Epictete Et Platon: Essai Sur Les Relations Du Stoicisme Et Du Platonisme a Propos de la Morale Des Entretiens 2711603970, 9782711603978

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Epictete Et Platon: Essai Sur Les Relations Du Stoicisme Et Du Platonisme a Propos de la Morale Des Entretiens
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Amand JAGU Docteur ès Lettres Professeur aux Facultés Catholiques de l'Ouest

ÉPlCTÈTE ET PLATON Essai sur les relations du Stoïcisme et .du Platonisme

à propos de la Morale des Entretiens

PARIS

LIIJRAimE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6,

PLACE DE LA SORBONNE, (ve)

ÉPICTÈTE ET PLATON

Amand JAGU DO CTEUR ÈS LETT RES

ÉPICTÈTE ET PLATON Essai sur les relations du Stoïcisme et

du Platonisme

à propos de la Morale des Entretiens

PARIS LIBR AIRIE P HILOSOP HIQUF ] . VR I N 6,

P LACE DE LA SORBON NE

(v 0 )

AUGUSTO DIES MAGISTRO AMI CO D-D

AVANT-PROPOS

Les cruelles expériences politiques de son pays, la mort de Socrate, ses propres voyages en Sicile ancrèrent dans l'âme de Ptat;~ la convicçion qu'il n'y a de bonheur ni pour la cité ni pour l'individu en dehors de {a justice. Ardemment patriote, il (Joulut travailler au salut de ses concitoyens. Mais, au lieu de se lancer dans l'action qui risquait de le corrompre, comme elle avait corrompu son cousin Critias et son oncle Charmide, il préféra continuer l'œuvre de Socrate et fonder sur la -science et la vérité une p-olitique capable de réformer les hommes, les institutions et les mœurs. La véritable genèse des dialogues platoniciens et -tout particulièrement de la République et des Lois est à chercher dans ce désir de justice. Aussi trouve-t-on à chaque instant chez Platon un rigorisme, une austérité qui font de son œuvre comme une préparation de la morale du sustine et abstine . Il nous a paru qLt' il valait la peine de chercher les germes du Stoïcisme dans Platon et ce que gardent de Platonisme les Entretiens d'Épictète: c'est tout l;objet du prés ~nt travail. Nous dirons plus loin les raisons qui nous ont amené à . borner notre étude à Épictète . Qu'il me soit permis dè dire ici mà profonde reconnaissance à 111. A. Diès, membre de 'l'Institut, qui, le premier, m'initia à la recher~he scrupuleuse et scientifique, m'apprit à connaître et à aimer la philpsophie antique, et continua toujours de mettre à ma disposition sa science si sûre. C'est pour moi un agréable devoir aussi de remercier M. E . Bréhier, membre de l'Institut. 1Von seulement il a approuvé l'idée de cet ouvrage, m;;,is il m'a aidé à surmonter bien des difficultés et m'a donné de judicieux conseils.

INTRODUCTION Un des traits saillants du Stoïcisme est son opposition a ux écoles de philosophie antérieures ou alors existantes. Il serait facile, en particulier, de montrer comment il se sépare profondément du Platonisme. Ses préoccupations· politiques d'~ bord ne sont plus du tout les mêmes. Athénien et de la meilleure noblesse, appelé ·par sa naissance à jouer un rôle un jour dans le Gouvernement d'Athènes, Platon, toute sa vie, a gardé l'espoir, sinon de participer effectivement a~x affaires publiques, du moins de former des jeunes gens capables de réaliser ses ambition& et d'instaurer dans -son pays cette justice dont il r êva toujours, malgré d a mères désillusions.,S)l s'attacha étroitement à -Socrate, ce fut, à n'en pas douter, parce qu'il espéra trouver dans l'enseignement essentielle" ment pratique de ce dernier l~s remèdes -aux désordres qui sévissaient alors à Athènes et qui devaient la mener au désastre. Ses voyages en Sicile, la R épublique, et les Lois sont encore les preuves irréfutables de son patriotisme, de_son désir de défendre l'Héllénisme contre le danger barbare, patriotisme qu'il serait vain de chercher chez les fondateurs du Stoïcisme. Venus de pays où s'exercent bien d'autres influences que les influences ' hélléniques , ils r estent, tout en continuant d'enseigner à Athènes, indifférents à la politique de cette cité. et des autres cités grecques. Bien plus, toute leur sympathie s'en va à la politique macédonienne qu'ils favorisent ouvertement. Aussi leur-attitude aurait-elle été un profond scandale pour Platon. Mais il existe entre le Platonisme et le Stoïcisme une différence beaucoup plus importante : Corientation même des deux. doctrines est absolument contrai~e . Alors que le Platonisme est es'sentiellement dy namique, , préoccupé de découvrir des vérités nouvelles, le Stoïcisme est statique et se contente de défendre les vérités trouvées. C'est une scolastique, et son enseignement se fait volontiers dogmatique, autorit~ire, contrastant ainsi violemment avec l'esprit de libre recherche des dialogues platoniciens . Ses représen~ants parlent presque toujours comme l~s prophètes, qui proclament les oracles de Dieu sans les discuter et sans donner de r aisoris. Le sa:ge platonicien, dont le type parfait reste Socrate, affirme au contraire qu'il ne sait :cien. C~ n 'est pas de sa part, comme • certains exégètes ont voulu le croire et peut-être Platon lui-même, une attitude, c'est l'exacte vérité. Puisqu'il ne sait pas, il cherche, e~ pour mieux trouver, il s'adjoint un ou plusieurs interlocuteurs. ->. Dans la suite, il choisit les passages les plus remarquables de ce œcueil et les réunit sous le titre de 'Ey;:cè:LplOLOv, que rend assez bien notre appellation de Manuel. Dans notre étude, nous ne nous appuierons guère que sur les Entretiens. Le Manuel en effet est dest~né aux initiés beaucoup plus qu'aux profanes. Il contient, à l'usage de ceux qui pratiquent déjà la doctrine d'Épictète, les maximes capables d' « évoquer rapidement toute une leçon du maître et (de) sugghér une pensée salutaire n 4 dans ces circons- · tan,ces où une décision prompte s'impose. La simplification y est considérable, et, rr par la même raison il ne peut" servir aujourd'hui qu'à titre accessoire, si on veut · tâcher d'entrevoir la vraie physionomie d'Épic· tète >> 5 • Les Entretiens, tout au contraire, sont non seulemen~ un exposé fidèle des idées d'Epictète, mais la source la plus. remarqûable que nous ayons pour connaître la morale stoïcienne, telle qu'elle était professée sous l'Empire. En recueillant les paroles d'Epictète, Arrien, comme nous l'avons dit plifs. haut, ne se proposait nullement en effet de les livrer au public,· ce qui aurait pu l'amener à les arranger et à les enjoliver par va·nité d'auteur. Il voulait simplement garder ainsi pour lui-même rr des souvenir~ de la pensée . et du franc parler >> (ùno[LV~[LIX'riX ... -r~ç lxdvou OL!Xvol!Xç x!Xt 7t1Xpp'Y)crl!Xç) de son maître 6 • Lui-même prend soin d'aver1. Il est impossible d'admettre l 'hypothèse de H. W. F. STELLWAG (Ret Eerste Boek der Diatriben, Amsterdam, H. J. Paris, 1933), qui voudrait que les lhest pour en tirer une conclusion pratique. Si la théologie occupe plus de place chez lui que la Logique et la Physique, c'est que les devoirs de_l 'homme sont une conséquence des liens qui le rattachent à la divinité, mais , pas plus que la Logique et que la Physique, 'elle n 'est traitée pour elle-même . P a r contre, la Morale e.s t approfondie, précisée jusque dans ses moindres détails, et toute la philosophie semble se réduire, pour Épictète, à la direction morale. Lui-même « nous apparaît, avant tout , comme le t ype de l'homme né pour être pasteur d'âmes , dont la-vocation est de Îorm er les esprits et de tremper les caractères en vue de la lutte pour la vie morale >> 4 . · · Or une lecture attentive de ses Entretiens laisse voir d' abord qu'il est un admirateur enthousiaste de Socrate, dont il rapporte plusieurs paroles, pour la plupart empruntées aux dialogues platoniciens , et qu'il a fait siennes ensuite quelques-unes de ses affirmations essentielles. Dès lors 1. CoLARDEAU, op. àt ., p . 29, note 1, en donne un ex emple. 2. L e mot es t d e CoLARDAu, op. cit., p. 31. L'art d e la sténographie était pratiqué en Grèce et à Rome, comme le prouve K. HARTMANN, A rrian und Epiktet, Ne ue Jahrbücher jür das klassische Altertl~m ... , XV, 1905 , p. 257 et p. 274-75. 3. Co.LARDEAU, op. cit., p.t.t.. Par là,i l fa ut le noter en passant, Épictète s'oppose a u Stoïcisme primitif. · !1. CoLARDEAU op. cit., p. 339.

