Entretiens avec Max Aub 2714426468, 9782714426468

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Entretiens avec Max Aub
 2714426468, 9782714426468

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
Préface
Première conversation
Deuxième conversation
Troisième conversation
INTERVIEWS D'AMIS ET COLLABORATEURS
Francisco Garcia Lorca
Rafael Alberti
Louis Aragon
Julio Alejandro
Ricardo Munoz Suay
Artela Lusuviaga, S.J.
Index
Luis Bunuel: Repères biographiques
Max Aub: Repères biographiques
Filmographie de Luis Bunuel

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Dans la même collection : RAYMOND ABELLIO De la politique à la gnose WILLIAM BURROUGHS Le job MERCE CUNNINGHAM Le danseur et la danse SALVADOR DALI Entretien avec Alain Bosquet MARCEL DUCHAMP Ingénieur du temps perdu MIRCEA ELIADE L'épreuve du labyrinthe WITOLD GOMBROWICZ Testament GRAHAM GREENE L'autre et son double GUNTER GRASS Atelier des métamorphoses EUGÈNE IONESCO Entre la vie et le rêve EDMOND JABÈS Du désert au livre ANDRÉ LEROI-GOURHAN Les racines du monde THOMAS MANN Questions et réponses GABRIEL GARCIA MARQUEZ Une odeur de goyave OLIVIER MESSIAEN Musique et couleur PHILIPPE SOUPAULT Vingt mille et un jours GIORGIO STREHLER Une vie pour le théâtre MARIO VARGAS LLOSA Sur la vie et la politique MICHEL VOYELLE Les aventures de la raison

LUIS BUNUEL

ENTRETIENS AVEC MAX AUB Traduit de l'éspagnol par Lucien Mercier

Préface de Jean-Claude Carrière

PIERRE BELFOND 216, boulevard Saint-Germain 75007 Paris

Cet ouvrage a été publié sous le titre orig!nal CONVERSACIONES CON LUIS BUNUEL par Aguilar S.A.de ediciones, Madrid

Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Editions Pierre Belfond, 216, bd Saint-Germain, 75007 Paris. Et, pour le Canada, à Édipresse Inc., 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec H3N 1W3. ISBN 2.7144.2646-8 Copyright

© Héritiers de Max Aub,

Copyright

© Belfond 1991 pour la traduction française

1984

BUNUEL ET SES CONTRAIRES l

Comme beaucoup d'autres, j'ai répondu aux qqestions de Max Aub, mais cela se passait en 1972, deux ou trois mois avant sa mort. C'est peut-être pour cette raison que je ne figure pas dans ce livre: je venais trop tard, Max Aub n'a pas eu le temps de transcrire ses notes, j'imagine. A moins qu'il n'ait trouvé mes réponses trop dévouées, trop enthousiastes. De Max Aub, Buftuel disait qu'il était très malaleche, selon l'expression espagnole, « mauvais lait». Nous dirions en français qu'il cherchait la petite bête, ou le mauvais côté des choses, qu'il poussait à la faute, à la confidence indiscrète et même malveillante, qu'il voulait toujours en savoir un peu plus, sortir du cliché, en posant au besoin des questions fallacieuses du genre : « Mais tout le monde dit que Butiuel. .. » Attitude que Buftuel ne détestait pas, bien entendu, mais qui le gênait profondément quand elle s'appliquait à lui-même. Non qu'il s'attachât à son image, à sa statue : il s'en foutait parfaitement. Mais l'idée même qu'on allait parler de lui l'embarrassait. Il repoussait la confidence personnelle, comme tout commentaire de ses films. Il ne parlait de sa jeunesse et de ses amours qu'à de très rares amis. Son film terminé, il le donnait au producteur et retournait s'enfermer dans sa maison de Mexico, refusant d'assister à la sortie et de participer à toute forme de promotion. Tous les journalistes de cinéma savent quelle peine il fallait prendre pour lui arracher quelques mots, toujours dérisoires, rigolards.

I

Fidèle à l'attitude surréaliste, hostile à la glose explicative - ce qui compte, disait André Breton à propos du poète Saint-Pol Roux, ce n'est pas ce qu'il a voulu dire, mais ce qu'il a dit - Bufiuel pensait qu'on devait regarder les films en eux-mêmes, sans interrogation superflue sur l'auteur. En ce sens, à l'opposé de toute la démarche contemporaine, il restait orgueilleusement médiéval. Assez souvent, il allait jusqu'à souhaiter qu'on détruisît les génériques de tous les films, pour que les spectateurs puissent y pénétrer comme dans une cathédrale anonyme. On sent bien quelque part la présence d'un maître d'œuvre, mais le temps a rongé son nom. Sur ce point, le livre que voici montre qu'il a très remarquablement échoué. C'est même, d'une certaine façon, le plus paradoxal des livres. Il fourmille de mille informations sur un homme qui avait la vraie passion de se cacher. Il n'a que très rarement accepté de paraître en public, et toujours à contre-cœur. Il refusa à Woody Allen de jouer son propre rôle dans Annie Hall (rôle qu'accepta Mac Luhan). A toute occasion, il portait perruque et lunettes noires. Il s'aimait méconnaissable. Je lui demandai un jour pourquoi il ne portait pas la barbe. Par peur qu'on le prenne pour Hemingway, me répondit-il. Je me rappelle, en 1979 et 80, toutes les ruses que je dus déployer pour décider Luis à écrire avec moi Mon dernier soupir. Dix-sept ans de travail en commun, plus de deux mille repas pris en tête à tête, une très longue intimité m'avaient amené à le connaître d'aussi près qu'il était possible, à moins d'être sa femme, sa sœur, son fils. Très souvent, dans des voyages, à table, ou à l'heure sacrosainte de l'apéritif, il m'avait raconté des épisodes de sa vie, en désordre, et je les notais scrupuleusement sur un grand cahier en me disant qu'un jour peut-être ... Sans doute pouvait-il me faire confiance, savoir que j'avais peu de chances et peu de raisons de le trahir. Pourtant, il ne voulait pas se raconter. Non, non, répétaitil, aujourd'hui n'importe qui publie le récit de sa vie, la camériste de Mussolini, le cuisinier de Rockfeller ! Rien à faire. Pour le décider, j'écrivis un chapitre entier, à la

II

première personne. J'y parlais des plaisirs de l'alcool, du tabac, des mystères féconds des bars. Il s'y reconnut et se mit au travail. Je suppose qu'une longue fréquentation amicale le conduisit à répondre aux questions en rafales de Max Aub. Il savait aussi - ce qui n'était pas sans l'inquiéter - que celui-ci poursuivait avec ténacité son étonnante enquête parallèle, dont voici maintenant le résultat, après la disparition de l'un et de l'autre. Tous les témoins sont ici convoqués. On dirait les comptes rendus d'une longue et minutieuse enquête de police, comme pour répondre à la question : quel crime a commis Luis Bufiuel? Une maise incroyable d'anecdotes, de renseignements de -toutes sortes - parfois contradictoires - se bousculent ici pour notre étonnement. Chaque détail semble important, comme si le moindre geste, la moindre parole du présumé coupable pouvaient apporter des lumières soudaines sur le crime tout entier. Un dossier pour saisir un homme. Et pour le confondre. Autre comparaison possible : ça pourrait être aussi tout ce qu'on a tourné d'un film, le matériau brut, avant le début du montage, avant que commence la sélection, toujours arbitraire, et le collage des scènes l'une à l'autre; une sorte d'amas de pellicule où des phrases, des scènes se répètent, sans que la forme finale apparaisse encore. Cela me rappelle le sculpteur qui s'attaque à un gros bloc de pierre et en fait surgir un cheval. Un enfant, qui l'a regardé travailler, lui demande alors : « Comment savaistu qu'il y avait un cheval dans la pierre? » Une histoire que Bufiuel aimait.

* ** Qu'on ne s'étonne pas de trouver ici une image multiple, selon les regards et les mémoires. Bufiuel lui-même vivait à l'aise (apparemment) dans un large réseau de contradictions. Espagnol parfait, il a finalement peu vécu en Espagne, où il n'a tourné que trois films (Las Hurdes, Viridiana et Tristana). Carrément enraciné dans le sol

III

aragonais, il est devenu très vite internationalement reconnu. Il a fait l'essentiel de son œuvre à Mexico et à Paris. Athée déclaré, surréaliste officiel, il ne s'est jamais séparé de l'atmosphère religieuse de son enfance. La nécessité d'un certain scandale l'y retenait, à l'évidence, mais aussi un goût quelque peu narquois pour les images pieuses, les rites de piété et l'innocence évangélique. Etrangement, il aimait que les églises espagnoles fussent encore « vivantes ». Personnage subversif par excellence, il a mené une vie plutôt bourgeoise et calme, trouée d'éclairs de colère et d'humour. Pendant la préparation du Charme discret de la bourgeoisie, il se fit établir son horoscope par un « astroflash » automatique qui sévissait alors sur les ChampsElysées. Le résultat était absurde, comme on imagine, mais on y lisait cette phrase étrange, qui figure d'ailleurs dans les dialogues du film : « Il ne suffit pas de rejeter les idées reçues. Encore faut-il les remplacer par une morale personnelle. » Recherche d'une morale personnelle, à laquelle il n'est pas question de faillir : ce fut peut-être la tâche secrète de sa vie. Malgré la malignité de Max Aub, la plupart des amis interrogés parlent ici de sa simplicité, de sa bonté. « Bon comme le bon pain», disait de lui André Thirion, ce qui contredit là encore sa réputation sulfureuse. Il m'avoua avoir pleuré de honte, un jour, devant une affiche de Los Olvidados qui portait, après le nom de Luis Bufiuel : « Le cinéaste le plus cruel du monde. » Et il ricanait, très agacé, quand traînaient ici ou là des rumeurs idiotes selon lesquelles, dans sa maison de Mexico, à ses heures perdues, il profanait des hosties consacrées qui venaient du couvent voisin. Autre contradiction, cette fois propre au cinéaste, et que François Truffaut releva à plusieurs reprises : il était un scénariste d'instinct, il dit avoir réalisé L'Ange exterminateur d'une manière totalement irrationnelle, il accueillait les images inattendues, bizarres, comiques, inexplicables, en une démarche proche de l'écriture automatique. IV

Et pourtant ses films, toujours assez courts, offrent généralement une vraie construction dramatique, comme si le hasard sollicité, et accouru, s'était organisé de luimême. Je peux témoigner de cette aptitude particulière, après neuf scénarios écrits ensemble, dont six sont devenus des films de Bufiuel. Il répétait que l'imagination est innocente, que nous pouvons chaque jour imaginer que nous égorgeons notre père, violons notre mère, vendons notre patrie. Il n'y a là aucun crime commis. Le péché d'intention n'existe que dans les catéchismes. Tout auteur a même le devoir de pratiquer cet exercice, s'il veut avbir une chance furtive de descendre un jour dans nos catacombes. A cette fin, insistant sur le fait d'expérience que l'imagination est un muscle, et que tout muscle peut s'entraîner, il pratiquait avec moi des exercices quotidiens, mis au point tout au long des années, qui consistaient à nous raconter chaque soir une histoire nouvelle, inventée ce jour-là. Juste pour ne pas laisser s'endormir l'esprit, toujours paresseux. Pour nous tenir constamment en alerte. Malgré tant d'années de (bon) voisinage, de succès communs, de chaude amitié, Bufiuel reste toujours pour moi l'image même du secret. Sous son apparente simplicité, souvent désarmante, son bon accueil, son rire, son goût des choses d'ici-bas, il restait secret même pour luimême. Dans quels gouffres s'aventurait-il? Qui pourrait le dire? Il a vécu dans un vertige simple. Il a trouvé l'obscurité et le mystère dans les représentations les plus claires. Je suis toujours frappé par les deux images qui enserrent son œuvre, le premier plan qu'il tourna comme metteur en scène, et le dernier. Le premier, c'était une déchirure fameuse : au début de Un chien andalou, une lame de rasoir tranchait un œil. La dernière image tournée, vers la fin de Cet obscur objet du désir, est une main de femme qui recoud, qui reprise une déchirure dans un morceau de soie sanglante. Il tenait beaucoup à cette image, mais sans jamais dire pourquoi. Il la retourna V

même, pour l'améliorer, deux semaines après la fin du tournage. Il s'agit véritablement de sa dernière image, comme s'il voulait mystérieusement refermer, cinquante ans plus tard, la première et terrible blessure. Entre les deux, le gouffre, le secret. Il était aussi ce cinéaste qu'on a souvent appelé « de constat », une sorte d'entomologiste (formation qui fut la sienne, pendant des années, à Madrid) qui observait ses personnages de l'extérieur, comme des insectes, sans jamais s'abandonner au charme liquoreux de la psychologie (« arbitraire, détestable»). Un cinéaste à la curiosité objective, qui montrait tout crûment les choses. Mais il est aussi celui qui s'est élancé le plus loin, peutêtre, vers les images emblématiques, complexes, souvent torrentielles et saugrenues, qui semblent n'avoir que des liens artificiels avec la réalité immédiate, et qui pourtant, par l'absence de la douceur, par la gêne de la surprise, nous obligent à approcher une réalité plus secrète, toujours plus opaque et plus profonde, et à ne jamais l'oublier. Ces contradictions dont il était tissé, et qui firent sa vie, expliquent aujourd'hui le terrain grandissant que Luis Buiiuel occupe dans la culture hispanique. Si le phénomène le plus important de toute l'histoire de l'art espagnol fut sans doute la rencontre de Lorca, Buiiuel et Dali à la Résidence des Etudiants - multiples sont les ouvrages et les articles qui paraissent chaque année sur cette rencontre «improbable», dont on parle longuement dans les pages qui viennent - il faut sans doute remonter jusqu'à Goya pour trouver un personnage qui soit, comme Buiiuel, au milieu de tous les chemins. Si aucun peintre ne peut aujourd'hui ignorer Picasso, cinéastes et romanciers se passent très souvent de lui. Personne ne peut se passer de Buiiuel. Qu'on le contourne, qu'on le méprise, qu'on hausse les épaules, qu'on essaye même de le dynamiter (son rêve secret), il est impossible de l'ignorer. Sa stature ne cesse de croître. Au-delà du cinéma, comme on le verra très bien dans ce livre, il est un immense Espagnol. Je rappelle souvent qu'il était fatigué, « assommé» qu'on le VI

comparât à Goya - Aragonais, sourd et « corrompu » comme lui par la France (afrancesado) - mais il est désormais impossible de ne pas mettre les deux individus l'un près de l'autre. Tout hostile qu'il fût à l'idée même de l'art, de la pratique culturelle, tout traversé par le désir de brûler en tas tous les négatifs de ses films, Luis doit aujourd'hui se résigner à faire visiter aux barbares le monument qu'il est devenu. Voici son ultime contradiction, dont il aura quelque peine à sortir. Il rejoint ici, à son heure, le destin décevant et pourtant glorieux du surréalisme, qui a triomphé dans l'accessoire (la décoration ordinaire)1 et bien évidemment échoué dans l'essentiel (car il s'.agissait de changer la vie). Le voici exposé, disséqué, raconté, honoré. Le voici même analysé, lui qui avait horreur de ça. Le voici au premier plan dans le long cortège funèbre des grandes gloires espagnoles. Son image de cire, on la rencontre un peu partout. Le voici hissé au pinacle, lui qui vivait dans la discrétion et dans le silence. Il est même le premier cinéaste au monde (je crois bien) à connaître le faîte des honneurs officiels. Gloire à lui, honte à lui, qui rêvait d'incendier les musées. Jean-Claude CARRIÈRE

Première conversation Je ne devrais même pas lui poser la question : il ne va sàns doute pas me répondre, ou bien il va me mentir, plus ou moins, selon son humeur : MAX Aus : Quand tu écris un film, tu le fais pour toi ou pour les autres ? Pour aider à transformer le monde ou pour cracher à la figure du banquier du coin ?

Lms BUNUEL : Pour gagner de l'argent. Ne pas m'en• nuyer. Faire quelque chose. Laisser une trace ? Oh! la pellicule, ça ne dure pas longtemps. D'ici cinquante ans, nous n'aurons plus beaucoup de cheveux, et les films, eux, seront tombés en poussière. On a écrit pas mal de livres sur tes films. Il n'est pas question d'en ajouter un autre à la liste. Moi, c'est Luis Buftuel, l'auteur des films, qui m'intéresse. Pas pour te confronter à Chaplin ou à Fellini, ni pour comparer Viridiana à Simon du désert. Ni non plus pour faire une biographie. Non, ce que je voudrais tenter, c'est un portrait en mouvement, où le lecteur pourrait trouver le vrai Buftuel. Quelque chose comme le Nu descendant un escalier. Et puis notre époque y serait présentée, en petits morceaux, mais des morceaux entiers, au moins pour quelque temps. 7

Drôle de travail ! Ce n'est pas le travail qui me fait peur, c'est le temps. Nous ne sommes plus jeunes. Je veux chercher, et je veux trouver. Avant de tomber sur ce qu'on cherche, souvent on s'égare. Quand on écrit un roman, on mène ses personnages où l'on veut, personne ne proteste. Toi, tu vas protester, et tu auras peut-être raison. On verra bien.

Ça m'embête qu'on parle de moi. Ça m'a toujours embêté. Je te répète qu'il ne s'agit pas de faire un livre sur toi, mais plutôt un livre sur notre génération, qui a vécu une bien curieuse époque. Qui donc, comme nous, a vu deux guerres mondiales, avec la guerre d'Espagne au milieu?

Sans compter toutes les autres. Et malgré ça, l'Espagne est toujours l'Espagne, hein, ce n'est pas n'importe quoi. Écoute, tu n'as pas besoin de hausser la voix : avec l'appareil, j'entends très bien, à condition que tu parles lentement. Ce que j'aurais envie de tirer au clair, c'est comment a pu surgir à notre époque, fille du très rationaliste x1r siècle, un mouvement comme le surréalisme, qui a l'irréel à sa base. Comment ce mouvement a pu avoir une influence aussi persistante, aussi durable. Parce que, enfin, tu ne crois pas que les événements de mai, l'année dernière [1968], à Paris, avaient quelque chose à voir avec le surréalisme ?

Bien sûr que si! Je jubilais, moi, parce que j'étais vraiment en train de vivre un moment surréaliste. Oui, du surréalisme à l'état pur. Mais quand Arrabal m'a dit qu'ils allaient mettre mon nom sur la liste de soutien à ce qu'ils appelaient la « prise des pavillons de la Cité universitaire », j'ai dit non, ça non, parce que la police allait arriver et les éjecter en moins de deux ; le jour où ils 8

feraient la révolution pour de bon, alors oui, d'accord, avec plaisir. Bien entendu, ils ne m'ont pas écouté, ils ont mis mon nom. Ça n'a pas dû te surprendre. Encore une étiquette mensongère qu'on te colle dessus.

Tu n'as pas idée. Dernièrement, c'était un journal français qui affirmait qu'ici, à Mexico, j'allais régulièrement à la messe, tous les samedis, pour me procurer des hosties consacrées, que je les emportais chez moi, les mettais dans des cages à grillons et leur disais : « Chante, hostie, allèz, chante, ou tu vas voir ce que tu vas voir. » Et pour finir je les jetais dans les cabinets et tirais la chasse. Comme j'étais en Espagne au moment où ils ont publié ça, j'ai démenti. C'est inouï la quantité d'idioties qu'on invente sur mon compte. Ton père a vécu longtemps à La Havane?

Oui, mon père est resté trente ans à La Havane. De 1868 à 1898. A ce moment-là, il est rentré en Espagne, il s'est marié et je suis né. Quelle était la fabrique d'armes qui en livrait à ton père pour qu'il les vende, à Cuba?

Smith. Oui, c'est ça, Smith. Smith, le fameux Smith.

Je crois bien que c'était Smith. Remington, aussi. Les deux. Oui, il vendait des armes. Et des trucs pour les bateaux, je ne sais pas. Des bâches, des cordes, des voiles. C'était une grande quincaillerie, où il y avait un peu de tout, tu vois? Et, de temps en temps, ils lui offraient un cadeau ... , du fabricant au vendeur, n'est-ce pas ... Un revolver Smith, avec ses initiales ... , et puis une carabine 9

Winchester. On ne le fournissait pas seulement dans une marque, il en recevait plusieurs. Quand il a vu sauter le Maine *, il ne t'a jamais dit quelle avait été son impression ?

Si, si. Il m'a raconté. Il était dans son bureau. La boutique était au 3, rue Lamparilla, sur le port. C'est là que se trouvait la quincaillerie, qui s'est appelée ensuite Casteleiro y Vizoso : c'étaient les deux associés de mon père. Moi je ne suis jamais allé à La Havane. Quand il a estimé qu'il avait assez d'argent, mon père a laissé l'affaire à deux de ses employés. La maison Casteleiro y Vizoso était très connue à La Havane. Un des types était galicien, l'autre asturien. En somme, ils ont bien mené l'affaire ?

Ils avaient commencé comme employés de magasin. Jusqu'à Fidel Castro, c'était une des plus grosses affaires de La Havane. Très connue. Ceux qui étaient contemporains de mon père devaient déjà être morts, mais leurs fils avaient pris la succession. Mais pour en revenir au Maine, mon père l'a vu sauter. La catastrophe a causé une grande émotion. C'est elle qui a donné lieu à la fameuse phrase de Cervera : « J'aime mieux avoir des bateaux et pas d'honneur, que des bateaux avec l'honneur ... » Non, plutôt: « J'aime mieux des bateaux avec l'honneur... » ou « ... des bateaux coulés dans l'honneur, que des bateaux sans honneur» ... Enfin, quelque chose comme ça. Oui, mais ça, c'était à Santiago.

Non, je crois que c'était l'amiral Cervera, pendant la guerre de Cuba. Oui, mais à Santiago de Cuba. * Les mots signalés par un astérisque sont répertoriés dans l'index p. 345.

10

Bon, oui, je ne sais pas. Tu veux une tasse de café? Il se lève. Il a cette démarche qui lui fait tomber les bras en avant et traîner un peu les pieds. Il pénètre à l'intérieur de la maison et revient avec le livre de Kyrou •.

Tiens, je te le prête. Nous regardons un peu les photos : lui, soldat, devant son portrait peint par Dali en 1923. Toute une vie. Comme on change. Les œuvres, elles, quand elles valent la peine, ne subissent pas le même sort. Qui sait pourquoi ? 1

Et avec tout ce temps passé à Cuba, tu ne crois pas .IJUe làbas ton géniteur a pu te laisser des demi-frères?

Non, je ne crois pas avoir de demi-frères là-bas. Mon père était comme moi... Bon, il était porté sur les femmes, mais ... Mais combien de temps est-il resté à Cuba?

Trente ans. A partir de l'âge de dix-sept ans ?

Oui. Alors?

Oui, bien sûr. Mais à mon avis, ce n'était pas le type à coucher avec des négresses, des mulâtresses. Tu sais bien que je suis raciste (il cligne de l'œil). Non, je ne me vois pas avec des frères mulâtres. Par ailleurs, ce n'était pas non plus le type à se marier et à penser aux indigènes en engrossant sa femme. Comme le père d'Ugarte. Parce que celui-là, oui... Ça le faisait rire, Ugarte, quand je lui racontais ça. Il y avait une grande différence d'âge entre ton père et ta mère? 11

Quand il s'est marié, mon père devait avoir quarante-deux ans, et ma mère dix-sept. Elle était d'Alcaniz, n'est-ce pas? Non, de Calanda. D'une famille qui venait du Haut Aragon. Mon père, on le surnommait « Weyler », tu te rappelles? Oui. C'est drôle, hein? Je suis le fils « Weyler » *. Ce serait drôle si c'était vrai, ne serait-ce que comme racontar : Luis Buiiuel, fils du général Weyler. Nous rions et nous buvons.

Tu sais que, dans le livre de Kyrou, très intéressant certes, et exact pour tout ce qui touche au cinéma, quand il est question de ta vie toutes les dates sont fausses ? Non? Pas possible? En somme, tu ne l'as pas lu. Si, il y a longtemps. Je n'ai pas dû faire attention. Mais ça ne m'étonne pas. Kyrou et moi, nous n'avons jamais eu un entretien vraiment sérieux. Nous nous sommes vus plusieurs fois, mais je ne me rappelle pas s'il prenait des notes ou non. Ça n'aurait pas d'importance si on ne le considérait pas comme publié avec ton accord et si d'autres n'avaient pas répété ses erreurs. Lesquelles, par exemple? Parce que, je t'assure, ou bien je ne me rappelle pas ou, plus probablement, comme tous ces livres-là, je l'ai lu très vite. 12

D'abord, il dit que ton père est allé à Cuba comme militaire et qu'il a ouvert son commerce plus tard, après la guerre avec l'Espagne. De sorte que, si c'était vrai, tu serais cubain : là-dessus, les dates ne mentent pas. Voilà le son de cloche du livre : ce ne sont pas les cloches de Calanda ! Et puis, il assure que ta mère est allée à La Havane et que vous êtes revenus définitivement à Calanda en 1914.

Ma mère n'a jamais mis les pieds à Cuba! Je te dis que ce livre est plein d'erreurs énormes sur lles dates. Il prétend que ton père est revenu à Cuba efi 1899.

Mon père s'était engagé, avec dix autres types de Calanda ... , bon, ça doit faire maintenant cent ans. Oui, juste, 1868, plus les trente ans qu'il a passés à Cuba, 1898, date de son retour en Espagne. Il se marie en 1899, et en 1900 je viens au monde. D'ailleurs, je te l'ai raconté : du balcon de sa maison, assis dans un fauteuil à bascule, il a vu sauter le Maine. Bon, mon père s'est engagé, et ce qui l'a sauvé de la mort, c'est sa belle écriture. Il avait une écriture magnifique. J'ai encore des lettres de lui... Un copiste, disait-on de lui. Ce qui fait que, quand il a rédigé son acte d'engagement, quelqu'un a dit : « Ce garçon a une belle écriture. Qu'il reste ici, dans la place. » Les neuf autres de Calanda ont été envoyés dans la brousse, combattre contre les insurgés cubains, et ils sont morts tous les neuf de la fièvre jaune. C'est à sa libération que mon père a dû entrer comme employé à la quincaillerie, et ensuite il s'est mis à son compte. Comment s'appelait-il?

Leonardo. Il a voulu retourner à La Havane en 1912. Ça commençait à sentir le roussi en Europe, on voyait venir la guerre, et il aurait voulu placer son argent ailleurs. Mais il est revenu au bout de trois mois, déçu et furieux, parce

13

que ses ex-employés l'avaient envoyé promener. Jamais je ne l'ai vu aussi amer.

Il y avait de quoi. C'est comme cela que ça s'est passé. Il n'a donc remis les pieds à Cuba qu'en 1912. Et il est revenu très vite, honteux et confus. Au bout de quelques mois.

Tout ce qu'il y a de cubain dans ta vie, c'est l'argent que ta mère t'a donné pour réaliser Un chien andalou. Et, chose curieuse, l'argent que Picabia a investi dans ses fantaisies dadaïstes, et même avant Dada, était sans doute aussi de l'argent cubain. En somme, sans Cuba - et sans l'Espagne bien entendu-, ni le dadaïsme ni le surréalisme n'auraient été ce qu'ils ont été. [... ] Quel instrument de musique préfères-tu ? N'importe quoi sauf le violoncelle. Pour moi, Casals c'est de la merde. Tu peux le dire.

Et le violon ? Bah ! le violon... Moi, ce que j'aime, ce sont les trompettes. Les trompettes de Wagner! Le cor, le hautbois ...

Mais tu jouais du violon. Oui. Mais par esprit de contradiction. Quand mon père j'avais onze ans - a voulu me faire apprendre le piano, j'ai préféré le violon, parce que tout le monde apprenait le piano. Mon père a été d'accord. « D'ailleurs, m'a-t-il dit, le violon, tu peux toujours l'emporter avec toi. Tandis que le piano ... » Oui, je l'emportais toujours avec moi.

Même à Paris. A Paris, non. 14

Si. Il reste pensif quelques secondes.

Mais oui! Tu as raison. Ça, c'est drôle. Moi à Paris avec mon violon! J'aimais bien le piano. Je dis : j'aimais, parce que, depuis que je suis sourd, je ne peux plus écouter de musique. Voilà que je suis devenu surréaliste à la fin de mes jours : les surréalistes n'aimaient pas la musique. Il est né à Calanda (province de Teruel) le 22 février 1900, dans la calle Mayor, en face de la petite plaza Manero. ~on père se nommait Leonardo ; sa mère, Maria, née P9rtolés. Son parrain fut Gaspar Homs, de Majorque, résidant à La Havane, ami et collègue de son père, marchand d'éponges; et sa marraine, Panchita Homs, épouse légitime de Gaspar. Le baptême eut lieu le 9 mars. Il fait son premier voyage, précisément, pour se rendre chez son parrain, à Palma de Majorque, en passant par Barcelone. Il y séjourne un mois et demi, en 1907. C'est alors qu'il a sa première« fiancée », Pilarin Urazandi. Il fait sa première communion le 17 avril 1910 au Colegio del Salvador, à Saragosse. Il prend sa première cuite à treize ans, dans un bar de Saragosse, avec Martin Sante et les trois frères Barazas. Le bar s'appelait El Vel6dromo. C'était un jeudi. Ils avaient décidé de faire l'école buissonnière. Il était sept heures et demie du matin. Dans le bistrot, il y avait des ouvriers qui allaient au travail.

Nous avons commandé des saucisses et de l'eau-de-vie. J'ai bien dû m'envoyer un quart de litre d'eau-de-vie. Il y avait là mon ami Mantec6n, qui portait alors les cheveux longs. J'ai été malade. J'ai rendu tout ce que j'avais sur l'estomac et je me suis réveillé à l'infirmerie, avec des bonnes sœurs qui me faisaient des frictions. J'étais tellement mal en point que mon père n'a rien dit.

J'ignorais les cheveux longs de Mantec6n. La crinière blonde de Mantec6n ... Je m'en souviendrai toujours. Quand je veux le faire enrager, je lui rappelle le 15

père Marcelo qui le faisait asseoir sur ses genoux, lui tout mignon, et lui mordait l'oreille. Mais en tout bien tout honneur, hein! Pour ça, ils avaient l'œil, les jésuites. Autant que je m'en souvienne, il ne s'est jamais rien passé entre qui que ce fût, pendant toutes les années où j'ai été chez eux. II y avait toujours un frère pour nous surveiller, partout où nous allions. On passait du regard de l'un au regard de l'autre. Un doigt levé pour la petite commission, deux doigts pour la grosse, ou alors ils nous emmenaient tous en groupe : un coup de cloche pour la petite, deux pour la grosse. A ce que dit Mantecon, tu n'as pas passé plus de quatre ans chez les jésuites.

Pardon! J'y suis resté sept ans. Dès l'âge de six ans. Bon, vous avez raison tous les deux : il parlait des années de secondaire.

Oui, en effet, j'ai terminé le secondaire à l'Instituto. Alors, les dates exactes ?

Au Sacré-Cœur de Saragosse, de 1906 à 1908. Au collège du Salvador, chez les jésuites de 1908 à 1915, et les deux dernières années avant le bac, 1915-1916 et 1916-1917 (mai 1917), au lycée de Saragosse, l'lnstituto. Et puis, à l'automne 1917, Madrid, avec ma mère, qui me cherche une chambre dans une pension de famille. Dans les livres sur toi, il y a du vrai et du faux : ça embrouille tout. Certains disent que tu es allé à Madrid étudier la peinture.

