde ne présentait point encore de complet modèle » (29). Ce jugement nous rappelle celui que contenait déjà l’Introduction : « Les émigrants […] dégagèrent en quelque sorte le principe de la démocratie de tous ceux contre lesquels ils luttaient dans le sein des vieilles sociétés de l’Europe et ils le transplantèrent seul sur les rivages du nouveau monde » (11). Il nous faut donc reconnaître que là où le principe de la société coïncide avec le principe de la démocratie, celui-ci contient la liberté. Tocqueville prend ensuite en considération l’opposition entre le Nord et le Sud et établit que le véritable point de départ se trouve au Nord, dans les États de la Nouvelle-Angleterre. C’est là que se sont combinées « les deux ou trois idées principales qui aujourd’hui forment les bases de la théorie sociale des États-Unis » (30). Nous entendons cette fois que le point de départ est non seulement un fait social, mais un fait moral et politique. Impossible de s’y tromper : l’auteur décrit alors la condition sociale des émigrants du Nord, le singulier phénomène d’une société où il ne se trouve « ni grands seigneurs, ni peuple, et pour ainsi dire, ni pauvres, ni riches » (31), mais c’est pour préciser qu’ils se distinguaient des autres colons par leur lumière et leur moralité et surtout par leurs convictions : ils n’avaient pas fui l’Angleterre sous l’effet de la nécessité, « ils voulaient faire triompher une idée » (souligné par l’auteur, ibid.). Sans doute apprenons-nous qu’ils obéissaient à des mobiles religieux : la suite du chapitre va mettre pleinement en évidence, à partir de récits d’émigration et de citations empruntés aux pionniers

puritains, le rôle de la religion. Tocqueville admirera la merveilleuse combinaison de « l’esprit de religion » et de « l’esprit de liberté » (42), qui fait cruellement défaut aux Européens. Mais ces considérations ne font pas oublier que la liberté est au point de départ et que la démocratie est à son commencement politique. « Le puritanisme, affirme-t-il, n’était pas seulement une doctrine religieuse ; il se confondait encore en plusieurs points avec les théories démocratiques et républicaines les plus absolues » (31). Remarquons, en outre, que s’il s’émerveille du rôle joué par la religion, il n’hésite pas à dissocier les éléments de la législation qui portent la marque d’un « étroit esprit de secte et de toutes les passions religieuses » du « corps de lois politiques qui, tracé il y a deux cents ans, semble encore devancer de très loin l’esprit de liberté de notre âge » (31). Dans ce corps de lois formé par la Nouvelle-Angleterre (intervention du peuple dans les affaires publiques, vote libre de l’impôt, responsabilité des agents du pouvoir, jugement par jury), il reconnaît des « principes générateurs » destinés à recevoir « une application et des développements qu’aucune nation de l’Europe n’a encore osé donner » (39). Pourquoi s’étonner ? Parce que rien de ce qui est dit là n’autorise à déduire les principes dits générateurs, principes politiques, principes de liberté, d’un premier fait, fait social, lui-même nommé générateur : l’égalité des conditions. Celle-ci paraît bien exister, mais liée à son idée, et cette idée ne se retranche pas de celle de la liberté, au point de départ. La contradiction que nous venons d’entrevoir s’approfondit à la lecture de la dernière section du troisième chapitre. Sans tenir compte de l’analyse précédente, Tocqueville s’attache à déterminer la cause première, comme si elle devait être distinguée du point de départ, comme si l’une, sociologique, se scindait de l’autre, historique. Mais il

va de soi que si le deuxième chapitre n’avait dû fournir qu’une simple description des commencements de la démocratie américaine, l’auteur n’aurait pas signalé qu’il contenait « le germe de ce qui va suivre et la clé de presque tout l’ouvrage ». Et il est non moins manifeste que l’analyse des effets de la loi des successions, qui occupe la plus grande partie du troisième chapitre, relève autant d’une perspective historique que d’une perspective sociologique. Au demeurant, les deux sont toujours associées dans l’argumentation de Tocqueville : c’est ce qui lui donne sa plus grande force. Pourtant, il n’hésite pas à « déduire » de l’état social (égalité des conditions) des conséquences politiques, entendons : à déduire de cet état social, assigné à la fonction de la cause, un état politique ou, plus précisément, une alternative politique, défini comme conséquence. La déduction elle-même est assez déroutante pour mériter un examen attentif (52-53). Tout d’abord, Tocqueville affirme que l’égalité doit nécessairement finir « par pénétrer dans le monde politique comme ailleurs ». « On ne saurait concevoir, précise-t-il, les hommes éternellement inégaux entre eux sur un seul point, égaux sur les autres ; ils arriveront donc dans un temps donné à l’être sur tous. » Il conclut que l’égalité se traduira dans le monde politique par la souveraineté du peuple ou le despotisme (des droits donnés à tous ou à personne). Cette certitude est fondée, à l’entendre, sur la description de l’état social qu’il vient de fournir, lequel se prêterait « presque aussi facilement à l’une ou à l’autre de ses deux conséquences ». Or, ces premières propositions se heurtent à deux objections. L’égalité des conditions dont Tocqueville a parlé s’accommode de multiples inégalités. De fait, il a seulement établi qu’aux États-Unis « la dernière trace des rangs et des distinctions héréditaires est détruite ». Telle a paru la limite atteinte par l’état social ; telle, la forme achevée de ce qui demeure en Europe un

développement graduel et progressif. Lui-même a fait observer notamment qu’il y avait « aux États-Unis comme ailleurs » des riches : « Je ne connais même pas de pays, notait-il, où l’amour de l’argent tienne une plus large place dans le cœur de l’homme et où l’on professe un mépris plus profond pour la théorie de l’égalité permanente des biens » (50). Rien ne l’autorise donc à déduire de l’égalité des conditions une égalité sur tous les points. Pourtant, il tient fermement à cet argument. L’Introduction l’énonçait déjà dans le passage où l’égalité était présentée comme un fait providentiel (4) ; et l’Avertissement à la douzième édition reproduit littéralement ce passage, cela, en 1848, près de quinze ans après la rédaction du premier volume. « Serait-il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d’une génération ? Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles » (XLIII) ? Mais l’argument n’était pas plus convaincant dans l’Introduction, car nous avions appris auparavant que l’égalité était pour une large part un résultat de l’action des rois qui s’étaient montrés « les plus actifs et les plus constants des niveleurs » (3). Et l’auteur devait signaler un peu plus tard que la démocratie s’était « emparée à l’improviste du pouvoir » (5). Entre l’égalité des conditions et la défaite des rois, nulle relation de cause à effet n’était établie, ni d’une façon générale entre l’état social et le régime politique. Sans doute peut-on admettre que l’égalité des conditions implique la destruction de la société aristocratique. Mais les deux phénomènes paraissent comme l’envers et l’endroit d’un même processus. Impossible donc de raisonner à cet égard en termes de cause à effet. Bien mieux, puisque le roi s’avère à l’origine de ce processus à double face, il faut choisir entre deux hypothèses : ou bien il a détruit lui-même la société

aristocratique en s’emparant d’un pouvoir absolu, et l’on ne voit pas alors pourquoi l’aurait nécessairement emporté un mouvement social dont il était l’instigateur et le bénéficiaire : seuls des événements contingents l’expliquent (la démocratie s’est emparée à l’improviste du pouvoir). Ou bien la révolution démocratique a une logique propre, alors même qu’elle a été provoquée ou favorisée par l’action des rois ; mais on ne saurait dès lors la circonscrire au phénomène de l’égalisation des conditions. Si elle tend à détruire d’abord la royauté, ensuite la puissance des bourgeois et des riches, c’est qu’elle a une vocation politique, que son enjeu ne se résume pas à la suppression des rangs et des distinctions héréditaires, qu’elle s’acharne contre toute forme de domination visible, contre tous les modes de son incarnation dans des personnes ou dans des classes. Et, dans cette perspective, comment dire encore qu’elle « se prête presque aussi facilement » à l’établissement du pouvoir absolu et à celui de la liberté ? Des ambiguïtés de la pensée de Tocqueville nous trouvons d’ailleurs un signe éloquent dans l’Avertissement de 1848. Là, après avoir reproduit les lignes « prophétiques » de son Introduction, l’auteur semble un moment tenir pour irréversible l’avènement de la République. « S’il ne s’agit plus de savoir si nous aurons en France la royauté ou la République, il nous reste à apprendre si nous aurons une République agitée ou une République tranquille, une République régulière ou une République irrégulière, une République pacifique ou une République guerroyante, une République libérale ou une République oppressive, une République qui menace les droits sacrés de la propriété et de la famille ou une République qui les reconnaisse et les consacre. » Mais à peine a-t-il formulé ce « terrible problème », les termes de l’alternative sont modifiés : « Suivant que nous aurons la liberté démocratique ou la tyrannie démocratique, la destinée du monde sera différente et l’on peut dire qu’il dépend aujourd’hui de nous que la République finisse

par être établie partout ou abolie partout. » Étrange déplacement qui 3 trahit à nos yeux une incertitude sur la nature de la démocratie . Celleci, d’un premier point de vue, semble impliquer le régime républicain, et la seule question est de savoir s’il sera bien réglé ou dévoyé, tandis que du second point de vue, elle est censée s’accommoder de la tyrannie comme de la liberté ; quoiqu’elle exerce des effets sur le monde politique, son développement se fait en deçà de ses frontières. Mais le mode d’enchaînement des perspectives ne doit pas non plus être négligé. Tout se passe comme si après avoir cédé à un premier mouvement de pensée, qui lui faisait reconnaître la vocation politique de la démocratie, Tocqueville se reprenait pour l’annuler et rabattre celle-ci au registre de l’égalité des conditions. Or, la déduction opérée à la fin du troisième chapitre donne la même impression : alors que la liberté s’était avérée un peu plus tôt inscrite dans le « point de départ » américain, elle se trouve soudain effacée de l’origine pour être réintroduite au titre de simple conséquence possible. Encore le changement ne semble-t-il pas suffisant. L’auteur ne se contente pas de juger que l’état social anglo-américain se prête presque aussi facilement à l’une ou l’autre de ces deux conséquences (souveraineté absolue de tous, pouvoir absolu d’un seul). De la découverte que la passion de l’égalité est ambivalente – soit celle d’élever au plus haut niveau, soit celle d’abaisser chacun au plus bas niveau –, il s’achemine vers une conclusion qui rompt l’équilibre des chances politiques. Celle-ci est préparée par deux arguments très différents. En bref, selon le premier, les peuples démocratiques ont bien un goût instinctif pour la liberté, mais elle n’excite en eux qu’une « impulsion rapide », ne mobilise que des efforts intermittents, alors qu’ils portent à l’égalité un amour éternel et sont prêts à tout lui sacrifier. Mais curieusement la « passion mâle et légitime pour l’égalité » et le goût dépravé pour l’égalité, auparavant distingués, ne

sont pas signe d’un conflit, ils produisent le même effet, se confondent dans une même obsession, qui distrait du danger de la servitude. Selon le second argument, l’égalité, dès lors qu’elle est à peu près réalisée, expose les citoyens aux « agressions du pouvoir », car aucun n’étant isolément assez fort pour lui résister, seule la combinaison des forces de tous devient désormais susceptible de « garantir la liberté ». Sur ces deux arguments sont étayées les réflexions finales : « Soumis les premiers à cette redoutable alternative que je viens de décrire, les Anglo-Américains ont été assez heureux pour échapper au pouvoir absolu. Les circonstances, l’origine, les lumières et surtout les mœurs leur ont permis de fonder et de maintenir la souveraineté du peuple. » Sans doute l’alternative est-elle formellement préservée. Mais le pouvoir absolu apparaît comme le destin de la démocratie, tandis que la liberté est liée à la contingence d’une situation. C’est par chance, en somme, que les Américains se sont soustraits au sort qui les attendait. Chance qui n’est intelligible qu’à prendre en considération les avantages que leur procuraient l’étendue et le relatif isolement du territoire et les conditions exceptionnelles de l’entreprise : une fondation sans révolution, des fondateurs vertueux, issus des couches éclairées de la vieille Angleterre, inspirés par l’amour de Dieu. Nous retrouvons donc la séparation entre la cause première, sociologique, et le point de départ, historique, dont nous jugions qu’elle était illégitime. Mais, à présent, l’interprétation tocquevillienne de la démocratie américaine devient au plus haut point paradoxale. Celle-ci, avions-nous cru comprendre à la lecture de l’Introduction, présente le phénomène démocratique à l’état pur, en ce sens que les perturbations introduites par la lutte du peuple contre l’aristocratie et la résistance qu’elle lui oppose ne s’y manifestent pas et que tout en elle est parfaitement visible. Or, le cas américain s’avère impur ; car le cours de la révolution démocratique y paraît dévié (dans le bon sens) en raison

de causes particulières – circonstances, origine, lumière, mœurs. A son examen, le visible et l’invisible changent de lieu. Ce que Tocqueville prétend découvrir en elle, c’est ce qui n’apparaît pas : le lien entre égalité et pouvoir absolu. Tandis que ce qui apparaît : le lien entre l’égalité et la liberté, est supposé l’effet de la préhistoire des Américains (le passé des émigrants) ou des conditions de leur établissement, bref, ne se livre pas au regard dans les limites de l’état social et du monde politique. Peut-on se délivrer de ce paradoxe ? L’Introduction, il est vrai, indique une piste que nous avons négligée. L’Europe et singulièrement la France sont présentées comme le théâtre du désordre : la démocratie y a marché au hasard sans être dirigée par ceux qui étaient en mesure de le faire. Tocqueville lui oppose le modèle de l’Amérique, où elle a atteint peu à peu ses limites naturelles et s’est opérée de manière simple et facile. De ce modèle il prétend tirer des enseignements (non sans préciser, comme il le répétera tout au long de son ouvrage, que ce qui vaut pour un peuple ne vaut pas nécessairement pour un autre). Or, l’on peut supposer que ces enseignements éclairent à la fois la logique interne de la démocratie et la nature des correctifs qui permettent d’en éviter les maux. Et l’on peut encore admettre que ces correctifs sont aux États-Unis l’effet du caractère national (forgé en raison du passé des émigrants) ou même des circonstances, et qu’ils servent d’indices aux hommes éclairés du vieux continent pour bien diriger la démocratie. En bref, la pensée de Tocqueville serait que ce qui fut l’œuvre de la chance aux États-Unis pourrait être converti par les Européens en œuvre de la science. Le fait est qu’il déclarait, après avoir jugé la révolution démocratique irréversible : « Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles

instincts, adapter son gouvernement au temps et au lieu, le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs imposés de nos jours à ceux qui dirigent la société. Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau » (5). La démocratie en Europe serait comparable à un enfant dont il serait vain de contrarier la nature, et qu’il importerait de discipliner à la faveur d’une bonne pédagogie : « Abandonnée à ses instincts sauvages, elle a grandi comme ces enfants privés de soins naturels qui s’élèvent d’eux-mêmes dans les rues de nos villes et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères » (ibid.). Mais d’autre part, les pédagogues, étant dans l’ignorance de la nature de l’enfant, n’auraient rien de mieux à faire qu’à scruter son développement là où il bénéficie de conditions paisibles et, devant ce spectacle, à inventer des artifices qui vaillent comme substituts de l’éducation fournie par un bon milieu. Cette hypothèse, les propos de Tocqueville sur la religion semblent la confirmer. « Un concours d’étranges événements » a fait qu’elle « se trouve [en France] engagée au milieu des puissances que la démocratie renverse », de sorte que les hommes religieux condamnent l’égalité et la liberté, sans comprendre que le christianisme ne lui est pas hostile par principe et que les détenteurs des idées nouvelles rejettent la religion, sans comprendre que toute institution repose sur les mœurs et les croyances. Que les uns et les autres apprécient donc la chance des Américains et qu’ils s’emploient à combiner la religion et la démocratie, quelles que soient leurs convictions. Un partage se ferait donc entre l’ordre de la nécessité, circonscrit au développement de l’égalité des conditions, et l’ordre de la contingence, l’histoire singulière des peuples européens et du peuple américain. Et la tâche consisterait à tirer la leçon des hasards heureux pour corriger les effets des hasards malheureux.

Pourtant, sans nier cette intention pédagogique et pragmatique du discours de Tocqueville, comment s’en satisfaire ? C’est l’idée même du « fait générateur » qui s’effacerait s’il fallait se borner à constater l’égalité en Europe et aux États-Unis et imputer à des causes particulières les traits du monde politique ici et là. C’est la thèse d’un enchaînement de la révolution démocratique qui échapperait à toute vérification. L’essence de la démocratie nous serait partout dérobée, puisque nous la verrions partout évoluer à travers des accidents. En vain cherchons-nous à nous évader des difficultés signalées, nous ne faisons que les accroître. Mais à les explorer nous commençons d’entrevoir une question qui commande la pensée de Tocqueville et mobilise des oppositions que nous avons rencontrées sur notre chemin : celle de l’Europe et de l’Amérique, celle de la démocratie sauvage et de la démocratie paisible, celle de la logique de la révolution démocratique et des accidents, celle de l’état social et du monde politique, celle de l’instinct et de la science, celle du peuple et des dirigeants. Cette question porte sur la liberté et le rapport qu’elle entretient avec l’égalité. A vrai dire, si nous nous satisfaisions de l’idée que Tocqueville ne s’est pas départi d’une conception aristocratique de la liberté, la recherche serait vaine et la conclusion, connue d’avance, ni nouvelle ni féconde. Bien davantage nous importe-t-il de relever les signes de l’indétermination d’une pensée à l’épreuve de l’énigme de la démocratie – énigme que pour une part elle contribue à formuler.

Le chapitre qui ouvre la deuxième partie du second volume retient notre attention parce qu’il confronte longuement, explicitement, l’amour de l’égalité avec l’amour de la liberté et parce qu’il s’emploie à montrer, comme le titre l’annonce, pourquoi le premier est plus ardent et durable que le second. En fait, les prémisses ne sont pas moins

importantes que les conclusions : Tocqueville parle de l’égalité et de la liberté comme telles avant d’en venir aux passions qu’elles inspirent. Premier moment : « On peut imaginer un point extrême où la liberté et l’égalité se touchent et se confondent. Je suppose que tous les citoyens qui concourent au gouvernement aient un droit égal d’y concourir. Nul ne différant alors de ses semblables, personne ne pourra exercer un pouvoir tyrannique, les hommes seront parfaitement libres, parce qu’ils seront tous entièrement égaux, et ils seront tous parfaitement égaux parce qu’ils seront entièrement libres. C’est vers cet idéal que tendent les peuples démocratiques. Cette forme est la plus complète que puisse prendre l’égalité sur terre » (101). Le propos est de nature à déconcerter le lecteur, encore que Tocqueville n’indique que le pôle idéal de la démocratie. Il implique en effet que l’égalité des conditions n’est qu’un degré inférieur de l’égalité, puisque dans sa forme complète celle-ci est politique et ne fait qu’un avec la liberté. Ce qu’avait écrit Tocqueville auparavant ne permettait pas d’imaginer cet état de complétude et de perfection, et cela non pas parce que des forces réelles en contrariaient l’avènement, mais, d’une part, parce que l’égalité des conditions semblait avoir plein sens comme fait social, se manifestait sur un autre plan que l’égalité politique, économique et juridique, et, d’autre part, parce que l’égalité semblait l’effet d’un déterminisme historico-naturel, tandis que la liberté relevait de l’art. Cependant, aussitôt confondues l’une avec l’autre, en tant qu’elles sont conçues conformément à leur essence, liberté et égalité sont de nouveau désimbriquées, apparemment par l’effet d’un retour à l’observation empirique. Tel est le second moment. « Voilà la forme la plus complète […] mais il en est mille autres que peut prendre l’égalité sur la terre… » En substance : l’égalité peut régner dans la société civile sans s’introduire dans le monde politique ; et elle peut même s’y établir sans qu’il y ait

libertés : il suffit que tous soient semblables sous un seul maître et également susceptibles de servir son pouvoir. En un troisième moment, cet argument trouve son complément à l’examen de la liberté : celle-ci, nous est-il précisé, se découvre de son côté là où l’égalité n’existe pas. Mais les deux arguments ne sont pas symétriques. Tocqueville, après avoir déduit du premier qu’on est fondé à distinguer la liberté de l’égalité, remarque que les goûts qu’ont les hommes pour l’une et l’autre sont eux-mêmes « deux choses inégales » (102). Pour en persuader, il introduit une dimension historique, jusqu’alors absente de sa réflexion, en affirmant que chaque temps laisse voir un « fait singulier et dominant » qui s’avère donner naissance à une « pensée mère » ou une « passion principale ». Or, cette démarche révèle au mieux ce qu’il y a de trouble dans son raisonnement. Le fait singulier et dominant n’est en effet désigné que dans les limites des siècles démocratiques : il s’agit, nous le savons, de l’égalité des conditions. De la liberté, en revanche, Tocqueville observe seulement qu’« elle s’est manifestée aux hommes en différents temps et sous différentes formes : elle ne s’est point attachée exclusivement à un état social, et on la rencontre autre part que dans la démocratie ». Le choix des mots est éloquent. Il n’est pas dit que la liberté constitue le fait singulier et dominant des sociétés aristocratiques. Deux raisons l’interdisent ; d’une part, on peut bien juger que la société aristocratique contenait des institutions libres et que la noblesse ou les élites urbaines avaient le goût de la liberté, on ne saurait faire de la liberté le « caractère distinctif de l’ensemble de la société » (expression réservée à la démocratie et désignant l’égalité) ; d’autre part, et cette raison nous importe davantage, la liberté, pour l’auteur, n’est pas de l’ordre du fait, dans l’acception où il prend ici le mot. Le fait, c’est l’état social. Et, dans le monde aristocratique, l’état social c’est l’inégalité des conditions.

Ainsi la dissociation de la liberté et l’égalité va-t-elle beaucoup plus loin qu’on ne pourrait le croire d’abord. La perspective historique, faite pour l’éclairer, l’obscurcit. Ou, à mieux dire, elle ne dévoile pas le phénomène que Tocqueville cherche à concevoir : l’apparition pour la première fois dans l’histoire d’un fait social qui est générateur de tous les faits particuliers (I, 1). L’événement reste dissimulé sous une représentation de la différence des temps, qui emprunte subrepticement à celle de Montesquieu la notion du trait distinctif des différents régimes. En somme, la perspective n’est ouverte que pour nous faire connaître que la liberté peut régner sans l’égalité, l’égalité sans la liberté. Mais sitôt ouverte, elle s’efface devant l’affirmation que la liberté n’est pas « prise » dans l’histoire. Pas davantage ne se voit-elle attachée à un état social (l’image même de l’attache suggère qu’elle n’est pas imprimée dans la société) et pas davantage ne s’inscrit-elle dans le temps. Mais encore faut-il se demander pourquoi la pensée de Tocqueville suit cette ligne sinueuse. On ne saurait douter de sa conception de l’égalité ; il l’a énoncée dès le début de son Introduction générale : l’égalité des conditions ne désigne pas un état social parmi d’autres, elle est le produit d’une révolution irréversible, son développement fait lire aux hommes le passé et l’avenir de leur histoire (5). Or, dans ce passage, il s’abstient de la reformuler. N’est-ce pas qu’elle mettrait en défaut l’opposition établie entre liberté et égalité ? S’il est vrai, comme il a été établi en un premier moment, que cette dernière trouve sa forme complète en se confondant avec la liberté, comment conserver l’idée qu’elle suit dans l’histoire un cours irréversible, tend à atteindre ses dernières limites, sans admettre qu’elle tend à déboucher sur la liberté politique ? En passant sous silence le caractère historique de l’égalité (son développement inéluctable), Tocqueville élude le problème que pose l’histoire de la liberté. En montrant qu’à la

différence de l’égalité, ancrée dans un état social, la liberté ne s’attache à aucun état social particulier, il tranche ses racines historiques, mais sans affronter la difficulté, pour ainsi dire obliquement. Et, ce faisant, il s’expose à une nouvelle objection fondée sur ses propres principes. Car, dès lors que l’égalité n’est plus définie comme fait historique universel, on ne voit ce qui interdit de la repérer dans des états sociaux différents et de dire qu’elle « s’y attache », tout comme la liberté. Il ne suffit plus de remarquer qu’elle peut s’établir dans la société civile sans régner dans le monde politique (ce qui est encore une manière de la loger dans l’état social) ou qu’elle peut même pénétrer dans celui-ci, en l’absence de la liberté (ce qui ne met pas en question sa fonction de cause première) : on doit reconnaître notamment que la société aristocratique donne l’exemple d’une noblesse, dont la condition est, certes, différente de celle des autres classes, mais qui manifeste une égalité en son propre sein. Ce phénomène que Tocqueville met ailleurs en évidence n’est pas ici pris en considération. Pourquoi ? Nous croyons qu’il le contraindrait à penser l’égalité dans une histoire qui excède les frontières de la démocratie et, du même coup, à réexaminer sa relation avec la liberté, dont il veut précisément la dissocier non seulement en fait, mais en théorie. Cette dernière objection réintroduit la question déjà posée : l’égalité des conditions constitue-t-elle un aspect, un degré de l’égalité, ou bien est-elle un fait sui generis ? Récapitulons, en faisant ressortir les trois propositions que nous attribuons à Tocqueville. La première établit que l’égalité dans sa forme complète se confond avec la liberté. La seconde que l’égalité se circonscrit dans un état social déterminé, historiquement délimité, la démocratie moderne, dont elle manifeste le trait distinctif. La troisième que la liberté transcende l’ordre du social et de l’historique. Mises à nu, ces propositions se heurtent. Le statut de la liberté pose un problème

non moins difficile que celui de l’égalité. Nous sommes même tenté de penser que le premier problème commande le second, car avec lui se trouve mis en cause le sens de l’histoire passée et future, et non pas seulement l’évaluation objective du changement social. Qu’on considère à présent la suite du chapitre. Elle est consacrée à démontrer que les hommes préfèrent en démocratie l’égalité à la liberté. La démonstration se fonde sur l’opposition qui vient d’être signalée. En premier lieu, le goût d’un peuple paraît façonné par son état social ; or, l’égalité est si profondément imprimée dans sa vie, qu’il lui faudrait mobiliser une énergie considérable, en quelque sorte manifester un sentiment contre nature pour l’en extirper. « Il faudrait qu’il modifiât son état social, abolît ses lois, renouvelât ses idées, changeât ses habitudes, altérât ses mœurs. » En revanche, la liberté, encore même qu’il en jouisse, ne lui est pas naturelle, c’est-à-dire ne fait pas partie de son être social : il s’agit d’un bien – « pour perdre la liberté politique, il suffit de ne pas la retenir et elle échappe ». Disonsle autrement dans des termes qui ne sont pas de Tocqueville : dans la démocratie les hommes sont égaux, ils aiment l’égalité parce qu’ils tendent à persévérer dans leur être ; mais ils possèdent ou non la liberté comme on possède ou non un attribut, une dignité. En second lieu, la liberté s’avère quasi invisible, seuls ses excès sont visibles ; entendons que la liberté est un bien idéal et qu’elle ne devient un bien matériel que lorsqu’elle déchoit au plan des conduites, des règles qui contredisent à la conservation d’un ordre social : les périls de l’anarchie sont manifestes aux yeux de chacun. En revanche, l’égalité est pour le grand nombre visible, elle satisfait chaque jour ses penchants et seuls ses excès sont invisibles, car ses maux ne « s’insinuent que graduellement dans le corps social » : entendons que l’inertie ou la torpeur de ce corps, la dislocation de ses membres, la désaffection des individus à l’égard de la chose publique sont des signes qui échappent

le plus souvent à la conscience. Perceptibles de loin en loin, les maux de l’égalité sont ainsi de telle nature que lorsqu’ils « deviennent le plus violents l’habitude a déjà fait qu’on ne les sent plus ». En troisième lieu – argument inclus dans le précédent –, la liberté politique n’excite pas la passion des masses : « Elle donne de temps en temps à un certain nombre de citoyens de sublimes plaisirs. » Pour en jouir, il faut « l’acheter par quelques sacrifices », elle n’est gagnée « qu’avec beaucoup d’efforts ». En revanche, « les charmes de l’égalité sont à la portée de tous ». Celle-ci procure des plaisirs quotidiens : « pour les goûter il ne faut que vivre ». Entendons, enfin, que la liberté nous renvoie au pôle du Sujet, de la volonté, de l’acte et l’égalité au pôle de la Nature. Or, il importe de s’interroger à nouveau sur ce tableau. Tocqueville parle de l’égalité en lui donnant implicitement le sens restreint de l’égalité des conditions, comme d’un état social établi. A celui-ci il oppose une liberté qui se conquiert. Mais ne trouvons-nous pas inscrit dans l’état social les traces d’une conquête ? Tocqueville élude cette question. Toutefois, dans la première partie du chapitre, là où il affirmait que l’égalité peut s’établir dans la société civile sans régner dans le monde politique, il la décrivait en ces termes : « On peut avoir le droit de se livrer aux mêmes plaisirs, d’entrer dans les mêmes professions, de se rencontrer dans les mêmes lieux, en un mot de vivre de la même manière et de poursuivre la richesse par les mêmes moyens sans prendre tous la même part au gouvernement. » Le mot droit (c’est nous qui le soulignons) ne lui venait pas par hasard sous la plume. Il nous fournit l’indice d’une appréciation de l’état social comme état dans lequel sont sédimentés des droits. Admettons pourtant que cette sédimentation ait comme conséquence l’établissement d’une situation qu’on puisse désormais tenir pour quasi naturelle à la société. L’hypothèse implique alors que la marche vers l’égalité trouve son

terme dans cette situation et que les changements d’ordre politique, économique, juridique et moral y trouvent leur origine. Or, ce n’est là pour Tocqueville lui-même qu’une demi-vérité. Au terme du développement que nous analysions, il évoque la passion qui anime jusqu’au délire les peuples démocratiques à certaines époques. Cette passion extrême se produit « au moment où l’ancienne hiérarchie sociale longtemps menacée achève de se détruire, après une dernière lutte intestine et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalité comme sur une conquête et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on veut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier » (103). L’égalité apparaît cette fois sous un jour tout différent et nous sommes bien en peine de la distinguer encore de la liberté. Son progrès dépend d’une série de luttes. En vain voudrait-on donc la considérer comme un fait de nature. Elle triomphe avec le renversement des barrières qui séparent les citoyens. En vain ignorerait-on donc que cette séparation est celle d’inférieurs et de supérieurs. Le processus d’égalisation n’est pas celui d’une simple dédifférenciation, il est celui de la destruction des positions qu’occupent les citoyens qui dominent dans la société, qui détiennent puissance, honneurs et richesses. En ce sens, on ne saurait dire que l’égalité est imprimée dans la vie sociale. De même que la liberté, elle s’avère conquise et se définit comme un bien. Enfin, loin de se circonscrire dans certaines limites, pour devenir la cause de certains changements, elle excède de son propre mouvement toute limite donnée, puisqu’elle pénètre de toutes parts dans le cœur humain, s’y étend… Toutefois, admettons que nous chargions le texte d’un sens qui ne répond pas à l’intention de Tocqueville. Il n’est pas sûr en effet, pourrait-on nous objecter, que parlant du droit que les hommes ont de

vivre de la même manière en démocratie, l’auteur pense que ceux-ci l’ont gagné par leurs luttes ; ni que, parlant du renversement des barrières sociales, il impute cet événement à l’action du peuple ; ni même que la phrase « les hommes se précipitent alors sur la liberté comme sur une conquête » leur prête davantage que l’illusion de l’avoir conquise. De fait, nous avons quelques raisons d’en douter, à la lecture de la dernière partie du texte. Celle-ci, consacrée au cas particulier des nations européennes modernes, enseigne que « ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets ». L’observation est faite pour nous persuader que « l’égalité était donc un fait ancien lorsque la liberté était une chose nouvelle », que la première était passée dans les habitudes et tenait à l’existence des hommes, était aimée d’eux, avant que la seconde n’apparût dans les idées et les goûts. Cependant, cet argument suscite de nouvelles et plus graves difficultés. Le fossé creusé entre l’égalité et la liberté est cette fois si profond que devient inintelligible l’affirmation initiale qu’elles tendent à se confondre. L’égalité s’avère le résultat d’une opération qui aplatit le champ social. On comprend certes qu’elle implique l’inertie des citoyens et même à la rigueur que s’établisse un état dans lequel ceuxci se complaisent. Mais les termes de la problématique de l’égalité sont changés. Dire que les hommes sont égaux, c’est désormais dire seulement qu’ils sont nivelés ; dire qu’ils aiment l’égalité, c’est désormais dire qu’ils aiment la servitude ou le pouvoir sous les traits d’un seul maître. Et, derechef, la problématique sociale de la démocratie s’efface devant une problématique politique. Vaine devient la thèse que l’état social (l’égalité des conditions) a le statut d’une cause première, celle-ci émigre dans le pouvoir qui désarticule le corps social. Enfin Tocqueville nous administre lui-même, à la fin du chapitre, la preuve qu’il n’a point oublié son point de départ. Au terme du passage

que nous évoquons, il affirme sans transition : « Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté. Livrés à eux-mêmes ils la cherchent, ils l’aiment et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible… » Et il conclut : « Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie. » Certes la liberté et l’égalité demeurent dissociées. Mais la première est réinscrite dans la nature démocratique et son échec semble résulter de la perversion de la seconde. Quoique les écarts de la pensée de Tocqueville soient fort sensibles dans le chapitre que nous venons d’examiner, encore faut-il si on veut en prendre toute la mesure jeter un coup d’œil sur les six chapitres suivants qui comportent avec lui une section apparemment distincte, et ensuite comparer à la deuxième partie la quatrième qui entretient avec celle-ci le plus étroit rapport. Du chapitre 2 au chapitre 7, l’auteur tire partie de la disjonction opérée entre l’égalité et la liberté, il l’accentue même du fait qu’il ne retient de l’égalité qu’un trait extrême : la séparation des agents sociaux, et présente en conséquence la liberté comme un artifice destiné à y remédier. Ses premières considérations portent sur l’individualisme. Elles ne se rattachent pas exclusivement au développement précédent, mais renvoient aux deux chapitres qui ouvrent la première partie. « J’ai fait voir comment, dans les siècles d’égalité, chaque homme cherchait en lui-même ses croyances ; je veux montrer comment dans ces mêmes siècles, il tourne ses sentiments vers lui seul. » Cependant, nous nous souvenons que lors de cette ouverture, Tocqueville mettait en évidence une ambiguïté entre deux tendances : l’une favorable à la liberté intellectuelle, ou à l’indépendance d’esprit, l’autre qui, en dérobant à chacun les garants anciens de la croyance, fait de la similitude des opinions une puissance

toute nouvelle (tyrannie de la majorité). A présent, l’analyse de l’individualisme ne fait que mettre en évidence le processus de séparation, d’isolement, de privatisation des individus, qui s’effectue entièrement au préjudice de la société. C’est en cela qu’elle prolonge par une nouvelle voie la critique de l’égalitarisme démocratique. A l’image de la société nivelée se superpose celle de la société morcelée. En fait, l’une et l’autre se dessinent à la faveur d’une opposition entre le modèle aristocratique et le modèle démocratique. A considérer le premier, tous les individus se rapportent les uns aux autres de proche en proche dans le temps et dans l’espace. D’une part, le changement est insensible, le temps quasi immobile : « Les familles restent pendant des siècles dans le même état et souvent dans le même lieu. Cela rend pour ainsi dire les générations contemporaines. » D’autre part, les institutions ont « pour effet de lier étroitement chaque homme à chacun de ses concitoyens ». En regard, la société démocratique se montre le théâtre d’un changement incessant qui brise la durée : « La trame des temps se rompt à tout moment et le vestige des générations s’efface », et d’une confusion de toutes les classes, de telle sorte que leurs « membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux ». La comparaison s’exprime au mieux dans cette proposition : « L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part. » C’est donc le fait de la décomposition du social, ou de ce qu’on nommerait aujourd’hui le processus d’atomisation des individus, que Tocqueville tient pour l’essentiel. Mais il vaut la peine de signaler sa réserve sur les siècles aristocratiques, car on la retrouvera à la fin de son ouvrage : « Il est vrai que dans ces mêmes siècles la notion générale du semblable est obscure et qu’on ne songe guère à s’y dévouer pour la cause de l’humanité ; mais on se sacrifie souvent à certains hommes » (106). Pourquoi nous importe-t-elle ? Parce que

