Eradication ou modération des passions: Histoire de la controverse chez Cicéron, Sénèque et Philon d'Alexandrie 9782503596389, 250359638X

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Eradication ou modération des passions: Histoire de la controverse chez Cicéron, Sénèque et Philon d'Alexandrie
 9782503596389, 250359638X

Table of contents :
Sommaire
Remerciements
Introduction
Approche et méthode
Premier chapitre
La controverse entre éradication et modération des passions dans les Tusculanes de Cicéron
I. Bonnes et mauvaises passions
La passion comme jugement ou opinion
Les biens, les maux et des indifférents
La grammaire des passions
Une erreur de jugement ?
Le modèle du double-jugement
Genèse de la théorie des passions dans le stoïcisme
Une objection possible
II. Les acteurs de la controverse
Remarques méthodologiques
Les Péripatéticiens
La μεσότης d’Aristote et la mediocritas des Péripatéticiens
Les Péripatéticiens mentionnés dans les Tusculanes
Les arguments péripatéticiens chez Philodème de Gadara
Les Stoïciens
III. Les enjeux de la dispute
L’échange
L’argument du monisme psychique : une controverse indépendante de la question de la structure de l’âme
L’argument des passions et le souverain bien
L’éradication d’Antiochus ?
L’argument des passions dans la cinquième Tusculane
Examen des syllogismes
Le lexique de la controverse : une confrontation sans apatheia ni metriopatheia
IV. La controverse à propos des passions et la tradition de la consolation
Le genre de la consolation
La texture consolatoire des Tusculanes
L’exercice consolatoire, une pratique philosophique courante
Les exemples de Platon, Sénèque et Epictète
Le Περὶ ἀπαθείας de Télès : une consolation
Le fragment de Télès en regard des Tusculanes
Investissement des consolations par les controverses
Le débat apatheia-metriopatheia dans les consolations : Hérode Atticus contre les Stoïciens
Les termes apatheia et metriopatheia dans les consolations
Deuxième chapitre
La controverse chez Sénèque
I. Introduction
La démarche de ce chapitre
Les sources
Le De ira
Les lettres 85 et 116
II. De la pré-passion à la passion : défendre la possibilité d’une vie sans passions
Les ombres des passions
Remarques sur le terme ‘propatheia’
Troubles psychiques et/ou corporels ?
La place des mouvements corporels
La phantasia pré-passionnelle
Les pré-passions de Sénèque et l’influence de Posidonius
La polémique comme moteur de la théorie des pré-passions de Sénèque
L’assentiment et la délibération volontaire
II. Eradiquer les passions ou vivre avec elles ?
Sénèque contre la naturalité des passions
Sénèque contre l’utilité et la nécessité des passions
Sénèque contre la modération des passions
Les passions modérées et la suffisance de la vertu pour le bonheur
III. L’identité des défenseurs de la modération des passions
Troisième chapitre
Philon d’Alexandrie sur la modération et l’éradication des passions
I. La place de Philon dans cette étude
Philon et les passions : status quaestionis
II. Philon à l’assaut des passions
Le champ lexical et les définitions stoïciennes des passions
L’éradication des passions
L’association entre les vices et les passions
L’association entre les passions et le corps
L’apatheia de Moïse : examen des Legum allegoriae III, 114-159
L’apatheia de Philon et le platonisme
III. Le paradoxe d’une modération des passions chez Philon
La metriopatheia d’Aaron : le contrôle des impulsions
La pré-passion philonienne
Une défense de la modération des passions chez Philon ?
La louange de certaines passions spécifiques et le rôle de Dieu dans l’économie humaine des passions
Les exégèses de la voie royale : une lecture dualiste de la μεσότης aristotélicienne
Les passions sont-elles des aides ?
Les passions sont-elles naturelles ?
IV. La dispute à propos des passions chez 4 Maccabées et dans les pseudopythagorica
4 Maccabée : le contrôle des passions par la raison
Prise de position au sein de la controverse à propos des passions
Le supplice des philosophes chez Philon : une lecture dualiste
Les passions dans la tradition pseudopythagoricienne
L’apatheia et la metriopatheia du de educ. d’Archytas
Conclusion
Le lexique de la controverse
L’objet de la dispute
Ce qu’est la passion
Une controverse à propos des biens et des maux
L’eupatheia, l’assentiment et la propatheia
La figure du sage
Le mode polémique, les sources et les identités philosophiques
Epilogue
Bibliographie
Index locorum
Index des principaux passages traités
Table des matières

Citation preview

Eradication ou modération des passions

HΦR Philosophie hellénistique et romaine

Collection dirigée par Carlos Lévy (Paris) & Gretchen Reydams-Schils (Notre Dame, IN)

Eradication ou modération des passions Histoire de la controverse chez Cicéron, ­Sénèque et Philon d’Alexandrie

Sharon Weisser

H

F

© 2021, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2021/0095/284 ISBN 978-2-503-59638-9 eISBN 978-2-503-59639-6 DOI 10.1484/M.PHR-EB.5.125376 ISSN 2565-8816 eISSN 2565-9898 Printed in the EU on acid-free paper.

SOMMAIRE

Remerciements

7

Introduction

9

La controverse entre éradication et modération des passionsdans les Tusculanes de Cicéron

19

La controverse chez Sénèque

183

Philon d’Alexandrie sur la modération et l’éradication des passions

265

Conclusion

369

Epilogue

377

Bibliographie

381

Index locorum

415

Table des matières

425

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier de tout cœur  mes professeurs, mes collègues, mes amis, ma famille. Leur aide et soutien furent des plus précieux. Un merci tout particulier à Carlos Lévy, Dania Sisso, Guy Stroumsa, Maren Niehoff, Philippe Hoffmann, Ron Naiweld, Sabrina Inowlocki et Stéphanie Weisser. Merci également à mon assistant de recherche, Itamar Levin. Finalement, je tiens à remercier Gretchen Reydams-Schils, pour son infinie patience, sa bienveillance et pour sa lecture minutieuse du manuscrit. A mon père, Marc Weisser, qui m’a donné le goût du questionnement.

INTRODUCTION

La question des passions ou des émotions1 est une thématique qui a fait l’objet d’abondants travaux ces dernières années au sein de nombreuses disciplines allant de la philosophie à la psychologie en passant par les sciences cognitives, la littérature ou encore les sciences sociales. La philosophie antique n’a pas échappé à cette tendance. Faisant sans doute écho à l’attention portée à cette thématique dans le domaine de la philosophie de l’esprit dès le début du vingtième siècle, la question des émotions ou des passions est devenue un sujet privilégié de recherche en philosophique grecque. Ceci s’applique non seulement à la pensée de Platon et d’Aristote mais également à la philosophie hellénistique. En effet, depuis que cette dernière n’est plus considérée comme le « parent pauvre » de la philosophie classique, de nombreuses études ont eu pour objectif d’en éclairer les divers aspects. Ces études ont en général pour objectif de reconstituer la doctrine des fondateurs des écoles de philosophie hellénistique à travers la collecte et l’analyse de fragments conservés par leurs disciples éloignés, par leurs contempteurs plus tardifs ou par les doxographes. Parmi ces études, d’importantes contributions à la thématique des émotions (pathē) ont vu le jour ces dernières années, et plus particulièrement dans le stoïcisme. Sans dresser ici un inventaire complet, il convient de mentionner parmi les monographies, soit en1 Dans cette étude, et conformément à la tradition francophone, j’ai décidé de traduire le terme pathos par ‘passion’. Certes, selon le contexte et la doctrine philosophique dans lesquels ce terme émerge, des traductions différentes (comme ‘émotion’, ‘affection’ voire ‘sentiment’) semblent parfois convenir également. Le terme français de ‘passion’ est pris dans cette étude dans son sens le plus neutre possible. Je renvoie à la discussion de Fitzgerald dans l’introduction de Passions and Moral Progress in Greco-Roman Thought, p. 2-5 ou d’Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, p. 103-105.

Eradication ou modération des passions

tièrement consacrées à la question des passions, soit qui leur confèrent une place centrale, par ordre chronologique d’apparition, les études d’Inwood, Annas, Nussbaum, Knuuttila, Brennan, Konstan, Graver2, ainsi que les volumes collectifs tels Passions and Perceptions (édités par Brunschwig et al.), Les passions antiques et médiévales (édité par Besnier), Passions and Moral Progress in Greco-Roman Thought (édité par Fitzgerald) ou encore The Emotions in Hellenistic Philosophy (édités par Sihvola et al.). Ces travaux, récents pour la plupart, montrent l’effervescence de cette thématique au cours de ces dernières décennies. Les historiens de la philosophie antique s’accordent sur le fait qu’il a existé dans son histoire une polémique qui opposa durablement deux approches antithétiques de la gestion des passions. Cette dispute opposa les Stoïciens aux Péripatéticiens et vit s’affronter l’aspiration à l’éradication des passions à celle de leur modération. L’analyse de cette controverse soulève de nombreuses questions : quelles sont les sources, les témoignages et les acteurs  de cette controverse ? Quelle conception des passions la polémique reflète-t-elle et autour de quelles problématiques est-elle articulée ? Quels en furent les modes d’expression et le contexte d’émergence ? Alors que l’importance de cette controverse est admise de tous, il n’existe, à ce jour, aucune monographie consacrée à cette polémique qui aborde l’ensemble de ces questions. Or, cette polémique eut un profond impact, non seulement sur la manière de penser les passions au sein des deux traditions philosophiques précitées mais également au-delà des frontières de la philosophie grecque et romaine3. Aussi, alors que la question des passions dans la pensée antique a fait et fait encore l’objet de nombreuses recherches, les études consacrées exclusivement à la dispute éradication-modération des passions sont relativement peu nombreuses4. L’article de Dillon, « Metriopatheia and Apatheia : Some Reflections on a Controversy in Later Greek Ethics », publié pour la première 2 Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism ; Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, Nussbaum, The Therapy of Desire : Theory and Practice in Hellenistic Ethics ; Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy ; Brennan, The Stoic Life : Emotions, Duties, and Fate ; Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks : Studies in Aristotle and Classical Literature ; Graver, Stoicism and Emotion. 3 Voir conclusion. 4 Il va sans dire que les nombreux travaux sur les passions dans le stoïcisme abordent l’opposition entre l’éradication et la modération, sous des angles différents et avec plus ou moins d’attention. Ces études ne peuvent toutefois être considérées comme consacrées à la controverse.

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Introduction

fois en 1983, constitue l’article de référence sur le sujet. Dillon soutient que les deux vues antithétiques sur la gestion des passions trouvent leur origine au sein même des écrits de Platon. Alors que certains dialogues prônent l’éradication totale des passions (comme le Phédon et le Théétète), d’autres, comme la République, le Timée, ou encore le Politique, proposent une vue plus conciliante à leur égard et présentent le contrôle de la partie passionnée de l’âme par la raison. Selon Dillon, le cœur de la controverse tient dans deux conceptions antithétiques de la structure de l’âme humaine. Tandis que d’une conception unitaire de l’âme provient l’éradication des passions (l’âme unitaire ne pouvant être à la fois raison et passion), la modération quant à elle découle de la conception d’une âme composée, comprenant un élément irrationnel qui ne peut être éradiqué. Dillon n’est pas le seul à lier la controverse entre éradication des passions stoïcienne et modération péripatéticienne à la question de la structure de l’âme humaine. Dans son article consacré à l’histoire de l’apatheia, « Apatheia ancienne, apatheia chrétienne », publié en 1994, Spanneut consacre quelques pages à la dispute apatheia-metriopatheia. Il considère l’apatheia comme la conséquence nécessaire de la conception stoïcienne d’une âme intégralement raisonnable tout en l’ancrant dans son opposition foncière à la modération prônée par Aristote et Platon. Aussi, écrit-il, « les péripatéticiens après Platon, considèrent la source des pathè comme des capacités normales, naturellement indépendantes du logos, mais vouées à le servir. Leur tâche est donc d’équilibrer et soutenir les passions pour les exploiter. Détruire, dit le Portique, cultiver, dit l’Académie5 ». Dans Emotions and Peace of Mind, from Stoic Agitation to Christian Temptation, consacrée à l’étude de la théorie et de la thérapie stoïcienne des passions ainsi qu’à leurs déclinaisons chez certains penseurs juifs (principalement Philon d’Alexandrie) et chrétiens, Richard Sorabji consacre à la polémique deux chapitres importants. Le premier, intitulé « The Case for and against Eradication of Emotion » constitue une réflexion sur la valeur et le bien-fondé de l’idéal de l’absence de passions, que le savant soumet à une série d’objections aussi bien anciennes que contemporaines. Le deuxième, « The Traditions of Moderation and Eradication », trace un vaste inventaire des diverses positions adoptées au fil de l’histoire de la philosophie, depuis les farouches promoteurs de la metriopatheia (de Crantor aux moyens-platoniciens), jusqu’aux Spanneut, « Apatheia ancienne, apatheia chrétienne », p. 4663.

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Eradication ou modération des passions

adeptes de la conciliation des deux degrés de gestion des passions (les néoplatoniciens, Philon et Maïmonide), en passant par les Stoïciens, les Pyrrhoniens et sans oublier les oscillations de Plutarque ou d’Apulée. Selon lui, la doctrine aristotélicienne de la μεσότης serait à la fois témoin et partie prenante d’un débat existant déjà du temps d’Aristote entre des « pré-stoïciens », défenseurs de l’idéal de l’apatheia (soit Speusippe, soit Antisthène) et les avocats d’une certaine modération des passions. En outre, il associe cette polémique aux alternatives dans la gestion des passions déjà présentes au sein des dialogues de Platon. Aussi, l’adoption de la modération ou de l’éradication ne serait qu’une question d’emphase accordée à tel ou tel dialogue. Ces analyses constituent une base importante de la recherche sur cette controverse mais ce bref aperçu montre d’emblée certains écueils auxquelles elles s’achoppent. Ces études proposent une analyse conceptuelle de la dispute. Il s’agit de déterminer la logique interne du discours et de vérifier la validité des arguments présentés. Pour ce faire, soit l’approche synchronique des diverses sources est favorisée, soit l’attention se porte principalement sur des sources plus tardives dont on extrait les articulations majeures. Ainsi, Dillon se fonde principalement sur le traité De la vertu éthique de Plutarque et Sorabji n’hésite pas à utiliser de manière synchronique l’ensemble des sources et à soumettre l’analyse stoïcienne des passions à la critique moderne. L’accent sur le cadre conceptuel favorise donc une présentation monolithique des doctrines, laquelle n’accorde que peu ou pas d’attention à l’évolution historique de la polémique elle-même. Cette utilisation synoptique des sources s’inscrit dans la lignée de la démarche généralement adoptée dans les études sur la philosophie hellénistique. En effet, face à la difficulté majeure de l’absence des textes originaux des fondateurs des écoles hellénistiques, le chercheur est contraint de recourir aux fragments et aux témoignages contenus dans des textes ultérieurs. Ainsi, les études consacrées aux passions stoïciennes ont en général pour objectif de retracer la doctrine originelle de Chrysippe ou Zénon6, à l’aide des fragments ou des comptes rendus transmis par des auteurs postérieurs. L’analyse minutieuse des fragments, à laquelle s’allie la volonté de conserver la cohérence de la doctrine permet, selon cette méthode, de reconstruire des pans précieux d’une doctrine perdue. Cette méthodologie est souvent fondée sur l’idée d’un système concep6 Comme, par exemple, Frede, « The Stoic Doctrine of the Affections of the Soul » ; Brennan, « The Old Stoic Theory of Emotions » ; Irwin, « Stoic Inhumantity ».

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Introduction

tuel rigoureux, dans lequel les divers points d’une doctrine s’emboîteraient pour former un tout ordonné, et peut éventuellement s’envisager dans le sillage lointain des premières recherches sur la philosophie stoïcienne telles qu’elles furent entreprises par Juste Lipse7. Elle est en outre, favorisée par l’utilisation de plus en plus courante des recueils de fragments (comme celui de Von Arnim, remplacé depuis par les excellents volumes de Long et Sedley), lesquels procèdent par classification thématique du matériel. Sans disconvenir évidemment des mérites et de la valeur incontestables d’une telle méthode ou de l’inestimable outil de recherche que constituent les compilations de fragments, il convient de poser la question des limites de cette approche. Elle ne convient pas, il va sans dire, à l’étude de l’évolution d’une polémique dans la durée. Une telle méthodologie ne favorise pas la compréhension de l’évolution historique d’une controverse et des infléchissements que subit la doctrine au fil du temps et selon les contextes dialectiques au sein desquels elle est articulée. En d’autres termes, l’approche « reconstructrice » rend difficile l’accès à ce qui dépasse l’argumentation philosophique stricto sensu. L’approche synchronique laisse peu de place à la réflexion sur la fonction et la modalité de la controverse et sur la mesure dans laquelle elle a influencé la présentation des idées et des arguments. Contrairement à d’autres domaines d’études, comme par exemple l’histoire des religions où la réflexion sur le mode du discours est indissociable de celle de son contenu, la polémique en philosophie antique n’a reçu que peu d’attention8. Or, l’étude du mode de polémique est susceptible d’éclairer de nombreux aspects de la pensée antique aussi bien au niveau du contenu qu’au niveau du modus philosophandi.

Approche et méthode La démarche de cette étude se veut avant tout historique. Afin de clarifier les choix méthodologiques qui la sous-tendent, il convient de Voir Gourinat, « La disparition et la reconstruction du stoïcisme », p. 19-21. A quelques exceptions près comme, par exemple, les articles consacrés à la polémique en philosophie dans le volume édité par Declercq et al., La parole polémique (et surtout Brunschwig, « Aspects de la polémique philosophique en Grèce ancienne » et Auvray-Assayas, « La polémique dans les dialogues philosophiques de Cicéron »), ainsi que les articles du volume collectif édité par Auvray-Assayas et Delattre, Cicéron et Philodème, la polémique en philosophie et ceux du volume de Weisser et Thaler, Strategies of Polemics in Greek and Roman Philosophy. 7 8

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Eradication ou modération des passions

se référer à la distinction porposée par l’historien de la philosophie antique, Dumont, qui est particulièrement pertinente à la philosophie hellénistique et romaine9. Dans ce qu’il nomme « la méthode historique en philosophie », Dumont distingue trois niveaux de la réalité philosophique. Le premier est formé du ‘problème’, lequel énonce une interrogation philosophique générique, constante et universelle, partagée par la plupart des philosophes. Dans le cas de la présente étude, la question des passions correspond à ce premier niveau. La réflexion sur la nature, la cause ou la fonction des passions constitue en effet une question philosophique pérenne, depuis Platon et Aristote et jusqu’aux théories cognitivistes modernes, en passant par Augustin ou Descartes. Le deuxième niveau de la réalité philosophique est constitué par la ‘problématique’, ou en d’autres termes, par la manière particulière dont la question philosophique générale, à savoir le ‘problème’, est articulée. La spécificité discursive de chaque école ou courant philosophique entre alors en ligne de compte. Comme l’écrit Dumont : ce qui caractérise une école philosophique, c’est la formulation originale qu’elle donne à une question par ailleurs classique et commune à toutes les écoles. C’est la forme du questionnement qui est le propre de l’école. A ce niveau, c’est-à-dire au sein d’une école, des connexions s’établissent entre les divers modes d’interrogation constituant le style de l’école et répondant à des choix ou à des options qui lui sont propres10.

Au sein de cette recherche, la controverse entre l’éradication des passions stoïcienne et la modération péripatéticienne constitue la ‘problématique’. Elle s’articule dans un langage spécifique à chaque école qui dépend de la méthode et des doctrines élaborées par ces dernières. L’intérêt pour la ‘problématique’ nécessite tout d’abord l’analyse de la théorie des passions au sein du cadre conceptuel de l’école. Il s’agit de comprendre la manière dont le questionnement sur les passions s’inscrit au sein de la réflexion sur l’homme, la vertu, l’âme, la théorie de l’action, la conception de la vie heureuse, etc. Ensuite, puisque dans ce cas précis, la problématique est en fait une controverse, l’analyse de la rencontre, de l’entrelacement, voire de la friction entre deux modes spécifiques d’articulation de la question philosophique générale doit également être considérée. La rencontre entre deux problématiques différentes sur une 9 Dumont, « Sensation et perception dans la philosophie d’époque hellénistique et impériale ». 10 Ibid., p. 4719.

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Introduction

question philosophique commune et permanente produit une nouvelle forme de problématique, que les deux camps partagent dans une certaine mesure. Afin d’éviter d’assigner trop hâtivement aux textes fondateurs des problématiques qui leur sont en fait totalement étrangères, il faut veiller à ne pas occulter le fait que chaque époque a produit une problématique particulière, laquelle, par ailleurs, fut souvent le fruit de ces « frictions polémiques ». Le troisième niveau est celui des individualités philosophiques. En effet, il n’existe point de discours philosophique sans philosophe particulier et, comme le dit Dumont, « la philosophie et les questionnements philosophiques n’ont de réalité que par leur immanence au philosophe singulier lui-même11 ». Même si Dumont admet que l’écriture de l’histoire du philosophe est une tâche ardue, voire quasi impossible, elle ne peut toutefois être négligée, « faute de quoi on composerait une histoire de la philosophie abstraite et séparée par sa généralité même des philosophes qui l’ont bâtie ». Dans le cadre de cette étude, l’analyse du troisième niveau nécessite donc la prise en compte de la position intellectuelle du philosophe, témoin ou acteur de la controverse, et de celle de son identité philosophique. Mais il importe également de comprendre la manière selon laquelle les références à la tradition ou aux philosophes du passé alimentent un débat contemporain. En d’autres termes, il s’agit de saisir la manière dont le passé philosophique est actualisé par un auteur contemporain de la controverse. Cette tripartition de la méthode historique en philosophie établie par Dumont permet ainsi d’expliquer le but et le cadre de cette étude. En effet, pour qui s’intéresse à la controverse relative aux passions dans la perspective de l’histoire de la philosophie, l’accent doit se porter principalement sur le deuxième et le troisième niveau de la réalité philosophique, à savoir sur la ‘problématique’ et sur les ‘individualités’ philosophiques. Pour le dire autrement, l’étude de la polémique à propos des passions s’articule autour de trois objectifs majeurs. Il s’agit tout d’abord 1) de démêler les problématiques philosophiques soulevées ou relayées par la controverse à chaque époque déterminée ; 2) d’en éclairer les mécanismes et les ressorts et 3) de comprendre la manière dont les identités philosophiques sont articulées au sein de ce débat. Pour ce faire, la démarche se veut avant tout chronologique. L’enquête se concentrera sur les textes attestant de la polémique entre éradication et modération des passions. En outre, on favorisera les témoignages Ibid., p. 4721.

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Eradication ou modération des passions

complets plutôt que les fragments. Ainsi, les sources principales de cette étude sont les Tusculanes de Cicéron, qui offrent le premier témoignage complet et datable de la controverse, le De ira de Sénèque et certaines de ses Lettres à Lucilius, ainsi que les œuvres de Philon d’Alexandrie. Les sources additionnelles (comme les doxographies d’Arius Didyme ou de Diogène Laërte, les fragments de Chrysippe, de Posidonius, les textes pseudopythagoriciens, 4 Maccabées) seront amenées dans une optique de complémentarité. Ce choix est motivé par la volonté d’éviter la situation paradoxale où se trouvent parfois plongées les études de philosophie antique, lesquelles, à force d’utiliser les fragments comme matériel premier, finissent par réduire les textes et les témoignages complets dont ils sont issus à des morceaux de pensée d’un auteur disparu. Cette étude s’intéresse à ce que le texte, en tant qu’ensemble cohérent, est susceptible de révéler eu égard aux préoccupations philosophiques contemporaines, aux enjeux de la controverse et à la manière de philosopher ou de débattre. De même, en l’absence de référence explicite ou implicite dans les textes de la controverse à la philosophie de Platon, on évitera d’ancrer a priori telle ou telle formulation sur la gestion des passions au sein de ses différents dialogues. L’affiliation coutumière de l’éradication ou de la modération des passions à Platon contribue, semble-t-il, à produire une image biaisée des véritables sources, motivations et enjeux de cette controverse. On évitera également, autant que faire se peut, d’expliquer l’antérieur par le postérieur. Comme il a déjà été dit, le but de cette analyse n’est pas de reconstituer les doctrines des fondateurs des écoles de philosophie à l’aide des témoignages éparpillés dans les sources ultérieures mais de comprendre chaque témoignage dans sa linéarité, c’est-à-dire au sein de la dynamique de l’argumentation qui lui est propre. Ce principe sera spécialement appliqué à l’étude de la doctrine philosophique de Philon d’Alexandrie. Contrairement à la démarche habituelle, qui consiste à vérifier le degré d’intégration ou d’orthodoxie de Philon en la comparant à un corpus d’auteurs ultérieurs considérés comme médio-platoniciens, on tentera de comprendre la doctrine des passions de Philon telle qu’elle émerge de l’ensemble de son œuvre et, autant que faire se peut, dans le contexte philosophique qui lui est propre. Ensuite, le mode polémique ainsi que les identités présentées sur l’échiquier de la controverse seront étudiés en détail. On verra que l’assimilation si communément admise entre Platoniciens et Aristotéliciens en matière de modération des passions est en fait absente de la présentation de la dispute chez Cicéron et Sénèque. Cette question nécessitera, cela va sans dire, d’aborder celle des sources des doctrines présentées

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Introduction

ainsi que celle du degré de familiarité des auteurs étudiés avec la doctrine d’Aristote. Enfin, l’étude de la controverse ne saurait se passer de celle de son lexique. On partira du postulat que l’association de certains termes clés, tels l’apatheia ou la metriopatheia, avec un groupe philosophique déterminé ne peut être présupposée. Seule l’étude minutieuse du contexte d’émergence et de la chronologie de l’occurrence de ces termes est à même de fournir des renseignements fiables sur leur degré de technicité et sur l’identité philosophique qu’ils sont censés refléter. La formation du lexique de la dispute fournit en effet de précieux renseignements quant à son évolution. Alors qu’il est usuel, dans la recherche, d'associer ces termes aux adeptes du Portique et aux élèves d’Aristote ou de Platon respectivement, on s’apercevra rapidement qu’à l’époque étudiée, la controverse entre éradication stoïcienne et modération péripatéticienne n’est pas articulée ou désignée par les termes d’apatheia et de metriopatheia. L’étude des liens entre la consolation et la controverse au sujet des passions permettra d’observer que c’est la perméabilité entre le discours consolatoire et les discussions plus théoriques sur les passions qui a probablement favorisé la cristallisation et la diffusion de la polémique sous la bannière de ces deux termes. Afin d’éviter tout anachronisme, je m’abstiendrai donc d’utiliser les termes d’apatheia et de metriopatheia dans le cadre de ce travail afin de renvoyer à l’éradication stoïcienne et à la modération péripatéticienne. Le premier chapitre sera consacré à l’analyse de la dispute chez Cicéron. L’analyse des Tusculanes montre que la controverse à propos des passions n’est pas liée à la question de l’âme humaine (psychologie moniste versus psychologie composite) mais bien à la dispute éthique, plus fondamentale, au sujet des biens et des maux. L’analyse du témoignage de Cicéron sera également l’occasion de s’atteler à la question des différents modèles d’analyse des passions du Portique proposés par les commentateurs et de contrer l’application courante du modèle de la passion comme ‘double-jugement’ aux quatre passions cardinales. On montrera que la théorie des passions du Portique a émergé de la nécessité d’expliquer les causes des impulsions néfastes humaines au sein d’un système qui repose sur le postulat d’une nature foncièrement bonne et orientée vers son propre bien. La théorie des passions permet aux Stoïciens de rendre compte du type de mouvement qui est automatiquement et nécessairement suscité quand l’agent donne indûment ou faiblement son assentiment à une représentation concernant le bien ou le mal d’un certain objet substantif.

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Eradication ou modération des passions

La digression vers l’étude de la consolation antique résulte de la nécessité de prendre en compte la texture littéraire des Tusculanes. On montrera le lien historique fondamental qui unit en fait le discours et le débat sur les passions au genre littéraire et philosophico-rhétorique de la consolation. La mise en lumière de la réciprocité qui relie la consolation et la philosophie des passions permettra notamment d’expliquer la présence de vignettes consolatoires au sein des discussions plus théoriques sur les passions. Le deuxième chapitre, consacré à Sénèque12, mettra en lumière l’importance fondamentale qu’eut la controverse sur sa réflexion à propos des passions. Sénèque apparaît comme un farouche partisan de l’éradication des passions, dont il défend surtout le caractère réalisable. La polémique contre les avocats de la modération des passions a profondément nourri sa réflexion sur les passions et l’a conduit à réorienter et à articuler de manière particulière certains concepts clés de la doctrine stoïcienne, comme la pré-passion ou l’assentiment. Finalement, le chapitre sur Philon consistera en une large révision de ce qui est habituellement soutenu par les philoniens au sujet des passions. Malgré les apparences, la doctrine des passions de Philon n’est ni stoïcienne ni aristotélico-platonicienne. On observera que les subtils changements d’emphase et d’orientation que Philon imprime aux notions qu’il hérite des traditions philosophiques ont façonné une pensée des passions originale, structurée autour de l’idée d’un dualisme exceptionnellement radical. Cette analyse montrera que non seulement Philon occupe une place légitime au sein des études de philosophie antique mais qu’il prend également position sur des problématiques philosophiques contemporaines.

Sénèque est l’aîné de Philon que de quelques années : Philon est né aux environ de 15 av. n. è. et est décédé aux alentours de 45 alors que Sénèque est né vers 4 av. n. è. et fut contraint au suicide par l’empereur Néron, en 65. Etant donné que la différence chronologique entre ces deux auteurs est  insignifiante et qu’il convient d’envisager la polémique à propos des passions chez Sénèque dans la continuité de celle de Cicéron, j’ai opté pour une présentation suivie du « bloc » romain. 12

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PREMIER CHAPITRE LA CONTROVERSE ENTRE ÉRADICATION ET MODÉRATION DES PASSIONSDANS LES TUSCULANES DE CICÉRON

I. Bonnes et mauvaises passions Les Stoïciens prônent l’absence radicale de passions. Ils admettent cependant que le sage est pourvu de bonnes-passions, les eupatheiai. La présence des eupatheiai chez le sage n’indique-t-elle pas que les Stoïciens tolèrent en somme certaines passions, qu’ils désignent au moyen d’un terme différent ? C’est en ces termes, qu’au deuxième siècle de n. è., Plutarque soumettait la doctrine stoïcienne des passions à une vive critique : Aussi eux-mêmes (les Stoïciens), cédant d’une certaine manière à l’évidence, appellent honte, ‘pudeur’ (αἰδεῖσθαι), le plaisir, ‘joie’ (χαίρειν) et la peur, ‘prudence’ (εὐλαβείας). Personne ne dénoncerait cet euphémisme, s’ils appelaient par ces noms-ci les mêmes passions quand elles obéissent à la raison et, par ces noms-là, quand elles la combattent et lui font violence. Mais quand, confondus par les larmes, les tremblements et les changements de teinte, ils parlent de ‘morsure’ (δηγμούς) et de ‘perplexité’, au lieu de parler de tristesse et de peur et appellent le désir du petit nom de ‘zèle’, ils semblent façonner, à partir des mots, des faux-fuyants et des échappatoires aux réalités, dignes de sophistes et non de philosophes. Pourtant lorsqu’ils nomment ces ‘joies’, ces ‘volontés’ et ces ‘prudences’ ‘bonnes-passions’ (εὐπαθείας) et non pas ‘absence de passion’ (ἀπαθείας), ils usent alors des mots correctement. La bonne-passion émerge non pas quand la raison extirpe la passion, mais quand elle la gouverne et l’ordonne chez les hommes tempérants. (De virt. mor. 449A-B)

Plutarque s’indigne du subterfuge des philosophes stoïciens qui nomment un même phénomène psychique tantôt crainte (φόβος) tantôt prudence (εὐλαβεία), ou un autre, tantôt plaisir (ἡδονή), tantôt joie

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(χαρά), excluant ce faisant les premiers de la vie morale tout en acceptant les seconds. Pour Plutarque, ces distinctions ne sont guère plus que des jeux de mots, indignes de philosophes. Dans la deuxième partie de sa critique, il estime que le concept de bonne-passion (eupatheia) a toutefois le mérite de présupposer la présence de passions dans l’âme du sage et d’invalider de ce fait la prétention à l’éradication des passions. Sous la plume de Plutarque, l’eupatheia stoïcienne devient l’imposition d’un ordre et d’une limite aux passions par la raison. Ainsi, en bon polémiste, Plutarque réduit non seulement la différence entre pathos et eupatheia à une simple distinction sémantique mais il parvient également à rallier les Stoïciens à son point de vue, en les présentant comme adoptant, à leur insu, l’idée de passions ordonnées et mesurées. Plutarque ne fut pas le seul auteur dans l’Antiquité à attaquer l’absence de passions stoïcienne par le prisme des bonnes-passions. Aussi, le « Cicéron chrétien », Lactance, écrivait dans ses Institutions Divines : C’est ainsi qu’ils n’arrachent pas (tollant) [ces passions] qu’ils estiment devoir être arrachées mais les modèrent. Ils ne font que changer les noms, les choses, elles, restent les mêmes. En cela donc, ils en arrivent à leur insu là où les Péripatéticiens aboutissent par leur raisonnement. (VI, 15.16-171)

Comme le montrent ces textes, la notion d’eupatheia joue un rôle décisif dans la critique de l’éradication des passions du Portique. Il est intéressant de noter que la présentation moderne de la controverse accorde un rôle similaire à l’eupatheia. Dans « Metriopatheia and Apatheia : Some Reflections on a Controversy in Later Greek Ethics », Dillon entreprend d’élucider les origines et les causes de la controverse entre modération et éradication des passions. Selon lui, le fait que les Stoïciens attribuent des eupatheiai au sage montre qu’ils ne prônent pas l’insensibilité totale mais bien une gestion des passions qui correspond, in fine, à la position aristotélicienne. Aussi, puisque, selon lui, l’expérience affective du sage stoïcien est de facto similaire à celle du sage aristotélicien, ce ne fut pas la distance entre les deux écoles qui engendra la polémique mais bien au contraire la trop grande proximité. Dillon suggère que le platonicien Antiochus d’Ascalon, qui nourrissait une profonde sympathie pour la doctrine stoïcienne, ait pu tracer une équation entre la modération aristotélicienne et l’eupatheia stoïcienne. Par la suite, les Pla On trouve une critique similaire chez Clément d’Alexandrie, Strom. II, 7, 32-33 ; voir aussi Gal. PHP IV, 7, 28. 1

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toniciens en virent à critiquer une insensibilité radicale, laquelle ne fut en réalité jamais prônée par le Portique. Selon lui, le nœud névralgique de la controverse touche à la différence entre l’âme unitaire du Portique et à l’âme composée des Platoniciens. Dans le corps de cette étude, je m’attacherai à chacun des points soulevés dans cet article étant donné qu’il a orienté de façon durable la façon dont les tenants et aboutissants de cette controverse sont conçus. On verra tout d’abord qu’il est erroné de considérer l’eupatheia comme une passion modérée, qu’Antiochus n’a sans doute pas assimilé l’eupatheia stoïcienne à la modération péripatéticienne et que la dispute du temps de Cicéron n’est pas articulée autour de deux conceptions antithétiques de l’âme. La question des eupatheiai, qui joue un rôle important dans la présentation ancienne et moderne de la dispute, va servir de fil conducteur à la première partie de ce chapitre. Avant de vérifier le bien-fondé de la critique de Plutarque, quelques remarques sur la nécessité de faire débuter cette analyse par les Tusculanes sont de mise. Comme ma démarche ne consiste pas à enraciner le débat entre éradication et modération des passions à Platon et Aristote, si cela n’est pas explicitement requis par les textes, ni à reconstituer l’histoire de la controverse à partir des doxographies ou des compilations de fragments collectés à partir des sources éparses, les Tusculanes s’imposent comme le point de départ naturel de cette étude. En effet, ces dernières offrent l’exposé continu le plus ancien sur la théorie stoïcienne des passions2 en même temps que le premier témoignage précis sur la controverse entre les Stoïciens et les Péripa La rédaction des Tusculanes, composées durant l’été ou l’automne de 45 av. n. è., précède d’au moins une dizaine d’années l’Epitomé de l’éthique stoïcienne transmis par Stobée. De nombreux savants accordent la paternité de cette doxographie au philosophe de cour et conseiller d’Auguste, Arius Didyme (voir Pomeroy, Arius Didymus, Epitome of Stoic Ethics, p. 1-4 ; Fortenbaugh, On Stoic and Peripatetic Ethics, p. 6 ; Long, « Arius Didymus and the Exposition of Stoic Ethics », (dans Stoic Studies) p. 107-110 ; Viano, « L’Epitomê de l’éthique stoïcienne d’Arius Didyme » et Ham, « The Ethical Doxography of Arius Didymus », p. 2975-2979). L’activité philosophique d’Arius se situe aux alentours de l’année 30 av. n. è. (Ham, op. cit., p. 3035 et suiv.). Par contre, à l’évidence, les différentes couches de la doxographie sont bien plus difficilement datables. Bien que ce texte soit souvent employé comme source d’information sur le stoïcisme chrysippéen, selon Hahm (op.  cit., p.  2981), les doxographies attribuées à Arius, aussi bien la stoïcienne que la péripatéticienne, reflètent l’enseignement des écoles durant la première moitié du premier siècle av. n. è. Sur le rôle d’Arius dans l’organisation, le maniement et le choix du matériel doxographique, voir Khan, « Arius as a Doxographer », p. 3-13. Il faut également signaler l’opuscule bien moins instructif de Ps.-Andronicus, Peri pathōn, qui date probablement du premier siècle av. n. è. et qui pourrait donc être contemporain de Cicéron ; voir Glibert-Thirry, Pseudo-Andronicus de Rhodes, Peri pathōn, p. 1-34. 2

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téticiens au sujet des passions humaines3. Aussi, les Tusculanes représentent-elles un matériel de toute première importance, tant sur le plan historique que sur le plan doctrinal. Les Tusculanes ont fait couler beaucoup d’encre. Longtemps considérées comme un ouvrage de peu de valeur, comme une pâle copie d’un dialogue socratique grevée d’indigence littéraire et philosophique, la seule valeur qui leur était accordée était documentaire : on y a « déterré » Posidonius, Chrysippe, Crantor et bien d’autres encore, favorisant ainsi la réduction de l’œuvre à un simple collage de doctrines diverses. Il faut cependant noter les tentatives récentes de réhabilitation des Tusculanes, soit par la mise en évidence de leur importance au sein de l’œuvre philosophique de Cicéron, soit par la mise en lumière de leur objectif. Ainsi, par exemple, Gildenhard propose-t-il une lecture politique des Tusculanes, en y révélant une critique politique latente de la dictature de César4 tandis que Lévy insiste sur l’importance de ce traité au sein du projet philosophique de Cicéron, montrant son lien étroit avec les problématiques soulevées dans les Académiques et dans le De finibus5. En ce qui concerne la forme et l’esprit de l’ouvrage, Cicéron s’affiche sans ambages comme héritier de Socrate : voici comment cela se passait. Lorsque mon auditeur avait formulé son opinion, je formulais ensuite la thèse opposée (contra dicerem). Ceci est, comme tu le sais, l’ancienne méthode de Socrate, [laquelle consiste] à discuter contre l’opinion adverse. En effet Socrate estimait qu’ainsi, on pouvait trouver plus facilement ce qui ressemble le plus à la vérité (quid veri simillimum esset6). (Tusc. I, 8) 3 Sur la qualité du témoignage cicéronien voir Lévy, « Chrysippe dans les Tusculanes » p. 131 ; Tieleman, Chrysippus’ On Affections, p. 289 et 303. Pourtant, les études sur la théorie stoïcienne des passions ou sur la controverse entre l’éradication et la modération ont tendance à n’accorder que peu de poids au témoignage cicéronien. Ainsi, à titre d’exemple, dans le chapitre consacré aux passions stoïciennes au sein du The Hellenistic Philosophers de Long et Sedley (LS 65), les Tusculanes ne sont pas utilisées alors qu’à titre de comparaison, les Stoicorum Veterum Fragmenta de Von Arnim leur octroyaient une place prépondérante (comme l’a déjà remarqué Lévy, « Chrysippe dans les Tusculanes », p. 131). De même les études de Gill (The Structured Self, surtout p. 207-290), Sorabji (Emotions and Peace of Mind) et Nussbaum (The Therapy of Desire), ne traitent de Cicéron que de manière périphérique. 4 Gildenhard, Paideia Romana. 5 Lévy, Cicero Academicus, p. 445-452. 6 Néanmoins, en Tusc. II, 9, Cicéron associe la méthode in contrarias partis disserendi à Aristote et à l’Académie. En outre, malgré leur titre, les Tusculanae Disputationes ne constituent pas l’exercice scolaire de disputatio in utramque partem mais bien

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La double affiliation à Socrate, par la forme, le dialogue, et par la méthode, s’explique à la lumière de l’appartenance de Cicéron à l’Académie sceptique laquelle, depuis qu’Arcésilas avait rompu avec le dogmatisme de l’Ancienne Académie, se considérait comme l’authentique dépositaire du scepticisme socratique. Les Tusculanes sont une série de discussions entre Cicéron et un interlocuteur anonyme, qui ne semble jouer dans le dialogue qu’un rôle limité7. Ses interventions se réduisent dans la plupart des cas à une objection, une question ou un petit argument, toujours dans la plus grande brevitas. Invité par Cicéron à proposer un sujet de discussion, il admet, au début du troisième livre, qu’il lui semble que le sage est sujet à la tristesse (III, 7). De même, au début du quatrième livre, à nouveau convié par Cicéron, il déclare qu’il est impossible que le sage soit affranchi de toute passion (IV, 8). Les réponses de Cicéron, forment, elles, de longs exposés. Au troisième et quatrième livre, la disputatio de Cicéron prend la forme d’un discours sur la théorie stoïcienne des passions, d’une richesse dialectique et oratoire évidente. Pourtant, il ne s’agit pas d’un exposé statique au sein duquel Cicéron se contenterait d’exposer le caractère vraisemblable de la théorie stoïcienne en utilisant seulement le stoïcisme. Le traitement de Cicéron est dynamique et essentiellement dialectique. Le bien-fondé de l’absence de passions stoïcienne est amené par étapes, au cours desquelles Cicéron aborde les techniques consolatoires des différentes écoles de philosophie ou encore, oppose l’éradication stoïcienne à la modération des Péripatéticiens, dans un régime discursif qui ne fait pas de la dialectique la seule arme philosophique. Celle-ci est toujours en effet secondée par l’art oratoire. A l’instar des nombreux exposés des doctrines des écoles hellénistiques qui alimentent l’écriture philosophique de Cicéron, les troisième et quatrième livres des Tusculanes s’inscrivent au sein du vaste projet de Cicéron d’introduire la philosophie grecque à Rome. Or, et ceci est sans doute une évidence, Cicéron n’est pas un historien de la philosophie. L’exposé de la dispute entre les Stoïciens et les Péripatéticiens au sujet des passions n’est pas le fruit d’une enquête sur son origine et développement. L’exposé synthétique de doctrines issues de différents penseurs souvent géographiquement et chronologiquement éloignés, fait émerger des dissensions et des problématiques qui n’étaient pas nécessairement la réplique de la pratique académicienne de contra thesim disputare, comme le signale d’ailleurs Cicéron en Tusc. II, 9. 7 Pour une réévaluation du dialogue cicéronien voir Schofield, « Ciceronian Dialogue » et aussi Douglas, « Form and Content in the Tusculan Disputations ».

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présentes dans le matériau original ou, tout au moins, leur confère des emphases différentes. La démarche même de Cicéron pose donc des limites évidentes à toute tentative de reconstruire, à travers lui, l’historicité de la controverse. C’est pourquoi, et il est nécessaire d’insister sur ce point tant cette approche s’inscrit à contre-courant de la méthode « reconstructive » en philosophie antique, je n’ai pas l’intention d’utiliser Cicéron pour combler le vide laissé par la disparition des œuvres des premiers scholarques du Portique ou des successeurs d’Aristote. Il ne s’agit donc pas de tenter d’élucider l’origine et les étapes antérieures de la controverse entre éradication et modération des passions. L’objet de cette analyse est la présentation cicéronienne des enjeux philosophiques et des identités à l’œuvre au sein de cette controverse. Aussi, je ne chercherai pas à corriger l’exposé cicéronien par le recours à d’autres sources, pas plus que je n’assignerai à un prétendu manque de sophistication philosophique les difficultés d’interprétation inhérentes à certains points de doctrine. Il s’agit de comprendre la dynamique de l’exposition de la dispute. Cette démarche nécessite donc de suivre au plus près l’exposé riche et structuré de Cicéron, lequel s’inscrit, au demeurant, au sein d’un projet philosophique cohérent. Afin de répondre à la question soulevée en début de chapitre et d’éprouver les accusations d’incohérence formulées à l’encontre de la doctrine stoïcienne des passions à travers l’exploitation du concept d’eupatheia, on peut à présent se tourner vers l’exposé cicéronien des passions et des bonnes-passions dans le stoïcisme. Il convient de débuter par un passage fourni qui expose les éléments déterminants de la théorie des passions et bonnes-passions : En effet, par nature tout le monde cherche à atteindre ce qui lui apparaît être un bien et fuit le contraire. C’est pourquoi, dès que se présente l’apparence de quelque chose qui semble être un bien, la nature ellemême nous pousse à l’atteindre. Quand cela se fait avec consistance et prudence, les Stoïciens appellent une impulsion8 de ce genre ‘βούλησις’. Quant à nous, nous la nommons ‘volonté’ (volontas). Ils pensent qu’elle ne se trouve que chez le sage et la définissent en ces termes : « la volonté est ce qui souhaite quelque chose en accord avec la raison (cum ratione) ». Mais quand cette [impulsion] est stimulée contrairement à la raison et de façon impétueuse, alors c’est un désir (libido) ou une avidité débridée (cupiditas effrenata), qui se trouve chez tous les hommes or Par adptetitio Cicéron traduit ici le terme ὁρμή ; voir Luc. 24 et ND II, 58 ; Fin. III, 23. 8

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dinaires. Pareillement, en présence d’un bien, nous sommes mus d’une manière qui se trouve être double. En effet, quand notre âme9 est mue en accord avec la raison (cum ratione), avec calme et constance, ceci s’appelle de la ‘joie’ (gaudium). Mais quand notre âme exulte sottement avec effusion, c’est ce que l’on peut nommer allégresse exultante ou excessive (laetitia gestiens vel nimia). Ils la définissent ainsi : « une élévation de l’âme sans raison ». En outre, tout comme c’est naturellement que nous avons une impulsion vers le bien, de même, c’est naturellement que nous nous détournons du mal. Ce détournement (declinatio), s’il est fait raisonnablement (cum ratione), est appelé ‘prudence’ (cautio) et, selon eux, elle ne se trouve que chez le sage. Mais si ce détournement s’effectue de manière contraire à la raison et par une frayeur vile et faible, il est alors appelé ‘peur’ (metus). Par conséquent, la peur est la prudence qui est contraire à la raison. Cependant, le sage n’a aucune affection face à un mal présent. Chez les gens ordinaires, il s’agit de la tristesse (aegritudo). Ceux qui n’obéissent pas à la raison en sont affectés dans les maux d’opinion et ils abaissent et contractent leur âme. C’est pourquoi, la première définition de la tristesse est la suivante : une contraction (contractio) de l’âme opposée à la raison. Ainsi, il existe quatre passions (pertubationes) et trois bonnes-passions (constantiae10) puisqu’il n’y a pas de bonne-passion qui correspond à la tristesse. (Tusc. IV, 12-14)

Cicéron présente dans ce texte trois eupatheiai et quatre pathē. Comme l’indique la répétition de l’expression cum ratione, qui ponctue chaque définition des trois eupatheiai, c’est le caractère raisonnable de l’impulsion qui détermine l’eupatheia. A l’inverse, la passion est un mouvement désordonné et contraire à la raison. Les eupatheiai ne se trouvent que chez le sage et sont au nombre de trois : la volonté, la joie et la prudence. Les passions sont quant à elles le lot des gens ordinaires, 9 Il existe une tradition persistante dans le monde anglo-saxon de traduire le terme animus par « mind », terme bien moins connoté que son équivalent français ‘esprit’. Alors que Cicéron utilise en général le terme animus afin de rendre le concept stoïcien de ἡγεμονικόν, à savoir la partie régente de l’âme, source de l’ensemble de nos états mentaux, il l’utilise également pour se référer à l’âme composite de Platon ou Pythagore, et ce au sein même des Tusculanes (Tusc. IV, 10 ; Acad. I, 39 ; De rep. VI, 27-28). Afin de garder la malléabilité du terme animus, qui permet de passer aisément d’un modèle psychologique à un autre, j’ai décidé de le traduire par ‘âme’. 10 Pour simplifier la clarté de l’exposé, j’ai opté pour une traduction de constantia par la traduction littérale de son équivalent grec, à savoir eupatheia. On notera toutefois que le terme latin occulte l’aspect « affectif » du terme eu-patheia. En choisissant de traduire eupatheia par constantia, Cicéron opte pour une notion qui implique un aspect de continuité, de permanence et de conséquence. C’est ce même terme que Cicéron utilise d’ailleurs dans un tout autre sens, au sein même des Tusculanes (V, 31), pour évoquer la cohérence (constantia) des doctrines philosophiques.

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des stulti (c’est-à-dire les φαῦλοι, terme par lequel les Stoïciens se réfèrent à l’ensemble des non-sages). Elles sont au nombre de quatre et comprennent le désir, le plaisir11, la peur et finalement la tristesse, vis-à-vis de laquelle il n’existe pas d’eupatheia. Selon cet exposé, passions et bonnes-passions se rapportent à l’apparence d’un bien ou d’un mal, présent ou futur (à l’exception du mal présent pour lequel il n’y a pas de réaction affective rationnelle)12. On peut donc proposer le schéma suivant : pathē (agent non-sage) Bien

Mal

Présent

plaisir (laetitia / ἡδονή)

tristesse (aegritudo / λύπη)

Futur

désir (libido / ἐπιθυμία)

peur (metus / φόβος)

eupatheiai (agent sage) Présent

joie (gaudium / χαρά)

––

Futur

volonté (voluntas / βούλησις)

prudence (cautio / εὐλάβεια)

Ou, pour présenter passions et bonnes-passions dans un tableau commun : Bien Présent Futur

pathos

Mal

eupatheia

pathos

eupatheia

Plaisir

Joie

Tristesse

X

Désir

Volonté

Peur

Prudence

Pour les Stoïciens, ces sept éléments déterminent en fait l’ensemble des phénomènes affectifs humains. Afin d’avoir une bonne intelligence de la portée de ce schéma, il faut noter que chaque passion ou chaque bonne-passion qui y figure englobe un grand nombre de cas particuliers. Les passions comme la pitié, l’envie, l’angoisse, la honte, la rancune, la colère, sont chacune une déclinaison particulière d’une passion générique. Sur quatre longs paragraphes (IV, 16-22), Cicéron reproduit non

11 Cicéron utilise ici l’expression « allégresse débordante » (laetitia gestiens) – par laquelle il traduit en fait ἡδονή, le plaisir ; voir Fin. III, 35. 12 Selon Tieleman (Chrysippus’ On Affections, p. 288), cet extrait fait partie d’un passage s’étendant des paragraphes 11 à 33 du quatrième livre, qui serait un résumé du Peri pathōn de Chrysippe.

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seulement la classification des passions mais il consigne également les définitions particulières des passions spécifiques : L’envie (invidentia), disent-ils, est la tristesse ressentie à cause du succès d’autrui et qui ne cause pas de tort à celui qui envie. […] La convoitise (obtrectatio), par quoi je traduis le mot ζηλοτυπία, est le chagrin issu du fait qu’un autre possède justement ce que l’on désire soi-même. La pitié (misericordia) est la tristesse qui vient du malheur d’une autre personne qui souffre d’une injustice (en effet, personne ne s’émeut en son cœur du supplice d’un parricide ou d’un traître). Ils définissent l’angoisse comme une tristesse qui oppresse ; le deuil est la tristesse causée par la mort amère d’un être qui nous fut cher ; l’affliction (maeror) est la tristesse accompagnée de pleurs. (Tusc. IV, 17-18)13

De même, d’autres sources indiquent que les trois eupatheiai génériques comportaient de nombreuses déclinaisons particulières, tels le respect ou encore la modestie14. Aussi, l’aspect élémentaire du premier schéma des passions génériques se complexifie en un « tableau périodique » des passions humaines, qui témoigne de l’appréhension systématique de l’ensemble des phénomènes affectifs humains. Il faut en effet insister sur l’aspect systématique de la doctrine stoïcienne des passions. Aucune autre école n’en a proposé une nomenclature à la fois aussi détaillée et à la fois aussi globalisante. Il existe, chez les Stoïciens, une véritable volonté de répertorier, de classer, de cataloguer l’ensemble des différentes formes du phénomène passionnel. Cicéron le rappelle d’ailleurs : les Stoïciens sont connus pour leur classement et catégorisation des différentes passions et en cela, ils se démarquent des Péripatéticiens qui « s’étendent fort sur les moyens de calmer (ad placandos) les passions, mais omettent les subtilités des divisions et des définitions » (Tusc. IV, 9). Cette analyse systématique de la passion s’inscrit dans la tendance analytique de l’école. La distribution des passions par genres et par éléments qui déterminent le genre n’est pas sans rappeler par exemple, les analyses grammaticales poussées que les Stoïciens furent 13 Voir le traitement parallèle dans l’Epitomé d’Arius (Stob. II, 7.10b-c). Ps-Andronicus mentionne vingt-six passions sous la rubrique du chagrin, treize sous celle de la peur, vingt-deux sous celle du désir et cinq sous celle plaisir (Peri pathōn, 2-5) ; voir aussi Diog. Laert. VII, 111-115. 14 Ps.-Andronicus, compte quatre sortes de volonté, trois sortes de joie, et deux formes de prudence (Peri pathōn, 6) ; voir aussi Diog. Laert. VII, 116. Notons que c’est Ps.-Andronicus qui nous fournit l’exposé le plus fourni sur les bonnes-passions, alors que l’Epitomé d’Arius Didyme se contente de les mentionner (apud Stob. II, 7.5b-c et 5g).

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les premiers à opérer sur le langage. Rappelons à ce titre que les Stoïciens étaient souvent moqués dans l’Antiquité pour la technicité de leur terminologie et leurs nombreux néologismes, conséquence directe de cette tendance à classer, à diviser et à définir15. Ce procédé révèle en outre un aspect fondamental inhérent à la doctrine stoïcienne des passions : la défense de la vie affranchie de passions s’ancre dans une étude poussée, minutieuse et d’aspiration encyclopédique, du fait passionnel. La passion comme jugement ou opinion Pour revenir au texte de Cicéron, on constate qu’il décide d’ouvrir la présentation synoptique des passions et bonnes-passions par le rappel d’un principe fondamental de la psychologie et de la théorie de l’action stoïcienne : celui d’une attirance naturelle et spontanée envers le bien et d’un rejet du mal16. Revenons sur cet élément : Par nature tout le monde cherche à atteindre ce qui lui apparaît être un bien (quae bona videntur) et fuit le contraire. C’est pourquoi, dès que se présente l’apparence (species) de quelque chose qui semble être un bien (quod bonum videatur), la nature elle-même nous pousse à l’atteindre. (Tusc. IV, 12)

A travers les expressions quod bonum videatur et species, Cicéron renvoie à ce que les Stoïciens désignent par le terme de φαντασία, c’est-à-dire la représentation17. La φαντασία concernant le bien ou le mal fait office de médiatrice entre les mouvements psychiques d’attirance ou de rejet et le stimulus extérieur qui en est la source. Les analyses théoriques sur la notion d’apparence (de représentation) soulignent en général que ce substantif, tout comme le verbe φαίνεσθαι dont il dérive, peut être entendu de deux façons différentes : dans un sens phénoménologique d’une part, et dans un sens évaluatif de l’autre18. Au sens phénoménologique, la représentation renvoie à la manière dont 15 Cicéron lui-même n’hésite pas à railler le chef de file du Portique sur ce point en Fin. III, 5 et V, 88-89. 16 On reconnaît bien entendu un héritage socratique dans l’idée d’une propension naturelle vers le bien, voir, par exemple Meno 77b-78b. 17 Même si le terme technique que Cicéron emploie généralement pour φαντασία est visum ; Luc. 25 et Acad. I, 40. 18 Ou en anglais, « judgmental ». Voir Barnes, The Presocratic Philosophers, p. 431432 ; Annas et Barnes, The Modes of Scepticism, surtout p. 22-23. Pour une critique du sens phénoménologique de l’apparence (dans le contexte de Sextus Empiricus) voir Barney, « Appearances and Impressions ».

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l’objet de l’apparence se présente « simplement » aux sens de l’agent, pour reprendre la formule de Barnes, sans impliquer un jugement évaluatif. En d’autres termes, l’agent a la représentation1 (phénoménologique) que x est y, si x se présente à la vue de l’agent comme étant y. Ainsi, la proposition : ‘Ron a une représentation1 que la tour est carrée’, signifie que la tour se présente à la vue de Ron comme étant carrée, sans pour autant impliquer que Ron adopte une quelconque forme d’opinion sur la forme de la tour. Le second sens de représentation appartient au domaine de l’opinion et de l’évaluation. L’agent a une représentation2 (évaluative) que x est y, s’il adopte une certaine forme de croyance. Par exemple, ‘Ron a une représentation2 que le soleil n’a qu’un pied de diamètre’, signifie que Ron a une forme d’engagement doxastique à propos de la taille du soleil. La φαντασία stoïcienne peut se concevoir comme étant à mi-chemin entre ces deux acceptions de l’apparence. D’une part la φαντασία n’est pas une croyance (représentation2). En effet, selon l’épistémologie stoïcienne, pour que le contenu de la représentation prenne le statut de croyance, l’implication doxastique de l’agent est nécessaire. En d’autres termes, selon les Stoïciens, Ron croit que la tour est carrée si et seulement si il a approuvé la représentation que ‘la tour est carrée’. Zénon s’était doté d’un terme technique pour renvoyer à cette action mentale d’approbation du contenu de la représentation : l’assentiment (συγκατάθεσις). L’assentiment est l’acte d’engagement mental par lequel l’agent sanctionne le contenu de sa représentation. Sans assentiment, il n’y a pas de croyance (qu’il s’agisse d’opinion ou de science). Mais la φαντασία stoïcienne n’est pas non plus purement phénoménologique. Elle ne s’envisage pas comme une affection sensorielle passive, qui rendrait uniquement compte de la manière dont nous sommes passivement frappés par les objets et qui, de surcroît, n’aurait aucune existence séparée de l’objet dont elle est issue. Depuis Zénon, les Stoïciens eurent à cœur de défendre la singularité de la φαντασία des adultes humains. Certes toute φαντασία, aussi bien humaine qu’animale, constitue une modification psychique et donc corporelle19. Celle des humains se distingue cependant par un certain degré d’articulation ou de conceptualisation. Ce statut particulier de la représentation de l’humain adulte tient à sa nature rationnelle (λογικός). Il faut faire ici une distinction importante. Quand l’homme est déterminé comme rationnel1 (λογικός), Sur les représentations chez les animaux voir Labarrière, « De la ‘nature phantastique’ des animaux chez les Stoïciens », p. 225-249. 19

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‘rationnel’ n’est pas pris dans le sens normatif d’adhésion à la rationalité qui régit le cosmos. Rationnel1 signifie que l’être humain adulte appartient à une certaine catégorie d’êtres animés dont la marque distinctive est d’être pourvus de raison. En effet, selon la physique stoïcienne, les êtres naturels se répartissent selon une échelle, dont chaque pallier est déterminé par le mode de tension de leur pneuma inné et structurel. Chaque degré tensionnel de pneuma accorde aux différents êtres certaines qualités distinctes ou certaines facultés20. Au bas de l’échelle, le pneuma présent dans les pierres ou les os par exemple (en tant que hexis) leur confère la cohésion. Le mode de tension pneumatique qui caractérise les plantes (c’est-à-dire le pneuma en tant que phusis), leur octroie les facultés de nutrition et croissance. En plus des facultés inférieures, les êtres animés sont dotés de perception sensible et d’impulsion21. En d’autres termes, les êtres animés ont, du fait de leur pneuma psychique, la faculté de mouvement ciblé. Au niveau supérieur de la hiérarchie, on compte les créatures animées rationnelles, tels les hommes, les dieux ou le monde, lesquels sont dotés de raison (logos)22. Un homme reste un animal rationnel1 (λογικός) de l’âge de sa maturité et jusqu’à sa mort et cela, indépendamment de la qualité de ses états mentaux, de sa conduite ou de ses croyances23. Comme Long l’a bien noté, le logos, qui caractérise le niveau humain de l’échelle de la nature, n’est pas une faculté qui se superposerait mécaniquement aux autres facultés que possèdent les créatures animées. Le caractère rationnel de l’âme humaine détermine en fait l’ensemble de son modus operandi et imprime foncièrement l’ensemble de ses activités, qu’il s’agisse de ses impulsions, de ses assentiments ou de ses représentations24. Les termes de ‘qualité’ (ποιότης) et ‘facultés’ (δυνάμεις) sont notamment utilisés par Jamblique (Stob. I, 49, 33-34). La question de l’authenticité et de l’adéquation de cette terminologie est sujette à débat voir : Tieleman, Chrysippus’ On Affections, p. 34-39 ; Inwood, Ethics and Human Action, p. 18-41 ; Ioppolo « Il Monismo psicologico degli Stoici antichi », p. 449-466 et Goulet-Cazé, « A propos de l’assentiment stoïcien », p. 81-89. 21 La sensation est toujours associée aux capacités de recevoir des représentations, d’assentiment (y compris d’assentiment automatique) et d’impulsion. Chaque vivant animé capable de recevoir les représentations est également capable d’impulsion ; Hierocl. El. eth. V, 48-49 et voir aussi Philon, Deus 41. 22 Voir aussi Orig. De princip. III, 1. 2-3 (LS 53A) ; Hierocl. El. eth. vi. 10-22 ; PsGal. Int. 14. 726. 7-11 (SVF II, 716) ; Philon, Deus 35-46 ; Cic. ND II, 33-34. 23 Voir également sur ce point Brennan, « The Old Stoic Theory of Emotions », p. 22-23. 24 Long « Soul and Body in Stoicism ». Contra Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, p. 24. Voir également Bénatouïl, « Qu’est-ce qu’un animal rationnel ? » et id. « Logos et scala naturae dans le stoïcisme de Zénon et Cléanthe ». 20

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Les φαντασίαι des humains adultes sont rationnelles (φαντασίαι λογικαί), ce qui signifie qu’elles sont, ou du moins peuvent être, articulées par le langage. Toute représentation d’un être rationnel (λογικός) est porteuse d’un contenu propositionnel, c’est-à-dire, elle est un lekton, un ‘dicible’25. La question de la nature du lekton et de son statut d’incorporel « subsistant selon la représentation rationnelle » a soulevé de nombreuses questions liées à l’épistémologie et à l’ontologie stoïcienne26. Il n’y a pas lieu d’entrer ici au cœur de ces débats. Il suffit de souligner que la phantasia humaine est potentiellement ou effectivement « discursivement élaborée », pour reprendre l’expression d’Imbert27, et que, par conséquent, elle n’est pas conçue comme purement phénoménologique. La question qui se pose désormais est de savoir si Cicéron a raison d’affirmer que l’apparence de x comme bien ou mal suffit à provoquer une réaction affective (soit de pathos soit d’eupatheia). Il semble curieux en effet que la proposition ‘x est un bien’ suffise à provoquer chez son agent un mouvement rationnel ou irrationnel de l’âme, sans que ce dernier n’ait, d’une certaine manière, validé ou approuvé son contenu. Comme on vient de l’indiquer, selon l’épistémologie stoïcienne que Cicéron connaît bien, la croyance implique la sanction du contenu propositionnel véhiculée par la φαντασία, à savoir, l’assentiment. Il est étonnant que l’assentiment ne soit mentionné qu’à une seule reprise dans le traitement des passions et bonnes-passions des Tusculanes : Mais ils supposent que toutes les passions adviennent par jugement (iudicio) et opinion (opinione) […] Quant à l’opinion que nous avons incluse dans l’ensemble des définitions mentionnées ci-dessus, ils veulent qu’il s’agisse d’un faible assentiment (inbecillam adsensionem). (Tusc. IV, 14-15)

Sext. Emp. Adv. Math. VIII, 70 et Diog. Laert. VII, 51. La plupart des savants s’accordent sur le contenu dicible ou propositionnel de la représentation. Sorabji, « Perceptual Content in the Stoics » distingue entre ‘verbalisé’ et ‘verbalisable’ et opte pour le second sens. Ioppolo (« Presentation and Assent : a Physical and Cognitive Problem in Early Stoicism ») attribue un degré minimal de conceptualisation à la représentation stoïcienne en tant que νόησις, mais sans nécessairement impliquer qu’elle soit exprimée par une proposition. Annas (Hellenistic Philosophy of Mind, p. 78) insiste quant à elle sur le fait que cette élaboration discursive n’est pas forcément consciente. 26 Sext. Emp.  Adv.  Math. VIII, 70  = LS 33C ; Frede, « The Stoic Notion of a lekton » ; Shields, « The Stoic lekton » ; Frede, « Stoics and Skeptics on Clear and Distinct Impressions ». 27 Imbert, « Théorie de la représentation et doctrine logique dans le stoïcisme ancien », p. 80-81. 25

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Nous reviendrons par la suite sur la notion de faiblesse de l’assentiment. Notons pour l’instant que Cicéron précise ici sa pensée : la passion implique une opinion et l’opinion est elle-même déterminée comme un type particulier d’assentiment. La passion suppose donc l’engagement doxastique de l’agent. La détermination de la passion comme un genre d’‘opinion’ ou comme un ‘jugement’ (dont l’opinion est une espèce particulière) est sans aucun doute ce qui émerge avec le plus de constance et de netteté de l’exposé de Cicéron : En effet la source de la passion réside tout entière dans l’opinion (in opinione), non seulement la source de la tristesse mais également de toutes les autres passions, lesquelles sont quatre par le genre mais nombreuses en espèces. En effet, comme chaque passion est un mouvement de l’âme dépourvu de raison, rejetant la raison ou désobéissant à la raison, et comme ce mouvement est suscité de deux manières – l’opinion du bien ou l’opinion du mal – les quatre passions sont divisées de manière égale. (Tusc. III, 24)

Cicéron le dit clairement : la passion implique une certaine forme de croyance. Plus précisément, elle nécessite l’opinion que ‘x est un bien’, ou ‘x est un mal’. L’opinion d’un mal présent produit la passion de la tristesse, celle d’un mal futur engendre le mouvement de fuite contraire à la raison qu’est la peur, et ainsi de suite pour l’opinion d’un bien présent ou futur28. L’exposé de Cicéron présente la passion comme un engagement doxastique inadéquat, dans la mesure où l’agent attribue un mauvais type de valeur (celle de bien ou de mal) à un objet ou à un événement. La doctrine des passions émerge donc comme étant étroitement liée à la question des biens et des maux. Les biens, les maux et des indifférents A l’instar de la plupart des écoles et des courants philosophiques depuis Platon, les philosophes du Portique définissent le telos comme l’atteinte du bien suprême, à savoir comme l’atteinte du bonheur. Plus précisément, les Stoïciens définissent le telos comme « obtenir le bonheur ou être heureux29 ». La marque de fabrique de l’éthique stoïcienne est sans aucun doute l’érection de la vertu comme condition nécessaire et suffisante à la vie heureuse. Seuls la vertu et ce qui participe à la ver Voir aussi Gal. PHP IV, 2.1. LS 63A = Stob. II, 7.6b avec les remarques de Brunschwig, « Sur une façon stoïcienne de ne pas être », p. 394. 28 29

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tu (comme par exemple les actions vertueuses) sont dignes d’être qualifiés de ‘bien’30. Les maux appartiennent au même domaine axiologique que les biens, puisque ce qui est contraire ou ce qui nuit à la vertu est considéré comme mal. Ainsi, les vices comme l’injustice, la lâcheté ou l’intempérance ainsi que les actions vicieuses sont des maux. Par contre, ce qui n’est ni un bien ni un mal appartient à une table de valeurs différente : celle des ‘indifférents’ (ἀδιάφορα, indifferentia). Pour un philosophe stoïcien, les indifférents sont éthiquement neutres : ils ne favorisent ni n’entravent l’acquisition de la vertu. Ce que le commun des mortels a tendance à considérer comme des biens, à l’instar de la santé, de la prospérité ou encore de la noblesse familiale, sont, pour un philosophe stoïcien, des indifférents31. De même, ce qui a priori semble faire partie des maux, tels la maladie, la pauvreté, l’exil, l’esclavage ou la perte d’un proche, sont en fait des indifférents. Puisque ces objets n’ont aucun rapport avec l’acquisition ou la perte de la vertu, et que, pour ainsi dire, ils possèdent une charge morale nulle, ils ne doivent ni être recherchés comme des biens, ni être évités comme des maux. Alors qu’Aristote et son successeur Théophraste avaient insisté sur l’impossibilité d’appeler heureux un homme subissant la torture32, pour les Stoïciens, la douleur physique, la mort d’un enfant ou même la torture n’endiguent en rien le bonheur du sage étant entendu que telles circonstances n’entretiennent aucun rapport avec le fait d’être juste, courageux ou tempérant. Comme le rappelle Cicéron, en conditionnant la vie heureuse à la seule vertu, les Stoïciens font dépendre le bonheur exclusivement de l’agent et non des circonstances extérieures sur lesquelles il n’a prise33. Dans sa discussion sur l’éthique stoïcienne du De finibus, Cicéron rappelle que la doctrine de Zénon contenait certaines nuances. Le fondateur du Portique admettait en effet une différence entre les ‘indifférents préférables’ (ou préférés, les προηγμένα) et les ‘indifférents rejetables’ (les ἀποπροηγμένα). Ainsi, il a été suffisamment établi que le seul bien est l’honestum et que le seul mal est le vice (turpe). Parmi les choses qui n’ont aucune incidence sur la vie heureuse ou malheureuse, les Stoïciens veulent toutefois qu’il y Voir par exemple, Cic. Fin. III, 26 et 29 ; Tusc. V, 21 ; Parad. 1 ; Stob. II, 7.7a-7g. Voir par exemple, Tusc. V, 29 ; Stob. II, 7.5a. 32 Ar. Eth. Nic. VII, 13, 1153b1-1153b6 – certes, ce passage soulève une question d’interprétation épineuse chez Aristote, sur laquelle nous reviendrons plus en détail. Voir aussi Tusc. V, 13-14, 24 et 80 ; Fin. III, 42. 33 Tusc. V, 29. 30 31

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ait une différence : les unes ont de la valeur (aestimabilia), d’autres sont contraires, et d’autres, encore, sont neutres. Parmi celles qui ont de la valeur, il en est certaines pour lesquelles il existe de bonnes raisons de les préférer, comme la santé, l’intégrité des sens, l’absence de douleur, l’honneur, la richesse, et les autres choses semblables. Pour d’autres cependant, il n’y a pas de bonne raison [de les préférer]. De la même façon, parmi les choses qui ne sont dignes d'aucune valeur, les unes présentent de bonnes raisons de les rejeter, comme la douleur, la maladie, la perte des sens, la pauvreté, le déshonneur et les choses semblables, alors que ce n’est pas le cas pour d’autres. C’est ce que Zénon nomme ‘προηγμένον’, et son contraire, ‘ἀποπροηγμένον’. (Fin. III, 50-5134)

Les Stoïciens reconnaissent que les ‘préférables’ rendent le chemin de la vertu plus accessible alors que les ‘rejetables’ le rendent plus ardu. Toutefois, il existe une différence fondamentale entre les indifférents préférables et la vertu qui éclaire la raison pour laquelle les indifférents n’appartiennent pas à la sphère de la moralité : seule la vertu est inconditionnellement bénéfique. Il est toujours bénéfique, dans n’importe quelles circonstances, d’agir avec justice, alors qu’il n’est pas toujours bénéfique d’être riche, d’avoir une bonne réputation ou d’être en bonne santé35. Comme le dit Chrysippe, « si vraiment je savais que c’est mon destin d’être malade maintenant, j’aurais une impulsion à l’être »36. La neutralité des indifférents ne signifie en aucune façon qu’ils ne suscitent aucune impulsion. Alors qu’un indifférent tel ‘avoir un nombre pair ou impair de cheveux’ ne déclenche pas d’impulsion, les indifférents ‘préférables’ et ‘rejetables’, eux, entraînent respectivement une impulsion et une répulsion37. La préférabilité de certains indifférents procède de leur caractère « en accord avec la nature », à savoir du fait qu’ils subsument l’ensemble des activités qui, naturellement, motivent l’être vivant – premièrement, les activités liées à la préservation de sa propre constitution et ensuite, celles qui contribuent à l’épanouissement privé et social de son existence38. Néanmoins, ‘les indifférents préférables’ ne sont pas des biens Voir aussi LS 58 ; Stob. II, 7.7g ; Cic. Acad. I, 38-39. Long et Sedley, The Hellenistic Philosophers, p. 357-359. 36 Epict. Diss. II, 6.9 = LS 58J. 37 Ce que les Stoïciens désignaient par le terme technique de ‘sélection’ (ἐκλογή) et ‘dé-sélection’ (ἀπεκλογή Stob. II, 7.7) ; les objets de l’ἐκλογή sont appelés ‘ληπτὸν’ (Stob. II, 7.5o). 38 Voir par exemple, Hierocl. El. eth. vii, 40-50 et ix, 1-9 ; Cic. Fin. III, 23, 62-66 ; Brennan, « Stoic Moral Psychology », p. 283-290. 34 35

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tout comme les ‘rejetables’ ne sont pas des maux. Par conséquent, attribuer à un indifférent la valeur de bien ou mal revient à commettre une erreur de table de valeurs. Comme l’explique Cicéron, la valeur de la vertu est une question de genre et non de magnitude39. Les indifférents préférables doivent être sélectionnés mais « ils ne concernent ni la substance ni la nature du bien » (Fin. III, 54). On comprend donc qu’aux yeux des philosophes du Portique, la sphère morale, le bien et le mal, n’a pas d’existence indépendamment des créatures rationnelles. Bon et mauvais ne peuvent être prédiqués qu’à la conduite ou à l’état d’âme de l’agent rationnel1. Comme l’a d’ailleurs souligné Long, le point névralgique de l’éthique stoïcienne est de confiner la prédication de bien et mal à la seule sphère morale40. Cet examen des biens et des maux permet de saisir la raison pour laquelle il n’existe pas d’eupatheia vis-à-vis de la passion de la tristesse. En effet, la tristesse est associée à l’opinion d’un mal présent. Or, puisque le sage se caractérise par un état d’âme vertueux ininterrompu, il ne peut y avoir, à ses yeux, aucun mal présent. En d’autres termes, jamais le sage n’assentira à la proposition que ‘ce x est un mal’. La grammaire des passions La passion est donc une opinion, un jugement évaluatif, qui concerne un bien ou un mal. Cette détermination de la passion comme équivalent à un jugement ou à une opinion reflète la définition de Chrysippe. Si l’on suit Galien et Diogène Laërce en effet, entre le fondateur du Portique et le troisième scholarque de l’école stoïcienne, la définition de la passion s’est radicalisée. Aussi, alors que Zénon définissait la passion comme un mouvement de l’âme opposé à la raison41 conséquence d’un jugement, Chrysippe quant à lui, n’hésita pas à faire équivaloir le jugement et la passion42. Tandis que Sorabji considère cette réorientation comme une modification conséquente apportée à la doctrine de Zénon dans le sens d’un intellectualisme affirmé, la plupart des savants n’y voient, à juste titre, qu’une modification mineure43. Pour Zénon, la passion est le mou Fin. III, 34 = LS 60D. Long, « The Stoic Concept of Evil », p. 329-330. 41 Tusc. IV, 11 et 47. 42 Voir Galien, PHP IV, 3.2-5 et V, 6.42 ; voir aussi PHP IV, 1.16-17 ; IV, 3.1-5 ; V, 1.5 et Diog. Laert. VII, 111. 43 Sorabji, Emotions and Peace of Mind, p. 34-36 ; contra : Inwood, Ethics and Human Action, p. 130-131. Inwood note cependant une différence d’emphase entre Zénon qui souligne l’idée d’assentiment alors que Chrysippe met l’accent sur la conjonction 39 40

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vement de l’âme qui découle d’un jugement, alors que pour Chrysippe, le mouvement irrationnel de l’âme coïncide avec le jugement. C’est principalement l’assimilation chrysippéenne entre le jugement et la passion qui est passée à la postérité comme le montre non seulement les définitions consignées par Cicéron mais également les doxographies traitant des passions stoïciennes. Toutefois, Cicéron fait également écho à la détermination zénonienne de la passion. En Tusc. IV, 15, il rappelle que les Stoïciens ne se contentaient pas de définir les passions comme des jugements et des opinions mais qu’ils considéraient également comme passion les « effets des passions » (illa quae efficiuntur perturbationibus) : Ainsi, la tristesse amène une sorte de morsure de douleur (morsum aliquem doloris) ; la peur, produit une sorte de retrait (recessum) de l’âme et de fuite, le plaisir une hilarité débordante (profusam hilaritatem) et le désir un appétit effréné (effrenatam adpetentiam). (Tusc. IV, 15)

Aussi existe-t-il certains mouvements caractéristiques de l’âme associés aux passions. Certes, dans ce passage, Cicéron propose une définition circulaire de la passion, puisque les mouvements de contraction, de retrait, etc. sont à la fois déterminés comme des passions à part entière et comme « ce qui les suit ». Une brève comparaison avec la définition des passions de Zénon, préservée par Galien, comme les ‘diminutions’ (μειώσεις), les ‘élévations’ (αἱ ἐπάρσεις), les ‘contractions’ (αἱ συστολαὶ) et les ‘expansions’ (αἱ διαχύσεις) qui « suivent les jugements » (ταῖς δόξαις ἐπιγιγνόμενα44) montre que Cicéron assimile dans ce passage la définition de Zénon à celle de Chrysippe. En définissant la passion comme une « diminution » ou une « contraction » de l’âme, Zénon met l’accent sur le type de modification physiologique qu’implique le phénomène passionnel. Pour plus de commodité, on se référera à ce pan physiologique du phénomène passionnel par l’expression de ‘sensation affective’. A ce stade, on peut déjà proposer le schéma suivant de la formation de la passion, en prenant comme cas paradigmatique le désir, c’est à dire l’opinion concernant un bien futur, à savoir, un bien en perspective.

de l’assentiment et de l’impulsion ; voir aussi Price, « Were Zeno and Chrysippus at Odds in Analyzing Emotion ? » ; Donini, « Stoic Ethics », p. 699-705 ; Gill, « Competing Readings of Stoic Emotions », p. 453-454 et Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, p. 109. 44 PHP IV, 2.4-6 et voir aussi IV, 3.2.

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Schéma A 1. Représentation que p (p = ‘x est un bien en perspective’). 2. Assentiment à la représentation. 3. opinion que ‘x est un bien en perspective’ = passion = impulsion débordante/mouvement de l’âme contraire à la raison/désir. Ce schéma relativement simple invite cependant à plusieurs remarques. Tout d’abord, selon la logique de l’exposé, la passion est une opinion, ce qui implique qu’elle est précédée d’un assentiment à une proposition. Mais la passion est, on l’a vu, également définie comme une impulsion qualifiée d’irrationnelle ou de débordante. A la différence de la croyance informative, laquelle ne débouche pas sur une impulsion, le type de jugement évaluatif impliqué dans la passion correspond donc à un mouvement psychique irrationnel, à un type d’impulsion. On reviendra sur les raisons qui font que l’assentiment donné à cette proposition engendre une impulsion. Mais avant cela, il faut s’atteler à la question de l’objet de l’impulsion. En d’autres termes, vers quelle sorte d’entité l’impulsion est-elle dirigée ? Comme l’a noté Brunschwig, l’impulsion ne se porte pas vers un objet corporel, une entité substantive, mais bien vers un prédicat, qui est un incorporel45. Brunschwig a en effet remarqué que les Stoïciens reprennent à leur compte une idée élaborée par les dialecticiens pré-stoïciens au sein de leur « grammaire du désir » selon laquelle le désir a pour objet non la chose elle-même mais bien un prédicat (κατηγόρημα). En effet, on ne désire pas l’objet substantiel ‘l’argent’ mais bien ‘avoir de l’argent’ ; on ne désire pas ‘la vertu’, laquelle est un corps, mais ‘posséder la vertu’. Selon l’ontologie stoïcienne, l’objet du désir n’est donc pas une entité corporelle mais bien un incorporel qui est distinct des réalités corporelles auxquelles il est associé. Toujours selon Brunschwig, c’est de cette adoption dont témoigne Cicéron quand il écrit que le désir (libido) a pour objet « ces choses qui sont dites à propos d’une certaine chose ou de certaines choses et que les dialecticiens appellent κατηγορήματα, comme ‘avoir des richesses’ ou ‘recevoir des honneurs’ »46. On doit donc opérer une distinction entre d’une part, Brunschwig, « Sur une façon stoïcienne de ne pas être ». Tusc. IV, 21. La distinction qu’opère Cicéron dans ce même passage entre le désir (libido) et le besoin (indigentia) qui lui est dirigé vers les choses elles-mêmes, comme l’honneur ou l’argent, pose problème. En effet, quelques lignes auparavant, Cicéron a défini le besoin comme une espèce du désir, et donc, logiquement, il devrait être dirigé vers un prédicat et non vers la chose elle-même. Cette discordance montre que l’indigentia n’est pas une passion pour Graver (Cicero, On the Emotions, p. 147) et pour Brunschwig, (« Sur une façon stoïcienne de ne pas être », p.  392) qu’il faut préférer la lecture de 45 46

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l’évaluation d’un certain objet comme bien ou mal et le prédicat, forcément incorporel, vers lequel l’impulsion qu’est le désir se dirige. Plus schématiquement, en reprenant notre agent non-vertueux : Schéma B.1. 1. Ron a la représentation que ‘l’argent est un bien’ (et il n’a pas d’argent maintenant). 2. Ron donne son assentiment à ‘l’argent est un bien’ 3. Ron a une impulsion vers ‘avoir de l’argent’. Bien entendu, on pourrait également défendre l’idée que le prédicat ‘avoir de l’argent’ est déjà contenu au sein de la représentation à laquelle l’assentiment est donné. En d’autres termes, on pourrait supposer que, en 1), Ron a une représentation hormétique. Par représentation hormétique ou impulsive (φαντασία ὁρμητική), les Stoïciens signifient qu’il s’agit d’un type de représentation qui implique l’ὁρμή (à savoir qui implique une action ou une impulsion)47. Selon ce modèle, 1) serait une proposition hormétique complète de type ‘avoir de l’argent est un bien’ à laquelle l’assentiment est donné en 2)48. C’est l’option choisie par certains commentateurs comme, par exemple, Brennan quand il détermine l’impulsion comme « un assentiment à une représentation qui attribue un certain genre de valeur à l’action potentielle envisagée par l’agent»49. Même si cela n’a pas d’incidence fondamentale pour la suite, la première option de lecture présente plusieurs avantages. Tout d’abord, elle s’ajuste mieux à la formule synthétique très fréquente chez Cicéron qui présente la passion la passion comme opinio malis ou bonis et qui manifeste clairement, à mon sens, la confusion de champ de valeurs dont se rend coupable l’agent qui considère un certain objet substantif indifférent, tels l’argent, les richesses ou la santé, comme intrinsèquement bénéfique et avantageux. Ensuite, cette lecture permet de faire le lien Giusta qui propose diligentia, même s’il admet que le sens reste néanmoins obscur. Voir également Sen. Ep. 117.11-12. 47 Inwood (Ethics and Human Actions, p. 56) caractérise la représentation hormétique comme indiquant à l’agent quelque chose « d’intérêt » ou de « pertinent ». 48 Ce qui donnerait le schéma suivant : Schéma B.2. : Ron a la représentation que p (p  = ‘avoir de l’argent est un bien’, et il n’a pas d’argent maintenant). Ron donne son assentiment à p Ron forme l’opinion que p = Ron a une impulsion vers q (q = ‘avoir de l’argent’/ un prédicat hormétique). 49 Brennan, The Stoic Life, p. 86-88.

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entre la ‘croyance dispositionnelle’ et la ‘croyance occurrente’. Brennan a déjà noté à juste titre que selon les principes de l’épistémologie stoïcienne, il n’y a guère, à proprement parler, de croyance dispositionnelle, puisque la croyance est toujours conditionnée par l’acte mental ponctuel d’assentiment50. Pourtant, il est difficile de concevoir, surtout au vu de l’accent placé sur le parallèle entre les maladies de l’âme et les passions, que les Stoïciens n’envisageaient pas que l’on puisse entretenir l’idée, de manière générale et relativement latente, que l’argent est un bien ou que la mort est un mal51. En effet, comme le rapporte Cicéron dans un passage certainement inspiré du Therapeutikon de Chrysippe, une passion répétée pour un certain objet substantif dégénère, à force de répétition, en maladie de l’âme puis en infirmité52. Ainsi, par exemple, le désir récurent d’argent aura tendance à se transformer en une incurable avarice. Or, puisque la passion s’ancre sur ce qui est considéré comme un bien ou un mal, on peut supposer que les Stoïciens estimaient que la fréquence de répétition d’une certaine passion à l’égard d’un certain objet découle elle-même d’une certaine tendance à considérer cet objet comme un bien ou un mal. En d’autres termes, la passion répétée repose sur l’« idée » latente selon laquelle certains objets substantifs constituent des biens ou des maux. Avoir une idée latente n’équivaut cependant pas à avoir une croyance (puisque la croyance nécessite l’assentiment) mais correspondrait plutôt à avoir fréquemment la φαντασία non assentie que ‘l’argent est un bien’53. On peut par conséquent supposer que l’agent stoïcien n’a pas à proprement parler de ‘croyances dispositionnelles’ mais plutôt des φαντασίαι dispositionnelles, qui elles même pourraient s’envisager comme le fruit d’une série d’assentiments antérieurs. Cette φαντασία latente pourrait correspondre au 1) du schéma B.1. Aussi peut-on envisager que la φαντασία dispositionnelle est transformée en croyance occurrente par un certain objet déclencheur (objectivement présent Ibid. p. 63-64. Brennan (ibid. p. 64) admet également que les Stoïciens reconnaissent ce que l’on peut nommer une ‘disposition à croire’ qui n’est pas une croyance dispositionnelle, mais un certain trait psychologique. Dans son analyse du « syllogisme pathétique », Graver (Stoicism on Emotions, p. 35-41) soumet également que la passion prend forme sur une croyance dispositionnelle. 52 Tusc. IV, 23. L’analogie entre les maladies du corps et de l’âme (IV, 23-33) dont on trouve le parallèle chez Galien (PHP V, 2.1-52), est en effet encadré par deux références explicites au Portique. Pour Tieleman (Chrysippus’ On Affections, p. 296-300), du paragraphe 9 à 33, Cicéron est tributaire des premier et quatrième livres du Peri pathōn de Chrysippe. 53 Long et Sedley, The Hellenistic Philosophers, vol. 1. p. 239. 50 51

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ou imaginé par l’agent). Ainsi, si Ron entretient de manière générale la représentation que l’argent est un bien, quand il croise sur son chemin un événement ou objet déclencheur, il est conduit à transformer cette φαντασία dispositionnelle en croyance occurrente, à savoir, dans le cas du désir, en opinion que l’argent est un bien. En outre, selon le principe fondamental de la psychologie de l’action que Cicéron rappelle, on l’a vu, en Tusc. IV, 12, l’apparence d’un bien (il faut comprendre l’acquièscement à ‘ce x est un bien’) suffit à provoquer une impulsion. Il n’y a donc pas de raison de supposer que l’assentiment est donné à une proposition hormétique, il suffit qu’il soit conféré à ‘ce x est un bien’. En effet, à partir du moment où un certain objet est évalué comme appartenant à la catégorie des biens, l’impulsion dirigée vers cet objet est inévitable54. Finalement, cette lecture a l’avantage de maintenir la restriction adverbiale mentionnée dans l’Epitomé d’Arius, laquelle détermine l’objet de l’impulsion comme « contenu d’une certaine manière » dans la proposition à laquelle l’assentiment est donné : En fait les assentiments sont [des assentiments] à certaines choses et les impulsions [concernent] d’autres  choses. Les assentiments [sont donnés] à certaines propositions (ἀξιώμασί τισι) alors que les impulsions sont [dirigées] vers les prédicats (ἐπὶ κατηγορήματα), qui sont contenus d’une certaine manière (τὰ περιεχόμενά πως) dans les propositions auxquelles l’assentiment est donné. (Stob. II, 7.9b)

Comme l’a déjà remarqué Brunschwig, si l’impulsion est dirigée vers un prédicat qui est identique à celui contenu dans la proposition complète à laquelle l’assentiment est donné, le prédicat est alors explicitement contenu dans la proposition et non pas ‘d’une certaine manière’55. Par contre, si l’on soumet, selon le schéma B.1., que la représentation concerne un objet substantif en 1) et 2), et que la passion permet de préciser le type de relation, c’est-à-dire le type d’impulsion, que l’on a envers cet objet substantif une fois que l’on a approuvé son caractère bon ou mauvais, le fait que le prédicat est contenu « d’une certaine manière » dans la proposition assentie prend alors tout son sens. L’impulsion dirigée vers ‘avoir de l’argent’ ou vers toute représentation hormétique qui lui est associée (comme, par exemple, ‘gagner une coquette somme’,

On développera cette idée de façon plus détaillée dans la suite de l’analyse. Voir le schéma B.2. en p. 38, n. 48. Brunschwig, « Sur une façon stoïcienne de ne pas être », p. 398 et voir aussi Inwood, Ethics and Human Action, p. 131. 54 55

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‘vendre quelque chose’), est contenue d’une certaine manière dans la proposition que ‘l’argent est un bien’, à laquelle l’agent a assenti. Une erreur de jugement ? Jusqu’à présent, on a vu que la passion est une impulsion dirigée vers un prédicat hormétique, provoquée par un jugement évaluatif. La majeure partie de la discussion de Cicéron se concentre sur les cas où l’agent attribue à un indifférent la valeur de bien ou mal. C’est donc principalement l’illégitimité du jugement évaluatif qui est singularisée comme cause des passions. Au cinquième livre des Tusculanes, Cicéron effectue d’ailleurs un raccourci entre la passion et l’erreur : Il y a une double explication à la passion : la peur et la tristesse demeurent dans l’opinion du mal, le plaisir et le désir résident dans l’erreur (errore) sur les biens. (Tusc. V, 43)

Puisque l’erreur d’attribution de valeur joue un rôle central dans la présentation de Cicéron, on pourrait être tenté de conclure que le terme ‘opinion’, présent dans les différentes définitions de la passion, correspond à ‘l’opinion erronée’, de telle sorte que l’on pourrait définir la passion comme toute erreur de jugement concernant un bien ou un mal. Alors que cette démarche interprétative est séduisante compte tenu de l’attention particulière que Cicéron porte sur l’erreur de jugement au sein des développements sur l’origine des passions, elle pose néanmoins certaines difficultés. La première est textuelle et relève de l’absence du qualificatif ‘erroné’ ou ‘incorrect’ dans les définitions de la passion que l’on trouve dans les doxographies, dans le PHP de Galien mais aussi dans les exposés synthétiques des passions de Cicéron. Qui plus est, le témoignage même de Cicéron ne permet pas de définir toute passion comme une erreur de jugement, étant donné qu’il fait explicitement mention d’un cas de jugement correct à propos d’un mal présent qui toutefois engendre une passion. En effet, dans le contexte du traitement de la méthode consolatoire de Cléanthe, Cicéron aborde le cas de figure d’un agent qui s’attriste face à un mal véritable. Tel fut Alcibiade qui éclata en sanglots en réalisant sa propre imperfection morale : « Alcibiade ne souffrait-il pas de maux et de vices de l’âme ? » (Tusc. III, 78). On reviendra plus en détail sur l’exemple d’Alcibiade lors de l’examen de la passion comme double-jugement. Pour l’instant il suffit de noter la possibilité d’une passion provoquée par l’assentiment du

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non-sage à ce qui est, selon les principes mêmes de l’éthique stoïcienne, un mal véritable. On pourrait soulever ici une objection selon laquelle la croyance correcte du non-sage n’appartient pas au registre de l’opinion et que, à ce titre, elle ne relève pas du domaine des passions. Selon cette lecture, l’assentiment (non-faible) à une catalepse, à savoir à une proposition vraie, qui reflète la structure rationnelle de la réalité, ne constitue pas une opinion mais bien une κατάληψις, c’est-à-dire une appréhension56. Cet argument s’appuie sur une ligne d’interprétation de l’épistémologie stoïcienne qui suppose l’existence d’un degré épistémique entre l’ignorance (l’opinion) et la sagesse57 – étape intermédiaire généralement identifiée comme étant celle de la κατάληψις58. Pourtant Cicéron lui-même, au sein de ses analyses de l’épistémologie stoïcienne, atteste la position selon laquelle les états épistémiques qui ne relèvent pas de la science, à savoir qui ne découlent pas du type précis d’assentiment qu’a le sage face aux représentations cataleptiques, appartiennent à la catégorie de l’ignorance et peuvent être englobés sous le terme de doxa59. Je me rallie donc ici à la lecture défendue notamment par Meinwald, Brennan, Lévy, Goulet-Cazé et d’autres encore60, qui soulignent que l’épistémologie stoïcienne envisage uniquement deux états épistémiques : a) celui des non-sages, déterminé par la doxa (correcte ou incorrecte), et b) celui des sages, déterminé par la science. Cette lecture permet ainsi de comprendre pourquoi non seulement Cicéron mais également les doxographes de l’éthique stoïcienne n’apposent pas le qualificatif de ‘erroné’ ou ‘faux’ au terme doxa au sein des définitions classiques de la passion. L’opinion englobe en effet l’ensemble des croyances des Egalement parfois traduit par ‘cognition’ et rendu en latin par le terme comprehensio. 57 Ainsi Long et Sedley (The Hellenistic Philosophers, vol. 1, p. 258-259) estiment que les cognitions correctes des non-sages n’appartiennent pas à la catégorie de l’opinion et que le terme doxa renvoie aux croyances qui résultent de l’assentiment à ce qui n’est pas cognitif. 58 Sext. Emp. Adv. Math. VII, 153 ; voir, Annas, « Stoic Epistemology » et note précédente. 59 Voir Acad. I, 41-42, selon les lectures proposées par Meinwald, « Ignorance and Opinion in Stoic Epistemology », surtout p. 225 ; voir également Goulet-Cazé « A propos de l’assentiment stoïcien », surtout p. 193-199 et 213-217. 60 Meinwald, « Ignorance and Opinion in Stoic Epistemology » ; Brennan, The Stoic Life, p. 70-72 ; and id. « The Old Stoic Theory of Emotions », p. 27 ; Lévy, « Le concept de doxa des Stoïciens à Philon d’Alexandrie », p. 257-258 ; Goulet-Cazé, « A propos de l’assentiment stoïcien », p. 175-199 et Frede, « Stoics and Skeptics on Clear and Distinct Impressions », p. 170. 56

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non-sages et renvoie à un état cognitif toujours marqué d’imperfection, même s’il s’avère être correct. La question qui se pose dès lors est celle de ce qui distingue l’opinion correcte de la science. Comme l’ont déjà remarqué Brennan et d’autres61, la solution tient dans la notion d’assentiment. On a déjà noté qu’en Tusc. IV, 15, Cicéron explique que le terme ‘opinion’ qui apparaît dans l’ensemble des définitions de la passion équivaut à un « faible assentiment »62. Pour cerner avec plus de précision ce qu’est le faible assentiment, il est judicieux de se tourner vers l’assentiment fort, qui caractérise le sage. Le compte-rendu d’Arius enseigne que : la science est la compréhension (κατάληψιν) stable et non-susceptible d’être retournée par un argument. […]  Dans un autre sens, elle est un système de sciences techniques qui tient sa stabilité de lui-même, comme c’est le cas pour les vertus. Encore, c’est une condition réceptive des représentations, qui ne peut être retournée par un argument, et qui consiste, selon eux, dans une tension et puissance. (Stob. II, 7.5l63)

L’assentiment du sage stoïcien se caractérise donc par son ancrage au sein d’un système indémontable de savoirs, dont la cohérence absolue lui assure une stabilité et une fermeté inaltérables. L’assentiment du sage procède d’une âme structurée par une science compréhensive et irréfragable. En d’autres termes, le sage ne pourra jamais être convaincu d’assentir à ce qui ne doit pas faire l’objet d’assentiment. La référence à la tension (τόνος) renvoie à la dimension physiologique de la science – dimension qui est inséparable, comme Bénatouïl l’a bien souligné, de l’aspect cognitif et logique de la sagesse64. L’assentiment fort possède deux caractéristiques : tout d’abord, il concerne les représentations cataleptiques mais surtout, comme le texte d’Arius sus-cité l’indique, il n’est pas susceptible d’être renversé par un argument. 61 Voir, par exemple, Frede, « Stoics and Skeptics on Clear and Distinct Impressions », p. 169-170. 62 Voir aussi Stob. II, 7.10 : « A propos de toutes les passions de l’âme, puisqu’ils affirment qu’elles sont des opinions (δόξας), et que ‘opinion’ tient lieu de ‘faible supposition’ » et Sext. Emp. Adv. Math. VII, 150-152. 63 Voir aussi Diog. Laert. VI, 13 ; Plut. De comm. not. 7, 1061C. 64 En effet, dans son « Force, fermeté, froid : la dimension physique de la vertu stoïcienne », Benatouïl a montré que l’âme du sage se distingue de celles non-sage en sa physiologie même et que, eu égard à la tension structurante du pneuma psychique, l’acquisition de la sagesse équivaut à un refroidissement de l’hégémonique. Voir également Goulet-Cazé, « A propos de l’assentiment stoïcien », p. 199-204.

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A la différence de l’assentiment du sage, l’assentiment du non-sage repose sur une condition épistémique imparfaite, caractérisée par un manque de cohérence. Par conséquent l’assentiment du phaulos est toujours susceptible d’être retourné ou invalidé par un argument ou par tout autre type de manœuvre intellectuelle ou psychologique65. Les états cognitifs des non-sages relèvent tous du domaine de la doxa. Ils comprennent les assentiments faux, ou les assentiments à ce qui n’est pas évident, tout comme ceux donnés correctement, mais forcément faiblement, aux représentations cataleptiques. Selon cette lecture, la κατάληψις d’un agent non-sage se range sous la bannière de l’opinion : elle ne possède ni la stabilité ni l’invincibilité conférée par la seule cohérence infaillible de la science. Ou, comme le dit Sextus : Ce qu’ils (les Stoïciens) appellent κατάληψις ou assentiment à une représentation cataleptique, se trouve aussi bien chez le sage que chez l’homme ordinaire. Mais quand elle se déroule chez le sage, elle est science (ἐπιστήμη) et quand elle se déroule chez l’homme ordinaire c’est une opinion (δόξα). (Adv. Math. VII, 174)

Aussi, selon les principes de l’épistémologie stoïcienne, l’opinion à laquelle Cicéron se réfère dans les définitions de la passion ressortit à toute évaluation de l’agent non-sage à propos d’un bien ou d’un mal, indépendamment de sa justesse ou de sa fausseté. Faut-il dès lors entendre que chaque opinion sur un bien ou un mal, même si elle est correcte donne lieu à une impulsion excessive du fait même qu’elle n’est pas science ? A chaque fois que le non-sage adopte la proposition que la vertu en perspective est un bien ou que tel vice présent en son âme est un mal, est-il emporté par une impulsion passionnelle ? On comprend rapidement ce que ce raisonnement a d’embarrassant. Si en effet, toute évaluation, même correcte, concernant un bien ou un mal engendre une passion chez ceux qui ne possèdent pas la vertu, et qui comptent, il faut le rappeler, l’ensemble de l’humanité à quelques sages près, la plupart des hommes sont condamnés à ne nourrir envers l’atteinte de la sagesse que des impulsions débordantes, contre-nature et irrationnelles. Il n’y aurait à ce titre aucun désir sain de sagesse, aucun dessein non irrationnel d’agir avec justice ou nulle détection de nos propres maux qui ne serait à la fois un état contre nature. A la lumière de l’importance du progrès et de l’éducation morale dans le stoïcisme, cette position semble difficilement défendable. La résolution de cette difficulté doit donc prendre Je suis ici de près l’analyse de Brennan, The Stoic Life, p. 69.

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en compte le cas mentionné par Cicéron d’une évaluation correcte causant une passion tout en sauvegardant la possibilité d’un progrès moral non-passionnel et n’allant pas à l’encontre de la nature. Pour ce faire, il est nécessaire d’entreprendre l’examen du modèle de la passion comme composée de deux jugements successifs. Cet examen permettra tout d’abord de mettre en exergue la différence entre les passions se rapportant au bien et au mal présents et celles qui concernent le futur. On verra en effet que contrairement au désir et à la peur, la tristesse et le plaisir comportent une succession de deux jugements. Un passage par la genèse de la théorie des passions du Portique permettra ensuite de remonter à l’origine de cette distinction et de défendre la thèse selon laquelle la plupart des cas passionnels sont causés par un jugement illégitime. La possibilité d’un jugement correct initiant une passion ne s’applique qu’au cas de la tristesse. Le modèle du double-jugement L’examen du modèle de la passion comme succession de deux-jugements nécessite de revenir au schéma B.1. de la passion et de constater qu’il soulève une difficulté. Le découpage du mode opératoire de la passion que l’on a proposé jusqu’à présent s’applique sans difficulté à ce que Brunschwig a nommé « la grammaire du désir ». En d’autres termes, le schéma B.1. de la passion correspond de manière adéquate aux actions intentionnelles de l’agent, qui sont dirigées vers un certain état des choses dans le futur. En revanche, l’application de ce schéma au bien et mal présents soulève certaines difficultés : dans le cas de la tristesse et du plaisir, vers quel genre de prédicat se porte l’impulsion ? En d’autres termes, quand le bien ou le mal supposés sont présents, quel est l’objet de l’impulsion ? Il ne peut bien évidemment s’agir d’un prédicat « contenu d’une certaine manière » dans la proposition à laquelle l’assentiment est donné comme ‘avoir de l’argent’ lorsque l’assentiment a été donné à la proposition que ‘l’argent est un bien’. Ainsi, par exemple, si Ron acquiesce à la proposition ‘la mort est un mal’, au moment même où il apprend la mort de son enfant, il n’a pas, à l’évidence, une impulsion de fuite d’un prédicat de type ‘perdre mon enfant’. Il en est de même dans le cas du plaisir : on ne peut avoir une impulsion vers ‘avoir de l’argent’ au moment même où l’on éprouve la satisfaction d’avoir gagné une coquette somme66. Par conséquent, pour la tristesse et le plaisir, l’impul La lecture alternative, à savoir celle du schéma B.2., qui suppose que, en 1), l’agent a une représentation d’une proposition hormétique complète de type, ‘la mort de mon enfant est un mal’ ou ‘avoir de l’argent est un bien’ à laquelle il acquiesce en 2) ne résout pas le problème. 66

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sion ne se porte évidemment pas vers l’action potentielle de l’agent, vers la réalisation ou l’évitement d’un certain état des choses qui n’est pas encore présent au monde. A cet égard, il faut relever la dissemblance, déjà identifiée par Inwood, entre la dyade de passions qui se rapporte au futur et celle se rapportant à un état des choses appartenant au présent. Pour Inwood, la différence tient principalement dans la place octroyée à ce qu’il nomme « la réaction affective » dans le cas du plaisir et de la tristesse67. Il considère en effet ces deux pathē comme plus proches de ce que nous considérons intuitivement comme des émotions, alors que la peur et le désir se profilent comme des passions « moins affectives » et fondamentalement orientées vers l’action (de poursuite ou de fuite). Aussi, selon lui, les passions se rapportant au mal ou bien présents, c’est-à-dire la tristesse et le plaisir, sont déterminées par leur orientation vers une réaction psychique interne. Elles coïncident avec un certain type de jugement concernant le fait que, dans les circonstances présentes, certaines réactions psychiques sont appropriées – réactions que nous avons nommées ‘sensations affectives’68. Ainsi, selon ce modèle, une fois que l’assentiment a été donné à la proposition ‘ce x présent est un mal/un bien’, on est conduit à émettre une deuxième sorte de jugement de type : ‘il est approprié d’avoir une réaction de contraction/d’élévation’. Puisque ce modèle implique une succession de deux assentiments, il peut être nommé ‘modèle du double-jugement’. Inwood appuie cette lecture sur l’interprétation que donne Arius de l’adjectif πρόσφατος/recens (récent), lequel, dans les définitions classiques et scolaires des passions, détermine systématiquement l’opinion du bien ou du mal présents. Selon Arius, ‘récent’ signifie « ce qui provoque une contraction irrationnelle (τοῦ κινητικοῦ συστολῆς ἀλόγου) ou une élévation (ἐπάρσεως)69 ». Ainsi l’addition de l’adjectif ‘récent’ dans la définition de la tristesse et du plaisir est le signe d’une évaluation additionnelle : elle indique la présence d’un jugement de convenance portant sur la sensation affective qu’il convient d’éprouver. Ou plus Inwood, Ethics and Human Action, p. 143-155. Celles-ci étaient considérées par Zénon, on l’a vu, comme des passions (Gal. PHP IV, 2.4-6) ; voir p. 36. 69 Stob. II, 7.10 ; voir aussi Ps.-Andronicus, Peri pathōn, 1. En Tusc. III, 25, Cicéron attribue cette définition à Zénon et ajoute que ‘récent’ ne signifie pas « qui s’est produit il y a peu » mais renvoie à la force et à la vividité de l’opinion du mal présent (dans le cas de la tristesse). On considère en général Stob. II, 7.10b comme une exception, mais on verra qu’il n’en est rien. Posidonius adoptait quant à lui une lecture temporelle du terme (PHP IV, 7.1). 67 68

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schématiquement, en imaginant que l’on apprend à Ron que son enfant est décédé : Schéma C 1. Ron a la représentation que p (p = ‘la mort est un mal’). 2. Ron donne son assentiment à p. 3. Ron a la représentation que q (q = ‘en pareilles circonstances, il convient d’éprouver une certaine sensation affective/d’avoir une contraction [συστολή] en son âme’). 4. Ron donne son assentiment à q. 5. Ron a une impulsion vers la sensation affective. Il faut bien ici comprendre qu’avoir « une impulsion vers la sensation affective » signifie donner libre cours à la sensation affective. En d’autres termes, lorsque Ron donne son assentiment à la proposition selon laquelle telle réaction affective est appropriée, « il se contracte » en son âme, à savoir, il éprouve de la tristesse. Selon ce modèle, on a donc une succession de deux assentiments. Le premier concerne le bien ou le mal prédiqué à tel objet ou tel état de choses et le second concerne la convenance d’éprouver une sensation affective. Il faut aussi souligner que la croyance que ‘ce x présent est un mal’, laquelle naît de l’assentiment 2), ne provoque pas de mouvement hormétique spécifique, tant que l’agent n’adhère pas à l’idée que la réaction affective est appropriée. De nombreux savants n’hésitent pas appliquer le modèle du double-jugement à l’ensemble des quatre passions cardinales. Ainsi, pour Graver, toute passion dépend d’une combinaison de deux opinions : la première est l’attribution du prédicat ‘est bien’ ou ‘est mal’ et la deuxième constitue un jugement de convenance portant sur la réaction psychique qu’il convient d’adopter70. Le modèle du double-jugement doit dès lors supposer que les sensations affectives d’expansion, de contraction, etc. incluent non seulement les sensations affectives elles-mêmes mais également des actions plus concrètes comme, par exemple, ‘pleurer’. Les sensations affectives, telles les contractions, élévations et expansions, doivent dès lors être interprétées comme la bannière sous laquelle les Stoïciens conçoivent un ensemble d’actions ou de réactions associées à certains états mentaux, soit parce qu’elles leur correspondent par leur mouvement physiologique basique soit parce qu’elles y conduisent. Une telle interprétation permet d’englober une large gamme de réactions qui, Graver, Stoicism and Emotion, p. 47-60.

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intuitivement ou culturellement (comme dans le cas du deuil), sont associées avec certains états psychiques, comme se lamenter, se frapper la poitrine ou encore défoncer une porte71. Le modèle du double-jugement a d’incontestables avantages mais il n’est pas légitime de l’appliquer à l’ensemble des passions, en l’occurrence à celles qui concernent le futur. Avant d’en livrer les raisons, il nous faut tout d’abord mentionner les mérites du modèle et vérifier dans quelle mesure il correspond au compte-rendu de Cicéron. Tout d’abord, on l’a vu, le modèle du double-jugement permet de spécifier le type de prédicat vers lequel l’impulsion se porte dans le cas de la tristesse et du plaisir. Ensuite, il permet de rendre compte du cas où l’agent attribue correctement le prédicat de mal présent mais se trouve néanmoins sous l’emprise de la passion de la tristesse. Ainsi selon Cicéron, la cause de la tristesse d’Alcibiade s’affligeant de son manque de vertu (un mal véritable) est l’opinion ajoutée selon laquelle il est approprié d’être ainsi affligé. Par contraste, Aristote et Théophraste, qui sont bien conscients de leur propre « sottise », « qui est la pire des choses », ne se trouvent pas pour autant sous le joug de la tristesse car, comme l’explique l’Arpinate, « nulle opinion de convenance de douleur ne s’y trouve mêlée » (Tusc. III, 70)72. Dans quelle mesure le modèle du double-jugement correspond à ce que rapporte Cicéron ? En fonction de l’extension que l’on est prêt à accorder aux mouvements de contraction et d’élévation de l’âme, le modèle concorde plus ou moins avec ce qu’il rapporte au sujet de deux passions : la tristesse et le plaisir. Le jugement de convenance concernant les sensations affectives de contraction ou d’élévation est explicitement mentionné en Tusc. IV, 14. La tristesse et le plaisir y sont respectivement définies comme : une opinion récente d’un mal présent, à propos duquel il semble qu’il convient (rectum esse videatur) d’abaisser et de contracter son âme (demitti contrahique animo) et le plaisir est l’opinion récente d’un bien présent à propos duquel il semble qu’il convient d’être emporté (in quo ecferri rectum esse videatur). (Tusc. IV, 14)

Dans la plupart des cas cependant, l’objet du jugement de convenance englobe un champ d’action assez large, qui compte aussi bien la 71 Tusc. III, 61-62. C’est l’option de lecture choisie par Graver, Stoicism and Emotion, p. 42 et Sorabji, Emotion and Peace of Mind, p. 30-31. 72 Voir aussi Tusc. IV, 61.

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souffrance, le deuil et jusqu’à la passion de la tristesse elle-même. Ainsi, Cicéron mentionne une opinion concernant le fait qu’il « convient de se tourmenter » (rectum videatur esse angi ; III, 25), « qu’il est approprié de souffrir » (oportere dolere ; III, 25) ou encore « qu’il est approprié (oportere), qu’il convient (rectum esse) et que l’on doit (ad officium) supporter péniblement ce qu’il s’est passé » (III, 6173). Il note que c’est cette deuxième opinion qui donne lieu aux manifestations indignes de deuil, comme se battre la poitrine ou se lacérer le visage. « On fait toutes ces choses », ajoute-t-il, « parce que l’on croit qu’il est approprié de le faire » (III, 62-63). Le registre de la seconde opinion est encore plus vaste lorsque Cicéron traite des « nombreuses causes » de la tristesse, parmi lesquelles la considération qu’il plaît au défunt qu’aient lieu d’ardentes lamentations ou encore la « superstition féminine » selon laquelle les marques excessives de deuil sont susceptibles d’apaiser les dieux (III, 72). Par ailleurs, notons que parfois, alors que Cicéron décrit le deuxième jugement comme distinctement postérieur au premier74, il peut également le présenter comme déjà inclus dans l’opinion sur le bien ou le mal : « la tristesse est l’opinion d’un mal présent, et dans cette opinion est impliqué [l’opinion] qu’il est approprié de subir la tristesse (in qua opinione illud insit, ut aegritudinem suscipere oporteat) » (III, 74.) Finalement, il faut signaler que Cicéron oblitère la nécessité d’un deuxième jugement quand il mentionne que « chez celui qui a cette représentation (d’un mal présent) et l’accepte, la tristesse suit nécessairement » (III, 72). Il semble donc que le modèle du double-jugement est en général bien attesté pour ce qui concerne les passions se rapportant à un bien présent ou à un mal présent. Néanmoins il n’est pas adapté à l’ensemble des passions. Pour comprendre les raisons de cette asymétrie, il convient de faire un détour par la genèse de la théorie stoïcienne des passions. La raison d’un tel détour tient dans le fait que les partisans du modèle du double-jugement considèrent que, dans le cas de la peur et du désir, le jugement de convenance se rapporte respectivement à deux mouvements psychiques : l’ἔκκλισις et l’ὄρεξις, qu’ils tiennent comme analogues aux sensations affectives de l’âme. Or, l’analyse de l’origine de la théorie des 73 Voir aussi « l’opinion de convenance de douleur » (opinio officiosi doloris ; III, 70) ; l’opinion « qu’il est approprié d’être sous l’emprise de la tristesse » (ut aegritudinem suscipere oporteat ; III, 74) ou encore « la sorte d’invitation à la douleur, quand nous décidons qu’il convient d’être ainsi [affecté] » (invitatione ad dolendum, cum id decreverimus ita fieri oportere ; III, 82). 74 Par exemple, « quand à l’opinion d’un grand mal présent s’ajoute (acessit) l’opinion qu’il convient … » (III, 61).

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passions permet de mettre en lumière le rôle fondamental de ces deux notions au sein de la théorie de l’action et de montrer qu’elles ne sont pas équivalentes à des sensations affectives. Aussi, dans l’objectif d’isoler les traits caractéristiques de l’impulsion passionnelle, on tentera non seulement de saisir les raisons qui ont motivé les scholarques du Portique à élaborer leur théorie des passions mais aussi d’éclairer et de distinguer les différents termes techniques affectés au traitement des impulsions. Genèse de la théorie des passions dans le stoïcisme Comme l’a montré en détail l’étude d’Inwood, les Stoïciens traitent la passion dans le cadre de leur théorie de l’action et donc, avant toute chose, comme un genre spécifique de l’impulsion (ὁρμή)75. L’impulsion est définie comme un « mouvement (φορά) de l’âme vers quelque chose » (Stob. II, 7.9). Comme le rapporte l’auteur de l’Epitomé, il existe deux types d’impulsions basiques : a) l’ὁρμή, l’impulsion vers et b) l’ἀφορμή, « l’impulsion de détournement de76 » (ibid). L’ὁρμή et l’ἀφορμή constituent donc les mouvements psychiques les plus fondamentaux qui soustendent l’activité de tout vivant animé. Il faut noter que comme c’est en général le cas dans les classifications, le premier terme désigne à la fois le terme générique et la première division. En d’autres termes, l’ὁρμή1 est le terme générique qui comprend l’ὁρμή2 et l’ἀφορμή. L’impulsion et le détournement sont des mouvements naturels et pourvus par la nature providentielle. Tout comme il est naturel qu’un cheval ait un mouvement d’évitement à l’approche d’un lion, il est naturel, et par surcroît justifié, que l’animal rationnel ait une impulsion de fuite à l’approche d’un danger. En d’autres termes, la nature providentielle a doté les êtres animés de la capacité de poursuivre ce qui contribue au maintien, à la permanence et à l’épanouissement de leur constitution personnelle et générique ainsi que la possibilité d’éviter ce qui y nuit. C’est pourquoi, les déclencheurs d’ὁρμή1 sont ces objets que le vivant poursuit ou évite naturellement et spontanément depuis sa naissance, à savoir, respectivement, les indifférents en accord avec la nature, tels la santé ou la force physique et les indifférents contraires à la nature77. Comme le note Diogène Laërce, les êtres vivants font usage de l’impulsion pour cheminer vers ce qui leur est propre (πρὸς τὰ οἰκεῖα ; VII, 86). Plus précisément, les Stoïciens tiennent

Inwood, Ethics and Human Action. Ou : « impulsion d’évitement de » ou encore « la répulsion ». 77 Stob. II, 7c et Hierocl. El. eth. iv. 55 ; Sen. Ep. 121.21. 75 76

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la « représentation hormétique  de ce qui est spontanément approprié (τοῦ καθήκοντος αὐτόθεν78) » comme ce qui stimule l’impulsion. Les Stoïciens, on l’a vu, sont férus de classifications qu’ils articulent par le biais d’une terminologie technique. Or, on sait qu’ils distinguaient les impulsions des animaux rationnels de celles des animaux non-rationnels (Stob. II, 7.9). Alors que l’on pourrait penser que, peut-être sous l’influence d’Aristote79, le terme d’ὄρεξις fut considéré comme le pendant technique de l’ὁρμή1 chez les animaux rationnels, il constitue en fait la première division de l’ὁρμή1 rationnelle générique, c’est-à-dire le parallèle de l’ὁρμή2 pour les êtres rationnels1. C’est, semble-t-il, le sens de la remarque de l’auteur de l’Epitomé : « En effet, l’ὄρεξις n’est pas l’impulsion rationnelle mais un genre de l’impulsion rationnelle1 (λογικῆς ὁρμῆς εἶδος) »  (ib.). Les citations de Chrysippe préservées par Galien dans son PHP permettent de cerner plus précisément ce qu’est l’ὄρεξις. Galien rappelle à plusieurs reprises la définition de Chrysippe de l’ὄρεξις comme : « une impulsion rationnelle (ὁρμὴν λογικήν) vers quelque chose de plaisant dans la mesure qu’il faut »80. Par impulsion rationnelle, Chrysippe signifie, pace Galien81, une impulsion caractéristique des êtres animés adultes, conformément au sens de λογικός que l’on a déjà observé82. En outre, le plaisant ne s’applique pas ici à ce qui provoque la passion du plaisir mais à ce qui engendre une sensation plaisante, laquelle est interprétée par les Stoïciens comme le signe de l’accomplissement de l’activité naturelle83. Puisque l’ὄρεξις correspond à l’ὁρμή2, il doit probablement exister un terme technique correspondant à l’ἀφορμή pour les 78 Stob. II, 7.9. Tandis que Inwood et Lyod (The Stoics Reader, ad loc.) traduisent αὐτόθεν par « obviously » ou « immediately », je pense que c’est le caractère spontané d’attraction vers l’approprié qui est ici mis en évidence (comme le propose la traduction de Pomeroy : « spontaneously »). Voir aussi Plut. Stoic. rep. 47, 1057A. 79 Ar. De an. III, 9-11 (432a15-434a21) et particulièrement 433a27-28, sur le fait que l’objet du désir est « le bien ou le bien apparent » dans le domaine de l’action. Voir aussi Rhet. 1369a1-5. 80 PHP IV, 4.2 ; voir aussi IV, 2.2 et V, 7.29. Notons que dans ce dernier passage, Galien réserve l’ὄρεξις au seul sage. Il confond sans doute l’ὄρεξις εὔλογος qu’est l’eupatheia de la volonté, c’est à dire la βούλησις ; Diog. Laert. VII, 116) avec l’ὄρεξις λογικός, qui est le terme technique qui renvoie à l’ὁρμή2, chez les êtres rationnels. 81 Pour la manière dont Galien mésinterprète cette définition voir Weisser, « The Art of Quotations : Plutarch and Galen against Chrysippus », p. 222-223. 82 Voir p. 29-30. 83 Diog. Laert. VII, 86 : « Ils disent effectivement que le plaisir, s’il en est, est l’effet secondaire qui survient quand la nature elle-même et par elle-même, après avoir cherché ce qui est approprié à sa constitution, l’atteint » ; voir aussi Sen. Ep. 116.3. Pour l’ancrage aristotélicien de cette idée voir Long, « Aristotle’s Legacy to Stoic Ethics », p. 79-82.

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animaux rationnels. Plutarque rapporte que, dans son Sur la loi, Chrysippe définissait l’impulsion comme : la raison de l’homme qui l’enjoint à agir. Par conséquent, et la répulsion (ἡ ἀφορμή) et l’aversion (ἔκκλισις) sont la raison qui lui interdit [d’agir]. (De Stoic. rep. 11, 1037F84).

Même si la deuxième proposition semble émaner de Plutarque, elle correspond aux nombreux témoignages qui opposent, sur un même plan, ἔκκλισις à ὄρεξις. Aussi, le couple ὄρεξις (appetitio) – ἔκκλισις (declinatio) forme les impulsions basiques des êtres animés rationnels. On peut ainsi tracer le schéma suivant de l’impulsion : Genre général : ὁρμή1 ὁρμή2

ἀφορμή

Chez les animaux rationnels : [ὁρμή1 chez les êtres rationnels] sans nom spécifique (Stob. II, 7.9) ὄρεξις

ἔκκλισις

Ce tableau permet d’expliquer le sens de l’affirmation d’Arius selon laquelle l’ὁρμή est employée en quatre sens et l’ἀφορμή en deux (Stob. II, 7.9). En effet, on obtient pour l’ὁρμή1 : 1. ὁρμή2, 2. ἀφορμή, 3. ὄρεξις, 4. ἔκκλισις, et pour l’ἀφορμή : 1. ἀφορμή, 2. ἔκκλισις85. Alors que le cas des impulsions des animaux non-rationnels ne pose pas de difficultés majeures, étant donné qu’elles sont toujours conformes à la nature86, la situation est plus complexe en ce qui concerne les êtres Voir Babut, Plutarque, Œuvres Morales, tome XV, Première partie, p. 148-149, n.  128. Bien entendu, il faut comprendre ici que les Stoïciens pouvaient aussi utiliser ἀφορμή afin de se référer à l’impulsion de détournement des êtres rationnels (de la même manière qu’ils usent aussi bien du terme plus précis de διάνοια, lequel se réfère à l’hégémonique des êtres rationnels, que du terme plus général d’ἡγεμονικόν, lequel envoie à l’hégémonique de manière générale, comme on le verra par la suite, voir p. 102). En d’autres termes, il est tout à fait possible d’employer le genre général pour se référer au particulier. En outre, on le verra, le couple ὄρεξις-ἔκκλισις apparaît surtout dans le traitement des passions et des bonnes passions. 85 Voir aussi Inwood, Ethics and Human Action, p. 224-230 et 235-237. 86 Voir Tusc. V, 28, voir aussi p. 127. 84

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humains. Le défi pour les Stoïciens fut, semble-t-il, de fournir une explication aux comportements déréglés et aux actions désordonnées des êtres humains adultes tout en préservant le postulat d’un dispositif de l’impulsion providentiellement structuré par la nature universelle87. En d’autres termes, il fallait à tout prix rendre compte du fait constatable que les impulsions des agents humains ne s’orientent pas toujours vers ce qui devrait être objet d’impulsion, ou de manière adéquate, sans pour autant contrarier la prémisse fondamentale d’une nature psychique naturellement orientée vers son propre bien. La seule solution envisageable fut de concevoir la possibilité d’une faille dans le mécanisme de l’impulsion. Envisager les mouvements défectueux des êtres humains comme des impulsions contre nature, issues de l’assentiment autonome de l’agent, fut la solution envisagée par les Stoïciens. En effet, le stade de la rationalité implique que l’agent est désormais responsable de ses ὁρμαί par le biais de l’appareil psychique de l’assentiment. Les mouvements désordonnés des humains (à savoir les passions) restent providentiellement structurés et même naturels  dans la mesure où ils procèdent du mécanisme primaire d’orientation vers ce qui nous est approprié ou utile et de détournement de ce qui nous est nuisible. Toutefois, ils sont à la fois contre-nature et donc irrationnels, dans la mesure où ils proviennent d’une défaillance s’immisçant au sein du rouage téléologique de l’impulsion. En d’autres termes, les impulsions impropres des adultes découlent de la défaillance de l’agent au sein du processus d’adoption autonome d’une représentation. La théorie des passions stoïcienne est donc née du défi de rendre compte des causes des impulsions néfastes, constatables chez les êtres de raison, tout en sauvegardant le postulat fondamental d’une nature foncièrement bonne et orientée vers son bien. Les ὀρέξεις et ἐκκλίσεις contraires à ce qui sied à la nature propre de l’être rationnel relèvent donc d’une méprise à propos de ce qu’il est véritablement approprié de poursuivre ou d’éviter. En d’autres termes, elles découlent d’une croyance erronée concernant le bien ou le mal. Un des syllogismes sur l’absence de passions préservé dans les Tusculanes montre que les Stoïciens avaient articulé un type d’argument ergon, qui définit la fonction (munus) de l’animus humain comme le bon usage de la raison (ratione bene uti88). Dans le domaine de l’action, bien user de sa raison équivaut à agir selon le dictat de la rationalité (aussi bien personnelle

Cic. ND II, 57-58. Tusc. III, 14 et aussi Tusc. V, 37-43 et voir ici p. 124-136.

87 88

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qu’universelle89). Il ne s’agit pas tant de transformer ses passions en sélections (ἐκλογή), comme on le dit parfois90, mais de comprendre, plus en amont, que le bien propre de l’homme dépend de la seule manière dont on poursuit ou se détourne des objets naturels d’impulsion ou d’aversion91. Le stade de la rationalité s’accompagne donc de l’exigence d’une conduite réglée par la compréhension d’une nouvelle sphère de valeur – une conduite réglée par la reconnaissance assurée et stable que le prédicat de ‘bien’ ne s’applique qu’à ce qui l’est intrinsèquement et inconditionnellement. L’agent vertueux ne considère pas les choses utiles et bénéfiques à la préservation de sa nature comme des objets d’impulsion inconditionnelle mais il sait appliquer la valence de ‘bien’, à ce qui l’est toujours, dans toutes les circonstances et inconditionnellement, à savoir à la seule vertu et aux actions vertueuses. Comme le note Cicéron : « Nous tous en effet aspirons au bénéfique (utilitem), nous sommes emportés vers lui et nous ne pouvons pas faire autrement » et c’est pourquoi, estime-t-il, ce sont les fondements mêmes de la nature qui sont ruinés quand le bénéfique est séparé de l’honestum (Off. III, 101). Il ne s’agit donc plus simplement d’avoir une impulsion vers la santé mais d’avoir une impulsion à rechercher la santé avec rectitude (ὀρθῶς), avec φρόνησις ou constance92. C’est sans doute la raison pour laquelle la vie en accord avec la nature, que Zénon et Chrysippe érigeaient en telos de la vie humaine, a naturellement été interprétée par les Stoïciens plus tardifs comme « agir rationnellement (τὸ εὐλογιστεῖν) dans la sélection des choses en accord avec la nature (ἐν τῇ τῶν κατὰ φύσιν ἐκλογῇ) » (Diog. Laert. VII, 88)93. Or, il n’est donné qu’au sage d’agir sous l’égide d’une telle constance, de vivre sous la férule d’une telle rationalité. Tant que l’agent animé rationnel non-sage poursuit ou évite les objets appropriés ou inappropriés à sa nature sans se méprendre sur la sphère de valeur à laquelle ils appartiennent, son action reste conforme à la nature. En d’autres termes, il accomplit sa fonction propre. Il n’y aucune raison de supposer que de telles Diog. Laert. VII, 88 et 89. Par exemple Brennan, « Stoic Moral Psychology », p.  272. La sélection est, comme on l’a vu, une impulsion (non-passionnelle) vers un indifférent préféré. 91 Voir Fin. III, 33. Comme le dit bien Bénatouïl (Faire usage, p. 120-121) : « Le progrès vers la droite raison ne suppose donc en principe ni réforme de l’entendement ni critique de la raison : l’état parfait de raison est préfiguré dans son état natif ». 92 Sext. Emp. Adv. Math. XI, 200-201 ; Stob. II, 7.11e ; Sen. Ep. 113.1 ; Cic. Fin. III, 21-24 et Plut. De Stoic. rep. 11, 1037E. 93 Voir Stob. II, 7.6a ; Plut. De comm. not. 27, 1072C ; LS 59I et Cl. Strom. II, 7.32. 89 90

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actions soient moralement qualifiées, c’est-à-dire qu’elles soient considérées comme irrationnelles ou rationnelles94. En d’autres termes, si l’agent rationnel1 non-sage adhère à la proposition que la santé est un indifférent préférable, il a une impulsion vers l’acquisition ou la préservation de la santé. Dans tel cas, cette impulsion n’est certainement ni irrationnelle ni rationnelle dans le sens normatif d’adhésion à la rationalité qui régit le cosmos que l’on a déjà observé95. Par contre, quand l’agent se méprend et confond le domaine des indifférents conformes ou non-conformes à la nature avec celui de la sphère morale, son impulsion va à l’encontre de sa nature, à l’encontre de son bien propre. L’ὄρεξις et l’ἔκκλισις sont alors qualifiés d’irrationnels, d’ἄλογος96. On comprend qu’un principe similaire régit l’attribution correcte du prédicat de mal ou de bien futur par le non-sage97. Si ce dernier donne son assentiment à une proposition se rapportant à un véritable bien futur comme, par exemple, l’action courageuse, il a spontanément une impulsion vers la réalisation de cette action. Comme il n’est pas sage, cette impulsion ne peut être une eupatheia (une βούλησις). Mais ce mouvement n’est certainement pas non plus une ἐκλογή, à savoir une impulsion vers un indifférent, puisqu’il s’agit d’un bien véritable. Etant donné que l’ὄρεξις et l’ἔκκλισις constituent les mouvements fondamentaux de l’être rationnel, on peut envisager qu’aux yeux des Stoïciens, la prédication correcte par le non-sage engendre une ὄρεξις non moralement qualifiée, c’est-à-dire un mouvement de l’âme qui n’est ni irrationnel ni rationnel dans le sens normatif de rationalité. En ces fondements, la théorie des passions préserve donc le double mouvement basique et naturel de l’impulsion et de la répulsion de la théorie de l’action mais leur annexe désormais la qualification de ‘ἄλογος’, comme l’enseignent les nombreuses définitions stoïciennes du 94 Comme on l’a vu, les termes techniques affectés à ce genre d’ὄρεξις et d’ἔκκλισις sont ἐκλογή et ἀπεκλογή (Stob. II, 7.7). Les objets de l’ἐκλογή sont également appelés ‘ληπτὸν’ (Stob. II, 7.5o). 95 Voir p. 30. 96 On comprend donc que l’ὄρεξις et l’ἔκκλισις désignent aussi bien les actions du sage que du non-sage, et c’est pourquoi Diogène Laërte rapporte que le sage a une ἔκκλισις (ἐκκλίνειν) face à ce qui n’est pas convenable (παρὰ τὸ καθῆκον ; VII, 118). Voir aussi Clem. Alex. Strom. IV, 18.117 pour la distinction entre l’ὄρεξις et le désir. Je renvoie ici aux très bonnes pages de Glibert-Thirry, « La théorie stoïcienne de la passion chez Chrysippe et son évolution chez Posidonius », p. 411-417, sur les modalités de l’avènement du stade de la raison et de la perversion la rationalité chez l’homme. 97 Alors que le sage ne peut donner son assentiment à un mal présent, le non-sage, ne peut assentir correctement à l’idée d’un bien présent, puisqu’il n’est pas encore en possession de la vertu.