Jamais de la vie. On dit aussi que ton athéisme vient de la lecture de L'Origine des espèces, de Darwin.

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Ça oui. A seize ans, un copain originaire de Logrofio, Morquecho, qui était en première année de droit, m'a fait lire les trois tomes de Darwin dans l'édition Sempere, et aussi Spencer et Haeckel. Jusqu'à quatorze ans, j'ai été catholique pratiquant : messes, rosaires, confessions ; je communiais régulièrement. Comme tout le monde dans ma famille, sauf mon père. Ton père...

Mon père était un libéral du x1xe siècle. Il allait à la messe pour donner l'exemple, parce qu'il jugeait ça néc~ssaire, et il disait qu'il approchait « les sacrements de l'autel » une fois par an. Va savoir. Ta mère était très catholique?

Très catholique. Et jusqu'à tes quatorze ans, vous passiez les vacances à Calanda.

Oui, et ensuite à Saint-Sébastien. J'étais très jeune quand nous sommes allés habiter à Saragosse. La maison n'existe plus. C'était dans la rue Independencia, au 19, près de l'ancien quartier général. La maison faisait l'angle; elle avait deux étages et plusieurs balcons donnant sur deux rues. Si je me mettais à compter, je retrouverais le nombre de balcons. Le propriétaire s'appelait Rafael Pamplona. C'est drôle comme on se souvient de certaines choses. Et comment as-tu perdu la foi ?

Eh bien, de la façon la plus banale, il me semble. Je veux dire : entre quinze et dix-sept ans. A dix-sept ans, je ne croyais plus à rien. D'abord, il m'est venu des doutes, un scepticisme larvé concernant l'existence de l'enfer. Les jésuites insistaient beaucoup sur l'enfer. Sur les châtiments 17

éternels promis aux péchés, surtout à ceux qui concernent le sexe. Mon grand ami était Tomas Pelayo {le père de l'actuel gouverneur de Barcelone). On ne se quittait pas, on discutait. Je passais une partie de l'été à Vega de Pas, province de Santander, où le Dr Madrazo, qui était une espèce de Marafi6n * de la Montana, tenait un grand sanatorium. J'étais de la famille, la famille de don Marcelino. Tomas et moi, nous dormions dans la même chambre, et c'étaient des conversations sans fin. Je lui faisais part de mes doutes au sujet de l'enfer, d'autant plus que nous commettions de petits péchés sexuels. Comme tous les garçons de notre âge en Espagne, on se masturbait. Comment croire que, pour quelque chose d'aussi insignifiant, nous devrions passer toute l'éternité en enfer, à souffrir des châtiments sans fin? C'est comme ça que ça a commencé. Vers quatorze, quinze ans. Mais ça a pris du temps. Je crois que j'ai totalement perdu la foi à l'âge de dix-sept ans, sans compter que je m'étais mis à lire les livres que me prêtait Morquecho, qui était en première ou seconde année de droit, notamment Darwin et Nietzsche. En fait, c'est la faute de Blasco Ibaiiez.

Oui, à sa collection « Prometeo * ». Parce que, comme nous l'avons tous fait, j'ai commencé par lire les sociologues et les philosophes, plutôt que la littérature. Vers 1915, 1916, 1917, ce qui nous passionnait, c'était le fait social lui-même. Aujourd'hui, quand je parle de tout ça avec des dominicains ou des jésuites, ils tombent d'accord avec moi pour dire qu'effectivement la perte de la foi chez la jeunesse chrétienne est surtout due à cette exagération au sujet de l'enfer, distillée par les collèges qui dépendent de leurs ordres. Tout ça coïncide avec la perte du pucelage, dans les conditions où elle se passait normalement à l'époque. Oh! là! là! ce qu'on pouvait avoir la trouille! C'est vrai. Nous avons été la dernière génération que la peur des maladies vénériennes ait empichée de dormir.

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Ben, oui. Si ça peut nous consoler ... Et ton goat pour la liturgie ?

C'est une fixation artistique. Comme la musique d'orgue. Ça m'a toujours plu énormément. Arturo Sainz de la Calzada m'a dit qu'il était stupéfait de ton érudition en théologie.

Bah ! Ce sont des choses que j'ai lues ces derniers temps pour faire mon Simon du désert. De toute façon, j'ai toujours aimé lire les vies de saints, l'Année chrétienne, quoique toutes les vies de saints se ressemblent beaucoup. Tu as eu un éminent directeur de conscience ?

Non. Ma mère avait un oncle qui était curé, l'oncle Santos. C'est lui qui m'a appris le latin, ce qui m'a beaucoup servi ensuite, quand j'ai étudié les lettres. Il était l'homme de confiance de mon père à Calanda. Tu m'as dit que tu n'avais lu Lautréamont qu'en 1929. Crois-tu qu'on puisse tenir l'homme pour responsable du Bien et du Mal?

Je te l'ai déjà dit : le Dieu créé par l'homme, c'est l'esprit du mal. L'idée de la mort t'a obsédé depuis ton enfance?

Oui. Quelle a été ta première image de la mort?

La putréfaction. J'avais huit ans, à Calanda. Je me promenais avec mon père. Nous avons vu un mulet mort. Une charogne. 19

Ça a quelque chose à voir avec les ânes crevés d'Un chien andalou?

Bien sûr. On dit que c'est une idée de DaU.

Pas du tout. C'est une idée de moi. Je l'avais dans la tête depuis 1923. Ça, et puis les cloches. Les cloches de Calanda. Qui sonnent toute la journée. Pour qui sonne le glas? Cloches, cloches pour la messe, pour le rosaire, pour l'agonie. J'allais souvent au cimetière. Les ossements. Il y a beaucoup de ça dans L'Ange exterminateur. Les moutons. Une vision de mort continuelle, et le sens du péché. Tu te rends compte, moi, le péché! Mais je ne peux rien y faire, je ne peux pas dissocier : pour moi, instinctivement, le coït est quelque chose d'infernal. Ton père avait une grande sensibilité artistique, n'est-ce pas?

Mon père avait fait don d'un groupe sculpté pour la procession du Miracle, à Calanda. Dans le meilleur style sulpicien. Superbe. Deux anges grandeur nature, la Vierge, la statue de Pellicer le Miraculé ... C'étaient les travailleurs des fermes qui le portaient, tous en blanc avec ceinture rouge. Cette sculpture, les« hordes rouges» l'ont détruite en 1936. Dommage.

[... ]

C'est de mon père que je tiens ma passion des armes à feu. Je t'ai raconté qu'à La Havane il vendait de tout, pour les bateaux. Une quincaillerie. Et des armes. A ce qu'il paraît, il en vendait pas mal, et la maison Smith and Wesson, de temps en temps, lui offrait un revolver à crosse de nacre, gravé à ses initiales. Quand j'étais malade, quelquefois, mon père venait me voir dans ma chambre et m'en prêtait ou m'en donnait un. J'étais petit. Quand mon

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père est mort, j'ai éprouvé une sensation, oui, de délivrance. J'ai bu deux verres de cognac.

Et tu as mis ses souliers. Oui, ça c'est une autre histoire. Je me suis senti délivré. Je suis allé me coucher avec le Smith and Wesson sous l'oreiller. Et j'ai eu deux visions effrayantes, deux apparitions qui sortaient du mur. D'un côté venaient les fermiers, de l'autre un cousin à moi...

Parlons un peu de la mort de ton père. Où étais-tu ?

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r

Ça s'est passé au printemps 1923. Mon père est mort le 3 mai. Moi, j'étais allé aux bureaux de l'université : je devais passer les examens en candidat libre ; les examens avaient lieu en juin, et les inscriptions étaient ouvertes, je crois, jusqu'au 30 avril. Je suis allé m'inscrire, et j'étais en train de faire la queue au guichet...

Avec Chabas, n'est-ce pas? Chabâs était là aussi, oui. Lui, il avait fini ses études. Je ne sais pas pourquoi il était là. Il se présentait peut-être à un autre examen, l'épreuve complémentaire de latin, je ne sais pas. Toujours est-il que j'avais reçu ce matin-là un télégramme de mon père ... Non, je me trompe. Je crois que je me suis inscrit, je suis allé à la Résidence, et là, en arrivant, je trouve un télégramme disant que mon père allait très mal. Que je devais me rendre à Saragosse immédiatement. Je suis donc parti dans l'après-midi. J'ai pris l'express de Saragosse et je suis arrivé pour trouver mon père non pas dans le coma, pas encore, mais dans un état très grave. Il perdait connaissance, il revenait à lui. .. Enfin, il a encore vécu deux jours. Je me rappelle que dans ses moments de lucidité il me disait : « Ça y est, je suis arrivé au bout. Prends bien soin de ta mère, conduis-toi bien avec elle, etc. » Et il reperdait connaissance. Ça m'a beaucoup impressionné. J'aimais mon père, bien qu'on ait 21

eu des problèmes de rivalité, surtout quand j'avais dixhuit, dix-neuf ans. Mais à la fin j'avais compris que je l'aimais, que j'avais une grande estime pour lui. Alors je me suis mis à boire pour... Par nervosité, tout ça, je me suis mis à boire du cognac, les deux jours que ça a duré. Et puis il est mort, et avant l'enterrement j'ai bu pas mal, je ne sais pas, peut-être au total deux bouteilles de cognac en deux jours, un truc comme ça. Il est mort deux jours après mon arrivée. Je l'ai mis en bière, je l'ai veillé toute la nuit. Ma mère restait couchée, elle ne se montrait pas. Mes sœurs non plus. J'ai passé toute la nuit à le veiller. Il avait un crucifix sur la poitrine, et je le voyais respirer. Je me disais : « Bon, c'est une hallucination. » Mais je voyais nettement le crucifix se soulever. Le lendemain, à onze heures du matin (il était mort le soir), on l'a enterré. Et ce jour-là, nous avons envoyé un télégramme à un cousin de Barcelone, qui s'appelait Amor6s. Il était professeur de numismatique à l'université de Barcelone. Il avait épousé une de mes cousines germaines. Je devais aller l'attendre à la gare à deux heures du matin. On était en mai, la fenêtre du balcon était ouverte, il faisait très doux, et j'étais assis dans un fauteuil; il devait être onze heures du soir. J'avais la tête qui... Je dodelinais un peu de la tête; j'aurais bien fait un petit somme avant d'aller à la gare. Et voilà que j'entends dans la salle à manger, la pièce à côté, un bruit de chaises, comme quelqu'un qui passe rapidement entre des tas de chaises. J'ai eu un peu peur. Je dis : « Qui est là? » Et tout à coup apparaît mon père, à la porte de la salle, me regardant d'un air très agressif, les yeux à fleur de tête, les mains en avant, tendues comme des griffes vers ma figure. J'étais terrifié. Je me suis levé et je suis allé au salon où l'on avait mis un matelas, parce qu'il y avait beaucoup de monde à la maison. Il y avait le jardinier et un charretier du village qui dormaient là. Deux domestiques, deux paysans, tu vois. Je leur dis : « J'ai eu une hallucination. Mon père m'est apparu. Je sais que c'est le cognac, je suis un peu ... Mais j'ai peur. » Et je me suis couché sur le matelas, entre eux deux. Quand il a été près de deux heures du matin, ils m'ont conduit à la gare. J'ai

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pris mon cousin Amor6s et on est revenus à la maison. Il est allé dormir, et moi je me suis couché, dans ma chambre cette fois, à côté de la chambre où était mort mon père. Il devait être dans les trois heures du matin. Et ça a recommencé : j'entends un bruit, la porte s'ouvre, et revoilà mon père, toujours aussi agressif, qui s'avance vers moi. J'ai poussé un cri, des gens sont venus : « Qu'est-ce qui se passe? - Encore une halluc_ination. Laissez-moi, allez-vous-en, laissez-moi seul. » Je me suis endormi. Le lendemain, j'étais gêné d'avoir eu peur de cette apparition. Alors j'ai décidé de dormir dans le lit où mon père était mort. Et tu vas voir... Un truc complètement absurde. J'ai pris le revolver que je tenais de mon père, le Smith and Wesson qui avait ses initiales gravées en nacre sur la crosse. Et j'ai dormi avec le revolver sous l'oreiller. Je me suis dit : « Si l'apparition revient, je lui tire dedans ; on verra ce qu'elle fera, l'apparition. » J'avais confiance. Personne n'est apparu, et voilà, tout s'est passé normalement. Jusqu'à maintenant. Moi, les armes me mettent en confiance.

Et cette histoire : toi mettant les souliers de ton père ? Ton père était déjà ente"é, ou bien son corps était encore présent? Non, attends. Cinq jours après, ou trois jours après, j'avais rendez-vous dans un café avec Sanchez Ventura et Mantec6n. Au Café Modemo, tu connais, rue Alfonso y Coso. Et j'avais déjà inventorié toutes les affaires de mon père, ses boîtes de cigares, deux ou trois armes qu'il possédait, etc. Bref, je me sentais un peu le chef de famille, puisque j'étais le fils aîné. J'ai commencé à utiliser ses affaires, à fumer ses cigares, à ... Par exemple, dans sa garde-robe, il avait un panama, tu sais, un superbe chapeau qu'il avait rapporté de La Havane. Ce panama lui avait coûté, je crois, quatre ou cinq mille pesetas. Une merveille, une véritable toile d'araignée. Et je l'ai mis à mon tour, ce panama. Je suis sorti un jour avec ... Comme mon père avait la tête un peu plus grosse que moi, j'ai mis 23

dans la coiffe un cercle de papier journal, et je suis sorti avec mon panama. Et puis j'ai vu les bottes. C'étaient des bottes avec deux tirants en caoutchouc sur les côtés. Je les ai chaussées et je suis sorti. Sanchez Ventura et Mantec6n m'ont vu avec, le jour où je les ai retrouvés au Café Moderno. J'ai mis ces bottes comme ça, simplement, je ne sais pas, parce que j'avais remplacé mon père comme chef de famille, parce que ça me plaisait, parce que je n'avais jamais eu de bottes à tirants de caoutchouc comme celleslà ... Je me suis promené avec, et puis je suis retourné à mes souliers. Qu'est-ce que tu cherchais en faisant ça? A t'imposer à tes frères?

Non, imposé, je l'étais déjà. Non. Je me substituais ... , je m'identifiais à mon père. J'ai été son substitut, dès le moment où j'ai mis les bottes, sans y penser. Je n'avais aucun but. Non. Commander, j'étais bien libre de le faire. La preuve, c'est qu'aussitôt après tu es parti.

Je suis allé passer mes examens à Madrid. Je suis parti tout de suite, oui. Dix jours après la mort de mon père, je suis retourné à Madrid passer mes examens. J'ai été recalé, par ... Comment s'appelait-il? L'Aragonais ... Ballesteros, don Antonio Ballesteros Bereta, un nom comme ça. Oui, en histoire.

Oui. J'étais en artilleur quand je me suis présenté à l'examen. J'y suis allé en uniforme d'artilleur. Tu m'as parlé de ton impression de liberté, et en même temps de ton chagrin.

Oui, oui. En voyant mon père mort, j'ai eu un grand chagrin. J'ai été très affecté, surtout qu'en plus l'alcool me tournait la tête. Et en même temps j'avais une sensation, 24

je ne sais pas, presque de bonheur. Ça se mélangeait. Un conflit intérieur terrible. Je luttais contre mon propre sentiment. Je me disais : « Allons, allons, puisque j'ai de l'affection pour lui je dois être très triste, et puis c'est tout. » Mais non, en même temps je me sentais délivré. C'était la première fois que tu buvais tellement?

Non, non. J'avais déjà bu souvent. Ah! oui? l

J'ai commencé à boire à Madrid, à vingt-deux ans., avec Federico [Garcia Lorca], Pepin [Bello] et les autres. Eh! oui, à boire avec les amis, beaucoup de valdepeiias, du cognac... La mort t'impressionne?

Oui. Dans mon enfance et une partie de ma jeunesse, comme tous les Espagnols des villages, j'ai été très marqué par la mort. C'étaient les cloches qui rythmaient nos existences. C'était grâce à elles que nous savions l'heure et la tâche que nous avions à accomplir. C'était (et c'est encore) l'église qui réglait les jours et les nuits. Et, bien entendu, les morts. Les morts, c'était une terrible série de sonneries de cloches. Et les messes, les vêpres, les rosaires... Après la guerre - me racontait hier une Sévillane jeune et jolie - tout était encore fait de silences et de flagellations, au moyen de fouets à nœuds et à pointes. Parfois, au collège - disait-elle - , au lieu de mettre les cilices que nous portions sur les cuisses les pointes en dedans, nous les mettions les pointes tournées vers l'extérieur, pour qu'elles piquent les galants qui venaient nous pincer d'une main fureteuse, en nous disant, sans avoir l'air d'y toucher : « Alors, comment ça va? » Et ça a duré jusque dans les années 50. A Séville, on en vend encore.

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Tes rapports avec l'Église ne doivent pas se limiter à tes classes chez les jésuites. Tu dois avoir, comme c'est le cas dans toute famille espagnole qui se respecte, quelques bonnes sœurs et peut-être quelques curés parmi tes proches.

Des quantités. Les bonnes sœurs, je ne les compte même plus. Des curés, outre l'homme de confiance que nous avions à Calanda, ce vague oncle dont je t'ai parlé, celui qui m'a appris le latin, il faudrait ajouter le chanoine Manuel Pérez, un oncle paternel. Un excellent homme, qui n'est pas monté plus haut dans la hiérarchie parce que l'évêque l'avait pris en grippe. Il était de Fos, un joli village à deux kilomètres et demi de Calanda. Un de mes grands-oncles, du côté de ma mère, a été évêque de Pampelune. Tu n'es pas mal servi! Mais c'est monnaie courante dans les familles bourgeoises espagnoles. Tu ne te rappelles pas cette histoire qui m'a été racontée par je ne sais plus qui, au sujet du crucifix qu'on jette dans le rio Guadalope et qui arrive à Alcanfz?

Non. Mais moi, je t'avais raconté celle de Castelserâs. Chez nous, à Calanda, ceux de Castelserâs, on les appelle « petits Juifs ». Castelserâs est un village très joli, comme tous ceux de ce coin d'Aragon. Sauf Calanda, qui est horrible. Mais non.

Mais si. Donc, les gens de Castelserâs, une année de sécheresse, il y a de ça dans les soixante ans, voient apparaître des nuages à l'horizon. Ils font aussitôt une procession en l'honneur de la Vierge pour la supplier d'envoyer de la pluie. Et voilà qu'au moment où ils passaient le pont, à l'entrée du village, éclate une tempête de grêle de tous les diables. Évidemment, les malheureuses récoltes étaient fichues. Alors, dès que la tempête a

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été terminée, ils ont jeté la Vierge à la rivière (où maintenant il y avait de l'eau).

Oui, ça c'est bien l'esprit de village. Où est-ce, Caste/seras ? A environ cinq kilomètres de Calanda, dix d' Alcafüz.

Ton enfance et ton adolescence ont influé sur ta production cinématographique ? Il est certain que, dans mes films, ressortent constamment des souvenirs de mon jeune âge. En tout cas, ce sont souvent des éléments de base. Par exemple, le narcotique que don Lope fait prendre à Viridiana. Ça vient d'un rêve de ma jeunesse. J'étais amoureux de la reine Victoria Eugenia, comme sans doute tous les garçons de mon âge. Une blonde, étrangère, très jolie. Alors, avant de m'endormir, ou en m'endormant, ou en dormant, que sais-je? je pensais que je lui donnais un somnifère et qu'après ça, bien sûr en l'absence du roi, je couchais avec elle. Un truc totalement impossible, entre un petit-bourgeois comme moi et elle, la reine. Aucune chance que ça ait pu se réaliser, malgré toutes les astuces que j'imaginais pour m'introduire dans le palais, dans la chambre de la reine, coûte que coûte. Dans Viridiana, j'ai repris un peu tout ça, mais à l'envers. Moi, je suis le vieux don Lope, et la fille, elle, est toute jeune. Et il y a une autre difficulté, un fossé énorme : elle est religieuse. J'accumule tous les obstacles possibles entre elle et lui. Don Lope administre le narcotique à Viridiana, mais au moment de coucher avec elle il fait marche arrière, comme bien sûr je le faisais aussi quand je rêvais de la reine. Il y a des fossés énormes. D'ailleurs, au moment où don Lope se suicide, pour moi le film était terminé. Je te raconte tout ça pour que tu voies comment je fais mes films, comment ça vient. Dans Viridiana, il y a deux films tout à fait différents. Je te disais donc que, pour moi, ce film s'achève à la mort du vieux. Que va faire alors Viridiana ? Recueillir des prostituées ? C'est du déjà vu, ça s'est fait maintes fois. Recueillir des

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mendiants? C'est la solution que j'ai choisie. Et c'est comme ça que le film s'est fait. Tout surgit peu à peu. L'idée d'enfiler ses souliers à don Lope une fois qu'il est mort ... Là, tu t'es souvenu de la mort de ton père. Tu lui avais remis ses souliers aux pieds...

Oui, je l'ai habillé avec l'aide de la gouvernante de ma sœur Maria. J'ai voulu lui enfiler ses souliers. De ces souliers, tu sais, qui ont un contrefort en caoutchouc. Ses pieds n'entraient pas. Alors j'ai pris des ciseaux et j'ai coupé dans le caoutchouc. Je lui ai abaissé le pli de son pantalon, ça ne se voyait pas. Tout ça est resté gravé. On s'en rend compte. Avant tout, fuir l'artifice, la morale, et autant que possible tout ce qui est attendu. En appeler au hasard. Rôle fondamental du hasard dans la vie. C'est pourquoi, dans Tristana, sa démarche est : le choix. Toujours, il fait choisir le personnage, par exemple entre deux pois chiches. Ça aussi, c'est un souvenir d'enfance : avec sa sœur Margarita, l'histoire des deux mies de pain. « Laquelle préfères-tu? - C'est pareil. - Non. Fais attention. Regarde bien. » Et en effet, au bout de dix minutes, il faisait une différence entre elles et choisissait : « Celle-là. » Un moment encore, il faisait bien attention et répétait : « Celle-là. »

Ton village ne te plaît pas comme village, mais tu ne peux pas dire le contraire : tu l'aimes bien.

Calanda... Il y a deux ou trois ans, j'ai eu la visite de quelques étudiants de l'université de Saragosse. Trois garçons et deux filles. Et un cinglé qui est resté planté devant ma porte. A ma grande surprise, j'ai aperçu aussi l'alcalde et le commandant de la Guardia Civil. Le cinglé criait : « Mao va nous envoyer des armes ! Ça va barder ! Et le camarade Bufiuel est avec nous ! » On l'a arrêté, évidemment. L'alcalde protestait: « M. Bufiuel est une

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personne très respectée ici. » C'était l'époque où ils voulaient donner mon nom à une rue du village. Je t'ai déjà raconté. Quarante habitants ont refusé de signer. Et le gouverneur de Teruel a écrit à l'alcalde : « Pas de rue pour l'instant. D'ailleurs, M. Buiiuel est mexicain. » Enfin, à présent j'ai quand même une rue : on a appelé « calle de don Luis Buiiuel » une ruelle qui longe l'église, pas loin de chez moi, et que nous, nous appelions « passage de la Merde » parce qu'il y avait toujours deux ou trois étrons là en plein milieu. C'est curieux comme on remarque ça, hein? Sans le vouloir, ton regard est attiré. Maintenant, les choses ont changé. Jusque dans les rbes principales, il n'est pas rare de voir de la merde d'ivrogne ou, dans une ruelle, un guardia civil qui se reboutonne après avoir pissé. Et voilà : le « passage de la Merde » est devenu la « rue don Luis Buiiuel » ! Et, bien sûr, comme c'est la municipalité phalangiste qui m'a attribué ça, quand la situation aura changé, je serai fusillé. Ils n'iront pas jusque-là. Simplement on mettra : L'Âge d'or».

«

rue de

Ah ! oui, c'est la seule ville où l'amour libre ait été proclamé officiellement. En fanfare : « Par ordre du comité est proclamé à partir d'aujourd'hui sur le territoire de Calanda l'an I de l'amour libre ... » Tu te rends compte ! La première femme que j'attrape, allez, à la casserole ! Au fait, les femmes ? Comment t'es-tu débrouillé avec elles?

Avec les femmes, j'ai toujours été timide. Je me rappelle Pilar Bayona : je ne lui ai jamais rien dit. Une fois, nous étions restés tous les deux seuls sur mon balcon. C'étaient les fêtes du Pilar. Je la contemplais, je suis sûr qu'elle s'en est rendu compte. Mais je ne lui ai rien dit. Ça, ç'avait été le vrai coup de foudre. Je l'avais vue sortir d'un cinéma (ou du conservatoire) à Saragosse. J'ai demandé qui c'était.

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Elle n'était pas beaucoup plus âgée que moi. Un an de plus, peut-être. Tu te souviens de Francisco Ferrer* ?

Oui, Ferrer, je m'en souviens. Ils ont arr€té toute sa famille le 20 août 1909. Ils les ont déportés à Alcanfz.

Ça, je ne savais pas. Un peu plus, ils les envoyaient à Calanda.

J'en avais seulement entendu parler. Des anarchistes ... Des gens mal élevés ! Des mécréants ! Quelqu'un qui venait de Barcelone nous avait raconté des horreurs. Tu te souviens de la grève de 1917?

Non, de rien.

[... ] Et la première gue"e, celle de 14-18, quelle influence a-t-elle eue sur toi?

J'avais quatorze ans. Oui, mais quand elle s'est terminée, tu en avais dix-huit bien sonnés. C'est un âge où on se rend compte...

Non. Rien du tout. Oui, je me rappelle les discussions entre partisans des Alliés et partisans de l'Allemagne. Mais je ne peux pas dire que ça m'ait fait le moindre effet, que ça m'ait laissé un souvenir précis. Moi, c'est tout le contraire. C'est normal: je suis plus jeune que toi, mais je suis né en France, et mon père était 30

allemand. Le manichéisme des Français me choquait terriblement. Enfin, nous avons passé la frontière espagnole. Onze ans, j'avais onze ans. Je m'en souviens comme si c'était hier. Pas des souvenirs comme ceux qu'on peut avoir du collège, des camarades, de la famille. Non. Des images brutales, sans aucune bavure, aucun flou. Le village où cette année-là nous passions les vacances, la gare (dans le centre de la France) où j'ai vu de près, pour la première fois, un train de blessés, l'hôtel à Barcelone, les Ramblas, Valence ...

Moi, ces trucs-là ne m'intéressaient pas du tout. Je save.is qu'il y avait une guerre, mais ça s'arrêtait là. Je ne lisais pas les journaux, à la grande fureur de mon père : « Comment! Mais ce n'est pas possible! Comment un garçon de ton âge peut-il se désintéresser de ce qui se passe dans le monde! Voyons : Qui est président du Conseil, ici en Espagne? - Je ne sais pas et ça m'est égal. - Mais c'est une honte! » Évidemment, mon père avait raison. Mais moi, je m'en fichais complètement. La guerre, zéro. Quelle impression t'a causée la révolte ouvrière?

Le coup des socialistes ? Oui, en 1917.

Rien. Je ne me rappelle aucune impression particulière. Et pourtant, moi je vois encore la Guardia Civil à cheval dans la rue de las Barcas.

Ah! oui, ça d'accord. Le Paseo de la lndependencia recouvert de sable. Ça devait être avant 1917. Ils venaient avec des charrettes et jetaient du sable sur le pavé, par grandes pelletées. Et les avertissements à coups de trompette. Premier avertissement : les deux ou trois mille ouvriers ne bougeaient pas du milieu de l'avenue. 31

Deuxième et troisième : ils se mettaient à courir. Moi j'étais au balcon en spectateur. Par les rues transversales, il leur était facile de s'échapper. Mais tu n'avais pas d'opinions politiques?

Non. Je crois bien que je n'en ai toujours pas. Que je sois du côté des pauvres, ça, pas de doute. Contre la société telle qu'elle est organisée, sûr et certain ... Mais à cette époque-là, ce qui comptait pour nous, c'étaient les jeunes filles, et puis celles qui n'étaient plus jeunes filles. Et les insectes.

Oui, si tu veux. A cette époque-là, on était impatient d'entendre la Neuvième de Beethoven, on se pourléchait à l'idée que l'orchestre de Madrid allait venir. Il n'y avait pas de disques de longue durée. J'allais toujours écouter Schumann, comme s'il s'agissait de La Verbena de la Paloma * ou de Agua, azucarillos y aguardiente. J'y allais avec ma partition. Comme plus tard je suis allé au Real écouter Wagner. Ça, c'est une chose que je n'arrive pas à comprendre, ton goût pour Wagner.

Avant que je devienne sourd. Ça me surprend.

Oui, ça étonnait aussi Auric*. Et puis il y avait Brahms et Strauss. Brahms, d'accord. Mais Strauss ... Puisque nous sommes remontés tellement en arrière, parle-moi de Pilar Bayona. Elle était nettement plus âgée que toi ?

Non, pas tellement. Un ou deux ans de plus. Elle doit avoir maintenant dans les soixante-dix ans. C'était la fille

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de don Julio, un professeur adjoint de mathématiques à l'Instituto. Je devais avoir quinze ans. J'ai été amoureux d'elle, mais alors vraiment amoureux, pendant un an ou deux. J'avais suivi don Julio jusque chez lui, et j'ai entendu jouer du piano, à merveille. Je t'en ai déjà parlé, je ne lui ai jamais dit que je l'aimais. Une fois, un ou deux ans après, nous nous sommes trouvés tous les deux seuls sur un balcon. C'étaient les fêtes de la Vierge du Pilar. On est resté à se regarder. Je suis sûr qu'elle savait que je l'aimais. Mais nous ne nous sommes jamais rien dit. J'oubliais une de tes fiancées, que tu as fréquentée quelq~es mois. Une qui a vécu ici, au Mexique, de nompreuses années. Elle travaillait dans une pharmacie de Puente de Alvarado.

Ah! oui! Conchita Martinez Conde. Celle qui s'est mariée avec Galarza. Oui, la veuve de Galarza. Où l'as-tu connue ?

Dans la province de Santander, à Vega de Pazo. Elle était d'une famille aisée, des commerçants en produits laitiers. C'est pour ça qu'elle allait à la montagne. Je me suis déclaré, comme ça se faisait dans ce temps-là, les derniers jours de l'été. Je lui ai dit : « Mademoiselle, je voudrais vous dire quelque chose», etc. Nous nous sommes fiancés et nous nous sommes vus à Madrid. J'avais dix-sept ans. Bon, voilà qu'elle me dit qu'elle a parlé à sa maman, et que c'est d'accord, mais qu'il faudrait officialiser les relations, qu'il ne serait pas mauvais que mon père écrive à ses parents. Tu parles! Si j'avais écrit ça à mon père, à dixsept ans! Il m'aurait tapé dessus et envoyé sur les roses, ça ne faisait pas un pli. C'est que, dans le village, nous avions la réputation d'être très riches. Beaucoup plus riches que nous ne l'étions en réalité. Ç'a été terminé. Et après ton bachot? 33

Je voulais être agronome. Diplômé?

Tu te rends compte ! Rien que ça ! A cette époque, le grand chic c'était d'étudier pour être ingénieur des ponts et chaussées ou ingénieur agronome. Mais ce qui me plaisait surtout, à moi, et ça me plaît toujours, parce que je vois toujours là un mystère extraordinaire, ce sont les insectes. Je peux rester je ne sais combien de temps à regarder une mouche. Un scarabée, je le contemplerais des heures. Je ne sais pas, pour moi c'est le mystère de la vie. L'incompréhensible. Quelque chose qui est « audelà ». Vous étiez combien de frères ?