Tocqueville entrevoit en quelque sorte l’envers du tableau qu’il est en train de composer : par-delà la décomposition du social, l’avènement de l’image de l’humanité – ou de la société qui s’en fait le représentant. Reste que son argument est centré sur une grande opposition entre le phénomène de l’association (typique de l’aristocratie) et le phénomène de la dissociation (typique de la démocratie), jusqu’à faire apparaître la fonction de la liberté comme remède aux maux engendrés par l’égalité. Il n’est pas nécessaire de suivre ici dans le détail son analyse des institutions américaines. Parlant de la vie locale, des associations civiles, de la presse et des associations politiques, Tocqueville tient un même langage : la liberté relève d’un art qui tend à redonner vie au corps social, à refaire les liaisons du tissu qui dépérit, à contrarier le mouvement centrifuge des éléments dont seul le despotisme bénéficie. « Les Américains, écrit-il par exemple, ont combattu par la liberté l’individualisme que l’égalité faisait naître » (110) et encore : « Les institutions libres rappellent aux hommes qu’ils vivent en société » (112) ; « Lorsque les hommes ne sont plus liés entre eux d’une manière solide et permanente, on ne saurait obtenir d’un grand nombre d’agir en commun à moins de persuader à chacun […] que son intérêt particulier l’oblige à unir volontairement ses efforts aux efforts de tous les autres » ; « Une association politique tire à la fois une multitude d’individus hors d’eux-mêmes » (123). Ainsi la science de l’association, dite science mère, tend à se confondre avec la science de la liberté. Cet argument est apparemment fidèle à l’un des thèmes du premier chapitre (deuxième partie), au reste développé dans l’Introduction générale. Mais nous vérifions une fois de plus que l’auteur ne peut le soutenir jusqu’au bout. Il le renverse, au moins tacitement, lorsqu’il en vient à comparer dans le septième chapitre la vertu des associations formées dans la société civile à celle des grandes associations qui mobilisent les hommes pour des objectifs politiques. Sans doute

continue-t-il un moment à parler de la liberté comme d’un moyen de défense contre le danger de la décomposition de la société. Mais son tableau de la démocratie se transforme ; les grandes associations politiques, les partis, n’apparaissent plus comme des artifices à la disposition des élites susceptibles de pallier les inconvénients de l’individualisme, ils répondent aux aspirations du grand nombre, à son désir de participer à la direction des affaires publiques. Nous découvrons alors qu’il ne s’agit plus de susciter l’initiative, mais de ne pas s’opposer à son libre développement. Après avoir noté que « quand certaines associations sont défendues et d’autres permises, il est difficile de distinguer les premières des secondes », de telle sorte que « dans le doute on s’abstient de toutes », Tocqueville formule cette remarquable observation : « C’est donc une chimère de croire que l’esprit d’association comprimé sur un point ne laissera pas de se développer avec la même vigueur sur tous les autres […]. Lorsque les citoyens auront la faculté et l’habitude de s’associer pour toutes choses, ils s’associeront aussi volontiers pour les petites que pour les grandes. Mais, s’ils ne peuvent s’associer que pour les petites, ils ne trouveront pas même l’envie et la capacité de le faire » (124). Renversement de perspective, disions-nous ; de fait, ce dernier argument est fondé sur la conviction que les hommes ont un penchant naturel pour la liberté et que le danger qu’elle fait courir à l’ordre public ne saurait être évité, qu’il faut au contraire assumer le plus grand risque pour faire face au danger que comporterait une liberté « comprimée », susceptible soit d’exploser dans l’anarchie, soit de s’éteindre devant le despotisme. « C’est donc en jouissant d’une liberté dangereuse que les Américains apprennent l’art de rendre les périls de la liberté moins grands » (126). Il est vrai, Tocqueville ne perd pas de vue les méfaits de l’individualisme, mais ce n’est plus à partir de ses premières prémisses

qu’il conclut aux bienfaits de la liberté. Il suggère que la démocratie donne naissance à deux tendances, l’une propice à l’isolement des individus, l’autre à l’échange et à l’initiative commune. « C’est au sein des associations politiques que les Américains de tous les états, de tous les esprits et de tous les âges prennent chaque jour le goût de l’association et se familiarisent à son emploi » (ibid.). Les réserves mêmes que fait l’auteur à la fin du chapitre, en évoquant le cas des nations européennes, témoignent au mieux de l’ambiguïté de son interprétation. Rappelant la critique qu’il avait formulée dans la première partie contre une liberté illimitée d’association en matière politique, qui « si elle ne fait pas tomber [la société] dans l’anarchie, […] la lui fait pour ainsi dire toucher à chaque instant », il précise que la paix civile, le respect des lois, la stabilité du gouvernement sont des biens précieux, mais que si l’on doit leur sacrifier la liberté politique, encore doit-on mesurer ce qu’il en coûte à la nation : « Que pour sauver la vie d’un homme, on lui coupe un bras, je le comprends ; mais je ne veux point qu’on m’assure qu’il va se montrer aussi adroit que s’il n’était pas manchot » (ibid.). Ainsi la métaphore vitaliste vient finalement balancer la métaphore artificialiste, sans cesse exploitée au cours des chapitres précédents. La liberté politique repasse au pôle de la nature. L’art politique conserve bien sa place, mais il consiste à composer avec elle, d’une manière ou d’une autre, nullement à l’introduire dans une matière démocratique 4 amorphe .

La quatrième partie (dont nous ne retiendrons que ce qui importe à notre propos) témoigne d’un dernier effort de Tocqueville pour reformuler, rectifier et pour une part réorienter son analyse de l’égalité et de sa relation avec la liberté. Nous avons déjà indiqué qu’elle entretient un étroit rapport avec la deuxième. En fait, le parcours que

suit Tocqueville est différent. Le but qu’il se propose explicitement est de montrer « l’influence qu’exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique » ou, comme il le dit dans son bref avant-propos, sur le gouvernement des sociétés humaines. Cependant, il a déjà à plusieurs reprises abordé ce sujet, notamment lorsqu’il prétendait décrire – en sens inverse – l’influence des idées (I), puis celle des sentiments (II) sur la démocratie. Aussi bien devons-nous reconnaître dans la dernière partie, par-delà les signes d’un découpage dont la pertinence est très relative, la tentative d’embrasser la logique de la démocratie ou de déterminer l’enchaînement de la révolution démocratique. « Pour réussir, note encore Tocqueville dans son avantpropos, je serai obligé de revenir souvent sur mes pas. Mais j’espère que le lecteur ne refusera pas de me suivre, lorsque des chemins qui lui sont connus le conduiront vers quelque vérité nouvelle. » Apparemment, ce qu’il y a de plus nouveau se livre dans le sixième chapitre avec la description du « pouvoir immense et tutélaire » qui s’élève dans la démocratie moderne. En la présentant, l’auteur souligne justement cette nouveauté : « Je pense […] que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme : les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc la définir, puisque je ne puis la nommer » (324). Comme chacun sait, cette analyse a fait plus pour la célébrité posthume de Tocqueville que son ouvrage entier ; nous ne songeons à nier ni son originalité ni sa fécondité. Mais, puisque nous cherchons à repérer les écarts, voire les contradictions de sa pensée, elle ne doit pas nous masquer le point de départ que se donne l’auteur, lequel est lui-même nouveau si l’on

compare le premier chapitre à celui qui inaugurait la deuxième partie. Dans celui-ci, observions-nous, l’affirmation initiale qu’à son plus haut degré l’égalité se confondait avec la liberté politique préparait à leur dissociation. A présent, l’auteur commence par un éloge de l’égalité que les critiques antérieures ne laissaient pas présager. Le titre du chapitre l’annonce : « L’égalité donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres. » Le texte en donne les motifs dès les premières lignes : « L’égalité qui rend les hommes indépendants les uns des autres leur fait contracter l’habitude et le goût de ne suivre dans leurs actions particulières que leur volonté. Cette entière indépendance, dont ils jouissent continuellement vis-à-vis de leurs égaux et dans la vie privée, les dispose à considérer d’un œil mécontent toute autorité et leur suggère bientôt l’idée et l’amour de la liberté politique. Les hommes qui vivent dans ce temps marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers des institutions libres. Prenez l’un d’eux au hasard : remontez, s’il se peut, à ses instincts primitifs : vous découvrirez que, parmi les différents gouvernements, celui qu’il conçoit d’abord et qu’il prise le plus, c’est le gouvernement dont il a élu le chef et dont il contrôle les actes » (295). Soit, l’égalité est encore présentée comme le fait premier, mais elle est si immédiatement liée à son effet, la liberté, que celle-ci se trouve ramenée encore au pôle de la nature (sociale), ancrée dans l’instinct. S’efface le hiatus logique : comment juger encore que la liberté est apportée du dehors à la société égalitaire ? Et s’efface le hiatus historique : comment juger encore que le malheur de l’Europe vienne de ce que l’égalité y était fort ancienne et la liberté toute nouvelle ? Impossible enfin de conserver l’idée que l’une et l’autre se touchent et se confondent seulement à un point extrême : elles s’avèrent consubstantielles. La tendance à la liberté ne se départage pas de la tendance à l’égalité : les hommes suivent une pente naturelle en

marchant vers des institutions libres. Or l’éloge de l’égalité n’est pas démenti au cours du chapitre ; il est renforcé dans sa conclusion par une sorte de profession de foi : « Pour moi, loin de reprocher à l’égalité l’indocilité qu’elle inspire, c’est de cela précisément que je la loue. Je l’admire en lui voyant déposer au fond de l’esprit et du cœur de chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l’indépendance politique, préparant ainsi le remède au mal qu’elle fait naître. C’est par ce côté que je m’attache à elle » (296). Soit, dira-t-on encore, l’égalité n’est pas devenue toute bonne : elle engendre un mal. Assurément. Tocqueville n’a pas oublié ce qu’il écrivait sur la séparation des individus qui accompagne la destruction des hiérarchies ou plus généralement des réseaux de dépendance personnelle. Mais, outre que l’accent s’est déplacé sur la bonne tendance de l’égalité, le mot, qui se faisait l’indice d’une extériorité, devient celui d’une intériorité de la liberté : l’égalité porte en elle son propre remède. Au demeurant, la mention des dangers que comporte l’égalité révèle au mieux la distance que Tocqueville a prise à l’égard de ses thèses précédentes. C’est à « des esprits timides » qu’il impute la peur que fait naître l’amour de l’indépendance. La décomposition du social, dont il avait montré qu’elle était menaçante, devient l’objet d’une hypothèse sans consistance et en quelque sorte secondaire. « Comme les citoyens n’ont aucune action les uns sur les autres, écrit-il, à l’instant où le pouvoir national qui les contient tous à leur place vient à manquer, il semble que le désordre doit être aussitôt à son comble et que chaque citoyen s’écartant de son côté, le corps social va tout à coup se trouver réduit en poussière. Je suis convaincu toutefois que l’anarchie n’est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre » (295). Cependant, tout se passe comme si l’interlocuteur auquel s’adresse Tocqueville n’était autre que

lui-même, car qui donc, si ce n’est lui, décrivait la désarticulation des anneaux qui formaient autrefois une seule chaîne ? Mais encore faut-il se demander pourquoi l’auteur écarte une représentation à laquelle il paraissait tenir si fort – disons plutôt, s’il l’écarte absolument ou bien à titre provisoire, et au profit de quelle autre représentation. En un sens, la réponse ne fait pas de doute : il y a bien changement de représentation. L’idée que le plus grand danger est l’émiettement du corps social et, en conséquence, l’anarchie, est sous une forme ou une autre plusieurs fois récusée dans la quatrième partie. Elle cède la place à une idée qui, certes, a déjà été avancée, mais qui passe au centre de sa critique de la démocratie, à savoir que la peur de l’anarchie ou l’amour de l’ordre fait le lit d’un pouvoir absolu. Ainsi, lisons-nous dans le troisième chapitre : « L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples [démocratiques] et elle devient chez eux la plus active et la plus puissante, à mesure que toutes les autres s’affaissent et meurent ; cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même » (301). Et encore, dans le quatrième chapitre, lorsque se trouve évoqué à nouveau le cas de la France, celui d’un peuple qui, au sortir d’une révolution longue et sanglante, se prête à tout ce qui accroît la force du pouvoir : « Le goût de la tranquillité publique devient alors une passion aveugle et les citoyens sont sujets à s’éprendre d’un amour très désordonné de l’ordre » (308). Ces dernières observations, et davantage encore le vaste argument dans lequel elles s’inscrivent, nous éclairent les motifs du changement survenu. Si Tocqueville ne se soucie plus d’attirer l’attention sur le processus de morcellement, de dislocation de la société, c’est que le vide social lui paraît une fiction. Dans l’anarchie, il voit le moindre des

dangers parce qu’il est persuadé qu’elle ne peut être dans la pire des hypothèses qu’épisodique. Sa conviction dominante nous semble qu’au contraire la démocratie tend à donner à la société une plénitude, une solidité telles que la variété des idées, des sentiments, des comportements, le libre jeu des initiatives, le désir même du nouveau se trouveront effacés. Une fois encore, la référence à la deuxième partie est précieuse. Dans le second chapitre, on s’en souvient, l’analyse de l’individualisme donnait à Tocqueville l’occasion d’opposer le modèle démocratique au modèle aristocratique pour mettre en évidence leur trait distinctif, ici, un principe d’association, là, un principe de dissociation. Or, la comparaison entre les deux modèles est reprise dans le chapitre homologue de la quatrième partie, mais cette fois pour montrer que l’un est caractérisé par la différenciation sociale, laquelle engendre l’idée d’une multiplicité de pouvoirs secondaires et interdit celle d’une règle uniforme imposée à tous les membres du corps social, tandis que l’autre est caractérisé par une égalité des conditions, laquelle engendre « l’idée d’un pouvoir unique » et celle d’une « législation uniforme » (297). Sans doute peut-on juger que ces deux analyses ne sont pas incompatibles : elles prennent en charge des phénomènes différents. Mais la première, conduite jusqu’à ses dernières conséquences, prive de reconnaître dans l’émergence de l’individu, du citoyen se rapportant à lui-même à distance des autres, le signe positif de l’indépendance. Et d’autre part, elle débouche sur une conception classique du despotisme qui efface l’originalité du fait démocratique dans la société moderne. Ainsi s’énonçait-elle au début du quatrième chapitre (deuxième partie), destiné à montrer comment les Américains combattent l’individualisme par des institutions libres : « L’égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui les retienne. Le despotisme élève des barrières entre eux et les sépare. Elle les dispose à ne point songer à

leurs semblables et il leur fait une sorte de vertu publique de l’indifférence » (109). Peu importe que l’auteur précisât : « Le despotisme qui est dangereux dans tous les temps est donc particulièrement à craindre dans les siècles démocratiques », il plaquait sur le présent une institution « de tous les temps ». En revanche, le raisonnement devient beaucoup plus subtil dans la dernière partie, puisqu’il tend à articuler le fait d’une liberté nouvelle avec celui d’un pouvoir nouveau. Mais d’autant plus remarquable est le remaniement de la problématique qui s’opère dès lors que Tocqueville met au centre de son argumentation les thèmes d’un pouvoir unique et central et d’une législation uniforme. Ceux-ci mobilisent une représentation de l’égalité que nous avions vue certes se dessiner auparavant, mais qui acquiert un nouveau statut. N’abandonnons pas le deuxième chapitre (quatrième partie). Au terme de sa comparaison entre les deux modèles aristocratique et démocratique, Tocqueville déclare : « A mesure que les conditions s’égalisent chez un peuple, les individus paraissent plus petits et la société semble plus grande, ou plutôt, chaque citoyen devenu semblable à tous les autres, se perd dans la foule et l’on n’aperçoit plus que la vaste image du peuple lui-même » (298). La phrase mérite déjà d’être scrutée. Comme on le voit, la première proposition est rectifiée. De fait, elle évoque l’image connue du nivellement, mais ne fait pas comprendre pourquoi l’abaissement des individus va de pair avec l’ascension, non pas du pouvoir, mais de la société. Pour en persuader, il faudrait aussitôt affirmer que l’individu est nécessairement pris dans une représentation sociale, de telle sorte que son image ne peut se contracter à un pôle sans que l’image de la société ne se dilate à l’autre pôle. Mais cela, l’auteur ne le dit pas. Ainsi l’écriture glisse-t-elle (« ou plutôt… ») pour suggérer que l’identité de chacun s’efface dans une

identité collective, sous l’effet de la similitude. Enfin, la rupture de la construction, l’irruption du on (« et l’on ne voit plus… ») sont ellesmêmes éloquentes. L’image du peuple se détache des individus, se fait voir de chacun d’entre eux d’un point de vue impersonnel. Mais à peine le terme de peuple est-il avancé, Tocqueville enchaîne : « Cela donne naturellement aux hommes des temps démocratiques une opinion très haute des privilèges de la société et une idée fort humble des droits de l’individu. Ils admettent aisément que l’intérêt de l’un est tout et que celui de l’autre n’est rien. Ils accordent assez volontiers que le pouvoir qui représente la société possède beaucoup plus de lumière et de sagesse qu’aucun des hommes qui la composent et que son devoir, aussi bien que son droit, est de prendre chaque citoyen par la main et de le conduire » (298). La substitution de société à peuple attire notre attention. Elle est le signe d’un dédoublement du processus dont l’origine est trouvée dans l’égalité. Pour une part, il s’agit d’une identification des semblables d’où surgit l’image du peuple-Un ; pour une autre part, il s’agit d’une scission d’où surgissent la pure multiplicité des individus, au plus bas degré de leur puissance, et la société comme telle, dans laquelle s’imprime la toute-puissance du réel. Et dans cette perspective s’éclaire sous un double jour le pouvoir. A la fois il peut incarner le peuple ; en lui, comme il nous était déjà suggéré, se condense l’opinion commune ; il exerce, suivant une formule du premier volume, la tyrannie de la majorité, et il représente la société, quelque chose d’indéfinissable, mais qui seul a substance et force, de telle sorte que, la représentant, il apparaît aux yeux de tous « cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel » (301). La preuve que nous ne faisons pas fausse route nous est aussitôt apportée par la remarque que là même où le dogme de la souveraineté du peuple est le plus violemment repoussé, triomphe la même

représentation. « La notion de puissance intermédiaire s’obscurcit et s’efface. L’idée d’un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droit tout-puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place » (298-299). C’est d’ailleurs dans ce contexte que le terme de « pouvoir social » commence à faire l’objet d’un emploi systématique. Il nous paraît l’indice d’une nouvelle conception qui ne permet plus de circonscrire la sphère du politique à distance de la sphère du social. Sans doute le pouvoir semble-t-il toujours le lieu d’une action efficace de nivellement. Il suit ses « instincts naturels » en favorisant l’égalité et l’uniformité (302). « Mais le gouvernement aime ce que les citoyens aiment et il hait naturellement ce qu’ils haïssent. » Entre eux il y a « communauté de sentiments » (ibid.). Et d’où vient cette entente, sinon d’une sorte de chiasme entre la société s’érigeant comme pouvoir et le pouvoir se diffusant dans la société ? Qu’est donc devenue l’égalité pour Tocqueville au cours de l’analyse ? Elle ne se livre plus au spectacle de la dispersion des individus, autrefois membres d’un corps (ou de multiples corps), individus égaux, comme unités indépendantes, du fait qu’aucun n’est par principe supérieur ou inférieur. L’égalité, d’une part, désigne la similitude, et son effet est l’illusion (inscrite dans le réel) d’une identité collective, dénommée Peuple. D’autre part, elle apparaît dans la formation d’une surface uniforme et son effet est l’illusion (non moins inscrite dans le réel) d’une instance à distance d’elle qui détient la loi de sa construction, le pouvoir représentant la société, que l’auteur nomme « unique, simple, providentiel et créateur » (299, nous soulignons). On dirait alors que Tocqueville n’a reconnu la vertu de l’égalité comme moment de l’émergence de la liberté que pour mieux neutraliser cette représentation. Il ne l’efface pas, mais d’abord il la

destitue et, ensuite, va jusqu’à la réexploiter pour persuader de l’évolution naturelle de la démocratie vers un nouveau genre de despotisme. Ce mouvement de pensée s’esquisse dans le troisième chapitre où l’auteur poursuit l’examen du phénomène de la concentration du pouvoir. Après avoir remarqué que l’amour de la tranquillité publique vient à l’emporter sur toute autre passion politique (nous avons cité ce passage), il semble soucieux de rappeler son propos sur le goût d’indépendance qu’engendre l’égalité. Nous sommes alors mis en présence d’une ambiguïté : indépendance et faiblesse. Ce sont là, dit-il, « deux états qu’il ne faut pas envisager séparément ni confondre » (301). Mais bientôt, on les voit l’un comme l’autre se prêter au développement du pouvoir. La débilité de l’individu lui fait sentir « le besoin d’un secours étranger » qu’il ne saurait attendre de ses semblables, de sorte qu’il tourne naturellement ses regards vers cet être immense qui seul s’élève au milieu de l’abaissement universel. Quant à l’indépendance, elle s’avère essentiellement revendiquée aux dépens d’autrui, mais le refus de chacun d’obéir à un autre s’accommode de l’acceptation d’une « commune dépendance » vis-à-vis d’un tiers absolu. L’homme des siècles démocratiques, observe Tocqueville, n’obéit qu’avec une extrême répugnance à son voisin qui est son égal, toutefois « il aime à lui faire sentir à chaque instant la commune dépendance où ils sont tous les deux du même maître » (302). Enfin, comme cette dernière formule ne semble pas suffisamment convaincante, puisqu’elle fait encore place à la notion d’une dépendance à l’égard de quelqu’un, le maître, Tocqueville la corrige bientôt en précisant : « Les peuples démocratiques haïssent souvent les dépositaires du pouvoir central, mais ils aiment ce pouvoir lui-même » (ibid.). Ainsi l’argument paraît bouclé : rien ne demeure de cette déclaration du premier chapitre que nous avions soulignée : « Les hommes qui vivent dans ce temps

marchent donc sur une pente naturelle qui les dirige vers des institutions libres » (295). Leur pente naturelle paraît à présent les précipiter sous la férule du pouvoir, en même temps qu’elle leur fait fuir toute dépendance d’ordre personnel. Par une voie imprévue se trouve ainsi rétablie à la fin du chapitre l’une des thèses majeures de la deuxième partie : « L’indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l’art » (303). Mais encore ne s’agit-il là que d’une étape. C’est dans le sixième chapitre que s’accomplit le retournement de la liberté en son contraire. Dans le troisième, l’amour du pouvoir qui résiste à la haine qu’on porte à ses détenteurs est celui d’un pouvoir dont la fonction consiste à représenter la société ; mais ne nous est pas précisé quelles sont l’origine du pouvoir et la figure de ses détenteurs. Quand Tocqueville en vient à dénoncer « l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés » – cette oppression sans précédent et qui n’a pas de nom – il ne se satisfait pas de définir les caractères du nouveau phénomène : « Un pouvoir immense et tutélaire […] absolu, détaillé, régulier et doux », qui prend en charge la vie des hommes, sous tous ses aspects, et « dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même » (324). Au terme de cette analyse, il ajoute que la servitude « pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté » (325). Puis, plus résolument, il fait découvrir à son lecteur que le régime le mieux apte à inscrire dans la réalité ce modèle est celui qui se présente sous les traits de la démocratie politique : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens, ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple.

Cela leur donne quelque relâche, ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne. Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent » (ibid.). Et encore cette dernière proposition est-elle rapidement corrigée. L’affranchissement momentané de la dépendance paraît lui-même illusoire : « En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir : cet usage si important, mais si rare, de leur libre arbitre n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité » (326). Si forte est la condamnation du modèle qu’elle autorise à négliger les réserves formulées en chemin : à savoir que pire serait encore la domination d’un homme ou d’un corps irresponsable ; que l’oppression exercée sous le signe de la souveraineté du peuple est moins dégradante ; ou que les particuliers recueillent quelques fruits du sacrifice qu’ils ont fait au public de leur indépendance… La vérité ultime semble bien que le nouveau despotisme acquiert sa forme la plus sûre quand se combine l’image du pouvoir, représentant de la société, avec celle du peuple qui n’a affaire qu’à lui-même. Tel est l’étrange parcours que semble imposer la quatrième partie. Différent certes, mais tout aussi fertile en surprises, que celui que nous suivions auparavant. Mais non… nous l’avons interrompu trop tôt, captif de l’interprétation que la postérité a retenue. Ne laissons déjà pas échapper les dernières lignes du sixième chapitre. Soudain le tableau change à nouveau. Tocqueville se reprend : « Une constitution qui serait républicaine par la tête et ultra-monarchique dans toutes les

autres parties » lui paraît « un monstre éphémère » ; « les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigué de ses représentants et de luimême, créerait des institutions plus libres ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître » (327). A tort conclurions-nous donc que la démocratie tutélaire est viable et que l’instinct d’indépendance, laissé à lui-même, débouche sur un état de servitude. En dépit de tous les arguments faits pour nous en persuader, il faut finalement admettre que la liberté ne peut à la longue couvrir la servitude, qu’elle se regagne ou, si elle échoue, s’efface entièrement devant le despotisme. Or, qu’on ne croie pas que ce dernier rebondissement du discours soit le signe d’une brève et inconsistante concession à l’espérance, qui ferait sortir du cadre de la théorie. Tocqueville va beaucoup plus loin à la fin du septième chapitre dans sa réhabilitation de la démocratie. Sans doute reparle-t-il des libertés comme d’un remède à l’égalité, mais il conclut : « Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques où nous entrons ont naturellement le goût de l’indépendance. Naturellement ils supportent avec impatience la règle : la permanence de l’état même qu’ils préfèrent les fatigue. Ils aiment le pouvoir, mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce et ils échappent d’entre ses mains à cause de leur petitesse et de leur mobilité même. Ces instincts se retrouveront toujours parce qu’ils sortent de l’état social qui ne changera pas. Pendant longtemps ils empêcheront qu’aucun despotisme ne puisse s’asseoir et ils fourniront de nouvelles armes à chaque génération nouvelle qui voudra lutter en faveur de la liberté des hommes » (335). Il n’y a pas là un mot qui ne porte contre des thèses auparavant formulées. Notons en particulier que les individus ne paraissent plus des prisonniers du pouvoir en raison de leur abaissement : leur petitesse même les sauve. Et notons encore que les

peuples n’ont plus l’amour du pouvoir, en dépit de la haine qu’ils portent à leurs détenteurs (302) : en dépit de cet amour, ils ne perdent pas de vue la figure méprisable et haïssable du maître… Enfin, il nous paraît significatif que cette conclusion procède d’une nouvelle réflexion sur la nature du modèle aristocratique et du modèle démocratique. Sa portée est fortement soulignée par l’auteur luimême : « Je terminerai par une idée générale qui renferme dans son sein non seulement toutes les idées particulières qui ont été exprimées dans ce chapitre, mais encore la plupart de celles que ce livre a pour but d’exposer » (334). Ne déformons pas son intention : il entend montrer qu’il y eut un temps où l’effort des hommes tendit à accroître et à fortifier le pouvoir social, et qu’à présent où il a gagné sa plus grande force, la tâche consiste à lui imposer des limites, à faire valoir et protéger les droits des particuliers, à soutenir l’indépendance de l’individu. Mais sa première observation ne concerne pas seulement le pouvoir. Reprenant un propos du deuxième chapitre, que nous avions relevé (106), il note que dans les siècles aristocratiques « l’image même de la société était obscure et se perdait sans cesse au milieu de tous les pouvoirs qui régissaient les citoyens » (nous soulignons, 334). A nos yeux, ce jugement commande les dernières considérations du chapitre sur la vertu de la démocratie. Mais il n’en est que plus frappant que Tocqueville ne rende pas le lien explicite. Ce qu’on attendrait qu’il ajoute (ce qui fournirait l’autre terme de l’opposition), c’est que naît avec la démocratie moderne l’image de la société, ou, à mieux dire, car ce dernier terme est équivoque, c’est que, par-delà la formation d’une image du peuple, ou par-delà celle de la société, qui sont encore des images déterminées dans lesquelles cristallise la croyance en une identité collective ou en une puissance objective, naît une visée du social comme visée de l’universel. Or, il s’arrête devant cette conséquence : ni l’idée du pouvoir unique ni celle de la législation

uniforme ne rendent raison du sens nouveau qui s’investit dans la politique et dans le droit. Faut-il le préciser, cet examen d’une part du discours de Tocqueville (trop minutieux, jugera-t-on peut-être, mais pas assez à notre gré) n’était pas fait pour le prendre au piège de ses contradictions. Mince, stérile serait le résultat. Comme tout grand penseur, Tocqueville nous instruit par ses contradictions mêmes. Disons même davantage : c’est peut-être parce qu’il est aveugle à la question que pose un devenir historique de la liberté qu’il est capable de lire au mieux, dans la société moderne, des traits que ne savent pas repérer les penseurs bourgeois démocrates ou les penseurs socialistes, ses contemporains. Un siècle et demi, ou presque, après lui, nous sommes encore devant l’énigme de la démocratie et son œuvre nous aide à la déchiffrer.

1. Article extrait de Libre, 3, 1978. 2. De la démocratie en Amérique, t. I, vol. I, p. 1. Nos citations sont empruntées à l’édition des œuvres complètes publiées sous la direction de J.-P. Mayer, Gallimard. Nous indiquerons désormais la pagination au cours du texte, et le volume quand il conviendra. 3. François Furet a déjà mis en évidence les ambiguïtés de la pensée de Tocqueville dans une étude pénétrante consacrée à L’Ancien Régime et la Révolution : « Tocqueville et le problème de la Révolution française », Science et Conscience de la société, Mélanges en l’honneur de Raymond Aron, Calmann-Lévy, 1971, Paris, vol. 1, p. 337. Republiée dans Penser la Révolution française, op. cit. 4. Nous négligeons la suite de la deuxième partie en dépit de son intérêt. Les considérations sur le développement de l’industrie, la condition du prolétariat, le caractère aristocratique ou non de la classe industrielle, aux États-Unis, relèvent de la problématique de l’égalité et de la liberté. Mais le sujet requiert une étude particulière.