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il nous a paru fort ut ire de rechercher quelle image il s'était fai le de Socrate et dans quelle mesure elle était conforme à celle laissée par Platon. Nous nous sommes efforcé ensuite de préciser la nature et l'importance des emprunts faits à Platon, et de prouver que les grandes thèses de sa morale étaient tout imprégnées de platonisme 1 . Cet examen forme la seconde partie de notre ouv11age, la partie centra-le et de beaucoup la plus considérable. Nous y avons joint une troisième et dernière partie pour répondre à des questions que posaient inévitablement les études précédentes et surtout pour porter un coup d'œil d'ensemble sur la transposition- qu'a dû opérer Épictète pour adapter le platonisme au stoïcisme qu'il défend. l\ous rejoignons ainsi notre dessein principal qui était d'étudier, à propos d'Épictète , les rapports du Stoïcisme et du Platonisme. 1. CoLARDEAU fait de très b1·evc·s allusions au platonisme d'Épictète. Quant à DoNHÔFFER, ce problème ne semble aucunement le préoccuper, et quand ill'abo1·de, c'est pemr rejeter toute influ ence d e Platon sur Epictète.

LIVRE PREMIER

PLATONISME ET STOICISME Une idée vaut la peine d'être mise en piei~e lumière : c'est la conliImité des grands courants de la morale grecque. Tout système philosophique i111portant hérite en effet des acquisitions antérieures .e t amorce déjà les développements futurs. Lors même qu'il se donne pour tâche de s'opposer à une autre école, il bénéficie des découvertes de celle-ci, il la continue et la complète. · C'est ce q~i est arrivé pour A;ristote. Il a beau combattre Platon, il n'aurait pas pu porter la morale grecque a u degré de perfection où il l'a portée, si Plàton n'avait pas été avant lui. Les principales thèses qu'il a défendues et auxquelles il a attaché son nom se trouvaient au moins à l'état de germe dans l'œuvre de son maître ; plus souvent elles y étaient déjà expressément formulées. C'est ce qu'a bien montré V. Brochard da:ns son excellente esquisse sur la morale de Platon 1 . Mais Aristote est loin d'avoir épuisé la fécondité de la pensée platonicienn'e. Tous les chercheurs, tous les réformateurs des siècles à venir devaient y puiser le meilleur de leurs doctrines, et, poùr tous, ellé devait être, suivant une heureuse · formule, « l'éternelle éveilleuse et l'éternelle illuminatrice » 2 • Elle contenait en particulier sur l'idéal moral, sur la primauté de l'éthique, sur son fondement, sur la solidarité du bonheur et de la vertu, sur le sage, sur ses rapports avec le monde, des propositions que devaient reprendre les Stoïciens et auxquelles ils devaient donn er le plus magnifique développement.

1..

LA VIE CONFORME A LA

N .-I.TURE.

La morale des Stoïciens découle tout entière de leur physique, de la conception qu'ils se sont faite de la nature. Pour eux, la raison, principe actif et divin, pénètre la matière, qui est le principe passif ; elle produit, en l'informant, toutes choses. Source dont proviennent les choses, elle est a ussi leur substance. En fin de compte, elle s'identifie avec Dieu, et les deux termes, Dieu et nat~re, désignent la même universelle réalité. Parce que la raison pén·ètre le monde dans sa totalité, toutes les · 1. Études de Philosophie ancienne et de Philosophie moderne, Paris, 1926, pp. 196219. 2. A. D1 Ès, Autour de Platon, t. II, p. 571.

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ÉPICTÈTE ET PLATON

choses sont .liées les unes aux autres et obéissent à Ùne loi' qui ne peut jamais être transgressée.· Il en résulte un détermiu'isme universel en même temps qu'une harmonie universelle : l'univers est une admirable œuvre d'art dont l'autCitr est un Dieu-Providence. Cette théorie qui représente un des traits les plus caractéristiques du Stoïcisme est capitale à cause de ses conséqùences - éthiques. L'univers est en effet essentiellement un x6cr[LOÇ, un ordre auquel toutes les choses sont sou mises pour leur plus granet bien. Les hommes ont un unique devoir : prendre conscience de cet ordre pour le contempler, l'admirer et y conformer leur conduite. Tel est le sens du célèbre précepte de Zénon : « Vis conformément à la nature. >> Mais la nature de 'l'homme, c'est de . posséder la raison, et le précepte de Zénon~peut encore se formul er ' : fLYJ'I, 0't'EY1 ex•~r-ep•rr,crs rrcxv"t"cx i>Lt~.

;cf>
> Jamais il ne faut se résigner à être injuste de plein gré, car commettre une injustice n'es t jamais bon, jamais beau 4 . L'éventualité d'un sort pire ou meilleur que notre sort actuel ne doit pas nous amener à juger autrement de l'injusti ce 5 . Bien plus, il faut même aller contre le sentiment populaire qui croit qu'on peut répondrè à l'injustice par l'injustice : ~e sèrait toujours faire du mal à quelqu'un, et donc commettre un acte immoral 6 • Le Gorgias reprend toutes ces thèses et les pousse jusqu'à leurs dernières conséquences, jusqu'à mettre le suprême' bonheur dans un renoncement si total que CalliClès y voit un renversement complet de la manière habituelle de concevoir la vie 7 • Le problème a bordé tout le long du dialogue est celui du bonheur, de la fil). dernière de la vie humaine. Il s'agit de savoir qui, de la sophistique, de la rhétorique politique ou de la philosophie, sera maîtresse de vie. La pratique de la vertu suffit-elle à assurer la béatitude, voilà ce qui fait le vrai fond du débat, voilà ce qui lui donne toute sa signification , toute sa valeur, et aussi son intérêt le plus authentique. La réponse de Socrate ne laisse aucune équivoque possible sur sa conviction : seul le sage, le tempérant, qui est en même temps juste, courageux et pieux, possède le bonheur, tandis que le méchant est au contraire malheureux 8 • C'est dire nettement que la vie heureuse se résume dans la pratique de. la vertu, et particulièrement dans cette vertu de justice qui est la racine de toutes les autres. Nhtre devoir ici-bas consiste donc à poursuivre la tempérance , à nous y e,x ercer et à fuir l'intempérance dans la mesure du possible ; t el est le but que nous devons avoir devant les yeux durant notre vie , tel est celui qu'il faut proposer à l'indivivu comme à l'État, si nous voulons leur procurer le bonheur 9 • La tâche essentielle pour l'homme n'est pas de se préoccuper de la durée de sa vie ni de s'attacher passionnément à elle ; il abandonne ce soin à la divinité et croit avec les femmes que personne n'ichappe à sa destinée. Ce qui fait l'objet de ses soucis, c'est le 134 e-135h. 135 c: 'EÀeuGepo7tpErri:ç OE ~&peT~. Apologie, 29 b. Criton, 4 9 a. · 49 b. Criton, 4 9 b-e. . 7. 481 c : Et !J.È:V y> 12 • Aussi Socrate ne cesse pas de rappeler à Thrasymaque le sérieux de la recherche qu'ils ont entreprise en voulant définir la justice: > Platon, de son côté, ne tarit pas d'éloges sur la piété de son maître. Il montre que toute sa conduite fut consacréè au service de Dieu et ille fait mourir martyr de son obéissance à la mission que ce Dieu lui avait confiée. Or, Épictète est une nature essentiellement religieuse, et il touche au lyrisme quànd il parle de Dieu 1. CoLARDEAU, op. cil., p. 7. 2, Dans les Entretiens, le nom d e Socrate es t cité 63 fois, celui d e Diogène 2t, foi s et celui d 'Hercule 12 fois, 3. Entretiens, I, u, 33 sq. 4_ Ibid., II, VI, 26 ; cf. I, XIX, 6 ; III , XXIV, 40 ; III, VIl, 34 ; 5. ZELLER, La Philosophi-e des Grecs, He partie, 1re section, trad. BE LOT, p. 232. 6. Ce sont surtout ses juges, ses accusateurs, les disciples d ' Épicure et Aristoxène. S ·ur rinvraisemblance de leurs assertions, cf. ZELLER, op cil., p. 67-68 avec les notes. 7. Mém. III, I, 11, et IV, vm, 11.