Sept. C'était moi l'aîné. Tu te souviens de ta maison ?

Il ne manquerait plus que ça ! Ma sœur Conchita a pris une photo formidable. On l'a publiée dans Positif Je te la chercherai. Tes fiançailles, c'était du sérieux ou bien une stratégie donjuanesque?

En tant que don juan, je suis nul. Nous étions réellement amoureux. Et en avant les baisers, les sorties ensemble ! Les petits déjeuners, les déjeuners. Elle m'a tout raconté, je connais sa vie de A à Z. Toutes ses histoires. Nous étions amoureux, pour de bon. Mais elle devait être frigide. La première fois que nous nous sommes trouvés ensemble, seuls, c'était dans le métro, collés l'un contre l'autre. Le métro était bondé. On n'a pas arrêté de s'embrasser... Cette histoire a duré environ deux ans. Un jour, nous étions seuls chez moi, elle était assise sur mes genoux. Et il ne s'est rien passé. 34

Je sais. Elle t'a dit qu'elle était indisposée. Qui te l'a dit?

Toi. Qui veux-tu que ce soit? Après, tu iras dire partout que je fais le flic. Tu vois. J'aurais dû lui dire : « Raison de plus. » Mais non. Je te dis: comme don juan, je suis nul.

C'est pour ça que les putes te plaisaient, te plaisent !ant.1 Peut-être. Il lit le poème que Federico lui dédia en 1924.

Il l'a écrit à la verbena [kermesse] de San Antonio de la Florida, en 1924. Donc, ça devait être en juin, il me semble. La première verbena de l'année est celle de San Antonio de la Florida. Luis, en el encanto de la madrugada canta mi amistad siempre florecida. La luna grande luce y rueda por las altas nubes tranquilas. Mi coraz6n luce y rueda en la noche verde amarina. Luis, mi amistad apasionada hace una trenza con la brisa. El nifio toca el pianillo, triste sin una sonrisa. Bajo los arcos de papel, estrecho tu mano amiga 1• 1. Luis, dans l'enchantement de l'aube / chante mon amitié toujours fleurie. / La lune grande luit et roule / parmi les hauts nuages tranquilles. / Mon cœur luit et roule / dans la nuit vert jaune. / Luis, mon amitié passionnée / fait une tresse avec la brise. / L'enfant joue de son petit piano, triste/ sans un sourire. / Sous les arcs de papier, / je serre ta main amie.

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Lis-moi cet autre, qui est dans le mime livre.

Le même livre de poèmes, oui. Dédicace spéciale : A mon très cher Luis Bufîuel (témoignage d'éternelle amitié). F. PAISAJE SIN CANCIÔN Cielo azul, campo amarillo. Monte azul, campo amarillo. Por la llanura desierta va caminando un olivo. Un solo olivo 2 • Madrid, 1923 Je dis : « C'est très mauvais» et ça y est, le voilà fâché. Je m'y attendais. Mais aussi, ça sent le recueil de poèmes à plein nez! Ambiance nocturne ... , jets d'eaux ...

Sous cette influence, te voilà à deux doigts de devenir poète ... et acteur de théâtre.

Oh ! non ! Sous l'influence de son ami intime Federico Garcia Lorca, Bufiuel entre dans le monde de la poésie, qu'il ignorait totalement. C'est tout. Pour le reste, zéro. Ce n'est donc pas vrai que, le temps d'une saison, tu te sois intéressé au théâtre ?

Mais non, mais non. Pas du tout. Mais si, notamment aux marionnettes. Tu as joué à la Résidence universitaire.

Ah ! oui. Il y a une photo avec Federico. 2. PAYSAGE SANS CHANSON - Ciel bleu, / champ jaune. / Mont bleu, / champ jaune. /Parla plaine déserte/ chemine un olivier. / Un seul / olivier.

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Et en 1925, tu montes à Amsterdam la première mondiale du Retablo de Maese Pedro, de Manuel de Falla.

Oui, c'est vrai. Avec Mengelberg. Avec Mengelberg?

Oui. C'était un grand chef d'orchestre. Comment ça s'est-il passé?

Eh bien, grâce à Ricardo Vines, le pianiste. C'étaitJJn ~i de Willem Mengelberg. A Amsterdam, il y avait deux théâtres célèbres pour la musique symphonique. L'un des deux donnait, avec beaucoup de succès, L'Histoire du soldat, de Stravinski. Mengelberg a voulu lancer quelque chose d'équivalent dans l'autre théâtre. Et il a chargé Ricardo Vines de monter le Retablo de Maese Pedro. Ricardo a alors demandé à son neveu Armando de lui indiquer des Espagnols vivant à Amsterdam ou à Paris, et nous nous sommes présentés. Nous avons monté le Retablo avec une de ces inconsciences ! Huit acteurs, plus les marionnettes... Qui donc actionnait les marionnettes? ... Je ne me rappelle plus. Les acteurs, c'étaient mon cousin Saul, qui faisait don Quichotte, Cossio qui faisait Sancho, Peinado était l'aubergiste, etc. Nous avons monté ça à Amsterdam sans rien y connaître. C'était moi qui faisais la mise en scène, je peux à peine y croire. Et tout ça pour deux cents florins, si je ne me trompe. Trois séances, nous avons donné, trois. A la fin de la première, comme je ne connaissais rien au théâtre, quand le public a été parti, je suis descendu dans la salle pour voir ce que donnaient les éclairages. J'ai laissé les acteurs sur la scène. D'en bas, on ne voyait rien! Pour les deux autres représentations, on a tout arrangé, on a réglé les réflecteurs, la lumière tamisée, tout ça. Ça, c'est quand tu habitais à Paris ?

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Oui, je suis allé de Paris à Amsterdam. Tu venais de t'installer à Paris?

Eh bien, c'était la même année. Ça ne faisait pas un an. Oui, si c'était en 1925, ça ne faisait pas un an.

1925. Oui, ça doit être ça. Je suis arrivé à Paris en janvier 25. Et Amsterdam, ça devait être en octobre.

Oui, en octobre, novembre, ça devait être ... Là-haut, j'ai les coupures de presse. Ah! oui?

Oui. Avec les photos du Retablo. Donc, à Paris, début 25, tu n'occupes pas encore la place que...

Je n'occupe rien du tout. Au début de 1925, je suis parti pour Paris avec une recommandation d' Azcârate, de la résidence des étudiants, pour la Coopération intellectuelle de la Société des Nations. Mais la Société des Nations n'avait pas d'argent. La France (c'était elle qui devait payer) n'avait pas d'argent non plus. Et pendant cette période de deux ans où je devais m'initier à la politique internationale, eh bien, je me suis consacré au cinéma. Et tu as connu Breton.

Breton, qui a fait mon horoscope. Il était très calé làdessus, passait six à sept heures à mettre au point un thème astral, surtout quand il s'agissait d'un ami. Il a fait mon horoscope, qui couvrait cent huit pages. Je les ai 38

perdues au moment de la guerre d'Espagne, comme beaucoup d'autres de mes papiers. Breton me prédisait la mort dans une mer lointaine ou par une erreur commise sur un médicament : au lieu de prendre une purge, je prendrais de l'arsenic ou je ne sais quoi. Il était comme ça, Breton ?

Breton, tout à fait. L'horoscope a failli se réaliser : étant à Los Angeles, j'ai eu envie de partir pour les mers du Sud, qui m'avaient toujours attiré ... Mais Denise Tual *, que j'avais connue auparavant à Paris, m'a persuadé de veni'r à Mexico. ~ Tu as aussi fait une carrière d'acteur. Tu as joué dans de nombreux films, réalisés par toi ou par d'autres. Tu as toujours aimé les r6les de curé.

C'est peut-être que les déguisements me vont bien. Tu sais que j'ai toujours aimé me déguiser. Ces temps-ci, en Espagne, dans un film de Saura, j'ai tenu un rôle de bourreau. Je garrotte sept personnes. Pepe Bergamin *, qui était encore à Madrid, et Vicente Aleixandre * devaient interpréter des condamnés à mort. L'assistant de Saura s'est amené catastrophé, disant que non, qu'il ne fallait absolument pas. Mais moi, j'ai joué mon rôle de bourreau, sur la place de Colmenar Viejo. On n'a pas fait venir les autres. Tu joues aussi dans Un chien andalou.

Mais j'ai fait mes débuts, tiens-toi bien, avec Raquel Meller. Dans la Carmen de Feyder, en 1923. Notre ami Peinado avait été nommé assistant technique, ou quelque chose comme ça. Il est arrivé en coup de vent à La Rotonde, et nous a tous emmenés. Je ne me rappelle pas si c'était en studio ou au cirque Médrano.

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Nouvelles amitiés, nombreuses rencontres, n'est-ce pas, dans cette période de ta vie ?

J'ai fait la connaissance de Da.maso Alonso*, un peu plus tard. Il venait de traduire Dedalus de Joyce, pour les éditions de la Biblioteca. Il était mort de peur. Pourquoi ça?

Il craignait que sa mère l'apprenne. Il en avait une peur atroce. « Si elle l'apprend, elle me tue. » Mais pourquoi?

Elle était très collet monté. Mais elle connaissait Joyce?

C'est ce que je lui ai demandé. Il m'a dit : « Si elle tombe sur le manuscrit, à la maison, elle est capable de le lire. » S'ils'était agi d'Ulysse ...

Non, c'était Dedalus. Il a signé sa traduction d'un pseudonyme, Amado Alonso ou quelque chose comme ça. Mort de trouille. Juan Chabâs, c'était autre chose. Tout un roman ... Parle-moi un peu de Paris.

Je suis arrivé à Paris en 1925. J'étais tout le temps avec Hernando Vines, un catholique fervent, avec Peinado, avec d'autres peintres espagnols. On était toujours entre deux vins. A l'atelier de Vines venaient trois ou quatre filles qui faisaient de la gymnastique rythmique dans le quartier, dont Jeanne. Le père de Jeanne, M. Rucar, était expert-comptable. Avec ces filles, on s'entendait bien. Mais moi, j'avais une idée derrière la tête : c'était de leur faire prendre un somnifère pour pouvoir abuser d'elles. Vines protestait, scandalisé.

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C'est de là que vient la scène de Viridiana ... Peut-être bien. Nous faisions la tournée des bars, des boîtes de nuit, avec Juan Vicens, Juanito, qui était fils unique et plein aux as. Et moi, je recevais de ma mère tout l'argent que je voulais. Nous menions une vie de pacha (comme disent les Français). On allait dans un bistrot, au comptoir, là où toutes les bouteilles sont alignées, on commençait par la première et on s'arrêtait après la vingtième. On avait même eu l'idée d'ouvrir une boîte. Vicens avait de l'argent, moi je suis allé à Saragoss~ en demander à ma mère, qui, cette fois, a refusé én~rgiquement. C'est à ce moment-là que je me suis mis à fréquenter l'école de Mme Epstein, avec mon copain Uzelay. A part nous deux, il n'y avait là que des Russes blancs. J'ai commencé à dire que j'avais envie de faire du cinéma. Et Epstein, qui était du groupe, m'a pris avec lui, comme assistant, sur le tournage de Mauprat: à vrai dire, je n'avais rien à faire. J'ai été second assistant de Mario Nalpas et d'Etievant pour La Sirène des tropiques, dont la vedette était cette salope de Joséphine Baker. Là non plus je n'avais rien à faire. Mais j'étais là. C'était l'année de Sacco et Vanzetti.

J'ai parfois l'impression que tu n'es pas Jurréaliste. Je suis plus surréaliste que jamais. La seule littérature, la seule poésie qui me plaise, c'est la poésie surréaliste. La seule peinture qui me plaise, c'est la peinture surréaliste. Je n'étais pas surréaliste à mon arrivée à Paris, je me figurais que c'était un truc de tapettes. Je lisais leurs trucs pour rigoler, comme je lisais Ultra* des années avant, pour passer le temps dans le tramway, à Madrid. Et il s'est passé la même chose: ça a fini par me captiver. En fait, je n'ai été membre du groupe que vers 29-30. Après Un chien andalou, et jusqu'à ce qu'Aragon revienne d'URSS. Alors ont commencé les disputes, les exclusions. Et je suis resté avec Aragon et quelques autres. Malgré tout, quand je ferme les yeux, je suis nihiliste. Vraiment. Totalement 41

nihiliste, nihiliste jusqu'à la moelle, sans réserve d'aucune sorte. Mais quand j'ouvre à nouveau les yeux, je me rends compte que c'est impossible ... En bon bourgeois que tu es.

Si tu veux ... Tu n'as jamais signé aucun des manifestes su"éalistes. Ou peut-itre un ou deux. DaU, lui, les a signés presque tous.

Dalf? Non. Nous, les étrangers, nous ne signions que les documents anodins ou ceux qui portaient exclusivement sur des questions artistiques. Quand il s'agissait de quelque chose de sérieux, de conchier la famille, la patrie ou le drapeau, alors, il n'y avait que les Français qui signaient. Ils faisaient très attention. Tu veux un whisky? Oui, avec eau plate, moitié-moitié.

Moi, je reste fidèle au Martini, un Martini assez spécial, avec un peu de Campan: Nous buvons.

Non, le surréalisme n'était pas un truc de pédés. Au contraire, Breton les détestait. Dans le groupe, il n'y en avait aucun. Enfin, aucun, c'est beaucoup dire : Crevel en était, mais il faisait tout pour ne plus en être. Il a même essayé d'avoir une maîtresse. C'est moi qui ai présenté Dalf au groupe, quelques mois après mon admission. Je leur avais d'abord montré des photos de ses tableaux. Ça ne les intéressait pas beaucoup. Bon, ça ne leur faisait ni chaud ni froid. Mais, l'été suivant, Paul Eluard, Gala, Magritte et un type qui a ensuite été marchand de tableaux surréalistes, sont allés à Cadaqués. Et c'est lui, Dalf, qui m'a dit : « Je vais te présenter la femme la plus phénoménale que tu aies connue dans ta vie ... >►

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Dis donc, Luis, qu'est-ce que tu vas me dire sur Dai!? Comment veux-tu que ça soit dit dans le livre ? On va vraiment tout dire ? On dira purement et simplement la vérité. Dans quelles circonstances il a joué un rôle. Comment nous avons écrit Un chien andalou. Dans L'Âge d'or, la part qui lui revient est très faible, parce qu'il était déjà sous l'influence de Gala, qui est la femme que je déteste le plus au monde. Vraiment, ça me ferait plaisir que nous le couvrions d'injures. Quand je vais à Madrid ou qu'on me donne un prix, il m'envoie des télégrammes : « Il faut que tu viennes à Cadaqués », « Maintenant nous allons faire de grandes choses »,«Je t'embrasse sur la bouche. » Ou à Venise, où il me les envoie en italien. Ou à Paris, où je les reçois en français. Une fois, seulement, j'ai mal pris les choses : il me disait que si je n'allais pas à Cadaqués ce serait lui qui viendrait à Madrid. Je lui ai répondu sans me fâcher : « Eau qui a coulé ne remonte pas la rivière. » Attention ! je ne verrais aucun inconvénient à le rencontrer un jour, face à face, à lui répéter ce que je lui ai déjà dit, et finalement à lui jeter ses quatre vérités à la figure. Et puis, si ça se trouve, à prendre après ça un verre avec lui. L'enfant de putain! C'est à cause de lui qu'à New York on m'a foutu à la rue. Mais pendant des années, de 1920 à 1930, il a été mon meilleur ami. Oui, on a été très amis, c'est vrai, très amis. Et ça, ça compte. Oui, quand on est un sentimental comme moi. Mais sans Gala. Celle-là, je ne peux pas la voir en peinture. Je n'ai jamais vu personne d'aussi néfaste. Elle l'a complètement perverti. Mais ne lui donnons pas plus d'importance qu'elle n'en a eu. Donc, je suis allé de Paris à Cadaqués. Il allait faire un film de Ramon avec l'argent de ma mère. Nous avons parlé de ça, et en six jours nous avons fait le script d' Un chien andalou. Le tournage, il n'y a pas du tout participé. Il est venu le dernier jour, avec sa mère et sa 43

tante. Tout ce qu'il a fait, c'est de placer les ânes dans les pianos et de leur mettre du goudron dans les yeux. Dans L'Âge d'or, il n'a rien fait. C'est pourquoi il a signé le manifeste des surréalistes à propos du film. Comment allais-je signer, moi, quelque chose en faveur de ce que j'avais fait! Je l'ai traduit, car c'est un document important pour l'histoire de ta« carrière cinématographique». Et c'est un document difficile à trouver. Ne crois pas ça. Il figure dans /'Histoire du surréalisme, de Nadeau. Oui, j'allais beaucoup au cinéma. Nous y allions déjà à Madrid, et j'ai continué à y aller à Paris. Bien sûr, on y allait pour peloter sa fiancée. C'était le seul endroit où c'était possible. Parce que sinon, défense d'y toucher! Lui prendre la main : quel scandale! Au cinéma, c'était différent. Mais en plus de ça, nous aimions beaucoup les films comiques, les comiques américains : Ben Turpin, Fatty, les baigneuses de la Keystone, Buster Keaton, Harold Lloyd, Harry Langdon. On adorait. Et puis les westerns. Et tous les autres. Max Linder, et La Main qui étreint, et Les Mystères de New York. Il y a une chose que j'aimerais savoir : Quand as-tu pensé te consacrer au cinéma, comment t'est venue cette idée ? Je l'ai souvent raconté. Cela s'est passé à Paris, au VieuxColombier, en voyant Les Trois Lumières, de Fritz Lang. Le film était mauvais. Il s'agit de trois histoires d'amour. Il n'y avait pas d'intertitres. Ce n'était pas un si mauvais film. Pour moi, si Lang a fait de mauvais films (et qui n'en a fait?), c'est dans sa période américaine. Mais les films réalisés en Allemagne sont 44

intéressants. Les Trois Lumières, comme M. le Maudit, Le Docteur Mabuse, Les Nibelungen, Métropolis. Je vois très bien ce qui a pu t'intéresser dans Les Trois Lumières. Bien entendu, ce ne sont pas les décors, inspirés de Max Reinhardt, qui naturellement ne pouvaient que te gêner, mais plutôt...

Le mur. La présence de la mort. Ces amoureux morts ... Oui, le mur de la mort. C'est curieux de découvrir que ton amour du cinéma est né de l'expressionnisme allemand. En fin de compte, ce qu'il y a de meilleur dans ton œuvrei se place aussi sous l'influence de la mort et du destin. Dans Les Trois Lumières, ils s'opposent. Il y a un moment où la Mort, lasse de toujours triompher, laisse échapper sa proie, à condition que la jeune fille passe par diverses épreuves. Mais, naturellement, le Destin, toujours vigilant dans cette métaphysique, empêche le triomphe de l'homme sur la Mort. Mais c'est curieux qu'une œuvre de ce genre, qui est aux antipodes du surréalisme, ait pu t'amener à l'idée de faire du cinéma.

Non. Je t'ai dit que le film m'avait paru très mauvais. Ce qui m'avait impressionné, c'était précisément cette barrière, cette lutte. Ça m'a convaincu que le cinéma pouvait susciter des émotions artistiques. Pour la première fois, j'ai senti une sorte de frisson, une émotion romantique, et la possibilité pour moi de communiquer aux autres ma façon de comprendre le monde. Sans compter, du reste, que les trucs du cinéma s'accordent très bien avec le surréalisme. Cette présence de la Mort arrivant dans une calèche du xvme siècle, ou quelque chose comme ça, cette intrusion de la Mort, ça m'a fait grande impression. Et alors?

Eh bien, tout simplement, j'ai suivi des cours, ceux de Jean Epstein. J'y allais avec Uzelay et Regoyos.

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Ah! souvenirs! Uzelay, Bilbao ... J'avais un dessin d'Uzelay, un dessin cubiste, un des rares qu'il ait faits, chez moi à Valence. Je voudrais bien savoir où il est.

Bof! Il vaut mieux ne plus y penser. Au bout d'un mois, j'ai dit à Epstein : « Je veux travailler aux studios, au besoin comme balayeur. » Et c'est comme ça que j'ai commencé. Ce qui est drôle c'est qu'avec lui, à l'époque, tu as dû travailler sur des films comme Six et demi onze ...

Oui, et sur La Chute de la maison Usher. Et c'est pendant le tournage de ce film que t'est arrivé le fameux incident qui a entraîné votre séparation. J'ai du mal à croire ce qu'on raconte.

Et pourtant c'est vrai. Un jour, Epstein me dit que, le lendemain, j'aurai à travailler avec Abel Gance. Je lui réponds que non, que je suis là pour travailler avec lui, pas avec un metteur en scène que je trouve très mauvais. Epstein lève les bras au ciel et hurle : « Comment un petit con comme vous ose-t-il parler ainsi d'un aussi grand metteur en scène! » Il m'a quand même proposé ensuite de me ramener à Paris dans sa voiture. Parce qu'on travaillait à Épinal. Il y a quelque chose de curieux, aussi. C'est que l'esthétique d'Epstein, même dans ses films « alimentaires » (car il en a fait, lui aussi), peut-être d'ailleurs surtout dans ceux-là, avait pas mal de rapports avec l'expressionnisme.

Eh bien, moi, ce qui m'intéressait déjà de plus en plus, sans connaître personne du groupe, c'étaient les surréalistes. Et parmi eux, Benjamin Péret. Je ne l'ai pas connu avant de le rencontrer ici, au Mexique. Comme homme, il ne m'a jamais intéressé, mais ses poèmes m'ont fait une 46

forte impression. Quand, par la suite, j'ai fait Un chien andalou, j'avais constamment ses poèmes en tête. Ça ne m'étonne pas. C'est quelqu'un qui n'a pas encore été mis au rang qu'il atteindra un jour. Peu de poètes ont été capables d'une telle violence, purement mentale. C'est une poésie de choc, une poésie faite de chocs. Et puis après, qu'est-ce que tu as fait? Eh bien, en 1927, c'était le centenaire de Goya. Un comité s'est formé à Saragosse, et on a décidé de réaliser un film. J'ai été désigné pour la mise en scène. Valle-lnclân * voulait lui aussi faire quelque chose de ce genre. Le gouvernement devait fournir les fonds. Heureusement qu'il ne les a pas fournis et que le film ne s'est pas fait. Tu te rends compte de ce que ça aurait donné ! Tu veux un whisky? Je veux bien. C'est drôle, ce que tu dis de l'expressionnisme, parce que j'ai eu affaire non seulement à Epstein, mais à Lupu-Pick. Il n'était plus ce qu'il avait été. Il y a des metteurs en scène, c'est curieux, qui ne sont bons que quand ils ont un écrivain à leur disposition. Ce n'est pas du tout mon cas. Enfin, si, bien sûr, j'ai besoin d'un écrivain, parce que moi, comme écrivain, non seulement je suis très mauvais, mais extrêmement lent. Tout ce qui sort directement de mes mains me déplaît. Même mon écriture m'est désagréable. Évidemment, je pourrais taper à la machine. Mais ça me prend des heures ! Ce que tu taperais en une demiheure, à moi ça me prend trois heures. Par contre, travailler avec des appareils, ça j'aime bien. Revenons à ta «carrière» cinématographique. Tout le monde sait que tu as commencé quand ta mère t'a donné de l'argent pour faire un film.

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Oui. Au début elle n'était pas chaude, mais le notaire l'a convaincue, et elle m'a donné cinq mille douros, vingtcinq mille pesetas. Je suis allé à Paris et j'ai obtenu cent quarante mille francs au change. Je n'ai pas fait le film tout de suite, parce que je m'étais mis à dépenser une partie de l'argent dans les boîtes de nuit, à m'amuser.

Tu as dépensé beaucoup ? Oh! non, huit ou dix mille francs. Ce que je voulais faire, c'était un film qui ressemblerait à un journal, tu vois, avec les différentes rubriques : informations, drames, tribunaux, faits divers. Tout ça à base de textes, potins, histoires courtes (greguerias) de Ram6n G6mez de la Sema*. J'étais même allé voir un directeur du journal ABC*, pas Luca de Tena, mais son assistant. Il était tout à fait d'accord pour que je filme les rotatives, tout ce que je voudrais. Je suis rentré à Paris et puis je suis allé à Cadaqués, chez Dali. Depuis 1920-1921, nous étions grands amis. Et naturellement, donc, nous avons parlé du film. Un matin, Dali'. m'a dit : « J'ai fait un drôle de rêve : j'avais un trou dans la main et il en sortait des tas de fourmis. - Eh bien, moi aussi j'ai rêvé de trucs bizarres. J'ai rêvé de ma mère, et de la lune, et d'un nuage qui traversait la lune, et puis on voulait fendre un œil à ma mère et elle se rejetait en arrière. » Nous nous sommes dit : « Eh bien, voilà notre film ! » Et nous nous sommes mis à travailler. Nous avons fait le script en dix jours, en éliminant tout ce qui pouvait être associations à peu près normales, souvenirs ou logique. Par exemple, il prend un paquet de Gitanes, le pose sur une table basse. Et moi, je dis : « Maintenant, à la place du paquet, il y a un crapaud. » Éliminé : c'est mauvais. Pas de magie. Non. Rien que des choses qui nous faisaient plaisir, qui ne signifiaient rien, des images que nous aimions. Sur six, on en éliminait cinq. Les premières nous sont venues très facilement. La lune, le nuage, l'homme qui se rase, qui affile le rasoir ... Ça, c'est une idée de Dali. Celle du cycliste aussi.

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C'est vrai que de tourner la scène où on tranche l'œil, ça t'a rendu malade? Je l'ai tournée par esprit de sacrifice. En me disant : « Il faut le faire. » Comme on se sacrifie pour la patrie. II ébauche un sourire.

C'était un œil de veau ? De porc ? Vivant? Un œil de veau mort. D'ailleurs, on s'y est mal pris. On lui a mis du rimmel sur les cils. Mais on aurait pu le faire avec un veau vivant. Enfin, ç'a eu beau être mal fait, comme ce qui vient après frappe très fort, le public ne se rend pas compte. Je t'ai dit que Dali était arrivé le dernier jour. Puis il est reparti pour Figueras. Comme je ne connaissais rien au montage, je suis allé apprendre comment ça se faisait avec Marie Epstein. Le Studio 28 venait d'être inauguré. Grâce au mécénat du comte de Noailles, ils allaient donner en avant-première un film de Man Ray.

Tu avais vu L'Étoile de mer? Oui, et ça ne m'avait pas plu. Je n'aime pas Man Ray comme cinéaste. Il fait trop « artistique ». Comme graveur, c'est autre chose.

Nous avons été la seule génération, ou en tout cas la première, qui ait fait son éducation au cinéma. Celle d'aujourd'hui est formée par la télévision. Celles d'avant l'étaient grâce aux romans-feuilletons. Oui, tu as raison. Nous avons été les premiers à voir les choses, et il y a une grande différence entre les lire et les voir. Je veux dire : pour ce qui est des romans-feuilletons. Nos parents et nos grands-parents lisaient Les Mystères de Paris; nous, nous avons vu Les Mystères de New York. Ils lisaient Rocambole, avec les gravures sur métal ; nous,

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nous avons lu Nick Carter, en bandes coloriées et fascicules et, surtout, nous avons vu Judex, et Fantômas, etc. Dans quelle mesure en avons-nous été marqués? Dans quelle mesure avons-nous vu les choses autrement? De même que mes petits-enfants voient le monde à travers la télévision, que ce soit la publicité, les drames et la violence, ou les dessins animés. Il n'y a pas, apparemment, de sauts énormes entre le roman-feuilleton, la radio, le cinéma, la télévision, les fusées, les voyages dans l'espace; de l' extérieur, la continuité semble parfaite. Mais en fait, il n'y a pas eu continuité, il n'y en a pas et, à mon sens, il n'y en aura jamais. La physique, la chimie, les mathématiques étudiées par nos parents, et passivement par nous, n'ont rien à voir avec celles qu'on enseigne aujourd'hui

Je suis ennemi de la science et ami du mystère. Je sais bien. Mais ça ne te servira pas à grand-chose. Entre l'un et l'autre, je crois qu'il n'y a pas grand rapport. Nous nous trompions quand nous supposions qu'entre les arts et la science existait une relation de dépendance constante et déterminante. Il n'en est -rien. Peut-être entre la politique, les sciences et la bureaucratie. Mais les arts, eux, « ne sont pas foutus d'avancer», même si, par-ci par-là, quelque invention - l'aspirine, les disques, la machine à écrire, le magnétophone - vient faciliter le travail. En fait, il-n'est apparu qu'un seul art nouveau : le cinéma. Et le hasard a voulu que nous naissions avec lui. Le cinéma, c'est bien naturel, a pompé tout ce qu'il pouvait trouver autour de lui, dans le théâtre, dans les trucs de la prestidigitation, dans les «actualités» (pacifiques ou guerrières), dans les sciences naturelles, dans les romans à l'eau de rose, dans les contes de fées... Tout ce qu'il pouvait faire entrer dans son entonnoir. Jusqu'au jour - c'est venu très vite - où des gens un peu plus âgés que nous ont pensé qu'il devait aussi se mettre au service de l'expression - de l'expressionnisme - et de la poésie telle qu'on l'entendait vers les années 20. Et ce fut le « cinéma d'art ». Un beau jour, deux individus

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qui étaient nés avec le cinéma déjà constitué, c'est-à-dire qui avaient vu dès ses débuts l'image inventée et projetée, pensèrent, sous l'influence de ce qui se faisait partout en littérature, que le cinéma pouvait itre, comme la plume ou le pinceau, une source d'émotions apte à se couler dans les nouvelles formes de l'art - ou de l'antiart, si tu préfères. Et l'on en arriva à Un chien andalou. Oui, je sais, il y avait Fritz Lang et Ramon Gomez de la Serna. Mais nous allons voir comment vous avez procédé (Dai( ne savait pas taper à la machine; toi si, mal), comment vous avez collaboré, dans quelle mesure se répétait, au cinéma, la collaboration de Breton et Soupault pour écrire Les Champs magnétiqùes ou, un peu auparavant, telle ou telle tentative de Tzara et Picabia.