QUATRIÈME PARTIE

SUR LA PART DE L’IRRÉDUCTIBLE

Permanence du théologico1 politique ? Qu’on ne puisse déchiffrer les transformations de la société politique – prendre la vraie mesure de ce qui s’efface, ou de ce qui advient, ou de ce qui fait retour – sans interroger la signification e religieuse de l’Ancien et du Nouveau, ce fut au XIX siècle, pendant longtemps, une conviction largement partagée. De celle-ci, tant en France qu’en Allemagne, la philosophie, l’histoire, le roman, la poésie offrent de multiples témoignages. Certes, cette disposition n’est pas toute nouvelle : l’on peut en trouver les traces en remontant fort loin dans le cours du temps. Je ne songe pas aux œuvres des théologiens et des juristes qui disputaient des liens de l’autorité des rois ou des empereurs avec celle des papes – de quelque manière qu’elle s’exerçât, leur pensée se situait dans les horizons d’une expérience théologicoe politique du monde. C’est au XVI siècle, me semble-t-il, qu’on repère les premiers signes d’une réflexion moderne sur religion et politique, lorsque naît une sensibilité neuve à la question des fondements de l’ordre civil, sous les effets conjugués de l’ébranlement de l’autorité de l’Église, puis des luttes autour de la Réforme, et tant de l’affirmation que de la contestation d’un pouvoir absolu du prince. Reste qu’au

début du

XIX

e

siècle s’institue un débat d’une tout autre ampleur, en

conséquence de la Révolution française. C’est dans la mémoire de cet événement que se forme le sentiment d’une rupture qui n’est pas dans le temps, qui met en rapport avec le temps comme tel, fait surgir un mystère de l’Histoire ; qui ne se circonscrit pas dans le champ des institutions dites politiques, économiques ou sociales, mais met en rapport avec l’institution comme telle, fait surgir un mystère de la société. Le sens religieux de cette rupture hante les esprits quel que soit le jugement formulé – qu’on cherche les signes d’une restauration du catholicisme, ceux d’une rénovation du christianisme dans le catholicisme ou le protestantisme, ceux de son accomplissement dans la vie politique et sociale, hors du cadre ancien des Églises, ou bien, enfin, ceux de sa destruction entière et de la naissance d’une foi nouvelle. Pour n’évoquer que le cas de la France, disons qu’à un pôle le légitimiste de Maistre, à l’autre le socialiste Leroux, et entre les deux des penseurs aussi singuliers que Ballanche, Chateaubriand, Michelet ou Quinet parlent une même langue : à la fois politique, philosophique et religieuse. Il est vrai que dans la même période – ne l’oublions pas – s’affirme un nouvel état d’esprit, une disposition (dont on peut aussi retrouver e les traces au XVI siècle et qui s’est pleinement dessinée sous la Révolution française) à concevoir l’État comme une entité indépendante, à faire de la politique une réalité sui generis, à reléguer la religion dans le domaine des croyances privées. En 1817, déjà, Hegel la condamnait en des termes qui font entrevoir son essor. Affirmant dans un passage de l’Encyclopédie que « la religion constitue pour la conscience de soi la base de la moralité sociale et de l’État », il ajoutait ce précieux commentaire : « Ce fut l’immense erreur de notre époque de vouloir considérer comme pouvant se séparer ces choses indissolubles et comme indifférentes l’une à l’autre. On a donc envisagé

le rapport de la religion et de l’État en ce sens que celui-ci existerait pour lui-même, en vertu d’une certaine puissance et d’une certaine force, la religion ne s’y ajoutant que comme élément individuel subjectif, pour lui donner de la solidité, en quelque sorte comme une chose souhaitable, d’ailleurs indifférente aussi – la moralité de l’État, son droit et sa constitution rationnels étant pour elle-même solidement établie sur son propre fond » (§ 552). Des critiques du même ordre se multiplieront un peu plus tard en France, à partir de prémisses différentes, sous l’inspiration d’un humanisme ou d’un socialisme empreints d’une religiosité nouvelle, face à des adversaires qui occupent les premières places, quand le règne de Louis-Philippe aura assuré le succès d’une politique pragmatiste volontiers cynique, à laquelle Victor Cousin donnera les bonnes couleurs de l’éclectisme. Cette philosophie bâtarde, suivant le mot de Leroux, célébrera certes les vertus indestructibles de la religion, mais pour les assujettir à la conservation d’un ordre politique qui, suivant l’expression de Hegel, repose sur son propre fond. Il faudrait donc reconnaître que la conception de la politique qui s’est à présent imposée possède elle-même des racines anciennes. Son origine semble se confondre avec celle de l’esprit bourgeois – l’esprit d’une bourgeoisie devenue politiquement dominante. Ce n’est pas du côté des penseurs que nous évoquions d’abord, c’est du côté de l’éclectisme, devrions-nous dire, sans nous arrêter aux vicissitudes de l’idéologie qui l’ont chassé de la scène intellectuelle, que s’annonce notre modernité. Ainsi « l’immense erreur » dénoncée par Hegel désignerait ce qui est la vérité des temps nouveaux, celle de notre propre temps. Le jugement de l’Histoire qu’il avait coutume d’évoquer se retournerait contre lui et condamnerait sa propre erreur. D’une manière générale, l’on devrait conclure que si les penseurs qui cherchaient la vérité religieuse de la révolution politique dont ils

étaient témoins (de la révolution démocratique, car c’est d’elle qu’il s’agissait) sont devenus étrangers à la sensibilité de notre époque, c’est qu’ils n’avaient pas l’intelligence du nouveau. Mais convient-il de s’arrêter à cette conclusion, et d’ironiser sur leurs chimères ? Ne pourrait-on se demander si ceux qui vivaient dans la mémoire de l’Ancien Régime et de la Révolution, qui se tenaient encore dans la fracture d’un monde disparaissant et d’un monde apparaissant, ceux dont la pensée était habitée par une interrogation sans limites – j’entends : que n’arrêtait pas encore la définition supposée des choses à connaître, la définition de la politique, de la religion, du droit, de l’économie, de la culture –, si ceux-là donc n’avaient pas, même s’ils se trompaient, un singulier pouvoir de saisir une dimension symbolique du politique, ce qui serait plus tard enfoui, ce que le discours bourgeois enfouissait déjà sous un supposé savoir de l’ordre réel de la société. Pour tenter de répondre à la question, il convient d’abord de préciser ses termes. C’est un fait, assurément, que les institutions politiques se sont depuis longtemps scindées des institutions religieuses ; c’en est un autre que le retrait des croyances religieuses dans la sphère du privé. On observe ce phénomène là même où le catholicisme demeure religion dominante. Une réserve s’impose, il est vrai, à considérer l’exemple des pays européens tombés sous la domination totalitaire. Mais quoiqu’il suscite la réflexion, négligeons-le provisoirement, pour nous en tenir au constat général. Celui-ci porte-t-il son propre sens ? Peut-on dire que la religion s’est simplement effacée devant la politique (pour ne survivre qu’à sa périphérie), sans se demander ce que signifiait autrefois son investissement dans l’ordre politique ? Ou bien ne faut-il pas supposer que cet investissement fut si profond qu’il en est devenu méconnaissable à ceux-là mêmes qui jugent ses effets épuisés ? Ne peut-on admettre qu’en dépit des changements advenus, le

religieux se conserve sous les traits de nouvelles croyances, de nouvelles représentations, de telle sorte qu’il puisse faire retour à la surface, sous des formes traditionnelles ou inédites, lorsque les conflits sont assez aigus pour faire craquer l’édifice de l’État ? Dans la première perspective, la notion « moderne » de la politique ne serait pas douteuse, elle dériverait de notre expérience effective. Dans la seconde, elle serait l’indice de l’ignorance ou de la dénégation d’une part secrète de la vie sociale, c’est-à-dire des processus qui commandent l’adhésion des hommes à un régime – davantage, qui déterminent leur manière d’être en société – et assurent à ce régime, ce mode de société, une permanence dans le temps, indépendamment des événements qui les affectent. La voie ainsi ouverte ne nous reconduirait pas nécessairement aux interprétations (au reste contradictoires) qui tenaient pour indissoluble le lien du religieux et du politique, mais du moins aurions-nous à ressaisir quelque chose de leur inspiration. Cependant, en précisant ainsi les termes de notre question, nous ne pouvons manquer de nous apercevoir qu’ils sont en étroit rapport avec le sens que nous donnons aux mots, à celui de religieux d’abord, mais surtout à celui de politique. C’est ce sens qu’il faut examiner. Au premier, l’on peut prêter une plus ou moins grande extension et discuter du seuil au-delà duquel il perdrait toute pertinence ; mais l’on s’accordera sans difficulté, semble-t-il, pour juger que des croyances, des attitudes, des représentations que les sujets intéressés ne rapportent pas à un dogme, qui n’impliquent pas de leur part de fidélité à une Église, qui s’accompagnent même éventuellement d’un athéisme militant, peuvent témoigner d’une sensibilité religieuse – cette dernière expression pouvant conserver un contenu assez précis, si elle renvoie à des phénomènes historiquement, culturellement déterminés, c’est-à-dire non pas au religieux en général, mais au

religieux chrétien, dont nous pouvons repérer des manifestations diverses sans risque de nous tromper. En revanche, le mot politique nous met en présence d’une ambiguïté qu’il faut trancher pour savoir de quoi l’on parle. Le fait qu’on choisisse de dire le politique ou la politique fournit, comme chacun sait, un indice de cette ambiguïté. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la délimitation du domaine dénommé politique ne relève pas de simples critères méthodologiques. La notion même de « limites » procède en effet du souci d’une définition « objective » – souci qui est à l’origine de la théorie politique, de la science politique, de la sociologie politique, telles qu’elles-mêmes se sont dessinées dans le cours de notre siècle. Qu’il s’agisse par exemple de circonscrire un ordre de rapports sociaux intelligibles en soi, celui des rapports de forces, ou de concevoir un ensemble de fonctions sociales dont l’articulation nécessaire signale la cohérence d’un système, ou bien encore qu’il s’agisse de distinguer le niveau d’une superstructure, montée sur les rapports de production, où la domination de classe se traduit en se travestissant dans des institutions, des pratiques, des représentations censées prendre en charge l’intérêt général, ou bien, enfin, qu’il s’agisse de repérer, par l’observation empirique, dans la masse des faits sociaux, ceux qui ont trait directement ou indirectement à l’exercice du pouvoir – dans tous les cas le présupposé est le même : l’objet ne saurait avoir de consistance que d’être particulier. En d’autres termes, l’opération de connaissance qui met en relation avec l’objet – posé comme « réel » ou comme « idéal » – le fait surgir en le séparant d’autres objets définis ou définissables. Le critère de ce qui est politique se donne comme critère de ce qui est non politique – c’est-à-dire économique, social, juridique, esthétique… ou religieux. Cette opération n’est pas innocente ; elle s’exerce sous le couvert d’une évidence empruntée au domaine qui s’est constitué comme celui de la connaissance exacte : à savoir qu’il n’est de

science que du particulier… Inutile de préciser qu’une telle disposition d’esprit n’interdit pas, qu’elle met même en demeure le plus souvent de rechercher des articulations entre ce qui relève de la politique et ce qui relève d’une autre réalité ou d’un autre système. Comment, par exemple, les rapports de forces se combinent-ils avec les rapports juridiques ? Comment le système politique s’intègre-t-il, à titre de soussystème, dans un système général ? Comment les institutions, les pratiques, les représentations politiques nécessaires à la conservation d’un mode de production sont-elles déterminées et quelle est leur efficacité propre, dans différentes formations socio-historiques ? Comment tirent-elles parti à leur tour d’un état de la culture, du droit, de la religion ? Ce sont là des problèmes que formule volontiers le théoricien ou l’observateur. Bien mieux : de divers points de vue, relationniste, marxiste, fonctionnaliste, descriptif, l’on se trouve invité à distinguer, en fonction de l’expérience historique, des modes d’articulations variés entre les secteurs de relations sociales, les soussystèmes, les niveaux de la superstructure. Mais reste que toute tentative pour concevoir la variation des combinaisons procède de l’opération première qui découpe les données sociales pour cerner l’intelligible. Et reste que cette opération est guidée par un principe qui érige le Sujet en pur connaissant, lui procure une neutralité scientifique, lui fait gagner, par la cohérence de sa construction ou de ses observations, l’assurance de sa position. Toute différente est la pensée que nous formons du politique, quand nous visons par ce terme, dans la fidélité à l’inspiration la plus ancienne et la plus constante de la philosophie, les principes générateurs de la société, ou, à mieux dire, des diverses formes de société. Absurde serait de juger que nous appréhendons alors le politique dans une plus grande extension. Nous en forgeons une autre idée et c’est une autre exigence de connaissance qui nous guide. Pour

préciser le sens de cette idée, de cette exigence, il n’est pas besoin d’évoquer le débat multiséculaire dont est faite l’histoire de la philosophie politique. Car, il n’importe pas pour notre propos de nous demander comment la recherche du philosophe a été guidée dans le passé par une interrogation sur l’essence de l’homme, ou sur le passage de l’état de nature à l’état de société, ou sur l’avènement de la raison à elle-même dans l’Histoire. D’une manière ou d’une autre, et pour ainsi dire en deçà des constructions de la théorie, en deçà du cheminement de la réflexion philosophique, qui se fait à l’épreuve des transformations du monde, l’idée s’est toujours imposée qu’une société se distingue d’une autre par son régime, ou, disons plutôt, puisque le mot s’est usé, par une certaine mise en forme de la coexistence humaine. En d’autres termes, si le politique ne s’avère pas, aux yeux du philosophe, localisable dans la société, c’est pour cette simple raison que la notion même de société contient déjà la référence à sa définition politique ; c’est pour cette simple raison que l’espace nommé société n’est pas concevable en soi, comme un système de relations aussi complexe qu’on puisse l’imaginer ; que c’est, à l’inverse, son schéma directeur, le mode singulier de son institution, qui rend pensables (ici et là dans le passé ou dans le présent) l’articulation de ses dimensions et les rapports qui s’établissent en son sein entre les classes, les groupes, les individus, comme entre les pratiques, les croyances, les représentations. A défaut de cette référence primordiale à un mode d’institution du social, à des principes générateurs, à un schéma directeur, qui commandent une configuration non seulement spatiale mais temporelle d’une société, on céderait à la fiction positiviste, on ne saurait éviter de mettre la société avant la société, en posant comme éléments ce qui n’est saisissable que depuis une expérience déjà sociale. En assignant le statut de la réalité aux rapports de production et à la lutte des classes, par exemple, on oublierait que la division

sociale n’est définissable – sinon à se voir poser absurdement comme une division entre sociétés étrangères – que pour autant qu’elle figure une division interne, qu’elle est prise dans un même milieu, une même « chair » (pour reprendre le mot de Merleau-Ponty) ; pour autant que, non seulement ses termes sont déterminés par leurs rapports, mais que ceux-ci le sont par leur commune inscription au même espace et témoignent d’une commune sensibilité à cette inscription. De même, en tranchant entre ce qui est de l’ordre de l’économique, de la politique (au sens où l’entend la science moderne), du juridique, du religieux, pour y repérer les signes de systèmes spécifiques, on oublierait que nous ne parvenons jamais à une telle distinction analytique que parce que nous possédons par-devers nous l’idée d’une dimensionnalité originaire du social et qu’elle se donne avec celle de sa forme originaire, de sa forme politique. Ce qui oppose la pensée du politique – prise dans toutes ses variantes et tous ses moments – et la science politique – prise dans toutes ses variantes et tous ses moments – ce n’est pas que l’une vise la société comme totalité et l’autre récuse cet objet en le jugeant illusoire. La science marxiste, par exemple (ne parlons pas de Marx lui-même dont la pensée est ambiguë et plus subtile), prétend bien reconstituer une totalité réelle ou idéale ; la science parsonnienne, de même, prétend réarticuler des systèmes de fonctions dans un système dit général. L’opposition se manifeste à un autre niveau. Le philosophe n’est pas nécessairement en quête de l’insaisissable objet que serait la totalité, mais cherche dans un régime, dans une forme de société, un principe d’intériorisation qui rende raison d’un mode singulier de différenciation et de mise en rapport des classes, des groupes ou des conditions, et, simultanément, d’un mode singulier de discrimination des repères en fonction desquels s’ordonne l’expérience de la coexistence – repères économiques, juridiques, esthétiques, religieux…

Précisons donc la notion de mise en forme que nous introduisions, en signalant qu’elle implique celle d’une mise en sens (j’emprunte l’expression à Piera Aulagnier) et d’une mise en scène des rapports sociaux ; ou bien, disons qu’une société n’advient à soi, dans un agencement de ces rapports, qu’en instituant les conditions de leur intelligibilité et qu’en se donnant à travers mille signes quasireprésentation d’elle-même. Mais encore faut-il à nouveau souligner que la mise en forme, l’institution politique ne saurait être réduite aux limites du social comme tel. La distinction de ce qui est social et de ce qui ne l’est pas nous ferait verser dans la fiction, aussitôt que nous voudrions la poser comme réelle. Nous venons de dire que le principe d’intériorisation qui guide la pensée du politique suppose un mode de discrimination des repères en fonction desquels s’ordonne une expérience de la coexistence ; or, celle-ci ne se défait pas d’une expérience du monde, du visible et de l’invisible, sur tous les registres. La discrimination du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du naturel et du surnaturel, du normal et de l’anormal, elle n’intéresse pas seulement les rapports des hommes dans leur vie sociale, à peine est-il nécessaire d’y insister… Ainsi l’élaboration dont témoigne toute société politique, et non seulement celle du sujet qui s’efforce de la déchiffrer, contient-elle une interrogation sur le monde, sur l’Être comme tels. Sans doute serait-ce une formidable tâche, et une tâche qui s’imposerait à la pensée politique encore, de savoir comment a surgi, du moins partiellement, au cours de l’histoire, l’expérience d’un monde objectif, d’un monde qui est ce qu’il est indépendamment des expériences collectives singulières ; comment s’est effectué le passage de l’Umwelt politicosocial au Welt, aimerait-on dire en reprenant le langage de Husserl. Cependant, nous nous bornons ici à scruter la différence de la philosophie et de la science politiques. Or, convenons que cette

dernière rencontre des problèmes qui portent la trace de la recherche philosophique ; mais, précisément, ce ne sont pour elle que des problèmes, à circonscrire parmi d’autres, dans le cadre d’une reconstruction ou d’une description des mécanismes du fonctionnement social. De fait, le théoricien qui analyse la politique en termes de rapports de forces, soit qu’il leur prête une logique propre, soit qu’il en fasse un reflet ou une transposition des rapports de classes, eux-mêmes déterminés par un mode de production, ne peut manquer de se demander pourquoi et comment ils peuvent se stabiliser dans une configuration donnée, de telle sorte que la force dominante n’ait plus à s’exercer manifestement ; il ne peut manquer de rechercher pourquoi et comment ils en viennent à échapper à la connaissance des acteurs ; pourquoi et comment ils se font passer pour légitimes ou conformes à la nature des choses. En apparence, son problème est bien alors de rendre raison d’un processus d’intériorisation de la domination. Mais il le résout en cherchant hors des frontières de la politique l’origine et la nature de ce processus, par le recours aux mécanismes de la représentation, tels qu’il les repère dans la sphère du droit, de la religion, ou de la connaissance scientifico-technique. De même, le théoricien qui définit l’action proprement politique en la subordonnant à des impératifs fonctionnels (assurer une unification, une cohésion de l’ensemble social, rendre formulables et accessibles des objectifs généraux) n’ignore pas que sa définition est purement formelle. Il convient donc que les fonctions ne sont remplies qu’à la condition d’une intériorisation des impératifs de la politique par les agents sociaux. Et, pour en rendre raison, il invoque les valeurs et les normes qui déterminent dans un système de culture donné des modèles de comportement. Mais à ces normes, à ces valeurs, il assigne encore des fonctions spécifiques ; il cherche la condition de leur efficacité dans la cohérence du système dont elles relèvent. En bref, quel que soit le

schéma de la description ou de la construction, la démarche consiste toujours à isoler des relations, à les combiner pour déduire de ces opérations la société. Que certaines de ces relations soient supposées nous fournir la clef des modes d’intériorisation du social ne saurait faire illusion. Le théoricien se meut alors dans l’élément de l’extériorité. Quand il parle du droit, de la religion, de la science, quand il parle de valeurs, de normes, de catégories de connaissance, il ne fait que remplir les blancs que laisse le schéma d’abord tracé des actions, des pratiques, des relations (entendues dans leur acception matérialiste ou formaliste). Cette opération seconde est dans la dépendance de la première. Peu importe la manière dont on fait pivoter l’objet pour glisser du plan du réel ou du fonctionnel au plan dit du symbolique ; peu importe la manière dont on introduit l’élément de l’imaginaire ou l’élément du langage ; peu importe cette conclusion qu’en dernière analyse les rapports de forces, les rapports de production, les relations fonctionnelles se « représentent », se « parlent » toujours dans les signes du religieux, du juridique, du scientifique. Ce symbolique-là ne nous fait pas sortir d’une conception artificialiste ; il se déploie en un jeu d’articulations dont les termes ont été au préalable séparés, et vient se greffer sur quelque chose qui est censé porter en soi-même sa détermination. L’opposition de la philosophie et de la science est celle de deux exigences de la connaissance. Pour la seconde, la connaissance trouve son assurance dans la définition de modèles de fonctionnement ; elle s’exerce conformément à un idéal d’objectivité qui met le sujet à souveraine distance du social. L’extériorité du sujet connaissant se combine nécessairement avec l’extériorité du social à lui-même. En revanche, la pensée qui fait sienne la question de l’institution du social est simultanément confrontée à celle de sa propre institution. Elle ne saurait s’en tenir à une comparaison entre structures et systèmes, dès

lors qu’elle est sensible à une élaboration de la coexistence qui fait du sens, produit des repères du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, de l’imaginaire et du réel, qui instaure les horizons d’une expérience des rapports de l’homme avec l’homme et avec le monde. Cette pensée cherche à rendre raison d’elle-même dans le moment où elle cherche à rendre raison de ce qu’elle pense. A cet égard, il ne me semble pas qu’il y ait une différence radicale entre les exigences qui sont à présent les nôtres et celles de la philosophie de l’histoire ou celles de la philosophie antique. Alors même que nous perdons les critères de la raison classique et renonçons à une distinction entre régimes sains et régimes corrompus, autorités légitimes et illégitimes, fondée sur une idée de l’essence de l’homme, alors même que nous jugeons impossible d’invoquer une idée du devenir de l’Esprit qui permettrait de trouver dans telle constitution de l’État moderne à la fois l’accomplissement d’un itinéraire et le sens de ses étapes – des progrès, des régressions, des diversions dont il est fait –, nous demeurons traversés par une interrogation sur le sens de l’aventure humaine qui se livre dans les diverses formes de société politique, et cette interrogation est toujours mobilisée par notre expérience du politique, ici et maintenant ; nous cherchons les traces du vrai, les traces du légitime, les traces d’une occultation de la vérité, d’une occultation du droit – cela dans la tension d’une pensée qui cherche ce qu’elle est en droit de penser. Revenons à la question d’où nous étions partis : celle de la désintrication, historiquement advenue, du religieux et du politique. Dans le cadre de la sociologie ou de la science politique, il s’agit là d’un fait manifeste qui ne saurait ébranler les catégories de la connaissance du social. Le politique et le religieux sont posés comme deux ordres de pratiques et de relations séparés ; le problème est de comprendre comment ils s’articulent ou se désarticulent, à l’examen d’une histoire empirique. Que des hommes, pendant des siècles ou plutôt des

millénaires, aient ignoré cette séparation, qu’ils aient donné une expression religieuse aux fonctions qu’exerce le pouvoir ou aux rapports de forces d’où il surgissait, ne dispense pas de reconnaître, aux termes de l’analyse objective, la pertinence d’une distinction qui a valeur en soi. Or cette attitude nous expose à une double difficulté : ou bien l’histoire est mise à plat comme l’a été la société ; le phénomène de la séparation devient l’indice d’un système général parmi d’autres, de telle sorte que la science assume une perspective résolument relativiste. Dans ce cas, ce qu’elle dissimule, ce sont les conditions de sa formation et avec celles-ci le fondement de sa prétention à la validité universelle de ses opérations, puisque l’événement de la séparation lui a fait déchiffrer la spécificité de la politique. Ou bien, se combinant avec une théorie évolutionniste ou dialectique, l’idée d’une élimination de la religion du champ politique est censée marquer la formation d’un type de société rationnel ou potentiellement tel, dans laquelle les institutions et les pratiques apparaissent ou commencent à apparaître telles qu’elles sont réellement. Mais, dans ce cas, l’événement de la séparation n’enseigne rien non plus en lui-même ; sa signification est établie en référence à une loi du développement historique ou de la dynamique des structures sociales. Le philosophe se trouve dans une autre situation. Quand il pense sous le nom de politique les principes générateurs d’une société, il inclut aussitôt dans sa réflexion les phénomènes religieux. Cela ne veut pas dire qu’à ses yeux le politique et le religieux puissent jamais coïncider. Mais son idée est qu’on ne saurait séparer ce qui relève de l’élaboration d’une forme politique – en vertu de laquelle se fixent la nature et la représentation du pouvoir, celles de la division sociale (la division des classes et des groupes) et, simultanément, s’agencent les dimensions d’une expérience du monde – et ce qui relève de l’élaboration d’une forme religieuse – en vertu de laquelle le visible

témoigne d’une profondeur, les vivants se nomment dans la relation avec les morts, la parole des hommes trouve son assurance dans une première entente, les droits et les devoirs se formulent en référence à une loi originaire. Bref, et le politique et le religieux mettent la pensée philosophique en présence du symbolique – non au sens où l’entendaient les sciences sociales, mais au sens où ils commandent l’un et l’autre, par leurs propres articulations, un accès au monde. Voilà qui n’interdit pas de concevoir qu’il y ait en toute société la virtualité d’un conflit entre les deux principes et qu’elle soit même tacitement reconnue partout. En outre, que puisse s’affirmer dans le monde moderne l’impératif d’une pleine distinction des domaines régis par ces deux principes, cela non seulement ne met pas en difficulté la pensée philosophique, mais satisfait à ses propres exigences, puisqu’elle n’a jamais pu, sans déchoir, se soumettre à l’autorité de la religion ; qu’elle revendique le droit de chercher son fondement dans son propre exercice. Avec cet événement révolutionnaire s’accomplit en un sens son propre dessein ; elle a partie liée avec lui dans la mesure où elle trouve les conditions de son émancipation en ce moment où les hommes acquièrent la possibilité d’avoir prise sur leur histoire ; de se soustraire à la fatalité que faisait peser sur leur vie l’assujettissement de l’ordre social à la loi religieuse ; de déchiffrer dans leurs pratiques et dans ce qui en surgit de nouveau les chances du meilleur régime. Mais de là à conclure que le religieux comme tel puisse, doive s’effacer, ou, au mieux, s’enfermer dans les limites de l’opinion privée, il y a un pas qui paraît infranchissable. Comment l’admettre, en effet, sans perdre précisément la notion de sa dimension symbolique, d’une dimension constitutive des rapports de l’homme avec le monde ? Sans doute la légitimation nouvelle de la différence des opinions contient-elle aussi une signification symbolique ; mais, apparemment, dans les limites d’un système politique qui assure à chaque individu le droit de

bénéficier du respect qu’il doit témoigner aux autres. Or, ce que la pensée philosophique veut préserver, c’est l’expérience d’une différence qui, par-delà celle des opinions, par-delà ce qu’elle suppose : le consentement à la relativité des points de vue, n’est pas à la disposition des hommes ; qui n’advient pas dans l’histoire des hommes et ne saurait s’y abolir ; qui les met en rapport avec leur humanité, de telle sorte que celle-ci ne saurait se rabattre sur elle-même, poser sa limite, absorber en elle son origine et sa fin. Que la société humaine n’ait une ouverture sur elle-même que prise dans une ouverture qu’elle ne fait pas, cela, justement, toute religion le dit, chacune à sa manière, de même que la philosophie, et avant elle, quoique dans un langage que celle-ci ne peut faire sien. Ainsi la philosophie est-elle partagée dans sa critique de la religion. Si, par exemple, elle récuse la vérité que les Églises chrétiennes placent dans la Révélation ; si, par principe, elle se soustrait à l’autorité du Texte ; si elle écarte l’image d’un Dieu venant s’incarner sur terre dans la personne de son fils, elle ne pose pas la non-vérité comme mensonge ou comme leurre. Pas davantage, quand elle est fidèle à son inspiration, ne souhaite-t-elle la conserver pour le simple motif qu’il y aurait là des croyances utiles au maintien de l’ordre politique établi. Ce qu’elle découvre dans la religion, c’est un mode de figuration, de dramatisation des rapports que les hommes établissent avec ce qui excède le temps empirique, l’espace dans lequel se nouent leurs propres rapports. Ce travail de l’imagination met en scène un autre temps, un autre espace. Or, en vain voudrait-on le réduire au seul produit de l’activité des hommes. Sans doute porte-t-il la trace de leurs opérations, en ce sens que le scénario de la représentation atteste leur présence, emprunte à leur expérience sensible ; qu’ils peuplent l’invisible de leurs visibles ; inventent naïvement un temps avant le temps, aménagent un espace en arrière de leur espace ; qu’ils montent

une intrigue à partir des conditions les plus générales de leur vie. Toutefois, ce qui porte la marque de leur initiative porte aussi celle d’une épreuve. Une fois reconnue que l’humanité s’ouvre à elle-même en étant prise dans une ouverture qu’elle ne fait pas, il faut convenir que le changement de religion ne donne pas seulement à lire les signes d’une invention humaine du divin, mais ceux d’un déchiffrement du divin, ou, sous l’apparence du divin, de l’excès de l’être sur l’apparaître. En ce sens, la religion moderne, le christianisme, s’avère enseigner au philosophe ce qu’il a à penser. Récusé, en tant qu’énonciateur de la Révélation, il se voit simultanément attribuer, en tant que mode d’énonciation du divin, un pouvoir de révélation dont la philosophie ne peut se passer, du moins dès lors qu’elle ne sépare plus la question de la nature de l’homme de celle de l’histoire de l’homme. Simplifions à l’extrême : ce que la pensée philosophique ne peut faire sien, sous peine de trahir son idéal d’intelligibilité, c’est l’affirmation que l’homme Jésus est le fils de Dieu, mais ce qu’il lui faut prendre en charge, c’est le sens de l’avènement de la représentation du Dieu-Homme, car elle saisit là un changement dans lequel se refait, dans les deux sens où nous l’entendions, l’ouverture de l’humanité à elle-même. La philosophie moderne ne peut ignorer ce qu’elle doit à la religion moderne ; elle ne peut se tenir à distance du travail de l’imagination, se le soumettre comme un pur objet de connaissance, sitôt qu’elle se montre aux prises avec la question de son propre avènement ; sitôt qu’elle ne peut plus se dissimuler, quand bien même cède-t-elle au phantasme d’y mettre un terme, qu’il y a aussi un travail de la pensée philosophique, un déplacement du foyer de son interrogation. En dépit de sa prétention au Savoir absolu, la substitution du concept à l’image laisse intacte pour le philosophe l’expérience d’une altérité dans le langage, celle d’un dédoublement

entre une création et un dévoilement, entre l’activité et la passivité, entre l’expression et l’impression du sens. Peut-être touchons-nous, par ces dernières remarques, à la raison la plus secrète de l’attache du philosophe au religieux. Si fondée soit la revendication de son droit à penser, qui le soustrait à toute autorité instituée, il a non seulement l’idée qu’une société qui oublierait son fondement religieux, vivrait dans l’illusion d’une pure immanence à elle-même et effacerait du même coup le lieu de la philosophie, mais il pressent que celle-ci est liée à la religion par une aventure dont elle ne possède pas la première clef. De telle sorte que s’il juge venue la fin du christianisme, il invoque encore la naissance d’une nouvelle foi, ne pouvant défaire son propre savoir d’un savoir primordial, latent, communément partagé. Ainsi se refuse-t-il à admettre le fait historique de la séparation du religieux et du politique, en dépit de l’apparence. Il oppose, comme nous l’avons dit, à ceux qui le croient établi, qu’ils n’ont pas la juste notion de ce qu’est le politique. Mais, ce faisant, il court le risque de nier que l’apparence ait assez de consistance pour donner figure à une nouvelle pratique, pour s’inscrire d’une certaine manière dans la réalité du pouvoir et de l’État. Toutefois, puisque sa pensée demeure qu’il est impossible de dissocier la position du pouvoir de sa représentation, puisqu’il assigne à celui-ci un statut symbolique, le problème devrait se poser d’apprécier le changement que contient la représentation d’un pouvoir sans fondement religieux. A défaut, la critique philosophique serait sans portée, se bornerait à la condamnation d’une opinion erronée… Or, il nous est apparu que là n’était pas son objectif, qu’elle avait bien en vue la possibilité d’une mise en forme de la société, telle que le religieux se trouverait seulement méconnu ou dénié.

Ce que les penseurs du

XIX

e

siècle cherchaient à déchiffrer de

e

Ce que les penseurs du XIX siècle cherchaient à déchiffrer de l’avenir est pour une part notre passé et notre présent. Certes, le sens de ce présent est lui-même dans la dépendance d’un avenir indéterminé ; mais nous disposons d’une expérience qui leur était dérobée et donne un relief nouveau à leur débat. A leur époque s’annonçait seulement la forme politique que nous connaissons comme la démocratie moderne. Toutes les prémisses en étaient posées, mais elle conservait encore son secret, quoiqu’on pût entrevoir sa dynamique et ses ambiguïtés, comme le prouvent notamment quelques extraordinaires anticipations de Tocqueville. Cependant, hors des horizons de la pensée politique, se tenait l’entreprise du totalitarisme ; or, nul doute qu’elle ne contribue à éclairer le secret de la démocratie et nous provoque à une nouvelle interrogation sur le religieux et sur le politique. La démocratie moderne témoigne d’une mise en forme très singulière de la société dont on chercherait en vain des modèles dans le passé, bien qu’elle ne soit pas sans héritage. De cette mise en forme témoigne une nouvelle détermination-figuration du lieu du pouvoir. A coup sûr, c’est par ce trait distinctif que se désigne le politique. Nous avons évité à dessein de le souligner plus tôt, parce qu’il nous importait de mettre en évidence la différence de la science politique et de la philosophie politique, en montrant que, pour l’une, il s’agissait de circonscrire un ordre de faits particuliers dans le social, tandis que, pour l’autre, la tâche était de penser le principe de l’institution du social. Mais à présent que le danger d’une équivoque nous semble dissipé, nous n’avons plus à craindre d’avancer que la réflexion sur le pouvoir commande toute philosophie politique, tout autant que la science politique. Par cette réflexion, précisément, elle n’atteint pas à quelque chose de particulier, elle touche à une première division constitutive de l’espace Société. En effet, que celui-ci s’ordonne comme

le même, en dépit de (ou en vertu de) ses multiples divisions, comme le même dans ses multiples dimensions, implique la référence à un lieu à partir duquel il se fait voir, lire, nommer. Le pouvoir, avant même qu’on l’examine dans ses déterminations empiriques, s’avère ce pôle symbolique ; il manifeste une extériorité de la société à elle-même, lui assure une quasi-réflexion sur elle-même. Cette extériorité, nous devons certes nous garder de la projeter dans le réel ; il ne ferait plus sens alors pour la société. Mieux vaut dire qu’il fait signe vers un dehors, depuis lequel elle se définit. Sous toutes ses formes, c’est toujours à la même énigme qu’il renvoie : celle d’une articulation interne-externe, d’une division instituant un espace commun, d’une rupture qui est simultanément une mise en rapport, d’un mouvement d’extériorisation du social qui va de pair avec celui de son intériorisation. Or, nous nous sommes, pour notre part, depuis longtemps attaché à cette singularité de la démocratie moderne : de tous les régimes que nous connaissons, elle est le seul dans lequel soit aménagée une représentation du pouvoir qui atteste qu’il est un lieu vide, qui maintienne ainsi l’écart du symbolique et du réel. Cela, par la vertu d’un discours d’où ressort qu’il n’appartient à personne ; que ceux qui l’exercent ne le détiennent pas, mieux, ne l’incarnent pas ; que cet exercice requiert une compétition périodiquement renouvelée, que l’autorité qui en a la charge se fait et se refait en conséquence de la manifestation de la volonté populaire. Sans doute observera-t-on à bon droit que le principe d’un pouvoir interdit à l’appropriation des hommes est affirmé dans la démocratie antique, mais à peine est-il besoin de rappeler que le pouvoir y conserve une détermination positive, dès lors que la représentation de la Cité, la définition de la citoyenneté reposent sur une discrimination fondée sur des critères naturels ou, ce qui revient en l’occurrence au même, surnaturels.