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et de ses dons : > Parlons plus correctement, réplique Épictète et il réfute .ces objections en suivant de très près le passage de l'Apologie 6 où Socrate. essaie de prouver à ses juges qu'en le condamnant ils se font davantage tort à eux-mêmes qu'à lui. Qu'y a-t-il d'étonnant, dit-il, à ce que le corps de Socrate ait été conduit et traîné en prison par ceux qui étaient plus forts que lui, à ce qu'on ait donné de la ciguë à ce corps de Socrate et qu'ainsi on l'ait fait mourir? En ce qui concerne le corps, les accusateurs "et les juges l'emportaient sur Socrate. Rien donc qui ne soit normal dans les traitements qu'ils lui infligèrent, mais ces traitements atteignaient son corps, ils n'atteignaient pas son âme. Lui-même l'avait fort bien compris quand il déclarait à ses juges : « An~rtos et Mélétos peuvent me tuer, ils ne peuvent me nuire. >> Voilà pourquoi encore, loin de penser à accuser les dieux, il se soumettait avec empressement à leur volonté clairement indiquée par les événements : « Si tel est le bon plaisir des dieux, qu'il en soit ainsi ! >> Épictète continue en donnant la raison pour laquelle le gain était pour Socrate et le tort pour les juges, et cette raison se trouve être exactement celle qu'invoquait Socrate : « C'est en effet la loi de la nature et de Dieu que ce qui vaut 1. Entretiens, IV, 1 v, 1 !J-21. 2. Criton 45 c,-d et 5!t a,-b . Entretiens, Ill, xx1v, 60. Sans doute É:pictète n e se réfère pas directement à ce passage du Criton, mais le contexte semble hien indiqu er qu'il l 'a en vue. Il faut aimer les siens, dit-il en se souvenant qu'ils sont destinés à ·mourir, à émigrer de cette terre, à la manière de Socrate qui aimait ses enfants " en homme qui se souvient qu 'il faut aimer d 'abord les dieux " (wc; !J.EiJXI)!l.Évo::; , rrpc;iTov l'id 6wïc; dvcn c:plÀo•1). N 'est-ce pa~ précisément )p Criton qui nous apprend qu ' il choisit d.e mourir e t d e paraîL•·e ainsi abandonner ses enfants plutôt que de désobéir à son di eu ? 3. Allusion à 1'Apologie. tL Apol., 24 b, trad. CnniSET. 5. Entretiens, I , xx1x , 1 (i -17. 6. Apologie, :~0 c,-cl.

on

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ÉPICTèTE ET PLATON

le plus l'emporte toujours. sur ce qui vaut le moins (NofJ.OÇ ycip njç cpucre:wç x (le mot étant pris au sens du xvne siècle), à les juger et à n'en acj.mettre aucune sans cet examen préalable 7 • Notre tort, nous l•avons déjà vu, est d'·employer des mots dont nous ne comprenons pas le sens 8 • L'étude de la Logique apparaît _donc comme la préparation nécessaire à celle de la Morale: Après seulement, nous pourrons aborder les questions vitales sur la n~ture de Dieu, de l'homme, du bien et du mal, et nous exercer à la pratique, mais il serait ridicule de vouloir commencer· par là, (( car 'è' est chose mal aisée, que de commencer par les questions les plus ardues >> 9 • 1. Entretiens, Il, xi, 13. Cf. aussi au début du même chapitre:« Le co.'nii'iencement de la philosophie chez ceux qui s 'y adonnent avec sérieux, c'est le sentime,nt de notre faibl esse et de notre indigence dans les choses indispensables. »Platon, lui aussi,. aime employer les images empruntées à l'art de peser et de mesurer : Protagoras,. 356 b-357 b ; Rép., X, 602 d ; Politique, 285 a sq. ; Philèbe, 55 e . 2. Entretiens, II, XI, 17. 3. Entretiens, Il, XI, 18. ~ . 4. Ibid., II, XI, 19-25 . ' 5. Ibid., 1, xi, 39. Épictète semble se souvenir ici de l'épisode de la servante d e Thrace, rapporté par PLATON dans le Théétète\174 a sq. Le ridicule jeté par la foule sur le sage est un thème. constant chez lui: cf. notamment Gorgias 484 c-e et Rép., 517 d. 6. Entretiens, II, XIV, 10. 7. Ibid., I, xx, 7. Cf. ii, xiv, 14: « II faut commence,r par se rendre compte de la valeur des mots. » Dans les premiers dialogues platoniciens, Socrate n 'a pas d'autre préoccupation. 8. Entretiens, II, xiv, 14-16.

9. Ibid., I,

XXVI,

1-l•.