Il est clair que rien de tout cela n'a eu d'influence sur notre manière d'écrire Un chien andalou. Ce que je peux dire, c'est que, sans aucun doute, nous avons travaillé en accord total et absolu. Sans nous l'être proposé au départ. Je t'ai dit qu'un matin nous nous étions raconté nos rêves, et que j'avais décidé de les prendre comme base pour le film que je voulais faire, en laissant tomber les textes de Ram6n G6mez de la Serna. Nous avons travaillé en plein accord, en réunissant nos idées, en les rejetant quand elles ne nous semblaient pas convenir, soit parce que l'enchaînement des images était trop évident, soit au contraire parce qu'il était trop tiré par les cheveux. Nous recherchions un équilibre instable et invisible entre rationnel et irrationnel, tel qu'à travers ce dernier nous puissions comprendre l'inintelligible, unir le rêve et la réalité, le conscient et l'inconscient, en dehors de tout symbolisme. Après le prologue, nous tâtonnions, nous repoussions l'une après l'autre diverses idées, jusqu'à ce que Dalf eût celle du cycliste avec sa boîte : «Excellent», dis-je, et nous nous sommes lancés dans cette voie. Il ne s'agissait pas de lier une image à une autre en fonction de la raison ou de l'absence de raison, mais, exclusivement, de trouver une continuité qui soit satisfaisante pour notre inconscient sans léser le conscient et, d'autre part, qui n'ait pas de rapport

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direct avec le rationnel. Autrement dit, il était bien là question d'aller au plus près, théoriquement, de ce que Breton avait défini comme l'exacte démarche du surréalisme. Parler de manque d'enchaînement logique dans Un chien andalou ne tient pas debout. S'il en avait été ainsi, j'aurais dû découper le film en purs flashes, jeter dans des chapeaux les différents gags et coller les séquences au hasard. Ce ne fut pas le cas. Et ce n'est pas que je n'aurais pas pu le faire : il n'y avait pas de raison qui m'en empêchât. Non, simplement c'est un film surréaliste dans lequel les images, les séquences se suivent selon un ordre logique, mais dont l'expression dépend de l'inconscient, lequel, naturellement, a son ordre. Note bien : inconscient, raison, logique, ordre. Exemple : les séquences où le moribond tombe dans un jardin et caresse l'épaule nue d'une statue (d'une femme). Cette dernière séquence résulte de celle de la chute; il serait absurde qu'elle la précède. Nous avons utilisé nos rêves - ce n'est pas nouveau - pour exprimer quelque chose, non pour présenter un galimatias. Un chien andalou n'a d'absurde que le titre. Ce n'est pas non plus (comment? pourquoi?) un appel désespéré au meurtre, à moins que ce ne fût, mais plus tard, à celui de Gala, quand s'élabora le projet de L'Âge d'or. Et ça n'a rien à voir avec Lautréamont, mais, dans une très large mesure, avec le Dali d'autrefois, et avec moi, avec notre manière d'être, avec nos rêves.

Quand je venais de Paris, j'allais au Café Castilla, à l'heure du repas. Les amis arrivaient. C'était la tertulia. Le Café Castilla ... Oui, un café de gens de théâtre. Il y avait du monde tard dans la nuit.

Moi, j'y allais à midi. Oui, c'était à proximité de tous les théâtres. Calle del Barquillo. Un joli café, pas trop grand, avec des tables très rapprochées les unes des autres, et des banquettes. Aux murs, des quantités de caricatures d'auteurs et de comé52

diens, par Fresno. Un jour, je vois qu'on avait installé un paravent. C'était un mercredi. Je demande : « Qu'est-ce qui se passe? - Eh bien, on est mercredi, don Miguel vient manger son cocido. » Ce jour-là, j'étais ... avec qui? Je ne me rappelle plus. Enfin, nous étions deux. Nous commençons à manger, et au bout d'un moment voilà qu'arrive Primo de Rivera* avec trois ou quatre copains. « Enlevez-moi ce paravent! On est en famille. » Ils se sont assis. « Eh ! les jeunes ! vous prenez un verre? » Buiiuel hausse les épaules, fait une grimace, un geste d'excuse. 1

Merci beaucoup. » Qu'est-ce qu'on pouvait faire? On accepte le verre. Ensuite nous mangeons, comme d'habitude. Et alors : « Servez deux cognacs à ces jeunes gens. - Merci beaucoup. » Le cognac. Qu'est-ce que tu aurais fait? D'ailleurs, c'était le bon temps, après tout il n'a tué personne. «

Quand a eu lieu la première d'Un chien andalou?

A Madrid, en 1929, au cinéma Royalty. C'était plein à craquer. Ortega*, Eugenio d'Ors *, Canedo, Ram6n ... Giménez Caballero* a fait un discours, de sa loge; il y était question du cinéma d'avant-garde. A la fin, il lance : « Maintenant, la parole est à Luis Bufiuel. » Je ne savais pas quoi dire. Je n'ai fait que répéter ce que j'avais écrit pour Le Surréalisme au service de la révolution, sur l'appel au meurtre. Ce discours de Giménez Caballero a dû être publié dans La Gaceta Literaria.

Il n'y dirigeait plus la page cinématographique, depuis un an déjà. Mais sûrement oui, le discours a dû y être publié. Tu sympathisais avec Cocteau.

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Non. Cocteau n'était pas des nôtres, ne pouvait pas l'être. Il était attaché à un autre genre de choses. L'éthique lui était indifférente. Sans compter que son dévergondage heurtait Breton, ainsi que pas mal d'autres. Bien sûr, sans Cocteau, L'Âge d'or n'aurait pas existé. C'est lui qui m'a présenté à Noailles, lui qui a insisté des jours durant pour que Noailles me donne l'argent nécessaire au film. Film qu'il a esquinté, six mois après, à sa façon, avec Le Sang d'un poète, ça c'est une autre histoire, qui ne me concerne pas. Mais, s'il est vrai qu'il m'a protégé, qu'il m'a emmené à Hyères pour travailler, malgré tout ça il fut un temps où nous montions la garde (façon de parler) à sa porte, près de la Madeleine, Eluard, Aragon et moi, en nous relayant, deux par deux, pour lui donner une raclée. Enfin, bon, c'est exagéré de dire qu'on montait la garde à sa porte. On y restait une heure, une heure et demie, et puis on prenait le bus pour une partie de pince-fesses. Eh bien, malgré tout, il a toujours été plein d'admiration pour moi. Avec les pédés, on ne sait jamais sur quel pied danser. Alors, L'Âge d'or, dans quelles conditions l'as-tu réalisé?

Le vicomte et la vicomtesse de Noailles m'ont invité à dîner ; ils voulaient que je fasse un film. Comme, dans le groupe, nous étions alors très respectueux des formes, j'ai demandé à Breton et aux autres la permission d'y aller. Ils m'ont dit qu'ils n'y voyaient aucun inconvénient. Moi, ça me gênait un peu, je trouvais bizarre cette compromission d'un mouvement qui se voulait révolutionnaire avec l'aristocratie. Bien sûr, j'ai changé d'avis quand j'ai connu Marie-Laure et le vicomte. Je n'ai jamais connu de mécènes comme eux, d'une discrétion, d'une finesse, d'un goût, d'une délicatesse vraiment exemplaires. A notre premier dîner, à part eux, il n'y avait que Georges Auric et moi. Tout avait été combiné, ou à peu près, par Cocteau et Zervos, dont ils subventionnaient les revues. Maintenant que je me souviens, je crois qu'il y avait aussi un homme très sympathique, Georges H. Rivière, qui était directeur, ou quelque chose comme ça, du musée du Trocadéro, du 54

musée de l'Homme. Ils m'ont dit que Stravinski était disposé à faire la musique d'un film de deux bobines, que je n'avais qu'à m'arranger avec lui, etc. « Je ne collabore pas avec les catholiques ni avec les hommes de génie », leur ai-je répondu. A part ça, le dîner s'est passé tout à fait normalement et agréablement. Quatre jours après, nouveau dîner. Rivière est venu me voir (c'est pourquoi je me suis rappelé qu'il était au premier dîner) : finalement, je pourrais faire ce que je voudrais, comme je voudrais. Et comment as-tu fait? l

A peu près comme pour Un chien andalou. Mais cette fois, seul. Avec Dali, ce n'était plus possible. Remarque que j'avais voulu faire le film avec lui. Après avoir achevé Un chien andalou, je pensais que je ne ferais plus de cinéma, et m'étais mis à inventer des gags. J'en ai écrit pas mal, je les ai rassemblés et j'ai voulu les montrer à Dali. C'était l'été qui suivait la première du Chien andalou. J'ai laissé Jeanne à Lloret de Mar et je me suis rendu à Figueras. J'arrive à la maison des Dali et j'entends des cris épouvantables. Le père de Dali m'ouvre et me dit: « Je ne veux plus le voir. Qu'il s'en aille! Excusez-moi, mais il vaut mieux que vous alliez à Cadaqués, vous ferez là-bas ce que vous voudrez. » Dali venait de donner sa fameuse exposition à Barcelone, avec entre autres le tableau où il avait écrit : « Je crache sur le portrait de ma mère. » Le père Dali répétait : « Je ne veux plus le voir par ici. » « Mon père, disait Salvador, n'admet pas que je dépense avec Gala l'argent que j'ai gagné à l'exposition de Barcelone. » Alors, nous sommes partis tous les deux pour Cadaqués. Dali était en extase. « Mon vieux, tu ne peux pas te figurer, c'est une merveille. Belle. Intelligente comme tu n'as pas idée. » Complètement retourné. Il parlait de Gala, évidemment. Là-bas se trouvaient Magritte, le Belge Pansers, et Eluard et Gala. Je ne la connaissais pas encore. Nous sommes tous allés au bar de l'hôtel, je ne sais pas s'il existe toujours, là-bas sur la place, et puis nous sommes allés à la maison de Dali, en nous promenant, en 55

bavardant. Et c'est là que j'ai gaffé, comme je t'ai déjà raconté : j'ai dit que je détestais les femmes qui avaient le sexe au confluent de deux cuisses séparées l'une de l'autre. Le lendemain, à la plage, elle était en maillot de bain, et j'ai vu qu'elle était bâtie précisément comme ça. Et puis je n'ai pas de préjugés, mais cette femme qui avait été la maîtresse de Chirico, de Max Ernst, de Man Ray, qui était mariée avec Eluard ... Eluard est rentré à Paris et Gala est restée à Cadaqués. Dalf était totalement subjugué par elle. Elle a vécu encore un an avec Eluard avant de se séparer de lui et d'épouser Salvador. Salvador était vierge. Il avait toujours manifesté un mépris total à notre égard à propos de cette question. Tu ne sais pas quelle lettre il m'a écrite après avoir couché avec Gala ! Quelle apologie du coït ! Comme si ça ne pouvait arriver qu'à lui! Je l'ai peut-être encore ; si je la retrouve, je la déchirerai, bien entendu. Il était complètement envoûté. Impossible de travailler avec lui.

Pourquoi voulais-tu la tuer? Eh bien, Eluard était reparti pour Paris, comme je t'ai dit. Gala est restée à l'hôtel, avec sa fille, et elle a commencé à nous chercher noise, semant la zizanie, nous lançant sans arrêt des piques. Le lendemain nous étions allés en barque de l'autre côté du cap de Creus, manger une paella. Tu vois ça, c'était un jour splendide, l'eau transparente, les vagues, les rochers ... J'ai dit : « On se croirait dans un tableau de Sorolla. » Comme à son habitude, Dalf s'est mis à protester violemment : « Comment ? Pourquoi ça ? Tu es aveugle? C'est la nature, ça n'a rien à voir ... » Gala est intervenue : «Oh! vous! toujours comme deux chiens en rut. » Ça m'a énervé. Après ça, pendant le déjeuner sur la plage, elle n'a pas cessé de nous harceler ...

Mais pourquoi ça ? La jalousie. Notre intimité, à Salvador et à moi, la dérangeait. Car, à ce moment-là, nous nous entendions

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parfaitement, Dali et moi. Alors oui, j'ai vraiment voulu la tuer, là, sur la plage, la noyer. Et Dalf qui s'accrochait à mes jambes, au désespoir, me suppliait de ne pas le faire. Et la fille de Gala - quel âge pouvait-elle avoir? douze ans? - qui courait là-haut, dans les rochers, comme si de rien n'était. Tout compte fait, je n'ai rien d'un tueur de femmes. Bon, voilà pourquoi notre collaboration pour L'Âge d'or n'a pas pu être la même que pour Un chien andalou. Dalf le reconnaît. Pour Un chien andalou, je donnais une idée, il en donnait une autre. Nous adoptions l'idée ou nous la rejetions sereinement, sans arrièrepensée. Dans le cas de L'Âge d'or, ce fut tout différent. Ça ne marchait plus, on ne se comprenait plus. Tout cerque je lui proposais lui semblait mauvais et tout ce qu'il me proposait me déplaisait : « Ça, c'est de Gala. » Et en effet, ça venait de Gala. Et ça ne me plaisait pas. Comme ça à plusieurs reprises. J'ai accepté certaines idées, très peu. On a travaillé trois jours et puis j'ai terminé seul le script. Peu après, quand s'est présentée l'occasion offerte par les Noailles, j'ai envoyé le script à Dali. Il me l'a rendu en me disant que c'était bien. Pendant que je tournais le film, il est parti pour Malaga avec Gala. Il se plaint surtout que tu lui aies changé son titre.

Je ne me souviens pas. J'ai beau chercher, je ne me souviens pas. Dans L'Âge d'or (et, déjà dans Un chien andalou), les gags ...

Oui, les gags. Par exemple, une charrette entre et passe dans un salon. Un homme tue son petit garçon, comme ça, pour un rien. Sur cent gags, il y en a trente d'utilisables, en principe. Les autres, mauvais, à écarter. Je suis allé à l'Abbaye Saint-Bernard, le château des Noailles. MarieLaure était là, avec Cocteau, Bérard et compagnie. Presque tous étaient opiomanes. Il y avait des chambres où l'on ne pouvait pas entrer à cause de l'odeur. Moi, je

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n'ai jamais pris aucune drogue. Une fois quelqu'un, je ne sais plus qui, m'a offert de la cocaïne, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, et m'a mis un peu de poudre entre le pouce et l'index. J'ai dû mal l'absorber, car tout l'effet que ça m'a fait, c'est que j'avais une aile du nez et la zone voisine insensibilisées, comme si j'étais allé chez le dentiste. J'ai achevé L'Âge d'or en un mois. Auric me tenait compagnie. Le vicomte m'avait donné un chèque de sept cent mille francs et, quand j'ai eu fini le tournage, au bout de trois semaines, je lui ai rendu ce qui restait, cent trois mille francs, et une liasse de toutes les factures. Dans un geste de suprême élégance, comme je me tournais vers une fenêtre, il a jeté tous les papiers au feu, dans la cheminée. J'ai regretté de ne pas l'avoir volé un petit peu. Pendant tout ce temps-là, Dali m'écrivait de Mâlaga. En vingt jours, le film a été tourné. Un chien andalou, je l'avais fait en quinze. Quand je l'ai projeté pour la première fois au vicomte et à quelques-uns de ses amis, et à Dali, ce fut un triomphe. Dali m'a dit : « J'ai beaucoup aimé, on dirait un film d'Hollywood. » Nous l'avons projeté durant plusieurs jours devant des groupes d'amis du vicomte ·et, un jour, devant tout le groupe surréaliste. Ce soir-là, le vicomte a eu la délicatesse de nous laisser seuls chez lui. Ils sont tous arrivés, et Tzara a commencé à dire pis que pendre des aristocrates. Ils ont vidé dans l'évier au moins cinquante bouteilles d'alcool et de liqueurs. Le vicomte a eu le bon goût de ne pas m'en souffler mot. Bien sûr, il y a eu une séance pour Cocteau et ses amis. Le film a été donné en première au cinéma Panthéon. On avait invité la fine fleur de l'aristocratie française. Le vicomte et la vicomtesse accueillaient les gens à l'entrée : « M. le marquis ... Prince ... M. le duc ... Duchesse ... », etc. Ils ont assisté au film et, à la sortie, alors que les Noailles attendaient leurs avis et leurs compliments, la plupart sont partis sans même les saluer, et le vicomte, qui était président du Jockey Club, a été démis de son poste sans ménagements. Et la princesse de Poix, sa belle-mère, est allée au Vatican demander l'excommunication de son gendre. J'ai reçu un télé58

gramme de Gaston Bergery qui me faisait miroiter un engagement à Hollywood, à la faveur du scandale : je n'avais qu'à faire quelques déclarations pour l'accentuer. Aragon et moi, nous sommes allés le voir et j'ai refusé catégoriquement sa proposition. Le vicomte étant très catholique, le bruit court ici et là qu'à sa dernière heure il pou"ait faire braler le négatif. Il l'a en sa possession ?

Non, il est à la Cinémathèque. Bien entendu, on a fait faire des copies illégalement. Je ne sais pas ce qui pouîfa se passer d'ici à ce que disparaisse le vicomte. Mais c'est certainement un des hommes les plus agréables, courtois et raffinés que j'aie connus. C'est toi qui as fait la sonorisation ?

Comme celle de tous mes films. J'ai lu qu'on venait de donner à Madrid une version sonorisée d'Un chien andalou.

Je ne l'ai pas vue. Je ne sais pas ce qu'ils auront fabriqué. Quand le film est sorti, c'est moi qui étais derrière l'écran, avec un phono et quelques disques que je passais successivement: du Wagner, des tangos. Je ne sais pas s'ils auront suivi mes instructions. L' Âge d'or avait une autre signification qu'Un chien andalou? Non. C'était exactement la même chose. Je n'ai rien voulu dire». C'était ce que j'appelle des apparitions, c'est-à-dire des images visuelles, des gags. Mais dans L'Âge d'or, j'ai pu faire ce qui dans Un chien andalou ne m'était peut-être pas venu à l'esprit : porté par les situations et les images, laisser libre cours à ma révolte contre l'ordre établi. «

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Et le titre? Je le lui ai déjà demandé, mais j'insiste, au cas où le souvenir lui reviendrait.

Je sais que Dalf voulait l'appeler : Il est dangereux de se pencher au-dehors. Pourquoi c'est L'Âge d'or qui s'est imposé, je n'en ai pas le souvenir précis. Je ne me rappelle pas qui en a eu l'idée. Tu me disais il y a quelques jours que les mécanismes du cinéma convenaient bien au surréalisme. J'ai le sentiment contraire, et Breton ne devait pas être loin de le partager puisque dans aucun de ses écrits il ne mentionne le cinéma comme moyen d'expression du surréalisme. En fait, cet accord entre cinéma et surréalisme, c'est une invention à toi. Et Breton, à mon avis, devait avoir raison : le surréalisme signifie hasard, écriture automatique, irréalisme, intervention de l'inconnu, et je vois difficilement comment le cinéma, qui exige beaucoup de réflexion, de calcul, de prévision - surtout le tien, qui est d'une exactitude mathématique-, pourrait être pris pour un moyen d'expression surréaliste.

Mais ce sont justement toutes ces raisons que tu donnes qui font qu'Un chien andalou et L'Âge d'or sont des films surréalistes. Je voyais des choses, des images qui, selon moi, pouvaient s'associer, même si apparemment elles n'avaient aucun rapport entre elles. Par exemple, un transatlantique laisse sur le rivage un marchand de tapis, et celui-ci se met à marcher, avec son chargement, à travers le désert. Ce ne sont pas des rêves. Par exemple, dans La Montée au ciel, ce qui se passe dans le camion n'est pas un rêve, c'est ce qu'on voit, étant assis, avec le va-et-vient et les cahots du véhicule. Les images naissent des images, s'enchaînent. Ce qui ne veut pas dire que, si j'avais été bon écrivain, je n'aurais pas eu l'idée de faire du cinéma, mais je te l'ai déjà dit, je suis un mauvais écrivain,

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et j'ai toujours eu besoin de quelqu'un qui m'aide à écrire mes dialogues. Parlant du surréalisme espagnol (en littérature), Bergam{n l'a défini comme un « surréalisme codorniu 3 ». Tu es d'accord? Magnifique, formidable : « surréalisme codorniu » ! C'est le surréalisme de Rafael Alberti *, de Vicente Aleixandre, le surréalisme de Federico. Et ce sont des poètes de grande classe, des poètes lyriques de premier ordre. Mais ils ne sont pas surréalistes. Ils faisaient des choses, surtdut Rafael, qui paraissaient surréalistes, mais ce n'étairqu'un vernis, ça n'avait rien à voir. Le surréalisme, c'est autre chose. C'est une morale. Comment t'expliques-tu que tout le monde parle de L' Âge d'or alors que la plupart des gens ne l'ont certainement pas vu? Erreur! Beaucoup l'ont vu. Mais pas autant que Belle de jour. C'est vrai. Mais la plupart de ceux qui s'y intéressent ... Erreur! ... en ont fait des copies frauduleuses. Bon, admettons que Da[{ et toi, convaincus par les arguments du premier manifeste de Breton, celui de 1924, les ayez appliqués dans Un chien andalou et L'Âge d'or. Mais comment t'expliques-tu que des films comme Nazario, Viridiana ou El passent aussi pour être surréalistes, alors 3. Codorniu : marque connue de vin mousseux espagnol. « Un surréalisme champagnisé». (N.d.T.)

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qu'ils ont pour le moins un fil conducteur, une logique narrative qui n'a rien à voir avec les conceptions de Breton?

La ligne morale est surréaliste. Breton a abandonné l'écriture automatique pour l' « humour objectif» - l'humour noir - et le «hasard» du mime nom. Or, l'humour et le hasard sont non seulement distincts, mais opposés. Tu t'es quelquefois fié au hasard pour obtenir un résultat valable ?

Parfois, oui. Par exemple dans Viridiana. Je n'avais pas prévu la séquence, devenue si célèbre, de la reproduction de la Cène selon Léonard de Vinci. Mais quand je suis arrivé au studio et que j'ai vu la table, la nappe blanche, l'attitude des mendiants, j'ai aussitôt pensé à ça. Et j'ai fait venir quatre figurants de plus. Parce que, si tu te rappelles, dans le film les mendiants ne sont que neuf, et à la table ils sont treize. Si j'y avais pensé plus tôt, ça ne m'aurait rien coûté de mettre dans le film treize mendiants au lieu de neuf. Pour revenir en arrière, quand tu as commencé à tourner Un chien andalou, tu pensais adhérer au groupe surréaliste?

Non, mais je me sentais une grande affinité avec eux. Tu voulais l'échec, comme le préconisait le mouvement?

Oui et non. C'est le public qui a décidé. Quand j'ai vu que tous ceux du groupe, Aragon, Breton, Soupault, étaient là, mon état d'esprit a changé. Tu sais que je me tenais derrière l'écran, pour passer des disques. J'avais les poches pleines de cailloux, que j'aurais lancés sur le public s'il avait commencé à protester. Mais ç'a été un triomphe.

[... ]

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... Si nous parlions de l'anarchisme, et de l'influence de Sade sur le surréalisme ?

A vingt-huit ans j'étais anarchiste, et la découverte de Sade fut pour moi absolument extraordinaire. Ça n'avait rien à voir avec l'érotologie, mais avec la pensée athée. En somme, jusqu'à ce moment, on m'avait purement et simplement occulté la liberté, on m'avait totalement trompé sur ce qu'était la religion et, surtout, sur la morale. J'étais athée, j'avais perdu la foi, mais je l'avais remplacée par l'idée de liberté, par l'anarchisme, par le sentiment de la bonté naturelle de l'homme, et j'étais convaincu au fond que l'être humain avait une prédisposition à la~bonté pervertie par l'organisation du monde, par le capital. Et tout d'un coup je découvrais que tout ça, ce n'était rien, qu'il pouvait bien exister des choses comme ça, ou aussi bien autre chose, mais que rien, absolument rien n'avait d'importance en dehors de la totale liberté pour l'homme de se comporter comme il en a envie, et qu'il n'y avait ni bien ni mal. Rends-toi compte de ce que cela représente pour un anarchiste. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'à cette occasion, en 1929, j'ai compris la raison d'être de l'inclination, de l'attirance, de la totale affinité qui me porte vers le surréalisme. L'influence de Sade a été plus forte que n'importe quelle autre, non seulement sur moi, mais sur les surréalistes, sur le surréalisme. Les mauvaises langues prétendent que tu es cruel.

Ah! oui, ma cruauté ... parlons-en! Pour être cruel, il me semble qu'il faut être courageux ... Je ne crois pas avoir accompli beaucoup d'actes de courage au cours de ma vie. Il y en a un qui m'a valu de figurer dans l'histoire, ou plutôt dans la légende, c'est celui qui a consisté à fendre l'œil du veau, dans un des gros plans d'Un chien andalou. On se figure sans doute que j'ai fait ça comme ça, de sangfroid. Pour moi, c'était un formidable acte de courage, un des rares dont j'ai été capable. Tu vois ça d'ici : fendre le globe de l'œil à un veau qui était mort la veille. Et je lui ai 63

mis moi-même du rimmel: c'était à vomir. Voilà ce qui fait qu'on passe à la postérité ... C'est pour le cinéma que je faisais ça. Pour l'art?

Non, pas pour l'art, pour expliquer un rêve. Non, pas pour l'expliquer, pour le représenter, pour le reproduire. Il se trouvera bien un psychanalyste pour affirmer sans hésiter que le rasoir représente un pénis ... C'est idiot. Ou peutêtre que c'est vrai, mais si on n'en sait rien, qu'est-ce que ça peut faire ? Bon, les choses ont suivi leur cours, et quelque temps après Jacques Prévert m'a emmené au ministère de la Guerre, voir un film de seize millimètres réalisé par Jean Painlevé. Le père de Jean était alors ministre. Oui, Paul Painlevé.

On m'a projeté un film qui s'appelait Hommage à Luis Bunuel. Ah ! là! là! Ce jeune homme, qui n'était pas du tout idiot, croyait vraiment avoir fait un film en l'honneur « du plus cruel des cinéastes». On voyait un tas de cadavres, la tête d'une vieille femme morte; on pratiquait sur ce cadavre je ne sais quelle opération chirurgicale ; en fait, on lui extrayait la cervelle par le nez. Je me suis enfui épouvanté. Oui, tu n'es pas un modèle de vaillance. Tu as peur de la peur.

Voilà. Et puis, avec les années, cette « cruauté » disparaît, s'atténue, à croire que ça a quelque chose à voir avec la force virile.

Peut-être. C'est curieux. Ce qui me faisait et me fait peur, c'est de pleurer pour un rien.

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Même en voyant un film de Libertad Lamarque* ?

Surtout en voyant un film de Libertad Lamarque ! Maxime Alexandre, dans un livre qu'il vient de publier, dit que ce que tu aurais aimé faire, du temps de ta splendeur, c'était de t'enfermer dans un bordel et de coucher avec six ou sept putes à la fois.

Pur mensonge. Ça, je ne l'ai jamais fait. La vérité, c'est que nous autres, les surréalistes, en ce temps-là, nQus étions toujours en train de parler de sexe et, en effet, je me rappelle que nous parlions de harems, du plaisir que ce devait être d'en avoir un ... Et allez donc : « Moi, j'aimerais bien la quatre ... Non, moi pas tellement ... La huit me plaît ... , mais je fais l'amour avec la une ... » C'est comme ça que c'est venu. Parle-moi de Philippe Soupault.

Je ne l'ai jamais rencontré. [... ] Tu sais que j'ai présenté des films d'avant-garde à Madrid. Le lendemain de la séance, j'ai eu un coup de téléphone d'Ortega, un autre de Juan Ram6n [Jiménez*]. Tout le monde me téléphonait. Ortega m'a envoyé un télégramme, Alberto Jiménez Fraud aussi. « Ortega vous attend. » J'y suis allé. « Ah ! Le cinéma ! , me dit Ortega, Bufiuel, si j'avais vingt-cinq ans, je ferais du cinéma. » Ils ne s'étaient pas encore aperçus que le cinéma existait en tant qu'art, n'est-ce pas? Qu'il y avait, à l'époque, des gens comme Cavalcanti, comme René Clair, tous ces genslà. Ils l'ignoraient complètement. Juan Ram6n Jiménez était resté parce que je représentais huit ou dix films de l'avant-garde de Paris. C'était en 1927. J'ai présenté Entr'acte, La Roue, je ne sais plus, je ne sais plus, j'ai présenté huit ou dix films, de ceux qui. ..

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Bon. Et l'histoire de l'examen de passage? Comme la Société de conférences était quelque chose de très sérieux, que l'on attendait Frobenius et je ne sais qui, donc, pour que je ne sorte pas une ânerie, j'ai comparu devant un président un peu borné qui m'a fait passer un examen, pour voir si je ne disais pas des incongruités. Et, un jour ou deux avant la conférence, autre examen : le marquis de Palomares, Alberto Jiménez Fraud, Ortega y Gasset, des amis de la résidence, je ne sais plus qui encore. Je crois que Morente est venu aussi, c'était un ami d'Ortega. Je leur ai fait ma conférence et ils l'ont approuvée. Je ne disais rien d'inconvenant ni rien. Puis, les films.

Comme nous tous, bien sûr, tu aimais les comédies américaines du cinéma muet et elles ont dû t'influencer. C'est-à-dire, une succession de gags. J'ai l'impression que ce qu'il y a de plus valable dans ton œuvre, ce qui d'elle te plaît le mieux, ce sont précisément les gags, développés jusqu'à constituer une séquence, ou bien de simples sketches. C'est pourquoi tu dis que tu ne veux pas raconter d'histoires, que ça ne t'intéresse pas. Dis-moi donc: les gags n'ont-ils pas été déterminants pour beaucoup de séquences de tes films ? Évidemment, j'aime les gags. Mais je ne crois pas être une exception.

Une exception, non, mais, si l'on tient compte de tes idées, un exemple. Oui, tu veux forger un univers à travers des exemples, comme s'il s'agissait d'un texte, d'un livre de classe, avec un théorème de base et ensuite de pures illustrations, ou, si possible, encore mieux, ne laisser que les exemples pour que les spectateurs, d'eux-mimes, en déduisent la règle. C'est possible. Tu sais que je n'ai jamais aimé dire ni oui ni non. 66

Nous dînons ensemble le 14 avril, jour anniversaire de la proclamation de la République* espagnole.

Il y a quarante ans, j'étais à Saint-Sébastien. L'après-midi, nous sommes allés faire sortir les détenus de la prison et je me suis payé une cuite faramineuse. Je pleurais, je prononçais des discours. Les cuites au cidre sont épouvantables. Il faut au moins sept litres. J'étais à Saragosse. En fait, j'arrivais d'Hollywood, où j'avais résilié mon contrat. J'avais pas mal d'argent, je voulais faire un voyage, le seul que j'aie rêvé faire de ma vie, aux iles des mers du Sud,1 à Hawaii, à Fidji. Je n'y suis pas allé. A cause de l'homscope que m'avait fait Breton. A New York, j'ai dépensé tout mon argent. Je suis arrivé à Paris le mercredi, et le vendredi (vendredi saint), je jouais du tambour à Calanda. J'ai pris un taxi jusqu'à Hendaye, et un autre de Hendaye à Calanda. Le dimanche, j'étais à Saragosse, et le lundi ou le mardi, j'étais réveillé par l'hymne de Riego y Nuiiez. Ah! mon vieux, c'était fantastique! Jamais vu un tel enthousiasme, tellement de gens dans la rue. Je suis allé au café avec Sanchez Ventura et avec Gaos, qui était professeur à l'université. Mon père aurait été content.

Tu as voté? Non. Ça ne m'intéresse pas. D'ailleurs, je n'ai jamais été républicain. Mais le lendemain, nous sommes allés à la plaza de toros. Ce devait être le 14 ou le 15 avril. C'était bondé. Comme de juste : c'était un véritable meeting anarcho-syndicaliste! Nous étions à la tribune présidentielle, Sanchez Ventura et moi. Au café, nous avions dit à Gaos : « Tu viens? » Et lui, sérieux comme toujours : « Non. Il faut que j'en parle aux camarades. » Gaos était membre du parti socialiste. Bon, nous voilà donc là, à la tribune présidentielle, il y avait dix personnes assises, et nous debout, derrière. Soudain s'ouvrent les portes des torils et sort un type brandissant le drapeau républicain. Ç'a été un concert de huées épouvantables. Tous ces gens

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se fichaient de la République. Ce qu'ils pensaient et ce qu'ils voulaient, c'était leur truc à eux : « D'accord, c'est la République, mais maintenant ça va être la nôtre ... » « Ce n'est qu'un premier pas. » Je n'étais pas anarchiste. Sympathisant, oui, toujours. Maintenant encore. Ça n'a rien à voir avec la réalité. C'est peut-être pour ça. Quelque temps après, retour à Paris. L'Âge d'or était sorti le 30 décembre précédent. Je n'étais pas là. J'étais parti pour Hollywood le 30 novembre. A ce moment-là, j'avais en tête l'idée de Las Hurdes. Quand as-tu tourné Las Hordes ?