Aussi bien ne faut-il pas confondre l’idée que le pouvoir n’appartient à personne et celle qu’il désigne un lieu vide. La première peut être formulée par des acteurs politiques, l’autre non. De fait, la formulation sous-entend la représentation des acteurs eux-mêmes qui refusent à chacun d’entre eux le droit de s’emparer du pouvoir. La vieille formule grecque, le pouvoir est au milieu (dont les historiens nous disent qu’elle fut élaborée dans le cadre d’une société aristocratique avant d’être léguée à la démocratie), garde une attache à la présence d’un groupe, qui a une image de soi, de son espace et de ses limites. En revanche, la référence à un lieu vide se dérobe à la parole, dans la mesure où une communauté n’est pas présupposée, dont les membres se trouveraient en position de Sujets, du fait même d’en être membres. La formule : « le pouvoir n’appartient à personne » peut se traduire dans une seconde formule (qui, au reste, semble historiquement première) : il n’appartient à aucun d’entre nous. Tandis que l’indication d’un lieu vide va de pair avec celle d’une société sans détermination positive, irreprésentable dans la figure d’une communauté. La même raison fait que la division du pouvoir et de la société ne renvoie pas, dans la démocratie moderne, à un dehors assignable aux dieux, à la Cité et à la terre sacrée et qu’elle ne renvoie pas à un dedans, assignable à la substance de la communauté. Ou, en d’autres termes, la même raison fait qu’il n’y a ni une matérialisation de l’Autre – à la faveur de quoi le pouvoir faisait fonction de médiateur, quelle que fût sa définition – ni une matérialisation de l’Un – le pouvoir faisant alors fonction d’incarnateur. Le pouvoir ne se défait plus du travail de la division dans lequel s’institue la société, et celle-ci du même coup ne se rapporte à elle-même que dans l’épreuve d’une division interne, qui s’avère, non pas de fait, mais génératrice de sa constitution.

Encore faut-il ajouter que, privé de la double référence à l’Autre et à l’Un, il ne saurait condenser en lui le principe de la Loi et le principe du Savoir. Ainsi apparaît-il limité. Et, de ce fait, libère-t-il la possibilité de rapports, d’actions qui, dans des ordres divers, notamment dans celui de la production et de l’échange, s’ordonnent sous des normes et en fonction de buts spécifiques. Si nous voulions développer cet argument, il conviendrait d’analyser de près les processus qui régissent l’instauration du pouvoir démocratique, c’est-à-dire la remise en jeu réglée de l’autorité chargée de l’exercer. Mais qu’il nous suffise de rappeler qu’elle requiert une institutionnalisation du conflit et, dans le moment de la manifestation de la volonté populaire, une quasi-dissolution des rapports sociaux. Deux phénomènes également significatifs de l’articulation que nous mentionnions entre l’idée du pouvoir comme pure instance symbolique et celle d’une société comme privée d’une unité substantielle. L’institutionnalisation du conflit n’est pas à la disposition du pouvoir ; bien plutôt se montre-t-il dans sa dépendance. Elle relève d’une élaboration juridique et, en ce premier sens, elle permet de dégager un champ particulier de la politique – ce champ dans lequel s’exerce la compétition entre des protagonistes, dont le mode d’action et le programme les désignent explicitement comme postulants à l’exercice de l’autorité publique. Mais outre qu’apparaît aussitôt le lien entre la légitimité du pouvoir et celle d’un conflit qui serait constitutif de la politique, il faut remarquer que le phénomène suppose réunies un certain nombre de conditions qui concernent la vie sociale dans son ensemble : la liberté d’opinion, d’expression, d’association, la circulation assurée des personnes et des idées. Aussi bien, à cet égard, l’idée d’une scission, si souvent invoquée entre la sphère de l’État et celle de la société civile, paraît brouiller plutôt qu’éclairer les traits du phénomène démocratique. Elle empêche de repérer une configuration

générale des rapports sociaux dans laquelle sont rendues sensibles la diversité et les oppositions. Mais non moins remarquable nous semble que la délimitation de l’activité proprement politique a pour effet d’instituer une scène sur laquelle le conflit se représente aux yeux de tous (dès lors que la citoyenneté n’est plus réservée à un petit nombre) comme nécessaire, irréductible, légitime. Peu importe que chaque parti proclame sa vocation à défendre l’intérêt général et à réaliser l’union, l’antagonisme accrédite une autre vocation, celle de la société à la division. Et peu importe que les enjeux du conflit politique ne coïncident pas avec ceux qui surgissent de la lutte des classes, de la lutte des intérêts – quelle que soit l’ampleur de la distorsion qui s’opère du plan social au plan politique, l’essentiel est que toutes les divisions de fait se transposent et se transfigurent sur la scène où la division apparaît de droit. Avec ce phénomène se combine, notions-nous, la singulière procédure du suffrage universel, fondée sur le principe de la souveraineté du peuple, mais qui, dans le moment même où celui-ci est censé affirmer sa volonté, le change en une diversité pure d’individus, chacun abstrait du réseau des liens sociaux dans lesquels se détermine son existence – une pluralité d’atomes, ou plus précisément d’unités de compte. En bref, la référence dernière à l’identité du peuple, au Sujet instituant s’avère couvrir l’énigmatique arbitrage du Nombre. Arrêtons-nous à ce premier stade de l’analyse et revenons sur nos pas. La représentation de la politique qui est au principe de la science sociale s’engendre, doit-on convenir, dans la constitution même de la démocratie. Car il est bien vrai, comme elle l’affirme, que le pouvoir cesse de faire signe vers un dehors, de s’articuler à quelque puissance autre, qui soit figurable, et qu’en ce sens il y a désintrication du religieux ; il est bien vrai que le pouvoir cesse de renvoyer à une origine qui coïnciderait avec celle de la Loi et du Savoir et qu’en ce sens, sous son pôle, un type d’actions et de relations se distingue

d’autres types d’actions et de relations, notamment juridiques, économiques ou culturelles ; il est par conséquent vrai que quelque chose se circonscrit comme la politique. Ce qui reste seulement dissimulé à l’observateur scientifique, c’est la forme symbolique qui, sous l’effet d’une mutation du pouvoir, rend possible cette distinction nouvelle, c’est l’essence du politique. Ainsi l’illusion d’une localisation du politique dans la société n’est pas sans consistance ; et ce serait céder à une autre illusion que la réduire à une erreur d’opinion. La démocratie moderne, jugions-nous, est le seul régime à signifier l’écart du symbolique et du réel avec la notion d’un pouvoir dont nul, prince ou petit nombre, ne saurait s’emparer ; sa vertu est de ramener la société à l’épreuve de son institution ; là où se profile un lieu vide, il n’y a pas de conjonction possible entre le pouvoir, la loi et le savoir, pas d’énoncé possible de leur fondement ; l’être du social se dérobe, ou, à mieux dire, se donne dans la forme d’un questionnement interminable (ce dont témoigne le débat incessant, mouvant, des idéologies) ; les repères derniers de la certitude sont dissous, tandis que naît une sensibilité nouvelle à l’inconnu de l’histoire, à la gestation de l’humanité dans toute la variété de ses figures. Mais encore faut-il préciser que cet écart s’indique seulement ; qu’il est opérant, mais qu’il n’est pas visible ; qu’il n’a pas statut d’objet pour la connaissance. Ce qui s’offre aux regards, ce sont les attributs du pouvoir, les traits distinctifs de la compétition dont il paraît l’enjeu ; ce qui capte l’attention, se désigne comme objet à connaître, ce sont les mécanismes qui commandent la formation d’une autorité publique, la sélection des dirigeants et, plus largement, la nature des institutions qui ont en charge l’exercice de cette autorité ou son contrôle. Aussi bien la dimension symbolique du social se laisse-t-elle ignorer du fait même qu’elle n’est plus travestie sous la représentation d’une différence entre le monde visible et le monde invisible.

Tel est le paradoxe : les régimes dans lesquels la figure du pouvoir se dessine en relation avec celle d’une puissance autre ne font pas entièrement méconnaître le principe politique de l’ordre social. Le fondement religieux du pouvoir se trouvant pleinement affirmé, celuici apparaît comme le gardien et le garant de la certitude qui soutient l’expérience du monde, en même temps qu’il apparaît comme détenteur de la loi qui s’imprime dans les rapports sociaux et les maintient dans l’unité. En revanche, la démocratie dans laquelle la figure de l’autre se trouve abolie, dans laquelle le pouvoir, ne disons pas est mis à nu – ce serait encore céder à une fiction réaliste –, mais ne se défait pas de la division d’où il s’engendre et demeure ainsi insaisissable (soustrait à l’appropriation et à la représentation), ce régime-là ne se laisse pas appréhender dans sa forme politique. Tandis que se brouillent les contours de la société, que vacillent les repères de l’unité, l’illusion naît d’une réalité qui contiendrait la raison de sa propre détermination dans la combinaison de multiples rapports de faits. Or, une telle analyse n’induit-elle pas, d’autre part, à se demander si la philosophie politique qui, quant à elle, maintient la recherche des principes générateurs de la société moderne, ne se montre pas à son tour prise au piège de l’apparence lorsqu’elle juge indestructible son fondement religieux ? Sans doute sa conviction repose-t-elle sur l’idée qu’une société humaine, quelle qu’elle soit, sera toujours dans l’impossibilité de s’ordonner dans une pure immanence à soi. Mais estce la seule raison de son attachement au religieux ? N’est-elle pas guidée par la quête d’un savoir dernier, qui pour se conquérir sous l’exigence de la réflexion ne se formule pas moins comme savoir de l’Un ? N’est-ce pas l’inspiration qu’elle entend préserver et dont elle entrevoit que l’avènement de la démocratie risque de l’effacer ? Nous n’oublions pas que, dans son mouvement effectif, elle contredit à cette

inspiration, qu’elle installe la pensée dans l’élément de l’interrogation, la prive de l’élément religieux de la certitude, qu’en ce sens elle a bien, comme nous le notions, partie liée avec une constitution politique qui ne permet plus de ramener les activités de l’homme sous le pôle d’une loi originaire. Mais tenir compte de ce mouvement effectif ne doit pas laisser ignorer non plus la représentation de son but. Or, son attraction pour le religieux ne manifeste-t-elle pas un recul devant une forme politique qui, en soumettant les hommes à l’épreuve de la division, de la fragmentation, de l’hétérogénéité sur tous les registres, à l’épreuve d’une indétermination de l’être du social et de l’histoire, dérobe le sol sur lequel s’édifiait le savoir philosophique et obscurcit la tâche que celui-ci s’assigne ? En d’autres termes, l’affirmation qu’une société ne saurait perdre son fondement religieux peut s’entendre en deux sens. Ou bien le philosophe veut dire que ce serait dans l’illusion qu’elle prétendrait rabattre le principe de son institution dans ses propres limites. Mais alors il ignore que si la démocratie moderne rend possible une telle illusion, c’est en désagrégeant les anciennes certitudes, en inaugurant une expérience dans laquelle la société demeure en quête de son fondement ; il ignore qu’elle n’abolit pas la dimension de l’autre, mais sa figure, qu’il y a à la fois un risque dans la perte du religieux et une conquête dans la mise en question de la loi, dans la liberté. Ou bien, ce qu’il veut dire, c’est que la religion élabore une représentation primordiale de l’Un et que celle-ci s’avère la condition de l’union des hommes, mais alors on peut se demander ce qui guide cet attrait pour l’union et ce qu’il doit à son contraire : la répugnance pour la division et le conflit ; quelle connivence entretiennent l’idée philosophique de l’Un et l’image d’une société unie ; pourquoi faudrait-il que l’union se laisse concevoir sous le signe du spirituel et la division projeter au plan matériel des intérêts ?

Pour prendre une juste mesure de la résistance à admettre la séparation du politique et du religieux, nous devons dépasser le niveau d’analyse auquel nous nous sommes situé. Impossible de négliger, en effet, que l’image de l’union s’engendre ou se réengendre du sein même de la démocratie moderne. La nouvelle position du pouvoir s’accompagne d’une réélaboration symbolique, en vertu de laquelle les notions d’État, de peuple, de nation, de patrie, d’humanité acquièrent une signification également nouvelle. Se désintéresser de ces notions ou ne s’arrêter qu’à la fonction qu’elles peuvent remplir dans le processus de légitimation du pouvoir, ce serait adopter le point de vue artificialiste qui nous a paru caractéristique de la science. Nul doute qu’elles ne relèvent de ce que nous nommions la mise en forme, en sens, en scène, de la société. Le seul problème est de savoir si elles sont ou non d’essence religieuse. Encore est-il vrai qu’à juger qu’elles le sont, on ne s’accorderait pas nécessairement sur l’interprétation. C’est une chose d’affirmer que le christianisme soustrait l’homme à la domination des besoins, le délivre de l’image de sa finitude temporelle, lui inspire le sens de la communauté, de la fraternité, de l’obéissance à un principe moral inconditionné, lui enseigne la valeur du sacrifice et, qu’à défaut de la croyance chrétienne, il n’y aurait plus place pour une éthique du service de l’État et du patriotisme – cela, dans une société qui trouve son assise dans les libertés individuelles. C’est une autre chose de juger que le christianisme implique, dans son principe même, une dépréciation des valeurs mondaines et que le sentiment religieux se refait désormais, en rupture avec lui, s’investit dans l’amour de la nation et de l’humanité. Dans le premier cas, la religion demeure, selon l’expression de Hegel déjà mentionnée, la base de la moralité sociale et de l’État ; dans le second cas, cette moralité se suffit à elle-même, car elle est devenue religieuse. Mais, si importante soit cette distinction,

elle ne change pas les termes de notre question. Car il apparaît sur les deux versants de l’interprétation que tout ce qui exprime l’idée d’un enracinement social, d’une commune appartenance, d’une identification à un principe formateur de la coexistence humaine doit procéder du sentiment religieux. Ne peut-on en douter ? Ne faut-il pas se demander si le religieux ne se greffe pas sur une expérience plus profonde, en raison d’une figuration déterminée de l’origine, de la communauté, de l’identité ? Ce que nous avons brièvement dit de la notion du peuple en démocratie suggère qu’elle est liée à une ambiguïté, dont la traduction en termes religieux ne saurait rendre compte. Le peuple constitue bien un pôle d’identité, assez défini pour que s’indique le statut d’un Sujet : il détient la souveraineté ; il est censé exprimer sa volonté ; le pouvoir s’exerce en son nom ; les hommes politiques l’invoquent constamment… Mais son identité demeure latente. Outre qu’elle est dans la dépendance d’un discours qui la nomme et qui est lui-même multiple, lui prête des figures différentes, que le statut de Sujet ne se définit que par les termes d’une constitution juridique, il est, notionsnous, dans le moment de la manifestation de sa souveraineté dissous dans l’élément du nombre. Or, une ambiguïté du même genre se repère à l’examen des représentations auxquelles est assignée une signification religieuse. Quand on parle de l’État comme d’une puissance transcendante, on veut dire qu’il détient en lui-même sa raison d’être, qu’à son défaut il n’y aurait ni permanence ni cohésion de la société, qu’en ce sens il requiert une obéissance inconditionnelle, l’effacement de l’intérêt privé devant l’impératif de sa conservation. Mais on néglige alors que la démocratie dissocie le pouvoir politique de l’existence de l’État. Sans doute est-ce sous l’effet de cette dissociation que celui-ci acquiert sa plus grande force, que l’impersonnalité qui s’attache à ses opérations

permet un assujettissement toujours plus étroit des activités et des relations sociales, jusqu’à engendrer l’illusion d’un grand individu, dont chacun devrait reconnaître la volonté comme la sienne – ainsi que l’a dit à peu près Hegel. Mais nul doute non plus que cette tendance ne soit mise en échec du fait que la compétition politique et le conflit social, mobilisés par le processus démocratique de la remise en jeu de l’exercice du pouvoir, induisent une transformation indéfinie du droit, une modification de l’espace public. La raison d’État pointe comme un absolu, mais elle est impuissante à s’affirmer, soumise qu’elle demeure aux effets des aspirations des individus et des groupes dans la société civile et, en conséquence, aux effets des revendications capables de s’inscrire dans cet espace public. Quand on évoque encore la nation, on y cherche la source d’une foi religieuse. Mais ne faut-il pas s’interroger sur sa définition, apprécier ce qu’elle doit au discours qui l’énonce ; se demander comment la notion et les sentiments qu’elle suscite se transforment en Europe sous l’effet du discours de la Révolution e française et, au XIX siècle, par la vertu d’une nouvelle élaboration des historiens qui contribuent éminemment à la formation d’une nouvelle conscience politique ? Qu’on songe seulement à ce que fut en France le rôle de Thierry et de Guizot ou de Mignet, ou plus tard de Michelet, dans la peinture d’un destin national, dans le changement de perspective, le remaniement des valeurs, l’aménagement de la profondeur sous la figure des événements, le découpage des séquences significatives ; qu’on observe comment cette « composition », modifiée à la fois sous l’effet du progrès des connaissances et d’impératifs idéologiques, fut efficace dans le modelage d’une mémoire collective, imprimée dans les monuments, les commémorations, les noms de lieux, les manuels d’instruction publique, la littérature populaire, les petits et grands discours politiques… En vain jugerait-on que dans ce phénomène s’inscrit une nouvelle religion, pour cette seule raison qu’il

impliquerait une mise en scène des origines et de la permanence d’une communauté. Car tous les signes, les symboles qui mobilisent de la croyance se prêtent à des interprétations et des réinterprétations, sont liés à des modes d’appréhension de l’avenir, à l’idée de fins supposées réelles et supposées légitimes par des acteurs sociaux. L’idée de la nation ne renvoie pas à un texte en deçà des commentaires, elle s’étaye, certes, sur des matériaux, des représentations sédimentées, mais sans jamais se retrancher d’un discours sur la nation – lequel, pour entretenir une relation privilégiée avec le discours du pouvoir, n’en reste pas moins inappropriable. Paradoxalement, c’est parce qu’elle est entité historique que la nation se dérobe à l’imagination religieuse, toujours appliquée à fixer un récit, à maîtriser un temps hors du temps. Donatrice d’une identité collective, elle est simultanément impliquée dans cette identité, elle demeure une représentation flottante, telle que l’origine, les étapes de la fondation, le vecteur du destin se déplacent toujours, demeurent suspendus à la décision d’acteurs sociaux ou de leurs porte-parole, occupés à s’établir dans une durée et un espace dans lesquels ils puissent se nommer. Or, cette exigence du nom, pourquoi la mettrait-on tout entière au registre de la religion ou même de l’idéologie ? Plus que toute autre, peut-être, l’idée de nation incite à distinguer le symbolique, l’idéologique et le religieux. La difficulté d’une analyse de la démocratie moderne tient en ceci qu’elle révèle un mouvement qui porte à l’actualisation de l’image du peuple, de l’État, de la nation, mais reste nécessairement contrariée par la référence au pouvoir comme lieu vide et par l’épreuve de la division sociale. Le mouvement dont nous parlons doit être justement apprécié : là où la société n’est plus représentable comme un corps et ne prend plus figure dans le corps du prince, il est vrai que le peuple, l’État, la nation acquièrent une force nouvelle, deviennent les pôles majeurs en

vertu desquels se signifient l’identité, la communauté sociales. Mais affirmer qu’une nouvelle croyance religieuse se forme, pour l’exalter, c’est oublier que cette identité, cette communauté, demeurent indéfinissables. A l’inverse, trouver dans cette croyance le signe d’une pure illusion, comme y a incité la pensée libérale, c’est dénier la notion même de société, effacer à la fois la question de la souveraineté et celle du sens de l’institution, qui sont toujours liées à la question dernière de la légitimité de ce qui est. C’est par exemple réduire le pouvoir – ou l’État qu’on confond abusivement avec lui – à une fonction instrumentale et le peuple à une fiction qui ne ferait que recouvrir l’efficacité d’un contrat, grâce auquel une minorité se soumettrait à un gouvernement issu d’une majorité ; c’est finalement ne poser comme réels que les individus et les coalitions d’intérêts et d’opinions. Dans cette dernière perspective, on échange la fiction d’une unité en soi contre celle d’une diversité en soi ; on se prive du même coup de comprendre que les aspirations qui se sont manifestées au cours de l’histoire des sociétés démocratiques, sous le signe de l’instauration d’un État juste ou de l’émancipation du peuple, loin de marquer une régression dans l’imaginaire, avaient pour effet d’empêcher la société de se pétrifier dans son ordre ; de rétablir la dimension instituante du droit, là où la loi servait à fixer la place du dominant et du dominé et les conditions d’appropriation des richesses, de la puissance et des lumières. Écarter ces deux modes d’interprétations (sans oublier comment ils s’esquissent du fait même de la constitution d’un nouveau type de société) ne permettrait-il pas, enfin, de détecter les voies par lesquelles peut s’opérer un retour au religieux ? Retour ? Ce terme, objectera-t-on, laisse supposer qu’il n’avait pas disparu. Soit ! Mais c’est une chose de juger que les croyances se conservaient sous leur forme traditionnelle et c’est une autre chose de

convenir qu’un foyer éteint peut se réactiver. Il vaudrait la peine, au demeurant, de se demander, comme nous y invitait autrefois MerleauPonty, s’il y eut jamais dans l’histoire des dépassements absolus. En l’occurrence, l’analyse que nous esquissions fait entrevoir la possibilité de situations dans lesquelles l’efficacité symbolique du système démocratique est annulée. En effet, si le mode d’instauration du pouvoir et la nature de son exercice, plus généralement la compétition politique, s’avèrent impuissants à donner forme et sens à la division sociale, le conflit apparaît comme de fait dans toute l’étendue de la société. S’évanouit la distinction du pouvoir comme instance symbolique et comme organe réel. La référence à un lieu vide cède devant l’image insoutenable d’un vide effectif. L’autorité des hommes qui détiennent la décision publique ou cherchent à s’en emparer s’efface pour ne plus laisser voir que des individus ou des clans occupés à satisfaire leur appétit de puissance. L’opposition des intérêts entre classes et catégories diverses, mais, non moins, la différence des opinions, des valeurs et des normes, tout ce qui se fait signe d’une fragmentation de l’espace social, d’une hétérogénéité, met à l’épreuve d’un effondrement de la légitimité. Dans ces situations limites, s’effectue un investissement fantastique dans les représentations qui fournissent l’indice d’une identité et d’une unité sociales, et s’annonce l’aventure totalitaire. Il n’importe pas à notre propos de distinguer les modes de formation du totalitarisme. Que l’image du peuple vienne s’actualiser par le truchement d’une sacralisation du prolétariat ou par le truchement d’une sacralisation de la nation, que le premier processus s’étaye sur une redéfinition de l’humanité, le second sur une redéfinition de la race, nous ne saurions, certes, le négliger : communisme et fascisme ne se confondent pas. Mais, en regard de la question que nous posions, la similitude des entreprises est frappante.

Il s’agit, d’une manière ou d’une autre, de donner au pouvoir une réalité substantielle, de ramener dans son orbite le principe de la Loi et du Savoir ; de dénier la division sociale sous toutes ses formes ; de refaire à la société un corps. Et, notons-le au passage, la compromission de nombre de philosophes en notre temps, et non des moindres, avec l’aventure du nazisme, du fascisme ou du communisme trouve là ses raisons ; l’attachement que nous signalions au religieux les enferme dans l’illusion d’une restauration de l’unité et de l’identité comme telles, qu’ils voient s’annoncer dans l’union du corps social. Ce n’est pas la soumission à une autorité charismatique qui entraîne leur adhésion à un régime totalitaire, et d’autant moins quand ils se rallient au communisme ; ils cèdent à l’attrait d’une certitude retrouvée sous le couvert de laquelle ils s’assureraient paradoxalement d’un droit à penser librement le fondement de toute expérience du monde. Sans doute devrions-nous nous garder de réduire le phénomène totalitaire à ses aspects religieux, comme on l’a fait imprudemment. C’est plutôt à explorer la genèse de l’idéologie, à repérer les métamorphoses d’un discours qui, sous le signe de la connaissance du réel, prétend se soustraire aux effets de l’indétermination du social, maîtriser le principe de son institution, surplomber la division pour en énoncer les conditions et les termes, l’inscrire dans la rationalité, soit pour la fixer dans son état de fait, soit pour la soumettre au mouvement de son abolition, c’est à détecter le rapport neuf qui se noue entre le point de vue de la science et le point de vue de l’ordre social qu’on peut au mieux acquérir l’intelligence du totalitarisme. Avec e ce régime culmine le dessein artificialiste qui s’ébauche au XIX siècle, celui d’une société qui s’auto-organiserait, de telle sorte que le discours énonciateur de la rationalité technique s’imprimerait dans la forme même des rapports sociaux, de telle sorte qu’à la limite, la « matière sociale », la « matière humaine » se révélerait de part en part de

l’organisable. Mais en vain trancherait-on entre l’idéologique et le religieux, car si ce dernier se trouve dénié en tant qu’il indique un lieu autre, ne voit-on pas qu’il est réactivé dans la quête d’une union mystique et dans la figuration d’un corps, dont une partie, le prolétariat, le parti politique, l’organe dirigeant, l’égocrate (selon le mot de Soljenitsyne) à la fois représente la tête du peuple et celui-ci tout entier – modèle qui se reproduit d’un secteur à l’autre de la société, convertissant les individus en membres de multiples microcorps. Que la représentation de l’organisation (et même plus précisément de la machine) se combine avec celle du corps, cela même, on peut encore le concevoir dans le cadre du discours idéologique. Non seulement l’extrême artificialisme tend à s’échanger avec l’extrême organicisme, sous l’exigence d’une pleine affirmation de l’entité sociale, mais ce discours ne tient, sans jeu de mots, qu’en faisant corps avec luimême et que par son incorporation des sujets qui le parlent : il tend à abolir la distance entre l’énonciation et l’énoncé, il tend à s’imprimer en chacun, indépendamment même des significations de mots. Cependant, non moins instructifs sont les effets de plus en plus perceptibles de l’échec de l’idéologie totalitaire. L’impossibilité de précipiter le symbolique dans le réel, de ramener le pouvoir à une définition purement sociale, de le matérialiser dans la personne de ses détenteurs, de figurer la société comme un corps sans lui fournir en dehors d’elle un garant de son ordonnance et de ses limites, l’impossibilité d’effacer la division sociale se signalent dans la réapparition d’un clivage, plus profond qu’il ne fut en aucun autre régime, entre le discours du pouvoir et l’expérience que font les hommes de leur situation. Telle est en effet la nature de ce discours que le Sujet ou bien y perd la notion de sa propre position ou bien le perçoit comme entièrement étranger, le simple produit d’un groupe qui

manipule les mots pour dissimuler les faits. Dès lors qu’est ébranlée la croyance dans le communisme, surgit l’image d’un parti, d’un pouvoir, qui, régnant par la force, s’assujettit de l’extérieur la société qu’il prétend incarner, l’image d’une loi qui est sa propriété, d’une loi faite pour masquer l’arbitraire, l’image d’une vérité de l’histoire qui couvre le mensonge. Et tandis que les signes s’inversent, que se révèle sous la plénitude du communisme une béance, la décomposition du peuple, la dissolution des mœurs – ou, pour reprendre encore une fois le langage de Hegel, l’effondrement de la moralité sociale et de l’Etat –, ce qui fait retour, c’est, en même temps que les aspirations démocratiques, la foi ancienne, la foi chrétienne principalement. En réponse à la fantastique tentative de comprimer l’espace, comprimer le temps dans les limites du corps social, revient la référence à un corps absent, symbole d’une durée inappropriable, immaîtrisable, irréductible. La Certitude renaît avec le singulier pouvoir de frapper de dérision l’image de l’« homme nouveau », de l’« avenir radieux »… Ne serait-ce pas se tromper toutefois que de croire que les nouveaux liens qui se tissent entre l’opposition démocratique et l’opposition religieuse témoignent de l’essence démocratique du christianisme ou de l’essence chrétienne de la démocratie ? Ne e perdrait-on pas le sens de l’aventure qui se jouait au XIX siècle avec leur désintrication ? Plus simplement, ne nous faut-il pas reconnaître qu’ils se rejoignent dans la restauration d’une dimension de l’autre que le totalitarisme a tenté de supprimer dans la représentation du peupleUn ? * Nous nous sommes jusqu’à présent demandé comment l’on pouvait concevoir les liens du religieux et du politique et leur éventuelle rupture. Mais ce langage est-il le bon ? Y a-t-il quelque sens à vouloir

appréhender le religieux comme tel, en l’extrayant du politique, pour ensuite repérer son efficacité au sein de telle ou telle forme de société ? Ou, plus précisément, puisque notre interrogation est depuis le début limitée, sommes-nous en droit de nous référer à une essence du christianisme, pour lui rapporter certains traits des sociétés politiques modernes (c’est-à-dire qui se sont instituées depuis le commencement de l’ère chrétienne) ? La question risque de déconcerter, dans la mesure où le christianisme se fonde sur un récit, un ensemble de récits, auxquels nous avons la liberté de nous reporter, quel que soit le degré de véracité que nous leur accordions, pour l’identifier comme religion singulière et advenue à une époque de l’histoire de l’humanité. Pourtant, nous ne pouvons déjà négliger le fait que la naissance de cette religion a une signification politique. Un tel fait, au reste, fut pendant des siècles souligné et commenté par des théologiens, bien avant que Dante ne fît reposer son apologie d’une monarchie universelle sur l’argument que le fils de Dieu voulut apparaître sur terre, prendre figure de l’homme, au moment où l’humanité se rassemblait sous l’autorité de l’empereur romain – et, plus précisément encore, au moment où l’on exécutait le premier recensement de l’ensemble de ses sujets –, métaphoriquement, de tous les hommes. Mais davantage nous importe-t-il de remarquer qu’on ne saurait déduire des textes sacrés – quoiqu’on s’y employât, interminablement, mais, justement, par le détour d’interprétations multiples, et souvent contradictoires – les principes d’un ordre politique. Que la religion nouvelle reformule la notion d’une dualité entre l’ici-bas et l’au-delà, entre la destinée mortelle et la destinée immortelle de l’homme, qu’elle donne figure à un médiateur homme-Dieu, qu’elle soit censée rassembler non plus un peuple, mais l’humanité entière, que le corps du Christ vienne à symboliser l’union des hommes avec Dieu et leur union entre eux dans l’eucharistie, qu’il se survive dans l’Église dont il

paraît simultanément la tête, que l’événement même de sa naissance, en un lieu, à une date comme le nouvel Adam, le lien qui s’établit entre l’idée de la chute et de la rédemption rend sensible la dimension historique du divin : autant de thèmes qui se prêtent à des élaborations politiques, mais dont la signification reste en soi indécise. C’est à partir du moment où se noue une relation précise entre un certain type d’institutions politiques et un certain type d’institutions religieuses que se fait lisible un fondement religieux de l’ordre politique, mais non moins un fondement politique de l’Église, car celle-ci cesse alors de se confondre avec l’humanité chrétienne pour se circonscrire dans un espace, pour s’ordonner sous un pouvoir, et s’imprimer sur un territoire. Corrigeons donc dès maintenant une formule qui nous semblait introduire au cœur de la difficulté. Nous nous demandions s’il n’y avait pas transfert d’une croyance religieuse dans la pensée philosophique au moment même où celle-ci prétend discerner la persistance du religieux dans le politique, bref si elle ne se méconnaissait pas elle-même en méconnaissant le sens de la société nouvelle qui s’ébauche au siècle dernier. Il serait plus juste de dire : cette pensée ne porte-t-elle pas l’empreinte d’un schéma théologico-politique ? Son attrait pour l’Un n’est-il pas sourdement commandé par une identification singulière au principe de la royauté de l’esprit ? L’œuvre de Michelet nous paraît justifier au mieux cette question. Sans doute n’est-il pas un philosophe, selon les définitions de l’École, mais nous avions déjà averti que nous n’usions pas du terme dans son acception restrictive. Le fait est qu’il n’appartient pas à l’espèce des historiens scientifiques, qui d’ailleurs ne se constituera que plus tard : son histoire est interprétative, liée à une interrogation sur le sens du développement de l’Humanité et singulièrement sur celui de la révolution politique et religieuse, qu’il croit voir se poursuivre sous ses