L'INTELLE.CTUALISME MORA_L n'ÉPICTÈTE

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Mais qu'on y prenne garde pourtant, cette étude théorique ne suffit pas. Sortis de l' école, nous sommes' trop enclins à oublier les principes que nous y avons appris, et nous omettons trop souvent d'examiner les questions que nous pos ent les événements extér ieurs avant d'y répondre. D~ là vient qu'il n'y a dans toute notre conduite que bassesse, impudence, absence de toute valeur, lâcheté et négligence 1 . Une attitude réflexive s'impose donc avant l'action, sinon nou~ avons chance de prendre des décisions absurdes et d'y persister d'une manière plus absurde encore. C'est ce qui arriva à un des amis d'Épictète qui résolut, sans aucun motif, de se la isser mourir de faim. Épictète l'alla trouver et eut toutes les peines du monde à le dissuader d e sa funeste décision 2 • Sans doute de pareils cas sont extrêmement rares, mais le conseil d'Épictète reste très opportun et se rattache directement à l'intellectualisme. moral : nous devons m ettre le plus possible de réflexion dans notre vie, si nous voulons qu'elle soit vraiment morale . Si le vrai et le bien sont identiques pour Épictète, la faute morale se r éduit pour lui à une ignorance. Comme nous l'avons vu tout au début de ce chapitre, tout homme porte en lui une répugnance instinctive pour le mal et un attrait irrésistible vers le bien. Personne ne veut vivre dans le péché, personne ne veut vivre dans l'erreur, dans l'échec, dans l'injust ice, dans l'intempérance, en récriminant sur son sort, avec des sentiments bas ; pe'rsonne non plus ne veut passer s& vie à s'affliger, à trembler, à jalouser autrui et à le prendre en pitié, à manquer ce qu'il désire, à t omber dans ce qu'il redoute 3 • Il reste donc que toute faut e morale ,doit se mettre au compte de l'ignorance, que le péché est toujours involontaire 4, et que celui qui commet une faute ne fait pa s Ce qu'il veut (o-Jj),o\1 O"n () [LÈ:\1 6ÊÀE~ OÙ 7tO~d) 5 • Pour ne laisser aucun doute sur sa pensée, Épictète a recours à des exemples concrets, empruntés, comme Socrate aime à le faire chez Platon ; a ux tra giques ou à Homère. Un des plus caractéristiques est a ssuré ment celui de Médée, pour qui Épictète éprouve:une véritable sympathie , parce que son geste manifest e une force d 'âme extraordinaire. Pour punir Ja~ on qui l'a délaissée, elle tue ses propres enfants et peut jouir ainsi de la douleur de leur père . Certes, c'était là la chute d'une âme qui avait de la vigueur, c'était pourtant ignorer où r ésidait le secret d e faire ce que l'on veut, ajoute Épictète 6 • Il explique ainsi le désaccord entre Ac,hille et Agamemnon au suj et de Chryséis : l'un des deux, dit-il, 1. Entretiens, II, xvi, en entier. 2. Ibid., II, xv, en entier 3. Entretiens, IV, I, 1-5. 4. Ibid., I, XV II , 14 ; I , xxvi, 6 ; I, xxviii, 4 ; II, xxii, 36 ; II, xxvi, 1. La faut e, pour S ÉNÈQUE aussi, est un égarement (De Ira, II, x, 1). 5. Ibid., II, xxvi, 1. C' est la doctrine et la formule même du Gorgias, 466 b-468 e, où Socrate prouve à Polos que les orateurs et les tyrans sont les moins puissants des hommes, attendu qu'ils ne fon,t rien, pour ainsi dire, de ce qu'ils veulent, tout en faisant ce qui leur paraît le meilleur .... 6. Ibid., .II, xvii, 19-22. Autre a llusion à cc fait dans I, xxvm, 7, et citatwnde la 1 Médée d'EuRIPIDE.

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ÉPICTÈTE . ET PLATON

se trompa en appliquant la notion innée du devoir à ce fait particulier 1 . De même la mésentente des Ath~niens avec les Macédémoniens, des Thébains avec ces deux peuples, du Grand Roi avec la GTèce, des Macédoniens avec tous les deux, celle des Romains et des Gètes, la guerre de Troie, tiennent uniquement à une erreur sur la nature du vrai bien 2 • En conformité avec cette conviction que le péché est le fruit de l'ignorance, Épictète prêche la pitié à l'égard de ceux qui font le mal. -C'est même un des traits qui font le plus honneur à une doctrine qui, par beaucoup de côtés, peut paraître trop austère. Ne nous emportons pas trop vite, dit Épictète, contre les méchants en les taxant de voleurs, de pillards, d'adultères. Ce ne sont que des malheureux qui se trompeilt et mettent le bien et le mal où ils ne sont pas. Ils devraient nous inspirer de la pitié bien plus que de l'indignation, car ils sont véritablement à plaindre. Si nous remarquons qu'il1s s'égarent et se trompent sur les questions qui importent le plus, que ce sont de vrais aveugles « non dans ces yeux du corps qui distinguent le blanc du noir, mais dans ces yeux de l'esprit qui distinguent le bien du mal JJ, nous sentirons tout de suite combien notre dureté à leur égard serait inhumaine. Le plus grand des dommages n'est-il pas d'être privé d'une volonté droite ? Laissons donc les mots de haine à la multitude. D'ailleurs, sommes-nous, pour notre part, devenus sages en un jour 3 ? Imitons plutôt Socrate qui traita avec tant d'indulgence le gardien, quand celui-ci vint lui annoncer en pleurant qu'il fallait boire le poison. Il n'essaya pas de le raisonner et de lui montrer l'absurdité de ses pleurs, réservant ses remontrances à ses d isciples qui pouvaient le comprendre 4 • Agir autrement serait manquer de sagesse. Les .injures et les moqueries sont le fait de l'ignorant ; le sage, lui, ressemble au bon guide qui remet dans le droit chemin le voyageur égaré 5 • lisait qu'il sufiit d'éclairer les méchants, de leur montrer leur erreur pour qu'ils renoncent aussitôt à 1. Entretiens, l, xxii, 5-8. 2. Ibid., II, xxii, 22-23. Quand, dans le Timée (86 b-87 h), après avoir étudié ]·es maladies du corps, PLATON en vient à celles de l'âme, il en distingue deux, principales: la folie (-rà [LÈ:V [LIXVLIXV) ct l 'ignorance (-rà ilè: tX[J.tX8bv). Les vices ne sont que des maladies provoquées par un cèrtain état du corps ; et les méchants ne doivent pas en être tenus pour responsables. SÉNÈQUE voit lui aussi dans les vices de véritables maladies de l'âme (animi ... morbis, De Ira, II, x, 3). . \ 3. Entretiens , l, xviii, 1-10. Cf. I, xxviii, 9 ; I, xxix, 64-.66 ; II, xxii, 36. Cette doctrine concorde tout à fait avec un passage des Lois (V, 731 cd) où Platon demande la même compassion à l'égard des pécheurs, et ne fait d'exception que pour les incuI·ahlf.s. Il commence par rappeler le principe socratique que " quiconque fait le mal le fait contre son gré " (1tiic; o ol Le comble de l'impudence et de !'~imposture, c'est que les Épicuriens se marient, ont des enfants, prennent part aux affaires publiques, s'établissent prêtres et devins, consultent la Pythie, alors qu'ils ne croient pas aux dieux 4 • Peut-on imaginer, conclut Épictète, pire ingratitude, pire impudence ? Ces hommes mangent du pain chaque jour et osent se demander . si 1. Entretien.~, II; xx, 1-20. Les Académiciens refusent d 'adm ettre qu 'il y ait vérité ou évidence, qu 'i l y ait possibilité de connaître, mais de quel druit peuvent-ils poser ces affirmations ? De même Épicure nie qu'il soit naturel aux êtres r aisonnables de se lier les uns aux autres (OÙ)( lcl"'n > Dieu ne pouvait agir autrement d'ailleurs,. car « si cette npotX(pe:otç qui nous est personnelle et qu'il nous a donnée après l 'avoir déta:chée de lui-même pouvait être contrainte ou entravée par lui ou par d'autres, il ne serait plus Dieu et il n'aurait pas de noûs le soin qui convient 2 • » A plus forte raison, les. tyrans ne peuvent rien contre elle : (( .Pour notre npotX(pe:crLç, affirme Epictète, il n'y a. ni voleur ni tyran 3 . » Celui-ci peut bien emprisonner notre corps, nous trancher la tête, mais l'âme lui échappe absolument 4 • Rien d'autre ne peut agir sur elle qu'elle-même 5. Rien 1 ne lui est supérieur et sa domination s'étend sur toutes les autres faculté,,s. 6 · Comme chez Platon_, s~n rôle essentiel est de commander. Les autres facultés ne sont que des servantes et des esclaves, aLcXXO'JOL · XIXt aoÜÀOCt,. placées sous ses ordres. La v u e, l'ouïe, l~ vie elle-même sont des biens précieux sans dout·e , mais c'est à l'âme qu'il appartient d'en user, c'est à elle qu'il appartient d'en juger l 'importance et la valeur. C'est l'âme en effet qui ouvre et ferme nos yeux, qui les détourne de ce qu'ils ne doivent point voir pour les diriger vers d'autres objets, qui nous dit par exemple s'if faut regarder la femme d'un autre et comment on doit la regarder. C'est elle qui ouvre et ferme nos oreilles. C'est elle encore qui nous dit s'il faut ajouter ou non créance à ce qu'on nous débite,.· et s'il faut nous en émouvoir ou non. Notre. art de la parole peut arranger .-et disposer les mots, mais vaut-il mieux parler ou se taire, seule l'âme peut nous le dire. Son pouvoir s'étend à la vie même, et. elle peut, à son gré, nous en faire sortir. Bien plus, c'est d'elle que dépend notre valeur morale. Comment dès lors ne pas admettre son absolue primauté 7 ? C'est bien là une doctrine constante chez Platon et affirmée avec une· force particulière dans le Phédon. Le rôle de l'âme est de résister aux désirs corporels, quand ils lui paraissent déraisonnables. Elle prend alors à leur égard l'attitude d'un maître intra nsigeant (ae:cm6~oucrtX) 8 • Diriger, commander, délibérer et autres opérations semblaqles , voilà sa fonction propre 9 • Déjà .dans l'Alcibiade, qu'Épictète, nous l'avons vu, connaissait fort bien, l'âme était définie comme ce quis~ sert du corps 10 •. Plus tard, dans le Théétète, Platon établira la prééminence de l'âme dans la sensation 11, dans la perception 12, en montrant que les sens ne sont que 1. Ibid.', I, VI, 40. 2. Ibid., XVII, 27. 3. Ibid., III, XXII, 105. 4. Ibid. , I, I, 21-24 ; I, Ix, 21 ; I, xviii, 17 ; I, xix, 8-10. 5. Ibid. , I, XXIX, 12 ; III, XIX, 2. 6. Ibid., II, x, 1. 7. Entretiens II, xxnr, 5-.19. Mê~e conception du rôle de l'âme chez SÉNÈQUE,. Ep., )92,_1. 8. Phedon, 94 b jd. 9. Rép., I, 353 d. 10. 130 a. 11. 184 b et sq. 12. 18'• d et sq. Sur la doctrine de l'âme chez Platon, cf. LACHIÈZE-REY, Les idées• morales, sociales et politiques de Platon, Paris, p.59-86. •