J'ai tourné Las Hurdes en 1932 parce que Ramon Acin avait gagné à la loterie. Il m'a donné vingt mille pesetas, après quoi tous les anars de la ville lui sont tombés dessus, mais je ne pense pas qu'ils en aient tiré grand-chose. Pour ma part, j'avais été très impressionné par le livre de Legendre et le voyage du roi dans la région. Tiens, voilà le livre de Legendre. Il me tend un livre: Les Jurdes Étude de géographie humaine Maurice Legendre Bordeaux-Paris, 1927. C'est une édition de la bibliothèque de l' École des hautes études hispaniques.

Mais tu n'as pas pu filmer Las Hordes en mars ou avril 1932. Je pense que c'est en 1934 que le ministre de l'instruction publique du gouvernement Samper t'a refusé l'autorisation d'exploiter le film.

Par manque d'argent. Et tu as gardé le film en boîte pendant tout ce temps ?

Jusqu'en 1936 : Araquistain l'a fait à ce moment-là sonoriser en français, aux frais de l'ambassade.

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En somme, Luis, tu n'as jamais mis un sou de ta poche dans tes films ... Qui t'a donné l'argent pour le premier? Ta mère. Tu veux bien ne rien gagner, mais donner de l'argent, jamais. Qu'est-ce que tu veux, j'ai été élevé comme ça ... Et le plus curieux, c'est que tu te fous de l'argent, pourvu que tu en aies assez pour vivre à ton aise. Ben oui, qu'est-ce que tu veux y faire? Rien. D'ailleurs je t'approuve. Bon, enfin, on est allés en Estrémadure... Eli Lotar *, Pierre Unik et moi. Durant mars et avril. J'ai monté le film sur une table de cuisine, avec une loupe parce que les images étaient mal focalisées. Ni moviola ni rien. A vrai dire, c'est monté comme un cochon. C'est toi qui le dis. D'ailleurs il est difficile de savoir si le film est bien ou mal monté. Je ne l'ai vu qu'en version muette et commentée par toi, et je n'ai pas du tout le sentiment que ce soit mauvais. L'ennui, c'est que tous ceux qui parlent de ce film ne l'ont jamais vu avec le texte original, qui n'existe qu'enregistré, en français et en anglais. On a peine à le croire : le seul film de Buiiuel qu'il ait réalisé sous la République! Et il ne l'a pas terminé! Et il a été interdit! Et sûrement on ne pourra pas le voir (en Espagne) avant qu'un demi-siècle (au mieux) se soit écoulé depuis le tournage. Et je t'assure qu'il n'aura rien perdu de son horreur et que la séquence des coqs restera ce qu'elle fut. Et pour toi ça a dû être plus que du sadisme, puisqu'il s'agissait non d'hommes, mais d'animaux. Quelles raisons a-t-on invoquées pour interdire ce film ? Qu'il dénigrait l'Espagne. Il ne dénigre pas l'Espagne. On pourrait trouver les mêmes choses en Serbie ou au Paraguay. Non, il dénigre l'homme.

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Mais il y a d'autres choses, beaucoup plus élégantes, qui l'avilissent infiniment plus.

Eh bien, c'est M. Villalobos, qui était ministre de l'instruction publique dans le gouvernement Lerroux, qui l'a interdit, en accord avec le ministre de l'Intérieur. Ce Villalobos s'appelait Filiberto. Il était « libéral démocrate». Le ministre de l'Intérieur était l'ineffable Ricardo Samper, et le ministre de l'instruction publique Manuel Marraco, un « pays » à toi.

Nous avons su par un ami qu'ils avaient envoyé un télégramme dans lequel on interdisait la programmation du film, comme coupable de « dénigrer l'Espagne». Ensuite, une fois les radicaux partis, nous avons obtenu qu'il soit vu par Marafi6n, le président du comité de Las Hurdes. J'y allai avec Sanchez Ventura. A la fin de la projection, Marafi6n me dit:« Vous n'avez retenu que le pire. J'ai vu, moi, là-bas, des charrettes de blé pleines à ras bord»« Vous parlez comme un ministre de Lerroux », lui ai-je répondu. Et je suis parti avec mon film. Que j'aie filmé ce qu'il y avait de pire, ça c'est vrai. Sinon, quel intérêt cela aurait-il eu? Après ça, je me suis dit que je ne pourrais jamais rien faire dans le cinéma, comme je me l'étais dit après Un chien andalou et L'Âge d'or. Et simplement pour faire quelque chose - je n'avais pas besoin d'argent -, je me suis lancé dans le cinéma commercial, de ce moment jusqu'au début de la guerre. Un peu honteux. Tu sais que j'ai fait quatre films, et Urgoiti [le producteur] était content de moi, il disait que je lui épargnais du temps et de l'argent. C'est l'échec de Las Hurdes qui t'a amené à accepter des fonctions dans des compagnies cinématographiques américaines?

Non, pas du tout. Je voulais m'exercer. Apprendre. Et puis, après Un chien andalou, L'Âge d'or, Las Hurdes, je 70

me disais : « Adieu le cinéma ! Qui donc me proposerait un contrat? » D'ailleurs, j'aime l'ordre, l'organisation. Aussi, administrer, diriger, ça me plaisait. De plus, j'avais pratiquement rompu avec les surréalistes. Ils ne m'intéressaient plus.

Mais le surréalisme, si. Naturellement. C'est à mon sens la seule chose sérieuse de notre temps. Mais les discussions, les dissensions entre les uns et les autres, la trajectoire de Dali, et même celle èle Breton, tout ça j'en avais ma claque. En fait, nous-étions tous contre le surréalisme, ou plutôt contre les surréalistes. Aussi, un matin, après un violent accès de sciatique pendant lequel j'avais lu pas mal d'ouvrages d' Amiches *, je me présentai chez Urgoiti et lui dis : « Bon, voilà vingt mille douros, et on fait Don Quintin el Amargao (Don Quintin l'Amer). - C'est toi qui fais la mise en scène? Pas question. Nous avons Marquina. Donnons-lui deux mille pesetas. » Ce fut un succès colossal. Nous avons gagné beaucoup d'argent, et nous avons fait les autres films. Grémillon est venu chez nous, pour quinze mille pesetas, mais quand il a eu achevé son film, la guerre civile avait déjà éclaté. Je ne faisais rien d'autre que veiller à ce qu'ils réalisent les films le plus rapidement possible et aux moindres frais. Je n'avais pas besoin d'argent, j'avais un contrat avec la Wamer Bros, à Madrid, pour quatre mille pesetas par semaine comme superviseur des doublages. L'ingénieur Pereira, qui vit maintenant au Mexique, était directeur de la compagnie de production CEA. Moi, je continuais à travailler avec un petit nombre de gens. A mes amis d'autrefois j'avais joint Ricardo Urgoiti, qui est aujourd'hui président de la Société espagnole d'antibiotiques ... Nous, nous avions donc Pepin Bello, Sanchez Ventura, Urgoiti, Vicens, Moreno Villa* et, naturellement, Vinez et sa femme Loulou, la fille de Francis Jourdain. J'ai quelque part par là une photo du repas qu'on leur a offert pour leur départ. 71

J'ai noté un truc énigmatique. Voici:« Chemin de la Plata, bains Montemayor, Béjar. » Oui, je te l'ai déjà raconté : c'est l'adresse d'un directeur de station thermale qui était ami de Lerroux.

Ah ! oui! C'est quand tu as voulu acheter le couvent des Batuecas. Tu étais allé là-bas avec Pepin Bello. Ça devait être le 12 juillet. J'étais à ce moment-là à Salamanque. Les Batuecas étaient à vendre. Nous y sommes allés. J'avais les cent cinquante mille pesetas qu'ils demandaient. Pour tout le couvent, hein I les sœurs du Sacré-Cœur. Ah I c'était quelque chose, ce coin-là! Superbe I Mais elles l'avaient déjà promis à crédit. Quand je leur ai dit que moi, je payais cash, elles m'ont dit : « Eh bien, tout ça est à vous, monsieur. » On devait signer le 20 juillet. Je suis rentré à Madrid et, si la guerre n'avait pas éclaté à ce moment-là, eh bien, nous serions aujourd'hui, toi et moi, en train de prendre l'apéro là-bas.

Qu'est-ce que c'est encore que cette note que j'ai là: « Pepin, assistant de Luis, réclame vingt canassons » ?

Ah I ah I Ça c'est magnifique. Ça sonne bien. « Pépin réclame vingt canassons 1 » Je ne sais pas. Pas la moindre idée. Ça devait être pour un film. Me rappelle pas. Mais c'est formidable.

Et ça : « Luis abandonne l'auberge du Ségovien, où il mangeait une tortilla avec Sanchez Ventura »? Et: « Une araignée! T'attends à Plater{as. » Qu'est-ce que ça veut dire? Eh bien, oui. J'ai vu une toile d'araignée sur un boto, et je me suis taillé parce qu'il y avait une araignée. Tu sais que je ne les supporte pas. 72

Comment ça, un boto?

Oui, c'est comme ça que chez moi, en Aragon, on appelle ces outres de vin accrochées au plafond dans les bistrots. Je l'ai vue, l'araignée, avec ses pattes énormes, et je suis parti en courant. Les araignées, je les admire, mais elles me dégoûtent. Je ne sais pas pourquoi. Nous sommes tous comme ça, chez les Buiiuel. Le soir, seulement. Dans la journée, non. Je les regarde. En tournant je ne sais plus quel film, ici au Mexique, j'ai attrapé une araignée grande comme ma main ... [ ..• ]

1

J'étais à Paris quand il y a eu la guerre des couvent.s *, en 1932. J'ai dit aux surréalistes : « Allons-y, et brûlons le Prado. » Breton était scandalisé. Comme quand je lui ai proposé de brûler - sur la place du Tertre - le négatif de L'Age d'or. « Mais voyons! Nos œuvres, vous n'y pensez pas! Que resterait-il? » Ils étaient comme ça. Aujourd'hui, on me proposerait de brûler tous mes films, je le ferais sans hésiter. Et je brûlerais toutes les œuvres d'art, sans le moindre remords. Ce n'est pas l'art qui m'intéresse, ce sont les gens. C'est une idée anarchiste? D'accord. Je le suis chaque jour davantage. A quoi servent, à quoi ont servi toutes ces œuvres d'art? Si c'est pour en arriver à l'état où l'on voit aujourd'hui l'humanité! Allons donc! Je préfère encore la Vierge Marie. Elle, au moins, c'était la chasteté, la pureté. Les génies ne m'intéressent pas si ce ne sont pas des gens corrects. Et presque tout ce qu'il y a de mieux, en art, est ou a été fait par des enfants de putain. Ça ne vaut pas le coup. Je n'admets pas. Ça ne m'intéresse pas. Et la peinture surréaliste ?

L'art pictural surréaliste, c'est essentiellement du pastiche. Dali, Chirico, c'est du pareil au même. Ils inventent à base de copies. Ils sortent de l'art pour aller vers l'interprétation. Interprètes. Traducteurs. Traîtres. 73

Qu'est-ce qui s'est passé entre Elsa et Aragon? En 1932, je crois, j'ai reçu un pneumatique d'Aragon, à sept heures et demie. Oui, à cette époque-là en tout cas, les bureaux de poste ouvraient à sept heures. « Viens. Il faut que je te parle, d'urgence. » Ils vivaient alors à l'hôtel. Un lion en cage. Un tigre. Frénétique. Oui, ça devait être en 1932. Il était beau, ce qu'on appelle un bel homme. Allant et venant, furieux, à travers la chambre. Sûr de lui. Frénétique, mais sûr de lui. Elsa était partie. Ils avaient eu une scène. C'était l'époque où ils n'avaient pas beaucoup d'argent. Elsa gagnait sa vie en faisant des colliers. « Elle m'a laissé seul. Et le Parti aussi : allez ouste, parce que je suis surréaliste ! Et nos chers petits camarades surréalistes publient cette ordure - il me tend un tract: L'Affaire Aragon -, où ils m'excommunient comme communiste ! » Il m'avait fait venir pour pouvoir se défouler devant un ami.

Tu étais alors membre du Parti ? Non, non et non. Je n'ai jamais appartenu au Parti. Quand j'ai accompagné les autres à L' Huma pour se faire engueuler, Aragon a dit : « Voici le camarade Buiiuel, qui nous accompagne. - Bien, qu'il entre », a dit Legros. Mais je n'appartenais pas au Parti. Luis était surréaliste, et tout cela se passe à l'époque de Le Surréalisme au service de la Révolution en première page duquel (numéro 1, 1929) est reproduÏt (mal) le télégramme original de l'organisation soviétique : Question BUREAU INTERNATIONAL LITfÉRATURE RÉVOLUTIONNAIRE PRIE RÉPONDRE QUESTION SUIVANTE : QUELLE SERA VOTRE POSITION SI IMPÉRIALISME DÉCLARE GUERRE AUX SOVIETS STOP ADRESSE BOÎTE POSTALE 650 MOSCOU.

Réponse CAMARADES SI IMPÉRIALISME DÉCLARE GUERRE AUX SOVIETS NOTRE POSITION SERA CONFORME AUX DIRECTIVES TROISIÈME

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INTERNATIONALE POSmON DES MEMBRES DU PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS. SI ESTIMIEZ EN PAREIL CAS UN MEILLEUR EMPLOI POSSIBLE DE NOS FACULTÉS SOMMES À VOTRE DISPOSmON POUR MISSION PRÉCISE EXIGEANT TOUT AUTRE USAGE DE NOUS EN TANT QU'INTELLECTUELS STOP VOUS SOUMETTRE SUGGESTIONS SERAIT VRAIMENT PRÉSUMER DE NOTRE RÔLE ET DES CIRCONSTANCES. DANS SITUATION ACTUELLE DE CONFLIT NON ARMÉ CROYONS INUTILE ATTENDRE POUR SOUMETTRE AU SERVICE DE LA RÉVOLUTION LES MOYENS QUI SONT PLUS PARTICULIÈREMENT LES NÔTRES 4.

[... ] Tu ne sais pas que j'ai travaillé avec Gide pour faire.J., enfin, faire, c'est beaucoup dire ... , pour étudier les possibilités d'une adaptation des Caves du Vatican au cinéma. Non, je ne savais pas.

J'ai lu le livre deux fois. J'allais ensuite travailler tous les jours chez lui, de quatre à sept. Il avait un appartement, rue Bonaparte, je crois, ou dans ce coin-là.« Je ne connais rien au cinéma. Vous allez me dire comment on doit ou comment on peut faire ça. » Nous avons donc travaillé. Mais heureusement, le quatrième jour Vaillant-Couturier est venu me voir (c'était lui qui m'avait présenté à Gide) pour me dire qu'à Moscou ils avaient décidé de ne pas faire le film. Parce que c'était un film que je devais réaliser en URSS, pour Mezrapon, qui était alors la compagnie officielle du cinéma soviétique. Mais c'était avant ou après la rupture de Gide avec les communistes?

Avant, bien avant. J'avais déjà fait L'Âge d'or et Terre sans pain (Las Hurdes). Oui, je me rappelle que nous avions emmené Gide voir Terre sans pain en version 4. Texte original du télégramme envoyé de Moscou et de la réponse de Paris. (N.d.T.)

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muette. Avant qu'on me procure le contrat avec la Warner et que je parte pour Madrid, et aussi avant mon lumbago. Il faut voir le fric que je gagnais sans rien faire ! Mais ce n'est pas après le voyage de Gide en URSS et son livre sur le voyage qu'ils ont annulé le film? Mais non, mais non. Ce que tu dis, c'est bien après. A bien regarder, pas tellement, trois ans. Gide est allé prononcer l'éloge funèbre de Gorki sur la place Rouge, il a fait son voyage, et c'est avant son départ qu'on lui a suggéré de signer le remerciement à Staline, « père des peuples ». Oui, il me l'a raconté : « Vous comprendrez que je ne pouvais pas signer ça. - Pourquoi pas? » lui ai-je dit. Moi, je l'aurais fait. C'était une manière d'aider, de nous aider. Oui, ça a dû se passer à l'ambassade, au cours de ce fameux repas où c'était toi qui plaçais les gens, soi-disant en tant que chef du protocole. Ben oui, je n'allais pas mettre Aragon et Gide l'un à côté de l'autre. Non, j'ai mis Aragon à côté de moi, et Gide s'est assis à côté d'Araquistain [l'ambassadeur]. Pourquoi Gide a-t-il modifié la dernière page de son livre ? Ça, c'est quand j'étais à Madrid, pour le Congrès des intellectuels, c'est-à-dire pendant l'offensive de Brunete, en 1937. Malraux a obtenu, à force de coups de téléphone, que Gide modifie la dernière page du livre en y mettant une goutte d'espoir, en raison de l'aide que l'URSS nous fournissait. Tu as participé à des orgies ? Les orgies, ne me fais pas rire. Les orgies, ce ne sont pas seulement des parties de jambes en l'air entre hommes et 76

femmes. Non, non, pas du tout. Les orgies, ça dépend avant tout de ce qu'on boit, et de la résistance qu'on a, et de l'argent dont on dispose. Des orgies« normales », j'en ai connu à Hollywood, dans les années 30, avec Lya Lys. Mon copain Ugarte y était aussi. Ah! Lya Lys!... Quelle bonne femme !... Et puis il y en a eu chez Charlie Chaplin. Celles-ci, alors, oui... Je ne sais pas comment il s'y prenait, mais il arrivait toujours à faire se disputer les· femmes entre elles, et c'était assez extraordinaire .._. Et les orgies à Monte-Carlo, avec Cocteau. Le plus drôle était d'entendre Cocteau donner des leçons de morale à vingt jeunes filles qui gagnaient cinquante francs par jour avec obligation ,pe rester vierges. Si elles tombaient enceintes, c'était immédiatement la mise à la porte. J'avais choisi une Russe blanche de seize ans et, quand j'ai su ça, je l'ai plantée là. Pour en revenir à Hollywood, un soir Lya Lys a levé une lesbienne, elles se sont crêpé le chignon. Je te raconte tout ça pour te dire que les orgies, hein ... Finalement, c'est toujours loupé. Qu'est-ce qui t'est arrivé avec la Metro?

Le représentant de la Metro Goldwyn Mayer était un ami de la vicomtesse de Noailles. Il m'a convoqué et m'a offert un contrat de six mois payés, et les voyages, pour que j'aille voir ce qu'était un studio, « en vrai », et que je travaille successivement dans plusieurs secteurs. La condition était que je lui apporte une recommandation de quarante personnes ayant vu L'Âge d'or. Je l'ai dit au vicomte. Il a souri et m'a apporté le témoignage de quarante des gens les plus illustres de France. Quand je suis arrivé à Hollywood, le patron m'a reçu et m'a dit : « Quel drôle de contrat ! » Ça n'avait rien de sensationnel, deux cent cinquante dollars par semaine. « Par quoi voulez-vous commencer? », me demande-t-il. Il y avait un grand tableau avec toutes les productions en cours. « Voir tourner », lui ai-je répondu. « Quel film vous intéresse? » Il y en avait un avec Greta Garbo. Je dis : « Celui-là. -

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Très bien. » Ils m'ont fait les cartes, les laissez-passer nécessaires et je suis allé aux studios. Ils filmaient un gros plan de l'actrice. J'étais à peu près à dix mètres d'elle, je regardais de tous mes yeux. Tout à coup, elle appelle un petit Juif ébouriffé. Elle lui parle en anglais, et on me fout à la porte du studio, ignominieusement. Je n'ai jamais remis les pieds à la MGM. Enfin, si, j'y allais pour palper. C'est là que j'ai vu Dolores del Rio, et un tas d'autres gens. J'étais aux anges, je me disais : « Celui-là, je le connais; celui-là aussi. » Par les films, bien sûr. C'était l'époque de la prohibition, et je passais mon temps à boire tant que je pouvais. C'est à cette occasion que j'ai resserré mon amitié avec Eduardo Ugarte. Un jour, Tom Kirkpatrick, un Irlandais sympa, qui faisait un peu fonction de secrétaire d'lrving Thalberg, un des personnages les plus funestes qu'Hollywood ait produits (celui qui n'a jamais fichu la paix à Erich von Stroheim, celui qui a mutilé Les Rapaces, celui qui l'a empêché d'achever Merry-GoRountl), me dit: « Mr. Thalberg veut que vous alliez à la salle de projection n° 500 et quelque, voir des prises et des bouts d'essai de Lili Damita. - Dites-lui que je n'ai pas envie de voir des putains. » Il me restait deux mois à faire, je leur ai proposé de m'en payer un et qu'ils me rendent ma liberté. Tom a fait la commission. Le lendemain, ils m'ont dit qu'ils acceptaient ma proposition, et j'ai été mal noté, définitivement, à Hollywood.

As-tu des pressentiments ? Oui.

En effet, tu quittes l'Espagne en 1936, la France en 1938. Et les Etats-Unis? Est-ce qu'ils confirment la règle? Peut-être. Et pourtant, depuis Hollywood j'avais des motifs d'inquiétude. Dès 1944, on est venu enquêter sur mon compte ... J'avais chez moi - comme toujours quelques armes. Il a fallu que j'aille les déclarer. L'employé m'a demandé : « Vous êtes américain? » Quand je 78

lui ai dit que non, il a eu l'air affolé, et il a refusé de les enregistrer. Il m'a dit d'en faire cadeau à un ami américain, pour que celui-ci les déclare, lui. Je suis allé chez l'armurier, qui lui aussi a refusé de les inscrire à mon nom, au vu de ma qualité d'étranger. Grâce à Payne, un ami communiste, secrétaire du gouverneur, les choses ont pu s'arranger. Mais déjà, il avait lui-même commencé à se défaire de tous les livres marxistes qu'il avait ... Si quelque chose me dit : « Va-t'en », je m'en vais. Quand je suis entré au musée d'Art moderne, ils avaient des plans formidables : on allait faire des tas de films documentaires. Avec Nelson Rockefeller derrière nous, tout devait être facile. Ensuite, l'argent a manqué et nous .nous sommes contentés de travailler aux doublages en espagnol... Dans le cas du film de Riefenstahl *, ça a marché merveilleusement. On en a fait dix-huit copies en espagnol, pour toutes les ambassades, mais on a reçu ensuite l'ordre de ne pas les projeter. Un jour Iris Barry, la directrice, a décidé de projeter ce film pour Chaplin et René Clair. Des gens peu sympathiques. Elle m'a demandé mon avis, et je lui ai dit que je déclinais toute responsabilité. Ça la regardait. C'était elle qui commandait. Moi, on m'avait donné l'ordre de ne plus penser à ce film. Le film, lui, est bon. C'est la première fois que je t'entends dire du bien d'un travail fait par toi.

C'est que, vraiment, il est bon. Bien, on fait la projection. Chaplin était mort de rire. Chaplin, en tant que personne, est un être méprisable. Il a failli tomber de son fauteuil. Clair, lui, à la fin de la projection, était livide : « Vous n'allez pas diffuser ce film! » On voyait clairement, devant un tel déploiement de la force hitlérienne, qu'il était impossible de gagner la guerre. En revanche, Chaplin depuis les années 30 à Hollywood, nous étions très amis était plié en deux. Je ne sais plus si c'était avant ou après Le Dictateur. Quatre bobines de discours et défilés, avec un très bon montage, et six sur l'invasion de la Pologne. 79

Les originaux avaient été enlevés à l'ambassade d'Allemagne par un attaché militaire qui avait déserté. Il l'avait fait de son plein gré. On nous avait donné l'ordre de travailler dans un secret total, ce que nous avons fait. Il doit y avoir une copie de ce film à l'ambassade américaine, ici à Mexico. J'aimerais bien le revoir. Quelqu'un avait dû intervenir pour l'interdiction du film?

En fait, c'est le représentant des catholiques à Washington qui avait protesté. A cette époque-là, ils étaient moins nombreux et avaient moins d'influence que maintenant. C'est surtout un certain Pendergast qui a mené l'affaire. Il avait lu le livre de Dali et il s'est mis à parler, à faire des démarches. Quand j'ai présenté ma démission, il y avait huit mois qu'ils faisaient pression pour que je m'en aille. Iris Barry m'a dit de tenir bon, de faire un scandale. Mais à vrai dire, je suis capable de n'importe quelle rétractation quand il s'agit de venir en aide à un ami. Qu'est-ce que ça pouvait bien me foutre d'écrire une lettre affirmant que le surréalisme était un mouvement respectueux des lois, de la normalité et de l'ordre établi, si je pouvais ainsi éviter des ennuis à mon amie Iris Barry, qui avait été formidable avec moi, à qui je devais tant? Ça m'a été reproché par quelques surréalistes. Je les ai envoyés paître. Je restais attaché à mes idées surréalistes, je le suis toujours. Mais ça ne me coûtait rien d'écrire une lettre officielle, une déclaration bidon, si ça pouvait rendre un grand service à une personne qui s'était magnifiquement comportée avec moi. Je l'ai fait, je ne le regrette pas. Et je le referais encore. A la vérité, Dali ne m'a pas dénoncé comme communiste, mais, dans son bouquin dégueulasse, il disait que son profond respect pour l'Église et la religion chrétiennes l'avait détourné de participer sérieusement à la réalisation de L'Âge d'or, film impie et blasphématoire.

* ** Quel était ton état d'esprit, au début de la guerre civile?

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J'étais mort de trouille. Je n'appartenais à aucun parti, à aucun syndicat. J'aime les armes, mais pour les manipuler sur une table, les nettoyer. Tout au plus, chasser. Mais tirer sur quelqu'un, ça non. Je n'ai joué aucun rôle dans ces fameuses journées. J'allais au café, ou à l'Alliance des intellectuels. On m'a donné une carte de l'UGT, une attestation de Mundo Obrero (« Le camarade Bufiuel est acquis à nos idées»). Sender *, qui était allé un moment au front, nous insultait dans les cafés. Il a eu l'air fin, quand ensuite il a pris la fuite. Pepin Bello était défaitiste. Je me souviens d'Elie Faure, en caleçon dans un hôtel, en pleine Gran Via, pleurant. Nous allions, je te le disais, à l'Alliance des intellectuels, qui alors se trouvait après Lista. On retrouvait là Kotapos et Claudio, Claudio de la Torre, qui ignorait que sa femme, Mercedes Ballesteros, la fille de l'examinateur qui m'avait collé en histoire, était chef de section à la Phalange. Je crois qu'ils se sont réfugiés dans une ambassade. Et puis je suis parti pour Paris, comme chef du protocole à l'ambassade de la République espagnole, avec Juanito Vicens et, un peu après, Sanchez Ventura. Le service d'information ... Le seul qui travaillait vraiment, c'était Garcia Ascot. Au point d'y être de sa poche. Araquistain fut un grand ambassadeur, mais, après lui, Ossorio, ce n'était pas sérieux. Quant au Dr Pascua, il ne s'occupait que de son chien. Tu te souviens d' Ogier?

Bien sûr. Ogier Preteceille. Un brave type. Je le connaissais depuis longtemps, de Valence. Il travaillait au journal de Blasco Ibaiiez *, El Pueblo. Il avait dû y entrer en 1913, très jeune, quand il était lié avec la bande à Bonnot. Et écoute comme c'est drôle: en 1960, quand a été éditée la traduction française de mon roman Campalans, c'est Rirette Maîtrejean qui a corrigé les épreuves. Elle s'est

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reconnue dans le livre, je suis allé parler avec elle. Et Ogier a reparu à la surface, je lui ai téléphoné.

Je voudrais bien savoir où il vit... Qu'est-ce que tu ferais? Je lui ai parlé. Il est aveugle. Ça m'a fait un tel choc que je ne suis pas allé le voir.

Moi, j'y serais allé. S'il avait été paralytique, non. C'est curieux, tu as deux vies : dans tes films, tu hais les aveugles, pas les paralytiques.

Je n'avais pas remarqué. On dit que tu as fait le montage de Espafia leal en armas (Madrid, 1936) (L'Espagne loyale en armes, Madrid, 1936).

Je n'ai fait que superviser le montage effectué par JeanPaul Dreyfus (aujourd_'hui Jean-Paul Le Chanois) avec le matériel que nous envoyait le sous-secrétariat à la propagande. Colinos?

Oui. A ce moment-là, en 1937. Comme je te l'ai dit, Araquistain a payé la sonorisation de Las Hurdes. Le film est sorti dans les salles et a été un succès. Ma dernière activité a été la diffusion des encycliques, par ballons. Pendant la guerre civile, nous avons envoyé - moi ! - en Espagne les encycliques pontificales, le Rerum Novarum, par milliers d'exemplaires, avec la complicité du parti communiste français et par l'intermédiaire de marins allemands. Avec les Allemands, on pouvait s'entendre; avec les Italiens, non. Tous, les marins, même les civils, étaient fascistes, et on ne pouvait avoir aucun contact. Oui, l'encyclique Rerum Novarum, proclamée en 1936, n'avait pas été rendue publique dans la zone franquiste,

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parce qu'elle contenait un certain nombre de choses défavorables au nazisme. Alors nous avons décidé de la tirer à cinq mille exemplaires pour la distribuer dans cette zone. Un bateau allemand partant d'Anvers s'est chargé d'emporter tout le lot. Je suis allé porter ce matériel de propagande au chef des dockers du port belge ...

Et l'histoire de la potasse ? Ça, ça me gêne beaucoup plus. Comment as-tu su? Qui t'a raconté ça? l

Je te jure que je ne me rappelle pas. Quelqu'un m'a parlé de ça. Je lis dans mon carnet: « Qu'est-ce que Bufiuel a eu à voir avec une histoire de potasse, en relation avec Negrfn ? » J'ai eu affaire à tellement de gens pendant ces sept mois en Europe que je n'arrive pas à me rappeler qui m'a parlé de ça. Non, je ne veux pas que tu en parles.

Mais qu'est-ce qui s'est passé? Eh bien, justement, le problème, c'est qu'il ne s'est rien passé. Simplement, je crois que c'est l'ambassadeur Ossorio qui m'avait dit que le président du Conseil tenait beaucoup à être renseigné sur le commerce de potasse entre l'Espagne et l'Allemagne. J'ai donc demandé à un quelconque agent commercial, je ne sais plus du tout qui, de me dire ce qui se faisait, dans ce domaine, comme chargements. Je te jure que je ne sais pas si c'était de l'Espagne vers l'Allemagne ou de l'Allemagne vers l'Espagne. Toujours est-il qu'il m'a donné les renseignements, et je les ai transmis à l'ambassadeur. L'ambassadeur a dû les envoyer à Negrln *. Le temps a passé. Un jour, j'ai demandé à Ossorio : « Et la potasse, qu'est-ce qu'il en est advenu? » Et il m'a répondu : « Très bien, très bien, le Président a été très satisfait. » Voilà tout ce que je sais. 83

Un jour, en sortant du bureau du boulevard de la Madeleine ...

Oui, le Tourisme . ... je rencontre Edgar Neville. Je l'emmène prendre un verre dans un bar anglais qu'il y avait par là, un bar genre club : bois, chevaux ... Un pub. Je lui demande : « Toi par ici? Qu'est-ce que tu fais? - Je vais à Burgos. » Ça m'a cloué net. Tu sais, ça faisait longtemps que je ne l'avais pas vu, peut-être des années, mais enfin, on avait commencé à écrire à peu près en même temps. Je me souvenais de lui complotant pour la République.