yeux, en dépit des forces qui tentent de l’entraver ou d’en renverser le cours. Nous jugeons sa pensée exemplaire parce qu’elle témoigne d’un débat qu’on voit rarement s’exercer chez un même homme. A son point de départ, il épouse et combine entre elles les deux conceptions qui font de la Révolution l’héritière de l’œuvre accomplie soit par le christianisme, soit par la monarchie. En rupture avec cette inspiration, il entreprend, ensuite, une critique radicale de l’Ancien Régime comme formation théologico-politique, dont la Révolution aurait inauguré la destruction. Mais telle est cette critique qu’elle réexploite au service d’une apologie de la modernité les catégories théologico-politiques apparemment discréditées. Cependant, cette opération même, dont il y a lieu de se demander dans quelle mesure elle est consciente ou inconsciente, se heurte à l’idée d’une liberté, d’un droit qui trouveraient leur fondement en eux-mêmes, à celle d’une humanité qui porterait signe de sa propre transcendance, ou encore à celle d’un « héroïsme de l’esprit » (expression qu’il a tôt empruntée à Vico), d’un mouvement indéfini de l’interrogation, voué à se reconquérir, d’un temps à un autre, sur toute configuration donnée du savoir. De l’Introduction à une Histoire universelle, ou des Origines du droit français, à la Bible de l’humanité ou à la Préface de 1869 à son Histoire de France, en passant par la Révolution française se dessine un parcours, dans lequel nous repérons une tension continue entre l’idée de la religion comme horizon indépassable de l’homme et une idée du droit comme ultime source de la création de l’homme par l’homme, ou, mieux, comme principe d’un dépassement de l’homme qui lui est intérieur – deux idées qui commandent, la première, une pensée de l’enracinement dans le sol, dans le temps, pensée des limites et de la tradition, pensée de l’identité de soi et de l’être (peuple, nation, humanité), la seconde, une pensée du déracinement, de l’errance, du tourbillonnement de l’être, pensée d’une sauvage affirmation de soi,

dans la délivrance de toute autorité, qui ne se soutient que de l’œuvre s’accomplissant. Notre intention n’est évidemment pas de résumer l’itinéraire de Michelet, mais, à la faveur d’un détour, d’éclairer la question qui nous occupe. Donc, revenons au point de départ que fournit l’Introduction à l’Histoire universelle. Pourquoi nous importe-t-il ? Non parce que s’y manifeste l’originalité de l’auteur. Pour parler à la hâte, il condense l’interprétation de Guizot et celle de Ballanche. De la monarchie, il fait un agent de nivellement et de centralisation, dont la vertu fut de créer les conditions de l’égalité et de rendre la société de plus en plus homogène. Dans le christianisme, il reconnaît l’avènement d’une religion de l’égalité, de la fraternité, une religion de l’amour de l’humanité. A Guizot, il emprunte l’idée que la vieille monarchie devint inutile, dès lors que la société se fut pleinement édifiée ; à Ballanche, celle que l’esprit du christianisme s’est investi dans les institutions sociales. Du moins importe-t-il de remarquer que Michelet fait très tôt une double lecture de l’histoire de France, en termes politiques et religieux : ce qui à ses yeux constitue le trait distinctif de celle-ci, c’est que naît dans cette nation le « sentiment de la généralité sociale ». En dépit de l’inégalité des conditions et des mœurs, en dépit des particularismes qui subsistent jusqu’à la Révolution, se forme un peuple sous le double effet d’un principe d’unification matérielle et d’un principe d’unification spirituelle. Ne nous arrêtons pas à certaines formules qui signalent le rôle éminent de la France dans la « translation du ciel sur la terre » : comme « le monde moral eut son verbe dans le Christ, fils de la Judée et de la Grèce, la France expliquera le verbe du monde social… » ; c’est à elle « de faire éclater cette révélation nouvelle » ; elle dit « le verbe de l’Europe » ; elle détient « le pontificat de la civilisation nouvelle ». Mais relevons du moins ce jugement qui sera ultérieurement renversé : « Le nom du

prêtre et du roi, représentants de ce qu’il y a de plus général, c’est-àdire de divin, dans la pensée nationale, a prêté au droit obscur du peuple comme une enveloppe mystique dans laquelle il a grandi et s’est fortifié » (je souligne). Michelet convertit cette « enveloppe mystique » en une illusion dans sa Révolution française ; il dissocie entièrement le droit et la justice du nom du prêtre et du roi qui les recouvre pour les étouffer. Toutefois, il ne cesse de trouver dans la « monarchie sacerdotale » le fondement de la société d’Ancien Régime. Davantage, s’il faut l’en croire, c’est comme une révélation religieuse qui fut à l’origine de sa conversion à la lutte contre le christianisme et de son projet d’écrire la Révolution. Peu importe l’authenticité de la scène qu’il reconstitue en 1869, elle fait admirablement voir comment les symboles changent de place dans la construction qu’il a lui-même montée et comment celle-ci se préserve en dépit d’une inversion du sens. Son Histoire de France, rapporte-t-il dans sa préface, l’avait conduit au seuil de l’étude des « siècles monarchiques », quand un « hasard » bouleversa ses plans. « Un jour, passant à Reims, je vis en grand détail la magnifique cathédrale, la splendide église du sacre. La corniche intérieure où l’on peut circuler dans l’église, à quatre-vingts pieds de hauteur, la fait voir ravissante, de richesse fleurie, d’un alléluia permanent. Dans l’immensité vide, on croit toujours entendre la grande clameur officielle, ce qu’on disait la voix du peuple… J’arrivai au dernier petit clocher. Là un spectacle m’étonna fort. La ronde tour avait une guirlande de sacrifiés. Tel, la corde au cou, tel a perdu l’oreille. Les mutilés y sont plus tristes que les morts. Combien ils ont raison ! Quel effrayant contraste ! Quoi, l’église des fêtes, cette mariée, pour collier de noce a pris ce lugubre ornement ! Le pilori du peuple est passé audessus de l’autel. Mais ces pleurs n’ont-ils pu à travers les voûtes tomber sur la tête des rois ? Onction redoutable de la Révolution, de la

colère de Dieu. “Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, si d’abord, avant tout, je n’établis en moi l’âme et la foi du peuple”, je m’adressai cela et après Louis XI, j’écrivis la Révolution (1845-1853). » Étonnante description, plus éloquente que nombre d’arguments étayés sur l’histoire et la théorie pour nous faire comprendre de quel lieu Michelet instruit son procès du théologico-politique. De quel lieu ? demandons-nous. De celui-là même, la cathédrale du sacre, qui fait voir où s’est formée et toujours reformée la France chrétienne. Ce lieu, il y est lui-même installé, ou mieux, il le parcourt. Il en fait l’ascension comme l’âme des rois était censée s’élever sous les clameurs des fidèles pour gagner sa place auprès de Dieu ; et, dans une nouvelle liturgie, sa propre pensée gagne sa place auprès du peuple. Michelet se met luimême en scène dans l’église ; en vérité, il la métamorphose, mais sans cesser de s’y tenir. Il se fait spectateur de l’institution royale ; il la change secrètement en destitution, pour laisser apparaître une autre institution qui double en quelque sorte celle-ci. Il utilise tous les vieux symboles : le sacre, l’acclamation qui fait entrer l’élu dans la communauté des saints, le mariage de l’Église avec le Christ, du royaume avec le roi, la victime sacrifiée, la croix au-dessus de l’autel, l’onction par laquelle la tête du roi se dresse au-dessus de la masse des sujets. Mais le sacre est devenu pour lui celui du peuple. C’est sa vraie voix qu’il entend dans la nef ; c’est un autre mariage dont il imagine la célébration ; la guirlande des sacrifiés se substitue au Christ martyr ; le pilori domine l’autel ; les larmes se substituent à la liqueur sacrée ; l’oint du Seigneur devient l’oint de la Révolution qui se fait la geste de Dieu. Et, faut-il ajouter, devient sensible la référence à un temps qui, sans être hors du temps, n’est pas dans le temps : celui du Peuple, d’un Peuple, en attente de son incarnation et, de quelque manière, toujours invisible, quoiqu’il se soit fait voir un moment dans l’histoire – qui demande la foi.

Or, qu’on ne croie pas que la scène de la cathédrale de Reims se réduise à une fantasmagorie ; elle condense toute une part des thèmes qui commandent le travail de la pensée dans la Révolution française. Inutile de multiplier les références, quoiqu’elles soient explicitement religieuses. L’image de l’Église revient dans la préface de 1847 comme dans celle de 1868. A ceux qui regrettent que la Révolution n’ait pas su opposer au catholicisme l’esprit de la Réforme (à Quinet en particulier, mais sans le nommer) il objecte qu’elle n’adopta aucune Église pour l’excellente raison qu’elle « était une Église elle-même ». A ceux qui font la critique de son livre, et se disputent l’héritage du girondisme ou du jacobinisme, il répond qu’il répugnait à les combattre parce qu’il « n’aime pas à rompre l’unité de la grande Église ». Mais autant que les mots, ou davantage, importe la conception mystique de la Révolution. Elle est certes un événement qui s’est produit en un lieu, mais, comme il l’écrit une fois et comme il le suggère constamment : « Elle a ignoré l’espace et le temps. » Cet événement est à l’image du passage du Christ sur la terre. Il témoigne d’une plénitude du temps, selon la formule de saint Paul et tout à la fois d’une abolition du temps. Il inaugure une ère, mais se soustrait à toute détermination temporelle pour figurer une unité spirituelle, qui donne à l’humanité accès à ellemême, s’avère en ce sens indestructible, hors du champ où continuent de s’exercer les combats politiques, frappe de vanité les entreprises de restauration de l’ancien ordre. Avec la Révolution, l’humanité s’est placée au-dessus d’elle-même, de telle sorte qu’elle ne peut désormais se rapporter à elle-même, concevoir les vicissitudes de son histoire que depuis cette hauteur nouvelle. Dans le langage du théologien, Michelet, analysant la Fête de la fédération, en parle comme d’un mariage de la France avec la France (à l’instar du mariage du Christ avec l’Église ou du roi avec le royaume). Ou bien, reprenant le thème d’une humanité en quête de son corps, il évoque le moment où le

monde s’est dit : « Ah si j’étais un, […] si je pouvais enfin unir mes membres dispersés, rapprocher mes nations. » Puis, revenant dans la préface de 1868 sur l’année 1790, il ajoute : « Comme agape et communion rien ne fut comparable. » De la guerre, en 1792, il fait, dans le même passage, une « guerre sacrée ». Là s’est montré « l’absolu, l’infini du sacrifice ». Cela lui suffit pour récuser encore la thèse de Quinet selon laquelle la Révolution n’aurait su se donner de nouveaux symboles : « La foi est tout, la forme est peu. Qu’importe le parement de l’autel ? Il subsiste toujours l’autel du Droit, du Vrai, de l’éternelle Raison. Il n’a pas perdu une pierre et il attend tranquillement. » C’est bien cet établissement dans la certitude et ce rapport nouveau qui se noue entre le certain et le révélé qui témoignent d’une réinscription de la pensée de Michelet dans la matrice de la religion chrétienne. Mais à aucun moment ne doit-on perdre de vue que la référence monarchique se combine avec la référence christique. Michelet ne reprend pas seulement à son compte, en la transposant sur un nouveau registre, la notion d’une dualité entre le temporel et l’intemporel pour la lier à un événement qui fait lire l’un dans l’autre, il se réempare de l’image du roi, de l’idée de la souveraineté de l’Un, pour célébrer le Peuple, l’Esprit ou la Raison, la Justice ou le Droit. Comme la Révolution, le Peuple se scinde entre son existence dans l’espace et le temps, dans laquelle il apparaît faillible, divisé, voire méprisable sous les traits du « gouvernement de la foule » ou du « caprice populaire », de la gesticulation grossière des parvenus de la Commune, ou encore dérisoirement assujetti à ses « bouffons », ou encore « le plus dangereux des juges » quand il est « en fermentation » (chapitres sur le procès de Louis XVI) et, d’autre part, son existence intemporelle, dans laquelle il gagne sa vraie identité, s’avère infaillible, uni à lui-même et juste détenteur d’un droit absolu. Or, dans ce dernier statut, il occupe la place du roi. Ce n’est pas un procédé de rhétorique

qui fait dire à Michelet qu’il a, en tant qu’historien, suivi la « voie royale » et commenter : « ce mot pour nous veut dire populaire » (livre III : De la méthode et de l’esprit de ce livre) ; il affirme, en posant la question de la légitimité du jugement de Louis XVI : « le peuple est tout », et désigne « le vrai Roi qui est le peuple ». On ne peut manquer de voir dans certaines de ces formules une résurgence du mythe théologico-politique de la double nature du roi. Non moins significatif est son éloge répété du droit comme Souverain du monde (formule reprise de Rousseau), ou bien, au cours de son impitoyable description des méfaits de la monarchie sacerdotale, le moment où, érigeant Buffon, Montesquieu. Voltaire et Rousseau en fondateurs de l’humanité nouvelle (il les appelle même « grands docteurs de la nouvelle Église »), il se réempare du nom dont il n’avait cessé de traquer les effets d’illusion pour dresser au-dessus du monde la « royauté de l’esprit ». On surprend alors l’opération du transfert que nous indiquions. « L’unité reposait jusque-là sur l’idée d’incarnation religieuse ou politique. Il fallait un Dieu humain, un Dieu de chair pour unir l’Eglise et l’État. L’humanité faible encore plaçait son union dans un signe, un signe visible, un homme, un individu. Désormais, l’unité, plus pure, dispensée de cette condition matérielle, sera dans l’union des cœurs, la communauté de l’esprit, le profond mariage des sentiments qui se fait de tous avec tous. » Mais encore une analyse plus détaillée du langage de Michelet pourrait-elle faire découvrir une architecture symbolique toute proche de celle élaborée à la fin du Moyen Age, qui met à la fois le roi en position de souverain et de médiateur entre la justice et les hommes, et la justice elle-même en position de souveraine et de médiatrice entre la raison et l’équité. Toutefois, nous l’avions annoncé, découvrir dans la pensée de Michelet l’empreinte du théologico-politique qu’il s’acharne à détruire n’induit pas à discréditer son interprétation de la mutation qui s’opère

de l’Ancien Régime à la Révolution. Il est l’un des rares penseurs de son temps à reconnaître la fonction symbolique du pouvoir dans la mise en forme des rapports sociaux. Qui en douterait n’aurait qu’à lire ou relire l’Introduction à sa Révolution française, véritable essai de philosophie politique, dont l’intuition majeure nous paraît conserver son acuité, en dépit de la fragilité de la reconstitution historique. Sans doute, comparée à celle d’un Tocqueville, cette analyse de l’Ancien Régime peut-elle paraître sommaire et sociologiquement pauvre. Mais l’une n’efface pas l’autre et entre les deux la différence n’est pas celle d’une histoire idéologique à une histoire conceptuelle. En effet, ce que Michelet perçoit et veut concevoir reste dérobé à la pensée de Tocqueville. Ce dernier recense tous les signes d’une centralisation progressive de l’État et d’une égalisation progressive des conditions qui attestent, sous l’apparence d’une permanence de son ordre, la transformation de la société. On ne saurait dire qu’il n’est pas sensible à la dimension symbolique du social. En un sens, elle ne lui échappe pas, car plus que le progrès de fait de l’égalité et de la centralisation, ce qui retient son attention, croyons-nous, et qu’il sait mettre en évidence, c’est l’instauration d’un principe de similitude des conduites et des mœurs et d’un point de vue de l’État incompatible avec l’ancienne constitution d’une société aristocratique. Mais, précisément, en érigeant celle-ci en modèle – un modèle idéal, dont les repères dans le temps ne sont jamais définis –, il se désintéresse de la figure du pouvoir, il tend à réduire l’histoire de l’Ancien Régime à celle d’une décomposition de la société aristocratique, au point que la société nouvelle n’apparaît plus que comme l’ultime résultat de ce processus, que la Révolution devient inintelligible, sinon à désigner le moment d’une évasion dans l’imaginaire. En revanche, Michelet déchiffre le symbolique sur un autre registre, là où, pour une société, le ressort de la domination et de l’agencement des institutions est, suivant ses mots,

le plus obscur et le plus intime, dans la position et la représentation (répétons que l’une ne va pas sans l’autre) du pouvoir politique. Sa pensée s’exprime au mieux, lorsque au terme d’un bilan de l’état de la France à la veille de 1789, après avoir noté « je vois la Révolution partout, dans Versailles même », signalé les audaces et l’aveuglement de Calonne, jugé inévitable et déjà visible « aux yeux de tous » la défaite de la noblesse et du clergé, il conclut : « La seule question obscure était celle de la royauté. Question non de pure forme, comme on l’a tant répété, mais de fond, question plus intime, plus vivace qu’aucune autre en France, question non de politique seulement, mais d’amour, de religion. Nul peuple n’a tant aimé ses rois. » Cet attrait pour l’obscur, le profond, l’originaire, qui, au reste, guide Michelet dans toutes ses œuvres (des Origines du droit français à la Sorcière), lui fait découvrir ce que Tocqueville néglige : le mystère de l’incarnation monarchique – par-delà la représentation consciente d’un roi de droit divin, qui restitue dans son pouvoir quelque chose de la présence du Christ, et par cette même vertu fait apparaître la justice dans sa personne, la représentation inconsciente d’une société qui s’incarne dans le roi, non seulement s’ordonne dans ses institutions politiques selon un « principe charnel », mais dont les membres sont captés par l’image d’un corps, de telle sorte qu’ils y projettent leur propre union, que leurs affects précipitent dans une identification amoureuse avec ce corps. En effet, Michelet, si l’on y fait attention, combine deux arguments qui, pour être liés, ne se recouvrent pas. Le premier consiste à rapporter la loi politique de l’Ancien Régime à la loi religieuse – sans doute ne serait-ce pas trop de dire : à l’en déduire. Le christianisme s’avère le système formateur de la monarchie et de l’ensemble des institutions qui la soutiennent. Au reste, le plan même de son Introduction en témoigne : première partie : « De la religion du Moyen Age » ; deuxième partie : « De l’ancienne

monarchie ». Ainsi formule-t-il aussitôt la question : « la Révolution estelle chrétienne ou antichrétienne ? Cette question, historiquement, logiquement, précède toutes les autres ». Et sa réponse ne se laisse pas attendre : « Je ne vois encore sur la scène que deux grands faits, deux principes, deux acteurs et deux personnes, le christianisme, la Révolution. » Ainsi encore va-t-il jusqu’à affirmer : « Toutes les institutions d’ordre civil que trouva la Révolution étaient ou émanées du christianisme ou calquées sur ses formes, autorisées par lui. » Dans cette perspective, le schéma est simple : le christianisme est « la religion de la grâce, du salut gratuit, arbitraire, et du bon plaisir de Dieu ». La monarchie humaine s’est construite à l’image de la monarchie divine : l’une et l’autre gouvernent pour leurs élus. Sous le couvert de la justice, l’arbitraire s’est logé dans la société : il se retrouve « avec une fidélité désespérante dans les institutions politiques ». C’est un « principe charnel » qui soutient l’organisation sociale, la division des ordres, la hiérarchie des conditions, un principe « qui met la justice et l’injustice dans le sang, qui les fait circuler avec le flux de la vie, d’une génération à l’autre… ». Tel est le système théologico-politique, suggère-t-il, qu’il glorifie l’amour, le rapport personnel de l’homme à Dieu, de l’homme au roi : la notion spirituelle de la justice est matérialisée ; l’amour est mis « à la place de la Loi ». Commentons librement, dans les termes mêmes dont nous usions plus tôt : là où il y a pleine affirmation du pouvoir, là où s’opère dans une personne une condensation de la puissance divine et de la puissance humaine, la Loi s’imprime dans le pouvoir ; elle est, en tant que telle, effacée ; le ressort de l’obéissance, quand il n’est pas la peur, tient à la sujétion amoureuse au monarque. Simultanément, à l’envers de l’amour que requiert le christianisme, se dévoile sa haine envers tous ceux qui troublent l’ordre, « les incroyables fureurs de l’Église au Moyen Age », l’Inquisition, les livres brûlés, les hommes brûlés,

l’histoire des Vaudois, des Albigeois… Une terreur en regard de laquelle la terreur révolutionnaire fait sourire. De même à l’envers de l’amour que suscite le roi, il y a les tortures, la Bastille, les lettres de cachet, le Livre rouge… Mais le second argument de Michelet qui pointe à l’articulation des deux premières parties suit une autre direction. La puissance du roi ne s’abat pas seulement de toutes les hauteurs de l’arbitraire chrétien ; elle est aussi édifiée par ses sujets ; c’est eux qui aménagent « ce sanctuaire de refuge : l’autel de la royauté » ; c’est eux qui forgent « une suite de légendes, de mythes parés, amplifiés par tous les efforts du génie : au e XIII siècle le saint roi, plus prêtre que le prêtre même, le roi chevalier e

au XVI , le bon roi dans Henri IV, le roi Dieu dans Louis XIV ». En un sens, ils obéissent à la même inspiration que les plus grands penseurs du temps, observe l’auteur, l’inspiration de Dante déjà, qui cherchait le salut de l’humanité dans l’unité et imaginait un monarque qui, pour incarner l’Un, pour détenir une autorité sans limites serait délivré des passions des mortels. Toutefois, « il faut creuser plus bas que Dante, découvrir et regarder dans la terre la profonde assise populaire où fut bâti le colosse » (je souligne). Les hommes n’ont pas seulement cru « sauver la justice dans une religion politique », ils ne se sont pas seulement créé « d’un homme un Dieu de justice » ; ils ont fait des rois l’objet de leur amour. Amour singulier : « amour obstiné, aveugle, qui fait un mérite à son Dieu de toutes ses imperfections. Ce qu’il y voit d’humain, loin de s’en choquer, il l’en remercie. Il croit qu’il en sera plus près de lui, moins fier, moins dur. Il sait gré à Henri IV d’aimer Gabrielle »… La description de cet amour, l’évocation de Louis XV le bien-aimé, le Dieu de chair, les pages consacrées à Louis XVI, du retour de Varenne à son exécution, ont ceci de remarquable qu’elles induisent à réinterroger la représentation du double corps du roi, telle qu’elle s’est formée au Moyen Age, s’étayant sur le double corps du Christ,

jusqu’à engendrer la fiction juridique, en Angleterre, au

XVI

e

siècle, de

deux personnes jumelées, dont l’une est le roi naturel, mortel, homme assujetti au temps, aux lois communes, exposé à l’ignorance, à l’erreur, à la maladie, et l’autre le roi surnaturel, immortel, infaillible, omniprésent dans l’espace et le temps du royaume. Cette représentation suscita d’abondants commentaires de la part d’historiens anglais et dont Ernst Kantorowicz fournit une analyse 2 d’une érudition et d’une subtilité incomparables , Michelet ne la met pas en évidence, sans doute, mais il en traite indirectement et d’une manière qui fait sentir la limite de sa formulation en termes juridiques ou théologico-juridiques, celle qui a retenu principalement l’attention des contemporains. En deçà de cette élaboration apparaît en effet, à le lire, que le corps naturel, du fait de sa combinaison avec le corps surnaturel, exerce le charme qui ravit le peuple. C’est en tant que corps sexué, corps qui engendre, corps amoureux, corps faillible qu’il effectue une médiation inconsciente entre le divin et l’humain, une médiation que le corps du Christ, quoique mortel, visible et faillible en même temps que divin, ne saurait assurer parce qu’il indique la présence de Dieu en l’homme sans conduire à son terme le mouvement inverse qui rend visible l’homme, sensible sa chair en Dieu. En rupture avec l’argument qui déduit la monarchie humaine de la monarchie divine, Michelet dévoile un registre érotico-politique. Sans doute ne s’instauret-il, à ses yeux, que parce que la religion a mis l’amour à la place de la Loi ; mais il ébauche une logique de l’amour dans le politique dont on s’étonne d’ailleurs qu’il ne voie pas qu’elle est plus vieille que le christianisme. Le roi moderne, figuré comme représentant de Dieu sur la terre, ou figuré comme substitut du Christ, ne tire pas de cette image tout son pouvoir. C’est par la seule opération du sacrifice, dans l’élément de la souffrance, que l’homme s’élève à Dieu, s’identifie au Christ, abandonne son enveloppe mortelle. Alors l’amour le place au-

dessus de la vie. Tandis que c’est par la double opération du sacrifice et de la jouissance que les sujets du roi connaissent le ravissement. L’amour nourrit leur vie en même temps qu’il justifie leur mort. C’est l’image du corps naturel, c’est l’image du Dieu de chair, l’image de son mariage, de sa paternité, de ses liaisons, de ses fêtes, de ses divertissements, de ses festins, mais encore de ses faiblesses, voire de ses cruautés, bref ce sont tous les signes de son humanité qui peuplent leur imaginaire, les assurent d’une conjonction du peuple et du roi. Indissociable de l’union mystique du roi et du royaume, se noue une union charnelle entre le grand individu et la masse de ses serviteurs, des plus proches aux plus lointains. Selon la théologie et les juristes, le roi immortel possède avec le don de l’ubiquité celui d’une voyance absolue ; mais, simultanément, et alors même qu’il se soustrait aux yeux de ses sujets, il a le don d’attirer tous les regards, de concentrer sur lui la visibilité absolue de l’être-homme : unique point de mire, il abolit la différence de points de vue et fait que tous se confondent dans l’Un. La sensibilité extrême de Michelet à l’énigme de l’incarnation monarchique et à la part qu’elle fait au corps naturel dans le corps surnaturel se manifeste particulièrement dans son analyse du jugement de Louis XVI. Ne retenons de celle-ci que ce qui concerne au plus près notre propos. Il ne s’agit pas pour lui de se demander si le procès devait avoir lieu. C’est une évidence. Celui-ci avait une double utilité : d’une part, « replacer la royauté où elle est vraiment, dans le peuple », en le faisant juge ; d’autre part, « mettre en lumière ce ridicule mystère dont l’humanité barbare a fait si longtemps une religion, le mystère de l’incarnation monarchique, la bizarre fiction qui suppose la sagesse d’un peuple concentrée dans un imbécile… ». Le problème était de savoir, puisque la royauté était incorporée dans un homme, comment l’on pouvait trancher dans le mal, de manière à ruiner l’incarnation, à

empêcher à jamais qu’un homme pût être roi. La réponse de l’historien, longuement étayée dans la suite, est livrée d’emblée : « Il fallait que la royauté fût traînée au jour, exposée devant et derrière, ouverte et qu’on vît le dedans de l’idole vermoulue, la belle tête dorée, pleine d’insectes et de vers. La royauté et le roi devaient être utilement condamnés, jugés et mis sous le glaive. Le glaive devait-il tomber ? C’est une autre question. Le roi confondu avec l’institution morte n’était qu’une tête de bois, vide et creuse, rien qu’une chose. Que si l’on frappait cette tête et qu’on en tirât seulement une goutte de sang, la vie était constatée ; on recommençait à croire que c’était une tête vivante ; la royauté revivait » (livre IX, 7). Analyse pénétrante que nous pourrions reformuler en ces termes : la royauté condense pour les hommes la vie immortelle ; cette vie se donne dans un vivant, le roi. Il faut montrer que le symbole de la vie est le produit d’une illusion, déraciner la croyance, faire voir l’idole comme idole, bref détruire les ténèbres intérieures de ce pseudovisible, le mettre à plat et du même coup en morceaux. Cette seule action fait que le vivant perd la vie. Dans le vide de la couronne apparaît la tête vide de Louis XVI. En revanche, si l’on frappe Louis XVI, si l’on fait couler son sang, en croyant anéantir le corps, on atteste qu’il y a là un vivant, et puisque ce vivant figurait la vie éternelle, on fait resurgir la royauté. D’une manière générale, Michelet s’attache à expliquer que, la royauté s’incarnant dans un homme, dès lors qu’on fait de l’homme un spectacle, on ranime la fantasmagorie royale. De là son âpre commentaire de la détention de Louis XVI au Temple. On croirait, suggère-t-il, que la déchéance de l’individu a pour effet de le désacraliser. Tout au contraire. « Le coup le plus grave, le plus cruel qui pût être porté à la Révolution, ce fut certainement l’ineptie de ceux qui tinrent constamment Louis XVI en évidence sous les yeux de la population et en rapport avec elle comme homme et

comme prisonnier. » Pourquoi ? Parce que plus il apparaît dans sa singularité d’homme, plus l’individu vivant se montre, et plus il se maintient comme roi. Ses souffrances réveillent l’amour avant même son exécution, mais en deçà de l’amour, si l’on peut dire, il y a l’attrait pour l’unique objet de tous les regards. Et ce qu’enseigne admirablement Michelet, c’est qu’il paraît unique en ceci même qu’il paraît quelconque, perçu au milieu de sa famille, simple entre les simples, pris dans l’insignifiance du quotidien. Tous les signes qui le désignent comme homme le restituent comme roi. Remarquable, en ce sens, je ne puis m’empêcher de le signaler, est la manière dont l’écrivain dépeint lui-même la personne de Louis XVI. Car il le fait voir à ses lecteurs, mais pour le soustraire à l’enchantement des yeux. Il le montre « sanguin et replet », mangeant trop, une nourriture trop riche, évoluant « avec l’air myope, le regard vague, la démarche lourde, le balancement ordinaire aux Bourbons »… faisant « l’effet d’un gros fermier de la Beauce ». Ainsi ne le rend-il pas moins quelconque, mais, en quelque sorte, par une observation neutre tente-t-il de dissoudre l’individualité dans la catégorie du genre. Reste que le moment crucial de l’interprétation concerne l’exécution. Michelet n’est pas insensible aux raisons de la Montagne ; car, pense-t-il, son mérite fut bien d’avoir reconnu l’impératif de la désincarnation. Elle croyait « non sans vraisemblance, précise-t-il, que l’homme est corps autant qu’esprit et qu’on ne serait jamais sûr de la mort de la royauté, tant que l’on ne l’aurait pas touchée, palpée et maniée dans le corps mort de Louis XVI et dans sa tête coupée ». Il suggère ainsi, de quelque manière, que pour que le peuple s’élève à la place de la royauté, il lui faut peut-être davantage que l’idée de la Loi, il lui faut une image du châtiment. Mais, à l’entendre, l’imagination, si elle ne s’éteint pas sous la lumière de la justice, trouve sa plus grande force au contact de la vision du corps. L’incarnation ne se défait pas,

elle reprend avec le sang du mort. Royauté et religion renaissent à l’instant même où l’on est retombé à l’illusion qui les soutenait, à savoir qu’elle s’imprimait dans un corps réel. Tels sont finalement « les effets terribles de la légende du Temple », libérés par l’exécution… « Les rois de l’écriture sont appelés des christs ; le Christ est appelé roi. Il n’y avait pas un incident de la captivité du roi qui ne fût saisi, traduit au point de vue de la Passion. La passion de Louis XVI allait devenir une sorte de poème traditionnel qu’on parlerait de bouche en bouche, entre femmes, entre paysans, le poème de la France barbare. » Comment le penseur si attentif à débusquer les croyances qui suscitent, entretiennent ou restituent le mystère de l’incarnation monarchique se prête-t-il à leur transfert dans l’image sacrée du Peuple, de la Nation, de l’Humanité, de l’Esprit ? Le problème se compliquerait encore si, ce que nous ne saurions tenter dans le cadre de cet essai, nous suivions un autre versant de son interprétation de la Révolution. Qu’il suffise de ces trop brèves remarques : l’antithèse de l’Ancien Régime et de la Révolution étant posée, Michelet n’en devient pas aveugle aux contradictions internes de la Révolution. Il surprend dans la puissance acquise par Robespierre une résurrection de la monarchie (elle commence à la mort de Danton, précise-t-il dans la préface de 68) ; il pourfend la doctrine jacobine du salut public en la ramenant à celle de la raison d’État du temps de l’absolutisme et à celle du salut édifiée par le christianisme ; il dénonce tant dans les Montagnards que les Girondins une élite arrogante de lettrés (« voilà bien une terrible aristocratie dans ces démocrates ») ; il va jusqu’à dire de Robespierre que « le jour où le directeur apparut (après le procès de la mère de Dieu) comme roi futur des prêtres, la France réveillée le déposa à côté de Louis XVI » (livre III, De la méthode et de l’esprit…). Sa volonté, disions-nous, est de ne pas laisser confondre la Révolution avec l’un de ses épisodes, de la défendre contre toute appropriation

d’un clan ; mais, s’il la détemporalise, en un sens, il lui restitue, en un autre sens, une temporalité immaîtrisable, décrit son cheminement de telle manière que création et dissolution des idées et des hommes ne se partagent pas ; s’il affirme l’unité de l’esprit de la Révolution, il la voit se déployer en des lieux différents, brasser des courants multiples au point de distinguer une révolution proprement paysanne et l’ébauche d’une révolution socialiste. Peut-être deux de ces formules livrent-elles par leur contraste l’ambiguïté dernière de sa conception. Toutes deux sont au demeurant devenues célèbres : « l’histoire est résurrection », « l’histoire, c’est le temps ». Dans la rapide esquisse que nous tracions, le lecteur n’a pu manquer de sentir une faiblesse dans l’argumentation de Michelet. Sa déduction de la monarchie humaine à partir de la monarchie divine, des institutions politiques à partir des institutions religieuses procède d’une simplification outrancière du christianisme. Voilà qui n’infirme pas la thèse que les deux types d’institutions s’inscrivent dans un même schéma, mais il n’est nullement démontré que les unes soient calquées sur les autres. Une telle proposition, nous l’avons signalé, suppose qu’on puisse concevoir une essence en soi du christianisme, indépendamment de toute prise en compte du fait politique. Michelet, au demeurant, entrevoit l’arbitraire de cette hypothèse, quand il déclare que l’Évangile n’enseignait rien de précis : « Dans sa vague moralité, concède-t-il à ses adversaires, [il] ne contient presque aucun des dogmes qui firent du christianisme une religion si positive, si prenante, si absorbante, si forte pour envelopper l’homme… » (Introduction). Aussi bien précise-t-il qu’il se donne pour objet la religion pleinement instituée dans le catholicisme. Toutefois, comme il découvre, au principe de la doctrine, le thème de la grâce, on attendrait qu’il prenne en considération le phénomène du

protestantisme et qu’au lieu de se borner à remarquer au passage que celui-ci n’a fait que « formuler plus durement » la doctrine du monde catholique, il s’intéresse à son mode d’insertion dans les sociétés politiques modernes. Sur ce point, il fait silence. Il ignore délibérément, quand il dresse sa grande opposition entre christianisme et révolution, l’événement américain. Que ce soient des puritains qui aient fondé des institutions libres dans la Nouvelle-Angleterre, qu’ils se soient constamment référés à la Bible dans leurs proclamations politiques, cela ne retient pas son attention, alors que son contemporain Quinet trouve dans cette conjonction entre le protestantisme et la liberté un enseignement d’une portée considérable pour l’intelligence de la démocratie moderne. Cependant, cette lacune dans l’analyse de Michelet, ou mieux vaudrait dire : cette occultation d’une révolution puritaine, nous importe, non pas tant parce qu’elle serait signe d’une ignorance ou d’une méconnaissance de la vraie nature du christianisme, que parce que nous y trouvons l’indice d’une obstination à circonscrire l’efficacité du religieux. En l’occurrence, pour Michelet, il s’agit de montrer comment le christianisme a façonné la monarchie européenne et notamment française. Mais remarquons que Quinet, si soucieux soit-il de démêler le christianisme du catholicisme et de mettre en évidence les vertus libératrices du protestantisme, ne doute pas davantage de l’efficacité propre au religieux et que, de son côté, il cherche la formule d’une foi nouvelle qui serait investie dans le Peuple, dans la Nation, dans l’Humanité et simultanément dans le Droit ou la Justice et la Raison. Il importerait en outre de se demander si l’idéal de liberté politique, venu s’affirmer en rupture avec les valeurs des régimes monarchiques, ne compose pas, à la faveur du discours puritain, avec une singulière accentuation du conformisme dans les mœurs et les opinions, en ce sens avec une dénégation d’un nouveau genre des effets de la division sociale qui déchaîne la démocratie. Tout

se passe, en effet, comme si, à partir de prémisses différentes, les penseurs les plus sensibles à l’avènement de la modernité, à l’irréversibilité du cours de l’histoire (et, dans le cas de la France, nous ne songeons plus seulement à Michelet ou Quinet, mais tout autant, par exemple, à des libéraux comme Guizot et Tocqueville, ou à un socialiste comme Leroux) cherchaient dans le religieux la reconstitution d’un pôle d’unité grâce auquel seraient conjurées les menaces d’une dissolution du social, surgies de la défaite de l’Ancien Régime. * Telle est donc la question avec laquelle nous renouons au terme de notre détour par la problématique de Michelet et qu’il nous induit à reformuler. Plutôt que de vouloir redéfinir les relations qu’entretiennent le politique et le religieux, pour apprécier le degré de surbordination de l’un à l’autre, et, en conséquence, de s’interroger sur la permanence ou non de la sensibilité de la pensée religieuse dans la société moderne, ne vaudrait-il pas mieux poser comme donnée première, logiquement et historiquement, une formation théologicopolitique ; saisir dans les oppositions qu’elle implique aussitôt le principe d’une évolution ou, si l’on préfère, d’un travail symbolique qui se fait à l’épreuve des événements ; détecter comment certains schèmes d’organisation et de représentation se maintiennent, à la faveur des déplacements ou des transferts, dans des entités nouvelles, de l’image du corps et de sa duplicité, de l’idée de l’Un et d’une médiation entre le visible et l’invisible, l’éternel et le temporel ? Ainsi aurait-on meilleure chance de se demander si la démocratie est le théâtre d’un nouveau mode de transferts ou si ne demeure en elle que le fantôme du théologico-politique.