96~

ÉPICTÈTE ET PLATON

les intermédiaires par lesquels s'exerce la faculté de sentir, que les sensations et la perception sont l'œuvre propre de l'âme. De cette maîtrise de l'âme, Épictète tire encorè la même conséquence que Platon: l'âme est infiniment plus précieuse que le corps 1 .. Nous avons en effet d'un côté la dépendance, de l'autre l'indépendance 2 , si bien qu'il faudrait être fou pour admettre un bien au-dessus d'elle 3 . L'âme fonde encore notre supériorité sur les animaux. Par son corps, l'homme est en tout semblable aux anima11~ ,4 . Mais l'analogie cesse aussitôt que l'on considère son âme. Parce qu'il a conscience de ce qu'il fait, parce qu'il est capable de sociabilité, de loyauté, de réserve morale, de prudence, d'intelligence, toutes qualités qui n'appartiennent qu'à l'âme, parce qu'enfin il possède la raison, l'homme se distingue foncièrement de l'animal et l'emporte infinimep.t sur lui 5 • Bien plus, grâce à notre âme, nous ne sommes pas inférieurs aux dieux mêmes 6 • C'est qu'elle est une partie détachée de la divinité,\ et Épictète fait dire à Zeus : « Si j'avais éte capable de le faire, j'aurais fait libres et indépendants ton petit corps et ton petit bien ; mais, ne l'oublie pas,, rien de tout cel~ ne te constitue, ce n'est q~e de la boue artistement arrangée. Puisqu'il n'était pas en mon pouvoir de t'affranchir complètement, je t'ai donné une partie' de m~i-même, la faculté de te porter vers les choses et de les repousser, d~ les désirer et de les éviter, en un mot la faculté de savoir user des représentations 7 • n Grâce à ce fragment détaché de la divinité 8 , nous entrons dans la communauté des dieux, nous faisons partie de leur famille 9 • Il est donc permis d'affirmer qu'Épictète s'oriente vers un spiritualisme tout à fait analogue à celui de Platon. Les textes analysés ci-dessus montrent que le matérialisme stoïcien occupe chez lui une place très restreinte. Il creuse un abîme si profond entre le corps et l'âme qu'on pour-' rait presque parler de dualismè. Si les limites de la stricte orthodoxie stoïcienne ne sont pas nettement dépassées, il faut bien reconnaître contre Bonhôffer.. qu'Épictète a subi l'influence de Platon et notamment du Phédon. C'est encore à cette influence qu'il faut songer pour comprendre l'attitude qu'Épictète prêche vis-à-vis du corps et de l'âme. 1. Entretiens I, III, 6 ; II, xu, 18-23 ; III, VII, 4; cf.. Protagoras, 313 a ; Alcibiade 130 d ; Gorgia.~, 512 a. 2. Entretiens: I, xu, 33-35. 3. Ibid., Il, XXIII , 20-22. . 4. Ibid., I, XXVIII, 18. 5. Ibid., I, XXVIII, 19-20 ; II, IX, 2 ; II, x, 2. 6. Ibid., I, xu, 26; cf. Lois, V, 726 a: " D e tous les biens qui sont notre propriét é persoi:melle, il n ' y en a pas qui, étant celui de tous qui est le plus à nous, soit en nous plus divin que notre âme" (trad. RoBrN). Cf. SÉNÈQUE, Ep., 76,6: la raison est le meilleur dés biens ; elle met l'homme au-dessus des animaux et immédiatement audessous des dieux : Ratio : hac antecedit animalia. Deos sequitur. 7. Entretien~, I, r, 10-12. La raison« nihil aliud est, guam in corpus humanum pars diuini spiritus mersa (SÉNÈQUE, ep. 66, 11). 8. Ibid., 1, XTII, 27. 9. Ibid., 1, III, 3 ; cf. 1, Ix, 4-5. Sur la parenté des hommes avec les dieux grâce à la raison, cf. SÉNÈQUE. Ep.,,31, 11 ; 41,1 -2; Q. Nat., I. Pr. 12.