Oui. Il était à notre ambassade à Londres. Pérez* de Ayala avait dû le faire venir, ou Azaiia * l'avait envoyé. Au bout de trois mois il a ramassé toutes les clés, tous les papiers, et il est passé chez Franco. Il y a de tout dans toutes les générations : c'est ce que Baroja a dit à Corpus au sujet de celle de 1898.

Je vais te raconter mon départ de Madrid. A la frontière, je rencontre Bergamfn, Imaz, Muiioz Suay et une quinzaine d'étudiants qui allaient à un congrès. Bergamfn me dit de sa voix douce : « On va te faire revenir à Barcelone, comme nous, pour aller chercher une attestation de la CNT. » Je n'avais pas d'argent personnel sur moi. Quelques pesetas. Mais je portais une chaînette en platine, souvenir de mes parents. Et les quatre cents livres destinées à Münzenberg. A ma descente du train, je vois un anarchiste barbu, porteur du foulard rouge et noir. Et une espèce de tribunal de la CNT. J'étais muni d'un passeport ordinaire et d'une lettre de recommandation de Mundo Obrero. « Ça, ça ne vaut rien. - Comment, ça ne vaut rien! (je lance une bordée de jurons). Vous êtes pires que la police! (autre bordée de jurons). Comment, ça ne vaut rien ! Pires que la Guardia Civil ! - Ça va, camarade, 84

ça va. Mais c'est que par ici il passe des tas de fascistes ... » Et je suis passé le premier ! Parole.

[... ]

J'ai amené à Paris Vicens, Lacasa, Ugarte. Qu'est-ce qu'ils faisaient en Espagne? Morts de peur. A Paris ils ont été brillants. Ils ont fait venir Alberti, que je ne connaissais pas. Et je ne l'ai pas beaucoup connu, avec sa figure de maçon. Maintenant qu'ils ont ressuscité Litoral, à Malaga, ils m'ont demandé un article sur lui. Je l'ai fait, en disant ça: que je ne l'ai presque pas connu. [... ] Je suis partisan des dictatures. On dira ce qu'on voudra, mais l'homme étant mauvais - avec de temps en temps des accès dignes d'estime-, il me semble que la dictature est la seule façon de pouvoir gouverner. C'est pourquoi j'ai été stalinien et que je le suis toujours, au grand scandale de tous mes amis communistes. L'année dernière, à Paris, chez Jean-Claude Carrière, ils m'ont même flanqué dehors. Évidemment, je suis revenu tout de suite. Je pense que Staline ne pouvait rien faire d'autre que gouverner comme il l'a fait, vaille que vaille, parce qu'il avait à se défendre de trente-six mille pièges et embûches, et trahisons. J'ai parfois des remords quand je pense que j'ai peut-être contribué à ce qu'il fasse fusiller l'attaché commercial que les Russes avaient à Paris, en 1937. L'ambassadeur Araquistain m'avait donné une lettre qui lui étaif arrivée du ministère de la Propagande ou de l'instruction publique, je ne sais plus, dans laquelle Colinos, qui dirigeait le cinéma, ou en tout cas les actualités (et qui d'ailleurs le faisait très bien), se plaignait de n'avoir pas reçu à Madrid un millimètre des films tournés sur le front par Karmen * et trois autres opérateurs soviétiques. Je suis allé parler à l'attaché commercial. Il n'y avait personne dans l'antichambre. Il m'a fait attendre plus d'une demi-heure, puis il m'a reçu, assis derrière son bureau, et de but en blanc m'a demandé : « Dites donc, vous, pourquoi n'êtes-vous pas au front? » Je suis resté stupéfait et je lui ai répondu : « Je viens à la demande du gouvernement espagnol - et je lui ai tendu mon passeport diplomatique d'attaché d'ambassade - vous demander de m'expliquer pourquoi nous 85

n'avons pas reçu, en Espagne, les films tournés par les cameramen soviétiques. - Je n'ai aucune explication à vous donner, et la seule chose que j'aie à vous demander, encore une fois, c'est pourquoi vous n'êtes pas au front. » Et il se lève, me faisant comprendre que l'entretien est terminé. J'étais tellement furieux que j'ai fait une lettre en quatre exemplaires, que j'ai adressée à Araquistain, au parti communiste français, à Alvarez del Vayo et à Wenceslao Roces. Quelques mois plus tard, il était rappelé à Moscou et fusillé. L'histoire des procès de Moscou, ça a fait des remous. Tu savais que le maréchal Toukhatchevski était le beau-frère d'Elsa? Non, on ne m'a jamais parlé de ça.

Oui. A cette époque-là, je voyais beaucoup Aragon. Plus maintenant. Il y a quelques années, quand Sadoul* vivait encore, nous sommes allés dîner chez lui. Je crois que je n'ai jamais mangé autant de caviar. Du caviar gris, énorme, magnifique ... [... ] Étant déjà depuis quelque temps à Paris, un jour j'ai reçu à l'ambassade un télégramme de Roces, qui était alors sous-secrétaire à l'instruction publique, m'appelant à Madrid pour tourner un film. Je suis descendu voir l'ambassadeur, Araquistain, je lui ai montré la dépêche. Il m'a demandé : « Et vous, qu'est-ce que vous voulez faire? - Moi ? Rester ici. Filmer dans les tranchées, pas question. Le front, ce n'est pas fait pour ça. Maintenant, tant qu'à faire un film, mieux vaudrait que ce soit en studio : là, on peut tout voir. Mais je ne crois pas qu'il s'agisse de ça. » Je suis resté. A Cuba, au Congrès de la culture à La Havane, j'ai rencontré Karmen, l'opérateur soviétique, qui avait fait des reportages-photo en Espagne pendant la guerre. Il m'a montré le film qu'il en avait rapporté. J'ai pleuré. Mais c'était très mauvais. C'est vrai, on ne voyait rien. Sauf les bombardements: très photogéniques.

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Donc, je suis resté à Paris. Et là, c'était également dangereux ... Un matin, un jeune Hispano-Américain qui insistait pour voir l'attaché militaire s'est présenté à l'ambassade. Il portait une mallette. Nous n'avions pas, alors, d'attaché militaire, et le chargé des Affaires aériennes était absent de Paris. On m'a fait venir. C'était un jeune homme élégant, à petite moustache. Il a ouvert sa mallette, en a sorti quatre bombes et m'a dit qu'elles étaient de la meilleure qualité, d'une puissance inouïe pour leur dimension ; qu'il faisait partie d'un groupe d'action franquiste, qu'ils avaient commis des attentats contre les consulats républicains espagnols à Toulouse efl à Perpignan, et qu'il trahissait pour des raisons personnelles. Je le remerciai de ses informations et nous convînmes qu'il resterait en relation avec nous. Je descendis avec les bombes chez Araquistain, qui les fit examiner par la police française, non sans en avoir envoyé une à Moscou. Le rapport de police fut catégorique : il s'agissait d'explosifs d'une puissance extraordinaire. Le type revint. Nous lui demandâmes des détails, il nous les donna : nom et adresse du chef de l'organisation, etc. Je demandai au type de fixer à son chef un rendez-vous à La Coupole. Il me dit qu'il serait assis à sa droite. J'invitai Finkie, le fils d'Araquistain, et Germaine Montero à venir avec moi prendre un verre et, quand nous arrivâmes à la terrasse du café, nos hommes étaient là. Grands abrazos à Germaine, à moi. Le chef était lui aussi sud-américain ; il avait travaillé pour le cinéma, avec nous, à Madrid. Coups de téléphone, en urgence, de l'ambassadeur au préfet de police, avec signalement et tout. Ils ont arrêté tout le groupe. Trois ou quatre jours après, on me fait savoir (je ne sais plus qui) qu'ils étaient de nouveau en liberté. Nouveaux coups de téléphone au préfet de police (un socialiste). Rien. Peu après explose une bombe de ce même modèle aux Champs-Élysées: une maison détruite, deux policiers tués. Et les attentats ont continué. De toute évidence, ils ne déplaisaient pas, sinon au gouvernement, du moins à certains éléments fascistes infiltrés dans la 87

police. L'ambassadeur eut beau se démener (comme je t'ai dit, Araquistain fut un excellent ambassadeur, aussi bon que furent mauvais Ossorio et Pascua), rien n'y fit, on n'arrêta pas ces crapules. Je te raconte tout ça pour que tu voies, une fois de plus, ce qu'est la police, ce que sont les polices : un pouvoir à part, une saloperie. Il y a de tout. Moi, sans un gardien qui m'a aidé à fuir, je ne serais pas sorti de Djelfa.

Le malheur, c'est que nous sommes tous des sentimentaux. Et Dalf, tu ne l'as jamais revu ?

A New York, en 1942. La première fois qu'il est allé làbas. Il a donné une conférence de presse. Dalf, là-bas, ce n'était personne. L'assistance était peu nombreuse. Il leur dit : « Venez demain à un bal costumé. » Et le lendemain, il se présentait, avec Gala, déguisée en enfant Lindbergh assassiné, avec du sang sur la figure. Il y a eu scandale 5 , mais pas de ceux qu'il affectionne. Nouvelle conférence de presse. On ne pouvait pas deviner, évidemment, que le héros dont il avait utilisé le nom était... une représentation de son père. La paranoïa ! Tu l'as vu?

Oui, pour lui casser la gueule. Pas à cause de Lindbergh, mais pour m'avoir fait foutre à la porte du musée d'Art moderne. Mais, avec mes amis, je suis un sentimental, et je n'ai pas pu faire autrement que de me retrouver avec lui, au bar Regis, devant une coupe de champagne. Je lui ai quand même dit clairement de ne plus m'approcher. [... ] En 1937, Araquistain m'avait ... Non, c'était fin 36, oui, fin 36, Araquistain m'avait pris à l'ambassade, à Paris, 5. A cette époque, l'enlèvement et l'assassinat de l'enfant de l'aviateur avaient soulevé une grande vague d'émotion aux États-Unis.

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pour travailler au service d'information. J'avais apporté mon film, Las Hurdes (Terre sans pain). Araquistain m'a payé la sonorisation en français et en anglais. Terre sans pain n'a jamais été doublé en espagnol. On l'a donné fin 37 à l'Omnia Pathé, boulevard des Italiens. C'est vrai que tu as apporté de l'argent du gouvernement républicain espagnol à Münzenberg?

C'est Arias, le ministre de la Guerre de Madrid, qui me l'avait demandé fin août 1936 : « Puisque vous allez à Paris, voudriez-vous avoir l'obligeance d'emporter 1ces quatre cents livres et de les remettre à Münzenbeig ? » Mais tu n'avais pas une mission du gouvernement, du ministère?

Non, enfin si, à moitié. Quand il a su que je partais, il m'a convoqué. A ce qu'il semble, il n'avait personne de confiance à qui remettre cet argent, comme ça, bénévolement. Il m'a donné le code pour, en cas de besoin, me mettre en contact avec lui. Et tu es parti...

Le 4 septembre. Et je suis revenu cinq fois pendant la guerre. A Barcelone, à Madrid, à Valence. Oui, des voyages rapides.

L'aller et retour. Pour transmettre un renseignement, servir de courrier. Mais si on m'avait demandé de rester ... On te l'a demandé.

Oui. Mais j'ai dit à Araquistain : « Comme vous voudrez ... Mais je me crois plus utile ici, à Paris. » Et c'était la vérité. Il n'y en avait pas beaucoup comme moi à connaître

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les gens de Paris. Moi, on m'aime bien, à Paris. C'est ma seconde patrie. Toi qui les conchies toutes.

Bien sûr. Comme je conchie la famille, et la religion, et les drapeaux, et les partis, et l'Espagne, et l'URSS. Oui, enfin, pas ta propre famille. Ni l'Espagne ni l'URSS.

Si. L'URSS aussi. Quoiqu'elle soit seule à lutter contre cette merde que sont les États-Unis. Et ils pourraient m'offrir ce qu'ils voudraient, je ne vivrais jamais à Moscou. Mais à New York, si. Bon, voilà, tu peux rire, dire ce que tu voudras. Oui, j'ai été chef de protocole à Paris. Pas en titre, non. Mais je plaçais les gens à table quand il y avait un grand dîner. Qu'on n'aille pas mettre Aragon à côté d'André Gide. Finkie Araquistain s'est fdché quand je lui ai dit ça. Il m'a assuré que son père avait été ambassadeur à Berlin et qu'il connaissait suffisamment la politique et les gens de Paris pour ne pas avoir besoin que tu viennes placer ses invités.

C'est qu'à l'ambassade d'Espagne je n'ai pas été seulement avec son père, mais avec Ossorio, avec Pascua ... Ce Pascua ... Avec son chien, ses manières intraitables. Il s'enfermait, je sais maintenant que c'était avec un petit jeune homme, et il n'y avait pas moyen de lui parler. D'une arrogance ... C'est pourquoi je suis parti. Tu as été membre du parti communiste français?

Non, non et non. Je n'ai jamais appartenu au Parti. Au Parti espagnol.

J'ai assisté une fois à une réunion de cellule du Parti espagnol, une cellule qui fonctionnait à l'ambassade à 90

Paris, pendant la guerre civile. Il s'agissait de décider de la conduite à tenir avec un salaud de socialiste qui travaillait là comme secrétaire, et qui nous rendait la vie impossible. Et tu n'as rien fait.

Je ne me rappelle pas. Et du Parti français ?

Non plus. Alors, ce qu'affirme Aragon ...

Bon, si c'est Aragon qui le dit ... Et Thirion.

Celui-là, c'était le plus politisé de tous. Quand je suis entré au groupe surréaliste, tout le monde me disait, en confidence : « Attention à Thirion. C'est un politique. Il est là pour aller raconter au Parti tout ce que nous faisons. » Il a fini par devenir conseiller gaulliste, et cela avant même le retour de De Gaulle au pouvoir. D'après Sadoul, c'est de sa faute si les tarifs du métro ont augmenté ... Mais tu appartenais bien au groupe qui, en même temps qu'Aragon, a été rappelé à l'ordre par le Parti, en 19311932.

Oui. Nous étions six: Unik, Aragon, Maxime Alexandre (qui depuis s'est fait catholique), Sadoul et moi. Et le sixième ? Thirion ?

Non. Pas Thirion. Parce que Thirion était d'accord avec le Parti. Je ne me rappelle pas qui était le sixième, mais il y en avait un. Thirion, lui, était toujours dans la ligne. Mais moi, je n'étais pas membre du Parti. J'ai assisté une fois à 91

une réunion de cellule. Une fois ! Et je n'y suis pas retourné. Je m'étais terriblement embêté. Maintenant, proche d'eux, ça oui, je l'étais. A leurs côtés. Parce qu'ils étaient les seuls à avoir raison. Je dois être fiché quelque part dans les dossiers des bureaux nord-américains, parce que, quand je suis arrivé en 1938 aux États-Unis, on m'a demandé: « Vous êtes communiste? - Non. Mais j'ai beaucoup d'amis communistes, et le parti communiste est le seul qui lutte vraiment pour le peuple espagnol. -Vous le jurez? - Je le jure. » Il lève la main.

Ce qu'il y a, c'est qu'ils avaient confiance en moi... Avant la guerre civile, quand le gouvernement républicain persécutait le Parti, j'ai saisi le journal communiste Mundo Obrero. Oui, j'avais alors un compte bancaire bien garni, parce que je gagnais beaucoup d'argent à la compagnie Film6fono. Et le gouvernement s'apprêtait à saisir Mundo Obrero. Alors, je suis allé au journal, et je l'ai fait saisir pour une somme déterminée que nous avons fait semblant qu'il me devait. Une fois saisi par quelqu'un, il ne pouvait plus être saisi par quelqu'un d'autre... Oui, je suis intervenu dans pas mal d'affaires. Je ne vais pas te les raconter, ce n'est pas mon genre. Mais c'est vrai, je touchais de grosses sommes tous les mois à l'ambassade. Pour des trucs comme ça, et pour d'autres. Je suis intervenu dans l'affaire des bombes de la Légion Condor. Et dans l'affaire Habsburg. Et dans l'affaire Bosch, ce Cubain ... Argentin.

Non. Cubain. Celui dont tu parles, toi, c'est celui qui voulait tuer March, mais ça n'a rien à voir. Alors, ce devait être un autre. Un anarchiste.

Oui, un homme de confiance du ministre de l'Intérieur, qui avait été envoyé à Pampelune. Qui aurait pu se douter

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que c'était lui, ce capitaine de requetés *. Ce type, dès qu'il est arrivé au front, est passé de l'autre côté et nous a donné des renseignements très utiles. Il a fini au Chili, s'est suicidé, à ce que m'a raconté notre ami Mantec6n. Mais non, il s'agit d'un autre. Les gens confondent tout.

Toi aussi. Peut-être.

Moi, j'ai été envoyé à Paris par Ogier. Il m'a dit : « vkt'en là-bas, tu nous y seras plus utile. On y sera dans quinze jours. » Arias m'a reçu et m'a donné les quatre cents livres destinées à Münzenberg.

** * A Paris, lorsque Pascua devint notre ambassadeur, je lui dis que j'étais fatigué, et que je trouvais inutile le travail avec les ballons. Ils faisaient alors à Hollywood des films favorables à la République espagnole, mais avec de terribles lacunes dans la documentation. Par exemple, ils avaient entendu dire qu'on buvait dans des bottes, mais au lieu de montrer des bottes normales, ils avaient pris ces bottes énormes, faites d'un veau entier. Je proposai alors à Pascua - et à del Vayo - d'aller à Hollywood, gratis, comme conseiller. Ils ont été tout à fait d'accord. Il s'agissait peut-être de ces pressentiments dont tu parlais. Ione Robinson, qui était la maîtresse de Quintanilla et en même temps celle du secrétaire nord-américain au Trésor, me prêta cent mille francs, et Sanchez Ventura me donna, je crois, mille quatre cents dollars, toutes ses économies, à condition que je les lui rende quand je pourrais. Il supposait bien, lui aussi, que ça ne pouvait pas durer longtemps, et il préférait avoir cet argent aux États-Unis. Je t'ai déjà raconté que je l'ai remboursé entièrement, peu à peu. J'ai tous les papiers dans mon coffre. Je suis arrivé à 93

Hollywood après avoir passé huit jours à Princeton avec mon ami Centeno, et je suis allé voir le producteur Frank Davis, un communiste, qui allait faire un film, Blockade, qui racontait comment un bateau nord-américain évacuait des enfants de Bilbao assiégé. Mais, deux jours plus tard, le Centre cinématographique de Washington donnait l'ordre de ne plus faire de films prenant parti pour ou contre la République espagnole. Je me suis retrouvé sans travail. Parce que, à Hollywood, j'étais sur la liste noire depuis 1930. Tu connais toute l'histoire de mon séjour làbas, de mon refus à Thalberg d'aller voir tourner Lili Damita, etc. Ces trucs-là, les Nord-Américains en tiennent grand compte. En 1939 je vivais tant bien que mal, jusqu'à ce que par là, en janvier ou février, se présentât Dick Ab bot, le vice-président du musée d'Art moderne, avec sa femme Iris Barry. Je l'avais connue à Londres, dans les années du surréalisme. Elle me connaissait bien, son premier mari, Mortimer, lui aussi communiste, était président d'un trust cinématographique important. J'allai les voir avec mon ami le musicien américain Georges Anteuil. Je dois beaucoup à Iris : c'est grâce à elle que je ne suis pas mort de faim aux États-Unis. J'avais épuisé l'argent que j'avais apporté, et il n'était pas question, à ce moment, que ma famille m'envoie de l'argent. Je suis revenu à New York avec Nino Weber, qui avait été aviateur pendant la Première Guerre mondiale et qui était le fils d'un auteur dramatique français encore célèbre alors. Nino avait travaillé avec Max Reinhardt. Nous avons mené une vie errante, cherchant du travail, pas seulement nous, mais aussi un autre musicien aujourd'hui célèbre, Varèse. Nous avons cherché partout, et même nous sommes allés demander du travail au père de Janet Alcoriza, qui était un célèbre musicien de films et chef d'orchestre. Mais ça, c'était à Hollywood. A New York nous allions lire les annonces d'offres d'emploi, là-bas, dans la rue où elles sont affichées, prêts à faire n'importe quoi : manœuvre, chauffeur, ou autre. C'est là que j'ai rencontré un Catalan, Galf, que je connaissais d'Hollywood. Il était aux États-Unis depuis 1934, il avait fait 94

fortune en fabriquant des roues dentées. Il me dit, avec son accent incurable : « Je vais te trouver du travail. Voilà : tu vas au restaurant français de la 49e rue, et là tu demandes Untel. Je te préviens : c'est le chef de tous les cuisiniers de New York. Un gangster, quoi. Mais il est le chef. Tu lui dis de t'envoyer au Sheraton, mais avec une bonne place. » Il m'a donné la carte, mais je n'y suis pas allé. Je logeais chez Iris. J'avais ma chambre, on m'apportait le petit déjeuner au lit, quelquefois je restais pour dîner, quand les Davis ne sortaient pas. La guerre avait éclaté. Weber était parti rejoindre de Gaulle, et Iris, qui avait un flair diabolique, avait apporté d'Europe le filmlde Leni Riefenstahl sur le Congrès de Nuremberg, et lHl autre sur l'invasion de la Pologne. Ils étaient très amis des Rockefeller, et au musée d'Art moderne on a projeté le film à Nelson Rockefeller, pour qu'il se rende compte de l'importance du cinéma comme moyen de propagande, chose dont les Yankees n'avaient pas la moindre idée. Rockefeller a été très impressionné, et alors ils ont décidé de créer la section cinéma au musée. Avant même qu'elle soit créée, je me suis mis à travailler sur Le Triomphe de la volonté. C'était un film de douze bobines, et il y en avait douze autres sur la conquête de la Pologne. Avec l'aide d'une jeune Allemande, pour rétablir une continuité dans les discours après les coupures, j'ai réduit le film exactement à la moitié. Tu connais la suite : ils ont été tellement effrayés qu'après avoir fait faire dix-huit copies pour les pays sud-américains ils ont décidé de ne pas faire de projections publiques, de peur que cette brutalité et ce déploiement de force ne produisent un effet contraire à ce qu'on recherchait.

Tu me croiras si tu veux, mais hier soir à la télévision, dans une série d'émissions consacrées à l'histoire d'Hollywood, au chapitre des films sociaux, ils ont passé de larges extraits de ce qui était sarement ton montage. Je suis sûr que dans les filmothèques des ambassades américaines il y a des copies de ce film. J'ai travaillé au

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musée d'Art moderne jusqu'en 1944, puis je suis allé à Hollywood diriger le département espagnol de la Warner Bros, parce qu'ils pensaient faire des versions en espagnol et en français des films de guerre réalisés durant cette période. Mais au bout de quelque temps ils se sont rendu compte que ça allait leur coûter cher de faire ces remakes avec des acteurs hispano-américains, et ils ont décidé de faire des doublages. C'est ainsi que je suis devenu chef du département des doublages à la Warner Bros, avec trentequatre employés sous mes ordres, parmi lesquels Alfonso Vidal y Planas. Qui est mort en Californie il y a quelques années. Tu le connaissais déjà ?

Mais oui. Nous avions organisé un banquet en son honneur, je crois que c'était en 1921, pour la première de Santa Isabel de Ceres, au théâtre Eslava. Une jolie pièce.

Enfin ... Mais à l'époque, mettre sur scène des putains respectueuses et des saintes était rudement culotté. Et puis, c'était un anarchiste, ça nous suffisait pour être de son côté. C'était un type hargneux et désagréable. Mais peu importe. A ce banquet assistaient Rafael Sanchez Ventura, Eugenio Montes et tous les ultraïstes qui se trouvaient alors à Madrid. A Hollywood, j'ai aussi pris avec moi José Rubia Barcia. Qui a écrit quelques bons bouquins.

Oui, sur Valle-Inclân •. Il était professeur adjoint à l'université. J'avais aussi Jacqueline Sadoul, fille d'un fameux mutin de la mer Noire. [... ] Et puis je me suis fâché avec Sanchez Ventura. Ou plutôt, c'est lui qui s'est fâché avec moi. Il m'avait prêté huit cents dollars, en 1938, pour aller aux États-Unis, et puis mille de plus, et ils m'ont bien servi, parce que j'étais

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fauché. Ensuite, il m'a écrit, du Mexique, qu'il était sans un sou, que je serais bien aimable de le rembourser. Je me suis renseigné sur le coût de la vie là-bas. On m'a dit qu'on pouvait vivre avec soixante dollars. Je lui ai envoyé ses soixante dollars par mois. J'ai tous les reçus là-haut. Je gagnais très peu alors : deux cents dollars par semaine, et je devais payer mon loyer et faire vivre ma famille. Il a commencé à raconter que je sablais le champagne et que je le laissais crever de faim. Le champagne, c'était faux : c'était du whisky. Mais il me semble que je lui envoyais ce qu'il fallait. Et je lui ai remboursé comme ça jusqu'au dernier centime. Plus tard, quand je suis venu à Mexico,1je l'ai croisé dans l'avenue Juârez. Il allait passer saas rien dire, et puis il est revenu sur ses pas, m'a tendu la main. On s'est donné un abrazo. Et voilà. Avec les amis, il arrive de drôles de choses. Tiens ... Ugarte. Je l'ai emmené partout, il a appris le cinéma grâce à moi, je l'ai fait venir à Hollywood. On m'avait demandé quelqu'un pour traduire des documentaires. Je l'ai recommandé à Eduardo. Ils ont télégraphié à l'ambassade pour accélérer les démarches. Et ensuite, il allait partout raconter qu'il était le seul Espagnol à avoir obtenu le visa d'immigration en deux jours. Bon, on ne peut pas dire, il faisait son boulot. Tout le monde était content de lui. Il remplissait son contrat. A part ça, pour les idées originales, zéro.

Il n'était pas capable d'écrire. C'était un technicien. Oui. Il m'a dit un truc que je n'ai jamais oublié. Je ne sais plus sur quelle adaptation nous étions en· train de travailler. Il me dit : « Il ne faut jamais annoncer ce qui va se passer. Ne jamais dire "Je vais aller au bal pour voir une telle. " Il faut passer directement au bal et la voir. » Pour ces trucs-là, il était fort.

Mais c'était un type bizarre. Oui. Mais utile et loyal. On était très copains. Mais bizarre, oui. Très bizarre. [... ] J'admire beaucoup la 97

bureaucratie américaine. A tout point de vue. Quand nous avons dû tous nous inscrire pour la guerre, Américains et étrangers - parce qu'il a fallu qu'on se fasse tous enregistrer-, je suis arrivé et j'ai vu une queue, à l'entrée d'un cinéma, qui faisait trois fois le tour du pâté de maisons. Moi, il n'y a rien qui m'énerve comme d'attendre. Si je vais au cinéma et que je voie une queue, serait-ce de vingt personnes, je m'en vais, je n'entre pas. Mais cette fois-là, je me suis dit : « Luis, tu n'as rien d'autre à faire qu'à prendre ton mal en patience. Il faut y passer. Du calme, du calme. Patience. » Eh bien, tu me croiras si tu veux, vingt minutes après j'étais ressorti. On entrait par paquet de cent, et dedans, sur une scène, quelque chose comme quatre cents types assis, et allez les machines à écrire. Formidable. Et c'est pour tout comme ça.

Ma fille a été professeur assistante à Oberlin et... Oberlin College? Comme Juan Miguel ! Il faut que je le lui dise.

Il le sait. Donc, c'est là qu'elle a connu le garçon qu'elle a épousé et ils sont venus au Mexique en voiture. Au passage de la frontière, elle n'est pas descendue. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais le fait est qu'ils n'ont pas tamponné son passeport. Des années après, ma femme est allée aux ÉtatsUnis, à San Antonio, là, à la frontière, avec des amies, pour acheter des fringues. Et ils ne l'ont pas laissée entrer parce qu'elle avait une fille qui avait disparu mystérieusement des États-Unis! Parole! Je te dis que c'est magnifique! Mais ça a son mauvais côté. Maintenant, ils ne me laissent entrer qu'après m'avoir fait indiquer la date, le vol, combien de temps je vais rester, ce que je vais faire ...

Mais toi au moins, tu sais pourquoi.

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Parce que Juanito Rejano s'est avisé de m'inscrire sur la liste d'adhésion à ce truc, Espagne et Paix, que tout le monde a signé ... Pas moi.

Moi non plus. Mais Juanito m'y a mis. Cet idiot-là ... Il rit à ce souvenir.

Moi, c'est grandiose, je ne sais vraiment pas pourquoi. Avant, on me donnait le visa sans difficulté. A présènt, depuis trois ou quatre ans, c'est comme pour toi. ~

Allons donc ! Mais si! Écoute, la dernière fois, à New York, je me suis retrouvé avec les jeunes qui allaient au festival de théâtre de Nancy (ils ont eu le prix avec Divinas palabras). J'étais devant Juan Ibafiez. L'employé regarde dans son livre noir, sort en courant, revient avec son chef « Attendez un moment, s'il vous plaît», tu vois le topo. Résultat, j'ai perdu ma place de première classe dans l'avion. Ils ont da penser : « Celui-là ne va pas partir », et ils ont vendu la place à un autre. J'allais à Cannes, à l'invitation des Français. Juan Ibafiez a entendu le chef dire:« Traitez-le avec considération. » Encore maintenant, mime topo. Je pensais passer par New York, mais comme je ne savais pas quel jour ni dans quel vol, on me dit:« Revenez. » Je t'en fiche, revenir! Je pars sur Iberia, et ciao!

Bien sür. C'est ce que je fais aussi. Et malgré ça, vive la bureaucratie américaine ?

Bien sûr! Eh bien, moi, non. Qu'ils me donnent des explications. Tu connais la police aussi bien que moi. Ils ont des tas de types

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qui touchent tant par personne dénoncée, que le motif donné soit vrai ou faux ... Moi ça me révolte. Moi non ...

Dieu te bénisse. Amen.

Deuxième conversation Lms BuNUEL : Je suis arrivé à Madrid, je te l'ai dit, le Jour de l'attentat contre Dato *... Le chauffeur de taxi m'a amené voir les traces des balles. Casanellas, Mateu ... et qui encore? MAX

Aue : Je ne me souviens pas.

C'était en mars. Mais tu ne te rappelles pas qu'en 1920 il y a eu une tentative de soulèvement militaire ? Non. Ce dont je me souviens, figure-toi, c'est du service militaire avec remplacement... Ah ! oui, alors, il y avait de la pauvreté!