Ce qu’on découvrirait alors, c’est un réseau de déterminations, dont la « monarchie sacerdotale » ne fournit qu’un élément, encore qu’il en soit constitutif, et dans lequel sont pris à leur tour le développement des Cités-États, des corps de villes et des corps de métiers et l’exploitation de l’héritage de l’humanisme classique. Ce qu’on découvrirait encore, c’est un schéma dynamique s’imprimant dans ce jeu complexe de chiasmes que Ernst Kantorowicz a démêlé si subtilement : chiasmes non pas, répétons-le, entre le théologique et le politique comme ses propres formulations incitent parfois à le supposer, mais, passons-nous ces barbarismes, entre du théologique déjà politisé et du politique déjà théologisé. A peine est-il besoin de le préciser, ce schéma n’est lisible que si l’on garde en mémoire les horizons d’une histoire réelle où se produisent des changements d’ordre économique, technologique, démographique, militaire, des changements dans les rapports de forces entre les acteurs dominants, des changements aussi dans les catégories de la connaissance, dont un moment décisif fut marqué par la renaissance du droit romain et de la philosophie antique. En outre, à suivre l’argumentation de Kantorowicz, il ne peut être pleinement projeté dans l’histoire empirique, quoiqu’on saisisse ses articulations dans une dimension temporelle. Les quatre formations que l’auteur distingue – les royautés christocentrique, juridico-centrique, politicocentrique, humano-centrique – témoignent d’un déplacement de la représentation du double corps du roi, mais ce qui est déplacé à chaque fois n’est pas effacé et s’avère contenir à titre d’anticipation le noyau d’une autre configuration symbolique. Ainsi, que la royauté vienne s’étayer en premier lieu sur l’image du Christ ne signifie pas que lorsqu’elle devra y renoncer, pour une part en conséquence de la stratégie du pape, s’adjugeant le titre exclusif de vicaire du Christ, la référence christique perde toute son efficacité. Longtemps après la

e

décomposition du mythe othonien du X siècle, le traité du sacre rédigé à l’intention de Charles V mettra explicitement celui-ci en position de substitut du Christ, et d’ailleurs Louis XVI encore bénéficiera, comme le note à juste titre Michelet, de cette identification. De même, que la représentation du Roi s’étaye pleinement sur celle de la Justice et du Droit, à l’époque de Frédéric II et de Bracton, ne fait pas oublier la e réélaboration d’une véritable religion du Droit au XVI siècle, et, d’autre part, elle contient déjà la virtualité d’un système dans lequel le corps politique, le royaume, va apparaître comme le corps sacré du roi. Ou bien encore, quand dans son De Monarchia, Dante compose le portrait d’un empereur qui, en tant que détenteur d’une autorité universelle, donne figure à l’Un et, du même coup, figure à l’humanité, rassemblée en un corps, à travers la multiplicité actuelle de ses membres et la succession des générations, cette vision théologico-politique de l’humanisme ne se laisse pas assigner aux seules conditions d’une époque (encore moins réduire à l’expression d’une nostalgie de l’Empire au moment où ses chances se sont évanouies) : elle est à la fois annoncée par le long travail des juristes italiens et sera réactivée er au temps de Charles Quint, d’Elisabeth, et de François I ou d’Henri III. Quand l’ambition impériale viendra se combiner avec un langage universaliste, alors les idées du De Monarchia, la double figure d’Auguste et d’Astrea, de la puissance et de la justice se verront réexploitées au service de l’édification d’une nouvelle monarchie et de la conquête du monde. Reste l’essentiel : le théologico-politique se livre dans le déploiement d’un système de représentations dont les termes se transforment, mais dont le principe d’opposition se préserve. A partir du moment où la royauté, par l’institution de l’onction et du couronnement, devient sacrée, s’ouvre pour le roi la possibilité d’arguer d’une souveraineté qui le retranche du reste des hommes, d’apparaître à la fois comme vicaire, ministre du Christ, et comme à

son image, doué simultanément d’un corps naturel, mortel et d’un corps surnaturel, immortel ; en retour le pape, maître de l’opération du sacre, trouve la possibilité de s’emparer des emblèmes de la monarchie et d’imprimer son pouvoir dans l’ordre temporel (ce qui s’actualisera plus tard par la réforme grégorienne et la Querelle des investitures). A partir du moment où, s’efforçant de défaire l’imbrication des fonctions séculières et sacerdotales, qui est développée en conséquence de la sacralisation de la royauté, l’Eglise acquiert la force de circonscrire son domaine, de s’agencer comme un corps fonctionnel, à l’instar des États en formation, elle cherche à se distinguer radicalement de toutes les entités politiques, à préserver sa mission spirituelle en se présentant comme corps mystique (corpus Ecclesiae mysticum) – le corps même du Christ, dont celui-ci figure simultanément la tête ; en retour, le royaume réimprime en lui-même la vocation religieuse et se donne la définition d’un corps mystique (corpus Republicae mysticum) – corps du roi dont celui-ci figure simultanément la tête. A partir du moment où la réexploitation du droit romain et de l’aristotélisme fournit un nouveau cadre conceptuel à la théologie et à la théorie politique, les notions antiques d’imperium, de populus, de communitas, de patria, de perpetuitas, d’aevum (notion intermédiaire entre l’éternité et le temps) sont retravaillées pour figurer sur chaque registre un nouveau rapport entre le singulier, toujours inscrit dans les limites d’un corps, d’une entité spatialement et temporellement organique, et l’universel, toujours rapporté à l’opération de la transcendance. Les idées de raison, de justice, de droit, qui commandent un retour aux principes de la pensée classique et un mouvement en direction d’une éthique laïcisée, sont elles-mêmes prises dans une élaboration théologicopolitique. Le prince (nous avons déjà fait allusion à cet événement) vient occuper la position de médiateur entre la Justice et ses sujets ; l’ancienne définition romaine de l’empereur, à la fois délié des lois et

assujetti à la Loi, s’infléchit pour le mettre dans cette position ; il apparaît comme au-dessus et au-dessous de lui-même, divin par grâce en même temps qu’humain par nature ; à la fois instituteur et révélateur de la justice, à la fois son vicaire et son image dans l’État – tandis que, symétriquement, la Justice, à l’instar du Christ, devenant objet de culte, glisse elle-même en position de médiateur entre la souveraine Raison et l’Équité, entre le substitut de la loi divine et le substitut de la loi humaine. Ce qui mérite tout particulièrement l’attention, c’est la série de dédoublements qui accompagnent et maintiennent la figuration des corps, primitivement inspirée par le modèle du Christ – corps qui ne se substituent pas seulement l’un à l’autre mais s’étayent l’un sur l’autre. Répétons-le, le principe du schéma est posé avec l’institution d’une royauté d’un nouveau genre, par l’opération du sacre. Comme l’a montré Marc Bloch, dans ses Rois Thaumaturges, nous sommes aussitôt en présence d’un phénomène complexe qui met en jeu le statut du pouvoir temporel et celui du pouvoir spirituel. Le roi béni et couronné comme l’Oint du Seigneur voit son pouvoir spiritualisé, mais, réplique du Christ sur terre, il est, à la différence de son modèle, humain par nature et divin par grâce. Ce n’est pas seulement qu’il ne saurait occuper pleinement la place du sacré (nul n’y est sans doute parvenu), c’est encore que se fait visible dans sa personne, en même temps que l’union, la division du naturel et du surnaturel. En dépit de la tentative faite en ce sens par les empereurs othoniens, la voie d’une identification complète au Dieu fait homme lui reste barrée. Simultanément, il se heurte sur terre à une puissance autre, le prêtre, par la vertu de laquelle il reçoit la grâce et qui est en position de revendiquer sa suprématie. Le dédoublement du corps du roi va donc de pair avec le dédoublement de l’autorité royale (ou impériale) et pontificale. Mais ce qui se joue à ce dernier pôle n’est pas moins

significatif, car l’érection du pape au-dessus du pouvoir temporel est liée au projet d’imprimer son propre pouvoir spirituel sur un territoire. A cet égard, rappelons-le, les circonstances mêmes du premier pacte passé entre un roi et un pape, entre Pépin le Bref et Étienne II, ne sont pas anecdotiques ; elles ont une signification symbolique. Pépin convertit le coup de force de son père en une usurpation : c’est le fondement de sa légitimité qu’il demande à l’Église d’établir. Quant à Étienne II, c’est l’exarchat de Ravenne dont il prétend s’emparer grâce à l’assistance du roi à la faveur d’un faux, la supposée donation de Constantin, qui lui aurait abandonné les possessions de Rome. Une double fraude est ainsi recouverte dans la nouvelle combinaison entre la loi religieuse et la loi humaine. La nouvelle formation est bien théologico-politique de part en part ; nous voulons dire qu’elle est réglée par un double enjeu de pouvoir. Mais plus important est de remarquer que, d’emblée, se laissent entrevoir deux mouvements simultanés en direction d’une autorité universelle, spirituelle et temporelle, et l’impossibilité de leur accomplissement – l’impossibilité d’une domination politique sans restrictions et celle d’une monarchie théocratique. En revanche, ce qui se dessine au terme du morcellement des autorités, caractéristique de l’organisation féodale, c’est la position d’un roi qui, dans le cadre d’un territoire limité, se présente comme n’ayant personne au-dessus de soi – entendons nulle puissance temporelle –, qui se définit comme empereur dans son royaume (imperator in suo regno). Or, c’est au moment où s’affirme clairement cette prétention, c’est-à-dire, tant en France qu’en Angleterre, dès le milieu du e XIII siècle, que la configuration monarchique commence à se déployer dans sa singularité occidentale. Le travail d’inscription du pouvoir et de la loi dans un territoire ; la délimitation d’une société politique à l’intérieur de frontières définies ;

la conquête dans cet espace d’une allégeance commune à l’autorité du roi vont de pair avec un travail de sacralisation du territoire, de spiritualisation du royaume. Parallèlement à un processus de sécularisation et de laïcisation qui tend à priver l’Église de sa puissance temporelle dans le cadre de l’État, qui tend à inclure le clergé national dans la communauté du royaume, s’opère un processus d’incorporation des représentations religieuses propres à investir dans l’espace « naturel » et dans les institutions sociales une signification mystique. Un dédoublement s’effectue entre ce qui est de l’ordre du fonctionnel et du mystique dans toute l’épaisseur de la société ; ou, mieux vaut dire, puisque c’est dans cette représentation qu’elle se livre, dans l’épaisseur du corps politique. Le dédoublement de ce corps accompagne celui du roi, en même temps qu’il en fait partie, puisque le corps surnaturel, immortel du roi, à la fois demeure celui d’une personne divine par grâce, habitée par Dieu et émigre dans le corps du royaume ; ou encore, puisque dans le moment où un même corps se définit comme celui d’une personne et celui d’une communauté, la tête reste le symbole d’une transcendance ineffaçable. Ainsi, Joseph 3 Strayer, dans ses célèbres essais consacrés au règne de Philippe le Bel , fait-il voir comment la conquête de l’unité de la société politique sous le signe de la « défense du royaume » a réussi à mobiliser des affects religieux – cette défense venant relayer celle du royaume du Christ, le sentiment de la patrie terrestre se substituant à celui de la patrie céleste, le sacrifice des combattants équivalant à celui des croisés tombés pour la délivrance de Jérusalem et promis à la gloire de Dieu. L’historien nous dévoile comment se dédouble la figure du roi guerrier et du roi très chrétien en même temps que le territoire se convertit en terre sainte et la masse des sujets en peuple élu (voir son essai The Most Christian King, the Chosen People and the Holy Land). Inutile de nous attarder à préciser comment les notions romaines de patria et de

communitas, ou de populus, sont alors réactivées et réélaborées dans une symbolique religieuse ; nous souhaitons seulement attirer l’attention sur ce phénomène à présent bien connu : l’instauration des représentations du Peuple, de la Nation, de la Patrie, de la Guerre sacrée, du Salut de l’État dans la configuration théologique de la monarchie médiévale. Or, non moins instructif serait d’examiner, en se reportant aux analyses de Kantorowicz, le processus inauguré au e XIII siècle par lequel se détache de la personne du roi un domaine public, domaine des biens inaliénables, et se dédouble encore la référence à un ordre objectif et la référence à un ordre sacré : – les res publicae devenant res sacrae à l’image des biens de l’Église, eux-mêmes propriétés du Christ ; la Couronne ou le Fisc se situant sous le pôle d’une impersonnalité qui s’affirmera plus tard comme le pôle de l’Etat et, par la vertu du même renversement des signes, se définissant comme des personnes, comme des corps mystiques (Bracton va jusqu’à définir le roi comme vicaire du Fisc, selon le modèle du vicaire du Christ). Enfin, il y aurait lieu d’interroger la relation qui s’établit entre la notion d’un pouvoir rabattu sur un territoire et une communauté délimités (notion inconnue du temps de l’Empire) et celle d’un pouvoir qui a prétention à une domination universelle, et symétriquement la relation qui s’établit entre la notion d’un royaume, d’une nation, d’un peuple, assignés à une identité définie et la notion d’une terre et d’une communauté dans lesquelles s’imprime, s’incarne d’une manière privilégiée l’humanité. La formule qui fait du roi l’empereur dans son royaume contient une contradiction : elle fait signe vers une autorité sans bornes et une autorité bornée ; elle indique que l’acceptation tacite par les monarques modernes d’une puissance limitée par d’autres puissances n’a pas annulé le fantasme d’une puissance impériale – de fait toujours ranimé au cours des siècles. Or, cette contradiction se

déporte dans le cadre du royaume ; comme s’il ne pouvait se concevoir dans des frontières empiriques qu’en se découvrant dépositaire de valeurs universelles. Mais peut-être, pour en mesurer toute la portée, faudrait-il l’éclairer en réexaminant le rôle qu’a exercé sous la première impulsion de Dante l’idée de l’humanité, devenant une dans la paix, sous l’autorité d’Un seul – idée qui conjugue le pouvoir de l’esprit, la Souveraine Raison, avec le pouvoir politique. Cette idée, si fortement combattue par ceux qui trouvèrent dans l’humanisme le fondement d’une critique de la monarchie temporelle –, cela dès la fin du e e XIV siècle à Florence et dans toute l’Europe au XVI siècle – peut-être vaudrait-il aussi la peine de se demander si elle n’a pas conservé son efficacité théologico-politique dans la philosophie, chaque fois que celle-ci a tenté de reformuler le principe de ce que nous nommions, suivant l’expression de Michelet, la Royauté de l’Esprit.

A quelle conclusion nous conduit cette brève incursion dans le labyrinthe théologico-politique ? A reconnaître que selon son schéma, tout ce qui va dans le sens de l’immanence va dans le sens de la transcendance, tout ce qui va dans le sens d’une explicitation des contours des rapports sociaux va dans le sens de l’intériorisation de l’unité, tout ce qui va dans le sens de la définition d’entités objectives, impersonnelles, va dans le sens d’une personnalisation de ces entités. L’engrenage des mécanismes d’incarnation assure une imbrication de la religion et de la politique, là même où l’on ne croirait avoir affaire qu’à des pratiques ou des représentations purement religieuses ou purement profanes. Or, si l’on reporte le regard vers la société démocratique qui e s’ébauche au XIX siècle qu’interrogeaient les philosophes et les historiens de l’époque, ne faut-il pas convenir que cet engrenage est

brisé ? Avec la désincorporation du pouvoir, il y a désincorporation du droit, désincorporation de la pensée, désincorporation du social. Le paradoxe, c’est que toute l’aventure qui se joue avec la formulation d’une nouvelle idée de l’État, du peuple, de la nation, de l’humanité a ses racines dans le passé. En ce sens, Tocqueville a plus de motifs qu’il ne s’en doute de dénoncer dans la Révolution française l’illusion d’un commencement radical et de vouloir restituer la préhistoire de la démocratie. Nous n’avons pu qu’y faire allusion, mais il y a notamment toute une religiosité politique de l’humanisme à l’époque de la Renaissance dont Michelet retrouve les traces plus ou moins à son insu. Mais la reconstitution d’une généalogie des représentations démocratiques, loin d’inciter à conclure à la continuité du tissu de l’histoire, ne nous fait-elle pas découvrir la profondeur de la rupture ? Ainsi, au lieu de chercher dans la démocratie un nouvel épisode des transferts du religieux dans le politique, ne devrions-nous pas juger que les anciens transferts de chaque registre à l’autre s’effectuaient au service de la conservation d’une forme, à présent abolie, que désormais le théologique et le politique sont dénoués ; qu’une nouvelle expérience de l’institution du social s’est dessinée ; que la réactivation du religieux se fait aux points de sa défaillance ; que son efficacité n’est plus symbolique, mais imaginaire, et qu’enfin elle ne fait que témoigner d’une difficulté, sans doute incontournable, sans doute ontologique, de la démocratie à se rendre lisible pour elle-même – de même d’une difficulté pour la pensée politique, philosophique, à assumer, sans travestissements, le tragique de la condition moderne ?

1. Article extrait de Le Temps de la réflexion, 2, Paris, Gallimard, 1981. 2. E. Kantorowicz, The King’s Two Bodies, a Study in Mediaeval Political Theology, Princeton University Press, 1957.

3. Joseph R. Strayer, Medieval Statecraft and the Perspectives of History, Princeton University Press, 1971.

Mort de l’immortalité ?

1

Les exilés de Jersey, dans le milieu du siècle dernier, au lendemain du coup d’Etat bonapartiste, ne partagent pas tous la même sensibilité politique, mais, plus que toute autre, peut-être, la question de l’immortalité les divise. D’ailleurs, elle est elle-même de portée politique. Voilà de quoi nous étonner… Nier l’immortalité ou bien l’affirmer, il le faut, pour être vrai républicain, vrai démocrate ou vrai socialiste. Victor Hugo et Pierre Leroux en détiennent, chacun, la juste idée, condition première, à leurs yeux, de l’intelligence et de l’édification de la société future. Ils disputent ferme. Le premier s’irrite de la « religion de l’humanité » qui dissout l’identité de l’individu, l’absorbe, de son vivant, dans le collectif, et le supprime après sa mort. Le second s’amuse des entretiens manigancés avec les esprits. De ce débat porteront témoignage, quelques années plus tard, la préface « Philosophie » aux Misérables et la Grève de Samarez. Hugo semble avoir abandonné, en 1860, la doctrine des métempsycoses ; cependant, il tient toujours à l’idée d’une migration des esprits : « L’espace est un Océan, les univers sont des îles. Mais il faut des communications entre les îles. Ces communications se font des envois d’esprits d’un monde à 2 l’autre . » Et il allie la foi en « l’Être […], miracle innombrable » à celle en un moi indestructible de par son « adhésion à l’indivisible ». A

l’entendre, l’humanité vénérée par les nouveaux prophètes, réduite à elle-même, retranchée du monde, de Dieu, « c’est l’humanité vide. Un spectre ». Un long argument qui se prête à la fiction d’une histoire dont on aurait banni la liberté et la responsabilité l’induit à conclure : « L’immortalité, voilà donc le résidu du raisonnement ; quelque chose 3 qui survit pour répondre, voilà le fond du syllogisme … » Conclusion qui s’avère politique autant que philosophique ou théologique, puisqu’elle fait ressortir que plus la liberté s’étend et plus l’homme a à répondre de ce qu’il fut. « Plus vous donnez de choses à faire à la vie, plus vous laissez de choses à faire à la tombe. L’esclave est irresponsable ; à la rigueur, il pourrait mourir tout entier, la mort n’aurait rien à lui dire. Le citoyen lui est de toute nécessité immortel, il faut qu’il réponde. Il a été libre. Il a un compte à rendre. Ceci est 4 l’origine divine de la liberté . » Hugo ne nomme pas ses adversaires, les tenants de la religion de l’humanité. Mais, sans doute, Leroux n’estil pas seul en cause. Il répugne également aux chimères de Comte ou à celles d’Enfantin. Et la Palingénésie de Ballanche n’aurait pas même pu trouver grâce à ses yeux, encore qu’elle fût inspirée de la foi en un Dieu créateur, puisque seule l’occupait la renaissance de l’humanité au travers de ses morts successives. Quant à la Grève de Samarez, elle manifeste la conviction que les théologiens n’ont rien compris au dogme de l’immortalité et que Hugo, « l’illustre voisin », est bien trop occupé par sa personne, par son image, par son art, pour savoir de quoi il retourne dans la théorie de la 5 solidarité de tous les êtres . Mettant en scène ses tourments et ses transports sur la plage de Samarez, Leroux ne se prive pas de convoquer des fantômes, de les interpeller, de les faire parler ; mais il n’a cure de convertir ces extases en la comédie d’une communication réelle avec des esprits surgis d’un autre monde. Dans un passage que relève Pierre Albouy, notre auteur suggère ce discours à son

interlocuteur : « Je m’entretiens avec les esprits. Toute votre religion est fausse… L’humanité dont vous faites un être idéal et réel à la fois n’existe pas. Elle n’est jamais venue à mes tables. La vie future n’est pas telle que vous dites… Je ne suis pas sûr que nous allions dans les 6 étoiles ; mais j’incline fort à le croire . » Ne disons pas comment Leroux conçoit l’immortalité. Il lui importe de ne pas la définir, car, contrairement à ce qu’insinue Hugo, elle ne s’attache ni à une humanité réelle ni à une humanité idéale. Mais signalons du moins qu’il n’est pas à ses yeux de partage entre le visible et l’invisible ; pas d’invisible qui se circonscrive dans l’espace – dans les astres, comme le voulait son ami Reynaud, avec lequel il s’est brouillé pour ce motif –, ou bien dans le temps, dans une vie future séparée de la vie présente ; qu’il n’est pas de représentation de l’immortalité qui puisse se défaire de l’expérience d’une présence de l’homme à l’homme à travers l’histoire, d’une initiation à la parole dans l’usage de la lecture et de l’écriture. Hugo philosophe ou Leroux, Saint-Simon ou Ballanche, nos contemporains peuvent prendre de l’intérêt à les lire – un intérêt qui n’est pas seulement d’ordre historique –, mais convenons qu’ils ne trouvent dans leurs propos sur l’immortalité qu’une bizarrerie. Combien plus proche, en revanche, leur est la pensée de Tocqueville, une pensée qui a rompu avec les chimères, une pensée déjà sociologique. Le fait est que dans le second volume de De la démocratie en Amérique – publié en 1840, rappelons-le –, dans un chapitre consacré à l’individualisme, Tocqueville, comparant la société aristocratique et la société démocratique, met en évidence la transformation qui s’est produite, tant dans la conception du temps que dans celle de l’espace collectif. Telle est la société aristocratique, observe-t-il, que chacun s’y trouvait situé, classé, pris dans un seul et vaste réseau de dépendances : « L’aristocratie avait fait de tous les

7

citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi . » Or, de même, s’imposait la notion d’un temps immuable, par-delà la succession des événements et des individus : « Les familles restent pendant des siècles dans le même état et souvent dans le même lieu. 8 Cela rend pour ainsi dire toutes les générations contemporaines . » Voilà de quoi nous faire comprendre le sens de l’immortalité qui habitait cette humanité, un sens quasi naturel. Comme l’auteur le dit, au reste, en un autre chapitre : « … Les générations [autrefois] se succédaient en vain les unes aux autres ; chaque famille y était comme un homme immortel et perpétuellement immobile ; les idées n’y 9 variaient guère plus que les conditions . » En regard de ce modèle, apparaît la singularité de la démocratie : « De nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d’autres y retombent sans cesse, et toutes celles qui demeurent changent de face ; la trame des temps se rompt à tout moment et le vestige des générations s’efface. On oublie ceux qui 10 vous ont précédé et l’on n’a aucune idée de ceux qui vous suivront . » Tocqueville conclut son argument sur ce propos : « Ainsi, non seulement, la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le refermer enfin tout 11 entier dans la solitude de son propre cœur . » En outre, l’auteur ne s’arrête pas à ce tableau qui induirait à ne trouver dans les croyances e en l’immortalité, réactivées au début du XIX siècle, qu’une survivance du passé. Il s’interroge sur leur nature et leur fonction au sein de la démocratie, dans deux chapitres ; l’un intitulé : « Pourquoi certains Américains font voir un spiritualisme si exalté » ; l’autre : « Comment les croyances religieuses détournent de temps en temps l’âme des Américains vers les jouissances immatérielles ». Ce qui le frappe, c’est, d’abord, l’apparition de sectes qui s’efforcent de s’ouvrir des chemins extraordinaires vers le bonheur éternel ; c’est le succès des « folies

religieuses » ; c’est, ensuite, la vraie religiosité du peuple américain. Son interprétation du premier phénomène relève, pour une part, d’une réflexion qu’on peut juger sociologique. En substance : le désir de s’évader du monde naîtrait de la recherche du bien-être, suscitée toujours plus impérieusement par la démocratie, d’une jouissance décevante des biens matériels, d’un emprisonnement de chacun « dans des limites dont on ne semble pas vouloir le laisser sortir ». Plus le grand nombre se laisserait enfermer dans ces limites, plus s’intensifieraient chez un petit nombre les folies religieuses. « Si l’esprit de la grande majorité du genre humain se concentrait jamais dans la seule recherche des biens matériels, on peut s’attendre qu’il se ferait une réaction prodigieuse dans l’âme de quelques hommes. Ceux-là se jetteraient éperdument dans le monde des esprits, de peur de rester embarrassés dans les entraves trop étroites que veut leur imposer le 12 corps . » Tocqueville ajoute : « Il ne faudrait donc pas s’étonner si, au sein d’une société qui ne songerait qu’à la terre, on rencontrait un petit nombre d’individus qui ne voulussent regarder que le ciel. Je serais surpris si, chez un peuple uniquement préoccupé de son bien-être, le mysticisme ne faisait pas bientôt des progrès. » Le lecteur peut à bon droit s’émerveiller de la subtilité de l’interprétation. Un mysticisme s’installant en marge de l’idéal commun du bonheur mondain, une quête de l’impossible, en réaction contre l’engloutissement dans le réel, ici et maintenant, voilà un tableau qui satisfait à ses habitudes de pensées. Toutefois, si ce n’est pas nos pensées que nous souhaitons trouver chez Tocqueville, mais les siennes, il faut bien convenir que son propos excède le cadre d’une analyse sociologique. Entre le constat des folies religieuses qui accompagnent la prolifération de sectes bizarres et l’hypothèse d’un essor du mysticisme, Tocqueville ne craint pas de livrer un jugement sur la nature de l’homme : « Ce n’est pas l’homme qui s’est donné à lui-même le goût de l’infini et l’amour de ce qui est

immortel. Ses instincts sublimes ne naissent pas d’un caprice de sa volonté ; ils ont leur fondement immobile dans sa nature ; ils existent en dépit de ses efforts. Il peut les gêner et les déformer, mais non les 13 détruire . » Soit, l’on croira faire un sort à ces lignes en déclarant que le souci scientifique de Tocqueville se double de la conviction d’un chrétien. Mais, à supposer qu’il en soit ainsi, on pourrait déjà se demander s’il est permis de trancher entre sa connaissance de la démocratie et les principes qui lui permettent de déceler en elle les germes du meilleur et du pire, de déchiffrer la dynamique du despotisme démocratique et celle de la liberté démocratique. Cependant, l’hypothèse même paraît contestable. Le second chapitre que j’évoquais contient une observation, au reste formulée à plusieurs reprises dans le cours de l’ouvrage : « Les Américains, écrit-il, montrent par leur pratique qu’ils sentent toute la nécessité de moraliser la 14 démocratie par la religion . » Accordons que la religion se distingue ici des folies religieuses ; elle désigne le christianisme. Toutefois, une telle observation met en évidence une vérité de portée universelle : « Ce qu’ils pensent à cet égard sur eux-mêmes est une vérité dont toute nation doit être pénétrée », ajoute aussitôt notre auteur. Or, cette vérité ne tient pas à l’essence du christianisme, mais à la nature de l’esprit humain qui doit se défendre contre la menace de sa dégradation. A celle-ci Tocqueville donne un nom : le matérialisme. Il est « chez toutes les nations une maladie dangereuse », mais plus redoutable dans la démocratie qu’en aucune autre. Sans doute juge-t-il le christianisme une religion supérieure. Mais s’il y est attaché, c’est en raison de son enracinement de fait dans l’humanité moderne, et peu lui importe, en définitive, quelles que soient ses préférences, la nature du sentiment religieux. « Lorsqu’une religion quelconque a jeté de profondes racines au sein d’une démocratie, gardez-vous de 15 l’ébranler » : voilà sa pensée . Ainsi perçoit-il le danger qu’il y aurait à

creuser en son temps un vide de croyances, au passage d’une foi à une autre. Mais, par-delà la diversité des religions chrétiennes et par-delà la diversité des religions en général, Tocqueville se soucie de la croyance. Or, la croyance a selon lui dans tous les régimes, et tout particulièrement dans la démocratie, une source à laquelle elle puise sa vérité, quel que soit le cours qu’elle suit ; au plus profond, elle est croyance en l’immortalité. Ainsi ne craint-il pas d’affirmer : « La plupart des religions ne sont que des moyens généraux, simples et pratiques, d’enseigner aux hommes l’immortalité de l’âme. C’est là le plus grand avantage qu’un peuple démocratique retire des croyances, et ce qui les 16 rend plus nécessaires à un tel peuple qu’à tous les autres . » Proposition suivie d’une autre plus audacieuse et qui finalement estompe la distinction entre les « folies religieuses » et la religion chrétienne : « Assurément, la métempsycose n’est pas plus raisonnable que le matérialisme ; cependant, s’il fallait absolument qu’une démocratie fît un choix entre les deux, je n’hésiterais pas et je jugerais que ses citoyens risquent moins de s’abrutir en pensant que leur âme 17 va passer dans le corps d’un porc qu’en croyant qu’elle n’est rien . » Nos contemporains aiment Tocqueville ; ils croient reconnaître en lui un écrivain tout moderne ; ils sont nombreux à lire De la démocratie en Amérique, ils louent sa sobriété. En revanche ceux, en très petit nombre, qui connaissent la Grève de Samarez ou la préface des Misérables ont le sentiment de leur extravagance. Cependant, n’y aurait-il pas lieu de se demander pourquoi le sobre Tocqueville peut sympathiser avec l’extravagance. Ce serait, au demeurant, une expérience instructive que de soumettre à des politologues familiers de De la démocratie en Amérique, une phrase telle que celle-ci, que j’extrais du dernier chapitre évoqué : « La croyance en un principe immatériel et immortel, uni pour un temps à la matière, est si nécessaire à la grandeur de l’homme qu’elle produit encore de beaux effets, lorsqu’on