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désir et de la peur comme étant, respectivement, une ὄρεξις ἄλογος et une ἔκκλισις ἄλογος98. Désir et peur forment donc le pendant irrationnel et « contraire à la raison droite et naturelle»99, des impulsions primaires et naturelles des adultes humains, à savoir, de l’ὄρεξις et de l’ἔκκλισις. Elles sont la poursuite et le détournement inadéquats d’objets prédiqués à tort comme ‘bien’ ou ‘mal’. Toutefois, afin de tracer un tableau complet de la théorie des impulsions irrationnelles, il fallait également rendre compte des cas où l’objet considéré comme digne de poursuite ou de fuite est effectivement présent. En effet, si l’objet d’impulsion ou d’évitement se trouve en possession de l’agent, ce dernier ne peut nourrir une impulsion dirigée vers l’objet en question ou d’éloignement de cet objet100. Comme le montre la citation suivante, en discutant de la tristesse et du plaisir, Chrysippe réfléchissait dans le cadre des deux impulsions irrationnelles primaires : En définissant la tristesse, il [Chrysippe] dit qu’elle est une diminution (μείωσιν) face à ce qui semble digne de fuite (ἐπὶ φευκτῷ δοκοῦντι) et le plaisir est une exaltation (ἔπαρσιν) face à ce qui semble être digne de choix (ἐφ’ αἱρετῷ δοκοῦντι). (PHP IV, 2.5101)

L’usage des termes αἱρετόν et φευκτόν dans ce passage est révélateur. Chrysippe considère le plaisir et la tristesse comme une réaction psychique face à respectivement un αἱρετόν et un φευκτόν. Or ces adjectifs verbaux – dont le sens exact du suffixe n’est pas facile à saisir – se rapportent au bien et au mal. Ainsi, par exemple, les Stoïciens déterminent les vertus comme des αἱρετά et les vices comme des φευκτά. Ces termes renvoient donc aux entités corporelles que l’on choisit ou que l’on fuit (ou qu’il est digne de choisir ou de fuir)102. En d’autres termes, Diog. Laert. VII, 113 ; Ps.-Andronicus, Peri pathōn 1 ; Gal. PHP IV, 2.3 et IV, 4.2 ; Philon, Leg. All. III, 116 ; Clem. Strom. II, 7, 32. 99 Stob. II, 7.10a. 100 Il est bien entendu que, comme on l’a vu, l’impulsion est dirigée vers un prédicat mais qu’il s’agit bien de spécifier le mouvement spécifique envers l’objet en question (ou de détournement de l’objet en question). 101 Voir aussi Diog. Laert. VII, 114. 102 Pour la distinction entre αἱρετόν et αἱρετέον voir Stob. II, 7.6 f. Je suis sur ce point Brunschwig (« Sur une façon stoïcienne de ne pas être », p. 395-397), qui souligne le fait que cette distinction s’inscrit au sein de l’analyse de la « grammaire du désir ». Selon lui, la distinction entre αἱρετόν (un bien-corps, comme par exemple, la vertu) et αἱρετέον (un prédicat, comme ‘avoir le bien’) permet de préciser que dans le premier cas, on choisit d’avoir ‘le bien/ αἱρετόν’ alors que dans le deuxième, on choisit ‘d’avoir le bien/αἱρετέον’. Le premier cas « isole la désignation du bien et on détermine la nature exacte de la re98

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l’adjectif verbal indique que l’objet qu’il détermine provoque, ou doit provoquer, inconditionnellement, une impulsion de poursuite ou de fuite, c’est-à-dire une ὁρμή ou ἀφορμή, ou une ὄρεξις ou ἔκκλισις suivant que l’on utilise le genre générique ou le genre spécifique103. Leur emploi dans ce texte montre clairement que l’analyse de Chrysippe de la tristesse et du plaisir opère dans le cadre de l’analyse des mouvements primordiaux de poursuite et de fuite d’un bien ou d’un mal. En d’autres termes, lorsque Chrysippe réfléchit à la tristesse et au plaisir, il les envisage comme un type d’impulsion face à ce que l’on considère comme un bien ou un mal, c’est à dire, face à ce que l’on considère comme un objet qui, inconditionnellement, provoque un mouvement de poursuite ou de détournement104. Le cas de la tristesse et du plaisir a rapidement soulevé les difficultés concernant l’objet de l’impulsion que nous avons déjà mentionnées. Il est évident qu’en présence de l’objet que l’on poursuit ou fuit naturellement, l’agent ne peut nourrir une impulsion vers le prédicat déjà contenu d’une certaine manière dans la proposition (à savoir, ce x est un bien/un objet de choix, ou, ce x un mal/un objet de fuite). Il ne peut diriger son impulsion vers ‘avoir x/éviter x’. Ce texte rend plausible l’hypothèse selon laquelle, afin de résoudre les difficultés liées à la détermination du prédicat hormétique des passions se rapportant au présent, Chrysippe jugea bon d’exploiter les sensations affectives de Zénon. Mon hypothèse est donc que Chrysippe utilisa les sensations affectives du pneuma psychique comme ce qui permet de spécifier le type d’impulsion dans le cas de la tristesse et du plaisir. Dans la volonté de spécifier le type d’impulsion suscité par lation que nous avons avec ce bien ». Dans le second, « on isole l’expression verbale du choix, et on détermine quelle est la nature exacte de l’objet propre du choix ». Voir aussi White (« Stoic Selection », p. 110-123), pour la différence entre la sélection (ἐκλογή) qui a pour objets des corporels et les choix (αἵρεσις) qui ont pour objet une action (un incorporel). 103 Voir Stob. II, 7, 5o où Arius distingue αἱρετόν de ληπτόν qui a trait aux objets de sélection. Arius précise que αἱρετόν est ce qui stimule une impulsion indépendante, à savoir ce qui stimule toujours une impulsion, indépendamment des circonstances. Comme il le précise, les indifférents ne concernent pas le αἱρετόν et le φευκτόν mais bien la sélection et la dé-sélection (ἐκλογὴν καὶ ἀπεκλογήν ; II, 7, 7) ; αἱρετόν s’applique donc uniquement au bien et, « tout mal est digne de fuite » (πᾶν δὲ κακὸν φευκτόν) ; II, 7, 5i. Voir également ibid. 6f ; Diog. Laert. VII, 98-99, 101, 124, 127 et Plut. De Stoic. rep. 17, 1042D. 104 C’est sans doute également la raison pour laquelle, la source des passions est identifiée comme l’intemperentia (Tusc. III, 22), laquelle, comme Gourinat l’a bien montré (« Akrasia and enkrateia in Ancient Stoicism »), est ici l’équivalent de l’ἀκολασία. Or, l’ἀκολασία est justement définie comme l’ignorance des choses qui sont « dignes de choix (αἱρετῶν), dignes de fuite (φευκτῶν) ou aucun des deux » (Stob. II, 7.5b1).

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l’assentiment à ‘x est un bien/un mal’ (étant donné qu'elle ne peut être déterminée comme ὄρεξις ou ἔκκλισις visant un état de choses en perspective), il fallait concevoir un autre type d’impulsion, dirigée vers un prédicat contenu d’une certaine manière dans la proposition à laquelle l’assentiment est donné lorsque l’on acquiesce à la proposition que tel ou tel objet présent est un bien ou un mal. C’est donc pour pallier la difficulté de spécification du type d’impulsion dans le cas du plaisir et de la tristesse que le deuxième jugement de convenance touchant à la sensation affective de l’âme a été amené. Par conséquent, le deuxième jugement s’avère nécessaire dans le cas des impulsions passionnelles se rapportant aux objets présents. Une objection possible A ce stade, on pourrait objecter que cette analyse ne contrecarre pas le modèle de la passion double-jugement appliqué à l’ensemble des passions. S’il est peut-être redondant, l’addition du jugement de convenance permet de rendre explicite ce qui est implicitement contenu dans l’impulsion. Selon cette lecture, dans le cas du désir et de la peur, le jugement de convenance est compris d’une certaine manière dans le fait même donner son assentiment à ‘ceci est un bien/un αἱρετόν’. Or cette objection n’est pas recevable pour deux raisons majeures. La première relève des sources : la plupart des témoignages montrent en effet que le jugement de convenance s’applique uniquement à la tristesse et au plaisir. Ainsi on lit chez Ps.-Andronicus de Rhodes : La tristesse est une contraction irrationnelle (ἄλογος συστολή), ou l’opinion récente de la présence d’un mal, à propos duquel, on pense qu’il faut se contracter (ἐφ’ ᾧ οἴονται δεῖν συστέλλεσθαι). La peur est une aversion irrationnelle (ἄλογος ἔκκλισις) ou la fuite d’un mal attendu. Le désir est un élan irrationnel (ἄλογος ὄρεξις) ou la poursuite d’un bien attendu. Le plaisir est une exaltation irrationnelle (ἄλογος ἔπαρσις) ou l’opinion récente d’un bien présent, à propos duquel on pense qu’il faut s’exalter (ἐφ’ ᾧ οἴονται δεῖν ἐπαίρεσθαι) » (Peri pathōn, 1105)

On constate qu’il n’y a aucun jugement de convenance concernant le fait d’avoir une ἔκκλισις ou une ὄρεξις, mais que ce dernier concerne uniquement l’exaltation liée au plaisir ainsi que la contraction liée à la tristesse. Il en est de même chez Cicéron. Dans le passage qui mentionne le jugement de convenance quant à l’élévation et la contraction de l’âme, Voir aussi ibid. 5 et Stob. II, 7.10 ; Gal. PHP IV, 2.5-6 et IV, 3.2-3.

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il n’y a aucune allusion à un tel jugement relatif à la peur ou au désir (Tusc. IV, 14). Un passage de l’Epitomé, qui soulève quelques difficultés textuelles, va dans le même sens : le jugement de convenance, exprimé par les expressions « καθήκει συστέλλεσθαι » et « καθήκει ἐπαίρεσθαι » ne s’applique qu’à la tristesse et au plaisir : La tristesse est la contraction de l’âme désobéissante à la raison, sa cause est l’opinion récente d’un mal présent, à propos duquel il est approprié de se contracter (ἐφ’ ᾧ καθήκει συστέλλεσθαι). Le plaisir est une exaltation de l’âme désobéissante à la raison, sa cause est l’opinion récente d’un bien présent, à propos duquel il convient de s’élever (ἐφ’ ᾧ καθήκει ἐπαίρεσθαι). (Stob. II, 7.10b106)

A ce stade, il convient de remarquer un certain flottement dans la présentation standard de la doctrine du double-jugement appliqué au tétracorde des passions. Comme on l’a dit, les tenants de ce modèle affectent en général le deuxième jugement à ce que j’ai appelé les ‘sensations affectives’, à savoir les mouvements de l’âme que Zénon consi-

Le problème textuel concerne principalement l’addition proposée par Wachsmuth et Hense dans la définition du désir. Selon le supplément, adopté par les traducteurs, on trouverait un genre de jugement de convenance concernant l’ὄρεξις dans le cas du désir. Le texte va comme suit : Τὴν μὲν οὖν ἐπιθυμίαν λέγουσιν ὄρεξιν εἶναι ἀπειθῆ λόγῳ· αἴτιον δ’ αὐτῆς τὸ δοξάζειν ἀγαθὸν ἐπιφέρεσθαι, οὗ παρόντος εὖ ἀπαλλάξομεν, τῆς δόξης αὐτῆς ἐχούσης τὸ ἀτάκτως κινητικὸν . Inwood et Lyod (The Stoics Reader, ad loc.) traduisent : « They say, then, that desire is a striving which is disobedient to reason ; its cause is believing that a good is approaching and that when it is here we shall do well by it ; this opinion itself has a [power] to stimulate irregular motion ». Toutefois cette addition me semble problématique. En effet, il semble important de conserver la correspondance entre la définition du désir et celle de la peur. Or cette dernière ne contient pas le pendant de ὀρεκτόν mais bien celui de αἱρετόν, à savoir ‘φευκτόν’ : « Φόβον δ’ εἶναι ἔκκλισιν ἀπειθῆ λόγῳ, αἴτιον δ’ αὐτοῦ τὸ δοξάζειν κακὸν ἐπιφέρεσθαι, τῆς δόξης τὸ κινητικὸν [καὶ] πρόσφατον ἐχούσης τοῦ ὄντως αὐτὸ φευκτὸν εἶναι ». « Ils disent que la peur est un détournement désobéissant à la raison, dont la cause est l’opinion d’un mal menaçant ; cette opinion comporte un élément stimulant récent concernant le fait que ceci est véritablement quelque chose à fuir (φευκτόν) » (en suivant Wachsmuth et Hense qui suppriment le καί avant πρόσφατον). J’estime donc qu’afin de conserver l’affinité entre la définition du désir et de la peur, il est préférable de corriger « ὀρεκτόν » par « αἱρετόν », lequel, comme on l’a constaté, est équivalent de ‘bien’. Pace Graver (Stoicism and Emotions, p. 42) pour qui l’ et le φευκτόν sont équivalent au ‘καθήκει’ du couple tristesse-plaisir. Pour Bonhöffer (Epictet und die Stoa, p. 271-272), le caractère récent de l’opinion n’est pas mentionné dans le cas de la peur et du désir car ils contiennent déjà en eux-mêmes l’idée de l’ὁρμή, que l’adjectif ‘récent’ explicite dans le cas des passions se rapportant au présent. Voir également Philon, Mos. II, 139 (voir p. 280). 106

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dérait comme les passions107. Or les seules attestations concernant les sensations affectives chez Zénon se réfèrent uniquement à la contraction (συστολή), l’abattement (ταπείνωσις), la morsure (δῆξις) – c’est-à-dire aux mouvements correspondant à la tristesse – et à l’exaltation (ἔπαρσις) et l’expansion (διάχυσις) de l’âme – c’est-à-dire aux mouvements qui correspondent au plaisir (Gal. PHP IV, 3.2 et V, 1.4). Pace Sorabji et Graver, il n’y a donc aucune indication que l’ὄρεξις ou l’ἔκκλισις aient pu être considérés comme les pendants des sensations affectives associées à la tristesse et au plaisir. Il semble donc que Zénon ou ses proches successeurs ne considéraient pas l’ὄρεξις et l’ἔκκλισις autrement que comme les impulsions primaires des animaux rationnels. Deuxièmement, au niveau théorique, le modèle de la passion double-jugement appliqué au tétracorde des passions ne rend pas compte de la différence fondamentale qui existe entre le couple des passions primaires et le couple des passions secondaires. En effet, alors que dans le cas de la tristesse et du plaisir, la deuxième opinion n’est pas nécessairement ajoutée à la première, ceci n’est pas le cas pour le désir et la peur. L’indépendance du deuxième jugement est typiquement illustrée par l’exemple des philosophes qui, ayant adopté la croyance que leur manque de vertu est un mal (dans ce cas-ci, un mal véritable), ne joignirent pas l’opinion concernant le caractère approprié d’avoir une contraction de l’âme et ainsi, esquivèrent la passion (Tusc. III, 70). De même, c’est parce que l’on peut éviter d’ajouter la deuxième opinion que la thérapie chrysippéenne du deuil est applicable. Cette dernière en effet s’attaque au 107 C’est le cas par exemple de Gourinat, « Akrasia and Enkrateia in Ancient Stoicism ». Sorabji et Graver ne vont pas jusqu’à dire que l’ὄρεξις et l’ἔκκλισις sont des sensations affectives, mais ils laissent entendre qu’ils occupent cette fonction dans l’analyse de la passion. Ainsi Sorabji (Emotion and Peace of Mind) distingue entre les réactions internes dans le cas du plaisir et de la tristesse, des réactions externes, comportementales, volontaires et dirigées vers le futur, dans le cas du désir et la peur (p. 30-31) mais ajoute « I think, then, that Zeno, in identifying the four generic emotions with contractions, expansions, and perhaps reachings and leanings away, still brought in judgements as their cause » (p. 34). Graver (Stoicism and Emotions, p. 30-31) note la différence entre le compte-rendu des sensations affectives de Zénon par Galien et par Cicéron en Tusc. IV, 15 (cité supra) qui lie la peur à une sorte de retrait (recessum) de l’âme et le désir à un appétit effréné (effrenatam adpetentiam ; Tusc. IV, 15) et en conclut que ἔκκλισις et ὄρεξις se réfèrent chez les Stoïciens aux réactions psychiques internes, jouant donc un rôle similaire aux contractions et expansions. Comme on l’a vu, Cicéron ne se réfère pas dans ce passage au deuxième jugement. Les définitions standards des passions comme ‘ἄλογος συστολή’, ‘ἄλογος ἔπαρσις’, ‘ἄλογος ἔκκλισις’ et ‘ἄλογος ὄρεξις’ peuvent, il est vrai, laisser songer à une équivalence entre les sensations affectives et l’ὄρεξις et l’ἔκκλισις, mais ces listes se concentrent sur l’irrationalité et sur le type d’impulsion qu’est chaque passion, spécifiée en fonction de la nature et de la temporalité de l’objet évalué.

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jugement de convenance concernant la contraction de l’âme et non à la croyance erronée que la mort est un mal (Tusc. III, 76). Par contre, pour les passions se rapportant au futur, le jugement de convenance devrait être inséparable du premier jugement. L’agent ne peut assentir à ‘ce x est un bien en perspective’ sans avoir un mouvement orienté vers un prédicat impliquant l’obtention ou la poursuite de ce bien. Ce qui est considéré comme bien, comme un αἱρετόν, provoque par nécessité une impulsion vers (ὁρμή2/ ὄρεξις), tout comme ce qui est jugé comme un mal, comme un φευκτόν, provoque nécessairement un détournement (ἀφορμή/ἔκκλισις). Envisager que l’agent puisse acquiescer à l’idée que tel objet est un bien sans avoir automatiquement un mouvement dirigé vers un prédicat impliquant la poursuite de ce bien équivaudrait à défaire le fondement de la théorie stoïcienne de l’action108. Il est impossible d’adhérer à la représentation que tel objet est un bien en perspective, sans avoir un élan vers l’obtention de ce bien, et mutatis mutandis avec le mal en perspective. On comprend donc qu’en déterminant le désir comme ὄρεξις ἄλογος et la peur comme ἔκκλισις ἄλογος, les Stoïciens ne font que spécifier le type de relation qui est automatiquement et nécessairement occasionnée lorsque l’agent souscrit indûment à une représentation concernant le bien ou le mal d’un certain objet substantif. Autrement dit, la détermination du désir et de la peur comme ὄρεξις ἄλογος et ἔκκλισις ἄλογος spécifie le type d’impulsion à laquelle donne lieu l’assentiment à la représentation non-fondée d’un φευκτόν ou d’un αἱρετόν. Nous sommes à présent en mesure de comprendre la place de l’évaluation correcte au sein de la théorie des passions. Premièrement, seuls deux candidats sont envisageables : la tristesse et le plaisir, puisque que le modèle du double-jugement, qui procède de la nécessité théorique de spécifier le type d’impulsion dans le cas des passions relatives au bien et au mal présents, envisage une succession de deux jugements distincts, dont seul le second engendre la passion. Deuxièmement, le non-sage ne peut émettre un jugement correct à propos d’un bien présent, étant donné qu’il n’est jamais en possession de la vertu. Il reste donc le seul cas de la tristesse. La tristesse constitue, par conséquent, la seule éventualité d’une prédication correcte, concernant un mal moral présent, qui peut se transformer en passion. Seul le jugement correct qui concerne un mal véritable présent est susceptible de devenir passion, si tant est que lui soit annexé un deuxième jugement de convenance concernant le caractère 108 Voir Cic. Off. III, 101 (op. cit.) et Ep. Diss. I, 18.1. Voir aussi Brennan, « Book Review : Emotions and Peace of Mind », 182-184, lequel, pour des raisons similaires, défend l’inséparabilité des deux jugements à l’exception du cas de la tristesse.

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approprié de la sensation affective de contraction. Aussi, si l’erreur de jugement concernant le bien ou le mal n’est certes pas la source unique de la passion, elle englobe néanmoins la plupart des cas. Finalement, il faut souligner que l’erreur joue également un rôle dans le cas de la tristesse dérivant de la prédication correcte du non-sage concernant son imperfection morale. Certes, elle ne concerne plus le bien ou le mal mais bien le caractère approprié de la réaction affective. En somme, la passion est toujours le fruit d’une erreur de jugement. Le témoignage de Cicéron permet donc de saisir les éléments constitutifs et les fondements théoriques de la théorie des passions du Portique. La passion émerge comme un phénomène qui se situe à la croisée des trois domaines de la philosophie : l’éthique, par son rapport avec les biens et les maux, l’épistémologie, puisqu’elle implique les notions d’assentiment et d’opinion, et finalement la physique, puisqu’elle est fondamentalement solidaire de la discussion qui a trait au principe d’action des êtres rationnels. Ces différentes déterminations de la passion éclairent les raisons de l’exigence d’un sage stoïcien radicalement exempt de passions. Elles permettent également de comprendre pourquoi, et dans quelle mesure, l’accusation de Plutarque par laquelle nous avons ouvert ce chapitre est infondée. La définition de la passion comme impulsion excessive résultant soit d’une confusion des domaines de valeurs, soit de l’assentiment non ferme à laquelle s’ajoute un jugement de convenance concernant une sensation affective, ne permet pas de voir dans l’eupatheia un pathos modéré. L’eupatheia n’est pas une impulsion débordante qui serait contenue, pour ainsi dire, dans certaines limites. Il faut donc se garder de réduire l’éradication stoïcienne au rejet de ‘passions excessives’ ou ‘irrationnelles’109. Par définition, toute passion est excessive, c’est-à-dire irrationnelle et contraire à la nature110. Toute passion atteste, et a source dans, la condition défectueuse de l’hégémonique de son agent. Ce n’est donc pas tant l’impétuosité ou le désordre du mouvement de l’âme que stigmatisent les adeptes du Portique mais plutôt le fait que ce mouvement émerge d’une âme qui ne possède pas la stabilité et la cohérence de la vertu. C’est pourquoi, les formulations en termes d’ « émotions positives », de « contreparties », ou encore « d’équivalents rationnels » de la passion peuvent prêter à confusion et doivent

109 Comme le font par exemple, Dillon, « Metriopatheia and Apatheia » ; Trapp, Philosophy in the Roman Empire, p. 69 ou Pigeaud, La maladie de l’âme, p. 246. 110 Fin. V, 32.

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être utilisées avec prudence111. Ce type de formulation pourrait laisser entendre que la théorie des eupatheiai serait l’équivalent, ou du moins, entretiendrait une grande affinité avec la doctrine péripatéticienne de la modération des passions. Or, il y a entre les eupatheiai stoïciennes et la modération aristotélicienne un fossé infranchissable. Pour un Stoïcien, la prudence n’est pas de la peur circonscrite dans certaines limites. La peur et la prudence sont des événements mentaux distincts. On en arrive ainsi à la question de la succession des événements mentaux qui conduit à l’eupatheia. Il va sans dire qu’elle correspond à celle qui détermine les passions dans la mesure où l’eupatheia est le fruit de l’assentiment à la proposition ‘x est un bien/αἱρετόν’, présent ou futur, ou ‘x est un mal/φευκτόν (futur)’. La différence fondamentale est que l’assentiment est ferme et ancré sur un réseau de savoirs, puisque l’impulsion eupathique découle d’une science parfaite et, par conséquent, d’une prédication nécessairement correcte et ferme. Comme dans le cas des passions, l’assentiment à un αἱρετόν ou un φευκτόν en perspective, provoque, inévitablement, un mouvement de poursuite ou de détournement. Fort de sa compréhension que le prédicat de bien ne s’applique qu’à la vertu, le sage stoïcien aura envers la vertu qui détermine les actions vertueuses, des impulsions eupathiques. Certes, les actions vertueuses, ainsi que l’a noté Cooper112, peuvent avoir un 111 Irwin (« Stoic Inhumanity », p. 225-227) inclut les bonnes-passions parmi « les composantes des passions » et Rist (« The Stoic Concept of Detachment », p.  259279) parle de « rationally controled emotions ». Brennan (« The Old Stoic Theory of Emotions », p. 35-36) a déjà souligné l’inexactitude de la caractérisation courante des eupatheiai comme « les opposés des passions ». En effet, alors que la passion peut avoir pour objet les indifférents – interprétés à tort comme des biens ou des maux, les eupatheiai quant à elles concernent exclusivement des biens ou des maux véritables et ne se trouvent que chez le sage. L’impulsion du sage envers un indifférent préférable, n’est pas une eupatheia mais bien une ‘sélection’ (ἐκλογή). Comme il le note en outre, l’εὐλάβεια concerne probablement la perte de la vertu, susceptible d’arriver au sage s’il s’enivre. Sur la question de la possibilité de l’ivresse du sage voir l’analyse très complète de Bénatouïl, Faire usage, p. 279-320. 112 Cooper (« The Emotional life of the Wise » p.  178-193) estime que les eupatheiai concernant le futur – la prudence (εὐλάβεια) et la volonté (βούλησιs) – sont simultanément dirigées vers l’action vertueuse et vers l’objectif particulier de l’action (ce qu’il nomme « les objets ordinaires », auxquels les non-sages aspirent également, à la différence que ces derniers commettent une erreur d’attribution de valeur eu égard à ces objets). Il estime que l’analogie avec les passions n’est pas préservée dans le cas de la joie du sage. Le plaisir du non-sage, résultant de l’atteinte de l’objet du désir, concerne en effet la réalisation de l’objectif particulier. Chez le sage, la réalisation de l’objectif de l’action entreprise n’a aucune incidence sur sa joie, laquelle dépend de son seul état psychique et, par conséquent, est indépendante de la réalisation de l’entreprise visée. Cooper ajoute que les Stoïciens auraient pu introduire une eupatheia correspondante à la tristesse sous

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objectif similaire à celui impliqué dans les impulsions du non-sage, comme par exemple préserver sa santé ou sauver un enfant. Cela dit, à mes yeux, la différence fondamentale avec les passions du désir ou de la peur tient dans le fait que l’impulsion eupathique du sage n’est pas orientée vers la réalisation de l’objectif impliqué dans l’action mais bien vers la disposition vertueuse impliquée dans l’action vertueuse (c’est-à-dire vers le bien-corps que constitue, par exemple, le courage). Plus précisément, l’ὄρεξις rationnelle qu’est l’eupatheia est orientée vers le bien-corps qu’est la vertu. A l’instar de la passion (selon le schéma B), pour l’eupatheia qui se rapporte au bien ou mal en perspective, la représentation et l’assentiment concernent un bien ou un mal substantifs, par exemple : le courage, la modération, la prudence, c’est-à-dire un αἱρετόν113. On donne son assentiment ‘telle vertu-corps est un bien’ mais on a une impulsion vers un prédicat qui contient ce bien. Avoir une impulsion vers un tel prédicat équivaut à avoir une ὄρεξις dirigée vers « avoir cet αἱρετόν ». C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’Arius distingue entre le fait que l’on choisit « d’avoir l’αἱρετόν » (on choisit « d’avoir la prudence (φρόνησις) », par exemple), mais que l’on choisit « l’αἱρετέον », c’est à dire, comme il l’explique, on choisit « d’être prudent (τὸ φρονεῖν) », ce qui est équivalent à « posséder la prudence (τὸ ἔχειν φρόνησιν) » (Stob. II, 7, 6f114). La théorie des eupatheiai, comme celle des pathē, spécifie donc le type de mouvement que suscite automatiquement l’assentiment à la représentation d’un bien ou d’un mal, en prenant en compte la condition psychologique de l’agent et la nature de l’objet visé. Ainsi c’est l’assentiment à « ceci est un αἱρετόν » qui provoque l’eupatheia, et non l’assentiment à la proposition que l’objectif particulier et contingent de l’action vertueuse est approprié. Il semble donc, qu’en visant à sauver un enfant de la noyade, le sage sélectionne l’action propre à accomplir mais que son impulsion vers le caractère vertueux de cette action, à savoir ‘accomplir telle action avec vertu’ constitue l’eupatheia. Concernant le même événement, le sage peut donc avoir simultanément une ἐκλογή (vers le type spécifique d’action à accomplir selon les cirla forme de ‘regret’ rationnel. Ce regret ne se rapporterait pas au manquement de l’objectif de l’action, étant donné que le sage sait que tout événement est nécessité par le destin, mais concernerait plutôt le fait que le résultat de l’action eût été possible. Voir aussi les objections à l’analyse de Cooper par Kamtekar « Good Feelings and Motivation : Comments on John Cooper ‘The Emotional Life of the Wise’ ». 113 Voir le schéma B.1. de la passion, p. 38. 114 Voir p. 57, n. 102.

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constances) et une eupatheia. C’est l’assentiment au fait que le courage, la modération ou toute autre forme de vertu impliquée dans la mise en œuvre de telle ou telle action est un αἱρετόν (un bien-corps) qui engendre automatiquement l’impulsion spécifique envers ce bien-corps, c’est-à-dire dans le cas d’un bien futur, une ὄρεξις εὔλογος, appelée aussi βούλησιs. Dans le seul cas du bien présent – puisque le sage ne donne jamais son assentiment à ‘cette chose présente est un mal’ – l’ εὔλογος ἔπαρσις115, la joie  (χαρά), peut se concevoir comme le fruit d’un deuxième jugement concernant le caractère approprié de la sensation affective interne. Néanmoins, à la différence des passions se rapportant au présent, le sage ne dissociera jamais entre le premier assentiment et le deuxième. En d’autres termes, face à un αἱρετόν (un bien-corps, c’est-à-dire la vertu) déjà atteint, le sage donnera toujours son assentiment au fait qu’il convient d’avoir une élévation de l’âme, étant donné que ses jugements sont toujours corrects. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de considérer la théorie des eupatheiai comme une addition postérieure à la doctrine originale des passions, née dans un contexte défensif, à l’instar de certains commentateurs116. Outre que cette thèse n’est pas étayée par des témoignages textuels, l’analyse des passions et des eupatheiai émerge de la réflexion fondamentale sur l’orientation naturelle et spontanée des espèces vivantes à l’endroit de ce qui leur est avantageux. Les passions et les bonnes-passions n’en constitue, on l’a vu, qu’un volet. Selon la présentation de la genèse de la théorie de l’action que j’ai esquissée dans ces pages, et qui présente la passion et la bonne-passion comme ce qui permet de spécifier les types d’impulsion que les êtres humains ont nécessairement envers les choses qu’ils prédiquent comme bonnes ou mauvaises, il semble peu probable que les Stoïciens aient déterminé les causes de l’impulsion irrationnelle sans affecter conjointement les notions appropriées aux types d’impulsions rationnelles117.

115 Diog. Laert. VII, 116 ; Ps.-Andronicus, Peri pathōn, 6 ; Philon, Spec. Leg. II, 185 ; Alex. Aphr. in Top. 181. 116 Comme par exemple Cooper, « The Emotional life of the Wise » et surtout n. 5, p. 207-208. 117 Chrysippe d’ailleurs traitait explictement de χαρά et de θάρσος (PHP III, 7.2-4 voir p. 102, n. 231), qu’il décrit comme distinctement ressenties dans la région de l’hégémonique. Voir aussi Plut. De Stoic. rep. 11, 1037F-1038A, texte d’ailleurs discuté par Cooper dans « The Emotional life of the Wise ».

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II. Les acteurs de la controverse Remarques méthodologiques Parce qu’elle est une manifestation de la vertu, l’absence de passions du sage stoïcien est à la fois un statut d’exception et le développement le plus naturel de la nature humaine. En cela, elle n’est pas à proprement parler un idéal vers lequel il faut diriger tous ses efforts en livrant, par exemple, une lutte acharnée contre sa nature propre ou ses penchants naturels. L’éradication des passions s’obtient conjointement à l’acquisition de la vertu, de la sagesse et du bonheur118. En affirmant que l’absence de passions est le développement naturel de la nature humaine, les Stoïciens prêtaient le flanc à nombre de critiques. Comment concevoir en effet un homme dépourvu de pathos ? N’est-ce pas là faire fi de la nature humaine et camper un objectif tout bonnement irréalisable ? C’est dans une optique similaire, candide mais non dépourvue de bon sens, que l’interlocuteur des Tusculanes ouvrait d’ailleurs le débat à propos des passions : « Il me semble que le sage est sujet à la tristesse » (III, 7). A force de syllogismes et d’arguments plus rhétoriques, Cicéron s’emploie non seulement à lui montrer l’illégitimité de cette thèse initiale mais surtout, qu’en souscrivant à la modération des passions, il se rattache, nolens volens, à une école philosophique qui s’oppose farouchement à l’éradication prônée par le Portique. La présentation de la dispute éradication-modération des passions a donc tout d’abord un objectif pédagogique : celui d’intégrer la position subjective de l’interlocuteur au sein d’une argumentation philosophique existante. Ensuite, elle permet de montrer que ce sont les Stoïciens qui offrent les arguments plus convaincants au sujet des passions. Avant d’analyser de manière plus approfondie les arguments et les enjeux de cette dispute, il faut se tourner vers la question de ses protagonistes. Cette question est en fait bien plus complexe qu’il n’y paraît. Au travers la question des acteurs de la dispute, c’est en fait la question des sources de Cicéron et de son rôle dans la présentation du matériau philosophique qui doit être soulevée. Quand il se plonge dans la philosophie grecque afin d’en offrir une version latine à ses contemporains, Cicéron s’imprègne immanquablement des doctrines fondamentales des différentes écoles mais il absorbe également un des aspects centraux de la production philosophique de l’époque hellénistique, à savoir, son caractère polémique. L’atmosphère compétitive entre les différentes écoles est en effet l’un des traits mar Comme l’a souligné Lévy, Cicero Academicus, p. 451.

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quants de la philosophie hellénistique, dont l’impact dépasse de loin la seule forme du discours. Les débats entre les différentes écoles eurent une portée décisive sur l’élaboration des doctrines et des arguments, influencèrent le modus philosophandi et contribuèrent à la cristallisation des identités philosophiques119. Aussi il semble improbable que Cicéron ait inventé cette dispute de toute pièce. Toutefois Cicéron n’est pas un simple traducteur qui se contenterait de transmettre, passivement, des idées et des controverses toutes faites. C’est la vision d’un penseur dépourvu d’originalité et d’habileté qui a sans doute conduit nombre de philologues allemands, surtout au dix-neuvième siècle, à considérer les Tusculanes comme un réservoir doxographique, idoine à autant de découpages que de sources que l’on pensait pouvoir y trouver, parmi lesquelles on compte Antiochus d’Ascalon, Posidonius, Crantor, Panétius, Philon de Larissa, Chrysippe et bien d’autres encore120. C’est cette même optique qui a favorisé l’utilisation massive des Tusculanes comme source d’appréciables vestiges de doctrines perdues. Ainsi, Von Arnim exploitait de nombreux chapitres de l’ouvrage pour reconstituer la doctrine éthique de Chrysippe (SVF III) et de nombreux savants y ont abondamment puisé afin de reconstituer le Περὶ πένθους perdu de Crantor121. On reconnaît aujourd’hui le caractère hautement hypothétique de ces attributions voire la naïveté qu’atteste la réduction de l’écriture de Cicéron à un simple « copier-coller » qui autoriserait la reconstruction de doctrines ou de traités perdus comme on assemble les pièces d’un puzzle. Pour l’heure, on s’accorde en général à défendre l’autonomie de Cicéron – une autonomie que pourtant Boyancé s’attelait à souligner dans sa publication de 1936, « Les méthodes de l’histoire littéraire. Cicéron et son œuvre philosophique ». Dans une démarche néanmoins plus prudente de la Quellenforschung, ces dernières décennies ont également vu émerger une multitude d’hypothèses relatives aux sources des Tusculanes. Ainsi, en comparant Voir Weisser et Thaler, « Introduction », p. 6-7. Par exemple, pour Von Arnim (Stoicorum Veterum Fragmenta, vol. 1, p. xxvi), Antiochus serait la source principale du troisième livre. Il suppose en outre qu’un épitomé résumant la doctrine de Chrysippe serait la source de certains passages du livre IV (p. xvii et suiv.). Pour Philippson (« Das Dritte und Vierte Buch der Tusculanen », p. 245-294), les livres III et IV sont d’inspiration chrysippéenne mais sont passés par le filtre de Posidonius. Pour un résumé des différentes recherches de Quellenforschung des Tusculanes, je renvoie à Humbert, Cicéron, les Tusculanes, vol. 1, p. x-xi ; Ducos, « Cicéron », p. 375 et Tieleman, Chrysippus’ On Affections, p. 288-291. 121 Voir, par exemple, Pohlenz, De Ciceronis Tusculanis disputationibus (Appendix : De Crantoris libro, p. 15-19) et Hani, Plutarque, Consolation à Apollonios, p. 43-49. 119 120

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le témoignage de Cicéron avec celui de Galien, Fillion-Lahille a tenté de montrer la dépendance chrysippéenne de Cicéron122. L’hypothèse de Giusta, de l’existence d’une doxographie unique comme source dont procèderait l’ensemble de la philosophie morale de Cicéron (y compris les développements sur les passions des Tusculanes, et surtout IV, 10-32), a été rejetée de façon quasi unanime par les commentateurs123. Graver quant à elle, mentionne au nombre des sources éventuelles des livres trois et quatre des Tusculanes, Crantor, Epicure, les Cyrénaïques, Chrysippe et Posidonius124. Dans la lignée de la recherche cicéronienne de ces dernières décennies, qui reconnaît l’indépendance et l’originalité de Cicéron, le philosophe125, ma démarche ne consiste certainement pas à utiliser les Tusculanes comme un réservoir doxographique126. Bien entendu, il n’est pas question de nier l’éventuel emploi par Cicéron des auteurs déjà mentionnés. Toutefois, cela va sans dire, ce chapitre n’a pas pour objectif de présenter un inventaire exhaustif et vétilleux de l’ensemble des auteurs qui pussent être à la source de telle ou telle autre idée. Il s’agit plutôt de porter l’attention sur la manière dont Cicéron présente les acteurs de la dispute. Or, il apparaît très rapidement que Cicéron articule la controverse en termes de camps qui s’opposent farouchement et s’abstient dans la plupart des cas d’associer précisément tel argument à tel philosophe. En règle générale, il évoque « les Stoïciens », « les Péripatéticiens » voire « les Académiciens ». Néanmoins, il mentionne 122 Et plus particulièrement pour Tusc. IV, 11-13. Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 82-93. 123 Giusta, I dossografi di etica, vol. 1, p. 21-150. Les correspondances entre les doxographies de Diogène Laërce (VII, 84-131), de Cicéron (Fin. III), de Stobée (Stob. II, 7.512) mais également avec certains passages de Sénèque, Philon d’Alexandrie et Apulée, ont en effet conduit Giusta à émettre l’hypothèse d’un ouvrage doxographique, de plan similaire à celui de la doxographie d’Eudore d’Alexandrie, dont il attribue la paternité à Arius Didyme, et dont le résumé aurait été conservé par Stobée. Parmi les critiques de cette thèse voir, par exemple, Glibert-Thirry, Ps.-Andornicus de Rhodes, Peri pathōn, p. 24-25 ; Lévy, Cicero Academicus, p. 66-67. 124 Graver, Cicero on the Emotions, p. 187 et suiv. 125 Voir les articles de l’ouvrage collectif, Cicero the Philosopher, Twelve Papers, édité par Powell, et particulièrement son « Introduction : Cicero’s Philosophical Works and their Background ». Voir également Michel, « Cicéron, philosophe romain », p.  5160 ; Douglas, « Cicero the Philosopher » ainsi que Sharples, « The Problem of the Sources », p. 434. 126 Comme Cicéron le dit lui-même : « Je ne fais pas office de traducteur  mais conserve les propos de ceux que j’approuve et ajoute mon propre jugement et l’ordre de composition » (Fin. I, 6).

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également ponctuellement Zénon, Aristote, Théophraste, Crantor, Lycon, etc. Il est donc nécessaire d’analyser ces références onomastiques afin de vérifier si elles attestent une connaissance livresque de ces auteurs ou si elles procèdent d’informations de seconde main. Il faut aussi poser la question du rôle de ces références aux autorités du passé, qui contrastent avec l’absence flagrante de mention des plus proches contemporains, que Cicéron a pourtant l’habitude de mentionner dans ses œuvres, tels Posidonius, Panétius, Staséas de Naples ou encore Philon de Larissa. Finalement, il faut poser la question de l’extension de l’affiliation de la doctrine de la modération aux Peripatetici. En d’autres termes, les Péripatéticiens des Tusculanes englobent-ils également Aristote et l’Ancienne Académie, comme on le soutient parfois ? Soulever la question des Peripatetici dans l’exposé des passions de Cicéron nécessite également de s’interroger sur sa connaissance des écrits d’Aristote. Cette dernière question nécessite un double examen : celui de la disponibilité des œuvres d’Aristote à Rome ainsi que celui des points de contacts entre les éthiques d’Aristote et les arguments imputés aux Péripatéticiens. En réfléchissant à l’ensemble de ces questions, il est primordial de prendre en compte la méthode de travail de Cicéron ainsi que la texture littéraire des Tusculanes. C’est pourquoi cette discussion ne sera réellement complétée qu’en dernière partie du chapitre, où je procéderai à l’analyse de la texture consolatoire des Tusculanes. Par surcroît, la réflexion sur les acteurs de la controverse oblige à prendre en compte la manière dont Cicéron articule cette dispute en tant que philosophe académicien et romain. Ces deux qualificatifs doivent en effet être pris au sérieux lorsque l’on interroge la modalité d’exposition de la controverse. Le sens dans lequel la présentation de la dispute est romaine sera examiné lorsque l’on abordera la mobilité de la scène philosophique romaine et la stratégie polémique de Cicéron qui opère dans le respect des normes romaines de bienséance. Mais il convient dès à présent de souligner que c’est en philosophe académicien que Cicéron rédige ses Tusculanes. C’est donc un philosophe académicien, sceptique, qui présente les Stoïciens comme les grands gagnants de cette dispute. Parce qu’ils refusent l’existence d’un critère de vérité (s’attaquant principalement à la représentation cataleptique des Stoïciens), les Académiciens sceptiques ne cherchent pas à articuler un dogme mais procèdent par l’examen critique des thèses dites « dogmatiques », dans le but de montrer que l’enquête philosophique authentique mène nécessairement à la suspension de l’assentiment. Dès le début des Tusculanes, Cicéron affiche son

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adhésion à la voie sceptique (Tusc. I, 8) et n’hésite pas à s’ériger comme héritier authentique de l’aporétisme socratique : Sa méthode complexe de débattre, la variété des sujets traités et l’étendue de son talent, immortalisé par les écrits de Platon engendrèrent plusieurs écoles de philosophes en désaccord les uns avec les autres. De celles-ci, j’ai suivi principalement celle que, je pensais, Socrate pratiquait : dissimuler son propre jugement, délivrer les autres de l’erreur et, dans chaque discussion, chercher le plus vraisemblable. Cet usage, Carnéade l’a maîtrisé avec beaucoup de pénétration et d’éloquence et, récemment, à Tusculum, j’ai débatu selon cette méthode, comme je l’ai souvent fait en d’autres endroits. (Tusc. V, 11127)

Par la recherche du ‘plus vraisemblable’  Cicéron s’associe donc (probablement par le truchement de son maître Philon de Larissa) à la méthode d’investigation carnéadienne. Dans l’histoire de l’Académie sceptique, Carnéade est passé à la postérité pour avoir admis la ‘représentation persuasive’ (πιθανὴ φαντασία), laquelle, selon les différentes interprétations proposées par les spécialistes, sert de critère à l’investigation rationnelle et à l’action (en quel cas elle serait le signe d’une forme plus mitigée de scepticisme) soit, dans le cadre de la suspension universelle du jugement, justifierait l’adhésion à certaines représentations qui ne sont pas pour autant considérées comme vraies128. Quoi qu’il en soit, l’adhésion de Cicéron à la doctrine des passions du Portique dans les Tusculanes n’est évidemment pas le signe d’une adoption soudaine d’une forme Voir aussi Fin. II, 2 ; ND 1.11. Voir Sext. Emp. Adv. Math. VII, 159-189 ; PH I, 230-231 ; Cic. Luc. 32-35, 99101 et 148. Le statut et l’extension du probabilisme carnéadien sont sujets à de nombreux débats. L’adoption par Carnéade de la représentation persuasive pourrait en effet constituer une simple manœuvre ad hoc dans la critique de la catalepse stoïcienne, ayant pour but de montrer qu’elle n’est pas nécessaire à l’action. Toutefois, elle pourrait également être interprétée – comme elle le fut par Métrodore – comme constituant la condition de l’assentiment rationnel et donc le critère de la formation de l’opinion (voir Schofield, « Academic Epistemology », p. 334-351 ; Allen, « Carneades » et id. « Academic Probabilism and Stoic Epistemology » et Lévy, Cicero Academicus, p. 33-40). La nature de l’évolution de la position de Philon d’un scepticisme plus radical à un scepticisme plus modéré, et peut-être même vers une forme de platonisme est également sujette à débat (voir Brittain, « Philo of Larissa »). Pour Glucker (« Cicero’s Philosophical Affiliations »), l’écriture philosophique de Cicéron correspond au retour au scepticisme de Carnéade et Philon de Larissa, qu’il avait quitté pour adhérer jusqu’en 45 à l’Ancienne Académie d’Antiochus d’Ascalon. Mais voir également son « Cicero’s philosophical Affiliation Again ». Voir également Woolf, Cicero : The Philosophy of a Roman Sceptic, p. 27-28. 127 128

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de dogmatisme mais correspond bien au choix du plus vraisemblable129. Il convient dès lors de soulever la question du rôle des Académiciens dans la controverse à propos des passions. Ce rôle semble, à première vue, fort limité : Ne vois-tu pas combien grande est la discrétion des Académiciens ? Ils disent clairement ce qui est pertinent à l’affaire. Ce sont les Stoïciens qui répondent aux Péripatéticiens. Qu’ils se battent entre eux ! Quant à moi je ne suis tenu à rien d’autre si ce n’est à la recherche de ce qui semble s’approcher le plus de la vérité. (Tusc. IV, 47)

Cicéron campe clairement les acteurs principaux : il s’agit des Péripatéticiens et des Stoïciens. Les Académiciens quant à eux sont loués pour leur discrétion et pour leur pertinence. Cette configuration n’est pas sans évoquer la structure triadique que Laks a identifié comme composante majeure de la controverse en philosophie antique. Il a noté en effet que les controverses s’articulent par une triade composée du ‘sujet, de ‘l’objet’ polémique, et de ‘l’instance’ polémique, laquelle représentant le public vis-à-vis duquel, et pour lequel, la confrontation entre les parties adverses a lieu130. Or, il me semble que c’est précisément le rôle d’instance polémique qui est affecté par Cicéron aux très discrets Académiciens. Cicéron s’inscrit lui-même dans le prolongement de cette « instance polémique » tout en endossant également le rôle d’arbitre qu’occupent traditionnellement les Académiciens131. Même si Cicéron se présente comme officier d’une instance impartiale entre deux entités qui s’opposent frontalement, il est tout autant le narrateur-arbitre, dont le degré d’engagement est précisément défini par son allégeance philosophique, c’est-à-dire, par une discipline philosophique qui, en toutes choses, s’attache au plus vraisemblable. Il n’offre donc pas une présentation impartiale de la controverse mais tente de montrer que parmi les thèses proposées, le Portique a la main haute. C’est donc l’exposé d’un

Sur le scepticisme de Cicéron voir par exemple Thorsrud, « Radical and Mitigated Skepticism in Cicero’s Academica » et Lévy, Cicero Academicus, p. 59-126. Il est possible d’appliquer à l’exposé des passions, ce que Lévy écrit à propos de la présence d’éléments stoïciens au sein du premier livre des Tusculanes : « Mais ce qui pour les Stoïciens est un dogme, une certitude absolue, relève pour lui d’une vraisemblance, certes précieuse, mais qui ne peut être confondue avec la vérité » (ibid., p. 463). 130 Laks, « The Continuation of Philosophy by Other Means ? » p. 20, s’inspirant du modèle proposé par Stenzel dans son « Rhetorischer Manichäismus ». 131 Tusc. IV, 6 ; Tusc. V, 119. 129

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narrateur engagé, autant que son scepticisme le lui permet, qui est présenté dans les Tusculanes. Les Péripatéticiens Cicéron oppose clairement les Péripatéticiens aux Stoïciens. Force est de constater que les informations qu’il fournit sur ses sources en matière de péripatétisme sont plus que maigres. Cicéron se contente en général de mentionner les Peripatetici, qu’il qualifie éventuellement de « nos amis » (familares nostri ; Tusc. III, 22). Selon Graver, il ne fait aucun doute que Cicéron estime que les thèses des Peripatetici sont identiques à celles d’Aristote132. Pourtant, l’absence de référence à Aristote dans l’exposé de la défense de la position péripatéticienne montre que cette affirmation ne peut être prise comme une évidence. En effet, contrairement au premier et au cinquième livre des Tusculanes qui contiennent de nombreuses références à Aristote, ce dernier n’est mentionné qu’une seule fois au sein des livres consacrés à la question des passions, et cette unique référence ne touche pas à sa doctrine des pathē133. Aristote est donc étonnamment absent de ces pages. Les autres absents notoires des Tusculanes sont Platon et, dans une moindre mesure, l’Ancienne Académie. Cette absence mérite d’être mentionnée, puisqu’elle détonne par rapport à d’autres passages dans lesquels Cicéron embrasse l’idée antiochéenne d’une harmonie entre Platon et l’Ancienne Académie, y compris en matière de passion134. Certes, la position des Péripatéticiens est associée à l’Ancienne Académie par le biais des références au traité Sur le deuil de Crantor (Tusc. III, 12 et 72). Toutefois, cette association est due à l’aspect consolatoire du troisième livre des Tusculanes et à la place centrale qu’occupait le livre de Crantor au sein de la tradition de la consolation, comme on le verra en détail par la suite135. C’est pourquoi, elle ne manifeste pas un principe fort d’harmonie des traditions philosophiques. Aussi, alors que la modération des passions est souvent présentée dans la recherche comme une doctrine « aristotélico-platonicienne », qui va de Platon aux Péripatéticiens en passant par les philo132 Graver, Cicero on the Emotions, p. xvii. Voir aussi Classen, « Die Peripatetiker in Cicero’s Tuskulanen », surtout p. 189. 133 Comme on l’a vu, Aristote est amené pour illustrer l’idée que la compréhension d’un véritable mal (dans le cas d’Aristote, celle de l’imperfection de sa sagesse) ne se transforme pas en passion tant que l’opinion selon laquelle il est approprié d’être sous l’emprise de la tristesse n’est pas ajoutée (Tusc. III, 68-70). 134 Luc. 135 ou Pro Murena 60 et voir aussi Off. I, 2. 135 Voir p. 149-182.

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sophes de l’Ancienne Académie et Aristote, pour Cicéron, la controverse oppose les Péripatéticiens aux Stoïciens. La μεσότης d’Aristote et la mediocritas des Péripatéticiens La première question à examiner est celle du lien entre la doctrine attribuée aux Peripatetici et celle d’Aristote. Comme on le verra plus en détail par la suite, la position péripatéticienne est somme toute rudimentaire. Les Péripatéticiens estiment que les passions sont naturelles et nécessaires et qu’en ce qui concerne leur gestion, le mieux est de tenir le juste milieu. Alors que l’on pourrait penser que la mediocritas des Péripatéticiens prolonge fidèlement la μεσότης d’Aristote136, elle n’entretient avec cette dernière qu’une ressemblance superficielle. Comme les Péripatéticiens des Tusculanes, Aristote jugerait certainement absurde toute ambition à évincer radicalement les passions. L’Ethique à Nicomaque présente en effet les pathē comme l’une des trois choses qui, avec les facultés (δυνάμεις) et les états (ἕξεις), adviennent dans la partie irrationnelle de l’âme capable de se soumettre à la raison, à savoir, dans la partie de l’âme concernée par la vertu morale137. Or, Aristote insiste sur ce point, les pathē ne sont pas le lieu de la responsabilité morale. Eloge et blâme, vertu et vice, ne s’appliquent pas au fait d’éprouver des passions : On ne loue pas celui qui a peur ou celui qui est en colère, tout comme on ne blâme pas celui qui est simplement en colère, mais celui qui l’est d’une certaine manière (Eth. Nic. II, 5, 1105b32-1106a1).

Sans entrer ici dans les nombreux débats concernant la position d’Aristote sur les passions138, on constate déjà que le Stagirite ne pourrait Comme  I. Hadot  (Sénèque, direction spirituelle et pratique de la philosophie, p. 104) : « Les mediocritates péripatéticiennes que mentionnent Cicéron et Sénèque correspondent ainsi pleinement aux mesotetes de l’Ethique à Eudème en tant qu’elles sont des dons naturels et qu’elles sont utiles ». 137 Eth. Nic. II, 5, 1105b20-21. 138 Aristote ne propose pas de définition des pathē. Au sein du traitement de la vertu éthique, il se contente de donner une liste : « Par pathē, je signifie le désir, la colère, la peur, la confiance, l’envie, la joie, le sentiment amical, la haine, le désir languissant (πόθον), le zèle, la pitié et, en général, ce qui s’accompagne de plaisir ou de peine (οἷς ἕπεται ἡδονὴ ἢ λύπη) » (Eth. Nic. II, 5, 1105b23-24 et voir Eth. Eud. II, 2, 1220b12-14). En plus des passages pertinents de l’Ethique à Nicomaque et de l’Ethique à Eudème, il faut mentionner le traitement de l’aspect physiologique du pathos dans le De anima (I, 1, 403a2-b16) et celui de sa composante cognitive dans la Rhétorique (II, 1-11, 1377b151388b31 et surtout II, 1, 1378a19-21). Le composant cognitif des affections a suscité de nombreux débats, centrés principalement autour de la question de savoir si l’état cognitif 136

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adhérer à l’idée que l’on puisse se passer des passions voire qu’il soit souhaitable d’y aspirer. Les passions jouent un rôle fondamental dans la vie morale, puisque la disposition vertueuse ou vicieuse dépend, en grande partie, de la manière dont on les éprouve139. Pour Aristote, l’agent vertueux éprouve des passions de manière adéquate. C’est d’ailleurs principalement afin de déterminer les traits caractéristiques de cette manière adéquate d’éprouver les passions qu’il brosse une théorie générale de la vertu-médiété au deuxième livre de l’Ethique à Nicomaque et en précise les conditions spécifiques dans son traitement des vertus particulières. La vertu éthique est un état qui concerne les passions et les actions qu’Aristote détermine comme une moyenne, une médiété140. La médiété est une médiété entre deux vices, conçus comme excès ou défaut dans les passions et les actions141. Aussi le courage est-il une médiété entre la lâcheté (δειλία) et la témérité (θρασύτης), et ces trois états sont déterminés par le rapport qu’ils entretiennent avec la passion spécifique de la peur. Tout comme avoir une tendance à éprouver trop de peur est signe de lâcheté, la tendance inverse est signe de témérité, et mutatis mutandis avec les autres vertus morales qui concernent d’autres passions ou actions, comme le plaisir, la colère, ou la distribution d’argent. Or, Aristote insiste sur ce point – et c’est sans doute là la différence majeure avec les Péripatéticiens des Tusculanes – la médiété n’est pas une moyenne arithmétique qui pourrait s’obtenir par simple calcul mécanique. La détermination de la médiété dans les passions et actions dépend de nombreux facteurs. Eprouver des passions de manière adéquate consiste à avoir tendance à éprouver des passions envers les objets adéquats, quand il le faut, de manière appropriée et pour les bonnes raisons142. Ainsi, la médiété constitue une variable modifiable selon les circonstances de l’agent affecté implique une φαντασία (perceptuelle ou imaginative) ou une croyance (doxa). Voir par exemple Cooper, « An Aristotelian Theory of the Emotions » ; Striker, « Emotions in Context : Aristotle’s Treatment of the Passions in the Rhetoric and his Moral Psychology » ; Fortenbaugh, Aristotle on Emotion ; Pearson, « Aristotle and the Cognitive Component of Emotions » ; Dow, « Feeling Fantastic Again : Passions, Appearances and Beliefs in Aristotle ». 139 La détermination de la manière adéquate d’éprouver les passions est associée à notre état (ἕξις). A  la différence des passions et des δυνάμεις, l’ἕξις est en effet objet d’éloge ou de blâme et est définie comme « la chose selon laquelle nous sommes bien ou mal disposés par rapport aux passions » (Eth. Nic. II, 5, 1105b25-26). 140 Eth. Nic. II, 6, 1106a14-1107a27. 141 Eth. Nic. II, 6, 1107a2-3. 142 Cette distinction importante sera d’ailleurs maintenue dans l’Epitomé de l’éthique péripatéticienne (Stob. II, 7.20 = Sharples, 15.A, 33).

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mais une constante selon la droite raison. Il s’agit de se trouver dans un état psychique identique à celui qu’aurait l’individu vertueux dans les mêmes circonstances143. C’est justement pour cerner avec plus de précision quelles sont les passions et actions qui correspondent au domaine de chaque vertu, pour reprendre l’expression de Cruzer, et quelles sont les conditions et circonstances qui font de telle ou telle passion ou action une réponse vertueuse, qu’Aristote dédie une grande partie de l’Ethique à Nicomaque à l’analyse détaillée des vertus et vices éthiques spécifiques144. Certes, il existe certaines affinités entre la position d’Aristote sur les passions et celle des Péripatéticiens des Tusculanes. L’idée que les passions sont naturelles ainsi que le rejet de l’absence de passions des Peripatetici de Cicéron ne contredit pas, en soi, la médiété aristotélicienne. La valeur éducative des passions qu’ils soulignent prolonge sans doute l’idée de la nécessité d’une éducation et d’une habituation des passions chez Aristote. On identifie, en outre, des échos plus précis, comme la description de la colère en tant qu’aiguillon du courage, qui se trouve dans le troisième livre de l’Ethique à Nicomaque145. Qui plus est, l’utilité des passions dans la joute oratoire peut sans doute se lire dans la continuité de l’examen des passions de la Rhétorique. Pourtant, in fine, les arguments péripatéticiens offrent des parallèles assez superficiels dont le manque d’épaisseur philosophique et de justification théorique tranche avec la rigueur de l’argumentation au sein de laquelle des propos analogues émergent chez Aristote. De surcroît la mesure quantitative des passions assignée aux Péripatéticiens des Tusculanes trahit radicalement la μεσότης d’Aristote. Du point de vue de la doctrine, il semble donc peu probable que la présentation de la modération des Péripatéticiens dans les Tusculanes soit basée sur une connaissance livresque des traités éthiques d’Aristote. Il faut rappeler que du temps de Cicéron, le corpus aristotelicum n’a pas la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Depuis la période hellénistique et jusqu’à la renaissance aristotélicienne amorcée au premier siècle av. n. è., c’est principalement à travers ses traités exotériques

L’agent vertueux agit par science (que l’action est vertueuse) et par choix de l’action vertueuse pour elle-même, de manière ferme et inébranlable (Eth.  Nic. II, 4, 1105a31-35). 144 Aux livres III-IV, V, VII et VIII-IX. Curzer, Aristotle and the Virtues. 145 Eth. Nic. III, 8, 1116b24 et 1126a20. Graver, Cicero on the Emotions, p. 163. 143

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qu’Aristote était lu et connu146. L’aristotélisme du premier siècle commence tout juste à sortir de ce que les érudits ont qualifié de phase de déclin ou, selon l’expression devenue célèbre de von Wilamowitz-Moellendorff, « der Totenschlaf der aristotelischen Philosophie147 ». Sans entrer dans l’épineux problème de l’histoire du Lycée après la mort de Théophraste148, ce n’est que vers le premier siècle avant n. è. que le péripatétisme connu un nouvel essor – essor qui coïncide avec l’édition des œuvres du Stagirite par Andronicus de Rhodes149. Les études de Zeller, Moraux et Barnes ont permis de corriger, ou tout du moins, de tempérer, l’hypothèse selon laquelle « l’Aristote ésotérique » avait totalement disparu durant la période hellénistique et ce 146 Cicéron était d’ailleurs au courant de la distinction entre les deux corpora (Fin. V, 12 et voir aussi Fin. III, 10 et Annas, Cicero on Moral Ends, p. xxii-xxiii). En outre, dans la préface des Topiques, Cicéron mentionne que seul un nombre restreint de philosophes connaissait Aristote (Top. 1-3). 147 Wilamowitz, Antigonos von Karystos, p. 83. 148 Il y a eu de nombreuses tentatives d’élucidation des causes du déclin du Lycée après la mort de Théophraste ou de Straton. La thèse de la perte de la bibliothèque (c’està-dire, de l’indisponibilité des œuvres ésotériques jusqu’à leur publication par Andronicus de Rhodes au premier siècle av. n. è.) soutenue par Strabon (XIII, 1, 54) et Plutarque (Sulla, 26) a été remise en question notamment par Moraux (De Aristotelismus bei den Griechen, vol. 1, p. 3-33 ; id. Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, p. 312-321 et id., « Diogène Laërce et le Peripatos », p. 248-249) ou encore par Gottschalk (« Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the Second Century »). Pour Wehrli (« Rückblick der Peripatos in vorchristlicher Zeit », p. 95-128), c’est dans les œuvres d’Aristote même qu’il faut chercher les causes du déclin de l’école péripatéticienne. Selon lui, la discordance entre les œuvres de jeunesses et les traités postérieurs, plus systématiques, ne permit à ses successeurs de conserver une orthodoxie doctrinale. Ce manque de dogmatisme dans l’approche d’Aristote est également identifié par Sharples (« The Peripatetic School », p. 151) comme un des facteurs du déclin du Lycée. Düring, (Aristotle in the Ancient Biographical Tradition) attribue le déclin au manque de talent philosophique des successeurs d’Aristote et rejoint donc sur ce point, l’opinion déjà formulée par Strabon (XVI, 2. 24) et Pison (Fin. V, 13). Lynch quant à lui (Aristotle’s School, p. 144-149), identifie des raisons structurelles, politiques et économiques. 149 Porphyre, Vit. Plot. 24 ; Düring, Aristotle and the Ancient Biographical Tradition, p. 412-425. Moraux (Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. I, p. 45-94), le considère comme le dirigeant de l’école péripatéticienne d’Athènes dans les années 80-78 av. n. è. Sur les différentes thèses concernant les dates de l’activité d’Andronicus, voir également Goulet, « Andronicus de Rhodes », p. 201. Barnes (« Roman Aristotle », p. 21-24 et 65), fixe le terminus post quem de son activité à 65 av. n. è. tout en émettant certaines réserves quant à l’importance et au caractère révolutionnaire de son édition. Frede (« Epilogue », p. 772-775) estime que l’édition d’Andronicus n’est pas à l’origine du renouveau de l’aristotélisme mais qu’elle est la conséquence du retour aux textes d’Aristote qui remonte au début du premier siècle av. n. è. Voir également Hatzimichali, « Andronicus of Rhodes and the Construction of the Aristotelian Corpus ».

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jusqu’à l’édition d’Andronicus. Entre le scénario d’une disparition totale et subite de la bibliothèque d’Aristote qui resurgit, comme par miracle, trois siècles plus tard150 et celle d’une transmission à peine interrompue des traités du Stagirite, le périple des ouvrages d’Aristote emprunta probablement une route bien moins dramatique151. A la lumière de ces éléments, il est légitime de s’interroger sur la connaissance des traités éthiques d’Aristote par Cicéron152. Certains tiennent la mention par Pison des livres éthiques de Nicomaque, fils d’Aristote, dans le De Finibus, comme le signe que Cicéron connaissait cet ouvrage153. Néanmoins, mis à part cette unique référence – qui constitue d’ailleurs la première mention de cet ouvrage en dehors du Lycée depuis le début de la période hellénistique – il n’existe aucune autre allusion à ce traité chez Cicéron. De plus, comme le souligne Barnes, la seule certitude qui se dégage de cette remarque est que Cicéron connaissait l’existence d’une éthique qu’il attribue à Nicomaque. Toutefois, cela n’implique ni qu’il l’ait lu ni qu’il s’agisse des livres de notre actuelle Ethique à Nicomaque154. C’est pourquoi, aussi bien du point de vue de l’histoire des textes que de celui de la doctrine exposée, il semble peu probable que Cicéron ait basé l’exposé péripatéticien sur une connaissance livresque des traités éthiques d’Aristote. Voir Strabon XIII, 1, 54 et Plutarque, Sulla, 26. Zeller (Aristotle and the Earlier Peripatetics, vol. 1, p. 137-160), estime que la quasi-totalité du corpus aristotélicien était accessible après la mort de Théophraste. De façon plus nuancée, Moraux (Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, p. 312-321), soutient que plusieurs ouvrages exotériques étaient connus à Athènes au tournant des troisième et deuxième siècles. Dans cette même lignée, Barnes (« Roman Aristotle », p. 1216) souligne la disponibilité de certains traités d’Aristote avant l’édition d’Andronicus. La mention par Cicéron de l’usage qu’avait Aristote de préfacer ses ouvrages « qu’il appelle exotériques » laisse envisager une certaine familiarité avec ces textes (Att. IV, 16, 2 ; ND I, 13, 33 et Barnes, « Roman Aristotle », p. 47). Voir également Nielsen, « The Nicomachean Ethics in Hellenistic Philosophy : A Hidden Treasure ». 152 Selon Moraux (Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. I, p. 38-44 ; id. Les Listes anciennes des ouvrages d’Aristote, p. 3.), Cicéron ignorait probablement les traités ésotériques. L’évocation des Topiques dans sa bibliothèque de Tusculum ne correspondrait donc pas à la « version ésotérique » de l’ouvrage. Barnes (« Roman Aristotle », p. 4459), soutient que malgré les efforts déployés par Cicéron pour donner l’impression d’une familiarité avec les ouvrages ésotériques d’Aristote, rien ne permet d’établir avec certitude telle connaissance livresque, exception faite de la Rhétorique. Pour Tsouni, « The ‘Academy’ in Rome : Antiochus and his vetus Academia », p. 146-147 ; les traités étaient disponibles dans la bibliothèque de Lucullus ; voir aussi p. 130, n. 299. 153 Fin. V, 12. Annas, Cicero on the Moral Ends, p. xxii. 154 Barnes, « Roman Aristotle », p. 57-59. 150 151

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Les Péripatéticiens mentionnés dans les Tusculanes Si la modération des passions péripatéticienne n’émane pas des éthiques d’Aristote, les mentions onomastiques de certains péripatéticiens fournissent-elle des indices sur sa provenance ? Cicéron ne donne aucune information précise sur les sources de son exposé de la doctrine péripatéticienne des passions mais il mentionne toutefois deux philosophes péripatéticiens : Théophraste et Lycon155. Il rappelle que Lycon, afin de diminuer les chagrins du deuil, « soutenait qu’ils étaient provoqués par des choses de peu d’importance, par des détriments de la fortune ou du corps, mais non point par les maux de l’âme156 ». La méthode consolatoire péripatéticienne, basée sur l’idée que la source de chagrin « n’est pas un grand mal » (III, 76), est donc explicitement associée à Lycon. Pourtant cette unique mention, à caractère consolatoire au demeurant, à laquelle s’ajoute l’état extrêmement lacunaire des sources de sa doctrine éthique157, ne suffit pas pour identifier Lycon comme l’une des sources de l’exposé de Cicéron sur la modération des passions. Notons, qui plus est, les réserves qu’exprime à son égard Cicéron à traves Pison (Antiochus) dans le De finibus : Lycon est certes un beau parleur mais pauvre en idées158. Quant à Théophraste, sa première mention apparaît dans le contexte d’un syllogisme qui a pour but de démontrer que la tolérance ne fût-ce qu’à l’égard d’une seule passion dans l’âme du sage entraîne la licence de toutes les passions, suivant le principe de leur inter-connectivité159. A ce titre, le cas de Théophraste pleurant Callisthène mais jalousant Alexandre illustre cette idée puisqu’il indique que la pitié Graver (Graver, Cicero on the Emotions, p. xvii) indique comme source probable de Cicéron les Péripatéticiens tels Lycon (ca. 300-226 av. J. C) ou Staséas de Naples que Cicéron avait personellement côtoyé (voir aussi Lévy, « Cicéron et l’aristotélisme d’Antiochus d’Ascalon », p.  230). Staséas de Naples n’est pourtant pas mentionné dans le traité. 156 Tusc. III, 77 (= fr. 19, Wehrli). 157 La partie éthique des fragments et témoignages de Lycon, collectés et traduits par Stork (« Lyco of Troas : the Sources, Text and Translation ») compte, mis à part cette unique citation des Tusculanes, un seul témoignage de Clément d’Alexandrie qui attribue au philosophe l’idée que le telos de la vie est la véritable joie (Strom. II, 21, 129). Pour Inwood (Ethics after Aristotle, p.  39-41), ce fragment atteste une interprétation hédoniste de l’éthique d’Aristote qui associe les traitements du plaisir de l’Ethique à Nicomaque et de l’Ethique à Eudème. Néanmoins, malgré l’interprétation ingénieuse d’Inwood, on ne peut à mon sens en tirer des conclusions sur sa vision des passions. 158 Fin. V, 13 ; réputation répercutée par Diogène Laerce (V, 65) et soumise à la critique de Fortenbaugh, « Lyco φραστικός, Comments on Ten Texts », p. 411-441. 159 Voir Tusc. V, 52, principe qui fait pendant à celui de l’ἀνακολουθία des vertus. Voir par exemple, Stob. II, 7.5b. 155

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entraîne inévitablement l’envie160. La deuxième mention concerne son grief contre la nature, prononcé sur son lit de mort, relatif à la brièveté de la vie humaine161. Or, ces références entretiennent plus d’affinité avec des notes de type consolatoire qu’avec une théorie articulée des passions. Il semble donc bien plus probable que Cicéron les ait puisées au sein de consolations ou dans les compendia destinés à l’écriture consolatoire qui circulaient abondamment à son époque162. Alors que les références onomastiques sont peu instructives, l’attitude de Cicéron à l’égard des Péripatéticiens des Tusculanes donne quelques éléments de réponse. Comme l’a remarqué Lévy, la stratégie polémique de Cicéron est marquée par le respect des normes de l’urbanitas quand il s’adresse aux représentants contemporains des doctrines qu’il examine. Par contre sa vehementia s’exprime plus librement quand il s’adresse aux philosophes dont ils sont les représentants. En d’autres termes, puisqu’il n’y a aucune identification complète du porte-parole avec la doctrine, Cicéron peut faire preuve de courtoisie à l’égard de ses contemporains issus du même milieu aristocratique et être plus virulent envers les personnages du passé163. Or, le respect exprimé par Cicéron à l’égard des adversaires péripatéticiens dans les Tusculanes contraste visiblement avec l’accusation portée par Pison, dans le De finibus, de dégénérescence des successeurs d’Aristote et de Théophraste164. C’est en termes bien plus élogieux, à moins d’y lire une pointe de moquerie, que Cicéron s’adresse aux Péripatéticiens de cette controverse, les qualifiants de plus savants, de plus érudits et de plus sérieux des hommes (Tusc. III, 22). Par conséquent, l’estime envers les « Peripatetici familiares nostri » des Tusculanes indique probablement qu’il s’agit de proches contemporains165. 160 Tusc. III, 21. On peut envisager que ce passage soit extrait du traité écrit à l’occasion de la mort de son ami Callisthène, Καλλισθένης ἢ Περὶ πένθους (Diog. Laert. V, 44) que Cicéron mentionne d’ailleurs au cinquième livre (Tusc. V, 25). 161 Tusc. III, 69, voir aussi Diog. Laert. V, 36. 162 Voir p. 163. 163 Lévy, « Vehementia : A  Rhetorical Basis of Polemics in Roman Philosophy », p. 192-198. 164 Fin. V, 14 ; il nomme Straton, Lycon, Ariston, Hiéronyme, Critolaos et Diodore (même s’il admet qu’il ne faut pas compter ce dernier au nombre des Péripatéticiens). 165 Ceci pourrait constituer un argument en faveur de l’hypothèse de Staséas de Naples, soutenue par Graver (voir p. 78, n. 155) puisqu’il est qualifié de « nobilis sane Peripateticus » et que Cicéron témoigne de son admiration pour ce rhéteur et philosophe en De or. I, 104. Toutefois, cette hypothèse est difficilement vérifiable puisque, comme on l’a déjà dit, Staséas fait ostensiblement défaut dans les Tusculanes. Pour Inwood (Ethics after Aristotle, p. 51-72), l’influence de ce dernier sur Cicéron pourrait être plus conséquente que ce qui est généralement admis. Staséas en effet fut à la source

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Pourtant, ici encore, la comparaison avec les vestiges des définitions péripatéticiennes des passions contemporaines apporte de maigres résultats. Aspasius, dans son Commentaire sur l’Ethique à Nicomaque, a conservé la définition du pathos d’Andronicus de Rhodes et Boèce de Sidon. Si l’on accepte la datation de Moraux, Andronicus de Rhodes aurait été actif à Athènes dans les années 78-47 av. n. è., et on peut donc situer l’activité de son élève, Boèce de Sidon, à la première moitié du premier siècle av. n. è. Aspasius note que, contrairement aux anciens Péripatéticiens qui ne proposent aucune définition du pathos : parmi les Péripatéticiens plus tardifs, Andronicus soutient que la passion est un mouvement irrationnel de l’âme dû à une supposition d’un mal ou d’un bien (δι’ ὑπόληψιν κακοῦ ἢ ἀγαθοῦ). Il comprend ‘irrationnel’ non comme signifiant ‘contraire à la droite raison’, à l’instar des Stoïciens, mais bien comme un mouvement de la partie irrationnelle de l’âme. (In Eth. Nic. 42.21-44.24, Heylbut).

Dans la suite immédiate du texte, il amène la définition de Boèce de Sidon : Boèce de Sidon définit la passion comme un mouvement irrationnel de l’âme possédant une certaine magnitude (τι μέγεθος). Lui aussi comprend ‘irrationnel’ comme un mouvement de la partie irrationnelle de l’âme. Il ajoute ‘magnitude’ étant donné qu’il existe aussi certains autres mouvements de la partie irrationnelle de l’âme, accompagnés de brèves appropriations (μετ᾽ οἰκειώσεως) ou aliénations (ἀλλοτριώσεως) envers certaines personnes. Il pensait qu’il n’était pas nécessaire d’appeler ces mouvements de brèves [appropriations ou aliénations] des passions. (In Eth. Nic. 44.24-28).

Malheureusement, on ne trouve aucun écho de ces définitions dans les Tusculanes. A aucun moment Cicéron n’attribue aux Péripatéticiens une définition cognitive de la passion (basée sur une ὑπόληψις) tout comme il n’évoque pas de distinction entre un mouvement possédant une certaine amplitude et d’autres mouvements plus brefs. Même si du point de vue de la chronologie, il n’est pas impossible que Cicéron ait de la réintroduction du naturalisme éthique d’Aristote, que Cicéron lui-même combine à la position d’Antiochus au sein du discours de Pison en De Finibus V (ce qui implique, contrairement au consensus, que le discours de Pison reflète la position de Cicéron et non celle d’Antiochus). Même si l’on accepte la thèse d’Inwood relative à l’influence de Staséas sur Cicéron, on ne peut sur cette base conclure qu’il soit la source de la défense de la modération des passions des Tusculanes.

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côtoyé Andronicus166, il ne présente aucune familiarité avec ces définitions péripatéticiennes athéniennes. Ainsi, on constate que si les Péripatéticiens du premier siècle av. n. è. avaient élaboré des définitions sophistiquées de la passion, qui semblent au demeurant porter les marques d’une influence stoïcienne167, on n’en trouve aucune trace dans l’exposé péripatéticien des Tusculanes. Le contraste est encore plus marqué si l’on compare l’exposé péripatéticien des Tusculanes avec l’Epitomé de l’éthique péripatéticienne attribuée à Arius (Sharples, Doxography C), que l’on peut également dater de la première moitié du premier siècle av. n. è.168. Le traitement des passions du doxographe suit de bien plus près le texte d’Aristote. Il rappelle la relation de la vertu éthique avec les trois choses présentes dans l’âme humaine (πάθη, δυνάμεις, ἕξεις) et définit les états (ἕξεις) comme « ces choses en vertu desquelles nous sommes bien ou mal disposés par rapport aux passions et à partir desquelles leur activité est bien ou mal accomplie » (Sharples  15.A, 32 = Stob. II, 7.20). Contrairement aux Peripatetici de Cicéron, le doxographe sait que la médiété dans les passions et actions n’est pas une moyenne arithmétique169 et, comme chez Aristote, il détermine l’état vertueux comme une propension à éprouver des pathē quand il faut, comme il le faut, et envers les objets adéquats (15.A.32 = Stob. II, 7.20). En outre, on y trouve le traitement des objets des impulsions premières en relation avec la division des sortes de biens – sujet fondamental de la réflexion éthique péripatéticienne du premier siècle avant n. è., que Cicéron connaît d’ailleurs dans sa version antiochéenne170. Pour le doxographe, la santé, le plaisir ou encore la force physique, par exemple, constituent des biens, des objets de choix en eux Puisque ce dernier était à Athènes lors du séjour athénien de Cicéron (79 à 77 av. n. è.), et occupa le poste clé de direction de l’école péripatéticienne, à la tête de laquelle Boèce de Sidon lui succéda sans doute vers le milieu du premier siècle. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. I, p. 45-94). Reste toutefois que Cicéron ne le mentionne jamais. 167 Gill, « The Transformation of Aristotle’s Ethics in Roman Philosophy » et pour l’analyse de ces définitions péripatéticiennes voir Becchi, « Aspasio e i Peripatetici posteriori. La formula definitoria della passione », surtout p. 98-104 ainsi que Sorabji, « Peripatetics on Emotions after 100 BC », p. 621-626. 168 Voir Tsouni, « Peripatetic Ethics in the First Century BC : The Summary of Didymus » et Gill, « The Transformation of Aristotle’s Ethics in Roman Philosophy », p. 39-45. 169 Sharples 15.A, 33 = Stob. II, 7.20. 170 Sujet traité par Xénarque et Boèce de Sidon (Alexandre d’Aphrodise, Mantissa 150.19-152.16 = T16 Falcon, Aristotelianism in the first Century BCE, Xenarchus of Seleucia, p. 139-157). Voir aussi Cic. Fin. V, 24 et suiv. ; Falcon, Aristotelianism, p. 42-47 166

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mêmes, en accord avec la nature, étant donné qu’ils sont les objets de l’impulsion première (15.A.3, 6 et 9). Alors que les Peripatetici des Tusculanes auraient pu avoir recours à cette discussion contemporaine afin de soutenir que la recherche du plaisir est en accord avec la nature et que le plaisir est objet de choix en lui-même (15.A, 3 = Stob. II, 7.13), aucune allusion n’est faite à cette idée. Chose étonnante, c’est justement le plaisir qui est absent des paragraphes consacrés à montrer que « les passions sont non seulement naturelles, mais qu’elles nous ont été données par la nature pour notre avantage » (IV, 43-47 ; cit. p. 90). Tandis que dans ce passage, Cicéron consigne les arguments péripatéticiens relativement détaillés en faveur de l’utilité de la peur, de la tristesse et du désir, celle du plaisir n’est pas même mentionnée171. Les arguments péripatéticiens chez Philodème de Gadara L’examen des sources aristotéliciennes et péripatéticiennes aboutissent donc à des résultats négatifs. Pour trouver des échos à l’argumentation péripatéticienne exposée dans les Tusculanes, il faut en fait se tourner vers le Περὶ ὀργῆς (PHerc. 182) du philosophe épicurien Philodème de Gadara. Ce traité appartient aux rares textes que l’archéologie a sauvé des oubliettes de l’histoire en l’extrayant de l’épaisse couche de boue volcanique que l’éruption du Vésuve, en 79 de n. è., déversa sur la bibliothèque épicurienne de la villa d’Herculanum. Ce texte expose non seulement la position de Philodème sur la colère mais il rend compte également de la vigueur qu’avaient, au premier siècle av. n. è., les débats à propos des passions. Philodème non seulement se réfère à la dispute entre Péripatéticiens et Stoïciens mais il se livre aussi et principalement à une critique détaillée de la position des philosophes issus de sa propre tradition philosophique (à l’exemple de Timasagoras [col. 1.7-27]). La position de Philodème sur les passions dépasse le cadre de ce travail et je renvoie ici aux discussions de Sorabji, Amstrong, Tsouna ou encore d’Annas172. et id. « Aristotelianism in the First Century BC », p.  110-112 ; Inwood, Ethics after Aristotle, p. 66-72. 171 D’ailleurs, cette absence d’οἰκείωσις envers le plaisir se remarque également dans le traitement de Pison au cinquième livre du De finibus. 172 Sorabji (Emotion and Peace of Mind, surtout p. 201-203), soutient que la doctrine des passions développée par le philosophe épicurien s’apparente à celle des Stoïciens aussi bien par la terminologie (et plus particulièrement, l’emploi de ‘morsures’ et ‘pincements’ qui, selon lui, renvoie aux pré-passions stoïciennes) mais également par l’adoption d’un idéal proche de celui de l’éradication des passions. Cette approche est critiquée par Armstrong (« ‘Be Angry and Sin Not’ : Philodemus versus the Stoics on

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Dans le cadre de notre questionnement sur les sources de Cicéron en matière de péripatétisme, il importe de souligner l’affinité des positions attribuées aux Péripatéticiens par Philodème et Cicéron173. Au sixième chapitre (selon l’édition d’Indelli), Philodème écrit : Certains, parmi les Péripatéticiens, comme nous l’avons aussi évoqué plus haut par l’intermédiaire des personnages174, soutiennent que ceux qui retranchent (ἐξαιροῦντας) la colère et le θυμός de l’âme coupent les nerfs (τὰ νεῦρα) de l’âme et que, sans eux, ni châtiment ni vengeance175 ne sont possibles (col. 31.24-32.1).

L’identité de ces Péripatéticiens demeure incertaine. On note toutefois que l’accusation de sectionner les nerfs de l’âme constitue un argument topique à l’encontre des Stoïciens. Déjà présent en filigrane chez Cicéron, il se manifeste sans ambages dans des textes plus tardifs comme, par exemple, dans le traité médical de l’Anonyme de Londres, qui date probablement du premier siècle de n. è. : Ils (les Anciens) accordent au sage la modération des passions (μετριοπαθείας) et ils disent que les passions modérées (τὰς μετριοπαθείας) sont les nerfs (νεῦρα) de l’action. Les plus jeunes, à savoir les Stoïciens, ne permettent aucune passion dans l’âme selon la nature. (col. 2.20-24176)

Le philosophe épicurien passe ensuite aux arguments « d’autres Péripatéticiens » qui soutiennent la nécessité de la colère dans la guerre Natural Bites and Natural Emotions », p. 79-121) et Tsouna, (« Philodemus on Emotions », p. 213-241 ; The Ethics of Philodemus, p. 195-238 et « Le livre de Philodème la Colère ») qui lui attribuent une vue bien plus conciliante avec les passions. Philodème distingue en effet entre deux types de colère : l’une est naturelle et nécessaire et l’autre, le θυμός, est néfaste et implique un plaisir dans la vengeance. Voir également Annas, « Epicurean Emotions », p. 145-164. 173 Chez Philodème, les arguments péripatéticiens se trouvent col. 31.24-34.7. 174 διὰ προσώπων ; je suis ici d’assez près la traduction de Delattre et Monet (dans Pigeaud et Delattre, Les Epicuriens, ad. loc.). Comme ils le signalent (p. 1255, n. 78), Philodème se réfère aux personnages littéraires probablement mentionnés dans la première partie du traité. 175 Le terme grec est ἄμυνα, qu’il est également possible de traduire par « défense ». Etant donné l’importance de la vengeance (poena) et de la rétribution dans les définitions classiques de la colère, dont Sénèque fournit un bon exposé, il semble plus judicieux d’opter pour ce terme. Voir Sen. Ira I, 2.4 et Lactance, Ira, XVII, 13. 176 Tusc. IV, 43 : « ce que nous appelons douceur (lenitas), ils l’appellent par le nom d’un vice : l’indolence (lentitudo) ». Voir aussi Aulu-Gelle, N.A., XIX, 12, 4-5 ; Sen. Ira III, 3.1 ; Plut. De cohib. ira 457B ; Ps.-Archytas, De educ. 41.8-18.

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ou dans les situations similaires (col. 32.16-29). Cet argument, qui fait sans doute écho aux développements sur le courage en tant que médiété de l’Ethique à Nicomaque, se rencontre également chez les Péripatéticiens de Cicéron177. Ce groupe de Péripatéticiens souligne en outre que la colère est utile en cela qu’elle prévient de la lâcheté et qu’elle permet en outre de tirer vengeance de ses ennemis, « ce qui est une chose belle, juste et utile » et même agréable (col. 32.16-29). La réplique aux Péripatéticiens que consigne Philodème fustige l’acceptation de la colère comme un appel à l’insubordination martiale et la condamne comme une célébration de la violence en place de l’εὐτονία (col. 33.23-33178). Certains savants ont voulu y identifier un argument chrysippéen. Si cette attribution semble trop hypothétique, la deuxième partie de la critique, qui souligne l’inutilité de la colère dans la punition est quant à elle formellement attribuée à Antipater (col. 33.34-34.6). Ici également la réplique stoïcienne trouve un écho dans les Tusculanes et est également présente dans le traité homonyme de Sénèque179. La parenté des arguments présents chez Philodème, dans Tusculanes, le De ira de Sénèque et même le De cohibendi ira de Plutarque laisse entrevoir qu’ils proviennent d’un fond commun d’arguments topiques180. Comme je le montrerai plus en détail lors de l’analyse du De ira de Sénèque, le genre des traités Sur la colère servit de relais privilégié aux polémiques philosophiques tout en favorisant un mode d’exposition cursif et antithétique des points de vue. Dans le cas des Tusculanes, ainsi qu’on le verra par la suite, c’est sans doute l’orientation consolatoire qui explique l’exposé schématique des arguments péripatéticiens. Le traité de Philodème permet donc de saisir la nature topique des arguments péripatéticiens des Tusculanes. Il faut en outre garder à l’esprit qu’à l’époque de Cicéron, la philosophie est entrée dans ce que P. Hadot a qualifié d’« ère des manuels et des résumés »181. Long a déjà montré que la connaissance des doctrines de l’école péripatéticienne par Cicéron s’est forgée par le Tusc. IV, 43 et Eth. Nic. III, 6, 1115a6-35 et III, 8, 1116 b4-1116b23 ; voir aussi Sen. Ira III, 3.5. 178 Indelli, Filodemo, L’Ira, p. 210. 179 Tusc. IV, 43 et Sen. Ira I, 6.1-5. 180 On reviendra sur ce point au chapitre sur Sénèque. 181 Hadot, Qu’est ce que la philosophie antique, p. 235 et suiv. ou, pour rappeler le jugement désuet et sans concession de Spanneut, l’ère des ouvrages qui « fournissent à la pensée paresseuse ou incapable une pâture hétéroclite très bien venue » (Spanneut, Le stoïcisme des pères de l’église, p. 40). Pour l’engouement parallèle des Romains pour les épitomés dans le genre annalistique voir Ledentu, Studium Scribendi, p. 233-240. 177

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bais des manuels, des épitomés ou des guides de rhétorique qui florissaient à la période hellénistique182. A cette liste, il faut également ajouter les résumés, les notes de cours ou encore les notes à usage personnel résumant l’abondante littérature existante sur des sujets divers que les érudits s’échangeaient volontiers183. En outre, l’aspect oral, social voire mondain de la pratique philosophique ne doit pas être occulté. Cicéron, le rhéteur, le politicien, l’avocat, l’homme de lettres, côtoya les grandes figures intellectuelles de son temps184. De par sa fonction publique et son goût prononcé pour l’étude, il entreprit nombres de voyages en dehors de Rome. Il passa des séjours prolongés à Athènes, en Asie Mineure ou en Sicile185. Ces voyages furent l’occasion de rencontrer les philosophes et les rhéteurs éminents de son temps. Avant d’épouser l’Académie dans sa phase sceptique, Cicéron passa de maître en maître, côtoya les représentants les plus illustres des diverses écoles de philosophie. Ainsi, c’est avec un philosophe épicurien qu’il découvrit la philosophie186. Il étudia ensuite chez l’académicien Philon de Larissa, suivit les cours d’Antiochus d’Ascalon à Athènes et fréquenta Posidonius d’Apamée qui séjournait à Rome en 86 av. n. è.187. Ses amis proches furent stoïciens (comme Sosus), épicuriens (tel Atticus), académiciens et péripatéticiens. Tandis qu’au premier siècle, Athènes subit les secousses des troubles politiques qui aboutiront au sac de Sylla en 88 av. n. è., Rome, qui moins d’un siècle auparavant avait chassé ses philosophes, devient la terre d’accueil des philosophes athéniens. Le départ de l’académicien Philon de Larissa pour Rome cette même année en est un exemple frappant, départ qui au demeurant marqua un tournant dans la vie intellectuelle de Cicéron. Rome au premier siècle avant l’ère chrétienne devint la scène privilégiée de l’association entre l’aristocratie Long, « Cicero’s Plato and Aristotle ». Voir Att. II, 1.2 et XVI, 14.4 et Dorandi, Le stylet et la tablette, p. 27-50. 184 Voir Powell « Introduction : Cicero’s Philosophical Works and their Background », p. 11-18. 185 Sur les deux années athéniennes de Cicéron (de 79-77 av. n. è.) voir la préface du De finibus et Boyancé, « Le voyage du lettré romain en Grèce », p. 137-143. En Asie Mineure, il rencontre le stoïcien Rutilius Rufus, qui deviendra un ami cher ainsi que l’orateur Molon de Rhodes chez qui il suit une formation rhétorique solide. Voir Ducos, « Cicéron », p. 365-373. 186 D’abord avec Phèdre et ensuite avec Zénon de Sidon (c. 150-c. 75). Fam. XIII 1, 2 ; Acad. I, 46 ; Fin. I, 16 et Tusc. III, 38. 187 Voir ND, I, 6-7 et 58 ; Acad. I, 13 ; Tusc. V, 22 ; ND I, 6-7. Les Tusculanes mentionnent des contacts personnels avec Zénon le disciple d’Epicure (Tusc. III, 38) et avec Antiochus d’Ascalon. 182 183

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latine et les intellectuels grecs. L’irréductible admiration pour la culture grecque dans ses différents aspects que nourrissaient Cicéron et ses pairs ne se traduisit pas uniquement sur le champ de l’étude mais prit également la forme concrète du patronage. Ainsi, L. Lucullus fut le patron d’Antiochus d’Ascalon ; le philosophe stoïcien Diodotus, alors aveugle et usé par les ans, jouit de l’hospitalité de Cicéron jusqu’à sa mort en 59 av. n.è188. En 44 av. n. è., environ un an après la rédaction de ses Tusculanes, Cicéron envoya son fils étudier à Athènes chez le péripatéticien Cratippe de Pergame, qu’il tenait en haute estime et considérait comme le chef de file de l’école péripatéticienne189. Au sein de la nobilitas latine, le savoir et les livres circulaient190. Les traités de Cicéron sont adressés à des amis de son entourage avec lesquels il avait l’habitude de philosopher. Les questions soulevées, non seulement dans les Tusculanes mais aussi dans ses autres traités philosophiques, sont des questions d’actualité qui réfléchissent l’extrême mobilité de la scène philosophique romaine. Aussi l’aspect actuel, personnel, social et romain constitue-t-il un trait fondamental de son écriture philosophique. A la lumière de l’ensemble de ces éléments, la tentative de cerner avec précision la ou les sources de la doctrine péripatéticienne des passions des Tusculanes semble hasardeuse. Toutefois, nonobstant le peu d’informations que fournit Cicéron, certaines conclusions peuvent être tirées de l’analyse qu’on en a livré. Tout d’abord, le texte des Tusculanes ne laisse paraître aucune familiarité avec les traités éthiques d’Aristote. Deuxièmement, Aristote n’est pas inclus au nombre des Peripatetici qui défendent les passions modérées et le lien avec l’Ancienne Académie, s’il n’est certes pas tout à fait absent, n’atteste cependant pas le principe fort d’harmonie entre l’Ancienne Académie, Aristote et les Péripatéticiens. Troisièmement, contrairement à ce qui est parfois supposé, les références nominales aux Péripatéticiens ne constituent pas des indices précis quant aux sources de Cicéron en matière de péripatétisme puisqu’elles appartiennent au fond commun de la littérature consolatoire, à laquelle Cicéron puise abondamment. Finalement, l’analyse des arguments péripatéticiens présents dans le De ira de Philodème à laquelle s’ajoute l’aspect interpersonnel et la grande mobilité de la scène philosophique Brutus 309 ; Luc. 115 ; Tusc. V, 113. Div. I, 3, Off. I, 1 et Gottschalk « Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the Second Century AD », p. 1096. 190 Voir, par exemple, ad Att. XIII, 39 ou Fin. III, 7 ainsi que Boyancé, « Les méthodes de l’histoire littéraire, Cicéron et son œuvre philosophique », p. 288-309. 188 189

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romaine font pencher la balance en faveur d’une ou plusieurs sources doxographiques passées au filtre de l’érudition de Cicéron. Les Stoïciens Des conclusions similaires s’appliquent, mutatis mutandis, aux sources de l’exposé relatif à la doctrine des passions du Portique, à la différence fondamentale que Cicéron manifeste une connaissance bien plus détaillée et qu’il l’associe explicitement aux figures tutélaires de l’école. Comme on a déjà ponctuellement abordé les possibles sources d’influence de Cicéron et que Tieleman a aussi étudié les liens entre les Tusculanes et le Peri pathōn de Chrysippe191, le traitement des Stoici de Cicéron sera plus restreint. Comme ce fut le cas avec les Péripatéticiens, Cicéron n’est pas très loquace sur les sources de la doctrine stoïcienne des passions qu’il expose dans les Tusculanes. Or, comme l’a déjà remarqué Boyancé, en règle générale, lorsque Cicéron emploie une source spécifique, il n’omet pas de le faire savoir192. Par contre, par contraste avec le traitement de la modération péripatéticienne, il associe étroitement la doctrine des passions aux scholarques hellénistiques, à savoir principalement à Zénon et Chrysippe. Les Stoïciens mentionnés par Cicéron sont Zénon, Chrysippe, Cléanthe et Sphaerus. Cicéron cite les définitions de la passion de Zénon (Tusc. IV, 11 et 47) et note que ce dernier ajoutait à juste titre que dans le cas de la peur, l’opinion doit être qualifiée de récente (Tusc. III, 75). Chrysippe est principalement mentionné dans le cadre de sa stratégie consolatoire193. L’Arpinate note en outre l’intérêt de Chrysippe et des Stoïciens pour les classifications et les définitions (IV, 9) et fait un rappel ponctuel à la définition chrysippéenne du courage (IV, 53). L’encadrement par deux références explicites à Chrysippe de l’exposé sur l’analogie entre les maladies de l’âme et celles du corps (IV, 23-33) fait donc figure d’exception (mais on note tout de même l’absence de mention du titre de l’ouvrage, à savoir le quatrième livre du Peri pathōn, aussi intitulé Therapeutikon194, dont est issue cette discussion). Cléanthe est mentionné uniquement en référence à sa méthode de consolation (III, 77) et Sphaerus l’est uniquement pour sa définition du courage (III, 53). Tieleman, Chrysippus’ On Affections, p. 288-320. Boyancé, « Les méthodes de l’histoire littéraire, Cicéron et son œuvre philosophique », p. 308. Voir Off. I, 2, 6 et Att. XVI, 11, 4. 193 Tusc. III, 52, 59, 61, 76, 79 et IV, 63. 194 Gal. PHP IV, 1.14. 191 192

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Là encore, rien de suffisamment précis pour pouvoir identifier avec certitude la ou les sources de Cicéron. Il faut aussi noter l’absence de mention de Posidonius, à propos duquel d’ailleurs je reviendrai de manière plus approfondie au chapitre sur Sénèque. Alors que Posidonius joue un rôle certain et palpable dans d’autres traités cicéroniens, il n’est pas mentionné au sein des livres III et IV des Tusculanes195. Cicéron fut pourtant, quelques trente ans auparavant, l’élève de celui qu’il nomme parfois « familiaris noster », « magister » ou encore de « plus éminent de tous les Stoïciens »196. On sait grâce au témoignage de Galien que la doctrine de Posidonius sur l’âme et les passions s’est élaborée dans un dialogue soutenu avec le Peri pathōn de Chrysippe. De nombreux sujets abordés par Posidonius dans son volumineux Peri pathōn197 sont absents du traitement des Tusculanes, comme, par exemple, la question de la cause de l’excès de l’impulsion (PHP IV, 3.8), la nécessité d’une image picturale (ἀναζωγράφησις) dans la formation de la passion (PHP V, 6.25-27) ou encore la discussion sur la taille des biens et maux apparents (IV, 5.26-31198). De même, on ne trouve aucun écho de la critique posidonienne de l’analogie opérée par Chrysippe entre la maladie du corps et de l’âme199. Certains thèmes étudiés par Posidonius, tels le caractère récent de l’opinion ou la cause de l’amenuisement de la passion avec le temps tandis que l’opinion reste inchangée, sont certes abordés dans les Tusculanes, mais sans pour autant

195 Voir, par exemple, Div. I, 125 et 129-130. Sur la question de l’utilisation du Περὶ καθήκοντος de Posidonius pour le troisième livre du De Officiis de Cicéron, voir Kidd, Posidonius, vol. II (i), The commentary, p. 185-189. Posidonius est mentionné au deuxième livre des Tusculanes (II, 61), mais il s’agit d’une anecdote édifiante rapportée par Pompée, présentant le philosophe alité et malade, faisant fi de la douleur physique en discourant sur l’éthique stoïcienne. Il apparaît aussi au cinquième livre (V, 107), au sein d’une liste des plus fameux philosophes. 196 ND I, 123 et II, 88 ; Fin. I, 6 ; Div. II, 47 et Tusc. II, 61. Cicéron le nomme son magister dans Fato 5 et « le plus éminent de tous les Stoïciens » dans Hort. fr. 18 (= Nonius Marcellus, De Doctorum Indagine, p. 527 M = Kidd T33). Cicéron et Posidonius semblent cependant avoir poursuivi une relation épistolaire occasionnelle, comme le montre la lettre datée de 60 av. n. è. (Att. II, 1.2) dans laquelle l’Arpinate relate qu’il a envoyé à l’Apaméen des notes (ὑπόμνημα) relatives à son consulat dans l’espoir que Posidonius s’en serve pour un futur traité. Celui-ci néanmoins déclina poliment l’invitation de Cicéron. 197 Galien parle d’un ouvrage composé de quatre longs livres (PHP V, 6.44). 198 Certes, on trouve chez Cicéron la référence à une opinio magni mali et une opinio magni boni (Tusc. III, 24-25) mais le sens de l’adjectif n’est pas discuté. 199 PHP V, 2.3-12.

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refléter une familiarté avec le traitement posidonien de ces questions200. Aucun indice tangible dans le texte des Tusculanes ne laisse donc entrevoir une quelconque prise en compte du traitement posidonien des passions. Si l’on compare les Tusculanes à la controverse qu’entreprit un peu plus de deux siècles plus tard Galien de Pergame contre la doctrine des passions du Portique, force est de constater la différence fondamentale dans l’emploi et le traitement des sources. Afin de réfuter la psychologie et la théorie des passions stoïciennes, le médecin-philosophe s’engage dans une critique textuelle des textes du Peri pathōn et du Peri psuchēs de Chrysippe. Galien cite Chrysippe verbatim et le paraphrase abondamment. Il traite des détails de son texte, de la modalité de son argumentation et va même jusqu’à passer au crible son emploi des citations poétiques. Alors que la lutte menée par Galien contre la doctrine chryipéenne est ad hominem et s’échafaude par le biais d’un commentaire critique minutieux du texte de Chrysippe, Cicéron qui, il est vrai, s’ingénie à défendre et non à attaquer, ne mentionne nul traité stoïcien. Certes, on note que dans le De finibus, il fait bien référence à la présence de livres stoïciens dans la bibliothèque de Lucullus (III, 7) et affiche une connaissance pointue de la doctrine stoïcienne des passions, laquelle inclut aussi bien les syllogismes sur l’absence de passions que les définitions spécifiques des passions particulières. Pourtant, cela ne suffit pas à faire des Tusculanes une défense de la théorie du Portique élaborée à partir d’une lecture minutieuse des traités de tel ou tel philosophe du Portique. Les Tusculanes ne fournissent donc aucune indication qui permettrait d’affirmer avec certitude que Cicéron a travaillé à partir du Peri pathōn de Chrysippe ou d’autres traités stoïciens, tels ceux d’Antipater ou de Posidonius. Une origine doxographique, en provenance des épitomés ou notes de cours, est donc tout à fait envisageable. Le matériel 200 Pour Posidonius, le terme ‘récent’ dans la définition de Chrysippe a un sens temporel alors que chez Cicéron, l’adjectif désigne la vivacité de l’opinion (PHP IV, 7.1-5 et Tusc. III, 25 et voir p. 44). Cicéron attribue la cause de l’amenuisement de la passion avec le temps à la réflexion prolongée de l’agent passionné sur le fait que la passion n’est pas un mal et, selon lui, cet affaiblissement de la passion indique que contrairement au point de vue péripatéticien, la tristesse n’est pas dans la nature mais dans l’opinion. Posidonius quant à lui considère comme impossible l’explication de Chrysippe selon laquelle, alors que l’opinion [et l’impulsion] perdurent, « le reste ne suit pas », du fait de l’apparition d’une autre disposition rétive au raisonnement (PHP IV, 7.13-17). Pour Posidonius, si l’impulsion est présente, son activité ne peut être obstruée (IV, 7.36). Selon Galien, Posidonius attribuait les causes de l’amenuisement de la passion à la reprise du contrôle de la raison subséquente à l’assouvissement des désirs propres du παθητικόν (V, 6.31-33).

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syllogistique lui-même, dont la rigueur et la concision éveilla une telle admiration chez Cicéron qu’il les plaça en tête d’exposé (III, 14-21201), put lui parvenir par l’entremise des compendia. A cela il faut bien évidemment ajouter l’autonomie littéraire de Cicéron, qu’il s’arroge, par exemple, afin d’élaborer un développement plus oratoire de la position du Portique (III, 22 ; IV, 9 et 48).

III. Les enjeux de la dispute L’échange L’analyse de la structure dialectique de la controverse aboutit à première vue, à une constatation simple : la controverse est philosophiquement peu élaborée et s’articule principalement par une dynamique « exemple-contre-exemple ». Autrement dit, chaque camp assène ses arguments sans réellement tenir compte du fait que chacun nourrit un point de vue différent sur la nature de la passion. Mais ces passions qui, selon nous, doivent être extirpées (extirpandas), les Péripatéticiens disent non seulement qu’elles sont naturelles (naturalis esse) mais en outre qu’elles ont été données pour notre avantage (utiliter) par la nature. (Tusc. IV, 43)

Cette phrase récapitule les points essentiels de la position péripatéticienne. Cicéron oppose les Péripatéticiens, promoteurs de l’utilité des passions, à la position stoïcienne représentée par le ‘nous’. Contrairement à l’analyse minutieuse qu’il consacre à la théorie stoïcienne des passions, il traite la modération de manière cursive et sans aucune forme d’argumentation. On a beau chercher dans ces pages une définition péripatéticienne du pathos202 ou les articulations théoriques qui sous-tendent cette notion, on ne trouve qu’une défense somme toute rudimentaire de la modération, articulée autour de deux thèses majeures : a) les passions 201 Pour l’admiration de Cicéron envers la rigueur des arguments stoïciens voir Tusc. III, 13 ; III, 22 ; IV, 9 et 33. Il est probable que l’origine de ces syllogismes remonte à Zénon, dont l’engouement pour la méthode syllogistique est bien attesté. Voir par exemple Schofield, « The Syllogisms of Zeno of Citium », dans le contexte de la cosmologie. 202 Certes, en Tusc. IV, 47-48, Cicéron mentionne ce qui pourrait s’apparenter à une définition péripatéticienne des passions comme « ardeurs de l’âme (ardores) ou des pierres à aiguiser les vertus (cotesque virtutum) » mais cette définition demeure sommaire et relativement peu instructive.

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sont naturelles et b) les passions sont utiles. Ces deux idées complémentaires, que l’on peut désigner sous le nom de ‘l’argument naturalis-utiliter’, constituent la clé de voûte sur laquelle repose la défense de la modération des passions. C’est principalement le cas de la tristesse dans le deuil qui permet de souligner la naturalité de la passion. L’argument naturalis repose sur l’idée que certains objets ou événements déclenchent naturellement un certain type de réaction affective. Les passions sont non seulement une donnée brute de la nature humaine mais elles contribuent également à l’éducation et à la formation morale de l’individu et, selon les circonstances, à la réalisation des vertus personnelles et sociales. Ainsi, c’est poussés par la plus « grande ardeur du désir » (IV, 44) que Pythagore, Démocrite ou Platon, ont exploré le monde, mus par leur soif de savoir203. La colère – que les Péripatéticiens, à l’instar des Stoïciens, considèrent comme un genre de désir – est jugée nécessaire au courage et, dans la joute oratoire, elle peut être éprouvée ou feinte par l’orateur habile (IV, 43). La peur est utile au courage en temps de guerre204 et, en temps de paix, elle garantit le bon fonctionnement de l’ordre social et le respect des lois (IV, 46). De même, la tristesse fut donnée par la nature pour permettre que l’individu fautif, contrit face aux réprimandes, redresse son caractère205. Quant à la pitié, elle permet de secourir ceux qui sont frappés par des malheurs injustes. Puisque les passions ont un rôle à jouer dans la vie privée et sociale, les Péripatéticiens considèrent naturellement que l’absence de passions penche du côté du vice. Ainsi, la suppression de la crainte prive les hommes de vigilance ; l’absence de tristesse, en cas de déshonneur, équivaut à de l’impunité et l’exigence d’être exempt de colère est fustigée comme un appel à l’indolence (IV, 43). Malgré leur reconnaissance du caractère naturel et utile des passions, Cicéron ne présente pas les Péripatéticiens comme les avocats d’une vie passionnée : ils déclarent que les passions doivent être élaguées (resecanda esse), mais ils soutiennent qu’il n’est ni possible ni nécessaire de les extirper complètement. (Tusc. IV, 46). Voir aussi Fin. V, 49-50 et 87 ; et Tsouni, « Antiochus on Contemplation and Happy Life », p. 134-136. 204 Ceci fait écho à un argument déjà formulé par Aristote : Eth. Nic. III, 6, 1115a635 et III, 8, 1116b4-1116b23. 205 Voir Eth. Nic. III, 8, 1116b28. 203

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Ce qu’il faut extraire des passions, c’est l’excès206. Il importe d’en conserver la mesure naturelle. Ainsi, juste milieu, modération, limite, mesure, mediocritas sont autant de termes qui expriment, aux yeux des Péripatéticiens, la bonne gestion des passions (IV, 38 et 46). Que signifie exactement tenir ce juste milieu ? Par quels critères s’opère le calcul de la moyenne ? Cicéron ne fournit aucune explication. Les Péripatéticiens apparaissent dès lors comme les porte-paroles du sens commun – ce sens commun dont Cicéron pense qu’il faut justement s’extraire par la réflexion philosophique. L’ingénuité de leurs conclusions n’est pas sans rappeler la candeur de l’interlocuteur anonyme, qui partait de son expérience subjective pour affirmer que la mort est un mal ou que le sage est forcément sujet aux passions. Le rapport du stoïcisme au péripatétisme en matière de passions semble donc prolonger la dynamique du maître à l’élève qui régit le dialogue entre Cicéron et son interlocuteur207. Mais, il est important d’insister sur ce point, il n’y a là aucune condescendance de la part de Cicéron. Au contraire, à ses yeux, c’est parce que les données de l’expérience personnelle et subjective ont la force d’ébranler les convictions philosophiques les plus fermes, que la réflexion philosophique doit non seulement y prendre son point de départ mais, en outre, être capable d’y revenir pour mieux s’y confronter. Tout aussi convaincant que puisse être un syllogisme bien ficelé, la réflexion philosophique ne peut faire abstraction des données de l’expérience personnelle, et c’est pourquoi, en porte-parole du Portique, Cicéron s’emploie à réfuter la mediocritas péripatéticienne à force d’exemples concrets. Pour invalider l’idée que certains objets suscitent naturellement des passions, Cicéron dresse une liste de cas où la tristesse est absente en dépit de la présence d’un événement ou d’un objet déclencheur comme, par exemple, la perte d’un proche. Ainsi, le contrôle de l’expression et de l’intensité du deuil, la diminution du chagrin avec le temps, le fait que ce fut la peur, et non la tristesse, qui s’empara des compagnons d’armes de Pompée succombant à ses blessures ou, encore, de l’aveu même des Péripatéticiens, que la tristesse peut dépasser les limites naturelles, sont autant d’indications qui, aux yeux de l’Arpinate, illustrent le fait que « ce n’est pas la chose elle-même (rem ipsam) qui est source du deuil » et que « le deuil est dans l’opinion et non dans la nature »208. Voir aussi, Ps.-Plut. Vit. Hom. 134. Lévy, « Les Tusculanes et le dialogue cicéronien : exemple ou exception ». 208 Tusc. III, 64-71 et pour la citation, III, 67. 206 207

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Contre l’idée que la colère aiguise le courage, Cicéron évoque le calme des gladiateurs, admire le sang-froid des héros homériques, la tranquillité d’Hercule face au sanglier d’Erymanthe ou au lion de Némée ainsi que le calme de Thésée empoignant le taureau de Marathon (IV, 48-50). Outre les exemples issus de la littérature grecque, Cicéron puise également dans son patrimoine latin et loue par exemple la placidité dans le combat de Scipion l’Africain, de Torquatus ou Marcellus (IV, 4950). Il s’en prend également à l’idée que l’orateur puisse éprouver de la colère dans la joute oratoire. Ce n’est que de la colère affectée et propice à la plaidoirie que l’orateur habile, tel un talentueux comédien, pourra feindre (IV, 55). Et quand les Péripatéticiens font du désir la source de nombreux progrès scientifiques, c’est qu’ils confondent désir avec assiduité. C’est principalement la mesure imposée aux passions qui soulève les foudres de Cicéron. Tout d’abord, le calcul du milieu à tenir dans les passions est impraticable : comment en effet, pourrait-on calculer à tout bout de champ le juste milieu, quand on sait bien que les passions s’enchaînent et s’enchevêtrent constamment ? Le tort principal de la doctrine du juste milieu est qu’elle ne tient pas compte de la dangerosité et de l’extrême nocivité des passions. Tout comme il est impossible de s’arrêter dans sa chute, de même, on ne peut ni stopper ni juguler une passion (Tusc. IV, 40). Fort de sa grille de lecture stoïcienne des passions, la modération des passions équivaut, pour Cicéron, à la modération des vices : C’est pourquoi il n’y a aucune différence à approuver les passions modérées ou l’injustice modérée, l’oisiveté modérée, l’intempérance modérée. En effet, celui qui assigne une mesure aux vices, soutient la cause des vices. (Tusc. IV, 42209)

Et l’Arpinate n’hésite pas à condamner la faiblesse d’une telle position : C’est pourquoi, la position et le discours des Péripatéticiens doivent être considérés comme faibles et privés de vigueur, eux qui stipulent que l’âme est nécessairement sujette aux passions mais appliquent une certaine mesure qu’il ne convient pas de dépasser. Tu appliques donc une mesure dans le vice ? Ou alors ne pas obéir à la raison n’est pas un vice ? (Tusc. IV, 38-39) Voir Tusc. IV 41 et Fin. II, 27.

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La figure du sage cristallise de la manière la plus concrète le désaccord entre les deux parties. A travers la critique de la modération des passions, Cicéron décrie en fait le manque de panache et d’excellence du sage péripatéticien : un sage sujet aux passions, irascible, anxieux et peureux (IV, 57) : « la glorieuse sagesse ne doit pas être fort estimée si, en effet, elle ne diffère pas beaucoup de la folie » (III, 8). Cicéron oppose au portrait du sage passionné péripatéticien, un sage stoïcien invincible, protégé, sécurisé et, il va sans dire, à l’abri de toute passion210 : Donc celui qui, quel qu’il soit, par sa modération et sa constance, est calme en son âme et bien disposé envers lui-même, de telle sorte qu’il n’est ni consumé par les troubles, ni assujetti par la crainte, ni enflammé par un désir avide, ni dissolu par un vain enthousiasme – celui-là est le sage que nous cherchons, celui-là est heureux. Pour lui, aucune affaire humaine ne peut sembler à ce point intolérable au point de défaire son âme, ni à ce point plaisante au point de la transporter. En effet, quelle affaire humaine peut-elle lui paraître de taille, à lui qui connaît l’éternité et la grandeur de l’ensemble de l’univers ? En effet que considérera-t-il d’important au sein des poursuites humaines et dans la si grande brièveté de la vie, lui qui est toujours à ce point attentif en son âme que rien d’imprévu ne peut lui arriver, rien d’inopiné, rien de nouveau ? Il étend son regard perçant en toutes directions, de sorte qu’il voit toujours un abri et une place pour y vivre sans trouble ni angoisse et qu’il supporte tout accident que lui apporte la fortune avec convenance et calme. Celui qui agit de la sorte, sera non seulement exempt de chagrin mais également de toutes les autres passions. Or, une âme dépourvue [de passions] rend parfaitement et absolument heureux, alors qu’une âme emportée et entraînée loin de la raison intacte et ferme détruit non seulement la constance mais aussi la santé. (Tusc. IV, 37-38)

L’argument du monisme psychique : une controverse indépendante de la question de la structure de l’âme Est-ce là toute la dispute ? Une défense argumentée de l’éradication stoïcienne contre laquelle les objections sommaires des Péripatéticiens ne peuvent pas grand-chose ? La modération péripatéticienne s’effondre sous les coups de boutoir répétés de la dialectique stoïcienne au service de laquelle Cicéron déploie son talent oratoire. Il semble, à première vue, que Cicéron campe un dialogue de sourds : si l’on conçoit les passions comme naturelles et utiles, il est bien entendu inepte de vouloir Tusc. IV, 41 et Stob. II, 7.5b.

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s’en défaire. Si, en revanche, les passions sont néfastes par nature, il faut forcément les exclure de la vie morale. Toutefois, réduire la controverse éradication-modération à une querelle de mots, à une joute oratoire qui procède au coup par coup, oblitère non seulement la dimension pédagogique que l’on a déjà soulignée mais aussi la « passion du concret si caractéristique de la pensée romaine », pour reprendre la belle expression de Lévy211. Mais, surtout, penser la controverse comme une joute verbale revient à la figer à la seule dimension de la gestion des passions. Or, il est évident que cette dispute véhicule et se rattache à d’autres problématiques plus fondamentales et pressantes aux yeux de Cicéron. On présente souvent la controverse éradication-modération des passions comme une controverse psychologique, centrée autour de la question de la structure de l’âme. Or notre analyse montrera qu’il n’est rien. Tout d’abord, on verra que la thèse répandue d’une dispute émergeant de deux conceptions antithétiques de l’âme constitue la rétroprojection d’un débat plus tardif sur des sources plus anciennes. Ensuite, on montrera que la dispute à propos des passions se subordonne en fait à un débat bien plus brûlant : celui des biens et des maux. Il s’agira alors d’éclairer la modalité par laquelle Cicéron associe distinctement la discussion des passions au débat à propos des biens et des maux. Tout d’abord, si l’on se tourne brièvement vers les pourfendeurs plus tardifs de la théorie stoïcienne des passions, comme Plutarque ou Galien, on constate que la doctrine des passions du Portique est présentée comme le corollaire de la théorie de l’âme. Aussi bien Plutarque que Galien ciblent la psychologie moniste des philosophes du Portique comme étant la source de leur analyse bancale des passions. Pour Plutarque, l’exigence absurde d’éradiquer les passions procède de la conception d’une âme qui ne possède aucune partie distincte : Et ils (les Stoïciens) estiment que l’élément pathétique et irrationnel [de l’âme] n’est pas séparé du rationnel par une certaine différence ou par nature mais qu’il s’agit de la même partie de l’âme, qu’ils nomment pensée (διάνοια212) et hégémonique […] et qu’elle n’a rien d’irrationnel en elle-même, mais qu’elle est dite ‘irrationnelle’ quand elle est emportée par le débordement de l’impulsion, devenue puissante et dominante, vers quelque fait inconvenant et contraire aux prescriptions de la raison. (De virt. mor. 441C-D)

Lévy, Cicero Academicus, p. 318. Sur le terme διάνοια voir p. 102-103.

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L’éradication des passions, que Plutarque juge au demeurant impossible et non souhaitable (4, 443C) découle du fait que les Stoïciens omettent le caractère « double » de l’homme (3, 441D). Parce qu’ils ne conçoivent pas un lieu naturel dans l’âme pour les passions, à l’instar de Platon, les Stoïciens ont manqué la distinction fondamentale entre la raison théorique et la raison pratique, dont la fonction est de retrancher le manque de mesure et « les fausses notes » des passions (5, 444B). Dans une veine similaire, et même si ce n’est pas l’éradication des passions qui est fustigée213, Galien accuse Chrysippe d’avoir réduit le modèle tripartite de l’âme de Platon à sa seule composante rationnelle. A ses yeux, cette conception moniste de l’âme l’a conduit à adopter la thèse indéfendable que la passion est jugement : Je me propose de montrer que les jugements adviennent et que les passions se produisent non en fonction d’une seule partie de l’âme ou d’une seule de ses puissances, comme Chrysippe le soutient, mais que les puissances de l’âme sont plurielles et de différents genres, et que ses parties sont plurielles. Posidonius et Aristote conviennent que les puissances de l’âme sont trois par leur nombre : une par laquelle nous désirons (ἐπιθυμοῦμέν), une par laquelle nous nous irritons (θυμούμεθα) et une par laquelle nous raisonnons (λογιζόμεθα). La doctrine d’Hippocrate et de Platon, quant à elle, est qu’elles sont séparées les unes des autres localement et que notre âme n’a pas seulement en elle plusieurs puissances, mais qu’elle est formée de parties qui sont différentes par le genre et par la substance. […] A présent, je reviens à nouveau à Chrysippe, qui n’admet pas que les puissances que l’on a mentionnées existent dans notre âme, mais soutient que chaque activité, chaque passion se forme uniquement dans la partie rationnelle (ἐν τῷ λογιστικῷ). (PHP V, 4.2-5)

Comme l’illustre bien ce texte, les livres IV et V du PHP sont dédiés à l’examen critique de la conception chrysippéenne de la passion comme jugement. Galien s’y évertue à montrer que la psychologie moniste de Chrysippe ne permet pas de fournir une explication adéquate aux passions. Par surcroît, il soutient que Chrysippe est en fait contraint de postuler l’existence d’une composante irrationnelle de l’âme. Sans ouvrir ici la question de la stratégie polémique de ces auteurs, il apparaît clairement que sous la plume de Plutarque et Galien, le modèle stoïcien de l’âme est présenté comme ‘réductif ’. En d’autres termes, il se conçoit Pour Galien, les Anciens (οἱ παλαιοί) et Chrysippe s’accordent sur le fait que la passion, mouvement irrationnel et contraire à la nature, est absente de l’âme des gens de bien (PHP V, 2.2). Sur les ‘Anciens’, voir Tieleman, Chrysippus’ On Affections, surtout p. 40-41. 213

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par la négation des parties irrationnelles du modèle platonicien. C’est cette âme réduite à sa seule composante rationnelle qui est ciblée par les attaques de Galien et Plutarque. Par conséquent, chez ces derniers, la critique de la théorie des passions se subordonne à la polémique plus générale à propos de la structure de l’âme. Cette configuration tardive du débat à propos des passions stoïciennes chez ces témoins majeurs a sans aucun doute influencé la manière dont les commentateurs modernes présentent la théorie des passions du Portique. L’appel à l’éradication ou encore l’approche cognitive des passions sont en effet souvent attribués à ce que l’on a parfois tendance à présenter comme un modèle réductif de l’âme. Ainsi dans The Philosophy of Chrysippus, Gould remarque : The most fundamental doctrine about the emotions, is that the emotions are judgments. This agrees with Chrysippus’ view that the soul is reason having a variety of functions, because for one who denied that the soul contains appetitive and spirited elements, it was no longer possible to describe emotions in terms of the unruly and indeed, rebellious behavior of allegedly irrational faculties in the soul. There was nothing to reel against reason except reason itself214.

De même, Annas écrit : This theory of the emotions is marked throughout by tremendous stress on the soul’s unity. The soul is diversified but functions as a whole ; it has no part which could conflict with the centralized rational ἡγεμονικόν [regent part of the soul]. Our emotions and feelings, turbulent and dysfunctional though they can be, cannot be ascribed to an irrational part of the soul over which the agent has only indirect control215.

Le schéma d’une âme composée sert ainsi de cadre conceptuel à la conception stoïcienne de la passion-jugement. Selon cette clé de lec Gould, The philosophy of Chrysippus, p. 181. Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, p. 115. Souscrivent à cette présentation : Dillon, « Metriopatheia  and  Apatheia », p.  511 ; Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy, p. 47 ; Inwood et Donini, « Stoic Ethics », p. 705 ; Llyod, « Emotion and Decision in Stoic Psychology » ; Fillion-Lahille, « La production littéraire de Sénèque sous les règnes de Caligula et de Claude », p. 1621 ; Trapp, Philosophy in the Roman Empire, p. 70. Il faut toutefois noter que la thèse d’un monisme psychologique radical n’est plus aujourd’hui de mise et qu’il est généralement admis que si l’âme stoïcienne est certes unifiée, elle possède néanmoins une pluralité de dispositions ou de puissances ; voir Inwood, Ethics and Human Action, p. 26-40 et Gourinat, Les Stoïciens et l’âme. 214 215

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ture, la différence entre passions « platoniciennes » et stoïciennes dépend principalement du modèle psychique que l’on adopte : le premier modèle octroie un lieu naturel à l’irrationalité de certains mouvements psychiques, tolérés tant que soumis au contrôle de la raison, alors que le second ne permet pas la coexistence de la raison et des passions. Pourtant force est de constater qu’au début du quatrième livre, Cicéron inscrit les passions stoïciennes au sein d’un modèle composite de l’âme : Pour expliquer ce que les Grecs nomment πάθη, et que nous préférons appeler troubles (pertubationes) plutôt que maladies, je suivrai cette ancienne division qui fut tout d’abord celle de Pythagore et ensuite celle de Platon. Ils divisent l’âme en deux parties : l’une participe à la raison et l’autre en est dénuée. Dans celle qui participe à la raison, ils posent la tranquillité, c’est-à-dire la constance paisible et calme. Dans l’autre, ils posent les mouvements confus, aussi bien de colère que de désir, lesquels sont contraires et hostiles à la raison. Que ceci soit ma source. Néanmoins, pour décrire les passions, utilisons les définitions et les divisions des Stoïciens qui, me semble-t-il, sont les plus perspicaces sur cette question. (Tusc. IV, 10-11216)

Etant donné que la structure de l’âme constitue le cadre dans lequel on a l’habitude de penser les passions du Portique, l’enracinement de la théorie des passions stoïcienne à un modèle de l’âme composite, habituellement considéré comme inconciliable avec les passions du Portique, a naturellement soulevé de nombreuses interrogations. Les spécialistes ont envisagé une série d’explications à l’étrange conciliation de l’inconciliable. Alors que pour Pigeaud, « le coup de génie de Cicéron est d’avoir pratiqué une lecture dualiste d’une philosophie moniste217 », Annas, qualifie l’essai cicéronien de combinaison de la théorie stoïcienne des émotions avec la division platonicienne de l’âme de « fouillis édifiant218 ». Pour Inwood, ce texte est une adaptation parmi d’autres de la version orthodoxe de la théorie des passions stoïcienne à un modèle dualiste de l’âme – modèle qui « contamine » également le témoignage 216 Voir également Tusc. II, 47-53 où Cicéron revient sur la nécessité que la partie supérieure de l’âme domine l’inférieure, qualifiée de faible et molle, et décrit le sage comme détenteur d’une raison parfaite qui domine la partie inférieure tel un bon père commande à ses enfants (Tusc. II, 51). 217 Pigeaud, La maladie de l’âme, p. 275. 218 Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, p. 118.

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d’Arius Didyme et se retrouve aussi chez Posidonius219. Dans la même veine, Tieleman envisage deux explications. Tout d’abord, dans la lignée de Dillon, il relève la possibilité d’un écho de Posidonius, lequel avait œuvré selon lui à l’assimilation de la psychologie platonicienne à la psychologie chrysippéenne220. Néanmoins, reconnaissant son rôle marginal dans les Tusculanes, il opte pour l’option d’une influence posidonienne indirecte, tout en émettant également la possibilité d’une influence d’Antiochus d’Ascalon qui, toujours à ses yeux, admettait les deux modèles psychiques221. Lévy quant à lui explique le double discours de Cicéron par l’utilisation du stoïcisme de manière périphérique. Cet usage du stoïcisme anticipe le médio-platonisme en n’hésitant pas par exemple à intégrer des éléments stoïciens au sein du discours platonicien. A  ses yeux, Cicéron souscrit à un dualisme radical et n’utilise la phénoménologie stoïcienne des passions que de manière secondaire222. Une solution qui n’a pas été envisagée par les commentateurs, mais qui paraît également plausible si tant est que l’on souhaite à tout prix sauver le postulat d’une incompatibilité foncière entre la psychologie composite et la théorie des passions stoïcienne, consisterait à invoquer le scepticisme modéré de Cicéron concernant la nature de l’âme, lequel émerge clairement au premier livre des Tusculanes223. L’ancrage de la théorie des passions sur le modèle composé de l’âme serait un argument ad hoc, une sorte de concession faite en passant à une théorie de l’âme plus ancienne et plus vénérable, sans pour autant refléter l’engagement solide de Cicéron sur ce point. Comme ces diverses tentatives d’interprétations l’indiquent, on souhaite à tout prix sauver le postulat d’une inconciliabilité foncière entre conception composite de l’âme d’une part et passions stoïciennes de l’autre. Or, il semble important d’interroger la validité de ce postulat. Pour ce faire, plusieurs questions sont à distinguer. La première concerne Inwood, Ethics and Human Action, p. 139-140. Dillon, The Middle Platonists, p. 101, n. 1 ; Tielman, Chrysippus’ On Affections, p. 198-224 et 295-296. On abordera de manière plus approfondie la psychologie de Posidonius au sein du chapitre sur Sénèque. 221 Selon Bonazzi (« Antiochus’ Ethics and the Subordination of Stoicism », p. 3354), c’est justement ce double modèle de l’âme qui fit échouer le projet d’Antiochus de conciliation et de subordination du stoïcisme au platonisme. 222 Lévy, « Chrysippe dans les Tusculanes », p. 138. 223 Cicéron y soutient que quand bien même on ne peut douter de l’existence de l’animus, on ne peut néanmoins connaître ni sa nature, ni sa substance, ni son siège (Tusc. I, 50-52, I,56-76). Il rejette toutefois l’idée que l’âme puisse émerger du cœur ou du cerveau ou qu’elle puisse être composée d’atomes (I, 60). 219 220

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la réalité historique de ce point de vue. En d’autres termes, les témoignages des premiers stoïciens attestent-ils un lien de conséquence entre la structure de l’âme et les passions ? Ensuite il faut s’atteler à vérifier le bien-fondé théorique de la thèse d’une contradiction irrécusable. La prémisse d’une âme unifiée implique-t-elle nécessairement que la passion est un jugement (quel que soit le type de jugement impliqué) ? Il ne s’agit pas de vérifier la thèse la plus robuste, à savoir si l’absence de passions découle nécessairement du postulat d’une âme moniste, mais bien si tel postulat relatif à la structure de l’âme implique nécessairement une conception de la passion comme type de jugement. S’attaquer à la thèse la plus faible est en effet un chemin plus prometteur, qui permet de faire d’une pierre deux coups et de vérifier par la même occasion la position la plus robuste (à savoir, si l’éradication des passions est le conséquent de la prémisse d’une âme moniste). Si les réponses à ces questions sont affirmatives, la conciliation entre le modèle psychique partitif et la théorie des passions opérée par Cicéron pose question et doit être expliquée par divers biais : le manque de cohérence « d’un journaliste philosophique224 », une forme de proto médio-platonisme, l’influence de Posidonius, etc. Par contre, si elles sont négatives, la conciliation de Cicéron prend une allure toute autre qui mérite certes d’être interprétée, mais non plus comme une grave entorse à l’orthodoxie chrysippéenne. Avant d’entamer l’examen de ces questions, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, Cicéron est bien conscient du fait que le modèle psychique qu’il adopte n’est pas d’origine stoïcienne. Ensuite, la conciliation qu’il opère ne soulève à ses yeux aucune difficulté. En effet, il n’explique ni ne justifie son choix d’ancrer la théorie des passions dans un modèle partitif. Contrairement aux efforts de Plutarque ou Galien afin d’assoir la théorie des passions stoïcienne sur un modèle psychique obtenu par réduction d’un modèle complexe, à aucun moment l’Arpinate ne trace-t-il dans les Tusculanes un lien entre l’âme unifiée des Stoïciens et l’idée que la passion est opinio ou que le sage en est dépourvu225. On ne décèle dans ce texte aucune référence à la nature non-composée de l’âme, aucune allusion à un lien entre la structure de l’âme et les passions. Pour reprendre l’expression de Dillon, The Middle Platonists, p. 476. Il existe certes deux brèves références à la nature de l’âme stoïcienne dans les Tusculanes. En I, 19, au sein d’un passage doxographique, Cicéron rappelle que Zénon concevait l’âme comme feu et en V, 38, il mentionne qu’elle est une parcelle de l’intellect divin. Cicéron (Varron/Antiochus) associe les passions modérées des « Anciens » à la psychologie partitive en Acad. I, 38-39, passage que nous étudierons de façon plus approfondie dans la suite (voir p. 112). 224 225

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On peut à présent se tourner vers notre première question. L’état fragmentaire des sources ne permet bien évidemment pas de trancher définitivement la question de l’existence d’un lien de conséquence entre l’âme moniste et la passion-jugement chez les premiers Stoïciens. Néanmoins les fragments verbatim relativement nombreux, extraits du Peri psuchēs et du Peri pathōn de Chrysippe, majoritairement préservés dans le PHP de Galien, fournissent de précieuses indications sur le traitement chrysippéen des passions dans le contexte de l’analyse de l’âme. Comme Gourinat l’a montré, le premier livre du Peri psuchēs s’attelait d’abord à la question de la substance corporelle de l’âme pour ensuite se consacrer à la défense de la thèse cardiocentrique. Le deuxième livre traitait quant à lui des différentes parties de l’âme, de leur relation à l’ἡγεμονικόν, de leur emplacement dans le corps et soulevait également des sujets connexes tels la représentation ou l’imagination226. Certes, les fragments du Peri psuchēs montrent clairement que Chrysippe s’était attelé aux passions au sein de son analyse de l’âme. Toutefois, avant de conclure à une association étroite entre la notion de passion-jugement et le modèle psychique unifié, il est nécessaire de comprendre la modalité et l’objectif de l’examen des passions dans un tel contexte. La plupart des fragments préservés par Galien appartiennent à la batterie d’arguments de la deuxième partie du premier livre, dont le but est de défendre la thèse cardiocentrique. Chrysippe y avançait une série d’arguments, allant de l’analyse de la gestuelle à l’étymologie en passant par les vers poétiques et les expressions courantes227, lesquels visaient un seul objectif : montrer l’emplacement de l’hégémonique dans le cœur. Au sein de cette vaste batterie de preuves, que Galien n’hésite d’ailleurs pas à critiquer sévèrement pour leur caractère non-scientifique, Chrysippe avait développé ce que l’on peut nommer les ‘arguments des passions’. Les arguments des passions en faveur de la thèse cardiocentrique se divisent en deux groupes. Le premier est constitué par de nombreuses citations poétiques présentant telle ou telle passion comme se produisant dans la région de

226 Gourinat, « Le traité de Chrysippe sur l’âme », surtout p. 557-577. En plus des fragments préservés par Galien, il existe d’autres fragments et témoignages compilés par Von Arnim (SVF ii. 879-911, 743 et 55). Notons que Tieleman (Galen and Chrysippus, p. 136, n. 11) doute de la fiabilité de Calc. In Tim. 220 (SVF ii. 879) et de Tert. De an. 15.6 (SVF ii. 880). 227 Pour les arguments cardiocentriques basés sur l’analyse de la gestuelle : PHP II, 2.10-11 ; sur l’étymologie : III, 5.27-28 ; sur les citations des poètes et sur les expressions courantes : III, 5.2-6 ; III, 5.8-9 ; III, 5.11-12 ; III, 5.15-16 et III, 5.37-38.