CHAPITRE. V

L'ascétisme d'Épictète On sait avec quelle ardeur le Socrate du Phédon essaye de convaincre ses disciples et amis du devoir qu'ils ont de s'affranchir de la dépendance à l'égard du corps et de purifier entièrement leur âme de la misère des passions (66 b-67 b, 68 ab, 83 be.) ; on sait aussi comment la vertu consiste essentiellement pour lui à réduire cette dépendance, à renoncer à tous les plaisirs corporels, aux richesses, aux soins et à la recherche de la toilette pour rre s'occuper que de l'âme, pour ne vivre que de la pensée pure (64 'c-e, 68 b-69 d, 81 ac, 82 c-84 b). Nous retrouvons chez Épictète quelques traits de cet ascétisme. Puisque le corps rentre dans la catégorie des «choses indifférentes »et des 4 • Pourtant Épictète se contente ordinairement de rejeter implicitement ces mythes. Il cite bien des passages del.' Apologie, ûu Criton et du Phédon où Socrate parle de sa fin prochaine, mais il ne retient que ce ux qui mettent en valeur sa sérénité devant la mort, son endurance, son mépris de là souffrance. Il ne lui arri.ve jamais de fàire la moindre allusion à l'espérance qu'avait Socrate de rencontrer des dieux bons pour l'accueillir après sa mort. Un texte des Entretiens, que nous avons déjà longuement analysé dans le chapitre précédent, semble faire exception. Des disciples vraiment conscients de leur parenté avec les dieux, dit Épictète, vou draient se débarrasser de leur corps et lui demanderaient la permission de > 3 Ces questions sont celles que posait Socrate pour obéir au précepte du dieu de Delphes, et qui amenèrent sa condamnation. Elles ont le don d'exaspérer ceux qui en sont l'objet, et Épictète avoue lui-même qu'il déclencha contre lui une véritable haine pour avoir montré, au début de sa vie, du goût pour une telle enquête 4 • L'âme mérite encore un soin particulier parce qu'elle est le seul bien dont l'homme dispose en pleine propriété. Pour l'établir, Épictète raisonne ainsi : Dieu est utile, le hien l'est aussi 5 ; il est donc vraisemblable que l'essence du bien se trouve là où se trouve l'essence de Dieu ; or Dieu est intelligence (voüç), sa,;oir (èmcr-r~fJ.'YJ), raison droite (Myoç opi:J6ç), c'est donc uniquement là qu'il faut chercher l'essence du hien 6 • Comment en effet ne pas placer notre bien dans ce qui nous fait l'égal des dieux 7 ? D'ailleurs, en dehors de n~tre âme, répète sans cesse Épictète, il n'y a ni hien ni mal, ni vertu ni vice, et cela, parce qu'elle est le seul bien quï soit en notre possession et dont dépende notre bonheur et notre malheur 8 . Cultiver son âme, en· prendre soin, c'est en effet le secret de la paix et de la liberté intérieures, ainsi que de la force morale. Quand nous le faisons, pas d'inquiétude, pas d'obstacle, pas d'entrave à craindre ; , nous nous abstenons de gémir, de blâmer et de flatter 9 . Aucune circons1. Dans l'Alcibiade l 'âme est dé'finie aussi ce qui se ser t du corps (130 a) . 2. N 'est-ce pas la réplique exacte du reproche que Socrate avait coutume d'adresser à ses concitoyens (Apologie, 29 de) ? Comparer aussi J'expression 't"O xp 6e: d::;; l>uveuwv à.pe:TT)v de; 15crov l>unTov &.vOpwrr de Socrate se relie au problème de Dieu. La grande ignorance, dit-il , est celle qui porte sur la nature de Dieu , de l'homme, du bien et elu mal,· de soi-même 2 • Elle est pourtant commune à la foule 3 . La plupart des hommes ne traversent en effet cette foire qu'est le monde 4 que pour acheter ou yendre, bien peu pour contempler le spectacle de la foire. Le plus grand nombre se préoccupent d'argent, de terres , d'esclaves, de magistratures ; mais ce qu'est le monde et qui l'administre, hien peu se montrent curieux de le savoir. Et pourtant, continue-t-il, 2 • Pour parler de Dieu sur ce ton, il fallait qu'Épictète considérât son Dieu comme un être personnel. Il sortait par là du stoïcisme, s ~ it ! mais cette contradiction ne fait-elle pas son incontestable grandeur ? L'acte de -soumission à la volonté divine qu'il proposa un jour à ses disciples suggère la même remarque. Il est certain, d'ailleurs qu'en cet endroit Épictète oublie ses élèves pour s'adresser directement à Dieu et que le professeur disparaît pour ne laisser voir qu'une âme profondément religieuse : « Use de moi désormais, dit-il, comme il te plaira ; je te suis uni de sentiments, je t'ap,partiens ; je ne refuse rien de ce qui te plaît ; conduis-moi là où tu veux; revêts-moi du costume que tu veux; veux-tu qüe je sois magistrat ou simple citoyen, que je demeure dans mon pays ou que je parte en exil , que je sois pauvre ou que je sois riche ? Je prendrai en toutes ces choses ta défense devant les hommes, je leur montrerai la vraie nature de chacune d'elles 3 • >> Nous > (Ad l'vi arc., 23, 3 ; De Vita beata, 21, 2 ; 22, 5 ; 24, 5 ; 25, 1 ; Ep., 85, 40 . 8. Ep., 63, 1 ; 7'•, 30-31.

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' LA RELIGION D EPICTETE

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trouver chez Épictète ces fluctuations : spn orthodoxie stoïcienne est entière. Il est indéniable enfin que Sénèque admet parfois comme Épictète un Dieu unique, qui gouverne le monde et veille sur le genre humain. Le plus souvent, son Dieu n'est qu'une abstraction, la loi souveraine du Cosmos. Il lui arrive -mais rarement - de .p arler de Dieu comme d'un être personnel 1 . Ce qui est l'exception chez lui devient la règle chez Épictète, et l'ardente piété de celui-ci :çeste peut-être sa plus grande originalité. 1. Ep., 10, 4, contient quelques inclications précieuses sur les prières que Sénèque · conseille d'adresser à la divinité.

LIVRE TROISIÈME

L'UTILISATION DE PLATON PAR EPICTÈTE L' ét ude qui a été faite jusqu'ici de l'influence de Platon sur la morale d'Épictète a porté sur quelques points de doctrine déterminés. Elle a déjà établi que certains dialogues ont été largement utilisés. Elle a noté aussi d'intéressants rapprochements entre les Entretiens et d'autres dialogues, auxquels Épict ~te ne fait que des allusions plus ou moins directes et dont parfois il semble transposer la doctrine dans le sens stoïcien. Mais notre tâche ne doit pas s'arrêter là. Il importe de synthétiser maintenant les analyses précédentes et de répondre à des questions plus générales qu'elles posent inévitablement. D'abord quels dialogues ont été certainement lus ? Quels autres l'ont été probablement ? Quels sont ceux qui ont été dédaignés ? Peut-on expliquer les préférences d'Épictète ? En second lieu, il s'agit de savoir si l'utilisation de Platon a amené Épictète à abandonner la stricte doctrine stoïcienne, ou si du moins se trouvent chez lui des préoccupations qui ne peuvent bien s'expliquer que par la lecture des dialogues. De plus, Épictète, fervent disciple de Musonius Rufus \ partageait son admiration pour les philosophes cyniques. Diogène, Cratès représentent le type parfait du sage au même t~tre que Socrate 2 • Sans parler des nombreuses allusions à la doctrine cynique, un chapitre entier des Entretiens est consacré à l'exposé de l'idéal cynique 3 . Lqi-même tâta de leur méthode d'enseignement et n'y renonça que devant le fâcheux accueil r eçu 4 . Mais il devait garder de sa connaissance des procédés de l'école une verdeur d~ langage, des comparaisons diatribiques, une préférence pour certains exemples familiers qui retentiraient jusque dans sa manière de citer les dialogues socratiques. 1. Il fait a llusion à des paroles recueillies pendant les cours de Musonius Rufus (1, I , 26-27); (liT, vi, 10; III, xv, 14; III, xxm, 29) dont quelques-unes s'adressaient directement à lui (1, vii , 32 ; 1, IX, 29). 2. Cf. notamment III , xxiv , 40 : ~1)Àw-r.wyÉvouç. 3. III; 22 : TCspl Kuv~crfLOÜ. 4. Il, xn, 17-25. Il serait bi en imprud ent, confie-t-il, d 'interroger aujourd ' hui à la manière cynique, surtout à Rome. De telles interrogations en e!Iet ne doiv ent pas se faire à l'angle d 'un e ru e, mais en plein air. Il s'agit d 'abord er ouvertement un p ersonnage consulaire ou opulent et de lui pos er d es questions indiscrètes qui finiront par le mettre hors de lui. Il y a même chance qu'il finisse par renvoyer l 'importun à coups de poingJ(ilL:xp&fLEVOÇ xovM).ouç croL ilcJ>). « Ce procédé d'interrogation, avoue naïvement Epictète, eut jadis m es préférences, mais c'était avant de tomber dans ces mêmes mésaventures. "

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éPICTèTE ET PLATO~ '

·Il nous reste ·e nfin à aborder l'étude ·d 'influences secondaires qui ne pouvaient trouver place précédemmènt, parce qu'elles se ,s~nt exercées moins sur la doctrine même d'Épictète que ·sur sa façon d-: la propager et de {'inculquer danll l'esprit de ses auditeurs. Ses procéd~s de raisonnement, ~on goût pour les apologues, son dédain pour la logiqué sont des ?~ritages directement socratiques. Il s'a~it de préciser dans quelle mesmre il les a empruntés aux dialogues mêmes de Platon.