n’y joint pas l’opinion des récompenses et des peines et que l’on se borne à croire qu’après la mort, le principe divin, renfermé dans 18 l’homme, s’absorbe en Dieu ou va animer une autre créature » (je souligne). Reconnaîtraient-ils l’auteur ? * Mort de l’immortalité : tel est le titre d’un fragment de Minima 19 Moralia . La formule est à première vue convaincante. Remarquons qu’Adorno ne la fait pas suivre d’un point d’interrogation. Il signale l’événement. Sans nous arrêter sur son argument, moins assuré qu’elle ne le suggère, acceptons provisoirement le constat qui semble convenir au sens commun de notre temps. Mort de l’immortalité, donc… Toutefois, le corollaire ne serait-il pas : rien que la mort ? Ou bien, puisqu’on ne saurait parler de la mort sans mettre en jeu la pensée de la mort, ne serait-il pas : rien que la pensée de la mort ? Il y a quelque difficulté à l’admettre. Depuis un certain nombre d’années, des sociologues et des historiens s’intéressent aux changements d’attitudes envers la mort et plus particulièrement au changement qui leur paraît caractéristique des dernières décennies. Or, de l’étude pionnière de Philippe Ariès, à juste titre célèbre, se tirerait plutôt cette conclusion : 20 mort de l’idée de la mort . A l’en croire, une mutation s’est produite, d’un autre ordre que toutes celles qui jalonnent l’histoire des sociétés occidentales, et qu’il résume au mieux par cette expression provocante : « la mort inversée ». Finis les rituels qui accompagnaient l’événement ultime. La mort n’est plus le drame dans lequel les hommes voyaient autrefois le destin se sceller. Plus de grandes mises en scène, ni de répartition des rôles entre le mourant, en attente de sa dernière heure, occupé à s’y préparer, et ses parents et ses proches. Le spectacle de la mort paraît à présent pour le moins déplacé ; de même que le cérémonial des

obsèques et du deuil. A la suite de Gorer, qui juge la mort frappée d’un interdit, dont seul le sexe fut autrefois l’objet avec pareille vigueur, Ariès note la répugnance des contemporains devant tout ce qui ferait de la mort une exhibition et va jusqu’à parler d’un sentiment d’obscénité. Remarquable inversion des signes, assurément… A la mort poétique, qui surplombe le monde des vivants, semble succéder une mort prosaïque ; à la mort ostensible, la mort invisible ; à la mort érigée en moment crucial de l’aventure familiale, plus généralement collective, la mort privée, solitaire ; à la mort personnelle, quasi héroïque, la mort anonyme. De fait, à bien des indices on repère, en notre époque, la tentative de dissoudre le phénomène dans la banalité du quotidien. Tandis que le mourant se voit convié à faire semblant de ne pas mourir, ses proches s’appliquent à dissimuler leur douleur et leur deuil. Tout se passe comme si chacun devait s’esquiver discrètement ; ne pas troubler les vivants ; de connivence avec eux, voiler l’abîme. Ajoutons que, fréquente aux États-Unis, la disposition nouvelle des médecins à avertir le malade de l’inéluctabilité de son sort ne change pas ce tableau en dépit des apparences, car elle répond encore à une volonté de dédramatisation : « dire la vérité » à celui qui ne se sait pas condamné, ce n’est pas, le plus souvent, obéir à un impératif religieux ou moral, mais plutôt se conformer aux règles de l’hygiène et de la bureaucratie. Obligation est ainsi faite au malade d’accepter les dernières prescriptions médicales, de mourir proprement ; et de mettre en ordre ses affaires, d’accomplir les dernières opérations que la société attend de lui. La dédramatisation n’implique-t-elle pas une dénégation de la mort ? Ariès le suggère à maintes reprises. Et, en un endroit au moins, il ne craint pas de livrer son opinion : « Techniquement, nous admettons que nous pouvons mourir, nous prenons des assurances sur

la vie pour préserver les nôtres de la misère. Mais vraiment, au fond de nous-mêmes, nous nous sentons non mortels. » Ne vaut-il pas alors la peine de s’interroger : dénégation de la mort et dénégation de l’immortalité ne seraient-elles pas en notre temps les deux faces d’un même phénomène ? Loin de ramener de l’illusion à la réalité, l’abandon de la croyance en l’immortalité ne participe-t-elle pas de l’occultation d’une question qui n’avait cessé d’habiter les hommes, jusqu’à une époque récente ? Mais cela, comment le dire ? Que la mort soit devenue l’objet d’une dénégation, le lecteur d’Ariès peut l’admettre, alors même qu’il se conforme aux coutumes nouvelles. De fait, si discrète soit la place laissée à l’événement, elle est ineffaçable. Chacun voit mourir les autres, et ne doute pas qu’il mourra. Il en sait assez pour conserver l’idée de ce qu’il ne veut pas savoir. Constatons-le d’ailleurs, les travaux que nous évoquons ne font pas scandale. Ils ont même du succès. En revanche, comment entendre : dénégation de l’immortalité, sans être reconduit déraisonnablement à son affirmation ? Si la représentation de la mort paraît à présent obscène, comme le déclarent Ariès et Gorer, combien l’est davantage celle de l’immortalité ? A son égard, l’interdit semble massif, incontournable. Cet interdit, l’analyse historique nous induit à le repérer, soit. Mais la répugnance demeure à penser son objet : le fait de l’immortalité ou quelque chose sous ce nom qui serait le non-mortel. Point de symétrie décidément entre une histoire des attitudes devant la mort et une éventuelle histoire des attitudes devant l’immortalité. Celui qui s’intéresse à la première garde sa liberté de jugement. S’il consent à trouver les signes d’une dénégation dans les pratiques de notre temps, il peut aussi bien la découvrir dans celles du passé : la mort pompeuse n’était-elle pas un moyen de recouvrir ce qui par principe échappe à la représentation et au discours ? Mais la seconde ne laisse pas la même disponibilité. C’est que l’immortalité paraît pompeuse en son essence ;

celui qui se fonderait sur son expérience pour la reconcevoir s’exposerait au ridicule. Rappelons la phrase d’Ariès : « Au fond de nous-mêmes, nous nous sentons non mortels. » Il ne dit pas immortels. Ne veut-il pas déjouer un soupçon ? Ne ruse-t-il pas lui-même avec l’interdit ? Il est vrai que la négation de la mortalité n’équivaut pas à l’affirmation de l’immortalité. Toutefois, elle fait signe vers un je-nesais-quoi qui se prête au substantif : la non-mort. Je reviens à la formule d’Adorno : mort de l’immortalité. Le jeu de mots suscite un trouble. Elle n’enseigne pas seulement que la croyance en l’immortalité a disparu, mais suggère absurdement qu’il y eut de l’immortalité. A la réflexion, cependant, elle ne manque pas de pertinence. Car le fait est que le mot n’est pas banni de notre langage ; ni supprimée la pensée qui l’habite. Nous ne croyons plus en l’immortalité, soit ; mais nous n’admettons pas seulement que les hommes en ont fait autrefois l’objet de leur croyance, nous qualifions volontiers certains d’entre eux d’immortels, par exemple Homère, Dante et Shakespeare (trois noms qui sont significativement associés e au début du XIX siècle). On jugera que nous employons alors un mot pour un autre ; nous voudrions dire : inoubliables. Immortels demeurent à nos yeux des écrivains, des artistes, des philosophes ou bien des hommes d’État ou de grands capitaines dont le nom paraît gravé dans la mémoire de l’humanité. Certes, nous n’imaginons pas qu’ils vivent dans les étoiles. Mais que leur souvenir soit impérissable, serait-ce là toute notre pensée ? Des héros exécrables, nous ne les appelons pas immortels ; ni Néron, ni Attila, dont les noms nous demeurent familiers. L’immortalité s’attache à des personnages dont l’œuvre ou l’action ne s’est pas épuisée dans des effets éphémères, mais semble avoir contribué, d’une manière ou d’une autre, à déterminer le cours de l’humanité. Elle s’attache aussi, dans le même sens, à des événements extraordinaires auxquels nous prêtons le pouvoir d’avoir

décidé du sens de l’Histoire. Encore remarquera-t-on que, parmi ces êtres immortels, certains ont un privilège particulier, en vertu duquel les autres pourraient bien avoir gagné leur immortalité : ce sont ceux dont le langage nous atteint, les écrivains ou les artistes ; ceux avec lesquels nous communiquons en dépit de la différence des temps, comme si quelque chose du temps n’avait pas passé ; ceux qui, comme le dit Pierre Leroux, nous sont encore présents dans leur œuvre. Est-ce l’œuvre, plutôt que l’homme, qui demeure immortelle ? Peu importe pour notre propos. Ce serait singulièrement affadir notre langue que de substituer au terme d’immortel celui d’inoubliable ou d’impérissable. Ce serait vainement rechigner contre le sentiment que le livre que nous lisons, la toile que nous voyons, la sonate que nous écoutons, cela n’est pas mort. Tel est le paradoxe : à partir d’un certain moment, l’immortalité a disparu et pourtant elle subsiste, pourvu qu’elle paraisse s’attacher à des êtres ou à des choses du passé. Comment la ferait-on mourir, si elle a eu lieu. Ce lieu est, d’essence, invulnérable aux atteintes de la mort, qu’on juge régner pourtant, désormais, sans partage sur notre monde. Veut-on congédier l’absurde ? Mais l’absurde est tenace. Si la croyance en l’immortalité est absurde, accordons qu’elle l’était hier, comme de nos jours, et accordons que nous ne saurions lui faire sa part, en accueillant l’idée d’une durée indéfinie en provenance du passé, et simultanément la répudier, dès lors que nous appréhendons le présent et le futur. L’étonnant est que nous acceptons l’impensable pour peu que la science le travestisse en fait. Ainsi apprenons-nous sans trouble excessif que partout où se rencontre un vestige de l’établissement humain, si ancien soit-il, on trouve la trace de quelque cérémonial funéraire. Que la notion de la mort soit indissociable de l’existence de l’homme, jusqu’à en paraître constitutive, nous en convenons volontiers, sans

nous arrêter à cette évidence qu’elle implique nécessairement celle du non-mort. Il n’est pas besoin d’avoir fait de savantes lectures philosophiques pour comprendre que marquer la place du défunt, c’est tout à la fois nommer la mort et, par un geste, un signe, si ténu qu’il puisse être, faire surgir la permanence ; c’est nouer un lien à jamais intranchable entre l’invisible et le visible. « Quelque chose à la place de rien », cette formule dont on sait le sort que lui a fait la philosophie contemporaine ne se défait sans doute pas d’une première représentation : quelqu’un à la place de rien ; elle se déchiffre dans le plus fragile monument érigé par l’homme à l’homme. Et encore nous faudrait-il admettre que c’est du même mouvement que se creuse un vide et que s’élève ce monument ; que c’est dans le même souffle qu’une parole se fait, en disant à la fois un oui et un non devant la mort. Parole, en ce sens, dont les vivants ne sauraient pas plus se reconnaître les auteurs que de leur propre mort, parole aussi indestructible que la mort est inéluctable. De la conjonction de l’une et l’autre témoigne le défunt. Peu importe qu’on imagine sa survie plus ou moins longue et comment on fixe les étapes de sa migration ; quelle implantation dernière on lui accorde en un lieu déterminé du monde, d’où il communiquera avec les vivants, ou dans un autre monde, devenu son séjour éternel ; ou bien encore qu’on se borne à accrocher son portrait au mur de la maison familiale, ou seulement qu’on y songe…, le souci s’est toujours manifesté de faire quelque chose du mort. Avec lui s’engendre de la durée. Il fait de la substance. A défaut de l’incorporer, l’humanité se dissoudrait dans un temps pulvérisé. Ce n’est pas seulement par la communication des vivants et l’entrelacement de leurs perceptions que le monde se livre comme monde commun, monde extérieur. Et pas même ne suffit-il de dire que chacun, étant à la fois voyant et visible pour un autre, et quasi visible pour soi, se trouve imprimé dans l’être sur lequel il est ouvert.

Immuable et inépuisable, présent absolument et au-delà de toute prise actuelle, invisible en même temps que visible, impensable en même temps que pensable, le monde ne l’est que de surgir de la fracture de la mort, de porter la trace dans sa profondeur de la vision du mort. Son institution ne se dissocie pas de l’institution dans laquelle fait retour, pour l’homme, depuis l’autre, perdu et nommé, la certitude de la pérennité de ce qui est. Reconnaître une relation originaire entre l’idée de la mort et l’idée de ce qui toujours dure, cela, il est vrai, ne sert qu’à nous familiariser avec l’inconcevable, mais nous laisse désarmés devant la question précise de l’immortalité, de son éventuelle disparition ou semidisparition. Avec cette notion, se formule, en effet, d’une manière singulière l’expérience de ce qui toujours dure. Dans The Human Condition, Hannah Arendt attire notre attention sur la distinction, davantage, sur l’opposition entre immortalité et éternité. L’immortalité, pense-t-elle, est reconnue là où les hommes ne conçoivent pas un autre monde que le monde qu’ils habitent – celui-ci portant l’évidence de sa pérennité. De cette expérience témoignerait la pensée des Grecs. « Immortalité, nous dit-elle, signifie durée, vie perpétuelle sur cette terre, en ce monde, telle qu’en jouissent dans la conception grecque la nature et les dieux de l’Olympe. En face de cette vie toujours recommencée de la nature, et de la vie sans fin et sans âge des dieux, se tenaient les hommes mortels ; les seuls mortels dans un univers immortel, mais non éternel, aux prises avec les vies immortelles de 21 leurs dieux, mais non sous le gouvernement d’un Dieu éternel . » Mortels, seuls les hommes le sont, puisque, à la différence des animaux, ils ne sont pas membres d’une espèce dont la durée serait garantie par la procréation. Aussi bien est-ce en tant qu’individus qu’ils aspirent à participer de la nature divine, en produisant des œuvres, des exploits, des paroles, qui laissent d’eux une trace impérissable. En

revanche, une telle certitude de la durée sans fin du monde et des êtres supérieurs qui le peuplent s’avérerait détruite avec la religion chrétienne, la notion nouvelle d’un Dieu transcendant, d’un lieu hors du monde où l’homme trouverait un séjour éternel, en regard duquel ne compterait plus le temps de la vie terrestre. Mais, observe encore Arendt, cette destruction s’annonce dans l’Antiquité, lors de la naissance de la philosophie, quand l’excellence de la-vie contemplative est affirmée aux dépens de la vie active, la vita activa. L’événement lui paraît décisif en ceci qu’il révèle le lien qu’entretenait l’idée de l’immortalité, non seulement avec celle de la vie dans le monde mais avec celle de la vie politique. Là où l’homme cesse de trouver sa définition dans sa participation à la cité, dans sa relation avec des égaux – chacun apparaissant devant les autres et produisant une image de soi offerte à tous –, là disparaît son espérance d’imprimer quelque chose de soi dans la durée. L’immortalité tient à l’instauration, au déploiement de l’espace politique. Mais il ne faut pas supposer pour autant qu’elle est une manifestation contingente, qui dépendrait d’une certaine forme de société. La vie politique, au sens où l’entend Arendt, telle qu’elle se fait reconnaître dans la cité grecque, constitue la forme supérieure de la condition humaine. Ainsi la perte du sens de l’immortalité coïncide-t-elle avec celle du sens de cette condition. Cet argument est repris et développé par Arendt dans un chapitre où elle évoque le déclin de l’humanité moderne. Que les hommes aient l’expérience sensible d’un monde commun, d’un monde qui pré-existe à chaque génération et lui survit, ne suffit pas, juge-t-elle, à lui assurer sa consistance et sa transcendance. « Ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C’est la publicité du domaine public qui peut absorber et faire briller à travers les siècles tout ce que les hommes peuvent vouloir sauver des ruines naturelles du temps. Durant des siècles, avant nous –

mais ce temps est révolu –, des hommes sont entrés dans le domaine public, parce qu’ils voulaient que quelque chose d’eux, ou quelque chose qu’ils avaient en commun avec d’autres, fût plus durable que leur vie terrestre… » Et, ajoute-t-elle : « Rien, sans doute, ne témoigne mieux de la perte du domaine public, à l’âge moderne, que la perte presque complète d’une authentique préoccupation de l’immortalité, une perte quelque peu reléguée dans l’ombre par celle, simultanément, d’une préoccupation de l’éternité. » De là sa conclusion qu’« il est, en vérité, si invraisemblable [à notre époque] qu’un homme aspire sérieusement à l’immortalité que l’on a probablement raison de n’y voir 22 que de la vanité ». D’où vient la disparition du domaine public à notre époque ? En un sens, elle paraît une conséquence indirecte de la dévalorisation du monde terrestre par le christianisme. « Le renoncement chrétien aux choses de ce monde n’est nullement la seule conclusion que l’on puisse tirer de la conviction que l’artifice humain produit de main mortelle est aussi mortel que ses auteurs. Au contraire, cela peut intensifier la jouissance et la consommation, tous rapports dans lesquels le monde n’est pas principalement conçu comme koinon, comme bien commun de tous. » En un autre sens, le phénomène s’éclaire plus précisément au spectacle de la société moderne, société de masse dans laquelle les individus se trouvent, à la fois, enfermés, chacun, dans le cercle étroit de la vie privée, et emportés, engloutis dès qu’ils se rassemblent, dans une vision collective, indifférenciée, du réel. Ne nous arrêtons pas à cette dernière explication. Retenons plutôt cette hypothèse que la notion d’un temps indéfini, dévolu aux hommes ou aux œuvres humaines, s’avère, pour Arendt, rigoureusement solidaire de l’aménagement d’un espace en droit ouvert à tous, qui se détacherait sur le fond du social et donnerait à chacun une visibilité universelle. Le dédoublement du temps – en temps des êtres et des choses mortelles et

temps des êtres et des choses immortelles – accompagnerait le premier clivage entre le domaine privé et le domaine public – entre la vie proprement sociale, où les hommes demeurent enfouis dans des strates, sous l’effet de la nécessité du travail et de la satisfaction de leurs besoins, et la vie politique qui les délivre de leur obscurité et leur donne la passion de leur image, de leur mode d’apparaître, la passion de se faire voir et reconnaître par leurs égaux. Inutile donc, si l’on suit Arendt, de chercher au fondement de la croyance en l’immortalité une inquiétude religieuse ou métaphysique, ou seulement la crainte de la mort, inutile même de s’arrêter à la distinction de la survie personnelle et de la survie de l’institution. Ce qu’elle suggère, c’est que l’homme émigre dans son image, dès lors qu’il apparaît sur la scène publique ; qu’il ne s’appartient plus en tant qu’individu, qu’il s’immortalise, vivant, voire en affrontant la mort, quelle que soit la représentation de sa propre destinée. On ne comprendrait peut-être pas la pensée d’Arendt si, s’en tenant à la lecture de The Human Condition, l’on s’arrêtait au contraste entre la cité antique et la société de masse moderne. La polis n’est pour elle qu’une référence destinée à éclairer l’institution politique du monde commun et l’opposition de l’immortalité et de l’éternité. Aussi bien va-til de soi que, parlant de la disparition d’un domaine public, à notre époque, elle fait allusion à un passé encore proche, où il s’était pleinement déployé. Nul doute, si l’on se reporte à son essai On Revolution : ce monde perdu est celui qu’édifièrent, un moment, la Révolution française et la Révolution américaine. Alors les hommes eurent la force de rompre avec l’éthique chrétienne – à leur insu parfois ; ils surent réhabiliter la vie sur terre ; ils s’assignèrent, avec passion, la tâche de bâtir une cité immortelle, en confondant leur propre immortalité avec celle de l’œuvre politique. « Rien peut-être n’indique plus clairement que les révolutions ont mis au jour les

aspirations nouvelles, séculières, mondaines de l’époque moderne que cette préoccupation omniprésente de la permanence, d’un “état perpétuel” qui, comme les colons ne se lassèrent de le répéter, assurerait la sécurité de leur postérité. Il serait entièrement erroné de confondre cette prétention avec ce que fut, plus tard, pour le bourgeois, le désir d’assurer l’avenir de ses enfants et de ses petitsenfants. A son fondement, était le désir intensément ressenti d’une cité éternelle sur terre et, en outre, la conviction qu’“une république bien ordonnée peut, en dépit de tout litige intérieur, être aussi immortelle ou d’une vie aussi durable que le monde” (la dernière proposition est empruntée à Harrington). » Selon Arendt, les peuples modernes, à l’époque des deux grandes révolutions, « faisaient une fois de plus retour à l’Antiquité pour y trouver un précédent à leur propre préoccupation de l’avenir d’un monde terrestre créé par l’homme ». Dans le même moment, l’individu, acteur sur la scène politique, se transfigurait, s’évadait de sa propre existence de mortel. Dans la formule de Robespierre, « la mort est le commencement de l’immortalité », la politique moderne trouvait alors « sa plus concise et plus grandiose définition ». Voilà bien ce que nos contemporains seraient impuissants désormais à concevoir. Arendt reprendrait volontiers à son compte, semble-t-il, le jugement de Michelet en transformant la prophétie en constat : « Les temps faibles ne comprendront plus comment parmi ces tragédies sanglantes, un pied dans la mort même, ces hommes extraordinaires ne rêvaient qu’immortalité » (la Révolution française, préface de 1868). Ce qui séduit dans cette interprétation est aussi ce qui induit à sortir de ses frontières, car les arguments qu’elle mobilise mettent en difficulté la représentation d’une immortalité surgie de l’univers politique grec. Comment mettre en évidence la relation entre le sens de l’immortalité et le sens de la postérité, si manifeste dans le langage

révolutionnaire, sans remarquer qu’elle est nouvelle ; comment oublier que, pour les Grecs, il n’y avait pas à bâtir une « cité éternelle sur terre », que leur cité était d’essence divine ; que la vie immortelle les enveloppait ; que les œuvres, les exploits, dans le présent, convoquaient les générations futures au spectacle de l’impérissable, mais qu’ils n’avaient pas le pouvoir de les soustraire au cycle de l’Histoire et en quelque sorte de les faire participer d’une création immortelle ? Comment, d’autre part, se montrer si sensible à la double division de l’espace et du temps – espace obscur du social, espace public, lumineux du politique, temps du transitoire et temps de l’immortalité – sans voir qu’elle implique dans le monde moderne une tension qu’ignorait le monde antique, à l’époque, du moins, qu’évoque Arendt ? Peut-être le citoyen athénien s’immortalisait-il sur la scène politique, mais en tant que membre de la société, il possédait un fragment de la terre divine qui lui valait son droit d’être citoyen. Rien ne donne dans la lointaine Antiquité l’idée d’une transcendance de la cité, de l’humanité et de l’histoire à l’intérieur même du monde et du temps. Or, si rien ne s’en fait signe n’est-ce pas que la religion la rend impossible ? La formule d’Arendt, « Eternity versus Immortality », si suggestive soit-elle, devient trompeuse, si elle laisse ignorer la persistance et la transformation d’une idée de l’immortalité, sous l’effet de la croyance en un autre monde. Elle ne retient de la religion chrétienne que la dévalorisation de la vie terrestre, et, sans doute, ne manque-t-elle pas de solides références (qu’elle pourrait à bon droit multiplier) pour étayer cette thèse. Mais l’ouvrage du christianisme doit se lire dans les deux sens : la notion d’une déchéance de l’homme, expiant dans sa condition de mortel la faute originelle, se conjugue avec celle de l’incarnation du divin dans l’homme. L’immortalité « moderne » se fait d’abord reconnaître dans le corps du Christ, un corps qui trouve, au Moyen Age, ses substituts dans ceux

du pape, de l’empereur, du roi ; qui s’actualise dans la communauté, circonscrite qu’elle est dans son espace indestructible : l’Église, puis le royaume et l’humanité elle-même. Dante ne fait que suivre une tradition établie, quand, érigeant la figure d’une monarchie universelle, il lui donne pour mission de révéler à elle-même l’humanité, en son unité – par-delà la diversité des « nations », de l’extrême sud à l’extrême nord –, et en sa durée continue – par-delà la succession indéfinie des générations, chacune apparaissant comme un membre du même corps qui se déploie dans le temps. Mais encore ne suffit-il pas de scruter l’ambiguïté des représentations religieuses, prises dans leur contenu explicite. Remarquable est leur investissement dans les représentations politiques, représentations mondaines, séculières, e laïcisées, qui se cristallisent à la fin du XIII siècle alors même qu’elles se sont esquissées plus tôt. Sur l’image de l’État territorial vient se greffer celle du corps immortel du royaume ; le thème de la défense du roi s’allie avec celui de la défense de la patrie, qui assure au combattant mort pour sa cause une immortalité terrestre, comme lui assurait l’entrée au Paradis, au temps des Croisades, son sacrifice pour la défense de Jérusalem. C’est tout un pan de l’histoire des croyances en l’immortalité qui demeurerait caché, si l’on négligeait le transfert de la transcendance dans les frontières de l’espace mondain – transfert pour une part inconscient, mais pour une autre part, délibérément recherché, élaboré par les politiques, par les juristes, occupés qu’ils étaient à élever le pouvoir monarchique au-dessus de tous les pouvoirs de fait, à lui prêter une vie d’une autre nature que celle des institutions et des hommes mortels ; à donner à l’État ce qui lui faisait défaut et que lui fournissait autrefois son enracinement dans la terre divine : une permanence dans le temps. Que ce travail se fonde sur la connaissance du droit romain et de la philosophie d’Aristote, qu’on ne puisse le concevoir, sans tenir compte de la réactivation d’un savoir de

l’universitas, de la communitas qui fixe le statut de la perpetuitas, en regard du changement ; celui de la loi immuable en regard des coutumes particulières : cela ne doit pas faire méconnaître que s’est tissé à la faveur du christianisme un lien nouveau entre l’Un hors du temps et le corps individuel ou collectif ; entre la souveraineté 23 transcendante et la vie mondaine . Pendant des siècles, le roi figure par excellence cet être dans le monde qui est au-dessus et au-dessous de lui-même, mortel et immortel. Mais, pour peu qu’on considère une cité libre au moment où elle évolue vers la forme de l’État, par exemple Florence dans la e dernière partie du XIV siècle, il est frappant que, parallèlement à ses efforts pour se constituer en république, pour exclure la place du tyran, se manifeste la volonté de s’emparer des attributs d’une monarchie, de produire l’image d’une souveraineté à distance de tous ses membres, qui soit immortelle. Fait remarquable, car c’est à Florence que s’élabore, dans l’Europe moderne, une éthique de la vita activa, en opposition à la vie contemplative, sous le signe du retour à l’Antiquité, de la restauration du pouvoir de l’homme dans le monde et du civisme. Aussi bien ne saurait-on effacer l’originalité de l’humanisme, en le remettant dans les horizons d’une société christianisée. Nombre de traits qu’Arendt tient pour caractéristiques de ce qu’on pourrait appeler l’humanisme e révolutionnaire tel qu’il apparaît au XVIII siècle, nous pouvons d’ailleurs les déceler dans l’humanisme florentin, jusque dans la croyance que l’œuvre édifiée par la cité contient une vérité universelle. Significative, notamment, est la double tentative d’élever à l’immortalité la patrie florentine et les citoyens qui ont contribué à sa grandeur – qu’ils se soient illustrés dans la conduite des affaires publiques ou dans la guerre, comme écrivains et artistes ou comme marchands –, tentative

dont on peut légitimement penser qu’elle fut rendue possible, à l’époque, par la formation d’un espace public, d’une scène politique. Cependant, peut-être sommes-nous mieux en mesure de saisir, en regard de ce premier événement, la modernité du sens de l’immortalité ; tout ce qui le distingue de la conception grecque du monde. Avec l’humanisme, en effet, comme on l’a justement observé, 24 s’inaugure un sens de l’histoire, un sens de la différence des temps . Le monde antique n’est pas découvert, comme si serait retrouvé quelque chose qui aurait disparu. Ses traces subsistaient au cours du Moyen Age non seulement dans les textes des grands auteurs – ces textes dont la plupart firent précisément l’objet des studia humanitatis –, dans les monuments, mais surtout, dans l’usage de la langue latine. Mieux : ce que nous montrent les historiens, c’est qu’il n’était pas perçu comme un monde autre, en dépit de la rupture entre christianisme et paganisme. Une telle perception est le propre de l’humanisme. Aussi bien ce qu’on appelle le retour à l’Antiquité implique-t-il son instauration, celle d’un passé à distance du présent. L’expérience de la séparation temporelle conditionne la communication, ou, dans sa forme extrême, l’identification avec les Anciens, et du même coup, une ouverture à l’avenir, par l’action, par la connaissance, par l’art, par la pédagogie, par une création à laquelle la création du passé donne sa légitimité. Du même mouvement, les humanistes se conçoivent comme des héritiers et se donnent une postérité. La dignité de la vita activa s’allie avec celle de la vie de citoyen, mais, plus généralement, elle s’institue en fonction d’un nouveau rapport à l’œuvre. Curieusement, Hannah Arendt ne semble pas sensible à cet événement. Quand elle parle des œuvres d’art dans The Human Condition, elle leur attribue une permanence qui serait une propriété d’essence. Le monde des œuvres lui semble, par excellence, « la patrie non mortelle d’êtres mortels ». Or, il importerait

de s’interroger sur la naissance du sentiment de cette permanence et sur la signification qu’il acquiert quand il se conjugue avec la représentation d’une identité singulière de l’œuvre, localisée qu’elle devient dans l’espace et dans le temps. L’idée seule de la permanence ne rend pas raison de cette pensée qui paraît naître avec l’humanisme : celle de la contemporanéité des œuvres dans la différence des temps ; celle d’une conjonction de ce qui n’est plus et de ce qui n’est pas encore. Toutefois, s’arrêterait-on à cette révolution qu’introduit l’humanisme dans l’expérience du temps, on négligerait qu’elle s’est formée dans le rejet d’une « ère des ténèbres » qui durait encore aux yeux de ceux qui prétendaient s’en libérer. La conscience de l’Antiquité comme monde autre, dont il s’agit de restituer l’authenticité, d’ériger les œuvres en modèles, implique pour les humanistes une rupture avec la langue, les connaissances, les mœurs, d’une humanité qui s’est dégradée, la volonté de s’extraire d’une durée obscure, dans laquelle la coutume tient lieu de vérité. Rupture dont les effets sont ambigus, puisqu’elle induit à l’émancipation des autorités établies dans tous les domaines de la vie, à une revendication de la création, à une prise de possession du présent – dont un des signes les plus remarquables est la pleine reconnaissance des vertus de la langue vulgaire – et que, d’autre part, elle incite à circonscrire la vraie vie aux frontières du milieu des lettrés qui détiennent la connaissance des œuvres, les moyens de fréquenter les Anciens, et le bon usage de la langue – de telle sorte que, paradoxalement, le latin sera restauré dans sa pureté comme langue canonique. Or, risquons-nous à dire que l’humanisme fraye ainsi la voie à deux conceptions de l’immortalité. Toute une part de son destin se joue dans la tentative de maîtriser l’épreuve de la contemporanéité dans la différence des temps ; d’aménager le théâtre sur lequel est autorisé à paraître, en fonction de signes convenus, ce qui semble digne de ne pas périr ; d’installer le nouveau dans un avenir

mesuré aux exigences du présent, en convoquant la postérité au grand spectacle de la culture. On ne saurait donc s’étonner que l’ouvrage de l’humanisme s’imbrique avec celui du christianisme pour « fabriquer » de la transcendance dans le monde. De fait, les maximes antiques qui exaltent la Raison, la Justice, la Sagesse ou la Patrie immortelles composent avec les références religieuses pour magnifier, immortaliser la monarchie. La mythologie grecque et romaine est mobilisée à travers la poésie, la statuaire, la peinture, pour figurer dans un au-delà du temps la présence du prince. Mais le phénomène est d’une autre ampleur : la notion de la souveraineté de l’auteur ou de l’œuvre se charge d’un sens politique et religieux, comme celle de la souveraineté du prince ou de la nation vient s’étayer sur une culture savante et sur la théologie. Or, il n’est pas illégitime de se demander si la Révolution met un terme à ce trafic de l’immortalité. Arendt ne veut découvrir en elle que le moment de la fondation ou de la refondation du politique, celui du déploiement d’un espace public, de l’instauration d’une cité éternelle faite par les hommes, pour les hommes. Mais on s’étonne que la résurrection de l’Antiquité, par de nouveaux artifices, au service de nouvelles fins, ne lui apparaisse que dans cette seule lumière ; qu’elle s’enchante de la formule robespierriste, « la mort est le commencement de l’immortalité », sans s’inquiéter de la posture du héros, de la nouvelle mise en scène de la politique, de la culture et de l’Histoire, dont la fonction est de faire briller la Révolution au-dessus du vulgaire. Plus perspicace qu’Arendt et que Michelet lui-même nous paraît Edgar Quinet, quand il observe : « Aucun tribun dans le monde n’a eu un langage moins populaire, plus savant et plus étudié que Robespierre et Saint-Just. Quiconque s’essayait à parler la langue du peuple leur fut promptement et naturellement odieux. Cela leur semblait faire déchoir la Révolution. Ils ne la virent jamais qu’avec la pompe de Cicéron et la majesté de Tacite. […] C’était la Révolution classique lettrée des