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la poitrine (et donc du cœur)228. Dans le deuxième groupe, Chrysippe prenait la perception (αἴσθησις) manifeste et évidente des passions dans la région du cœur comme une indication fiable de l’emplacement de l’hégémonique. En d’autres termes, pour Chrysippe, le fait que la manifestation physiologique des passions est distinctement perçue dans un organe spécifique atteste l’emplacement de l’hégémonique dans cette région du corps : Dans le cas de la peur, la palpitation du cœur est manifeste, et l’affluence de l’âme entière à cet endroit [l’est aussi] […]. Les passions de la tristesse se produisent naturellement quelque part par-là, puisque nul autre [lieu du corps] n’est affecté en commun ni ne partage la souffrance. En effet, quand certaines souffrances qui relèvent de ces passions s’intensifient, aucun lieu ne manifeste ces passions si ce n’est la région du cœur et cela, au plus haut point. (PHP III, 5.43-44)

Aux yeux de Chrysippe, la plupart des hommes « perçoivent (αἰσθανόμενοι) que les passions de la pensée (τῶν κατὰ τὴν διάνοιαν παθῶν) adviennent dans la région de la poitrine »229. Ainsi le plaisir, la peine, la colère, la passion amoureuse sont des troubles de la pensée (ἡ περὶ τὴν διάνοιαν ταραχή ; PHP II, 7.10) dont la manifestation est clairement perçue (αἰσθητῶς) comme se déroulant dans le cœur230. Dans ce contexte, il faut noter que ce sont ne sont pas uniquement les passions qui sont perçues dans la région du cœur mais également les eupatheiai de la joie et de la confiance231. Chrysippe certes utilise des expressions de type « passions de la διάνοια », terme souvent traduit par ‘pensée’, ‘intellect’ voire ‘compréhension’. Pourtant il faut se garder d’y lire le signe, comme on le fait parfois, d’un aspect cognitif des activités associées à la διάνοια. Comme le montrent clairement les fragments de Chrysippe ainsi que de nom228 PHP III, 2. Pour Galien ces mêmes vers montrent que c’est la partie irrationnelle de l’âme qui est située dans la poitrine ; voir Weisser, « The Dispute on Homer » et pour l’utilisation des poètes par les Stoïciens, Tieleman, Galen and Chrysippus, p. 219-228. 229 PHP II, 7.8 et III, 1.23-25 et voir aussi PHP II, 7.11 ; III, 2.5 ; III, 5.2. 230 Bien entendu, la perception elle-même est fonction de l’hégémonique ; Diog. Laert. VII, 52 et 54 ; Ps-Plut. Plac. 4.23 (889C-E) ; Sext. Emp. Adv. Math. VII, 307. 231 PHP III, 7.2-4. Le terme eupatheia n’est pas utilisé dans ce fragment mais Chrysippe mentionne χαρά et θάρσος ; comme on l’a déjà observé, χαρά constitue l’eupatheia générique se référant à un bien présent et la doxographie d’Arius Didyme présente θάρρος (equivalent de θάρσος ou θρασύς) comme une eupatheia ;Stob. II, 7.5b ; voir aussi Clem. Strom. VI, 9.71.

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breuses autres sources, διάνοια est le terme technique qui renvoie à l’ἡγεμονικόν des animaux rationnels232. Aussi les expressions « passions de la διάνοια » et « troubles de la διάνοια » ne témoignent pas de l’attribution d’une quelconque qualité cognitive ou intellectuelle aux passions. Dans ce fragment, la référence à διάνοια permet tout bonnement de préciser de quel genre de pathos il s’agit et de le distinguer des autres formes, comme par exemple la maladie (le pathos corporel) ou encore le pathos perceptif, impliqué dans le processus de la perception sensible233. L’argument des passions du Peri psuchēs de Chrysippe peut donc être formulé de la sorte : 1. Les passions sont des activités de l’hégémonique. 2. Les passions sont manifestement ressenties dans le cœur. 3. Donc l’hégémonique est dans le coeur234. La première prémisse de cet argument repose sur un principe plus général, selon lequel toutes les activités psychiques émergent de l’hégémonique. L’âme de Chrysippe est en effet unifiée, moniste, dans la mesure où l’ensemble des activités psychiques émergent d’une source commune. Aussi suffit-il d’identifier le lieu corporel dans lequel se déroule une activité de l’hégémonique – qu’il s’agisse des passions, de la réflexion, de la délibération, du discours intérieur (PHP III, 7.34 ; III, 5.2-3), de l’impulsion ou de l’assentiment (PHP III, 5.31) – afin de découvrir son emplacement. L’éclaircissement du rôle que joue l’argument des passions de Chrysippe montre bien que la question de la nature des passions, tout comme celle de leur aspect cognitif, était loin de constituer le point focal de l’analyse. Au vu des fragments restants du Peri psuchēs, il paraît peu 232 Ceci explique pourquoi διάνοια et ἡγεμονικόν sont si souvent interchangeables dans les sources. L’ἡγεμονικόν désigne le genre général s’appliquant à tout animal animé et διάνοια est l’espèce qui ne s’applique qu’aux adultes humains. Stob. II. 7.5b : « et ils [les Stoïciens] veulent que notre âme soit aussi un vivant (ζῷον), car elle vit et perçoit, et plus particulièrement la partie hégémonique de cette dernière (τὸ ἡγεμονικὸν μέρος αὐτῆς,), qui est appelée διάνοια ». Voir aussi II, 7, 9 ; Gal. PHP II, 5.15-17 ; II, 5.80-81 ; III, 5.5-6 ; III, 7.42-43 ; il est utilisé par Zénon en PHP II, 5.8 ; par Diogène de Babylone en PHP II, 5.11-12 ; voir aussi Philon, Fug. 110 ; Migr. 3 ; Somn. I, 29 et 128 ; Deus 45 ; Opif. 146 ; Plut. De virt. mor. 441C et Diog. Laert. VII, 55. Il faut par conséquent contester la distinction opérée par Inwood (Ethics and Human Action, p. 33) entre ἡγεμονικόν qui selon lui se réfère à la seule psychologie humaine et le « quasi-ἡγεμονικόν » ou « quasimind » qu’il attribue aux animaux non-humains. 233 Hierocl. El. eth. iv. 44-53 ; Aetius 4.12.2 ; Sext. Emp. Adv. Math. VII, 241. 234 Voir aussi PHP VIII, 10.1-5.

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probable que Chrysippe ait abordé d’autres caractéristiques des passions hormis leurs attributs physiologiques et perceptifs. En outre, tout comme le traité homonyme d’Aristote, le Peri psuchēs envisage l’étude de l’âme comme relevant du domaine de la physique235, ce qui bien entendu n’exclut pas le traitement des passions, mais révèle le prisme singulièrement biologique et physiologique à travers lequel elles étaient abordées. On peut par conséquent fortement douter que Chrysippe ait traité de la détermination de la passion comme jugement évaluatif. En outre, pace Galien et Plutarque, il est évident que Chrysippe ne pensait pas sa psuchē à partir du modèle composite pour, ensuite, y retrancher les parties irrationnelles. Sa réflexion sur l’âme s’inscrit plutôt dans la lignée des discussions médicales contemporaines. La notion d’une âme corporelle et pneumatique, centralisée, responsable de l’ensemble des activités perceptives et motrices, constitue en effet un point de vue communément partagé par les médecins de son époque, auxquels d’ailleurs il n’hésite pas à faire référence236. Aussi aucun indice probant ne laisse envisager que, dans son Peri psuchēs, Chrysippe ait posé un lien de conséquence entre l’âme unifiée et la passion-jugement. Si l’on se tourne vers le Peri pathōn, on constate qu’aucun des fragments conservés ne lie l’âme centralisée à la passion-jugement. Or, étant donné que l’objectif surplombant de Galien est de dauber sur ce qu’il conçoit comme la « psychologie réductive » de Chrysippe, ceci est des plus curieux. Comment expliquer en effet que Galien, qui cite abondamment Chrysippe, omet justement de mentionner un passage qui eût si bien servi son objectif polémique ? Même si un argument e silentio appelle toujours à la plus grande prudence, l’absence d’un tel texte au sein Comme le remarque Gourinat, « Le traité de Chrysippe sur l’âme ». Ainsi l’identification par de Dioclès de Carystus (fl. quatrième av.  n.  è.) du cœur comme siège de la φρόνησις, duquel procède le pneuma psychique, véhicule des signaux sensoriels, a de nombreuses affinités avec la position chrysippéenne (voir les fr. 32-33, 72, 78, 80, 98, 101, 107, 108]Van der Eijk]). Galien rapporte en outre que lorsque Chrysippe réfutait les partisans de l’origine crânienne des nerfs, il invoquait l’autorité de Praxagoras de Cos, célèbre pour avoir défendu l’idée que l’âme pneumatique est localisée dans le cœur ; PHP I, 7.1 ; et les fr. 30, 62, 69, 75 de Protagoras [Stecker] ainsi que Solmen, « Greek Philosophy and the Discovery of the Nerves », p. 178-181 et 191-195 ; Tieleman, Galen and Chrysippus, p.  189-195 ; Hankison, « Stoicism and Medicine ». Pour d’autres échos des théories médicales chez Chrysippe voir PHP III, 1.15-16. La découverte du système nerveux par Hérophile et Erasistrate ne semble pas avoir eu d’impact sur Chrysippe. Il faut signaler toutefois que leur concept d’une âme corporelle et pneumatique, distribuée à partir de la partie régente de l’âme (située dans le cerveau) à travers les nerfs entretient certaines similarités avec l’âme de Chryippe ; voir von Staden, « Body, Soul, and Nerves : Epicurus, Herophilus, Erasistratus, the Stoics, and Galen ». 235 236

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du compte-rendu engagé et fourni de Galien soulève des soupçons justifiés. En outre, sans pouvoir ici entrer dans les détails, l’analyse des livres IV et V du PHP montre que Galien confond de façon systématique les deux sens de ‘rationnel’ que l’on a déjà distingués237. Chrysippe définissait les passions non seulement comme un genre de croyance (une opinion ou un jugement) mais également comme mouvement irrationnel de l’âme (ἄλογος κίνησις). Pour Galien, c’est bien là le nœud du problème. A  ses yeux, ἄλογος ne peut avoir que deux significations : soit l’alpha privatif indique l’absence complète du terme auquel il est préfixé, soit il indique son état déficient. Etant donné que Chrysippe avait explicitement éliminé le deuxième sens238, Galien conclut dès lors que Chrysippe doit nécessairement souscrire à l'idée que les passions sont radicalement dépourvues de raison. Or, étant donné que la passion est issue d’une âme moniste et uniquement rationnelle, comment concevoir qu’un principe rationnel puisse être la source d’une activité radicalement dépourvue de raison ? Galien pense avoir mis à jour l’irrécusable autocontradiction dont Chrysippe se rend coupable en postulant une activité psychique à la fois ‘rationnelle’ et ‘irrationnelle’239. La seule solution pour Chrysippe, ajoute Galien, est d’admettre l’existence de parties irrationnelles de l’âme. La stratégie de Galien est limpide : il s’agit de montrer que la conception des passions de Chrysippe le contraint à désavouer son modèle « réductif » d’une âme tronquée de ses aspects irrationnels. Bien entendu, Chrysippe ne faisait pas preuve de la légèreté que lui attribue Galien, mais comprenait l’irrationalité des passions sous un tout autre angle. Comme on l’a déjà indiqué, il n’y a aucune contradiction à supposer que la passion est un phénomène mental à la fois rationnel1 (λογικός), dans la mesure où cet adjectif renvoie à l’activité d’un agent adulte humain, et à la fois irrationnel (ἄλογος), dans le sens du rejet de la raison normative. Le terme ἄλογος n’est pas le contraire de λογικός mais bien, semble-t-il, celui de εὔλογος240. Pour Chrysippe, irrationnel signifie désobéissant et rejetant la raison241. Pour comprendre dans quel sens la Voir p. 29-30. En déclarant qu’‘ἄλογος’ ne se réfère pas à une erreur de raisonnement (οὐχ οἷον κακῶς ἐν τῷ διαλογίζεσθαι ; PHP IV, 4.16-18) et voir PHP IV, 2.12. 239 Galien soulève cette même problématique à propos de l’ὄρεξις, voir p. 32. 240 Comme le montre par exemple l’emploi de εὔλογος dans la définition standard des eupatheiai (Diog. Laert. VII, 116 et p. 27, n. 14). 241 PHP IV, 2.12 et 16-18. 237 238

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passion rejette la raison, il faut bien saisir que le logos stoïcien est à la fois un concept normatif et un principe physique. Certes le logos est le critère selon lequel il faut aligner la conduite humaine mais il constitue également un principe corporel actif qui, dans l’état actuel du monde, pénètre et traverse l’ensemble de la matière et lui confère une forme. Les Stoïciens pensent en effet à l’univers comme un continuum matériel animé, une association de pneuma divin (qui confère à la matière sa qualité) et de matière. Au sein de cet animal vivant qu’est l’univers, chaque corps qualifié est également constitué d’une association de matière et de dieu ou de logos242. Dans la perspective cosmique, cette raison pénétrant l’univers de part en part est également appelée ‘droite raison’, ou Zeus, ou dieu, du fait qu’elle administre et dirige l’ensemble de l’univers. Telle conception du logos procède donc plus en amont d’un postulat fondamental concernant la perfection et la rationalité de la nature. Ainsi, pour les Stoïciens, ‘vivre en accord avec la nature’ équivaut à ‘vivre en accord avec le logos’243. Pour un agent humain, vivre selon la nature équivaut à avoir l’ensemble de ses activités mentales déterminées selon cette raison. C’est ce que Sénèque nommera la ratio perfecta (Ep. 76.10), à savoir, le genre de raison invariable, qui est le lot exclusif du sage ou des dieux. Le rejet de la raison, impliqué dans la passion, concerne non seulement la raison universelle mais aussi la raison personnelle qui est alors envisagée dans son état optimal, c’est-à-dire celui de la vertu. C’est dans ce sens que Chrysippe décrit la passion comme « une retraite de soi » (PHP IV, 6.25) ou comme « un mouvement allant à l’encontre de sa raison particulière » (PHP IV, 6.35). Ceci est corroboré par ailleurs par le compte-rendu de Diogène Laërce :  « Chrysippe entend la nature, conformément à laquelle il faut vivre, à la fois comme la nature commune et, plus particulièrement, comme la nature humaine » (VII, 89). Par conséquent, la passion, qui est un type de jugement évaluatif, est par nécessité fonction d’un être vivant rationnel1 (λογικός). Le jugement évaluatif dépend en effet foncièrement de la capacité de l’agent à articuler des propositions, à les distinguer, à en saisir la structure et à avoir des notions. L’ensemble de ces capacités procèdent du mode tensionnel particulier qui structure le pneuma psychique caractéristique de la catégorie des êtres vivants à laquelle l’homme appartient. Par contre, ce mouvement est irrationnel dans la mesure où il rejette la droite raison, à savoir 242 Diog. Laert. VII, 88, 134, 147 ; Alex. Aphr. De mixt. 224.32-225.9 (LS 45H). Il y a d’ailleurs une analogie prégnante, voire une affinité, entre l’ἡγεμονικόν de l’univers et celui de l’homme (Diog. Laert. VII, 138-139, 156 ; Cic. ND II, 58 ; Cornut. ND 3.3-14). 243 Et Stob. II, 7.6a et 11s ; PHP IV, 2.10.

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la raison normative incarnée par le logos qui pénètre l’univers de part en part ainsi que la raison normative personnelle, qui équivaut à l’excellente disposition de l’hégémonique. Pour les Stoïciens adopter une attitude irrationnelle est donc le lot exclusif de l’être rationnel (λογικός). La passion est rationnelle1 exactement dans le même sens que le sont la φαντασία, l’αἴσθησις ou le φάντασμα des agents adultes humains. En blâmant l’incompatibilité entre l’âme moniste rationnelle et la passion irrationnelle, Galien greffe donc sur Chrysippe des problématiques qui lui sont étrangères. Les fragments du Peri pathōn ne montrent en effet pas que Chrysippe assoyait la passion-jugement sur une âme dépourvue de parties irrationnelles et indiquent que son analyse des passions s’attachait à d’autres problématiques, telles l’irrationalité de la passion, les définitions et divisions des passions, les raisons pour lesquelles nous perdons le contrôle de nous-mêmes, les causes de la cessation de la passion avec le temps, ou encore l’analogie entre les passions et les maladies de l’âme. Ainsi, sommes-nous à présent en mesure de répondre par la négative à la première question : malgré l’état fragmentaire des sources, il semble peu probable que Chrysippe ait lié la conception de la passion-jugement, ou l’appel à l’absence de passions qui en découle, à la notion d’une âme unifiée. On peut à présent s’atteler à l’examen de la question de la validité théorique de l’argument qui suppose que l’âme moniste et uniquement rationnelle nécessite de penser la passion comme un jugement. Pour les tenants de cette thèse, le raisonnement peut être formulé comme suit : 1) Si l’âme est uniquement rationnelle, toutes ses activités sont rationnelles. 2) La passion est une activité de l’âme. 3a) Donc la passion est rationnelle. ou 3b) Donc la passion est un jugement. De 1) à 3a) le raisonnement est valide mais il repose sur une notion assez floue de la rationalité de l’âme. Les Stoïciens n’auraient pas hésité à cautionner cet argument, tout en définissant la rationalité comme on vient de le faire, à savoir, en insistant sur le fait que rationnel1 n’est pas l’équivalent de ‘conforme à la raison’. En outre, on pourrait tout à fait songer qu’une âme unifiée et rationnelle puisse éprouver ou engendrer des passions considérées comme irrationnelles. Il suffit pour cela de penser aux passions dans des termes assez similaires à ceux développés par ce qui est aujourd’hui communément appelé les ‘feeling theories of emo-

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tions’. Dans ce cas, les passions sont comprises comme certaines sortes de sensations, réduites à un pur procédé physiologique voire à des réactions chimiques se déroulant dans le cerveau. Par ailleurs en ce qui concerne 3b), il faut signaler qu’admettre que la passion est rationnelle ne signifie pas nécessairement qu’elle est jugement. L’argument implique en effet que la passion est rationnelle dans la mesure où elle reflète un genre d’activité qui, en fonction des différentes définitions octroyées à la raison, est considéré comme paradigmatique de la rationalité, à l’instar de l’activité de mesurer, d’atteindre son but, de faire des calculs, de faire une déduction voire de comprendre les causes. En prenant la deuxième conclusion (3b) et en supposant que l’argument soit biconditionnel et que l’on puisse donc affirmer que si la passion est jugement, l’âme est unifiée et rationnelle, les objections sont encore plus évidentes et n’ont pas manqué d’être soulevées, et plus particulièrement par Brennan dans sa critique de l’analyse de Nussbaum244. Nussbaum soutient que ce n’est pas l’absence de parties irrationnelles qui est à l’origine de la conception du pathos-jugement mais à l’inverse, que c’est de la conception hautement cognitive du pathos qu’a émergé la psychologie moniste stoïcienne. Brennan souligne que le raisonnement sur lequel cette thèse repose – à savoir l’idée que la passion-jugement implique un tel degré de cognition qu’elle ne peut émerger que de la raison – n’est pas fondé. Il rappelle que les artisans d’une psychologie composite, tels Platon et Aristote, n’ont pas privé les composantes irrationnelles de l’âme de toute habileté cognitive245. Il est en effet tout à fait possible de penser la passion-jugement sur un modèle d’âme composite en supposant par exemple que chacune des parties forme un type distinct de jugement, comme l’évaluation des objets tels qu’ils nous apparaissent pour la partie irrationnelle et le jugement des choses telles qu’elles sont pour la partie rationnelle246. On constate donc que l’hypothèse selon laquelle la conception des passions découle de la psychologie moniste n’est confirmée ni par les 244 Nussbaum, Therapy of Desire, p. 359-401 ; et Brennan « The Old Stoic Theory of Emotions », p. 52-54. 245 Il suffit de rappeler l’articulation syllogistique du désir d’Aristote (Eth. Nic. VII, 3, 1147a29-30). Alors que le degré exact de capacité cognitive que possèdent les deux parties irrationnelles de l’âme de Platon est sujet à débat, il est toutefois généralement admis qu’elles n’en sont pas totalement dépourvues ; voir Irwin, Plato’s Ethics, p. 212213 ; Wilberding, « Curbing one’s appetites in Plato’s Republic », p. 132-135 et Lorenz, « The Cognition of Appetite in Plato’s Timaeus ». 246 C’est la lecture proposée par Moss (« Appearances and Calculation : Plato’s Division of the Soul ») afin d’expliquer la division de l’âme dans la République.

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textes ni par la logique de l’argument. Gill est d’ailleurs parvenu à des conclusions similaires en soulignant que le débat entre psychologie partitive et psychologie moniste date probablement de la fin du premier siècle ou du début du deuxième247. L’accent sur l’incompatibilité foncière entre modèle platonicien et modèle stoïcien résulte d’un clivage opéré par des auteurs dans le sillage du médio-platonisme, et tout particulièrement par Plutarque et Galien. Il faut en outre ajouter au dossier du remaniement par les sources tardives l’étonnant passage du commentaire à l’Ethique à Nicomaque d’Aspasius qui réprouve la conception stoïcienne du pathos : Les Stoïciens ont estimé que le pathos est une impulsion véhémente (ὁρμὴν σφοδράν) ou une impulsion irrationnelle (ὁρμὴν ἄλογον), comprenant ‘contraire à la raison’  de manière inadéquate. Car toute passion n’est pas véhémente et toute passion n’est pas contraire à la raison mais certaines passions sont propres à l’homme de bien. Certes, nous blâmons les caractères désobéissants/impassibles248 et inflexibles. Mais en même temps retrancher (ἐξελεῖν) la partie désidérative de l’âme (τὸ ὀρεκτικὸν μόριον τῆς ψυχῆς) est parfaitement impossible. Par contre, il est possible de l’ordonner, comme une partie qui possède également la raison. Et elle sera mise en ordre par la proportion (συμμετρίᾳ) dans les passions. (In Eth. Nic. 44.13-19, je souligne)

Pour le commentateur d’Aristote, revendiquer l’absence de passions équivaut tout simplement à retrancher la partie de l’âme responsable des passions, ce qu’il considère, bien entendu, comme inenvisageable. Aussi, comme pour Plutarque et Galien, pour Aspasius, la critique des passions du Portique se subordonne à la problématique de la structure de l’âme. Si l’on prend en compte que les textes contemporains de Cicéron qui traitent la théorie stoïcienne des passions (principalement les doxographies d’Arius Didyme et de Ps.-Andronicus) ne tracent pas de lien entre les passions d’une part et le modèle psychique de l’autre et que, de surcroît, Arius, à l’instar de Cicéron, va même jusqu’à adopter l’image d’un 247 Gill, The Structured Self, p. 207-290 et « Competing Readings of Stoic Emotions ». Gill interprète toutefois la démarche de Cicéron dans la continuité de celle de Posidonius, qu’il caractérise comme une lecture des idées et des textes platoniciens en termes de psychologie stoïcienne. 248 La leçon du texte est : τοὺς γοῦν ἀπειθεῖς καὶ σκληροὺς τὰ ἤθη ψέγομεν. Même si l’apparat critique d’Heylbut ne mentionne aucune leçon de ce genre, lire ἀπαθεῖς à la place de ἀπειθεῖς semble justifiable à la lumière de Plut. Cons. Apoll. 102C (Crantor fr. 3a, Mette) ; Diog. Laert. VII, 117 et Plin. Nat. Hist. VII, 79-80. C’est d’ailleurs l’option choisie par Konstan, Aspasius, On Aristotle’s « Nicomachean Ethics 1-4, 7-8 », ad loc.

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modèle d’une âme composée pour exposer les passions du Portique249, on peut alors à bon droit suggérer que, du temps de Cicéron, le clivage entre les modèles psychiques n’avait pas la polarité qu’il aura à une époque plus tardive. Par conséquent, l’adoption par Cicéron d’une psychologie composée pour parler des passions stoïciennes apparaît comme bien moins originale et dissidente que ce qui est généralement admis. Il ne s’agit donc pas d’une rupture brutale, d’un déracinement éhonté de la théorie des passions de son ancrage moniste étant donné qu’à l’époque de Cicéron, on ne pense pas l’âme moniste comme l’antécédent à l’absence de passion. L’argument des passions et le souverain bien Puisque la controverse entre éradication et modération n’est pas articulée chez Cicéron autour de deux conceptions antithétiques de l’âme, la question qui se soulève désormais concerne le cadre au sein du duquel elle s’inscrit. Afin de répondre à cette question, il est judicieux de commencer par un passage du Lucullus au sein duquel Cicéron soumet l’adoption de l’éradication des passions d’Antiochus à une critique sévère. Qu’en est-il des points sur lesquels ils s’accordent ? Pouvons-nous les accepter comme vrais : que l’âme du sage n’est jamais mue par le désir ni emportée par le plaisir ? Allons donc, admettons néanmoins que cela soit probable. Mais est-ce que le point suivant l’est aussi : que le sage ne craint jamais, qu’il ne souffre jamais ? Le sage ne craint pas que sa patrie soit détruite ? Et, si sa patrie est détruite, ne souffre-t-il pas ? Ceci est dur (durum) mais nécessaire pour Zénon, puisque selon lui, à part honestum, il n’existe pas d’autre bien. Mais pour toi, Antiochus, cela ne l’est point, puisque pour toi, il est de nombreux autres biens que l’honestum et de nombreux autres maux que le vice, dont le sage doit craindre la venue et souffrir la présence. (Luc. 135)

Ce passage est fondamental sur deux registres. Tout d’abord, il permet de soulever la question de la conciliation entre la modération et l’éradication des passions que de nombreux commentateurs attribuent à Antiochus250. Ensuite, et surtout, ce texte permet d’élairer la subordination de la doctrine des passions du Portique à la question du souverain bien. Stob. II, 7.10a et Inwood, Ethics and Human Action, p. 139-143. Voir p. 111-115.

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L’objection majeure que soulève Cicéron à l’égard d’Antiochus concerne l’attribution de l’absence de passions au sage. Le grief majeur ne concerne toutefois pas l’absence de passions elle-même mais bien le fait qu’elle n’est pas compatible avec la conception des biens et des maux d’Antiochus. Au paragraphe précédent, Cicéron a en effet souligné ce qu’il estime être l’inconciliabilité foncière entre la position zénonienne de la suffisance de la vertu pour le bonheur et la position antiochéenne qui distingue la vita beata (obtenue par la possession de la vertu) de la vita beatissima (composée de la vertu est des biens extérieurs). Il avoue être lui-même « déchiré » entre ces deux points de vue irréconciliables251 : Car le sage doit être soit Stoïcien soit de l’Ancienne Académie. Il ne peut être les deux. En effet, leur controverse ne concerne pas les limites mais le domaine entier. Car toute la conduite de la vie dépend de la définition du souverain bien. Ceux qui sont en désaccord sur ce sujet, sont en désaccord sur toute la conduite de la vie. (Luc. 132)

Fort de cette remarque afférente à l’incompatibilité entre les deux systèmes éthiques, Cicéron cible ensuite au paragraphe 135 la position d’Antiochus en matière de passion. En admettant d’autres biens que la vertu et d’autres maux que le vice, Antiochus ne peut avec cohérence souscrire à l’éradication des passions. L’absence de passions des Stoïciens a certes un caractère dur et inflexible mais elle est la conséquence nécessaire du postulat qu’il n’existe d’autres biens que la vertu252. L’éradication d’Antiochus ? Antiochus a-t-il en effet adopté l’absence de passions comme le laisse entendre ce passage ? Au vu des nombreuses discussions que suscitent la question du cadre concret de l’enseignement d’Antiochus et celle de sa position philosophique au sein de l’histoire du platonisme253, ce Fin. IV, 23. Glucker (« Dunttia (Cicero Lucullus 135) » a répertorié les passages au sein desquels Cicéron associe la position stoïcienne à une sévérité austère. Voir aussi Babut, Plutarque et le stoïcisme, p. 166-180. 253 Selon Glucker (Antiochus and the Late Academy, p. 98-120), depuis 88 av. n. è., l’année qui marque l’arrivée des philosophes à Rome, l’Académie avait perdu tout cadre institutionnel et, par conséquent, l’enseignement d’Antiochus à Rome ou à Alexandrie en était également dépourvu. Voir aussi Polito, « Antiochus and the Academy », p. 3439 ; Lynch, Aristotle’ School, p. 177-189 et Sedley, « Plato’s auctoritas and the Rebirth of the Commentary Tradition », p. 112-113. Contra Karamanolis, Plato and Aristotle in 251 252

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texte a naturellement éveillé la curiosité des commentateurs. Depuis que Pohlenz fondait sur ce passage l’hypothèse d’un traité antiochéen, reflétant la doctrine de Chrysippe et constituant la source du troisième livre des Tusculanes254, on aborde la présentation cicéronienne avec plus de prudence. Les commentateurs ont ainsi noté que l’absence de passions antiochéenne décriée ici cadre mal avec d’autres témoignages cicéroniens portant sur sa doctrine, et tout particulièrement avec Acad. I, 38-39, où Varron, porte-parole d’Antiochus, oppose la naturalité des passions des Anciens (antiquii) à la conception zénonienne de la passion comme jugement volontaire : Alors que ceux-ci (i. e. les prédécesseurs de Zénon) n’extirpaient pas de l’homme la passion de l’âme et qu’ils soutenaient qu’éprouver de la tristesse, du désir, de la peur ou du plaisir est naturel, mais les contenaient et les maintenaient dans d’étroites limites, Zénon quant à lui voulait que le sage en soit exempt comme de maladies. En outre, alors que les Anciens soutenaient que ces passions sont naturelles et irrationnelles, et établissaient le désir dans une partie de l’âme et la raison dans une autre, il était également en désaccord avec cela. En effet, il pensait que les passions sont volontaires et découlent d’un jugement d’opinion et il jugeait que la mère des passions est une sorte d’intempérance immodérée255. (Acad. I, 38-39)

Afin d’accommoder ces deux passages contradictoires, Bonazzi évoque une conciliation entre, selon ses termes, l’apatheia et la metriopatheia, motivée par le vaste projet d’Antiochus d’intégration et de subordination du stoïcisme au platonisme. Pour Antiochus, il s’agirait avant toute chose de montrer qu’il n’y a pas de différence substantielle entre l’éradication stoïcienne et la modération d’Aristote, défendue également par les philosophes de l’Ancienne Académie. Selon la lecture de Bonazzi, fort de sa familiarité avec les eupatheiai du Portique, Antiochus aurait naturellement assimilé ces dernières à la modération Agreement?, p. 45. Sur sa doctrine, voir Dillon, The Midle-Platonists, p. 52-62 ; Barnes, « Antiochus of Ascalon » ; Tarrant, « Antiochus, a New Beginning » ainsi que la collection éditée par Sedley, The Philosophy of Antiochus et, plus récemment, Tsouni, Antiochus and Peripatetic Ethics. 254 « Das dritte und vierte Bücher der Tusculanen », p. 321-355. 255 Pour intemperentia comme source des passions voir Tusc. IV, 22 et p.  57, note 104. Il est en outre intéressant de noter que ce texte associe le désir et le plaisir aux parties irrationnelles de l’âme chez les Anciens mais que l’absence de passions stoïcienne n’est pas associée à une âme moniste, ce qui apporte un élément supplémentaire en faveur de notre thèse de l’indépendance de la question de l’âme et de celle des passions.

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aristotélicienne256. Bonazzi s’inscrit donc dans le sillage de Dillon qui, se basant sur ces mêmes passages, avait identifié une conciliation antiochéenne entre la modération platonico-aristotélicienne et l’eupatheia stoïcienne257. Ainsi, selon cette démarche interprétative, Antiochus serait le premier à avoir concilié la modération des passions/la doctrine des eupatheiai à l’éradication. Le point faible de cette lecture tient de la volonté de résorber à tout prix les dissonances issues de l’ensemble des témoignages cicéroniens. Comme Cicéron associe à Antiochus à la fois la modération et à la fois à l’éradication et que, au demeurant, l’Ascalonite est connu pour sa tentative de rapprochement de l’Ancienne Académie, d’Aristote et du stoïcisme258, on conclut que, pour pouvoir aller de pair avec l’éradication, la modération doit être assimilée à l’eupatheia. La lecture problématique de Dillon de l’eupatheia comme pathos mesuré favorise sans aucun doute cette manœuvre interprétative alors que Bonazzi évite soigneusement cet écueil et souligne le manque de rigueur d’un tel syncrétisme antiochéen259. Toutefois, supposer que Cicéron puisse adhérer sans mot dire à l'assimilation entre la modération et l'eupatheia revient à lui attribuer une erreur qui cadre fort mal avec sa maîtrise minutieuse et bien avérée de la doctrine stoïcienne, maîtrise qui inclut, il va sans dire, la distinction entre l’eupatheia stoïcienne et la modération péripatéticienne. Il faut en outre noter que les paragraphes 38-39 des Academica I, appartient à l’exposé historique de la philosophie (15-42) au sein duquel Varron 256 Bonazzi, « Antiochus and Platonism », surtout p. 325-331 et id. « Antiochus’ Ethics and the Subordination of Stoicism ». 257 Dillon, « Metriopatheia and Apatheia » et id., The Middle Platonists, p. 77-78. 258 Lévy (Cicero Academicus, p. 51-54), met en garde contre le danger de considérer la doctrine de l’Ascalonite comme une synthèse surfaite entre péripatétisme, académisme et stoïcisme. Barnes (« Antiochus of Ascalon ») propose de remplacer la qualification habituelle ‘d’éclectique’ par celle de syncrétiste – terme qui ne suppose pas un collage de parties de doctrines en vue de la fabrication d’un nouveau système mais plutôt une synergie entre diverses doctrines dont la divergence est envisagée comme apparente. Pour Karamanolis (Plato and Aristotle in Agrement ?, surtout p. 81), la pensée d’Antiochus n’est ni éclectique ni syncrétiste mais manifeste avant tout la volonté de reconstruire la philosophie de Platon à travers l’emploi des penseurs de l’Ancienne Académie, d’Aristote et du Portique. Selon Tarrant (« Antiochus, a New Begining », p. 331-332), la « révolution » antiochéenne ne se situe pas tant dans les proportions du mélange des doctrines que dans la reconfiguration de l’appartenance philosophique, laquelle ne s’élabore plus comme par le passé sur la base d’une culture d’école mais bien à partir des doctrines. Bonazzi (« Antiochus and Platonism ») a souligné que l’harmonisation de l’Ancienne Académie, du péripatétisme et du stoïcisme est une manœuvre contre l’Académie sceptique. 259 Bonazzi, « Antiochus and Platonism », p. 330.

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aspire à mettre en exergue la manière dont Zénon, le « réformateur » et l’« innovateur » (35-42), s’est singularisé par rapport à la doctrine des Anciens en matière de passions. Si l’exposé doxographique reflète bien la doctrine d’Antiochus, ce texte montre bien sa connaissance de la différence fondamentale entre la modération des passions des Anciens et la doctrine stoïcienne. Par conséquent, attribuer à Antiochus la conciliation des écoles qu’il savait être en tel désaccord sur base de la simple mention de la doctrine des passions modérées des Anciens, semble difficilement défendable. Le passage du Fin. V, 31-32 n’est pas d’un plus grand secours. Dans le cadre de la théorie de l’οἰκείωσις et afin de démontrer l’existence de l’impulsion naturelle d’autoconservation, Antiochus mentionne la naturalité de la crainte de la mort, l’attribue également aux jeunes enfants et aux animaux260 et évoque ce qui peut être interprété comme la tristesse inévitable du sage à l’idée d’abandonner ses amis dans la mort. Tandis que Bonazzi y détecte la trace d’une eupatheia de la tristesse261, il semble plutôt qu’Antiochus souscrive dans ce passage à l’idée selon laquelle certaines réactions psychiques sont naturelles afin de défendre la thèse d’un souci de soi spontané et de l’aversion qu’a la nature pour sa propre dissolution. En effet, si la tristesse du sage est une eupatheia, comment expliquer qu’elle soit placée sur le même registre que la crainte qu’éprouvent les enfants et les animaux ? Aussi, l’assimilation de l’eupatheia et de la modération ne peut être tenue pour avérée. L’hétérogénéité du témoignage cicéronien ne permet pas, pour le moment, de trancher la question de l’attitude qu’Antiochus préconise face aux passions. Par contre, le passage relatif à Antiochus de Luc. 135 est extrêmement instructif à un autre titre. En effet, il émerge clairement de ce texte que, pour Cicéron, un système éthique qui admet des biens et des maux en dehors de la vertu ne peut raisonnablement souscrire à l’éradication des passions. Parce qu’il considère qu’il y a d’autres biens que la vertu et d’autres maux que le vice, Antiochus ne peut prétendre à un sage dénué de passions. Pour Cicéron, la doctrine des passions est donc étroitement associée à celle du souverain bien. Notons que Cicéron semble a  priori manier une conception stoïcienne de la passion. Son raisonnement à propos de la position d’Antiochus peut être formalisé de la sorte : 1. Les aléas de la fortune ne dépendent pas de nous. Voir aussi Fin. V, 42. Bonazzi, « Antiochus and Platonism », p. 330.

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2. Le sage est sujet aux aléas de la fortune. 3. Les aléas de la fortune sont des biens et des maux. 4. Donc le sage aura des passions. Pour arriver à 4), il est nécessaire d’insérer après 3) la proposition suivante : ‘considérer x comme bien ou mal engendre une passion’. Cicéron semble donc à première vue présenter la position d’Antiochus selon une grille de lecture stoïcienne qui prend la passion comme évaluation de x en tant que bien ou mal. Si la catégorie des biens et des maux va jusqu’à englober ce que les Stoïciens considèrent comme ‘indifférents’, et si la passion est, ou découle de, l’opinio malis ou bonis, alors le sage, forcément soumis à ces événements qu’il considère comme bons ou mauvais selon les circonstances, ne sera pas à l’abri des passions262. Cicéron évoque dans ce texte l’absence des quatre passions classiques et s’offusque d’ailleurs de l’irruption de cette théorie stoïcienne des passions au sein de l’Académie : Mais je me demande quand l’Ancienne Académie a eu la sévérité263 de nier que l’âme du sage est sujette au trouble ou à l’agitation. Ceux-ci approuvaient la modération (mediocritates) et voulaient que pour toute passion, il y ait une certaine mesure naturelle. Tous, nous avons lu le Sur le deuil de Crantor de l’Ancienne Académie, il n’est certes pas long mais c’est véritablement un livre d’or et, comme Tubéron le recommande à Panétius, c’est un opuscule à apprendre par cœur. En outre, ces derniers affirmaient également que ces passions ont été données à notre âme par la nature pour notre avantage (utiliter) : la peur en vue de notre protection, la pitié et le chagrin en vue de la clémence, et ils soutenaient que la 262 Force est de constater pourtant que si Cicéron avait été fidèle à la doctrine stoïcienne, il n’aurait pas dû imputer au sage antiochéen la présence de passions, mais bien celle d’eupatheiai. En effet, comme on l’a vu, quand le sage stoïcien donne son assentiment, toujours fondé et ferme, à la représentation que ‘telle chose est un bien/mal (futur)’ (et dans ce cas, selon Antiochus, la mort d’un enfant, la maladie, l’exil sont qualifiés de maux à juste titre), le mouvement affectif qui s’ensuit est une eupatheia. Toutefois cette remarque ne doit pas se lire comme un argument en faveur d’une lecture d’un Antiochus conciliateur de l’eupatheia et de la « metriopatheia ». 263 Je lis : Sed quaero quando ista fuerit Academia vetere duritia, suivant la correction proposée par Glucker dans « Dunttia (Cicero Lucullus 135) », p. 47-49, qui note non seulement que le terme duritia éclaire mieux la construction ut …negarent que « decreta » ou « declarata » proposés respectivement par Plasberg (Leipzig, 1907 ; qui suit le mss. F2) et Reide (London 1885 ; qui se base sur le N) mais qu’en outre, l’orientation générale du passage va dans le sens d’une représentation austère du stoïcisme, corroborée par ailleurs au paragraphe 136 : « Je ne sais comment cette sévérité (atrocitas) stoïcienne a envahi l’Ancienne Académie ».

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colère elle-même est comme la pierre à aiguiser le courage. Est-ce exact ou non ? Nous le verrons ailleurs. Mais j’ignore comment cette sévérité (atrocitas) que tu as faite tienne a pénétré dans l’Ancienne Académie. Néanmoins je ne peux accepter ces doctrines, non qu’elles me déplaisent (en effet, la plupart des admirables [propositions] stoïciennes, qui sont appelées paradoxes, sont d’origine socratique), mais où donc Xénocrate, où donc Aristote mentionnent-ils cela ? En effet vous voulez que ceux-ci soient quasiment identiques. (Luc. 135-136)

Cicéron ne nourrit pas ici l’ambition d’appliquer les articulations spécifiques de la théorie stoïcienne des passions à la doctrine d’Antiochus ou, plutôt, il n’est pas prêt à le suivre jusqu’au bout et à accepter les indifférents préférables et rejetables comme de vrais biens ou maux. Son objectif est différent : il s’agit de montrer que si l’on accorde aux indifférents stoïciens la valeur de bien et mal, on ne peut souscrire à l’éradication. Pour Cicéron, l’absence de passions n’est défendable que conjointement au postulat qu’il n’y a d’autre bien que la vertu et d’autre mal que le vice. Par conséquent, la question des passions renvoie à celle du souverain bien. L’argument des passions dans la cinquième Tusculane Le traitement cicéronien des débats éthiques de l’époque hellénistique a été beaucoup étudié, et principalement dans le contexte du De finibus. Les sujets discutés par les commentateurs touchent principalement à la méthode de Cicéron, à ses volte-face entre l’éthique des Anciens et celle du stoïcisme, ainsi qu’aux différentes versions de la divisio Carneada264. Des études récentes se sont attachées à la question du rôle décisif de Critolaos dans la systématisation et cristallisation de la division des trois sortes de biens, laquelle, dans les exposés synoptiques de l’Arpinate, joue le rôle de critère de découpage entre les différentes théories éthiques265. En revanche, la question du lien entre la théorie des passions et la doctrine du souverain bien n’a pas encore été suffisamment explorée. Ce lien a distinctement émergé dans le passage décisif de Luc. 135 mais il est en fait également prégnant dans les Tusculanes. 264 Brittain, « Cicero’s Sceptical Methods : The example of the De Finibus » ; Glucker, Antiochus and the Late Academy, p. 394-395 et voir p. 121-122 ; Algra, « Chrysippus, Carneades, Cicero : The Ethical divisiones in Cicero’s Lucullus » et le volume édité par Annas et Betheg, Cicero’s De Finibus, Philosophical Approaches. 265 Inwood « Ancient Goods, the tria genera bonorum in Ethical Theory » et voir p. 125-126.

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La structure même des Tusculanes atteste l’association étroite entre la question des passions et celle du souverain bien. En effet, les deux discussions consacrées aux passions aboutissent, au cinquième livre, à la défense de la thèse solum bonum esse quod honestum sit. Cette dernière discussion imprime l’unité d’ensemble aux cinq discussions qui forment « cette symphonie en cinq mouvements266 » que sont les Tusculanes. Chaque discussion amène la suivante : la question de la mort comme un mal (livre I), conduit à celle de la douleur (livre II), qui à son tour entraîne la question de la susceptibilité du sage à la passion de la tristesse (livre III). Cette dernière thématique mène à une discussion générale sur les passions (livre IV) qui achemine vers un sujet qui « éclaire au mieux l’ensemble de la philosophie, en effet il enseigne que la vertu suffit en elle-même pour atteindre la vie heureuse267 ». A chaque discussion, l’auditeur et le lecteur de Cicéron est amené à abandonner son point de vue initial pour se rallier au fur et à mesure aux thèses cicéroniennes. Ainsi, dès lors que l’on accepte l’idée que la mort n’est pas un mal, est-on entraîné dans quatre discussions, qui conduisent à accepter, au final, un des principes fondamentaux de l’éthique stoïcienne, à savoir la suffisance de la vertu pour le bonheur. Comme l’admet Cicéron, cette thèse est difficile à soutenir compte tenu des nombreux revers de la fortune, mais elle constitue néanmoins la matière la plus importante et la plus digne dont traite la philosophie (Tusc. V, 1). Le cinquième livre des Tusculanes est tout entier consacré à réfuter la thèse posée de but en blanc par l’interlocuteur dès son ouverture : « Il me semble que la vertu ne peut être suffisante pour la vie heureuse » (V, 12). A cet effet, Cicéron adopte plusieurs stratégies qui découpent le cinquième livre en quatre parties distinctes. Après quelques paragraphes introductifs dédiés à l’éloge de la philosophie, au rappel des grandes étapes de son histoire, qui aboutissent à l’évocation de la méthode socratique qu’il fait sienne (V, 5-11), Cicéron développe A) plusieurs syllogismes ayant pour but de prouver la suffisance de la vertu pour le bonheur sur 266 Je reprends l’expression de Douglas, « Form and Content in the Tusculan Disputations », p. 208. Lévy a insisté sur cette unité dans son Cicero Academicus, p. 445-494. 267 Div. II, 1. Dans la préface de cet ouvrage, Cicéron décrit en ces termes la fonction des Tusculanes au sein de ses traités philosophiques. Alors que le De finibus présente les opinions des différents philosophes sur la fin des biens et des maux, qui est l’assise sur laquelle repose la philosophie, les Tusculanes, « également en cinq livres consécutifs, révèlent les principes tout à fait nécessaires à la vie heureuse : le premier livre concerne le mépris de la mort ; le deuxième, la résistance à la douleur ; le troisième, l’adoucissement de la tristesse ; le quatrième, les autres passions de l’animus et le cinquième embrasse un sujet qui éclaire au mieux l’ensemble de la philosophie, en effet il enseigne que la vertu suffit en elle-même pour atteindre la vie heureuse » (Div. II, 2).

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lesquels on s’attardera plus particulièrement (V, 12-53). B) Ensuite, à travers l’examen de couples de personnages opposés appartenant à l’histoire grecque (Denys versus Archimède, Platon et Archytas) ou à l’histoire romaine récente (Cinna versus Laelius ; Marius versus Catule), Cicéron oppose la vie passionnée et misérable des gens riches et puissants au vrai bonheur de la vie consacrée à l’étude et à la contemplation. Ce passage se clôt sur le constat qu’étant donné que le véritable bien est la possession d’un « esprit bon et pénétrant », ce que seule la vertu garantit, le bonheur, qui consiste dans la jouissance perpétuelle du bien véritable, n’est garanti que par la vertu (V, 67). C) Des paragraphes 68 à 72, reléguant le registre des arguments pour celui des « quasi moventia » (V, 68), Cicéron dresse le portrait de la figure du sage, maître des trois domaines de la philosophie. L’objectif reste le même : montrer que « tous les sages sont heureux » (V, 72). Aussi y dépeint-il la manière dont l’étude des phénomènes célestes amène la joie insatiable liée à la reconnaissance de son propre esprit et de son affinité avec l’esprit divin (V, 70). L’appréhension de l’ordre cosmique et du rang de l’homme en son sein engendre une nouvelle perspective sur les choses humaines. On perçoit alors ce que sont les vertus, ce que la nature pose comme souverain bien et la nature des critères sur lesquels il faut fonder les devoirs. De là, on s’achemine naturellement à la conclusion que « la vertu suffit en elle-même à procurer la vie heureuse » (V, 72). A cela, s’ajoutent les vertus politiques et les avantages de l’amitié, qui assurent au sage la jouissance plénière des biens de l’âme, à savoir des vertus. D) Finalement (V, 73-121), Cicéron revient à l’objection majeure de l’impossibilité que le sage soit heureux sous la torture, mais cette fois-ci, à la demande de son interlocuteur, il s’engage dans un examen synoptique des différentes théories du souverain bien. A l’aide de la divisio Carneada (V, 84-85), Cicéron entreprend alors de démontrer que le bonheur indéfectible du sage peut, en fait, être défendu par l’ensemble des écoles, à savoir quel que soit le postulat que l’on adopte relativement au souverain bien. Certes, la plus grande partie de son analyse est dédiée à Epicure (V, 88110) mais celle-ci se transforme au fur et à mesure du texte en apologie de la vie simple, en dissertation sur l’insignifiance des honneurs, de la richesse ou de l’exil. Alors que la partie syllogistique, comme on le verra en détail, s’attache à démontrer l’incompatibilité du bonheur du sage avec la position d’Antiochus, à la fin de son ouvrage, Cicéron opte pour la conciliation des écoles. Le cas des philosophes péripatéticiens et de l’Ancienne Académie est affiché d’emblée comme ne présentant pas de difficultés majeures. En effet, au vu de la dignité qu’ils confèrent à la vertu (V, 85-87), ils peuvent souscrire sans difficulté au bonheur du sage soumis à la torture.

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L’exposé fédérateur se conclut par le rappel de la position de Carnéade sur le différend entre « les philosophes issus de Socrate et Platon » : Carnéade, tel un arbitre honorifique, avait l’habitude de juger la controverse entre ceux-ci de la manière suivante : comme ce que les Péripatéticiens considèrent comme ‘bien’ est pour les Stoïciens un ‘préféré’ (commoda) et, étant donné que les Péripatéticiens n’accordent pas plus de valeur aux richesses, à la bonne santé et aux autres choses du même genre que ne le font les Stoïciens, et si l’on prend en compte non les termes mais bien le fond, il pensait qu’il n’y avait pas de raison à cette dispute. (Tusc. V, 120)

L’exposé fédérateur manifeste-t-il une nouvelle oscillation cicéronienne ? S’agit-il d’un point d’orgue sceptique laissant au lecteur le soin d’adopter la thèse la plus vraisemblable, ou d’un dénouement de type « tout est bien qui finit bien »268 ? Il n’y a pas lieu ici d’entrer dans la questio vexata de la « véritable » position de Cicéron, s’il en est. Ce qu’il convient de souligner ici est la nature du lien tracé entre les passions et la doctrine du souverain bien. Afin de cerner au mieux cette problématique, il faut se concentrer sur le rôle précis que jouent les passions au sein de la partie syllogistique dédiée à la démonstration de la suffisance de la vertu pour le bonheur (V, 12-43). Examen des syllogismes Quand bien même la partie syllogistique procède de l’objection de l’interlocuteur selon laquelle le sage sous la torture ne peut être heureux (Tusc. V, 13), elle s’ouvre toutefois sur un constat de facilité. Comme le rappelle Cicéron, les discussions précédentes ayant fait grand chemin, « cette enquête est déjà presque terminée et quasiment amenée à terme » (V, 15). Afin de réfuter la thèse de l’insuffisance de la vertu pour le bonheur, Cicéron développe un premier argument (V, 15-17) qui peut être synthétisé comme suit : 1. Ceux qui sont dépourvus de passion sont heureux. 2. La vertu assure l’absence de passion. 3. Donc la vertu par elle-même (ipsa per se, V.17) assure le bonheur. Voir aussi Fin. III, 41 et Tusc. V, 85-87. Pour Schofield (« The Neutralazing Argument »), Cicéron choisit de couronner les Tusculanes par cet argument pour sa qualité fédératrice qu’il approuve sans toutefois adopter l’idée carnéadienne selon laquelle la querelle entre Stoïciens et Péripatéticiens n’est que verbale et non substantielle. 268

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Au terme de ce développement qui, dans le texte, offre maint détails sur les divers maux associés à la peur et la tristesse, sans toutefois omettre les états déréglés afférents au désir et au plaisir, l’interlocuteur accorde à Cicéron deux prémisses (V, 17) : 1. Celui qui est sans passion est heureux. 2. Le sage est sans passion. Comme le rappelle l’interlocuteur, la proposition 2) « le sage est sans passion » a été établie lors des discussions précédentes, ce qui fait sans doute référence aux développements syllogistiques de Tusc. III, 14-21. Pour Cicéron, à partir du moment où les deux prémisses sont validées, « le sujet de débat (quaestio) semble être clos ». En d’autres termes, à partir du moment où l’on adhère à la coextensivité du bonheur et de l’absence de passion, on accepte également nécessairement la suffisance de la vertu. Ce que je qualifie dans cette partie ‘d’argument des passions’, à savoir tout argument qui fait référence à la coextensivité de l’absence de passions et du bonheur, est présenté d’emblée comme ayant la puissance de mener à bien le houleux débat à propos du souverain bien. Tant qu’il est sans passion, le sage est heureux. Or le sage, du fait de son inaliénable vertu, est toujours sans passion. Par conséquent, il est toujours heureux. La brièveté de la démonstration laisse toutefois l’Arpinate sur sa faim. Cicéron ne souhaite pas démontrer sa thèse à la manière d’un géomètre ou d’un mathématicien. Si telle était la visée, il suffirait de rappeler qu’il a déjà été établi qu’il n’est d’autre bien que l’honestum (V, 18). Cicéron, tout comme son interlocuteur (V, 21), prend effectivement l’argument de la nécessité et de la suffisance de la vertu comme un biconditionnel. En d’autres termes, puisque ‘la vertu suffit au bonheur si et seulement si il n’y a d’autre bien que la vertu’, il suffit en effet de montrer la validité d’une des propositions269, ce qui a déjà été fait, comme le soutient Cicéron, renvoyant soit au livres III et IV des Tusculanes, soit aux discussions du De finibus (V, 18). C’est donc bien opportunément que l’interlocuteur offre à Cicéron matière à argumenter, en rappelant la distinction antiochéenne entre la vita beata, assurée par la vertu, et la vita beatissima, composée de la vertu et des biens extérieurs (V, 21). Selon cette thèse, la vertu a certes suffisamment de force pour procurer la vie heureuse. Néanmoins, afin d’atteindre la vie parfaitement heureuse (beatissima), les biens extérieurs Voir aussi Tusc. V, 83. Cicéron n’envisage pas la possibilité que les deux propositions puissent être fausses ; voir Fin. IV, 54. 269

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doivent être associés à la vertu. La suite de la partie syllogistique s’attelle donc à ce cheval de bataille. Il ne s’agit pas seulement de montrer que la vertu procure le bonheur mais bien de montrer qu’elle en est l’unique condition et que, par conséquent, l’admission d’autres biens que la vertu rend le bonheur du sage tout bonnement indéfendable. Certains arguments sont déjà bien connus, et ont été exposés dans le De finibus270. L’objectif affiché de Cicéron est donc double : prouver la thèse stoïcienne tout en réfutant la position antiochéenne. Cicéron place d’emblée son enquête sous le signe de l’examen de la cohérence du propos et non sous celui de sa véracité271. C’est d’ailleurs par ce biais qu’il se dédouane rapidement de l’accusation d’inconséquence que lui décoche l’interlocuteur. Celui-ci remarque en effet que Cicéron semble avoir changé d’avis depuis le quatrième livre du De finibus où il « semblait vouloir montrer que, entre Zénon et les Péripatéticiens, à part la nouveauté des termes, il n’y avait aucune différence »272. Cicéron allègue la liberté de « vivre au jour le jour » et d’adopter la thèse qui semble être la plus vraisemblable que lui confère son appartenance à l’Académie273 : J’estime qu’il n’y a pas lieu de soulever ici la question de savoir si l’avis de Zénon et de son disciple Ariston est vrai, à savoir que le seul bien est 270 Voir par exemple Fin. V, 80-81 : l’admission des biens extérieurs à la vertu contredit l’idée de suffisance de la vertu pour le bonheur ; V, 81-83 : le rejet des degrés du bonheur ; V, 84-85 : il n’y a aucune garantie que le sage antiochéen ne soit pas soumis à l’ensemble maux extérieurs. 271 Tusc. V, 23, 28, 31. 272 Tusc. V, 32. En effet, le De finibus IV est une réplique à la thèse d’une différence substantielle entre Stoïciens et Péripatéticiens défendue par Caton (Fin. III, 41). Cicéron y défend l’harmonie entre Stoïciens et Péripatéticiens dans les trois champs de la philosophie (surtout IV, 2-23). Sur la question du bien suprême, il moque les innovations de Zénon qui se situent plus, à ses dires, sur le plan terminologique que conceptuel et qui consistent, par exemple, à nommer ‘un bien’ ‘un préféré’ (Fin. IV, 23 ; et voir aussi IV, 40-44, 59-60 et 72). L’oscillation de Cicéron a suscité de nombreux essais d’interprétation. Pour Glucker (Antiochus and the Late Academy, p. 394-395 et « Cicero’s Philosophical Affiliations »), elles manifestent des volte-face chronologiques. Contra : Görler « Silencing the Troublemaker », pour lequel Cicéron n’a jamais abandonné son engagement envers l’Académie sceptique. Contrairement au consensus selon lequel Cicéron, en sceptique modéré penche pour l’éthique d’Antiochus dans le De finibus, Brittain (« Cicero’s Sceptical Methods : The example of the De Finibus ») a défendu son scepticisme radical, d’inspiration carnéadienne, lequel, selon lui, s’applique également à sa position afférante au souverain bien. 273 Tusc. V, 33 ; cette libertas disserendi, marque de fabrique de son maître Philon de Larissa, peut être considérée comme une opposition à l’auctoritas venue de l’extérieur. Sur la liberté académicienne vantée par Cicéron voir également Tusc. V, 83 ; Leg. I, 36 ; Div. II, 150 ; Luc. 60 et Görler, « Cicero’s Philosophical Stance in the Lucullus », p. 53-54 ; Sedley, « Plato’s auctoritas and the Rebirth of the Commentary Tradition », p. 118-119.

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l’honestum, mais bien, si tel est le cas, s’il est cohérent de faire reposer toute la vie heureuse sur la seule vertu (Tusc. V, 33274).

Par ailleurs, cette même optique lui permet de prendre la défense du trop critiqué Théophraste, qui osa faire dépendre le bonheur du sage des aléas de la fortune. Pour Cicéron, il faut louer la cohérence de sa position puisque l’inclusion des biens et des maux extérieurs nécessite en effet la thèse de l’insuffisance de la vertu pour le bonheur275. La démarche de Cicéron étant éclairée, on peut désormais se pencher vers la fonction de l’argument des passions qui joue, comme on va le voir, un rôle décisif dans la démonstration de la thèse stoïcienne. On a déjà noté sa première manifestation dès l’ouverture de la discussion, il s’agit à présent de se tourner vers ses autres occurrences, afin de vérifier si, et par quelle modalité, Cicéron associe étroitement le débat à propos du souverain bien à la question des passions. Les arguments des passions (Tusc. V, 43-45 et Tusc. V, 48). Sur les paragraphes 43-45, Cicéron démontre à nouveau l’absolue suffisance de la vertu pour le bonheur en opérant en trois étapes distinctes qui peuvent être présentées comme suit : A. 1. Les passions rendent la vie malheureuse. 2. Les états calmes (sedationes) rendent la vie heureuse. 3. Celui qui est libre de passions est heureux. 4. Or, le sage est toujours dans un tel état. 5. Donc le sage est heureux. B. 6. Tout bien est cause de joie. 7. Ce qui est cause de joie est digne de louange et de fierté. 8. Ce qui est tel est aussi digne de gloire. 9. Et si digne de gloire, alors aussi digne d’éloge (laudabile). 10. Et si digne d’éloge, certainement honestum. 11. Donc ce qui est bon est honestum. C. 12. Ceux qui soutiennent les trois sortes de biens ne qualifient pas les biens extérieurs de vertueux (honesta). 13. [Or le bien est vertueux (honestum) ; voir B.11]. En acceptant l’addition de Pohlenz. Voir aussi Fin. V, 79. Tusc. V, 24-25 ; voir aussi Fin. V, 12, 77 et 85 et Acad. I, 33.

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14. [Les biens extérieurs ne sont donc pas des biens]. 15. Donc le seul bien est l’honestum. 16. De cela, il découle que la vie heureuse ne comprend que le seul honestum. Cicéron démontre par ce long développement que la vertu est la condition nécessaire et suffisante à la vie heureuse (16). La partie A montre que le sage est heureux car sans passion, c’est-à-dire que la sagesse suffit au bonheur. La partie B, laquelle, comme l’a montré Graver, est incontestablement d’origine chrysippéenne276, s’emploie à démontrer que le bien est l’honestum et C qu’il n’y a d’autre bien que l’honestum. Grâce à cette démonstration, Cicéron démontre non seulement que la vertu (la sagesse) est suffisante au bonheur – ce qu’il fait en soulignant la coextensivité de l’absence de passions et de la vertu à travers l’argument des passions en A., mais qu’en outre, elle en est l’unique condition, puisqu’à part l’honestum, il n’existe d’autre bien. En A, Cicéron note que l’explication des passions est double : la tristesse et la peur sont dans les maux d’opinion (malis opinatis) et le plaisir et le désir concernent l’erreur dans les biens. Par ailleurs, il ajoute que toutes les passions combattent la réflexion et la raison (V, 43). Malgré ce rappel cursif de la position stoïcienne, à ses yeux, l’argument des passions n’a pas réellement besoin d’être démontré. Comme il le rappelle en V, 48 : N’a-t-on pas suffisamment établi dans nos discussions précédentes – à moins que nous ayons discuté pour nous amuser et passer le temps – que toujours, le sage est libre de tout trouble (concitatio) en son âme, que j’appelle passion (pertubatio) et que toujours, la paix la plus sereine règne en son âme ?

Cicéron poursuit d’ailleurs proposant une nouvelle démonstration : A. Cet homme donc qui est tempérant, constant, sans peur, sans tristesse, sans vaine ardeur et sans désir n’est-il pas heureux ? Or, le sage est toujours tel ; il est donc toujours heureux. Graver « Honor and the honorable, Cato’s discourse in De Finibus 3 », p. 121, n. 14 et p. 133. Graver note la similitude entre ce passage, Fin. III, 27-28 et l’argument chrysippéen extrait de son περὶ Καλοῦ cité par Plutarque en Stoic. rep. 13, 1039C, ainsi qu’avec Diog. Laert. VII, 100-110. Cette proximité pourrait remettre en cause, à ses yeux, l’idée que Cicéron n’a pas eu accès aux écrits de Chrysippe. Il semble pourtant tout à fait envisageable que de tels syllogismes aient véhiculés par d’autres biais. 276

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Ce nouvel argument développe à nouveau la prémisse du bonheur du sage sans passion en démonstration de la suffisance de la vertu pour le bonheur : B. En outre, comment l’homme de bien peut-il ne pas tout rapporter, aussi bien ce qu’il fait que ce qu’il sent, si ce n’est à ce qui est digne d’éloge (laudabile) ? Or il rapporte tout à la vie heureuse. La vie heureuse est donc digne d’éloge. Mais il n’est rien qui, sans vertu, peut être qualifié de digne d’éloge277. Donc la vie heureuse est pleinement réalisée par la vertu. (Tusc. V, 48)

A nouveau, l’argument des passions pose la coextensivité de la sagesse et de l’absence de passions afin de conclure au bonheur du sage que seule la vertu garantit. L’argument de la nature (ou l’argument ergon) et la séparation des voies L’absence de passions du sage émerge à nouveau au sein d’un long développement qui occupe les paragraphes 37 à 43. Cicéron y entreprend de démontrer que la vertu est absolument suffisante pour le bonheur en s’engageant cette fois par une autre voie : « quel meilleur point de départ pouvons-nous avoir si ce n’est à partir de la nature, notre mère commune » (V, 37). Cet argument ‘de la nature’ est remarquable à plusieurs titres. Tout d’abord, il présente un cas plutôt surprenant 277 Le lien entre l’honestum et le laudabile a été préalablement établi. Tout d’abord en V, 45, qui consigne à nouveau un argument chrysippéen (voir aussi Fin. IV, 48) : Ce qui est bon est désirable. Ce qui est désirable est estimable. Ce qui est désirable doit être tenu pour bienvenu et donc digne. Et s’il en est ainsi, comme nécessairement digne d’éloge (laudabile). Tout bien est digne d’éloge. De là, il découle que seul le bien est l’honestum. Ensuite, en reprenant un argument attribué à Socrate, qui passe de l’état de l’agent à la vie vertueuse suivant le raisonnement suivant (quand R renvoie à un agent humain et F à un prédicat attribué à l’agent). A : Si l’état d’âme de R est F, alors R est F. Si R est F, alors son discours est F. Si son discours est F, alors ses actions sont F. Si ses actions sont F, alors sa vie est F. Ou : L’état d’âme de l’homme de bien est digne d’éloge (laudabile). Donc (suivant A) la vie de l’homme de bien est digne d’éloge. Si la vie de l’homme de bien est digne d’éloge, elle est donc vertueuse (honesta). De ceci, on conclut que la vie de l’homme de bien est heureuse. (Tusc. V, 47).

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d’éthique naturaliste, en dehors du fameux ‘argument du berceau’278. Comme l’argument du berceau, il part du principe que l’examen des fondements de l’ordre naturel permet d’aboutir à certaines conclusions sur les normes de notre conduite et de notre disposition mentale. Il présuppose donc que le bien « biologique » ou naturel ne diffère pas du bien moral, du bien humain. A plus forte raison, toute définition du bien humain doit être coextensive à celle du bien que définit la nature. Cette perspective naturaliste, qui fait certainement écho à l’éthique d’Aristote279, fut sans aucun doute adoptée par les scholarques stoïciens280. Cicéron d’ailleurs rappelle dans ce texte même que l’argument de la nature est également partagé par Brutus, Aristote, Xénocrate, Speusippe et Polémon. Il sert donc de tronc commun qui fédère les Stoïciens (par l’entremise de Cicéron, avocat incontestable de l’éthique stoïcienne de V, 1 à 72 [A-C, selon notre découpage du livre]), Aristote, les philosophes de l’Ancienne Académie281 ainsi que Antiochus (par l’entremise de Brutus282). Mais, comme on le verra ci-après, il est également le socle à partir duquel a lieu, pour Cicéron, la séparation des voies entre les différentes théories éthiques. Il faut noter que ce « parting of the ways » se produit, justement, quand la perspective naturaliste cède la place à une réflexion qui envisage la vie bonne comme étant composée de certains types de biens. On constate donc un passage d’un argument à orientation naturaliste prononcé à une analyse de la vie bonne en termes de possession de certains types de biens. Or, Inwood a montré que quoique la division Argument partagé par les Stoïciens, les Epicuriens et les Péripatéticiens (y compris Antiochus) et qui fait l’objet d’une abondante littérature : par exemple Brunschwig, « L’argument des berceaux » ; Inwood, « The Two Forms of oiekiosis in Arius and the Stoa » ; id. « Comments on Professor Görgemanns’ Paper : the Two Forms of oikeiosis in Arius and the Stoa » ; id. Ehics after Aristotle, p. 73-104 ; Reydams-Schils, « Human Bonding and oikeiōsis in Roman Stoicism » ; Murgier, « La part du propre (oikeion) dans la constitution du concept stoïcien d’appropriation (οἰκείωσις) » ; Striker, « The Role of oikeiosis in Stoic Ethics ». 279 Inwood, Ethics after Aristotle, p. 1-29 ; Annas, « Naturalism in Greek Ethics ». 280 Sur l’usage d’un argument ergon par les Stoïciens voir Graver, « Ethical Psychology in the Hellenistic Stoa ». Reydams-Schils a déjà souligné le caractère stoïcien de ce passage des Tusculanes et a remis en question son attribution à Xénocrate dans son « The Academy, the Stoics and Cicero on Plato’s Timaeus », p. 37-39. Les traces de cet argumen ergon stoïcien sont manifestes en Tusc. 3.15 et Cic. ND 1.104 ainsi que chez Sénèque et Epictète (Sen. Ep. 124.11 ; 76.8-16 ; 120.14 et Ep. Diss. 1.6.12-22). 281 A l’exception notoire de Platon que Cicéron ou sa source affilie à la cause stoïcienne en Tusc. V, 34. 282 Tusc. V, 30. 278

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des biens en biens de l’âme, en biens du corps et en biens extérieurs se rencontre assurément déjà chez Platon et Aristote, elle ne fut fermement cristallisée qu’à partir de l’interprétation que donna Critolaos à l’éthique d’Aristote283. Cette catégorisation tripartite a fondamentalement réorienté les termes dans lesquels les théories éthiques furent articulées et opposées les unes aux autres. Comme le note Inwood, à partir de Critolaos en effet, les Péripatéticens, les Stoïciens et Antiochus ne discutent plus du telos comme d’une certaine activité conforme à un certain type de raison (universelle chez les Stoïciens, et humaine chez Aristote), mais envisagent la question du bien suprême en termes de possession de telle ou telle sorte de biens, comme le montre d’ailleurs clairement l’exposé du débat dans le De finibus. Alors que les Stoïciens érigent le bien de l’âme, la vertu, en condition sine qua non du bonheur, pour Antiochus, héritier sur ce point de Critolaos284, la vie la plus heureuse est formée par l’agrégation des trois variétés de biens, mesurables et comparables selon une même échelle et donc hiérarchiquement échelonnés selon leur valeur respective. Autrement dit, à partir de Critolaos on ne pose plus la question du bien suprême par le prisme de l’activité basée sur la nature propre du vivant animé, comme le faisait Aristote, mais par le prisme des sortes de biens qu’il faut avoir. En d’autres termes, il s’agit de répondre à la question : « quels sont les biens dont la possession produit la vie bonne ? ». Cet argument cicéronien est donc capital car il reflète le passage historique du tronc commun naturaliste et fédérateur à l’articulation du bonheur comme possession de biens – articulation révélatrice du divorce entre les différents systèmes éthiques. Cicéron entame l’argument en soulignant la volonté de la nature (voluit) relative à la pleine réalisation ou à la perfection (perfecta sit, perfectum esse) de toute espèce vivante285. La force de la nature (vis) est plus aisément décelable chez les animaux dotés de sensation. La nature a en effet créé certaines différences entre les êtres vivants, afférentes à leurs capacités, mode de vie et environnement particuliers. Surtout, et ceci est

283 Inwood, Ethics after Aristole, surtout p. 51-72 et id. « Ancient Goods, the tria genera bonorum in Ethical Theory » ; voir aussi Annas, The Morality of Happiness, p. 413414 ; Hahm, « Critolaus and Late Hellenistic Peripatetic Philosophy » ; Sharples, « Peripatetics on Happiness ». 284 Critolaos dans Sharples 18.H-I. 285 Tusc. V, 37 et voir aussi Fin. III, 33.

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suffisamment important pour être souligné, chaque animal a été doté d’une fonction (munus286). En outre, chacun d’eux (les animaux), en conservant sa propre fonction (suum tenens munus), puisqu’il ne peut passer au mode de vie des animaux dissemblables, adhère à la loi de la nature. (Tusc. V, 38)

L’argument stipule ainsi que les êtres vivants ont tous une fonction propre, que les animaux non-humains réalisent spontanément et naturellement tant qu’ils ne sont pas entravés par une force extérieure (V, 38 supra) et qu’en outre, l’activité de cette fonction propre, coextensive à leur mode de vie spontané et naturel, est adhésion à la loi de la nature. Cicéron poursuit : tout comme la nature a donné à chaque espèce animale une fonction distincte287, « qu’elle conserve comme sienne et à laquelle elle ne renonce jamais », elle a donné à l’homme un don d’un ordre tout différent, à savoir, l’âme humaine, « détachée de l’esprit divin » (decerptus ex mente divina ; V, 38). Donc, si cette âme humaine a été cultivée et si son regard a été soigné de telle sorte qu’elle n’est pas aveuglée par les erreurs, elle devient l’esprit parfait (mens perfecta), c’est-à-dire, la raison plénière (absoluta ratio288), ce qui est aussi la vertu. Et si ce que [l’on qualifie] d’heureux est ce qui ne manque de rien, et que cela consiste à parachever (expletum) et à couronner (cumulatum) sa propre espèce, et que ceci est la [tâche] propre de la vertu, alors tous ceux qui possèdent la vertu sont sans aucun doute heureux. (Tusc. V, 39)

Tout ce développement est remarquable. Si sa source est bien stoïcienne on a ici un beau témoignage de l’existence d’un argument ergon du Portique, qui, à ma connaissance n’a pas encore été identifié par les commentateurs. Tout d’abord le caractère stoïcien de l’argument est défendable à plusieurs titres : le contexte stoïcien de la partie syllogistique dans La traduction de Humbert (Budé) de munus par « vocation » prête donc à confusion. La même remarque s’applique à celle de King (Loeb) par « instinct ». Davie (Cicero, On Life and Death) par contre traduit par « function ». 287 Le aliud de la phrase « Et ut bestiis aliud alii praecipui a natura datum esti » est un renvoi à munus de la phrase précédente « Atque earum quaeque suum tenens munus, cum in disparis animantis vitam transire non possit, manet in lege naturae ». 288 L’articulation en termes de ratio perfecta ou absoluta semble avoir constitué un trait caractéristique de l’argument ergon stoïcien, comme le montre par exemple Sen. Ep. 124.11, 92.2, 76.16 et 120.14. 286

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lequel il émerge ; le fait que les plantes ne sont pas considérées comme animées289 ; ou encore la caractérisation de l’âme humaine comme parcelle de la divinité. Mais surtout, Cicéron lui-même fait explicitement allusion à un argument ergon stoïcien en Tusc. III, 14. Comme on l’a déjà signalé, au sein d’un syllogisme établissant l’absence de tristesse du sage, Cicéron évoque un argument ergon stoïcien, qui détermine la fonction (munus) de l’âme humaine en tant que bon usage de la raison (ratione bene uti290). Même pour ceux qui douteraient malgré tout de l’origine stoïcienne de l’argument présenté ici, son caractère fédérateur (et donc, également stoïcien) est indéniable. L’argument procède selon une démarche fort similaire au célèbre argument ergon d’Aristote. Sans entrer dans les détails de l’argument, qui sont encore sujets à débat parmi les commentateurs, Aristote entend montrer par son biais qu’afin d’identifier le souverain bien humain, lequel, selon le consensus, est le bonheur, il est nécessaire tout d’abord d’examiner quelle est la ‘fonction’ distincte (ergon) de l’homme291. En d’autres termes, il s'agit de saisir tout d’abord l’activité qui distingue l’homme des autres êtres vivants. Puisque l’activité caractéristique de l’homme s’associe à la partie de l’âme qui possède la raison292 et, étant donné que l’excellence (ἀρετή) est ce qui permet à l’individu de bien accomplir sa fonction293, il s’ensuit que le telos de l’homme consiste dans l’activité vertueuse de la partie de l’âme humaine qui prend part à la raison. Pour reprendre la formulation d’Inwood, le but de l’argument ergon est de montrer que le telos humain est identifiable à une série d’activités conformes à la condition excellente des traits distinctifs de notre espèce294. L’argument ergon consigné ici par Cicéron emprunte le même chemin. Comme chez Aristote, l’homme se distingue par le statut exceptionnel de son âme, non plus dans la mesure où cette dernière possède une partie rationnelle mais parce qu’elle est, dans son intégralité, partie 289 Notons que l’argument du berceau de Pison commence également à partir des plantes (Fin. V, 26) et que selon l’interprétation d’Inwood (Ethics after Aristotle, p. 6672), l’attention portée sur la continuité entre les plantes et les humains est sans pareille depuis Aristote et constitue un des traits marquants de cet argument qui a pour ambition de réintégrer le naturalisme éthique d’Aristote et dont la paternité pourrait être attribuée à Staséas de Naples. Il est donc nécessaire d’ajouter ce passage important des Tusculanes au dossier des textes du naturalisme éthique du temps de Cicéron. 290 Tusc. III, 14 et p. 53 291 Eth. Nic. I, 7, 1097b22-1098a21, et τὸ ἴδιον [ἔργον] en 1097b34. 292 Eth. Nic. I, 7, 1098a2-8. 293 Eth. Nic. II, 6, 1106a15-21 et I, 7, 1098a8-16. 294 Inwood, Ethics after Aristotle, p. 20.

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de la raison divine. Il faut noter en outre que l’homme, à la différence des autres êtres dotés de sensation, est susceptible de dévier par lui-même de sa nature propre et, c’est pourquoi, l’éducation est crucialement nécessaire à la réalisation de l’espèce animale douée de raison. La dernière partie de l’argument de la nature définit le bonheur comme ce qui ne manque de rien, ce qui équivaut, nous dit Cicéron, au perfectionnement des traits propres de l’espèce, à savoir, chez l’homme, de l’âme humaine. Comme la vertu est ce qui permet d’accomplir le perfectionnement de l’âme, celui qui possède la vertu est nécessairement heureux295. L’excellence de l’âme est donc ce qui permet à l’âme humaine d’être parfaite et cette perfection correspond au bonheur. L’argument entend donc établir que tous les agents vertueux sont heureux. Il ne démontre cependant pas que seule la vertu est un bien, ce dont Cicéron est bien conscient puisque c’est à partir de ce moment, nous dit-il, que les voies se séparent et qu’il oriente la discussion sur la différence entre sa position (stoïcienne) et celle d’Antiochus. Avant d’étudier la méthode développée par l’Arpinate afin d’étayer la thèse selon laquelle seule la vertu est un bien, en réfutant par la même occasion la position d’Antiochus, il est nécessaire de s’arrêter sur l’idée de perfection qui revient dans ce texte. Cette idée est exprimée notamment par les verbes explere et cumulare mais également par l’adjectif perfectus (V, 37), qui renvoie plus que probablement à l’adjectif grec τέλειος et qui, comme son homologue grec, peut s’entendre aussi bien dans le sens de complet que dans celui de parfait. La même question d’interprétation qui, chez Aristote, touche au rapport du bonheur avec les autres biens et qui continue d’opposer les commentateurs jusqu’à ce jour, se pose donc également dans ce texte. Le bonheur est-il un état composé par l’accumulation exhaustive de ses parties constitutives, dans le sens de ‘complet’, ou bien est-il déterminé par une activité dominante (et dans ce sens est plutôt ‘parfait’)296 ? Comme l’a montré Irwin, Antiochus a pu opérer dans le cadre d’une interprétation non-compréhensive du bonheur aristotélicien297. 295 Pour cette même idée de perfectionnement chez Antiochus au sein de l’argument du berceau voir Fin. V, 26 et 37. Antiochus y définit également la vertu comme l’activité non entravée de sa propre fonction (munere ; Fin. V, 36) et semble accorder aux plantes, aux organes corporels et aux composantes de l’âme une fonction propre. 296 Ceci renvoie donc au fameux débat au sujet de l’εὐδαιμονία chez Aristote qui continue d’opposer les « inculsivistes » (Ackrill, « Aristotle on Eudaimonia ») aux « dominants » (Kraut, « Aristotle on the Human Good »). 297 Irwin, « Antiochus, Aristotle, and the Stoics on Degrees of Happiness ».

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En basant son analyse sur le livre V du De finibus, Irwin maintient que c’est à partir de l’interprétation de Magna Moralia et d’Ethique à Eudème que s’est forgée la lecture antiochienne de l’Ethique à Nicomaque (qu’Antiochus aurait attribué à Nicomaque, le fils d’Aristote). Selon lui, la conception des degrés du bonheur d’Antiochus (Pison) a sans doute émergé de la nécessité de concilier la définition du bonheur comme ‘vie en accord avec les vertus’ (MM 1184b36-1185a1) avec la division des biens (MM 1183b19-37) et l’affirmation que « quand le bonheur est présent, on ne manque plus de rien » (MM 1184a11-12 ; voir 1183b1937). De cette tension présente dans les Magna Moralia, qu’Antiochus considérait comme authentique, a émergé la distinction entre la vie vertueuse, laquelle suffit à procurer un premier degré de bonheur, et la vie composée de la vertu et des biens extérieurs, qui produit quant à elle le second degré de bonheur298. Irwin ajoute qu’Antiochus aurait également tenté d’harmoniser certaines ambiguïtés présentes entre les trois traités éthiques concernant le caractère compréhensif du bonheur. En supposant que la vita beata n’inclut pas l’ensemble de tous les biens, Antiochus aurait adopté une interprétation non-inclusive du bonheur, fondée sur l’Ethique à Nicomaque. En maintenant que la vita beatissima s’obtient par l’addition de tous les biens, il s’appuierait sur une interprétation compréhensive du bonheur, émergeant de sa lecture des Magna Moralia. La lecture somme toute hypothétique d’Irwin de la manière dont Antiochus interprétait les différents traités aristotéliciens repose, il va sans dire, sur le présupposé d’une connaissance détaillée et livresque des traités scolaires d’Aristote, ce qui, semble-t-il, ne peut être formellement établi299. Ce qu’il note avec justesse par contre, est que le cœur de la divergence entre Cicéron et Antiochus concerne la définition du bonheur. Quelles que furent en effet les différentes lectures des éthiques d’Aristote par Antiochus, il est évident qu’à ses yeux, on peut être qualifié d’heureux même si l’on ne possède pas la somme de tous les biens. Pour Antiochus le bonheur peut supporter une quantité négligeable de maux300. Cicéron par contre n’est pas prêt à faire une telle concession. 298 Distinction dont il trouve la confirmation dans celle inspirée par l’Ethique à Eudème entre εὐδαίμων et μακάριος (Eth. Eud. I, 3 1215a7-11 et voir Eth. Nic. I, 10, 1101a19-20). 299 Tsouni, « The ‘Academy’ in Rome : Antiochus and his vetus Academia », p. 146147 soutient qu’il est probable qu’Antiochus fut l’un des premiers à avoir eu accès aux traités scolaires de l’Académie et du Lycée grâce à la bibliothèque de son patron Lucullus ; contra Barnes, « Roman Aristotle », p. 48-50. 300 Fin. V, 78.

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Le bonheur s’entend comme la possession de tous les biens et ceci ne laisse aucune marge à une conception échelonnée du bonheur. Ce qui est complet l’est par la somme de ses constituants, et si tel est le bonheur, il ne peut bien évidemment supporter ni addition ni soustraction. Puisque Cicéron conçoit le bonheur comme composé de l’ensemble des biens, la thèse d’Antiochus, qui soutient à la fois que la vertu n’est pas le seul bien et qu’elle est suffisante au bonheur est jugée incohérente. Cicéron s’est d’ailleurs attardé sur ce point au sein des paragraphes précédents. Il note en effet qu’Antiochus qualifie telle ou telle vie d’‘heureuse’ selon l’aspect dominant du bonheur (V, 22-23) : Il soutenait que la plupart des choses sont nommées à partir de [ce qui constitue] leur plus grande part, même s’il manque une partie, tels la force, la santé, l’opulence, l’honneur ou la gloire, qui se distinguent par leur genre et non pas par leur quantité. (Tusc. V, 22)

L’addition de la vertu et des biens extérieurs ne se conçoit donc pas comme une simple somme arithmétique d’unités semblables. La vertu, de par son genre, a toujours plus de poids que les biens extérieurs et c’est en ce sens qu’elle constitue la part dominante de la vie de son détenteur301. Cicéron quant à lui, procède selon une opération arithmétique simple : la perfection du bonheur implique que le prédicat ‘être heureux’ ne s’applique qu’à ce qui est absolument bon. Cicéron précise d’ailleurs, les gens heureux sont : ceux qui sont dans les biens sans que ne s’y attache aucun mal ; et quand nous disons ‘heureux’, aucune autre idée ne tombe sous ce terme, si ce n’est la combinaison plénière des biens à l’exception de tous les maux. (Tusc. V, 29302)

Pour revenir à présent à l’argument de la nature, c’est précisément au moment où Cicéron parvient à la conclusion consensuelle que la vertu procure le bonheur, qu’il note la séparation des voies entre l’éthique d’Antiochus et sa propre position : « Mais quant à moi, j’estime que ceux-ci (ceux qui possèdent la vertu) sont tout à fait heureux (beatissimi) » (V, 40). L’utilisation du superlatif de beatus est bien plus qu’un rappel de la théorie d’Antiochus. Elle est en fait une sujétion de sa doctrine à la définition compréhensive du bonheur. En d’autres termes, Voir aussi Tusc. V, 85-86 et Fin. V, 91-92. Voir aussi Tusc. V, 82.

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l’allusion au degré du bonheur sert de point d’accroche qui facilite la présentation du bonheur imparfait – et donc réduit à néant – auquel Antiochus soumet son sage lorsqu’il admet d’autres biens que la vertu. Cicéron insiste en effet : si un bien est susceptible de se perdre, il ne peut être considéré comme élément constitutif du bonheur (Tusc. V, 40-41). En d’autres termes, à partir du moment où Antiochus admet des biens qui ne dépendent pas de nous, des biens sur lesquels on ne peut compter (confidere ; V, 40), comme le dit Cicéron, il est forcé de renoncer au bonheur du sage. Bien entendu, Antiochus aurait rétorqué que le bonheur n’échappe pas à l’agent vertueux quand la fortune lui tourne le dos, puisqu’il lui reste le premier degré de bonheur assuré par la vertu. Mais en plaquant la définition d’un bonheur compréhensif sur la thèse d’Antiochus, Cicéron oblitère toute possibilité de distinguer entre vita beata et vita beatissima. L’argument des passions surgit à ce point du développement. L’idée maîtresse est que si le bonheur comprend des biens qui ne dépendent pas de nous, force alors d’éprouver la crainte de les perdre. Or la peur et le bonheur sont mutuellement exclusifs. Suit un développement plus fourni qui insiste derechef sur l’extension absolue des prédicats attribués au sage. Ce qui ne supporte aucun mal équivaut à ce qui ne supporte radicalement aucune passion. Ainsi le prédicat « sans peur » ne désigne pas celui qui a des faibles peurs (pauca metuit) mais bien celui qui en est totalement dépourvu (omnino metu vacat ; V, 41). Cette absence totale de peur correspond aux qualités d’invincibilité que doit nécessairement posséder l’homme heureux et est garantie par la vertu du courage. De même, celui qui est sujet à de nombreux maux, ou qui est susceptible de l’être, ne peut atteindre la securitas que détermine l’état d’absence de tristesse. Le bonheur du sage est donc complet et ne manque de rien quand le courage, garantissant l’absence de peur et de tristesse, est associé à la modération (temperentia) qui elle, garantit l’absence de désir et du plaisir. En conclusion, Cicéron rappelle que l’affirmation selon laquelle la vertu engendre l’absence de passions a déjà été démontrée lors des discussions précédentes (V, 42). À  nouveau, Cicéron lie explicitement la démonstration de la biconditionnelle stoïcienne à la discussion des passions des livres III et IV. Aussi l’attaque contre Antiochus permet-elle d’établir la thèse qu’il n’y a d’autre bien que le bien moral. L’argument des passions fait quant à lui le lien entre cet argument et le bonheur absolu du sage. Tout d’abord, il permet de réfuter l’inclusion des maux extérieurs à la vie heureuse en montrant qu’elle implique un sage soumis aux passions. Ensuite, il

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indique que puisque passion et bonheur sont mutuellement exclusifs, le sage antiochéen ne peut être heureux. Etant donné que la vertu est coextensive à l’absence de passions et que l’on ne peut admettre les biens et les maux extérieurs sans être contraint d’accepter les passions, seule la vertu assure le bonheur, lequel est toujours parfait. En d’autres termes l’argument des passions joue un rôle capital dans la démonstration du bonheur absolu que procure la seule vertu, du fait de la double fonction qui lui est octroyée : il sert aussi bien à démontrer la première conditionnelle (‘il n’y a d’autre bien que la vertu’) qu’à établir la seconde (‘la vertu assure le bonheur’). Malgré l’argumentation rigoureuse, Cicéron ne perd pas de vue que c’est le portrait du sage qui constitue le nœud du problème. Comme c’était le cas au sein de la dispute à propos des passions avec les Péripatéticiens, il s’attache à souligner le manque de panache du sage antiochéen, dépourvu d’infaillibilité, de sécurité, de fierté ou de grandeur (notons l’usage des adjectifs : tutus, inexpugnabilis, saeptus, munitus ; V, 41). A l’opposé, le sage dont il dresse le portrait ne fait dépendre son bonheur que de lui-même et, par conséquent, est toujours infailliblement heureux. En outre, notons qu’à l’instar des autres passages du cinquième livre ayant trait aux passions, le traitement des passions se porte principalement sur celles qui concernent le mal303. La raison de cette asymétrie entre passions « positives » et « négatives » est simple : c’est la compatibilité de la vertu avec les souffrances et les malheurs qui rend la position stoïcienne contraire à l’intuition. Dans une approche du bonheur plus proche du sens commun, la présence d’événements intuitivement perçus comme négatifs confronte à des difficultés plus évidentes que l’irruption d’événements jugés positifs. C’est d’ailleurs la question de la compatibilité du bonheur avec les malheurs et les revers de fortune (et non avec les plaisirs ou les désirs) qui s’est toujours posée à propos de l’éthique d’Aristote. En effet, comme le rappelle Pison en Fin. V, 12, trancher en faveur d’un bonheur totalement dépendant du sage ou susceptible d’être ébranlé par les événements malheureux fut à l’origine de divergences au sein des Péripatéticiens304. En outre, comme on l’a vu en Luc. 135, ce sont encore une fois les malheurs et la douleur qui constituent le talon d’Achille contre-intuitif à la thèse stoïcienne du bonheur absolu du sage Ceci émerge clairement au sein du premier argument (Tusc. V, 15-17). C’est l’absence de passions qui concernent les maux qui, aux yeux de Cicéron, constitue le véritable écueil à la doctrine d’Antiochus ; voir Tusc. V, 76 et Fin. IV, 31 et 52 ainsi que Fin. V, 95 ; IV, 36 et 52. 303 304

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stoïcien. C’est donc naturellement que Cicéron vient à la rescousse de la thèse stoïcienne sous cet angle, en liant explicitement les revers de fortune aux passions et les passions à l’impossibilité de bonheur. Cicéron veut montrer que les revers de fortune obstruent le bonheur du sage à la seule condition qu’ils soient envisagés comme tels. Si la maladie, la mort ou l’exil sont considérés comme des maux, ils entraîneront nécessairement des passions. En assimilant la détermination de tel événement comme ‘malheureux’ à la présence des passions négatives, Cicéron fait un pas qui n’est requis ni par Aristote ni, semble-t-il par les Péripatéticiens, pas plus d’ailleurs que par Antiochus. La questio vexata de la compatibilité de l’infortune et du bonheur, devient, dans les Tusculanes, la question de la compatibilité des passions et du bonheur. Or, cette question est déjà tranchée grâce à la victoire affichée de l’éradication des passions aux livres trois et quatre. L’absence de passions stoïcienne qui, dans ces livres, émergeait comme le jugement correct et ferme du sage, devient au cinquième livre l’indifférence face aux indifférents. Le rôle crucial de l’argument des passions dans la démonstration de la biconditionnelle ‘la vertu suffit au bonheur si et seulement si il n’y a d’autre bien que la vertu’ est donc la conséquence immédiate du triomphe stoïcien en matière de passions. Il faut d’ailleurs noter que si la thématique des passions est certes abordée au sein du De finibus305, il n’y a aucune commune mesure avec le rôle décisif qui lui est octroyé dans la cinquième Tusculane. Le De finibus n’assoit guère la défense de la thèse solum bonum esse quod honestum sit sur l’argument du bonheur du sage exempt de passion, tout comme la réfutation des biens et maux d’Antiochus qui y est présentée ne s’appuie pas sur l’idée que l’évaluation de tel ou tel indifférent comme un mal entraîne une passion. Ceci est la contribution singulière des Tusculanes. Cette contribution, il faut le souligner derechef, procède dans le droit fil de la victoire stoïcienne dans la controverse à propos des passions. L’argumentation déployée dans la cinquième Tusculane permet à Cicéron de réitérer vigoureusement que nos états psychiques dépendent de nous seuls. Tout comme il insistait sur le caractère volontaire des pas Aussi bien dans la défense de Caton à laquelle est consacré le troisième livre, dans la réplique de Cicéron du quatrième livre, que dans la discussion contre les tria genera bonorum et malorum d’Antiochus (V, 75-96). Au cours de la défense de la position stoïcienne, Caton mentionne que le fait de considérer la souffrance ou la mort comme un mal engendre la crainte, qui contrecarre le courage (Fin. III, 29). Il rappelle également que les passions sont mauvaises par nature et non pas en vertu de l’effet qu’elles produisent (III, 32) et explique que le sage est dépourvu de passions, en notant, quasi en passant, qu’elles rendent la vie du non-sage misérable (III, 35). 305

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sions aux livres trois et quatre306, à présent, c’est cette même qualité qu’il assigne résolument au bonheur. Le sage stoïcien est en effet seul garant de son bonheur, tout comme le non-sage ne peut imputer son malheur qu’à lui-même. Cette analyse permet à présent de revenir à Luc. 135 et d’éclairer la manœuvre dialectique qui y est à l’œuvre. On peut envisager qu’il aurait suffi à Antiochus de soutenir que le sage est calme, tempérant ou à l’abri du trouble307, pour que Cicéron puisse y voir, selon le principe de la coextensivité de l’absence de passions et du bonheur, une forme d’adhésion à l’absence de passion. Il n’est pas nécessaire de supposer qu’Antiochus ait effectivement souscrit à l’absence de passions. Dans son désir de surprendre l’Ascalonite en délit d’autocontradiction, Cicéron aurait pu appliquer à la tempérance du sage antiochéen308, ou à toute autre formule concernant sa condition vertueuse, le principe stoïcien d’une équivalence entre la vertu, le bonheur et l’absence de passions. Ensuite, il aurait pu lire dans la défense de la naturalité de certaines passions ou affections ainsi que dans la condamnation de certaines passions excessives formulées par Antiochus309, une contradiction avec le sage vertueux et donc, selon la grille de lecture cicéronienne, libre de toutes passions. Bien évidemment, telle lecture ne peut prétendre à autre chose qu’au titre d’hypothèse. Néanmoins, l’affinité dialectique entre Luc. 135 et la partie syllogistique de la cinquième Tusculane la rend tout à fait envisageable. Plus fondamentalement, la discussion à propos des biens et les maux et la défense de la suffisance de la vertu pour le bonheur du cinquième livre permet d’apprécier la fonction que revêt, pour Cicéron, la théorie des passions au sein du système stoïcien. Il est apparu clairement que l’Arpinate n’a pas pour objectif d’associer l’examen des passions à la question de la structure de l’âme. Pour lui, la discussion sur les passions se subordonne à une thématique d’une bien plus prodigieuse importance : celle des biens et des maux. La question des biens et des maux constitue la clé de voûte de l’ouvrage : non seulement elle oriente les discussions des livres précédents mais elle les subordonne également à sa propre problématique. La présentation de la controverse éradication-modéra Tusc. III, 64, 66, 71 ; IV, 14, 65 et voir aussi Acad. I, 39. Fin. V, 31 et 70. 308 Puisque, comme on l’a vu (p. 57, n. 104), Zénon jugeait l’intemperentia comme la source des passions (Tusc. IV, 22 et Acad. I, 39). 309 Pour la défense de la naturalité de certaines affections voir Fin. V, 31-32 ; V, 42 ; V, 61-62. Pour la condamnation des passions excessives : Fin. V, 35. 306

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tion aux livre trois et quatre permet à Cicéron d’utiliser l’argument des passions afin d’étayer la thèse stoïcienne de la souveraineté absolue de la vertu et de sa suffisance pour le bonheur310. Le lexique de la controverse : une confrontation sans apatheia ni metriopatheia Une doctrine philosophique se modèle et se structure par l’entremise de certains mots clés, de certaines formules ou métaphores caractéristiques. Néanmoins, il faut parfois distinguer plusieurs étapes dans la formation d’un lexique doctrinal. En effet, le champ lexical utilisé lors de la formation d’une doctrine ne correspond pas toujours à celui utilisé lors de sa diffusion ou à celui par lequel cette doctrine est identifiée par un tiers. A plus forte raison, dans un contexte polémique, les expressions, les métaphores ou les termes distinctifs utilisés par chacun des camps, aussi bien dans la présentation de sa propre position que dans l’identification de la doctrine adverse, sont souvent le résultat d’un processus complexe et d’une dynamique d’emprunt. Les analyses savantes qui abordent la controverse à propos des passions évoquent à l’unisson la dispute « apatheia-metriopatheia ». En outre, à ma connaissance, il n’existe aucune étude ayant remis en question l’idée que le terme apatheia désigne l’absence de passions depuis les premiers jours du Portique. Dans cette étude, je soutiens l’hypothèse que l’attribution respective des termes apatheia et metriopatheia à l’éradication stoïcienne et à la modération péripatéticienne est sans doute le résultat de la polémique à propos des passions et que, originellement, cette dispute ne fut vraisemblablement pas articulée en ces termes. Aussi, importe-t-il de soulever la question de l’emploi des termes qui circonscrivent l’absence de passions des Stoïciens et la modération des Péripatéticiens dans la présentation de Cicéron ainsi que tout au long de l’histoire de cette dispute. Avant d’entreprendre cette analyse, deux clarifications préalables sont nécessaires. Tout d’abord, à l’évidence, l’absence du terme n’indique pas l’absence de la doctrine. Ainsi, quand je soutiens que la metriopatheia est un terme qui date de la fin de la République ou du début de l’Empire, cela ne signifie pas, bien entendu, que la doctrine de la modération n’était pas présente avant l’émergence du terme. Ensuite, il est nécessaire de se 310 Lévy a souligné que les Tusculanes doivent être lues parallèlement au De finibus. En effet, si le De finibus traite la question du souverain bien, et tente de démontrer qu’« il n’est d’autre bien que l’honestum », à ses yeux les Tusculanes s’attellent à la deuxième démonstration, à savoir, que « la vertu suffit au bonheur » (Lévy, Cicero Academicus, p. 448-452).

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défaire de tout a  priori concernant l’affiliation respective des termes. Toute mention de metriopatheia ne renvoie pas forcément à la modération des élèves d’Aristote tout comme apatheia ne renvoie pas de facto aux Stoïciens. C’est sans doute parce que l’on adopte une vision figée des identités philosophiques que ces termes sont censés réfléchir, qu’on les situe trop hâtivement dans le sillage respectif de Zénon ou d’Aristote311. Le terme de metriopatheia, qui est absent du corpus aristotélicien, semble être bien plus utilisé par les savants modernes que par les auteurs antiques eux-mêmes. Cicéron se réfère à la modération péripatéticienne par le terme mediocritas312. Or, on peut fortement douter que la mediocritas soit la traduction de metriopatheia, puisque le seul auteur latin qui mentionne l’équivalent grec de mediocritas indique explicitement qu’il traduit là le terme μετριότης313. La thèse d’une metriopatheia platonico-aristotélicienne remontant à l’Ancienne Académie est souvent fondée sur le fragment 3.b (Mette) de Crantor, lequel offrirait la première attestation du terme. Selon cette thèse, le terme metriopatheia aurait été déjà en usage dans l’Ancienne Académie et s’opposait à une doctrine d’absence de passions considérée comme pré-stoïcienne voire stoïcienne. Ce fragment est extrait de la Consolation à Apollonios de Ps.-Plutarque314, que je cite pour l’instant sans les guillemets proposés par Mette (l’édition de Mullach n’en propose pas) : Le fait de souffrir et d’éprouver un pincement (δάκνεσθαι) à la mort d’un fils est un début naturel de tristesse et ne dépend pas de nous. Pour ma part, je ne suis pas d’accord avec ceux qui louent cette apatheia sauvage et dure (τὴν ἄγριον καὶ σκληρὰν ἀπάθειαν), qui n’est ni possible ni profi311 Peu de textes mentionnent conjointement ces deux termes en associant au moins l’un d’eux à une identité philosophique explicite. On trouve Ps.-Plut. De Vit. Hom. 135 : « les Péripatéticiens pensent que l’apatheia est inatteignable pour l’homme et ils introduisent la metriopathiea. Ils retranchent (ἀναιρεῖν) l’excès des passions et définissent la vertu comme la médiété (μεσότης) » ; l’Anonyme de Londres col. 2.20-24 (voir p. 83) et Ps.-Archytas, De educ. 41.8-18 (voir p. 361), qui ne contient certes pas d’affiliation précise mais bien une allusion assez explicite au stoïcisme. On retrouve ces deux termes associés (mais sans lien explicite avec la tradition aristotélicienne ou stoïcienne) chez Philon (voir le chapitre sur Philon dans cette étude), et dans la tradition chrétienne (par exemple, Clem. Strom. II, 8.39.5 et VI, 9.74.1) ; chez Alcinoos, Did. 30.5 (voir p. 181), Sextus Empiricus (PH III, 235), Alexandre d’Aphrodise (In Top. 239) et plus tard dans la tradition néo-platonicienne (Porph. Sent. 32). 312 Tusc. III, 22 et IV, 46, 57. 313 Aulu-Gelle, N.A. I, 26 avec l’analyse de ce passage en p. 177. Contra : Hadot, Sénèque, direction spirituelle et pratique de la philosophie, p. 149, n. 10. 314 Voir aussi le chapitre sur la consolation.

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table. En effet, elle nous prive de la bienveillance qui émerge de l’amour réciproque et qu’il est nécessaire de conserver plus que tout. Cependant, j’affirme qu’être emporté au-delà de la mesure et aggraver le deuil est contraire à la nature et dérive de l’opinion erronée qui réside en nous. C’est pourquoi telle attitude néfaste, mauvaise et inconvenante pour les hommes sensés doit être bannie. Par contre, il ne faut pas rejeter la metriopatheia (τὴν δὲ μετριοπάθειαν οὐκ ἀποδοκιμαστέον). Puissions-nous ne pas être malades, dit Crantor l’Académicien, mais, si nous le sommes, qu’une certaine faculté de sentir soit conservée, que l’on nous coupe ou arrache un membre. En effet, cette absence de douleur n’arrive pas sans exiger un lourd tribut pour l’homme ; dans un cas, semble-t-il, son corps sera rendu sauvage, dans l’autre, c’est son âme. (fr. 3a, Mette  = Cons. Apoll. 102C-E).

Si, à l’instar de nombreux commentateurs, on attribue la paternité de ce fragment à Crantor, on doit conclure que le terme metriopatheia était déjà en usage par les philosophes de l’Ancienne Académie315. Cette hypothèse est généralement corroborée par un passage des Tusculanes de Cicéron, qui présente Crantor rejetant l’indolentia en cas de deuil : Le propos de Crantor, l’un des plus illustres de notre Académie, n’est pas dépourvu de bon sens : « Je ne suis pas du tout d’accord », dit-il, « avec ceux qui portent aux nues je ne sais quelle insensibilité (quam indolentiam), qui ne peut, ni d’ailleurs ne doit, exister. Puissé-je ne pas être malade, dit-il, mais si je le suis, que la faculté de sentir me soit conservée, que l’on retranche ou ampute un membre. En effet, cette absence de douleur (nihil dolere) n’arrive pas sans le lourd tribut de la sauvagerie dans l’âme ou de la torpeur du corps. (Tusc. III, 12)

315 Comme par exemple, Wyttenbach, Plutarchi Chaeronensis Moralia, vol.  1, ad loc. ; Wendland, Philo und die Kynisch-Stoische Diatribe, p. 56-59 ; Praechter, « Krantor und Ps. Archytas » ; Hani, Plutarque, Œuvres Morales, Tome II, p. 270-271, n. 4. Pour Gregg (Consolation Philosophy, p. 83 et suiv.), Crantor est sur ce point l’héritier de Platon (et plus particulièrement de Rep. X, 603e) et serait l’instigateur d’une double tradition en matière de metriopatheia qui s’est vue déclinée par l’auteur de la Consolation à Apollonius et par Cicéron. Voir aussi Sorabji, Emotions and Peace of Mind, p. 196. Dillon (The Heirs of Plato, p. 224-231) n’émet pas un avis tranché sur la question. Il suppose d’une part que le passage de la Consolation à Apollonius est explicitement anti-stoïcien et, par conséquent, peut difficilement être attribué à Crantor sur de simples bases chronologiques. Néanmoins, il émet également l’hypothèse d’une attaque de Crantor contre la doctrine de Zénon, qu’il aurait pu fréquenter quand ce dernier étudiait avec Polémon, s’il l’on porte crédit au témoignage de Diogène Laërte (VII, 2). Dans ce dernier cas, il faut néanmoins supposer que Zénon aurait déjà formulé à cette époque les grandes lignes de sa doctrine.

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Cette thèse est pourtant sujette à deux objections majeures. Premièrement, seule la dernière partie du texte, laquelle ne contient pas le terme metriopatheia, est nommément attribuée à Crantor par l’auteur de la Consolation à Apollonius comme l’indique le « φησὶν ὁ ἀκαδημαϊκὸς Κράντωρ ». Ensuite, le parallèle avec Cicéron permet d’envisager l’hypothèse d’une interpolation par l’auteur de la Consolation ou par sa source. Ceci est particulièrement frappant lorsque l’on place ces deux extraits en vis-à-vis et que l’on souligne en caractères gras les éléments communs316 : Cons. Apoll. 102C-E

Cic. Tusc. III, 12

Τὸ μὲν οὖν ἀλγεῖν καὶ δάκνεσθαι τελευτήσαντος υἱοῦ φυσικὴν ἔχει τὴν ἀρχὴν τῆς λύπης, καὶ οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν. “οὐ γὰρ ἔγωγε συμφέρομαι τοῖς ὑμνοῦσι τὴν ἄγριον καὶ σκληρὰν ἀπάθειαν, ἔξω καὶ τοῦ δυνατοῦ καὶ τοῦ συμφέροντος οὖσαν·” ἀφαιρήσεται γὰρ ἡμῶν αὕτη τὴν ἐκ τοῦ φιλεῖσθαι καὶ φιλεῖν εὔνοιαν, ἣν παντὸς μᾶλλον διασῴζειν ἀναγκαῖον. Τὸ δὲ πέρα τοῦ μέτρου παρεκφέρεσθαι καὶ συναύξειν τὰ πένθη παρὰ φύσιν εἶναί φημι καὶ ὑπὸ τῆς ἐν ἡμῖν φαύλης γίγνεσθαι δόξης. Διὸ καὶ τοῦτο μὲν ἐατέον ὡς βλαβερὸν καὶ φαῦλον καὶ σπουδαίοις ἀνδράσιν ἥκιστα πρέπον, τὴν δὲ μετριοπάθειαν οὐκ ἀποδοκιμαστέον. “μὴ γὰρ νοσοῖμεν” φησὶν ὁ ἀκαδημαϊκὸς Κράντωρ, “νοσήσασι δὲ παρείη τις αἴσθησις, εἴτ᾽ οὖν τέμνοιτό τι τῶν ἡμετέρων εἴτ᾽ ἀποσπῷτο. Τὸ γὰρ ἀνώδυνον τοῦτ᾽ οὐκ ἄνευ μεγάλων ἐγγίγνεται μισθῶν τῷ ἀνθρώπῳ· τεθηριῶσθαι γὰρ εἰκὸς ἐκεῖ μὲν σῶμα τοιοῦτον ἐνταῦθα δὲ ψυχήν”.

nec absurde Crantor ille, qui nostra Academia vel in rimis fuit nobilis, ‘minime’ inquit ‘adsentior is qui istam nescio quam indolentiam magno opere laudant, quae nec potest ulla esse nec debet.

Ne aegrotus sim ; si’ inquit ‘fuero, sensus adsit, sive secetur quid sive avellatur a corpore. Nam istuc nihil dolere non sine magna mercede contingit inmanitatis in animo, stuporis in corpore.

Cette fois-ci, avec les guillemets proposés par Mette.

316

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Eradication ou modération des passions

On constate que seuls le début et la fin du fragment 3a correspondent quasiment mot pour mot à la citation de Crantor chez Cicéron et que seule la dernière partie est nommément attribuée à Crantor dans le premier texte317. Deux lectures sont dès lors envisageables. Soit l’auteur de la Consolation cite Crantor dans son intégralité et Cicéron propose une citation tronquée soit, il s’agit d’une extrapolation émanant de l’auteur de la Consolation ou d’une source intermédiaire. Dans ce dernier cas, la citation de Cicéron est complète318. Les défenseurs de la première option peuvent alléguer la répétition de « inquit » dans le passage cicéronien, qui pourrait indiquer que Cicéron tronque la citation de Crantor319. Néanmoins, si l’on prend en compte le fait que le fragment de Crantor représente la seule attestation de ce terme jusqu’aux environs du premier siècle av. n. è.320, que la citation verbatim formellement attribuée à Crantor ne contient pas le terme metriopatheia et que la mediocritas latine n’est sans-doute pas sa traduction, la deuxième hypothèse semble la plus vraisemblable. Par conséquent, il est raisonnable d’adopter la ponctuation de Mette et de considérer que le fragment de Crantor n’atteste pas un usage académique du terme. Le terme de metriopatheia désigne incontestablement la position d’Aristote dans des textes plus tardifs, comme par exemple, chez Diogène 317 Selon Wyttenbach (op. cit. p. 407), l’absence de mention du nom de Crantor en tête de chapitre serait le fait d’un copiste oublieux qui aurait rectifié son omission par la suite et, par conséquent, il faudrait attribuer l’ensemble du fragment à Crantor. 318 Possibilité d’ailleurs envisagée par Mullach, Fragmenta philosophorum Graecorum, vol. 3, p. 147. 319 Je remercie Marie-Odile Goulet-Cazé pour m’avoir signalé ce point important. 320 Les premières occurrences du terme metriopatheia dans ses diverses déclinaisons (en tant qu’adjectif ou verbe), apparaissent dans un ensemble de textes qui posent de nombreux problèmes de datation : chez Ps.-Archytas, De educ. 41.8-18 (voir p. 361); dans la Lettre d’Aristée 256 (la philosophie y est définie par l’un des sages comme le raisonnement approprié sur les événements, le contrôle des impulsions ainsi que l’accomplissement du devoir du moment en gardant la modération des passions [μετριοπαθῆ]) ; chez l’Anonyme de Londres (p. 83). Un passage des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse comporte la première attestation dont la datation peut être établie avec confiance, puisque l’on sait que l’ouvrage fut composé durant les années 30 à 8 av. n. è. Bien que le contexte est teinté d’aristotélisme, l’adjectif semble néanmoins être synonyme de « clémence » ou de « douceur » (Ant. Rom. VIII, 61.1 ; dans ce même sens, voir N.T., Heb. 5, 2 ; Flav. Joseph. A.J. XII, 128 ; Plut. De coh. ira 458C ; De frat. am. 489C ; App., Iberica 200). Le terme est ensuite attesté chez Philon d’Alexandrie mais, comme on le montrera, il ne désigne pas la modération péripatéticienne. Voir également le débat entre Hadot et Segonds sur la technicité et l’ancienneté du terme : Hadot, Le problème du néoplatonisme alexandrin, p. 150-158 ; id. Hadot, Apprendre à philosopher dans l’Antiquité, p. 77 ; id. Sénèque, direction spirituelle et pratique de la philosophie, p. 103 et p. 149, n. 10 ; contra : Segonds, Marinus, Proclus ou sur le bonheur, p. lxxviii.

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La controverse entre éradication et modération des passions

Laërce où il est opposé à l’apatheia : « [Aristote] dit que le sage n’est pas sans passion (ἀπαθῆ), mais bien modéré dans ses passions (μετριοπαθῆ) » (V, 31). Encore, dans le Sur la vie et poésie d’Homère de Ps.-Plutarque, l’apatheia jugée inatteignable est opposée à la metriopatheia péripatéticienne, laquelle est définie comme une suppression de l’excès des passions (τῷ τὴν ὑπερβολὴν τῶν παθῶν ἀναιρεῖν ; 135). Il faut donc distinguer entre le terme de metriopatheia et la doctrine à laquelle il est censé renvoyer. Il est vraisemblable que l’auteur de la Consolation à Apollonius, ou un des nombreux copistes du traité crantorien, identifiant une critique à l’encontre des défenseurs d’une certaine insensibilité face au deuil ait choisi d’utiliser un terme qui, à ses yeux et à son époque, reflétait au mieux la doctrine d’une mesure des émotions. En outre, notons que le terme indolentia, qui renvoie à l’apatheia du fragment crantorien, est certes peu utilisé par Cicéron mais qu’il se réfère de façon systématique à l’absence de douleur (vacuitas doloris) associée, dans les différentes versions de la divisio Carneada, à Hiéronyme le péripatéticien. Cicéron lit donc dans l’apatheia du fragment de Crantor le sens bien attesté d’insensibilité, à savoir d’absence de toute sensation, à laquelle s’oppose la metriopatheia. Ainsi, tout ce que l’on est en mesure d’affirmer sur la base de ce fragment est que, dans un contexte consolatoire, Crantor prônait le deuil modéré. Par contre, on ne peut inférer l’existence d’une doctrine de la modération dans l’Académie exprimée par le terme de metriopatheia. Contrairement à la metriopatheia, l’adjectif apathēs et le substantif apatheia sont bien attestés dans les sources classiques321. Le terme est notoirement présent dans les deux éthiques d’Aristote322 et, à première vue, Voir par exemple Platon, Leg. 647d ; Phil. 33d et 33e. Aristote s’oppose à l’identification des vertus avec « certains états d’absence d’affection et tranquillités » (ἀπαθείας τινὰς καὶ ἠρεμίας ; Eth. Nic. II, 3, 1104b24 ; affirmation qu’il réitère dans l’Ethique à Eudème, II, 4, 1222a2-3). Depuis que le commentateur byzantin d’Aristote s’étonnait de l’existence d’une apatheia pré-stoïcienne (Anonym. In Eth. Nic. II-V, 128, 5-6 [CAG 20]), il y eut de nombreux essais d’identification des partisans de l’apatheia. Certains ont avancé Speusippe ou les cyniques (Irwin, Aristotle, Nicomachean Ethics, p. 195), d’autres Démocrite (Gauthier et Jolif, Aristote, L’éthique à Nicomaque, vol. 2/1, p. 124) ; Huffman (Archytas of Tarentum, p. 602-603) y voit la trace du traité Des lois d’Archytas. Il me semble pourtant peu probable qu’Aristote associe le terme d’apatheia à une identité philosophique spécifique. Il utilise en effet le substantif et l’adjectif à de nombreuses reprises dans le sens littéral d’« être dépourvu de pathos » (qu’il s’agisse d’un pathos spécifique ou général – quand pathos renvoie à une affection voire à une modification), et comme l’opposé de πάσχειν (voir par exemple Eth. Eud. II, 2, 1220b14 ; III, 1, 1228b33-34 et 38 ; De gen. et corr. 323b4 et 33-34, voir aussi Rhet. II, 2, 1378a.5 et II, 6, 1383b15). C’est ce sens « d’être intact de » qui émane également de sa description de l’homme insensible (ἀναίσθητος), lequel, par déficience de désir est « ἀπαθὴς comme une pierre » (Eth. Eud. II, 3, 1221b22). 321 322

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Eradication ou modération des passions

les passages suivants d’Epictète et Diogène Laërce, pourraient favoriser l’adoption du consensus qui fait remonter le terme apatheia, dans le sens spécifique de l’absence de passions, à l’aurore de l’école stoïcienne : Si c’est la vertu qui offre la promesse de créer le bonheur, l’apatheia et la sérénité, alors assurément le progrès vers la vertu est le progrès vers chacun de ces [états]. (Diss. I, 4.3.) Ils disent que le sage est apathēs, car il n’est pas facilement retourné. (Diog. Laert. VII, 117)

Pourtant, si l’on se penche sur les fragments de Chrysippe, Zénon, Cléanthe et des autres Stoïciens de l’époque hellénistique, on constate, autant que l’état des sources le permet, que la récolte est plus que maigre. On trouve en effet une seule citation verbatim qui emploie l’apatheia dans le sens qui nous intéresse, au sein d’un fragment de Chrysippe rapporté par Epictète. Au sein de sa discussion qui s’attelle à distinguer le vrai du faux progrès (Diss. I, 4), Epictète s’en prend à ceux qui supposeraient que le progrès s’obtient et se mesure par la connaissance méticuleuse des ouvrages des maîtres. Le véritable progrès se développe et se jauge dans la direction du but visé, lequel, comme le maintient Epictète à plusieurs reprises dans ce texte, consiste en l’atteinte de « la sérénité et de l’apatheia323 ». L’apatheia et la sérénité, qu’Epictète présente comme les états que la vertu nous permet d’atteindre, à l’instar du bonheur, s’acquièrent par l’exercice assidu dans les trois disciplines (topoi) de la pratique philosophique : celle des désirs et aversions, celle des impulsions ainsi que celle des assentiments (I, 4.12). Aussi le message d’Epictète estil clair : ce n’est pas l’érudition livresque qui fait le philosophe mais bien son état psychique, à savoir l’état inentravé de sa προαίρεσις. A ce titre, il note : Que nous offre Chrysippe ? « Afin que tu saches », dit-il, « que ces choses à partir desquelles la sérénité et l’apatheia arrivent ne sont pas fausses. Prends mes livres et tu sauras que … ce qui me rend apathēs est en accord et en conformité avec la nature ». Oh, quelle heureuse fortune ! Oh quel grand bienfaiteur qui nous indique la voie. (Diss. I, 4.28)

« τὸ εὔρουν καὶ ἀπαθὲς » I, 4.1. En I, 4.3, il ajoute le bonheur : « εὐδαιμονίαν … ἀπάθειαν καὶ εὔροιαν » et en I, 4.5, il isole la seule sérénité. 323

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La controverse entre éradication et modération des passions

Certes, on ne peut affirmer avec assurance qu’Epictète modifie sciemment les termes de la citation de Chrysippe ou même que ce passage atteste un processus de contamination terminologique. Toutefois, on ne peut s’abstenir de noter que l’apatheia est un terme de prédilection d’Epictète qui revient souvent sous sa plume pour cerner le but visé par la philosophie. L’apatheia occupe donc une fonction majeure non seulement au sein de ce chapitre mais également dans de nombreux passages des Entretiens et du Manuel324. Par contre, au sein des fragments verbatim de Chrysippe, on ne trouve guère ce terme dans le sens de l’éradication des passions concomitante à l’atteinte de la sagesse et du bonheur325. Quoique l’on ne puisse a priori exclure l’usage du terme chez les premiers scholarques du Portique326, on peut fortement douter de son emploi dans une acception quasi technique ou emblématique de l’idée d’absence de passions corollaire de la sagesse, que développèrent Zénon et ses premiers disciples au sein de leur réflexion sur les passions. Notons que la première indication de l’emploi de ce terme par un philosophe stoïcien de l’époque hellénistique pourrait émaner d’Apollodore de Séleucide. En effet, la phrase de Diogène Laërce, « Ils disent que le sage est apathēs » (VII, 117), que l’on a déjà mentionné supra, pourrait provenir, selon la reconstruction proposée par Goulet-Cazé, de l’ouvrage perdu d’Apollodore de Séleucide, Introduction aux dogmes. Si tel est le cas, nous Le substantif apatheia ou l’adjectif apathēs renvoient à l’état visé par la pratique philosophique et sont souvent associés avec l’état d’absence de troubles (exprimé en général par le terme ἀταραξία ; voir, par exemple, Diss. II, 8.23 ; II, 17.31 ; III, 24.25 ; III, 26.13 ; IV, 3.8 ; IV, 9.3 ; IV, 36.2 ; IV, 6.34 ; IV, 8.27 ; IV, 10. 13, 22 et 26 ; ainsi que Ench. 16 et 29). On les trouve également souvent associés au thème de la liberté absolue que procurent la sagesse et la vertu, comme en III, 5.7, où l’adjectif ἀπαθής, en conjonction avec ἀκώλυτος (inentravé), ἀνανάγκαστος (non-contraint) et ἐλεύθερος (libre), décrit l’état souhaitable de la προαίρεσις ; voir aussi III, 13.11 ; III, 15.12 ; IV, 6.15. En III, 11.5 par contre, comme on le verra par la suite, on trouve l’acception négative de l’adjectif, dans le sens d’une insensibilité répréhensible. 325 Un fragment extrait du quatrième livre du Peri pathôn de Chrysippe, préservé par Galien, pourrait laisser songer à une exception. Selon Galien, Chrysippe décrivait le caractère irrationnel (ἄλογος) de la passion en comparant l’homme passionné à un coureur n’ayant pas le contrôle de ses mouvements et l’opposait ensuite à l’homme guidé par la raison, lequel est « dépourvu de tels sortes de mouvements (ἀπαθεῖς εἰσι τῆς τοιαύτης κινήσεως) » (PHP IV, 4.24-24). Toutefois, on constate que l’adjectif ne renvoie pas à un état général déterminé par l’absence de passions mais est employé dans son sens commun d’être « inaltéré par ». 326 Goulet-Cazé a soutenu l’hypothèse que ce texte pourrait provenir de la partie éthique de l’Introduction aux dogmes d’Apollodore de Séleucide, dont elle reconstruit certaines parties dans l’Appendice (p. 137-181) de son ouvrage Les « Kynica » du stoïcisme (voir surtout p.  165). Je tiens à remercier Marie-Odile Goulet-Cazé pour avoir porté ce texte et son analyse à mon attention. 324

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aurions une attestation du terme apatheia dans le sens d’éradication des passions à partir du deuxième siècle avant notre ère. Contrairement à la paucité des références à l’époque hellénistique, à une époque plus tardive, chez des auteurs tels Epictète, Plutarque ou Aulu-Gelle émerge une apatheia qui renvoie indubitablement à l’éradication des passions stoïcienne327. Par ailleurs, l’analyse des Tusculanes indique que pour Cicéron, ce n’est pas par le terme apatheia que l’on désigne l’absence des passions du Portique. Cicéron, qui pourtant se targue de ne pas « mettre du grec dans son latin » (Tusc. I, 15), n’hésite pas à orner son discours de vocables grecs et à argumenter ses choix de traductions, comme l’illustre par exemple la discussion sur la traduction du terme pathos qui ouvre le troisième livre (Tusc. III, 7328). Pourtant sous sa plume, l’absence de passions du sage stoïcien n’est jamais désignée par le terme grec d’apatheia. Or, Cicéron connaît ce terme qu’il utilise à une reprise pour désigner la doctrine de Pyrrhon d’Elée. Le Lucullus oppose en effet l’apatheia de Pyrrhon à la doctrine stoïcienne : Ariston, après avoir été le disciple de Zénon, approuva dans les faits ce que Zénon ne [soutenait] que verbalement, à savoir qu’il n’est d’autre bien que la vertu et d’autre mal que ce qui est contraire à la vertu. Il jugea que les choses intermédiaires, auxquelles Zénon voulait accorder de la valeur, n’en avaient aucune. Pour lui, le souverain bien consiste à n’être mû par celles-ci ni dans un sens ni dans l’autre et c’est ce qu’il appelle ‘ἀδιαφορία’. Quant à Pyrrhon, il pense que le sage ne les sent même pas (ne sentire) et c’est ce qu’il nomme ‘ἀπάθεια’. (Luc. 130)

L’apatheia de Pyrrhon est décrite en termes d’insensibilité, d’absence de sensation, envers les indifférents auxquels Zénon accordait une certaine valeur et qu’Ariston rejetait complètement329. Il n’est pas possible toutefois d’établir avec certitude que le terme fut utilisé par Pyrrhon. En effet, étant donné qu’aucun des textes originaux de Pyrrhon n’est parvenu jusqu’à nous et que de nombreuses anecdotes concernant son indifférence et son insensibilité face à la douleur, souvent cataloguées au demeurant comme un flagrant manque d’humanité, circulaient abon327 Voir, par exemple, Epict. Diss. I, 4.3 ou II, 8.23 ; Plut. De virt. mor. 443C ou 9, 449B et Aulu-Gelle, N.A. XIX, 12. 328 Voir aussi Fin. III, 35. 329 Sur la dissidence d’Ariston de Chios, qui refusait aux indifférents la possibilité d’être ‘préférables’ ou ‘rejetables’ voir, par exemple, Cic. Fin. III, 50 et Diog. Laert. VII, 160.

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damment, on peut supposer une provenance doxographique dans la mention de l’apatheia de Pyrrhon330. Quoiqu’il en soit, chez Cicéron, l’apatheia de Pyrrhon s’assimile distinctement à une insensibilité totale et est déterminée par l’absence même de sensation des choses indifférentes. Par conséquent, elle se démarque radicalement de l’éradication des passions des philosophes stoïciens. Comme Cicéron, Sénèque connaît le terme grec d’apatheia. Pourtant, à nouveau, ce n’est pas au Portique qu’il renvoie mais bien au souverain bien de Stilpon de Mégare331. Dans sa neuvième lettre à Lucilius, Sénèque rapporte d’ailleurs les difficultés que soulève la traduction du terme. Traduire apatheia par l’ambigu ‘impatientia’ risque de laisser entendre qu’elle qualifie une personne inapte à supporter le mal alors que l’apatheia renvoie à une personne « qui rejette la sensation de tout mal » (omnis mali sensum ; Ep.  9.2). Afin d’éviter toute ambiguïté, Sénèque propose une traduction alternative : Vois donc s’il n’est pas préférable de parler d’une âme invulnérable ou d’une âme placée en dehors de toute souffrance. (Ep. 9.2).

Quelle que soit la traduction du terme apatheia, il apparaît clairement que pour Sénèque, ce terme est explicitement associé à la doc-

330 Voir Bett, Pyrrho, his Antecedants and his Legacy, p. 63-70 et 102-105. Diogène Laërce rapporte les propos d’Antigone de Caryste à propos de l’immuabilité de Pyrrhon ainsi que les critiques et louanges de son indifférence et absence d’affection naturelle (τὸ ἀδιάφορον καὶ ἄστοργον ; IX, 63). Qui plus est, Diogène Laërce rapporte de nombreuses anecdotes illustrant l’ἀδιαφορία à toute épreuve de Pyrrhon (ibid. 66, 67). En outre, il est intéressant de noter que la fameuse anecdote dépeignant Pyrrhon serein au beau milieu d’une tempête, enseignant aux hommes d’équipage craintifs à imiter le cochon se sustentant tranquillement sur le pont du navire, atteste son ἀταραξία chez Diogène Laërce (qui cite Posidonius), alors que chez Plutarque qui relate la même anecdote, il s’agit d’apatheia (Prof. virt. 82E-F). De même, l’anecdote relative à sa colère mentionne ἀδιαφορία dans la version de Diogène (IX, 66) alors que dans celle d’Aristoclès, il s’agit d’apatheia (= Antigone de Caryste apud Eusebius, PE, XIV, 18, 26). La critique de l’apatheia de Pyrrhon, assimilée à l’insensibilité, apparaît notamment chez Pline Nat. Hist. VII, 79-80 : « On rapporte que  […] Socrate qui fut célèbre pour sa sagesse, montrait toujours le même visage, sans [marque] de joie ni d’agitation. Parfois, cette disposition de l’âme se transforme en une sorte de rigueur, en une sauvagerie dure et inflexible du caractère et ôte les passions humaines. Les Grecs appellent de telles personnes ἀπαθεῖς et ont connu de nombreux exemples de ce genre, en particulier et étonnement chez leurs philosophes : Diogène le Cynique, Pyrrhon, Héraclite, Timon – ce dernier en arriva même jusqu’à la haine de l’ensemble du genre humain ». 331 Voir Cic. Luc. 130.

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trine de Stilpon de Mégare et « à ceux qui considèrent le souverain bien comme une âme impassible » (animus inpatiens ; Ep. 9.1)332. Sénèque a à cœur de souligner la différence entre l’apatheia et la position stoïcienne. Il admet que l’idée de l’autosuffisance du sage (Ep. 9.4), dont le bonheur n’est soumis ni aux aléas de la fortune ni aux circonstances extérieures, est partagée par Stilpon et par les Stoïciens mais il opère une nette distinction entre l’éradication des passions stoïcienne et l’apatheia de Stilpon : voici ce qui diverge entre nous et eux : notre sage vainc tout trouble (incommodum) mais il le sent (sed sentit) alors que le leur, ne le sent même pas. (Ep. 9.3)

En soulignant le fait que l’éradication stoïcienne ne doit pas se confondre avec l’absence de sensation à laquelle renvoie le terme apatheia, Sénèque semble répondre à l’accusation d’insensibilité à l’endroit du sage stoïcien. L’assimilation entre l’absence de passions du Portique et l’insensibilité radicale est, comme on l’a vu, monnaie courante dans la rhétorique anti-stoïcienne – ce qui a sans doute favorisé l’adoption de ce terme pour désigner l’éradication stoïcienne à une époque plus tardive333. Sénèque était effectivement bien au fait de ces amalgames, comme le montre le dialogue fictif de Ep. 85 qui le met en scène face à un interlocuteur péripatéticien : Quoi donc ? Si l’épée menace la nuque de l’homme courageux, si on le transperce, une partie après l’autre, s’il voit ses entrailles sur ses genoux, si par intervalle, on recommence, afin qu’il ressente (sentiat) d’avantage les tortures  […] ne craindra-t-il pas ? Tu diras qu’il ne souffre pas ? Il souffre, bien entendu, aucune vertu ne prive de la sensation (sensum),

332 Comme dans le cas de Pyrrhon, il est difficile de trancher l’historicité de ce terme chez Stilpon. Il est possible que l’apatheia lui ait été attribuée plus tardivement ou que Stilpon l’ait utilisée dans un contexte consolatoire. Comme on le verra par la suite (p. 167), certains spécialistes ont vu dans l’apatheia du fragment VII de Télès, un écho de l’apatheia stilponienne. Le fragment Sur l’exil (fr. III, 21-22), et le fragment Περὶ ἀπαθείας (fr. VII, 59) de Télès – qui appartiennent tous deux au genre de la consolation – mentionnent en effet le philosophe de Mégare. On pourrait envisager l’existence d’un traité sur l’exil composé par Stilpon, auquel Télès aurait puisé dans ses consolations et qu’Epicure, que Sénèque mentionne ici comme sa source, aurait pu connaître de manière directe ou indirecte. Ceci n’est, bien entendu, que pure spéculation. Voir aussi Ep. 9.18 ; Constant. V, 6-7 et Diog. Laert. II, 113. 333 Voir p. 173-182.