1.

LES DIALOG U ES PLATONICIENS U TILISÉS PAR ÉPICTè TE :

Épictète a directement utilisé, comme nous l'avons v u plus ~aut, l'Apologie, le Criton, et le Phédon de Platon pour tracer de Socrate un portrait qui pût enthousiasmer ses disciples et leur servir d'exemplaire de sagesse stoïcienne. Parmi ces trois dialogues , le P~édon ~st assurém~nt celui qui a le plus influé sur la doctrine morale de~ Entretiens . C'est lui qui a amené Épictète à mettre entre le corps et l'âme une opposition si irréductible et à insist{)r si fortement sur la spiritualité de l'âme, que la question s'est posée de savoir si les limites de la stricte orthodoxie stoïcienne n'avaient pas été dépassées. C'est son ascétisme encore qui a été tr:;msposé en formules stoïciennes. C'est le même dialogue enfin qui a conduit Épictète, aidé en cela par l:es tendànces propres de son âme profondément religieuse, à une conception transcendante de la divinité qui a pu faire croire à de bons interprètes qu'il avait été touché par le Christianisme. Ces emprunts sont si importants et donnent aux Entre'tiens une couleur si particulière , qu'ils -auraient légitimé à eux seuls le présent travail. Mais il est possible d'aller beaucoup plus loin et de prouver que d'autres dialogues ont été certainement ·ou au moins vraisemblablement lus pàr Épictète. Le Gorgias est cité deùx fois 1 et urie allusion directe est faite à deux des principaux interlocutems de Socrate dan's ce dialogue, Polos .et Calliclès 2 • Le fait qu'Épictète, citant de mémoire, utilise une tranche assez considérable de la discussion entre Polos et Socrate, permet déjà de conclure avec une extrême vraisemblance qu'il a lu ce dialogue. L'étude du chapitre xxvi du livre II change cette vraisemblance en certitude. Il c'o mmence en effet par un renvoi très net à la célèbre distinction de Socrate dans le Gorgias entre «faire ce que l'on veut »et «faire ce qui plaît >>, au grand principe socratique qu'il suffit de connaître le bien pour le faire et à sa thèse que l'objet véritable de notre volonté, c'est le bien, non le plaisir 3 . - « Toute faute, dit Épictète, implique inconséquence. Puisque celui qui commet une faute ne veut pas en commèttre une, mais faire une action droite, il est évident que ce qu'il fait n'est pas ce qu'il veut. En effet, que veutle voleur ? Ce qui lui est utile. Si donc le '

,_

1. Il, xn, 5 ;·II, xxvi, 6 et Gorgtas, 1.72 c, 474 a, 475 e-476 a. Pour la comparaison. des t_extes cf. supra, p. 57, n. 5. 2. Entrehens, IV, v , 3. 3. Gorgias, 466 a -468 e.

L'UTILISATION DE PLATON PAR ÉPICTÈTE

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vol lui est nuisible, ce qu'il fait n 'est pas ce qu'il veut. Toute âme raisonnable a n aturellement de l'aversion pour l'inconséquence ; tant qu'elle n e s'aperçoit pas de son inconséquen ce, rien ne ,]'empêche d'en commettre urie ; mais quand elle s'en rend compte, il est de toute nécessité qu'elle y r enonce et la fuie de même qu'inévitablement r efuse d'adhérer à la fausseté celui qui s'aperçoit qu'elle est fausseté. Mais tant qu'elle ne lui apparaît pas telle, il y adhère. comme à une vérité. Celui qui sera vraiment habile à raisonner, à persuader et à réfuter, sera donc celui qui sera capable de montrer .à chacun l'inconséquence qui fait sa faute, de lui mettre clairement sous les yeux que ce qu'il veut il ne le fait pas, et que ce qu'il ne veut pas il le fait. Montrez-le à quelqu'un, et de luimême il quittera son erreur ; mais tant que vous ne la lui aurez pas montrée, ne vous étonnez pas qu'il y persiste. C'est en effet parce que son action lui apparaît droite qu'il la fait 1 . >> Viennent ensuite la citation empruntée au Gorgias et un se.cond rappel de la doctrine socratique qu'il suffit de montrer à l'âme son inconséquence pour qu'e lle y renonce aussitôt 2 • Aussi tout ce chapitre présente avec le Gorgias une ana logie frappante qui ne peut s'expliquer que par une iufluence directe. Les analogies de vocabulaire et de doctrine signalées au cours des chapitres précédents 3 apportent encore · un supplément de preuve à notre assertion. Trois autres dialogues nous semblent avoir été lus par Épictète : le Banquet, l'Alcibiade et le Théétète. Dans le Banquet, Épictète n'a été sensible qu'à ce qui touche immédiatement la p ersonne de Socrate, indication précieuse sur la manière dont il utilisait Platon. Il rappelle que «Socrate se lavait rarement 4 , ce qui ne l'empêchait pas d'avoir un corps resplendissant de santé, si plaisànt et si agréable à voir, que les jeunes gens dans la fleur de l'âge et des meilleures familles s'en éprenaient et préféraient coucher avec lui plutôt qu'avec ·les plus beaux garçons n 5 , ce qui est une allusion à p eine déguisée à l'aventure dont Alcibiade fut la victime et qu'il a racontée lui-même. Entretiens II, xvm , 22 'renvoie d'ailleurs plus directement à ce même passage du Banquet et quelquesuns des termes mêmes de Platon sont passés chez Épictète 6 • Cet éloge de Socrate par Alcibiade a tellement plu à Épictète qu'il s'en est inspiré pour donner des conseils à ceux qui font profession d'enseigner la sagesse 7 ~ Nous ne rencontrons à vrai dire qu'une citation directe de l'Alcibiade dans les Entretiens 8 , mais elle est extrêm ement nette et se situe dans un contexte où semblent abonder les réminiscences provenant de ce dia1. Entretiens, II, xxn, 1-S.

2. Ibid., II, XXVI, G-7. 3. Ibid. , II, vi, 1 ct Gorgw s 512 c ; II, xvm, 11, et Gorgias 524 b-525 a; IV, I , 120122, e t G01·gws, 516 a/b /c. !1. Entreltens, IV, XIt 19 : 'A)J,cY. ~wxprh·'l)c; OÀ\YcXXLÇ ü,mkro et Banquet 17t, a : ~(ùY.pcXT'Ij - t.SÀOUf.Lé'I0\1 ... 5. Entrettên~, I V, xT,

tX ÈXZ~voc; o).L')'cXXLc; ÈTco[E(.

19, ct Banquet, 217 a -219 d. 6. B anquet, 2'18 b-219 d ; cf. su pra, p . 51, n . 1. 7. Entretiens, III, x x m, 1:5-17, ct Banquet 216 a-c; cf. supra, p. 50, n. 1. 8. Entretiens, III, I, ', 2, e t :4lcibiade, 131 d.