La pauvreté, la vraie misère, c'est surtout dans les livres que, nous tous, nous l'avons découverte. Dans la littérature russe, la collection « Universal * », les écrivains russes. C'est curieux, dans ces années-là, disons : après 1917, ce qui nous a frappés chez les Russes, ce n'a pas été la révolution : nous n'en avions pas la moindre idée, et d'ailleurs nous nous en fichions. Non, ç'a été les écrivains, assez bien traduits dans la collection dirigée par Ortega. Et pas seulement Gorki ou Andreïev, mais bien d'autres. Sans parler de Dostoïevski et Tolstoï. En tout cas, moi, c'est comme ça que j'ai découvert la pauvreté. Parce qu'en fait, pour moi, la révolution russe n'a pas existé avant 1928, date de ma rencontre avec le surréalisme. Il y avait

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un autre type de pauvreté, avec lequel j'ai cohabité après mon arrivée à Madrid, mais auquel je ne faisais pas attention et qui, en fin de compte, n'était que le manque de ressources, ce qui n'est pas exactement la même chose. Sans compter qu'il y avait des gens, comme Pedro Garfias *, qui, n'ayant pas d'argent, voulaient faire croire que c'était parce que leurs parents avaient oublié de leur envoyer leur mensualité, ou un truc de ce genre. Je me rappelle fort bien que, vers 1918 ou 1919, plutôt 1919, Garfias et Eugenio Montes vivaient dans une pension de famille, au 7 de la calle Humilladero, où, pour quatre pesetas, on leur fournissait la chambre et les trois repas. Bien sûr, c'était une chambre au dernier étage (je la vois encore), avec deux lits et une simple lucarne, en haut, pour toute aération. Eugenio Montes, que plus tard nous avons connu si coquet, était couché là, en tricot de peau noir de crasse, avec deux punaises accrochées dedans : j'en ai attrapé une et l'ai écrasée par terre. J'étais venu tôt parce que nous étions convenus de faire un tour dans les environs. Il devait être dix ou onze heures du matin. C'était l'époque de la revue Ultra*, avant l'époque d'Horizonte. Eugenio a bien changé depuis! Incroyable! Nous étions très amis. Avec Giménez Caballero aussi. Tous les deux, à la faveur du franquisme, ils se sont crus appelés à un grand avenir. Giménez Caballero allait au Pardo un soir sur deux. On les considérait comme les conseillers de Franco. Ernesto se permettait de dire : « Je pense ceci, je pense cela. » Évidemment, Franco ne faisait que ce qu'il avait envie de faire. Et regarde où ils ont abouti : il y a vingt ans que Montes est attaché culturel ou quelque chose comme ça, à Lisbonne ou à Rome, et Giménez Caballero, éternel ambassadeur au Paraguay. [... ] Je crois que Sender n'a jamais raconté que vers 1918 il publiait chez un éditeur de Barcelone une bande dessinée hebdomadaire, intitulée Cocoliche y Tragavientos. Ces noms étaient devenus célèbres en Espagne. L'éditeur ne l'avait pas payé pour les premiers numéros, mais au quatrième il lui a envoyé cent pesetas. Alors Sender est allé à l'Hôtel Inglés - tu te rappelles où il était,

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n'est-ce pas? - après s'être acheté une pipe, du tabac et un pyjama. Il s'est installé dans une des meilleures chambres et n'en est pas sorti, des deux jours qu'il a mis à dépenser ce capital. Je trouve ça sympathique. C'est à cette époque-là qu'un matin, comme j'allais à mon cours, à sept ou huit heures, là-bas près du ministère de !'Agriculture (c'était quand je pensais devenir ingénieur agronome), je l'ai trouvé endormi, assis sur un banc, le chapeau sur la tête, devant le ministère de la Guerre. Il pleuvait, et il était là en train de dormir. Je l'ai réveillé et je lui ai dit : « Mais qu'est-ce que tu fais là? - Rien, tu vois, j'ai beaucoup marché toute la nuit. » Je lui ai donllé deux pesetas pour qu'il aille prendre un petit déjeuner. C'était un drôle de type. La pluie, ça me rappelle que, pendant les deux jours où il est resté à !'Hôtel Inglés, il pleuvait aussi, et il a passé tout son temps derrière la fenêtre à regarder la pluie tomber. [... ] J'ai été embusqué grâce à Miguel Primo de Rivera. Mon père connaissait un sénateur, je ne me rappelle plus comment il s'appelait. Primo de Rivera était gouverneur militaire de Madrid. Le sénateur m'avait donné une lettre de recommandation, et Primo de Rivera m'a reçu. J'étais dans mes petits souliers. Il m'a regardé avec une certaine malice : « Bon, alors, qu'est-ce que tu fais dans la vie? - Eh bien, je suis étudiant ... - Ah oui! tu traînes les rues, c'est ça? Bon. Dis à Esteban qu'il parle de toi au 1er régiment léger. » Le 1er léger* venait d'obtenir la croix de San Fernando et ne devait retourner au Maroc qu'en cas d'urgence. Il n'y est jamais retourné. Là, je me suis retrouvé avec Chabâs, qui s'était fait planquer lui aussi.

A propos de Chabas, tu connaissais Dtimaso ? Pas beaucoup. Je t'ai déjà parlé de lui. Un soir, il m'a dit : « Tu sais que ce jeune peintre qui est avec vous à la résidence est un poète remarquable ! » Il parlait d' Alberti, qui peignait des choses très recherchées, avec des ors, qui à moi me plaisaient bien. 103

Ce n'était pas très bon.

Non. Mais ça me plaisait. Et je me souviens, malgré la mauvaise mémoire que j'ai pour ce genre de choses, je me souviens de ces vers : La noche ajusticiada ... Hein? C'est toute une ép ,que, ça! La noche ajusticiada en el patibulo de un ârbol, alegrias arrodilladas le besan y Ufijen las sandalias . Quels souvenirs ! Mais tu es resté planqué?

J'ai failli être déserteur! J'étais entré, comme je t'ai dit, au 1er régiment d'artillerie légère, le régiment du Pacifique, parce qu'on était sûr que ce régiment, qui avait été décoré quelques années avant, n'irait pas au Maroc (j'étais du contingent). Effectivement, les choses se passaient normalement, et si je dis : normalement, c'est que ce devait être comme dans toutes les casernes. Mais, comme je n'ai jamais été en prison ni en camp de concentration, mes souvenirs de caserne, comme ceux de mon séjour chez les jésuites, au collège (obéissance, commandement), ne se sont jamais effacés de ma mémoire. Un matin, un sergent nous dit que nous avions quartier libre toute la journée mais qu'il fallait être présents ensuite à l'appel, car le lendemain trois des batteries partaient pour le Maroc. J'avais toujours dit que si j'étais appelé pour le Maroc, je déserterais. Si bien qu'en arrivant ce jour-là à la Résidence j'annonçai à tout le monde que je déserterais le lendemain. Il y avait un précédent. Un de nos camarades, Rey 6. La nuit exécutée / sur le gibet d'un arbre / des joies agenouillées / baisent et oignent/ ses sandales ... (N.d.T.)

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Vigil, avait déserté vingt jours avant et était passé au Portugal avec l'aide d'Eugenio Montes. Nous étions allés lui dire au revoir à la gare. Il était en civil. Il était monté dans un compartiment de première classe où, par hasard, se trouvait un colonel de la Guardia Civil : frousse terrible. Il a passé la frontière dans les environs de Vigo, monté sur un âne et accompagné de Montes. C'est sûrement à cette occasion que Montes, qui était de mes grands amis, m'assura que tous les gens d'Orense étaient cinglés. A la Résidence, nous n'étions que trois soldats, et le troisième était prêt à agir de la même façon. Ainsi donc, me voilà convoqué par le directeur, don Alberto, qui, assez inquiet, me demanda de ne pas rester, ce jour-là (le jour où j'allais déserter) à la Résidence. Aujourd'hui, Rey Vigil est ingénieur au Brésil. Si ça se trouve, moi, je serais aujourd'hui entomologiste sur l'Amazone, comme l'aurait voulu Candido Bolivar. L'autre copain, Bertran, était dans le génie. Mais il ne s'est rien passé, car à l'appel on nous a dit qu'il y avait contrordre, qu'on ne partait pas.

*** Nous parlons jazz.

Je pense bien qu'il y en avait! Ça ne s'appelait peut-être pas jazz, à l'époque; je crois que si, mais enfin, même si ça ne s'appelait pas jazz, le rythme existait, le tempo d'une musique complètement exotique pour nous, qui étions habitués au paso doble, à la scottish, à la valse, au twostep, que, nous les chulos, nous appelions le tuestén. Oui, je me rappelle parfaitement les premières apparitions du jazz à Valence. Je me rappelle qu'au cinéma Olimpia, qui a d'abord été un théâtre, a été présentée la première batterie que nous ayons connue; et les gens se mettaient debout partout, même lors de la générale, pour voir le musicien qui jouait de la batterie.

Pour voir le batteur. 105

Un batteur, oui. Eh bien, ce batteur, moi, je le connais depuis 1915.

Ah! oui? C'était à Saint-Sébastien. Il n'y en avait pas avant. Le premier orchestre de jazz arrivé à Madrid, ou quelque chose comme ça. Je ne me rappelle pas exactement. Huntington, il s'appelait, ce Noir. C'était un orchestre de Noirs, magnifique. Avec une batterie extraordinaire. Et deux ans avant, à Saint-Sébastien, en 1920-1921, quand Saint-Sébastien, la guerre à peine terminée, était la meilleure plage d'Europe, avec jeu et tout, il y avait un jazz formidable. Je me souviens d'un ... Le Lime Bouse Blues, je me rappelle bien: Lime Bouse Blues. C'était en 1920. Ce qu'il y a, c'est que, en arrivant à Saragosse, après un certain temps, le rythme s'était déjà dégradé. La syncope ti-ta-ta, tu-ta-ta-pa, par exemple. Mais le bon jazz, je l'ai entendu à Saint-Sébastien à partir de 1916. Je ne sais pas si on l'appelait jazz, je ne sais pas. C'était parfois du fox-trot, du two-step ...

Bon, c'était du jazz. C'était du two-step, notre tuestén.

* * * Je ne sors pas. Voyager me dérange. Si je m'écoutais, je resterais toute ma vie dans cette chambre. J'ai connu Acapulco, Tuxpan et Guanajuato pour le cinéma. Pour le travail. Je n'aime pas non plus lire de gros livres. Ils m'ennuient. Ou en tout cas, ils ne me plaisent plus.

Mais étant jeune, ça ne te plaisait pas de rester dans une chambre. Tu faisais du sport. 106

Oui. J'étais même arrivé à lancer assez bien le javelot. C'est vrai qu'une fois tu as failli tuer quelqu'un?

Des blagues. Il s'était caché derrière un arbre. J'étais à un mètre et demi et j'ai lancé le javelot contre le tronc, qui était assez gros. Sans compter que la pointe du javelot était émoussée. Émoussée, tiens !

C'est vrai que, quand j'étais jeune, j'étais une brute. l:ITne fois (j'avais neuf ans) j'ai par écrit défié les- frères Fernando et Diego Madrago, pour me battre contre eux deux, et ils ont donné mon petit papier au préfet du collège, qui l'a envoyé à mon père avec les notes du mois (lesquelles étaient d'ailleurs très bonnes). « Tu es une brute», me répétait toujours Federico. C'était vrai. A la Résidence, je n'aimais que les sports, tous. Je me levais très tôt, comme j'ai toujours aimé, pour courir, faire de la gymnastique, lancer le javelot, boxer, sauter par-dessus n'importe quoi, et tout ça en petite tenue. Ainsi, à neuf heures du soir, quand parfois nous allions dans la chambre d'Emilio Prados et que je me retirais pour aller dormir, Federico m'insultait. C'était l'heure où il se mettait à leur faire la lecture, ou à réciter, ou à jouer de la musique. Et moi, j'allais au lit. Et pourtant, je lui dois tout, à Federico. Je veux dire que, sans lui, je n'aurais pas su ce que c'était que la poésie. Cela dit, pour lui il y avait deux mondes : le nôtre et celui des « intelligents » : Salinas *, Guillén, Adolfo Salazar, Moreno Villa *... Il ne nous laissait pas y entrer : « Non, ce soir je vais avec les gens intelligents ... » Puis, avec le temps, les choses ont un peu changé. J'étais beaucoup plus proche de Dali, de sa façon de penser et tout ; mais Federico, je lui dois beaucoup plus : il m'a révélé beaucoup plus de choses. Nous sommes ensuite devenus très amis. Federico, son père lui donnait vingt douros au mois d'octobre, qu'il devait faire durer jusqu'à décembre. Il les dépensait en trois jours avec les amis,

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dans les bistrots. Plus tard, il en a eu quarante. Même chose. Il vivait en s'endettant et en tapant les gens. Et son père était très riche. On le lui jetait à la figure. Alors il défendait bec et ongles toute sa famille : « Mon père est très bon! Ma mère, n'en parlons pas! Et le talent qu'a Paquito ! Jésus! » (Bufiuel imite l'accent andalou). C'était un grand poète lyrique et un fabuleux imitateur : « Joue du Schumann», lui disions-nous. Il le jouait comme un ange, et c'était lui qui inventait. Mais, à part ça, son théâtre, c'est à vomir! Il était capable de tout imiter, tout, même le surréalisme. La mort du toucan, quand est-ce que ça s'est passé ?

Nous cherchions des extérieurs pour La Mort en ce jardin. C'est-à-dire en 1955-1956. Dans les environs du lac Catemaco. Le toucan était perché en haut d'un arbre, son grand bec se dessinant sur le ciel. Nous étions en voiture. Je me dis : « Voyons si je le touche. » J'ai tiré et il est tombé. Je me suis promis de ne plus recommencer. C'est curieux, cette histoire a créé la légende de ta superbe collection d'armes.

C'est la vérité. Mais on dit que tu te contentes de les nettoyer et que, non seulement tu ne t'en sers pas, mais tu ne t'en es jamais servi.

Quelle blague! J'ai été assez bon chasseur. Toujours avec des remords, mais assez bon chasseur. Tu vois comment naissent les mythes : Bunuel a des armes, il les aime, mais il ne s'en sert pas. Et n'importe qui, étant ou se croyant intelligent, commence à faire des déductions et en vient à découvrir chez toi des complexes extraordinaires. 108

Qu'est-ce que tu veux! Ça arrive à tout le monde ... Quand je suis arrivé à la Résidence il n'y avait pas de place, et j'ai partagé la chambre avec Augusto Centeno. Il se levait avant moi. Il se lavait dans une cuvette bleue, puis se peignait. Mais il ne se peignait que par-devant, n'allait jamais en arrière. Ça me mettait en rage, vraiment je le détestais. Un jour je lui ai quand même dit : « Mais peigne-toi en arrière, espèce de sauvage ! ». Il est resté comme deux ronds de flan. Pour te dire : la femme qui se peigne dans L'Ange exterminateur n'est là que comme souvenir de cette scène avec Centeno. Alors, les gens peuvent dire ce qu'ils veulent... 1 Tu t'es intéressé à l'hypnotisme?

De vingt à vingt-trois ans, oui, beaucoup. Une fois, dans je ne sais quel théâtre, il y avait un hypnotiseur qui invitait des volontaires à monter sur la scène, pour hypnotiser n'importe qui. Une autre personne et moi, nous sommes montés, et effectivement, j'ai regardé une des personnes qui étaient là, je l'ai montrée du doigt et j'ai dit : « Endors-toi. » Et elle s'est endormie. Ensuite, j'ai fait beaucoup d'expériences et beaucoup de choses, d'hypnotisme, de transmission de pensée. J'étudiais alors pour être ingénieur, et on se réunissait au café Fornos avec un groupe d'étudiants en médecine. Beaucoup d'entre eux vivent encore. J'en ai revu quelques-uns au cours de mes voyages. J'ai eu des nouvelles de certains autres. La plupart sont des médecins de mon âge ; il y a un pharmacien. Celui que j'ai vu le plus, c'est le Dr Martin Urquijo. Je sais que Sebastian C6rdoba est à SaintSébastien. Je me souviens des frères Ontafi6n (je crois qu'ils étaient de Santander), de Pepe Arenal, de Victor Urrutia, qui était la coqueluche des filles, sur l'avenue de la Castellana, quand il passait en motocyclette ... J'avais vingt ans. Nous allions dans les bordels de la calle de la Reina, là-bas derrière. Dans ceux de la calle Jardines, aussi. 109

Là les femmes étaient à très bas prix, dix pesetas. Les meilleures, c'était dans la calle de las Huertas. Là, la patronne te recevait avec toutes sortes d'égards et vérifiait ton identité : « Vous êtes d'où? - De Saragosse. » Elle téléphonait. Dix minutes après, une fille arrivait. « Mercedes (ou tout autre nom), je te présente M. Bufiuel, un bon ami. » Puis : « Tu veux attendre un moment dehors? » Mais le summum, en ce qui concerne l'hypnotisme et autres trucs de ce genre, c'était calle de la Reina. Il m'est arrivé une chose curieuse. Teresita était la plus mignonne, et je lui faisais des passes hypnotiques, je l'endormais, assez difficilement. Mais le plus drôle, c'est que sa sœur, qui était très laide, avec une paupière pendante, horrible, et qui travaillait à côté, dans la cuisine, était, elle, un médium formidable : quand je voulais endormir Teresita, c'était Rafaela (la sœur s'appelait Rafaela) qui en ressentait immédiatement les effets. Je suppose qu'il y a longtemps que tu n'as pas raconté ça, et sûrement Breton ne le savait pas, dans les années 1940, quand vous vous fréquentiez à New York : sinon, il en aurait tiré parti pour faire un rapprochement entre la triste Rafaela et Victor Brauner.

C'est possible. Évidemment, elle était amoureuse de moi. C'était une fille taciturne, laide. Plus tard elle est morte à l'hôpital, je ne sais plus si c'est Usandizaga ou Pepe Arenal qui me l'a raconté. Calle de la Reina, 1922 ... Un soir, à la Résidence, j'ai endormi l'économe. Ç'a été très facile. Je lui ai fait ouvrir le coffre et me donner de l'argent. Puis j'ai voulu le réveiller, mais je n'ai pas pu. J'ai eu très peur. Je l'ai monté à ma chambre, avec Centeno, je crois. Nous sommes restés là à parler à voix basse, et au bout d'une demi-heure il a commencé à bouger, et je lui ai ordonné de s'éveiller. Il l'a fait tout de suite : «Ah! Monsieur Bufiuel ! Ah! Monsieur Bufiuel ! Vous en faites de belles! » Je lui ai rendu l'argent et il est parti en courant. Nous avons fait beaucoup d'expériences dans le studio de Camino Galicia. 110

Qui devait être un parent de Le6n Felipe *. Emilio, je l'ai endormi plusieurs fois. Federico, non. Il résistait. J'ai eu peur et je l'ai laissé tranquille.

C'est drôle, il n'y a pas trace de ça dans tes films. C'était l'époque où Vicens voulait me convertir à la théosophie. J'ai lu de nombreux livres sur ces deux sujets. Je me suis toujours intéressé aux récits des écrivains faisant ce genre de communications. l [... ] Un Aragonais est capable de tout. Un garçon de mon village se déguisait en curé lors de la semaine sainte, montait dans le tramway, sortait un énorme sandwich au chorizo, ou au saucisson, ou au jambon, et se mettait à le dévorer, à la grande indignation des dames. « Au couvent, nous faisons tous ça», disait-il la bouche pleine. [... ] Parmi les amis, dans le groupe de la Résidence, il y avait les végétariens, qui suivaient Juan Vicens, un naturiste fanatique, et ceux qui étaient avec moi, pour former le groupe des alcooliques. Nous leur faisions des blagues -assez féroces, surtout avec le thé. Parce qu'ils passaient leur temps à boire du thé, et nous en étions arrivés à faire des marques sur le pot de thé signalant jusqu'où arrivait ou était arrivé le niveau du thé. Le rhum était notre boisson favorite, en plus du thé.

4.rrête. Toi aussi, tu as eu ton époque végétarienne, de radis et de laitues. Oui, c'est vrai, sous l'influence de Vicens, en 1919-1920. Vicens était végétarien, franc-maçon et théosophe. Il a voulu me faire entrer dans une loge. Je trouvais ça très bien. Toutes ces choses romantiques m'enthousiasment. C'était une loge qui s'appelait Force de Numance. Nous sommes entrés et avons subi les épreuves, mais quand il a vu ma carte d'identité, il a dit que ce n'était pas possible : 111

j'avais vingt ans, et il fallait en avoir vingt et un pour être admis. Je ne suis jamais revenu.

C'est curieux, il m'est a"ivé la même chose. Moi aussi, une fois, je suis allé voir de quoi il s'agissait. J'ai toujours pensé qu'au fond de ton œuvre court un romantisme débridé. Bien sûr. Ce que je n'ai jamais été, c'est libéral. Par tempérament. Non, moi, j'aime les choses d'une façon et pas d'une autre. Et je te répète, quand je ferme les yeux, je suis anarchiste, nihiliste, jusqu'à ce que je les ouvre.

Comment ça s'est passé, ta rencontre avec le roi, à la Résidence? Eh bien, c'est vrai.

Tel qu'on me l'a raconté? Que tu étais à poil au premier étage, et que, en voyant le roi, tu n'as rien fait d'autre que de te mettre un chapeau melon sur la tête ? Non, malheureusement non. Ça aurait été beaucoup plus surréaliste. Non. Je logeais au second étage du second pavillon. C'était un dimanche, et j'étais nu. Je venais de me peigner, la raie au milieu, avec beaucoup de brillantine, et pour ne pas être décoiffé, je m'étais mis un chapeau de paille. A ce moment, j'ai entendu parler, j'ai regardé par la fenêtre. D'en bas, on ne pouvait voir que ma tête, et ma surprise fut vraiment extraordinaire de voir que d'une auto était descendu le roi et qu'il parlait avec un portier, ou un type comme ça. Quand j'ai mis le nez à la fenêtre, le roi a levé la tête, m'a vu et a demandé je ne sais quoi au sujet de quelque chose, j'ai cru entendre : « Le chemin de la place Chamberi. » Je me suis découvert et je lui ai répondu : « Oui, Majesté. » J'ai bredouillé le « Majesté » parce qu'alors j'étais plutôt plus nihiliste qu'à présent, et j'avais du mal à employer ce mot. Mais je l'ai fait. Le lendemain, don Alberto Jiménez, le directeur de la Résidence, appela le secrétaire du roi pour s'excuser de 112

ce qu'il n'y ait eu personne à la Résidence et que le mot « Majesté » ait été prononcé par quelqu'un « qui était nu ». De là, sans doute, toute la fable.

On raconte beaucoup de choses sur toi en ce temps-là. Il est possible que ce soit au-dessous de la vérité.

Que tu te déguisais en ... Je me déguisais souvent, en toutes sortes de choses.

En curé, dit-on. Aussi en curé. Un avec qui je me suis déguisé, en tout, c'est Navas, en péquenot, en ouvrier. Ah! en ouvrier, je me suis déguisé avec Federico, et on se baladait comme ça partout. Je me souviens que nous sommes tombés sur Melchor Fernândez Almagro et José de Ciria y Escalante - tu te souviens de Ciria ? - , qui sortaient du café Regina, et on s'est querellés avec eux. J'ai donné une bourrade à Melchor et nous avons commencé à les insulter : « Salauds de fils à papa, qui ne savent pas où ils vont. » Ils ne nous ont pas reconnus. Que Melchor ne reconnaisse pas Federico ! C'est phénoménal de se déguiser! J'ai pris toutes sortes de déguisements. Même de militaire. Avec l'uniforme du Dr Pascua, qui, comme il était médecin, ou allait l'être, avait le droit de porter l'uniforme d'aspirant du service de santé. Ça devait être en 1921 ou 1922, quand je faisais mon service militaire comme artilleur, avec Chabâs. S'ils m'attrapaient, c'était cinq ans de prison. Dans la calle de Alcalâ, je croise deux types de ma batterie. Ils ne me saluent pas. Alors, je me retourne et leur dis : « Que fait un soldat quand il croise un officier? - Il salue », répondent-ils, au garde-à-vous, le visage défait. « Vous vous présenterez à la caserne pour être mis en salle de police. » Le lendemain, devant le même soldat, je me suis mis à pester contre lui, à l'injurier, criant que j'avais rencontré dans la calle de 113

Alcalâ un fils de pute, officier de santé, et que, parce que je ne l'avais pas vu ni salué, il m'avait fait arrêter. Nous nous déguisions, entre autres choses, en tout cas moi, pour voir la société d'un autre point de vue. Habillés en ouvriers, pas rasés, en casquette et salopette, et avec un cache-nez, les gens ne prêtaient pas attention à nous. Tu allais au bureau de tabac, on te servait en dernier. Tu demandais des allumettes et, pas un pli, ils te donnaient celles à cinq centimes. Dans la rue, les filles ne te regardaient même pas. Oui, je me suis habillé aussi en curé, et j'ai apporté à Federico une autre soutane. Je les avais prises dans une maison de la calle Corredera Baja, qui louait des costumes de théâtre. On s'était donné rendez-vous à sept heures au rond-point de Christophe Colomb. Il n'est pas venu. J'attends, j'attends, il y avait deux types de la Guardia Civil qui patrouillaient par là. Et moi, me demandant quoi faire. A sept heures et demie, je ne pouvais plus y tenir. Je suis allé à la Résidence. Federico s'est pointé à huit heures et demie et n'a pas pipé. Avec Navâs nous avons fait des tas de conneries. Il se déguisait en cul-terreux, et moi en huissier de la faculté vétérinaire. On allait au restaurant, et par exemple on mangeait les bananes avec la peau, des trucs comme ça. Je faisais des signes désespérés aux autres gens et je disais : « Mon cousin arrive de la campagne. » Dans la rue, dans les trams, toujours sur ce thème, on faisait des tas d'idioties. On allait même aux putes. Ils entrouvraient le judas. « Je suis avec mon cousin qui vient voir s'il peut ... » On nous fermait le judas au nez. Nous rappelions, et Navas sortait un grand mouchoir à carreaux, se mettait à faire et défaire des nœuds et finalement en retirait deux ou trois douros. Et de nouveau, on nous refermait le judas au nez. Oui, je me suis beaucoup déguisé, en huissier, en concierge ... Mais ça n'est rien à côté de ce que faisaient Federico et Dalf. Entre autres, ce qu'ils aimaient, c'était escroquer les Sud-Américains. Les diplomates. Ils les tapaient de, mettons, cent ou deux cents pesetas et s'enfuyaient en courant. 114

Federico et Dali étaient très amis.

Ils étaient amis, oui. Dali était plus ami de Federico que moi. Moi, j'étais plus ami de Dali que de Federico. Moi, je n'aime pas du tout l'œuvre de Federico. Son théâtre me paraît très mauvais. J'aime quelques-unes de ses poésies, pas beaucoup. Là où il était génial, c'était comme homme. Je me souviens qu'une fois, quand je suis revenu de New York, il m'a dit (accent andalou) : «Tues une brute, tu ne comprends rien à rien, mais celui-ci (Dali) va te dire ce qu'il pense de ce que j'ai fait. » Et Dali, avec cet accent catalan qu'il n'a jamais perdu, affirmait : « Oui, oui, c'est une chose magnifique, magnifique. » Finalement, nous avons décidé que Federico me lirait son Don Perlimplin. Nous nous sommes réunis dans la cave du Nacional. Tu te rappelles? Il y avait là une espèce de brasserie. Oui, dans ce qu'ils appellent les« boxes».

Oui. Federico a commencé à lire. Et à la fin du premier acte, je ne sais qui sortait du trou du souffleur, ou un truc comme ça. Et je lui ai dit : « C'est très mauvais, ça. » Federico s'est levé, indigné : « Eh bien, Dali n'est pas de cet avis. Tu n'es pas digne d'être mon ami. » Et, se tournant vers Dali, il lui a demandé : « N'est-ce pas? » Et Dali : « Eh bien, non, ce n'est pas bon, non. » Alors Federico s'est levé en colère, a ramassé ses papiers et s'en est allé. Nous l'avons suivi, en parlant à haute voix, pour qu'il s'en aperçoive. Il est arrivé comme ça jusqu'à une église qui se trouvait à l'entrée de la Gran Via. Il est entré, s'est mis à genoux, les bras en croix. Il savait très bien, ce connard, que nous le voyions. Dali et moi, on est partis boire dans le quartier. Le lendemain, j'ai demandé à Salvador, qui partageait la chambre de Federico : « Alors? - Tout est arrangé. Il a essayé de me faire l'amour, mais il n'a pas pu. » Voilà un des points, concernant la vie à la Résidence, qu'il faudrait bien éclaircir, mais on n'y arrive pas. 115

Non, je crois qu'aucun de tous nos copains n'était vraiment homosexuel. Mais durant tout ce temps, à la résidence, il y a eu entre nous tous une certaine promiscuité, ou quelque chose de ce genre, qui n'allait pas plus loin que s'embrasser, des trucs comme ça, mais personne n'était homosexuel. Dali, ça ne l'aurait pas gêné, avec son amoralisme. Mais non, il n'y avait rien. Nous parlons de Dali. Au fond, si Luis lui en veut, c'est d'avoir révélé au monde, dans ses déclarations, dans ses livres, l'homosexualité de Federico.

Non. Federico était impuissant. D'homo véritable, dans tout le groupe, il n'y avait que Gustavo. Une fois, nous sommes allés passer quelques jours au monastère de Piedra, dans une Renault que j'avais alors. Gustavo m'a raconté beaucoup de choses de sa vie sexuelle. Et avec des ouvriers ! Ça, moi qui avais foi dans le prolétariat, ça me choquait doublement. Federico, non, il ne pouvait pas. Les manières efféminées, les petites lâchetés, les minauderies, les pelotages ... non. Quelle époque! Oui, petits baisers, amours, mais platoniques. Pas plus. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas assez d'argent pour aller chez les putes, pas d'endroit où amener une fille. Ils continuaient à se masturber, alors qu'ils avaient passé l'âge.

J'ai été à deux doigts de me battre avec Martin Dominguez - l'autre costaud de la résidence - parce qu'il affirmait que Federico était homosexuel. Un jour que j'étais allé déjeuner à la Résidence avec Eugenio d'Ors ... Quel couple!

... et avec don Alberto. Federico était tellement chic, avec sa petite cravate ... Je lui dis : « Il faut que je te parle d'une chose très grave. » Nous allons dans une taverne, calle de Alcalâ, qui maintenant est très élégante, avec des nappes

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et tout, mais autrefois, rien de tout ça, les bouteilles de vin tout le long des tables ... Nous commandons nos cocidos. « Bon. Alors, de quoi s'agit-il? - Écoute, Federico, c'est très grave. » Et, bon, je lui demande à brûle-pourpoint, sans ambages, s'il l'était. Il s'est levé, outré. « Tout est fini entre nous! » On s'est réconciliés le lendemain. Pour moi, tout au moins à cette époque-là, il ne l'était pas. Peut-être en Argentine ... Quand il est revenu de Cuba, il m'a paru plus déchaîné. Mais il était impuissant, Dali l'a dit. Et Pepin pourrait le dire aussi. De toute manière, il faut que ça soit bien clair, qu'il n'y ait pas d'équivoque : pour nous un pédé était un homme comme un autre, ou une fem\ne comme une autre. Il était pédé ... et alors ? On ne se refait pas. Il m'arrive de penser que nous avons tous un peu de ça.

N'oublions pas que les deux meilleurs poètes de notre génération, Federico Garcia Lorca et Luis Cernuda *, étaient homosexuels. Ne parlons pas de cette tendance générale des écrivains raffinés de notre génération, à exalter, ou vivre une camaraderie masculine, jusqu'à avoir l'air d'en être, comme ce fut le cas de tant d'auteurs que je ne veux pas nommer parce que ça ne leur plairait peut-être pas, mais qui, à la campagne ou au café, s'embrassaient comme s'ils étaient ce qu'ils n'étaient pas. Remarque qu'il y a là-dedans un fond de protestation sociale personnelle qui joue un rôle et qu'il faut prendre en compte. Là-dessus et sur d'autres points, la vie à la Résidence des étudiants peut faire penser à celle de tant de collèges anglais, Oxford, Cambridge... Tu dis qu'il était misogyne mais pas homosexuel. Je veux bien te croire, mais un ami à nous est parti de la Résidence parce qu'il était persuadé du contraire... En général, dans notre génération, il y a sans doute crise par le fait de cette séparation des sexes : la Résidence, entre sefioritos et senoritas (le premier mot, c'est curieux, a une nuance péjorative), et puis 117

l'Ateneo, le Lyceum... Jusqu'en 1925, pendant les six ans que tu as passés à Madrid, quelle était ta vie?