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mais il ne craint pas : il contemple de haut ses douleurs, invaincu (invictus). (Ep. 85.29334)

On constate donc que, mis à part la possible exception constituée par Diog. Laert. VII, 117335, le terme apatheia dans le sens général d’absence de passions corollaire de la sagesse et du bonheur n’est ni attesté dans les fragments verbatim des Stoïciens de l’époque hellénistique ni au sein des références que l’on trouve chez Sénèque ou Cicéron336. Dans les Tusculanes, l’absence de passions s’exprime plutôt à travers les expressions de type « être exempt » ou « être libre » de passion (vacare ou liber esse), « arracher » (detrahere), « repousser » (repellere), « écarter » (movere), « supprimer » (tollere), « extirper » (extrahere), ou encore « purifier » (abluere337). Les métaphores agricoles sont aussi de mise, il s’agit alors d’« arracher toutes les membranes des racines » et l’on trouve également l’image d’une mer paisible338. Les substantifs qui décrivent l’état d’absence de passions évoluent autour des termes de tranquillité (tranquillitas), de constance (constantia) ou de calme (quietas339). Alors que l’absence de passions du sage stoïcien est décrite à force de métaphores de déracinement et d’extirpation par la racine, le champ lexical qui évoque l’aspiration de l’éthique péripatéticienne adopte les métaphores de taille (circumcidere) ou d’élagage (amputare340). Dans sa défense de l’absence de passion, Sénèque mobilise également une large gamme de termes et d’expressions. Il traite de « l’absence de passions » (vacatio), utilise des constructions avec sine (par exemple, sine tristia) ou encore évoque une « raison séparée des passions » (diducta ab affectibus341). L’appel à l’extirpation des passions est exprimé à l’aide de verbes d’arrachement (tollere affectus) ou d’extraction (demere, exi Voir également Constant. 9.1 et Ep. 71.27. Voir p. 117. 336 Pour la question d’une apatheia cynique, voir p. 165-166. 337 Pour vacare ou liber esse voir Tusc. III, 18 ; IV, 38, 58 ; V, 17, 41. Pour detrahere : IV, 60 ; repellere : III, 71 ; movere : IV, 62 ; tollere : III, 74 et IV, 62 ; extrahere : IV, 57 et abluere : IV, 60. 338 Pour les métaphores agricoles : Tusc. III, 13 ; IV, 32, 46, 57. Pour la métaphore marine : Tusc. V, 16. 339 Pour tranquillitas : V, 8 ou III, 25 ; constantia : III, 18. La tranquillité et la constance, sont les signes de la santé de l’âme (III, 9). Voir aussi Tusc. III, 25 ; IV, 31 ; IV, 37, 60 et 80. 340 Tusc. IV, 57. 341 Pour vacatio : Tusc. IV, 57 ; sine : Ep. 85.3 ; et pour la « raison séparée des passions » voir Ira I, 7.2. 334 335

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mere342). La passion doit être bannie (admittenda est) ou encore extirpée (excidi343). De manière bien plus marquée que chez Cicéron, Sénèque use également du registre militaire : les passions sont à chasser (excludere344) ; « l’ennemi doit être écarté hors des frontières345 » ou encore faut-il « s’opposer aux premiers germes de la colère346 ». Le sage est invincible (invictus), intrépide (intrepidus), calme (impertubatus), ferme (constans), ou encore non-troublé (inconfusus). Sénèque a également recours à la métaphore du cruel esclavage auxquels les passions soumettent l’individu347. La position en faveur de la modération des passions est quant à elle principalement véhiculée au moyen du verbe temperare348. En outre, on trouve également sous sa plume la mediocritas que déjà Cicéron utilisait dans ses Tusculanes et qui, pour rappel, ne traduit pas la metriopatheia349. Pour conclure cette enquête lexicale, on constate que quand bien même une multitude de termes et d’expressions cerne l’aspiration stoïcienne à supprimer les passions, pour l’Arpinate tout comme pour Sénèque, la position stoïcienne ne s’exprime pas par le terme apatheia ou par un équivalent latin. En outre, comme aucun fragment des Stoïciens de l’époque hellénistique ne corrobore l’hypothèse d’une absence de passions stoïcienne désignée par ce terme, il semble plus prudent d’éviter de parler d’apatheia stoïcienne et ce, même du temps de Cicéron. On le verra par la suite, et plus particulièrement au chapitre suivant sur la consolation, ce sont au sein de textes plus tardifs, qui témoignent non seulement de l’intensification de la controverse mais également de sa popularisation, que le terme grec d’apatheia devint l’emblème de l’absence de passions des adeptes du Portique. Comme on le remarquera, il est tout à fait envisageable que ce terme ait été utilisé de manière péjorative par les contempteurs de la doctrine stoïcienne afin de stigmatiser ce qu’ils interprétaient comme l’indifférence de marbre de leurs opposants. Du temps de Cicéron l’apatheia certes désigne une forme d’indifférence mais elle n’est pas encore l'emblème du Portique. 344 345 346 347 348 349 342 343

Pour le premier voir Ep. 85.3 ; Ira I, 7.1 et II, 12.1 et pour le second : Ep. 88.3. Ira II, 14.1 et Ira II, 13.1. Ira I, 7.1. Ira I, 8.2. Ira I, 8.1-2. Ep. 37.4 ; Ep. 116.1 ; Ep. 85.28. Ep. 85.3 et Ep. 116.1. Ep. 85.9 ; Ep. 85.24 ; Cic. Tusc. IV, 46 et Luc. 135.

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IV. La controverse à propos des passions et la tradition de la consolation L’étude des Tusculanes invite à aborder un aspect de la polémique au sujet des passions qui se situe au carrefour de l’analyse littéraire et philosophique. Le troisième livre des Tusculanes ne se consacre pas seulement à la question théorique de la gestion de la tristesse mais il abonde également en références à la consolation. Après avoir posé la question de la présence de la passion de la tristesse chez le sage, la discussion philosophique prend, peu à peu, la forme d’une discussion sur la consolation. Cicéron traite de l’efficacité de certains arguments consolatoires (III, 55-61, 70-73, 79), de l’office du consolateur et passe en revue les méthodes proposées par les Stoïciens, les Epicuriens, les Péripatéticiens et les Cyrénaïques afin de soulager ou de supprimer la tristesse (III, 75-76). La question de la présence de la tristesse dans l’âme du sage annexe donc une réflexion sur les stratégies consolatoires. Etant donné que la consolation constitue un genre littéraire spécifique et bien répandu à l’époque de Cicéron, l’examen du lien entre ce genre littéraire et la controverse à propos des passions s’impose. Contrairement à l’idée que l’association entre la réflexion théorique sur les passions et le genre consolatoire est due à Cicéron, cette analyse montrera qu’elle s’inscrit dans une ample tradition dont la prise en compte est tout-à-fait pertinente pour comprendre le contexte d’émergence de la controverse à propos des passions. L’examen du lien, aussi bien structurel qu’historique, entre la consolation et la dispute modération-éradication des passions permet non seulement de cerner au plus près la nature des Tusculanes de Cicéron, notre premier témoignage important de la controverse, mais surtout d’apprécier la « texture consolatoire » de certains arguments philosophiques sur les passions.  En outre, la prise en considération de la réciprocité existante entre la théorie des passions et la consolation permet d’expliquer pourquoi certains auteurs semblent parfois prôner des attitudes contradictoires en matière de passions. Finalement, cet examen permet également de réfléchir au processus par lequel le lexique apatheia-metriopatheia s’est cristallisé, pour aboutir à qualifier, à une époque plus tardive, l’éradication des passions stoïcienne et la modération péripatéticienne. Le traitement de l’ensemble de ces aspects de la question nécessite de prendre en compte un large éventail de textes, allant de Platon à Plutarque, en passant par Télès et Crantor.

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Le genre de la consolation L’Antiquité a légué une abondante quantité de lettres de consolation telles les consolations de Sénèque à Marcia, à Helvia (sa mère) ou à Polybe350, certaines lettres de Cicéron351, la Consolation à Apollonius de Ps[ ?]-Plutarque352 ou encore la Consolation à sa femme de Plutarque de Chéronée353. Dans la plupart des cas, les auteurs s’adressent directement à un parent ou ami, l’exhortant à afficher une attitude digne dans la peine. Les consolations traitent en général de la disparition d’un proche mais il n’est pas rare qu’elles touchent également à l’exil, la maladie ou à tout autre revers de fortune354. Cicéron rappelle d’ailleurs que les Grecs écrivaient des traités séparés sur chaque malheur allant de la pauvreté à l’exil, en passant par la perte de la patrie, l’esclavage ou la maladie (Tusc. III, 81). Ces traités ou lettres de consolation se caractérisent par un ensemble d’arguments-types, par des citations topiques et par le recours à des exempla355. Parmi les célèbres arguments de consolation (les solacia), citons à titre d’exemple, la survie de l’âme après la mort, l’affirmation que la mort n’est pas un mal, le thème de la vie comme un prêt, la guérison de la douleur par le temps, ou l’exercice de la préméditation des maux futurs. Parmi les exempla qui figurent régulièrement dans les traités de consolation et qui ont pour objectif d’inciter l’endeuillé à adopter une attitude digne dans sa douleur, on peut noter l’évocation de personnages tels Xénophon, Anaxagore, Socrate ou encore Périclès qui supportèrent, placides, leur propre mort ou celle d’un proche. Notons dès à présent 350 Aux trois consolations mentionnées supra s’ajoutent chez Sénèque Ep.  63 et Ep. 99. Il faut ajouter à cette liste Ep. 91, qui n’est généralement pas cité parmi les œuvres consolatoires mais qui constitue indiscutablement une lettre de consolation à son ami Libéralis suite à l’incendie de Lyon. 351 Comme, par exemple, ad fam. IV, 5-6 ; V, 16, 17 et 18 ; IV, 13. 352 Sur l’authenticité du traité je renvoie à la discussion de Hani (Plutarque, Consolation à Apollonios, p. 27-43), lequel conclut à son authenticité. 353 Le catalogue de Lamprias mentionne en outre deux consolations qui ne sont pas parvenues jusqu’à nous (No. 111 et No. 157). 354 Ainsi Musonius Rufus (Diatr. IX) et Plutarque (De exil.) ont écrit des consolations sur l’exil. Voir aussi Tusc. V, 106-109 et Sen. Ep. 91 (sur l’incendie de Lyon), indiqué ci-dessus. Il faut également ajouter à cette liste l’ouvrage Ne pas se chagriner (περὶ ἀλυπίας) de Galien, relatif à la perte de ses livres consécutive à l’incendie du Temple de la Paix en 192. Certes si ce traité n’est pas considéré par son auteur comme une consolation à part entière, il possède néanmoins de nombreuses affinités avec l’écriture consolatoire. 355 Hollaway, Consolation in Philippians, p. 56-83 ; Hani, Plutarque, Consolation à Apollonios, p. 11-26 ; Scroufield, Consoling Heliodorus, p. 15-33.

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que le genre de la consolation ne se limite pas à la seule forme épistolaire. Si la lettre de consolation en forme le noyau-dur, il n’est pas rare que les motifs de consolation soient importés au sein d’autres genres littéraires, tels que la poésie, la satire ou encore l’histoire356. Dans ces cas, le rôle joué par les arguments consolatoires s’avère déterminant puisque, lorsqu’ils sont incorporés au sein d’un genre différent, leur présence introduit les attentes littéraires spécifiques de l’écriture consolatoire. Malgré l’extrême popularité du genre, qui constituait sans doute un exercice rhétorique classique357, il est difficile de déterminer avec précision ses origines. Certains savants considèrent les traités intitulés Sur les morts358, dont on trouve la trace déjà chez les présocratiques, comme de possibles précurseurs de la consolation, d’autres désignent la première sophistique359, et d’autres encore indiquent un lien étroit entre la consolation et le mouvement cynique360. Les écoles de philosophie de l’époque hellénistiques sont également souvent présentées comme le terreau sur lequel la consolation a pris forme361. Sans aucun doute, les motifs consolatoires se manifestent depuis l’aube de la littérature grecque. Achille console Priam dont il a tué le fils au vingt-quatrième livre de l’Iliade (505-551) et les tragédies grecques regorgent de nombreuses situations de consolation362. Il faut également prendre en compte le lien étroit entre la consolation et l’oraison funèbre, couramment pratiquée à Athènes depuis la période classique. Il n’est pas improbable que la consolation, qui constituait une patrie intégrale de l’epitaphios logos, s’en soit dégagée en 356 Voir par exemple, la Consolatio ad Liviam de Ps-Ovide ; Stat. Silv. II, 1 (surtout l. 30-34) ; II, 6 ; III, 3 ; V, 1 et 5 ; Thuc. II, 44 ; Catull. 96 ; Hor. Carm. I.24 ; Ov. Pont. 4.11 ; Luc. Luct. et Juv. Sat. 13. 357 Voir Stowers, Letter Writing, p. 142-144. Pour une réévaluation du genre voir Scourfield, « Towards a Genre of Consolation ». 358 Comme, par exemple, le Περὶ τῶν ἐν Ἅιδου de Démocrite (Diog. Laert. IX, 46), de Protagoras (ibid. IX, 55), du Cynique Antisthène (ibid. VI, 17) ou encore d’Héraclide (ibid. V, 87). Hormis le titre, on ne sait rien de la nature ou du contenu de ces traités. Voir Holloway, Consolation in Philippians, p. 56-57. 359 Dans sa Vie des dix orateurs (Vita X Orat. 833C), Pseudo-Plutarque décrit la τέχνην ἀλυπίας d’Antiphon le Sophiste, lequel « guérissait par les mots » les affligés. Selon Hani (Plutarque, Consolation à Apollonios, p. 13), la littérature de consolation a vu le jour « à l’époque de la sophistique, dans un milieu intellectuel où rhétorique et philosophie se distinguaient encore mal » ; voir aussi Kassel, Untersuchungen zur griechischen und romischen Konsolationsliteratur, p. 3-12. 360 Manning, On Seneca’s ‘Ad Marciam’, p. 12 et Kassel, Untersuchungen, p. 13-17. 361 Manning, ibid. 362 Voir, par exemple, Stob. Anth. IV, 54 et 56.

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un genre distinct363. Ce n’est pourtant que vers la fin du troisième siècle av.  n.  è., qu’apparaît le premier témoignage d’une consolation en tant que composition littéraire distincte : le Sur le deuil (Περὶ πένθους) de Crantor de Solis. Ce traité que l’on a déjà évoqué consiste en une lettre de consolation adressée par Crantor à son ami Hippoclès à l’occasion de la mort de son fils (Cons. Apoll. 104B). Alors qu’il est aujourd’hui perdu, le succès dont il jouit dans l’Antiquité est bien attesté364. Cicéron rappelle par exemple que Panaétius encouragea Tubéron à apprendre ce « petit livre d’or » par cœur365. On sait qu’il exerça une influence notoire sur l’auteur de la Consolation à Apollonius et sur Cicéron, non seulement dans la rédaction des Tusculanes mais aussi vraisemblablement dans la consolation qu’il s’adressa à lui-même366. Bien entendu, l’histoire de la consolation ne s’arrête pas à l’Antiquité classique ou à l’Empire romain. Affectionnée par les pères de l’Eglise, la consolation devint sous la plume de Basile, Jérôme ou Gérgoire de Nysse, un véhicule littéraire important pour affirmer la foi chrétienne367. La texture consolatoire des Tusculanes Le troisième livre des Tusculanes n’est certes pas strico sensu une consolation. Il ne s’agit pas d’une lettre dont l’objectif est de consoler le destinataire de la perte d’un être cher. Néanmoins les topoi consolatoires et les exempla y abondent. Ainsi Cicéron y évoque-t-il les deuils exemplaires de Caton, Q. Maximus et L. Paullus (III, 70) ou encore rappelle l’épisode mythique de Cléobis et Biton368. Les exemples ont pour fonction de montrer que les accidents du sort font partie de la condition humaine et qu’il est possible de les supporter dignement. En Tusc. III, 56-57, Cicéron soutient d’ailleurs que si l’on ne souhaite pas s’attarder 363 Ainsi, on trouve une consolation dans l’oraison funèbre de Péricles chez Thucydide II, 44 ; voir également Ps.-Démosthène 60.32-37 et Lysias 2.77-81. Sur l’epitaphios logos, voir par exemple Carrey, « Epideictic Oratory », 240-246. 364 Diog. Laert. IV, 27. 365 Cic. Luc. 135. 366 Plin. Nat. Hist. Prol. 25 et Tusc. I, 115 ; Graver, Cicero on the Emotions, p. 187194. Voir Hier. Ep. 60 (Consolation à Héliodore) 5.2. 367 Sur la consolation chrétienne, voir Favez, La consolation latine chrétienne ; ­Gregg, Consolation Philosophy : Greek and Christian Paideia in Basil and the Two Gregories ; Scourfield, Consoling Heliodorus. 368 Episode fort apprécié des auteurs de consolation, que Cicéron mentionne également en Tusc. I, 113. Voir aussi Cons. Apoll. 108F ; Stob. Anth. IV, 52, 43. L’épisode d’Agamède et Trophonios apparaît dans Tusc. I, 114, introduite par simile quiddam est in consolatione Crantoris ainsi que dans Cons. Apoll. 109A.

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sur les argumentations subtiles, il suffit d’évoquer Diogène, Socrate, ou encore citer Caecilius. Il aborde en outre les techniques consolatoires élaborées par les différentes écoles. Ainsi note-t-il : Tels sont donc les devoirs du consolateur : supprimer totalement le chagrin ou bien le calmer le plus possible, ou le contenir et ne pas permettre qu’il dure d’avantage, ou encore le détourner vers d’autres objets. Certains, à l’instar de Cléanthe, pensent que le devoir du consolateur [est de montrer] que ce n’est en aucune manière un mal, d’autres, que ce n’est pas un grand mal, comme les Péripatéticiens. Il y en a qui détournent [l’attention] des maux vers les biens, comme Epicure. D’autres encore pensent qu’il suffit de montrer que rien d’imprévu n’est arrivé, . Chrysippe estime pour sa part que l’essentiel dans une consolation est d’extraire cette opinion de l’affligé selon laquelle il effectue là son devoir juste et obligatoire. D’autres encore assemblent toutes ces méthodes de consolation. (Tusc. III, 75-76)

Cicéron ne se contente pas d’énumérer les diverses stratégies : il prend également position. Il juge la méthode de Cléanthe irréaliste et inadéquate. Irréaliste, car convaincre un endeuillé que sa perte n’est pas un mal équivaudrait à le faire passer du statut de non-sage à celui de sage. Or, cela est évident, le sage n’a besoin d’aucune consolation. Inadéquate, car elle ne prend pas en compte les cas où l’on s’afflige d’un mal véritable, comme par exemple, de son propre manque de vertu (Tusc. III, 77). C’est d’ailleurs ce même cas que Cicéron mentionne afin de récuser la position du péripatéticien Lycon, lequel estime que la tâche du consolateur consiste à montrer à l’endeuillé que les maux dont il est atteint sont extérieurs et donc mineurs. Telle démarche ne peut consoler un Alcibiade s’affligeant de son propre manque de vertu, à savoir des « maux et fautes de l’âme ». Quant à la méthode épicurienne du « détournement vers des biens », Cicéron aurait été prêt à l’adopter, à son dire, si Epicure ne s’était à ce point fourvoyé quant à la nature du bien (Tusc. III, 32-51). La préméditation des maux futurs cyrénaique trouve également grâce à ses yeux, même s’il l’estime insuffisante pour prémunir des maux (Tusc. III, 57). En effet, moins l’agent sera préparé et plus il aura tendance à penser qu’un grand malheur lui échoit, à savoir, plus il aura tendance à adopter l’opinion erronée qu’il s’agit là d’un grand mal

Je considère « nihil mali » comme une glose de « nihil inopinati » et accepte l’ajout de Pohlenz. 369

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présent370. La méthode de Chrysippe, qui s’attaque principalement au deuxième jugement, à savoir qu’il est approprié de réagir de la sorte, est certes théoriquement la mieux fondée mais elle demeure difficile à appliquer dans les circonstances du deuil. Cicéron recommande au consolateur d’agir comme dans un tribunal : il faut savoir adapter son discours aux circonstances particulières (III, 79371). Ceci ne l’empêche cependant pas de prodiguer quelques conseils généraux de composition : Le premier remède dans les consolations sera de montrer que ce n’est pas un mal, ou certainement un faible mal. Ensuite, il faut traiter de la condition commune de la vie et, si cela convient, on traitera particulièrement de la condition propre à l’endeuillé. Troisièmement, il faut montrer que c’est une grande sottise que d’être consumé en vain par le deuil quand on comprend bien que cela n’est d’aucune utilité. (Tusc. III, 77)

L’orientation consolatoire du troisième livre a été soulignée par de nombreux commentateurs372. Le lien naturel qui lie la question théorique de la tristesse aux moyens concrets de gérer le chagrin du deuil est évident. Qui plus est, il est bon de rappeler que, lors de la rédaction des Tusculanes, la tristesse était loin d’être une question abstraite pour Cicéron. En effet, la profonde affliction causée par le décès de sa fille bien-aimée, Tullia, un an auparavant, laissait encore sur son esprit une marque vive. La correspondance de Cicéron atteste ce deuil particulièrement aigu qui le poussa à rédiger une consolation qu’il s’adressa à lui-même373. Cicéron se réfère à ce texte à plusieurs reprises dans ses Tusculanes et témoigne : « mon cœur était dans l’accès de la douleur et je tentais tous les Tusc. III, 52. Graver, Cicero on the Emotions, p. 106-107. En cela, il suit peut-être la méthode inclusive que Chrysippe promouvait dans son Therapeutikon, lequel, selon le témoignage d’Origène (Cels. I, 64 et VIII, 51), combattait les passions en adaptant son discours à la conception du souverain bien de chaque école. 372 White (« Cicero and the Therapists », p. 226) va jusqu’à qualifier l’ensemble des cinq discussions des Tusculanes de consolation. Graver (Cicero on the Emotions, p. 121) souligne elle aussi cet aspect des Tusculanes qui tient, selon elle, de l’usage courant de cette pratique par les érudits et par laquelle on illustrait l’utilité pratique de la philosophie ; voir aussi Hani, Plutarque, Consolation à Apollonios, p. 13. 373 Dans sa lettre à Atticus datée du mois de mars 45, il écrit : « en outre, j’ai fait ce que personne avant moi ne fit : je me suis consolé moi-même par écrit » (ad Att. XII, 14). Alors que ce texte n’est pas parvenu jusqu’à nous, la lettre de condoléance écrite par Sulpicius Rufus à Cicéron à cette occasion a été préservée dans ad fam. IV, 3, ainsi que la réponse de Cicéron, ib. IV, 4. Voir Baltussen, « Cicero’s Consolatio ad se : Character, Purpose and Impact of a Curious Treatise ». 370 371

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moyens de me guérir374 ». Le premier livre des Tusculanes, consacré à la question de la mort, ainsi que le troisième, consacré à la tristesse, portent immanquablement l’empreinte de ce deuil récent375. Cela étant, la question que je souhaite soulever dans ce chapitre ne se situe pas sur le plan de la cohérence interne de la démarche de Cicéron. Elle touche plutôt au rapport historique entre la réflexion théorique sur les passions et le genre littéraire de la consolation. Si l’aspect consolatoire des Tusculanes a, comme on l’a vu, été noté dans la recherche, on ne s’est toutefois pas encore interrogé sur le lien précis, aussi bien structurel qu’historique, qui unit ces deux discours. En d’autres termes, à travers le cas des Tusculanes, c’est la question de la pertinence de la consolation pour l’histoire de la controverse à propos des passions que ce chapitre soulève. Afin de comprendre le rapport précis entre la réflexion théorique sur les passions et le genre de la consolation, il faut tout d’abord vérifier si l’imbrication des deux discours dans les Tusculanes représente un cas isolé, inaugurant une nouvelle tradition ou si, au contraire, elle atteste une pratique somme toute répandue. Il faudra ensuite vérifier si, et dans quelle mesure, la polémique à propos des passions est tributaire du genre consolatoire, ou a trouvé, par son biais, une expression légitime. L’exercice consolatoire, une pratique philosophique courante Bien entendu, l’entrecroisement entre discours consolatoire et réflexion théorique sur la gestion des passions s’identifie plus aisément au sein de textes complets et est donc naturellement plus difficile à repérer au sein des fragments des philosophes hellénistiques. Toutefois, plusieurs éléments suggèrent l’existence d’un lien entre théorie des passions et pratique consolatoire. Tout d’abord, selon les sources plus tardives, nombreux furent les philosophes hellénistiques à pratiquer une écriture consolatoire. Ensuite, les Tusculanes le montrent bien, il existe des témoignages importants sur les différentes stratégies proposées par les philosophes hellénistiques pour soulager le deuil. Néanmoins, on le constatera, il n’est pas toujours évident de déterminer si ces témoignages témoignent de « simples » vignettes consolatoires ou s’ils sont issus de lettres ou traités consolatoire plus formels. La thèse à laquelle s’attache ce chapitre est que ce manque de nette distinction laisse justement en374 Tusc. I, 66, 76 ; III, 70, 76 et IV, 63.  Le lien entre les Tusculanes et sa propre consolation est attesté par Lactance (Ira, 10.45). 375 Erskine (« Cicero and the Expression of Grief ») insiste tout particulièrement sur cet aspect personnel de l’écriture des Tusculanes. Voir également White, « Cicero and the Therapists », p. 221-226.

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trevoir l’hybridation des deux genres : les motifs consolatoires furent mobilisés au sein des discussions plus théoriques tout comme les consolations furent en fait investies de la réflexion théorique sur la tristesse ou les passions en général. Le regroupement des divers témoignages sur la composition de consolations permet d’établir qu’elle fut pratique courante à la période hellénistique, dans toutes les écoles confondues. On sait par Plutarque qu’Epicure rédigea une consolation au père et au frère de son défunt disciple Hégésianiax376 et que Métrodore, son disciple, composa une consolation, citée et critiquée par Sénèque dans sa consolation à Marulle (Ep. 99.25-29). Chez les Cyrénaiques, Aristippe de Cyrène fut l’auteur d’un traité Aux Exilés (Diog. Laert. II, 84) dont on trouve une probable citation dans la consolation de Télès Sur l’exil377. Parmi les Péripatéticiens, Théophraste écrivit Callisthène ou du Deuil (Diog. Laert. V, 44) dont la célèbre phrase, « la fortune gouverne la vie, non la sagesse », lui valu, aux dires de Cicéron, d’être « malmené » par tous les philosophes (Tusc. V, 25). C’est probablement à ce même traité que Cicéron fait référence en Tusc. III, 21, rappelant que Théophraste, pleurant son ami Callisthène, jalousait la richesse d’Alexandre. Afin de saisir l’ampleur de la pratique consolatoire à l’époque hellénistique, il est judicieux de s’arrêter sur la curieuse liste de lecture que fournit Jérôme dans sa Consolation à Héliodore, rédigée en 396. Il y indique avoir lu Crantor et Cicéron et passé en revue : les traités (opuscula) destinés à calmer le deuil de Platon, Diogène, Clitomaque, Carnéade, Posidonius, lesquels, à différentes époques, tentèrent soit par des livres soit par des lettres, de réduire le deuil de différentes personnes […] (Ep. 60.5)

Les savants se sont penchés sur la crédibilité de cette liste. Scroufield doute de l’historicité des consolations mentionnées dans ce texte, à l’exception de celle de Clitomaque, et estime que la liste de Jérôme prend sa source dans les Tusculanes, lesquelles mentionnent Diogène, Posidonius, Clitomaque et Carnéade, ou encore dans la consolation perdue de Cicé Plut. Suav. viv. 1101A-B. « Comme le dit Aristippe, le chemin vers l’enfer est égal et le même » (fr. III, 29). Cette citation se trouve également dans le premier livre des Tusculanes (I, 104) mais, cette fois ci, dans la bouche d’Anaxagore, ainsi que dans les Entretiens d’Epictète (Diss. II, 6.18) où elle précède un paragraphe qui enseigne que l’exil, la prison et la mort ne sont pas des maux – thèmes classiques des consolations. 376 377

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ron378. Contrairement à cette hypothèse, si l’on est prêt à adopter une définition plus souple de la nature de ces opuscula, on constate que quand bien même Jérôme n’eût de ces ouvrages qu’une connaissance partielle ou indirecte, sa liste reste toutefois crédible. Tout d’abord, la mention d’une consolation de Platon se réfère probablement au dialogue pseudo-platonicien Axiochus. La référence à Diogène renvoie sans doute à Diogène le Cynique. On ne connaît aucune consolation écrite de sa main, mais Diogène Laërce rapporte que ce dernier composa un traité Sur la mort (Περὶ θανάτου) et quelques lettres dont on a perdu toute trace (Diog. Laert. VI, 79). Or, il est important de remarquer que le traité homonyme du philosophe épicurien contemporain de Cicéron, Philodème de Gadara, Sur la mort, présente de nombreuses affinités avec le genre de la consolation. En effet, outre le caractère fortement rhétorique de l’ouvrage, la surprenante absence d’exclusivisme philosophique et la diversité du public visé379, les nombreux arguments consolatoires dénotent indubitablement la texture consolatoire du traité380. Ainsi est-il possible que le Sur la mort de Diogène ait été lu comme une consolation, ou que certains extraits issus de ce texte aient émaillé les florilèges dont usaient les consolateurs. Le cas de Clitomaque ne soulève pas de difficultés. Cicéron mentionne le livre que Clitomaque rédigea après la destruction de Carthage dans le but de consoler ses concitoyens faits prisonniers et : dans lequel est consignée la disputatio de Carnéade, qu’il a, selon ses dires, reproduite dans son traité. Ainsi, la thèse posée est que le sage semblera être sujet au chagrin si sa patrie est capturée. Il consigne ensuite la réfutation de Carnéade. (Tusc. III, 54)

Ce texte atteste non seulement l’existence d’une consolation sur l’exil rédigée par Clitomaque mais également la pratique par son maître, Carnéade, d’un disputatio in utramque partem de nature consolatoire. 378 Tusc. I,104 ; II, 61 et III, 54 ; et voir aussi Tusc. III, 56, qui évoque Diogène et Socrate comme modèles de deuil. Scourfield, Consoling Heliodorus, p. 115-116. 379 Sur l’audience mixte et la nature épidictique du traité, voir Armstrong « All thing to All Men : Philodemus’ Model of Therapy and the audience of De Morte ». Le caractère consolatoire de l’ouvrage a également été noté par Asmis, « Philodemus’ Epicureanism », p. 2392. Voir également la critique des consolations dans son De ira, col. 31.11-24. 380 Comme, par exemple, le traitement de la mort prématurée  (12.2-14.9 et voir Cons. ad Apoll. 110E-112B, 113C-114C), la tolérance envers les larmes du sage (25.210) la praemeditatio futurorum malorum (37.18-39.1).

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Carnéade semble donc avoir pratiqué la consolation sous la forme d’investigation la plus courante dans l’Académie sceptique, à savoir par la composition successive d’un discours pro et contra381. En outre, l’Arpinate mentionne avoir lu chez Antiochus que Carnéade critiquait l’emploi par Chrysippe d’un passage d’Euripide que cite Cicéron – passage au demeurant fort apprécié des auteurs de consolation382 – illustrant le fait que tous les mortels sont sujets aux malheurs. Il rapporte que Carnéade soutenait que l’étalage des malheurs d’autrui et de la « cruelle nécessité » ne soulagent en rien la douleur des affligés ; au mieux, ce sont les envieux qu’elle console (Tusc. III, 59-60). L’écho de cette pique à l’encontre de son adversaire stoïcien par excellence, Chrysippe, montre que la disputatio consolatoire de Carnéade n’était pas dépourvue de traits polémiques. La question de la rédaction par Posidonius d’une consolation soulève celle de de la pratique de l’écriture de consolation chez les philosophes de l’ancien et du moyen stoïcisme383. Un passage du De Finibus pourrait laisser penser que ces derniers ne se sont pas livrés à l’écriture consolatoire. Le quatrième livre débute en effet sur la critique par Caton du manque flagrant d’éloquence des premiers Stoïciens, qu’il oppose au style limpide des Académiciens et Péripatéticiens384. Les Stoïciens y sont notamment malmenés pour avoir abandonné le type de discours qui traite d’une question philosophique contextualisée à une situation précise, à savoir une question qui admet « le temps et les personnes » – genre auquel les consolations (consolationes), les exhortations (cohortationes) ainsi que les avertissements et conseils (monita et consilia) promulgués aux grands hommes semblent appartenir (Fin. IV, 6). En outre, les listes bibliographiques de Diogène Laërte ne font pas mention de consolations, même si ce simple fait n’est pas indicatif de l’absence de tels traités puisque, d’une part, le livre de Diogène n’a été que partielle381 Sans toutefois l’avoir mise par écrit (Diog. Laert. I, 16). Voir aussi Plut. De tranq. an. 474E-F où l’argument consolatoire rebattu que c’est le caractère inattendu de l’événement qui provoque le chagrin est attribué à Carnéade. 382 Eur.  Hypsipyle, fr. 575 Nauck ; également cité par l’auteur de la Consolation à Apollonius, 110F. 383 Elle est cependant bien attestée à l’époque romaine. Outre les consolations de Sénèque déjà mentionnées, Arius Didyme, le philosophe de cour d’Auguste, composa pour sa femme, Julia Augusta, une consolation à la mort de Drusus, vantée et sans doute imitée par Sénèque dans sa Consolation à Marcia (Voir ad. Marc. 4.2-5.6 et Manning, On Seneca’s ‘Ad Marciam’, p. 44-45). Quant à Musonius Rufus, il rédigea une consolation pour montrer que l’exil n’est pas un mal (Diatr. IX). 384 Voir aussi de or. III, 66.

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ment conservé et de l’autre, les consolations ne sont pas cataloguées sous le titre explicite de « Consolation »385. Alors qu’il n’y aucune attestation de l’existence de traités de consolation pour les philosophes du Portique de l’époque hellénistique, le témoignage de Cicéron montre toutefois que les stratégies consolatoires furent un sujet qui attira l’attention de Cléanthe et Chrysippe386. En outre, grâce au témoignage de Sénèque, on sait que Posidonius jugeait la consolation nécessaire à la pratique philosophique, au même titre que les préceptes, les encouragements et les exhortations387. Qui plus est, lorsque, dans son Peri pathōn, Posidonius discute du caractère récent (πρόσφατος) de l’opinion d’un mal présent que constitue la passion de la tristesse (selon la définition de Chrysippe), il se réfère explicitement à l’exercice de la préméditation (προενδημεῖν), qu’il choisit d’illustrer par le célèbre mot d’Anaxagore « je savais que j’avais engendré un mortel » ainsi que par des citations d’Euripide sur la nécessité d’imaginer les malheurs futurs388. Ces deux citations, très appréciées des auteurs de consolations, se retrouvent également au troisième livre des Tusculanes dans le contexte de la praemeditatio cyrénaïque (III, 29-30389). Il semble dès lors probable que ce soit le tronc commun philosophico-consolatoire qui explique le traitement du deuil émaillé de citations poétiques et d’apophtegmes topiques chez Posidonius, Cicéron et les Cyrénaïques au sein du discours sur les passions. En outre, les fragments et comptes rendus de Galien sur le Peri pathōn de Posidonius montrent que la réflexion posidonienne sur les émotions s’inscrit dans un dialogue soutenu avec le Peri pathōn de Chrysippe. Or, comme l’a déjà constaté Graver, cet ouvrage contenait maintes références au deuil et à la consolation390. Il est donc certain que Chrysippe, Cléanthe et 385 Voir Dorandi, « Considerazioni sull’index locupletior di Diogene Laerzio » et id. (éd.), Diogenes Laertius, Lives of Eminent Philosophers, p. 21. Pour ne donner qu’une idée des titres divers octroyés aux consolations, il suffit de mentionner Hégésianax d’Epicure (Diog. Laert. X, 28) ou encore Aux exilés d’Aristippe de Cyrène (II, 84). Le titre Sur le deuil n’est employé qu’en référence à Crantor (IV, 27) et au Callisthène ou Sur le deuil de Théophraste (V, 44). 386 Surtout Tusc. III, 75-76 cité supra. 387 Ep. 95.65 = Kidd 176. 388 Eur. fr. 964 et 821 ; Gal. PHP IV, 7-11. Voir aussi Graver, Cicero on the Emotions, p. 123 et 205 (4). 389 Il n’est donc pas nécessaire de supposer sur cette base une forme de dépendance de Posidonius envers les cyrénaïques comme le fait Lorenz dans « Posidonius on the Emotions », p. 207. 390 Graver, Cicero on the Emotions, p. 123 et 205 (4). En outre, Miller Jones (« Posidonius and Cicero’s Tusculan Disputations I. 17-81 »), a montré que la présence de certaines affirmations sur l’immortalité de l’âme extraites du premier livre des Tusculanes,

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Posidonius se sont confrontés à la question de la gestion du deuil. La mention de la « consolation » de Posidonius par Jérôme pourrait ainsi s’envisager comme attestant une réflexion sur les passions comportant un caractère consolatoire appuyé – aspect qui au demeurant était sans doute également manifeste dans l’ouvrage homonyme de Chrysippe. Ainsi, ce n’est pas tant de la réalité matérielle de lettres de consolation qu’atteste la liste de Jérôme, mais plutôt du fait que les philosophes de tous bords ont abordé le sujet, soit au sein de discussions plus théoriques sur les émotions, soit au sein d’une écriture distinctement consolatoire. On peut en outre ajouter la remarque intéressante d’Eudore d’Alexandrie, rapportant que la consolation était nommée par certains « discours sur les passions ». Chez Eudore, ce type de discours appartient à la ‘pratique’, laquelle, avec la ‘théorie’ et ‘l’hormétique’, constitue le discours éthique391. Si l’on ajoute à ceci la défense par Sénèque des préceptes, auxquels la consolation est clairement associée, force est de constater qu’elle appartient, au même titre que les exhortations et les préceptes, à l’aspect pratique du discours philosophique que Sénèque, contrairement à Ariston de Chios, n’était pas prêt à abandonner392. Les exemples de Platon, Sénèque et Epictète L’hypothèse d’un lien étroit qui unit, à l’origine, discours consolatoire et réflexion sur l’attitude à adopter face aux passions permet d’expliquer les traces d’un type de discours dans l’autre. Les arguments topiques de la consolation font surface à maintes reprises au sein des discussions théoriques sur les émotions et, inversement, la réflexion sur les passions investit les consolations. Sans prétendre à l’exhaustivité, les exemples suivants, issus de Platon, Sénèque et Epictète, fournissent une bonne illustration de l’incorporation de vignettes consolatoires au sein de la réflexion plus théorique sur l’âme ou ses passions. Au dixième livre de la République, Socrate et son interlocuteur tentent de cerner la nature de la poésie, dans l’objectif de statuer sur le sort d’Homère au sein de Kallipolis. Après une démontration de la nature composée de l’âme basée sur le constat d’une dissonance cognitive dans le cas de l’illusion d’optique, Socrate étudie le cas d’un homme mesuré, que les commentateurs attribuent généralement à Posidonius, sont des lieux communs consolatoires. 391 Apud Stob. II, 7.2.118 et 131. 392 Voir Ep. 94.2 et 21, 37, 49 et Ep. 95.34. Hadot, Sénèque, Direction spirituelle et pratique de la philosophie, p. 25-31 et 55-57.

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confronté à la perte de son fils ou d’un objet cher. Pour Socrate, l’individu affligé résistera mieux à la tristesse s’il est observé par ses semblables que dans la solitude, laquelle favorise l’abandon à des plaintes honteuses. Ceci indique que raison et loi entraînent l’endeuillé à supporter son chagrin noblement alors que la passion (τὸ πάθος) le conduit à s’abandonner à une tristesse destructrice393. Fort du principe de non-opposition, selon lequel la simultanéité de deux mouvements psychiques contraires à l’égard d’un même objet implique nécessairement l’existence d’au moins deux composantes de l’âme394, il est ainsi établit que l’âme est formée d’une partie prête à obéir à la loi et d’une partie promotrice d’indignes lamentations. En situation de deuil, il faut accepter son sort comme au jeu de dés, en suivant le chemin que la raison a jugé le meilleur et constamment accoutumer notre âme à s’atteler rapidement à guérir et rétablir ce qui a chuté et est malade, en chassant les lamentations au moyen de la technique médicale. (Rep. 604c-d)

Aussi, à travers le traitement de l’attitude à adopter en cas de deuil, Socrate associe-t-il l’élément psychique qui commande, guérit et modère dans le cas de la tristesse, à l’élément rationnel qui use du calcul, de mesure et pesée pour se défaire d’une illusion d’optique395. De même, l’élément « sauvage et pleutre » qui « nous conduit aux souvenir de la passion et aux lamentations » est-il associé à l’élément contraire à la raison qui entretient l’opinion que la paille trempée dans l’eau est tordue396. Comme cette partie irrationnelle et multiforme se prête plus aisément à la poésie imitative, elle fait naturellement l’objet de l’art des poètes et des tragédiens. Leurs héros plaintifs et gémissants nourrissent et fortifient la partie psychique avide de larmes et entraînent la composante rationnelle de l’âme à relâcher sa garde397. Notons que dans ce passage, Platon pose l’éventualité d’une imperméabilité totale à la tristesse : « A présent examinons ceci : ne sera-t-il pas du tout peiné ou, cela étant impossible, il gardera une certaine mesure Rep. 603e-604b. Rep. 604b. Principe sur la base duquel Socrate démontre la tripartition de l’âme au quatrième livre (436b-c) et qu’il reprend au dixième sous la forme de la non-coprésence simultanée d’opinions contraires (ἐναντία δοξάζειν) par rapport au même objet ou actions (602e et 603d). Notons que ce paragraphe de Platon (604b) est justement cité dans la Consolation à Apollonius, 112F. 395 Rep. 602d-c. 396 Rep. 604d, 602e-603a et 605b-c. 397 Rep. 605c-d et 606a. 393 394

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dans son chagrin ? »398. Certains commentateurs n’ont pas hésité à identifier ici l’opposition entre, selon leurs termes, la metriopatheia et l’apatheia stoïcienne voire cynique399. Pourtant, étant donné que l’éventualité d’une absence radicale de chagrin est immédiatement qualifiée d’inconcevable et que ces pages ne portent aucune trace de la controverse contre l’éradication des passions en cas de deuil, la lecture polémique de ce passage est peu probante et sans doute anachronique. Rappelons en outre que la première discussion sur les dangers de la poésie dans la République, laquelle d’ailleurs mettait déjà au ban les scènes de plaintes et de lamentations, n’envisageait pas que l’on puisse affronter un événement malheureux sans émotion aucune400. L’homme sage se lamentera en moindre mesure que le commun des mortels certes, mais il se lamentera malgré tout. Ainsi aussi bien au troisième qu’au dixième livre, Platon n’envisage pas la possibilité d’une étanchéité absolue face à la tristesse du deuil. Le sage de la République doit garder la mesure dans son chagrin, tout comme, au demeurant, est exhorté à le faire tout destinataire de lettre de consolation. Si l’on fait à présent un bond jusqu’à la période romaine, les exemples d’incorporation de vignettes consolatoires au sein de discours philosophiques foisonnent. Je me limiterai ici à deux exemples pris chez Sénèque et Epictète. Sénèque introduit deux paragraphes d’arguments consolatoires typiques au sein de son traité Sur la tranquillité de l’âme. Aussi parmi les conseils professés à Sérénus, Sénèque évoque la nécessité de l’usage de la raison face aux situations difficiles (10.4), rappelle que la vie est un prêt (11.1-5) et vante la sagesse qui, grâce à la préparation des maux futurs, ne considère aucun événement comme imprévu (11.6-12). Aucun événement, ajoute-t-il, n’est à ce point rude que l’âme paisible ne peut en être consolée (9.4)401. Epictète fait de même dans un chapitre ayant à dessein de montrer qu’il n’y a pas lieu de s’affliger de ce qui n’est pas en notre pouvoir (Diss. III, 24.1-30). Les arguments consolatoires typiques s’y emboîtent, tels l’idée que l’homme est mortel, qu’il n’y a lieu de regretter les choses absentes, le rappel du manque de préparation face aux malheurs, la critique d’Ulysse se lamentant de l’absence de sa femme, pour n’en mentionner que quelques-uns402. Rep. 603e. Shorey, Plato in Twelve Volumes, ad loc. Pour Gregg (Consolation Philosophy, p. 88-90), ce passage serait à l’origine de la modération de Crantor. 400 Rep. III, 387b-388e. 401 De même chez Plutarque, De tranq. an. 469C-D, 474D-475F, 477D-F. Voir aussi Sen. Quaest. Nat. II, 59. 402 Voir aussi Diss. I, 11.1-26. 398 399

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Il est fort probable que ce matériau consolatoire qui irrigue les discussions philosophiques relatives à l’âme et ses passions prend sa source dans les florilèges consolatoires. En effet, les nombreuses similitudes d’une consolation à une autre, non seulement au niveau du contenu mais également de la séquence des citations ou des exemples, ont conduit les spécialistes à suggérer l’existence de florilèges à l’usage de l’écriture de consolation. Ces compendia répertoriaient sans doute un ensemble de thèmes, d’arguments, d’exemples et de citations poétiques et philosophiques à l’usage de la rédaction de lettres de consolation403. Il est raisonnable dès lors d’envisager que ces compendia constituaient un outil répandu et facilement accessible pour quiconque s’attelait à la tâche d’écrire sur le chagrin. Cette section n’a pas eu pour ambition de dresser un catalogue des mentions du deuil dans les textes philosophiques. Il est naturel en effet que les philosophes abordent le chagrin que cause la perte d’un proche ou les revers de fortune. Ce que cette analyse a permis de montrer est l’intégration du registre discursif consolatoire au sein des discussions philosophiques sur les passions. La solidarité entre le discours consolatoire et le discours philosophique n’émerge pas uniquement de la communauté des arguments ou des thèmes traités mais aussi, et surtout, de l’intégration d’un tissu d’exemples et de citations typiques. Ainsi, c’est le réseau formé par un ensemble de références qui donne le ton : il imprime à un texte une texture consolatoire et charrie un registre discursif aux normes littéraires spécifiques. Le Περὶ ἀπαθείας de Télès : une consolation C’est le fragment VII des diatribes de Télès, philosophe cynique du troisième siècle av. n. è., qui constitue l’exemple le plus ancien de l’entrecroisement entre la consolation et la réflexion théorique sur les passions. Ce long fragment qui nous est parvenu par l’entremise du compilateur byzantin Stobée, a comme intitulé Sur l’apatheia – titre repris également dans l’édition de Hense et qui constitue jusqu’à aujourd’hui son appellation courante404. Ce titre a cependant conduit les chercheurs à oblitérer jusqu’à ce jour la facture consolatoire de ce texte. 403 On trouve des traces de ce type d’ouvrage chez Stobée IV, 34, 35, 44 et surtout les chapitres 51, 52 et 56 (ce dernier chapitre étant consacré aux consolations). Voir Hani, Plutarque, Consolation à Apollonios, p. 49-50. 404 Anth. IV, 44, 8. Stobée se base sur l’Epitomé d’un certain Théodore dont on ne sait rien. Sur la question du degré de remaniement du texte original de Télès par Théodore puis Stobée voir Fuentes González, Les diatribes de Télès, p. 3-9.

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La première partie du fragment se présente indiscutablement comme une réflexion sur les passions et, plus précisément sur le sens à octroyer aux adjectifs ἄλυπος et ἄφοβος. L’alpha privatif indique-t-il l’absence radicale ou bien la moindre mesure et la faible qualité, comme dans le cas de la grenade ‘sans pépin’ ou de l’homme ‘sans côte’ ? La réponse de Télès à cette question est tranchée : En réalité, de même qu’est sans faute (ἀναμάρτητος) l’exempt de faute (ὁ ἐκτὸς ἁμαρτίας), sans envie et sans méchanceté l’exempt  […] de même est sans tristesse (ἄλυπος) et sans peur (ἄφοβος) l’exempt de tristesse et de peur ? Ainsi, en effet, sera également heureux l’exempt de passion et de trouble  ([ὁ] ἐκτὸς τοῦ πάθους καὶ ταραχῆς ὤν) ; si on est dans la douleur, la tristesse et la peur, comment pourrait-on trouver de l’agrément à la vie, et si on ne trouve pas d’agrément à la vie, comment pourrait-on être heureux ? Si la tristesse nous atteint, comment la peur, la détresse, la colère et la pitié ne le feraient-elles pas ? […] Par conséquent, si quelqu’un se trouve en proie à la tristesse, comment sera-t-il exempt de toute passion ? Ou alors, s’il n’est exempt d’aucune passion, comment sera-t-il impassible (ἀπαθής) ? Or c’est ainsi que doit être l’homme heureux, en sorte donc que ni la mort de son ami ni celle de son enfant ne peut lui causer de la tristesse, s’il est vrai que même la sienne propre ne lui en cause pas. (fr. VII, 56 ; trad. P. Fuentes González, légèrement modifiée)

Télès opte ainsi pour la privation radicale, autrement dit, pour l’absence radicale de passions. Dans le contexte de cette étude, on ne peut faire l’économie de la question de l’identité des défenseurs de l’idée que l’alpha privatif de ἄ-λυπος et ἄ-φοβος indique la faible quantité de la passion préfixée. S’agit-il d’une position fictive ou possède-t-elle un certain degré d’historicité ? Tout d’abord, il est intéressant de remarquer que dans un contexte similaire et au sein d’une dispute bien réelle, Cicéron octroie à la privation une même radicalité : De même que l’on appelle irréprochable (innocens) non pas l’homme qui ne cause pas de grand tort, mais celui qui n’en cause pas du tout, de même il faut considérer l’homme sans peur non pas comme celui qui craint peu, mais comme celui qui est tout-à-fait dépourvu de peur (omnino metu vacat). (Tusc. V, 41)

De même, Sénèque rapporte la réplique péripatéticienne à un syllogisme stoïcien en faveur de la suffisance de la vertu pour le bonheur, selon lequel le prudent est tempérant, le tempérant ferme (constans), le

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constant imperturbable (impertubatus), l’imperturbable sans tristesse (sine tristitia), et celui qui est sans tristesse est heureux (beatus). Ce à quoi les Péripatéticiens répliquent que ‘impertubatus’, ‘constans’ et ‘sine tristitia’ ne renvoient pas à la privation absolue mais plutôt à la faible quantité ou à la rareté. Le sage, avancent-ils, est qualifié d’impertubatus, comme on qualifie de « dépourvus de noyaux » (apyrna) les fruits qui en possèdent de petits405. Toutefois aucun élément dans le texte de Télès ne permet de lier les promoteurs de la lecture modérée de la privation des passions aux Péripatéticiens. Par ailleurs, comme l’a noté Fuentes González, il pourrait s’agir d’un lieu commun se rapportant aux discussions sur l’alpha privatif que l’on trouve, entre autres, dans les Catégories d’Aristote406. L’argument consigné par Télès appartient donc tout d’abord aux discussions sur les formes de privation, bien attestées depuis Aristote et dont on trouve les résurgences au sein du traitement de l’absence de passion407. La position de Télès est tranchée : être ἀπαθής est la condition du bonheur. On constate en outre qu’à l’instar des Stoïciens (par exemple Tusc. III, 20-21), Télès adopte le principe d’inter-connectivité des passions : la présence d’une passion entraîne automatiquement toutes les autres. Ce fragment invite à s’arrêter sur l’occurrence de l’adjectif ἀπαθής qui signifie ici l’absence radicale de toute passion. Or, on a déjà noté qu’en ce sens précis, l’apatheia ne constitue pas à l’époque de Télès l’emblème de l’absence de passions que visent les adeptes du Portique. Ce fragment est donc un témoin privilégié et relativement ancien de cet usage. Il va sans dire que de nombreuses spéculations ont été émises au sujet de l’apatheia de Télès, donnant lieu à des conclusions souvent contradictoires. Pour certains, l’apatheia cynique est la source de l’apatheia stoïcienne, tant et si bien que le fragment de Télès présenterait une forme archaïque de l’éradication des passions du Portique408. Il existe certains Ep. 85.2-3 et 5. Cat. 10, 12 a26-12b5. Le Stagirite y explique que l’alpha ne dénote pas une absence totale de la chose préfixée mais bien sa faible dimension ou sa mauvaise qualité. Voir également Met. V, 22, 1022b 32-1023a7 et De an. II, 10, 422a27. Fuentes González, Les diatribes de Télès, p. 502-505. 407 Voir par exemple, Gal. PHP IV, 9-15. 408 Hense, Teletis reliquae, p. l et Fuentes González, Les diatribes de Télès, p. 496 et p. 494-504 pour un résumé des différentes hypothèses sur l’apatheia de Télès. 405 406

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témoignages faisant en effet état d’une apatheia cynique. Le premier témoignage émane de Polystrate, philosophe épicurien de la seconde moitié du troisième siècle av.  n.  è. En traitant des cyniques dans son ouvrage, Le mépris irraisonné, ce dernier évoque la « secte de ceux qui s’autoproclament apatheis et cyniques (ἀπαθεῖς καὶ κυνικοὺς)409 ». Plus tardivement, Diogène Laërce laisse entendre qu’Antisthène, fort de son admiration pour Socrate dont il cherchait à égaler l’impassibilité (τὸ ἀπαθές) » (VI, 2), avait déjà articulé un idéal d’apatheia, qui fut emprunté par la suite par Diogène le cynique (VI, 15). Et plus tard encore, l’empereur Julien, fin connaisseur du cynisme, écrira dans son Contre les cyniques ignorants, qu’ils « font de l’apatheia la fin (ἀπάθειαν γὰρ ποιοῦνται τὸ τέλος), ce qui est équivalent à devenir dieu » (192B410). Ces références, auxquelles s’ajoute le fragment de Télès, suffisent-elles à établir solidement l’existence d’une apatheia cynique ? Bien entendu, les témoignages plus tardifs soulèvent toujours la question de la possibilité d’une contamination lexicale. Notons également, à propos du témoignage de Diogène Laërce, que Gugliermina a détecté une interruption abrupte de la trame narrative au sein des deux passages sur l’apatheia, laquelle atteste, selon elle, de l’intrusion du doxographe au sein de son texte reflétant l’intention apologétique de son compte-rendu411. Si le doxographe est bien présent dans ces passages, ceux-ci pourraient refléter alors la volonté de Diogène Laërce de tisser un lien entre le mouvement cynique et le Portique (puisqu’à son époque, on l’a vu, l’apatheia est désormais fermement associée avec le Portique) et d’ériger Antisthène en figure fondatrice de l’école en lui prêtant l’élaboration des concepts clés utilisés par les philosophes plus tardifs. En outre, s’il ne fait nul doute que Julien est un témoin important du cynisme, il demeure néanmoins que le passage dans lequel il attribue le terme d’apatheia aux cyniques ne constitue pas une citation verbatim de ces derniers. Quoi qu’il en soit, la qualité des témoignages de Polystrate et Télès permettent de soulever l’hypothèse d’une association de ce terme au mouvement cynique. 409 De contempt. 5, col. XXI 7-10 (Indelli, Polistrato, Sul disprezzo irrazionale delle opinioni popolari). 410 Je remercie Mare-Odile Goulet-Cazé pour les précieuses références à Polystrate et à Julien. 411 Gugliermina, Diogène Laërce et le cynisme, p.  191-194. Sur l’intention apologétique du doxographe dans sa présentation du cynisme – position qui ne remet néanmoins pas en question l’influence d’Antisthène voir également Goulet-Cazé, Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, p. 657-674 et notes ad. loc.

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Alors que certains pensent détecter dans le fragment de Télès l’ancêtre de l’apatheia stoïcienne, pour d’autres, en revanche, il faut y voir le signe d’une influence stoïcienne sur Télès412. Cette hypothèse repose sur l’idée que, du temps de Télès, les philosophes du Portique désignaient indiscutablement l’aspiration à l’absence de passions par le terme apatheia. Or, comme on l’a déjà noté, il n’en est rien. Bien que la position de Télès entretient certaines affinités avec celle des Stoïciens, son analyse de la passion demeure trop sommairement articulée pour que l'on puisse affirmer qu'elle atteste une influence stoïcienne. D’autres commentateurs ont voulu établir un lien entre l’apatheia de Télès et celle de Stilpon413. Comme on l’a déjà observé, l’apatheia de Stilpon n’est attestée que par Sénèque et est conçue comme une insensibilité radicale à la douleur aussi bien psychique que physique414. Stilpon apparaît en effet chez Télès, lequel lui attribue l’argument consolatoire selon lequel il faut se garder de négliger les vivants à cause des morts (59). En outre, il émerge à nouveau dans son Sur l’Exil, une autre consolation de Télès415. Quand bien même ces deux mentions ne permettent pas de cerner la nature précise de l’influence de Stilpon sur Télès, elles rendent néanmoins plausible l’hypothèse que celle-ci a opéré par le biais de la tradition consolatoire. En résumé, l’exposé sommaire de Télès sur sa notion d’apatheia ne permet d’élucider ni les affiliations philosophiques de ce terme ni les raisons théoriques de ce choix. Les nombreux essais d’identification de l’apatheia de Télès ont sans doute contribué à occulter un aspect fondamental de cette diatribe, à savoir celui de sa texture consolatoire. A partir de la fin du paragraphe 56, le discours sur l’apatheia se transforme en un discours sur le deuil et les diverses techniques pour l’affronter. Après avoir affirmé l’affranchissement des passions de l’homme heureux, qui n’éprouve aucune tristesse face à la mort de son ami ou enfant (VII, 56), Télès déploie un ensemble d’arguments relatifs à la gestion du deuil et de la tristesse. Afin de mettre en lumière la nature consolatoire de cette partie, un compte-rendu des arguments consolatoires qui la composent et de leurs nombreux parallèles dans les traités de consolation est de mise. 412 Comme par exemple Festugière, Deux prédicateurs de l’Antiquité, Télès et Musonius, Prédications, p. 9-12. 413 Giesecke, De philosophorum veterum quae ad exilium spectant sententiis, p. 46 et voir Fuentes González, Les diatribes de Télès, p. 500-501 et voir aussi p. 23-32. 414 Ep. 9.1-3. et voir p. 145-146. 415 III, 21-22 ; voir aussi Sen. Ep. 9.18 et constant. V, 6-7 ; Diog. Laert. II, 115.

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a) Supporter la mort d’autrui comme sa propre mort : selon Télès, tout comme il convient de supporter avec sérénité la venue de sa propre mort, en prenant exemple sur Socrate, de la même façon, il convient d’aborder celle de ces proches : « Aime-t-on son ami ou ses enfants plus que soi-même ? » (fr. VII, 56-57). L’appel à supporter la mort d’autrui avec la même fermeté que l’on aborde la sienne est un lieu commun des discours consolatoires dont Cicéron fait écho au troisième livre des Tusculanes : « On loue ceux qui se meurent d’une âme égale mais ceux qui supportent d’une âme égale la mort d’autrui, on pense qu’ils sont à blâmer » (III, 72). b) La critique des pleurs : Télès exhorte ensuite son lecteur (ou son auditeur) à ne pas se laisser emporter par les larmes et les lamentations. Il est vain (μάταιον) et déraisonnable (ἀλόγιστον), assène-t-il, de s’abandonner aux pleurs : Il faudrait, afin, en quelque sorte, de paraître plus philosophe auprès des gens abattus par les malheurs, être capable de ne pas pleurer l’ami parce qu’il est mort, en songeant que cet ami est né mortel et homme. (fr. VII, 59 ; trad. P. Fuentes González, légèrement modifiée)

La critique des pleurs excessifs, l’accent mis sur l’inanité ou l’irrationalité des plaintes et des lamentations, font partie des solacia les plus communs. Selon l’auteur de la Consolation à Apollonius, les cris de douleur sont « vains » et « stupides » et Sénèque évoque l’inutilité et la sottise des lamentations416. Plutarque quant à lui vilipende « le désir insatiable de lamentations », qui pousse les gens à sangloter outre mesure ou à se marteler la poitrine. De même, Lucien moque toute forme exagérée de deuil dans son satirique De luctu417. Les lamentations excessives sont perçues comme indignes d’un homme et contraires à l’attitude philosophique raisonnable. Si elles sont tolérées chez les femmes ou les barbares, un homme éduqué ne peut afficher telle faiblesse de caractère418. Ainsi Cicéron met-il l’absence de larmes de Maximus, Paulus et M. Caton sur le compte de leur com Cons. Apoll. 111D et Sen. Ep. 99.6 et 2. Plut. Cons. ad ux. 609B ; Luc. Luct., XII-XIII, XXI. La liste des œuvres consolatoires qui prônent la modération dans les pleurs est bien longue. Citons, à titre d’exemples, Cons. Apoll. 114C, 118B, 121B ; Sen. ad Marc. 6.2-3 ; ad Polyb. 4. 2-3 ; Ep. 63.1 et 9 ; Ep. 99.20-21 ; Cic. ad fam. V, 16 ; Att. XII, 10. 418 Ainsi, l’auteur de la Consolation à Apollonius stipule que l’excès de larmes convient aux femmes (Cons. Apoll. 102D) et rappelle que le législateur des Lyciens enjoignait aux hommes de porter des vêtements féminins dans leur deuil, voulant leur ensei416 417

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préhension qu’elles ne sont pas dignes des hommes (viri ; Tusc. III, 70). c) Préméditation des maux futurs : les lamentations témoignent en outre d’un manque profond de discernement philosophique, puisque l’homme, en tant que créature mortelle, est nécessairement destiné à mourir. Ainsi, pour Télès, il faut être « plus philosophe » et songer que le défunt « est né mortel et homme » (fr. VII, 59). Les auteurs de consolation associent souvent l’idée de « l’homme mortel » à la critique du manque de préparation philosophique. La douleur est d’autant plus vive et provoque des lamentations d’autant moins opportunes, qu’elle s’abat sur une personne non-préparée. Or, être surpris par le fait qu’un mortel meure, dénote une attitude des moins philosophiques419. Il convient donc de s’entraîner, sa vie durant, à prévoir les différents maux susceptibles de nous échoir dans le futur. De manière générale, la préméditation des maux futurs était prisée par les Stoïciens, même si ces derniers n’en sont pas à l’origine420. Au troisième livre des Tusculanes, Cicéron rappelle d’ailleurs que les philosophes cyrénaïques considéraient que seul un mal inattendu et inopiné est cause de chagrin et c’est pourquoi ils érigeaient la praemeditatio futurorum malorum au rang du meilleur procédé pour éliminer la tristesse421. Alors que Cicéron approuve cette méthode en raison de la corrélation entre la soudaineté de l’événement et la gravité du mal supposé (Tusc. III, 52 et 58), les Epicuriens la considèrent comme inutile et nuisible, et proposent une méthode d’ajournement des mauvaises pensées ainsi que des techniques de rappel des évégner par-là que « la passion [de la tristesse] est affaire de femmes » (112F-113A). Voir aussi Sen. ad Marc. 7.3. 419 On trouve la même association entre « l’homme mortel » et la praemeditatio en Cons. Apoll. 103F et 117D ; Cic. ad fam. V, 16 et Sen. Ep. 99.8-9. 420 Pour des exemples non-stoïciens de praemeditatio voir, par exemple, Télès, fr. III, 9 ; Cic. Tusc. III, 29 et Cons. Apoll. 112D. 421 Selon l’Arpinate, c’est avec raison qu’ils vantent les vers suivants : « Quand je les ai engendrés, je savais qu’ils étaient destinés à mourir et je les ai élevés pour cela. Ensuite, je les ai envoyés à Troie pour la défense de la Grèce. J’étais conscient que je les envoyais à une guerre fatale et non à un banquet » (Tusc. III, 28). L’auteur de cette phrase reste inconnu, même si en Tusc. III, 58 elle est attribuée à Télamon ; voir aussi Hier. Ep. 60.5.1 (Consolation à Héliodore). Dans la suite du texte, Cicéron illustre la préméditation par une citation d’Anaxagore, qui, à l’annonce du décès de son fils, s’était exclamé « je savais bien que j’avais engendré un mortel » (Tusc. III, 30, Anaxagore, fr. 33). Cette même anecdote se retrouve notamment dans Cons. Apoll. 118D et est parfois attribuée à d’autres personnages comme le rappelle Diogène Laëtre II, 13 (et aussi Cic. Fam. 5.16.2). Pour d’autres exemples de praemeditatio dans les consolations, voir, entre autres, Sen. Ep. 91.2 ; ad Marc. 9.1-5 ; ad Helv. 5.3 ; ad Polyb. 9.2 ; Cic. ad fam. V, 13.1 et Cons. Apoll. 102A et 112C-E.

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nements plaisants422. En outre, dans sa lettre de consolation à Lucilius, Sénèque relate la manière dont son propre manque de préparation cause un deuil « bien immodéré » et, en bon pédagogue, il transforme son échec en exhortation à s’exercer constamment à la préméditation des maux futurs : Aujourd’hui cependant je condamne ma conduite, et je comprends que la principale cause d’un tel deuil est que je n’avais jamais songé qu’il pût mourir avant moi. Je ne pensais qu’à une seule chose : qu’il était plus jeune, et bien plus jeune. Comme si le destin préservait l’ordre ! C’est pourquoi, songeons constamment que nous et tous ceux que nous aimons sommes mortels. En ce temps, il eût fallu que je dise « Sérénus est plus jeune que moi. Qu’importe ? Il doit mourir après moi. Certes, mais il peut mourir avant moi ». Mais puisque je ne l’ai pas fait, la fortune m’a subitement frappé, non préparé (non paratum). (Ep. 63.14-15)

d) L’égoïsme du deuil : Stilpon à l’appui, Télès reproche à la personne endeuillée de négliger les vivants à cause du mort : Stilpon dit que négliger les vivants à cause des morts est la marque d’une personne qui ne raisonne pas correctement. Un agriculteur n’agit pas de la sorte : si un arbre s’est asséché, il n’abat pas les autres mais, par le soin prodigué aux arbres restants, il s’efforce de combler le manque laissé par celui qui a disparu. (fr. VII, 59)

La critique de l’égoïsme du deuil est un autre lieu commun du genre. L’auteur de la Consolation à Apollonius reproche aux parents d’un enfant mort prématurément de s’affliger non sur leur enfant mais sur eux-mêmes (111E). Sénèque utilise la même analogie agricole pour encourager Marcia à combler le vide causé par le décès de son fils Melitius423. L’égoïsme du deuil se manifeste également dans le fait que, selon Télès, on ne pleure pas l’absence d’un ami, mais bien le fait d’être privé de ses services424. Dans l’habile lettre de condoléances que Sénèque rédigea

422 Il s’agit des techniques de advocatio a cogitanda molestia et revocatio ad contemplandas voluptates mentionnées en Tusc. III, 32-33 ; voir aussi Plut. adv. Col. 1099D. 423 ad Marc. 16.7-8 et voir aussi Sen. Ep. 63.9-11. 424 Télès fr. VII, 60-61.

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pour Polybe, le secrétaire des requêtes de l’empereur Claude425, le motif de l’égoïsme du deuil fait également apparition : Cela te servira aussi de grande consolation. Si, souvent, tu t’interroges de la sorte : « Est-ce pour moi-même ou pour celui qui est décédé que j’éprouve de la douleur ? ». Si c’est pour moi, cet étalage de complaisance est inutile, et la douleur n’est excusée que par ce seul fait qu’elle est honnête. Mais quand elle se soucie de l’intérêt, elle s’écarte de la piété. En effet, rien ne convient moins à un homme de bien que de faire des calculs dans le deuil d’un frère. (ad Polyb. 9.1426)

De même, l’affirmation qu’il est vain d’éprouver de la douleur parce que son ami n’est plus alors que l’on ne s’afflige pas du fait qu’il n’était guère présent dans un passé lointain, constitue aussi un topos classique. Dans la consolation qu’il rédigea pour sa femme Timoxena, suite au décès de leur jeune enfant, Plutarque l’encourage à penser au temps où l’enfant n’était pas encore né et l’exhorte à ne point accuser la fortune de les avoir ramenés au même état que celui qui précéda sa naissance427. Qui plus est, pour Télès, il est absurde de bien supporter le départ d’un ami en campagne ou en ambassade mais de ne pas supporter une absence définitive. Sénèque, rappelle à Lucilius ce motif courant à l’occasion de la disparition de son ami Flaccus : « Songeons combien de fois nous les avons quittés pour faire un long voyage » (Ep. 63.8). e) Critique de l’attitude contradictoire : Finalement, Télès souligne l’attitude contradictoire qui consiste à exhorter les autres à soutenir un deuil modéré mais à accepter pour soi-même des larmes terribles : Et si le fils ou la femme de l’un de tes familiers venait à mourir, tu le consolerais, estimant qu’il faut supporter son deuil courageusement et avec bravoure. En revanche, si c’est toi qui es tombé dans les mêmes malheurs, tu estimes qu’il faut les supporter ainsi avec peine plutôt que Certains commentateurs y ont en effet décelé une manœuvre littéraire visant à infléchir Polybe par l’évocation, à travers les nombreux arguments de consolation, de la difficulté de sa propre condition d’exilé en Corse. Voir le compte-rendu sur les différentes interprétations de la Consolation à Polybe de Atkinson, « Seneca’s ‘Consolatio ad Polybium’ », p. 864-879. Pour une chronologie comparée des dates de composition des consolations proposées par les chercheurs, voir Fillion-Lahille, « La production littéraire de Sénèque sous les règnes de Caligula et de Claude », p. 1606. 426 Aussi Sen. Ep. 99.16. 427 Cons. ad ux. 610D. Ce topos consolatoire est intitulé « l’argument de symétrie » voir DNR III, 972-975 et Warren, Facing Death, Epicurus and his Critics, p. 57-108 ; voir aussi Sen. Ep. 87.11 ; 99.4 ; Cons. Apoll. 111C. 425

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patiemment428. Et s’il s’agit d’un autre, tu estimes qu’il faut l’exhorter à être mesuré (μέτριον) dans sa détresse et son anxiété. (fr. VII, 60, trad. P. Fuentes González, légèrement modifiée)

De même, Suplicius Rufus, enjoint Cicéron de ne pas agir comme ces mauvais médecins qui déclarent savoir guérir les autres mais sont incapables de se guérir eux-mêmes429 et ce même motif est illustré en Tusc. III, 71, par l’exemple d’Oïlée tiré de la tragédie perdue de Sophocle. f ) Les exempla : comme on l’a signalé, les œuvres consolatoires alternent arguments et exemples qui ont pour ambition d’offrir à la personne endeuillée un modèle d’émulation430. Aussi l’auteur de la Consolation à Apollonius rappelle-t-il le comportement exemplaire de personnages illustres tels Anaxagore, Dion ou Périclès qui accueillirent sans broncher l’annonce du décès de leur enfant, ou Xénophon, poursuivant, impavide, le sacrifice qu’il avait entamé, heureux que son enfant eût rendu l’âme dans un geste de bravoure431. Télès se conforme à nouveau aux règles du genre quand il loue l’attitude joyeuse des femmes lacédémoniennes de la mort de leur fil au front432. Le fragment de Télès en regard des Tusculanes Les nombreux parallèles entre les solacia du texte de Télès et ceux présents dans les traités de consolation ne laissent planer aucun doute quant à la nature de ce texte. La discussion sur le sens de l’absence de passions est immédiatement suivie d’un discours consolatoire. Mais la démarcation entre les deux parties est artificielle, et résulte du fait que l’on fait fit de l’origine commune de la réflexion sur la gestion des passions et du discours consolatoire. Ce texte forme un tout indissociable. Il est donc nécessaire de requalifier le fragment de Télès : il s’agit d’une consolation. Ce texte, avec le fragment Sur l’exil, constitue la plus ancienne pièce de En suivant la correction de O’Neil (Teles, the Cynic Teacher, ad loc.) : οὕτως οἴει δεῖν δυσφορεῖν. ἀλλ᾽ οὐ πράως καὶ εἴπερ ἕτερον. 429 Cic. Ad fam. IV, 5.5 et voir aussi Cons. Apoll. 118C. 430 Mais parfois également il s’agit d’exemples négatifs, comme par exemple, Sen. ad Marc. 3.2-3. 431 Cons. Apoll. 118D-119E ; voir aussi Val. Max. V, 10. 432 fr. VII, 57-59. Dans ce contexte, Télès cite une inscription des Lacédémoniens : « ils pensent que ce qui est bien ce n’est pas mourir ou vivre, mais d’accomplir les deux noblement » (fr. VII, 59) – référence que l’on trouve également en Cons. Apoll. 110C. L’exemplarité des femmes spartiates est un lieu commun de la littérature antique. Voir par exemple, Plut. Apopht. Laco. 241 A-D, et Fuentes González, Les diatribes de Télès, p. 510-514 et Mendels, « Sparta in Teles’ περὶ φυγῆς ». 428

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consolation que la littérature grecque nous ait léguée dans une forme aussi complète433. Certes, le Περὶ πένθους de Crantor précède Télès de quelques dizaines d’années mais ce traité n’est connu que par quelques fragments épars, issus de diverses œuvres bien plus tardives. Malgré le peu d’intérêt qu’il soulève eu égard à l’argumentation philosophique, le Περὶ ἀπαθείας de Télès apparaît comme un témoignage précieux par son ancienneté du lien qui unit, aussi bien historiquement que conceptuellement, le discours sur les passions et le genre littéraire de la consolation. L’analyse du septième fragment de Télès permet d’éclairer le cas cicéronien puisque, en imbriquant registre consolatoire et discussion théorique sur les passions, Cicéron utilise un procédé similaire à celui de Télès. Cicéron n’a sûrement pas lu Télès. Cet auteur n’est jamais mentionné dans l’Antiquité, y compris par Diogène Laërce et, sans Stobée, il serait sans doute tombé dans les oubliettes de l’histoire. On peut dès lors envisager Télès et Cicéron comme deux vestiges d’une tradition philosophico-littéraire qui associe réflexion sur les passions et discours consolatoire. La réflexion théorique sur les passions, le questionnement concernant la nécessité d’en être, soit totalement dépourvu, soit modérément pourvu, a pris également forme au sein des discours consolatoires et fut certainement diffusée par le véhicule littéraire qu’ils constituent. La consolation et la philosophie des passions partagent sans doute un tronc commun qu’il importe de souligner car il permet d’élucider les questions soulevées par la présence de nombreuses traces d’un discours dans l’autre. Ainsi, le rapport entre la consolation et le discours philosophique sur les passions apparaît comme plus complexe que celui d’un mouvement unidirectionnel d’emprunt : il semble plus judicieux d’envisager la perméabilité des deux discours depuis leur origine. Le lien entre les deux discours ayant été établi, il reste désormais à montrer la pertinence du genre de la consolation dans l’étude de la controverse à propos des passions. Investissement des consolations par les controverses Contrairement au texte de Cicéron, le fragment de Télès n’engage pas de polémique contre des adversaires précis. On constate toutefois 433 Dans son analyse minutieuse, Fuentes González (Les diatribes de Télès, p. 494531) fait référence à un nombre important de parallèles, dont certains sont issus des œuvres consolatoires. Cependant, il ne tire pas la conclusion qui s’impose. Le deuxième fragment de Télès, Sur l’exil, a quant à lui déjà été identifié comme discours consolatoire, notamment par Hollaway, Consolation in Philippians, p. 75.

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qu’avec l’émergence et la cristallisation du débat au sujet des passions, les consolations furent également mobilisées à des fins polémiques, visant des adversaires philosophiques précis. La Lettre 99 à Lucilius de Sénèque en fournit une bonne illustration. Dans ce cas précis, la controverse n’oppose pas les Stoïciens aux Péripatéticiens mais bien aux Epicuriens. Sénèque saisit l’occasion que lui procure la rédaction d’une consolation à un certain Marulle, endeuillé par la perte de son jeune enfant, pour fustiger une consolation épicurienne et rétorquer aux accusations d’insensibilité que portaient les Epicuriens à l’encontre les Stoïciens. Plus précisément, Sénèque s’en prend à l’idée d’un genre de plaisir parent de la tristesse élaborée dans la consolation du philosophe épicurien Métrodore434. Citant, en grec, le texte de son adversaire, il soumet ses propos à un jugement sévère : « quoi de plus honteux, en effet, que de chercher à saisir du plaisir dans le deuil même ? ». Il s’offusque, en outre, que telles idées émanent de ceux-là même qui nous reprochent notre trop grande rigueur et décrient nos préceptes de sévérité, parce que nous disons qu’il ne faut pas accepter la douleur dans l’âme ou qu’il faut la chasser au plus vite. (Ep. 99.26).

Pour rétorquer à ce type d’accusations, Sénèque insiste sur la distinction entre la pré-passion et la passion. Les premières larmes qui s’écoulent suite à l’annonce du décès d’un être cher ou à l’approche d’un cadavre destiné au bûcher appartiennent à la catégorie des pré-passions – notion que l’on examinera de façon plus détaillée au chapitre consacré à Sénèque. Ces « morsures » de l’âme, ces larmes incontrôlables et naturelles, dont le sage lui-même n’est pas dépourvu, sont des réactions quasi-physiologiques à l’intensité du choc corporel provoqué par la douleur435. Les larmes involontaires se distinguent des larmes consenties, fruit du laisser-aller des personnes endeuillées se plaisant à raviver quelque doux souvenir du défunt436. Ainsi, grâce à ces larmes prépassion434 Ep. 99.25. Selon Wilson (« Subjugation of Grief in Seneca’s ‘Epistles’ », p. 6567), l’adresse à Marulle (et non à Lucilius), le ton autoritaire, la critique acerbe de la consolation de Métrodore et le choix de traiter de la mort prématurée tout comme le faisait Métrodore dans sa consolation, sont autant d’éléments qui pourraient indiquer une fiction forgée de toutes pièces dans le but de rivaliser avec la consolation de Métrodore. 435 Ep. 99.14 et 18. 436 Reydams-Schils se confronte à la question du deuil modéré que Sénèque promeut dans ses consolations dans son The Roman Stoics, p. 134-141. Elle souligne que les élans de tristesse que Sénèque tolère en temps de deuil, comme dans de ce texte (Ep. 99), ne peuvent être considérés comme des pré-passions car, si tel était le cas, il s’agirait d’une

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nelles, Sénèque parvient d’une part à se conformer à la règle du genre, c’est-à-dire, à prôner une mesure dans les larmes, et de l’autre, à rétorquer aux accusations épicuriennes d’insensibilité : Quoi  donc ? Je recommande maintenant la sévérité (duritia) ? Je souhaite que ton visage soit impassible jusque dans les funérailles ? Je refuse même que ton âme se contracte ? Certes non ! C’est de l’inhumanité et non de la vertu, que d’observer les funérailles des siens avec les mêmes yeux que ceux avec lesquels on les observait de leur vivant, et de ne point être troublé lors dans la première séparation des siens. Suppose en effet que j’interdis certains [mouvements de l’âme] ; il en est qui sont autonomes. Même à ceux qui tentent de les retenir les larmes échappent, et, en se répandant, adoucissent l’âme. (Ep. 99.15-16)

Le débat apatheia-metriopatheia dans les consolations : Hérode Atticus contre les Stoïciens C’est chez Aulu-Gelle que le lien étroit entre la réflexion sur le deuil et la controverse entre éradication et modération des passions se manifeste avec le plus de netteté. Dans ses Nuits Attiques, l’érudit romain rapporte la dissertation contre l’apatheia stoïcienne437 de l’orateur Hérode Atticus, dont il fut l’auditeur à Athènes. Le compte-rendu d’Aulu-Gelle rapporte que le plaidoyer contre l’apatheia stoïcienne se structurait auréponse pour le moins inadéquate à l’accusation d’insensibilité portée par les Epicuriens à laquelle Sénèque réplique dans ce texte. Ces réflexes involontaires sont en effet dépourvus de la part de raison qui semble à l’œuvre dans le deuil modéré. Elle note, en outre, que la possibilité d’une inflexion de la doctrine stoïcienne dans le sens de l’addition d’une eupatheia correspondante à la tristesse, qu’elle identifie notamment chez Philon et Epictète, ne peut constituer la solution pour le deuil toléré par Sénèque. En effet, dans la plupart des cas de deuil, les chagrins modérés ne sont pas le fait des sages mais bien des non-sages. Elle conclut néanmoins que dans cette consolation à Marulle, Sénèque se rapproche considérablement de la conception d’une eupatheia de la tristesse. Elle souligne également l’importance du genre de la consolation ainsi que sa visée fondamentalement thérapeutique : « With the passages of Seneca’s consolation we may be coming up against the limits of Stoic theory and the restraints of context of literary genres. Consolations constitute the therapeutic genre par excellence, which come with rhetorical requirements of its own and adapt itself to the emotional and psychological strength of its addressee. » (p.  139). Etant donné que les circonstances de ces larmes involontaires, à savoir l’annonce du décès ou la vision du cadavre, constituent une sorte de premiers chocs, leur interprétation en termes de pré-passions semble toutefois défendable. Graver (« Stoic and Epicurean Consolations in Seneca’s 99th Epistle », p. 244248) quant à elle n’hésite pas à considérer ces larmes volontaires des paragraphes 18-19 comme la manifestation de « larmes eupathiques ». 437 XIX, 12.1 : disseruit autem contra ἀπάθεια Stoicorum.

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tour des arguments suivants : l’impossibilité foncière de l’absence de passions, la mise en relief de la nocivité d’un tel état (tant et si bien qu’il soit envisageable), qui ne serait rien d’autre que de la torpeur psychique438, ainsi que la défense de la nécessité de la mesure dans les passions : Il disait en effet que ces sensations et mouvements de l’âme qui, quand ils sont immodérés, deviennent des vices, sont connectés et liés à une certaine vigueur et vivacité de l’intellect. C’est pourquoi, si, par ignorance, nous les arrachons totalement, nous risquons de perdre également ces bonnes et utiles dispositions de l’âme qui s’y attachent. Il pensait donc qu’il faut les modérer (moderandos esse) et les purifier adroitement et avec réflexion. (N.A. XIX, 12.4-5)

Hérode Atticus illustrait son propos d’une fable relative à un paysan Thrace, ignorant et sauvage, lequel, ayant observé son voisin taillant ses frênes et arrachant certaines pousses, fort « d’une audacieuse confiance », alla déraciner pousses fertiles et branchages luxurieux dans son champ. Et Hérode Atticus de conclure en ces termes : Ces adeptes de l’apatheia (isti apathiae sectatores), qui souhaitent paraître tranquilles, intrépides et imperturbables, tandis qu’ils ne désirent rien, n’ont pas de douleur, ne se fâchent de rien et ne se réjouissent de rien, amputés de toutes les fonctions d’une âme plus énergique, vieillissent dans la torpeur d’une vie paresseuse et comme privée de vigueur. (N.A. XIX, 12.10)

L’orateur cible ainsi l’apatheia, formellement identifiée comme stoïcienne et équivalente à l’éradication totale des passions. L’apatheia est présentée comme illusoire et nocive, étant donné qu’elle prive l’âme de ses « nerfs » et de sa vigueur. La défense des passions modérées, fondée sur l’utilité et la naturalité des passions, n’émane pas dans ce texte de philosophes de profession, à l’instar des Péripatéticiens de Cicéron, mais de l’un des plus illustres représentants de la deuxième sophistique. Certes, Hérode Atticus suivit l’enseignement du philosophe platonicien Calvisius Taurus, lequel semble avoir été un adversaire affiché et résolu du stoïcisme439. Au premier livre de ses Nuits 438 N.A. XIX, 12.3 : « l’âme serait languissante et engourdie, privée du support de certaines passions, comme l’équilibre nécessaire à grand nombre de passions ». 439 Aulu-Gelle mentionne également un traité de Taurus contre les Stoïciens (N.A. XII, 5 et spécialement XII, 5.10) ainsi qu’un commentaire au sujet de la colère (N.A. I, 26).

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Attiques, Aulu-Gelle rapporte en effet son attaque contre l’apatheia stoïcienne : Ceci est l’essentiel de la doctrine de Taurus : il juge que l’absence de colère (ἀοργησία) n’est pas identique à l’insensibilité (ἀναλγησία) et qu’une âme non portée à la colère est une chose et qu’une âme insensible (ἀνάλγητον) et privée de sensation (ἀναίσθητον), c’est-à-dire torpide (hebetem) et engourdie (sutpentem), en est une autre. Car, comme pour tous les autres mouvements psychiques que les philosophes latins nomment ‘affectus’ ou ‘affectiones’ et que les Grecs appellent πάθη, ainsi également au sujet de celui qui, quand il devient féroce en vue de la vengeance est appelé colère (ira), il estime que son absence, que les Grecs nomment στέρησις, n’est pas utile, mais qu’est plutôt utile la modération (mediocritatem), que ces derniers nomment μετριότης. (N.A. I, 26.10-11)

L’amalgame classique entre l’absence de passions et l’insensibilité radicale fait surface dans ce texte440. Taurus accuse les Stoïciens de promouvoir une sorte de léthargie psychique. Il importe de souligner que dans l’attaque contre l’apatheia stoïcienne du dix-neuvième livre des Nuits Attiques, le plaidoyer en faveur des passions modérées est présenté comme la réplique à l’attaque d’un philosophe stoïcien qui reprochait à Hérode Atticus « de supporter avec peu de sagesse et peu de courage la douleur causée par le décès de son bien-aimé enfant » (N.A. XIX, 12.2). Par conséquent, le texte d’Aulu-Gelle non seulement témoigne de la popularité de la polémique au sujet des passions au deuxième siècle de n. è. mais il montre également le lien étroit entre la réflexion sur l’attitude à prendre dans le deuil, la philosophie de la consolation et la controverse à propos des passions.

Les termes apatheia et metriopatheia dans les consolations Ce passage d’Aulu-Gelle permet de réfléchir, en outre, aux termes apatheia-metriopatheia. Il semble que ces termes eurent comme terrain privilégié la consolation et les vignettes consolatoires. La distance qui sépare l’apatheia de Télès de l’éradication stoïcienne conforte l’hypothèse d’une affiliation emblématique relativement tardive de l’apatheia au stoïcisme – à savoir, vers la fin du premier siècle ou au début du deuxième Voir par exemple, Pseudo-Archytas, De educ. 41.8-18 ; Gell. N.A. XIX, 12.3 ; Anon. Lond. col. 2.20-24, Sen. Ira III, 3.1 ; Plut. De cohib. ira 457B. 440

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siècle de n. è. Compte tenu de la fréquence des termes apatheia et metriopatheia dans les consolations ou les vignettes consolatoires insérées au sein des discussions plus théoriques, on peut formuler l’hypothèse suivante : l’investissement du discours consolatoire par la polémique au sujet des passions et celui de la controverse au sujet des passions par la consolation a favorisé, avec le temps, la nette affectation du terme apatheia à l’éradication stoïcienne. Dans la littérature consolatoire, le terme d’apatheia est systématiquement soumis à un jugement sévère. L’apatheia est synonyme d’ἀναλγησία, d’indolentia, et est considérée comme une insensibilité inhumaine et tout-à-fait inadéquate en cas de deuil. On peut supposer que, suite à la progression et diffusion du débat entre éradication stoïcienne et modération péripatéticienne, ce terme fut utilisé péjorativement par les contempteurs de l’éradication stoïcienne afin de désigner une doctrine jugée inhumaine. Ainsi, ce qui désignait une insensibilité répréhensible en cas de deuil, ou ce qui renvoyait à l’insensibilité radicale de Stilpon ou Pyrrhon, devint, avec le temps, la marque de l’éradication des passions stoïcienne. Les Stoïciens adoptèrent par la suite cette terminologie, tout en ayant soin de se démarquer de la connotation négative que les détracteurs du Portique avaient associée à ce terme. C’est pourquoi on peut trouver les deux acceptions chez un même auteur. Ainsi, en plus d’une apatheia présentée comme le but visé de l’entreprise philosophique au même titre que l’ἀταραξία ou l’εὔροια par exemple441, Epictète conçoit une acception bien plus négative du terme442. Qui plus est, Diogène Laërce porte à notre attention le fait que les Stoïciens avaient conscience de cette double connotation : Ils disent que le sage est impassible (ἀπαθῆ), parce qu’il ne tombe pas [dans les passions]. Dans un autre sens, ils disent que le non-sage (τὸν φαῦλον) est impassible (ἀπαθῆ), mais dans le sens d’une dureté (σκληρῷ) et d’une inflexibilité (ἀτέγκτῳ). (VII, 107)

Un autre élément à prendre en considération lorsque l’on soulève la question des termes de la dispute est que, si la critique de l’apatheia en cas de deuil est une constante du genre consolatoire, l’appel à la modération en est une autre – et ce, même chez les auteurs qui prônent en général l’éradication des passions tels Sénèque ou Philon d’Alexandrie. Voir p. 142. Voir, par exemple, Diss. III, 2.4 : « Il ne faut pas en effet que je sois impassible comme une statue (ἀπαθῆ ὡς ἀνδριάντα) mais que je prenne soin des relations naturelles ou acquises, comme un homme pieux, comme un fils, un frère, un père ou un citoyen ». 441 442

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Aussi, Philon décrit-il en ces termes l’attitude d’Abraham à la mort de sa femme Sarah : Telles furent les exhortations de la raison : ne pas s’agiter au-delà de la mesure comme devant un événement tout-à-fait nouveau et sans précédent, ne pas faire preuve d’apatheia (μήτε ἀπαθείᾳ) comme si rien de douloureux n’était arrivé mais, en préférant le milieu aux extrêmes, s’efforcer à pratiquer la metriopatheia (μετριοπαθεῖν). (Abr. 257)

De même, alors que Sénèque ne tolère pas la présence de la passion de la tristesse et ce, même en cas de deuil (Ep. 116.1-3), ses consolations abondent pourtant d’appels à garder les passions dans une certaine limite et ce, dans des termes que n’eût pas décriés un philosophe péripatéticien443. J’ai déjà analysé ces passages de Philon et Sénèque en détail autre part et j’ai montré qu’ils ne doivent pas être vus comme un manque de cohérence philosophique mais plutôt comme la manifestation de l’adhésion aux conventions du genre de la consolation444. Quand un auteur comme Philon importe le registre consolatoire au sein de son commentaire biblique, il introduit par là même les attentes littéraires spécifiques du genre consolatoire. Quand Sénèque rédige ses consolations, il sait qu’il est de convenance d’en appeler au chagrin modéré et non pas à son abrogation. L’appel à la modération apparaît en effet partout dans les consolations. Ainsi, dans la Consolation à sa femme, Plutarque prône le mi-chemin entre l’insensibilité et les formes excessives de deuil. Le philosophe de Chéronée tolère les regrets, l’honneur et la mémoire du défunt mais condamne avec force tout désir insatiable de

443 Ainsi il écrit en ad Polyb. 18.5-6 : « Jamais je n’exigerai de toi que tu t’abstiennes absolument de tout deuil. Je sais qu’il est certaines personnes, dont la sagesse est plus dure (durae) que forte, qui nient que le sage puisse être affligé. Il me semble qu’elles ne sont jamais tombées dans un tel malheur, sinon la fortune aurait secoué leur sagesse arrogante et les aurait forcées à admettre, bien malgré eux, la vérité. La raison aura accompli son devoir si elle retranche de la peine ce qui excède et dépasse. Mais que personne n’espère ou ne souhaite en être tout-à-fait dépourvu. Qu’il garde plutôt cette mesure (hunc modum) qui ne ressemble ni à de l’irrévérence ni à de la folie, et qu’il nous garde dans cet état qui est celui d’un esprit pieux et non agité. Que les larmes coulent mais que ces mêmes larmes s’arrêtent ; que les gémissements s’arrachent du fond de la poitrine mais qu’ils aient également un terme ». Voir aussi Ad Marc. 4.1 et 7.1 ; Ep. 63.1, 99.15. Et pour l’analyse de ces passages voir également la discussion de Reydams-Schils, The Roman Stoics, p. 134-141, mentionnée déjà en p. 174, n. 436. 444 Voir Weisser, « Why does Philo Criticize the Stoic Ideal of apatheia in On Abraham 257 ? ».

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lamentations445. Plutarque rapporte en outre que dans une de ses consolations, Epicure critiquait ceux qui retranchent le chagrin, les larmes et les gémissements lors de la mort des leurs proches. Pour les Epicuriens, rapporte Plutarque, cette absence de chagrin qui conduit à l’impassibilité (εἰς τὸ ἀπαθές) anticipe un mal encore plus grand : la cruauté, la soif violente de gloire ou la rage. C’est la raison pour laquelle « il est préférable d’éprouver la souffrance, d’être attristé et, par Zeus, de laisser couler les larmes et de se consumer »446. De même, l’auteur du Sur la vie et la poésie d’Homère attribue à Homère, promu au rang d’inspirateur des philosophes postérieurs, la pensée suivante : Il pensait que deuil de la mort des proches ne doit pas être démesuré – en effet, cela est vil – mais il ne tolère pas qu’il soit totalement extirpé (ἐκκεκόφθαι), car l’absence de passions (τὸ ἀπαθὲς) est impossible pour l’homme (De vit. Hom. 189).

Même Cicéron qui, dans ses Tusculanes, rejetait l’approche péripatéticienne des passions, écrit à Brutus : Etre dépourvu de tout sentiment de souffrance (sensu doloris), cela serait bien pire que la souffrance elle-même, par contre souffrir de façon modérée (modice), cela est certes utile pour les autres mais pour toi, c’est nécessaire. (Brut. I, 9, 2447).

De même, dans le document historique issu des Lettres de Phalaris, datant probablement du premier ou deuxième siècle de  n.  è., l’auteur condamne le deuil excessif et conseille à l’endeuillé de supporter sa peine avec douceur et mesure (πράως καὶ μετρίως448). L’appel à la modération, qui est une constante de l’écriture consolatoire, apparaît souvent sous le terme de metriopatheia. On a déjà analysé en détail le fragment issu de la Consolation à Apollonius qui oppose l’apatheia sauvage et dure à la metriopatheia449. On a montré que le terme de metriopatheia doit être attribué soit à l’auteur de la Consolation à Cons. ad ux. 609A et voir aussi Evangelios, « οὐκ ἀπὸ δρυός οὐδὲ ἀπὸ πέτρης : Plutarch Consolatio ad uxorem 608C und die Umdeutung eines Homersverses », p. 72-75. 446 Suav. viv. 1101A. 447 Voir aussi Fam. V, 16.5 et Att. XII, 10 : tuus autem dolor humanus is quidem sed magno opere moderandus. 448 See Hercher, Epistolographi Graeci, p. 410-411 et Stowers, Letter Writing in Greco-Roman Antiquity, p. 147. 449 Voir p. 138-141 et voir aussi Philon, Ios. 25-27. 445

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Apollonius, soit à un copiste. L’appel à la metriopatheia est maintenu même lorsqu’une vignette consolatoire est importée au sein d’un discours plus théorique. Ainsi, lorsque l’auteur du Didaskalikos, Alcinoos, soutient que les vertus sont des médiétés et les vices des excès, il le fait à travers l’exemple du deuil, mobilisant le champ lexical de l’apatheia et de la metriopatheia. Pareillement, celui qui n’est pas attristé par la perte de ses parents est impassible (ἀπαθής), celui qui est détruit par le chagrin est passionné à l’excès (ὑπερπαθής) et immodéré dans ses passions (ἀμετροπαθής) mais celui qui la supporte de façon modérée (μετρίως) fait preuve de metriopatheia (μετριοπαθής). (Did. 30.5)

Cette tradition perdure jusque dans l’Empire byzantin. En 357, le préfet de Constantinople, Themistius, compose, à la suite du décès de son fils, un discours intitulé Sur la metriopatheia ou l’amour des enfants (Μετριοπαθὴς ἢ φιλότεκνος) qui prend la défense de l’amour des parents envers leur progéniture450. On peut donc supposer que le terme metriopatheia se serait forgé, ou du moins cristallisé, par opposition à l’apatheia. Comme dans le cas de l’apatheia, ce n’est que par la suite que la metriopatheia fut naturellement associée à l’éthique aristotélicienne ou péripatéticienne. Selon cette lecture, le lexique apatheia-metriopatheia est le fruit d’un processus dynamique et polémique. Aussi, quoique ce chapitre puisse sembler quelque peu en marge de l’étude philosophique stricto sensu, il a répondu à la nécessité de répertorier et d’éclairer les diverses manifestations de la controverse à propos des passions. Alors que la consolation a souvent été reléguée à une littérature de second rang, à un exercice scolaire d’une affligeante banalité, on constate qu’elle est un témoin pertinent à l’histoire de la controverse au sujet des passions puisqu’elle en fut le terreau fertile. L’interdépendance entre les débats théoriques et les formes plus populaires de discours éclaire également le fait que l’histoire de la philosophie ne fut pas uniquement écrite par ses plus éminents représentants. L’analyse du septième fragment de Télès a permis de mettre en lumière l’ancienneté du lien qui unit réflexion théorique sur les passions et consolation. Cicéron n’invente donc pas un nouveau genre lorsqu’il aborde les techniques consolatoires au sein d’un débat sur la passion de la tristesse. Par ailleurs, Voir Ballériaux, « Le Metriopathes philoteknos (Discours XXXII) de Thémistius », p. 22-35. 450

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on a constaté que les nombreuses allusions aux arguments consolatoires qui émaillent les textes philosophiques s’expliquent à la lumière de cet ancrage. Les consolations se font l’écho des réflexions philosophiques sur les passions, tout comme les ouvrages philosophiques portent la trace des consolations et adoptent non seulement les topoi propres au genre mais également le large réseau de références qui le détermine. Le genre de la consolation s’alimente du débat sur les passions et l’influence en retour. C’est le dynamisme et la réciprocité entre les deux genres que ce chapitre a permis de mettre en lumière.

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DEUXIÈME CHAPITRE LA CONTROVERSE CHEZ SÉNÈQUE

I. Introduction La démarche de ce chapitre De nombreuses études qui se sont attelées à la psychologie, à la théorie des passions, ou de manière plus générale, à la philosophie de Sénèque, ont, implicitement ou explicitement, fait de l’orthodoxie stoïcienne le critère à l’aune duquel on analyse sa pensée. Ainsi, Grimal préface la biographie intellectuelle de Sénèque en déclarant que « l’un des problèmes principaux posés par l’œuvre et la pensée de Sénèque consiste à déceler si chaque affirmation, chaque formule, est compatible, ou non, avec la tradition du Portique1 ». Dans « Seneca and Stoic Orthodoxy », Rist souhaite vérifier dans quelle mesure ce qu’il nomme « le stoïcisme pythagoricien aux tendances ascétiques » de Sextius, Sotion ou Attalus, a modifié chez Sénèque la version orthodoxe du stoïcisme chrysippéen. Il conclut que les « déviations » de Sénèque ne sont pas tant dues à ces derniers qu’à Posidonius, surtout en matière de psychologie2. De même, dans son analyse très minutieuse des sources du De ira de Sénèque, Fillion-Lahille estime que cet ouvrage, est « une défense du stoïcisme dans ses aspects les plus fondamentaux et les plus traditionnels » et qu’il a contribué à soutenir « la stricte orthodoxie stoïcienne3 ». Pour Cooper, Sénèque demeure fondamentalement fidèle aux principes de l’orthodoxie stoïcienne, telle qu’elle fut formulée par Zénon ou Chrysippe mais, Grimal, Sénèque ou la conscience de l’Empire, p. 21. Rist, « Seneca and Stoic Orthodoxy », p. 1999. 3 Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 12 et p. 14. 1 2

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en tant que directeur spirituel, il en a modifié l’implication pratique4. De nombreuses études s’inscrivent donc au sein de cette démarche interprétative qui érige en canon la doctrine des premiers stoïciens à l’aune de laquelle on jauge celle de Sénèque. Les concepts et arguments développés par le philosophe romain sont alors analysés en termes de remaniement, voire de déviations, d’une pensée originelle. Or, face à la déroutante absence de cette dernière, conséquence d’une conservation trop lacunaire des sources, c’est la reconstruction des dogmes de Chrysippe qui fait surtout office d’orthodoxie rassurante. Bien sûr, il serait sommaire de réduire l’ensemble de la recherche à propos de la philosophie de Sénèque à une analyse de déviances par rapport à une orthodoxie bien établie. De plus en plus d’études abordent en effet la pensée de Sénèque sous un angle différent. Les travaux d’Inwood ont par exemple permis de mettre en lumière la pertinence du contexte intellectuel éminemment romain et latin dans lequel Sénèque a évolué. Ainsi, à ses yeux, Atalus, Sotion et surtout Sextius ont exercé sur Sénèque une influence palpable, notamment décelable dans sa préoccupation majeure pour l’éthique5. I.  Hadot a mis en lumière le caractère foncièrement pluraliste de la philosophie romaine, refusant toutefois à Sénèque le qualificatif d’éclectique, absolument inapproprié selon elle6. Parallèlement, elle a aussi souligné l’orientation thérapeutique et pratique de sa pensée, en la resituant au sein de la longue tradition de la psychagogie antique7. Si l’on a parfois reproché à Hadot de réduire la philosophie de Sénèque à la seule perspective psychagogique, son analyse a néanmoins permis de rendre justice à cet aspect fondamental de sa philosophie, trop souvent négligé, surtout dans la tradition anglo-saxonne. On le verra par la suite, le pan psychagogique de la pensée de Sénèque est naturellement lié à sa philosophie des passions et est indissociable de sa réflexion théorique. On ne peut en outre évoquer le thème de la psychagogie sans faire référence aux nombreuses études consacrées au concept de ‘soi’ chez Sénèque qui, depuis que Foucault voyait en lui un des plus éminents représentants de « l’âge d’or de la culture de soi », ou du « souci de soi », ont 4 Cooper, « Moral Theory and Moral Improvement in Seneca ». Il ajoute que Sénèque s’est également éloigné du stoïcisme traditionnel par l’accent placé sur l’argumentation rhétorique et la critique de l’efficacité des syllogismes. 5 Inwood, « Seneca in his Philosophical Milieu », dans Reading Seneca, p. 7-22. Sur Sextius, voir également Griffin, Seneca, p. 38-52. 6 Hadot, Sénèque, direction spirituelle et pratique de la philosophie, p. 181-188. 7 Hadot, opt. cit. et id., Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, p. 7-95.

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abordé sa pensée sous cet angle8. Que ces études soumettent les thèses de Foucault à de vives critiques ou qu’elles y souscrivent9, le sujet du ‘soi’ chez Sénèque reste une question complexe sur laquelle l’étude de la controverse à propos des passions peut fournir un éclairage utile. Malgré leurs divergences, les études d’I. Hadot et d’Inwood s’inscrivent dans le sillage du récent changement de paradigme adopté pour l’étude de la philosophie romaine. Alors que la littérature philosophique romaine fut longtemps considérée comme le « parent pauvre » de la philosophie classique ou hellénistique, il est désormais communément admis que les conventions discursives et sociales auxquelles elle se plie ne doivent pas s’interpréter comme les signes d’infériorité intellectuelle10. Dans cette optique, de nombreuses études qui rendent à la philosophie de Sénèque ses lettres de noblesse ont récemment vu le jour11. Il n’y a désormais plus grand monde pour soutenir que l’ancrage au sein d’une tradition philosophique et l’originalité de la pensée sont des termes qui s’excluent mutuellement12 ou, encore, que la visée thérapeutique et l’emploi de stratégies rhétoriques se font forcément au détriment de la cohérence et de la sophistication de la pensée. Mon analyse de la controverse à propos des passions chez Sénèque s’inscrit dans cette optique. La tentative de comprendre comment, à chaque époque, les dogmes de l’école sont configurés, articulés ou infléchis en fonction des préoccupations et des pratiques philosophiques contemporaines, est plus à même Voir Foucault, L’herméneutique du sujet, surtout p. 147-150 et p. 235-275. Parmi les adhérents aux thèses de Foucault, voir, par exemple, Ker, « Seneca on Self-Examination : Rereading On Anger 3.36 » et parmi ses détracteurs, voir par exemple Inwood « Seneca and Self Assertion », et Gill, « Seneca and Selfhood : Integration and Disintegration ». Pour l’intérêt croissant sur la question du sujet sénéquien, il suffit de renvoyer au volume dont sont extraites ces deux études, édité par Bartsch et Wray, Seneca and the Self et à Reydams-Schils, The Roman Stoics, surtout p. 16-52. 10 Il suffit de mentionner le volume collectif de Griffin et Barnes (éd.), Philosophia  Togata : Essays on Philosophy and Roman Society ou encore celui de Sorabji et Sharples (éd.), Greek and Roman Philosophy 100 BC-200 AD, 2 vol. Voir aussi ReydamsSchils, The Roman Stoics, ou encore le volume édité par Williams et Volk, Roman Reflections Studies in Latin Philosophy. Cette approche, au demeurant, a été défendue dans les nombreux travaux de Lévy sur la philosophie romaine (comme par exemple dans « Vehementia : A Rhetorical Basis of Polemics in Roman Philosophy »). 11 Il suffit de mentionner le volume collectif édité par Wildberger et Colish, Seneca Philosophus, celui de Volk et Williams (éd.), Seeing Seneca Whole, ainsi que les contributions de Asmis, Schofield, Konstan, Wray, et Littelwood dans Bartsch et Chiesaro (éd.), The Cambridge Companion to Seneca. 12 Sur l’indépendance de Sénèque, voir Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 39 et de manière générale, les études d’Inwood, assemblées dans son volume Reading Seneca. Voir également Ot. II, 1 et III, 1 ; Ep. 45.4 ; Ep. 33 et Ep. 113.1 et 23. 8 9

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d’éclairer la pensée d’un auteur que ne l’est la recherche de déviance par rapport à un présumé système originel au sein duquel les éléments de la doctrine s’enchevêtreraient dans une parfaite cohérence13. Le postulat d’une certaine autonomie intellectuelle à l’intérieur d’un cadre en constante définition semble en effet devoir être de mise quand l’objectif est de traiter une tradition philosophique dont l’histoire est rythmée d’évolutions, d’ajustements et de reformulations des problématiques. Les études exclusivement consacrées aux passions dans la philosophie antique ou dans le stoïcisme, utilisent en général Sénèque de manière périphérique. Quant aux études, de plus en plus nombreuses, qui se consacrent exclusivement à la théorie des passions chez Sénèque, elles se restreignent en règle générale à l’examen d’un aspect bien spécifique de sa doctrine, comme par exemple, la question des ‘pré-passions’ ou celle de l’ordre de la séquence des événements mentaux qui mènent à la passion. Toutefois, le traitement des passions du philosophe romain constitue un chapitre capital de l’histoire de la pensée stoïcienne qu’il convient d’étudier dans sa dynamique globale. Cette analyse montrera que la théorie des passions de Sénèque doit s’envisager dans son contexte immédiat, qui est celui de la controverse avec les défenseurs de la modération des passions. La dispute entre éradication et modération des passions occupe une place prépondérante dans sa philosophie des passions. Elle permet d’expliquer non seulement la structure du De ira et l’articulation dialectique des Lettres à Lucilius consacrées aux passions, mais elle éclaire également l’orientation spécifique de nombreux points de doctrine. Afin de mettre à jour l’importance de la controverse pour la pensée des passions de Sénèque, je m’attellerai d’abord à l’étude de deux notions : la pré-passion et l’assentiment. Ces notions constituent la contribution la plus originale de Sénèque à la théorie des passions. Or, la manœuvre défensive qui sous-tend l’élaboration de ces notions a échappé aux commentateurs jusqu’à présent. Je montrerai que Sénèque réplique, à travers elles, à la critique bien rebattue du caractère irréalisable de l’absence de passion. Cette motivation apologétique n’est pas seulement prégnante dans l’articulation de ces deux notions : elle sous-tend l’ensemble du discours sénéquien sur les passions, comme le montrera l’examen des arguments qu’il développe contre la naturalité, l’utilité et la nécessité des passions. L’examen de la question de l’identité L’article d’Inwood, « How Unified is Stoicism Anyway ? », a remis en question l’idée d’une cohérence « robuste » qui consolide la pensée stoïcienne, en éclairant le contexte dialectique de l’unique source sur laquelle cette idée repose, à savoir, Cic. Fin. III, 74-75. 13

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philosophique des acteurs de cette dispute montrera en outre qu’elle ne concerne pas uniquement les Péripatéticiens et les Stoïciens, mais qu’elle cible les arguments en faveur des passions modérées bien plus que les personnes qui les soutiennent. Les sources Le De ira Le thème des passions irrigue aussi bien les textes philosophiques que les œuvres tragiques de Sénèque14. Au sein de l’œuvre philosophique, deux groupes de textes se distinguent par le traitement spécifique et détaillé des passions : le De ira ainsi que les lettres 85 et 116 des Lettres à Lucilius. Or, il apparaît immédiatement que ces textes abordent les passions par le prisme de la controverse éradication-modération. Ce simple constat atteste d’ores et déjà de la prégnance de la controverse au sein de la réflexion de Sénèque. Le De ira constitue l’exposé le plus complet et le plus pertinent sur la philosophie des passions. Tout comme l’examen de la tristesse dans les Tusculanes donnait à Cicéron l’occasion de brosser un vaste tableau de la théorie des passions, de même, dans le De ira, le traitement de la colère sert de catalyseur à un propos plus général. En consacrant à la colère un traité à part, Sénèque s’inscrit dans la lignée de nombreux auteurs, tels Bion de Borysthène ou Hiéronyme de Rhodes15. L’appartenance du De ira à un genre philosophique établi pose donc la question de la mesure des emprunts de Sénèque aux arguments conventionnels qui caractérisent ce genre d’exercice de style philosophique. Le De ira appartient au début de sa carrière philosophique et a sans doute été rédigé entre 49 et 52 de n. è. Fillion-Lahille, dans le droit fil de Grimal16, a insisté sur l’aspect politique et circonstanciel de l’ouvrage. La recherche de ces dernières années a souligné la pertinence de l’œuvre littéraire de Sénèque pour une meilleure compréhension de sa doctrine philosophique et a montré que les tragédies expriment tout particulièrement l’intérêt du philosophe pour la psychologie des caractères ou les effets ravageurs des passions sur l’âme humaine ; voir par exemple, Rosenmeyer, Senecan Drama and Stoic Cosmology. Cet aspect de la pensée de Sénèque dépasse cependant le cadre de cette analyse. 15 Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 17-28. 16 Grimal, Sénèque ou la conscience de l’Empire, p. 95 et suiv. ; Fillion-Lahille, « La production littéraire de Sénèque sous les règnes de Caligula et de Claude », p. 16061607. A ses yeux, l’écriture du De ira fut motivée par la promulgation d’un édit du nouvel empereur qui promettait des colères courtes et justes (voir Suétone, Vie de Claude, 38.1). Grimal quant à lui (« Rhétorique, politique et philosophie dans le De ira de Sénèque », p. 60), considère les édits de Claude comme la conséquence du traité de Sénèque. 14

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Pour elle, dans ce traité, Sénèque saisit l’occasion de se venger de l’empereur Caligula qui l’avait condamné à l’exil quelques années auparavant (de 41 à 49). La critique virulente de la cruauté et du tempérament colérique de l’empereur assassiné en 41, qu’elle décèle dans ces pages, constitute également selon elle un guide de bonne conduite à l’adresse de Claude, son successeur. La structure du De ira a été sujette à diverses interprétations. Souhaitant répliquer à une série de critiques relatives au manque d’organisation de l’ouvrage17, Fillon-Lahille propose une lecture en trois mouvements principaux, correspondant chacun à l’un des trois livres. Ainsi, selon elle, le premier livre est majoritairement d’inspiration chrysippéenne18 et s’attaque à Platon et Aristote ; le deuxième est d’inspiration posidonienne et s’attelle à contrer la position épicurienne. Quant au troisième, il s’adresse aux contemporains de Sénèque et doit se lire dans le prolongement de la pensée de Sotion, maître de Sénèque, et auteur d’un traité homonyme. Ainsi, le De ira serait structuré par la chronologie des trois périodes phares de l’école19. Dans une approche différente, Nussbaum tente également d’apporter une réponse au manque apparent de structure de l’œuvre. Elle l’explique par le degré de résistance de l’interlocuteur de Sénèque qui, en sa qualité d’homme public romain, tient la colère pour une réponse publique nécessaire et adéquate. Puisque, selon elle, un argument élégant et bien ficelé n’aurait suffi à abattre sa réticence, Sénèque dut recourir aux exemples frappants, répétitions, détours et superpositions thématiques20. Ces analyses ont certes pour objectif principal de réfuter les accusations de rhapsodie portées contre le traité mais l’ambition de dégager d’un ensemble prétendument décousu des paramètres structurants restitue la structure du traité en critère essentiel. Les hiatus, les doubles emplois ou les répétitions d’un même thème, qui étaient alors utilisés à charge contre Sénèque, sont désormais investis d’une portée pédagogique et thérapeutique ou interprétés comme issus de sources distinctes, maniées dans des buts différents. Ainsi, par exemple, selon Fillion-La17 Voir Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 29-38, pour le résumé des différentes critiques sur le manque de structure et sur la recherche des sources du De ira. 18 A l’exception des dix derniers chapitres du premier livre, qui auraient comme source Antipater ; Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 217-220. 19 Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 39-47 et p. 221-236 et id. « Une méprise à propos du ‘De ira’ de Sénèque : la polémique du livre II ne vise pas Aristote mais Épicure ». 20 Nussbaum, The Therapy of Desire, p. 402-438.

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hille, la répétition de la polémique contre Aristote au deuxième livre, n’atteste pas une faute de composition mais révèle plutôt une nouvelle polémique face, cette fois, aux Epicuriens – même-ci ces derniers ne sont pas mentionnés. De manière générale, c’est le caractère hautement spéculatif de l’attribution des sources qui, au demeurant, n’est corroborée par aucune indication textuelle, qui constitue l’écueil majeur de son analyse. Nussbaum quant à elle, a raison d’insister sur l’importance du souci d’efficacité que nourrit Sénèque dans le De ira. Il mobilise en effet toute son ingéniosité rhétorique et argumentative afin de mener son interlocuteur, d’abord réticent au vu de l’aspect paradoxal des thèses stoïciennes, à travers les divers points de la doctrine. Il dépeint un tableau vivant des méfaits de la colère, use d’exemples frappants, recrute aussi bien les personnages du passé que ses contemporains et est même prêt, parfois, à adopter le point de vue de son adversaire pour mieux le contrer ensuite. On constate d’ailleurs qu’au début du premier livre, Sénèque propose de donner des remèdes pour adoucir (leniri ; Ira I, 1.1) la colère, tandis que dès l’entrée du troisième livre, c’est à un adversaire convaincu de la nécessité de l’éradication (iram excidere) qu’il s’adresse (III, 1.1). A ce stade, Sénèque a donc déjà acquis l’interlocuteur à sa cause. Aussi, les conseils pratiques sur les moyens de juguler la colère qui ouvrent la moitié du deuxième livre s’adressent à un interlocuteur désormais persuadé du bien-fondé de l’absence de colère. Or ce moment (II, 18) marque un tournant dans le dialogue qui découpe le livre en deux parties bien distinctes : l’argumentation théorique d’une part (I, 1.1-II, 17.2) et les conseils pratiques de l’autre (II, 18.1-III21). La partie théorique, il faut le souligner, est en fait une riposte à un adversaire, avocat des colères modérées. Après un bref exposé des différentes définitions de la colère, chaque chapitre débute en effet par l’énoncé d’un argument en faveur de la colère, que Sénèque réfute dans le corps du chapitre. A première vue, cette dynamique ne semble s’interrompre qu’au début du second livre, lors de l’exposé sur les pré-passions (II, 1.1-4.1), pour reprendre de plus belle à partir du cinquième chapitre du deuxième livre. Or, comme on le montrera, l’exposé de la théorie des pré-passions constitue une manœuvre défensive contre l’accusation d’inhumanité portée à l’encontre du sage stoïcien exempt de passions. Par conséquent, l’ensemble de la partie théorique du De ira est essentiellement polémique et défensive. Elle s’articule par le biais de la controverse. L’aspect po Cette double structure est également notée par Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 21. 21

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lémique éclaire la structure de l’ouvrage qui se découpe ainsi en deux parties distinctes : 1) une défense de la théorie stoïcienne des passions qui s’élabore par le biais de la réfutation de la modération des passions et des objections formulées à l’encontre de l’éradication et 2) des conseils pratiques adressés à un interlocuteur désormais acquis à la cause. La première partie est théorique, argumentative, et a pour objectif de persuader du bien-fondé de la doctrine stoïcienne des passions ; la deuxième est pratique et porte un enseignement sur l’application concrète de la doctrine. Les lettres 85 et 116 Les Lettres à Lucilius, composées une dizaine d’années après le De ira, correspondent à un autre moment de la carrière de Sénèque, à une époque où il s’était retiré de la vie politique22. Deux lettres s’attellent plus particulièrement à la question des passions (Ep.  85 et 116) et possèdent une teneur polémique frappante. Dès son ouverture, la lettre 116 présente la controverse entre les Péripatéticiens et les Stoïciens : La question a souvent été posée s’il est préférable d’avoir des passions modérées (modicos) ou de ne pas en avoir du tout ? Nous, nous les chassons (expellunt) mais les Péripatéticiens les modèrent (moderant). (Ep. 116.1)

Tout en réfutant l’idée que les passions sont naturelles, cette lettre présente un bref plaidoyer en faveur de la nécessité et du caractère réalisable de l’éradication des passions. La lettre 85 quant à elle, appartient à un ensemble de lettres dédiées aux syllogismes stoïciens (avec Ep. 82 ; 83.8-27 ; 87.11-41). Afin de contrer les passions modérées des Péripatéticiens (Ep. 85.1), Sénèque s’engage, à contre cœur, dans ce qu’il décrit comme des « inepties grecques », des arguties forgées par Zénon, si peu efficaces quand il s’agit de conduire à l’action vertueuse. Cette brève pré22 Les Lettres à Lucilius ont soulevé de nombreuses questions d’interprétation, touchant notamment à leur historicité (par exemple, Cancik, Untersuchungen zu Senecas Epistulae morales, p.  53-54), ou à l’intention de Sénèque dans cet ouvrage. Alors que Cooper (« Moral Theory and Moral Improvement in Seneca »), dans la lignée des travaux d’I. Hadot (Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung), insiste sur la prédominance de la fonction de directeur spirituel, Inwood (Seneca, Selected Philosophical Letters, p. xv-xix et p. 218-219) appelle à dissocier la stratégie littéraire de l’intention philosophique de l’ouvrage et considère avant tout Sénèque comme un homme de lettres, un « littérateur ».

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sentation des sources éclaire donc déjà l’importance capitale que revête la polémique anti-modération au sein de la réflexion de Sénèque relative à la question des passions.

II. De la pré-passion à la passion : défendre la possibilité d’une vie sans passion La réflexion sur les passions de Sénèque est marquée par une insistance particulière sur leur aspect volontaire. Si ce motif n’est pas inédit, Sénèque innove en élaborant cette idée à travers deux notions connexes : la pré-passion et l’assentiment. L’articulation spécifique de ces deux notions a donné à la théorie des passions une nouvelle orientation, aux retombées non seulement conceptuelles mais également pratiques. La pré-passion et l’assentiment ont soulevé de nombreuses questions d’interprétation, aussi bien du point de vue de l’argumentation philosophique que du point de vue de l’histoire de la pensée stoïcienne. La controverse à propos des passions constitue une clé de lecture cruciale, bien que souvent ignorée, pour leur bonne intelligence. Ces deux notions émergent, on le verra, de la volonté de montrer aux contempteurs de l’éradication des passions son caractère réalisable. Les ombres des passions Remarques sur le terme ‘propatheia’ Au premier livre du De ira, Sénèque admet que quand bien même le sage est exempt de passions, il éprouve toutefois des « ombres » ou des « soupçons » de passion : Il sentira un certain léger et faible mouvement. En effet, comme le dit Zénon, même dans l’âme du sage, quand la plaie est guérie, la cicatrice reste. Il sentira (sentiet) en effet des soupçons (suspiciones), des ombres de passions (umbras adfectuum), mais de passions mêmes, il sera dépourvu. (Ira I, 16.7)

Sénèque ne cerne pas la notion de pré-passion par le biais d’un terme technique mais opte pour un langage imagé. Il évoque les « ombres », les « préludes », les « pincements » (ictus), ou encore parle de « préparation de la passion » (praeparatio affectus), de « me-

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nace » (comminatio) de passion ou de « première agitation » (prima agitatio) de l’animus23. De manière unanime, la littérature savante se réfère à cette notion par le terme grec de propatheia. Il convient toutefois de s’arrêter sur cet usage standard et de soulever la question de son adéquation. Certes, il est généralement reconnu que ce terme n’est pas attesté par les sources du stoïcisme mais que son occurrence chez Philon d’Alexandrie, puis dans la tradition alexandrine chrétienne ultérieure (Origène, Didyme l’aveugle, etc.24), constitue un témoignage assez probant de sa technicité et de son ancienneté. Philon offre en effet la première attestation du terme propatheia dans une acception psychologique. Selon Graver, puisque Philon d’Alexandrie ne pouvait avoir connaissance des œuvres de Sénèque ou de celles de Cicéron, l’emploi du terme propatheia indique qu’il reprend un terme technique stoïcien ancien25. Pourtant l’identification du terme grec de propatheia avec la notion stoïcienne de pré-passion chez Philon s’avère problématique. En effet, il Ira II, 2.5 et II, 4.1. Voir Philon, Quaest. Gen. I, 79 ; Graver, « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic Προπάθειαι » ; Origen, Sel. Ps. 4 :5 et Layton, « Propatheia : Origen and Didymus on the Origin of the Passions ». Cette notion apparaît également chez Augustin, notamment dans le de civ. Dei 9.4, Qu. Hept. 1.30 et dans certains sermons ; voir Byers « Augustine and the Cognitive Cause of Stoic ‘Preliminary Passions’ ». Dans les sources classiques, le terme προπαθεία ou le verbe προπαθεῖν apparaît notamment chez Thucydide (3.67), Sophocle (OC 230), Plutarque (par exemple, De tuenda 129D ou fr. 216.a), parfois dans le sens médical de symptôme avant-coureur, parfois dans son acception plus littérale de ‘blesser’, ‘affecter’ ou tout simplement ‘avoir une expérience’ ‘à la place de’ ou ‘préalablement à’ selon les sens ordinaires du préfixe pro. 25 Graver, « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic Προπάθειαι » et id., Stoicism and Emotions, p. 85-108. Il faut cependant noter que le parallèle avec Philon d’Alexandrie (plus spécialement avec Quaest. Gen. V, 73) avait déjà été noté par I. Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, p. 133, n. 45. Selon la datation que l’on adopte pour l’ambassade romaine philonienne auprès de l’empereur Gaius Caligula, il n’est pas impossible que Philon et Sénèque aient été à Rome au même moment. Ce n’est qu’en 41 que Sénèque fut envoyé en exil par Claude, et ce n’est qu’après son retour d’exil, en 49 de n. è., qu’il composa la plupart de ses ouvrages, y compris le De ira. Néanmoins, aucune indication dans les textes philoniens ne permet d’envisager une quelconque influence réciproque entre ces deux auteurs. Contra : Radice (« Le judaïsme alexandrin et la philosophie grecque »), soutient que Sénèque était familier de l’œuvre de Philon en se basant sur Ep. 65 qui, à ses yeux, fait référence au De opificio mundi de Philon. Voir également id., Platonismo e creazionismo in Filone di Alessandria, p. 281-309. Niehoff (Philo of Alexandria, an Intellectual Biography, surtout p. 69-172 et Appendix 1) a identifié l’ambassade de Philon, qu’elle situe aux années 38-41, comme un tournant dans la carrière intellectuelle de Philon, lequel se manifeste par l’assimilation du discours et des thèmes centraux de la philosophie romaine, et plus particulièrement du stoïcisme romain. 23 24

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existe, dans le corpus philonien, une seule occurrence du terme, au sein d’un fragment par surcroît assez elliptique des Quaestiones in Genesim : L’espoir est une certaine de propatheia (προπάθειά τις), une joie avant la joie (χαρὰ πρὸ χαρᾶς) car elle est l’attente (προσδοκία) des biens. (Quaest. Gen. I, 79).

Dans la doctrine stoïcienne, l’espoir constitue une passion à part entière. Or, ici, il est désigné comme une anticipation de la joie (χαρά). Pour Philon, comme pour les Stoïciens, la joie n’appartient pas à la catégorie des passions mais bien à celle des eupatheiai, des bonnes-passions. Certes, il est indéniable que l’alexandrin se permet certaines libertés vis-à-vis de la doctrine stoïcienne des bonnes-passions mais il est néanmoins tout à fait conscient de la distinction majeure entre le pathos et l’eupatheia. Aussi peut-on déjà noter que le terme ne renvoie pas ici à une pré-passion mais bien à une anticipation de l’eupatheia de la joie. Pour comprendre ce texte, il faut en fait le lire à la lumière des chapitres 157-165 du De mutatione nominum, dans lequel l’alexandrin traite du rire d’Abraham en réaction à la promesse d’avoir un fils (Gn 17, 16). Philon s’y attelle à résoudre le paradoxe de l’élan de joie intérieure d’Abraham alors qu’Isaac, symbole du rire et, par extension, de l’eupatheia de la joie (χαρά), n’avait pas encore été créé. La solution envisagée par Philon est qu’il ne s’agit pas d’une manifestation de joie, mais bien d’espoir, défini comme la réjouissance des biens à venir – une sorte de joie avant la joie (χαίρειν πρὸ χαρᾶς ; Mut. 16126). En outre, il explique que le rapport de l’espoir à la joie correspond à celui de la peur à la tristesse : l’un est l’attente d’un bien, l’autre celle d’un mal. Ainsi, selon la logique du texte, l’espoir est conçu comme une eupatheia et semble remplir le rôle que la volonté (βούλησις) joue dans le tableau classique stoïcien des eupatheiai. Comme dans le cas des quatre passions cardinales Il faut noter que dans ce texte Philon associe l’espoir à l’ὄρουσις et affilie explicitement ce terme aux Stoïciens, qu’il désigne par ailleurs comme « ceux qui ont pour coutume de créer des mots ». Philon définit l’ὄρουσις comme « une impulsion avant l’impulsion » (ὁρμήν τινα πρὸ ὁρμῆς ; Mut. 160). A ses yeux, l’ὄρουσις correspond à certaines actions des animaux, tel le battement d’ailes des oisillons encore incapables de voler. De telles actions représentent l’espoir, à savoir les signes des événements futurs données par la nature. L’Epitomé de l’éthique stoïcienne d’Arius Didyme définit l’ὄρουσις comme un « mouvement de l’intellect vers quelque chose dans le futur » (φορὰν διανοίας ἐπί τι μέλλον ; Stob. Anth. II, 7.9). La définition que Philon octroie à l’ὄρουσις correspond à celle que le doxographe attribue à l’ἐπιβολή, laquelle est une forme particulière de l’ὄρουσις (ibid. 9a et Plut. De Soll. 961C). Voir aussi l’analyse d’Inwood, Ethics and Human Action, p. 223-241. 26

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stoïciennes, les trois eupatheiai génériques comptent de nombreux cas particuliers27. Il est par conséquent tout à fait envisageable que Philon considère l’espoir comme une déclinaison spécifique de la volonté. Det. 120, confirme par ailleurs cette lecture, puisque les deux passions de la peur et de la tristesse sont opposées aux deux eupatheiai de la joie et de l’espoir. Dans le chapitre consacré à Philon, je reviendrai de manière plus approfondie sur les textes philoniens que Graver considère comme pertinents au dossier de la pré-passion28. Toutefois on constate d’ores et déjà que quand bien même le terme de propatheia est assuré chez Philon, il ne renvoie pas à la passion mais bien à la bonne-passion. En outre, il n’est pas certain qu’il s’agisse d’un terminus technicus ; il est tout à fait envisageable en effet que Philon l’utilise en Quaest. Gen. I, 79 comme synonyme de προσδοκία. D’autre part, même s’il s’agit d’un terme technique, il pourrait simplement renvoyer à un genre particulier de l’ὄρουσις (le mouvement de la pensée vers quelque chose dans le futur29), auquel cas il ne se réfère pas spécifiquement à la notion de pré-passion. Même si l’on admet qu’il y a un lien entre les modes d’expression de la pré-passion et des eupatheiai30, le témoignage de Philon n’est pas assez concluant pour que l’on puisse affirmer de manière décisive que la propatheia est un terminus technicus renvoyant à la notion de pré-passion. Puisque le témoignage philonien pose problème, faire reposer la preuve de l’existence d’un terme technique stoïcien de propatheia sur un seul passage d’Origène qui, au demeurant, connaissait bien l’œuvre de Philon, semble périlleux31. Pour ces raisons et en dépit du fait que le terme de propatheia est devenu standard dans les études stoïciennes, j’éviterai de l’utiliser dans ce chapitre et me cantonnerai plutôt aux termes de pré-passion ou proto-passion32.

Diog. Laert. VII, 116. A savoir Quaest. Gen. I, 79 ; IV, 73 ; I, 55 ; III, 56 ; II, 57 ; IV, 15-17. 29 Voir p. 193, n. 26. 30 Graver, « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic Προπάθειαι » (dans Philo of Alexandria and Post-Aristotelian Philosophy), p. 212-213. 31 Sel. Ps. 4 :5. Layton (« Propatheia : Origen and Didymus on the Origin of the Passions ») considère également que Comm. Matt., Ser. 92 est pertinent au dossier de la pré-passion, malgré l’absence du terme. 32 Graver opte pour ‘unassented feelings’, Inwood utilise parfois le terme de ‘proto-passion’ et on trouve aussi dans la littérature ‘preliminary affections/passions’ ou ‘first movements’. 27 28

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Troubles psychiques et/ou corporels ? Au début du deuxième livre du De ira, Sénèque fournit de plus amples explications sur ce phénomène annonciateur de la passion. Les quatre premiers paragraphes du deuxième livre du De ira constituent sans nul doute le chapitre le plus complet de la notion de pré-passion dans l’histoire de la pensée stoïcienne. D’une part, Sénèque associe la pré-passion à une gamme de réactions (tels les frissons, la chair de poule ou des réactions plus sophistiquées comme l’affection que provoque le spectacle d’un naufrage) et d’autre part, il décrit la pré-passion comme un premier mouvement psychique susceptible d’engager une séquence d’événements mentaux pouvant aboutir à la passion (Ira II, 3.5). A première vue, la pré-passion semble donc obéir à une description double et concerner aussi bien un phénomène mental qu’un phénomène corporel : le trouble qui se déroule dans le champ interne de l’animus d’une part et le trouble corporel tels les pâleurs, tremblements, ou le fait de rougir. La première question concerne donc la nature du lien entre l’événement mental et l’événement physiologique. La pré-passion est-elle définie par la coïncidence de ces deux types d’événements ou bien les modifications physiologiques sont-elles les conséquences, éventuelles ou nécessaires, de la pré-passion ? De façon plus schématique, on peut présenter ces trois possibilités de la manière suivante : A. la pré-passion est à la fois un événement mental et une réaction physiologique tangible. B.1. la pré-passion est un événement mental, éventuellement suivi d’une réaction physiologique tangible. B.2. la pré-passion est un événement mental toujours accompagné d’une réaction physiologique tangible. Tout d’abord, il convient d’expliquer la raison pour laquelle il faut, dans ces différentes définitions, évoquer une réaction physiologique tangible, à savoir, manifeste ou ressentie par l’agent. En effet, dans le système corporéaliste stoïcien, tout événement mental est nécessairement un événement physiologique, à savoir une modification du pneuma psychique. Ainsi, par exemple, la représentation est une modification du pneuma de l’âme, qu’elle soit une ‘empreinte’ comme le pensait Zénon ou une ‘altération’ comme le soutenait Chrysippe33. La représentation est le résultat de l’impact physique sur l’âme corporelle, qui permet de penser le contact physique entre l’objet extérieur et l’hégémonique s’éta S.E. Adv. Math. VII, 228-231 et Diog. Laert. VII, 50.