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ÉPICTÈTE ET PLATON

logue. Le s._ujet abordé par Épictète et par Socrate est dans son fond identique: il s'agit de savoir quelle est la vraie nature de l'homme, pour y donner tous ses soins 1 . Tous les deux enseignent la même méthode pour la découvrir : obéir au précepte delphique qui commandait à l'homme de se connaîtr e lui-même 2 • Tous deux font consister la vraie beauté dans la perfection morale 3 , tous deux insistent sur la n écessité pour chaque être de réaliser sa propre nature sans chercher à acquérir une perfection qui ne serait pas de son ressort 4 • La vraie n ature de l'Jwmme, ce n'est pas son corps ni rien de . ce qui appartient au corps, mais l'âme ou, en langage stoïcien, la 7tpoodpecnç 5 ; elle est supérieure au corps et s'en sert comm e d'un instrument 6 • C'est donc elle qui doit être l'obj et de nos soins, et non pas notre corps ni quoi que ce soit qui appartienne à notre corps : « C'est quand ta 7tpocdpemç sera belle que tu seras beau>> 7 , dit Épictète à son jeune homme, et il lui cite alors le conseil que Socrate adressait à Alcibiade:.5 d. 5. Cf. supra, p. 110, n. 2. . . 6. Entretiens, II, xvm, 20-21 : dO' lh·av 7tpocr7tbt·t"{) crot Tt> des doctrines qui foisonnent dans les dialogues 2 , Platon suit sa voie propre, et il est assez vain, à notre avis, de chercher à faire le tri entre ce qui appartient p,roprement à Socrate et ce qui appartient à Platon. Pareille t entative se heurte à des difficultés insurmontables, comme le prouvent assez les échecs des plus grands critiques. Il est plus simple, somme toute, d'admirer cette fusion dè deux vies et de deux doctrines en une synthèse harmonieuse. En cherchant dans les dialogues l'image de Socrate pour dessiner le portrait idéal du sage, Épictète devait donc fatalement prendre connaissance de la pensée de Platon. C'est ce qui est arrivé en fait, et l'étude qui s'achève prouve, nous osons l'espérer, que les Entretiens ·doivent quelque chose de leur intérêt et de leur élévation à l'influence platoniCienne.

qu

1. Nous partageons pleinement sur ce point l'opinion de J. BuRNET, Plato's Phaedo, Oxf?rd, 1911, p. 29, et du P. FEs'ruGIÈRE , Contemplation, p. 61-63. 2. Comme le montre excellemment M. D1Ès, dans Autour de Platon, I, p. 163-16"4, Paris, 1927.

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ÉPICTÈTE ET PLATON

Faut-il aller pourtant jusqu'à parler du platonisme d'Épictète ? Nous ne le croyons pas, car cette expression suggérerait qu'Épict ète s'est écarté du Stoïcisme primitif. Pareille déviation ne se trouve pas chez lui. La thèse de Bonhôffer, dans son livre, Epiktet und die Stoa , reste vraie : Épictète a professé constamment la doctrine stoïcie'nne, et même dans sa forme la plus ancienne, la plus sévère et la plus pure . On p eut encore dire avec le même critique qu'il reste la source la plus sûre que nous ayons du système stoïcien, du moins pour ce qui concerne la psychologie et l'éthique. Il y a bien, comme nous l'avons vu, sa manière de concevoir l'opposition de l'âme et du corps, la haute idée qu'il se fait de la transcendance divine, mais cela ne J?ermet assurément pas d'en faire un platonisant du type Panétius ou Posidonius 1 . Sans doute, dans son ardeur d'apôtre qui ambitionne de détourner ses disciples du corps et de tous les oùx Ècp' ~[.UV , Épictète s'est largement inspiré du Phédon, qui prêchait lui aussi la mort au sensible, mais outre qu'il ne partage pas l 'espérance d'immortalité qui traverse tout le dialogue de Platon, outre qu'il assigne à sa xtf8apcr~c; une toute autre fin que celle qui lui est assignée par Platon 2 , il revient à la conception matérialiste de l'âme qui dominait dans le Stoïcisme primitif,, voyant dans la mort un phénomène tout natur~l, la simple décompos{tion de la matière en ses éléments 3 . C'est même cette fidélité au pur Stoïcisme qui arrêta Épictète dans le magnifique élan qui le portait vers un spiritualisme analogue à celui de Platon et formulé parfois avec l es termes mêmes de Platon ; c'est aussi ce qui a fait dire que l'h01nme valait mieux que la doctrine et qu'il n'avait pas eu la rèligion qu'il méritait 4 • C'est cette même orthodoxie qui distingue Épictète de Cicéron et de Sénèque. Ces deux philosophes ont exposé et défendu avec chaleur dans leurs œuvres la morale stoïcienne. Comme Épictète,· ils ont connu Platon 5 , et l'ont utilisé pour leur prédication morale, mais à l 'inverse d'Épictète, ils ont accepté quelques points de la do ctrine platonicienne '1. Panétius (185 ? 180 ?-109 ? 108 ?) e t Posidonius (135-51) ont é té tous les deux des a dmirateurs enthousiastes de Platon, et ont accusé l es points où le stoïcisme se sépa r e elu cynisme pour se rapprocher elu platonisme . C'est ainsi que Posiclonius revi ent à la divi sion platonicienne de l 'âm e. Sur ces deux philosophes voir ScnMEKEL,' Die Philosophie der il!! ill leren Stoa, Berlin, 1892. 2. Alors qu 'É pictète cherche à assurer l 'inclépenclance de la volonté, Platon vise à lib ér er et à afTranchir l' esprit pour lui r endre accessible la vision des essences. D 'aill eurs la notion de xcX:O()(FcrLc; est intimement liée chez Platon à celle des théologiens, garde un sens religieux que n 'a point celle d'Épictète . Voir RonDE , Psyché trad. A. REYMO ND, p. '•91-499, Paris, 1928. 3. Cf. RonDE, op. cit., p . 533-534;- Bo Nn iiFFER, Epiktet und die Stoa, p. 65 sq . ; Die Ethil> des stoïkers Epictet, p. 26 sq , p. 52. !._.C'est l 'idée du P. FESTUGIÈRE clans son étude sur l'Idéal rehgieux des Grecs et l'Evangile, Paris, 1932. 5. CICÉRON le traduit souvent, notamment la République et les Lo1:s clans le De Republica et le De Legibus, l e Phèdre clans les Tusculanes. Nous savons qu'il avait traduit le Protagoras et quelques fragments nous restent de sa traduction elu T imée. Quant à SÉNÈquE, si l'on en juge par son exposé de la division d e l'être d'après Platon (Ep. 58) et par celui d es causes d'après le Timée (Ep. 65), il ne semb le pas avoir recouru d 'ordinaire au texte même de Platon, mais il a dû utiliser d es résumés 'de la philosophie platonicienne, qui étaient sans doute déjà nombreux.

CONCLUSION

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et ne peuvent être regardés comme de fidèles représentants du pur Stoï.cisme. Loin de rejeter les mythes de Platon, Cicéron a donné au livre VI d e sa R épublique une imitation du mythe d'Er l'Arménien de Platon. C'est le passage bien connu sous le titre de Songe de Sei pion. Cicéron s'éloigne encore de l'orthodoxie stoïcienne en admettant l'immortalité de l'âme, et les preuves qu'il en donne viennent surtout de Platon. Il emprunte au Phèdre la preuve par le mouvement \ au Phédon la preuve par la simplicité 2 • Il s'inspire du Banquet pour montrer que les exploits des grands hommes supposent leur foi en l'immortalité 3 , et de l'Apologie pour dire qu'il aspire à la mort dans l'espoir de revoir ses amis 4 . II prend enfin à son compte la célèbre thèse du Ménon sur la réminiscence 5 • Le De Senectute (77 -78) r eprend toutes ces thèses platoniciennes, mais Pla ton semble être utilisé à travers l'œuvre antérieure de Cicéron. 11 est possible d'ailleurs que l 'en seignement pJatonicien lui arrive souvent par l'intermédiaire de Panétius et de Posidonius. L'œuvre de Sénèque trahit de la m êm e façon une influence doctrinale de Platon. Sa morale, qui suppose le système stoïcien, laisse pourtant voir des préoccupations qui sont tout à fait étrangères au Stoïcisme. Platon est moins souvent cité que chez Épictète, mais alors que ce dernier l'a uniquement lu pour y découvrir un Socrate stoïcien, Sénèque ne craint pas d'adopter et de faire siennes les idées de Platon. C'est ainsi qu'au lieu de l'txnup