Jacobins qui écrasait la Révolution inculte et prolétaire des Cordeliers », dit-il encore, évoquant l’un des derniers épisodes de la Terreur. « Robespierre poursuivait les plans d’une tragédie classique. Tout ce qui sortait de l’ordonnance convenue : vie, spontanéité, instinct populaire lui apparaissait comme une monstruosité ; il y portait le fer 25 et le feu … » Cependant, dans l’humanisme se décèle, disions-nous, une autre notion de l’immortalité qui n’est pas assujettie à la représentation de la souveraineté, mais se livre sous le signe de l’entretien, ou, pour user d’un terme déjà antique, mais pris dans une acception nouvelle par les modernes, sous le signe de l’amitié. Pas de maîtrise de la différence des temps, en ce sens, mais seulement le sentiment de l’autre, invisible, plus proche que les vivants, dont la parole se fait entendre comme indifférente au sort que lui a fait le temps, ou bien à qui la parole est confiée dans un futur indéfini. Certes, le dialogue avec les morts est devenu lui-même un genre qui procure à son auteur un avantageux ennoblissement. Mais pour évoquer, une fois encore, la Florence des siècles dits de la Renaissance, quelle sobriété, par exemple, dans les entretiens de Machiavel avec les Anciens. Dans une lettre devenue célèbre, il raconte à son ami Vettori, alors qu’il se trouve interdit de séjour à Florence, comment il passe ses journées dans son exil campagnard. Après avoir décrit sa matinée dans les bois, il mentionne son arrêt à l’auberge qui fait face à sa maison. Là, il joue au tric-trac, s’empoigne avec l’aubergiste, le boucher, le meunier et deux chaufourniers ; leurs injures retentissent jusqu’au village voisin : « C’est dans une pouillerie pareille, confie-t-il, qu’il me faut me plonger pour empêcher ma cervelle de moisir tout à fait. » Puis, le soir tombé, vient pour lui l’heure du travail… « Je retourne au logis. Je pénètre dans mon cabinet et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, couverte de fange et de boue pour revêtir des habits de cour

royale et pontificale. Ainsi, honorablement accoutré, j’entre dans les cours des hommes de l’Antiquité. Là, accueilli par eux avec humanité, je me repais de l’aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à parler avec eux et à les interroger sur les mobiles de leur action, et eux, en vertu de leur humanité, ils me répondent. Et durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’oublie tous mes tourments, je cesse de redouter la pauvreté, la mort même ne m’effraie pas… » (je souligne). Enfin, apprenons-nous, ces entretiens ne restent pas stériles : un petit ouvrage est en train de 26 naître : De principatibus (celui qui s’appellera plus tard le Prince) . Machiavel rend sensible par le passage de l’auberge au cabinet de travail et par le changement de costume son installation dans un temps hors du temps. Et ce changement est encore souligné par la qualité des habits dont il tient à se vêtir. Ce ne sont pas de quelconques habits d’apparat ; ce ne sont pas ceux qu’il portait autrefois à Florence dans l’exercice de ses fonctions. Habits de cour royale et pontificale, il n’en avait l’usage que lorsqu’il se trouvait en mission à l’étranger, dépêché par la République comme son ambassadeur. Indispensables lui sont-ils devenus pour paraître en présence de Tite-Live, de Tacite, d’Aristote ou de Xénophon, pour s’entretenir avec eux, se faire reconnaître par eux, chargé qu’il se sent désormais d’une mission historique, comme délégué par l’humanité présente auprès de l’Antiquité. En l’absence de toute référence à Dieu, à la division du ciel et de la terre, se trouve figurée la division entre un ici-bas et un au-delà dans les limites de ce monde-ci ; entre le lieu trivial qu’on habite en compagnie des vivants et le lieu de l’immortalité. Mais, remarquons-le, ce mot, Machiavel ne le prononce pas. Il se contente de dire que « la mort ne l’effraie pas ». D’où lui vient cette sérénité ? De ce que, pour dialoguer avec les morts, il faut parler depuis sa propre mort ? Sans doute. Mais prime le sentiment d’une autre vie, non pas au sens vague d’une durée sans

terme, mais au sens précis de l’épreuve indubitable de la présence aux autres, au monde et à soi par-delà le temps. Les interlocuteurs invisibles auxquels se lie Machiavel sont autrement vivants que les compagnons de l’auberge, lui-même plus vivant que le joueur de trictrac auquel il a donné congé sur le seuil de sa chambre. L’entretien inépuisable se fait la ressource d’une reconnaissance continue de l’un par l’autre et de la naissance de l’œuvre. Machiavel met ainsi en évidence une expérience que nous pourrions repérer chez nombre d’autres écrivains et qui, si elle s’exprime au mieux au temps de la Renaissance, ne se circonscrit pas à cette seule époque, celle de l’entretien, qui défait les bornes du temps, tandis qu’il institue, dans la dualité de la question et de la réponse, du parler et de l’entendre, la singularité indissoluble de quelqu’un ou de quelque chose en un autrefois et un maintenant. Dans une telle expérience, point d’immortalité en surplomb, mais bien plutôt une traversée du temps, qui témoigne de son épaisseur et d’une réversibilité de ses moments sous la surface du toujours changeant. L’idée de ce qui ne meurt pas se dissocie de celle de la souveraineté de l’être immortel – idée qui s’attachait, disions-nous, à celle d’une puissance au-dessus des hommes, à celle d’un corps invulnérable qui fournissait à tous l’image de la survie. Le signe de cette souveraineté, en revanche, peut-être le saisit-on au mieux quand l’immortalité glorieuse se heurte à un refus radical ; quand, à la proclamation de la perpetuitas, s’oppose celle de la vanitas. La négation fait voir en la retournant l’affirmation en son fond. Soit que la vanitas se fasse le signe du seul pouvoir de l’Éternel devant qui s’anéantit toute création humaine ; soit, ce qui nous importe davantage pour notre propos, qu’elle se mette au service d’une élection emphatique de la mort, de son installation au lieu de la souveraineté. Nul mieux que Shakespeare ne dévoile la complicité entre la

représentation de l’immortalité et celle de la mort, dans leur relation avec la souveraineté. Lorsque Richard II, averti de la rébellion de Bolingbroke, après avoir clamé l’invulnérabilité de son pompous body, entrevoit soudain l’impossible – d’en être dessaisi –, l’image du roi, comme l’élu de la mort, se substitue pour lui à celle de l’élu de Dieu, l’image de celui qui meurt toujours à l’image de celui qui ne meurt jamais : la couronne indestructible substance devient la couronne creuse à l’intérieur de laquelle « la mort tient sa cour » (For within the hollow crown/That rounds the mortal temples of king / Keeps Death his Court…). Shakespeare, ne l’oublions pas, prête cette pensée à un prince ; rien ne suggère que ce soit la sienne. Il a une perception trop fine de la contradiction du souverain pour occuper cette place. Il nous incite, nous, ses lecteurs, à accueillir l’idée d’un temps double, sans verser à l’illusion d’un corps double, et nous soustrait à l’alternative de tout donner à l’immortalité ou de tout donner à la mort. * Rejoignons notre question initiale : le sens de l’immortalité habitait e encore la pensée des hommes au XIX siècle ; il semble qu’il ait disparu, ou ne se conserve paradoxalement qu’en passant compromis avec le respect de ce qui fut et à la condition de se retrancher du sens de la postérité – ce qui nous semblait le plus caractéristique des temps modernes. Peut-être ce constat devient-il moins sûr que ne le suggère Adorno ou Hannah Arendt, si l’on consent à démêler des représentations différentes sous l’usage convenu du mot – tâche que nous ne faisions qu’ébaucher. Et, d’autant moins sûr, si l’on prête e attention à l’altération qu’elles subissent déjà, au XIX siècle, dans un monde qui commence d’être bouleversé par ce que Tocqueville nommait la « révolution démocratique ». Altération, disons-nous, car il n’y a pas une discontinuité radicale à cet égard entre l’Ancien Régime

et la société post-révolutionnaire. Nombre de signes attestent la persistance de la vision théologico-politique du corps immortel. En dehors des frontières du catholicisme, les saint-simoniens, pour ne s’arrêter qu’à leur exemple, embrassent la croyance en une société organique, se reconstituant sur les débris de l’âge révolutionnaire, et occupée à concevoir et célébrer son immortalité. L’invention de la « religion de l’humanité », la substitution par Enfantin du corps indestructible de la société, voire de l’humanité à celui du roi ; celle de la Science au Livre sacré ; celle de Saint-Simon au Messie, ces événements ne sauraient dissimuler un héritage, en dépit de leur relation avec une vision toute nouvelle de l’industrie, de l’organisation et, plus généralement, une philosophie arti-ficialiste, constructiviste du social, qui rompt avec la tradition chrétienne. D’autre part, phénomène d’une tout autre ampleur, la conception humaniste de l’immortalité glorieuse s’épanouit avec l’essor de la bourgeoisie. Elle bénéficie de ressources nouvelles à la faveur d’une élaboration de l’histoire nationale et de l’histoire de l’humanité et d’une légitimation de e e l’individu, dont on ne trouvait que l’ébauche au XV ou au XVI siècle. Restent pleinement visibles les anciennes traces du travail pour imprimer la nation, l’institution, l’individu, dans un temps monumental, pour sacraliser la Raison et le Droit – ce Droit dont « les principes immortels » sont enfin établis depuis 1789 –, pour fixer dans la mémoire collective des noms impérissables, pour transmettre aux générations futures, comme on aime à le répéter, le flambeau que portent les vivants. Toutefois, à considérer tant les folies religieuses que l’humanisme bourgeois, apparaît quelque chose de neuf : la fonction incessante du discours au service de la production de l’immortalité. Non que celle-ci ait jamais fait l’économie d’une symbolique, voire même d’une propagande, au service de la monarchie ou de la république. Mais

incomparables sont les moyens employés, rhétoriques et pédagogiques, pour faire de la croyance en l’immortalité la garantie de la pérennité, non seulement d’un régime, d’une constitution, d’institutions définies – à commencer par l’institution familiale –, mais celle de la civilisation. Or, si la croyance requiert si impérieusement d’être mise en formules, en images éloquentes, c’est que les hommes sont hantés par l’idée d’une dissolution du social, dont implicitement, et souvent explicitement, la démocratie s’avère porter la menace. L’humanisme e civil s’était formé au XV siècle, remarquions-nous, dans la volonté de s’extraire d’une ère de ténèbres et d’accéder à la lumière qu’avaient connue les Anciens ; il s’épanouissait dans l’assurance d’une nouvelle e fondation. L’humanisme bourgeois, au XIX siècle, fait l’épreuve d’une ambiguïté qui mine ses certitudes. La barbarie, il ne la perçoit pas toute derrière lui – sans compter que cette barbarie-là présente le plus souvent deux faces : celle des temps féodaux et celle de la Terreur, de sorte que la lumière même de 1789 ne fait pas oublier les ténèbres qui l’enveloppent. Devant lui, en outre, prêtes à surgir, se devinent les masses barbares, le petit peuple sans propriété et sans culture, dont l’irruption sur la scène publique détruirait les fondements éternels de l’ordre social. Cependant cette peur, au creux de l’établissement superbe dans l’édifice supposé impérissable de la civilisation bourgeoise, encore ne peut-on la sonder, sans voir qu’elle se conjugue avec un sentiment neuf de la contingence, au principe et au cœur de la société. La grande tâche, au mieux énoncée par Guizot, c’est de faire apparaître que la Révolution est terminée. Mais ce qui ne semble au pouvoir de personne, c’est d’effacer l’idée de l’événement, non de cet événement-là seulement, mais celle de l’événement comme tel, lequel ne se loge plus à l’intérieur du temps, mais peut le fracturer, le défaire, enfanter de l’inconnu – puissance de désordre dont aucun ordre institué n’est assuré d’empêcher le déchaînement.

Si l’on veut bien convenir que l’immortalité souveraine entretient un lien avec la légitimité dernière du corps politique, et, pendant des siècles, avec celle de la monarchie, comment ne deviendrait-elle pas fragile depuis l’effondrement de cette monarchie et, en outre, depuis l’échec tragique d’un pouvoir terroriste, qui prétendit incarner la Raison et la Justice éternelles ? Sans doute la bourgeoisie cherche-telle fébrilement à se donner de nouveaux titres de légitimité et à faire reconnaître, du même coup, sa vocation à l’immortalité ; mais elle ne peut s’élever sans sentir le vide sous ses pieds. Le pouvoir auquel elle donne son adhésion – le pouvoir représentatif – ne fait plus corps avec la société ; le siècle dans lequel elle veut inscrire les symboles de sa durée ne fait pas davantage corps avec les siècles antérieurs. Chateaubriand trouve, au lendemain de 1830, les vrais mots pour la railler : « Il ne manque aujourd’hui que le présent au passé : c’est peu de chose ! Comme si les siècles ne se servaient pas de base les uns aux 27 autres et que le dernier arrivé se pût tenir en l’air . » Ou encore, et sans qu’il y ait alors de sa part aucun souci de restauration : « La dynastie de Saint Louis est si puissante par son vaste passé qu’en 28 tombant, elle a arraché une partie du sol de la société . » Et si l’on veut bien convenir, d’autre part, que l’attachement à des êtres et des choses impérissables s’étaye sur l’expérience de la continuité des générations, de celle des coutumes et des traditions, comment ne serait-on pas frappé par le contraste entre le souvenir de cette permanence, le souci d’en rétablir les signes, et la vision nouvelle du changement, de l’accélération de la production, de la circulation des marchandises, de la dissémination des héritages, de la multiplication des propriétés, de la mobilité des conditions, du tourbillon, enfin, dans lequel sont emportées les positions acquises, les mœurs et les idées. C’est à Marx qu’on songe le plus volontiers quand on évoque ce tourbillon : « Tous les rapports bien établis, figés par la rouille, avec

leur cortège d’idées et de concepts antiques et vénérables sont dissous ; tous les rapports nouveaux tombent en désuétude avant d’avoir pu se scléroser. Toute hiérarchie et toute permanence se volatilisent, tout ce qui est sacré est profané… » Pour peu qu’on s’arrête à ce jugement du Manifeste, sans mentionner la conclusion de l’auteur, il s’avère traduire une pensée largement répandue. Non seulement, Balzac – une référence privilégiée pour Marx –, notamment dans l’extraordinaire tableau de Paris qui ouvre la Fille aux yeux d’or, mais Tocqueville et Chateaubriand, Michelet et Quinet, témoignent de la même sensibilité au tourbillon. A les lire, à lire Chateaubriand en particulier, on hésite à dater d’hier, de l’avènement de la société de masse, la perte du sens de la durée et la ruine des œuvres ou des idées dans lesquelles il avait su s’imprimer. La conclusion des Mémoires d’outre-tombe parle-t-elle du siècle dernier ou bien de la fin du nôtre ? « Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n’existe plus rien ; autorité de l’expérience et l’âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. » Et encore : « Dans la vie de la cité, tout est transitoire : la religion et la morale cessent d’être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d’une nature inférieure, même impuissance de conviction et d’existence, une renommée palpite à peine une heure ; un livre vieillit dans un jour ; des écrivains se tuent pour attirer l’attention ; autre vanité, on n’entend pas même leur dernier soupir. » Et relevons le dernier mot qui n’est pas simple effet de style. Car ce que suggère en plus d’un endroit Chateaubriand, c’est que la même époque rabat l’homme sur la banalité de la vie et la banalité de la mort. Les historiens qui datent de quelques décades la mort de la Mort auraient matière à s’étonner devant le tableau du choléra que l’écrivain à la fois rêve et décrit. Il le rêve : « Figurez-vous un drap mortuaire

flottant en guise de drapeau en haut des tours de Notre-Dame, le canon faisant entendre par intervalles des coups solitaires pour avertir l’imprudent voyageur… » Il le rêve, jetant dans la terreur, le silence, les tremblements et les prières un peuple prosterné. Puis il le décrit dans le Paris de 1817, « fléau sans imagination […] [qui] s’est promené d’un air moqueur, à la clarté du jour, dans un monde tout neuf, accompagné de son bulletin… ». Agent d’une terreur, certes, mais encore inconnue : « un brillant soleil, l’indifférence de la foule, le train ordinaire de la vie… ». e L’image de l’immortalité glorieuse renaît bien au XIX siècle, mais voilant une blessure que l’enflure du discours bourgeois atteste et dont un petit nombre de témoins connaissent la profondeur. Reste que ces témoins n’ont pas eux-mêmes perdu le sens de l’immortalité. Voilà qui nous concerne au plus près. Serait-ce qu’ils demeurent les héritiers de cet humanisme discret, dont nous disions qu’il ne cède pas à l’extase, et fait, dans l’épreuve de l’entretien, celle d’une reconnaissance des hommes et de leurs œuvres à travers le temps ? Pour une part, sans doute. Mais la notion de la différence des temps n’est plus la même, dès lors qu’a changé la notion même du temps, dès lors qu’est devenue sensible la fracture, au plus proche, de l’avant et de l’après, dès lors que, sous l’effet de cette fracture, c’est tout le passé de l’humanité – l’Orient en même temps que la Grèce, le Moyen Age et la Renaissance, l’Ancien Régime et la Révolution elle-même – qui réémerge, se voit convoqué au présent et simultanément se fait signe du monde disparaissant. Ce qui est passé resurgit, chargé de sens, mais marqué du signe de la perte. Et pas davantage n’est la même la notion de la différence de deux vies en l’homme – de la vie prosaïque, triviale, dans le commerce quotidien avec les autres, et de la vie poétique, dans la participation à l’univers de la politique et de la culture –, dès lors que les idées politiques et la

production littéraire franchissent le cercle d’une minorité, se diffusent dans l’espace entier de la société ; dès lors, en d’autres termes, que la représentation du public, dont se nourrit l’œuvre, ne disons pas se confond, du moins se conjugue avec celle de l’opinion. En vain chercherait-on à dissocier l’idée de l’immortalité qui habite désormais l’écrivain, et sa sensibilité à la postérité, d’une nouvelle épreuve de la temporalité et d’un nouveau rapport avec le public. Chateaubriand, que nous évoquions, attire l’attention, parce qu’on se borne trop souvent à lui prêter la passion immodérée de s’immortaliser et notamment de se donner en spectacle à la postérité – passion dont, au reste, il livre parfois des signes indéniables. Peu d’écrivains ont eu pourtant, comme lui, après 1830, l’évidence du vide qu’avait creusé la monarchie dans sa chute et d’une impossible coïncidence tant avec ce qui fut, qui lui paraît révolu, qu’avec ce qui n’est pas encore – un avenir que tantôt il imagine comme une décadence continue, et tantôt qu’il reconnaît comme le temps d’une autre société, que les hommes ne sont pas encore assez mûrs pour accueillir. La monarchie avait pour elle légitimité et immortalité, cela il le dit ; mais il la sait morte. Et quel que soit son regret que sa durée fût abrégée par ses adversaires, on ne saurait croire qu’il voit en elle la victime d’un accident. Sa peinture du monde légitimiste ne laisse pas de doute : « Celui-ci jouit d’une décrépitude arrivée avec le temps ; il est aveugle et sourd ; il est débile, laid et grognon ; mais il a son air naturel et les béquilles vont bien à son âge. » La concession au naturel n’est là, au demeurant, que pour faire ressortir le pur ridicule des survivants de l’Empire. Ceux-là « ne sont pas antiques comme les légitimistes, ils ne sont pas vieillis comme une mode passée ; ils ont l’air de divinités de l’opéra sorties de leurs chars de carton doré… ». Mais l’image de l’opéra lui sert ailleurs à dévoiler la mascarade monarchique elle-même. Décrivant le théâtre où vient d’être assassiné le duc de Berry, il évoque « la salle de spectacle

vide, après la catastrophe d’une tragédie » pour conclure : « La Monarchie de Saint Louis, dans un lieu frappé des foudres de l’Église, parmi les débauches du carnaval, expirait sous le masque. » Son respect pour le temps de l’immortelle monarchie, son dévouement à Charles X, après son abdication, vont de pair avec l’affirmation publique qu’il n’a jamais cru au droit divin des rois. Dans la légitimité, l’immortalité ancienne, il ne voit que des simulacres qui furent utiles à l’ordre social. Quant à son propre sens de l’immortalité, non seulement il ne s’investit pas dans une souveraineté qui lui aurait garanti celle de son œuvre, mais il se manifeste justement dans son pouvoir de dire à la fois qu’elle a disparu et qu’elle ne fut jamais qu’un masque ; dans son pouvoir, plus généralement, d’occuper une place qui n’est pas localisable dans l’espace et le temps, parce qu’elle n’est pas celle où il s’est illustré dans la vie publique ou la littérature, mais celle qui marquait toujours son écart devant tout enracinement dans la réalité ; parce qu’elle ne l’inscrivait pas dans le cours glorieux de l’Histoire, mais lui ouvrait la vision de l’apparaissant et du disparaissant dans le temps – ou, à mieux dire, car il ne s’agit pas seulement de la vision de ce qui est en train de tomber dans le passé et de ce qui est en gestation, elle lui offrait le temps retrouvé dans le temps perdu. Ces mots ne nous viennent pas par hasard car nulle œuvre n’annonce celle de Proust comme les Mémoires d’outre-tombe, nulle œuvre ne brouille pareillement les frontières convenues du subjectif et de l’objectif, de l’individuel et du social, de la temporalité personnelle et historique, de l’être et de l’apparaître ; nulle œuvre ne cherche pareillement à se boucler, à rejoindre comme dit Chateaubriand « les deux bouts de la vie », en déjouant la représentation d’un commencement, d’un parcours, d’une fin, de même que celle d’un contour qui permettrait de circonscrire un monde imaginaire à distance d’un monde réel.

Le sens de l’immortalité s’avère lié à la conquête de cette place, imprenable, invulnérable, parce qu’elle est celle de quelqu’un – non pas d’un individu, au sens de l’époque, ni d’un sujet au sens des philosophes, mais de celui qui, accueillant ce qu’il y a de plus singulier dans sa vie, devient démesuré, ne se laisse plus assujettir aux repères de l’espace et du temps et, par sa démesure, libère des rapports, des ruptures, dont on n’avait jamais fait l’épreuve avant lui, dont on fera désormais l’épreuve à travers lui. En vain voudrait-on réduire cette disposition à du psychologique ou du psychosociologique. Il ne s’agit pas d’un désir de gloire, façonné par le culte nouveau de l’originalité. A le croire, nous oublierions ce petit fait : que Chateaubriand n’est pas mort pour nous. Or, pourquoi survitil, si ce n’est parce que sa pensée et sa langue le font sans pareil et, ce qui n’est pas différent, font émerger de la pensée, de la langue comme telles, quelque chose d’inédit et qui pourtant leur appartient en propre, participe de leur essence, quelque chose de singulier qui porte l’étrange évidence, une fois surgie, de ne pouvoir pas ne pas avoir été. Cette place imprenable, dirait-on qu’elle fut toujours celle de l’écrivain aussi loin qu’on remonte dans l’histoire ? Mais serait-ce vrai, nous devrions convenir qu’il n’en avait pas l’idée. Il faut que la certitude de l’être se dérobe dans l’expérience de la nature, de la société, du temps, de la langue, pour que se joue, dans l’écriture, la liberté vertigineuse de faire advenir quelque chose de singulier, sans le garant d’un modèle ; pour que quelqu’un assume le droit de parler sans la protection de la loi qui fonderait l’ordonnance de la parole, ou pour qu’il ne sépare plus la découverte de l’invention de ce qui est à dire. La dissolution des repères de la certitude accompagne l’essor de la démocratie en conséquence de l’effondrement d’une souveraineté, d’une légitimité dernières que la Monarchie avait pendant des siècles prétendu incarner. Mais, nous l’avons déjà laissé entendre, cet

événement porte à son envers la diffusion dans un public toujours plus étendu de tout ce qui se faisait autrefois porteur d’un sens en quête de la durée et qui désormais voit son sort suspendu à l’accueil de ce public ; il porte à son envers l’expansion d’un langage qui, en rupture avec le parler populaire, comme avec ce que Stendhal nommait le naturel, exhibe sa qualité de langage savant, s’agence suivant des normes, dont la fonction dernière est d’assurer l’identification de l’un avec l’autre par leur commune distinction de la masse. Aussi bien cette place imprenable que cherche l’écrivain, ne peut-il l’atteindre que par l’effort incessant de se soustraire à ce langage apparemment volubile, et en profondeur pétrifié, qui est celui de l’Opinion. Il n’assume pas seulement le droit de parler sans la protection d’une loi qui fonderait la langue ; il se défend contre le tyran, dont parle Tocqueville, la puissance anonyme de l’Opinion, qui incorpore tout ce qui est pensé, dit – le singulier comme tel, qu’il convertit en lieu commun. Chateaubriand nous servait d’exemple, mais il n’est sans doute pas un e seul écrivain véritable au XIX siècle qui ne soit hanté par les deux images jumelles d’un langage stéréotypé, uniformisé, qui fait l’asservissement de la parole, contre lequel elle doit se reconquérir, et d’un langage-abîme dans lequel risque de sombrer la parole, si neuve, si agile, si intime soit-elle. Mais qu’est-ce donc, le lieu commun, où s’aplatit la sentence impérissable citée en latin, comme y triomphe la tournure de dernière mode ou le concept inventé de la veille ? N’a-t-il rien à faire avec ce monde commun dont Arendt parle comme du socle de toute pensée de l’immortalité ? Comment nommer l’immortalité, lorsque la parole qui la nomme la découvre prise dans la contagion de la bêtise ? Quinet écrit au terme de sa Révolution : « Croyez qu’après avoir été exploitée sans relâche pendant quarante siècles, la bêtise ou, pour l’appeler de son nom historique, la sottise, est encore une mine vierge. Qui y met la

main, n’est pas prêt de l’épuiser. » Et encore : « Nous nous irritons, quand nous voyons la sottise infatuée, assurée, imperturbable, toujours nouvelle… Que nous serions plus équitables si nous savions combien cette sottise est sincère et antique ; sur combien de nobles quartiers, elle est fondée ; combien il a fallu de générations abêties pour la porter à cette perfection de fond et de forme ; de quel long travail la nature a eu besoin pour la répandre, la choisir entre tous les éléments, la corroborer de père en fils, la puiser à toutes les sources, la faire croître à travers tous les règnes ; l’orner, l’embellir d’âge en âge, du serf au bourgeois, de la robe à l’épée, du clerc au seigneur ; pour en faire, enfin, ce prodige d’abêtissement qui nous confond, nous indigne, nous attriste et que nous devrions, au contraire, admirer, si nous n’en étions nous-mêmes une partie… » Nul doute, il est vrai, que Quinet ne conserve le sens de l’immortalité, comme beaucoup d’hommes de sa génération. Mais il en est peu, finalement, qui hors du cadre de l’idéologie dominante exhibent leurs croyances. Hugo et Leroux sont de ceux-là ; mais euxmêmes mobilisés contre ce que Quinet nomme « la sottise infatuée, assurée, imperturbable, toujours nouvelle » ; en l’occurrence, mobilisés contre cette affirmation que l’immortalité n’est pas. Et ils le font par des moyens extravagants, non au sens où leurs arguments ne seraient pas sérieux, mais parce qu’ils sortent des sentiers battus, prennent leurs adversaires à revers ; par le tourbillon de l’écriture ravissent le lecteur au tourbillon de l’Opinion, et, en mêlant l’histoire, la religion, la science, la politique, l’écriture, lui font perdre la notion de son temps et de son lieu. Canetti dit de Stendhal : « Cet homme vraiment rare et vraiment libre avait pourtant une croyance, et il en parle avec la même aisance et la même évidence que d’une maîtresse. Il se contentait, sans en faire un drame, d’écrire pour quelques-uns ; mais il était absolument sûr

29

qu’il aurait beaucoup de lecteurs dans cent ans . » L’image de la maîtresse suggère avec bonheur que l’immortalité n’est plus selon la loi ; qu’elle est devenue la part la plus privée de l’homme, non celle de son apparence glorieuse dans l’espace public. Ne pourrait-on se risquer à dire que la nouvelle sensibilité à e l’immortalité chez un petit nombre d’écrivains au XIX siècle fait mieux comprendre le silence qui est tombé sur elle dans le nôtre ? Ce qui était encore dicible, mais délivré de toute emphase, est devenu le plus souvent indicible. Mais ce qui est indicible n’est pas pour autant mort, et n’est pas nécessairement le signe d’une dégradation. Quand Arendt dénonce la tragédie de la société de masse et Adorno l’une de ses conséquences dans les méfaits de l’industrie culturelle, ils ont certes raison ; mais à moitié seulement. Ils négligent déjà que cette modernité, oublieuse de l’immortalité, a divinisé quelques tyrans, jusqu’à embaumer le corps de certains après leur mort… Ils négligent aussi ce qu’il y a de prudence et de vertu, somme toute, à refuser la représentation du corps indestructible. Canetti place significativement son éloge de Stendhal au terme d’un chapitre intitulé « Le survivant ». La passion la plus basse de survivre, il la trouve chez le tyran – la plus basse et la plus obscène, ajouterions-nous, car, en même temps qu’il tue pour demeurer le survivant, il s’impose à tous les regards, il viole la conscience de chacun. Voilà bien de quoi inspirer à notre époque une pensée plus sobre de l’immortalité, un retrait devant tout signe d’ostentation. Qui ouvre Stendhal, écrit encore Canetti, « c’est lui qu’il retrouve avec tout ce qui l’entourait et il le trouve ici même dans cette vie ». Ce contraste entre l’image du tyran qui engloutit en lui les vivants et celle d’une liaison de l’un avec l’autre à travers le temps se rencontre encore curieusement dans une nouvelle de Nabokov : l’Extermination des tyrans. Elle rapporte l’histoire d’un homme littéralement possédé par l’image du corps du tyran. Ce double ne le

quitte pas. Il l’a approché autrefois. A présent, il le sait vivre à distance, à chaque moment. Avec lui, il s’éveille, déjeune, parcourt ses journaux, partage jusqu’au soir le détail de ses gestes et de ses pensées, ne ressassant qu’un désir : le tuer. Au jour de son anniversaire, il se trouve emporté par l’hymne qui le célèbre, jusqu’à perdre sa haine, vouloir sa propre punition, vouloir sa propre mort… Et soudain le rire le délivre. Ce rire signe à ses yeux le ridicule même de son récit. Mais il transforme son désir de mort en désir d’immortalité. Ainsi confie-t-il son petit écrit à la postérité. « C’est une incantation qui doit permettre à tout homme d’exorciser sa servitude. Je crois aux miracles : je crois que par quelques voies détournées, cette chronique ne manquera pas de parvenir à d’autres hommes… Et qui sait, on me rendra peut-être justice de n’avoir pas voulu écarter la pensée que ce travail guidé par le hasard, puisse se révéler immortel – tantôt décrié, tantôt porté aux 30 nues, souvent séditieux, toujours utile … » Certes, voilà un bien mince sentier par où se faufile le désir d’immortalité. Mince, porté par le souffle d’un rire. Mais il se pourrait que Nabokov fasse sentir quelque chose de l’esprit de notre temps que laissait ignorer le théoricien de la mort de l’immortalité.

1. Article extrait de Le Temps de la réflexion, 3, 1982. 2. V. Hugo, Œuvres complètes, t. XII, Paris, Club français du livre, p. 49. 3. Ibid., p. 54. 4. Ibid., p. 55. 5. Pierre Leroux, La Grève de Samarez, Paris, Klincksieck, 1979. 6. Cité par P. Albouy, Mythographies, Paris, Corti, 1976. L’auteur donne une juste idée du conflit entre Hugo et Leroux, et plus généralement du climat intellectuel de Jersey et Guernesey à l’époque. 7. Tocqueville, Œuvres complètes De la démocratie en Amérique, t. II, Paris, Gallimard, 1951, p. 106.

8. Ibid., p. 105. 9. Ibid., p. 246. 10. Ibid., p. 106. 11. Ibid., p. 108. 12. Ibid., p. 140-141. 13. Ibid., p. 140. 14. Ibid., p. 150. 15. Ibid., p. 151. 16. Ibid. 17. Ibid., p. 152. 18. Ibid. Signalons l’essai récent de Pierre Manent, Tocqueville et la Nature de la démocratie, Paris, Julliard, 1982. Il interroge la philosophie de Tocqueville et met en évidence les fondements de l’interprétation de la démocratie. 19. Adorno, Minima Moralia, Paris, Payot, collection « Critique de la politique », dirigée par Miguel Abensour, 1978. 20. P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1975. 21. Hannah Arendt, The Human Condition, University Chicago Press, 1958, p. 18 (trad. fr. Calmann-Lévy, 1961, La Condition de l’homme moderne, p. 27. Nous ne suivons pas exactement la traduction de Georges Fradier). 22. Ibid., p. 55 (trad. fr., p. 67). 23. Sur l’avènement de l’État moderne et ses soubassements théologico-politiques, on se reportera notamment à E. Kantorowicz, The King’s Two Bodies, a Study in Mediaeval Political Theology, Princeton University Press, 1957, et à J. Strayer, Mediaeval Statecraft and the Perspectives of History, Princeton University Press, 1971. 24. E. Garin, L’Éducation de l’homme moderne, Paris, Fayard, 1962 (Introduction de P. Ariès). 25. E. Quinet, La Révolution, Paris, 1865, t. II, p. 263. 26. Machiavel, Toutes les lettres de N. M., t. II, éd. Barincou, Paris, Gallimard, 1955, p. 370. 27. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », p. 492. 28. Ibid., p. 60. 29. E. Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1960, p. 294. 30. V. Nabokov, L’Extermination des tyrans, Paris, Julliard, 1977, p. 45.