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blissant par le canal des sens. Mais le postulat d’une équivalence entre l’événement mental et l’affection de l’âme corporelle n’implique pas que l’agent éprouve un ressenti spécifique correspondant à la modification de son pneuma psychique. La modification physiologique que constitue, par exemple, la représentation de ‘ceci est blanc’ n’engendre aucune sensation particulière au niveau de la poitrine, lieu de l’hégémonique. En dehors de la prise de conscience de la représentation34, c’est-à-dire en dehors du fait que le récepteur prend conscience de l’objet ou de l’état des choses révélés par l’entremise de la représentation, il n’y a pas de sensation particulière ou de manifestation physique distincte associée au processus par lequel la représentation altère l’état tensionnel de l’hégémonique, aucun pincement ni morsure au niveau du cœur35. Ainsi, la réaction physiologique associée à la pré-passion, qu’elle soit obvie ou des plus discrètes, se caractérise par le fait d’être distinctement ressentie par l’agent ou manifeste pour l’entourage. Pour revenir à présent aux trois propositions de définition, on note que le cas B. 1. cantonne la proto-passion au champ exclusif de l’âme. Certes, il existe une grande proximité phénoménologique entre A. et B.2. mais alors que A. pose la réaction physiologique comme faisant partie intégrale de la définition de la pré-passion, B.2. considère les pâleurs, rougeurs et tremblements comme des effets qui l’accompagnent sans pour autant la déterminer. La littérature savante présente sur cette question des avis divergents. Graver refuse d’inclure les mouvements physiologiques dans la définition de la pré-passion36. Elle note en outre la grande variété des exemples fournis par Sénèque, qui selon ses termes « défient toute analyse ». Ceux-ci incluent aussi bien des réflexes physiologiques (tels les frissons provoqués par l’eau froide), des réflexes conditionnés, des réponses empathiques aux émotions d’autrui (comme le rire ou les larmes contagieuses), ainsi que des réactions esthétiques sophistiquées (comme Aetius 4.12. 2 = LS 39B. Le fait que Chrysippe prenait la sensation des passions dans la région de la poitrine comme preuve de sa thèse cardiocentrique indique bien qu’il considérait la sensation des passions comme suffisamment spécifique et notable pour permettre d’identifier, à travers elle, l’organe affecté (Gal. PHP II, 7.8). 36 Graver, « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic ΠΡΟΠΑΘΕΙΑ ». A ses yeux, telle approche néglige les témoignages philoniens, lesquels n’associent pas la pré-passion aux manifestations physiques. Or, il faut noter dès à présent que son choix des textes de Philon s’opère selon des critères forgés sur une conception de la passion et de la pré-passion qui correspond à celle de Sénèque et non pas à celle de Philon. On reviendra sur ce point de manière plus approfondie au chapitre sur Philon. 34 35

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celles provoquées par le théâtre, la lecture ou la vue d’un tableau). A ses yeux, cette vaste étendue du champ de la proto-passion s’explique par l’intention générale du chapitre : le but de Sénèque est de définir ce qu’est la passion de la colère. Plus précisément, il souhaite déterminer, à quel moment précis dans la succession complexe des événements psychiques qui forment la passion, l’assentiment est donné à une certaine proposition. Ainsi, elle note que le dénominateur commun à l’ensemble de ces phénomènes est qu’ils sont provoqués sans assentiment37. Aux yeux de Sorabji, par contre, les pré-passions sont à la fois des réactions physiologiques et à la fois des phénomènes mentaux vécus intérieurement38. A  l’instar de nombreux commentateurs, pour Sorabji, la pré-passion renvoie à ce que l’on a nommé dans cette études les ‘sensations affectives’. Selon une grille de lecture qui applique le modèle du double-jugement à l’ensemble des passions, les mouvements d’expansion, d’évitement, de contraction,  etc., que l’agent juge appropriés lors du processus de la formation de la passion, correspondent aux pré-passions. Les pré-passions seraient donc les sensations affectives ressenties dans la région du cœur, qui émanent de la représentation de tel ou tel objet comme bon ou mauvais39. L’écueil majeur de cette thèse est qu’elle n’a pour soutien textuel que le terme ictus qu’utilise Sénèque dans le contexte de la pré-passion40. Si l’on choisit de le traduire par « morsure » (j’ai pour ma part préféré « pincement »), on pourrait effectivement avancer qu’il renvoie au mouvement de contraction associé à la tristesse, c’est-à-dire à la συστολή. Mis à part les raisons que l’on a déjà exposées pour lesquelles le modèle du double-jugement appliqué à l’ensemble des passions n’est pas adéquat, il faut remarquer que dans la plupart de ses occurrences, ictus semble simplement désigner un « coup »41. Par ailleurs dans les chapitres du De ira, ce terme plurivoque renvoie à la pré-passion de manière générale, et non pas à un phénomène qui précède la seule tristesse (II, 1.2. et II, 4.242). Le Graver, Stoicism and Emotion, p. 96-97. Sorabji, « Chrysippus, Posidonius, Seneca : a High-level Debate on Emotion », p. 160 et pour les « sensations affectives » voir p. 36. 39 Sorabji, « What is New on Emotion in Stoicism after 100 B.C. », p. 167-168 et id. « Chrysippus, Posidonius, Seneca : a High-level Debate on Emotion », p. 149-150 et Emotions and Peace of Mind, p. 66-75. 40 Voir p. 191. 41 Comme par exemple en Ira II, 24.4 ou ad Marc. 9.5. 42 Par ailleurs, comme on le verra sous peu, en Ep. 57.3, l’ictus est décrit comme ce qui conduit à la peur et ne correspond donc pas à la sensation affective associée à la 37 38

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terme ictus est traité au même titre que les autres troubles physiques, tels les pâleurs ou les tressaillements43 et ne semble donc pas correspondre à la sensation affective relative à la tristesse. Le texte du De ira décrit les ressorts de la proto-passion en la cantonnant à l’événement mental : Aucune de ces choses qui percutent (impellunt) l’âme par hasard ne doit être appelée une passion (adfectus). Elles sont, pour ainsi dire, subies (patitur) plus qu’elles ne sont produites par l’âme. La passion ne consiste pas à être mis en mouvement par la réception des représentations des choses, mais bien de s’y livrer et de poursuivre ce mouvement accidentel. (Ira II, 3.1)

Ce passage présente la pré-passion comme une mise en mouvement de l’animus, causée par la réception d’une φαντασία. Dans ce texte, Sénèque ne fait pas état de troubles physiques subséquents à la réception de l’offense mais insiste sur le fait que la pré-passion ne doit pas se confondre avec la passion qui, elle, implique l’assentiment. Comme il l’explique par la suite : La colère n’est pas tant le fait d’être mû que de faire une saillie. C’est une impulsion (impetus). Or, il n’y a jamais d’impulsion sans assentiment de l’esprit (sine adsensu mentis) […] Donc cette première agitation de l’animus (illa prima agitatio animi) que percute (incussit) la représentation de l’offense n’est pas plus de la colère que ne l’est la représentation même de l’offense. (Ira II, 3.4)

Aussi, pour Sénèque, c’est la représentation d’une offense (species iniuriae) qui produit un léger mouvement de l’âme. Si l’agent, réceptacle de la représentation de l’offense, en reste là et ne se persuade pas du bien-fondé de la représentation ainsi que de la nécessité de chercher une vengeance, il n’y a aucune passion et l’âme demeure stable. En revanche, si la représentation est suivie de l’assentiment, elle engendre alors l’impulsion contraire à la raison qu’est la passion. De même qu’il peut évoquer à d’autres endroits des « mouvements de l’animus qui ne souhaite pas être mû » (Ira II, 2.5), Sénèque souligne dans ce passage le fait que la pré-passion est indépendante de notre volonté.

tristesse. 43 En Ep. 57.3, ictus renvoie au trouble ressenti en son for intérieur.

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Ces deux textes montrent que la proto-passion est avant tout conçue comme un phénomène psychique associé à la réception d’une représentation. Cette lecture est d’ailleurs confirmée par un passage d’Aulu-Gelle qui rapporte l’épisode d’un fameux philosophe stoïcien, dont il tait le nom, qui pâlit lors d’une tempête en mer. Après avoir éconduit un Grec d’Asie Mineure qui moquait cette lividité soudaine comme le signe irréfutable de la peur, le philosophe stoïcien fournit à Aulu-Gelle une explication : « cette brève frayeur, toutefois nécessaire et passagère  (N.A. XIX, 1.13) » n’est pas une passion. Et le philosophe d’en amener pour preuve un fragment d’Épictète, connu uniquement par le biais de cette citation, laquelle distingue entre la réception non-volontaire de représentations en son âme et le fait d’y donner son assentiment : Les représentations de l’âme, que les grecs appellent phantasiai, par lesquelles l’intellect de l’homme est frappé aussitôt que la première apparence de quelque chose percute l’âme, ne relèvent ni de la volonté ni ne dépendent de nous mais, par une certaine force qui leur est propre, elles se portent à la connaissance des hommes. (N.A. XIX, 15)

Ces mouvements rapides et non réfléchis, insiste-t-il, ne sont donc pas des passions : ils anticipent l’office de la raison44. Quand bien même la proto-passion est ici associée aux troubles physiques, ces textes indiquent qu’elle est avant tout pensée comme un événement psychique, mental, à savoir comme un léger trouble de l’âme provoqué par la réception d’une représentation. Les linéaments de la proto-passion qui émergent de ces textes relègue ainsi l’aspect physiologique à un statut secondaire et non définitionnel, par conséquent, l’option A) peut être éliminée. La place des mouvements corporels Reste à élucider le rôle de la modification physiologique tangible. Sénèque, il est vrai, étoffe sa discussion de nombreux exemples de troubles ou modifications corporels auxquels les proto-passions sont associées.  Ainsi on compte le vertige provoqué par la vue d’un précipice, le fard qui survient à l’audition de propos embarrassants, la chair 44 Cette anecdote est aussi relatée par Augustin dans la Cité de Dieu, dans le passage qui justement présente la controverse éradication-modération entre Stoïciens et Péripatéticiens comme une querelle de mots. Il faut cependant noter qu’Augustin se réfère à ces troubles de l’âme comme à des passions à part entière (de civ. Dei IX, 4 et voir aussi Gn. Litt. XII, 19, 41).

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de poule face aux mauvaises nouvelles (II, 2.1), ou encore l’excitation sexuelle et les modifications de la vue. Il évoque en outre le rire qu’entraînent d’autres rires, l’affliction commune avec la foule qui pleure (II, 2.5) et les genoux tremblants du soldat au signal du combat. De même, dans la lettre 57, Sénèque évoque le pincement (ictus) qu’il éprouva lors de la périlleuse traversée du tunnel reliant Baies à Naples. Il décrit une sensation engendrée par le caractère inédit et repoussant de l’expérience, laquelle, fut toutefois radicalement dénuée de peur. Ces affections corporelles issues de la proto-passion, insiste-t-il, échoient aussi bien aux sages qu’aux personnes imparfaites. Même l’homme parfait, sur lequel la fortune a perdu ses droits, subira des changements de teinte (Ep. 57.345). Il est inévitable que l’expression du visage se contracte devant un triste spectacle, que la vue se brouille à la vue d’un précipice, que l’on tremble face à l’inattendu ou encore, que l’on puisse s’évanouir à la vue du sang. Tout ceci n’est pas de la peur mais bien une « affection46 naturelle et invincible par la raison » (Ep. 57.4). En outre, à l’occasion de la consolation écrite à Marulle, Sénèque rappelle les larmes spontanées qui s’écoulent à l’encontre de notre volonté. Ainsi, face au décès d’un proche, le sage versera quelques larmes mais il ne livrera point son âme à la douleur (Ep. 99.2747). Ainsi, au vu des nombreuses mentions de réactions physiques variées associées aux pré-passions, il ne fait nul doute que, pour Sénèque, le lien entre la réception de la représentation et l’événement physiologique tangible est fondamental, de sorte que B.2. semble constituer l’option de lecture la plus satisfaisante. La pré-passion est donc un phénomène psychique qui entraîne à sa suite une réaction corporelle perceptible. La phantasia pré-passionnelle La proto-passion est un léger trouble de l’intellect associé à la réception d’une représentation dans l’âme, suivie d’une réaction corporelle. Cependant, c’est bien l’absence d’assentiment à la représentation qui émerge comme la caractéristique majeure de la pré-passion. C’est d’ailleurs précisément l’absence de l’assentiment qui permet de distinguer Voir aussi Ep. 11.1-2 et 5-6. Le philosophe stoïcien de l’anecdote d’Aulu-Gelle mentionne qu’il est nécessaire que l’âme du sage soit brièvement mue (moveri), contractée (contrahi) et pâlisse (pallescere) lors de l’audition d’un son terrifiant ou d’une terrible nouvelle (XIX, 1.17). 46 Sénèque emploie ici le terme affectio afin de se référer à la pré-passion – terme qu’il prend pourtant bien soin d’éviter dans les paragraphes du De ira. 47 Voir aussi Philod. De morte 20.1-3 et aussi 25. 2-10, 17.37. 45

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la pré-passion de la passion. La question du type de représentation qui n’est pas assentie lors d’un épisode pré-passionnel est plus épineuse. Selon l’épistémologie et la théorie de l’action stoïciennes, l’assentiment peut être donné soit à une représentation non-hormétique, soit à une représentation hormétique. On peut dès lors envisager trois possibilités : une représentation non-hormétique comme, par exemple, 1. ‘c’est un précipice profond’ et deux représentations hormétiques, une de type 2a. ‘il convient que je ne chute pas dans ce précipice’ et l’autre de type 2b. ‘c’est un mal que je chute dans ce précipice’. L’assentiment à 1. engendre la croyance que le précipice est profond. L’assentiment à 2a. engendre une impulsion qui n’est pas passionnelle alors que l’assentiment à 2b., qui attribue à tort la valeur de mal à un indifférent, engendre la passion de la peur. A première vue, Sénèque semble fournir un élément de réponse lorsqu’il explique que même le plus sage des hommes éprouvera ce pincement de l’animus « qui nous ébranle après l’opinion de l’offense » (qui nos post opinionem iniurae movet ; II, 2.2). Si l’on conserve l’aspect temporel du post48, on pourrait envisager que la représentation associée à la proto-passion est postérieure à la formation d’une opinion relative à l’événement déclencheur et qu’elle implique un certain type de réaction par rapport à l’événement, jugée bonne ou convenable. Dans ce cas, la proto-passion s’envisagerait comme l’ébranlement de l’âme lié à une représentation hormétique. Puisque, comme le dit Sénèque, la passion comprend la pré-passion (II, 2.2), la représentation non-assentie pourrait être identifiée à la proposition hormétique qui, quand elle est assentie, suscite la passion, à savoir à 2b.49 Pourtant, la lecture de la pré-passion comme réception d’une représentation hormétique susceptible de générer une passion pose plusieurs difficultés. Tout d’abord, on voit mal comment le processus complexe, qui comprend la formation de l’opinion sur l’événement incitateur de la proto-passion suivie de l’attribution de valeur de bien ou mal à l’action potentielle de l’agent vis-à-vis de cet objet, préserve la spontanéité des préludes de passions que Sénèque brandit clairement comme un trait 48 Contrairement à la plupart des traducteurs comme par exemple, Bourgery chez Budé : « ce premier choc dont l’âme est ébranlée à la pensée d’une offense » ; Procopé (Seneca, Moral and Political Essays) : « that first mental jolt which affects us when we think ourselves wronged » ou encore Kaster (Anger, Mercy, Revenge) : « the initial mental jolt that stirs us when we believe we’ve been wronged ». 49 C’est l’option choisie notamment par Sorabji, « Chrysippus, Posidonius, Seneca : a High-level Debate on Emotion ».

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fondamental de la proto-passion. Deuxièmement, comment conserver la passivité de l’agent, lequel, même s’il n’y assent pas, entretient une idée sur la relation spécifique qu’il convient d’adopter envers cet objet ? Il va sans dire que l’absence d’assentiment garantit la passivité de la pré-passion. Néanmoins la formulation d’une proposition concernant une certaine action ou réaction par rapport à l’événement extérieur clairement identifié par l’agent exige un engagement plus franc que le simple fait d’être touché par la représentation de l’objet extérieur. Le troisième problème concerne le fait que le sage est également sujet aux pré-passions. Si l’on accepte l’idée que la représentation pré-passionnelle est identique à celle qui provoque la passion, on doit conclure que le sage entretiendrait, mais sans y assentir, une proposition erronée. Certes, telle possibilité n’est pas exclue a priori mais elle cadre mal avec la perfection radicale qu’implique la vertu50. Finalement, comment expliquer qu’une représentation puisse produire une impulsion, manifestée par le mouvement corporel, sans avoir été assentie ? Ceci, comme l’ont noté certains commentateurs, constitue sans aucun doute l’écueil majeur auquel se heurte tout essai d’identification de la représentation pré-passionnelle51. Au vu de ces difficultés, il est préférable de donner à la représentation proto-passionnelle une interprétation qui tienne compte de son caractère fulgurant, de la passivité de l’agent ainsi que de sa susceptibilité à générer une réaction sans assentiment. Pour ce faire, il paraît judicieux de débuter l’analyse à partir des effets corporels que suscite la pré-passion, à savoir à partir des phénomènes spontanés et automatiques tels les frissons, la chair de poule, le clignement des yeux ou le dégout issu d’un contact repoussant que Sénèque associe distinctement à la pré-passion (II, 2.1 et II, 4.2). Plutôt que de tenter d’ajuster ces exemples au cadre formel de la théorie de l’action, il convient de procéder à partir de ces cas qui, justement, illustrent au mieux le caractère spontané de la pré-passion. Certes, comme on l’a déjà noté, Sénèque englobe aussi bien les réflexes (sans pourtant les nommer ainsi) que des réactions plus élaborées, tels le fait d’être entraîné à rire par d’autres 50 Voir Cooper « Posidonius on the Emotions », dans The Emotions in Hellenistic Philosophy, p. 95-96. 51 Voir surtout Inwood, Ethics and Human Action, p. 175-181. Pour Stevens par contre (« Preliminary Impulse in Stoic Psychology » et id. « Impulse and Animal Action in Stoic Psychology ») ceci ne pose pas de difficulté puisque selon lui, l’impulsion précède l’assentiment depuis le stoïcisme de l’époque hellénistique. Voir également Idelfonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment ».

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rires, le froncement des sourcils devant la représentation théâtrale d’un naufrage, ou encore le trouble ressenti face aux événements du passé, à l’instar des proscriptions de Sylla (II, 2.3-5). L’aspect déroutant du large éventail des phénomènes pré-passionnels a été maintes fois noté et parfois sévèrement jugé par les spécialistes52. Hormis le caractère involontaire, on peine en effet à identifier un dénominateur commun à la proto-colère éprouvée à l’égard de Clodius forçant Cicéron à l’exil et au frisson que provoque l’eau froide. Ce qui est frappant dans ces exemples et qui génère tant de difficultés d’interprétation est qu’il est difficile de fixer avec précision la séquence temporelle de la pré-passion et de la prise de conscience de l’objet extérieur. En d’autres termes, il est difficile de savoir quand se déroule la pré-passion par rapport à l’assentiment à la proposition que ‘ceci est tel ou tel objet’. En effet, parfois la pré-passion apparaît comme simultanée, voire antérieure, à l’identification du stimulus extérieur (par exemple lors d’un sursaut face à un stimulus acoustique) et parfois, elle semble lui être postérieure (comme les réactions relatives aux à l’audition de propos inconvenants). Alors que l’inclusion sous la même bannière propathique des réflexes spontanés et de réactions plus sophistiquées a été taxée de rhapsodie, il semble justement que ce flou apparent peut apporter un certain éclairage sur le contexte dans lequel la réflexion de Sénèque sur la proto-passion a émergé. Il ne faut pas attendre Sénèque pour voir éclore une discussion sur les mouvements involontaires dans l’antiquité. Aristote opérait déjà une distinction entre mouvements involontaires et non-volontaires dans son Du mouvement des animaux (703b3704b3). Alors qu’il compte la respiration, l’éveil ou le sommeil, comme non-volontaires53, les mouvements tels l’excitation sexuelle et le battement de cœur soudain, lesquels, selon son analyse, sont mus « par ce qui apparaît » (φανέντος τινός) mais indépendamment de l’intellect, sont considérés comme des mouvements involontaires54. Par ailleurs Graver, Stoicism and Emotion, p. 96-97 ; Konstan, « Senecan Emotions ». De tels mouvements ne sont pas soumis au contrôle du désir (ὄρεξις) ou de la φαντασία (MA 703b9-10). Il est intéressant de noter que le commentateur du 12eme siècle, Michael d’Ephèse, proposera une interprétation de ce passage qui fait de l’assentiment, la marque du mouvement volontaire (In MA 129 ; Nussbaum, Aristotle’s De Motu Animalium, p. 383). 54 MA 703b5-8. Nussbaum (Aristotle’s De Motu Animalium, p. 382-383) note le passage parallèle du De an. III, 9, 432b28 et suiv., et élabore une interprétation des mouvements involontaires d’Aristote qui présente certaines affinités avec mon interprétation des pré-passions de Sénèque. 52 53

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on trouve les résurgences des débats médicaux que ce sujet soulevait dans le De motibus dubiis de Galien55. On y retrouve d’ailleurs certains des effets physiologiques que Sénèque associe aux pré-passions, à l’instar de l’excitation sexuelle, du clignement des paupières, du rire, ou encore des bâillements56. Galien quant à lui, par l’entremise de l’observation anatomique de phénomènes comme l’érection ou l’extension de la langue, souligne les problèmes inhérents au consensus médical, lequel jusqu’alors, assignait aux seuls muscles l’origine du mouvement volontaire57. En effet, concédant que certains mouvements, tels les vomissements ou le clignement des yeux, sont le plus souvent naturels, c’est-à-dire involontaires (VI, 12-13 et IX, 1), il estime que l’érection et l’extension de la langue, eux, sont volontaires et produits par l’entremise de la « fantasia » (VI, 7 et VIII, 18). Il souligne en outre et surtout, l’existence de bon nombre de cas mixtes (par exemple, la défécation, VII, 1). Cependant, ni Aristote ni Galien ne sont prêts à inclure des phénomènes aussi sophistiqués que ceux que Sénèque associe aux pré-passions. Dans ce contexte, il est bon de rappeler que ce n’est qu’au dix-huitième siècle que Marshall Hall, à la suite des travaux sur la moelle épinière de Charles Bell et de François Magendie, a définitivement mis en lumière l’indépendance de l’action réflexe du cerveau, de la conscience ou de la volonté58. Bien évidemment, malgré sa familiarité avec les théories médicales répandues à Rome59, Sénèque, pas plus que les médecins de son époque, n’était en mesure de concevoir l’exclusivité du rôle de la moelle épinière dans ce type de réactions nerveuses automatiques à un stimulus. Tandis que l’activité réflexe était loin encore d’être décodée – son mécanisme d’ailleurs intrigue encore les scientifiques à ce jour – Sénèque procède à partir de la conviction qu’il existe certaines réactions 55 Pour une défense de l’authenticité du traité voir Nutton, Galen, On Problematical Movments, p. 4-5. 56 Pour excitation sexuelle : Sen. Ira II, 3.2 ; Gal. DMD VI 7 ; Ar. MA 703b5-8 ; le clignement des yeux : Sen. Ira II, 4.2 et Gal. DMD IX, 1 ; le rire : Sen. Ira II, 2.5 ; Gal. DMD X, 5 ; les bâillements : Ira II, 4.2 ; Gal. DMD X, 6 et la note de Nutton ad loc. 57 De manière générale, il considère que les modifications corporelles suivent la représentation de l’âme (IV, 17 et 18). Voir Debru, « Galen on the Unclear Movements ». 58 Wickens, A History of the Brain, p. 189-215 et Clarke et O’Malley’s, The Human Brain and Spinal Cord, p. 323-382. 59 Sur l’assimilation de la médecine grecque à Rome et la diffusion des traités médicaux voir Nutton, Ancient Medecine, p. 157-170. Sénèque était au fait des théories médicales de son époque, et certainement des théories pneumatiques et méthodistes, comme l’a montré Le Blay, « Pneumatism in Seneca ».

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automatiques provoquées par un stimulus extérieur. Ce dernier est en effet fondamental dans le phénomène de la pré-passion : la pré-passion n’est jamais envisagée indépendamment d’un stimulus extérieur. Les expériences familières nous enseignent que face à certains stimuli et dans certaines situations, nous réagissons de manière tout à fait spontanée. Le caractère automatique de la réaction implique forcément le plus faible degré envisageable d’implication de l’agent, ce qui, dans les termes de la théorie stoïcienne de l’action, se traduit par l’absence d’assentiment. Alors qu’il est prêt à envisager un mouvement corporel indépendant de l’assentiment, Sénèque ne peut concevoir qu’une réaction à un stimulus extérieur puisse se produire indépendamment de l’hégémonique, c’est-à-dire sans la médiation d’une φαντασία. Il s’agit là d’un des fondements majeurs de la psychologie stoïcienne : tout contact entre l’agent et le monde extérieur implique une représentation. C’est en effet la représentation qui précisément permet de penser le lien entre l’agent et le monde extérieur et par conséquent, toute réaction face à un événement extérieur implique une représentation. On peut schématiser le raisonnement de Sénèque comme suit : 1. Toute réaction face à un stimulus extérieur implique la formation préalable d’une représentation. 2. Il existe des réactions automatiques provoquées par des stimuli extérieurs. 3. Les réactions automatiques provoquées par des stimuli extérieurs se produisent nécessairement suite à une représentation. A partir du moment où il est admis que la représentation percutante peut induire une réaction spontanée, il importe peu finalement, de fixer avec précision son degré de conceptualisation. Qu’elle soit inarticulée ou fortement conceptualisée, qu’elle précède l’opinion sur l’objet extérieur, ou qu’elle lui soit simultanée ou postérieure, n’a en définitive pas de grande incidence. Ce qui importe en revanche, c’est de conserver à tout prix la passivité du récepteur et la susceptibilité intrinsèque de la représentation à entraîner une réaction automatique. C’est sans doute pour cette raison que Sénèque peut attribuer à la représentation proto-passionnelle aussi bien les automatismes du réflexe que l’offuscation ressentie face au meurtre de Cicéron par les hommes de Marc Antoine. C’est parce que Sénèque procède à partir de ces phénomènes automatiques, toujours suivis d’une réaction physiologique manifeste, et impliquant le degré le plus minimal de traitement de la φαντασία par

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l’agent, qu’il peut évoquer des « ébranlements corporels »60. Alors que Rist y voit l’indice d’un dualisme âme-corps chez Sénèque61, il faut plutôt y déceler le signe d’une réflexion qui s’échafaude à partir du constat que de tels mouvements corporels automatiques existent ainsi que du besoin d’en rendre compte. Le point de départ de la réflexion certes appartient au domaine physiologique mais la pré-passion concerne l’aspect mental de ces phénomènes. Les pré-passions sont des réactions automatiques devant un danger ou un plaisir imminent, face à des objets ou des événements, que le sage reconnaît, après brève réflexion, comme des indifférents, conformes ou non à la nature. On pourrait évoquer une prise de conscience passive voire affective de la réalité qui nous entoure. Tout comme il est aujourd’hui établi que le réflexe est une réponse musculaire involontaire à un stimulus, qui se produit sans l’intervention du cerveau, la pré-passion de Sénèque est une réponse psychique involontaire, provoquée par une représentation, et se déroulant sans l’intervention de l’assentiment. Les proto-passions partagent donc avec les réflexes deux caractéristiques majeures : la nécessité du stimulus extérieur ainsi que le caractère involontaire de la réponse. A  ce titre, il semble judicieux de parler des pré-passions comme des réflexes de l’ἡγεμονικόν. Tout comme certains réflexes peuvent être atténués à force d’entrainement et d’habitude, Sénèque rappelle que l’habitude et l’attention constante peuvent sans doute atténuer les bâillements par sympathie ou le clignement des yeux (IV, 2). Finalement, alors qu’il faut attendre le vingtième siècle pour que les travaux d’Ivan Pavlov et de ses disciples rendent compte de la distinction entre les réflexes innés et les réflexes conditionnés, il y a tout lieu de penser que Sénèque y fait déjà allusion lorsqu’il mentionne le tressaillement du soldat en civil au son d’une trompette ou le geste d’Alexandre vers son épée au jeu de flute de Xénophante (II, 2.6). Ainsi, pour Sénèque, certaines représentations ont la faculté d’entraîner une réaction psychologique innée ou acquise. Cette réaction peut éventuellement précéder la prise de conscience de l’objet extérieur (l’opinion que ceci est x). Ce n’est que dans un deuxième temps, lorsque la prise de conscience passive est transformée en proposition assentie, que l’agent est entraîné soit vers une passion soit vers une action convenable. pulsus corporis ; Ira II, 3.2. Voir aussi Ep. 71.29. « Seneca and Stoic Orthodoxy », p. 2002 et contra Inwood, « Seneca and Psychological Dualism ». 60 61

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Les pré-passions de Sénèque et l’influence de Posidonius Alors que l’on a parfois attribué la paternité de la notion de pré-passions à Sénèque62, la plupart des commentateurs s’accordent désormais sur son ancienneté. Cicéron fait en effet déjà allusion aux pré-passions quand il évoque la morsure (morsus) et la contraction (contractiuncula) de l’âme en Tusc. III, 82-83 et, dans les Nuits Attiques, le philosophe stoïcien qui enseigne la doctrine des pré-passions à Aulu-Gelle l’attribue aux « fondateurs de l’école stoïcienne » (N.A. XIX, 1.1363). Ces éléments permettent de balayer l’idée d’une innovation de Sénèque sans pour autant exclure a priori sa créativité et son originalité64. Dans le contexte de la question de l’origine de la doctrine stoïcienne des pré-passions, la thèse qui a fait l’objet des analyses les plus fouillées est celle d’un lien étroit, qu’il soit d’emprunt ou de confrontation, entre la théorie des passions de Posidonius et la doctrine des pré-passions de Sénèque. Il convient donc de consacrer à cette question un traitement séparé et d’analyser plus en détail les points de vue en faveur d’une réaction directe à Posidonius. Dans le volume collectif The Emotions in Hellenistic Philosophy (éd. Sihvola et Engberg-Pederson), Cooper et Sorabji émettent des avis contraires sur la nature du rapport entre Posidonius et Sénèque en matière de pré-passion. L’article de Cooper « Posidonius on Emotions », place Sénèque dans la continuité de Posidonius alors que celui de Sorabji, « Chrysippus, Posidonius, Seneca : a High-Level Debate on Emotion », identifie une manœuvre défensive de Sénèque face aux attaques de Posidonius contre Chrysippe65. La théorie des passions de Posidonius est une question épineuse qui fait encore couler beaucoup d’encre. Puisque ce sujet a des conséquences directes sur l’examen du lien avec les pré-passions de Sénèque, il faut tracer les grandes lignes de la recherche sur cette question avant d’exposer plus en détail les thèses de Cooper et Sorabji. Griffin, Seneca, a Philosopher in Politics, p. 180-181. Ira I, 16.7. 64 Selon Inwood, l’origine du concept de pré-passion est certes hellénistique, mais post-chrysippéenne (Ethics and Human Action, p.  179) alors que Rist (« Seneca and Stoic Orthodoxy », p. 1997-2003) suppose qu’elle remonte à Chrysippe. Quant à l’hypothèse de Sorabji (Emotion and Peace of Mind, surtout p. 201-203), selon laquelle les pré-passions de Sénèque feraient écho aux « pincements » et « morsures » des passions que l’on trouve chez le philosophe épicurien Philodème de Gadara, elle se heurte aux objections d’Amstrong (« Be angry and sin not »), lequel a montré que Philodème ne se réfère pas à une pré-passion par ces termes, mais bien aux passions elles-mêmes. 65 Thèse que Sorabji défend également dans « What is New on Emotion in Stoicism after 100 B.C. », surtout p. 163-170. 62 63

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Au quatrième et cinquième livre de son PHP, Galien présente Posidonius comme un réformateur de la théorie chrysippéenne des passions, adepte de la psychologie partitive platonicienne et soutenant l’idée que les passions émergent de la partie irrationnelle de l’âme. Le nœud du problème concerne à l’évidence le crédit à accorder à l’exposé de Galien. Cette problématique est souvent exprimée en termes d’orthodoxie ou déviance posidonienne par rapport à la psychologie de Chrysippe. Sorabji, dans la lignée d’Edelstein et de Kidd, le considère comme un réformateur de la théorie des passions66. Toutefois de nombreux commentateurs, parmi lesquels il faut compter Fillon-Lahille, Cooper, Lorenz Tieleman ou Gill, s’accordent sur le fait que la présentation engagée de Galien recrutant Posidonius contre Chrysippe ne peut être prise pour argent comptant67. Ces savants situent Posidonius dans le droit fil de Chrysippe, en lui attribuant soit une psychologie moniste soit une conception de la passion-jugement. Pour Fillion-Lahille, l’Apaméen, « champion de l’orthodoxie », a conservé les principes fondamentaux de la théorie des passions de l’ancien stoïcisme, articulée à ses yeux autours de trois dogmes fondamentaux qui sont a) la passion n’est ni naturelle ni innée, b) elle est un jugement faux de la raison c) et son siège coïncide avec celui de la raison. Pourtant, ajoute-t-elle, Posidonius a tenu compte de la part d’irrationalité, déjà présente, selon elle, dans la doctrine de Zénon. En outre, l’irrationalité qui rend compte de la cause et de l’origine de la passion correspond, à ses yeux, aux premiers mouvements que l’on trouve chez Sénèque68. Cooper, comme on le verra plus en détail, identifie chez Posidonius une volonté de perfectionner la théorie de Chrysippe et identifie dans sa notion de « mouvements affectifs » (παθητικαὶ κινήσεις) la cause de la formation des représentations hormétiques qui entraînent l’agent à leur donner son assentiment. Pour Tieleman, ces mouvements affectifs n’émergent pas d’une faculté indépendante mais attestent l’aspect passif et affectif de l’âme et sont générés lors de l’impact de la représentation sur le pneuma psychique. Dans la lignée de Tieleman, Gill attribue à Posidonius l’articulation de l’idée d’une « inertie psychologique », laquelle Edelstein, « The Philosophical System of Posidonius » ; Kidd, « Posidonius on Emotions ». Kidd soutient que ce n’est pas l’unité de l’âme que Posidonius rejette mais bien l’idée chrysippéenne qu’une seule substance implique une seule capacité. Selon lui, Posidonius admettait l’existence de capacités irrationnelles ayant une affinité naturelle pour le plaisir, le pouvoir et des objets similaires. Voir aussi Glibert-Thirry, « La théorie stoïcienne de la passion chez Chrysippe et son évolution chez Posidonius », p. 423-434. 67 Tieleman, Chrysippus’ On Affections, pp. 198-287. 68 Voir Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 118-199 ; contra : Inwood, Ethics and Human Action, p. 263, n. 44. 66

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cependant ne sort pas du cadre conceptuel élaboré par Chrysippe69. Lorenz quant à lui distingue deux emplois différents du terme pathos chez Posidonius : l’un correspond au modèle « classique » chrysippéen alors que l’autre correspond au « mouvement affectif » (ou d’« attraction affective » ; ὁλκὴ παθητική) déterminé par un assentiment qu’il qualifie de passif. Alors que l’assentiment actif constitue un jugement de l’aspect rationnel de l’âme, l’assentiment passif correspond à la faiblesse qu’a la raison de s’opposer au mouvement affectif. C’est cette faiblesse génèrant le mouvement pathétique, qui conduit à la fausse supposition (ψεύδη ὑπόληψις) et au type particulier d’impulsion que constitue la passion70. Ainsi, selon cette grille de lecture, Posidonius aurait maintenu le point de vue classique qui considère les passions comme des jugements mais il aurait conçu en outre l’existence de mouvements de l’aspect irrationnel de l’ἡγεμονικόν. Plus récemment, A. G. Long a appelé à distinguer la question de l’affiliation de Posidonius à Platon de celle de la modification de la psychologie de Chrysippe et a souligné le fait que la critique ponctuelle de Chrysippe n’implique pas forcément l’adoption de la psychologie de Platon. A  ses yeux, Posidonius a distingué les passions de ce qu’il nomme les « sous-passions » (les παθητικαὶ κινήσεις), lesquelles forment une étape préalable à la passion et peuvent donc être sujettes à l’éducation même chez les êtres pré-rationnels71. Le lien entre les pré-passions de Sénèque et Posidonius dépend, on le voit bien, de la doctrine de l’âme et des passions qu’on attribue à Posidonius. Cooper considère les pré-passions de Sénèque comme un prolongement des modifications apportées à la doctrine chrysippéenne des passions par Posidonius ou, plus précisément, comme une adoption de la théorie posidonienne des mouvements psychiques irrationnels. D’après lui, Posidonius a en effet tenté d’affiner et de consolider la doctrine chrysippéenne des passions afin de la protéger de ses détracteurs platoniciens et péripatéticiens contemporains. Selon son interprétation, la révision et l’innovation majeure de Posidonius tient dans l’articulation d’un concept d’« énergie psychique », une énergie indépendante de la raison et donc non-hormétique, impliquée dans le processus de formation de la passion. Pour Cooper, c’est à cette énergie psychique 69 Selon lui, le changement majeur tient dans la prise en compte explicite (et non plus implicite, comme lors des premiers temps de l’école) des liens entre la doctrine stoïcienne et celle de Platon et d’autres penseurs. Gill, The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, p. 266-279. 70 PHP V, 5. 21. 71 Long, « Plato, Chrysippus and Posidonius’ Theory of Affective Movments ».

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que Posidonius se réfère lorsqu’il mentionne les « mouvements affectifs », les παθητικαὶ κινήσεις72. Puisque cette énergie n’est pas hormétique, elle n’est pas considérée comme une passion (selon lui, en effet, comme Chrysippe, Posidonius définit la passion comme une impulsion excessive et comprend l’impulsion comme le fruit d’un jugement évaluatif ). Posidonius considère que cette énergie psychique fait partie de la nature humaine et qu’elle est éprouvée par tout un chacun avec des variations selon les individus et les circonstances. Selon cette lecture, cette énergie non rationnelle joue un rôle fondamental dans la formation de la passion en tant que source de la représentation hormétique infondée à propos du bien ou du mal73. Cooper identifie trois fonctions majeures des mouvements affectifs. Tout d’abord, ils permettent d’expliquer la raison pour laquelle la raison se pervertit et adopte comme vraies les propositions fausses à propos d’un bien ou d’un mal, présent ou futur. Selon sa lecture, les mouvements affectifs se manifestent par exemple par des mouvements d’attraction, de répulsion ou d’excitation. C’est la force ou la pression qu’ils opèrent par le biais des représentations sur un intellect affaibli qui conduit l’agent à adopter des propositions erronées (à savoir qu’il est approprié de ressentir telle énergie74). Ainsi la contribution majeure de Posidonius est d’expliquer la genèse de l’impulsion excessive qu’est la passion, ce qui faisait défaut dans la théorie de Chrysippe. En outre, parce qu’ils appartiennent naturellement à notre composition physique et psychique et précèdent la formation de l’opinion, les mouvements affectifs permettent de rendre compte des variations d’intensité ou de durée des passions selon les circonstances et les personnes affectées. Finalement, ils permettent également d’aplanir la discontinuité présente dans la théorie de Chrysippe entre le passage de l’enfance à l’âge de raison. En effet, les adultes rationnels éprouvent toujours les παθητικαὶ κινήσεις qu’ils avaient en tant qu’être pré-rationnels, à la différence majeure que ces παθητικαὶ κινήσεις ne suffisent plus désormais à produire une impulsion, comme c’était le cas à l’âge de l’enfance (en notant bien que cette impulsion enfantine n’est à l’évidence pas une passion). A l’inverse de Cooper, Sorabji considère la doctrine des premiers mouvements de Sénèque comme une défense de la théorie de Chry Voir par exemple PHP IV, 7.28. PHP. V, 5.21. 74 La théorie de Cooper procède en effet du modèle du double-jugement appliqué à l’ensemble des passions. 72 73

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sippe contre les objections et modifications de Posidonius75. Selon lui, Posidonius a rejeté l’identification chrysippéenne de la passion comme jugement et a opté pour une âme composite, similaire à l’âme tripartite platonicienne mais composée de capacités (dunameis) plutôt que de parties76. Sorabji liste cinq cas majeurs amenés par Posidonius afin de contrer l’idée chrysipéenne selon laquelle le jugement est nécessaire ou suffisant pour former une passion. Les quatre premiers remettent en question la nécessité du jugement dans la formation de la passion. Il s’agit de : a) la cessation de la passion malgré la permanence du jugement ; b) l’occurrence d’une passion indépendamment du jugement à l’exemple des pleurs involontaires ;  c) la présence de passions chez les animaux et d) l’existence de passions suscitées par de la musique sans parole, et donc, à ses yeux, dépourvues d’opinion. Finalement, e) le fait que la compréhension du danger ne suffit pas à provoquer la peur, mais que celle-ci suit la formation d’une représentation picturale, attaque l’idée que le jugement suffit à provoquer une passion. Pour Sorabji, les pré-passions de Sénèque répondent au cas par cas à ces objections soulevées par Posidonius. Afin de vérifier si, et dans quelle mesure, Sénèque emprunte à Posidonius sa doctrine des proto-passions, il faut prendre en compte les diverses interprétations de la doctrine de Posidonius suggérées par les spécialistes soutenant l’idée d’une relation étroite entre Posidonius et Sénèque – qu’il s’agisse d’une adoption ou d’un rejet. Il ne s’agit donc pas de prendre position relativement à la théorie des pathē de Posidonius mais bien de vérifier, à l’aune des interprétations opposées de Cooper et Sorabji, la nature du lien entre la théorie de Posidonius et les pré-passions de Sénèque. Afin de confirmer la continuité avec un Posidonius « orthodoxe », il faut tout d’abord montrer que 1. la définition des pré-passions de Sénèque correspond à celle des mouvements pathétiques de Posidonius, telle qu’elle est articulée par Cooper et 2. qu’elle remplit une fonction identique, ou tout du moins similaire, à celle que Cooper attribue aux mouvements pathétiques de Posidonius. Pour démontrer au contraire que les pré-passions constituent une contre-attaque par Sénèque contre un Posidonius « réformateur », il faut tout d’abord vérifier qu’il existe bel et bien une correspondance étroite entre les cas 75 Sorabji, « What is New on Emotion in Stoicism after 100 B.C. », p. 163-174 et id. « Chrysippus, Posidonius, Seneca : a High-level Debate on Emotion », p. 149-218. 76 Voir, par exemple, PHP IV, 3.3 ; « What is New on Emotion in Stoicism after 100 B.C. », p. 163-164.

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avancés par Posidonius et ceux amenés par Sénèque, et qu’ils jouent, en outre, une même fonction paradigmatique. Avant toute chose, une remarque textuelle s’impose. Mis à part la mention de Posidonius dans la vignette doxographique du premier livre du De ira conservée par Lactance77, il n’existe aucune autre référence au philosophe d’Apamée dans l’ensemble des trois livres78. Le caractère doxographique de la mention de Posidonius n’attestant pas d’un engagement avec ses idées en matière de passion, l’hypothèse d’une relation étroite entre Sénèque et Posidonius doit tout d’abord se confronter à l’absence de mention explicite de ce dernier. Bien entendu ceci ne suffit pas à réfuter les analyses de Sorabji et Cooper mais il faut toutefois prendre cet élément en considération d’autant que Sénèque n’hésite pas en général à mentionner ou citer Posidonius lorsqu’il lui emprunte quelque point de doctrine ou quand il s’oppose à lui79. Quand bien même on admettrait pour les besoins de l’analyse que Sénèque a passé sous silence sa dette posidonienne, on doit néanmoins émettre certaines réserves sur l’identité des mouvements affectifs de Posidonius, tels qu’ils sont envisagés par Cooper, avec la proto-passion de Sénèque. Certes, les mouvements affectifs partagent avec les pré-passions deux caractéristiques fondamentales : ils sont involontaires et ils ne constituent pas une passion à part entière. Toutefois, il existe des différences majeures. Tout d’abord, pour Posidonius (selon Cooper), alors que la passion reste bien un jugement dépendant de la raison comme chez Chrysippe, l’énergie affective elle, dérive de deux capacités psychiques irrationnelles, empruntées à la psychologie partitive platonicienne, à savoir du θυμός et de l’ἐπιθυμητικόν80. Or, on a beau chercher chez Sénèque un quelconque indice d’une origine non-hégémonique des pré-passions, rien n’indique qu’elles puissent procéder d’une source autre que du lieu même de la réception de la φαντασία. Le fait que Sénèque, parfois prêt à utiliser l’image d’une âme composée de parties irrationnelles81, cantonne les pré-passions à l’animus-hégémonique, constitue donc un premier écueil majeur à leur identification Lact. Ira XVII, 13. Fait également noté par Gill, The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, p. 280. 79 Comme par exemple, en Ep.  78.28, 87.31, 90.7-10 et 31, 92.10, 95. 65-67 et 87.31-40, 104. 22, 121.1. 80 Cooper, « Posidonius on Emotions », p. 85. 81 Ep. 58 et voir p. 245. 77 78

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avec les énergies psychiques de l’Apaméen. La deuxième différence majeure concerne la corrélation entre l’aspect mental et la traduction physiologique manifeste des pré-passions. Alors que chez Sénèque les deux phénomènes sont toujours associés, on voit mal comment, selon l’interprétation de Cooper, les παθητικαὶ κινήσεις de Posidonius peuvent être associées à certains effets corporels manifestes. Il est peu plausible en effet que les tremblements, tressaillements, claquement de dents, changements de teinte et autres phénomènes de ce genre aient été envisagés comme des manifestations corrélatives des παθητικαὶ κινήσεις, que Cooper caractérise au demeurant comme « un sentiment d’inclinaison à agir d’une certaine façon82 ». Ce dernier point touche à une autre différence fondamentale. Les mouvements affectifs de Posidonius se profilent comme un stock d’énergie affective, non rationnelle, totalement indépendante de la raison et de l’impulsion, mais qui peut être recrutée par la raison et jointe à l’impulsion dans la formation de la passion. Il s’agit d’une forme d’énergie ou de motivation sousjacente, d’un trait permanent de notre constitution psychique et qui, de surcroît, constitue un pan majeur de notre personnalité. Cette énergie sous-jacente rend compte de notre manière d’être, de nos inclinaisons ou tendances, et se prête à une certaine mesure d’éducation83. Les παθητικαὶ κινήσεις subsistent dans l’âme et, si elles peuvent être « éveillées » lors de la rencontre avec les objets extérieurs, leurs existence n’en est pas dépendante. Les pré-passions de Sénèque sont quant à elles des mouvements ponctuels, toujours causalement associés à l’événement particulier qu’est la réception de la représentation issue du stimulus extérieur. Elles sont une réaction, une réplique, à un choc extérieur qui, justement, ne révèle pas grand-chose de nous, de nos tendances ou de notre caractère (c’est d’ailleurs pourquoi le sage les subit exactement au même titre que les phauloi). Alors que les παθητικαὶ κινήσεις nous entraînent à nous représenter comme bons ou mauvais les objets envers lesquels nous éprouvons naturellement un mouvement d’attraction ou de répulsion, la pré-passion de Sénèque ne cause pas la représentation. Elle coïncide avec cette dernière et est, pour ainsi dire, son accusé de réception par l’animus. Finalement, la proto-passion de Sénèque ne remplit pas les mêmes fonctions que celles que Cooper attribue aux παθητικαὶ κινήσεις. Certes, elle constitue un élément distinct dans la chaîne des événements psychiques qui aboutit à la passion et, en cela, Cooper, ibid., p. 85. Cooper, ibid., p. 95.

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elle rend-compte dans une certaine mesure de l’origine de cette dernière, mais elle n’est d’aucun secours pour expliquer soit la cause des variations d’intensité des passions soit celle de leur évanouissement autonome. Finalement, elle ne permet en aucune façon de remédier au hiatus entre l’âge pré-rationnel et l’âge adulte. Pour Sorabji, le fait que la discussion des pré-passions de Sénèque traite justement des trois des cas amenés par Posidonius afin de prouver l’existence d’une réponse passionnelle dépourvue de jugement – à savoir, les larmes involontaires, la musique sans parole et les passions des animaux – est significatif. Or, s’il est vrai que ces trois cas sont traités par Senèque, ils ne sont néanmoins pas exclusifs et figurent parmi la longue liste des effets corporels associés aux proto-passions. En d’autres termes, les trois exemples qu’il met en avant ne représentent guère les articulations paradigmatiques de la proto-passion. Ainsi les larmes sont traitées au même titre que les pâleurs ou l’excitation sexuelle (II, 3.2) et s’il est vrai que Sénèque évoque la mélodie martiale des instruments à vent en De ira II, 1-3.1, il ne précise aucunement que la musique provoquant la pré-passion doit forcément être sans parole. Certes, lorsqu’il mentionne brièvement le réflexe conditionné des chevaux de troupe dressant l’oreille au son des armes (Ira  II, 2.6), il semble accorder aux animaux des pré-passions. Cependant il est également possible qu’il s’agit d’une simple analogie servant à illustrer son propos84. Sur la base de cette analyse, il semble que la relation étroite avec la doctrine de Posidonius ne peut être tenue pour fermement établie. En l’absence de témoignages précis sur les pré-passion antérieurs à Sénèque, à l’exception de l’allusion de Cicéron, il est difficile de déterminer avec précision quelle en fut la teneur au sein de la doctrine stoïcienne hellénistique des passions. Par conséquent, il semble plus judicieux de tout d’abord exploiter l’ensemble des données que Sénèque fournit et qui permettent d’éclairer leur fonction au sein de sa doctrine des passions.

84 Généralement, Sénèque qualifie les impulsions animales « d’agitations violentes » (Ira I, 3.7-8). En théorie, puisque Sénèque ne prive pas les animaux de représentations – ces dernières se caractérisent néanmoins par leur opacité et leur obscurité (Ira I, 3.3-8 et voir Vit. beat. V, 1) – il n’y a pas de raison de les priver des pré-passions. Toutefois, on pourrait objecter que puisque la passion « comprend » la pré-passion et que les animaux sont dépourvus de la première, ils le sont donc aussi forcément de la seconde.

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La polémique comme moteur de la théorie des pré-passions de Sénèque Graver décèle à juste titre dans le filigrane des développements sur la pré-passion une volonté de cerner ce qu’est la passion et de déterminer à quel moment précis dans la succession complexe des événements psychiques qui la forment, l’assentiment est donné à une certaine proposition85. Dans une optique similaire, Inwood met l’accent sur l’aspect involontaire qui confère au vaste éventail de pré-passions déployé par Sénèque une certaine unité86. Ainsi, la théorie de la pré-passion permet, par jeu d’opposition, de mettre en exergue la responsabilité de la personne passionnée. Il ne fait aucun doute que la volonté de caractériser la passion joue un rôle majeur dans la présentation de la doctrine des proto-passions mais cela signifie aussi qu’il s’agit de distinguer la passion de ce qui ne l’est pas et a fortiori de ce qui risquerait d’être interprété comme tel. Selon l’interprétation que je souhaite défendre ici, les développements de Sénèque sur les pré-passions doivent se lire comme une réponse aux objections soulevées à l’encontre de la théorie stoïcienne des passions dans un contexte polémique. Le contexte dialectique dans lequel Sénèque introduit pour la première fois la pré-passion est à ce titre hautement significatif. Au premier livre du De ira, l’interlocuteur s’étonne que le sage stoïcien ne soit absolument pas mû en son âme : Quoi donc ? Quand le sage sera confronté à quelque chose de cette sorte, son âme ne serait-elle point affectée et plus agitée qu’à l’ordinaire ? (Ira I, 16.7)

En réponse à son adversaire qui s’étonne de l’impassibilité du sage en présence d’un crime, Sénèque admet que ce dernier éprouvera un faible et léger mouvement : Il sentira en effet un soupçon (suspiciones), une ombre de passions (umbras adfectuum), mais de passions mêmes, il sera dépourvu. (Ira I, 16.7)

C’est donc tout d’abord pour répondre à l’incrédulité que suscite l’idée d’un sage totalement immuable que Sénèque admet l’existence de faibles mouvements en son âme. En outre, au début du deuxième livre, une phrase d’apparence anodine mérite d’attirer notre attention. Sé Graver, Stoicism and Emotion, p. 96-97. Inwood, « Seneca and Psychological Dualism », dans Reading Seneca, p. 54-63. Voir également Sorabji, Emotions and Peace of Mind, p. 78-84. 85 86

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nèque y réfute ceux qui envisagent les changements de physionomies, telles les pâleurs ou les larmes, comme indiquant la présence de passions : En effet, si quelqu’un (quis) tient la pâleur, l’explosion de larmes, l’excitation du liquide sexuel, un soupir profond, la soudaine sagacité du regard et toutes ces choses semblables pour le signe (signum) des passions de l’âme, il est dans l’erreur et ne comprend pas qu’il s’agit en fait d’ébranlements du corps. (Ira II, 3.2)

Sénèque s’adresse ici à un interlocuteur qui confondrait les signes des pré-passions et ceux des passions. Bien entendu, il faut admirer l’habileté oratoire et la virtuosité rhétorique qu’il déploie tout au long des pages du De ira. Les apostrophes, les questions rhétoriques, les interjections et interpellations ont pour objectif de rendre le texte plus vivant et de piquer l’attention du lecteur. Tout comme aucune figure concrète n’est dissimulée derrière les hypophores, il est peu probable que le « quelqu’un » (quis) de la proposition conditionnelle renvoie à un individu spécifique. Néanmoins, si la technique rhétorique écarte a priori le caractère concret des personnages apostrophés ou incarnés, elle n’exclut pas forcément l’historicité des arguments rapportés. Il est donc tout à fait plausible que ce passage reflète une objection courante formulée à l’encontre de l’éradication stoïcienne. Ces deux éléments, à savoir l’incrédulité de l’interlocuteur face à un sage stoïcien trop impassible ainsi que la confusion entre passion et pré-passion attribuée au « quis », fait émerger le cadre dialectique au sein duquel il convient de situer la discussion sur les pré-passions. Les pré-passions de Sénèque sont une réplique à l’objection, par ailleurs bien attestée, que le sage sans passion du Portique n’est qu’une figure chimérique dont les capacités excèdent amplement ce que peut la nature humaine87. L’idée que Sénèque s’emploie à réfuter à travers la pré-passion, à savoir que les pâleurs, larmes et autres troubles physiologiques témoignent de la présence d’une passion dans l’âme, rappelle un fragment de Posidonius conservé par Plutarque dans les fragments du De libidine et aegritudine (ch. 6 = 154 E-K). L’auteur y effectue une division entre les passions psychiques (ψυχικά) et les passions corporelles (σωματικά) et subdivise Comme on le verra, dans le De ira, l’éradication est attaquée par ses opposants comme étant non seulement irréalisable mais également contraire à la nature humaine (Ira II, 12.3). Sénèque reprend ce thème en Ben. II, 5 et Ep. 71.6. Voir aussi I. Hadot, Sénèque, direction spirituelle et pratique de la philosophie, p. 230-233. 87

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ensuite chacune des deux catégories en deux sous-groupes selon le schéma suivant : Passions psychiques A.1. passions A.2. passions psychiques psychiques se simples (ἁπλῶς) rapportant au corps (περὶ σῶμα ψυχικά) désir, peur, tremblements colère. (τρόμοι), pâleurs Elles se situent (ὠχριάσεις), dans les jugechangements d’apparence qui ments ou les suppositions (τὰ suivent la peur ou de la tristesse. ἐν κρίσεσι καὶ ὑπολήψεσιν)

Passions corporelles B.1. passions B. 2. Passions corporelles corporelles se simples (ἁπλῶς) rapportant à l’âme (περὶ ψυχὴν) fièvre, accélération du pouls, contractions, ouverture des pores

léthargie, mélancolie, morsures (δηγμοί), imaginations (φαντασίαι)

Ce schéma montre que l’auteur attribue aux passions de l’âme se rapportant au corps (A.2) des troubles similaires à ceux mis en branle par la pré-passion de Sénèque. Si les pâleurs, les tremblements ou les fards sont perçus comme les effets corporels des passions psychiques, force est de maintenir que l’abolition des passions implique la suppression de ces phénomènes familiers. Or, Sénèque n’a nullement l’intention de dépeindre un sage à l’apparence de glace : Que notre doctrine ne semble pas s’étendre au-delà de la nature des choses. Le sage tremblera, il souffrira, il pâlira. Ce sont tous, en effet, des sensations (sensus) du corps. (Ep. 71.2988).

Faut-il dès lors rejoindre l’interprétation de Sorabji et considérer que Sénèque répondrait à Posidonius en alléguant que de tels phénomènes ne sont pas à ranger au rang des passions89 ? Etant donné que, comme le remarque Kidd, l’authenticité du fragment est douteuse90, on ne peut assoir sur ce texte l’hypothèse d’une réaction de Sénèque à Posidonius. Pace Sen. Ben. II, 5.5 et 6.2. Qui d’ailleurs mentionne également ce fragment en id. « Chrysippus, Posidonius, Seneca : a High-level Debate on Emotion », p. 151. 90 Même s’il admet que Posidonius aurait pu proposer une telle classification des passions. Kidd, Posidonius, The commentary, vol.  2, p.  560-562. Contra : Tieleman, Galen and Chrysippus, p. 250, n. 3. 88 89

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Mais, de manière plus fondamentale, il n’est pas nécessaire de recourir à Posidonius pour trouver l’idée d’une interdépendance du corps et de l’âme. Les considérations sur la réciprocité âme-corps affluent aussi bien dans le corpus médical que dans les textes philosophiques et cette thématique connaît un vif regain d’intérêt dans la recherche de ces dernières années91. Dans le corpus médical, il suffit de mentionner l’auteur hippocratique du De humoribus, qui attachait la passion de la peur aux pâleurs, tremblements et sueurs92, ainsi que la prégnance du concept médical de sympatheia corps-âme/intellect, datant probablement de l’époque hellénistique93. Parmi les textes philosophiques qui supposent une réciprocité psychosomatique, il suffit de rappeler le passage bien connu du De anima 403a16-19, qui laisse entendre qu’Aristote souscrit à l’idée que la plupart des pathē de l’âme, telles la peur ou la pitié, sont communes au corps94. Néanmoins, il n’est nul besoin de sortir du cadre de la pensée stoïcienne pour observer l’existence d’un tel lien. Le philosophe stoïcien du deuxième siècle, Hiéroclès, démontre que le mélange de l’âme et du corps est une mixture (ἡ κρᾶσις) en soulignant la réciprocité manifeste entre les affections du corps et celles de l’âme : Ainsi la sympathie (συμπαθία) entre les deux est totale. Chacun partage les affections (συμπαθὲς) de l’autre. L’âme n’est pas sourde aux affections du corps et de même, le corps n’est pas totalement sourd aux souffrances de l’âme. C’est pourquoi tout comme le délire, les étranges errements de la pensée et l’obstruction de la disposition représentative suivent les inflammations des parties vitales du corps, de même le corps est infléchi par les tristesses, les peurs et les colères, et de façon générale, par toutes les passions de l’âme, jusqu’au changement de teinte, au tremblement des jambes, à l’émission d’urine, au le claquement de dents et même à l’obstruction de la voix et à la surprenante transformation de tout le corps. (IV, 10-20).

91 Il suffit de mentionner ici le volume édité par King, Common to Body and Soul : Philosophical Approaches to Explaining Living Behaviour in Greco-Roman Antiquity. 92 Hippocrates, De humoribus 9 : V, 490.3-5 ; voir aussi Galen DMD VIII, 15 et Nutton, Galen, On Problematical Movements, p. 336-337. 93 Holmes, «  Disturbing Connections ». 94 Le terme de pathē de l’âme implique ici, comme cela a été noté par Shields (Aristotle, De anima, p. 95) un large éventail et comprend aussi bien les représentations, la pensée, que les émotions (voir 403a6-7). Voir aussi MA 701b17-21 et 701b35-702a6 et Nussbaum, Aristotle’s De motu animalium, surtout p.  155. On peut bien évidemment également rappeler le lien opéré dans le Timée entre les passions de l’âme et le corps (86b-87b).

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L’argument d’Hiérocles suit de près un syllogisme démontrant la corporéité de l’âme datant du stoïcisme hellénistique que l’on connaît grâce à un fragment de Cléanthe préservé par Némésius : Aucun incorporel ne partage les affections (συμπάσχει) d’un corps, ni un corps les affections d’un incorporel. Mais l’âme est affectée (συμπάσχει) avec le corps, quand il est malade ou quand il est coupé et, de même, le corps est affecté avec l’âme. Quand elle a honte, il rougit et quand elle a peur, il pâlit. C’est pourquoi l’âme est un corps. (Nem. nat. hom. 2.21.69 = LS 45C)

Sénèque reprend d’ailleurs cet argument en Ep. 107.5 et consacre par ailleurs plusieurs chapitres du De ira à dépeindre avec vivacité les effets corporels de la colère : la sauvagerie du visage, l’agitation des mains, le changement de teinte, la respiration serrée et excessive ainsi que d’autres signes (signa) corporels manifestes de la présence de la passion de l’âme (Ira I, 1.3-795). Au vu du consensus médical et philosophique sur le lien entre les passions de l’âme et celles du corps, les adversaires de l’école stoïcienne, tel le riche grec qui ridiculisait les pâleurs du philosophe stoïcien dans l’anecdote d’Aulu-Gelle, pouvaient facilement stigmatiser une doctrine, tenue, selon eux, d’arborer la figure d’un sage impavide. Du reste, on trouve justement la trace de cette critique quelques décennies plus tard, dans le passage de Plutarque par lequel on a ouvert cette étude : Mais quand, confondus par les larmes, les tremblements et les changements de teinte, ils parlent de ‘morsure’ (δηγμούς) et de ‘perplexité’ (συνθροήσεις), à la place de parler de tristesse et de peur (ἀντὶ λύπης καὶ φόβου) et appellent le désir du petit nom de ‘zèle’ (προθυμίας), ils semblent qu’ils façonnent, à partir des mots, des faux-fuyants et des échappatoires aux réalités, dignes de sophistes et non de philosophes. (Plut. De virt. mor. 449A-B)

Ce passage est lui-même encadré, on l’a vu, d’une critique des eupatheiai, ce qui montre que dans cette section, Plutarque s’en prend aux Et Ira  III, 4. 1-3. Il faut noter que Philodème également débutait son De ira par les descriptions de la nocivité physiologique de la colère, dans un but thérapeutique évident. Voir Annas, « Epicurean Emotions », p. 145-146 et Procopé, « Epicureans on Anger », p. 175. Voir également Gell., N.A. I, 26.9 qui indique précisément que certains changements de teinte, les tremblements de la voix, la gestuelle spécifique, etc. sont les signes (signa) de la colère. 95

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détails de la doctrine stoïcienne. A ses yeux, les pré-passions ne sont qu’un subterfuge bien peu philosophique, une catégorie artificielle créée de toute pièce pour tenter d’expliquer les signes corporels incontestables des passions. Pour le philosophe de Chéronée, les pâleurs, les tremblements, les battements du cœur ou les rougeurs attestent de façon irréfutable la présence de passions (De virt. mor. 451A-B). C’est sans doute pour répondre à ce genre d’objections que Sénèque consacre à la pré-passion des chapitres importants au sein du De ira. Son objectif est de souligner le fait que le sage stoïcien, dont il faut constamment garder le modèle devant les yeux (Ep. 11.9), ne se distingue pas sous bien des aspects du commun des mortels. Le système stoïcien ne loue pas un idéal « déshumanisé », au sein duquel le sage se distinguerait des autres par des critères aussi naïfs que ceux de l’absence de larmes, de tressaillements ou de rire. La prise en compte du contexte dialectique permet donc de mettre en lumière la motivation défensive de Sénèque dans l’articulation des pré-passions. La notion de pré-passion répond au besoin d’offrir une assise théorique aux changements physiologiques que subit même le sage. Elle permet également de conserver l’association étroite entre l’âme et le corps sans pour autant contrarier les fondements même de la théorie des passions et le bien-fondé de l’éradication. Pour Sénèque, il importe de souligner que la réception d’une représentation peut provoquer une altération légitime et naturelle qui ne doit pas être prise pour une passion. La doctrine des proto-passions lui permet de maintenir que l’éradication n’est pas incompatible avec une grande variété de phénomènes physiologiques, traditionnellement interprétés comme les signes les plus obvies de la passion. La doctrine stoïcienne n’exige pas de « désapprendre son humanité » (Ben. II, 5.3). Comme le commun des mortels, le sage stoïcien pâlira, rougira, tremblera. Un coup de tonnerre, une tempête en mer, ou les larmes versées par une foule, produiront inévitablement un impact sur son âme, aussitôt accompagné de signes physiologiques manifestes, lesquels ne contrarient aucunement l’état d’une âme exempte de passions. Grâce au concept de pré-passion, Sénèque peut ainsi réaffirmer de la manière la plus expresse l’irréprochabilité du sage stoïcien et souligner par le même biais le caractère humain et réalisable de l’éradication des passions du Portique que ses détracteurs s’employaient à farouchement nier. L’assentiment et la délibération volontaire Alors que la pré-passion est une réaction furtive, incontrôlable, qui n’implique pas notre assentiment, la passion, elle, est éminem-

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ment volontaire. L’assentiment est, on l’a vu, le critère déterminant qui permet de différencier la passion de la pré-passion. En concevant l’impulsion passionnelle comme le fruit d’un assentiment, Sénèque est incontestablement l’hériter de la théorie stoïcienne classique de l’action. Pourtant, le poids qu’il confère à la notion d’assentiment au sein de son analyse des passions est novateur. Tandis qu’il est d’usage dans la plupart des études savantes traitant de la doctrine stoïcienne hellénistique des passions de mettre en relief le rôle capital de l’assentiment, le terme est rarement mentionné par les sources qui reflètent cette étape de la doctrine. Il est important d’insister sur ce point : mon propos n’est pas de soutenir qu’avant Sénèque l’impulsion passionnelle n’est pas le résultat de l’assentiment, ce qui serait bien évidemment faux mais bien que, dans le cadre de la théorie des passions, Sénèque confère à l’assentiment un rôle bien plus explicite que celui qui lui était jusqu’alors octroyé. Selon l’interprétation que je propose ici, l’accent particulier que reçoit l’assentiment chez Sénèque procède de l’importance qu’il accorde au processus délibératif qui précède l’assentiment. En octroyant une vaste extension au processus délibératif, au domaine du volontaire, Sénèque opère (ou du moins atteste) une réorientation dans la formulation de la doctrine des passions, lourde de conséquences sur la manière de les analyser et de les traiter. Les thèmes de l’assentiment et de l’impulsion dans le stoïcisme sont une question fort complexe, sujette à maints débats96. Je ne rentre pas à présent dans la quaestio vexata de l’ordre de la séquence assentiment– impulsion mais note que selon le schéma d’Arius, que je me risque ici à qualifier de standard97, étant donné que la passion est un type particulier d’impulsion98, elle résulte nécessairement de l’assentiment. Toujours est-il que quand Sénèque écrit « [la colère] est une impulsion (impetus). Or, il n’y a jamais d’impulsion sans assentiment de l’esprit (sine adsensu mentis)99 », il souscrit à la formule d’Arius selon laquelle 96 Je me contente de renvoyer ici aux articles très fouillés de Goulet-Cazé, « A propos de l’assentiment stoïcien » et Idelfonse « La psychologie de l’action ». 97 Contra : Stevens, « Impulse and Animal Action in Stoic Psychology » ; Iopollo, « Il Monismo psicologico degli Stoici antichi » ; Idelfonse, « La psychologie de l’action ». 98 Stob. II, 7.10 : « Puisque la passion est une forme de l’impulsion, traitons désormais des passions. Ils soutiennent que la passion est une impulsion excessive (ὁρμὴν πλεονάζουσαν) et désobéissante à la raison souveraine ou un mouvement de l’âme contraire à la raison ». 99 Ira II, 3.4-5 ; voir aussi Ira II, 1.3-5, II, 3.4-5 et II, 4.1-2.

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« toutes les impulsions sont des assentiments » (Stob. II, 7.9b)100. Ainsi, selon la logique de l’exposé du doxographe, il ne fait aucun doute que, en tant qu’impulsion, la passion est causalement associée à l’assentiment. Pourtant, dans la longue analyse de la passion chez Arius, qui traite successivement des quatre passions cardinales, des différentes espèces de passions, et du sens de l’irrationalité (Stob. II, 7.10-10e), le concept d’assentiment n’est plus mentionné. Aucune explication sur le genre d’assentiment qui provoque la passion, sur le processus mental qui le précède ou encore sur la relation exacte entre l’assentiment et le mouvement désordonné de l’âme. La concision du traitement de l’assentiment dans le cadre de la discussion sur les passions est aussi notoire dans les Tusculanes de Cicéron. Comme on l’a déjà noté, il n’y a qu’une seule mention de l’assentiment : Le [terme d’] opinion, que nous avons inclus dans l’ensemble des définitions mentionnées supra, ils veulent qu’il s’agisse d’un faible assentiment (inbecillam adsensionem). (Tusc. IV, 14-15)

Si l’assentiment n’est certes pas absent de l’exposé de la doctrine stoïcienne de Cicéron ou de la doxographie d’Arius, il y joue manifestement un rôle bien plus limité que chez Sénèque. De même, aucun des nombreux fragments conservés par Galien du Peri pathōn et du Peri psuchēs de Chrysippe (qui constituent la source la plus riche en fragments verbatim de ces ouvrages perdus) ne détermine explicitement la passion comme un certain type d’assentiment. De fait, les rares occurrences du terme συγκατάθεσις dans le PHP émergent de la plume de Galien101, à l’exception d’un fragment du Peri psuchēs de Chrysippe, au sein duquel la thèse cardiocentrique est réitérée : « nous avons des impulsions par cette partie (sic. l’hégémonique) et nous assentons par elle, et tous les organes des sens tendent vers cette partie » (PHP III, 5.31). Ce fragment affirme que l’hégémonique est responsable de l’ensemble des activités mentales, au nombre desquelles on compte l’assentiment, et il n’entretient par conséquent aucun rapport précis avec la théorie des passions. L’absence de référence à l’assentiment parmi les nombreux fragments de Chrysippe au sujet des passions 100 Ep. 113, que nous étudierons en détail dans la suite, soulève la question de l’homogénéité de la position de Sénèque sur ce point ; voir p. 224 et suiv. 101 En plus d’une mention non technique en II, 2.21, Galien mentionne l’assentiment en PHP IV, 3.8 et V, 4.12 et dans les deux cas, il apparaît clairement qu’il s’agit de développements de Galien et non de paraphrases du texte de Chrysippe.

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est surprenante. Certes, tirer une conclusion d’un argument e silentio est toujours périlleux. On peut envisager en effet que Galien effectue une sélection rigoureuse des fragments ou qu’il refuse de se confronter à cette notion dans son PHP102. Il est bien évidemment également possible de soutenir, avec Inwood, que puisque pour les Stoïciens, le jugement équivaut à l’assentiment, la mention explicite de celui-ci devient superflue quand on parle de jugement ou d’opinion103. Ceci, à l’évidence, est juste du point de vue de la logique de l’exposé. Il reste que lorsque l’on se tourne vers le domaine de l’épistémologie, force est de constater que la situation des sources en matière d’assentiment est bien différente. En effet, les témoignages de Cicéron et de Sextus Empiricus attestent un traitement détaillé de l’assentiment au sein des débats épistémologiques qui opposaient les Stoïciens aux Académiciens sceptiques sur l’existence du critère de vérité104. Le traitement extensif de l’assentiment au sein de l’épistémologie stoïcienne hellénistique s’explique sans aucun doute à la lumière de l’urgence de défendre la possibilité de la connaissance face aux attaques sceptiques. Le contraste avec sa maigre présence dans la doctrine hellénistique des passions, telle qu’elle se reflète chez Arius Didyme, Cicéron et Galien, semble donc indiquer que Sénèque lui accorde une fonction qui n’était pas à ce point explicite au sein de la théorie hellénistique des passions. Sénèque n’est pas un réformateur. Il reste dans le droit fil de l’idée que la passion, en tant qu’impulsion, résulte de l’assentiment. Toutefois sa moindre préoccupation pour l’épistémologie et son intérêt aiguisé pour tout ce qui a trait à notre conduite, nos sources de motivation et nos passions, l’ont sans doute conduit à faire évoluer une notion qui occupait le cœur de l’épistémologie stoïcienne en un rouage central et explicite du thème de la responsabilité sur nos actions et passions.

102 Galien admet d’ailleurs qu’il ne traite pas de l’ensemble des arguments de Chrysippe (PHP V, 5.45). 103 Inwood, Ethics and Human Action, p. 130-131. 104 Voir, par exemple, Acad. I, 40-41 ; Luc. 37-38 ou Adv. Math. VII 242-260. Sur la dispute entre les Académiciens et les Stoïciens à propos de la représentation cataleptique voir, par exemple, Lévy, Cicero Academicus, p. 207-334 ; Hankinson, « Stoic Epistemology » ; Sedley, « La définition de la phantasia katalêptikê par Zénon ». En outre, l’édition récente du PHerc. 1020 (édité par Alessandrelli et Ranocchia), étaye cette lecture, l’assentiment y est également uniquement traité dans le contexte de la représentation cognitive (col. 112.9-26).

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L’accent que reçoit l’assentiment est notoire dans certains passages relatifs aux étapes qui conduisent à la passion. Sans surprise, la plupart de ces textes ressortissent à la pré-passion et au souci de Sénèque de la différencier de la passion. Les textes que je vais examiner ici ont été souvent étudiés ; la question du nombre, de l’ordre et de la nature exacte des étapes qu’ils comprennent a fait couler beaucoup d’encre et, il va sans dire que l’ensemble des problèmes ne seront pas résolus ici. On est certainement en droit de se demander s’il faut à tout prix chercher une rigoureuse cohérence d’un passage à l’autre et si telle démarche n’aboutit pas à assigner à Sénèque une technicité dont il ne se réclame guère. En outre, une difficulté additionnelle tient au fait que Sénèque n’est pas féru de vocabulaire technique figé, et ceci s’applique également à l’assentiment105. Tout comme une variété de termes renvoie parfois à une seule notion, comme on l’a observé dans les cas des pré-passions, de même, un même terme n’est pas toujours scrupuleusement employé dans son sens technique106. Cependant, quand bien même certaines incohérences ou raccourcis peuvent être attribués au souci de mettre en exergue tel ou tel point de doctrine, Sénèque insiste sur certains éléments avec une constance remarquable, parmi lesquels on note le caractère volontaire de l’assentiment ainsi que du processus délibératif qui le précède. L’assentiment émerge comme l’instant décisif qui clôt un processus délibératif étendu et non moins volontaire. L’ensemble de ces passages, à l’exception du texte 1 infra, répond à un objectif central, celui de mettre en exergue le caractère réalisable de l’éradication des passions en soulignant le fait que les passions dépendent entièrement de l’agent. Il convient de débuter cette analyse par la lettre 113 (Texte 1). Même si ce texte ne traite pas des passions, il présente une définition de l’assentiment. Dans cette lettre, Sénèque s’embarque dans ce qu’il décrit comme des arguties philosophiques afin de réfuter la thèse selon laquelle la définition stoïcienne de la vertu implique que la vertu est une créature animée. Au paragraphe 18, il établit le petit syllogisme suivant : a) la créature animale possède l’assentiment, b) la vertu ne possède pas l’assentiment, c) donc la vertu n’est pas un animal. Ce syllogisme lui donne l’occasion de formuler une définition de l’assentiment et d’établir les 105 On retrouve adsensus (Ira II, 3.1 et 5) mais également les verbes adprobare, l’expression accedens animus (Ira II, 1.3 et II, 3.5) ou adsensus est (II, 1.3). 106 Impetus constitue un bon exemple, parfois il renvoie à l’ὁρμή mais il est souvent employé dans un sens non technique, comme par exemple en ad Helv. 1.1 ou Ep. 78.2.

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différentes étapes mentales, clairement marquées par l’adverbe temporel deinde, qui y mènent : Texte 1a. Aucun animal rationnel n’agit sans avoir d’abord été excité par la représentation (specie) de quelque chose. Ensuite il prend son impulsion (impetum cepit). Ensuite, l’assentiment (adsensio) confirme (confirmavit) cette impulsion. (Ep. 113.18)

On a donc ici une succession de trois événements psychiques : 1) représentation – species 2) impulsion – impetus 3) assentiment – adsensio Ce passage présente plusieurs difficultés. La première concerne le fait que Sénèque semble inverser l’ordre du schéma classique, en faisant précéder l’assentiment de l’impulsion107. Pourtant la suite immédiate du texte, qu’annonce la phrase « je vais te dire ce qu’est l’impulsion », présente l’assentiment comme étape préalable à l’action : Texte 1b. ‘Il convient que je marche.’ Je marche seulement après que je me suis dit ceci et que j’ai approuvé mon opinion. (Ep. 113.18)

Ici, l’assentiment précède l’action de marcher. Il semble donc que l’impulsion du texte 1a ne correspond pas à l’action de marcher et qu’il faut ajouter une quatrième étape, à savoir (4) l’action (de marcher, de m’asseoir, ect.) De sorte que l’on obtient : (1) représentation (2) impulsion (3) assentiment (4) impulsion (marcher, etc.) Inversement qui a lieu aussi dans le De fato, 40 de Cicéron, discuté par Stevens (« Impulse and Animal Action in Stoic Psychology »), qui, dans la lignée d’Iopollo (« Il Monismo psicologico degli Stoici antichi »), considère cette séquence comme orthodoxe. Sans se référer au texte de Sénèque, Annas (Hellenistic philosophy of Mind, p. 9798), a proposé une solution aux différents traitements de la séquence assentiment-impulsion dans les sources. A ses yeux, il faut distinguer entre l’impulsion-1 comprise au sens large et l’impulsion spécifique-2. L’impulsion-2 est un désir d’action dirigé vers un prédicat et précède l’assentiment. L’impulsion-2 et l’assentiment forment l’impulsion-1. Ceci explique à ses yeux pourquoi certaines sources présentent l’assentiment comme précédant l’impulsion-1. 107

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La deuxième difficulté concerne donc la nature de l’impulsion (2). Pour Graver et Long, elle équivaut à la formation de la représentation hormétique du type ‘il convient de φ’108. On aurait donc une succession de deux représentations : une (1) non-hormétique, suivie d’une (2) hormétique, elles-mêmes suivies de (3) l’assentiment qui confirme cette dernière et entraîne automatiquement l’action de φ (Schéma A). Schéma A. exemples (1) ‘Voici Dion’ (2) Il convient que je marche vers Dion. (3) Je donne mon assentiment à (2) (4) Je marche vers Dion.

dans les termes de Sénèque species [non-hormétique] [représentation hormétique]  = ? impetus adsensio X [action]

Une autre possibilité consiste à considérer l’impulsion (impetus (2) du texte 1.a) comme un élan non issu de l’assentiment mais issu du simple fait d’entretenir une proposition hormétique de type ‘il convient que je φ’ (schéma B). Schéma B. exemples (1) ‘Il convient que je marche’ (2) J’ai un élan non issu de l’assentiment (3) J’approuve cet élan (4) Je marche

dans les termes de Sénèque species [hormétique] impetus [non volontaire] adsensio X [action]

Finalement, la troisième difficulté touche à la détermination de l’assentiment comme dirigé vers « mon opinion » (adprobaui hanc opinionem meam ; texte 1b). Comme on l’a vu, l’opinion est elle-même un assentiment à une proposition. Faut-il dès lors considérer « je me suis dit ceci » et « j’ai approuvé mon opinion » du texte 1.b. comme deux événement mentaux distincts et supposer un double processus d’assentiment (schéma C) ?

Graver et Long, Seneca, Letters on Ethics to Lucilius, p. 571-572.

108

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Schéma C. exemples

dans les termes de Sénèque (1) Je me dis ‘il convient que je marche’ species [hormétique] (2) J’ai assenti à ‘il convient que je marche’ [adsensio 1]/ impetus ? (3) J’ai l’opinion ‘qu’il convient que je marche’ X [opinion] (4) Je donne mon assentiment (3) adsensio [2] (5) Je marche X [action]

Aucun de ces schémas n’est pleinement satisfaisant. L’option C semble tirée par les cheveux et exigerait des prouesses interprétatives pour rendre compte du bien étrange double assentiment – en évoquant sans doute un assentiment passif, déclencheur d’impetus (2) et un assentiment actif. L’option A est certes plausible mais elle requiert de modifier le texte 1.a. et de transformer l’impetus (2) en représentation hormétique. Le schéma B serait une application de la doctrine des proto-passions au cadre général de la théorie de l’action. Selon l’interprétation de la proto-passion comme correspondant à la ‘sensation affective’ à propos de laquelle on émet un jugement de convenance, l’impetus (2 du texte 1.a.) serait l’équivalent non-passionnel de la proto-passion. L’impetus (2) serait dès lors une sorte d’inclinaison spontanée, qui correspondrait à une réaction automatique non volontaire à laquelle l’assentiment est ensuite donné – un assentiment de type : ‘il convient que je ressente ce type d’élan/de pré-passion’109. Malgré son attrait évident, cette interprétation ne peut toutefois être admise. En effet, elle ne cadre pas avec un passage souvent discuté du deuxième livre du De ira, dans lequel Sénèque évoque les mouvements qui établissent la genèse de la passion (Texte 2). Texte 2. a) Le premier mouvement (primus motus) est involontaire, comme une préparation de la passion et une sorte de menace. b) Le deuxième mouvement est volontaire (cum voluntate) mais non rétif (non contumaci), comme, par exemple, ‘il convient que je me venge puisque j’ai été blessé’ ou ‘il convient de le punir puisque qu’il a commis un crime’. c) Le troi C’est la lecture adoptée par Inwood (Ethics and Human Action, p. 179). A ses yeux, il s’agit d’une tentative « post-chrysippéenne mais néanmoins orthodoxe » d’adapter la psychologie stoïcienne classique pour qu’elle puisse rendre compte des pré-passions. Notant que Sénèque utilise impetus (Texte 1a (2)) et non appetitio ou appetitus, Idelfonse (« La psychologie de l’action », p. 16-19) rapproche également l’impetus des « mouvements préalables à l’assentiment, et suivant immédiatement les représentations » qui à ses yeux « ne sont pas susceptibles d’être qualifiés d’impulsions préliminaires » (p. 17). 109

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sième mouvement est déjà sauvage, et cherche à punir non parce que cela convient mais à tout prix (ubique) ; il a complètement évincé la raison. d) Nous ne pouvons fuir par la raison ce premier pincement (ictum) de l’intellect […] Mais le deuxième mouvement, qui naît du jugement, est détruit par le jugement (iudicum). (Ira II, 4.1-2)

A première vue, Sénèque propose trois mouvements distincts. Le premier mouvement s’identifie à la pré-passion. Le deuxième constitue un genre de délibération concernant la réaction à adopter en telles circonstances et est formé de représentations hormétiques. Le troisième mouvement, sauvage, constitue la passion. De sorte qu’on obtiendrait le schéma suivant : 1. Mouvement 1 : pré-passion 2. Mouvement 2 : représentations hormétiques 3. Mouvement 3 : passion Ce texte montre clairement que si l’on transpose le schéma B, non-passionnel, au cadre de la théorie des passions, l’impetus (2 du texte 1.a) ne peut correspondre à la proto-passion. En effet, selon la séquence du texte 2, la pré-passion précède les représentations hormétiques. En d’autres termes elle est préalable à la représentation hormétique (1) du schéma B. La proto-passion du texte 2 (a) précède la délibération, la formulation de propositions hormétiques sur l’action qu’il faut adopter. A moins de télescoper la proto-passion et le processus de délibération, ce qui semble peu probable au vu du caractère volontaire de ce dernier (texte 2b) et de sa conformité à la raison (texte 3 infra), le rapprochement entre ces textes apporte un appui supplémentaire à la thèse selon laquelle les pré-passions ne correspondent pas aux sensations affectives de l’âme. Le texte 2 se concentre sur trois mouvements mais il comprend en fait un nombre plus important d’étapes. En effet, si l’on veut le dérouler dans sa forme complète, il est nécessaire d’ajouter la première représentation qui, dans le cas de la colère, provoque la pré-passion (à savoir la représentation de l’offense) ainsi que l’assentiment qui suit le deuxième mouvement. (1) stimulus extérieur/(représentation de l’offense) (2) pré-passion (pré-désir de venger l’offense) – mouvement 1 (3) représentations hormétiques/délibération – mouvement 2 (4) assentiment (5) passion, impulsion excessive – mouvement 3110 110 Le fait que la colère soit une passion « composée », dans le sens qu’elle implique un premier jugement sur le fait d’être blessé ainsi qu’un second concernant la valeur de la vengeance ne change pas la donne. Comme je le montrerai par la suite, la colère ne

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Mais ici aussi une nouvelle question surgit. L’assentiment à la proposition de convenance concernant le caractère approprié de la vengeance ou la punition (à savoir au texte 2[a]), constitue-t-elle la passion  (5) ? Pour les commentateurs qui appliquent le modèle du double-jugement à l’ensemble des passions, c’est-à-dire y compris à celles qui se rapportent au futur, la réponse peut être affirmative. En effet, si l’on prend la passion comme découlant d’un jugement de convenance à propos d’une sensation affective dotée d’une extension large, à savoir comme englobant aussi bien les mouvements physiologiques spécifiques qu’un ensemble d’actions qui leur sont associés111, en tel cas l’assentiment à ‘il convient que je punisse’ entraîne la passion de la colère. Cette interprétation se heurte néanmoins au fait que Sénèque ne considère pas l’action punitive comme l’expression obligée de la colère. Sénèque admet la nécessité de la punition qui s’effectue « avec raison ». En cas d’échec des remèdes plus doux, le gardien des lois aura recours à la punition mais sans nulle trace de colère ni de plaisir à châtier112. Ainsi, le jugement de convenance sur le caractère approprié de la punition n’est pas la condition nécessaire et suffisante de la colère, et c’est en ce sens que Sénèque ajoute à propos du troisième mouvement, qu’il « cherche à punir non parce que cela convient (si oportet) mais à tout prix (ubique) ». Aussi, il apparaît que la colère est le désir de rétribution et découle de l’assentiment à une proposition de type ‘la rétribution est un bien’. L’attribution du prédicat ‘est un bien’ est sans doute suggéré par l’adverbe ubique, lequel indique que l’agent considère que, puisqu’il y a eu offense, la vengeance est la réponse inconditionnellement ou intrinsèquement appropriée, à savoir qu’elle est un bien113. C’est pourquoi, il faut ajouter entre 3) et 4) une nouvelle proposition de type ‘se venger est un bien’. De là, on peut tracer à présent le schéma complet des événements mentaux du texte 2 : (1) stimulus extérieur (2) pré-passion  (3) représentations hormétiques/délibération 

– mouvement 1 – mouvement 2

constitue pas un cas à part. La colère est un désir de rétribution qui résulte du fait d’assentir à l’apparence de bien de la rétribution future. Quant à l’opinion sur le tort commis à l’égard de l’agent, il constitue le terrain particulier sur lequel tel désir prend forme. Voir p. 239-240. 111 Voir p. 47-48. 112 Ira I 6.1-5 et Constant. XII, 3 et XIII, 2. 113 Comme on l’a vu (p. 54 et 32-35), le bien est ce qui est approprié de manière intrinsèque, quelles qu’en soient les circonstances.

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(4) représentation passionnelle : ‘se venger de l’offense faite est un bien’ (5) assentiment (6) impulsion excessive  – mouvement 3

Sénèque ne fournit pas les détails de la séquence parce qu’il souhaite surtout mettre l’accent sur la différence entre les trois mouvements. La différence entre la pré-passion et la passion est obvie. Le deuxième mouvement est plus intéressant. Il diffère du premier (de la proto-passion) par son caractère volontaire (cum voluntate) et du troisième par son caractère non rétif (non contumax). Contumax indique en effet le caractère borné, obstiné, immuable, lequel s’applique adéquatement à l’inflexibilité du troisième mouvement, la passion. Le deuxième mouvement est celui d’un procédé délibératif et volontaire. C’est pour cette raison que Sénèque affirme qu’il naît du iudicum mais qu’il peut également être détruit par ce dernier. Iudicum ne revêt pas ici l’aspect ponctuel de l’assentiment à la représentation mais s’entend comme la disposition volontaire et consciente de l’agent de jauger ses différentes représentations114. Il n’est donc plus l’équivalent de l’opinio, comme c’était le cas chez Cicéron, mais dénote une certaine faculté rationnelle de délibération. On constate donc qu’entre la pré-passion et l’assentiment ponctuel qui mène à la passion, Sénèque intercale une séquence délibérative qui n’a rien de nocif en soi. En outre, comme le montre le texte suivant, elle est une tâche pleinement rationnelle et consciente. Texte 3 [La colère] est une impulsion (impetus). Or, il n’y a jamais d’impulsion sans assentiment de l’esprit (sine adsensu mentis). En effet il est impossible que l’on agisse en vue de la vengeance ou de la punition à l’insu de l’âme (animo nesciente). Un tel pense qu’il a été blessé, il souhaite se venger mais, ayant été dissuadé pour une raison ou une autre, il s’en tient aussitôt là. Je n’appelle pas ceci de la colère, mais un mouvement de l’âme conforme à la raison (motum animi rationi parentem). La colère est le mouvement de l’âme qui dépasse la raison, qui l’entraîne avec elle. Donc cette première agitation de l’âme que percute la représentation de l’offense (species iniuriae) n’est pas plus de la colère que ne l’est la repré114 Inwood (« Moral Judgement in Seneca » [dans Reading Seneca], p.  219-220) a souligné la prégnance du motif judiciaire au sein de la réflexion morale de Sénèque. Il soutient que le iudicum de ce passage reflète la décision stable et irréversible. La comparaison avec d’autres passages (et plus particulièrement Clem. II, 2.2 ou Vit. beat. IX, 2-3) indique selon lui que cette notion joue pour Sénèque un rôle fort similaire à la προαίρεσις d’Epictète, laquelle renvoie à la fois à un acte de décision moralement signifiante, à une forme d’assentiment et à une disposition stable qui constitue le locus du bonheur.

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sentation même de l’offense. Mais l’impulsion (impetus) qui suit, qui ne fait pas que recevoir l’offense mais qui l’a approuvée (sed adprobauit), ceci est colère, le mouvement violent de l’âme qui s’avance par la volonté et le jugement vers la vengeance. (Ira II, 3.4-5)

Ici encore, sans surprise, c’est au sein de la discussion sur la proto-passion que Sénèque souligne la fonction de l’assentiment. Mais cet assentiment apparaît comme le point final d’une réflexion préalable, qui pèse le pour et le contre, réfléchit au caractère approprié de quelque action potentielle et qui est, par surcroît, conforme ou obéissante à la raison (rationi parentem). Aussi, au sein du tribunal intérieur de notre âme, on débat avec soi-même, on délibère. Tel processus est encore une fois qualifié de mouvement (motus) et il se prête le plus naturellement à la dissuasion, à la persuasion, contrairement à la proto-passion (Ira II, 2.1). Il faut noter en outre que c’est l’impulsion qui est dite ici « avoir approuvé » l’offense. Certes, ceci est un léger raccourci mais somme toute inoffensif puisque Sénèque souligne bien que la colère est une impulsion qui naît de l’assentiment et qui avance de manière volontaire. Le terme de volonté (voluntas) apparaît à mainte reprise au sein de ces textes. Les commentateurs ont déjà souligné son importance au sein de la pensée de Sénèque et y ont vu une étape innovante ayant largement contribué à la formation d’un concept promu à une longue postérité115. Pour Inwood, afin de saisir le caractère novateur de l’idée de volonté chez Sénèque, il faut s’abstenir de se cantonner aux termes velle ou voluntas. Inwood souligne non seulement la multitude des termes et des expressions qui expriment, dans la pensée de Sénèque, l’idée de volonté, mais également ses diverses manifestations au sein de la réflexion sur la formation de soi, sur la réflexivité du sujet ainsi que sur l’importance du contrôle de soi. A ses yeux, ce n’est pas tant la création d’un nouveau concept désigné par un terme spécifique qui constitue la contribution de Sénèque à la formation au concept traditionnel de volonté mais plutôt ses diverses manifestations dans le langage de l’auto-gouvernance, dans les développements sur la « volonté de vouloir » (ce qu’il nomme « second-order desire ») ainsi que dans la terminologie judiciaire, qui s’exprime principalement à travers le jugement réflexif (comme par exemple

Voir, par exemple, Kahn (« Discovering the Will », p. 252-253). Frede traite à peine de Sénèque dans son A Free Will. A ses yeux, c’est dans la προαίρεσις d’Epictète, comprise comme une capacité inaliénable à effectuer des choix volontaires, que l’on trouve le développement le plus complet de la notion de « libre-arbitre » dans l’Antiquité. 115

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en Ira II, 22-24)116. Force est d’admettre avec Inwood, l’importance et la vaste extension de cette notion chez Sénèque, laquelle émerge particulièrement dans le traitement des passions. On a déjà vu que le caractère volontaire est ce qui permet de distinguer la passion de la proto-passion. Il faut également souligner que dans ces textes, voluntas caractérise aussi bien la passion que le processus délibératif auquel l’assentiment n’a pas encore été donné, lequel, par conséquent précède la passion. Alors que le non-volontaire est la marque distinctive de la pré-passion, le volontaire s’applique aussi bien à la délibération intérieure qu’à la passion. Ceci contraste donc avec le traitement des passions par Cicéron, qui soulignait le caractère volontaire de la seule passion117. La passion émerge ainsi comme le point final d’un processus complexe composé de plusieurs étapes au sein desquelles la délibération rationnelle occupe une place importante. Cette complexité de la passion apparaît également dans ce dernier texte à porter au dossier de l’assentiment : Texte 4 En effet, avoir la représentation qu’une offense a été commise, désirer venger cette offense et associer les deux [propositions] : que l’on n’aurait pas dû être blessé et qu’il faut se venger, ceci n’est pas le fait d’une impulsion (impetus) de l’âme mise en branle indépendamment de notre volonté (sine voluntate nostra). L’une est simple, l’autre est complexe (compositus) et contient plusieurs éléments : on a compris quelque chose, on s’est indigné, on a condamné et on se venge. Ceci ne peut se réaliser sans que notre âme n’ait donné son assentiment à ce qui l’a frappé. (Ira II, 1.4)

Ce texte est amené au début de la discussion du deuxième livre consacrée aux pré-passions. Encore une fois, l’objectif majeur de Sénèque y est de distinguer la pré-passion de la passion, en soulignant le fait que cette dernière dépend de l’assentiment (II, 1.3). La complexité attribuée ici à la colère tient, bien évidemment, de la définition même de la colère comme un désir dérivant d’une association de propositions (le constat de l’offense, lequel constitue la condition spécifique de l’émer116 Inwood, « The Will in Seneca » ; voir également Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, p. 162-315. 117 Cicéron use d’expressions comme in potestate est, voluntas, voluntarium (Tusc. III, 64, 66, 71 ; IV, 14, 65 et voir aussi Acad. I, 39). Bien entendu, voluntas est également le terme technique par lequel Cicéron traduit la βούλησις, l’eupatheia définie comme l’ὄρεξις rationnelle vers un objet réellement vertueux ou qui contribue à la vertu (Tusc. IV, 12).

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gence du désir de rétribution qu’est la colère). Mais cette complexité relève également de la succession des événements mentaux préalables qu’elle implique. D’abord, il faut noter la traduction modale de la représentation lors du processus délibératif : du simple constat de l’offense à l’idée que cela n’aurait pas dû avoir lieu, et que l’offense doit être vengée, comme dirait Sénèque au texte 2, « à tout prix ». Ensuite, le passage du passé au présent dans la liste descriptive de l’impetus complexe est significatif : seul le « on se venge » est conjugué au présent. Ce changement de temps indique le passage de la délibération à l’impulsion. L’impulsion débordante vers la vengeance que constitue la colère est le fruit de l’assentiment au prédicat ‘la vengeance est un bien’. L’impetus préalable et complexe est formé d’une succession de propositions et de jugements, qui aboutissent à terme à donner son assentiment au caractère intrinsèquement approprié de la rétribution. Alors qu’à première vue, ce texte pourrait donner l’impression que Sénèque s’attelle à souligner le caractère volontaire de la seule passion, il met en fait l’accent sur le caractère dépendant du sujet de deux phénomènes mentaux distincts : la délibération qui précède l’acte ponctuel d’assentiment et la passion qui en découle. Ce processus délibératif est une nouvelle fois décrit en termes dynamiques : c’est un impetus, lequel, insiste Sénèque, est mis en branle par notre volonté. Il serait tentant, à ce stade, d’associer ce mouvement délibératif à l’impetus (2) du texte 1a. Puisque la délibération est un motus, et parfois même un impetus, et qu’elle est composée de représentations hormétiques, on pourrait peut-être adopter l’interprétation de Graver et Long du texte 1a. (schéma B) qui voit dans l’impetus (2) une représentation hormétique (même si une telle interprétation reste évidemment hypothétique). L’analyse de l’ensemble de ces textes, il va sans dire, ne permet pas de résorber toutes les difficultés d’interprétations inhérentes à leur juxtaposition. Elle a cependant permis de souligner que l’impetus (2) du texte 1.a ne correspond pas à la version non-passionnelle de la proto-passion et de distinguer les différentes étapes qui mènent à la passion. Surtout, elle a montré qu’il se dégage de ces textes, la nature volontaire, « agentielle », de deux mouvements : la délibération et la passion. L’assentiment apparaît comme le pivot qui fait basculer de l’un à l’autre. En prolongeant l’extension du volontaire au processus délibératif qui précède la passion, Sénèque avait besoin d’une notion qui lui permette de souligner le caractère impulsif et radicalement volontaire, pour ainsi dire, de la passion. Pour ce faire, il a dégagé la notion d’assentiment, jusqu’alors en sous-traitance dans la notion de l’ὁρμή et l’a érigé en pivot central permettant

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de faire la charnière, et de distinguer, entre les délibérations réflexives et l’impulsion. L’assentiment émerge donc comme le moment précis du basculement, celui où la pensée délibérative se transforme en action. Aussi, Sénèque déploie un temps réflexif entre la représentation et l’assentiment qui permet à l’agent de tester ses représentations, d’en vérifier la véridicité. « Il faut toujours se donner un délai » (Ira II, 22.3), écrit-il, vérifier la justesse des apparences et « plaider contre soi-même » (II, 22-23). Alors que Chrysippe se serait sans doute tenu à montrer que l’offense n’est pas un mal118, Sénèque invite à faire une pause, à tester ses impressions (II, 31). La robuste notion du moi qui a été déjà bien éclairée par Reydams-Schils, émerge avec force au sein du processus délibératif situé entre la réception de la représentation et l’assentiment. La contribution majeure de Reydams-Schils est d’avoir éclairé la modalité selon laquelle le moi stoïcien émerge de la constante médiation entre plusieurs structures et domaines normatifs. Elle porte principalement son attention sur la médiation du moi stoïcien avec les valeurs sociales traditionnelles (et a notamment permis de corriger l’idée de conformisme social dont le stoïcisme romain était généralement taxé). Mais, en amont, son analyse met à jour l’intégration fondamentale du moi stoïcien au sein de différentes sphères (ontologique, sociales, etc.), laquelle fait du stoïcisme romain une discipline qui n’oblitère jamais la réflexion sur les pratiques ordinaires. Le moi stoïcien se déploie dans la médiation constante entre les principes généraux de l’école et leur mise en pratique sur le plan concret119. Ce même constat s’applique à l’espace réflexif que Sénèque souligne avec tant de force dans ces textes : l’auto-évaluation qui caractérise le moment réflexif ressortit à la volonté d’appliquer les principes théoriques aux défis du quotidien, qu’il s’agisse de la réaction appropriée à adopter devant une injure ou de tout autre choix de conduite. En décrivant la passion comme résultant de l’assentiment donné à un processus délibératif élaboré, Sénèque a fourni le cadre conceptuel dans lequel il devient possible de concevoir, au sein de la doctrine stoïcienne, ce que l’on a coutume de nommer depuis les travaux de P.  Hadot, les exercices spirituels. Les nombreux conseils pratiques, l’appel au travail sur soi, ou au progrès vers la sagesse doivent en effet se lire à la lumière de la place et de l’importance du débat intérieur que mène le sujet avec lui-même avant de donner finalement son assentiment. Le travail sur soi Plut. Stoic. rep. 16, 1041D-E (cité supra p. 240). Reydams-Schils, The Roman Stoics et aussi « Philosophy and Education in Stoicism of the Roman Imperial Era », surtout p. 569-572. 118 119

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et ses passions ne s’entend pas comme un exercice d’habituation ou de domptage d’une part psychique irrationnelle par une rationnelle mais bien comme un travail soutenu sur les représentations qui émergent au sein du processus délibératif qui mène à l’assentiment. Le progrès vers la sagesse s’opère de manière effective dans ce laps de temps où le sujet évalue la justesse ou le bien-fondé de ses représentations, de ses jugements préalables et de la convenance de sa réponse. Ce processus délibératif implique l’auto-persuasion ou l’auto-dissuasion. Ainsi, ce qui peut être parfois interprété à tort comme des exercices ou des pratiques attestant la conception d’une âme composite, doit en fait se lire à la lumière de l’accent mis sur le processus mental élaboré entre la réception des représentations et l’assentiment, lesquels relèvent exclusivement de l’hégémonique. En cristallisant cet espace intérieur de dialogue avec soi-même, Sénèque a fourni le terreau conceptuel sur lequel il est désormais possible de penser et d’articuler le progrès vers la sagesse et l’affranchissement des passions. C’est dans cet espace entre la réception de la représentation et l’assentiment que se développe le « sujet » et que le soi se fait « l’artisan de sa vie120 », ou pour reprendre la belle expression qui clôt la lettre 75 qui traite des individus en progrès, que l’on apprend « à s’appartenir à soi-même ». C’est là, à mon avis, une des plus grandes contributions de Sénèque à l’histoire du concept de soi et d’intériorité. Elle est sans doute à la source de, ou du moins atteste, une nouvelle forme de stoïcisme, non moins sophistiquée, comme on le pense parfois, que celui des premiers maîtres hellénistiques. En donnant à la délibération intérieure une armature théorique qui n’avait pas été tracée avec autant de netteté par ses prédécesseurs, Sénèque a offert les clés conceptuelles qui ont permis de tracer un espace de progression à l’intérieur duquel le sujet se construit. Sa réflexion nourrie sur les pré-passion et l’assentiment a sans aucun doute contribué à consolider l’idée d’un sujet réflexif ainsi qu’un espace et un temps du progrès. Or, il faut insister sur le fait que l’articulation de ces notions dans la forme spécifique que leur attribue Sénèque est motivée par la controverse et, principalement, par le souci de répliquer au grief, d’ailleurs qualifié de « standard » par l’auteur (Ep.  116.7), à l’encontre du caractère irréalisable de l’éradication des passions. Comme le rappelle Sénèque, les détracteurs des Stoïciens s’en prennent à l’absence de passions en soulignant son caractère chimérique : « trop hautes sont vos Vit. beat. VIII, 3.

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promesses et trop exigeants vos préceptes121 ». En outre, ils taxent d’absurde telle aspiration qui fait fi, à leurs yeux, de la nature humaine : « il est impossible d’arracher complètement la colère de l’âme. La nature humaine ne le permet pas »122. C’est pourquoi, au vu de telles accusations, il était crucial pour Sénèque de montrer à ses contradicteurs que l’absence de passions est le développement le plus naturel de la nature humaine. Pour ce faire, il fallait à tout prix souligner que les passions dépendent de nous et ne sont pas indissociablement liées à notre condition humaine. La pré-passion et l’assentiment sont les outils conceptuels que Sénèque a développés dans cet objectif. L’un permet de différencier la passion de ce qui est généralement interprété comme son signe. L’autre apparaît comme le terme d’un long processus délibératif, au sein duquel le sujet a le temps et l’occasion de tester et de mesurer ses représentations, avant de prendre pleinement la responsabilité de ses réponses affectives.

II. Eradiquer les passions ou vivre avec elles ? On a pu constater jusqu’à présent l’importance la motivation défensive dans l’articulation des notions de pré-passion et d’assentiment. En fait, cette même motivation est prégnante dans l’ensemble de la réflexion de Sénèque sur les passions. Afin d’exposer et cerner avec plus de précision le contexte dialectique qui sous-tend sa démarche, il est nécessaire de prendre en considération les données aussi bien théoriques qu’historiques (à savoir, l’identité des opposants à l’éradication des passions) qu’il fournit à propos de la controverse. Il convient donc tout d’abord de s’atteler à l’articulation de la dispute contre la modération des passions du De ira et des Lettres. Ce sont les réponses de Sénèque qui seront au cœur de cette analyse et ce, pour deux raisons principales. Outre que les arguments présentés en défense des passions modérées manquent parfois d’épaisseur philosophique, souvent, ce n’est qu’à partir des réponses de Sénèque que l’on peut en dégager la substance, et ceci s’applique particulièrement aux Lettres. Ensuite, les répliques de Sénèque mettent à jour la dynamique dialectique au sein de laquelle il élabore sa théorie des passions. En

Ep. 116.7. Ira II, 12.3 et voir aussi Ira II, 13.10 et Ep. 85.3.

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d’autres termes, on ne peut étudier la pensée des passions de Sénèque sans l’aborder à travers le prisme fondamental que constitue la dispute à propos des passions. Alors que Sénèque s’attaque à des positions semblables, et parfois par le biais d’objections identiques, sa stratégie réfutative varie néanmoins du De ira aux Lettres. Tandis qu’il adopte un registre plus rhétorique et s’adresse à un public plus large dans le De ira (les arguments fonctionnent en effet indépendamment de l’appartenance et de la culture philosophique de l’interlocuteur), les Lettres sont explicitement dirigées contre les Péripatéticiens et renvoient à un référent dialectique plus élaboré. Ep.  85 et 116 présentent les Péripatéticiens comme les avocats de la naturalité et de la compatibilité des passions mesurées avec le bonheur. Le De ira expose les thèses de ceux qui « pensent qu’il est mieux de tempérer (temperare) la colère, non de l’arracher (tollere) »  (Ira  I, 7.1). Comme c’était le cas chez Cicéron, l’interlocuteur de Sénèque du De ira aspire à retrancher de la colère l’excédent (quod exundat) et à la confiner à une certaine « mesure salubre » (Ira I, 7.1). La forme même du De ira permet de colliger aisément les arguments des défenseurs des passions modérées. Sénèque entame la plupart des chapitres par l’énoncé d’un argument en faveur de la colère, qu’il s’emploie à réfuter ensuite dans l’ensemble du chapitre. En outre, en I, 5, il propose une synthèse de la position avec laquelle il compte en découdre : « Maintenant cherchons si la colère est en accord avec la nature ou si elle est utile et s’il faut en retenir une partie » (Ira I, 5.1). Alors que l’on pourrait penser que, comme c’était le cas chez Cicéron, la défense de l’argument naturalis occupe un poids égal à celui de l’utiliter, la discussion de la naturalité de la colère est principalement traitée à travers les objections que Sénèque lui oppose.

Sénèque contre la naturalité des passions Sénèque s’oppose farouchement à l’idée d’une naturalité de la colère, contre laquelle il formule trois arguments. Tout d’abord, il observe que l’homme est par nature un être doux (mitius), aimant autrui et né pour l’entraide. Or, la colère est cruelle, sauvage et destructrice. Par conséquent, elle n’est pas naturelle (Ira I, 5.2). Les deuxième et troisième objections se basent sur le lien entre la vengeance (poena) et la colère. La colère, dit Sénèque, est avide de vengeance. Or, tel désir n’est pas en

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accord avec la nature. Donc la colère n’est pas naturelle (I, 5.3). Finalement, Sénèque montre que la vengeance ne sied pas à l’homme de bien : « L’homme de bien », dit-il (Platon123), ne « blesse pas. » La vengeance, elle, blesse. C’est pourquoi la vengeance ne convient pas à l’homme de bien et, pour la même raison, la colère ne convient pas non plus à l’homme de bien puisque la vengeance va de pair avec la colère. Si l’homme de bien ne se réjouit pas de la vengeance, il ne se réjouira certes pas non plus de cette passion (affectus) pour laquelle la vengeance est un plaisir. C’est pourquoi, la colère n’est pas naturelle. (Ira I, 6.5)

On le constate dès à présent, il n’y a rien de spécifiquement stoïcien dans la réfutation de la naturalité de la colère. Sénèque se contente de souligner que ni la colère ni la vengeance ne s’accordent avec la nature. Le lien entre la colère et la vengeance tient de la définition même de la colère. Au début du De ira, au sein d’un paragraphe lacunaire que le De ira Dei de Lactance permet de compléter, quatre définitions de la colère sont proposées : 1. la colère est le désir de se venger d’une offense (cupiditas ulciscendae iniuriae). 2. la colère est le désir (cupiditas) de punir (puniendi) celui par lequel tu penses avoir été injustement blessé. 3. la colère est une agitation de l’animus (incitatio animi) portée à blesser soit celui qui a blessé, soit celui qui en a l’intention. 4. la colère est le désir (cupiditatem) de rendre la douleur (doloris reponendi). (Sen. Ira I, 2.4 et Lact. Ira XVII, 13) Ces définitions ont comme tronc commun le désir de rétribution, ou sa recherche (en 3), pour un tort commis ou présumé. Les auteurs des définitions 1) et 2) ne sont pas identifiés. La première définition est proche de celle que Lactance attribue à Cicéron en De ira Dei. XVII, 19 et il s’agit sans doute d’une définition scolaire commune. Comme l’a remarqué Procopé, la troisième définition entretient de nombreuses similitudes avec celle consignée par Philodème et c’est pourquoi il s’agit sans doute d’une définition épicurienne124. La deuxième définition 123 Voir Rep. I, 335d. Sénèque admet le recours aux arguments ex Platonis quand les doctrines de Platon correspondent à celle du stoïcisme. Sur les références à Platon chez Sénèque voir Tieleman, « Onomastic References in Seneca, the case of Plato and the Platonists », p. 133-148. 124 Il amène Philod. Ira, col. 40.32-35, 41.32-36 et 57.29-37 ; Procopé, « Epicureans on Anger », p. 175-176. Pour Fillion-Lahille (Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 176 et suiv.) par contre, elle émane du Περὶ ὀργῆς de Sotion.

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est formellement attribuée à Posidonius et la quatrième à Aristote125. Cette dernière définition, ajoute Sénèque, n’est pas très éloignée de la « nôtre ». Cicéron rapporte en effet que les Stoïciens définissaient la colère comme « le désir (libido) de punir celui qui semble [nous] avoir offensé par une injustice (iniuria) » et on retrouve semblables formulations chez Diogène, Arius Didyme et Ps.-Andronicus126. Sénèque débute ainsi son De ira par une vignette doxographique qui reprend les définitions de la colère formulées par les principales écoles de philosophie. Cette vignette remplit une double fonction. Tout d’abord, elle réfute l’objection de l’interlocuteur relative à l’inclusion de la vengeance au sein de la définition de la colère (Ira I, 3.2). Ensuite, elle permet à Sénèque d’adopter une démarche inclusive et de répondre à l’argument naturalis – et à partir de ce dernier, à l’ensemble des arguments en faveur des passions modérées – en partant d’une définition communément admise par les différentes écoles. Il est important de souligner ici la démarche inclusive de Sénèque aussi bien dans la définition de la colère que dans la réfutation de son caractère naturel. La réponse à l’argument naturalis ne s’effectue pas par la réfutation des définitions non-stoïciennes de la passion mais simplement en insistant sur le fait que le désir de rendre la pareille, commun à l’ensemble des définitions, n’est ni vertueux ni naturel. La colère implique donc la perception d’un mal (une offense) et le désir de rendre la pareille. On s’est posé la question de savoir si la définition de la colère fait preuve d’une anomalie. Comment expliquer en effet que la colère soit un désir (donc l’opinion concernant un bien futur) suscité par l’opinion d’un mal présent (à savoir la représentation de l’offense)127. Sénèque n’évoque pas la blessure ou la peine éprouvée On trouve une définition fort similaire à celle attribuée à Posidonius dans le commentaire d’Aspasius, In Eth. Nic. 42.30-32. Pour la définition attribuée à Aristote (voir p. 254) et Rhet. II, 2, 1378a30-32 cité supra ainsi que Eth. Nic. V, 8, 1135b28 où l’apparence d’une injustice (ἐπὶ φαινομένῃ γὰρ ἀδικίᾳ) donne naissance à la colère. 126 Tusc. IV, 21 : libido poeniendi eius qui videatur laesisse iniuria ; Diog. Laert. VII, 113 : « la colère est le désir de punir celui qui semble avoir commis une injustice indûment » (ὀργὴ δ’ ἐπιθυμία τιμωρίας τοῦ δοκοῦντος ἠδικηκέναι οὐ προσηκόντως) ; Ps.-Andronicus, Peri pathōn, 4 : Ὀργὴ μὲν οὖν ἐστιν ἐπιθυμία τιμωρίας τοῦ ἠδικηκέναι δοκοῦντος et Stob. II, 7, 10 : Ὀργὴ μὲν οὖν ἐστιν ἐπιθυμία τιμωρήσασθαι τὸν δοκοῦντα ἠδικηκέναι παρὰ τὸ προσῆκον. 127 Vogt (« Anger, Present Injustice and Future Revenge in Seneca’s De ira ») identifie deux anomalies dans la définition de la colère : tout d’abord, le fait qu’elle est un désir alors qu’elle se rapporte à un mal présent et ensuite, le fait que l’assentiment à la simple représentation que « j’ai été offensé indûment » n’est pas censé conduire à l’ac125

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face à la présence d’un mal. Il aurait pu par exemple évoquer la pitié envers soi-même, puisque la pitié est définie par les Stoïciens comme « la tristesse pour celui qui souffre sans le mériter » (λύπην ὡς ἐπ’ ἀναξίως κακοπαθοῦντι128). On sait par ailleurs grâce à Plutarque que Chrysippe qualifiait le fait de se considérer comme victime d’une injustice (ou d’une offense) comme une faute morale : Celui qui est blessé par un autre se blesse lui-même et se blesse lui-même indûment (παρὰ τὴν ἀξίαν). Et ceci est commettre une injustice. Donc, toute personne qui est l’objet d’une injustice commise par qui que ce soit, commet une injustice envers lui-même. (Stoic. rep. 16, 1041D-E)

En d’autres termes, pour Chrysippe, le simple fait de souscrire à l’idée qu’autrui a commis une injustice à notre égard constitue en soi une faute morale. Le sage, fort de sa compréhension que chaque événement découle de l’enchaînement parfait des causes selon la loi déterminée du destin et qui, de surcroît, n’attribue pas les prédicats moraux à autre chose qu’à la sphère morale, sait bien que l’affront qu’il subit est un indifférent. Le sage n’est pas susceptible de colère puisqu’il n’est pas même susceptible d’assentir à l’idée que l’offense est un mal (voire à l’idée même de l’offense, si cette dernière est comprise comme une injustice, c’est-à-dire comme un mal). Par contraste, c’est le propre de l’imperfection de l’âme du phaulos que de considérer un événement déterminé par le destin comme une injustice. Toujours est-il que qualifier la colère de passion « anormale » est, à mon sens, erroné et résulte d’un faux problème. L’opinion de l’offense n’est pas la cause de la colère. La cause de la colère est l’assentiment à l’apparence de bien de la rétribution future. La mention de l’impression d’injustice ou d’offense dans la définition de la colère spécifie les conditions particulières dans lesquelles le type spécifique de désir qu’est la colère émerge. En cela, la structure complexe de la colère n’est pas exceptionnelle ; elle ne diffère pas de celle des autres passions spécifiques comme par exemple, l’envie, la frustration, ou le ressentiment (Diog. Laert. VII, 111 et 113-114). Alors que le dans le De ira l’objection de Sénèque à l’argument naturalis revêt un caractère plus rhétorique, celle qu’il formule en Ep. 116 tion spécifique de la vengeance – anomalies qu’elle résorbe en montrant que lorsque l’agent donne son assentiment à la représentation de l’offense, il entretient également des projets de rétribution. 128 Diog. Laert. VII, 111 et Cic. Tusc. IV, 18.

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est plus nettement ciblée, puisqu’elle vise les Péripatéticiens, et philosophiquement plus élaborée. Malgré sa concision, on y détecte une objection contre l’utilisation de la doctrine de l’οἰκείωσις en vue de la défense du caractère naturel de la passion. Tout d’abord Sénèque admet que toutes les passions ont un point de départ « en quelque sorte naturel » (Ep. 116.3). En enchaînant sur le fait que le souci de soi donné par la nature ne devient vice (vitum) que si l’on s’y adonne avec excès, Sénèque semble, à première vue, se conformer à la position qu’Antiochus soutenait au cinquième livre du De finibus (V, 35)129. Au sein de l’exposé sur l’οἰκείωσις, ce dernier qualifiait en effet de vitium la peur excessive de la dissolution de sa propre constitution mais prenait, sans pour autant user ouvertement du vocabulaire des passions, la crainte de sa propre mort comme la preuve évidente de l’intense souci-de soi spontané et naturel. Sénèque certes admet l’idée que les passions se développent à partir de ce premier souci de soi. Pourtant, il ne s’agit pas d’une concession à l’idée de la naturalité des passions. Quand il admet que les passions ont leur point de départ dans les impulsions naturelles, Sénèque signifie qu’elles procèdent du mécanisme primaire d’attirance et de rejet vers ce qui est utile ou nuisible à la préservation de notre nature, à savoir que les passions sont des types particuliers de l’ὁρμή et de l’ἀφορμή. On a déjà exposé en détail au chapitre sur Cicéron la manière dont la théorie des passions du Portique a émergé au cœur de la réflexion afférente à l’orientation spontanée de la nature animée vers son propre bien. C’est en cherchant à définir les différents types d’impulsions naturelles du vivant animé ainsi que les objets substantifs qui les provoquent que les Stoïciens se sont également attelés à la question des impulsions passionnelles. Pour Sénèque, comme pour les Stoïciens de l’époque hellénistique, les passions sont des ὀρέξεις ou ἐκκλίσεις ἄλογοι. Elles résultent principalement de la confusion de sphère de valeur et de l’attribution d’une qualité morale aux objets premiers de l’impulsion ou de la répulsion, c’est-à-dire aux indifférents préférables et rejetables. C’est donc dans ce sens que Sénèque admet que les passions ont une origine « quasi naturalis » et c’est pourquoi il précise immédiatement : la nature a mêlé le plaisir aux choses nécessaires, non dans le but que nous briguions ce dernier mais afin que le supplément du plaisir rende pour nous ces choses, sans lesquelles on ne peut vivre, plus agréables. Qu’il obtienne son propre droit et il devient indulgence. (Ep. 116.3) On peut peut-être également rapprocher ce passage de la définition de la passion de Boèce de Sidon (Asp. In Eth. Nic. 44.24-28 cité p. 80). 129

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Alors que l’auteur de l’Epitomé de l’éthique péripatéticienne utilisait la théorie de l’appropriation pour montrer que le plaisir est naturel et objet de choix en lui-même, Sénèque distingue la sensation plaisante du plaisir. La sensation plaisante ne devient la passion du plaisir qu’à condition que les choses premières en accord avec la nature, naturellement agréables, soient recherchées uniquement en vue de l’agrément qu’elles procurent. En d’autres termes, la sensation plaisante devient la passion du plaisir, quand l’agent souscrit à l’idée qu’elle doit être inconditionnellement recherchée, c’est-àdire, quand il donne son assentiment à l’idée qu’elle est un bien. En s’attaquant à la naturalité des passions via l’angle de la théorie de l’appropriation, Sénèque réfute donc, en très peu de mots, une idée centrale de l’éthique péripatéticienne du premier siècle av. et du premier siècle de n. è., laquelle faisait du souci naturel de soi la preuve de la naturalité des affections. Sénèque contre l’utilité et la nécessité des passions Le De ira rapporte une large batterie d’arguments en faveur de l’utilité de la colère : elle est nécessaire à la punition et contre les ennemis130. Un argument de poids concerne la nécessité de la colère contre les maux : « Quoi donc ? un homme de bien ne se fâchera pas si son père est assassinée ou sa mère capturée ? » (Ira I, 12.1) – argument qui dans la suite est attribué à Théophraste : « Il n’est pas possible, dit Théophraste, que l’homme de bien ne s’irrite guère contre les méchants131 ». Pour les défenseurs des passions modérées, même en admettant que la colère ne soit pas naturelle, on ne peut dénier son utilité (I, 7.1). Elle rend plus combatif, sert d’aiguillon au courage et permet d’aller au-devant des périls de la guerre132. La colère est utile (utilis) car elle permet d’éviter le mépris et effraie les méchants (II, 11.1). Elle contribue à la grandeur d’âme et est précieuse en petite quantité133. On retrouve, en outre, l’argument topique de l’utilité de la colère dans la joute oratoire (II, 17.1). Des exemples concrets sont également avancés, comme l’exemple des Germains et des Scythes, nations fort portées à la colère mais qui n’en sont que plus libres134, ou encore le fait que les animaux les plus nobles sont ceux en qui réside une grande colère (II, 16.1). Ira I, 11.1 ; I, 16.6 et I, 6.1. Ce même argument est attribué aux Péripatéticiens par Philodème dans son De ira, col. 31.24-32.1. 131 Ira I, 14.1 et cf. II, 6.1. 132 I, 13.3 et I, 7.1. 133 I, 20.1 et I, 10.2. 134 II, 15.1 ; et aussi Gal. PHP III, 3.6 et 20. 130

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La réfutation de Sénèque passe par un large éventail d’objections, comprenant aussi bien des exemples concrets de la nocivité de la colère135 que des réponses au cas par cas. Ainsi, le fait que le chasseur ne s’irrite guère contre son gibier, ou que l’irascibilité des Scytes et Germains n’est pas signe de courage mais bien de sauvagerie,  montrent que la colère n’est ni nécessaire ni utile contre les ennemis. Dans le combat, il faut savoir faire preuve de courage, de vertu, mais ne pas se laisser emporter par les élans impétueux de la colère (Ira I, 11.1-8). Dans son désir de réfuter chaque argument en faveur de la nécessité de la colère, Sénèque fait feu de tout bois et va jusqu’à déroger aux principes de la théorie stoïcienne des passions comme, par exemple, en attribuant aux enfants la passion de la colère (I, 13.5). A l’argument de la nécessité de la colère dans la punition, Sénèque rétorque que la punition thérapeutique ou pédagogique s’opère sans la moindre trace de colère mais bien avec raison (cum ratione)136. L’affirmation qu’il est impossible que l’homme de bien ne demeure sans colère alors que l’un de ses proches subit une offense, laquelle, on l’a vu, est attribuée à Théophraste, occupe une place importante dans le De ira137. Sénèque insiste sur le fait que la promotion de l’absence de colère n’est pas gage d’inaction. L’homme vertueux, dépourvu de colère, vengera son père et accomplira son devoir mais parce qu’il s’agit là de l’action appropriée (I, 12.5) et sans nourrir un désir de vengeance. En outre, si l’on admet que le sage puisse se mettre en colère contre les fautes humaines, force est de lui attribuer une colère constante. Or, nul n’est besoin de s’irriter contre la condition et la nature humaine. Promouvant l’indulgence et la clémence face aux fautes d’autrui, Sénèque compare la colère dirigée contre les erreurs humaines à celle dirigée contre les malades138. 135 On trouve la même démarche dans la première partie du De ira de Philodème (cols  1-30) qui la justifie par l’analogie médicale : tout comme les malades acceptent d’être soignés lorsqu’ils comprennent les conséquences de leur maladie, l’exposé de la nocivité de la colère permet un meilleur traitement. 136 Ira I, 6.1-5 et voir aussi Constant. XII, 3 et Cic. Off. I, 89. 137 Cet argument sera également utilisé dans la polémique contre l’éradication par Alcinoos, Did. 30. 4-5. 138 Ira I, 12.1-6 et II, 10.6-10. Sénèque amène à cet effet un topos bien connu des traités sur la colère, dépeignant Socrate ajournant la punition de son esclave parce qu’il était en colère (Ira I, 14.1-3). En III, 12.5 cette même anecdote est attribuée à Platon, comme c’est le cas chez Plutarque (Adv. Col. 1108a) et Diogène Laërce (III, 26). Cicéron quant à lui attribue ce fait à Archytas (Tusc. IV, 78) et on retrouve cette anecdote chez Taurus, cette fois concernant Plutarque (Gell. N.A. I, 26).

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Comme chez Cicéron, la dispute à propos des passions se déploie autour de deux conceptions radicalement différentes de la passion. Alors que pour les uns, il s’agit d’un phénomène naturel, dont le caractère bon ou mauvais dépend de la proportion, des circonstances, de l’extension ou encore de la durée, pour les autres, il s’agit d’un phénomène psychique pervers par nature, quelles qu’en soient les déclinaisons. C’est en soulignant le caractère intrinsèquement néfaste de la colère que Sénèque réplique aux défenseurs de la colère modérée. A  ceux qui défendent l’utilité de la colère sous prétexte qu’elle inspire la crainte aux méchants, Sénèque rétorque que la colère est, en soi, odieuse (II, 11.1). Par essence, elle possède un caractère rebelle et contraire à la raison139. La vertu, insiste-t-il, n’a jamais besoin du vice140. C’est pourquoi elle ne peut servir d’aiguillon au courage et ne peut être utilisée même en tant que « soldat ». La colère pourrait être utile, en faible quantité, à la seule condition qu’elle le soit par nature, ce qui n’est à l’évidence pas le cas (I, 10.4). Comme le dit Sénèque, « si elle supporte d’être tenue dans une limite, il faut lui donner un autre nom » (Ira I, 9.3). Ainsi, la passion modérée n’est rien d’autre qu’un mal modéré qui ne peut, en aucune circonstance, collaborer à l’action de la raison (Ira I, 17-11). De l’appréciation de la colère comme funeste en soi à la considérer comme un vice, il n’y a qu’un pas que Sénèque n’hésite pas à franchir. Pour Sénèque, « les autres vices (altera vitia) poussent l’âme mais la colère le précipite »141. La raison ne doit pas avoir recours au vice et en appeler aux passions dans l’exercice de la vertu équivaut à placer les vertus sous le patronage du vice142. L’assimilation entre la passion et le vice (vitium) semble, à première vue, attester une certaine confusion entre l’activité de l’âme (la passion) et la disposition. L’Epitomé d’Arius atteste en effet la distinction nette entre le vice et les passions : « la tristesse, la peur et ces choses du même genre ne sont pas des vices » (Stob. II, 5b). Certes, passions et vices appartiennent bien tous deux à la catégorie des maux et les passions il est vrai, participent aux vices, mais elles ne sont toutefois pas assimilées à ceux-ci comme c’est le cas chez Sénèque. D’ailleurs, Ep. 85.9 montre qu’il le sait parfaitement puisqu’il précise que c’est à partir des passions que l’on passe aux vices.

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Voir aussi Ep. 85.8. Ira I, 9.1-2 et 10.2. Ira III, 1.3 ; I, 10.2 ; Ep. 59.1 et voir aussi Ira II, 13.1 ; II, 16.3 et Ep. 116.1. Ira I, 10.2 et III, 2.4.

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La controverse chez Sénèque

Le raccourci que Sénèque opère dans le De ira entre ce qui participe au vice et le vice s’explique à la lumière de son objectif, lequel est de souligner la transformation radicale de l’âme qu’opère la passion. Comme il le dit, l’âme n’occupe pas une place à l’extérieur des passions et « n’observe pas les passions du dehors » (Ira I, 8.2). Raison et passion ne sont que « mutation de l’animus en mieux ou en pire »143. C’est l’âme elle-même qui devient passion (in affectum ipse mutatur ; ibid.). D’ailleurs, c’est parce que la passion ne peut naître dans un autre lieu que celui où réside la raison, que la passion est un phénomène éminemment humain dont les animaux sont dépourvus (I, 3.4). Sénèque conçoit donc la passion comme une transformation momentanée de l’âme, laquelle pourtant suffit à la pervertir144. On constate donc que pour Sénèque, à la différence de Cicéron, l’identité de la passion et de l’hégémonique constitue un argument en faveur de l’éradication. Pourtant, loin de faire de la controverse à propos des passions un débat entre psychologie partitive et psychologie moniste, ces remarques ont pour objectif de souligner le caractère intrinsèquement funeste de la colère et de présenter un sage soumis à la colère comme un sage participant au vice. A aucun moment en effet, ne trouve-t-on Sénèque articulant la dispute autour de deux conceptions antithétiques de la structure de l’âme. Ceci est d’autant plus notable que, comme cela a été souvent noté, il est parfois prêt à adopter le langage du dualisme psychique platonicien145. Sénèque contre la modération des passions Sénèque s’oppose farouchement à l’idée de modération des passions. Tout d’abord pour des raisons pratiques, puisqu’il est bien plus facile de chasser que de modérer les passions146. Ensuite, parce que la modération est en fait impossible, per definitionem. Comme on ne peut arrêter sa 143 Ira I, 8.3. C’était déjà le point de vue de Chrysippe, si l’on en croit Plutarque, De virt. mor. 441C-D. 144 Bien entendu, puisqu’il n’existe pas d’état intermédiaire entre le vice et la vertu, la question qui se pose est de savoir en quoi la disposition de l’âme de celui qui est sous l’emprise de la passion se distingue de son état habituel. 145 Sur le dualisme de Sénèque voir Inwood, « Seneca Pscyhological Dualism », pour lequel il s’agit d’une figure de style, d’une simple parabole à but didactique et Reydams-Schils, « Seneca’s Platonism, the Soul and its Divine Origin », qui note que le dualisme platonicien est recruté afin de promouvoir l’attention à soi et correspond donc à l’agenda stoïcien de Sénèque. Dans cette lignée, voir aussi Long « Seneca and Epictetus on Body, Mind and Dualism ». 146 Ira I, 7.2 ; Ep. 85.9-10.13 et Ep. 116.2.

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chute lorsqu’on tombe dans un abîme, de même, une fois que l’âme a contracté une passion, il n’est plus possible de faire marche arrière (Ira I, 7.4147). Une fois « mélangée » aux passions, la raison est souillée et ne « peut plus contenir les passions qu’elle aurait pu chasser » (I, 7.3). Sous l’emprise de la colère, de l’amour ou de toute autre passion, l’âme n’est pas à même de « retenir l’impulsion » (I, 7.4). A ceux qui pensent que la raison peut prendre le contrôle des passions, Sénèque rétorque qu’ils se méprennent car il s’agit d’un même et unique phénomène. Ainsi, en tant que perversion de l’animus, il n’est pas donné d’en fixer le début ou la fin, et encore moins d’en déterminer l’extension148. Finalement, il faut écarter la modération parce que, comme ce fut le cas chez Cicéron, elle mène à la figure d’un sage imparfait et faible. Autoriser des passions modérées, c’est admettre un sage sujet aux maux et aux maladies. Ainsi, par exemple, en Ep. 85, Sénèque reproche aux Péripatéticiens de présenter un sage de peu d’envergure et de le concevoir seulement plus fort que les plus faibles, plus modéré que les plus déréglés ou moins malade que les hommes affaiblis (Ep. 85.4). Ces Péripatéticiens commettent la grave erreur de concevoir la vertu comme une diminution des vices. Les passions modérées et la suffisance de la vertu pour le bonheur Ces sont les paragraphes 17 à 30 de la lettre 85 qui offre le développement le plus philosophiquement riche contre la modération. Cette lettre, qui a été étudiée en détail par Inwood149, avance une série d’arguments standard contre la modération que nous avons déjà mentionnés (son impossibilité, le sage imparfait, etc.). A  partir du paragraphe 17, Sénèque oriente la discussion sur la question du bonheur, des biens et des maux. Au chapitre sur Cicéron, j’ai déjà livré l’examen détaillé de la fonction de ‘l’argument des passions’, à savoir la thèse de la coextensivité de l’absence de passions et du bonheur dans la réfutation de la théorie Pour expliquer la cessation de la passion – problème qui, selon Galien, constituait l’une des objections majeures de Posidonius contre la doctrine de Chrysippe (PHP IV, 7, 13-17 ; IV, 7, 36 et p. 89, n. 200), Sénèque évoque deux possibilités : soit la passion disparaît d’elle-même (sua sponte decedit ; I, 8.6), soit elle est chassée par une autre passion. L’idée d’un essoufflement spontané de la passion rappelle la solution envisagée par Posidonius, qu’il exprimait par l’image d’une monture dont la fatigue permet au cavalier de reprendre le dessus (PHP V, 6.29-34). Voir Kaufman, « Seneca on the Analysis and Therapy of occurrent Emotions ». 148 Ep. 85.11-13 et Ep. 116. 149 Inwood, Seneca, Selected Philosophical Letters, p. 218-239 ; voir aussi « Graver Seneca’s Peripatetics », p. 318-320. 147

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éthique d’Antiochus. Sénèque reprend ici cet argument afin de défendre la biconditionnalité de la proposition ‘si la vertu est le seul bien, la vertu suffit au bonheur’. Alors que la première conditionnelle fait l’objet d’un consensus, explique Sénèque, certains refusent d’y voir une biconditionnelle : Tout le monde s’accorde sur la fait que s’il n’y a d’autre bien que l’honestum, la vertu suffit au bonheur mais on ne concède pas l’inverse : si seule la vertu assure le bonheur, il n’y a qu’un seul bien, qui est l’honestum. (Ep. 85.17).

Cette dernière position qui affirme que la vertu suffit au bonheur mais qu’elle n’est pas le seul bien rappelle à l’évidence celle d’Antiochus. Toutefois ce n’est pas à ce dernier que Sénèque attribue ce point de vue mais bien à l’Ancienne Académie par le biais de Xénocrate et Speusippe (85.18150). Sénèque rappelle que ces derniers opèrent une gradation entre le bonheur, assuré par la vertu, et le bonheur parfait (85.19), probablement conçu, comme chez Antiochus, comme composé de la vertu et des biens corporels et extérieurs. A l’instar de Cicéron au cinquième livre des Tusculanes, Sénèque disqualifie l’idée même d’un bonheur susceptible de degré (18-23). Ce qui est parfait ne supporte ni le plus ni le moins et c’est pourquoi aucune gradation du bien suprême ne peut s’envisager. L’argument des passions émerge dans un petit syllogisme, fort similaire à ceux amenés par Cicéron en Tusc. III, 14-17 : 1. Celui qui est courageux est sans peur. 2. Celui qui est sans peur est sans tristesse. 3. Celui qui est sans tristesse est heureux. (Ep. 85.24151)

150 Comme le remarque Graver (« Seneca’s Peripatetics »), cette position est contrée à plusieurs reprises par Sénèque au sein de son débat avec l’éthique péripatéticienne ; voir par exemple Ep. 71.18. 151 Parallèlement en Ep. 85.2 : « le prudent (prudens) est tempérant (temperans) ; le tempérant est constant (constans) ; le constant est imperturbable (impertubatus) ; l’imperturbable est sans tristesse (sine tristitia) ; celui qui est sans tristesse est heureux (beatus). C’est pourquoi le prudent est heureux et la prudence suffit pour la vie heureuse. » Ce à quoi, dit Sénèque, les Péripatéticiens répliquent en soulignant que ‘impertubatus’, ‘constans’ et ‘sine tristitia’ ne signifient pas la privation absolue mais plutôt la faible quantité ou la rareté de l’objet. A leurs yeux, le sage est qualifié d’‘imperturbable’ (impertubatus), comme on appelle ‘sans noyaux’ (apyrna) des fruits qui possèdent de petits noyaux (Ep. 85.3 et 5).

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Ce syllogisme montre que la vertu assure le bonheur, puisque le courage est corollaire de l’absence de passions, laquelle, assure le bonheur. En d’autres termes, la coextensivité de l’absence de passions et du bonheur démontre que ‘la vertu suffit au bonheur’. Cependant, elle ne démontre pas qu’il n’y a d’autre bien que la vertu. Sénèque établit ce deuxième point en réfutant la modération des passions. En effet, il mentionne tout d’abord l’objection péripatéticienne à ce syllogisme selon laquelle le courage n’est pas l’absence radicale de peur, ce qui serait le propre du fou, mais bien sa modique quantité. Sénèque réplique que l’évaluation des « maux imminents », ces simples « épouvantails » (formidines), comme des maux véritables constitue une grossière erreur. Telle démarche prend les vertus pour « des vices mineurs » (85.24-28). Le sage, insiste-t-il, est littéralement ‘sans aucune passion’ car jamais ne considère-t-il les indifférents comme des biens ou des maux. De là, il laisse entendre que la modération des passions équivaut tout bonnement à accepter d’autres biens et maux que le vice et la vertu. Sénèque tire ainsi profit de l’attaque contre la modération des passions du sage pour réfuter la thèse qu’il y a d’autres biens que la vertu. Considérer les indifférents préférables ou rejetables comme des biens et des maux, à savoir considérer que la vertu n’est pas le seul bien, ne permet pas de défendre le bonheur du sage. L’argument des passions joue donc un rôle identique à celui qui lui était conféré dans la réfutation cicéronienne de la thèse d’Antiochus. Il permet d’affirmer que la vertu assure le bonheur tout en réfutant l’idée que la vertu n’est pas le seul bien. Quoique qu’il semble peu probable que cet argument eût convaincu un philosophe péripatéticien, lequel n’aurait en effet aucune raison d’accepter la prémisse de la coextensivité de l’absence de passions et du bonheur, ce petit argument jette un éclairage précieux sur le contexte dialectique de la défense de l’absence de passions ainsi que sur la manière dont Sénèque tire profit du débat à propos des passions afin de disqualifier une conception échelonnée du bonheur. Force est de constater toutefois que le traitement ponctuel de ce point ne permet pas de conclure que chez Sénèque, comme ce fut le cas chez Cicéron, la controverse à propos des passions se subordonne à la controverse concernant les biens et les maux. Cette analyse a montré l’importance du cadre dialectique que constitue la controverse dans la présentation et l’élaboration de la théorie des passions de Sénèque. L’objectif majeur de Sénèque est de réfuter l’idée selon laquelle les passions sont naturelles et occupent une fonction positive dans la vie privée et sociale de l’individu. Que cette position soit assenée à coup d’exemples concrets sans appui théorique

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élaboré ou qu’elle soit fondée sur des arguments plus sophistiqués importe finalement peu. Ce qui compte, c’est la volonté de la battre en brèche, à tout prix. C’est pourquoi Sénèque tire profit de l’ensemble des outils dont il dispose, qu’il s’agisse de manœuvres rhétoriques ou d’arguments plus élaborés. Quel que soit le degré de sophistication des développements présentés, il est toujours possible de montrer que la passion est néfaste en soi et qu’elle n’est jamais utile ni nécessaire. La batterie d’arguments à épaisseur philosophique variable permet certes de distinguer grossièrement de De ira des Lettres, mais la communauté des motifs, aussi bien dans l’attaque de la position stoïcienne que dans sa défense, indique bien que pour Sénèque, il s’agit d’un seul et même combat. Ainsi, il peut à la fois ancrer solidement la dispute au sein des débats éthiques entre Stoïciens et Péripatéticiens (en abordant la controverse à travers les thèmes de l’appropriation et de la suffisance de la vertu pour le bonheur), et répondre du tac au tac aux arguments plus ponctuels en faveur de la colère modérée. Comme chez Cicéron, c’est parce que la position issue du sens commun peut toujours s’appuyer sur une justification théorique plus élaborée, qu’il est nécessaire de la combattre sur tous les fronts. Considérer que les arguments à caractère plus rhétorique ou pratique n’appartiennent pas au débat philosophique oblitère cette dimension capitale du projet philosophique de Sénèque. La philosophie n’est pas qu’une affaire de salle de classe, elle doit pouvoir se mesurer avec le sens commun et les données subjectives de l’expérience. La défense de l’absence de passions stoïcienne de Sénèque s’adresse donc à tous ses détracteurs. Ce trait distinctif émerge également du traitement de la question de l’identité philosophique des avocats des passions modérées.

III. L’identité des défenseurs de la modération des passions Alors que le contenu des arguments en faveur des passions modérées ne suscite pas de difficulté, la question de leur attribution est bien plus complexe et soulève des problématiques connexes. Tout d’abord, comment expliquer que tandis que les Péripatéticiens sont formellement identifiés comme les auteurs des arguments en défense de la naturalité et de la modération dans les lettres 85 et 116, ceux-ci ne sont même pas mentionnés dans le De ira ? Etonnamment, malgré cette flagrante absence, les spécialistes soutiennent à l’unanimité l’identité péripatéti-

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cienne des arguments en faveur de la colère modérée du De ira152. Certes, on le verra, Sénèque évoque Théophraste et Aristote, mais ces références ponctuelles ne suffisent pas à faire du combat mené contre la modération des passions du De ira une dispute qui a pour cible précise les philosophes issus de la tradition d’Aristote. L’affiliation philosophique ne joue en fait quasiment aucun rôle dans le De ira. Sénèque n’a pas pour intention d’associer telle position à telle école de manière formelle parce qu’il s’attaque avant toute chose à une idée : celle que les passions sont naturelles et nécessaires et qu’il est, par conséquent, impossible de s’en affranchir. Cette démarche se manifeste par exemple dans la définition inclusive qu’il choisit d’adopter pour la colère, mais elle est tout autant à l’œuvre dans l’absence d’association précise entre arguments avancés et une identité philosophique déterminée. Le traité ne s’adresse pas uniquement à un public rompu aux débats théoriques des salles de classe ou fin connaisseur des identités philosophiques qui s’y opposent, mais bien à tous ceux qui, indépendamment de leur appartenance philosophique et de leur degré de sophistication théorique, adoptent le point de vue que les passions sont une donnée fondamentale de notre existence et que, cultivées avec soin, elles contribuent à notre épanouisse Ainsi, Graver, « Seneca’s Peripatetics », p.  311 et Fillion-Lahille (Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 211-220 et id. « La production littéraire de Sénèque sous les règnes de Caligula et de Claude », p. 1624). Elle soutient que Sénèque vise Aristote et les Péripatéticiens. A ses yeux, Sénèque reprend en fait des arguments polémiques déjà présents au sein de ses sources stoïciennes. Tout d’abord, elle note que les chapitres 12 à 22 du premier livre réitèrent des thèmes déjà évoqués dans les onze premiers chapitres (I, 12 revient sur l’analogie entre la philosophie et la médecine déjà évoquée en I, 6 ; I, 13 fait écho à l’affirmation de I, 2 selon laquelle il n’est aucun bien qui, en croissant, devienne un mal et I, 15 insiste tout comme I, 6, sur la nécessité d’appliquer une justice en dehors de toute forme de colère). Cette double structure traduit, selon elle, deux sources d’influences majeures : Chrysippe et Antipater. En outre, en s’appuyant sur les témoignages de Galien relatifs à la doctrine de Chrysippe, elle soutient que le Peri pathōn de Chrysippe contenait déjà de nombreux arguments polémiques à l’encontre d’Aristote et de ses disciples. Sénèque aurait ainsi repris du chef de file du Portique non seulement l’argumentation en faveur de l’éradication des passions mais également la polémique contre les disciples d’Aristote. La source de la deuxième partie du premier livre du De ira est identifiée comme Antipater, lui-même auteur d’un Περὶ ὀργῆς (Athénée XIV, 51, 643). D’ailleurs, comme on l’a vu (p. 84), Antipater est mentionné dans le De ira de Philodème (et aussi Indelli, Filodemo, L’Ira, p. 210-211) qu’elle décrit comme annonciateur du moyen-portique et comme un farouche opposant des Académiciens et des Péripatéticiens (Cic. Acad. I, 17 et 28 ; Sen. Luc. 87.38). Sa lecture se heurte toutefois à deux objections majeures. La répétition de certains thèmes constitue un critère trop aléatoire que pour pouvoir reconstruire sur cette base, et avec une telle netteté de plan, l’hypothèse de deux sources d’influence – et ce, surtout en l’absence de mention de Chrysippe et d’Antipater. En outre, l’analyse des fragments du Peri pathōn conservés par Galien ne révèlent aucune polémique explicite engagée contre Aristote. 152

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ment personnel, moral et social. La controverse qu’engage Sénèque dans le De ira n’est donc ni ad hominem ni ad sectam. Aussi s’agit-il moins de s’en prendre aux personnes ou aux groupes philosophiques qu’aux arguments mêmes. Afin de montrer la manière dont cette démarche particulière est adoptée dans le De ira, il faut avant toute chose battre en brèche l’idée que les arguments en faveur des passions modérées puissent porter la marque d’un lien étroit avec l’éthique d’Aristote. Il est donc nécessaire de s’arrêter d’abord, ne fût-ce que brièvement, sur la question de la disponibilité du corpus aristotélicien à l’époque de Sénèque. Comme on l’a déjà noté dans le cas de Cicéron, entre la fin de la République et le début de l’Empire, l’aristotélisme traverse une profonde mutation, aussi bien sur le plan structurel que formel. Au moment où Cicéron rédige ses Tusculanes, le péripatétisme commence tout juste à sortir de ce qui est communément appelé sa phase de déclin. En effet, la fin du premier siècle av. n. è. est marquée par une « renaissance » aristotélicienne dont la production philosophique se distingue de celle des successeurs directs du Stagirite par l’intérêt porté pour les textes mêmes d’Aristote. Alors que les disciples du Lycée de l’époque hellénistique avaient pour objectif majeur de compléter et de poursuivre l’œuvre du maître, l’aristotélisme du premier siècle av. n. è. se caractérise par un retour au texte. Le travail philosophique devient alors exégétique et se caractérise par une lecture minutieuse des textes du Stagirite153. Ainsi, les premiers commentaires des Catégories qui commencent à éclore au premier siècle av. n. è. annoncent la vaste entreprise exégétique à laquelle se livreront ses disciples spirituels dans les siècles à venir. De ces commentaires anciens, il ne reste souvent que ce que les philosophes néo-platoniciens ont intégré ultérieurement au sein de leurs propres écrits154. Toutefois ce n’est qu’au deuxième siècle de  n.  è. que cette renaissance prendra véritablement toute son ampleur, atteignant son apogée dans le travail

153 Pour Frede par contre (« Epilogue », surtout p. 771-776), l’aristotélisme joua un rôle sur la scène philosophique dès le début du premier siècle av. n. è (et non à la fin) et eut comme conséquences non seulement l’édition d’Andronicus mais également la « conversion » au péripatétisme d’Ariston et Cratippe. 154 On peut mentionner les commentaires d’Andronicus et Boèce de Sidon (75 av.10 av. n. è.) du premier siècle av. n. è. ainsi que celui rédigé à Rome par le péripatéticien Alexandre d’Egée au premier siècle de n.  è. (Souda, A, 1128 ; Simpl., In cat. 10, 19). Le commentaire le plus ancien qui soit parvenu jusqu’à nous est celui d’Aspasius sur l’Ethique à Nicomaque, qui date de la première moitié du deuxième siècle.

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d’Alexandre d’Aphrodise155. Ce nouvel intérêt pour les textes d’Aristote ne se manifeste pas uniquement dans une activité exégétique soutenue mais également dans l’apparition de synthèses des écrits du Stagirite. Ainsi, au premier siècle av. n. è., le biographe et conseiller du roi Hérode, Nicolas de Damas, rédige un épitomé de la philosophie d’Aristote en treize livres, qui procède par périphrases et rapprochements de passages distincts, suivant l’ordre des traités du Stagirite.156 Ce compendium fut probablement écrit à Rome, après le décès d’Hérode, c’est-à-dire après 4 av. n. è. L’ensemble de ces éléments montre le vif intérêt pour les œuvres d’Aristote ainsi que la probable disponibilité du corpus aristotelicum à l’époque de Sénèque. Pourtant les écrits de Sénèque – et particulièrement son exposé des thèses en faveur de la modération dans colère – n’en porte pas les traces157. Alors que l’on aurait pu présumer que les avocats de la modération des passions de Sénèque abordent les arguments d’Aristote en faveur de la médiété dans les passions et les actions, qu’ils évoquent la distinction entre la vertu éthique et la vertu intellectuelle ou encore qu’ils traitent du plaisir qui couronne l’action vertueuse, force

Cette activité exégétique n’est pas le seul fait des disciples d’Aristote. Ainsi on sait que le philosophe stoïcien contemporain de Sénèque, Cornutus (10/20 à 80/90 de n. è.) rédigea un commentaire sur les Catégories d’Aristote (Porphy. In cat. 86, 23-24 et Simpl. In cat. 62, 26 [Kalbfleisch] et pour les dates de Cornutus, voir Gonzalèz, « Cornutus »). De même, on apprend par ces mêmes sources l’existence d’un commentaire aux Catégories d’Aristote par Athénadore, que l’on rattache généralement à la tradition stoïcienne, même si certains doutes persistent quant à son identité ; voir Grimal « Auguste et Athénadore », p. 263-273 et Goulet, « Athénodore de Tarse », p. 667. Sur l’intégration d’Aristote par les platoniciens à partir d’Antiochus, voir l’étude de Karamolis, Plato and Aristotle in Agreement. 156 Moraux, D’Aristote à Bessarion, p. 30 et id., Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. 1, p. 445-514. Sur l’ensemble des treize livres du Sur la philosophie d’Aristote, conservé uniquement en syriaque, seuls les fragments des cinq premiers livres ont été édités et traduits par Drosaart Lulofs, Nicolaus of Damascus on the Philosophy of Aristotle. En outre, il semble que l’éthique d’Aristote était absente de ce compendium (voir ib., p. 9596). Voir également, Sharples, « The Peripatetic School », p. 147-155 et Schneider « Nicolas de Damas », p. 669-679. 157 Pace Grimal (« La critique de l’aristotélisme dans le Vita beata », surtout p. 414419), qui identifie une critique des thèses de l’Ethique à Nicomaque, issue d’une lecture directe de l’ouvrage, dans le Vita beata. L’absence de mention d’Aristote s’explique selon lui comme une attaque dirigée contre Aristote, non en tant que « philosophe historique », mais contre « l’aristotélisme en tant que position typique, comme représentant de toutes les philosophies qui hésitent à poser la seule vertu comme bien absolu » (ib. p. 418). Cette explication semble pourtant peu apte à expliquer l’absence d’indications textuelles probantes d’un lien étroit entre ces traités. 155

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est de constater qu’il n’en n’est rien, quand bien même la plupart de ces thèmes sont traités dans l’Epitomé de l’éthique péripatéticienne158. Sans doute, certains arguments en défense de l’utilité de la colère font-ils vaguement écho à certains développements du chapitre consacré à la colère dans l’Ethique à Nicomaque (IV, 5). Aristote y affirme par exemple, que celui qui ne se met pas en colère contre les choses ou les personnes à propos desquelles il convient de le faire est un insensible ou un fou (ἠλίθιος) ou, encore, que c’est fauter par défaut de colère que de ne pas réagir à l’insulte à son égard ou envers ses proches159. En outre, l’idée que la colère est aiguillon du courage évoque vaguement le caractère plein de θυμός attribué aux personnes courageuses et aux bêtes au troisième livre de l’Ethique à Nicomaque (III, 8, 1116b24-31). Toutefois, il s’agit là de similitudes superficielles. Car si, comme on l’a déjà noté à propos des Péripatéticiens de Cicéron, l’appel aux passions mesurées ne contredit pas en soi la μεσότης d’Aristote, il existe une réelle distance entre une simple mention de la naturalité et de la nécessité de la colère et une argumentation minutieuse qui détermine la vertu comme un état décisionnel, entretenant avec les pathē et les actions un rapport médian entre deux vices (Eth. Nic. II, 7, 1107a1-4). On est bien en mal, en effet, de déceler un tel degré de sophistication au sein des arguments en faveur de la colère modérée du De ira. On n’y trouve en effet aucune tentative de rendre compte du rôle des passions dans le cadre d’une investigation sur le bonheur et le bien suprême, ni aucune volonté de définir précisément ce qu’est la passion et ce que signifie sa mesure. En outre, la modération n’y est pas déterminée comme un état psychique identique à celui que possède la personne vertueuse dans les mêmes circonstances, et l’avertissement que cette médité ne doit pas être prise comme une moyenne arithmétique est tout bonnement absent, alors que, par contraste, il figure bel et bien dans l’Epitomé de l’éthique péripatéticienne160. La comparaison avec le matériau relatif aux passions dans la Rhétorique d’Aristote n’aboutit pas à des résultats plus concluants. Certes, la définition de la colère comme « un désir (ὄρεξις), accompagné de peine, de vengeance manifeste provoquée par ce qui se présente comme une Sharples 15.A, 2, 28, 43 = Stob. II, 7.13 et 20. Notons que le même constat s’applique aux lettres 85 et 116. 159 Eth. Nic. IV, 5, 1126a3-11256a8 ; Sen. Ira I, 12.1 ; Ep. 85.24. 160 Sharples 15.A, 33 = Stob. II, 7.20. Selon Gill, « The Transformation of Aristotle’s Ethics in Roman Philosophy », p. 39-45, ce changement dans la compréhension de la μεσότης est un engagement péripatéticien contre l’éradication stoïcienne et atteste la volonté de contrebalancer la trop radicale éradication des passions. 158

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offense envers notre personne ou celle des nôtres, de la part de qui n’a pas le droit161 » entretient un certain rapport avec la définition de la colère chez Sénèque, laquelle s’entend également comme un désir de vengeance suscité par une offense. Toutefois, les arguments en défense des passions présentés par Sénèque ont peu de commune mesure avec ce que Cooper identifie comme l’ébauche d’une théorie  des passions  qu’esquisse Aristote dans sa Rhétorique, laquelle, selon son analyse, associe à la passion trois éléments : le plaisir ou la peine, la représentation, ainsi qu’un genre de désir (ὄρεξις)162. L’hypothèse selon laquelle la simplification de la théorie aristotélicienne résulte d’un choix polémique de la part de Sénèque semble peu convaincante. Comme je le montrerai par la suite, la solution tient dans le genre même du De ira. L’analyse des références à Aristote, Théophraste ainsi qu’à Hiéronyme de Rhodes permettent d’infirmer de façon décisive l’idée d’une prise en considération des textes d’Aristote ou de son successeur. Aristote est mentionné à plusieurs reprises au sein du De ira. Tout d’abord en I, 3.3, Sénèque lui attribue une définition de la colère « pas très éloignée de la nôtre » comme « désir de rendre la douleur ». Cette définition, au demeurant tronquée, se trouve dans le De anima mais elle est attribuée aux dialecticiens et y est opposée à celle des physiciens163. Comme le note Giusta, le fait que la citation est tronquée indique que Sénèque n’avait sans doute pas lu le traité dont elle est issue164. En I, 9.2 Aristote est associé à l’idée que la colère est nécessaire et que rien ne peut être conquis sans elle, sans qu’elle remplisse l’âme et n’enflamme l’esprit ; mais il faut l’utiliser comme un soldat et non comme un chef. (Ira I, 9.2) 161 Rhet. II, 2, 1378a30-32 ; je reprends et modifie légèrement la traduction Viano dans « Le paradigme des passions : Aristote et les définitions non physiques de la colère », p. 11 et voir p. 73-75. 162 Cooper, « An Aristotelian Theory of the Emotions ». Pour l’aspect social impliqué dans la conception de la colère dans la Rhétorique voir Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks, p. 41-76. Ne constatant aucun écart entre certaines affirmations d’Aristote sur les passions et les définitions que Sénèque attribue aux avocats de la modération, Fillion-Lahille (Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 203-210), qui rejoint sur ce point une hypothèse déjà émise par Giusta (I dossografi di etica, vol. 2, p. 302-315 et surtout p. 314-315), suppose que Sénèque a utilisé d’authentiques ouvrages d’Aristote aujourd’hui perdus. Elle renvoie plus particulièrement au Περὶ ὀργῆς, ou plus probablement au Περὶ παθῶν, dont l’existence est attestée par deux listes anciennes des œuvres du Stagirite, au sein duquel, à ses yeux, « les considérations sur la colère occupaient une large place ». 163 De an. I, 1, 403a29-31 : ὁ μὲν γὰρ ὄρεξιν ἀντι λυπήσεως ἤ τι τοιοῦτον (voir aussi Plut. De virt. mor. 442C) et De an. I, 1, 403 a31-403b1 ; voir Platon, Tim. 70b. 164 Giusta, I dossografi di etica, vol. 2, p. 315.

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On ne trouve rien de tel dans les textes du Stagirite165. En outre, une même absence de parallèle textuel s’applique au passage suivant : « Aristote soutient que certaines passions, si on sait bien s’en servir, sont des armes » (Ira I, 17.1). Aristote réapparaît au sein du troisième livre, dans une reprise passagère de la polémique : Mais cependant, comme je l’ai dit dans les livres précédents, Aristote se tient en défenseur de la colère et interdit que nous la retranchions complètement : il dit qu’elle est l’aiguillon de la vertu. Si elle est extraite, l’âme deviendrait sans défense, indolente et inerte pour les grandes entreprises (Ira III, 3.1166)

Ceci est l’affiliation la plus explicite de la défense des passions à Aristote. Or, outre qu’elle n’atteste en aucun cas une confrontation avec ses textes, on note qu’elle n’apparaît pas au sein de la partie argumentative du traité mais bien dans la partie pratique. En d’autres termes, Aristote est formellement identifié comme l’avocat de la colère quand l’interlocuteur est déjà convaincu du bien-fondé de la position stoïcienne, c’est-àdire quand l’autorité du philosophe ne constitue plus un péril. Théophraste joue dans le De ira un rôle plus concret puisqu’il est formellement identifié comme l’auteur d’un argument décliné à deux reprises et longuement réfuté au deuxième livre, selon lequel il est impossible que le sage ne se mette pas en colère en présence de maux167. Ce à quoi Sénèque rétorque que Théophraste ruine les préceptes les plus

Procopé (Cooper et Procopé, Seneca, Moral and Political Essays, p. 27, n. 2) envisage plusieurs éventualités : soit l’attribution à Aristote a pour but de rendre l’exposé plus piquant, soit Sénèque le confond avec un péripatéticien plus tardif tel Théophraste ou Hiéronyme de Rhodes ou encore, il s’agit d’une citation issue d’un traité perdu du Stagirite. Pour Sharples (Aristotelian Philosophy, p.  147 n.  26), il est possible que Sénèque ait délibérément tronqué la définition, afin de la conformer à l’intellectualisme stoïcien. 166 En Ira III, 2.4, Aristote n’est pas formellement mentionné mais facilement identifiable dans l’expression « un certain philosophe parmi les plus illustres », qui soutenait l’utilité de la colère à l’action et au combat. Le Stagirite est encore mentionné de manière plus anecdotique en relation avec Alexandre de Macédoine en Ira III, 17.1. 167 II, 6.1-10.7 ; pour Théophraste, il est normal que l’homme de bien se fâche s’il voit son père assassiné ou sa mère violée et qu’il pleure si ses proches sont torturés (Ira I, 12.1 ; aussi I, 14.1). On retrouvera cet argument sous la plume du médio-platonicien Alcinoos. Pour l’auteur du Des doctrines de Platon, celui qui ne se fâche pas d’une insulte à l’encontre de ses parents est ἀπαθής et non μετριοπαθής – ce dernier terme étant défini comme un état vertueux entre deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut (Did. 30.5). 165

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courageux168. Comme le note Forthenbaugh, quand bien même les citations de Sénèque ne trahissent pas a priori la pensée de Théophraste, il n’y a aucune raison de supposer qu’elles émergent d’une connaissance livresque169. Aux mentions de Théophraste et Aristote, s’ajoute une citation de Hiéronyme de Rhodes, philosophe péripatéticien, contemporain d’Arcésilas170. Toutefois son caractère anecdotique et proverbial, auquel s’ajoute le fait qu’il s’agit de la seule mention du philosophe dans le corpus de Sénèque, laisse également envisager une source indirecte171. Ainsi, les références onomastiques ne sont pas le signe d’une polémique fondée sur une connaissance précise de la doctrine du Stagirite ou de ses successeurs. Les quelques citations d’Aristote ou de Théophraste semblent provenir de matériel de seconde main et avoir constitué des références-types des traités Sur la colère. Certes, les points de contacts avec la pensée d’Aristote et les quelques références nominales situent lâchement l’interlocuteur du De ira dans la lignée du Stagirite, mais ceci ne fait pas du traité une polémique menée contre Aristote, aussi bien ésotérique qu’exotérique, et certainement pas une controverse menée contre une école philosophique dotée d’une identité philosophique bien établie. Les références à Aristote, comme celles à Théophraste, associent de manière « impressionniste » ces idées à une tradition philosophique, conférant à ces dernières une affiliation générale plutôt qu’une identité précise. Il semble donc que l’on puisse conclure avec Merckel à propos de la place de l’aristotélisme de Sénèque : « Aristote demeure une référence problématique et flottante, au point que l’on peut à bon droit interroger même son statut de référence philosophique proprement dite, voire d’autorité172 ». La situation est bien différente dans les deux lettres qui traitent de la controverse entre éradication et modération (Ep. 85 et 116). La lettre 168 Ira I, 12.3. Sur Sénèque comme source de Théophraste voir Fortenbaugh, Theophrastus of Eresus, Commentary 6.1 : Sources on Ethics, p. 31-33 et 274-278. Voir aussi Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, p. 78-79. 169 Fortenbaugh, Theophrastus of Eresus, Commentary 6.1 : Sources on Ethics, p. 32 et p. 276. 170 Ira I, 19.3 : « Quelle utilité, dit Hiéronyme, lorsque tu veux blesser quelqu’un de d’abord te mordre la lèvre ? ». 171 Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p.  25-26) ; Pohlenz, « Uber Plutarchs Schrift ΠΕΡΙ ΑΟΡΓΗΣΙΑΣ », p.  321-338 ; White, « Hieronymus of Rhodes, the Sources, Texts and Translation », p. 144. 172 « Quelques remarques sur l’“aristotélisme” de Sénèque dans les œuvres en prose », p. 264 et voir aussi Gill, « The Transformation of Aristotle’s Ethics in Roman Philosophy ».

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116 oppose d’emblée le nostri de Sénèque aux Peripatetici (116.1) et ces derniers occupent une place encore plus centrale dans la lettre 85. Ainsi, le syllogisme basé sur le principe d’inter-connectivité des vertus est contré par « certains Péripatéticiens » (quidam Peripatetici ; Ep. 85.3). De nouveau, ce sont « certains Péripatéticiens » qui répliquent au syllogisme stoïcien sur la suffisance de la vertu pour le bonheur en insistant sur le fait que les termes ‘impertubatus’ ou ‘constans’ ne renvoient pas à l’idée de privation absolue173. Et c’est encore un Peripateticus qui n’accepte pas la seconde prémisse du syllogisme stoïcien prouvant que la pauvreté et la douleur ne sont pas des maux (85.30174). Malgré les références explicites aux Peripatetici, leur identification précise demeure problématique. Alors que l’on peut facilement nommer les Péripatéticiens qui occupèrent un rôle sur la scène philosophique romaine au temps de Cicéron (tels Andronicus de Rhodes, Boèce de Sidon, Cratippe de Pergame ou encore Staséas de Naples), les Péripatéticiens du temps de Sénèque sont plus difficilement identifiables. Sénèque ne devait sans doute être âgé que d’une dizaine d’années lorsque Nicolas de Damas rédigea son épitomé de la philosophie d’Aristote à Rome. Toutefois, si le damascéen fut sans conteste l’héritier d’Aristote, il est fort peu probable qu’il fût associé à d’autres scholarques péripatéticiens contemporains175. On sait que le philosophe péripatéticien Alexandre d’Egée fut, comme Sénèque, le tuteur de Néron mais les dates de ce tutorat restent difficiles à établir. Selon la Souda, il correspond à celui du prêtre égyptien de tradition stoïcienne Chaeremon, lequel aurait précédé le tutorat de Sénèque176. Néanmoins, comme le remarque Follet, il n’est pas impossible que le futur empereur eût des professeurs de diverses orientations entre la date de son adoption par Claude en 48 et son avènement en 54177. S’il est donc possible que Sénèque fût familier d’Alexandre d’Egée, Sénèque ne le mentionne nullement dans son

Ep. 85.2-5, cité supra, voir p. 247, n. 151. Ep. 85.24. 175 C’est la position de Lulofs, Nicolaus of Damascus on the Philosophy of Aristotle, p. 20. Selon lui, malgré que les sources le qualifient de περιπατητικός (par exemple Simpl. in De cael. 3.28 et 399.1 ; Plut. Quaest. conv. 723D), il doit plutôt être considéré comme un philosophe « freelance ». 176 Souda, A1128 ; van der Horst, Chaeremon, Egyptian Priest and Stoic Philosopher, p. ix. 177 Follet, « Chaeremon », p.  124-125 et Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. 2, p. 222-225. 173 174

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œuvre et, par ailleurs, on ne possède quasiment aucune information sur sa doctrine. Alors que la tentative d’identifier des philosophes péripatéticiens contemporains de Sénèque est infructueuse, l’analyse des références aux Peripatetici dans le corpus sénéquien fournit néanmoins quelques éléments d’indication. En effet, alors que dans les Lettres à Lucilius, ces mentions occupent peu de place – on en trouve à peine plus d’une dizaine en tout et pour tout – elles apparaissent toutefois majoritairement au sein d’un contexte précis : celui du débat avec la dialectique stoïcienne178. Aussi, quand il s’agit de s’opposer aux syllogismes des Stoïciens, les Péripatéticiens apparaissent comme les adversaires privilégiés. L’orientation nettement dialectique des passages dans lesquels les Péripatéticiens figurent semble donc attester les débats scolaires, issus soit des classes de philosophie soit, plus probablement, des manuels de logique179. Se peut-il que le caractère plus rhétorique et non syllogistique du De ira explique l’absence de mention des Péripatéticiens ? Pour tenter d’apporter une réponse à cette question, il faut se tourner vers le problème connexe de l’absence de mention des scholarques du Portique, Zénon tout d’abord (à l’exception de la mention ponctuelle de Ira I, 16.7 cité supra) mais ensuite et surtout Chrysippe. En effet, l’autre grand absent du De ira est incontestablement Chrysippe et son Peri pathōn – traité qui joua pourtant, comme on l’a vu, un rôle d’une importance primordiale dans la suite de la polémique. Comment en effet expliquer l’omission flagrante de référence aux pères de la tradition dans laquelle Sénèque s’inscrit et qu’il défend contre ses détracteurs précisément à une période marquée, comme le veut le consensus, par une pratique philosophique

178 Ep. 85 ; 87.12-25, et 117. On constate également la présence des Péripatéticiens dans des développements non-syllogistiques, comme par exemple, dans le passage doxographique sur les différentes parties de la philosophie (Ep. 89.9). Il faut également noter la place de Posidonius dans les discussions syllogistiques, comme par exemple en Ep. 87.35. Selon Leedman (« Posidonius the Dialectician in Seneca’s Letters », p. 233-240), l’ensemble du débat avec les Péripatéticiens dans les lettres traitant de la dialectique stoïcienne est emprunté à Posidonius. Plus récemment, Graver (« Seneca’s Peripatetics ») a souligné l’importance du témoignage sénéquien pour une meilleure connaissance du péripatétisme contemporain. Elle a montré que Ep. 92 est une polémique anti-péripatéticienne basée sur un résumé de l’éthique péripatéticienne, probablement contemporain de celui de l’Epitomé de l’éthique péripatéticienne. 179 Barnes, Logic and the Imperial Stoa, p. 71-77. Sur la controverse entre le système syllogistique stoïcien et péripatéticien voir Frede, « Stoic vs. Aristotelian Syllogistic » Sénèque sert donc de bon témoin à ce type de débats.

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étroitement associée aux livres, à la lecture et à l’explication des textes fondateurs180 ? Tout d’abord, la disponibilité des œuvres de Chrysippe ne doit pas être mise en doute. On sait en effet grâce à Suétone que Cornutus, le philosophe stoïcien romain contemporain de Sénèque, hérita des traités de Chrysippe à la mort de son cher disciple, Perse181. En outre, on peut supposer que ces ouvrages étaient encore disponibles à Rome lors du premier séjour de Galien dans la capitale en 162-166, puisqu’il commença à rédiger à cette période son PHP à partir d’une lecture minutieuse du Peri pathōn de Chrysippe. On pourrait bien sûr avancer la réticence de Sénèque envers la philosophie à caractère plus exégétique et supposer que, comme ce sera le cas pour Epictète, il représente l’exception plutôt que la règle182. Dans une des Lettres à Lucilius, Sénèque s’en prend en effet ouvertement à ceux qui se contentent de citer tel ou tel propos de Zénon, Cléanthe, Chrysippe ou Posidonius. « Place quelque chose entre toi et ton livre », s’exclame-t-il à l’encontre de ceux qui se cachent sous l’ombre des autres183. Sénèque clame à plusieurs reprises son indépendance intellectuelle et critique la stérilité des discussions dialectiques de ses prédécesseurs qui ont légué plus de questions que de solutions. « Je ne me suis vendu à personne », écrit-il et « je ne porte le nom d’aucun [maître]. Je me fie au jugement des grands hommes mais j’attache également quelque prix au mien » (Ep. 45.4)184. Pourtant, l’indéniable indépendance de Sénèque ne suffit pas non plus à expliquer l’absence de mention de Chrysippe ou Voir, par exemple, Hadot, « Théologie, exégèse, révélation, écriture dans la philosophie grecque », et id., Qu’est ce que la philosophie antique ?, p.  232-237 ; Donini, « Testi e commenti, manuali e insegnamento » ; Sedley, « Plato’s Auctoritas and the Rebirth of the Commentary Tradition » et Snyder, Teachers and Texts in the Ancient World. 181 Suétone, Vita Parsi, 5. Mais on sait également le peu d’affinité entre Sénèque et le cercle de Cornutus. 182 Ainsi, les incisions d’Epictète appelant à se détacher de l’explication des livres de Chrysippe témoignent, par effet de contraste, de l’importance capitale que revêtaient la culture livresque et l’explication des textes au sein des cours de philosophie. Voir par exemple Diss. I, 17 ; II, 9, 5-6 ; IV, 4.13-14 ainsi que Barnes, Logic and the Imperial Stoa, p. 43-53 ; Long, Epictetus, A Stoic and Socratic Guide to Life, p. 86-94 et Cooper, « Moral Theory and Moral Improvement in Epictetus ». 183 Ep. 33.9 et voir tranq. 9. 4-7 ; Ep. 45 et 58 ; Vit. beat. III, 3. 184 Reydams-Schils (« Authority and Agency in Stoicism ») a montré que cette indépendance vis-à-vis des autorités du passé chez Sénèque (et également d’Epictète) est le signe de l’accent sur l’intériorité du sujet si caractéristique du stoïcisme impérial. L’agent stoïcien doit être auto-suffisant et ce, dans tous les sens du terme, aussi bien en regard des figures du passé que de son appartenance à l’école philosophique. 180

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d’association précise entre tel argument et tel philosophe. S’il est certain que l’argumentation de Sénèque s’est nourrie des thèses chrysippéennes et s’inscrit dans la lignée de sa pensée, la polémique du De ira oppose un noster stoïcien à une théorie des passions sans paternité arrêtée. L’absence de mention de Chrysippe et des Peripatetici dans le De ira relève en fait d’un trait plus fondamental qui touche au modus philosophandi que Sénèque manifeste vigoureusement dans cet écrit. Comme on l’a déjà signalé, le De ira s’inscrit dans une longue tradition de traités sur la colère, que Fillion-Lahille a déjà répertoriés185. Bion le cynique, Hiéronyme de Rhodes, Philodème de Gadara, le stoïcien Antipater de Tarse, Posidonius et Sotion d’Alexandrie ont tous rédigé des traités sur la colère186. L’existence d’une tradition spécifique de traité Sur la colère permet de supposer qu’ils partageaient non seulement une communauté de motifs et d’arguments mais également une forme et une texture littéraire. Malheureusement, il ne reste que d’infimes traces de ces traités et il est donc impossible d’évaluer avec précision dans quelle mesure Sénèque s’est calqué sur ses prédécesseurs.

Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 17-28. L’ouvrage de Bion est mentionné par Philodème, De ira, fr. 17 (ed. G. Indelli). Pour celui d’Hiéronyme ; voir p.  187. Quant au traité de Philodème, il s’agirait d’un épitomé des écrits de son maître Zénon de Sidon, dont serait également extrait le περὶ παρρησίας. Voir Asmis, « Philodemus’ Epicureanism », p. 2393-2395 ainsi que Wilke, Philodemus, De ira liber, p. vii. Le traité d’Antipater est mentionné par Athénée (Depn. 643 f.). Pour celui de Posidonius, voir Pap. Memph. 155, fr. 1. v.8 (Pack 2089) = Kidd 36 ; voir également Kidd, Posidonius, vol. 2/1, p. 179 et Inwood « Poseidonius », dans Brill New Pauly. Pour le Sur la colère de Sotion voir Stob. III, 14.10, III, 20.52-54, IV, 44.59 et IV, 48-30. Il se pourrait d’ailleurs que cette tradition remonte à Aristote qui, selon le catalogue de Diogène Laërce (V, 23), aurait composé un Περὶ παθῶν ὀργῆς, que l’éditeur des fragments d’Aristote, Rose, corrige par Περὶ παθῶν ὀργῆς (Rose, Qui ferebatur librorum fragenta, fr. 1886 ; et dans la liste d’Hésychius : Περὶ πάθους ὀργῆς α). Moraux (Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, p. 74) soutient que le terme « ὀργῆς » est une glose ajoutée ultérieurement et qui atteste de l’importance du traitement de la colère au sein de cet ouvrage. Voir également Fortenbaugh, Theophrastus of Eresus, Commentary 6.1 : Sources on Ethics, p. 144-146. Les trois listes des ouvrages d’Aristote (celle de Diogène Laërce, la vita Hesychii et celle d’Andronicus de Rhodes transmise par Ptolémée) sont éditées par Düring, Aristotle and the Ancient Biographical Tradition, p.  41-50, 83-89 et 221-231. En outre, Plutarque a également rédigé un Περὶ ὀργῆς (Stob. III, 20.70. Lamprias, cat. n. 93 ; Moralia XV, fr. 148 [Loeb]) dont il ne reste qu’un fragment au sein duquel il reprend l’argument rencontré chez Sénèque sur l’usage de la colère (θυμός) dans la guerre et sur la nécessité d’en extraire l’excès. Son Περὶ ἀοργησίας apparaît comme un cousin de cette tradition, mais qui se concentre uniquement sur l’aspect pratique du contrôle de la colère par la raison et qui, dans cette optique, entretient une grande communauté de motifs avec le De ira de Sénèque. Voir le tableau analytique de Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 254-259. 185 186

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Le seul Περὶ ὀργῆς antérieur à Sénèque qui soit parvenu jusqu’à nous, et ce, avec des lacunes importantes, est celui du philosophe épicurien Philodème de Gadara187. Fillion Lahille a identifié les affinités entre ce traité et le troisième livre du De ira188. Bien qu’ils défendent des thèses différentes – pour Sénèque, l’éradication et pour Philodème, la distinction entre la colère naturelle et la colère vaine [le θυμός] – ces ouvrages partagent néanmoins de longs développements sur le caractère néfaste de la colère, regorgent de préceptes et conseils pratiques et se déploient au rythme des adresses à un interlocuteur. Surtout, ils partagent un trait essentiel : ils possèdent l’un et l’autre une forme clairement polémique. Comme on l’a déjà constaté, le De ira de Philodème non seulement répercute les critiques formulées par les Péripatéticiens à l’encontre de l’éradication des passions stoïcienne mais il s’en prend surtout aux philosophes issus de sa propre tradition189. Ainsi, tandis que la comparaison entre ces deux ouvrages ne permet pas de tirer des informations précises quant à la mesure des emprunts de Sénèque, elle éclaire cependant une caractéristique fondamentale du genre : son aspect polémique. Tout comme on l’a constaté dans le cas de la consolation, les traités du type Περὶ ὀργῆς semblent également avoir servi de relais aux controverses philosophiques. On remarque en outre que chez Philodème comme chez Sénèque, la polémique n’est pas structurée par les références aux autorités du passé mais qu’elle se consolide par jeu d’arguments antithétiques. Tout comme chez Sénèque, le traité de Philodème se caractérise par l’absence de nette attribution des doctrines évoquées et est truffé de pronoms personnels dont les référents ne sont pas précisés. Alors que Procopé y voit le signe d’un traité écrit rapidement et dédié à une audience de salle de classe190, ce trait paraît plutôt attester la tendance du genre à se concentrer sur les arguments et non sur les personnes. Contrairement à Galien, dont la polémique contre les passions des Stoïciens s’alimente des ipsa verba de Chrysippe et Posidonius, Sénèque pour sa part, semble avoir puisé dans les anthologies, les compendia, et les résumés doxographiques, dont il était d’usage de se servir pour l’écriture de traités appartenant à genre distinct, comme ce fut également le cas pour les consolations. Car si l’on rapproche le De ira de Sénèque du Voir p. 82-84. Fillion-Lahille, Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 229-236. 189 Selon Fillion-Lahille (Le ‘De ira’ de Sénèque, p. 23 et suiv.), la polémique était également présente dans les traités de Bion ou d’Antipater. Mais il faut prendre une telle affirmation avec grande précaution étant donné la paucité du matériel. 190 Procopé, « Epicureans on Anger », p. 174-175. 187 188

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genre de la consolation et, par son entremise, des Tusculanes, on constate une forme d’argumentation qui s’échafaude par le biais d’une démarche antithétique et qui prend sa source dans les synthèses, les épitomés ou les doxographies191. Il faut résister à l’idée que ce genre de traités s’adresse uniquement à un public plus large, moins rompu aux discussions techniques des écoles de philosophie. Il est en effet réducteur de qualifier ces textes au moyen de la dichotomie populaire-spécialisé. Ceux-ci éclairent en fait avant tout l’orientation résolument dialectique de la philosophie romaine. L’exposition antithétique de doctrines opposées fait partie intégrante de la pratique philosophique à l’époque romaine. Certes, la voie avait déjà été ouverte par des prédecesseurs de renom. Aristote notamment, avait posé les bases de cette démarche dialectique dans ses Topiques (I, 14), laquelle fut reprise et ensuite développée par les philosophes sceptiques (tout d’abord les Académiciens et ensuite les Pyrrhoniens). Toutefois, les objectifs différaient : chez Aristote, l’exposé des opinions des philosophes constitue une technique spécifique au service d’une recherche philosophique plus vaste, un recours ponctuel à la méthode de division192. Chez les philosophes sceptiques par contre, le but de l’exposé des diaphōniai (le catalogage des opinions opposées) est de mener à la suspension du jugement. Dès la fin de la République et au début de l’Empire, la doxographie devient incontestablement un rouage essentiel de la diffusion des doctrines et de la culture philosophiques dont la prégnance est palpable non seulement, on l’a vu, chez Cicéron mais également chez Sénèque et aussi, comme on le verra, chez son contemporain Philon d’Alexandrie193. Aussi Sénèque rédige son De ira en puisant au sein des traités Sur la colère et dans un matériel doxographique. Ce modus philosophandi permet par ailleurs d’éclairer le rapport particulier à l’autorité. L’autorité d’un dogme ne dépend pas de son affiliation aux figures fondatrices. On comprend pourquoi Sénèque peut, d’une part louer l’exemplarité de Chrysippe, le qualifier de magnus vir et vanter sa finesse d’esprit194 et 191 Il s’agit probablement de doxographies organisées par écoles et sujets plutôt que par philosophe. 192 Voir Mansfeld, « Physikai doxai and Problêmata physica from Aristotle to Aëtius (and Beyond) ». 193 Voir Runia, « Philo and Hellenistic Doxography » et id. « What is Doxography ? » ; Gill, « The Transformation of Aristotle’s Ethics in Roman Philosophy », p. 3536 ; Mansfeld, « Doxography and Dialectic » ; id. « Sources », p. 17-19 ; id. « Chrysippus and the ‘Placita’ » et « Doxography of Ancient Philosophy ». 194 Ben. VII, 8.2 ; Ep. 22.11 ; Ot. VI, 4 et 5.

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d’autre part, ne pas hésiter à « remettre à sa place » « ce grand homme, par Hercule, mais cependant un Grec195 ». Il peut à la fois déclarer suivre Chrysippe, Zénon et Cléanthe et revendiquer son indépendance et originalité196. C’est justement le reproche qu’il formule à l’encontre des philosophes épicuriens : le moindre propos affirmé par l’un d’eux est formulé « sous les auspices d’un seul » (Ep. 33.4). Les synthèses doxographiques qui foisonnent dans la philosophie romaine, qu’il s’agisse de traités indépendants ou de vignettes plus brèves insérées au sein d’autres textes, ont pour fonction première d’alimenter un débat contemporain. Il ne s’agit pas de conformer ou d’affilier ses propos aux thèses des anciens mais de prendre position, de défendre ou de réfuter. Ce sont les arguments eux-mêmes qui font figure d’autorité. Ils servent de point de départ à l’élaboration du discours et constituent en même temps son cadre référentiel. La présentation de thèses opposées et leur réfutation constitue donc non seulement le cœur même de la dynamique du texte mais également un pivot central de l’élaboration conceptuelle. On pourrait peut-être aller jusqu’à émettre l’hypothèse que les compendia, les manuels et les traités doxographiques tels les Placita servaient majoritairement à alimenter des traités appartenant à un genre philosophique précis, tels ceux sur la colère, sur le destin, ou encore les consolations. Cette finalité expliquerait en effet à la fois la neutralité et la plasticité des doxographies, comme matière première d’un genre philosophique plus élaboré197. La philosophie exégétique, articulée autour des textes des fondateurs, procédant par citations, analyses, appartient quant à elle une étape ultérieure de la pratique et de la controverse philosophique198. La polémique autour des passions du temps de Cicéron et Sénèque a donc une orientation doxographique prononcée et ceci constitue, selon moi, la réponse la plus satisfaisante à l’absence de mention des Péripatéticiens et de Chrysippe dans le De ira. Cette analyse a donc mis en lumière l’importance du contexte dialectique pour la bonne intelligence de la doctrine des passions de Sénèque. La controverse contre ceux qui défendent la modération des passions, qu’il s’agisse des philosophes péripatéticiens ou de tout un chacun, est sous-jacente à sa réflexion théorique. La controverse est présente aussi Ben. I, 3.8-4.1 et 4. Voir tranq. I, 10. 197 Sur la malléabilité des doxographies voir Mansfeld, « Doxography of Ancient Philosophy ». 198 Comme elle est exprimée, par exemple, par Epictète, Plutarque, Galien, Aspasius ou encore Alexandre d’Aphrodise. 195 196

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bien dans les parties plus rhétoriques du discours sur les passions que dans ses articulations les plus élaborées, à savoir dans les notions de pré-passion et d’assentiment. Le péril que constitue la défense des passions modérées justifie la mobilisation de l’arsenal aussi bien argumentatif que rhétorique. Pour Sénèque, l’aspiration à atteindre une sagesse dénuée de passions, à réaliser sa nature propre, n’est pas un principe théorique ou un idéal chimérique qui aurait pour seul objectif d’organiser et d’orienter le système philosophique. C’est un projet réalisable, à condition qu’on s’y adonne. Aucune tâche n’est à ce point ardue, insiste le philosophe, qu’elle ne peut être accomplie par l’esprit humain. Tout comme certains ont réussi à s’abstenir de vin et d’amour ou d’autres à soulever des lourds fardeaux, l’exercice continu (assidua meditatio) peut mener à la suppression des passions. A l’encontre de son interlocuteur qui soutient qu’arracher la colère nécessite d’extirper la méchanceté et que ces deux actions sont impossibles à réaliser (Ira II, 12.1), Sénèque affiche un optimisme confiant dans la capacité propre de la nature humaine de se débarrasser de ses vices et de réaliser sa rationalité parfaite. La tension entre la théorie et la pratique s’ancre dans la dynamique formée entre deux pôles : la tenace conviction qu’il est possible d’atteindre l’éradication des passions d’une part et la reconnaissance des faiblesses inhérentes à la nature humaine de l’autre. Cette faiblesse humaine justement nécessite l’exercice et la progression par étapes successives. C’est dans cette optique que doit se lire la Lettre à Lucilius 75, qui délimite trois différentes étapes du progrès vers l’éradication des passions199 ou, encore, certaines affirmations qui semblent adhérer à la modération des passions dans le De ira200. Ces deux aspects sont indissociables et forment les deux pôles d’une seule et même aspiration : celle à l’absence radicale de toute passion. Le « calme immobile d’une âme heureuse » que promet l’éradication des passions est en effet, un prix qui en vaut la chandelle201. Sénèque y distingue trois types de progressants : les premiers se situent dans le voisinage de la sagesse (à comparer avec Philon, Fug. 202) et n’ont plus passions ni vices mais n’ont pas encore suffisamment d’assurance. Ces progressants ont éliminé les maladies (morbi) mais pas les passions (adfectus) de l’âme (75.9-12). Les progressants du deuxième type se sont débarrassés des maladies et des passions de l’âme les plus importantes mais ne sont toujours pas à l’abri d’une rechute (75.13). Quant à la troisième classe, elle est formée par ceux qui sont libérés de nombreux vices (vitia) essentiels, mais non de tous. 200 Voir, par exemple, Ira III, 36.2 et 22.1 et suivant, et III, 11.3-13.7 et III, 24.1-4 et 26.5. 201 Ira II, 12.3-6 et XII, 2-3. 199

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TROISIÈME CHAPITRE PHILON D’ALEXANDRIE SUR LA MODÉRATION ET L’ÉRADICATION DES PASSIONS I. La place de Philon dans cette étude Dieu a attribué au sage le meilleur lot : la possibilité de retrancher les passions. Vois comment le parfait pratique toujours la parfaite apatheia. Mais Aaron, le progressant, étant au second rang, s’entraîne à la metriopatheia (Leg. All. III, 132)

Dans ce passage extrait des Legum allegoriae, Philon opère une distinction entre l’apatheia et la metriopatheia. L’apatheia correspond au plus haut degré, atteint par Moïse, le parfait, qui « pratique toujours la parfaite apatheia », tandis que la metriopatheia, elle, caractérise Aaron, le progressant. Ce texte soulève de nombreuses interrogations. Tout d’abord, on note la présence des termes apatheia et metriopatheia et ce, dans un contexte non consolatoire. Ensuite, ces termes ne sont pas opposés l’un à l’autre mais s’appliquent à un personnage biblique différent. A première vue, ce passage invite à supposer une conciliation entre deux notions a priori inconciliables, sous forme d’une gradation selon le degré de sagesse. Selon cette lecture, le progressant, qui n’est pas encore arrivé au terme de la sagesse, possède des passions mais les modère, alors que le sage le plus accompli en est dépourvu. Telle lecture pourrait supposer une conciliation entre l’école d’Aristote et le Portique. On pourrait émettre l’hypothèse qu’en tant que penseur juif, Philon n’est pas soumis aux dogmes autoritaires des différentes écoles philosophiques et que cette autonomie lui permet d’harmoniser des objectifs a priori incompatibles en les distribuant selon le degré de vertu. Cette lecture qui, comme on le verra, jouit d’un consensus dans la recherche n’est pourtant pas celle qui sera défendue dans ce chapitre. On montrera que l’apatheia de Philon ne correspond pas à l’éradication des passions du stoïcisme tout comme sa metriopatheia ne s’inscrit pas dans la tradition d’Aristote ou des Péripatéticiens. Avant d’entamer l’analyse des passions chez Philon, il est tout d’abord nécessaire de dire quelques

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mots sur la légitimité d’intégrer Philon, l’exégète juif d’Alexandrie, au sein de cette étude. Sur Philon le juif, l’exégète, le philosophe, le prédicateur voire le mystique beaucoup a été écrit. De nombreuses études ont tenté de cerner les contours de son identité, de définir la nature de son entreprise exégétique ainsi que d’identifier l’orientation philosophique de sa pensée. En forçant quelque peu le trait, on peut dire que chaque accent placé sur l’un des aspects de son œuvre se fait au détriment des autres. Car si Philon est un penseur juif, il est également rompu à la culture et à la philosophie grecque1. S’il est un exégète de la Bible, sa méthode fait pourtant appel à l’ensemble des outils de la culture classique, depuis la rhétorique et jusqu’aux méthodes développées par les grammairiens de la bibliothèque d’Alexandrie2. Et si l’engagement public de Philon est tel qu’il est propulsé à la tête de l’ambassade à Rome auprès de l’empereur Caligula3, il peut tout aussi bien louer la vie contemplative des communautés juives ascétiques. L’œuvre de Philon se profile comme le creuset au sein duquel se rencontrent différents mouvements, méthodes et influences que l’effervescence intellectuelle de l’Alexandrie du premier siècle avant notre ère était en mesure de produire4. Pourtant, il ne s’agit pas ici de vanter le multiculturalisme alexandrin dont Philon est souvent le porte-drapeau mais bien d’affirmer la légitimité de l’étude du texte philonien au sein de l’étude de la philosophie antique et, plus particulièrement, au sein d’une étude qui cible la question des passions. S’il en est encore parfois exclu, c’est qu’un auteur qui traite, par allégories, d’Abraham, du jardin d’Eden ou du veau d’or a du mal à se faire une place à côté d’un Sénèque ou d’un Cicéron, et s’il y est admis, c’est souvent faute de mieux, et à seul titre de témoin maladroit et confus d’une certaine forme de platonisme ou de stoïcisme, que le caractère lacunaire des sources considérées légitimes, contraint d’uti1 Sur les rapports entre la culture païenne et Philon voir, par exemple, Sandmel, Philo’s Place in Judaism et Birnbaum, The Place of Judaism in Philo’s Thought : Israel, Jews and Proselytes. 2 Sur la rhétorique de Philon voir Alexandre, Rhetorical Argumentation in Philo of Alexandria et Conley, « Philo of Alexandria » ; sur les rapports entre la méthode exégétique de Philon et l’interprétation d’Homère à Alexandrie voir Niehoff, Jewish Exegesis and Homeric Scholarship in Alexandria, surtout p. 131-185. 3 Si l’on se fie à Flavius Josèphe, A.J XVIII, 259. Pour l’importance de cette mission romaine sur le développement intellectuel de Philon voir Niehoff, Philo of Alexandria, an Intellectual Biography et p. 192, n. 25 et p. 270, n. 16. 4 Sur l’Alexandrie du temps de Philon voir Sly, Philo’s Alexandria ; Collins, Between Athens and Jerusalem, p. 113-122.

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liser. Ainsi, si Philon brille parfois en philosophie, c’est surtout de par l’absence des autres et parce que, contrairement à de nombreux penseurs contemporains, ses œuvres ont eu l’heureuse idée de parvenir jusqu’à nous. Pour reprendre la formule de Runia, on peut dire que le statut de Philon au sein de l’étude de la philosophie antique rappelle celui des Juifs à Alexandrie qui n’ont jamais obtenu le statut de citoyenneté dans leur propre ville5. Certes, la différence majeure entre Philon et les autres témoins ou acteurs de la controverse à propos des passions tient dans le fait qu’il nourrit un rapport privilégié à un livre : la Bible. Mais Philon a également une langue, le grec. Dans le sillage de ce terme, c’est l’ensemble des références et des codes impliqués dans une culture qu’il faut considérer. Pour Philon, les lois de Moïse ne représentent pas un élément étranger à la culture environnante, une curieuse addition qui viendrait pimenter une sagesse déjà bien établie. Expliquer la Bible équivaut, pour Philon, à élucider les fondements même de la sagesse grecque6. Un des pans majeurs de son entreprise peut s’envisager comme une tentative de rappeler et de démontrer que le noyau le plus pur de la sagesse grecque sous ses diverses formes fut originellement transmise à Moïse par Dieu. Ainsi il ne manque pas de rappeler que c’est au sein de la législation de la nation juive que le père du stoïcisme, Zénon, a puisé certaines de ses maximes (Prob. 57), ou que c’est à Moïse, « l’historien sacré », qu’Héraclite a emprunté son concept des contraires7. Pour Philon, la Bible enseigne en effet « la philosophie dépouillée » (φιλοσοφία γυμνή), la véritable philosophie (Post. 102). Ainsi, le cadre de la pensée de l’Alexandrin est en somme assez clair. La Bible, l’objet de son étude, constitue le texte philosophique par excellence, la source véritable de toute sagesse. Par contre, la juste compréhension de ce texte n’est pas une évidence. Découvrir la sagesse qu’il Runia, « The Rehabilitation of the Jackdaw : Philo of Alexandria and Ancient Philosophy », p. 489. 6 Spec. II, 165-167 ; Opif. 8. 7 Her. 214 et Quaest. Gen. III, 5 ; en cela, Philon s’inscrit dans le droit fil de la tradition juive hellénistique. Le thème du « larcin des philosophes » est en effet déjà cher aux exégèses d’Aristobule (voir Holladay fr. 3 et 3a = Eus. P.E. IX. 6, 6-8 et Clem. Strom. I, 22, 150). Voir aussi Prob. 43 ; Gig. 53 ; Opif. 8 ; Somn. II, 127 et Legat. 156 et 245. La présentation du judaïsme comme une philosophie évoque immanquablement 4 Maccabées sur lequel nous reviendrons dans la suite. Dans l’articulation des rapports entre sagesse, philosophie et judaïsme, Philon, préfigure une des idées maîtresses de la pensée patristique, qui permettra aux intellectuels chrétiens des premiers siècles (tels Clément d’Alexandrie ou Justin Martyr) d’envisager leur foi nouvelle dans la rassurante continuité des écoles de philosophie grecque. 5

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renferme est affaire de lecture minutieuse, de déchiffrage de l’apparence et d’intelligence du lecteur. L’exégèse de Philon, dans son ensemble, répond à cette nécessité de révéler derrière la lettre du texte, la vérité universelle dont il est le porteur. C’est pourquoi on évitera dans ce chapitre de qualifier l’entreprise philonienne de traduction de termes bibliques en concepts et idées grecques ou encore d’association entre judaïsme et hellénisme. Rien n’est plus étranger à l’ambition première de Philon que l’idée de traduire ou d’associer. Philon ne transpose pas une culture dans une autre, pas plus qu’il ne combine artificiellement une pensée avec une autre. A ses yeux, les idées et les concepts de la philosophie sont bibliques et, s’il ne se réclame d’aucune école de philosophie, c’est parce qu’il se considère comme disciple de celle de Moïse. Se pose désormais la question de la légitimité d’interroger l’appartenance philosophique de concepts ou d’idées d’un penseur qui ne se réclame d’aucune école, si ce n’est de celle de la sagesse révélée. Depuis que Wolfson voyait en Philon un philosophe « in the grand manner8 », dont il tentât de reconstruire le système philosophique, peu de savants ont daigné lui accorder le statut de penseur systématique ou, tant s’en faut, de véritable initiateur de la philosophie de la religion. Sur la question délicate du rapport entre philosophie et exégèse, faut-il opter pour la solution de Nikiprowetzky et considérer que la philosophie est, pour Philon, un instrument au service de l’Ecriture ? Vaut-il mieux envisager Philon comme un penseur éclectique ou suivre plutôt Runia, en le considérant comme un exégète à orientation philosophique ? En situant l’exégèse biblique au centre de l’activité de Philon, Nikiprowetzky, a eu le mérite d’apaiser la dichotomie, alors très en vogue dans les études philoniennes, entre le pôle juif et le pôle grec9. Ses analyses ont permis d’éclairer la dynamique d’une pensée dont la fluctuation s’explique par la nécessité de résoudre les apories du texte biblique. Alors que la démarche de Nikiprowetzky n’a jamais eu pour ambition de minorer l’importance de la philosophie chez Philon, l’idée d’une instrumentalisation de la philosophie au service de l’exégèse, il faut l’admettre, en est malheureusement venue trop souvent à servir d’échappatoire à l’analyse minutieuse des arguments philosophiques présents dans son œuvre. Or, même si l’on admettait que la philosophie est ancillaire de l’exégèse pour Philon, il n’en reste pas moins qu’elle constitue l’outil majeur de sa démarche interprétative. Alors que Philon a longtemps été qualifié de penseur éclectique, Wolfson, Philo, vol. 1, p. 114. Nikiprowetzky, Le commentaire de l’écriture chez Philon d’Alexandrie.

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les recherches de ces dernières années ont mis en lumière l’infructuosité herméneutique d’un tel concept, souvent utilisé comme une catégorie fourre-tout de l’histoire des idées10. Outre qu’elle sert d’échappatoire à la compréhension de la modalité de construction d’un discours spécifique, la qualification d’éclectique est souvent l’option choisie pour pallier les difficultés d’avoir à situer une pensée spécifique dans des catégories a posteriori définies comme orthodoxes. La qualification d’exégète à orientation philosophique représente, elle, l’option adoptée par Runia dans ses nombreux travaux11. Dans son « The Rehabilitation of the Jackdaw : Philo of Alexandria and Ancient Philosophy », il tente de réhabiliter Philon au sein des études de philosophie ancienne. Bien qu’il reconnaisse l’importance de Philon en tant que source et témoin des doctrines philosophiques de son temps, il refuse cependant de lui accorder le titre de philosophe et ce, pour deux raisons majeures : tout d’abord, tel titre trahirait le projet même de Philon et, ensuite, il estime que contrairement aux philosophes contemporains tel Eudore d’Alexandrie, Philon ne nourrissait pas l’ambition de produire un système cohérent de pensée. Pour Runia, qui suit à cet égard Nikiprowetzky, Philon est avant tout un exégète attentif aux problèmes liés à l’interprétation des Ecritures ; ce point a son importance puisque, à ses yeux, cette marque de fabrique de l’écriture philonienne rend infructueuse toute approche thématique de son œuvre. Quel que soit le degré d’engagement philosophique que l’on est prêt à attribuer à Philon, la question de l’identité précise de ce pan philosophique a suscité de nombreuses discussions. Depuis les débuts de la recherche sur Philon, il n’est pas un courant de la scène philosophique du premier siècle qui ne s’est vu attribuer l’Alexandrin au nombre de ses représentants. Aussi s’est-il vu qualifié de platonicien, de médio-platonicien, de stoïcien ou encore de pythagoricien. Un consensus a toutefois émergé ces dernières décennies pour situer sa pensée dans le cadre du médio-platonisme12. Cela étant, il faut rappeler qu’à l’exception d’An10 Voir le volume collectif édité par Dillon et Long, The Question of ‘Eclecticism’ et plus particulièrement l’article de Donini, « The History of the Concept of Eclecticism ». Pour une défense de ce qualificatif dans le cas de Philon voir Mansfeld, « Philosophy in the Service of Scripture ». Voir également Borgen, « Philo of Alexandria – a Systematic Philosopher or an Eclectic Editor ? ». 11 Voir, par exemple, Runia, Philo of Alexandria and the Timaeus of Plato, p. 505552. 12 Sur Philon et le médio-platonisme voir Theiler, « Philo von Alexandria und der Beginn des kaiserzeitlichen Platonismus » ; Sterling, « Platonizing Moses : Philo and Middle Platonism » et Runia, « Was Philo a Middle Platonist ? a Difficult Question

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tiochus d’Ascalon, des fragments d’Eudore d’Alexandrie et de Pseudo-Timée de Locres, que l’on date généralement du premier siècle avant ou après notre ère13, Philon constitue la source la plus ancienne de ce mouvement. Comme on le verra plus en détail par la suite, ces dernières années enregistrent également un regain d’intérêt pour le corpus pseudo­pythagoricien, dont l’analyse est pertinente pour une meilleure compréhension de l’environnement philosophique de Philon. Alors que du temps de Philon, le stoïcisme romain connaît un essor dont l’œuvre de Sénèque est certainement l’emblème, la forme du stoïcisme à Alexandrie demeure encore bien énigmatique. Si l’on cherche en effet les figures contemporaines emblématiques du stoïcisme à Alexandrie, force est de se rabattre sur le prêtre égyptien Chaeremon d’Alexandrie, dont le stoïcisme soulève beaucoup de questions14. En outre, la question du lien exact entre la lecture allégorique des mythes par les Stoïciens et l’allégorie philonienne est encore sujette à débat15. Face à ces zones d’ombres, c’est souvent la pensée de Philon elle-même qui sert de baromètre à la présence du stoïcisme à Alexandrie16. Revisited » ainsi que les réponses de Winston, Tobin et Dillon (ibid. p. 141-155). Voir également Runia, « Redrawing the Map of Early Middle Platonism : Some Comments on the Philonic Evidence » ; Dillon, The Middle-Platonists, p. 139-183 ; Niehoff, « Philo’s Role as a Platonist in Alexandria » et Bonazzi, « Towards Transcendence : Philo and the Renewal of Platonism in the Early Imperial Age ». 13 Tobin, Timaeus of Locri, p.  3-7 et Baltes, Timaios Lokros, p.  20-36. Thessleff quant à lui (An Introduction to the Pythagorean Writings of the Hellenistic Period, p. 5965) propose le deuxième ou le troisième siècle av. n. è. 14 Ce dernier aurait été membre de la délégation égyptienne lors de l’ambassade auprès de Gaius Caligula. Van der Horst, Chaeremon, Egyptian Priest and Stoic Philosopher ; Frede, « Charemon der Stoiker ». Dans le contexte du stoïcisme alexandrin, il faut également rappeler l’origine alexandrine du philosophe stoïcien Arius Didyme, dont l’amitié avec l’empereur permit d’épargner la ville (Dion Cassius, LI, 16 et Plut. Vit. Ant. 80). 15 La question du lien entre la lecture philonienne de la Bible et la lecture des mythes par les Stoïciens sort du cadre de ce travail. Parmi l’abondante littérature sur l’interprétation stoïcienne de la mythologie, voir Ramelli, Allegoria : I, L’età classica, surtout p. 79-146 ; id. « The Philosophical Stance of Allegory in Stoicism » ; Boys-Stones, « The Stoics’ Two Types of Allegory » ; Gourinat, « Explicatio Fabularum : la place de l’allégorie dans l’interprétation stoïcienne de la mythologie » et contra Long, « Stoic Reading of Homer ». 16 Le stoïcisme de Philon fut surtout défendu par Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie. Voir aussi Radice, « Philo and Stoic Ethics » et Reydams-Schils, « Stoicized Readings of Plato’s Timaeus in Philo of Alexandria », laquelle a souligné l’importance d’une tradition de lecture du Timée marquée par la convergence d’influences platoniciennes et stoïciennes sur Philon. Niehoff, dans son Philo of Alexandria, an Intellectual Biography, défend la thèse selon laquelle l’ambassade à Rome fut à l’origine d’un tournant majeur dans la pensée et l’écriture de Philon.

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Les difficultés liées à l’affiliation philosophique de Philon tiennent, bien entendu, de l’aspect lacunaire du corpus philosophique antérieur et contemporain à Philon. Il faut pourtant résister à l’idée selon laquelle la pensée philosophique de Philon pourrait se mesurer relativement à un matériau philosophique immobile et monolithique, au sein duquel des dogmes bien établis ne feraient que répercuter une orthodoxie originale. Au même titre, il faut rester prudent avec la méthode qui consiste à expliquer l’antérieur par le postérieur (comme c’est le cas pour le médio-platonisme de Philon) et qui érige un groupe d’auteurs plus tardifs (tels Plutarque, Alcinoos ou Apulée) en représentants d’un mouvement philosophique à l’aune duquel on jauge alors le degré de conformité ou de déviation de Philon. On verra qu’en matière de passions, cette démarche est infructueuse. A l’aune des difficultés inhérentes à la nature singulière du corpus philonien, la tentative de dégager de l’ensemble des exégèses un chapitre cohérent sur un thème spécifique est-elle d’emblée vouée à l’échec, ainsi que le pense Runia ? Faut-il renoncer d’entrée de jeu à extraire des diverses interprétations une ‘théorie des passions’ et se contenter de lire chaque passage, ponctuellement, morceau par morceau, selon le découpage biblique ? La réticence de Runia à l’endroit de l’approche thématique relève du rapport délicat entre les doctrines et la modalité d’expression ou de construction d’un discours. Or, s’il est indéniable que chaque passage se doit d’être situé au sein de son cadre scripturaire, la démarche exégétique n’exclut pas forcément une cohérence de message ou de pensée. Il n’y a aucune raison de présupposer une contradiction intrinsèque entre exégèse et philosophie. Une pensée qui recourt à l’exégèse ou qui place l’aporie scripturaire en son cœur ne s’articule pas forcément au détriment d’une certaine cohérence doctrinale. Sans pour autant prétendre que Philon se distingue par sa cohérence17, les différentes lectures des versets bibliques qu’il propose manifestent néanmoins une Les nombreuses traces d’influence du stoïcisme romain qu’elle détecte notamment dans l’Exposition des lois (voir surtout p. 149-170) attestent cette révolution intellectuelle déclenchée par le séjour romain. En cela, l’Exposition se démarque de la série de l’Allégorie des lois, rédigée à Alexandrie, et qui entretient une attitude plus réservée par rapport au stoïcisme (voir surtout, p. 225-241). L’étude de Niehoff oriente sans aucun doute la recherche concernant l’aspect philosophique de l’écriture philonienne dans une nouvelle direction, qui ne pourra être traitée ici de manière approfondie. 17 Comme le soutient Cazeaux, notamment dans La trame et la chaîne, surtout vol.  2 : Le cycle de Noé, p.  56-57. En outre, le critère de cohérence n’est certainement pas nécessaire pour qualifier de philosophique un texte ; voir sur ce point les remarques d’Inwood, « How Unified is Stoicism Anyway ? », surtout p. 226-227.

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certaine constance, aussi bien sur le plan de la démarche herméneutique que sur le plan du contenu. Les différentes interprétations d’un même verset, d’un personnage ou d’un événement biblique, éparpillées à travers les différents traités, se complètent et s’enrichissent pour former une exégèse complexe et souvent porteuse d’une certaine unité de message. Il va sans dire que tenter de dégager une théorie articulée sur un thème philosophique précis chez Philon expose à certains dangers comme, par exemple, celui de lui attribuer une cohérence doctrinale qu’il ne revendique guère ou, encore, de surinvestir les échos doxographiques qu’il répercute, parfois sans faire beaucoup de tri. On verra cependant que dans le cas des passions, l’approche thématique du corpus philonien apporte certains résultats. A ce titre, il semble donc légitime de soulever la question de la place et de la position de Philon au sein de l’histoire du débat entre éradication et modération des passions. Du reste, quelle que soit la valeur philosophique brute de ses écrits, la pensée philonienne représente un chapitre capital dans l’histoire des idées. Malgré l’absence d’argumentation rigoureuse18, Philon élabore une pensée qui s’articule à travers la terminologie, les notions et les idées développées par les écoles de philosophies grecques, et ceci s’applique tout particulièrement aux développements sur les passions. L’utilisation massive de la terminologie et du matériau philosophique dans le traitement des passions justifie à elle seule la tentative de retracer les linéaments d’une théorie des passions philonienne. Si l’étudiant de philosophie peut être dérouté par la prégnance des éléments bibliques, la méthode allégorique ou la sinuosité d’une pensée qui procède par analogie et par tissage de références scripturaires, il se trouve néanmoins en terrain familier en face de concepts d’âme tripartite, de cause première, ou encore de προφορικὸς λόγος. Ainsi, quand bien même la pensée de Philon s’articule selon une modalité différente de celle des philosophes, de par sa texture et sa portée, elle appartient pourtant bien à l’histoire de la philosophie grecque et romaine, comprise dans son sens large19. A l’exception évidente des traités au caractère philosophique plus prononcé. Pour reprendre la formule de Lévy (« Le concept de doxa des Stoïciens à Philon d’Alexandrie », p. 250) : « Les études philoniennes ont toujours eu un statut spécial par rapport aux recherches sur l’histoire de la philosophie ancienne. Le ‘philonien’ est quelqu’un qui étudie un corpus où tout est exprimé en fonction de concepts philosophiques mais auquel on a dénié, pour des raisons parfois contradictoires la qualité de texte philosophique ». Voir également ses remarques pertinentes sur la tendance des études en philosophie antique (surtout dans le sillage de la méthode analytique) à minorer la valeur du témoignage philonien dans son « Philon d’Alexandrie est-il inutilisable pour connaître Enésidème ? ». 18 19

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De plus, notons que Philon ne se contente pas d’articuler sa réflexion au moyen d’outils conceptuels issus des écoles de philosophie mais que sa démarche témoigne d’un véritable dialogue avec les traditions philosophiques. Quoique de tous les philosophes, c’est incontestablement le « très saint Platon » (Prob. 13) qui suscita sa plus franche admiration et qui fut une source d’inspiration profonde et palpable20, ses écrits contiennent également des références plus ou moins directes à de nombreux autres philosophes, tels Anaxagore, Zénon ou encore Héraclite21. Certes, en règle générale, l’Alexandrin n’a pas pour habitude de mentionner ses sources. Le plus souvent, il reprend les notions clés de tel philosophe ou de telle école sans en indiquer la provenance et, quand bien même l’évoque-t-il, c’est souvent en termes allusifs. Ainsi, à titre d’exemples, les Stoïciens sont « ceux qui façonnent des mots » (Mut. 113), « les anciens » (Agr. 14 ; Mut. 73), ou encore « les autres » (Plant. 18). Les Péripatéticiens sont les « adeptes d’une philosophie douce et sociale » (Migr. 147) et Socrate lui-même est « un des anciens22 ». Comme l’a remarqué Runia, ce silence sur les sources atteste sans doute une grande dépendance envers les matériaux doxographiques23. Les références onomastiques à Aristote, Critolaos, Chrysippe et d’autres encore, contenues dans le De aeternitate mundi, traité qui occupe déjà une place particulière de par sa nature dialectique et ouvertement polémique, sont l’exception qui confirme la règle. Finalement, il faut souligner l’importance du thème des passions dans l’œuvre philonienne. Sur l’ensemble des trente-six traités qui forment l’actuel corpus philonien, il n’en est pas un seul qui n’aborde ce sujet. Puisque les passions occupent chez Philon une place fondamentale, il apparaît légitime de soulever la question de leur nature, de leur rôle et de leur traitement. Si de surcroît, on s’accorde sur le fait que Philon n’est pas qu’un témoin gauche de ses sources philosophiques, son inclusion au sein d’une étude consacrée à la controverse éradication-modération se révèle d’autant plus nécessaire qu’il est considéré par de nombreux 20 Philon se réfère à Platon en de nombreuses occasions, comme par exemple, en Opif. 119, 133 ; Contempl. 57 et 59 et le cite même en Fug. 63 (Théétète 176a-b) et Spec. II, 249 (citation légèrement modifiée de Phèdre 247a). Sur l’influence de Platon sur la pensée philonienne, voir par exemple Runia, Philo of Alexandria and the Timaeus of Plato. 21 Voir, par exemple, Prob. 121-124 (Anaxagore) ; Prob. 57 et 105-108 (Zénon) ; Leg. All. I, 108 ; Heres 214 ; Quaest. Gen. II, 5 (Héraclite du Pont). Philon mentionne également « l’impiété épicurienne » en Post. 2 ; voir aussi Conf. 144 ; Fug. 147-148 et Graziano, « Moses Against the Egyptian : the anti-Epicurean Polemic in Philo ». 22 Deus 146 ; Plant. 65 et 80. 23 Runia, « Philo of Alexandria and Hellenistic Doxography ».

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commentateurs comme l’auteur d’une conciliation entre stoïcisme et péripatétisme en matière de passions. Philon et les passions : status quaestionis Déterminer la position de Philon au sujet des passions est une tâche ardue. Comme l’écrit Lévy, « sur les passions chez Philon tout et son contraire semble pouvoir être dit, en raison de l’immensité du problème, de la facilité avec laquelle Philon semble se contredire et des exégèses divergentes […]24 ». Avant d’ouvrir cet épineux dossier, il est nécessaire de brosser les grandes lignes de l’histoire des interprétations savantes sur cette question. Depuis les premiers travaux qui ont abordé la thématique des passions chez Philon, la plupart des savants identifient une oscillation entre l’éradication et la modération des passions. Ainsi, déjà en 1909, Bréhier considérait la metriopatheia comme la vertu des patriarches de l’Exposition qu’il associait, du reste, à une « religion des imparfaits », structurée par un logos divin dont le rôle est de soigner et calmer les passions et non de les extirper complètement. Toutefois, il affirmait qu’en ce qui regarde les passions, comme en ce qui se rapporte à de nombreux autres aspects de sa doctrine éthique, Philon avait suivi le stoïcisme25. Quelques années plus tard, Goodenough, défendant la thèse d’une affinité entre les religions à mystère et le judaïsme alexandrin de Philon, identifiait chez l’Alexandrin une tendance générale vers l’ascétisme et le retrait du monde mais notait également la présence d’une oscillation entre les thèmes de l’abolition et du contrôle des passions26. Dans la lignée de Bréhier, Völker, tenait l’apatheia stoïcienne pour le véritable idéal de Philon, tout en admettant que les besoins de l’exégèse avaient parfois poussé Philon à adopter ponctuellement la metriopatheia27. Pour Wolfson, dont l’interprétation est encore de mise aujourd’hui, le passage sur l’apatheia de Moïse et la metriopatheia d’Aaron par lequel j’ai introduit ce chapitre représente la mise en scène du débat entre stoïcisme et aristotélisme sur la vertu et les passions. A  ses yeux, Philon réserve l’éradication stoïcienne des passions au seul sage, alors que c’est à la modération des passions que doit tendre le reste de l’humanité. Aussi interprète-t-il l’adoption par Philon de l’un ou l’autre idéal comme le signe de son adhésion à la tradition juive, qui parfois le contraint de contester Lévy, « Philon d’Alexandrie et les passions », p. 27. Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses, surtout p. 29, p. 105 et p. 254. 26 Goodenough, By Light Light, p. 143, n. 117. 27 Völker, Fortschritt und Vollendung bei Philo von Alexandrien, p. 126-154. 24 25

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le point de vue stoïcien mais le force, ensuite, à admettre le bon sens de la définition stoïcienne de la vertu28. Depuis ces études, la réflexion sur l’éthique philonienne s’est nourrie des travaux en histoire de la philosophie et on ne peut plus se contenter d’affirmer avec Bréhier que « la pensée de Philon s’est formée dans un milieu où le stoïcisme était la philosophie commune, et en quelque sorte classique29 ». Comme on l’a noté, ces dernières décennies ont connu des avancées majeures relatives à l’environnement intellectuel et philosophique de Philon. Toutefois leur impact sur l’analyse des passions se résume au fait que l’adoption alléguée du stoïcisme en matière de passion est désormais expliquée dans le cadre du médio-platonisme philonien. Puisque le médio-platonisme se caractérise par l’absorption de nombreux éléments stoïciens, il présente l’avantage de pouvoir rendre compte de la présence de la doctrine stoïcienne des passions en évitant le recours à l’idée de moins en moins populaire d’un éclectisme philosophique philonien. Ainsi, dans deux articles devenus classiques sur l’éthique de Philon, « Philo’s Ethical Theory » et « Philo of Alexandria on the Rational and Irrational Emotions », Winston considère la théorie des passions de Philon comme étant, à l’exception de quelques modifications occasionnelles, « essentiellement stoïcienne30 » – tout en situant, il va sans dire, cette orientation stoïcienne dans le cadre de la pensée médio-platonicienne. D’après lui, Philon nourrit une véritable fascination pour l’apatheia, qui, selon ses termes, est la caractéristique majeure du sage stoïcien. Il admet cependant que Philon est parfois prêt à adhérer à la conception péripatéticienne, qui reconnaît aux passions une certaine utilité. Winston, comme la majorité des commentateurs jusqu’à ce jour, à l’instar de Aune, Knuuttila et Svebakken31, suivent donc grosso modo la thèse déjà défendue par Bréhier et Wolfson d’une gradation entre la modération des passions (metriopatheia) d’orientation aristotélicienne, proposée à la majorité du genre humain, et l’éradication stoïcienne, apanage du sage véritable.

Wolfson, Philo, vol. 2, p. 269-270. Ibid., p. 252. 30 « Philo of Alexandria on the Rational and Irrational Emotions », p. 201. 31 Aune, « Mastery of the Passions : Philo, 4 Maccabees and Earliest Christianity » ; Knuutila, Emotions in Ancient and Philosophy, p.  88-89 ; Svebakken, Philo of Alexandria’s Exposition of the Tenth Commandment, surtout p. 59-60. Voir également Von Gemünden, « La culture des passions à l’époque du Nouveau Testament », surtout p. 340-342 et Williamson, Jews in the Hellenistic World : Philo, p. 205. 28 29

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Dans une série d’articles consacrés à l’éthique philonienne, Lévy convient que Philon possède une connaissance détaillée de la théorie stoïcienne des passions mais il montre également la très grande liberté avec laquelle il manie les concepts : […] du point de vue de l’interprétation, on peut considérer comme normal que cet esprit, qui est imprégné de culture grecque mais ne s’identifiait pas totalement à celle-ci, se soit senti une certaine liberté par rapport à des concepts qui n’avaient pas pour lui la même valeur dogmatique que pour un stoïcien. Je crois aussi que, de manière plus subtile, il utilise ces notions comme des vecteurs, comme des leurres, pour faire passer sous une apparence de stoïcisme des notions qui sont étrangères au stoïcisme, voire en contradiction avec lui32.

Lévy attire à juste titre l’attention sur le fait que la présence de la terminologie stoïcienne n’est pas gage d’adhésion au stoïcisme et que l’on ne peut se permettre d’affilier telle notion à telle école sans prendre en compte le cadre au sein duquel elle est exploitée. A ses yeux, le mouvement vers la transcendance caractérise la pensée de Philon et c’est donc naturellement dans cette direction que le stoïcisme est orienté. En résumé, on constate que malgré la permanence du débat concernant la teneur ou l’appartenance philosophique de la pensée de Philon, la plupart des savants s’accordent pour affirmer qu’en matière de passions, l’idéal du sage est celui de l’apatheia – terme généralement envisagé comme reflétant la doctrine stoïcienne de l’éradication des passions – alors que celui des progressants est la modération, empruntée par Philon à l’éthique d’Aristote ou des Péripatéticiens33. Ces analyses reposent donc largement sur l’affiliation respective des termes apatheia et metriopatheia au stoïcisme et à la pensée aristotélicienne et procèdent, en outre, d’une certaine réduction des théories des passions stoïcienne et aristotélicienne à ce qui ressort du traitement des passions. Or, comme

32 Lévy, « Philon d’Alexandrie et les passions », p. 29 ; voir également id. « Philo’s Ethics », id. « Ethique de l’immanence, éthique de la transcendance, le problème de l’oikeiôsis chez Philon » et id. « le concept de doxa des Stoïciens à Philon ». 33 Une des conséquences de cette affirmation semble pourtant avoir jusqu’à présent échappé à l’attention des savants. En effet, si Philon est bel et bien l’auteur d’un programme éthique en plusieurs étapes, qui procède de la modération à l’éradication, il annonce la doctrine capitale de la gradation des vertus, qui prendra toute son ampleur dans l’éthique néo-platonicienne. Voir Plotin, Enn. I, 2 (19) et Porphyre Sent. 32 ; Brisson, « La doctrine des degrés de vertus chez les Néo-platoniciens », p. 271-285.

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on l’a déjà montré, l’affiliation de ces termes à ces écoles respectives est loin d’être assurée à l’époque de Philon34. Malgré le consensus dans la recherche, il est nécessaire de réexaminer de façon approfondie les prémisses sur lesquelles repose l’analyse du dossier des passions chez Philon. La question fondamentale concerne la nature des critères qui permettent d’affilier telle position à telle tradition philosophique. L’un des principaux écueils auquel se heurtent de nombreuses études relève de l’importance excessive attribuée aux critères d’ordre terminologique ou thématique. En effet, ce n’est pas parce que l’on trouve chez Philon le vocabulaire stoïcien des passions qu’il faut conclure que celui-ci souscrit au stoïcisme. De même, ce n’est pas parce que le motif de l’éradication des passions irrigue son œuvre qu’il faut lui attribuer l’absence de passions stoïcienne. Certes Philon et les Stoïciens partagent l’idée que les passions doivent être éradiquées. Mais on l’a vu, l’éradication des passions du Portique découle d’une analyse minutieuse des impulsions humaines et d’une compréhension de la passion comme un certain type d’assentiment à un type bien précis de propositions. Aussi, afin de montrer la validité de la thèse de l’oscillation de Philon entre stoïcisme et aristotélisme en matière de passions, il ne suffit pas d’identifier la présence des motifs de l’éradication et de la modération chez Philon – ce serait là réduire les arguments philosophiques à de simples devises. Il faut, en outre, pouvoir montrer que la modalité d’articulation de ces thèmes est suffisamment spécifique que pour pouvoir les attacher soit au stoïcisme soit à l’aristotélisme (au sens large). Bien entendu, déterminer dans quelle mesure un concept ou une idée sont suffisamment proches d’une tradition philosophique pour y être affiliés, demeure toujours une question ardue. Comme on l’a vu, la définition stoïcienne de la passion découle d’un ensemble de considérations qui se rapportent aussi bien à l’éthique, à l’épistémologie qu’à la physique du Portique. Il va sans dire que si Philon avait adopté l’ensemble de ces éléments dans son traitement des passions, il serait tout bonnement un philosophe stoïcien, ce qui n’est évidemment pas le cas. Malgré les difficultés inhérentes à la question de l’adoption d’idées ou de notions issues des traditions philosophiques chez Philon, il semble que l’examen de la présence des éléments déterminants de la réflexion sur les passions de chaque école constitue un point de départ propice à l’enquête sur l’affiliation philosophique de la pensée des passions philo Voir p. 136-148.

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nienne. Autrement dit on peut affirmer que Philon souscrit au stoïcisme qu’à condition de pouvoir montrer que sa conception de la passion inclut les éléments déterminants de la compréhension stoïcienne de la passion. C’est pourquoi, pour pouvoir octroyer à l’absence de passions philonienne la qualification de stoïcienne, il faut chercher si son œuvre atteste une compréhension de la passion en tant qu’impulsion irrationnelle, fruit de l’opinion erronée ou faible à propos d’un bien ou d’un mal et non se suffire de la conclusion pratique qui émerge de cette définition spécifique, à savoir qu’il faut vivre sans passion. De même, en matière d’aristotélisme ou de péripatétisme, il faut pouvoir montrer que Philon se range à la médiété aristotélicienne (qui n’est pas une moyenne arithmétique des passions) ou qu’il adhère à la défense péripatéticienne de la modération (quantitative) des passions, basée sur une compréhension de la passion comme naturelle et utile. Cette analyse montrera que malgré la présence des définitions scolaires, de la terminologie stoïcienne des passions et des multiples appels à éradiquer les passions de l’âme, Philon ne peut être considéré comme un adepte du Portique en matière de passions. Certes, il souscrit à l’éradication des passions mais cette éradication n’est pas stoïcienne, comme le montre particulièrement l’analyse de l’apatheia de Moïse. On verra en effet que l’idéal de sagesse contemplative, qu’incarne Moïse, séparé de toute corporéité et affranchi des activités psychiques irrationnelles, est non seulement radicalement étranger à la conception stoïcienne de l’absence de passions mais qu’il se démarque également du platonisme. Quant au thème de la modération des passions, on verra que sa présence est bien moins prononcée que ce que l’on tend à soutenir. Tout d’abord, la metriopatheia d’Aaron n’équivaut pas à la modération des passions mais plutôt à celle des impulsions. Ensuite, contrairement au consensus, Philon ne souscrit ni à l’idée que les passions sont nécessaires, ni même à celle qu’elles sont naturelles. Philon envisage plutôt les passions comme une fatalité, liée à l’état déficient de la condition humaine et incarnée. C’est pourquoi, on ne peut affirmer que Philon souscrit, au gré des exégèses, tantôt à la modération, tantôt à l’éradication. C’est bien l’éradication des passions qui émerge comme le thème central et le plus farouchement défendu par l’Alexandrin. En outre, l’originalité de l’approche philonienne des passions apparaît également lorsqu’elle est mise en perspective avec la tradition pseudopythagoricienne d’une part et avec 4 Maccabées de l’autre. Cette double contextualisation s’effectuera dans la dernière partie de ce chapitre. Ces textes constituent non seulement des cha-

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pitres importants et souvent négligés de l’histoire des passions mais ils sont particulièrement utiles pour la mise en perspective de la doctrine de Philon35.

II. Philon à l’assaut des passions Le champ lexical et les définitions stoïciennes des passions La présence de la terminologie et des définitions stoïciennes des passions chez Philon a conduit de nombreux savants à qualifier de stoïcienne sa théorie des passions. On trouve effectivement sous sa plume les quatre passions cardinales  stoïciennes (la peur, la tristesse, le désir et le plaisir) qui englobent l’ensemble de toutes les passions. Ainsi, par exemple, au quatrième livre des De specialibus legibus, il affirme que les passions sont au nombre de quatre mais qu’elles se subdivisent en une infinité de variétés36. On retrouve également la caractérisation du pathos comme une « impulsion excessive » (ὁρμὴ πλεονάζουσα37), ainsi que l’expression à consonance bien stoïcienne de « mouvement contre nature » (παρὰ φύσιν κίνησις38). Du reste, et ceci est un fait bien connu des études philoniennes, Philon opte parfois pour le modèle stoïcien de l’âme, composée de l’hégémonique, des cinq sens, ainsi que des organes de la voix et de la génération39. 35 Avant de procéder, une remarque préliminaire s’impose. Il est devenu pratique courante dans la recherche philonienne de conduire des analyses distinctes des différents corpora philoniens et, plus particulièrement, de distinguer entre l’Exposition et l’Allégorie des lois. Voir surtout : Niehoff, Philo of Alexandria, an Intellectual Biography, surtout p. 156-157, 203-207 et 229-233 et voir p. 192, n. 25 et p. 270, n. 16. Dans ce chapitre, ces groupes de textes sont présentés de manière conjointe étant donné que la doctrine des passions qui s’y reflète ne présente pas, selon notre analyse, de divergences qui justifieraient une telle démarche. 36 Spec. IV, 113 et aussi Prob. 18 ; Abr. 47 et 236-244 ; Her. 268-269 ; Ios. 79 ; Deus 71 ; Mut. 60 ; Leg. All. II, 8 et III, 250 ; Opif. 79, Deter. 119 ; Agr. 83 ; Mos. II, 139 ; Migr. 60 ; Her. 269-270 ; Quaest. Gen. II, 56 et IV, 15 ; Ios. 79. 37 Agr. 94 ; Spec. 2.163 ; Conf. 90 ; Her. 245 ; Somn. II, 276 ; Leg. All. III, 185 et voir Galen PHP IV, 2.8 et IV, 2.13-18 ; IV, 5.13 ; Anononymus Lond. col. 2.27 ; Stob. II, 7.5 et 7.10 ; Ps-Andronicus, Peri pathōn, 1 ; Plut. De virt. mor. 449C ; Diog. Laert. VII, 110. 38 Decal. 142 ; Spec. III, 39 ; IV, 79 ; Mos. II, 139 ; Abr. 27 ; Ebr. 105. 39 Agr. 30 ; Deter. 168 ; Mut. 110 ; Opif. 117 ; Leg. All. I, 11 et 39 ; Her. 225, 232 ; sur la présence de différents modèles de l’âme chez Philon voir l’article très instructif de Reydams-Schils, « Philo of Alexandria on Stoic and Platonist Psycho-Physiology » et aussi Dillon, « Philo of Alexandria and Platonist Psychology ».

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On note toutefois qu’il utilise également des termes plus spécialisés du stoïcisme, se référant, par exemple, aux ‘sensations affectives’ classiques de contraction, d’expansion, d’élévation du pneuma psychique. Ainsi, Philon compare le bassin de bronze du tabernacle (Ex 38, 26-27) à un miroir dans lequel il faut examiner son âme et vérifier s’il apparaît quelque laideur venant d’une passion irrationnelle ou contre nature ou du plaisir qui exalte (ἐπαιρούσης) et élève (μετεωριζούσης), ou encore du chagrin qui contracte (στελλούσης) et renverse (καθαιρούσης) [l’âme], ou de la peur qui divertit (ἀποστρέφοντος) et détourne (ἀποκλίνοντος) le cours de l’impulsion, ou du désir qui tire (ἑλκούσης) et étend violemment (ἀποτεινούσης βίᾳ) vers ce qui n’est pas présent. (Mos. II, 13940)

On retrouve également les motifs de la maladie de la pensée (νόσος τῆς διανοίας) et des faiblesses (ἀρρωστήμα), lesquels semblent faire écho à la vignette chrysippéenne que l’on trouve au quatrième livre des Tusculanes41. Etant donné que ces caractérisations traditionnelles des passions circulaient abondamment à travers les doxographies, l’ensemble de ces réminiscences stoïciennes ne doivent pas être lues comme l’attestation d’une influence directe de Chrysippe ou Zénon42. Comme on le verra par la suite, l’absence du rouage central de la conception stoïcienne de la passion suggère, sans que l’on puisse pour autant l’établir avec certitude, que ces éléments proviennent sans doute de matériaux doxographiques stoïciens voire d’orientation platonicienne ou péripatéticienne imprégnés de terminologie stoïcienne43. Comme on l’a vu au chapitre sur Sénèque, Philon recourt aussi au concept stoïcien d’eupatheia, qu’il manie avec une certaine liberté puisque la joie (χαρά), que symbolise Isaac, est qualifiée de « meilleure des eupatheiai44 » et qu’il est prêt, en outre, à concevoir l’espoir (une pas40 Tusc. IV, 12-14. Notons d’ailleurs que Philon associe des sensations affectives à la peur et au désir mais il ne s’agit pas de l’ἔκκλισις ou de l’ὄρεξις ; voir aussi Leg. All. III, 246 ; Deter. 110 ; Leg. All. III, 246 ; voir Prob. 159. 41 Spec. I, 257 et Deter. 67 cités infra p. 289 ; et Cic. Tusc. IV, 24-33 et Gal. PHP V, 2.1-52 ; Philon, Ebr. 140 ; Deus 136. Au contraire, la sagesse (φρόνησις) représente la santé de la pensée (Praem. 159). Pour les sensations affectives voir p. 36 et 45-62. 42 Ps.-Andronicus, Peri pathōn, 1 ; Stob. II, 7.10-e ; Ps.[?]-Plut., De lib.et aegr. 6 ; Gal. PHP IV, 2.5-6 et 3.2-3. 43 Gill, « The Transformation of Aristotle’s Ethics in Roman Philosophy », p. 37. 44 Mut. 1, 131, 138 ; Migr. 157 et Congr. 36. Pour la joie chez Philon voir aussi Praem. 31 ; Mut. 158-167 ; Plant. 38.

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sion pour les Stoïciens) comme une eupatheia à part entière45. Dans ce contexte, il faut s’arrêter sur l’interprétation proposée par Dillon d’une modification humanisante de la doctrine stoïcienne chez Philon sous l’influence d’Antiochus d’Ascalon. Pour Dillon, Philon est largement tributaire du platonisme développé par Antiochus – un platonisme qu’il envisage comme un retour au platonisme des premiers successeurs de Platon (Xénocrate et surtout Polémon), plutôt que comme une synthèse entre platonisme et stoïcisme. Dans le domaine de l’éthique, cette influence se manifeste par la présence d’une eupatheia correspondant à la passion de la tristesse46. Effectivement, en Quaest. Gen. II, 57, Philon ajoute le δηγμός à la liste classique des trois eupatheiai (à savoir la joie, la prudence et la volonté). Cette addition est surprenante car, on l’a vu, la doctrine stoïcienne ne peut tolérer une eupatheia correspondant à la tristesse. Le sage stoïcien, infaillible, ne donne en effet jamais son assentiment à l’idée d’un mal présent puisque seuls le vice et ce qui y participe sont considérés comme des vrais maux, dont le sage est, bien entendu, dépourvu. Selon Dillon, cette étrange addition a sa source chez Antiochus comme l’atteste, selon lui, Tusc. III, 83, où Cicéron rapporte que lorsque la tristesse est éliminée, il reste néanmoins un morsus non passionnel. La difficulté majeure de cette interprétation réside dans le fait que, outre le manque d’indication précise d’une origine antiochéenne, le morsus ou le faible abattement (contractiuncula) mentionnés par Cicéron ne renvoient pas à l’eupatheia mais bien, comme on l’a vu, à la

45 Deter. 120 et voir aussi Deter. 140 ; Praem. 161 ; Leg. All. III, 86-87 ; Virt. 67. Au vu de l’importance du motif de l’eupatheia et de son association avec l’état de perfection, la correction proposée par Wendland d’apatheia en eupatheia en Mut. 167 est convaincante : « et nous admirons encore maintenant ceux qui, parmi les philosophes, définissent la vertu comme une eupatheia ? ». Il faut, semble-t-il, y lire une question rhétorique, non ironique, qui témoigne de l’adhésion à la définition de la vertu comme eupatheia. Pour les eupatheiai chez Philon voir aussi Winston, « Philo’s Ethical Theory », p. 400-405. 46 Dillon, The Heirs of Plato, p. 156-177 ; id. « Philo and Hellenistic Platonism » ; lecture également adoptée par Bonazzi, « Antiochus and Platonism », p. 329-330. L’hypothèse d’une dépendance antiochéenne sur Philon fut également défendue par Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie, p. 259-261 et Rist, « The use of Stoic Terminology ». Le biais par lequel cette influence aurait été exercée reste toutefois énigmatique. Antiochus a résidé à Alexandrie, en 86 av. n. è. et, selon l’anecdote rapportée par Cicéron, c’est à Alexandrie qu’il se trouvait d’ailleurs lorsqu’il reçut les fameux livres romains de son maître Philon de Larissa (Luc. 11 et 61). Comme l’a montré Glucker (Antiochus and the Late Academy, surtout p. 90-97), cet épisode ne marque toutefois pas la fondation d’une école alexandrine ni même celle d’un cercle philosophique alexandrin.

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pré-passion47. Par conséquent, l’influence d’Antiochus sur ce point ne peut être tenue pour assurée48. L’addition d’une eupatheia correspondant à la tristesse indique plutôt que Philon est conscient de l’association entre les eupatheiai et la vertu. Mais la correspondance avec la doctrine stoïcienne ne va pas plus loin. Etant donné que Philon ne considère pas l’eupatheia comme le fruit d’un jugement stable, ancré sur un réseau cohérent de savoirs, il n’a aucune raison de supposer que le sage est dépourvu d’eupatheia vis-à-vis d’un mal présent. En d’autres termes, puisque Philon ne conçoit pas la bonne passion (tout comme la passion d’ailleurs), comme relevant du domaine du jugement ou de l’opinion, il n’est pas tenu de souscrire à l’idée que le sage ne peut donner son assentiment à la représentation d’un mal présent. Libre à lui dès lors de ne retenir de l’eupatheia stoïcienne que son caractère vertueux et de l’utiliser comme le pendant rationnel de n’importe quelle passion. Philon semble toutefois se rapprocher au plus près de la compréhension stoïcienne de la passion quand il évoque le rapport qu’entretiennent les passions cardinales avec le bien ou le mal, présent ou futur : les passions de l’âme sont au nombre de quatre, deux [concernent] un bien présent ou futur, c’est le plaisir et le désir, et deux [concernent] un mal présent ou futur, à savoir la tristesse et la peur. (Praem. 7149)

S’il peut sembler à première vue que Philon adopte les définitions stoïciennes des passions cardinales un élément essentiel fait cependant défaut : la détermination de la passion comme un jugement ou une opinion sur le bien ou le mal. Il est vrai que le passage suivant extrait du De Decalogo pourrait laisser penser que, par moments, Philon est prêt à adopter la conception stoïcienne de la passion en cela que la phantasia d’un bien supposé est présentée comme la cause du désir : La représentation (φαντασία) d’un bien présent et supposé (τοῦ παρόντος καὶ νομισθέντος ἀγαθοῦ) excite et éveille l’âme qui est au calme et la soulève violemment vers le haut, tout comme la lumière fulgurante le fait avec les yeux. Cette passion-là de l’âme est appelée plaisir (ἡδονή). L’opposé du bien, le mal, lorsqu’il oppresse et inflige un coup sévère à Voir p. 197-198 et 207. deSilva et Terian (« Philo and the Stoic Doctrine of Eupatheia, a Note on Quaes. Gen. 2.57 ») y détectent l’influence d’Eudore d’Alexandrie. Lévy (« Philon d’Alexandrie et les passions », p. 30) y voit plutôt la greffe d’une vertu biblique sur la théorie stoïcienne des passions. 49 Voir aussi Abr. 202. 47 48

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l’âme, la remplit immédiatement et contre son gré d’angoisse et de découragement. Le nom de cette passion est la tristesse (λύπη). Lorsque le mal n’afflige pas encore l’âme dans laquelle il se loge, et qu’il est sur le point d’arriver et se prépare, il envoie la crainte (πτοία50) et l’angoisse, messagers de mauvaise augure et effrayants. Et quand fort de la notion d’un bien non encore présent (ἔννοιαν ἀγαθοῦ μὴ παρόντος), on souhaite obtenir ce bien, on pousse alors son âme au plus haut point et on l’étire le plus possible, ardant de toucher l’objet convoité. On est comme étendu sur la roue, étant avide de l’attraper mais incapable de l’atteindre […], le désir (ἐπιθυμία) soumet au supplice de Tantale51. En effet ce dernier manquait tout ce vers quoi il tendait, au moment même où il était sur le point de l’atteindre. L’homme qui est gouverné par le désir, toujours assoiffé de choses absentes, n’est jamais rassasié ; il rampe autour d’un désir vain. (Decal. 143-146)

Ce texte est le passage philonien qui affiche la plus grande proximité avec la conception stoïcienne de la passion. Tout d’abord, on y retrouve comme en Praem. 71 les quatre passions cardinales définies dans leur rapport avec le bien et le mal, présent ou futur. Mais au-delà de cette répartition quasi scolaire, ce passage, avec le long développement parallèle de Spec. IV, 79-131 (et surtout 80), fait figure d’exception dans le corpus philonien par l’association précise qu’il trace entre le désir et la phantasia du bien52. L’idée de jugement évaluatif n’est pas explicitement formulée mais l’occurrence de la représentation du bien ainsi que l’idée que ce bien est supposé (νομισθέντος) associe néanmoins l’idée de l’apparence à celle d’une évaluation ou d’un jugement. Aussi ne fait-il aucun doute que ce passage est de provenance stoïcienne. Sa nature descriptive et scolaire indique toutefois une provenance de matériel de seconde main. Comme à son habitude, Philon est plus loquace que les exposés doxographiques qui l’inspirent. Il n’hésite pas à compléter, à paraphraser et à pimenter l’exposé d’exemples ou de com Le terme πτοία renvoie à l’agitation passionnelle de manière générale (voir par exemple Gal. PHP IV, 5.7) mais il peut également désigner de manière plus spécifique l’agitation provoquée par la peur. 51 Voir aussi Her. 269-270. 52 Svebakken analyse ces passages dans son Philo of Alexandria’s Exposition of the Tenth Commandment (surtout p. 33-80 et 109-183). Selon son interprétation, qui diverge de la mienne, l’analyse philonienne du désir s’inscrit dans le cadre de la psychologie composite caractéristique du médio-platonisme (qui à ses yeux constitue l’unique modèle psychique de Philon). Il interprète le rejet philonien du désir comme l’interdiction du désir passionné, à savoir du désir qui outrepasse les limites de la raison et qui est orienté vers la poursuite du plaisir. 50

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paraisons de son cru. Il s’octroie aussi certaines libertés qui l’inscrivent par ailleurs en porte à faux avec la doctrine stoïcienne. Ainsi la représentation devient la notion ou la conception (ἔννοια53) du bien dans le cas du désir. En outre, ce passage est introduit par la distinction curieuse entre le caractère volontaire (ἑκούσιος) du désir et l’aspect involontaire (ἀκούσιον ; Decal. 142) des trois autres passions qui, nous dit-il, « proviennent du dehors ». Philon pense sans doute que le désir poursuit des objets absents (futurs) et nécessite par conséquent une plus lourde implication de la part de l’agent, lequel doit former, par lui-même, la représentation de l’objet du désir. Bien entendu, telle distinction devrait logiquement s’appliquer également à la peur, la passion qui concerne un mal futur, ce qui n’est pas le cas ici. Il faut garder à l’esprit que dans ce passage, Philon a pour ambition de singulariser la nocivité du désir, « la plus funeste » (χαλεπώτατον) des passions. C’est sans doute pour cette raison qu’il se garde bien de mentionner l’agent dans le cas de la peur. Toute référence à un sujet qui se représenterait un mal futur aurait eu en effet pour conséquence de rendre la peur aussi « volontaire » que le désir, puisqu’il exigerait alors un même effort d’imagination de la part de l’agent. Il va sans dire qu’en ne présentant qu’une seule des passions cardinales comme volontaire, Philon déroge à un principe fondamental de la théorie des passions du Portique laquelle, on l’a bien observé, définit toute passion comme radicalement volontaire et dépendante de l’agent. Ainsi, même au sein du passage qui entretient la plus grande affinité avec la définition stoïcienne de la passion, et qui pourrait laisser envisager, à première vue, que Philon est prêt à souscrire à l’approche cognitive des passions du Portique, on constate une grande liberté dans le maniement du matériel. Philon connait sans aucun doute les définitions scolaires stoïciennes de la passion et les adapte à sa guise. Cependant on ne trouve ni dans ce passage, ni dans l’ensemble de l’œuvre de Philon, la caractéristique majeure de la passion stoïcienne, à savoir qu’elle est, ou qu’elle découle de, l’opinion ou du jugement sur les biens et les maux (termes qui indiquent, pour les Stoïciens, que la phantasia a été assentie par l’agent). On ne décèle d’ailleurs pas davantage une quelconque association entre la passion et l’assentiment54. Nul doute que Philon lie le Cf. Plut. De comm. not. 47, 1084F. Comme l’a déjà montré Lévy qui, dans son « Breaking the Stoic Language », a répertorié et analysé les occurrences de l’assentiment chez Philon, on ne trouve que très peu d’occurrences de ce terme (seulement deux fois en tant que substantif et trois fois sous forme d’adverbe ou d’adjectif ). En Ebr. 147, une des filles de Lot est considérée comme symbole de l’ « assentiment » (l’autre fille symbolise la βουλή) et est associée à la 53 54

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désir aux objets considérés à tort comme des biens, tels l’honneur, le pouvoir et la richesse (par exemple Spec. IV, 86-91), mais cela ne suffit pas à faire de lui un incontestable adepte du Portique en matière de passions55. L’éradication des passions Alors que l’analyse de la terminologie et des définitions stoïciennes des passions n’indique pas que Philon souscrit à la conception de la passion du Portique, il n’en reste pas moins qu’il partage avec les Stoïciens l’appel à se libérer des passions. Le motif de l’éradication des passions irrigue aussi bien le Commentaire Allégorique, l’Exposition des lois, les Questions que les traités philosophiques. Les exemples suivants n’ont pas pour prétention de présenter un inventaire complet de l’occurrence de ce thème mais plutôt de mettre en exergue sa large gamme d’emploi, sa fréquence, ainsi que son caractère multiforme. Tout d’abord, les métaphores et images par lesquelles Philon décrit l’activité des passions manifestent le jugement négatif qu’il réserve à leur endroit. En effet, il compare les passions aux geôlières d’une âme position erronée qui consiste à considérer la cause de la génération comme la sensation et l’intellect (Ebr. 174-177). Le terme d’assentiment apparaît une nouvelle fois en Mos. II, 128, dans le contexte de l’hésitation de Moïse. Ces deux emplois, tout comme les autres occurrences en tant qu’adjectif ou adverbe (Leg. All. II, 65 ; Deus 100 et Virt. 134) indiquent clairement que Philon utilise ce terme dans un sens non-technique et, selon moi, sans aucun rapport (ni même celui de confrontation, comme le pense Lévy) avec l’épistémologie ou l’éthique stoïcienne. Il faut en outre ajouter à ce dossier de textes l’emploi du verbe assentir en Leg. All. III, 246, où Philon interprète l’adresse de Dieu à Adam qui vient de manger le fruit défendu (Gn 3,17) comme équivalant à « tu as assenti au vice ». Ici également, on est loin de la position stoïcienne qui considère que le vice ou la vertu se situent justement dans la manière d’assentir. L’assentiment au vice ou à la vertu constitue une sorte de projectivisme étranger à l’esprit du stoïcisme. Notons par contre que l’on trouve l’emploi de ὁμολογεῖν dans un sens bien plus proche de l’assentiment stoïcien en Ebr. 200, puisqu’il est décrit comme une réaction envisageable face à la phantasia du bien. Toutefois ce passage, qui fait écho aux tropes d’Enésidème et sans doute également au débat entre Stoïciens et Académiciens sceptiques, est immanquablement de nature doxographique et défend, par surcroît, la suspension de jugement (Ebr. 166-205). Voir aussi Runia, « Philo and Hellenistic Doxography », p. 29-31 et Lévy, « Deux problèmes doxographiques chez Philon d’Alexandrie ». 55 En effet, à titre comparatif, une semblable approche cognitive sur nos sources de motivation peut également être identifiée dans la division de l’âme opérée dans la République de Platon. Moss (« Appearances and Calculation : Plato’s division of the Soul ») a en effet montré que les parties irrationnelles de l’âme (aussi bien selon la division du quatrième livre que selon celle du dixième livre de la République) ne sont pas tant caractérisées par les objets qu’elles poursuivent que par la manière dont elles adhèrent de manière irréfléchie aux apparences – qu’il s’agisse de l’apparence qu’une paille trempée dans l’eau est brisée ou de celle qui présente le plaisir comme un bien.

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prisonnière56 et impute au « souffle des passions » le naufrage de l’intellect dans l’abîme du corps57. Pareilles aux épines des chardons, les passions percent de leur aiguillon et blessent ceux qui se sont détournés du logos divin58 ou encore, tels des reptiles venimeux, elles rampent à travers l’âme59. Philon les décrit également comme les « adversaires » de l’âme, sur lesquelles la triade Abraham, Isaac et Jacob désire la victoire (Abr. 4860). Parfois, il les assimile aux premiers nés des enfants égyptiens, détruits par Dieu avant la sortie d’Egypte (Somn. II, 266). Quant à la conversion de l’âme à la vie de la passion, elle équivaut tout simplement à la mort, à une vie vouée à l’Hadès des passions61. Philon adopte également la métaphore agricole classique de l’extirpation des passions par la racine. Elaborant sur le thème de la culture de l’âme, inspiré par le verset Et au début, Noé fut cultivateur (Gn 9, 20), Philon définit « la culture de l’intellect » comme la semence des vertus classiques et le déracinement (ἐξαίρειν) des « arbres des passions et des vices »62. Noé apparaît à ce titre comme un bon cultivateur dans la mesure où il est capable de retrancher (ἐκκόπτει) toutes les pousses des passions et des vices (Deter. 105). En Agr. 17, Philon exprime nettement l’idée d’une extermination totale des passions, dépeignant l’âme qui s’exclame : Je couperai (ἐκκόψω) les arbres de l’irréflexion, de l’intempérance, de l’injustice et de la lâcheté, et je trancherai (ἐκτεμῶ) les plantes du plaisir (ἡδονῆς), du désir (ἐπιθυμίας), de la colère (ὀργῆς), de l’irascibilité (θυμοῦ) et de toutes les passions semblables, et même si elles atteignent le ciel, je les brûlerai (ἐκτομῶ), projetant le jet de la flamme jusqu’au plus profond de la terre, afin qu’il ne reste absolument rien, ni la moindre partie, ni même une trace ou une ombre. (Agr. 17)

Philon ajoute que les passions sont dominées par le chef de prison, forme unique, composée de l’ensemble de tous les vices (Deus 111-116). Pour le thème de la prison des passions, voir également, Her. 273. 57 Agr. 89 ; voir aussi Runia, Philo of Alexandria and the Timaeus, p. 260-262. 58 Deus 183 ; Leg. All. III, 248. 59 Quaest. Gen. II, 56 et 57. 60 Voir aussi Leg. All. III, 186 ; Migr. 150 ; Abr. 236-244. Sur la richesse des métaphores militaires, voir Pelletier, « Les passions à l’assaut de l’âme chez Philon d’Alexandrie », ainsi que les nombreuses références citées dans cet article. 61 Post. 73 et 31 et Leg. All. I, 108 et Platon, Tim. 44 c. 62 Agr. 10; cf. Gig. 4. 56

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Il convient de s’arrêter sur ce passage car Dillon, dans le cadre de sa thèse d’une assimilation entre l’apatheia et la metriopatheia à l’époque du moyen stoïcisme, soutient qu’il faut le lire conjointement avec le paragraphe six du même traité, lequel reflète, selon lui, la modération aristotélicienne. De agricultura 6 décrit effectivement les techniques agricoles d’élagage, de greffage ou encore d’émondage. Ainsi, pour Dillon, au paragraphe 6, Philon enjoint à ramener dans des proportions raisonnables une passion justifiée (selon lui, assimilée à une eupatheia), alors qu’au paragraphe 17 du même traité, il traite du déracinement du vice63. Selon lui, ces deux passages renvoient à une même idée, exprimée de manière différente, et reflètent dès lors la conciliation entre l’apatheia et la metriopatheia. Mis à part les objections que j’ai déjà soulevées contre sa thèse d’une fonte de l’apatheia et de la metriopatheia64, il faut noter que l’écueil majeur à cette interprétation réside dans le fait que la culture agricole en Agr. 6 est prise au sens littéral (ce que Dillon reconnaît d’ailleurs). C’est justement à partir du moment où Philon abandonne le sens littéral pour aborder le thème de la culture spirituelle, qu’il relègue l’idée d’émondage et loue plutôt l’extirpation par la racine. De plus, le paragraphe 17 exprime clairement l’idée d’une extermination des passions (du désir, de la colère, etc.) et non des seuls vices. On remarque au demeurant que lorsque Philon utilise la métaphore de l’élagage et de l’émondage au sens spirituel, comme par exemple en Agr. 13, la modération n’a pas pour objet les arbres-passions (comme c’est le cas, par exemple, chez Aulu-Gelle, N.A. XIX, 12) mais bien les activités dont le fruit n’est ni inutile ni nuisible, c’est-à-dire les activités purement théoriques, telles la médecine théorique, la dialectique ou encore la géométrie. Ainsi, Agr. 17 défend distinctement l’extermination totale des passions et des vices. Cette interprétation se trouve d’ailleurs confirmée par un passage parallèle de De plantatione 98, où les fruits de la bonne culture de l’âme sont décrits en termes de « substitution des passions par l’apatheia, de l’ignorance par la connaissance, et des maux par les biens ». Mis à part la large gamme de métaphores par lesquelles Philon appelle à supprimer les passions, il lit également de nombreux épisodes bibliques comme porteurs d’un enseignement sur l’éradication des passions. Ainsi, il loue Abraham pour avoir abandonné l’étude des astres, 63 Dillon, « The Pleasures and Perils of Soul-Gardening », surtout p.  190-194 ; Dillon, « Metriopatheia and Apatheia ». 64 Voir p. 20-21 et 110-135.

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qui n’achemine guère à la destruction (καθαίρεσις) du plaisir, à la ruine (ἀνατροπή) des désirs, ou à la dissolution (κατάλυσις) de la tristesse et de la peur (Mut. 72). L’état d’absence de passions peut en outre déterminer l’aptitude du soldat à se battre (Virt. 34) ou encore caractériser Jacob qui trouve le repos et la paix en Dieu après avoir « détruit (καθαιρῶν) la rangée des vices et des passions adversaire de la vertu » (Somn. I, 173). Philon interprète également le verset Sarah n’avait plus ce qu’ont les femmes (Gn 18, 11) comme un appel à abandonner les passions de l’âme, féminines par nature65. Il adopte aussi le motif, cher aux Stoïciens, de l’esclavage des passions de l’âme, dont Dieu libère complètement ceux qui lui adressent leurs supplications66. Les pratiques, les rites ou les fêtes sont également interprétées comme une exhortation à s’affranchir des passions. Ainsi, la fête de Pâques symbolise-t-elle le désapprentissage de la passion (ἀπομαθεῖν τὸ πάθος) ou la traversée de celle-ci67. La circoncision est symboliquement interprétée comme l’excision (ἐκτομή) des plaisirs et de toutes les passions de l’âme68. En outre, l’absence de passions détermine l’état psychique du sacrificateur : La loi veut que celui qui sacrifie soit pur en son corps et en son âme – en son âme [c’est-à-dire qu’il soit pur] de passions (ἀπό τῶν παθῶν), de maladies (νοσημάτων), des faiblesses (ἀρρωστημάτων) et des vices en paroles et en actes. Et en son corps, [c’est-à-dire qu’il soit pur] de ses souillures habituelles. (Spec. I, 257)

Le sacrifice sans imperfection symbolise l’âme du sacrificateur intacte de toute passion (Spec. I, 260). En outre, conformément à l’optique psychagogique qui sous-tend la lecture philonienne de la Bible, la loi mosaïque est présentée comme une méthode visant à former un peuple de philosophes dépourvus de passions : La loi estime que les partisans de la sainte constitution de Moïse ne doivent prendre part à aucune passion irrationnelle ni à aucun vice, et cela, plus encore que ceux qui sont sous d’autres lois […]. (Spec. IV, 55) Deter. 28 et voir aussi Cher. 50. Voir par exemple le Quod omnis probus liber sit (surtout Prob. 17), traité entièrement dédié au paradoxe stoïcien de la liberté du sage et qui constituait la suite du traité aujourd’hui perdu Quod omnis malus servus sit qui démontrait l’esclavage des non-sages (Prob. 1) ; et voir aussi Spec. IV, 113 ; Deus 111-116 ; Opif. 167 ; Her. 267-274. 67 Congr. 162 ; Leg. All. III, 94, 194 et 236 ; Migr. 25, 151 ; Her. 255. 68 Migr. 92 et voir Quaest. Gen. III, 48 où elle symbolise uniquement le retranchement des « grands désirs ». 65 66

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Comme tout lecteur de la Bible, Philon est inévitablement confronté aux nombreux anthropomorphismes, qui dépeignent un Dieu passionné, tantôt sujet à la colère, tantôt en proie aux remords. L’Alexandrin invoque les raisons pédagogiques et thérapeutiques qui justifient le recours à de telles images69. Dans un tour de force, Philon parvient même à déchiffrer dans le portait de Dieu sujet à la passion un enseignement sur l’éradication des passions. Il explique à ce propos que tout comme il est parfois nécessaire que le médecin mente à son patient ou que le maître effraie les élèves paresseux, de même : le législateur, qui est le meilleur médecin des passions et des maladies de l’âme, s’est fixé une tâche et un but : retrancher (ἐκτεμεῖν) les maladies de la pensée (τὰς τῆς διανοίας νόσους) par les racines mêmes, afin qu’aucune racine ne subsiste qui engendrerait une faiblesse (ἀρρωστήματος) incurable. (Deter. 6770)

Aussi, en présentant Dieu sujet à la colère, le législateur soigne le mal par le mal dans l’optique de mener, à terme, à la suppression totale des passions. L’éradication des passions n’émerge pas seulement de la lecture allégorique des rites ou de certains épisodes bibliques mais elle est également véhiculée par le biais de certains personnages. Sans aucun doute, Isaac est le parangon de l’absence des passions. Figure archétypale du sage et du parfait, son âme est dépeinte comme pure de passions et de vices. Isaac est « le type du genre impassionné (ἀπαθὲς εἶδος) dans la création » (Deter. 46). Les manigances d’Esaü à son égard sont interprétées comme une tentative de le faire chuter sous l’emprise du plaisir, de la tristesse ou de toute autre passion, et c’est Dieu lui-même, nous dit Philon, qui lui vint en aide, dans son refus de laisser « le type du genre invulnérable » sous l’emprise d’une passion71. L’absence de passions d’Isaac va de pair avec la joie (εὐφροσύνη) des vertus parfaites et est articulée en termes de non-participation aux défauts du genre humain. Selon Philon, « il est très rare, en effet, de trouver une âme qui n’ait pas goûté aux passions et aux vices » et c’est pourquoi, revient-il au seul sage de se réjouir d’un tel état (Sacr. 111). Contrairement à d’autres personnages pour qui le cheminement vers l’absence de passions est un long 69 Deus 55-69 ; Abr. 202 ; Sacr. 95 et 101 ; Post. 4 ; Plant. 35 ; Quaest. Gen. I, 55 et van de Horst, « Philo and the problem of God’s Emotions ». 70 Voir aussi Deus 71 et pour le terme διάνοια voir p. 102-103. 71 Deter. 46 et Cher. 8.

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combat parsemé d’embûches, Isaac est présenté comme « toujours nu et incorporel » car « il lui a été ordonné de ne pas descendre en Egypte (Gn 26, 2), c’est-à-dire, dans le corps » (Leg. All. II, 59). Malgré une proximité superficielle avec le sage stoïcien qui, lui aussi, est dépourvu de passion et d’une rareté extrême, on constate néanmoins l’orientation non-stoïcienne du portrait d’Isaac. L’absence de passions d’Isaac n’est pas le fruit d’un jugement stable et ferme mais est décrit en termes de négation du corps. C’est parce qu’Isaac n’est pas descendu dans la région du corps, l’Egypte, qu’il est toujours « nu et incorporel », c’est-àdire sans passion. D’autres personnages représentent ponctuellement l’absence de passions dans le corpus philonien. Mis à part le cas tout à fait singulier de l’apatheia de Moïse de Legum Allegoriae III, 132, qui sera étudiée en détail dans la suite, notons, à titre d’exemple, que Noé, le sage archétypal appartenant à la première triade paradigmatique des νόμοι ἔμψυχοι72, le juste et l’ami de la vertu (φιλάρετος), est dépeint comme dépourvu de passion. Selon l’Alexandrin, cette caractéristique exceptionnelle est révélée par Moïse dans la qualification de Noé comme un homme juste (Gn 6, 9). ‘L’homme’, nous dit Philon, n’est pas employé dans le sens habituel « d’animal mortel doué de raison » mais bien dans celui « d’homme par excellence », c’est-à-dire d’homme qui « a détruit les passions indomptables et enragées et les vices sauvages de son âme » (Abr. 32). De façon plus surprenante, Philon peut ponctuellement décrire Joseph comme l’homme politique qui sait se tenir en dehors de toutes les passions (ἐκτὸς πάντων παθῶν ; Ios. 79). Toutefois, de manière générale, Joseph n’est pas un bon candidat pour incarner l’absence de passions. En effet, s’il réussit à maîtriser ses émotions lors des retrouvailles avec ses frères (Ios. 166), le De Iosepho le dépeint explosant en larmes à maintes reprises, vaincu par une passion qu’il ne peut contenir73.

72 Philon envisage deux triades archétypales de sages, symboles de la loi personnifiée (νόμος ἔμψυχός) avant le don de la Loi. La première comporte Enos (l’espoir), Enoch (le repentir) et Noé (la justice) et la seconde, Abraham (qui incarne la vertu produite par l’étude), Isaac (la vertu de la nature) et Jacob (la vertu fruit de l’ascèse). L’exposé le plus détaillé des deux triades se trouve en Abr. 1-59 ; voir aussi Praem. 28-48 et Somn. I, 168171. 73 Ios. 175, 200, et 217. En outre, Joseph est un « dévot du corps et des choses corporelles » dont la naissance résulte du fait que Jacob « est descendu des pensées divines aux opinions mortelles » (Deus 120). Pour une analyse de la figure de Joseph chez Philon, voir Niehoff, The figure of Joseph in post-Biblical Jewish literature, p. 54-83.

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L’association entre les vices et les passions L’association fondamentale, voire l’assimilation, que Philon trace entre le vice et la passion reflète pleinement le caractère intrinsèquement négatif qu’il attribue aux passions. La parenté entre le vice et la passion est manifeste quand l’Alexandrin compare le vice et la passion aux enfants de l’homme méchant (φαῦλος), l’un né de sa femme légitime et l’autre, de sa concubine (Congr. 59). Dans la suite du même traité, la passion est représentée par l’Egypte, patrie de l’enfance, alors que Canaan, patrie de l’adolescence, symbolise le vice (Congr. 85). L’association entre la passion et le vice est sans aucun doute un des traits majeurs de la théorie des passions de Philon. La formule « les passions et les vices » compte d’ailleurs d’innombrables occurrences. Ainsi, Philon se réfère « au chemin fréquenté de la passion et du vice » (Leg. All. II, 98), évoque les racines féminines des « arbres de la passion et du vice »74, discute la tendance féminine de l’âme qui enfante « les vices et les passions » ou encore l’esclavage « des passions et des vices » dont il faut affranchir l’âme (Prob. 17). Un nombre encore plus fourni de passages présente une alternance entre les deux termes qui laisse transparaître une forme de parité. Souvent, en effet, Philon utilise de manière interchangeable la passion et le vice, les alignant sur le même plan comme s’il s’agissait de synonymes. Par exemple, le veuvage de Tamar en Deus 137, symbole du veuvage des passions, devient, un paragraphe plus loin, le veuvage et l’isolation des vices (χήρα καὶ ἐρήμη κακῶν). En outre, il n’est pas rare de trouver dans une même liste, et sans transition aucune, une passion, tel le plaisir ou le désir, alignée aux vices de l’injustice, la lâcheté ou l’intempérance75. Ce tour d’horizon a permis de mettre en lumière la grande variété et la richesse des exégèses articulées dans l’optique de l’éradication des passions. Pour Philon, il s’agit d’un enseignement biblique de premier plan, incarné par certains personnages ou inculqué par le biais de certaines situations scripturaires. L’absence de passions apparaît donc comme un thème particulièrement fécond de l’herméneutique philonienne et occupe incontestablement une place cruciale dans sa réflexion sur les passions humaines. Gig. 4 ; Plant. 17. Cher. 71 ; Her. 245 ; Conf. 90 ; Post. 52 ; Spec. IV 55, 84-85 ; Prob. 54 ; Somn. I, 174 et II, 266 ; Spec. III, 209, IV, 55 ; Deter. 105 ; Sacr. 111 ; Leg. All. I, 106, 108, II, 54, 100-101, III, 170, 175, 237 ; Opif. 79 ; Agr. 13, 83, 106 ; Her. 109, 245 ; Praem. 159 ; Contempl. 2 ; Fug. 152 ; Prob. 45. Voir également Spec. IV, 85 et son ἀρχέκακον πάθος ; et la liste est encore bien longue. 74 75

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L’association entre les passions et le corps C’est principalement parce que les passions sont associées au corps qu’il importe de s’en affranchir radicalement. Dans une pensée qui s’articule à travers une polarité spatiale, la terre s’oppose au ciel, l’humain au divin, la matière à l’immatériel, les vices aux vertus, l’inférieur au supérieur et le corps à l’âme (dans le sens de l’âme supérieure, c’est-à-dire l’intellect ou la partie rationnelle de l’âme). La terre et le corps symbolisent le lieu du passage, le ciel quant à lui, est la véritable patrie76. Le corps relève du domaine du vice, alors que l’âme appartient à celui de la vertu (Her. 243). Le corps fait donc l’objet d’un profond mépris. D’une manière analogue à Platon, Philon définit le corps comme « ce cadavre co-naturel de l’âme » (συμφυὴς νεκρὸς ἡμῶν77). Le corps est un fleuve tourbillonnant qui noie et assaille les âmes, que seul le vrai philosophe remonte à contre-courant, s’exerçant (μελετῶσαι), semblablement au philosophe du Phédon, à mourir à la vie des corps (τὸν μετὰ σωμάτων ἀποθνῄσκειν βίον)78. Quel lieu biblique symbolise plus adéquatement ce statut inférieur de la corporéité si ce n’est la détestable Egypte, lieu de servitude et d’exil79 ? Ce qui touche à l’Egypte s’associe, dans la pensée de Philon, aux passions. Ainsi, l’Egypte – « la nature haineuse de la vertu (μισάρετος) et amie des passions (φιλοπαθὴς φύσις ; Migr. 202) – c’est « la terre du corps et des passions » (Agr. 64), ou encore le symbole du « corps ami des passions » (φιλοπαθὲς σῶμα ; Sac. 48), dans laquelle l’intellect, attaqué par la violence des passions sombre et est englouti (Agr. 89). Philon évoque en outre « le fleuve égyptien des passions » (ὁ τῶν παθῶν Αἰγύπτιος ποταμός80) et, lorsque la Genèse fait référence au fleuve d’Egypte (Gn 15, 76 Fug. 62 ; Agr. 65 ; Her. 267 ; Conf. 75-82 ; Quaest. Gen. III, 11 et IV, 75 ; Migr. 28 ; Cher. 120-121. 77 Gig. 15 ; voir aussi le Cratyle 400c, où Platon compare le corps à un tombeau et à une prison de l’âme (et aussi Gorg. 493a) – idée que l’on trouve d’ailleurs déjà chez le pythagoricien Philolaos  (Cl.  Strom. III, 2). Aristote n’est pas en reste quand, dans son Protreptique (fr. B107), il compare l’association du corps et de l’âme aux tortures étrusques d’enchaînement des prisonniers face à des cadavres. Ce thème est par ailleurs exploité par Philon à de nombreuses reprises : Leg. All. I, 108 ; Sacr. 95 ; Ios. 71 ; Quaest. Gen. IV, 77, Migr. 21 ; Virt. 76. 78 Phaed. 64a-68b et Gig. 19. 79 Pour le statut ambivalent de Philon envers l’Egypte voir Pearce, The Land of the Body, surtout p. 81-128 et Broze, « Egypte de Philon d’Alexandrie : approches d’un discours ambigu ». 80 L’image du fleuve fait écho au Tim. 43a ; voir Méason, Du char ailé de Zeus à l’arche d’alliance, p. 184-185.

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18), c’est l’image « de notre corps et des passions qui s’y trouvent et qui en proviennent » qui y est réfléchie (Somn. II, 255). Dans cette même optique, le dieu égyptien est assimilé au corps (Sacr. 130) et la femme de l’Egyptien Potiphar incarne le plaisir corporel qu’il faut apprendre à fuir (Somn. II, 106). Puisque l’Egypte symbolise le corps, la fête de Pâque est interprétée comme le symbole du passage qu’effectue l’amant de la sagesse hors du corps et des passions81. En associant les passions au corps, Philon se singularise bien évidemment au plus haut point de la doctrine stoïcienne des passions. Pour les Stoïciens, on l’a vu, la passion est un assentiment à une proposition qui attribue erronément ou faiblement la valeur de bien ou de mal à un objet ou à un événement, et qui conduit à une impulsion excessive (soit envers les objets soit, dans le cas des passions du présent, envers la sensation affective jugée appropriée). Pour un philosophe stoïcien, l’éviction des passions de la vie morale n’entretient aucun rapport avec un quelconque détachement du domaine corporel ou sensible. Il s’agit plutôt d’atteindre un état psychique caractérisé par la possession d’un ensemble de savoirs dont la cohérence assure que chaque jugement est indémontable et solidement amarré. Chez Philon, par contre, l’appel à la suppression des passions est motivé par l’association étroite entre la passion et le corps, comme le montre avec une grande limpidité le texte suivant : Pourquoi l’oracle dit : Ne descends pas en Egypte ? (Gn 26, 2). La lettre est claire, ne contenant en elle-même rien d’obscur. Il faut allégoriser comme suit : « Egypte » se traduit par « oppresseur », car rien d’autre n’opprime l’intellect comme les désirs, les plaisirs, les tristesses et les craintes. Mais à celui qui a atteint la perfection et qui jouit d’un heureux naturel, la divine parole présente la perfection totale de la vertu (consistant) à ne pas descendre en bas dans les passions, mais à accueillir avec joie l’absence de passions, en les envoyant promener. A celui qui est moyen dans ses passions, (les Ecritures) proposent la médiocrité en raison de sa faiblesse, et ils acceptent, n’ayant ni le courage ni la force de monter avec lui, mais ceux qui parviennent au sommet et qui atteignent la fin ultime elle-même ne se laissent pas aller le moins du monde à ce qui s’attache à la terre (Quaest. Gen. VI, 177 ; trad. : Mercier, PAPM)

On voit à quel point l’éradication se joue sur la verticalité, dans un mouvement allant du bas (le terrestre) vers le haut (le domaine de l’in81 Post. 155 ; Spec. II, 147 ; Somn. II, 109 ; Leg. All. II, 59 et 77 ; Post. 62 ; Ebr. 208 ; Mut. 90 ; Deter. 38 ; Agr. 64, 80. L’arche de Noé symbolise également le corps (Quaest. Gen. II, 1-7 et 34 ; Plant. 43 et Conf. 105).

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telligible et du divin)82. L’éradication est comprise comme un détournement du corps, des passions et du domaine terrestre. Comme l’indique clairement ce texte, pour Philon, seuls ceux qui ont atteint les sommets de la vertu sont capables de parvenir à une telle perfection. Même si la référence à celui qui est « moyen » dans ses passions n’est pas d’une grande limpidité83, il apparaît clairement qu’ils se contentent de la « médiocrité ». L’absence du texte grec ne permet que de conjecturer mais il est fort possible que l’original ait désigné la « médiocrité » et « l’absence de passions » par les termes de metriopatheia et d’apatheia. La différence entre les parfaits et les non-parfaits que souligne ce paragraphe invite à revenir à notre passage initial des Legum allegoriae dans lequel Philon oppose la metriopatheia du progressant, Aaron, à l’apatheia du sage et du parfait Moïse L’apatheia de Moïse : examen des Legum allegoriae III, 114-159 Le passage sur l’apatheia de Moïse et de la metriopatheia d’Aaron s’étend sur quarante-cinq paragraphes du troisième livre des Legum allegoriae – ouvrage qui ouvre la série du Commentaire Allégorique, et dont le troisième livre est consacré à l’exégèse de Gn 3, 8-19. La discussion de Philon sur l’apatheia et la metriopatheia se déroule, il va sans dire, dans le cadre de l’exégèse biblique. Le verset quinze du troisième chapitre de la Genèse, dans lequel Dieu dit au serpent, symbole du plaisir pour Philon, sur ta poitrine et ton ventre tu marcheras (Gn 3,15) constitue le point de départ de l’exposé. Philon tente premièrement d’élucider le sens symbolique de l’expression sur ta poitrine (ἐπὶ τῷ στήθει), d’abord à travers la lecture allégorique du pectoral (στῆθος) d’Aaron84 et ensuite, par l’examen de la poitrine (στηθύνιον) qu’ôte Moïse du bélier de consécration85. Il se tourne ensuite vers le ventre dont il éclaire le sens grâce à l’interprétation des rites sacrificiels de Lévitique86. Dans ce passage, Philon maintient la connotation négative des passions mais – et ceci est déterminant – il l’intègre au schéma platonicien de l’âme tripartite, composée de la raison, de l’irascible et du désidératif, qu’il localise respectivement à la tête, la poitrine et au ventre (Leg. All. Lévy (« Philon d’Alexandrie et les passions »), a déjà noté cette prédominance du mouvement vers la transcendance dans l’éthique philonienne. 83 Voir les notes de Mercier ad loc. (PAPM). 84 Ex 28, 30 ; Leg. All. III, 118-127. 85 Lv 8, 29 ; Leg. All. III, 129-133. 86 Lv 11, 42 ; Lv 9, 14 et Lv 1, 9. 82

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III, 114-116). La localisation des différentes parties de l’âme, héritée de la tradition philosophique grecque et tout d’abord du Timée mais aussi, sans doute, des doxographies, est donc appliquée aux lemmes bibliques qui contiennent une référence à la poitrine ou au ventre87. Philon opère en fait une équation lourde de conséquence pour le sens et la teneur de l’apatheia. Cette équation découle de l’ambiguïté du terme θυμός qui renvoie à la fois à la partie irascible de l’âme, c’est-àdire au θυμικόν, et à la fois à une passion spécifique, associée à la colère88. Tout au long de ce passage, en effet, θυμός renvoie tantôt à la passion de l’âme (III, 118, 114, 116, 124, 129, 131, 140) et tantôt, par métonymie, à la partie dont il semble émerger et dont la poitrine est le symbole (III, 114, 130, 131, 132). Ainsi par exemple, Philon définit le θυμός et l’ἐπιθυμία comme les « parties de l’âme irrationnelle » en III, 116 mais n’hésite pas à se référer à « l’impulsion de chacune des deux passions, le θυμός et l’ἐπιθυμία » quelques lignes plus loin (III, 118). De même, il décrit la poitrine comme la « partie querelleuse de l’âme » (III, 130) et à la fois comme le θυμός (III, 123, 128). En outre, il passe subtilement du θυμός-passion à la partie irascible lorsqu’il évoque les remèdes que le progressant doit appliquer au θυμός (III, 118-124)89. Leg. All. III, 114-116. Il ne fait pas de doute que Philon est l’héritier de la tripartition platonicienne de la République (IV, 435e-441c ; voir Leg. All. I, 70-72) et de leur localisation effectuée dans le Timée 69c-71a (voir aussi Migr. 66 ; Spec. I, 146). Néanmoins, il ne faut pas exclure la transmission doxographique des questions de localisation des différentes composantes de l’âme, comme le montre sans doute Leg. All. III, 115 : « certains philosophes ont distingué ces parties seulement par la puissance et d’autres par le lieu ». Voir Mansfeld, « Doxography and Dialectic » ; Reydams-Schils, « Philo of Alexandria on Stoic and Platonist Psycho-Physiology », p. 192 ; Méasson, Du char ailé de Zeus à l’arche d’alliance, p. 155-160 ; Runia, Philo of Alexandria and the Timaeus of Plato, p. 305-314. 88 Il faut noter que Platon opère une distinction entre le θυμοειδές et le θυμός (et ce, aussi en Tim. 70a-b) : l’un désigne la partie de l’âme et l’autre se réfère à la passion, dont le lieu naturel est le θυμοειδές. Le lien du θυμός avec la colère n’est pas absent de ces chapitres (Leg. All. III, 147 et 131 ; voir aussi Deus 70-72). La Septante qui traduit par θυμός les termes hébreux de chêmâh ou ‘aph (par exemple Gn 27, 44 ; Gn 49, 6 ; Ex 22, 23) associe également le θυμός à la colère. Il n’y a par contre aucune attestation de l’emploi du terme de θυμοειδές par Philon. Il emploie parfois les termes de θυμικόν et ἐπιθυμητικόν qui désignent uniquement les parties de l’âme (comme en Leg. All. II, 70). Les Stoïciens quant à eux définissent le θυμός comme un genre particulier de désir (ἐπιθυμία), au même titre que la colère (ὀργή), le ressentiment (μῆνις) ou l’amour (ἔρως) ; Diog. Laert. VII, 113 ; Ps.-Andronicus, Peri pathōn, IV.1 et Stob. II, 7.10b. 89 Cette ambiguïté pose des problèmes de traduction. Ainsi Pouilloux (PAPM) traduit la plupart des occurrences de θυμός par « partie irascible » mais il choisit parfois le terme « colère » (III, 118) et Colson (PLCL) utilise « high spirit » aussi bien pour θυμός que pour θυμικόν. 87

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Cette assimilation entre le θυμός-passion et θυμός-partie de l’âme irrationnelle est couramment opérée par Philon. Aussi, en Leg. All. I, 7273, au sein de sa réflexion sur les concepts de justice et d’injustice (qu’il comprend, à la manière de Platon, comme harmonie et désharmonie des parties de l’âme), il choisit les termes de θυμικόν et d’ἐπιθυμητικόν lorsqu’il évoque l’harmonie des parties de l’âme. Par contre, lorsqu’il passe au thème de l’injustice, qu’il définit comme la subjugation de la partie meilleure, le λογισμός, par les inférieures, il emploie alors les termes de θυμός et ἐπιθυμία90. On trouve au reste ce même amalgame entre la partie psychique et la passion à propos de l’ἐπιθυμία en Spec. IV, 92-96, par exemple, où la passion particulière du désir est assimilée à la partie de l’âme homonyme. En assimilant le θυμός-partie à la passion, Philon lui refuse d’emblée le rôle positif d’allié et de gardien de la raison qu’elle occupe habituellement chez Platon91. Comme l’a déjà signalé Reydams-Schils, Philon a pour habitude de transférer cette fonction positive vers les sens92, ce dont atteste également notre passage : Ainsi, ils ont attribué au rationnel (τῷ λογιστικῷ) la région de la tête, soutenant que là où se trouve le roi, se trouvent également les gardiens – les sens étant les gardiens de l’intellect dans la tête, de sorte que le roi s’y trouverait, comme il lui échoit d’habiter la citadelle d’une cité. (Leg. All. III, 115)

Si le θυμός est à la fois partie de l’âme et à la fois passion et que, comme on l’a vu, la passion est assimilée au vice, il s’ensuit que l’agent vertueux, qui est dépourvu de vice, est également dénué de cette composante irrationnelle de l’âme. C’est précisément en ces termes que Philon décrit l’apatheia de Moïse : Quant à Moïse, il pense qu’il faut retrancher (ἐκτέμνειν) tout l’irascible (ὅλον τὸν θυμόν) et le détacher (ἀποκόπτειν) de l’âme, car il ne se satisfait pas de la metriopatheia mais bien de l’apatheia totale. L’oracle saint témoigne de ce que je dis. Il dit en effet : Et Moïse ayant pris la poitrine du Agr. 78 ; Migr. 66 ; Conf. 21 ; Praem. 59. Tim. 69e-70c et Rep. 435b-443d. Sur la fonction du θυμοειδές dans la République comme police interne face à ses propres appétits et comme police externe face aux appétits des agents extérieurs voir Brennan, « The Nature of the Spirited Part of the Soul and its Object ». 92 Reydams-Schils, « Philo of Alexandria on Stoic and Platonist Psycho-Physiology », p. 189 et voir aussi Conf. 19 ; Deter. 85 ; mais voir Spec. IV, 92-93. Dans la lignée de Platon (Rep. 242b-c), Philon associe la vertu du courage au θυμικόν en Leg. All. I, 70. 90 91

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bélier de consécration, la retira pour l’offrande en face du seigneur, et cela devint la part de Moïse (Lv 8, 29). C’est fort bien dit. En effet, l’acte de celui qui aime la vertu et qui aime Dieu était de contempler l’âme tout entière, puis d’en prendre la poitrine, qui est le θυμός, de l’ôter (ἀφελεῖν) et de la détacher (ἀποκόψαι) afin que, la partie querelleuse ayant été retranchée (ἐκτμηθέντος), le reste soit en paix. […]  Donc il retranche (ἐκτεμεῖν), comme il se doit, le θυμός, ce mauvais rejeton de l’âme querelleuse et amie de la dispute, afin qu’une fois stérile, elle cesse d’enfanter des choses nuisibles et que ceci devienne la part qui correspond à l’ami de la vertu, à savoir ni la poitrine, ni le θυμός, mais bien la suppression (τὸ ἀφελεῖν) de ces derniers. En effet Dieu a attribué au sage le meilleur lot : la possibilité de retrancher les passions (τὸ ἐκτέμνειν τὰ πάθη). Vois comment le parfait pratique toujours la parfaite apatheia. (Leg. All. III, 129-131)

L’idéal de perfection décrit dans ce passage est celui d’un sage qui supprime les passions et extirpe la part irascible de son âme. Il faut d’ailleurs souligner l’emploi des verbes qui expriment ostensiblement une action d’extraction ou de détachement par incision (comme ἐκτέμνειν ou ἀποκόπτειν) et qui suggèrent, à peu de choses près, une opération quasi chirurgicale. L’apatheia de Philon se comprend donc à la lumière de cette double association : celle qui lie le θυμός-partie de l’âme à la passion d’une part, et celle qui connecte la passion au vice de l’autre. Le symbole de la poitrine ayant permis d’éclairer un aspect de l’apatheia, c’est à présent le sens du mot ventre (Gn 3, 15) qui nourrit la réflexion de Philon. Le ventre symbolise le lieu par excellence des plaisirs et des désirs93. A nouveau, les rites sacrificiels sont investis d’un sens symbolique et la présentation de Moïse lavant (ἔπλυνεν) le ventre de l’holocauste en Lv 9, 14 représente, pour l’Alexandrin, la suppression de l’ensemble des passions94 : Tout [animal] qui marche sur le ventre et tout animal qui toujours marche sur quatre pattes, ou celui qui a un grand nombre de pattes est 93 Opif. 157 ; Fug. 31 ; Leg. All. III, 76 ; Her. 238 ; Quaest. Gen. I, 48. Sandnes, Belly and Body in the Pauline Epistles, p. 108-132. Sur le symbole du serpent chez Philon voir Calabi, God Acting, p. 127-152 et p. 314, n. 131. 94 Selon le texte biblique, c’est Aaron qui lave le ventre mais Philon pense qu’il s’agit de Moïse. Leg. All. III, 145 : « Il ne faut pas ignorer que Moïse, en déclinant le ventre en entier, à savoir, le remplissage du ventre (ἐκπλήρωσιν), exclut également pour ainsi dire les autres passions, le législateur indiquant clairement l’ensemble à partir d’une partie ». La notion de plaisir comme remplissage ou restauration remonte au moins aux discussions sur le plaisir du temps de l’Académie de Platon (voir surtout le Philèbe et aussi Rep. 583b-587a et Murgier, « Polemical Arguments about Pleasure : The Controversy within and around the Academy »).

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impur (Lv 11, 42). En effet, tel est l’ami du plaisir, qui cède toujours à son ventre et aux plaisirs qui s’ensuivent. Il a uni à l’animal qui rampe sur son ventre à celui qui marche sur quatre pattes. Et c’est tout à fait approprié. Car les passions de ceux qui sont dans le plaisir sont au nombre de quatre, comme le rappelle un argument spécifique95. (Leg. All. II, 139)

Philon suppose ici que celui qui est sous l’emprise du plaisir est également soumis aux trois autres passions cardinales. En outre, il emprunte la distinction classique entre les plaisirs nécessaires et superflus dans le but de souligner le contraste entre le niveau éthique du progressant, capable de supprimer les plaisirs raffinés uniquement, et celui du parfait Moïse qui, tout à fait spontanément, supprime l’ensemble de tous les plaisirs96. Sans en avoir reçu l’ordre97, le sage parvient en quelque sorte à dépasser les limites de la condition humaine en s’affranchissant des exigences de la nourriture et de la boisson : En effet à propos de Moïse, il dit ainsi et il lava à l’eau le ventre et les pieds de l’holocauste (Lv 9,14). Et c’est tout à fait bien dit. Le sage consacre l’âme tout entière digne d’être offerte à Dieu parce qu’elle ne possède aucune souillure volontaire ou involontaire98. Et en étant ainsi disposé, il lave, baigne et nettoie le ventre en entier – et non pas une partie – ainsi que ses plaisirs et ceux d’en dessous. Il nourrit un tel dédain pour ce dernier qu’il n’accepte même pas la nourriture ou la boisson, étant nourri de la contemplation des choses divines. C’est pourquoi dans un autre passage, il apporte le témoignage suivant : Pendant quarante jours il ne 95 Le grec lit : κατ’ ἐξαίρετον λόγος μέμνηται. Sur cette base, et en traduisant λόγος par « traité » (comme Mondésert ; PAPM et Colson ; PLCL), on a émis l’hypothèse de l’existence d’un ouvrage perdu de Philon consacré aux passions (Mondésert, ad loc.). La solution de Terian (« The Priority of the Quaestiones among Philo’s Exegetical Commentaries », p. 37-38), qui propose de traduire λόγος par « discussion » me semble plus probante. Alors qu’il y voit un revoi aux Questions, je pense que Philon se réfère à un argument (λόγος) spécifique, sans doute de provenance stoïcienne et servant à montrer l’inter-connectivité des passions (par exemple Cic. Tusc. III, 20-21). Comme le rappelle Royse (« Did Philo Published his Works ? », p. 91, n. 69), Mangey (1820, 324) glosait déjà à cet endroit « Stoicorum disciplina »). 96 Sur le plaisir comme principe des trois autres passions cardinales voir Leg. All. III, 113. La distinction entre les plaisirs nécessaires et non nécessaires rappelle la distinction épicurienne des désirs (voir Epicure, Lettre à Ménécée = Diog. Laert. VII, 127 et voir aussi Somn. II, 48-63 ; Le Boulluec, « La place des concepts philosophiques dans la réflexion de Philon sur le plaisir ». 97 Philon joue sur la différence entre il a lavé (καὶ ἔπλυνεν) de Lv 9, 14 et ils laveront (πλυνοῦσιν) de Lv 1, 9 qu’il lit comme une injonction. 98 Voir aussi Sacr. 111.

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mangea pas de pain et ne but pas d’eau (Ex 34, 28) quand il était sur la sainte montagne et écoutait les oracles du législateur. (Leg. All. III, 142)

L’apatheia du parfait n’équivaut donc pas seulement à la suppression du θυμός mais elle se conçoit également comme la purification du ventre, de l’ἐπιθυμία99. Cette purification s’opère par le rejet et mépris des besoins corporels. Le sage de Philon parvient à se détacher de sa part d’humanité, à supprimer sa partie irascible et à renoncer aux besoins corporels nécessaires auxquels la partie désidérative est naturellement associée. L’âme ainsi purifiée, dénuée de souillure et passion, exempte de toute trace de corporéité et, pour ainsi dire, réduite à sa seule condition rationnelle, est alors jugée digne d’être consacrée à Dieu. L’apatheia correspond à l’état psychique de celui qui, véritablement, sacrifie son âme à Dieu et lui offre une âme pleinement incorporelle100. Toutefois, après avoir décrit Moïse comme capable de faire fi des besoins corporels nécessaires, Philon admet, quelques paragraphes plus loin, qu’il ne put s’en défaire totalement101. Dans ce contexte, il attire l’attention du lecteur sur la différence de traitement réservé à la poitrine et au ventre lors des rites sacrificiels : Observe bien chaque détail et tu verras que rien n’est dit accidentellement. En effet, Moïse ôte la poitrine. Le ventre, par contre, il ne l’ôte point mais il le lave. Pourquoi ? Parce que le sage parfait a la force de rejeter et retrancher le θυμός, s’étant préservé de la colère. Mais il est incapable de retrancher (ἐκτεμεῖν) le ventre, car la nature contraint même celui qui a les plus maigres besoins, qui méprise les besoins nécessaires eux-mêmes et qui s’exerce à s’abstenir de nourriture, à faire usage des nourritures et boisson nécessaires. (Leg. All. III, 147)

Plutôt que d’y voir un saisissant manque de cohérence dans ces propos, il faut bien comprendre que lorsque Philon évoque le détachement des exigences corporelles, il se réfère au moment particulier que symbolise la théophanie sur le Mont Sinaï102. En cela, il suit d’ailleurs Leg. All. III, 115-116 et voir aussi Mut. 66 ; Spec. I, 206. Voir Somn. II, 72. 101 Voir aussi Virt. 9 : « l’homme vertueux a, lui, peu de [désirs], se tenant à la frontière de la nature mortelle et immortelle. Il a certes des besoins du fait de son corps mortel, mais il en a peu, du fait que son âme aspire à l’immortalité ». 102 Voir aussi Mos. II, 68-70. Il faut également noter qu’alors que le passage précédent (Leg.  All. III, 142) évoquait le rejet des plaisirs nécessaires, Philon s’abstient à présent d’évoquer les plaisirs et se cantonne plutôt aux « besoins nécessaires ». 99

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le texte biblique qui évoque le jeûne que pratiqua Moïse pendant quarante jours (Ex 34, 28). Dans le De Vita Mosis, Philon expose d’ailleurs les exigences préalables à la révélation du Mont Sinaï : la purification de l’âme et du corps, l’absence de tout contact avec la passion ainsi que la purification de tout ce qui est de nature mortelle : boisson, nourriture et rapports avec les femmes (II, 68). L’épisode de la révélation symbolise donc l’acmé du cheminement vers la perfection psychique. Elle reflète l’offrande à Dieu d’une âme réduite à sa seule condition rationnelle103. On est à présent en mesure de saisir toute l’originalité de l’apatheia de Philon. L’apatheia désigne un état de perfection absolue, déterminé d’une part par la suppression du θυμός (aussi bien en tant que passion qu’en tant que partie de l’âme) et de l’autre, par la purification du désidératif (compris comme la suppression de l’ensemble des désirs et plaisirs, y compris des nécessaires). Elle correspond au moment précis que représente la révélation, au cours duquel le sage n’est plus un composé de corps et d’âme ou un alliage d’âme mortelle et d’âme rationnelle, mais devient essentiellement un intellect pur. L’apatheia de Philon consiste dans la négation de la partie inférieure de l’âme, c’est-à-dire dans la négation de l’âme telle qu’elle est incarnée dans le corps. En conséquence, elle s’atteint à travers une transformation radicale de la constitution psychique humaine. L’apatheia est donc principalement déterminée par la négation de la part irrationnelle de l’humain, comme le confirme d’ailleurs l’interprétation parallèle du même verset de Gn 3, 14 : Mais certains, dépassant la mesure, n’ont pas seulement commerce avec le genre du désir, mais ils ont également ajouté sa passion-sœur, le θυμός, voulant enflammer toute la partie irrationnelle de l’âme et détruire l’intellect. Ce qui a été dit en parole à propos du serpent est comme un oracle véritablement divin, qui touche en fait à tout homme irrationnel et ami des passions. Tu marcheras sur la poitrine et sur le ventre (Gn 3, 14). Le θυμός [se situe] sur la poitrine ; le genre du désir (τὸ δὲ ἐπιθυμίας εἶδος), dans le ventre. L’intempérant avance au moyen des deux, c’està-dire au moyen du θυμός et du désir, sans s’arrêter un seul instant, puisqu’il a renversé l’intellect-cocher et guide. L’opposé de ce dernier est celui qui a retranché (ἐκτέτμηται) le θυμός et le désir (ἐπιθυμίαν) et a assigné le logos divin comme pilote, tout comme Moïse le très cher ami de Dieu, qui, quand il consacre les holocaustes de l’âme, lavera le ventre (Lv8 :21), c’est-à-dire, il se nettoiera de tout le genre du désir. Ensuite il Notons que cet état est également atteint par Moïse à la fin de sa vie, lorsqu’il s’apprête à quitter la dualité âme-corps pour migrer vers l’unité (Mos. II, 288). 103

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retira la poitrine du bélier de consécration, c’est, je pense, le θυμός querelleur en entier ; de telle sorte que la partie restante, la meilleure partie de l’âme, la raison, se livrera véritablement aux impulsions libres et nobles vers chaque chose belle étant donné que plus rien ne la retient en arrière ou ne la fait dévier. (Migr. 66-67)

A travers les exégèses des termes poitrine et ventre, Philon développe une idée dont l’originalité n’a pas été mesurée jusqu’à présent, tant on lui a toujours accrédité une résonnance stoïcienne. Or, la lecture attentive de ce texte éclaire la distance qui sépare l’éradication des passions stoïcienne de l’apatheia philonienne. Entre l’absence de passions envisagée comme l’aboutissement d’une ascension transformative, caractérisée par le détachement des composantes irrationnelles de l’âme d’une part et une absence de passions corollaire de l’appréciation toujours correcte et stable des réalités de l’autre, la distance ne peut être plus grande. Aucun partisan du Portique n’envisagerait l’extirpation des passions comme l’éradication d’une partie de l’âme humaine. Pour un philosophe stoïcien, l’absence de passions est une conséquence naturelle et nécessaire de l’obtention simultanée de la sagesse et du bonheur. Elle reflète la stabilité d’un jugement ferme, constant et indémontable, qui n’acquiesce qu’aux représentations cataleptiques et vraies. L’absence de passions du sage stoïcien est l’une des manifestations de son inébranlable science. Elle ne s’envisage évidemment pas dans un quelconque rapport avec le domaine corporel ou comme un rejet d’un quelconque aspect de l’existence humaine, pas plus qu’elle ne se conçoit par ailleurs comme une purification qui aboutit à la contemplation des choses divines. La modalité pratique de l’éradication des passions stoïcienne n’entretient de surcroît aucun lien avec l’orientation ascétique que Philon affiche dans ces pages, lorsqu’il associe l’état de perfection absolue avec l’abstention des besoins physiologiques nécessaires104. L’éthique stoïcienne n’exige pas que l’on méprise les nourritures ou tout autre type de besoin corporel mais bien qu’on les utilise et considère pour ce qu’ils sont, à savoir comme des objets naturels d’impulsion appartenant à la catégorie des indifférents. Il faut le rappeler, Philon ne prône pas pour autant un ascétisme excessif, comme le montre sa critique de la vacuité d’une attitude extérieure de privation, jugée inutile en l’absence de l’attitude morale conforme à l’authentique maîtrise de soi (Deter. 19-21). Voir aussi Virt. 148-149 ; Fug. 31-32 ; Migr. 89-93. Runia (Philo of Alexandria and the Timaeus, p. 321-322) a raison de souligner le fait que, pour Philon, la maîtrise de soi ne consiste certainement pas dans la mortification de la chair et la négligence du corps. 104

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L’apatheia de Philon et le platonisme L’apatheia philonienne est bien éloignée de l’absence de passions stoïcienne. La question qui se pose dès lors est celle de la dette platonicienne de Philon dans l’articulation particulière de l’éradication des passions. Deux groupes de textes sont susceptibles d’éclairer cette question complexe. Tout d’abord, bien entendu, les traités de Platon et, ensuite, un ensemble de textes associés au médio-platonisme et qui correspondent à la période d’activité de Philon (à savoir principalement les fragments d’Eudore et du Sur la nature de l’âme et du monde du Pseudo-Timée de Locres). Alors que ces deux groupes de textes constituent la base la plus solide pour une comparaison adéquate, le médio-platonisme des auteurs postérieurs à Philon, tels Alcinoos, Taurus ou Plutarque, peut également être pris en compte à titre indicatif. Il faut de surcroît ajouter à cette liste les écrits éthiques pseudopythagoriciens qui feront toutefois l’objet d’un traitement séparé105. Comme il en est de toute classification, cette division a sans doute le tort de créer une séparation trop artificielle entre les pseudopythagorica d’une part et les courants que représentent Eudore ou le Pseudo-Timée de Locres de l’autre. Il est effectivement évident que les frontières ne peuvent être nettement tracées et que le pythagorisme joue chez Eudore et le Pseudo-Timée de Locres un rôle important106. Ce traitement double est néanmoins justifié par le traitement relativement homogène qu’offrent les pesudopythagorica en matière de passions. L’influence du Timée de Platon sur la psychologie de Philon a fait l’objet d’études fouillées et il n’y a donc pas lieu de s’attarder longuement sur cette dernière107. Le lien étroit que trace Philon entre le corps, la sensation et les passions fait incontestablement écho à la psychologie du Timée108. Le premier récit de la création de l’âme humaine du Timée présente en effet la perception sensible comme corollaire nécessaire de l’implantation dans le corps du principe immortel transmis par le Démiurge 105 Les points de convergences entre Philon et le corpus des pseudopythagorica font en effet désormais l’objet de recherches assidues ; Macris, « Pythagore de Samos [Compléments] », p. 1129-1137. 106 Ainsi Dillon (« Eudore d’Alexandrie », p.  290) qualifie Eudore « d’académicien marqué par le courant néo-pythagoricien ».  Pour Trapp (« Neopythagoreans », p.  355), Eudore est le parfait représentant d’un « platonisme re-transcendé distinctement alexandrin ». Voir également, Bonazzi, « Pythagoreanising Aristotle : Eudorus and the Systematisation of Platonism ». 107 Sur le rôle essentiel du Timée chez Philon, voir Runia, Philo of Alexandria and the Timaeus of Plato et id. Philo of Alexandria, On the Creation of the Cosmos according to Moses. 108 Comme on le verra notamment dans l’analyse de Leg. All. II, 9 voir p. 337-340.

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aux dieux inférieurs. Conjointement à la sensation, apparaissent alors les passions telles l’eros, le θυμός ou la peur, qui jettent l’âme dans une confusion profonde et entravent sa capacité cognitive (Tim. 42d-44c). Le deuxième moment de la création de l’âme humaine présente quant à lui la production d’une âme inférieure, à savoir : un autre genre d’âme, mortel, ayant en lui les passions terribles et nécessaires (δεινὰ καὶ ἀναγκαῖα παθήματα) : et tout d’abord le plaisir, très lourd appât des maux, ensuite les chagrins, déserteurs des biens et, ensuite, également, la témérité et la peur, conseillères irréfléchies, la colère difficile à apaiser et l’espoir facile à détourner. (Tim. 69d)

Reydams-Schils a montré que la place centrale qu’occupe l’opposition entre le corps et l’âme chez Philon doit se lire comme un retour au modèle socratique et à l’analyse des passions en termes de conflit entre l’âme et le corps. Cette psychologie socratique, exprimée dans la première création de l’homme du Timée (42a-b) ainsi que dans le Phédon, contraste avec la psychologie partitive de Platon, qui émerge notamment dans le deuxième récit du Timée mais surtout dans le Phèdre ou la République. A ses yeux, c’est le modèle socratique qui sous-tend les différents modèles de l’âme que Philon adopte selon les besoins de l’exégèse – et cette adoption s’inscrit dans le cadre plus général du dualisme entre le corps et l’esprit prépondérant dans le médio-platonisme et dans le stoïcisme impérial109. Malgré les points de contact évidents, lesquels ressortissent principalement au lien fondamental entre le fait d’être incarné et celui d’avoir des passions, le compte-rendu de la deuxième création de l’âme irrationnelle du Timée est doté d’un optimisme qui semble absent chez Philon. En effet, selon le récit du Timée, la meilleure partie de l’âme irrationnelle, celle « qui participe au courage et au θυμός », a été logée au plus près du principe immortel (située dans la tête), afin de le servir et de l’assister à contenir le genre des désirs (70a). Comme on l’a déjà noté, de manière générale Philon refuse au θυμός l’activité collaboratrice qui lui échoit non seulement dans la République mais également, comme on le constate ici, dans le Timée110. Ensuite, chez Platon, même la partie inférieure de l’âme 109 Reydams-Schils, « Philo of Alexandria on Stoic and Platonist Psycho-Physiology » ainsi que id. Demiurge and Providence, p. 62-70. 110 Certes, en Leg. All. III, 114-115, il compare la partie irascible à un soldat bien armé mais l’éloge ne va pas plus loin. Voir Reydams-Schils, « Philo of Alexandria on Stoic and Platonist Psycho-Physiology », p. 189 et voir p. 296.

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irrationnelle, « désirante de boisson et nourriture » (70e), a la possibilité de contribuer au bon fonctionnement et au redressement de l’âme. En effet grâce à la qualité réfléchissante du foie qu’elle contient, elle est capable de renvoyer, sous formes d’images sensibles, les pensées persuasives que lui transmet la partie rationnelle dans le but de la contenir et de la persuader111. En outre, le foie est décrit par Platon comme l’organe de la divination, qui permet de « toucher d’une certaine manière à la vérité » (71e). Contrairement à Platon, Philon pose sur l’ἐπιθυμία un jugement sans concession : on ne trouve chez lui en effet nul écho de l’idée platonicienne d’un principe désidératif intrinsèquement capable d’être corrigé par les messages du rationnel112. Mais surtout, et ceci constitue assurément la différence majeure, le Timée ne contient aucun appel à extraire une composante de l’âme et à en purifier radicalement une autre comme c’est le cas chez Philon. La radicalité de l’apatheia philonienne requiert que l’on s’interroge sur le lien possible avec la psychologie du Phédon et sur sa présentation de la pratique de la philosophie comme séparation de l’âme du corps. Tout d’abord, il faut noter qu’à la différence de l’apatheia de Philon, la psychologie du Phédon n’opère pas dans le cadre du modèle tripartite de l’âme  mais bien dans celui d’un dualisme âme-corps. Néanmoins, ceci ne constitue pas un écueil majeur à l’analyse comparée, puisque les nombreuses activités du corps animé, à l’instar des désirs, plaisirs et croyances, correspondent en fait aux activités qui, dans la République, sont assignées aux parties irrationnelles de l’âme113. Aussi est-il possible d’opter pour une option de lecture défendue par de nombreux commentateurs du Phédon, consistant à considérer les activités du corps comme celles qui, au sein d’une psychologie partitive, correspondent à celle de l’âme incarnée ou irrationnelle. Certes, le Phédon porte sur le corps un jugement extrêmement négatif. Le corps, prison à l’intérieur de laquelle l’âme est enchaînée, trouble Tim. 71a-72c ; voir Moss « Pictures and Passions in the Timaeus and Philebus » et Lorenz « The Cognition of Appetite in Plato’s Timaeus ». 112 En outre, la divination est sévèrement condamnée par Philon ; voir, par exemple, Mos. I, 263-264 ou Mut. 203. Néanmoins, en Migr. 190, comme dans le Timée, Philon reconnaît que le sommeil – état dans lequel l’intellect se lave des images (phantasiai) qui viennent des sens – favorise la divination. Il n’évoque cependant pas dans ce passage ni le foie ni la partie désidérative de l’âme. En Spec. I, 219 Philon reconnaît la fonction prophétique du foie, qui durant le sommeil permet à l’intellect de contempler des conceptions pures sans pour autant la connecter à la partie désirante de l’âme. Voir Runia, Philo of Alexandria and the Timaeus, p. 212-213. 113 Lorenz « Ancient Theories of the Soul » ; Bostock, Plato’s Phaedo, p. 132. 111

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cette dernière (ταράττειν) et l’empêche d’acquérir la vérité et la sagesse (66a). Quoique l’âme ne soit pas dénuée de certains désirs et plaisirs114, les passions sont principalement envisagées comme les activités du corps, comme les clous qui fixent l’âme au corps (83d). Les passions nuisent au bon fonctionnement cognitif de l’âme, laquelle fascinée par les désirs et plaisirs corporels, en vient à considérer « qu’il n’y a rien d’autre de vrai que le domaine corporel » (81b). Mais si l’activité philosophique délivre l’âme de son lien avec le corps, il ne s’agit pas dans le Phédon de « supprimer le corps » mais plutôt de ne pas se laisser guider par lui et, surtout, de ne pas accepter comme vraies les impressions qu’il nous communique. L’effort de désunion de l’âme avec le corps ne s’assimile donc pas à l’éradication des passions ou à l’éradication du corps/de la partie inférieure de l’âme mais tient plutôt en un désintérêt pour le corps et les plaisirs multiformes qu’il suscite115. Ainsi, par exemple, la tempérance (σωφροσύνη) n’y est pas déterminée comme la suppression radicale des désirs mais elle consiste à ne pas se laisser exciter par eux, à s’en désintéresser et à conserver son calme, d’une manière qui convient à « ceux seuls qui font vraiment peu de cas du corps et qui vivent dans la philosophie116 ». En outre, la séparation du corps est, du vivant du philosophe, un exercice qui ne peut être complété que partiellement et qui se fait autant que possible. Chaque appel à l’abandon du corps par l’âme est ponctué par ce type d’expression restrictive (comme καθ’ ὅσον δύναται) – indiquant clairement que ce n’est qu’après la mort que le véritable philosophe peut accéder à l’objet de son amour, la sagesse117. Ainsi, le texte platonicien, empreint du dualisme le plus prononcé, présente l’idéal de séparation de l’âme du corps comme une aspiration irréalisable du vivant du philosophe. Le sage de Philon atteint quant à lui de son vivant le statut que le véritable philosophe de Platon atteindra seulement après la mort et auquel, dans cette vie présente, il ne peut qu’aspirer118. Par exemple Phaed. 81d, 80b, 114e. Phaed. 68c et 64b. 116 Phaed. 68c et voir également 69b. 117 Phaed. 66e. Pour les expressions restrictives voir 64e, 65a, 65c, 65e, 66a. 118 Cette lecture du Phédon diffère de celle proposée par certaines études qui y voient un appel radical à la suppression du corps et des passions (comme, par exemple, Bostock, Plato’s Phaedo, surtout p. 25-29 et p. 131-134 ou Whitchurch, The Philosophical Bases of Asceticism, p. 60-67) et s’inscrit dans la ligne d’interprétation présentée entre autres par Dixsaut (Platon, Phédon, surtout p.  78-79) ou Spitzer (« Immortality and Virtue in the Phaedo »). Dillon (« Rejecting the Body, Refining the Body ») souligne la tension entre certains passages (comme par exemple Phaed. 67a), identifiés comme un 114 115

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Puisqu’on ne décèle pas chez Platon de point de vue aussi radical que celui émis par Philon quant à l’attitude à adopter vis à vis de la partie inférieure de l’âme, peut-on alors songer à une influence platonicienne contemporaine ? La paucité du matériel disponible rend cette question difficile à trancher. Les fragments d’Eudore donnent certes quelques indications sur la nature de son activité philosophique et l’on y reconnaît par exemple un vif intérêt pour les Catégories d’Aristote et pour le Timée de Platon. Par contre, il serait illusoire de prétendre extraire de la maigre récolte textuelle les linéaments d’un point de vue articulé sur la nature ou sur la bonne gestion des passions humaines119. Certes, on notera qu’il adopte une définition de la passion aux accents stoïciens mais, comme Bonazzi l’a montré, il s’agit sans doute d’une adoption de la terminologie stoïcienne dans un but de subordination au platonisme120. On peut se risquer à affirmer néanmoins que, selon toute apparence, la psychologie d’Eudore était dualiste et distinguait entre un ὁρμή non rationnel et un ὁρμή émergeant de la partie rationnelle121. En outre si, pace Bonazzi, on décide de prendre en considération le passage de Stobée II, 7.3 (T 27 Mazzarelli), on y trouve une définition eudorienne du plaisir comme un pathos conjoint à l’âme et au corps, qui nous amène d’un état contraire à la nature à un état « selon la nature ». Si cette affirmation reflète bien la pensée d’Eudore, on peut écarter tout lien avec l’éradication radicale des passions prônée par Philon. Le texte du Pseudo-Timée de Locres est plus informatif. Son Sur la nature de l’âme et du monde reprend la tripartition psychique platoni-

« manifeste » de l’ascétisme, et une attitude plus positive envers le corps et le monde extérieur. 119 Bonazzi (« Eudorus’ Psychology and Stoic Ethics » p.  109-110) appelle à se cantonner aux passages de Stobée qui mentionnent nommément Eudore et en cela, il s’inscrit à contre-courant de la tendance générale qui considère l’ensemble du passage de Stobée sur les doctrines platoniciennes comme reflétant un platonisme eudorien (2.7.3f, p. 49.8-5 Wachsmuth) ; voir également id., « Eudorus of Alexandria and Early Imperial Platonism ». Les fragments d’Eudore ont été collectés et publiés par Mazzareli, « Raccolta e interpretazione delle testimonianze e dei frammenti del medioplatonico Eudoro di Alessandria : I : Testo e traduzione delle testimonianze e dei frammenti sicuri » et « II : Testo e traduzione delle testimonianze non sicure ». Voir également Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. 2, p. 509-527 et Svebakken, Philo of Alexandria’s Exposition of the Tenth Commandment, p. 65-66. 120 « Toute passion est une impulsion excessive (ὁρμὴ πλεονάζουσα) ou la plupart des faiblesses (τὰ ἀρρωστήματα) qui suivent l’impulsion » (apud Stob. II, 7, 2, 105-107 ; T1 Mazarelli). 121 Bonazzi, « Eudorus’ Psychology and Stoic Ethics ».

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cienne et la localisation dans les différents organes du corps122. Il présente en outre une association similaire à celle opérée par Philon entre les passions, le corps et les vices : les causes des vices sont les plaisirs (ἁδοναὶ), les peines (λῦπαι), les désirs (ἐπιθυμίαι) et les peurs (φόβοι), qui sont attachées au corps mais sont mêlées à l’âme. Elles sont connues sous une variété de noms. Il y a l’amour, les désirs languissants, les courroux effrénés et véhéments, les colères violentes, les désirs variés et les plaisirs immodérés (72, 102e).

En outre, le Pseudo-Timée considère que « les passions sauvages et les rages frénétiques » causent les maladies psychiques dans les « puissances pathétiques » – il faut sans doute comprendre ici une référence à la partie irrationnelle de l’âme (71, 102d). Quand bien même le Pseudo-Timée de Locres soutient que « la manière de traiter les passions est le début et la fin des vertus et des vices » et que les passions sont source des vices, le but de la philosophie et de l’éducation n’est pourtant pas d’éradiquer la passion mais d’éviter leur débordement (73, 103a).  Il s’agit d’habituer, de persuader, voire de forcer la partie irrationnelle de l’âme à obéir à la partie rationnelle, afin de posséder un θυμός doux (πρᾶον) et une partie désirante (ἐπιθυμία) calme (ἐν ἀρεμήσει ; 82, 104b). On constate donc que le peu de matériel disponible des penseurs platoniciens dont la période d’activité correspond à celle de Philon ne présente pas de traces d’un appel à l’éviction de la passion de l’âme. De même, si l’on se tourne vers des penseurs plus tardifs associés au courant médio-platonicien, force est de constater que l’on aboutit à la même conclusion. Il n’y a pas lieu d’exposer en détail les textes qui prônent la modération des passions, le contrôle de l’âme irrationnelle par la rationnelle. Il suffit de renvoyer au traité De la vertu éthique de Plutarque (surtout 443C), au chapitre trente du Didaskalikos d’Alcinoos, ainsi qu’au témoignage sur Taurus par Aulu-Gelle (N.A. I, 26). Il n’y a, chez ces auteurs, aucun appel à supprimer les passions, et certainement pas à éradiquer la partie inférieure de l’âme humaine. Ainsi, si l’on peut affirmer sans réserve qu’à bien des égards, Philon adhère à certains aspects de la tradition platonicienne, notamment dans l’idée d’une association entre les passions et le corps ou l’âme irrationnelle, il s’en démarque par les conséquences qu’implique, à ses yeux, la 122 D’une façon similaire à Philon, le Pseudo-Timée désigne les parties de l’âme irrationnelle tantôt par les termes de θυμοειδές et ἐπιθυμητικόν (46-47, 99e-100b) tantôt par θυμός et ἐπιθυμία.

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nature de ce lien. En effet, ni pour Platon, ni pour Pseudo-Timée de Locres ni, comme on le verra par la suite, pour les auteurs pseudopythagoriciens, le lien entre la passion et le corps ou l’âme irrationnelle ne se traduit par l’exigence radicale de supprimer les passions ou certaines composantes de l’âme123. Autant que le matériel disponible permet de l’affirmer, l’apatheia que Philon attribue à Moïse émerge donc comme une exception dans son contexte intellectuel. Certes, il faut bien noter que pour Philon, le cas de Moïse est unique et que son apatheia est aussi exceptionnelle que l’est ce prophète, homme de dieu, πάνσοφος et intellect parfait, surpassant le commun des mortels et même les plus sages parmi eux124. Il reste néanmoins qu’en intégrant et réarticulant divers éléments hérités des différentes théories philosophiques sur l’âme et les passions, Philon élabore un nouveau type de sage : un sage incorporel, qui peut, à certains moments, se détacher de son humanité et de sa corporéité pour atteindre l’état contemplatif parfait et vivre uniquement la vie de l’intellect.

III. Le paradoxe d’une modération des passions chez Philon La metriopatheia d’Aaron : le contrôle des impulsions Comme on l’a déjà signalé, de nombreux savants détectent chez Philon une oscillation entre l’éradication et la modération des passions. Cette alternance n’est pas toujours attribuée à un manque de rigueur philosophique mais elle est aussi expliquée par le caractère exégétique de son travail qui, selon l’avis de certains, favorise la conciliation d’idées contradictoires125. Avant de soulever la question du bien-fondé de cette approche interprétative, il est nécessaire de répondre à une question plus 123 Le texte qui à ma connaissance entretient sur ce point le plus de similarité avec Philon est l’accusation portée par Aspasius selon laquelle l’éradication stoïcienne des passions équivaut à la suppression d’une partie de l’âme (In Eth.  Nic. 44.13-19, cité p. 109). Bien entendu, il s’agit chez Aspasius d’une manœuvre polémique qui a pour but de souligner l’absurdité et l’impossibilité de l’absence de passions stoïcienne. 124 Moïse aime les vertus incorporelles alors que nos âmes, dit Philon, sont incapables de se dépouiller du corps (Leg. All. II, 81). Sur le statut extraordinaire de Moïse voir, en outre, Agr. 20 et 80 ; Plant. 27 ; Deter. 126 ; Post. 28. Pour Winston (« Philo of Alexandria on the Rational and Irrational Emotions », p. 201), Philon façonne un « super-sage » qui transcende les paradoxes stoïciens de la figure du sage ; voir également id., « Sage and Super-Sage in Philo of Alexandria ». 125 Voir par exemple Dillon, « The Pleasures and Perils of Soul-Gardening », p. 197.

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fondamentale, qui concerne en premier lieu la présence et l’importance du thème de la modération des passions. C’est donc tout naturellement par la metriopatheia d’Aaron qu’il faut débuter cette analyse. En regard du parfait, Moïse, se trouve le progressant, incarné par Aaron qui lui atteint la metriopatheia. Le long développement des Legum allegoriae III, 114-161, opéré dans le cadre de l’exégèse de sur ta poitrine et ton ventre tu marcheras (Gn 3,15) oppose en effet l’apatheia du parfait à la metriopatheia du progressant que symbolise Aaron. Comme dans le cas de Moïse, la metriopatheia est déterminée dans son rapport au θυμός (la poitrine) d’une part et à l’ἐπιθυμία (le ventre) de l’autre. L’analyse du traitement du θυμός par Aaron est effectuée par le biais de l’interprétation de deux versets bibliques qui contiennent conjointement les termes ‘Aaron’ et ‘poitrine’ : A) Ex 28, 30 : Et tu appliqueras sur le pectoral des jugements (ἐπὶ τὸ λόγιον τῶν κρίσεων) la manifestation et la vérité et il sera sur la poitrine d’Aaron quand il entrera dans le Saint des Saints en face du Seigneur. B) Lv 7, 24 : La poitrine de l’offrande et l’épaule du prélèvement, je les ai prises des enfants d’Israël, de leurs sacrifices du salut, et je les ai données à Aaron et à ses fils. Quant à l’analyse du rapport d’Aaron au ventre, elle s’appuie sur l’exégèse du verset suivant : C) Lv 1, 9 : et ils laveront le ventre et les pieds à l’eau. A) Jouant de la proximité entre logion (pectoral) et logos, Philon lit Ex 28.30 (Leg. All. III, 118-129) comme symbolisant la thérapie du θυμός, c’est-à-dire comme l’imposition de la raison qui possède les vertus du rational du jugement – à savoir la vérité et la clarté (ou la manifestation) – comme cocher et pilote. Aaron représente celui qui dompte et réfrène son θυμός : Donc Aaron, car il est second après Moïse qui lui retranche la poitrine, qui est le θυμός, ne le laisse pas être emporté par des impulsions non discernées, craignant qu’une fois lâché, il ne se cabre à la manière d’un cheval et qu’il ne piétine l’âme tout entière. (III, 128)

Cette thérapie par le logos représente un moment particulier, symbolisé par l’entrée d’Aaron dans le saint des saints (Gn 28, 30) et interprété comme la reconnaissance de la primauté ontologique de Dieu et

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le refus d’honorer quoi que ce soit de « ce qui vient après Dieu » (III, 126-127)126. B) Lv 7, 4 est contrasté à Lv 8, 29 où Moïse est décrit ôtant la poitrine du bélier et permet distinguer le progressant et le parfait. L’ablation du θυμός par Moïse s’oppose à l’idée de la bride (ἐπιστομίζειν) et du contrôle, véhiculée par le terme de metriopatheia : Mais Aaron, le progressant, étant au second rang, s’entraîne à la metriopatheia car, comme je le disais, il est encore incapable de retrancher la poitrine-θυμός. Il porte sur lui son cocher, la raison, avec les vertus qui lui sont naturellement rattachées, le pectoral (τὸ λόγιον), sur lequel se trouvent la manifestation et la vérité. Il expose la différence encore plus clairement en ces termes : La poitrine de l’offrande et l’épaule du prélèvement, je les ai prises des enfants d’Israël, de leurs sacrifices du salut, et je les ai données à Aaron et à ses fils (Lv 7, 24). Tu vois que ceux-ci ne sont pas capables de prendre seulement la poitrine, mais ils la prennent avec l’épaule, alors que Moïse la prend sans l’épaule. Pourquoi ? Parce que celui qui est parfait ne conçoit rien de petit et de bas et qu’il ne veut pas la metriopatheia mais de la surabondance, il détache, en les coupant, toutes les passions de part en part (ὅλα τὰ πάθη δι’ ὅλων ἀπέκοψεν). Les autres ne livrent qu’une faible et petite bataille contre les passions. Ils se réconcilient et concluent une trêve avec elles, en avançant le logos accommodateur, afin qu’il bride (ἐπιστομίζῃ), à la manière d’un cocher, leur élan excessif (τὴν ἐπὶ πλέον αὐτῶν φοράν). L’épaule est le symbole de l’effort et du labeur. Tel est l’adorateur et le ministre des cérémonies sacrées, il s’entraîne et s’efforce. (Leg. All. III, 132-135)

C) Lv 1, 9 (138-150) permet à Philon d’introduire le rapport au désir et plaisir. Le lemme biblique est encore une fois comparé à un autre verset (et il lava à l’eau le ventre et les pieds de l’holocauste ; Lv 9, 14127), symbolisant l’état de l’homme parfait : Aussi trouve-t-on à présent le sage parfait, Moïse, qui lave complètement et secoue les plaisirs, alors que le progressant ne le [lave] pas en entier mais admet le plaisir nécessaire et simple et refuse le plaisir superflu et élaboré des mets raffinés. (Leg. All. III, 140) 126 Signalons d’ores et déjà contre l’hypothèse d’une réminiscence stoïcienne dans l’affirmation selon laquelle c’est dans la poitrine-θυμός que l’on trouve « notre jugement » (ἡ κρίσις ἡ ἡμετέρα ; III, 116) que d’une part le jugement est assigné à la partie irrationnelle de l’âme, ce qui cadre fort mal avec la doctrine stoïcienne, et d’autre part, que ce propos dépend sans doute aucun de la mention scripturaire du « pectoral des jugements » (τὸ λόγιον τῶν κρίσεων) d’Ex 28, 30. Contra : Lévy, « Philon d’Alexandrie et les passions », p. 33-34. 127 Voir p. 298.

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Le futur du verbe laver en Lv 1, 9 indique en outre que le progressant agit par ordre, alors que son emploi au passé en Lv 9, 14 atteste le caractère spontané de l’action de l’agent parfait. Le texte se poursuit sur la question de savoir si nous, « qui sommes enchaînés à un corps », pouvons aussi nous affranchir des nécessités corporelles (III, 151). Il apparaît immédiatement que le détachement des nécessités corporelles ne signifie pas leur abrogation radicale mais bien le cantonnement aux désirs et plaisirs nécessaires. Philon enjoint ensuite de se tourner vers les objets intelligibles, de veiller à ce que la raison empêche la passion de se répandre et de faire preuve de tempérance (σωφροσύνη) et de maîtrise de soi (καρτερία) face à la nourriture et la boisson. Il réitère en outre la métaphore de la raison qui bride et refreine « l’emportement et l’élan de la passion (III, 155128). Ce long développement se conclut par une distinction entre l’ami du plaisir qui marche sur le ventre, le débutant qui impose la raison aux nécessités du ventre, le progressant qui lave ce qui est dans le ventre (τὰ ἐν κοιλίᾳ) et le parfait qui lave le ventre entier (ὅλην ἐκπλύνει ; III, 159). Ce texte invite à plusieurs remarques. Tout d’abord on constate que la metriopatheia d’Aaron est principalement véhiculée grâce à la métaphore équestre mais que cette dernière s’applique également au rapport que « nous », les débutants, entretenons avec l’ἐπιθυμία. On constate également que la bride des passions, aussi bien chez le débutant que chez le progressant, dépend d’un certain état cognitif, puisqu’il s’agit de reconnaitre la hiérarchie des êtres et, surtout, de ne considérer aucune des choses venant après Dieu comme un bien (III, 126-127 et 157). En outre, la différence entre Aaron « qui lave ce qui est dans le ventre » et le débutant qui impose la raison « comme un pic » (voir Dt 23, 12-13) n’est pas nettement tranchée puisque les deux états se caractérisent par le renoncement aux plaisirs superflus et le cantonnement aux désirs et plaisirs simples et nécessaires. Il semble donc qu’en ce qui concerne le rapport à l’ἐπιθυμία, il n’y a pas de distinction majeure entre le progressant et le débutant129. Comme Philon n’évoque guère le traitement du θυμός chez le débutant, il est plausible que ce qui 128 L’expression « ῥύµη καὶ φορά » est souvent associée au flot des passions comme, par exemple, en Prob. 81 et Migr. 26 ; voir aussi Deter. 5. 129 Peut-être la différence majeure tient-elle dans la technique de confrontation avec les passions. Sur base de Dt 23, 12-13, le débutant est décrit comme celui qui « sort de la vertu » afin de mettre à nu la nature de chaque activité et qui parvient à la compréhension que le bien ne se situe ni dans la boisson ni dans l’activité sexuelle, mais que ces dernières sont seulement utiles et nécessaires (III, 157-158).

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distingue Aaron, le progressant, du débutant concerne principalement le rapport au θυμός. Deux options de lecture de la metriopatheia d’Aaron sont envisageables. La première, la plus courante, voit la metriopatheia comme la modération des passions, dans le sens d’une limite quantitative imposée aux passions par la raison. Aussi, Philon ne rejetterait pas les passions dans leur ensemble mais seulement celles qui sont immodérées. L’irrationnel occuperait une place légitime dans la vie vertueuse à condition d’être jugulé par la raison. La metriopatheia renverrait donc à l’assujettissement du θυμός par la raison (III, 123), que Philon qualifierait de « petite bataille » menée contre les passions (III, 134). Si cette lecture a pour incontestable mérite son heureuse simplicité et un certain appui textuel indéniable, certains éléments posent néanmoins problème. En effet, si les passions modérées sont admises dans la vie vertueuse, comment expliquer que Philon décrive l’imposition du logos comme un dépouillement de l’irrationnel ? : « Pour celui qui est ainsi disposé, le θυμός est conduit (ἡνιοχηθήσεται) par un logos purifié qui ôte (περιαιροῦντος) l’irrationnel (τὸ ἄλογον) » (III, 127). En outre, il décrit l’âme en proie aux passions modérées comme « toute entière paisible » (III, 129) – description qui cadre mal avec l’idée d’une raison endiguant la puissance réfractaire des passions. Bien entendu, pour pallier à cette difficulté, on pourrait avancer l’idée que si l’irrationnel est retranché de la passion, la passion n’est plus irrationnelle. En d’autres termes, on pourrait évoquer la distinction entre passion rationnelle et passion non-rationnelle. Bien que l’idée de passions rationnelles est souvent attribuée à Philon par les spécialistes, elle n’est cependant pas secondée par les textes. Tout d’abord, Philon n’opère jamais de distinction explicite entre passion irrationnelle et passion rationnelle et on serait bien en mal de trouver dans son œuvre l’adjectif « rationnel » qualifiant une quelconque passion. En outre, la nature de ces passions rationnelles ne peut être adéquatement saisie. Il ne peut bien évidemment pas s’agir ici des eupatheiai philoniennes. Philon ne dépeint pas Aaron substituant une passion irrationnelle comme le plaisir à une passion rationnelle comme la joie. Il ne peut non plus s’agir des désirs ou des impulsions de la partie rationnelle de l’âme, pas plus que des mouvements psychiques vers la vertu ou le bien que Philon ne qualifie jamais de passion130. Qui Pour renvoyer à ces phénomènes mentaux, Philon utilise un vocabulaire différent, comme par exemple le zèle (ζῆλον), la soif (πόθος), l’aspiration (ὀρέγεσθαι) voire le désir (ἔρως), lesquels sont dirigés vers le salut, la sagesse, ou la vertu (par exemple, Opif. 77 ; Leg. All. III, 12 ; Mos. I, 184 et II, 31 ; Gig. 44 ; Deus 116 ; Decal. 108 ; Deter. 129 ; Her. 69-70 et 102). 130

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plus est, la notion de passion mesurée s’ajuste mal aux domaines avec lesquels les passions sont systématiquement associées : le corps, le terrestre et les vices. Finalement, si les passions peuvent être ramenées à la mesure de la raison et devenir par là même rationnelles, pourquoi Moïse devrait-il retrancher ce qui se trouve être déjà à la mesure de la vertu chez le progressant ? La question qui se pose dès lors est simple et concerne ce que Philon entend par la maîtrise ou le domptage du θυμός par la raison. Une interprétation satisfaisante de la metriopatheia d’Aaaron doit d’une part prendre en compte le fait qu’elle va de pair avec la suppression de l’irrationnel  mais elle doit en même temps éviter de recourir à la notion problématique de pathos rationnel. La solution que je propose met l’accent sur la distinction entre d’une part l’impulsion et d’autre part l’impulsion passionnelle. Philon comprend le contrôle des pathē comme l’imposition d’une mesure à l’impulsion (et non à la passion elle-même) avant qu’elle ne se transforme en impulsion irrationnelle. Cette impulsion ramenée à sa juste mesure ne constitue pas une passion et c’est pourquoi, la métaphore de la bride et du contrôle exprime à ses yeux l’idée de la suppression de l’irrationnel. Cette notion qui, à ma connaissance, n’a pas encore été explorée par les commentateurs est subtilement enchevêtrée dans un ensemble de textes. Aussi, afin d’offrir un aperçu détaillé de la différence entre l’impulsion susceptible de se transformer en passion et la passion, un détour par l’analyse détaillée d’un groupe de textes irrigués par le thème d’une d’impulsion passionnelle amorcée mais non aboutie est nécessaire. On verra qu’en dépit de l’adoption de la métaphore équestre qui, cela s’entend, suggère la présence du thème du contrôle des passions, Philon évoque en fait un mouvement de retrait de la passion qui possède plus d’affinités avec la pré-passion stoïcienne. Les traits constitutifs de ce qui s’ébauche comme une doctrine philonienne des pré-passions permettront de revenir ensuite à la question de la gestion des passions par Aaron, le progressant, et de jeter un éclairage précieux sur la teneur de sa metriopatheia. La pré-passion philonienne La notion d’une impulsion susceptible de se transformer en passion se retrouve à de nombreuses occasions chez Philon mais elle est particulièrement proéminente dans l’exégèse de la prière de Jacob en Gn 49, 17-18 : Que Dan devienne un serpent sur le chemin, tapis sur le sentier, mordant le paturon du cheval, le cavalier tombera vers l’arrière, attendant

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son salut du Seigneur131. Ce verset fait l’objet d’une interprétation parallèle en Legum allegoriae II, 94-107 et De Agriclutura 94-123. Conformément à la méthode allégorique, chaque terme du verset biblique renvoie à une autre réalité d’ordre psychique. Ainsi le chemin représente l’âme et Dan, en tant que serpent, symbolise deux vertus : la maîtrise de soi  (καρτερία) et la tempérance (σωφροσύνη132). Le cheval quant à lui correspond à la passion du fait de ses quatre jambes équipollentes aux passions génériques et de sa nature impétueuse : Les passions ont été comparées à un cheval. En effet la passion, comme le cheval, a quatre jambes, elle est impulsive (ὁρμητικόν), pleine d’entêtement et, par nature, turbulente133. (Leg. All. II, 99)

Finalement, le cavalier représente l’intellect (νοῦς) qui monte la passion. Selon cette lecture, le verset enseigne que Dan, le jugement134, sym131 La Septante (Rahlfs) lit τὴν σωτηρίαν περιμένω κυρίου alors que Philon lit περιμένων. Philon associe ce serpent au serpent d’airain de Moïse, symbole de la tempérance (σωφροσύνη) qui se distingue du serpent trompeur du jardin d’Eden, symbole du plaisir (Leg. All. II, 79-81 et 93 et Agr. 94-105). 132 Agr. 95-100, 109 et voir aussi Agr. 99 en parallèle avec Virt. 14. 133 On reconnaît ici l’emploi du vocabulaire qui, dans le Phèdre de Platon (253d-254e), décrit le « mauvais cheval » (voir aussi Agr. 109 et Migr. 63). Lévy (« Philon d’Alexandrie et les passions », p. 31-32) remarque judicieusement que le verbe passif de la phrase « les passions ont été assimilées (ἀπεικάσθη) à un cheval » indique l’héritage d’une tradition antérieure. A ses yeux, la récurrence de l’image platonicienne du cheval, connectée à la doctrine des passions stoïcienne à travers l’analogie des quatre jambes symboles du tétrachorde des passions, rattache Philon aux milieux posidoniens, qui œuvraient déjà pour l’imbrication des théories stoïciennes et platoniciennes de la passion. Dans le texte auquel renvoie Lévy (PHP V, 6.29-33 = Kidd 166), Posidonius, afin de rendre compte d’une des raisons de l’affaiblissement de la passion avec le temps, utilise l’image d’une monture dont la fatigue permet au cavalier de reprendre le dessus. Même si l’on accepte l’hypothèse que la métaphore est d’origine posidonienne, elle se contente d’indiquer que la fatigue et la satisfaction des désirs de la partie passionnée de l’âme adoucissent ses mouvements et génèrent une certaine maniabilité. Si la similitude de la référence équestre posidonienne avec la métaphore philonienne semble être trop vague que pour attacher avec certitude Philon à Posidonius sur cette base, il faut noter cependant que l’influence du « milieu posidonien » n’est pas à exclure. En effet, la doxographie d’Arius Didyme compare la véhémence de la passion à celle du cheval par lequel sont emportés (ἐκφερομένους) ceux qui se trouvent dans un état passionné (Stob. II, 7.10a). Selon Inwood (Ethics and Human Action, p. 140-143), le doxographe atteste dans ce passage une refonte éclectique de la théorie des passions stoïcienne et la manœuvre, relativement courante à son époque, qui consiste à calquer la terminologie stoïcienne des passions sur un dualisme platonicien. Voir également Kidd, « Euemptôsia–Proneness to Disease », surtout p. 107-108. 134 On a parfois considéré que la référence à Dan comme « jugement » (κρίσις) (Leg. All. II, 96 et Agr. 95) reflète le concept stoïcien de la passion-jugement. Toutefois,

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bole de la tempérance et de la maîtrise de soi, doit se tenir en embuscade sur le sentier fréquenté de la passion et du vice afin de blesser (τιτρώσκειν) et détruire (ἀναιρεῖν) la passion135. La maîtrise de soi et la tempérance sont donc manifestement associées à la destruction de la passion. Philon interroge ensuite le sens de l’expression vers l’arrière du lemme le cavalier tombera vers l’arrière. Selon sa méthode exégétique, toute redondance apparente du texte scripturaire est une invitation à en chercher le sens profond. L’expression vers l’arrière, a priori superfétatoire, manifeste en fait l’idée de retrait de l’intellect qui s’est élancé vers la passion : Il faut comprendre que le cavalier, c’est l’intellect monté sur les passions, qui tombe des passions quand ces dernières sont raisonnées et supplantées. Il est bien [dit] que ce n’est pas en avant que tombe l’âme. En effet, il faut que l’âme n’aille pas en avant des passions mais qu’elle reste en arrière et qu’elle apprenne la tempérance. En outre, ce qui est dit est bien fondé. En effet, toutes les fois que l’intellect, qui s’est élancé (ὁρμήσας) pour commettre l’injustice reste en arrière (ὑστερήσῃ) et tombe en arrière (πέσῃ εἰς τὰ ὀπίσω), il ne commettra point d’injustice. En outre, si [l’intellect], mis en mouvement vers la passion irrationnelle, n’opère pas une saillie mais reste en arrière, il récoltera le plus beau fruit, l’apatheia. C’est pourquoi, acceptant cette chute en arrière des passions, [Moïse] ajoute en attendant le salut du seigneur (Gn 49,18). En effet, il est véritablement sauvé par Dieu, celui qui a chuté des passions et qui est resté en retrait de leur activité (ὑστερίζων τῆς ἐνεργείας). Puisse mon âme tomber d’une telle chute et ne jamais remonter sur la passion chevaline et entêtée afin que, ayant attendu le salut de Dieu, elle soit heureuse. (Leg. All. II, 100-101)

De même, dans le De agricultura, il note : Il est toujours extrêmement avantageux d’être en retrait (ὑστερίζειν) du vice est des passions (κακίας καὶ πάθους) […] Celui qui a le pouvoir d’être en retrait (ὑστερίζειν) des fautes (τῶν ἁμαρτημάτων) et des passions (παθῶν), celui-là restera à l’écart de la maladie (ἄνοσος). (Agr. 122123136) cette qualification s’explique par l’étymologie hébraïque de Dan, que Philon lisait déjà dans la Bible (Gn 30, 6). En outre, le jugement que symbolise Dan concerne le discernement entre les choses mortelles et les immortelles et est donc bien éloigné de la passion stoïcienne. 135 Leg. All. II, 99 et Agr. 97-98, 109. 136 Et voir aussi Agr. 94-110 ; Sacr. 49.

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A l’aide de la métaphore équestre, Philon décrit dans ces passages parallèles une impulsion vers la passion ou le vice mais – et ceci est fondamental – qui n’aboutit guère. La chute du cheval représente l’intellect ayant amorcé un mouvement vers la passion mais qui chute avant que la passion ne débute son activité. Parce que la passion n’est pas formée, l’intellect n’est pas jugé fautif. C’est pourquoi Philon caractérise cette retraite de la passion en termes d’absence de passion. Ces textes indiquent clairement que la tempérance n’équivaut pas à tolérer des passions mesurées ou en faible quantité mais plutôt à entraver l’impulsion ou le mouvement psychique susceptible de se transformer en passion. Alors que le mouvement de recul du cavalier rappelle immanquablement la métaphore équestre du Phèdre de Platon (253d-254e), il faut pourtant souligner les différences majeures. Tout d’abord, au niveau des symboles, Platon dépeint deux chevaux et un cavalier, figurant ensemble les trois parties de l’âme alors que pour Philon, le cheval représente la passion quadrupède et le cavalier l’intellect. Il est certes possible qu’il y ait une assimilation implicite entre les deux parties de l’âme irrationnelle et la passion/cheval mais elle n’est pas certainement pas formulée dans le texte137. En outre, chez Platon, seul le mauvais cheval – que l’on peut, sans trop s’aventurer, identifier à la partie désidérative – s’oppose à la direction du cocher alors que le bon cheval coopère pleinement avec lui. Mais surtout, la cause du mouvement de retrait diffère dans les deux cas. La crainte révérencielle inspirée par le souvenir de la Beauté qu’engendre la vision de l’être aimé fait reculer le principe directeur de l’âme chez Platon, tandis que chez Philon, c’est l’intellect qui s’oppose à la poursuite du mouvement vers la passion. Philon décrit un mouvement de l’intellect vers la passion alors que chez Platon, le cavalier éprouve un pathos à la vision de l’objet de son désir (254e). Finalement, chez Philon, le cavalier qui chute abandonne radicalement la passion et place en Dieu l’attente du salut, alors que chez Platon, le souvenir de la Beauté permet au cavalier de maîtriser sa monture, dont il ne s’agit absolument pas de se débarrasser. En bref, la métaphore équestre permet à Platon de dépeindre une lutte entre les différentes parties de l’âme, tout en soulignant l’activité Il faut cependant noter qu’en Agr. 73, lorsque Philon introduit la discussion sur la différence entre le ‘cavalier’ et ‘l’homme qui monte à cheval’, il suit de plus près la métaphore du Phèdre et assimile explicitement les deux chevaux au θυμός et à l’ἐπιθυμία. Néanmoins dans la suite du texte, Philon semble abandonner la tripartition pour passer à la métaphore de la passion quadrupède (Agr. 83). Voir aussi Leg. All. III, 118 ; Spec. IV, 79-92 ; Méasson, Du char ailé de Zeus à l’arche d’alliance, p. 141-176 ; Billings, The Platonism of Philo Judaeus, p. 89-90 et Konstan, « Of two Minds : Philo ‘On Cultivation’», p. 134-135. 137

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sournoise de la partie désidérative et la reprise du contrôle par la partie rationnelle tandis que Philon décrit un phénomène de passion amorcée mais non complétée. L’amorce de passion non aboutie, exprimée à l’aide du verbe ὑστερίζειν, sous-tend l’idée d’un non-passage à l’acte de la passion. Ce qui frappe d’abord est le choix du terme apatheia afin de décrire l’abandon du cheval des passions (Leg. All. II, 101, cité supra). Quel est le rapport entre cette apatheia et l’apatheia de Moïse, déterminée, comme on l’a vu, par l’ablation du θυμός et la purification radicale de l’ἐπιθυμία ? Il est difficile de répondre à cette question de manière tranchée tant Philon semble parfois tisser ensemble des métaphores aux implications et aux résonnances différentes. On a déjà noté le fait que le cheval de l’allégorie de Dan-le-serpent est assimilé à la passion et ne semble pas renvoyer aux parties inférieures de l’âme. De même, dans le passage parallèle du De agricultura, il semble que le cheval symbolise parfois le plaisir138 mais, plus souvent, il renvoie à la passion de manière générale (par exemple Agr. 106 et 109-110). Ce qui importe ici, c’est la potentialité du salut de l’intellect qui effectue ce mouvement de recul. L’intellect qui retient l’impulsion (ὁρμή) avant qu’elle ne se transforme en passion et qui finalement, descend de selle, abandonne totalement la passion et c’est en ce sens que cet état correspond dans l’esprit de Philon à l’absence de passions, à savoir à l’a-patheia. Il faut également noter que l’absence de passions qui résulte de la « chute en arrière » est désignée comme le « second prix » dans l’acquisition de la vertu. On voit poindre là une association avec Aaron, « le second après Moïse » (Leg. All. 128 et 132139). Le thème du retrait de la passion fait également surface au sein du De vita Mosis. Philon y dépeint le caractère extraordinaire de Moïse, le roi, le prophète et le législateur d’Israël dont la nature psychique exceptionnelle se manifesta dès le plus jeune âge et notamment dans sa gestion des passions. Philon rapporte que mis à part le fait que le jeune Moïse ne laissait libre cours aux désirs débridés propres à son âge (Mos. I, 25), il avait sur ses passions une maîtrise extraordinaire : Si, de quelque manière, une seule [passion] entamait un moindre mouvement ou prenait son vol, il lui infligeait des châtiments plus sévères 138 Comme par exemple Agr. 105, mais le plaisir est envisagé comme source de tous les maux. Voir aussi Leg. All. II, 107. 139 Association notée aussi par Geljon et Runia, Philo of Alexandria, On Cultivation, p. 206-207.

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que des blâmes en paroles. De façon générale, il surveillait les premiers assauts (ἐπιβολάς) et impulsions (ὁρμάς) de l’âme, comme un cheval rebelle, craignant qu’après avoir échappé à la raison, dont la tâche est de tenir les rênes, elles ne chamboulent tout de part en part. En effet, elles sont causes de bien comme de mal. De bien, quand elles obéissent à l’autorité de la raison directrice, et de mal, quand elles vivent selon l’anarchie (Mos. I, 25-27).

Ce texte réitère le thème d’une première impulsion vers la passion amorcée mais non menée à terme. Par la surveillance aigue son âme, Moïse, fustige, contrôle et jugule ses impulsions avant qu’elles ne se transforment en passion. On remarque que Philon adopte ici le registre stoïcien de l’impulsion puisque, selon la doxographie de l’éthique stoïcienne, l’ἐπιβολή constitue un genre bien précis d’impulsion et, plus précisément, un cas particulier de l’ὄρουσις140. Philon met ici l’accent sur la neutralité de ce type d’impulsion puisque, dit-il, elle a la potentialité d’engendrer le bien comme le mal. Ce mouvement hormétique diffère à l’évidence de la passion qui, elle, n’est jamais envisagée comme une source potentielle de bien. Il ressort de ce texte que pour Philon, seul le mouvement hormétique se transformant en passion est néfaste. En d’autres termes, seule l’impulsion qui mue en impulsion excessive est funeste et est envisagée en tant que passion. Cette première esquisse de la notion d’une impulsion susceptible de devenir passion n’est pas sans rappeler la doctrine stoïcienne de la pré-passion. Avant de soulever la question de l’affinité entre Philon et les Stoïciens sur ce sujet, il est utile de clarifier préalablement ce que l’on entend par pré-passion chez Philon. Cette mise au point est nécessaire car les linéaments de la pré-passion philonienne qui ressortent de l’examen de ces premiers textes diffèrent sensiblement de ce qui est généralement admis dans la recherche depuis l’article de Graver devenu référence en la matière141. Grâce à l’examen de textes philoniens rarement pris en considération par les spécialistes du stoïcisme, Graver fait émerger les traces d’une doctrine stoïcienne de la pré-passion chez Philon. A ses yeux, l’Alexandrin offre un traitement hautement cognitif de la pré-passion, ce qui lui permet de conclure au demeurant que les mouvements corporels ne constituent pas une caractéristique détermi Voir p. 194. Graver, « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic propatheiai » et sur les objections que j’ai déjà soulevées sur l’utilisation du terme propatheia pour designer la pré-passion voir p. 191-194. 140 141

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nante de la pré-passion stoïcienne. Son analyse a l’incontestable mérite de prendre au sérieux le témoignage philonien. Cela étant, son objectif principal n’est pas tant de comprendre l’articulation et la spécificité de cette notion à l’intérieur du système philonien que d’utiliser les témoignages de Philon pour examiner l’ossature doctrinale de la pré-passion stoïcienne et, surtout, d’en éclairer l’ancienneté. Etant donné que le terme propatheia n’apparaît qu’à une seule reprise, Graver sélectionne un ensemble de texte qui, à ses yeux, attestent la notion stoïcienne de pré-passion. Or, et sans pour autant rejeter l’ensemble du dossier, c’est principalement dans la sélection des textes pertinents que mon analyse diverge de la sienne. Ainsi, par exemple, elle inclut Quaestiones in Genesim III, 56 et De mutatione nominum 177-187 – textes qui traitent du « doute en pensée » d’Abraham, alors centenaire, à l’annonce de sa future progéniture. Certes, Philon dépeint un mouvement involontaire de l’intellect mais outre que l’expression « en pensée » provient du texte scripturaire, l’intellect d’Abraham est décrit comme assailli par des désirs contraires (Quaest. Gen. III, 56), c’est-à-dire par des passions. Il ne s’agit donc pas d’un faible mouvement incontrôlable susceptible de se transformer en passion. L’incrédulité ou le doute d’Abraham montre, selon Philon, que la pensée agile et rapide n’est pas coupable de ses brèves hésitations ou de ses errements fugaces : la vertu d’Abraham est humaine et, par conséquent, susceptible de retournements rapides (Mut. 186). Quaestiones in Genesim I, 55, également pris en compte par Graver, présente trois réactions possibles face à la représentation (phantasia) : l’impulsion, la répulsion et le doute (ἐνδοιασμός). Certes, ce passage entretient une plus grande proximité avec la pré-passion stoïcienne en cela que le doute est envisagé comme une réaction possible à une représentation. Néanmoins ici aussi Philon n’évoque pas de mouvement involontaire susceptible de se transformer en passion. La sélection des textes philoniens sur la pré-passion repose sur un critère élaboré à partir d’une conception stoïcienne de la passion, telle qu’on la trouve surtout chez Sénèque. La recherche d’un laps de temps entre la représentation et l’assentiment dans lequel a lieu la pré-passion conduit donc Graver à considérer comme pertinents les passages qui évoquent un doute en pensée ou une hésitation (exprimée, la plupart du temps, par le terme ἐνδοιασμός). Or, comme on l’a vu, Philon ne considère pas la passion comme un assentiment à une représentation et c’est pourquoi, il ne fait naturellement pas reposer l’idée d’un prélude de passion sur un mouvement d’hésitation intellectuelle.

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La notion de mouvement psychique susceptible de se transformer en passion qui a émergé des textes analysés supra142 entretient, à mon sens, de plus franches similitudes avec la pré-passion stoïcienne et ceci est principalement dû à sa susceptibilité de devenir passion. Aussi, peuton ajouter l’exégèse de Gn 23, 2-3, qui présente Abraham allant pleurer sa femme Sarah143. Décrivant le deuil modéré d’Abraham, Philon écrit : Mais c’est avec raison que (l’Ecriture) introduit avec précaution l’homme vertueux non en train de célébrer lamentation et deuil, mais seulement allant là-bas pour ce (faire). Car les événements imprévus qui frappent indépendamment de la volonté, maîtrisent et tiennent les petits esprits et les jettent en bas tandis que celui qui est ferme, ils l’abaissent uniquement en menant de toute part des assauts, mais non pas tels qu’ils amènent à terme, puisque, sous l’action d’un cocher, la raison, ils ont été repoussés très vaillamment et ont tourné les talons. Il ne convient donc pas que tout homme qui a du goût pour une honnêteté parfaite se mette en prière, lorsque quelque chose d’indépendant de sa volonté survient, de peur qu’il ne soit lui-même saisit tout entier, mis en mouvement et entraîné vers cette (chose), mais (il convient que) suivant juste un peu les assauts, il retourne en arrière avant d’arriver au terme. Cette loi sainte et sacrée a été écrite pour conseiller de se garder des péchés, qui sont sur le point d’être commis, pour que lorsqu’on est mis en mouvement par des choses extérieures, comme par des biens d’autrui ou par des partages de femmes, on ne commette pas de vols ni de rapts ou d’adultères ou un mal quelconque similaire, mais qu’estimant suffisants les assauts qui ont été menés, on retourne en arrière et s’établisse sur un intellect immobile et stable. (Quaest. Gen. IV, 73, trad. Mercier ; je souligne)

Le contexte consolatoire de ce passage est manifeste non seulement par sa situation même mais aussi par la présence de l’exercice de la praemeditatio futurorum malorum propre aux consolations144. L’absence du grec pose un inévitable écueil mais il est incontestable que Philon articule l’idée d’un élan non finalisé, d’une fuite en arrière qui permet d’éviter la réalisation de la faute ou de la passion145. Le phénomène psychique A savoir Mos. I, 25-27 ; Leg. All. II, 94-107 et Agr. 94-123. Texte que Graver considère d’ailleurs comme l’une des meilleures attestations du concept de pré-passion chez Philon. Graver, Stoicism and Emotion, p. 103 et « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic Προπάθειαι », p. 202-205. 144 Voir p. 158-159 et 169-170. 145 Comme le remarque à juste titre Graver qui cite Wendland (Neu entdeckte Fragmente Philos, p. 78 dans « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic Προπάθειαι » p. 202, n. 13), la paraphrase de Procopius de ce même passage en terme de propatheia 142 143

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qu’il décrit est celui d’une retenue d’un mouvement suscité par la perception des choses extérieures, susceptible de se transformer en faute ou en passion. Sous le coup d’un événement inattendu, comme la mort soudaine de sa femme, Abraham se laisse emporter sur une faible distance mais « il retourne en arrière avant d’arriver au terme ». Ici aussi, c’est la raison-cocher qui permet de maintenir le contrôle, autrement dit, c’est à nouveau la métaphore équestre qui véhicule l’idée de frein au mouvement potentiellement néfaste. Ces textes nous permettent d’aboutir à certaines conclusions sur la notion d’amorce de passion chez Philon. Tout d’abord, il est évident que Philon décrit un mouvement psychique – la plupart du temps exprimé par le terme d’impulsion (ὁρμή) mais parfois par le biais d’autres termes, comme par exemple l’élan (φορά), qui a la possibilité de se transformer en passion mais qui est endigué en plein vol146. Cet ὁρμή vers la passion ne se confond pas avec la passion et, par conséquent, n’en porte pas la culpabilité. Le mouvement de recul partage donc avec la pré-passion de Sénèque ou d’Epictète la caractéristique fondamentale d’être non coupable. Toutefois le caractère spontané et indépendant de l’agent qui, on l’a vu, constitue l’une des caractéristiques majeures de la pré-passion stoïcienne, n’est pas prégnant dans ces textes philoniens147. En outre, à la différence de Sénèque, et sans doute parce que Philon ne conçoit pas la passion comme un assentiment ou un jugement, le retrait des passions n’est pas exposé en termes de réaction mentale précédant l’assentiment. Il semble que la légitimité des premiers mouvements hormétiques susceptibles de se transformer en passion ainsi que la nécessité de leurs contrôle et mesure proviennent de l’adoption par Philon de la définition stoïcienne de la passion comme ὁρμὴ πλεονάζουσα, c’est-à-dire, comme impulsion exagérée, débordante. Toutefois, il s’agit ici d’une lecture somme toute superficielle de l’ὁρμὴ πλεονάζουσα stoïcienne. En effet, pour les Stoïciens, le « débordement » qui caractérise le type d’impulsion qu’est la passion ne s’entend guère comme une propriété quantitative de l’impulsion. Pour Chrysippe, l’impulsion est débordante en cela (ms 394 fo 110) est assez significative sans être cependant déterminante, puisque pouvant être influencée par des interprétations postérieures. Voir aussi Petit, Philon d’Alexandrie, Fragmentae Graecae, ad loc. 146 Par exemple, « l’intellect, qui s’est élancé (ὁρμήσας) pour commettre l’injustice reste en arrière (ὑστερήσῃ) » (Leg. All. II, 100), ou encore, « de façon générale, il surveillait les premiers assauts et impulsions (ὁρμάς) de l’âme » (Mos. I, 25). 147 Agr. 174-180 traite de la notion de faute involontaire mais on n’y trouve aucune affinité avec la pré-passion stoïcienne.

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qu’elle manifeste le détournement de la droite raison. Le débordement est la marque de la défectuosité de la disposition psychique de l’agent, lequel a « tourné le dos » à sa propre nature, à la rationalité et à son devoir d’assimilation à Zeus ou à la rationalité prégnante du cosmos. Pour Chrysippe, l’impulsion débordante ou excessive est celle qui découle d’un jugement erroné, d’une évaluation défectueuse des objets qui nous entourent148. Philon quant à lui semble comprendre « impulsion débordante » dans sa littéralité la plus simple, à savoir comme une impulsion qui dépasse une certaine limite quantitative. Par conséquent, Philon peut envisager qu’une impulsion ne dépassant pas cette certaine mesure – laquelle il ne précise d’ailleurs pas – ne soit pas fautive. Ce qui différencie une impulsion débordante, à savoir une passion, d’une impulsion non-excessive est son degré ou son intensité, et non son origine ou sa cause, comme c’est le cas chez les Stoïciens. Alors que l’impulsion stoïcienne découle d’une confusion de sphère de valeurs et est donc fautive dès son origine, pour Philon, une seule et même impulsion peut, soit se transformer en passion, soit rester dans les limites de l’impulsion non passionnelle. Aussi, malgré des points de contacts évidents, il existe des différences de taille entre l’amorce de passion philonienne et la pré-passion stoïcienne. Afin d’avoir une bonne intelligence de l’idée de contrôle qui se dégage de l’ensemble de ces textes, il est utile de noter que ce sont systématiquement les vertus symbolisées par Dan, à savoir la tempérance (σωφροσύνη) et la maîtrise de soi (καρτερία) qui permettent d’éviter le débordement de l’impulsion149. La tempérance et la maîtrise de soi mordent la jambe du cheval mais permettent également au jeune Moïse d’effectuer le mouvement de recul des passions : Mais par la tempérance (σωφροσύνῃ) et par la maîtrise de soi (καρτερίᾳ), les ayant assujettis comme à des rênes, il renversait avec force leur élan vers l’avant (τὴν εἰς τὸ πρόσω φοράν). (Mos. I, 25150)

Certes, le choix d’exprimer cette idée à l’aide de la métaphore du cavalier réfrénant sa monture a quelque chose de déroutant. Pourtant, malgré la réminiscence platonicienne que suggère la métaphore équestre, Voir, par exemple, Gal. PHP IV, 2.8-18. Leg. All. II, 101-102. 150 Voir également Agr. 106 : « C’est en effet le propre de la tempérance et de la maîtrise de soi que d’ébranler et renverser les vices hautains, et les fondations de la passion mordante, rapide et rebelle ». 148 149

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ces textes ne décrivent ni la modération des passions, ni le contrôle de l’intellect sur les chevaux du θυμός et de l’ἐπιθυμία mais bien l’arrêt de l’impulsion en plein vol, avant que sa poursuite ne la fasse passion. Aussi dans le passage des Legum allegoriae qui dépeint la chute en arrière de la passion grâce à la morsure du cheval par le serpent (c’est-à-dire par la tempérance et le contrôle de soi), Philon écrit : La tâche (ἔργον) du cavalier est de dompter (δαμάζειν) le cheval et de le brider (ἐπιστομίζειν) quand il refuse d’obéir aux rênes. (Leg. All. II, 104)

De même, en De specialibus legibus, Philon présente les Israélites comme une nation d’exception du fait que même durant les périodes de fêtes, ils veillent à « brider (ἐπιστομίζοντας) les impulsions vers le plaisir (τὰς ἐφ᾽ ἡδονὴν ὁρμάς) » (Spec. I, 193151). Attendu que deux paragraphes avant, Philon expliquait que la « fête » signifie la joie découlant de la sagesse stable, laquelle ne peut s’acquérir « sans la thérapie des fautes et sans le retranchement (ἐκτομῆς) des passions » (I, 191) on ne peut résolument pas souscrire à l’idée que la bride de l’ὁρμή renvoie à la modération des passions. Qui plus est, ce texte réitère l’association entre la retenue de l’impulsion et la vertu de la maîtrise de soi (I, 193). En outre, un passage du De opificio mundi souvent interprété dans l’optique de la modération des passions152, semble lui aussi renvoyer à l’adoucissement (ἐξευμαρίζειν) des « impulsions démesurées des passions » par la tempérance (Opif. 81). Philon y oppose la limitation de l’ὁρμή à l’état actuel d’abandon aux passions par l’humanité, et la tient en outre, comme la condition d’une vie paisible et sereine, dépourvue des perturbations du plaisir, du désir, de la peur ou de la tristesse (Opif. 79-81). En conséquence, pour Philon, la tempérance et la maîtrise de soi ne sont pas les vertus de la mesure des passions mais bien celles de l’endiguement de l’impulsion. L’assignation de la modération à la surveillance des ὁρμαί, et non à celle des passions, explique le fait que dans un seul et même texte Philon puisse attribuer à la tempérance et à la maîtrise de soi le contrôle des ὁρμαί d’une part et la destruction des passions et des vices de l’autre153. Ainsi, l’idée d’endiguement ne renvoie pas à la modération d’une passion déjà existante mais plutôt à celle du Et voir aussi Agr. 88. Runia, Philo of Alexandria and the Timaeus of Plato, p. 300-301. 153 Agr. 109 et Leg. All. II, 109. Mais il faut noter l’exception que constitue Spec. IV, 95-99. 151 152

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mouvement hormétique de l’âme, arrêté avant qu’il ne devienne excessif, comme le montre par ailleurs ce dernier texte avec limpidité : Toute passion est fautive, puisque en effet toute impulsion immodérée et exagérée (πᾶσα ἄμετρος καὶ πλεονάζουσα ὁρμή) ou mouvement de l’âme irrationnel et contraire à la nature est blâmable. Car que sont chacun des deux si ce n’est une passion ancienne et étendue ? Si donc on n’impose pas une mesure aux impulsions (ταῖς ὁρμαῖς) et si on ne leur harnache pas un mors comme à des chevaux rebelles, on aura une passion implacable. Il s’ensuivra, à cause de ce refus d’obéir aux rênes, qu’on sera emporté, à son insu, comme un cocher par son char, vers les ravins et les gouffres impraticables. (Spec. IV, 79 ; je souligne154)

A la lumière de ces textes, on doit revenir à nouveau frais à la metriopatheia d’Aaron qui a constitué le point de départ de cette enquête. Force est de constater qu’il existe des similitudes troublantes entre l’exposé de la metriopatheia d’Aaron des Legum allegoriae et les différentes descriptions du contrôle des impulsions susceptibles de devenir passions. Tout d’abord, la métaphore équestre du dressage et de la subjugation du cheval sous-tend l’ensemble du développement sur Aaron155. Ensuite, ce ne sont pas les passions qu’Aaron maîtrise mais bien, comme le signale Philon de manière explicite, les impulsions de son âme, qu’il empêche de devenir des « impulsions non discernées », c’est-à-dire des passions156. Parce que le θυμός d’Aaron n’est pas emporté par des impulsions non discernées, son âme est qualifiée d’« entièrement paisible » (τήν θ᾽ ὅλην ψυχὴν ἵλεων κατασκευάσει) – état qu’il est difficile d’envisager si l’on admet la présence de passions, même modérées (Leg. All. III, 128-129). Cette lecture de la modération en tant que mesure des impulsions permet également d’expliquer la raison pour laquelle la metriopatheia d’Aaron est caractérisée par l’éradication de l’irrationnel157. Par conséquent, contrairement à ce qui est généralement admis, l’attitude d’Aaron, le progressant, n’est pas celle d’une tolérance envers des passions mesurées pas plus qu’elle n’affiche la notion bien problématique de passions rationnelles. Voir également Praem. 48 et Spec. II, 163. « Mais il la soigne et la bride (ἐπιστομίζει) tout d’abord au moyen de la raison, afin que grâce à cet excellent cocher, elle ne refuse pas violemment d’obéir aux rênes » (Leg. All. III, 128). 156 « Donc Aaron […] ne laisse pas le θυμός être emporté par des impulsions non discernées (ἀκρίτοις ὁρμαῖς), craignant qu’une fois lâché, il ne se cabre à la manière d’un cheval et qu’il ne piétine l’âme tout entière » (Leg. All. III, 128). 157 Leg. All. III, 127, III, 123 et Quaest. Ex. II, 115. 154 155

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En outre, on a observé qu’Aaron, le progressant, se distingue de Moïse dans son rapport aux besoins naturels et nécessaires. Contrairement au parfait qui parvient à supprimer boissons et nourritures à certains moments d’exception, Aaron est encore soumis aux exigences du corps. Or, ce rapport aux appétences corporelles est celui qui justement caractérise également le contrôle des impulsions par le jeune Moïse. Tout comme le progressant qui pratique la metriopatheia, la surveillance soutenue des moindres mouvements de l’âme par le jeune Moïse s’accompagne de la satisfaction des seuls besoins nécessaires du ventre, imposée par la nature, et d’un désintéressement total pour les plaisirs sexuels, si ce n’est pour l’engendrement d’enfants légitimes158. Il reste, bien entendu, à expliquer pourquoi Philon choisit d’exprimer le contrôle des impulsions par le terme de metriopatheia, qui renvoie a priori à la mesure des passions et non à celle des impulsions. On pourrait bien sûr alléguer que Philon n’y discerne pas un terme technique mais plutôt un contraste commode à l’apatheia de Moïse. Pourtant, et sans pour autant prétendre fournir une démonstration irréfutable, je me risque ici à soumettre l’hypothèse que le terme de metriopatheia pouvait également être utilisée afin de renvoyer au contrôle des premiers mouvements vers la passion. C’est le traitement parallèle du deuil d’Abraham pour sa femme Sarah qui en fournit le meilleur indice. L’attitude d’Abraham est abordée en deux endroits différents : Quaest. Gen. V, 73 et Abr. 257. On a déjà traité de ces deux textes ; le premier, dans le cadre de la pré-passion philonienne et le second, dans le cadre de l’étude de la consolation, où l’on a expliqué que Philon souscrit aux règles spécifiques du genre en optant pour le terme de metriopatheia159. Il est désormais possible de souligner le fait que la même attitude d’Abraham face au décès de son épouse est décrite tantôt comme une impulsion vers la passion retenue et non aboutie (Quaest. Gen. V, 73) et tantôt à l’aide du verbe μετριοπαθεῖν (Abr. 257) : Et telles furent les exhortations de la raison : ne pas s’agiter au-delà de la mesure comme devant un événement tout à fait nouveau et sans précédent, ne pas faire preuve d’apatheia (μήτε ἀπαθείᾳ) comme si rien de 158 Mos. I, 28 ; et voir Leg. All. III, 140. Il faut noter qu’encore une fois le traitement des passions, s’articule dans le cadre du déni du corps. En effet, explique Philon, Moïse « désirait vivre uniquement selon l’âme, et non par le corps » (Mos. I, 29). Il faut également noter qu’en Agr. 121-122, le cavalier qui tombe en arrière est décrit comme un progressant (Philon n’utilise pas le terme de προκόπτων mais il parle de « ceux qui n’atteignent pas les sommets ») qui acquiert les vertus moyennes. 159 Voir p. 320 et p. 178-179.

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douloureux n’était arrivé, mais en préférant le milieu aux extrêmes, s’efforcer à la pratiquer la metriopatheia (μετριοπαθεῖν). (Abr. 257)

Autrement dit, puisque ces deux textes dépeignent plus que probablement une attitude similaire, la réserve d’Abraham dans son deuil représente un cas de contrôle des impulsions susceptibles de devenir passions. Philon juge légitime, en se conformant au genre de la consolation, de circonscrire ce rapport d’Abraham aux passions par le terme de metriopatheia. Pour l’Alexandrin, la metriopatheia peut donc renvoyer au contrôle des impulsions et réfléchir l’état psychique d’absence de passions. Mais Philon ne constitue pas un cas isolé. Cette lecture trouve en effet un support dans l’emploi semblable de la metriopatheia dans le texte de la Consolation à Apollonius que nous avons déjà étudié en détail160 et qui condamne âprement l’apatheia féroce et sauvage tout en préconisant la metriopatheia dans le deuil. Si l’on observe précisément les termes par lesquels l’auteur choisit d’exposer l’attitude correspondant à la metriopatheia, il apparaît clairement qu’il ne s’agit pas d’une mesure imposée aux passions mais bien d’une tolérance envers les pré-passions : Le fait de souffrir et d’éprouver un pincement (δάκνεσθαι) à la mort d’un fils est un début naturel de tristesse et ne dépend pas de nous (οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν). Pour ma part, je ne suis pas d’accord avec ceux qui louent cette apatheia sauvage et dure, qui n’est ni possible ni profitable. … Par contre, il ne faut pas rejeter la metriopatheia. (Cons. Apoll. 102C-E ; je souligne)

Ce texte associe explicitement la metriopatheia à la tolérance à l’égard d’un départ naturel de passion, indépendant de la volonté et décrit en termes de pincement ou morsure – caractérisations par lesquelles, on l’a vu, Sénèque et Epictète cernent justement la pré-passion161. Autrement dit, l’auteur de la Consolation suit de bien plus près la doctrine de la pré-passion stoïcienne que Philon. En outre, la tolérance envers les pré-passions dans le deuil rappelle les larmes involontaires pré-passionnelles accréditées par Sénèque dans ses propres consolations162. Aussi, à la lumière de ces textes, on voit poindre la raison pour laquelle Philon peut évoquer le contrôle des impulsions sous la bannière de la metriopatheia. En associant assez librement le contrôle de l’impulsion, à savoir le prélude de passion à la pré-passion stoïcienne, laquelle pouvait être réfléchie Voir p. 137-140. Voir p. 191-194. 162 Voir Ep. 99 et p. 174-175. 160 161

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par l’entremise du terme metriopatheia, Philon trouvait à sa disposition un terme qui, à ses yeux, réfléchissait à la fois l’idée de mesure et contrôle et à la fois l’idée d’une amorce de passion non encore passionnelle. Par conséquent, l’emploi du terme metriopatheia dans le développement sur Aaron ne contrecarre pas l’absence de passions philonienne. Il est important de le souligner, mon intention n’est pas de défendre la thèse d’une cohérence à toute épreuve de Philon qui ferait de chaque occurrence de l’idée de contrôle une référence immanquable au contrôle des impulsions163. Pourtant, force est de constater qu’il se dégage de l’ensemble de ces textes une notion d’impulsion susceptible de se transformer en passion si elle n’est pas retenue. Cette notion, qui a échappée jusqu’à présent aux commentateurs, est articulée avec précision et cohérence. Elle émerge à maintes reprises dans le corpus philonien et éclaire l’attitude d’Aaron dans sa gestion des passions. Cette interprétation a le mérite de préserver la cohérence de la conviction philonienne sur la nocivité intrinsèque des passions, dont l’activité se rapporte inexorablement « à la nature inférieure, terrestre et corruptible164 » et qu’il n’est par conséquent jamais bon de tolérer, même en moindre mesure. Elle cadre ainsi avec les très nombreux appels à se détacher du corps, à devenir un véritable « homme », c’est-à-dire un intellect pur, absorbé dans la contemplation des intelligibles165. Au terme de ce parcours sur l’apatheia de Moïse et la metriopatheia d’Aaron, il ressort que l’interprétation standard de ce passage doit être rejetée. Philon ne réconcilie pas l’éthique du Portique à celle des Péripatéticiens lorsqu’il articule ces deux termes sur l’échelle du progrès. L’apatheia n’est pas plus l’éradication stoïcienne que la metriopatheia ne constitue la modération aristotélicienne. En présentant l’apatheia comme l’état psychique du sage qui parvient à se détacher des composantes irrationnelles de son âme, Philon se démarque du stoïcisme mais aussi de Platon et du platonisme environnant. Au reste, en associant la metriopatheia à la modération et au contrôle des impulsions, Philon affiche farouchement toute la méfiance qu’il nourrit à l’égard des passions,

Philon est parfois assez vague. Par exemple Virt. 13-14 décrit la vertu de la tempérance comme la santé psychique c’est-à-dire comme le « bon-mélange » (εὐκρασία) des facultés de l’âme, et est comprise comme le contrôle des parties irrationnelles par la rationnelle, laquelle, tel un cocher, dirige ces dernières et évite d’être emportée par le flot des passions. 164 Leg. All. II, 89. 165 Virt. 9. 163

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qu’il ne s’agit pas de contenir dans une mesure salubre mais bien d’éviter à tout prix. Une défense de la modération des passions chez Philon ? La louange de certaines passions spécifiques et le rôle de Dieu dans l’économie humaine des passions La metriopatheia d’Aaron n’étant pas le signe d’une adoption de la modération des passions, il est nécessaire de considérer les autres passages qui, à première vue, présentent une attitude plus conciliante envers les passions. C’est donc tout d’abord les cas isolés où une passion est décrite sous un jour positif qui doivent faire l’objet de notre attention. Philon est prêt à justifier ponctuellement la manifestation d’une passion particulière chez telle ou telle personne ou dans telle ou telle circonstance. Ainsi, il peut décrire la « violente colère » des hommes de vertu contre les voleurs d’esclaves (Spec. IV, 14) ou louer la colère punitive des Lévites contre le peuple d’Israël à l’issue de l’épisode du veau d’or (cf. Ex 32, 27-28). Alors que les Stoïciens insistent sur l’absence de passions du sage dans son activité punitive166, Philon n’hésite pas à louer les Lévites vindicatifs, fous de rage, d’ardeur et de colère, inspirés par la « haine du mal »167. Cette haine du mal est, par surcroît,  plusieurs fois louée par l’Alexandrin. Il s’agit d’une passion que possède tout un chacun et qui conduit, par exemple, à défendre la jeune fille sur le point de se faire violer ou qui assure le bon fonctionnement des affaires domestiques et civiques (Spec. III, 31). En outre, alors que les Stoïciens proscrivent la pitié, puisque elle est considérée comme une déclinaison particulière de la passion de la tristesse168, chez Philon, au contraire, le passant qui croise sur son chemin un enfant abandonné est décrit comme « mu par une douce passion » : la pitié (οἶκτος) ou la compassion (ἔλεος ; Spec. III, 116). A l’exemple de l’indulgence et miséricorde divine, Moïse a empli sa législation « d’édits [qui prônent] la pitié et l’humanité »169. Ces entorses ponctuelles au thème de l’éradication sont sans doute motivées par le fait Sen. Ira I, 15.3. « διὰ μισοπόνηρον πάθος » ; Spec. III, 126. Mos. II, 167, 270-274, 280. 168 Cic. Tusc. IV, 17-18 ; Sen. Clem. II, 4.4-6.3. 169 Spec. III, 121 et IV, 72. Sur la philanthropie chez Philon, voir Berthelot, Philantrôpia judaica, p. 233-321. Ces défenses ponctuelles de telle ou telle passion apparaissent plus particulièrement dans les quatre livres des Lois Spéciales. Voir également, l’amour pour Dieu en Agr. 55 ou la caractérisation de ce dernier comme pathos légitime en Spec. III, 67, III, 80 ou III, 173. 166 167

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qu’il s’agit de passions altruistes et qui emplissent par surcroît un rôle social évident et déjà accrédité par le texte scripturaire. On peut peut-être y voir également l’écho de la caractérisation de certaines passions, telles la pitié, la honte ou l’indignation, comme bonnes par nature, que l’on trouve par exemple dans l’Epitomé de l’éthique péripatéticienne170. Philon se démarque résolument des autres philosophes grecs et romains en attribuant à Dieu la possibilité de manier les passions humaines. Dieu peut ainsi délivrer des passions171, en supprimer certaines ou en inspirer d’autres. Aussi, par exemple, le substantif δεσπότης, qui désigne Dieu dans la Torah, reflète la crainte (δέος) et la peur (φόβος) révérencielles que la divinité peut inspirer172. En outre, Philon livre une interprétation singulière de la punition de Caïn. A ses yeux, Dieu inflige une mort spirituelle à cet individu corrompu en supprimant deux des quatre passions génériques : le désir et le plaisir. En « retranchant par la racine » les deux passions qui concernent un bien, explique-t-il, Dieu prive le méchant de toute occasion d’éprouver du plaisir ou de désirer quoique ce soit de plaisant (Praem. 71). Aussi Caïn, le fratricide, estil voué à une vie « de chagrin non mêlé de joie », à une vie de « pure peur »173. Il ne faut pourtant pas voir dans cette interprétation la validation du désir et du plaisir mais bien une punition exceptionnelle, au demeurant adaptée au caractère dévoyé du personnage. Ces exemples montrent que le thème prégnant de l’éradication des passions coexiste avec certaines remarques plus ponctuelles sur le rôle positif de certaines passions. Ces passions sont d’ailleurs à ce point do170 Stob. II, 7.21  = Sharples  15.A, 36. L’idée que certaines passions sont bonnes en tant que telles semble d’ailleurs faire écho à l’observation d’Aristote, qui émerge au sein de sa réflexion sur la vertu éthique, et qui concerne le fait que la médiété dans les passions ne s’applique pas à n’importe quelle passion ou action car il en est, telles la Schadenfreude, l’absence de honte ou encore l’envie (ou l’adultère pour les actions) qui sont toujours erronées, quelles qu’en soient les circonstances ou le degré (Eth. Nic. II, 7, 1107a10-26 et Eth. Eud. II, 3, 1121b20). 171 Her. 264-274 ; Deter. 46. 172 Her. 23. Sur l’utilité éducative de la peur, voir également Agr. 40, qui décrit la nécessité qu’a l’intellect de faire usage de la peur afin de contrôler les sens réfractaires à la raison. 173 Complétant cette exégèse en Deter. 119, Philon explique : « C’est pourquoi dans la suite, Caïn est trouvé gémissant et tremblant sur la terre (Gn 4, 12), c’est-à-dire en proie à la tristesse et à la peur. Telle est la misérable vie du méchant, ce sont les passions les plus pénibles qui lui sont imparties : la peur et le chagrin. L’une est synonyme de gémissement et l’autre de tremblement. En effet, il est nécessaire qu’une telle vie [se déroule] soit dans la présence, soit dans l’attente d’un mal : l’attente d’un [mal] à venir, engendre la peur, et l’expérience d’un [mal] présent, engendre la tristesse ». Voir aussi Quaest. Gen. I, 72.

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tées d’une fonction sociale positive que l’on serait en droit de se demander si Philon les considère encore comme des passions. Il ne s’agit bien évidemment pas de maintenir la thèse selon laquelle le motif d’une certaine tolérance envers les passions, voire d’une défense passagère de leur maîtrise, est radicalement absent du corpus philonien mais plutôt de souligner que ces défenses ponctuelles n’ont aucune commune mesure avec la constance de l’appel à s’en défaire ou avec la condamnation sans équivoque dont elles font bien plus systématiquement l’objet. Puisque, en outre, ces remarques ponctuelles ne forment pas une réflexion structurée sur le rôle positif ou nécessaire des passions dans la vie vertueuse, il est désormais impératif de vérifier s’il est possible d’identifier un point de vue plus robustement articulé en faveur de la modération, de l’utilité ou de la naturalité des passions chez Philon. Les exégèses de la voie royale : une lecture dualiste de la μεσότης aristotélicienne Parmi les quelques textes qui sont généralement avancés par les commentateurs comme attestant la défense des passions chez Philon, les exégèses relatives au thème de la ‘voie royale’ occupent une place privilégiée. La voie royale est un thème fécond de l’herméneutique philonienne, dont les divers traitements se complètent pour former une interprétation structurée174. Son point de départ scripturaire est la requête des enfants d’Israël de traverser le territoire d’Edom. Les Israélites promettent au roi d’Edom d’emprunter une ligne droite, une voie royale, dont ils ne s’écarteront ni à droite ni à gauche (Nb 20, 17-20). Pour Philon, la voie royale symbolise le chemin de la sagesse, celui de la véritable et authentique philosophie, à savoir, le chemin que doit parcourir l’intellect afin d’aboutir, à terme, à la connaissance et à la science de Dieu175. C’est la description de cette route comme se situant au milieu par rapport à l’excès et à la déficience qui a naturellement conduit les spécialistes à y voir l’adoption de la doctrine aristotélicienne de la μεσότης176. Deus 140-180 ; Post. 101-102 ; Migr. 146 ; Gig. 64 ; Spec. IV, 168 ; Quaest. Ex. II, 26. Deus 143 ; Post. 102. 176 Spec. IV, 168 et Deus 162 ; Aristote, Eth. Eud. II, 3, 1220 b34-1121b3 et Eth. Nic. II, 7-8, 1107 a29-1109a19. Winston, « Philo of Alexandria on the Rational and Irrational Emotions », p. 203. Pour Dillon (The Middle-Platonists, p. 191), l’exposé coïncide pleinement avec l’aristotélisme, envers lequel, selon ses mots, Philon est ici courtois sans pour autant y adhérer pleinement. Lévy (« Philo’s Ethics », p. 151) note également la coexistence paradoxale chez Philon des conceptions péripatéticienne et stoïcienne de la 174

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L’Alexandrin répartit, à droite et à gauche de cette route, les vices de la témérité et de la lâcheté, de la parcimonie et de la dépense, de la finauderie et de la naïveté, ainsi que de ceux de la superstition et de l’impiété. Au milieu des vices, il situe respectivement les vertus du courage, de la modération, de la φρόνησις et de la piété177. Le tableau des vertus et des vices correspond d’assez près à celui que dresse le Stagirite dans l’Ethique à Nicomaque et l’Ethique à Eudème, à la différence mineure que la σωφροσύνη est, chez Aristote, la médiété entre l’intempérance (ἀκολασία) et l’insensibilité (ἀναισθησία) tandis que, chez Philon, elle est le juste milieu entre la parcimonie (φειδωλία) et l’insouciance (ῥᾳθυμία ; Deus 164). En outre, il faut noter l’insertion du trio impiété-superstition-piété qui ne doit cependant pas être considéré comme une innovation philonienne puisqu’on le retrouve également dans la doxographie de l’éthique péripatéticienne et dans le Des vertus et des vices du Pseudo-Aristote178. En définissant les vertus comme des médiétés, l’Alexandrin est bien conscient de l’affiliation philosophique de ses propos puisqu’il crédite « certains des adeptes de la philosophie douce et sociable » (Migr. 147). Philon fait donc ici écho à l’image d’Epinal qui faisait de la civilité (ἥμερος) et de la sociabilité (κοινωνικός) les traits distinctifs de la pensée des disciples d’Aristote. Pourtant, l’exégèse de la voie royale comme médiété entre deux vices ne fait pas de Philon, même ponctuellement, un adepte des passions modérées, contrairement à ce que soutiennent Winston ou Dillon179. Il faut en effet opérer une distinction entre la reprise du thème de la vertu vertu, tout en insistant sur le fait qu’il ne faut pas y voir une adhésion au péripatétisme. Pour Bréhier (Les idées philosophiques et religieuses, p. 260), l’adoption du péripatétisme permet à Philon d’accorder une certaine valeur à la vie politique et pratique, comprise comme « intermédiaire entre la vie du méchant et la vie du sage parfait ». Selon lui, la vertu du juste milieu désigne l’étape de la vie intérieure au sein de laquelle l’âme est encore soumise à l’attraction du vice. Il laisse ainsi entendre qu’il existe une subordination de l’aristotélisme au stoïcisme puisque, selon lui, la sagesse stoïcienne détermine l’état ultime, le degré où l’âme, pleinement libérée de ses entraves, s’achemine vers le monde intelligible pour s’associer au chœur divin des vertus (p. 296). Pour une analyse de « la voie royale » en termes de transculturalisme, voir Jastram, « Patterns on Hellenistic Judaism in Philo », p. 194-196. 177 Deus 163-165 ; Migr. 147. 178 Le doxographe présente la piété comme le moyen terme entre l’athéisme et la superstition (Stob. II, 7.23 = Sharples 15.A, 31-35) et le Des vertus et des vices la présente comme une partie (ou une accompagnatrice) de la vertu de la justice – l’impiété étant une des trois formes du vice qu’est l’injustice (1250b21 et 1251a30). Voir aussi Spec. IV, 147. 179 Voir supra, p. 330, n. 176.

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comme une médiété entre deux vices et la modération des passions – amalgame qui existe pourtant dans la recherche depuis Wolfson180. Pour Aristote, il ne fait nul doute que les vertus et les passions sont inextricablement liées, puisqu’il définit l’état vertueux comme une μεσότης dans les passions et actions. Selon ses propres termes, la vertu éthique est « intimement liée » aux passions ou encore « est unie aux passions181 ». En outre, comme on l’a vu, la médiété prônée par Aristote n’est pas une mesure modérée des passions, une moyenne arithmétique, mais un état décisionnel, qui entretient dans son rapport aux pathē et actions un rapport médian entre deux vices (Eth. Nic. II, 7, 1107a1-4). Or chez Philon, ce sont justement les passions qui sont les grandes absentes de l’exégèse de la voie royale. Certes, Philon reprend les définitions aristotéliciennes des vertus et des vices mais à aucun moment, il n’envisage les vertus comme un juste milieu conforme à la droite raison par rapport aux pathē. Au sein de son exégèse de la voie royale, il n’évoque pas plus les passions que leur modération. Philon détermine la vertu-médiété dans le rapport qu’elle entretient avec différentes sortes de biens. La voie royale symbolise le mépris et le rejet des « biens d’apparence et d’opinion » dont Edom est le roi (Deus 148-149). Ces faux biens comptent par exemple la santé physique, l’acuité des sens mais aussi le rang social ou les richesses182. On reconnaît ici la distinction classique entre les biens de l’âme (les vertus) et les biens corporels et extérieurs – une doctrine que Philon a parfaitement assimilée ainsi que l’illustre la caractérisation de la doctrine politique de Joseph : Il philosophe plus à propos de la politique qu’à propos de la vérité, et attribue la même valeur et attache ensemble les trois genres de biens (τὰ τρία γένη τῶν ἀγαθῶν) : les biens extérieurs, les biens corporels et les biens de l’âme, lesquels cependant diffèrent les uns des autres par toute leur nature. (Deter. 7)

Pour Philon, l’erreur de Joseph est de considérer les trois sortes de biens comme nécessaires et indissociables. Parce qu’il n’est pas encore capable de porter la science de son père, plus austère (αὐστηροτέραν ; Deter. 6), Joseph doit suivre l’enseignement de ceux qui savent que « le seul bien est la beauté, qui est le propre de l’âme en tant qu’âme » et qui reconnaissent dans les réalités extérieures et corporelles des « biens en pa Wolfson, Philo, vol. 2, p. 268-279. Eth. Nic. X, 8, 1178a15 et 1178a19. 182 Deus 146-151 et 167. 180 181

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roles ». La référence à une doctrine politique qui allie les trois sortes de bien évoque immanquablement un portrait péripatéticien de Joseph183 et la mention de l’austérité de la doctrine de son père, pour laquelle il n’est d’autre bien que la vertu, résonne comme une référence au stoïcisme184. En adoptant le thème des tria genera bonorum et malorum au sein de son exposé sur la vertu-médiété, Philon inscrit sans conteste son exégèse au sein du débat éthique capital à propos des biens et des maux qui oppose les Stoïciens à l’Ancienne Académie et aux Péripatéticiens185. Lorsque, au sein du développement sur la voie royale, il note que l’homme dissolu se réjouit de voir l’adepte de la vie austère chuter sur la pente du vice et est amené à « philosopher (φιλοσοφεῖν) sur ses vices personnels, comme s’ils étaient tout à fait nécessaires et utiles », il semble d’ailleurs cibler l’attaque à l’encontre du stoïcisme que formulent les promoteurs des tria genera bonorum (Deus 170). Si l’on suit cette démarche interprétative, on pourrait être conduit à envisager l’articulation de la médiété en rejet des biens extérieurs et corporels comme un infléchissement de la doctrine aristotélicienne dans la direction du stoïcisme. On a en effet vu que Cicéron et Sénèque liaient explicitement l’appréciation des ‘indifférents’ stoïciens en tant que biens et maux à la présence de passions186. Selon cette lecture, Philon aurait pu supposer que puisque la vertu-médiété se définit dans son rapport aux passions (dans la lignée d’Aristote) et que ces dernières sont issues d’un jugement évaluatif sur un bien ou un mal supposé (dans la lignée des Stoïciens), la vertu-médiété consiste à rejeter les indifférents (à savoir les biens d’apparence et d’opinion). L’interprétation de Bréhier va dans ce sens, puisque il maintient que ce texte illustre parfaitement la manière dont Philon dénature le péripatétisme en le colorant d’éléments stoïciens187. Pourtant, la présentation des Israélites comme un peuple de philosophes se détachant des faux biens ne fait pas de Philon un lecteur stoïcien de la vertu-médiété aristotélicienne188. Il existe en effet une diffé183 L’acceptation des trois sortes de biens est d’ailleurs explicitement associée à Aristote et aux Péripatéticiens en Quaest. Gen. III, 16. 184 Sur la fameuse austérité des philosophes stoïciens, voir par exemple, Diog. Laert. VII, 117 et 130 ; Stob. II, 7.11s. 185 Voir p. 110-136. 186 Voir surtout p. 110-116 et 246-249. 187 Selon Bréhier (Les idées philosophiques et religieuses, p. 260 et suiv.), cette altération résulte de l’influence d’Antiochus. 188 Deus 146-148.

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rence fondamentale entre l’exclusion des biens corporels et extérieurs de la catégorie des biens et leur exclusion de la vie de l’individu. Les Stoïciens refusent d’accorder le prédicat de ‘bien’ à la santé, à la richesse et aux autres avantages extérieurs et corporels mais ils ne les écartent pas pour autant de la vie du sage ou du philosophe. Il est important d’insister sur ce point, car le refus stoïcien d’inclure les biens corporels et extérieurs dans la définition du bien est parfois identifié, à tort, comme un appel à la privation des biens matériels et corporels. Or, ceci est bien évidemment faux. L’appartenance des biens extérieurs et corporels à la catégorie des ‘indifférents préférables’ signifie que, contrairement à la vertu, ils ne sont pas à choisir en toute circonstance. Néanmoins, cela n’implique en aucune manière qu’il faille les éviter ou s’en préserver. Autrement dit, les Stoïciens ne prônent pas l’exclusion des indifférents de la vie morale. Comme on l’a vu, ceux-ci sont objets de ‘sélection’ (ἐκλογή) aussi bien par les sages que par les non-sages. Aux yeux d’un philosophe stoïcien, accorder aux indifférents préférables, telles les richesses ou la santé, la valeur de ‘bien’, engendre la passion, mais de la même manière, que les évaluer comme des ‘maux’189. C’est là toute la différence avec Philon. L’exégèse de la voie royale ne concerne pas l’appréciation correcte des réalités indifférentes mais bien le combat féroce qu’il faut livrer contre les biens d’apparence et d’opinion, qu’incarnent les ennemis des Israélites. Les biens extérieurs et corporels sont ouvertement l’objet de haine, comme le montre la paraphrase de la promesse de longer la montagne faite par les Israélites au roi d’Edom (Nb 20, 19) : Nous qui avons l’habitude d’avoir commerce avec les puissances élevées et célestes et d’examiner chaque chose selon sa définition […], nous méprisons toutes les réalités extérieures et corporelles. En effet elles sont viles et d’une extrême bassesse. Pour toi, elles sont chères mais, pour nous, elles nous sont odieuses (ἐχθρά) et c’est la raison pour laquelle nous n’aurons rien à faire avec elles. (Deus 167)

Les biens d’apparence et d’opinion appartiennent au domaine terrestre (Deus 149). Il s’agit de réalités mortelles dépourvues d’existence véritable et ne pouvant être appréhendées que par l’instable opinion (Deus 171-172). Rejeter les biens apparents, c’est comprendre que « toute chose appartenant au domaine du devenir n’est rien » (Deus 179). Le Voir p. 32-35 et p. 50 et suiv. ; Sen. Vit. beat. XXI, 2-XXIII et Stob. II, 7.5b9 ; Brennan, « The Old Stoic Theory of Emotions », p. 61-62, n. 31. 189

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progrès vers la sagesse est ainsi déterminé par le rejet du corps, des réalités terrestres et mortelles et est envisagé comme l’extrême audace d’une âme olympienne et céleste qui a quitté la région qui entoure la terre, tirée vers le haut et vivant parmi les natures divines. En effet, remplie de contemplation des biens authentiques et incorruptibles, elle renonce tout naturellement aux [biens] éphémères et faux. (Deus 151)

Rien n’est plus éloigné du système corporéaliste stoïcien que de nier la réalité du domaine sensible. Philon dépeint une lutte entre deux domaines, entre deux entités : le terrestre et le céleste, le matériel et le psychique, le corps et l’âme, le mortel et l’immortel190. D’ailleurs, Edom, l’homme terrestre, en vient à embrasser au fur et à mesure de la progression du texte non seulement les biens d’apparence dont il est le roi mais également, par extension, les réalités corporelles, le corps et la chair. Il faut noter à ce titre que les longs développements sur le thème de la voie royale qui s’étendent sur plusieurs paragraphes du Quod Deus sit immutabilis ne sont pas motivés par la lecture des versets pertinents du chapitre des Nombres mais par l’anomalie grammaticale de Gn 6, 12 : Elle était corrompue, parce que toute chair avait corrompu son chemin sur terre (κατεφθαρμένη, ὅτι κατέφθειρε πᾶσα σὰρξ τὴν ὁδὸν αὐτοῦ ἐπὶ τῆς γῆς). Le fait que le pronom personnel masculin ‘son’ (αὐτοῦ) renvoie à un substantif féminin ‘chair’ (σὰρξ) indique, selon la méthode exégétique de l’Alexandrin, la présence d’un sens caché que le lecteur attentif doit dévoiler. Selon Philon, ce que la chair tente de détruire dans ce verset, ce n’est point elle-même mais bien le chemin vers l’éternel et l’incorruptible (Deus 143). Ainsi, tout « compagnon de la chair », c’est-à-dire tout plaisir de la chair, par haine de la science, s’efforce de faire obstacle à l’âme éprise de vertu et d’entraver son cheminement sur la voie de la sagesse. La voie royale, le juste milieu philonien, est donc, avant tout, le combat que livre l’âme éprise de vertus contre les biens extérieurs et contre le domaine de la chair. Ainsi, aucun élément ne vient étayer la thèse pourtant répandue d’une adoption de la modération des passions dans le sillage d’Aristote au sein Philon rejette également ces faux biens en Gig. 14 ; Mut. 174 ; Abr. 217-224 ; Fug. 151 ; Sacr. 115 ; Virt. 188 et Plant. 66. Il peut parfois sembler adopter un avis plus nuancé (Her. 285-286 ; Quaest. Gen. III, 16 et Ebr. 87), quoiqu’il demeure dans ces textes une certaine ambivalence. En Ebr. 87, Philon affirme que si le sage fait grand cas du corps et de la chair, c’est afin de ne pas être haï par ceux qui, en nombre, estiment comme « bonnes » les choses du corps. 190

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de l’exégèse de la voie royale. Malgré l’usage indéniable de la terminologie et de certaines définitions aristotéliciennes de la vertu, la vertu-médité de Philon est trop éloignée des élaborations aristotéliciennes que pour que l’on puisse y voir autre chose qu’un écho superficiel et lointain191. La comparaison avec les configurations péripatéticiennes tardives de l’éthique du Stagirite n’apporte pas de résultats plus concluants. L’exposé de la vertu-médiété de la doxographie sur l’éthique péripatéticienne, quoi qu’il soit basé sur une source hellénistique plus tardive, conserve en effet la fonction centrale des passions dans la définition de la vertu éthique et suit de bien plus près l’argumentation d’Aristote192. En outre, l’exégèse de la voie royale ne renvoie pas non plus à une inflexion stoïcisante de la vertu-médiété aristotélicienne puisqu’en faisant passer les indifférents au registre des maux, Philon déroge à l’ossature doctrinale de la théorie morale stoïcienne193. La vertu-médiété de Philon relève sans doute de sa culture philosophique générale et reflète sa connaissance des articulations majeures du vif débat contemporain à propos des biens et des maux. Elle se présente donc comme une déclinaison idiosyncratique d’un topos philosophique dont il connaît la coloration péripatéticienne mais qu’il désolidarise de la réflexion sur les passions. L’exégèse de la voie royale permet à Philon de réitérer le dualisme fondamental à consonance bien platonicienne entre le corps et l’esprit, le terrestre et le céleste et c’est sans doute pour cette raison qu’au fur et à mesure du texte, la voie royale devient la voie céleste194. Les passions sont-elles des aides ? Etant donné que la piste aristotélicienne s’est avérée infructueuse dans le cas de la voie royale, il faut à présent poser la question de l’existence d’une défense des passions articulée à la manière des Péripatéticiens chez Philon, à savoir d’une défense qui s’échafaude par la mise en exergue de l’utilité et de la naturalité des passions. De cette manière, on sera en mesure de répondre à la question d’un positionnement philonien au sein de la dispute éradication-modération. 191 Philon ne semble posséder qu’une connaissance très sommaire de la philosophie d’Aristote. Sharples (« Philo and Post-Aristotelian Peripatetics », surtout p.  71-73) a souligné la paucité des références à Aristote ou à ses doctrines, à l’exception notoire du Aeterniate mundi (voir Aet. 10, 12, 16 18). 192 Stob. II, 7.20-21 = Sharples 15.A, 28-35 et 42. 193 Voir également Leg. All. II, 16-18. 194 Deus 180.

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A cet égard, Legum allegorae II, 8 suscite un légitime intérêt puisque, à première vue, Philon semble soudainement défendre l’utilité des passions. S’interrogeant sur le sens du terme ‘aide’ du lemme biblique : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, créons-lui une aide (βοηθόν) semblable à lui (Gn 2,18), Philon évoque deux types distincts d’aide. La première forme d’aide est la sensation qui permet à l’hégémonique de percevoir les objets du monde extérieur ; la deuxième est quant à elle constituée par les passions, les « rejetons » de la sensation, qui forment avec cette dernière la partie irrationnelle de l’âme (Leg. All. II, 7)195. Tout comme la sensation est utile à l’appréhension des objets sensibles, les passions sont également dotées d’une certaine utilité. Ainsi, le plaisir et le désir sont des aides nécessaires à la préservation de la race humaine ; la peur et la tristesse contribuent à la vigilance et la passion de la colère est une arme défensive (Leg. All. II, 8). Aussi, dans ce passage, Philon semble-t-il prendre à son compte les arguments qu’avançaient les Péripatéticiens à l’encontre de l’éradication stoïcienne196. Afin de pouvoir jeter un éclairage sur cette déroutante défense des passions cardinales que présente ce passage, il faut tout d’abord s’arrêter sur la lecture qu’en propose Winston, et par son biais, éprouver l’hypothèse commune dans la recherche d’une dette philonienne envers Posidonius en matière de passions. Il existe en effet dans la littérature savante une tendance à systématiquement affilier à l’Apaméen les passages dans lesquels Philon semble opter pour la défense des passions. Cette démarche repose évidemment l’idée que Posidonius fut un réformateur de psychologie stoïcienne classique197. Le parti-pris méthodologique de cette étude, toutefois, consiste à ne pas figer la pensée de l’Apaméen dans l’une de ses possibles interprétations. Dès lors, afin d’éprouver la thèse d’une influence de Posidonius sur Philon, il faut vérifier si l’on trouve 195 Philon envisage ici que la partie irrationnelle de l’âme est formée par les passions et la sensation qu’il définit comme les parties et les produits d’une âme unique (Leg. All. II, 9). Le lien entre la passion et la sensation peut s’expliquer par l’influence du Timée, qui décrit l’union de la sensation et de la passion dans l’âme mortelle (Tim. 42a et 69d, cité supra, p. 303). Sur l’association entre les passions et la sensation voir également Abr. 147-150 et 236-239 et Reydams-Schils, « Philo of Alexandria on Stoic and Platonist Psycho-Physiology », p. 178. En outre, Philon adopte et adapte l’épistémologie stoïcienne lorsqu’il affirme que la connaissance débute par les sens, qui impriment sur l’intellect la représentation de l’objet extérieur (Cic. Luc. 19-22 et aussi Philon, Her. 53). 196 Runia (Philo of Alexandria and the Timaeus, p. 264-265) détecte l’influence de l’anthropologie platonicienne telle qu’elle est exposée dans le Timée (87e5). Ce passage entretient pourtant a priori plus d’affinités avec les arguments péripatéticiens que l’on a déjà étudiés et notre analyse p. 90-94 (Cic. Tusc. IV, 44-46, par exemple). 197 Voir p. 207-214.

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chez Philon un traitement des passions qui corresponde de manière suffisamment pertinente aux fragments de Posidonius. Ce sont donc, à chaque fois, les textes de l’Apaméen qui doivent servir de base à l’analyse comparée, et non la conviction que telle ou telle gestion des passions reflète sa pensée. Cette démarche a pour ambition d’éviter l’écueil qui consiste à enchevêtrer Philon au sein d’un réseau d’affiliations ténues et trop prestement supposées. Aussi Winston identifie-t-il dans la défense de l’utilité des passions de Legum allegoriae II, 8 non seulement un écho du point de vue péripatéticien mais également l’influence de Posidonius198. Afin d’étayer cette hypothèse, il renvoie à trois fragments de Posidonius transmis par l’entremise de Galien. Or, si l’on dégage les citations verbatim de leur contexte, lequel émane de la plume de Galien, on constate que Posidonius ne souscrit pas à la thèse de l’utilité des passions dans ces textes. Certes, le fragment 31 évoque l’idée d’une soumission de la partie irrationnelle de l’âme par la rationnelle mais il s’agit, comme le dit Galien « d’une sorte d’épitomé » de Platon rédigé par Posidonius199 et, par conséquent, renvoie à la manière dont Posidonius résumait Platon. En outre, ce texte n’attribue pas aux passions une quelconque utilité. Telle constatation d’ailleurs s’applique également aux deux autres fragments amenés par Winston : La cause des passions, c’est-à-dire, la cause du désordre et de la vie malheureuse, réside dans le fait que l’on ne suit pas à tous les égards le daimōn qui est en nous, lequel est apparenté et détient une nature semblable à celui qui administre le cosmos entier. Mais, s’étant à un certain moment détourné, on est emporté par [l’élément] inférieur et sauvage. Ceux qui ignorent ceci ne proposent pas de bonne explication aux passions dans ces sujets ni ne possèdent une opinion correcte sur le bonheur et la concorde. Ils ne voient pas que l’essentiel, dans le bonheur, est de ne pas être conduit par [l’élément] irrationnel, malheureux et athée de l’âme. (Kidd 187 = PHP V, 6.4-5). La découverte de la cause des passions enseigne les sources de la déviation (διαστροφῆς) à propos des objets dignes de poursuite ou de fuite (ἐν τοῖς ὀρεκτοῖς καὶ φευκτοῖς). (Kidd 161 = PHP V, 6.16)

198 Winston, « Philo of Alexandria on the Rational and Irrational Emotions », p. 212. Notons que ce texte ainsi que les exégèses sur la voie royale constituent les deux seuls exemples qu’il amène de la modération péripatéticienne chez Philon. 199 Kidd 31 = Gal. PHP V, 5.30-35.

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Alors que le fragment 187 soulève légitimement la question de la présence et de la fonction de la faculté psychique irrationnelle dans la psychologie posidonienne, il présente néanmoins les passions sous un jour extrêmement négatif : elles sont ciblées comme la cause du désordre (ἀνομολογίας) et de la vie malheureuse200. Quant au fragment 161, il associe explicitement les passions à la « déviation » (διαστροφή), c’est à dire au fourvoiement à propos des biens et des maux201. Si tant est que Philon ait lu Posidonius, il est difficilement envisageable qu’il fut amené à considérer les passions comme des aides à la lecture de ces textes. Aussi, force est d’admettre que l’hypothèse d’une dette posidonienne en Leg. All. II, 8 n’est pas corroborée par les textes. Au reste, nul n’est besoin de Posidonius pour comprendre l’origine de cette idée. Philon lui-même nous donne en effet une précieuse indication sur sa provenance. Outre qu’il introduit le thème des passions-aides en invoquant la nécessité d’une interprétation de Gn 2, 18 selon l’allégorie physique (φυσικῶς ; II, 5), il évoque également à cette occasion l’opinion des « meilleurs médecins et physiciens », qui stipulent l’antériorité de la formation du cœur sur les autres parties du corps (II, 6202). Derrière cette référence à la priorité du cœur, on reconnaît une prise de position en faveur de la localisation de l’hégémonique dans le cœur. Or, la question de la place de l’hégémonique était couramment traitée dans les doxographies physiques ainsi que dans les diverses allégories philosophiques (et donc à dimension physique) des mythes grecs203. C’est donc, aux dires mêmes de Philon, ces derniers textes qui constituent la source la plus probante des remarques sur la fonction positive des passions. Pour comprendre le revirement apparent de Philon en Leg. All. II, 8, il faut simplement regarder la suite du texte. Après avoir interprété le terme aide  de Gn 2, 18 comme symbolisant l’ensemble formé par la sensation et les passions, Philon ajoute qu’à ce moment précis de la création de l’homme, Dieu n’a créé que la sensation (Leg. All. II, 9). Il laisse donc tout d’abord entendre que les passions en tant qu’aides 200 Pour l’ancrage de ce passage dans le Timée de Platon, voir Gill, The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, p. 289-290. 201 Voir p. 50-58. 202 Voir aussi Leg. All. I, 39 et 59. 203 Voir Aetius, IV 5 (Ps-Plut. Plac. 4. 5, 899 A-B) ; Theodoret, Graec. Aff. Cur. 5. 22, Gal. PHP 3.1.10-15 ; Mansfeld, « Chrysippus and the ‘Placita’ » ; Weisser, « The Dispute on Homer : Exegetical Polemic in Galen’s Criticism of Chrysippus ». Pour ce débat dans les sources médicales, voir Van der Eijk, Medecine and Philosophy in Classical Antiquity, p. 119-135.

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ne sont pas effectivement créées204. Poursuivant sa lecture, il voit dans l’enchaînement des versets faisons lui une aide semblable à lui (Gn 2, 18) et il façonna les animaux (Gn 2,19), le signe que les animaux sauvages symbolisent les passions. Et Philon d’ajouter : « Tu vois, quelles sont nos aides : les bêtes sauvages, les passions de l’âme ! » (II, 9), laissant poindre toute l’ironie avec laquelle les passions furent qualifiées d’aides un peu plus tôt. Aussi, dit-il, ce n’est pas au sens propre (οὐ κυρίως) mais par un mauvais usage des termes (καταχρηστικῶς) que les animaux sont appelés des aides. Tout comme les flatteurs sont en fait des ennemis et que les alliés s’avèrent parfois être des traîtres, les passions ne sont pas, en fin de compte, les alliées de l’âme mais bien les ennemies (Leg.  All. II, 10). Elles s’apparentent aux bêtes féroces car, « étant sauvages et indomptables », elles dévastent l’intellect (II, 10205). La défense des passions doit par conséquent se lire comme une étape momentanée au sein d’une manœuvre plus large qui a pour objectif de mettre en relief la nocivité des passions. Si Philon adopte ponctuellement le thème de l’utilité des passions, ce n’est que pour mieux le contrer par la suite. Ce texte ne reflète pas la défense des passions pas plus qu’il ne constitue la preuve de l’adoption de la position péripatéticienne en faveur de l’utilité des passions. L’Alexandrin est bien au fait de la prégnance du motif qui associe les passions aux aides, qu’il connaît sans doute par l’entremise des allégories ou des doxographies physiques, et c’est pourquoi, après avoir rappelé l’existence de cette position, il enchaîne immédiatement sur la nocivité des passions et le péril auquel elles exposent l’intellect. Aussi, malgré les apparences, ce texte doit, au final, être inclus au dossier de la condamnation des passions. Les passions sont-elles naturelles ? Il reste à présent à examiner le second volet de l’argument péripatéticien en faveur des passions, à savoir leur aspect naturel. A cet égard, 204 Notons que Philon distingue le genre et la forme des passions (τὰ γένη τῶν παθῶν καὶ τὰς ἰδέας ; Leg. All. II, 12) créées avant la création de l’homme à laquelle Gn 1, 24 fait référence, de la création des formes [actuelles] (τὰ εἴδη) des passions, créées en Gn 2, 19. Voir également Le Boulluec, « La place des concepts philosophiques dans la réflexion de Philon sur le plaisir », p. 143-147. 205 Il faut donc rejeter la traduction de Mondésert (PAMP), qui traduit le participe ὄντα (ἀτίθασα καὶ ἀνήμερα ὄντα) par une proposition conditionnelle. Il faut plutôt y lire une proposition circonstancielle de cause.

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les choses sont plus complexes. Certains passages en effet, semblent à première vue, inviter à rallier Philon à la cause péripatéticienne. Par exemple, dans le De congressu eruditionis gratia, Philon décrit l’âge de l’enfance comme naturellement en proie aux passions : Au début de notre existence, notre âme a pour compagnons les seules passions, les chagrins, les souffrances, les craintes, les désirs, les plaisirs, qui lui arrivent à travers les sens. (Congr. 81)

Cette période de la vie, ajoute-t-il, se caractérise par l’incapacité qu’a la raison de distinguer le bien du mal. Vient ensuite l’adolescence, étape à laquelle l’être humain est désormais capable de choisir entre le vice et la vertu. La passion apparaît donc comme un phénomène non contraire à la nature humaine puisque, « en même temps que sa naissance, l’homme a reçu comme lot (ἔλαχεν) le fait d’habiter la passion égyptienne » (Congr. 84206). Sur ce point également, sans surprise, on a fait de Philon l’épigone de Posidonius207. Lévy rapproche en effet ce texte d’un passage dans lequel Galien, louant la désolidarisation de l’Apaméen de la doctrine de ses pères, brosse le portrait d’un Posidonius honteux de défendre la doctrine manifestement fausse des autres Stoïciens, lesquels atteignent un tel niveau d’amour de la dispute qu’ils vont jusqu’à stipuler que, puisque les passions proviennent de la puissance rationnelle, les animaux, dépourvus de raison, n’y ont guère part et admettent, pour la plupart d’entre eux, que les petits enfants en sont également dépourvus car, à l’évidence, ils ne sont pas encore rationnels. (PHP V, 1.10 = Kidd, fr. 159208)

Et voir Sacr. 15-16. Lévy, « Philon d’Alexandire et les passions », p.  32-33 ; et id. « Ethique de l’immanence, éthique de la transcendance », p.  153-164. Voir également Alexandre (PAPM), ad loc., n. 4. 208 Et aussi : « Chrysippe pense que [la partie] passionnée (τὸ παθητικόν) de l’âme ne diffère pas de la rationnelle et il soustrait les passions aux animaux irrationnels, lesquels sont pourtant évidemment régis par le désir et le θυμός, comme Posidonius l’expose également de manière plus détaillée à ce propos. Il dit en effet que tous les animaux qui se meuvent difficilement et qui, à la manière des plantes, s’assimilent à des pierres ou à d’autres choses du même genre, sont uniquement régis par le désidératif. L’ensemble des autres animaux irrationnels se servent des deux puissances : le désidératif et l’irascible. Seul l’homme utilise les trois. En effet, il possède en plus le principe rationnel » (PHP V, 6.38-39). 206 207

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Or, il faut souligner que cet extrait est une paraphrase de Galien qui, tout au long du De Placitis Hippocratis et Platonis, s’offusque du manque de bon sens dont témoigne le refus chrysippéen d’admettre que les animaux et les enfants possèdent des pathē209. Le thème des passions chez les enfants formait sans nul doute un sujet de contention entre le Portique et les partisans d’une psychologie partitive. Pour les Stoïciens, en tant que jugement évaluatif, la passion est une activité rationnelle dont sont nécessairement dépourvus les êtres animés non-rationnels, à savoir les animaux et les enfants210. Alors que pour les Stoïciens, l’absence de raison a pour corollaire l’absence de passions, pour les adhérents d’une psychologie partitive qui accorde aux passions de l’âme un locus naturel, la déficience de raison chez l’enfant implique, en général, la dominance des pathē. Philon était bien informé du débat concernant les facultés psychiques des animaux ainsi que le montre son Alexander (ou De animalibus) dans lequel il se met en scène dialoguant au sujet de la rationalité animale avec son jeune neveu Lysimaque, porte-parole de son oncle Alexandre. Alors que Lysimaque défend la rationalité et les vertus des animaux, Philon s’y oppose farouchement. Malheureusement ce traité n’aborde pas la question des passions chez les animaux. Toutefois, qu’elle que fut la position de Philon à cet égard, l’idée que les enfants sont sujets aux passions est trop communément partagée par les philosophes dans la lignée de Platon ou d’Aristote pour y voir le signe distinctif d’une influence de Posidonius211. En outre, en admettant la présence de passions depuis l’enfance, Philon n’est en fait aucunement tributaire de l’argument naturalis péripatéticien. Alors que chez les Péripatéticiens, les passions sont une donnée neutre de l’humain qu’il faut apprendre à canaliser et à modérer, les passions de l’enfance de Philon dénotent un état profondément déficient. Ce n’est en fait pas tant l’idée d’une naturalité des passions qu’exprime

Ceci émerge clairement de la fréquence avec laquelle il évoque ce point, comme par exemple en PHP V, 5. 1-8 ; V, 1.10 et V, 7. 4-82. 210 Sen. Ira I, 8.3 et I, 3.4-8 ; Ep. 113.6, 124.13-14 ; Cic. Tusc. IV, 31 ; Gal. PHP V, 1.10. Pour Philon, plus on avance en âge et plus les passions déclinent (Mut. 172). 211 C’est d’ailleurs en soulignant la présence du θυμός chez les enfants et les animaux, que Platon établit l’existence de cette troisième partie de l’âme en Rep. 441a-b. Dans les Lois (VII, 808d), il soutient que de tous les animaux, c’est l’enfant qui est le plus difficile à manier car la source de raison n’est pas encore entraînée. La raison engourdie comme dans un profond sommeil à l’âge de l’enfance que décrit Philon en Congr. 81 fait donc écho à ce passage des Lois ; voir aussi Platon, Leg. I, 645d-e ; Ar. Pol. 1260a13-14 ; 1334b21-7 et Eth. Nic. III, 1, 1111 a22-b3. 209

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Philon que celle d’une fatalité des passions. Les passions sont en effet un mal nécessaire, lié à notre condition incarnée : Il est nécessaire que, étant mortel, [l’être humain] soit oppressé par le peuple des passions et qu’il supporte les calamités (κῆρας) propres à celui qui est né. (Her. 272).

Ce texte doit se lire à la lumière de la répartition entre les âmes descendues dans les corps, à l’instar des âmes humaines, et celles qui sont restées des intellects purs évoluant dans les régions aériennes (telles les âmes des anges ou des astres ; Gig. 6). C’est la chute ou, plutôt, la descente de l’intellect dans le corps qui explique la nécessité des passions. Philon interprète en effet l’insufflation biblique de Gn 2, 7, comme celle de l’intellect pur dans le corps212. Parce qu’il est « descendu du haut du ciel »213, explique Philon, l’intellect fut attaché aux nécessités corporelles et aux passions. Cependant l’intellect qui veille à garder sa nature propre, qui tend vers la contemplation et supplie Dieu, a la possibilité de se délivrer de ce lot corporel et passionnel (Her. 274). Aussi, l’insufflation a-t-elle une polarité double : elle exprime la vision pessimiste d’une déficience intrinsèque de l’homme créé, dont est corollaire la fatalité des passions humaines, mais elle affirme en même temps qu’il est donné à l’homme de se corriger et de s’en défaire. L’idée de fatalité des passions se manifeste à de nombreuses reprises au sein des exégèses de Philon et est souvent exprimée par le terme ‘κῆρ’. Ainsi, l’arche de Noé symbolise le corps, « qui, par nécessité, contient les 212 Her. 184. Il s’agit de l’intellect particulier fait « selon l’image » de Dieu (selon Her. 230-233), à savoir celui qui vient en troisième lieu après Dieu et l’image de Dieu ; voir aussi Her. 64 et 184. En Leg. All. I, 31-40, par contre, Philon distingue explicitement l’intellect né de la terre et ami du corps de l’intellect fait « selon l’image » et considère le premier comme objet de l’insufflation, comprise ici comme l’animation par Dieu, par l’entremise du pneuma. Voir aussi Plant. 43-45 ; Opif. 134-135 et Deter. 83-84. 213 Voir aussi Quaest. Gen. IV, 74. Selon Runia (Philo of Alexandria and the Timaeus, p. 258-278), la descente dans le corps est une réminiscence de l’anthropologie platonicienne. On notera néanmoins que le Timée n’évoque pas de « descente » de l’intellect dans le corps, mais bien l’œuvre de dieux secondaires qui « entourèrent » le principe immortel de l’âme d’un corps, véhicule de l’âme (44e-44c et 69e-81e). On pourrait également y voir une réminiscence du mythe du Phèdre (246c) mais on notera que Platon y traite d’une âme déjà composée (248a) et non la descente du seul élément rationnel. Voir également Pseudo-Timée de Locres, qui décrit les âmes mortelles conduites par « déversement » (ἐπιρρύτως ἐνάγαγε) de la lune, du soleil, ou des autres [êtres] façonnées par la part du différent (45, 99e). Le texte n’est pas d’une grande limpidité mais il semble qu’il s’agisse d’âmes déjà mixtes (44, 99e).

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calamités (κῆρας) sauvages et féroces des vices et des passions » (Plant. 43214). L’association avec les passions est décrite comme un poids, un fardeau que porte l’humain depuis l’enfance. Depuis sa naissance, assure Philon, les compagnons de l’enfant sont « l’irréflexion, la débauche, l’injustice, la peur, la lâcheté et toutes les autres calamités apparentées (τὰς ἄλλας συγγενεῖς κῆρας) » (Sacr.15). Dans la vie humaine, le vice précède la vertu (Sacr. 14), car c’est en avançant en âge que « la maladie palpitante des passions se détend » et que « la vertu calme la secousse (σεισμόν) incessante et continuelle, le plus accablant des maux de l’âme215 » (Sacr. 16). Dieu peut alléger « ces maux innés (τὰ σύμφυτα κακὰ) de notre race » et accorder une libération aux âmes qui le supplient et qui, nourries du cycle de l’éducation et de désir de contemplation, s’attachent aux vertus (Her. 272). L’exégèse que donne Philon de l’épisode biblique de l’imposition des noms aux animaux par Adam constitue l’un des meilleurs témoins de cet aspect central de la conception philonienne de la passion. Alors que l’on pourrait penser à première vue que ce passage atteste une grille de lecture stoïcienne des passions, une analyse minutieuse montre que malgré les apparences, Philon souscrit à l’idée que les passions sont une donne inéluctable de la nature humaine. Gn 2,19, présente Dieu menant les animaux à Adam pour voir comment il les appellerait (ἰδεῖν τί καλέσει αὐτά). C’est sans doute pour éviter la présentation de Dieu ignorant du comportement de l’homme qu’il faut, aux yeux de Philon, suppléer au lemme biblique ‘διά’, afin d’y lire pour quelle raison il les appellera216. L’imposition des noms par Adam reflète donc une épreuve par laquelle Dieu vérifie de quelle manière l’intellect de l’homme créé, symbolisé par Adam, accueille les animaux sauvages, symboles des passions : Est-ce à cause seulement de la nécessité, parce que le mortel est nécessairement assujetti aux passions et aux vices, ou est-ce à cause du manque de mesure et de l’excès ? Est-ce en raison des besoins de l’homme né de la terre, ou parce qu’il les juge (διὰ τὸ κρίνειν) meilleurs et plus admirables ? Par exemple, il faut que l’être né ait du plaisir. Mais alors que le méchant en fera usage comme un bien parfait, l’homme vertueux l’utilisera seulement comme quelque chose de nécessaire. En effet, sans le plaisir, rien Suivant le texte de Cohn et Wendland. L’édition au PAPM (Pouilloux) présente ποθῶν à la place de παθῶν. 215 Le terme de secousse renvoie au Philèbe de Platon (33d-e) ; voir aussi Sobr. 26 ; Quaest. Gen. VI, 157 et Mos. II, 147. 216 Voir aussi Quaest. Gen. I, 21. 214

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ne vient à l’être au sein de la race mortelle. De même en ce qui concerne l’acquisition de biens matériels, le méchant juge que c’est un bien parfait, alors que le vertueux [le juge] uniquement comme nécessaire et utile. A juste titre, donc, Dieu veut observer de quelle manière l’intellect appelle et accueille chacune de ces choses, si c’est en tant que biens, si c’est en tant qu’indifférents (ἀδιάφορα) ou comme des maux mais par ailleurs nécessaires. (Leg. All. II, 16-17)

A première vue, grande est la tentation d’attribuer à Philon une grille de lecture stoïcienne des passions dans ce passage. En effet, la référence au ‘jugement’, aux biens, aux maux et aux indifférents teinte ce texte d’une coloration bien stoïcienne. On l’a vu, pour le Portique, attribuer à tort les prédicats moraux de bien ou de mal à un indifférent produit une passion. Philon présenterait donc ici l’intellect humain qui évalue le plaisir ou les biens extérieurs comme bons, mauvais ou indifférents. Auquel cas, le plaisir jugé par l’intellect ne renvoie pas, à l’évidence, à la passion du plaisir (à savoir l’opinion d’un bien présent) mais bien à la sensation du plaisir physique, que les Stoïciens attribuent également aux enfants et aux animaux et qu’ils considèrent comme un élément essentiel à la survie de l’espèce217. En d’autres termes, en jugeant le plaisir, on ne juge pas une passion mais bien un indifférent. Alors que le méchant accorde à de tels objets (le plaisir ou les biens matériels) la valeur de bien parfait, le vertueux les considère comme nécessaires et utiles. Cette lecture nécessite donc de supposer que quand Philon évoque l’évaluation vertueuse de tel ou tel objet comme « nécessaire et utile », il signifie en fait qu’ils sont jugés comme des indifférents. Le sage philonien serait alors semblable au sage stoïcien dans la mesure où il ne commettrait pas l’erreur de considérer les indifférents comme des biens. Toutefois, malgré l’attrait évident de cette lecture, il faut résister à la tentation d’attribuer à Philon une conception stoïcienne des passions dans ce passage. La difficulté majeure à laquelle se heurte telle lecture est que Philon clôt son propos en associant explicitement la prédication de ‘nécessaire’ à celle des ‘maux’ : « si c’est en tant que biens, si c’est en tant qu’indifférents ou comme des maux mais par ailleurs nécessaires ». Cette formule montre 217 Diog. Laert. VII, 86 et 102. Ce type de plaisir que Philon est prêt à considérer comme nécessaire à la procréation de l’espèce (Opif. 162-163), faisant sans doute écho au débat autour du plaisir comme impulsion première, qui dressait les Epicuriens contre les Stoïciens, dans le cadre de la théorie de l’οἰκείωσις. Lévy (« Continuity and Dissimilarities in Middle Platonism ») note l’affinité de la position de Philon avec celle des Epicuriens mais ne prend pas en compte la possibilité d’associer la position de Philon sur ce point aux Stoïciens ; voir aussi Sen. Ep. 116.3 et l’analyse proposée p. 240-242.

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bien que pour Philon, le jugement vertueux sur le plaisir et les biens matériels consiste à les considérer comme des maux, certes nécessaires, voire utiles, mais comme des maux néanmoins. En outre, la suite du texte (II, 18) montre clairement que Philon ne se réfère pas au plaisir-sensation, qui est un indifférent, mais bien au plaisir-passion, puisqu’il enchaîne immédiatement sur l’accueil du désir, de l’injustice et des autres vices. Ce texte illustre parfaitement la manière dont Philon utilise le vocabulaire stoïcien mais le détourne de son ancrage originel. L’épisode de l’imposition des noms est envisagé comme l’examen par lequel Dieu éprouve l’état vertueux ou vicieux de l’homme. Cet examen se fait en fonction du rapport qu’entretient l’agent envers ses passions et les biens matériels. Ainsi, il peut les recevoir comme un assujettissement lié à la condition humaine et mortelle ou, par démesure et excès, les considérer comme des biens estimables. Malgré l’usage de notions stoïciennes, l’idée qui se dégage de ce texte n’est pas conforme au stoïcisme. Alors que chez les Stoïciens, c’est le jugement qui constitue, ou qui cause la passion, le jugement est ici émis sur la passion elle-même. L’homme vertueux philonien accueille les passions comme un mal nécessaire, comme une fatalité liée à la nature humaine, fort de sa compréhension que, en tant que mortel, il est nécessairement assujetti aux passions et aux vices218. On est à présent en mesure de conclure cette enquête sur le thème de la modération des passions chez Philon. Quoiqu’en disent les commentateurs, force est de constater que Philon ne présente pas une défense de la modération des passions inspirée par la vertu-médiété d’Aristote, pas plus qu’il ne fait l’éloge de l’utilité ou de la naturalité des passions à la manière des Péripatéticiens plus tardifs. L’analyse de l’exégèse de la voie royale a montré que la μεσότης non seulement n’entretient aucun rapport avec les passions mais qu’elle est en outre orientée dans le sens d’un dualisme radical ayant pour conséquence le rejet du domaine sensible. Quant à la déconcertante défense des passions de Legum allegoriae II, 8, on l’a vu, elle est immédiatement retournée en condamnation sans appel des passions. Certes Philon est prêt à conférer aux passions une certaine naturalité mais celle-ci doit se lire comme le constat d’un mal nécessaire, comme une inhérente fatalité issue de la condition imparfaite des créatures mortelles. Philon ne souscrit donc pas à l’idée que les passions sont une donnée naturelle et neutre de l’humain, ayant un rôle à jouer dans la vie heureuse et vertueuse. En définitive, même les textes qui, à première vue, semblent se prêter à une interprétation plus positive du rôle des pas Voir aussi Spec. IV, 95.

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sions, les dépeignent comme un fardeau nécessaire inévitablement lié à l’intrinsèque défectuosité humaine. Sans pour autant attribuer à Philon un systématisme à toute épreuve, cette analyse a montré qu’il est possible d’extraire du corpus philonien un chapitre sur les passions. Ce chapitre possède une orientation générale et forme un ensemble relativement homogène au sein duquel l’appel à éradiquer les passions est le motif qui émerge avec le plus de constance et de fermeté. Surtout, cette étude a montré qu’il est temps d’abandonner l’hypothèse d’une conciliation philonienne entre le traitement aristotélicien et le traitement stoïcien des passions.

IV. La dispute à propos des passions : 4 Maccabées et les pseudopythagorica 4 Maccabée : le contrôle des passions par la raison En guise d’épilogue, la dernière partie de ce chapitre s’attèle à la question des passions dans deux corpora : 4 Maccabées et les pseudopythagorica. L’intégration de 4 Maccabées au sein de cette étude pourrait surprendre. Ce texte que l’on décrit parfois comme un « spécimen intéressant de rhétorique apologétique juive »219 n’est en effet jamais mentionné au sein des études de philosophie antique et son étude ressort, en règle générale, du domaine des spécialistes du judaïsme hellénistique ou de la martyrologie chrétienne. Toutefois, pour qui s’intéresse à la controverse entre éradication et modération des passions, sa prise en compte est non seulement légitime mais elle est également nécessaire. Certes, la légitimité de son étude est bien moins due à sa qualité argumentative qu’au phénomène même qu’il réfléchit : en tant que déclinaison particulière de la controverse au sujet des passions, 4 Maccabées atteste la popularité et la diffusion de ce débat bien au-delà des frontières des écoles de philosophie. Il montre que la tradition juive de langue grecque n’est pas un îlot isolé des discussions philosophiques environnantes mais qu’elle s’est naturellement formée et consolidée au sein d’un monde dont elle a intégré les formes de pensée, les catégories du discours, et qu’elle pourrait avoir influencé en retour220. Cette lecture philosophique des supplices qu’Antiochus IV Epiphane fit subir aux Juifs, suite à leur refus de renier leur foi et coutumes ancestrales, atteste la pertinence de la tradition juive Collins, Between Athens and Jerusalem, p. 206. Radice, « Le judaïsme alexandrin et la philosophie grecque ».

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de langue grecque au sein de l’histoire de la philosophie antique prise dans son sens large. De plus, ainsi que Wolfson le remarquait déjà221, ce texte offre un bon point de comparaison avec Philon. L’analyse comparée fait émerger les points de contact et de rupture entre ces deux expressions juives de la philosophie des passions. 4 Maccabées offre donc la possibilité de contextualiser Philon à l’intérieur du « pôle juif », et plus précisément, au sein de la tradition juive de langue grecque. Enfin, le choix d’inclure ce texte est également motivé par l’illustration qu’il fournit, exceptionnelle de par sa force, mais ordinaire de par sa démarche, de l’investissement d’un discours éthique d’une dimension qui le dépasse. 4 Maccabées présente effectivement un exemple topique de la dynamique à travers laquelle le discours éthique, et plus exactement le discours sur les passions, devient vecteur d’affirmation identitaire et participe à la légitimation d’un groupe ou d’une collectivité dans son aspiration à tracer les contours de son identité. En effet, sous la plume de l’auteur de ce texte, le discours éthique sert de clé de lecture à un fait historique marquant de l’histoire juive, la révolte des Maccabées, et permet de présenter les héros de cet épisode sous les traits de philosophes d’exception. 4 Maccabées exige donc de tracer un trait d’union entre deux domaines d’études souvent séparés. Alors qu’il ne fait aucun doute que du point de vue de l’argumentation philosophique ce texte ne présente qu’un intérêt limité, eu égard à l’histoire de la controverse à propos des passions et à la dynamique subtile entre discours identitaire et discours éthique, sa valeur est incontestable. Il convient tout d’abord de présenter succinctement ce texte, sans pour autant entrer au sein des nombreux débats qui ressortissent à la date, à l’auteur ou à la provenance de ce texte. L’hypothèse d’Alexandrie semble avoir été définitivement reléguée en faveur de l’Asie Mineure ou de la Syrie, et le consensus opte désormais pour une datation allant de la fin du premier siècle de  n.  è. au début du deuxième222. 4 Maccabées se présente d’emblée comme une démonstration ayant pour objectif de prouver la souveraineté de la raison sur les passions, comme l’indique 221 Wolfson, Philo, vol. 2, p. 270-271. La comparaison sur le traitement des passions chez Philon et dans 4 Maccabées a déjà été entreprise par Aune (« Mastery of the Passions : Philo, 4 Maccabees and Earliest Christianity ») et Von Gemünden (« La culture des passions à l’époque du Nouveau Testament », surtout p.  338-339) mais ces deux études présentent Philon comme le défenseur des passions modérées. 222 Sur ces questions, il suffit de renvoyer aux résumés de l’état de la question proposés par Van Henten, The Maccabean Matryrs, p. 73-81 et de deSilva, 4 Maccabees, p. xivxx ; voir également Collins, Between Athens and Jerusalem, p. 202-204 et Barclay, Jews in the Mediterranean Diaspora, p. 369-380.

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explicitement la première phrase du traité : « Je suis sur le point de démontrer (ἐπιδείκνυσθαι) un propos des plus philosophiques, à savoir, que la raison pieuse est le maître absolu des passions223 ». Le texte se découpe en deux parties : le cadre théorique, à savoir l’exposé de la thèse (1.13.18) et son illustration concrète par l’entremise du portrait du supplice d’Elazar, des sept frères et de la mère (3.19-17.6)224. Les exemples martyrologiques servent donc à étayer le bien-fondé de la thèse et permettent par la même occasion de déployer la démarche apologétique en présentant ces héros du peuple juif, de tout âge, de tout rang et sexe, comme de véritables philosophes, lesquels se caractérisent, selon un motif bien commun, comme des personnes dont les actes coïncident avec la pensée : Je pourrais vous prouver (ἐπιδεῖξαι) de bien des manières que la raison est le maître absolu des passions, mais je vais plutôt le démontrer (ἀποδείξαιμι) par le courage de ceux qui sont morts pour la vertu, à savoir Elazar, les sept frères et leur mère. (4 Macc. 1.7-8)

Elazar, préférant la torture à la consommation de porc, confirme (πιστοποεῖν) les paroles de la « sainte philosophie » (7.9). L’attitude exemplaire des sept fils prouve que la Loi inculque la véritable vertu et la mère contemplant, inébranlable, le supplice de ses enfants atteste la noblesse de sa foi qui enseigne la souveraineté de la raison sur les passions (17.2225). Du point de vue de la théorie des passions, la clé de voûte de l’ensemble du texte – et pratiquement l’unique argument – est la défense de la souveraineté absolue de la raison (ὁ λογισμός) sur les passions226. 223 Il faut noter la récurrence du vocabulaire de la démonstration et, par conséquent, l’association étroite avec le discours épidictique. Voir Klauck, « Hellenistische Rhetorik im Diasporajudentum » ; deSilva, 4 Maccabees, p. 21 ; Van Henten, The Maccabean Matryrs, p. 63-67 ainsi que Petersen « Philosophy and Religion and their Interactions in 4 Maccabees », p. 142-147. 224 Cette double structure, composée de l’exposé théorique suivi de la confirmation pratique, n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du De ira de Sénèque. 225 A cet égard, il est intéressant de noter qu’au sein de son exposé critique de la controverse à propos des passions, le penseur chrétien du troisième siècle, Lactance, parachève sa critique de la théorie des passions des Stoïciens et Péripatéticiens par ‘l’argument martyrologique’. Les martyrs chrétiens constituent selon lui l’exemple par excellence du fait que la crainte de Dieu supprime toute autre forme de crainte inutile (Div. Inst. VI, 17. 5-8). 226 L’affirmation de la souveraineté absolue de la raison sur les passions est le thème récurrent de l’ouvrage. La « pieuse » raison est décrite comme αὐτοδέσποτος, αὐτοκράτωρ, κύριος ou encore δεσπότης des passions.

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A  l’évidence, l’exposé théorique sur les passions manque cruellement d’élaboration. L’auteur opère toutefois une division entre les passions intellectuelles et les passions psychiques et corporelles (1.5-6 et 2.2423.1), ces dernières étant réparties en fonction du type de vertu qu’elles contrarient. Ainsi la gloutonnerie et le désir entravent la modération (σωφροσύνη), la méchanceté (κακοήθεια) fait obstacle à la vertu de la justice, et les passions de la colère (θυμός), de la peur et de la peine (πόνος) s’opposent au courage (1.2-4). Les passions revêtent une extension assez large : on trouve ainsi les passions classiques telles la colère, la peur, ou le désir sexuel mais aussi ce que les penseurs grecs ou latins envisagent généralement comme les dispositions issues des passions tels l’amour filial, l’avarice, ou encore l’arrogance227. Le contrôle de l’ensemble de ces passions par la raison relève de la vertu souveraine de la prudence (φρόνησις ; 1.1 et 1.19). L’auteur considère en outre le plaisir (ἡδονή) et la peine (πόνος) qui concernent aussi bien l’âme que le corps (1.20 et 28) comme les deux passions principales dont dérivent les autres passions228. Les trois épisodes des tortures d’Elazar, des sept fils et de leur mère illustrent la possibilité de maîtrise absolue des passions par la raison, la force de la maîtrise de soi (ἐγκράτεια), de l’endurance (ὑπομονή) et l’infaillibilité de la raison pieuse et tempérante (11.27). Mais, surtout, ils illustrent la perfection des enfants d’Israël, parangons de vertu et athlètes de la loi divine, prêts à se sacrifier pour « la paideia et la vertu divine »229. En honorant les lois de Dieu qui enseignent la maîtrise des passions, Elazar, les sept fils et leur mère n’ont succombé ni aux souffrances corporelles, ni à aucune passion, pas même à celles qui procèdent de l’amour fraternel ou parental230. Prise de position au sein de la controverse à propos des passions Alors que l’on a beaucoup écrit sur l’identité philosophique de 4 Maccabées, y décelant parfois du stoïcisme, parfois du platonisme ou encore une forme d’éclectisme231, l’aspect polémique de ce texte n’a pas, à 1.25-28, 2.9-15. Ainsi le désir (ἐπιθυμία) précède le plaisir alors que la joie (χαρά) lui est subséquente. La peur précède la peine (πόνος) et la tristesse (λύπη) la suit. La colère (θυμός) est quant à elle un mélange des deux (1.20-23). 229 9.18, 17.16, 10.10, 11.2 et 12.14. 230 14.1 et 15.4 ; voir Klauck, « Brotherly Love in Plutarch and in 4 Maccabees ». 231 Pour Pfeiffer (History of New Testament Times, p. 218-219), les martyrs manifestent une « apathie stoïcienne ». Voir aussi Nodet « Le 4e livre des Maccabées : d’une Judée oubliée à la philosophie pieuse ». Stowers (« 4 Maccabees », p. 922-924) et Rehe227 228

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mon sens, été suffisamment souligné. Certes, il faut noter que l’auteur ne mentionne aucun philosophe ni aucune tradition philosophique. Pourtant, 4 Maccabées témoigne non seulement de la familiarité de son auteur avec l’éradication des passions mais également de sa détermination à la contrer et la combattre. Ainsi, à ceux qui soutiendraient que le contrôle de la raison sur les passions engendre oubli et ignorance (2.24 et 1.5), il rétorque qu’il n’est pas possible de déraciner (ἐκκόψαι) les passions : Nul d’entre nous n’est capable de déraciner (ἐκκόψαι) le désir mais la raison, elle, permet de ne pas être l’esclave du désir. Nul d’entre nous ne peut déraciner la colère de l’âme mais la raison peut aider avec la colère. Nul d’entre nous ne peut déraciner la malice mais la raison peut contribuer à ne pas d’y soumettre. En effet la raison ne déracine pas les passions, elle s’y oppose (ἀνταγωνιστής). (3.1-3.4232)

L’extirpation des passions est présentée comme tout bonnement inconcevable. Aussi, l’auteur de 4 Maccabées ne se contente pas de défendre la thèse de la soumission des passions à l’autorité de la raison souveraine mais il profite également de son exposé pour contrer l’éradication. Car si la raison commande aux passions « ce n’est pas afin de les supprimer » mais bien afin « de ne pas y céder » (1.6). Il faut noter que la commande de la raison sur les passions n’est pas inscrite dans le cadre d’une psychologie partitive, au sein de laquelle la raison veillerait à la concorde harmonieuse des différentes composantes de l’âme. Toutefois, il ressort de ce texte une distinction entre la raison, l’âme et le corps ainsi qu’un contrôle des passions envisagé comme le pouvoir d’un principe, le rationnel, de museler des phénomènes dont l’origine ne lui est pas directement imputable, à savoir, ce qui est désigné comme les passions qui touchent au corps et à l’âme233. nan (« The Greek Philosophic Background of Fourth Maccabees ») notent quant à eux une proximité avec le stoïcisme de Posidonius. Pour Hadas (The Third and Fourth Books of Maccabees, p. 117), l’auteur est incontestablement platonicien. Petersen (« Philosophy and Religion and their Interactions in 4 Maccabees, p. 148) le situe dans le milieu intellectuel de la philosophie populaire gréco-romaine, ou dans une koiné philosophique à tendance majoritairement platonicienne mais imprégnée de stoïcisme. Selon deSilva (4 Maccabees, p. 77), c’est dans le sillage de Posidonius, des Péripatéticiens et de Plutarque qu’il faut situer ce texte. 232 L’intention polémique de ce passage a été néanmoins remarquée par Renehan (« The Greek Philosophic Background of Fourth Maccabees », p.  232-238) et Aune (« Mastery of the Passions : Philo, 4 Maccabees and Earliest Christianity », p. 136). 233 C’est du moins ce que l’on comprend de l’affirmation répétée que la raison ne peut dominer ses propres passions (1.5-6 et 24).

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Malgré l’absence d’argumentation élaborée, il faut noter l’écho certes, un peu lointain, des arguments et des métaphores péripatéticiennes. Comme pour les Peripatetici de Sénèque ou de Cicéron, pour l’auteur de 4 Maccabées, les passions constituent une donnée naturelle de l’être humain qui ne peut être abolie : « quand Dieu a créé l’homme, il a planté (περιεφύτευσεν) en lui les passions (τὰ πάθη) et les moeurs ». En même temps, poursuit-il, Dieu intronisa « l’intellect sacré » afin qu’il les gouverne (2.21). Il faut également noter l’emploi de la célèbre métaphore agricole illustrant la modération. A l’opposé des métaphores d’extirpation par la racine, l’auteur présente la « raison-jardinière » (1.29), taillant, émondant ou élaguant les plantes que représentent la peine et le plaisir, les deux passions principales d’où proviennent les autres passions : désir, joie, ou peur ainsi que les mauvaises dispositions psychiques, telles la gourmandise ou l’avarice (1.20-30)234. Les échos et traces de la controverse à propos des passions aident à cerner un peu mieux l’identité de l’auteur. Quand bien même ce dernier n’est pas un philosophe de profession, il opère néanmoins un choix explicite au sein de plusieurs discours sur les passions. De par la nature des arguments et des métaphores, ce texte n’est pas sans rappeler les attestations populaires ou rhétoriques du débat entre éradication et modération des passions telles qu’elles se manifestent, par exemple, dans les Nuits attiques d’Aulu-Gelle ou dans la Vie et poésie d’Homère235. Dans ce contexte, il faut également rappeler la popularité des discours consolatoires, dont on trouve des traces dans ce texte, et dont l’étroitesse des liens avec la controverse à propos des passions a déjà été soulignée dans cette étude236. Au-delà de l’étiquetage philosophique basé sur la présence de tel ou tel argument qui, au vu du caractère rhétorique du traité, s’avère problématique, la présence de la dispute à propos des passions nous renseigne sur l’orientation philosophique de l’auteur. Ensuite, cette brève analyse permet de mesurer le fossé, rarement souligné, qui sépare la perception des passions de l’auteur de 4 Maccabées de celle de Philon. Alors que de nombreux commentateurs tracent un lien de continuité entre Philon et 4 Maccabées sur la base de l’appel à la modération qu’ils identifient chez l’Alexandrin237, mon analyse 234 Notons qu’on y retrouve également les métaphores classiques de la mer des passions et de la raison-pilote (7.1 et 15.32). 235 Voir N.A. XIX, 12 et Vit. Hom. 135. 236 Voir surtout 16.16-17.1. Van Henten (« A Jewish Epitaph in a Literary Text ») a déjà noté la proximité entre 4 Macc. 17.8-10 et l’epitaphios logos. 237 Voir p. 348, n. 221.

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a montré la farouche réticence de Philon à l’égard des passions. Philon ne prône ni la culture des passions, ni les passions modérées, et s’il semble parfois prêt à les tolérer, c’est en tant que mal nécessaire et non en vertu d’une reconnaissance de leur rôle légitime au sein de l’épanouissement de l’existence humaine. Certes, aucun des deux auteurs ne prend la défense d’une vie passionnée. Toutefois, entre la détermination philonienne de la passion comme une fatalité liée à l’incarnation, au corps et à la chair, laquelle par surcroît associe la passion au vice et à la partie inférieure de l’âme d’une part et, d’autre part, l’appel sommaire de l’auteur de 4 Maccabées à garder les passions sous le contrôle de la raison, la distance est grande, sinon infranchissable. L’éradication des passions de Philon, comme, au reste, tout appel à l’extirpation des passions, ne constitue pas un degré un peu plus poussé du contrôle des passions, mais bien une condamnation de la passion en tant que telle. Le supplice des philosophes chez Philon : une lecture dualiste En guise de conclusion, la comparaison entre la description du martyre des Maccabées et celui des philosophes grecs que décrit Philon dans son Quod probus omnis liber sit permet d’éclairer les conceptions radicalement différentes des passions exprimées par ces deux auteurs juifs de langue grecque. Certes, les tortures subies par Zénon d’Elée et Anaxarque d’Abdère (Prob. 106-113) ne remplissent pas la même fonction que celle jouée par le supplice des héros juifs dans le texte de 4 Maccabées. Chez Philon, le supplice des philosophes étaye la thèse principale de l’ouvrage, à savoir celle du paradoxe stoïcien de la véritable liberté du sage. Philon évoque deux anecdotes : l’une présente Zénon jetant à son tortionnaire la langue qu’il s’était préalablement coupé, et l’autre rappelle la sentence cinglante qu’Anaxarque décocha à son bourreau :  broie la peau d’Anaxarque, car Anaxarque, tu ne pourrais le broyer. Ces anecdotes, également rapportées par Plutarque, Diogène Laërce et Cicéron238, s’inscrivent originellement dans le cadre du débat sur le bonheur infaillible du sage stoïcien – débat que l’on a étudié de manière plus approfondie au chapitre sur Cicéron. Pour les Stoïciens, la vertu du sage n’est soumise à aucun aléa de la fortune et c’est pourquoi, le sage demeure vertueux et donc heureux même sous la torture. Ces anecdotes ont sans doute été originellement façonnées, ou du moins utilisées, afin de répondre aux détracteurs de la thèse stoïcienne de la suffisance de la vertu pour le bonheur. En dépit de leur Voir infra, p. 354, n. 240.

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apparence anodine, elles font donc écho au débat fondamental à propos de la question de la suffisance de la vertu pour le bonheur. Quoique ce traité soit imprégnée de stoïcisme239, il est tout à fait significatif que Philon détourne les exemples de Zénon et d’Anaxarque de leur ancrage original, relatif à la question de la suffisance de la vertu pour le bonheur, pour les mettre au service de la thèse d’une dualité radicale entre le corps et l’esprit – dualité qu’il exprime, au demeurant, en termes de détachement total des passions. Philon ne décrit la bravoure des deux philosophes ni en termes d’indifférence face aux choses indifférentes, ni comme un mépris des faux maux que sont les douleurs physiques, pas plus que comme le contrôle de la raison sur les passions. D’une manière radicalement étrangère au stoïcisme, il présente l’absence de passions de ces hommes d’exception comme l’élévation de l’âme à un niveau supérieur, comme une l’aliénation et fuite hors du corps : Ils portaient leur corps comme s’il était étranger ou comme s’il appartenait à des ennemis, et ils méprisaient ces atrocités avec grand dédain. En effet, par amour de la connaissance, ils avaient accoutumé leur âme depuis le début à déserter l’association avec les passions et à s’attacher plutôt à l’éducation et à la sagesse. Ils la firent émigrer du corps et l’apparentèrent à la prudence, du courage et de toutes les autres vertus. (Prob. 107)

Ainsi, l’attitude exemplaire des sages sous la torture, que l’auteur de 4 Maccabées n’aurait pas hésité à attribuer à la souveraineté de la raison sur les passions, s’envisage chez Philon comme le signe d’une âme tronquée de toute passion et est articulée en termes de séparation de l’âme du corps. Comme l’a très justement remarqué Petit, de toutes les attestations de ces scènes de torture, Philon est le seul à présenter une lecture à ce point dualiste240. Alors que les martyrs maccabéens exhibent la maî Voir Niehoff, Philo of Alexandria, an Intellectual Biography, p. 81-82. Petit (Philon, Quod omnis probus liber sit, p. 93). Ainsi chez Cicéron, l’exemplarité de Zénon et d’Anaxarque illustre la souveraineté et le commandement la raison sur la partie inférieure de l’âme (Tusc. II, 51). Pour Valère Maxime, le récit sur Zénon atteste l’adéquation entre ses enseignements et ses actes (Factorum dictorumque memorabilium libri, III, ext. 2). Chez Plutarque, le silence de Zénon sous la torture relève de la maîtrise de soi (De garr. 8) mais sert également à souligner l’absurdité de la théorie de Chrysippe qui, selon ses dires, tenait soit la négligence du sort soit l’œuvre de démons inférieurs pour cause des malheurs qui s’abattent sur les gens de bien (De Stoic. rep. 37, 1051C-D). Diogène Laërce quant à lui, voit dans la bravoure de Zénon le témoignage de sa valeur et de son mépris des puissants (IX, 26-29) et dans l’histoire d’Anaxarque, l’illustration parfaite du caractère d’un homme qui fait preuve d’apatheia (ἀπάθεια) et de bon carac239 240

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trise la plus parfaite de leurs passions, les « martyrs » grecs de Philon, libres et vertueux, se départissent des passions, du domaine corporel et émigrent ainsi vers les régions élevées de la vertu. On peut donc conclure que Philon et l’auteur de 4 Maccabées présentent des vues radicalement différentes sur les passions : le premier est le farouche promoteur d’une éradication non-stoïcienne ancrée sur un dualisme radical alors que le second, tout en défendant sans grande élaboration théorique le contrôle de la raison sur les passions, s’attaque à une déclinaison populaire de la position en faveur de l’éradication. Les passions dans la tradition pseudopythagoricienne A l’instar de 4 Maccabées, les auteurs pseudopythagoriciens défendent la maîtrise de la raison sur les passions, avec une différence majeure toutefois : elle s’inscrit dans le cadre d’une psychologie composite de l’âme (bi- ou tripartite). Avant d’exposer les articulations majeures du thème de la modération des passions qui émerge de ces textes, il faut signaler au préalable que ce chapitre n’a pas pour objectif d’offrir une présentation exhaustive des écrits pseudopythagoriciens ou de la théorie de l’âme et des passions qui s’y reflète. Chaque texte mériterait un examen précis qui permettrait de souligner les particularités de l’exposé ainsi que la place octroyée aux passions au sein de l’économie du texte ou du fragment. Telle étude détaillée dépasse le cadre de cette analyse qui a pour intention principale de mettre en exergue certains éléments clés, partagés par l’ensemble des auteurs pseudopythagoriciens ou plus spécifiques à l’un d’entre eux, et qui offrent une propice opportunité de comparaison avec le matériel philonien. La pertinence du corpus pseudopythagoricien pour l’étude de Philon et de la philosophie platonicienne a déjà été mise en lumière, notamment pas les travaux de Zeller et Centrone241. Les pseudopythagorica représentent un volet important de l’histoire du platonisme et fournissent un éclairage précieux sur une période relativement mal connue de son histoire. Alors que les auteurs pseudopythagoriciens se réclament de Pythagore, dans une volonté affichée de le présenter comme la source des doctrines de Platon, c’est surtout l’influence de ce dernier qui est notoire dans leurs écrits, et ce, d’une manière bien différente de tère (εὐκολία ; IX, 58-60). Par la suite, ces vignettes seront lues comme une forme de proto-martyre, comme par exemple chez Clément d’Alexandrie qui embrassera également l’idée d’une séparation de l’âme du corps (Strom. IV, 8, 56-58). 241 Zeller, Die Philosophie der Griechen, vol. 3/2, p. 99 ; Centrone, Pseudopythagorica ethica, surtout p. 30-34 et id. « The Pseudo-Pythagorean Writings ».

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la Nouvelle Académie ou d’Antiochus d’Ascalon. Probablement sur toile de fond alexandrine, les traités pseudopythagoriciens présentent un moment important du platonisme, marqué par l’intégration d’éléments aristotéliciens, péripatéticiens et stoïciens. Ils offrent non seulement un éclairage important sur l’environnement philosophique de Philon mais certains textes portent en outre le témoignage explicite de la controverse à propos des passions. A  ce titre, il importe de les prendre en compte dans cette étude. Dans le cadre de cette analyse, on se limitera à un choix restreint de textes qui présentent les développements les plus détaillés et les plus pertinents sur les passions, à savoir De l’éducation éthique (De educ.) et le De la loi ou de la justice (De leg.) d’Archytas ; le Sur la vertu de Théagès et le traité homonyme de Métope (De virt.)242. Ce que les érudits nomment communément pseudopythagorica est un corpus relativement homogène, rédigé dans un dialecte dorien artificiel, composé de traités attribués à Pythagore ou à ses anciens disciples, dont on doit à Stobée la conservation de nombreux fragments243. De multiples hypothèses ont été émises relativement à la date, au lieu et au contexte philosophique dans lesquels s’inscrit cette littérature. De l’Italie du troisième siècle av. n. è. à Alexandrie du premier siècle de n. è., les hypothèses ont évolué en même temps que se sont modifiés les critères identifiés comme paradigmatiques d’une époque ou d’une pensée. Alors que certains chercheurs comme Burkert ou Moraux se fondent principalement sur des critères d’ordres doctrinaux244, d’autres (et principalement Thesleff ) se basent sur les critères plus formels, telles les caractéristiques linguistiques, littéraires ou historiques. Thesleff situe l’émergence de ces traités en Italie méridionale du troisième siècle av. n. è.245. Néanmoins, à ce jour, la plupart des érudits s’accordent sur 242 Les références suivent l’édition de Thesleff, The Pythagorean Texts of the Hellenistic Period. 243 Pour une liste des traités pseudopythagoriciens et de leurs auteurs voir Thesleff, An Introduction, p. 7-24. Pour une synthèse très utile sur la littérature pseudopythagoricienne voir Macris, « Jamblique et la littérature pseudo-pythagoricienne », surtout p. 79-85 ainsi que id. « Pythagore de Samos [Compléments] », p. 1129-1137. Sur le dialecte dorien des pseudopythagorica voir Thesleff, An Introduction, p. 77-96 et id. « On the Problem of the Doric Pseudo-Pythagorica », p.  60-68 ; voir également Centrone, Pseudopythagorica ethica, p. 45-58. 244 Burket, « Zur geistesgeschichtlichen Einordnung einiger Pseudopythagorica » et id. « Hellenistiche Pseudopythagorica » ; Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. 2, p. 603-683. 245 Voir Thesleff, An Introduction, p. 45 et suiv. et id. « On the Problem of the Doric Pseudo-Pythagorica », p. 59-87.

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une datation allant du premier siècle avant n. è. au premier siècle après n.  è.246. Dans son édition de cinq traités éthiques pseudopythagoriciens, Centrone note non seulement la grande dépendance à l’égard de la doctrine et de la terminologie d’Aristote, laquelle, selon lui, indique une rédaction postérieure à la « redécouverte » des travaux ésotériques d’Aristote, ainsi que de fortes ressemblances avec certains points de doctrine de Philon. C’est pourquoi, il situe les pseudopytahgorica ethica dans le milieu alexandrin du premier siècle av. n. è.247. Identifiant des similitudes avec la discussion sur le telos des actions humaines chez Carnéade, établie en terminus post quem, ainsi qu’avec la doctrine d’Arius Didyme et d’Antiochus, Burkert opte quant à lui pour une datation à la période augustéenne et les situe dans un environnement romain248. Il n’est pas question de trancher ici en faveur de l’une de ces hypothèses. On note cependant que la datation fondée sur les critères doctrinaux repose pour beaucoup sur la conception que l’on se fait de l’histoire du platonisme et de l’évolution des doctrines issues des autres traditions avec lesquelles ces textes interagissent. Elle repose également sur l’affiliation alléguée entre une certaine terminologie et une école philosophique. Ainsi, à titre d’exemple, si l’on considère que les termes d’apatheia et de metriopatheia représentaient respectivement, depuis l’époque de Crantor, les degrés éthiques stoïcien et aristotélicien, on penche naturellement vers une datation ancienne, comme le fait par exemple Thesleff249. Au contraire, si l’on tend à dater la controverse exprimée en ces termes à une époque plus tardive, comme c’est le cas dans cette étude, l’occurrence du couple apatheia-metriopatheia dans les traités pseudopythagoriciens cadre avec une datation aux alentours du premier siècle de n. è.

246 Voir par exemple, Zhmud, « What is Pythagorean in the Pseudo-Pythagorean Literature ? ». 247 Centrone, Pseudopythagorica ethica, p.  30-34 et 41-44. Alexandrie avait déjà été proposée par Gruppe (Uber die Fragmente des Archytas und der älteren Pythagoreer, p. 123 et suiv.), qui voyait dans la plupart des traités pseudopythagoriciens des écrits juifs alexandrins datant de la première moitié du premier siècle de notre ère. Zeller (Die Philosophie der Griechen, vol. 3/2, surtout p. 107-108) situe également ces traités à Alexandrie, dans le cadre de la renaissance du platonisme du premier siècle av. n. è. 248 Burkert, « Zur geistesgeschichtlichen Einordnung einiger Pseudopythagorica », surtout p. 30-35 ; bien qu’il fasse remonter certains traités au troisième siècle av. n. è. ; id. « Hellenistiche Pseudopythagorica », p. 16-43 et 226-246. 249 Thesleff, An Introduction, p. 57. Voir aussi Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. 2, p. 662-663.

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La psychologie partitive (bi- ou tripartite) constitue l’armature théorique de la réflexion sur les passions humaines250. Pour Métope, chaque partie de l’âme possède une activité distincte : le jugement, la contemplation et la pensée relèvent de la partie rationnelle alors que l’impulsion correspond à la partie irrationnelle. Par la partie rationnelle (λογιστικόν), nous jugeons et par la partie irrationnelle, nous avons une impulsion (ὁρμῶμες) et nous tendons (ὀρεγόμεθα) vers [les objets]. (De virt. 118.2-3)

Forts de cette psychologie partitive, les auteurs pseudopythagoriciens déterminent la vertu comme l’accord (ὁμολογία) ou la collaboration harmonieuse entre les différentes parties de l’âme251. Ainsi, par exemple, Théagès détermine l’harmonie psychique comme la gouvernance de la partie rationnelle de l’âme sur les parties irrationnelles : Lorsque le logismos règne sur les parties irrationnelles de l’âme, alors naît l’endurance (καρτερία) et le contrôle de soi (ἐγκράτεια). (De virt. 190.13)

Dans la même veine, Métope définit l’endurance et la maîtrise de soi comme la victoire de la partie rationnelle sur l’irrationnelle (De virt. 117.17). En revanche, les vices, comme la mollesse ou le manque de contrôle, sont envisagés comme la domination de la partie rationnelle de l’âme par les parties inférieures (Theag. De virt. 193.1-2). De manière générale, le plaisir et la tristesse sont considérés comme les passions primordiales252. Pour Métope, le plaisir est une passion volontaire (ἑκούσιον) alors que la peine est involontaire (ἀκούσιον ; De virt. 119.10253). On trouve en outre, chez Archytas, l’expression d’impulsion irrationnelle qui s’applique aussi bien au corps qu’à l’âme254. La question de l’attitude à adopter face aux passions occupe une place primordiale au sein de la réflexion éthique. Pour Métope, « les Voir Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol.  2, p.  656-657 et Centrone, « The pseudo-Pythagorean Writings », p. 329-333. 251 Voir aussi Archyt. De leg. 33.14-18 ; Metop. De virt. 119.11-12 ; Theag. De virt. 190.11-12, 19-22 et 190.251-191.4 et 193.14-15. 252 Theag. De virt. 192.7-8 ; Metop. de virt. 117.120-122 ; voir aussi Platon, Leg. 636d ; Ar. Eth. Nic. II, 3, 1104b4-1104b18 ou encore Aspasius, In Eth. Nic. 43.15. 253 Voir aussi Theag. de virt. 193.6. 254 De educ. virt. 43.14 : « καὶ ἀλόγως ὁρμὰς ἢ σώματος ἢ ψυχᾶς ἀντέχοντες ». On trouve également le terme eupatheia dans son acception courante de bonne santé corporelle. 250

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passions sont la matière de la vertu » (de virt. 119.8) et, selon Théagès, la vertu éthique « concerne les passions255 ». Dans cette perspective ouvertement aristotélicienne, il n’est, à l’évidence, pas question d’extirper les passions : Puisque la vertu éthique concerne les passions et que le plaisir (ἁδονά) et la tristesse (λύπα) sont les passions principales, il est évident qu’elle ne consiste pas dans l’extirpation (τῷ ὑπεξελέσθαι) des passions de l’âme, du plaisir ou de la tristesse, mais bien dans leur harmonie (ἐν τῷ ταῦτα συναρμόξασθαι). (Theag. de virt. 192, 5-8)

Alors que l’attitude préconisée face aux passions est celle de l’harmonie, le texte ne précise pas quelle en est la teneur précise. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’auteur rejette explicitement l’idée d’une extirpation des passions, qu’il exprime à l’aide du verbe ὑπεξαίρεσθαι et qui pourrait donc constituer une critique à peine voilée à l’encontre des Stoïciens. Curieusement pourtant, dans la suite immédiate du texte, Théagès prône soudain l’extirpation des passions qu’il vient d’invalider. Il affirme en effet que tout comme la santé ne s’obtient pas par l’éradication du froid, du chaud, du sec et de l’humide mais par leur mélange bien proportionné, et que tout comme ce n’est ni l’extirpation du grave, ni celle de l’aigu qui crée l’harmonie musicale mais leur juste mélange, de même, une fois que le θυμός et l’ἐπιθυμία ont été harmonisés (συναρμοσμένων), les vices et les passions sont extirpés (ὑπεξαίρεσθαι) et apparaissent alors les vertus et les [bonnes] mœurs (ταὶ δ’ ἀρεταὶ καὶ τὰ ἤθεα). (de virt. 192.16-18)

En d’autres termes, l’harmonisation des deux parties irrationnelles de l’âme constitue la condition de la suppression des vices et passions. Cette contradiction s’estompe, sans être toutefois parfaitement élucidée, si l’on souligne la distinction entre d’une part l’extirpation des passions, impensable dans le contexte de la vertu éthique aristotélicienne et, d’autre part, la disparition des « vices et des passions » qui, elle, résulte de la coopération harmonieuse des parties de l’âme sous l’égide de la raison256. Autrement dit, lorsque l’on évoque la vertu éthique dans la De virt. 192.5 : « ἁ τῶ ἤθεος ἀρετὰ περὶ πάθεα » ; voir aussi Plut. De virt. mor.

255

440D.

Je suis reconnaissante envers Gretchen Reydams-Schils pour m’avoir aidé à clarifier ce point. 256

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perspective aristotélicienne, il est certainement absurde de la priver de sa matière, à savoir des passions. Par contre, quand on aborde la tranquillité qui résulte de la coopération harmonieuse des parties de l’âme, la qualification en termes d’absence de troubles et de passions, semble alors plus appropriée. Cette lecture est du reste confirmée par un fragment du traité de De la loi et de la justice d’Archytas : La raison commande l’âme et la [composante] irrationnelle est commandée ; et les deux règnent sur les passions. La vertu naît de leur coopération, qui détourne l’âme du plaisir et de la tristesse vers la tranquillité (ἐς ἀρεμίαν) et l’apatheia (καὶ ἀπάθειαν). (De leg. 33.14-18)

L’apatheia ne correspond pas, comme chez Philon, au détachement du θυμός et à la purification radicale de l’ἐπιθυμία mais bien à l’état psychique qui découle du contrôle de la raison sur les parties irrationnelles de l’âme. Elle s’associe en outre, à la tranquillité (ἀρεμία/ἠρεμία), comme c’est d’ailleurs le cas, on l’a vu, dans les deux Ethiques d’Aristote257. Ce sens du terme apatheia apparaît par ailleurs chez le Pseudo-Timée de Locres : La musique et la philosophie, son chef, qui ont été établies pour le redressement de l’âme par les dieux et les lois, habituent, persuadent et même contraignent l’irrationnel à obéir au rationnel, c’est-à-dire la partie irascible (θυμόν) de [l’âme] irrationnelle à être douce (πρᾶον) et la désidérative (ἐπιθυμίαν) à être tranquille (ἐν ἀρεμήσει), afin qu’elles ne se meuvent pas en dehors de la raison ou ne restent immobiles quand l’intellect les appelle soit à l’action soit à la détente. Ceci est la définition de la tempérance (σωφροσύνας), à savoir, l’apatheia (ἀπάθεια) et la maîtrise de soi (καρτερία). (82, 104 b258)

Aussi les textes pseudopythagoriciens font-ils émerger deux emplois distincts de l’apatheia. L’un est synonyme de la tranquillité de l’âme qui procède de la disposition harmonieuse de ses parties et l’autre est une absence de passions condamnable dans le cadre aristotélicien de la vertu éthique259. Eth. Nic. II, 3, 1104b24 ; Eth. Eud. II, 4, 1222a2-3. Voir p. 141. Je suis ici la lectio de Thesleff. Marg, suivi par Tobin, propose εὐπείθεια, conformément aux mss. N (Napoli) et W (Wien). 259 Voir aussi la condamnation de l’apatheia par Métope, dans le cadre du traitement de la vertu éthique comme médiété dans les passions (de virt. 120.23-121.4). 257 258

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L’apatheia et la metriopatheia du De educ. d’Archytas Le texte le plus pertinent pour cette étude est le deuxième fragment extrait du De l’éducation morale d’Archytas, qui défend la metriopatheia et soumet l’apatheia à un jugement sévère. Ce fragment est important à plus d’un titre et a généré de nombreuses discussions. Tout d’abord, de multiples études assoient sur ce texte la thèse d’une confrontation des pseudopythagorica à l’encontre du Portique. Ensuite, on suppose généralement que ce fragment nous plonge au cœur d’une vieille dispute entre l’éradication des passions stoïcienne et la modération aristotélico-platonicienne – interprétation basée, bien entendu, sur l’idée que cette controverse s’est articulée par le biais des termes apatheia et metriopatheia depuis au moins la période hellénistique. Finalement, la question de la compatibilité entre la condamnation par Archytas de l’apatheia dans ce texte et son adoption en De leg. 33.14-18 a fait l’objet de diverses interprétations. Contrairement à ces différentes lectures, je soutiens qu’il faut minorer l’extension de la polémique anti-stoïcienne que l’on attribue aux traités éthiques pseudopythagoriciens à partir de ce texte. En outre, loin de ressasser des termes éculés, ce fragment constitue un témoignage précieux d’une des premières occurrences du couple apatheia-metriopatheia et, surtout, d’un des premiers rattachements du terme apatheia au stoïcisme. Qu’ils n’aient pas l’effronterie d’affirmer que l’homme de bien est exempt de maladie et insensible (ἀνάλγητον) et qu’ils n’aient pas la hardiesse de soutenir qu’il est sans tristesse (ἄλυπον). En effet, tout comme nous permettons certaines souffrances au corps, de même [nous permettons] certaines peines à l’âme. Mais les tristesses (ταὶ λῦπαι) des insensés sont irrationnelles alors que celles des hommes prudents sont orientées vers la mesure que la raison assigne quand elle délimite les choses. Mais la vantardise de leur apatheia (τὸ καύχαμα αὐτῶν τᾶς ἀπαθείας) défait l’excellence de la vertu, quand elle se confronte à la mort, à la souffrance ou à la pauvreté comme à des indifférents (ἀδιαφόροις) et des non-maux ; car ce qui n’est pas un mal est facilement conquis. Il faut donc s’entraîner à aller à la metriopatheia, afin que nous fuyions autant l’insensibilité (τό ἀνάλγητον) que l’état passionné et que nous ne professions pas de paroles qui dépassent notre nature. (De educ. 41.8-18)

Le ton polémique de ce passage est évident. Ce fragment attaque frontalement l’apatheia qui est fustigée comme un objectif arrogant, ir-

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réalisable et contraire à la nature humaine. Contrairement à l’apatheia, la metriopatheia est présentée comme la gestion équilibrée des « douleurs de l’âme ». La metriopatheia occupe une position médiane entre, d’une part, un état trop passionné et irrationnel, apanage des insensés et, d’autre part, l’insensibilité (τὸ ἀνάλγητον). L’apatheia est associée en outre à l’appréciation de la mort, de la pauvreté ou de la souffrance en tant qu’« indifférents ». Les Stoïciens ne sont pas nommés mais on peut facilement les identifier dans la détermination de l’absence de passions comme l’évaluation des maux extérieurs en tant qu’indifférents. Il faut en outre souligner le lien que trace Archytas entre la douleur mentale (à savoir la tristesse) et la douleur corporelle, physique, comme la maladie. Selon ce texte, l’apatheia s’envisage comme la suppression à la fois des sensations déplaisantes et à la fois des pathē psychiques douloureuses. Ce texte entretient une affinité ostensible avec le passage attribué à Crantor dans la Consolation à Apollonios de Ps.-Plutarque, que l’on a déjà étudié en détail260. Dans les deux textes, l’attitude à adopter face aux passions est abordée à travers le cas de la tristesse et la suppression des douleurs psychiques est associée à celle des sensations physiques. Archytas condamne l’apatheia comme une effronterie qui dépasse ce dont est capable la nature humaine et le fragment de la Consolation la présente comme impossible et par surcroît néfaste. En outre, les deux auteurs vantent la metriopatheia, comprise comme un milieu entre un état de passion excessive et une insensibilité totale. La différence majeure est que, chez Archytas, la mention des indifférents constitue une allusion assez précise à la doctrine stoïcienne, tandis que le texte attribué à Crantor ne fournit aucun indice sur l’identité des avocats de l’apatheia « sauvage et dure ». De nombreux savants qui adoptent la thèse répandue d’une metriopatheia platonico-aristotélicienne déjà en usage dans l’Ancienne Académie ont naturellement lu ce texte d’Archytas à travers le prisme de cette double affiliation. Ainsi déjà Praechter en 1897, dans son « Krantor und Ps.-Archytas », notait les parallèles entre ce fragment et les différentes versions du fragment de Crantor. Selon lui, étant donné qu’il est peu probable qu’Archytas eût sous les yeux le texte de Crantor, une influence de philosophes péripatéticiens plus tardifs, et peut-être même de Théophraste, n’est pas à exclure. Cette double affiliation à l’Ancienne Académie et aux Péripatéticiens est réitérée au demeurant dans les études fr. 3a, Mette = Cons. Apoll. 102C-E et voir p. 137-140.

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de Moraux, Centrone et Thom261. Or, nous avons déjà remis en question ici même l’emploi de metriopatheia par les épigones de Platon et d’Aristote262 et, c’est pourquoi, l’occurrence de ce terme ne permet pas de conclure avec certitude que ce texte réfléchit ces identités philosophiques. Ce fragment est toutefois hautement significatif en cela qu’il constitue le premier témoignage de l’investissement d’un topos consolatoire par la controverse anti-stoïcienne. En effet, si le terme apatheia se réfère bien à l’éthique stoïcienne dans ce passage – ce qui est tout à fait plausible en vertu de la référence aux « indifférents » – ce texte apporte un éclairage précieux sur la première étape du processus par lequel le terme apatheia fut utilisé par les pourfendeurs du stoïcisme afin de fustiger une doctrine qu’ils souhaitaient présenter comme inhumaine et irréalisable. Dans un contexte polémique, l’absence de passions stoïcienne s’assimile à une forme d’insensibilité, désignée par le terme apatheia263. Ce fragment semble donc constituer l’une des premières attestations de l’association du terme apatheia pris dans son acception standard d’insensibilité à la doctrine du Portique. Pour l’histoire de la controverse et de son lexique, ce témoignage est donc capital. Malgré l’importance de ce texte pour le lexique de la polémique, il faut mesure garder et s’abstenir de plaquer sur les traités éthiques pseudopythagoriciens une farouche polémique anti-stoïcienne sur la base de ce seul fragment. Bien entendu, l’état fragmentaire du texte ne permet pas de tirer de conclusions tranchées, néanmoins force est de constater que mis à part la référence aux indifférents du passage contre l’apatheia, les fragments restants du traité ne portent aucune trace de confrontation réelle avec le stoïcisme. Les deux autres fragments conservés De l’éducation morale d’Archytas n’évoquent pas les passions. Le premier (40.18-41.7) souligne l’importance de la vertu, présentée comme condition nécessaire, mais non suffisante, à la vie heureuse, et le troisième (41.20-43.23) insiste principalement sur l’harmonie entre la vertu pratique (qui, comme chez Aristote, conduit à la politique) et la vertu 261 Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. 2, p. 664-665, n. 290 ; Centrone, Pseudopythagorica ethica, p.  177-178 et id., « The pseudo-Pythagorean Writings », p. 330 ; Thom, « The Passions in Neopythagorean Writings », p. 68-70. 262 Voir p. 136-141. 263 A ce titre, il est instructif de le comparer au texte que l’on déjà mentionné de Taurus conservé par Aulu-Gelle qui dénonce l’insensibilité (ἀναλγησία et ἀναίσθητον) des adeptes de l’absence de passions en N.A., I, 26 cité p. 177 et voir aussi p. 141-148, 165-167 et 177-181.

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théorique ou philosophique (qui mène à la contemplation). Il présente en outre une version stéréotypée de la divisio carneada qui n’est du reste pas exploitée afin de cibler précisément telle ou telle doctrine264. Le caractère didactique et scolaire des arguments, la reprise de lieux communs, la réitération du motif de l’importance de l’éducation et de la nécessité d’être guidé par de bons maîtres, suggère un traité introductif et propédeutique, dont l’objectif est d’encourager le novice à s’engager sur la voie de la philosophie. Ces fragments éclairent donc la nature exhortative et propédeutique d’un traité dont le dessein est d’encourager les néophytes à embrasser l’éthique pythagoricienne, présentée comme l’association la plus harmonieuse entre la vertu théorique et la vertu pratique. L’étroite affinité entre le deuxième fragment du De l’éducation morale et celui de la Consolation confirme également la texture propédeutique de ce traité. Elle indique effectivement que ce passage répète un lieu commun, probablement véhiculé par une littérature philosophique d’orientation plus pragmatique et à caractère plus rhétorique. A  ce titre, on est en droit de se demander si l’association hostile du terme apatheia à la doctrine stoïcienne est le fait d’Archytas lui-même ou plutôt de sa source. L’ensemble de ces éléments rend donc peu plausible l’hypothèse selon laquelle Archytas aurait pris position au sein du débat à propos des passions dans ce traité. En outre, puisque la présence des termes metriopatheia et apatheia n’est pas le signe incontestable de la reprise d’une vieille dispute à l’affiliation philosophique bien établie, il reste à ceux qui souhaiteraient malgré tout défendre l’idée d’un robuste engagement anti-stoïcien de la part d’Archytas à se rabattre sur la seule mention des « indifférents ». Or, à l’évidence, ceci ne constitue pas un appui suffisamment solide. Par conséquent, il semble hasardeux de postuler l’existence d’une confrontation acérée des traités éthiques A travers cette division, Archytas critique plusieurs options de définition du souverain bien, sans pourtant préciser l’affiliation philosophique des différentes positions. Il s’agit donc d’une présentation dialectique et scolaire ayant pour objectif de souligner, par effet de contraste, la supériorité de l’éthique pythagoricienne (de educ. 43.8-23). En outre, la critique de ceux qui placent le souverain bien dans l’ἀναλγησία (43.13) ne doit pas être lue comme un rappel de l’ἀναλγησία associée à l’éthique stoïcienne du deuxième fragment. Elle renvoie à ce qui, selon la division de Carnéade exposée dans le Fin. V, 16-21 de Cicéron, se réfère soit à une option purement théorique soit à la doctrine de Hiéronyme. (Le fait que la position originelle de Hiéronyme visait sans doute l’absence de troubles mentaux [ἀοχλησία ou vacare omni molestia ; Luc. 131] n’a ici aucune incidence). Archytas, comme Cicéron, associe cette position à l’absence de douleur, à l’état d’un corps qui ne souffre ni de la faim, ni de la soif, ni du froid, et c’est pourquoi elle est associée à l’eupatheia du corps. 264

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pseudopythagoriciens à l’encontre de la théorie stoïcienne des passions à partir de ce fragment265. Dans le cadre de l’analyse de ce texte, il faut également signaler la querelle d’érudits relative à la contradiction entre la condamnation de l’apatheia de ce fragment et sa préconisation au sein du De la loi (33.1418, cité supra). Cette discordance entre les deux passages d’Archytas a conduit Moraux à considérer la possibilité d’une pluralité d’auteurs sous le même pseudonyme, et Becchi à proposer une correction du texte266. Centrone et Giani conservent quant à eux le postulat d’un auteur identique tout en proposant des solutions différentes. Centrone insiste sur l’ambivalence du concept d’apatheia qui, selon lui, dépend de la définition du pathos et postule une apatheia académicienne (qui se rencontre, par exemple, chez Speusippe, sous le terme ἀοχλησία267). Selon cette lecture, l’apatheia condamnée dans le De leg. n’est pas stoïcienne mais est conciliée avec le concept de metriopatheia268. Selon Giani par contre, la metriopatheia et l’apatheia représentent deux degrés éthiques distincts : l’un correspond à l’idéal pratique et l’autre à l’idéal théorique269. Toutefois, nul besoin de déployer telles manœuvres interprétatives puisque, on l’a vu, le De leg. reflète l’emploi standard chez les auteurs pseudopythagoriciens de l’apatheia comme la tranquillité d’une âme harmonieuse, alors que l’autre constitue une note cursive contre une apatheia stoïcienne, résultat de l’investissement d’un topos consolatoire par la controverse anti-stoïcienne – investissement dont la responsabilité d’Archytas n’est guère, par ailleurs, fermement assurée. Finalement, ce dernier texte d’Archytas invite à le rapprocher d’un passage de Philon, conservé uniquement en arménien, qui souligne également « l’effronterie » de l’absence de passion. Commentant Gn 18, 11, il écrit : L’intellect qui est, en cela, du sexe masculin, se tient au-dessus des passions, en vainqueur, et au-dessus de tous les plaisirs et désirs, sans tris Comme le font, par exemple, même si partiellement Moraux, Thom et Centrone (voir p. 363, n. 261). 266 Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. 2, p. 662-663, n. 285 ; Becchi (« L’ideale della metriopatheia nei testi pseudopitagorici : a proposito di una contraddizione nello Ps.-Archita », p.  115), propose d’ajouter la glose  suivante : γίνεται γὰρ ἐκ τᾶς ἑκατέρων συναρμογᾶς ἀρετά, αὕτα δὲ καὶ ἀπὸ τᾶν ἁδονᾶν καὶ ἀπὸ τᾶν λυπᾶν ˂ ἐς μετριοπάθειαν, μὴ ˃ ἐς ἀρεμίαν καὶ ἀπάθειαν ἀπάγει τὰν ψυχάν. 267 Clement, Strom. II, 22, 133, 4. 268 Centrone, Pseudopythagorica ethica, p. 177-181. 269 Giani, Pseudo Archita : L’educazione morale. 265

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tesse ni crainte et, s’il faut dire le vrai, sans passions, non qu’il s’applique à l’impassibilité qui mérite des injures, car elle serait sans consistance, impudente et apparenté à l’orgueil et à une confiance effrontée, mais à celle qui est constituée selon la parole dite et qui détache l’intellect des passions qui troublent et jettent la confusion. (Quaest. Gen. IV, 15, trad. Mercier).

La similitude dans le ton et la forme de la critique chez Philon et Archytas est significative270. Tous deux fustigent l’orgueil et l’effronterie de l’apatheia. Pourtant, les implications de cette critique divergent. Chez Archytas, la condamnation de l’apatheia va de pair avec l’adoption de la metriopatheia, alors que le rejet de l’impassibilité de Philon s’accompagne d’une louange de la suppression des passions. Philon décrit en effet un intellect victorieux, affranchi du plaisir, du désir, de la tristesse et de la peur. Il est donc remarquable que Philon reste constant dans sa volonté d’éradiquer les passions. Du reste, ceci montre que l’impassibilité stigmatisée par Philon dans ce passage renvoie à une forme d’insensibilité radicale, telle l’apatheia que Cicéron ou Sénèque attribuaient respectivement à Pyrrhon ou Stilpon271. Aussi, alors que le deuxième fragment du De educ. d’Archytas associe distinctement l’apatheia-insensibilité au Portique dans une démarche polémique, Philon condamne une insensibilité effrontée, sans pour autant désavouer l’absence de passions. Une dernière brève remarque s’impose sur la différence entre l’aristotélisme de l’éthique pseudopythagoricienne et celui de Philon. Chez Philon, on l’a vu, l’intégration de certains termes et concepts issus de la philosophie d’Aristote ne témoigne ni d’une quelconque forme d’adhésion avec les doctrines éthiques du Stagirite, ni même d’une familiarité autre que celle issue d’une culture philosophique générale. Par contre, comme l’ont déjà remarqué Moraux, Centrone et Giani272, l’intégration des doctrines d’Aristote par les auteurs pseudopythagoriciens s’est effectuée de manière bien plus structurelle et ce, particulièrement dans la formulation de leur éthique. Ainsi, à titre d’exemple, alors que les dé Sans surprise, les spécialistes se sont confrontés à la surprenante critique de l’absence de passions dans ce texte. Ainsi, par exemple, Bréhier (Les idées philosophiques et religieuses, p. 254) distingue une « vraie » d’une « fausse » apatheia critiquée dans ce passage, et Radice (La filosofia Mosaica, p. 491) y voit la manifestation de l’une des différentes vues sur les passions qui cohabitent chez Philon et répond aux besoins ponctuels de l’exégèse. 271 Voir p. 144-147. 272 Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. 2, p. 642-666 ; Centrone, Pseudopythagorica ethica, p. 26-32 et Giani, Pseudo-Archita, L’educazione morale. 270

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veloppements sur la doctrine de la médiété chez Philon semblent être le fruit d’une érudition générale ou d’une transmission doxographique (laquelle au demeurant est infléchie dans le sens d’une dualité radicale), elle occupe une place bien plus fondamentale chez les auteurs pseudopythagoriciens et est intégrée de manière plus fidèle à l’esprit d’Aristote273. En outre, les auteurs pseudopythagoriciens adoptent les thèses que défendent les Peripatetici de Cicéron lorsqu’ils consacrent à la défense des trois sortes de biens de longs paragraphes274. En cela, ils se rangent manifestement du côté des Péripatéticiens au sein du débat à propos du souverain bien et de l’autosuffisance de la vertu. L’acceptation des trois sortes de biens découle, pour les auteurs pseudopythagoriciens, du caractère corporel de l’homme. Contrairement à Philon qui, parce qu’il associe les passions à la chair et à la corporéité, vise à la « désincarnation » du sage et n’hésite pas à assimiler l’homme à son seul intellect275, les auteurs pseudopythagoriciens ne souhaitent pas soustraire l’homme à sa dualité fondamentale. A ce propos, Archytas écrit : L’homme n’est pas seulement une âme, mais c’est aussi un corps. L’être vivant est composé des deux, et l’homme appartient à ceux-ci. En effet si le corps est par nature l’outil de l’âme, il est également une partie de l’homme, comme l’âme. C’est pourquoi, parmi les biens, certains relèvent de l’homme et d’autres de ses parties. L’homme n’est pas uniquement une âme, c’est également un corps. L’être vivant est composé des deux et c’est également le cas de l’homme. (De educ. 11.4-8)

En guise de conclusion, on constate que la contextualisation de Philon à travers l’examen de la tradition pseudopythagoricienne et 4 Maccabées souligne avec force l’originalité de la théorie philonienne des passions. L’analyse de 4 Maccabées a éclairé une forme de discours éthique juif populaire défendant le contrôle et la modération des passions et attaquant sommairement l’éradication. Les textes pseudopythagoriciens présentent également une éthique de la modération, fondée sur une psychologie partitive, qui prône la coopération harmonieuse des parties de l’âme. En outre, ces textes servent également de bons témoins aux di-

Ainsi, par exemple, Théagès se rapproche d’Aristote dans sa définition de la vertu éthique comme une médiété, un état (ἕξις) et un sommet (191.10-29). 274 Voir, par exemple, Archyt. De educ. 11. 4-11. 275 Comme, par exemple, en Deter. 22 ; Fug. 71 ; Plant. 42 ; Agr. 108 ; Conf. 24 ; Her. 231 et Congr. 97. 273

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verses déclinaisons de la controverse à propos des passions et permettent d’en mesurer l’ampleur et la popularité. Alors que dans ces deux corpora, il n’est pas question d’éradiquer les passions, lesquelles sont considérées comme naturelles, Philon pose sur les passions un jugement bien plus sévère. Associées voire assimilées aux vices, les passions sont considérées comme une fatalité humaine dont il importe de se détacher. Alors que même les martyrs maccabéens ne renient pas la partie inférieure de leur âme et que le sage des pseudopythagoriciens tend à la modération, Philon détache son sage du monde sensible et le fait émigrer vers le monde transcendant des idées intelligibles276. Cette émigration passe par une transformation de l’âme, par la suppression de ce qui, en elle, est attaché au terrestre, au corporel. Le sage de Philon quitte la vie mortelle en se dépouillant des passions et des nécessités du corps277. Pour Philon, la vertu est une ascension278, un mouvement de transcendance du sensible vers l’intelligible, du corporel vers l’incorporel, de ce qui est soumis à la passion vers un état impassionné.

Voir surtout Gig. 56 et 60-61 et Plant. 64. Voir surtout Leg. All. II, 53. 278 Comme le montre l’étymologie fantaisiste du terme en Her. 242 ; voir aussi Plant. 25. 276 277

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CONCLUSION

Les résultats obtenus dans cette étude peuvent être synthétisés sous trois angles 1) le lexique, 2) le contenu de la controverse et 3) le mode polémique et les identités philosophique.

Le lexique de la controverse Malgré le consensus existant dans la littérature savante au sujet de l’existence d’une apatheia stoïcienne depuis les premiers jours de l’école, cette analyse a montré qu’il faut remettre en question l’association quasi emblématique de ce terme au stoïcisme jusqu’aux environs de la fin du premier siècle de notre ère. Depuis le début de la période hellénistique, l’apatheia ne semble pas être le terme par lequel les scholarques du Portique ont l’habitude de désigner l’état d’absence de passions qui détermine le sage, ni celui par lequel les auteurs non-stoïciens renvoient à l’éradication stoïcienne. A la période envisagée dans cette étude, l’apatheia se réfère en général à l’absence totale de sensation et est associée à d’autres personnages, tels Stilpon de Mégare ou Pyrrhon. On rencontre une acception de l’adjectif apathēs dans le sens d’absence de passion chez le cynique Télès, toutefois on ne peut tracer de lien précis et assuré entre cet usage du terme chez le philosophe cynique et la doctrine stoïcienne. La metriopatheia est, elle aussi, un terme plus tardif qui, à l’époque étudiée, ne désigne pas l’aspiration péripatéticienne aux passions modérées. L’étude de la terminologie employée par Cicéron et Sénèque a montré qu’une large gamme de termes et d’expressions est utilisée pour traduire l’absence de passions du Portique et la modération des élèves

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d’Aristote. L’éradication stoïcienne est généralement exprimée par des verbes d’extraction, d’arrachement par la racine ou d’anéantissement, alors que la modération péripatéticienne est articulée par des expressions désignant l’imposition d’une limite (modus) aux passions. L’analyse historique du lexique a permis de montrer que l’appellation courante de la polémique « apatheia-metriopatheia » n’est pas historiquement appropriée. Par contre, la fréquence de ces termes dans les textes à orientation consolatoire permet de suggérer que l’affiliation respective de l’apatheia au stoïcisme et de la metriopatheia au péripatétisme ou à l’aristotélisme trouve très probablement son origine dans l’association étroite entre la littérature consolatoire et les discussions théoriques sur les passions. L’investissement de la consolation par la polémique et, réciproquement, de la polémique philosophique par la consolation, a eu pour conséquence l’affectation du terme péjoratif d’apatheia à l’éradication des passions stoïcienne, jugée inhumaine, surtout en cas de deuil. L’apatheia a été érigée en modèle négatif auquel on a opposé la metriopatheia, laquelle fut naturellement associée à la modération des passions péripatéticienne.

L’objet de la dispute Ce qu’est la passion Sénèque et Cicéron ne fournissent que peu de renseignements sur les spéculations théoriques qui sous-tendent la modération des passions péripatéticienne. Tout d’abord, la comparaison avec les éthiques d’Aristote a montré que la modération des passions n’entretient que des affinités superficielles avec la μεσότης d’Aristote et qu’elle va jusqu’à la contredire radicalement en concevant la modération comme une mesure quantitative des passions. Pour les partisans de la modération, la passion est une donnée naturelle et inhérente de la nature humaine dont il n’est pas question de se défaire. Canalisées et utilisées à bon escient, les passions sont indispensables à la formation morale et sociale de l’individu. La naturalité et l’utilité des passions (que l’on a intitulé l’argument ‘naturalis-utiliter’) constituent la clef de voûte de l’argumentation péripatéticienne en faveur de la doctrine des passions modérées. Pour les avocats de l’éradication, au contraire, la passion est un phénomène psychique contre-nature, qui trouve son origine dans une faille

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Conclusion

survenant au sein du processus autonome d’adoption d’une représentation par l’agent. La théorie des passions du Portique a émergé au sein de la réflexion sur la théorie de l’action et relativement aux impulsions fondamentales des êtres vivants rationnels (c’est-à-dire de la réflexion sur l’ὄρεξις et l’ἔκκλισις). La théorie des passions a pour objectif de spécifier le type d’impulsion que suscite nécessairement l’assentiment non-fondé à une représentation qui prédique une valeur morale à un certain objet substantif. Les Stoïciens consacrent au phénomène passionnel une analyse systématique et minutieuse, laquelle a pour ambition d’organiser et de classer l’ensemble de ses diverses manifestations. Cicéron insiste principalement sur le fait que la passion est, ou découle de, l’opinion. L’opinion désigne l’état épistémique de l’individu non-sage et renvoie au manque de stabilité qui caractérise une âme qui n’est pas structurée pas un réseau de savoirs absolument cohérent et indémontable. La plupart des cas traités par Cicéron présentent la passion comme résultant d’une confusion de sphère de valeur : la passion est (ou résulte de) l’attribution d’un prédicat moral à la sphère des indifférents. Toutefois, Cicéron ne réduit pas la passion à la seule erreur sur les biens et les maux puisqu’il envisage également certains cas où la passion découle d’un jugement initial correct sur le mal présent, suivi toutefois d’une deuxième prédication erronée concernant le caractère approprié de la sensation affective. Alors que le modèle du double-jugement ne s’applique qu’aux passions relatives à un état des choses dans présent, à savoir au plaisir et à la tristesse, le cas du jugement correct débouchant en passion ne concerne que le cas de la tristesse. Tandis que Cicéron insiste particulièrement sur la notion de jugement ou d’opinion, Sénèque met plutôt l’accent sur le caractère intrinsèquement mauvais de la passion, partant du principe qu’une chose mauvaise l’est dans toutes ses instances, dans n’importe laquelle de ses déclinaisons. La passion demeure chez ce dernier un mouvement irrationnel de l’âme, contraire à la nature et issu d’un jugement concernant les biens et les maux mais la manière spécifique d’articuler la doctrine des passions répond au besoin de défendre la théorie des passions stoïciennes des attaques de ceux qui contestent farouchement la possibilité d’atteindre l’éradication des passions. La polémique apparaît donc comme un ressort majeur pour la bonne intelligence de la configuration de la doctrine des passions chez Sénèque. On peut considérer que, d’une certaine manière, Philon d’Alexandrie s’accorde avec les Stoïciens dans la mesure où il souligne la noci-

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vité intrinsèque de la passion. Chez Philon, comme chez Sénèque, l’association entre la passion et le vice est fréquente. Toutefois, même si Philon reprend certaines divisons et définitions stoïciennes des passions, les passions de Philon ne sont pas stoïciennes. Contrairement aux Stoïciens, Philon ne conçoit pas la passion comme un jugement, comme une prédication de bien ou de mal. Pour Philon, la passion n’est pas le fruit d’un assentiment mais elle est fondamentalement associée au domaine terrestre, corporel, et à la condition intrinsèquement  déficiente de l’homme créé. Aussi, Philon confère-t-il aux passions une certaine naturalité, laquelle se démarque toutefois de l’optimisme inhérent au naturalisme hellénistique puisque chez lui, cette idée prend le sens d’une fatalité concomitante à la nature mortelle et incarnée de l’homme. Une controverse à propos des biens et des maux L’approche chronologique de cette étude a permis de mettre en lumière l’évolution des problématiques particulières auxquelles, à chaque époque, la controverse se rattache. La controverse entre modération péripatéticienne et éradication stoïcienne des passions n’est pas articulée autour de deux conceptions antithétiques de l’âme, comme on l’affirme trop souvent. L’idée que la passion-jugement stoïcienne est le conséquent du monisme psychique n’est ni théoriquement ni historiquement justifié. Chez Cicéron, la controverse à propos des passions se manifeste nettement comme un volet de la polémique au sujet du souverain bien. L’analyse de la fonction de ce que l’on a nommé « l’argument des passions » au sein de la cinquième Tusculane montre qu’il recrute la « victoire  stoïcienne » dans le débat à propos des passions afin de prouver que la vertu est le seul bien ainsi que pour confondre, par la même occasion, les tria genera bonorum et malorum d’Antiochus. Certes, l’argument de l’âme unitaire fait surface chez Sénèque mais il ne constitue certainement pas l’épicentre de la polémique. Dans ses lettres à caractère plus dialectique, Sénèque ne déroge pas à la subordination de la controverse à la question du souverain bien, puisqu’il lie explicitement la dispute entre Péripatéticiens et Stoïciens à propos des passions à la question de la suffisance de la vertu pour le bonheur. Dans ses diverses exégèses sur la ‘voie royale’, Philon certes reprend le débat sur la place et la fonction des biens corporels et extérieurs au sein de la vie heureuse. Toutefois, en définissant la vertu-médiété comme le rejet des biens corporels et extérieurs, qu’il considère comme des maux, il infléchit de façon substantielle la μεσότης aristotélicienne dans le sens d’une dualité radicale.

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Conclusion

L’eupatheia, l’assentiment et la propatheia Cette étude a également permis de montrer que la critique ancienne et moderne affirmant que la doctrine stoïcienne s’est rapprochée de la modération des passions en articulant un concept de bonne-passion est infondée. L’eupatheia n’est pas une passion contenue dans certaines limites mais bien une impulsion légitime, issue de l’assentiment ferme du sage face à un véritable bien (présent ou futur) ou mal (futur). L’impulsion eupathique du sage n’est pas orientée vers la réalisation de l’objectif impliqué dans l’action (ce qui la distingue du désir et de la peur) mais bien vers la vertu impliquée dans l’action vertueuse. Alors que la doctrine des eupatheiai appartient à la réflexion initiale du Portique afférente aux impulsions humaines et ne constitue en aucun cas une manœuvre défensive, l’articulation spécifique que donne Sénèque à deux notions capitales de sa pensée des passions, l’assentiment et la pré-passion, répond au besoin de réfuter une des objections majeures contre l’éradication stoïcienne, à savoir l’idée qu’elle est irréalisable et non-naturelle. En soulignant par ces deux notions le caractère volontaire de la passion, Sénèque montre que l’éradication n’est pas un idéal chimérique mais le développement le plus naturel de la nature humaine. Sénèque confère en outre à l’assentiment, lequel était jusqu’alors en « sous-traitance » dans la notion de l’impulsion, une place centrale au sein de la théorie des passions. L’assentiment permet certes de distinguer la pré-passion de la passion, mais il permet également de marquer la différence entre le processus délibératif, volontaire mais non coupable, et la passion, volontaire et fautive. En déployant un temps réflexif entre la représentation et l’assentiment, Sénèque octroie à la délibération intérieure une armature conceptuelle au sein de laquelle il devient possible de concevoir l’espace et la pratique du progrès vers la sagesse. L’articulation sénéquienne de la pré-passion, prélude de passion qui n’en porte pas la culpabilité, répond au besoin de justifier la présence de manifestations physiologiques chez le sage, lesquelles étaient traditionnellement interprétées comme les signes obvies de la présence de passion. Alors que la réflexion de Sénèque sur la pré-passion répond à la volonté de rendre compte des mouvements corporels, la pré-passion concerne néanmoins le seul aspect mental de ce phénomène. Philon conçoit également l’existence d’un premier mouvement vers la passion qui ne se transforme pas en passion et qui est dénué de faute ou de culpabilité. Cependant, contrairement à ce qui est généralement admis, ce mouvement ne correspond pas à la pré-passion stoïcienne. Chez Philon, le mouvement vers la passion est une impulsion que la raison re-

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cadre avant qu’elle ne se transforme en passion. Il est intéressant de noter que cette idée est parfois exprimée chez Philon (ainsi que dans d’autres sources) par le terme de metriopatheia. La metriopatheia de Philon ne correspond donc pas à la modération des passions péripatéticienne mais bien au contrôle de la raison sur les impulsions, avant que celles-ci ne se transforment en passions. La figure du sage Cette étude a également montré que la figure du sage constitue un des épicentres de la controverse. Alors que les Stoïciens moquent un sage péripatéticien de peu d’envergure, dont la vertu se résume à une simple diminution des maux, un sage qui n’est que « moins malade » que les malades, les promoteurs de la modération accusent les Stoïciens de postuler une figure de glace, impassible, inhumaine. Toutefois la cible principale de leurs attaques demeure le caractère irréalisable de l’aspiration à l’éradication des passions. Le sage philonien, quant à lui, se démarque de ces deux types. L’adoption d’une double équation, à savoir celle entre la passion et le vice d’une part et entre la passion et la partie inférieure de l’âme de l’autre, conduit Philon à articuler une absence de passions conçue comme l’éradication de la partie inférieure de l’âme – éradication qu’il nomme apatheia. L’apatheia du sage philonien n’a donc pas grandchose en commun avec l’absence de passions prônée par les adeptes du Portique, puisqu’elle se caractérise essentiellement par le détachement des composantes irrationnelles de l’âme.

Le mode polémique, les sources et les identités philosophiques La quête de l’identité des acteurs ou des traditions philosophiques en jeu sur l’échiquier de la controverse a soulevé des problématiques complexes et souvent imbriquées. Cette complexité est liée non seulement à la question des sources, bien entendu, mais aussi aux modes d’expression de la controverse. C’est aux Péripatéticiens que Cicéron, comme Sénèque dans ses Lettres, oppose les Stoïciens. Aussi, l’équation communément admise entre Péripatéticiens et l’Ancienne Académie en matière de modération des passions n’est pas à l’œuvre dans ces textes. En outre, on a constaté que Cicéron n’associe pas la modération des passions à Aristote et que dans le De ira de Sénèque, Aristote ne joue qu’un rôle secondaire. Il semble en outre que Cicéron et Sénèque, comme d’ailleurs

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Conclusion

Philon, attestent une connaissance limitée, superficielle et probablement indirecte de la doctrine éthique du Stagirite. Le flou relatif à l’identité des Péripatéticiens dans les Tusculanes, tout comme l’absence de mention de Chrysippe ou même des Péripatéticiens dans le De ira, s’explique par l’appartenance de ces traités à une écriture philosophique principalement élaborée à partir des doxographies ou des épitomés portant leur attention sur les idées plutôt que sur les individualités philosophiques auxquelles elles s’associent. Telle écriture philosophique favorise la présentation antithétique des points de vue et n’accorde que peu de poids à leur auteur. Cet aspect doxographique de la polémique éclaire non seulement la question des sources des doctrines exposées mais révèle également, à un autre niveau, le modus philosophandi à l’œuvre. Au premier siècle avant notre ère et au début du premier siècle de notre ère, la controverse n’est pas basée sur une lecture minutieuse des textes fondateurs. L’autorité du discours ne dépend pas de son association à une figure fondatrice mais s’acquiert par la réfutation des thèses opposées. Cette identification du caractère doxographique de l’écriture philosophique permet dès lors de situer Philon d’Alexandrie dans le contexte intellectuel et philosophique de son époque. Certes, la prise de position de Philon par rapport aux problématiques philosophiques particulières s’exprime par le biais de l’exégèse biblique mais, comme on l’a vu, il est néanmoins possible d’en dégager un chapitre relativement cohérent à propos des passions, lequel émerge comme étant largement tributaire d’une culture philosophique doxographique et scolaire. Aussi, nonobstant la texture exégétique de sa pensée et l’originalité de son apatheia, le traitement des passions de Philon s’inscrit au sein du paysage philosophique de son époque et doit dès lors être envisagé comme tel.

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EPILOGUE

De Plutarque à Augustin, en passant par les pères de l’Eglise grecs et latins et les philosophes néoplatoniciens, la controverse entre modération et éradication des passions a continué d’occuper le devant de la scène philosophique et intellectuelle. Alors que certains auteurs, aussi bien païens que chrétiens, ont continué à aborder les passions selon une grille de lecture stoïcienne, d’autres ont livré l’éradication des passions à une critique virulente. D’autres encore ont intégré ce qui, à leur époque, se désigne sous les termes de metriopatheia et apatheia, en les organisant sur l’échelle du progrès. Ainsi, de l’opposition foncière à l’éradication ou à la modération à l’adoption d’une vue conciliante, la controverse a pris des formes différentes dans les discours aussi bien païens que chrétiens de la fin de l’Empire et du début de l’Antiquité tardive et a relayé des problématiques philosophiques anciennes et nouvelles. Un des changements majeurs est la cristallisation de la controverse autour des deux termes-clés d’apatheia et de metriopatheia. A partir de la fin du premier siècle, l’apatheia désigne – sans pour autant posséder le statut de terminus technicus –l’absence des passions du Portique, aussi bien chez les contempteurs du Portique que chez ses adeptes. De même, le terme metriopatheia devient chez des auteurs comme Diogène Laërte le symbole de la modération prônée par Aristote. Le couple apatheia-metriopatheia irrigue désormais aussi bien les discussions philosophiques théoriques, les discours plus populaires que la littérature chrétienne. Clément d’Alexandrie, grand lecteur de Philon, présente la metriopatheia, comprise comme la modération des passions, comme une étape préliminaire à l’apatheia du gnostique (Strom. VI, 105.5). Chez les philosophes néoplatoniciens, la metriopatheia et l’apatheia représentent des degrés distincts de vertus, dont Plotin ébauche le schéma dans sa dix-neuvième Ennéade (En. I, 2).

Eradication ou modération des passions

La distinction plotinienne entre la modération des passions (les vertus civiques) et l’absence de passions (les vertus « plus hautes »), devient, sous la plume de son disciple Porphyre, les vertus de la metriopatheia et de l’apatheia (Sent. 32), et annonce la systématisation des degrés de vertus qui ira en se complexifiant dans la pensée néoplaonicienne ultérieure1. Le mode polémique subit également un profond bouleversement, essentiellement caractérisé par un retour aux textes, aussi bien de Platon, d’Aristote que de Chrysippe. Plutarque et Galien s’attaquent à la position stoïcienne par l’entremise d’une controverse textuelle et ouvertement dirigée contre Chrysippe. La polémique ne s’échafaude plus autour d’arguments antithétiques mais attaque Chrysippe de front dans le but de décrédibiliser sa compétence philosophique par la mise en exergue de ses propres contradictions. Chez Plutarque, Galien, mais également chez d’autres auteurs tels Alcinoos, Platon devient désormais la figure tutélaire de la doctrine de la modération des passions. C’est partir de ce moment précis que l’on peut parler sans hésitation d’une modération des passions aristotélico-platonicienne. En effet, Aristote revient également au-devant de la scène : Plutarque (dans son De la vertu éthique) et, dans une certaine mesure, Alcinoos adoptent la terminologie et les notions développées dans l’Ethique à Nicomaque afin de contrer la position stoïcienne sur l’âme et les passions. Si, à l’exception des textes pseudopythagoriciens, les auteurs étudiés dans ce travail ne possèdent qu’une connaissance indirecte et très superficielle de la doctrine d’Aristote, la controverse contre les passions stoïciennes déploie à l’âge d’or du moyen platonisme le principe fort de symphonie entre Platon et Aristote. En outre, à cette époque, la dispute n’est plus subordonnée au débat sur le souverain bien mais est recrutée au service de la réfutation du monisme psychique stoïcien. La polémique à propos des passions pénètre également le monde chrétien et contribue à modeler la réflexion des pères grecs et latins sur les passions. La conciliation ou l’intégration des deux états relatifs aux passions constitue une des caractéristiques majeures de la refonte de la controverse dans le christianisme de langue grecque. Alors que l’absence de passions constitue une des manifestations de l’idéal platonicien d’assimilation à Dieu pour Clément d’Alexandrie et Origène, ces derniers sont néanmoins prêts à adopter la metriopatheia comme une étape préli1 Voir, par exemple, Damascius, In Phaed. 8, 2-3. Hadot, Le problème du néoplatonisme alexandrin, p.  150-158 ;  Brisson, « La doctrine des degrés de vertus chez les Néo-platoniciens » ; Segonds, Marinus, Proclus ou sur le bonheur, p. lxix et suiv.

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Epilogue

minaire vers l’apatheia2. Pour les pères Cappadociens, la restauration de l’image de Dieu (l’intellect humain) s’effectue par l’éradication des passions (apatheia). Toutefois, cet état va de pair avec la coopération entre les différentes parties de l’âme, et avec l’idée corollaire de la modération de la partie passionnelle de l’âme3. Au même moment, dans les établissements monastiques égyptiens, la doctrine ascétique d’Evagre le Pontique, dans une fascinante synthèse entre la psychologie platonicienne, les principes de base de l’épistémologie stoïcienne et la démonologie monastique, propose un programme de thérapie des passions, allant de la metriopatheia à la « petite apatheia » pour parvenir, au terme du parcours spirituel, à la « grande apatheia ». Alors que le christianisme de langue grecque se caractérise par la conciliation de la metriopatheia et de l’apatheia, le christianisme latin a été plus largement influencé par le pôle romain de la controverse. La polémique entre péripatéticiens et stoïciens joue un rôle important chez Lactance, non seulement dans son traité De la colère de Dieu, mais également au sein de ses Institutions Divines. Le « Cicéron chrétien » prend partiellement le parti des péripatéticiens à l’encontre des Stoïciens en reprenant les arguments « naturalis-utiliter », et accuse l’effronterie de la doctrine stoïcienne qui ôte la vertu en même temps que le vice4. Augustin quant à lui, ne s’est pas contenté d’écrire abondamment sur ses propres passions ou émotions mais il a également réfléchi à la controverse. L’évêque d’Hippone accuse le caractère irréalisable de la position stoïcienne dans la vie présente et présente la dispute entre Péripatéticiens et Stoïciens comme une querelle verbale. Ce qui importe, pour Augustin, ce n’est ni le degré ni l’intensité de la passion mais bien son objet, ainsi que la disposition morale de l’agent5. Ainsi, si la question pérenne de la nature, de la fonction et du traitement des passions continue d’occuper la scène philosophique et intellectuelle de la fin de l’Empire et du début de l’Antiquité tardive, la polémique éradication-modération des passions continue à évoluer. L’étude de la controverse devra s’atteler à cette deuxième partie de son histoire, aussi bien dans les sources philosophiques que chez les Pères de l’Eglise. 2 Cl. Strom. II, 100. 3 ; II, 8. 39 ; VI, 7. 54 et VI, 105.5. Origène, Selecta in Psalmos, PG 12. 1553, 26 ; Fragmenta in Psalmos 118 65.66 et Exposition sur les Proverbes, PG 17. 161. 29. 3 Voir, par exemple, Basile, Homila adversus eos qui irascuntur et Grégoire de Nazianze, Adv. iram (PG 37.816) et Or. 39,7 et 25, 1-5. 4 Voir Lact. De ira, 17.13-21.9 ; Div. Inst. VI, 14-19. 5 Voir par exemple, De civ. Dei, IX, 4-6, XIV, 7-9 et De Genesi ad litteram XII, 19.41.

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413

INDEX LOCORUM

Index des principaux passages traités 4 Maccabées 1.1 : 350 1.2-4 : 350 1.5 : 351 1.7-8 : 349 1.19 : 350 1.20-23 : 350 1.20-30 : 352 1.27 : 350 1.28 : 350 1.29 : 352 2.21 : 352 2.24-23.1 : 350 3.1-3.4 : 351 4.5-6 : 350 17.2 : 349 Alcinoos Didaskalikos 30.5 : 181, 255 n. 167, 307 Andronicus de Rhodes: Voir Aspasius, In Eth. Nic. 42.21-44.24 Pseudo-Andronicus Peri pathōn 1 : 58 4 : 239 n. 126 Anonyme de Londres col. 2.20-24 : 83

Archytas (pseudopythagoricien) De educatione 11.4-8 : 367 40.18-41.7 : 363 41.8-18 : 361-368 41.20-43.23 : 363 43.8-23 : 365 n. 264 43.13 : 364 n. 264 43.14 : 358 De lege et iustitia 33.14-18 : 360, 361-368 Aristippe de Cyrène Fr. III, 29 : 156 n. 377 Aristote Ars rhetorica II, 2, 1378a30-32 : 253-254 De anima 403a16-19 : 218 De motu animalium 703b3-704b3 : 203 Ethica Eudemia I, 3, 1215a7-11 : 130 n. 298 II, 4, 1222a2-3 : 141 n. 322, 360 Ethica Nicomachea I, 7, 1097b22-1098a21 : 128 I, 7, 1098a2-8 : 128 I, 10, 1101a19-20 : 130 n. 298

Eradication ou modération des passions

II, 3, 1104b24 : 141, n. 322, 360 II, 5, 1105b20-21 : 73 II, 5, 1105b23-24 : 73 n. 138 II, 5, 1105b25-26 : 74 n. 140 II, 5, 1105b32-1106a1 : 73 II, 6, 1106a14-1107a27 : 74 II, 6, 1107a2-3 : 74 II, 7, 1107a1-4 : 253, 352 III, 8, 1116b24-31 : 253 Aristote (?) Magna Moralia 1183b19-37 : 130 1184a11-12 : 130 1184b36-1185a1 : 130 Pseudo-Aristote De virtutibus et vitiis 1250b21 et 1251a30 : 331 Arius Didyme (?) Liber de philosophorum sectis (Epitomé de l’éthique stoïcienne) Stob. II, 7.5b : 57 n. 104, 103 n. 232, 244 Stob. II, 7.5l : 43 Stob. II, 7.5o : 55 n. 94, 57 n. 103 Stob. II, 7.6a : 106 Stob. II, 7.6f : 64 Stob. II, 7.7 : 55 n. 94, 57 n. 103 Stob. II, 7.9 : 50-52 Stob. II, 7.9b : 40, 222 Stob. II, 7.10 : 46, 239 n. 126 Stob. II, 7.10-10e : 222 Stob. II, 7.10a : 56 Stob. II, 7.10b : 46 n. 69, 59 Stob. II, 7.11s : 106 Arius Didyme Liber de philosophorum sectis (Epitomé de l’éthique péripatéticienne) Sharples 15.A, 3 = Stob. II, 7.13 : 82 Sharples 15.A, 28-35 et 42 = Stob. II, 7.20-21 : 336 Sharples 15.A, 31-35 = Stob. II, 7.23 : 331 Sharples 15.A, 32 = Stob. II, 7.20 : 81 Sharples 15.A, 33 = Stob. II, 7.20 : 253 Sharples 15.A, 36 = Stob. II, 7.21 : 329

Aspasius in Ethica Nicomachea 42.21-44.28 : 80 44.13-19 : 109 Boèce de Sidon : Voir Aspasius, In Eth. Nic. 44.24-28 Cicéron Academica posteriora (Acad. I) 38-39 : 100 n. 225, 112-113 35-42 : 113-114 Ad familiares IV, 3 : 154 n. 373 IV, 5.5 : 172 Brutus I, 9.2 : 180 De divinatione II, 2 : 117 n. 267 De fato 5 : 88 n. 196 De finibus I, 6 : 68 n. 126, III, 7 : 89 III, 29 : 134 n. 305 III, 32 : 134 n. 305 III, 35 : 134 n. 305 III, 50-51 : 33-35 III, 54 : 33-35 IV, 6 : 158 V, 12 : 77, 133 V, 14 : 79 V, 26 : 128 n. 289, 129 n. 295 V, 31-32 : 114 V, 35 : 241 V, 36 : 129 n. 295 V, 37 : 129 n. 295 V, 45 : 114 V, 80-81 : 121 V, 81-83 : 121 V, 84-85 : 121 De natura deorum I, 123 : 88 n. 196 II, 88 : 88 n. 196 De officiis III, 101 : 54 Epistulae ad Atticum II, 1.2  : 88 n. 196 XII, 14 : 154 n. 373

416

Index des principaux passages traités. 

Hortensius fr. 18 : 88 n. 196 Lucullus (Academica priora) 130 : 144 132 : 111 135-136 : 110, 115-116, 133-136, 152 Tusculanae disputationes I, 8 : 22, 69-70 I, 15 : 144 I, 19 : 100 n. 225 I, 66 : 155 I, 76 : 155 I, 104 : 156 n. 377 II, 47-53 : 98 n. 216 II, 51 : 353-355 III, 7 : 66, 144 III, 8 : 94 III, 12 : 72, 138-141 III, 14 : 53, 128 III, 14-21 : 90, 120 III, 21 : 78-79, 156 III, 22 : 57 n. 104, 72, 79, 90 III, 24 : 31-32 III, 25 : 46 n. 69, 49, 89 n. 200, III, 32-51 : 153 III, 52 : 154, 169 III, 53 : 87 III, 54 : 157 III, 55-61 : 149 III, 56-57 : 152-153 III, 58 : 169 III, 59-60 : 158 III, 61 : 49, 49 n. 74 III, 62-63 : 49 III, 64-71 : 92 n. 208 III, 67 : 92 n. 208 III, 69 : 79 III, 70 : 48, 60, 152, 168-169 III, 70-73 : 149 III, 72 : 49, 72 III, 74 : 49 III, 75 : 87, 149, 153, 159 III, 76 : 60-61, 78, 149, 153, 159 III, 77 : 87, 153, 154 III, 78 : 41 III, 79 : 149, 154 III, 82-83 : 207, 281

417

IV, 9 : 87, 90, IV, 10-11 : 98 IV, 11 : 87 IV, 12-14 : 24-26, 28 IV, 14-15 : 31, 36, 43, 48, 60 n. 107, 222 IV, 17-18 : 26-28 IV, 21 : 37, 239 n. 126 IV, 22-33 : 87 IV, 23 : 39 IV, 37-38 : 94 IV, 38 : 92 IV, 38-39 : 93 IV, 40 : 93 IV, 41 : 164 IV, 42 : 93 IV, 43 : 83 n. 176, 90, 91 IV, 43-47 : 82, 90, 83 n. 176 IV, 44 : 91 IV, 46 : 91, 92 IV, 47 : 71, 87, 90 IV, 48 : 90 IV, 48-50 : 93 IV, 53 : 87 IV, 55 : 92 IV, 57 : 94 V, 1 : 117 V, 5-11 : 117 V, 11 : 70 V, 12 : 117 V, 12-53 : 110-136 V, 15-17 : 119-122 V, 18 : 120 V, 21 : 120 V, 22-23 : 131 V, 25 : 156 V, 29 : 131 V, 32 : 121 V, 33 : 121-122 V, 37-43 : 124-135 V, 37 : 126, 129 V, 38 : 100 n. 225, 127 V, 39 : 127 V, 40-41 : 131-133 V, 43 : 41 V, 43-45 : 122-124 V, 47 : 124 n. 277

Eradication ou modération des passions

V, 48 : 121-124 V, 52 : 78 V, 67 : 118 V, 68 : 118 V, 70 : 118 V, 72 : 118 V, 84-85 : 118 V, 85-87 : 118 V, 120 : 119 Clément d’Alexandrie Stromata: II, 21, 129 : 78 n. 157 IV, 8, 56-58 : 353-355 IV, 18, 117 : 55 n. 96 VI, 105, 5 : 378 Crantor: Voir Pseudo-Plut. Cons. Apoll. 102C-E et 104B Denys d’Halicarnasse Antiquitates Romanae VIII, 66.1 : 140 n. 320 Diogène Laërce II, 84 : 156 V, 31 : 141 V, 44 : 156 VI, 2 : 166 VI, 15 : 166 VI, 79 : 157 VII, 50 : 195 VII, 86 : 50, 51 n. 83 VII, 88 : 54 , 106 VII, 89 : 106 VII, 107 VII, 111 : 240 VII, 113 : 56 VII, 116 : 51 n. 80, 194 VII, 117 : 142, 143, 145 VII, 118 : 55 n. 96 VII, 134 : 106 VII, 147 : 106 IX, 26-29 : 353-355 IX, 58-60 : 353-355 Epictète Dissertationes I, 4.3-28 : 142 II, 4 : 178 n. 442 II, 6.18 : 156 n. 377 II, 8.23 : 143 n. 324 II, 17.31 : 143 n. 324

III, 5.7 : 143 n. 324 III, 11.5 : 143 n. 324 III, 13.11 : 143 n. 324 III, 15.12 : 143 n. 324 III, 24.1-30 : 162 III, 24.25 : 143 n. 324 III, 26.13 : 143 n. 324 IV, 3.8 : 143 n. 324 IV, 6.15 : 143 n. 324 IV, 6.34 : 143 n. 324 IV, 8.27 : 143 n. 324 IV, 9.3 : 143 n. 324 IV, 10. 13, 22 et 26 : 143 n. 324 IV, 36.2 : 143 n. 324 Encheridion 16 : 143 n. 324 29 : 143 n. 324 Eudore d’Alexandrie Apud Stob. II, 7.2.118 et 131 : 160 Apud Stob. II, 7.3 : 306 Galien De motibus dubiis VI 7 : 204 X, 5-6 : 204 De placitis Hippocratis et Platonis I, 7.1 : 104 n. 236 II, 7.8 : 102 II, 7.10 : 102 III, 2 : 102 III, 5.2-3 : 103 III, 5.31 : 103, 222 III, 5.43-44 : 102 III, 1.23-25 : 102 III, 7.2-4 : 65 n. 117, 102 n. 231 III, 7.34 : 103 IV, 1.14 : 87 IV, 2.2 : 51 n. 80, IV, 2.4-6 : 46 n. 68, IV, 2.12 : 105 IV, 2.16-18 : 105 IV, 3.2 : 60 IV, 3.8 : 88 IV, 4.2 : 51 IV, 4.2.5 : 56 IV, 4.16-18 : 105 IV, 4.24 : 143 n. 325 IV, 5.26-31 : 88

418

Index des principaux passages traités. 

IV, 6.25 : 106 IV, 6.35 : 106 IV, 7.1 : 46 n. 69 IV, 7.1-5 : 89 n. 200 IV, 7.11 : 159 IV, 7.13-17 : 246 n. 147 IV, 7.36 : 89 n. 200 V, 1. 4 : 60 V, 1.10 : 341 V, 2.3-12 : 88 V, 4.2-5 : 96 V, 5.21 : 209-210 V, 5.30-35 : 338 V, 6.4-5 : 338-339 V, 6.16 : 338-339 V, 6.25-27 : 88 V, 6.31-33 : 89 n. 200 Hérode Atticus Noctes atticae I, 26.10-11 : 176-177, 307 XIX, 1.13 : 207 XIX, 12 : 175-177, 352 XIX, 15 : 199 Hieroclès IV, 10-20 : 218 Jérôme Ad Heliodorum (= Ep. 60) Ep. 60.5 : 156-160 Julien Contra imperitos canes 192B : 166 Lactance De ira Dei XVII, 13 : 212, 238 Divinarum institutionum VI, 15.16-17 : 20 Lettre d’Aristée Aristea ad Philocratem epistula 256 : 140 n. 320 Lucien De luctu XII-XIII, XXI : 168 Lycon fr. 19 (Wehrli) voirTusc. III, 77 : 78 Métope (pseudopythagoricien) De virtute 117.17 : 358

118.2-3 : 358 119.8-10 : 358-359 Nemesius De natura hominis 2.21.6-9 : 219 Nouveau Testament ad Hebræos 200 : 140 n. 320 Origène Selecta in Psalmos 4.5 : 194 Philodème de Gadara De ira (PHerc. 182, Indelli) col. 31.24-32.1 : 83 col. 32.16-29 : 84 col. 33.23-33 : 84 col. 33.34-34.6 : 84 De morte 157 Philon d’Alexandrie De Abrahamo 32 : 290 48 : 286 257 : 178-179, 325-326 De agricultura 10 : 286 6-17 : 286-287 14 : 273 30 : 279 64 : 292 89 : 286, 292 94 : 279 94-123 : 313-315 De animalibus 342 De cherubim 71 : 291 De congressu eruditionis gratia 59 : 291 81-84 : 341 85 : 291 162 : 288 De decalogo 142 : 279, 274 143-146 : 283-285 De ebrietate 140 : 280

419

Eradication ou modération des passions

147 : 284-285 n. 54, 174-177 : 284-285 n. 54 De gigantibus 4 : 291 6 : 349 15 : 292 De Iosepho 79 : 290 166 : 290 De migratione Abrahami 66-67 : 300-301 92 : 288 146-147 : 273, 330-336 De mutatione nominum 1 : 280 72 : 288 73 : 273 113 : 273 157-165 : 193 177-187 : 319 186 : 319 De opificio mundi 79-81 : 323 De plantatione 43 : 343-344 98 : 287 De posteritate Caini 101-102 : 330-336 102 : 267 155 : 293 De praemiis et poenis 71 : 282-283, 329 De providentia 14-16 : 344 De sacrificiis Abelis et Caini 48 : 292 111 : 289 130 : 293 De somniis I, 173 : 288 II, 106 : 293 II, 255 : 293 II, 266 : 286 De specialibus legibus I, 191-193 : 323 I, 257 : 280, 288 I, 260 : 288

III, 31 : 328 III, 116 : 328 III, 121 : 328 IV, 14 : 328 IV, 55 : 288 IV, 72 : 328 IV, 79 : 324 IV, 79-131 : 283, 285 IV, 101-102 : 330-336 IV, 168 : 330-336 De virtutibus 9 : 327 34 : 288 De vita Mosis I, 25-27 : 317-318, 321 n. 146, 322 II, 8-10 : 336-340 II, 68 : 300 II, 139 : 280 Legum allegoriae II, 5-10 : 336-340 II, 16-17 : 344-346 II, 59 : 290 II, 94-107 : 313-315, 317 II, 98 : 291 II, 101-102 : 322 II, 104 : 323 II, 109 : 323 III, 114-161 : 294-327 Quaestiones et solutiones in Genesin I, 55 : 319 I, 79 : 193-194 II, 56 et 57 : 281, 286, 319 III, 5 : 267 IV, 73 : 320 IV, 15 : 365-366 V, 73 : 325 VI, 177 : 293 Quis rerum divinarum heres sit 23 : 329 184 : 343 n. 212 214 : 267 230-233 : 343 n. 212 243 : 292 264-274 : 329 272-274 : 343-344 Quod deterius potiori insidari soleat 6-7 : 332

420

Index des principaux passages traités. 

28 : 288 46 : 289 67 : 289 105 : 286 119 : 329 120 : 281 Quod Deus sit immutabilis 55-69 : 289 111-116 : 285-286 136 : 280 137 : 291 140-180 : 330-336 146 : 273 183 : 286 Quod omnis probus liber sit 13 : 273 17 : 291 27 : 267 106-113 : 353-355 Platon Phaedo 64a-68b : 292 64b : 305 66a : 305 66e : 305 68c : 305 83d : 305 Phaedrus 353d-254e : 316 Politeia 435b-443d : 296 602d-606e : 160-162 Timaeus 42d-44c : 303 69d : 303 69e-70c : 296 70a : 303 71e : 303-304 Plutarque Consolatio ad uxorem 609A : 179-180 De libidine et aegritudine 154E-K : 216-217 De Stoicorum repugnantiis 1037F : 52 1041D-E : 240 1051C-D : 353-355

De virtute morali 441C-D : 95, 96 443C : 96, 307 444B : 96 449A-B : 19, 62, 219 451A-B : 220 Non posse suaviter vivi secundum Epicurum 1101A : 180 Pseudo-Plutarque (auteur de la Consolation à Apollonius) Consolatio ad Apollonium 102C-E : 137-141, 326, 362 104B : 152 111D : 168 111E : 170 118D-119E : 172 Pseudo-Plutarque (auteur de Sur la vie et poésie d’Homère) De vita et poesi Homeri 135 : 141, 352 189 : 180 Pseudo-Plutarque (auteur de La vie des dix orateurs) Vitae decem oratorum 833C : 151 n. 359 Polystrate De irrationali contemptu 5. col. XXI 7-10 : 166 Posidonius Kidd 31: Voir Gal. PHP V, 5.30-35 Kidd 159: Voir Gal. PHP V, 1.10 Kidd 161: Voir Gal. PHP V, 6.16 Kidd 187: Voir Gal. PHP V, 6.4-5 Kidd 176: Voir Sen. Ep. 95.65 Pyrrhon d’Elée : 144-146, 178 Sénèque Ad Marciam 16.7-8 : 170 Ad Polybium 9.1 : 171 18.5-6 : 179 De Beneficiis II, 5.3 : 220 De ira I, 1.1 : 180 I, 1.3-7 : 219

421

Eradication ou modération des passions

I, 2.4 : 238 I, 3.2 : 239 I, 3.3 : 254 I, 3.4 : 245 I, 5.2 : 237 I, 6.1 : 242, 243 I, 6.5 : 238, 243 I, 7.1 : 237, 242 I, 7.2 : 245 I, 7.3-4 : 246 I, 8.2 : 245 I, 8.3 : 245 I, 9.2 : 254 I, 9.3 : 244, 256 I, 11.1 : 242 I, 11.1-8 : 243 I, 12.1 : 242 I, 12.3 : 256 I, 12.5 : 243 I, 13.3 : 242 I, 13.5 : 243 I, 16.6 : 242 I, 16.7 : 191, 215 I, 17.1 : 255 I, 17-11 : 244 II, 1.2 : 197 II, 1-3 : 214, 232 II, 4.4 : 224-236 II, 2.1 : 200, 202 II, 2.2 : 201 II, 2.5 : 191-192, 198, 200, 205 II, 2.6 : 206, 2014 II, 3.1 : 198 II, 3.2 : 204, 206, 214, 214 II, 3.4 : 195, 198, 221 II, 3.4-5 : 224-236 II, 4.1 : 191-192, 202, 224-236 II, 4.2 : 197, 204, 224-236 II, 5 : 197 II, 6.1-10.7 : 167 II, 10.6-10 : 243 II, 11.1 : 244 II, 12.1 : 264 II, 12.3-6 : 234 II, 15.1 : 242 II, 16.1 : 242 II, 18 : 180

II, 22.23 : 234 II, 31 : 234 III, 1.1 : 180 III, 3.1 : 255 III, 3.3-8 : 214 De tranquillitate animi 9.4 : 162 10.4 : 162 11.1-5 : 162 11.6-12 : 162 De vita beata V, 1 : 214 Epistulae morales ad Lucilium 9.1-3 : 145-146 11.9 : 220 45.4 : 259 33.4 : 263 57.3-4 : 200 58 : 212 63.8 : 171 63.14-15 : 170 71.29 : 217 75 : 264 76.10 : 106 85 : 190-191, 237, 256-275 85.2-3 et 5 : 164-165 85.4 : 246 85.9-10 : 244, 245 85.17-30 : 246-249 85.29 : 146-147 95.65 : 159 99 : 174-175 99.25-29 : 156, 200 107.5 : 219 113.18 : 224-236 116 : 190-191, 237, 256-275 116.1-3 : 179, 241, 245 n. 146 116.7 : 235 Sextus Empiricus Adversus Mathematicos VII, 174 : 44 VII, 228-231 : 195 Stilpon de Mégare : 145-146, 167, 170, 178 Pseudo-Timée de Locres De natura mundi et animae 71, 102d : 307

422

Index des principaux passages traités. 

72, 102e : 306-307 73, 103a : 307 82, 104b : 307, 360 Télès Ad exilium 167 Peri apatheias 163-172 Théagès (pseudopythagoricien) De virtute 192.5-8 : 359

192.16-18 : 359 193.1-2 : 358 Themestius Orationes, 32 = Metriopathēs ē philoteknos 181 Valère Maxime Factorum dictorumque memorabilium libri III, ext. 2 : 353-355

423

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements Introduction Approche et méthode

7 9 13

Premier chapitre : La controverse entre éradication et modération des passionsdans les Tusculanes de Cicéron 19 I. Bonnes et mauvaises passions 19 La passion comme jugement ou opinion 28 Les biens, les maux et des indifférents 32 La grammaire des passions 35 Une erreur de jugement ? 41 Le modèle du double-jugement 45 Genèse de la théorie des passions dans le stoïcisme 50 Une objection possible 58 II. Les acteurs de la controverse 66 Remarques méthodologiques 66 Les Péripatéticiens 72 La μεσότης d’Aristote et la mediocritas des Péripatéticiens73 Les Péripatéticiens mentionnés dans les Tusculanes 78 Les arguments péripatéticiens chez Philodème de Gadara 82 Les Stoïciens 87 III. Les enjeux de la dispute 90 L’échange90 L’argument du monisme psychique : une controverse indépendante de la question de la structure de l’âme 94

Eradication ou modération des passions

L’argument des passions et le souverain bien 110 L’éradication d’Antiochus ? 111 L’argument des passions dans la cinquième Tusculane 116 Examen des syllogismes 119 Le lexique de la controverse : une confrontation sans apatheia ni metriopatheia136 IV. La controverse à propos des passions et la tradition de la consolation 149 Le genre de la consolation 150 La texture consolatoire des Tusculanes152 L’exercice consolatoire, une pratique philosophique courante155 Les exemples de Platon, Sénèque et Epictète 160 Le Περὶ ἀπαθείας de Télès : une consolation 163 Le fragment de Télès en regard des Tusculanes 172 Investissement des consolations par les controverses 173 Le débat apatheia-metriopatheia dans les consolations : Hérode Atticus contre les Stoïciens175 Les termes apatheia et metriopatheia dans les consolations 177 Deuxième chapitre : La controverse chez Sénèque 183 I. Introduction 183 La démarche de ce chapitre 183 Les sources 187 Le De ira 187 Les lettres 85 et 116 190 II. De la pré-passion à la passion : défendre la possibilité d’une vie sans passion 191 Les ombres des passions 191 Remarques sur le terme ‘propatheia’191 Troubles psychiques et/ou corporels ? 195 La place des mouvements corporels 199 La phantasia pré-passionnelle 200 Les pré-passions de Sénèque et l’influence de Posidonius207 La polémique comme moteur de la théorie des pré-passions de Sénèque 215 L’assentiment et la délibération volontaire 220 II. Eradiquer les passions ou vivre avec elles ? 236 Sénèque contre la naturalité des passions 237 Sénèque contre l’utilité et la nécessité des passions 242

426

Table des matières

Sénèque contre la modération des passions Les passions modérées et la suffisance de la vertu pour le bonheur III. L’identité des défenseurs de la modération des passions

245 246 249

Troisième chapitre : Philon d’Alexandrie sur la modération et l’éradication des passions 265 I. La place de Philon dans cette étude 265 Philon et les passions : status quaestionis274 II. Philon à l’assaut des passions 279 Le champ lexical et les définitions stoïciennes des passions 279 L’éradication des passions 285 L’association entre les vices et les passions 291 L’association entre les passions et le corps 292 L’apatheia de Moïse : examen des Legum allegoriae III, 114-159294 L’apatheia de Philon et le platonisme 302 III. Le paradoxe d’une modération des passions chez Philon 308 La metriopatheia d’Aaron : le contrôle des impulsions 308 La pré-passion philonienne 313 Une défense de la modération des passions chez Philon ? 328 La louange de certaines passions spécifiques et le rôle de Dieu dans l’économie humaine des passions 328 Les exégèses de la voie royale : une lecture dualiste de la μεσότης aristotélicienne 330 Les passions sont-elles des aides ? 336 Les passions sont-elles naturelles ? 340 IV. La dispute à propos des passions : 4 Maccabées et les pseudopythagorica 347 4 Maccabée : le contrôle des passions par la raison 347 Prise de position au sein de la controverse à propos des passions350 Le supplice des philosophes chez Philon : une lecture dualiste 353 Les passions dans la tradition pseudopythagoricienne 355 L’apatheia et la metriopatheia du De educ. d’Archytas 361 Conclusion Le lexique de la controverse L’objet de la dispute Ce qu’est la passion

369 369 370 370

427

Eradication ou modération des passions

Une controverse à propos des biens et des maux 372 L’eupatheia, l’assentiment et la propatheia373 La figure du sage 374 Le mode polémique, les sources et les identités philosophiques 374 Epilogue

377

Bibliographie

381

Index locorum 415

428