Eh bien, je me suis lié avec les ultraïstes, avec ceux qui faisaient les revues Grecia, Cervantes, Tableros, Ultra* ... Ainsi, j'ai connu Borges, Paskievich - tu te rappelles Paskievich ? - , J ahl, Huidobro *, les Rivas Paneda *, Eugenio Montes, Isaac del Vando Villar. Ce grand monsieur, cet important Isaac del Vando Villar. Et, bien sûr, Guillermo de Torre*, et surtout Ram6n [G6mez de la Serna]. Avec les ultraïstes, c'est-à-dire quand j'ai commencé à avoir des idées politiques, si l'on peut dire, anarchistes, nous avons décidé de faire une grande collecte pour remédier autant que possible à « la faim des enfants russes». Nous avons fait imprimer je ne sais combien de tracts et les avons distribués dans les cafés et à la sortie des cinémas. Nous nous trimbalions avec des brosses, tous : Guillermo de Torre, Rivas Panedas, del Vando Villar ... Nous avons organisé un grand festival au Teatro del Centro, avec la participation des acteurs et chanteurs les plus éminents qu'il y avait alors au Teatro Real, et Margarita Xirgu *, et Borrâs, et la Argentina *. Naturellement, personne n'était rémunéré, et nous avons recueilli pas mal d'argent. On avait là quinze ou seize vedettes, ce qu'il y avait de plus célèbre à Madrid. Cansinos, je ne l'ai pas connu. Eugenio d'Ors, si : il venait toujours à notre cercle. Avec Barradâs et tous les ultraïstes, nos réunions se tenaient au café de Platerfas (« Flaterfas », disait Federico). Un jour est venu Samblancat. Nous tenions nos réunions là, près de la porte. Le café n'existe plus. Il avait deux sorties, l'une sur la calle Mayor et l'autre sur la place où était Botin. C'est là que j'ai commencé à être anarchiste et, note bien, j'ai gardé les mêmes idées jusqu'en 1930. Je ne sais pas si c'est dans cette tertulia que j'ai connu Gil Bel, un Aragonais, anarchiste* lui aussi et ami de Rafael Sanchez Ventura. Il dirigeait le journal de la CNT à Madrid. Je l'ai revu en août 1936, le deuxième mois de la guerre, et il m'a dit, tout heureux : « Nous allons fonder une colonie pour intellectuels à Torrelodones ! La 118

première en Europe I Il n'y a plus de bourgeois. Les uns ont fui, et les autres, on ne sait pas où ils sont passés. Toujours est-il que tous les chalets, là-bas, sont inoccupés. - A quinze kilomètres du front I Vous êtes fous? - Oui, mon vieux, oui. -Avec Franco à quinze kilomètres, va te faire foutre 1 » Mais, pour revenir en arrière, à propos de banquet, nous en avons fait d'autres pour Vidal y Planas. Allons donc.

Mais oui. Et nous sommes tous allés à la première de Santa Isabel de Ceres, au théâtre Eslava. C'était très mauvais, mais on y est allé. Et on a donné un banquet en l'honneur de Vidal y Planas. On est pour l'anarchie ou on ne l'est pas. Il avait un caractère de cochon, mais c'était un brave type. Neveu du cardinal de Tarragone, Vidal y Barraquer. Très brave type. Pour te dire : après la guerre, quand je dirigeais une section de la Wamer Bros, je l'ai fait engager parmi les six écrivains appelés à travailler avec nous. Oui, il est mort il n'y a pas longtemps, là-bas du côté de la frontière. Vers San Diego, je ne sais pas trop bien.

Il y avait aussi Humberto, à qui j'ai payé des centaines de cafés-crème (je passais pour très riche) dans les cafés de la Puerta del Sol. Il n'a jamais perdu son accent catalan. Il me parlait d'un pauvre employé des Postes qui s'en allait toujours à quatre heures moins le quart, en lui laissant sous la table son poème du jour, à la grande fureur d'Humberto. Comme si écrire des vers était honteux. Mais il les lisait. Mais oui, c'est honteux.

Ce que j'ai pu lui en payer, des tartines grillées 1« Aujourd'hui je n'ai pas mangé. Hier non plus. » Et c'était vrai. J'ai vu mourir José ici, peu après mon arrivée, dans une clinique pour comédiens; il était très résolu, très sûr de

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triompher bientôt. Ce n'était pas la même chose pour Humberto. Pas autant, en tout cas. Je ne crois pas qu'il soit revenu en Espagne. Je ne sais pas. Humberto était à l'ultraisme ce qu'était Breton au surréalisme. Bien plus important que del Vando Villar.

Guillermo de Torre ne parle pas beaucoup de lui. Jalousie, peut-être. Peut-être. Cela me fait penser à une histoire qui s'est passée en 1921 : rue San Jer6nimo, Araquistain rencontre un jour Carretero * (qui signait El Caballero Audaz - « le Chevalier Audacieux »), et il lui flanque une énorme baffe. Je ne sais pas comment il a pu faire, cet animal de Carretero étant taillé comme un colosse. Toujours est-il qu'il le gifle, et que le soi-disant offensé, très digne, le provoque en duel. Tu te rappelles qu'il avait la réputation d'un redoutable escrimeur. Bien entendu, Araquistain a refusé de se battre. Je ne me souviens plus de ce qu'il y avait derrière tout ça, mais c'était sûrement à cause d'un article. Bref, nous autres ultraistes, nous avons approuvé la gifle, et nous nous sommes mis en quatre pour organiser au Palace un grand banquet en l'honneur d' Araquistain. Toute l'Espagne y était, sauf toi. Comme chaque fois qu'une affaire concernait les ultraïstes, ce furent Humberto Rivas et del Vando Villar qui se remuèrent le plus. Je ne me rappelle plus s'il y avait deux cents ou quatre cents personnes. Tout le monde signa la lettre de soutien. Le seul qui refusa de le faire fut Cajal*, et j'allai le voir, au Café del Prado, en face de l'Ateneo, où il se rendait tous les jours. Je m'approche, respectueusement: « Don Santiago, je suis Bunüel. Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Je vous ai préparé de nombreuses cornées de mouches. J'ai travaillé avec Bolivar. » Don Santiago m'a regardé : « Mon cher Bufiuel, je ne signe pas, parce que je publie mes articles (ou mes mémoires, je ne sais plus) dans le journal ABC. Et comme le Chevalier Audacieux y est rédacteur, eh bien ... , ils seraient capables 120

de me les refuser. » Et il n'a pas signé. C'est de ça que je me souviens ... Gustavo, c'était un cas inouï. Je l'ai fait entrer au musée d'Art moderne, à New York, après la guerre. Il était sous mes ordres. Huit jours après, il m'avait supplanté. Sans McCarthy, il serait devenu ambassadeur des États-Unis. Un individu brillant. Il réussissait tout ce qu'il entreprenait. Quel dommage qu'il n'ait pas écrit ses mémoires! Quel livre ce serait!

Oui, mais il vaut peut-être mieux qu'il ne l'ait pas fait ... Federico nous laissait au café Castilla, avec les ultraïstes, avec Dalf, avec les sœurs Dominguez. Une fois de plus, Dalf s'attifait d'une manière extravagante et absurde, avec favoris et perruque, cape courte, absurde, et ne parlons pas de Sanchez Ventura. Les sœurs Domfnguez étaient habillées comme des folles. Elles étaient disciples d'Unamuno ... Luis fait le geste de se boutonner comme l'était don Miguel dans son gilet presbytérien à haut col. L'une d'elles a épousé Vicens. Qui lui aussi s'habillait d'une façon bizarre. Et toi?

Moi non. Je m'habillais normalement. Comme Federico. Il nous laissait dans n'importe lequel de ces cafés crasseux où nous nous réunissions, Garfias, Vando Villar, Guillermo de Torre et moi... Je l'ai revu il y a quelque temps. Tu aimais vraiment Wagner?

Oui. J'étais de ces fanatiques qui allaient au Teatro Real avec leur partition. Je suivais dessus. Dès que les opéras sont sortis en disques, j'ai eu Les Maîtres chanteurs, La Walkyrie, Parsifal, en entier. Plus tard, à Paris, dans une réunion autour du« groupe des Six», j'ai parlé de ça avec Auric*. Tous détestaient Wagner. Il ne pouvait croire ce que je lui disais. Il a appelé les autres, Poulenc, etc. : «Venez! Venez!» Tous autour de moi. « Vous ne savez

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pas quel est le musicien préféré de Buiiuel? Wagner! » Ils le haïssaient. Bien sûr, j'aimais bien Debussy. Je l'aime beaucoup moins maintenant. Je croyais que si tu mettais Wagner et les autres grands romantiques comme fond dans tes films, c'était en guise de contrepoint humoristique.

Mais non. J'aime. Nous nous sommes éloignés de Federico.

C'est ta faute ... Il nous laissait dans les cafés crasseux où nous nous réunissions entre ultraïstes. Les cafés les plus minables, du côté de la place d' Atocha. Tu te rends compte. Oui, c'est une des caractéristiques de l'époque, le côté minable des cafés où on se réunissait.

Les surréalistes ont hérité de ça. Oui. Alors que les expressionnistes, en Allemagne, en Suisse, cherchaient des endroits plus relevés.

Il n'y a pas de règle. Le Pombo avait du caractère.

En tout cas, celui que lui avait donné Ram6n. Le Nacional...

Oh! alors, ça, c'était pour les gens chics. Federico nous laissait et s'en allait avec les intellectuels de première classe : « Aujourd'hui, je prends le café avec Salinas (ou Guillén, ou tel ou tel). Des types de première. » Et il nous laissait, s'en allait. Ces intellectuels de première, moi aussi, plus tard, je me suis lié avec eux.

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Ramon est l'homme qui a eu le plus d'influence sur toute notre génération.

Oui, d'une manière générale, tu as raison. Sur nous tous. Je ne suis allé au café Pombo qu'une ou deux fois. Cette ambiance ne me plaisait pas.

Moi j'y suis allé tous les samedis, entre 1918 et 1924. J'ai des photos. Nous nous réunissions au Gambrinus l'aprèsmidi, et au Platerfas le soir. C'est là que venait Eugenio d'Ors, parce que dans le cercle d'Ortega on ne l'admettait pas : outre qu'on ne le prenait pas au sérieux, on était agacé par son passage du catalan au castillan, y voyant une sorte de trahison. Et puis, ses airs collet monté, ses prétentions au parisianisme. Mais chez nous, si, il venait. Au Gambrinus, on voyait aussi des militants syndicalistes : Santaularia, qui dirigeait un journal anarchiste à Séville ; Samblancat, et d'autres. Il est mort ici il n'y a pas longtemps.

C'était un type extraordinaire, très calé. Un violent. Un jour nous l'avons emmené, Rafael Sanchez Ventura et moi, manger à la Résidence des étudiants. C'était l'époque où je me suis fait coller, en septembre, à l'examen d'ingénieur agronome, et où Américo m'a fait bifurquer en me disant qu'on demandait des professeurs d'espagnol en Amérique. Américo trouvait Samblancat très drôle, surtout à cause d'un prologue qu'il avait écrit pour un livre d'un jeune poète lyrico-sociopolitique catalan. Je te dis : prologue, mais la phrase dont je me souviens, je ne sais plus si elle était au début ou à la fin : « Assez de ces petits romans romantiques qui ne sont bons qu'à mettre en état d'érection le clitoris des vieilles dames ... » En 1923, un double banquet a été offert à Ram6n G6mez de la Serna. D'une part, le banquet des académiciens et des gens de première classe, au Lhardy; et d'autre part, celui des 123

jeunes, de nous qui fréquentions le café Platerfas, à El Oro del Rhin. Ramon allait d'un banquet à l'autre à motocyclette. Enfin, en side-car. A cette époque-là, il y avait à Madrid, en plus des taxis, des motos de louage. Une fois, j'ai gagné cinq mille pesetas contre Rosales. Au jeu?

Bien sûr. Je me suis payé le luxe de louer une moto pour huit jours. Je l'avais à la Résidence. Un prince! J'ai des photos des banquets. Je ne les reconnais pas tous, mais regarde : Maroto, Paskievich, Ram6n, Chabâs, Uzelay, Montes, Garfias ... Celui-ci, je crois que c'est Gili, et là c'est Francisco Camba, je ne suis pas sûr. Regarde : Barradas. Barradas était un génie. Il passait son temps à dessiner des verres et des bouteilles sur le marbre de la table. A la fin de la soirée, on avait envie d'emporter le marbre et de l'envoyer à un musée. Il n'avait aucune culture, mais c'était un génie. Et là, c'est César A. Cornet, tu te rappelles? Victorio Macho, Rafael Urbano, Sancha; là, c'est moi; Augusto Centeno, qui est mort récemment aux États-Unis. Un grand ami de Gaos. Valentin de Pedro. Et celui-là, c'est Oliver, le médecin. Sur l'autre photo, regarde, le premier qu'on voit, c'est Federico, comme toujours, avec les importants. Celui qui montre son nez à gauche, c'est Alfonso Reyes. Manuel Abril, Canedo, Paco Vighi... Tu es sûr? Je l'ai très bien connu, et je ne crois pas...

Je ne sais pas. Urgoiti, Antonio Robles, Bertolozzi, Azorfn, Moya, Francos Roddguez, Andrenio, Schumacher, Sâinz Rodriguez ... Celui-là, je ne sais plus qui c'est. Je dirais que c'est Maeztu.

Tiens : Antonio Espina. Et au milieu, en bas, Federico et Ciria Escalante. Les autres, je ne les reconnais pas. Nous nous voyions peu, mais quand on se rencontrait, c'était

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toujours aussi cordial qu'autrefois. Grands abrazos. Eduardo Ugarte au milieu, approuvant tout ce que disait Federico. « N'est-ce pas, Eduardo? - Oui, oui. » Avec Ugarte, vous alliez à Tolède travailler sur un film de fantômes.

On allait surtout boire. Toute la journée. On ne mangeait pas. Les petits verres de manzanilla défilaient, avec des tapas. Après, on allait au Paseo, à l'Alameda, on vomissait par-dessus le parapet, au-dessus du Tage. On se couchait à des heures impossibles. Moi je me levais comme d'h~bitude, à huit heures, et j'allais faire un tour. Je me souviens parfaitement qu'un jour, pendant que je me rasais, Eduardo m'a regardé par en dessous, de ses yeux à fleur de tête, et m'a dit : « Je te hais. » Et j'ai senti que c'était vrai. Je lui ai dit : « Je t'attends à midi place du Zocodover, dans tel café ... » Et il est venu. « Tu ne me hais plus? - Ça m'a passé. » Mais tu crois que c'était si important? Au point que tu t'en souviennes encore! Peut-être que tout simplement Eduardo était furieux que tu le réveilles si tôt après une nuit écourtée. C'est drôle, tu te rappelles tout ce que tu as vu et entendu, mais tu oublies le contexte!

Oui, peut-être. Peut-être. Je ne sais pas. Avec Morente, il s'est passé la même chose. Je suivais les cours de Morente, en même temps que Gaos, mais moi, c'était en lettres et en histoire ... Cette année-là, il expliquait Kant. Je comprenais parfaitement, mais en sortant tout s'effaçait complètement dans ma tête. En revanche, je n'oublie pas les événements ni les images visuelles. Tu avais lu quels livres avant ce tournage avec Ugarte?

Les mêmes que tout le monde, ceux que nous avons tous lus. Toute la série des détectives d'alors : Nat Pinkerton, Sherlock Holmes, Nick Carter, Dick Turpin, les feuille-

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tons de Ponson du Terrail, Raffles, Salgari ... Mais à peu près rien de l'ennuyeux M. Jules Verne. Peut-être seulement : L'Ile mystérieuse et Vingt mille lieues sous les mers. Mais pas grand-chose. Et puis naturellement tout ce qu'il pouvait y avoir sur le sexe (ce n'était pas beaucoup) dans la bibliothèque de mon père. Mais avant d'aller à Madrid, j'avais lu Rousseau, Voltaire, Diderot, et aussi JeanChristophe. Et je ne sais pas si c'est alors, en 1918 je crois, que j'ai lu Schopenhauer et Nietzsche dans l'édition Sempere, et puis, bien sûr, avant de partir pour Madrid, Le Roman hebdomadaire et La Nouvelle. Ça, c'étaient vraiment des livres de poche.

Cinq centimes, puis dix centimes: Felipe Trigo, Manuel Bueno, Diego San José ... Ensuite, quand a commencé la collection « Universal », tous les Russes. Tous. Mais surtout Dostoïevski, Tolstoï, Andreïev, Kouprine, Korolenko, Gorki... Ce qui faisait dire à Juan Chabâs, qui faisait partie, comme toi, des « éclairés », des raffinés : «Tuen es resté à l'âge du samovar. » Vous, vous en étiez déjà à Cocteau, à Valéry, à Gide, que nous nous sommes mis nous aussi à lire. La Porte étroite m'a fait grande impression. Quinze ans après, je trouvais que c'était de la cochonnerie. Et je ne te dis pas Cocteau 1 Nous aussi nous avions lu les Russes.

J'ai essayé de les relire, dernièrement. Je ne peux pas dire qu'ils ne me plaisent plus du tout, mais enfin presque. Sauf Tolstoï, naturellement. Mais Dostoïevski, je ne le supporte plus. A vrai dire, à quelques années de distance, on pourrait considérer qu'il y a eu deux générations, celle de la Bibliothèque Sempere et celle de la collection« Universal ».

Les Russes, nous les avons lus dans la collection « Universai ». 126

Oui, tandis que nous, nous n'avons pas vraiment puisé dans la Sempere. Si je n'étais pas d'accord avec Ortega, il faut reconnaître que c'est lui qui a dirigé nos lectures, indiscutablement. Je suis venu à Madrid en 1924, et Ortega n'a eu aucune influence sur moi.

Évidemment, la Revista de Occidente a été fondée en 1923. Je ne savais même pas qui c'était.

Et malgré tout, ce qui a compté pour toi, ç'a été Benjamin Péret. Nous avons beaucoup changé depuis lors. Je suis vierge de Proust. Ces pages terribles, impeccables, sans points ni passages à la ligne, noires comme une araignée. Effrayant. Je n'ai jamais dépassé la première page des Jeunes Filles en fleurs. La chose qui m'a vraiment marqué, c'est ma découverte de Fabre. Ça devait être en 1921. Ça m'a fait une telle impression que j'ai décidé d'étudier les sciences naturelles. Ce que j'ai fait avec le Pr Bolivar, au département d'entomologie.

Nous parlions de tes lectures. Spengler.

Mais Spengler... c'est déjà en 1923 au moins, sinon en 1924. Je l'ai lu comme un roman. Et je me suis arrêté après le premier tome.

Nous devrions reparler des ultraïstes. De ceux du Café Castilla. Carrere ! nous le mettions en boîte. Pauvre vieux. Il fallait voir ses cheveux, sa crasse, ses pellicules. Ses poux. Et puis, venons-en à l'excursion 127

que nous avons faite avec Américo Castro * et G6mez Moreno. Américo s'est mis à raconter qu'ici, en Amérique, enfin, en Amérique du Nord, ils avaient besoin d'un grand nombre de professeurs d'espagnol. Et que c'était très facile ... Alors je lui ai demandé ce qu'il fallait faire. « Qu'est-ce que tu étudies? - Les sciences naturelles. » Parce que j'avais d'abord voulu être ingénieur agronome (j'avais préparé ça un an ou deux) avant de passer aux sciences naturelles ; et maintenant, Américo me disait que si je voulais aller en Amérique du Nord (je ne voulais pas vivre sur ce que me donnait ma mère, je souhaitais quitter l'Espagne), il fallait que j'étudie les lettres. Le lendemain, j'ai commencé, je me suis mis à l'histoire universelle, et Ballesteros m'a collé. Mais j'ai continué à étudier l'histoire, j'ai même passé la licence. Mais entre-temps était arrivé Centeno, qui nous a parlé de ce qui était alors l'équivalent de l'UNESCO, la Société de coopération intellectuelle, une branche de la SDN, où Eugenio d'Ors devait représenter l'Espagne. Alors, j'ai changé d'avis et, à la place de l'Amérique, j'ai choisi Paris. D'Ors était un grand ami à moi, je l'admirais beaucoup. Moi aussi je l'ai connu.

Bon, je te parle des années 1922-1923-1924, avant ses fameuses« gloses», qui datent de 1928 je crois, où, après une maladie du roi, il écrit très sérieusement dans l'ABC, à propos du roi revenant au balcon saluer la foule : « Alors l'astre apparut. » Alors là, non ! Mais avant ça, nous aimions tous Eugenio d'Ors. Vraiment, c'était une des rares personnes qui savaient parler d'art. Moi, je n'ai jamais pu l'encaisser. Peut-être parce que je l'ai connu personnellement à cette époque de «l'astre», et en Catalogne, ce qui mettait en relief sa trahison. Mais il y avait autre chose. Mis à part la Ben plantada, cet écrivain, que tout le monde juge important, ne m'a jamais intéressé. Ça ne veut pas dire que je ne l'aie pas lu. Je crois que je n'ai manqué aucun de ses livres. Il avait beau susciter l'admira-

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tion de certains de mes amis, en qui j'avais une totale confiance, comme Canedo; jamais il ne m'a convaincu. Tout le monde, comme tu le fais, reconnaît son enflure, sa prétention, son affectation, et pourtant tout le monde l'admire. Et il est un des rares, des très rares Espagnols vu cette injustice énorme, terrible, barbare, qui a fait qu'après la victoire protestante le monde a ignoré l'Espagne - qui ont franchi la frontière et qu'on lit, qu'on traduit encore. Mais sûrement, c'est moi qui ai tort.

Peut-être pas. Sans doute parlons-nous de choses différentes. Le fait est qu'alors j'ai voulu aller à ce truc~ la Coopération intellectuelle, et devenir diplomate:. Avec mon diplôme de lettres, c'était relativement facile. Je ne sais plus si c'est don Alberto Jiménez - je crois que ouiqui m'a recommandé à don Pablo Azcârate, ou si c'est Madariaga. Il m'a dit que ce qui convenait pour moi, c'était d'aller à Paris étudier la politique française, bien apprendre l'anglais et étudier la politique anglaise. Tout ça en lisant Le Temps et The Times. C'est ce que j'ai fait, je me suis mis à étudier dans une académie franco-anglaise. Et c'est durant cette même période que je me suis lancé dans le cinéma. Disons que, dans tout ce que tu me racontes là, il y a quatrevingts pour cent de vrai. Comme dans ce que tu racontais alors à ta mère. Mais ce n'est pas le moment de parler de ça, ni de Vicens, ni de tout ce qui pouvait t'attirer à Paris, toi comme d'autres. C'est curieux, c'est aussi en 1924 que je suis retourné à Paris pour la première fois. Mais c'est de toi que nous avons à parler. A ce moment-là, quelles étaient tes lectures?

Les mêmes que les tiennes, les mêmes. Celles de tout le monde: Cendrars, Max Jacob ... Enfin, les auteurs du moment. Gide ... Les surréalistes ?

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Oui, mais peu. Jusqu'en 1927, je les considérais comme une bande de tapettes. Quand as-tu lu Sade pour la première fois? Tu m'as dit souvent que ça avait été une lecture capitale dans ta vie, qu'en somme les trois hommes qui avaient eu le plus d'influence sur ta conception du monde, sur ta position face au monde, étaient Federico Garcia Lorca, qui t'a, en effet, révélé le monde de l'esprit; presque en même temps Fabre, qui te fait découvrir les insectes; et Sade, en 1929-1930, qui te fait voir un monde totalement insoupçonné.

Et qui l'était pour la plupart des gens, car on ne pouvait trouver aucun exemplaire de Sade, même par hasard. Et aujourd'hui, si on le trouve, on met l'accent sur ce qu'on est convenu d'appeler le sadisme, sur le côté pornographique, alors que Sade est exactement à l'opposé de cela.

Naturellement. Le premier athée, le premier grand athée qu'il y ait eu dans le monde, ce fut Sade, mis à part Héraclite et quelques-uns de ces Grecs dont nous ne savons pas grand-chose. Vaillant me racontait que Lénine lui avait dit que Sade était le premier grand matérialiste de l'histoire. Du point de vue philosophique et moral, il n'y a personne à qui on puisse le comparer. Moi, il m'a causé une impression terrible. Le premier exemplaire que j'aie eu entre les mains, c'était celui de Tuai, qui me l'a prêté un soir où nous dînions avec Desnos. Dans quel ordre les as-tu lus ?

D'abord Les Cent Vingt Journées, puis Justine, Juliette et le Boudoir. Et Le Moribond?

Bien sûr, je ne sais plus dans quel volume. C'est fantastique. Je ne sais pas si c'est Breton ou Aragon qui avait fait 130

acheter à Noailles un exemplaire des Cent Vingt Journées, qu'on pouvait acquérir à Berlin pour quarante mille francs. Dans l'édition de 1905 tirée à dix exemplaires. Et c'était l'exemplaire de Proust. A ce moment-là, on ne pouvait pas trouver de livres de Sade. C'était à tel point introuvable que, écoute-moi bien, le jour où Crevel s'est suicidé, quand Dalf l'a trouvé, parce que c'est Dalf qui est arrivé le premier, et ensuite Breton, Noailles et moi, et qu'ils ont parlé avec Tota Cuevas de Vera, qui était sa maîtresse (tu sais que Crevel était homosexuel, mais comme c'était très mal vu chez les surréalistes, il avait fait des efforts désespérés pour cesser de l'être, et Tota avait fait l'impossible pour ça, et elle était sa maîtresse}. Bon, donc Tota est arrivée de Londres en avion particulier, et, à peine entrée, elle s'est aperçue qu'il manquait les quatre tomes de Justine. Qui les avait pris? Je ne sais pas, personne ne l'a jamais su. Il n'y avait que nous. Tous, nous savions ce que ça valait. De Dalf, je réponds comme de moi-même, ce n'était pas lui. Noailles les avait déjà. Breton ... , je ne crois pas, puisque c'était lui qui me l'avait prêté. Je ne sais pas, mais peu importe. Celui qui avait fait le coup a eu raison, car les livres de René sont allés échouer dans sa famille, d'affreux culs-bénits, chez sa sœur, je ne sais où. *

**

Il y a deux femmes qui se disputent l'honneur de t'avoir appris à danser le tango.

Non. Je suis allé dans une académie de danse, à Paris, en 1925. Comme moi, la méme année, à Barcelone, avec Medina. Dans un appartement crasseux de la rue Escudilleras. Au troisième étage.

Un homme et une femme pour m'apprendre. Et allez, en piste! 131

Il fredonne La Cumparsita.

Et comme nous l'avons vu, tu as loupé ton examen d'histoire. Oui. J'étudiais philo et lettres, je te l'ai dit : option histoire. Dans le jury, il y avait Américo Castro, Menéndez Pidal et d'autres célébrités. J'ai passé un de mes examens avec Damaso. Mais tu as quand même eu la licence? Oui, en 1924. Puis je suis allé à Paris, et je n'ai pas fait le doctorat. Tu n'étais pas allé à Paris en 1917 pour étudier la musique? Non. Mais écoute donc, c'est drôle, dans tout mensonge il y a une part de vérité. Quand j'ai eu mon bac et que mon père m'a demandé ce que je voulais faire, je lui ai répondu : étudier la musique, aller à Paris à la Schola Cantorum. Je n'y ai jamais mis les pieds, naturellement.

Troisième conversation MAX AuB : Tu n'as jamais pensé à faire davantage l de cinéma?

Lms BuriluEL : A ma façon, mais sans en avoir une not10n claire. Je n'ai jamais pensé quelque chose comme : « Je désire ardemment faire du cinéma à ma façon. » Non. C'était un sentiment confus, une chose vague. Je savais quoi, mais d'une manière confuse et lointaine, je savais que je pouvais faire quelque chose dans le cinéma, mais je ne savais pas comment ni quand. De sorte que, quand on m'a proposé, alors que je me trouvais à Hollywood, d'aller tourner en France, j'ai accepté mais je suis finalement parti pour le Mexique parce que l'affaire ne s'est pas réglée avec Denise Tuai*. Par inertie, je continuais à faire du cinéma. « Qu'est-ce que vous faites? » Je ne pouvais pas dire : « Je fais des souliers, ou je fais de la musique. » Je disais : « Je fais du cinéma. - Ah! très bien. » J'avais connu le producteur Oscar Dancigers à Paris. « Restez ici, et nous ferons un film ensemble, j'ai deux très bons chanteurs, Negrete * et Libertad Lamarque. -Très bien. Qu'est-ce qu'on va faire? » Et il y avait un argument de film qui n'était pas celui de Tampico; d'un Français, Michel Weber, fils de l'écrivain Weber. Il avait fait du cinéma, avait même travaillé avec Max Ophuls sur Le Songe d'une nuit d'été (il avait écrit le scénario). Il y avait des scènes chez les chercheurs d'or, et j'ai insisté pour en faire un film mexicain. Avec dialogue mexicain et tout ça.

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C'était un travail alimentaire et que j'ai fait parce que je n'avais plus tourné depuis 1932. Ça, c'était en 1945. J'ai pris la chose avec plaisir, comme une expérience technique. Je revenais au métier, n'est-ce pas? J'ai fait le film. Après, ils m'ont puni pour trois ans. Je dis « Ils m'ont puni», parce que personne ne voulait rien savoir de moi, ne voulait me confier de réalisation. Jusqu'à El gran calavera (Le Grand Noceur), qui eut un grand succès commercial et me permit de tourner Los Olvidados, c'était la première fois que ... Faire Los Olvidados fut une manière de renouer avec toimême.

Exactement. Avec Los Olvidados, je me suis retrouvé moi-même. On était alors dans une très mauvaise passe. Enfin, surtout Larrea *. J'avais encore une réserve d'argent de El gran calavera. Nous nous amusions bien. Plus que lui ne le dit. Il était prêt à tout pour gagner de l'argent, et une de nos idées a été à l'origine de Los Olvidados. Nous avions pensé faire un affreux mélo, avec comme personnage un petit papetier : Votre orphelin, patron. Nous nous amusions à accumuler des éléments tous pires les uns que les autres, une série de plagiats, en piquant à droite et à gauche, comme s'il s'agissait d'un film de Peter Lorre. J'ai raconté l'histoire à Dancigers. Ça ne lui a pas plu du tout, et il m'a dit de faire ce que je voudrais, mais quelque chose de sérieux. Et puis, qu'il avait un Espagnol qui pouvait travailler avec moi, un jeune acteur. C'était Alcoriza *. Il me l'a présenté et je me suis mis au travail. Quelque temps auparavant, nous avions lu, Larrea et moi, une note dans le journal (une de plus), rapportant la découverte d'un enfant de onze ans mort, jeté sur un tas d'ordures. « Ça pourrait être un point de départ. » Nous avons travaillé quelques jours, tu te souviens? avec toi et avec Alcoriza, et ils vous ont payés, mais vous ne figurez pas dans la comptabilité, vous n'avez pas voulu, à cause de problèmes syndicaux. Mais le fait en question m'a donné l'idée d'un vieil hidalgo espagnol, crasseux, l'image d'un 134

mendiant qui trouve la photo d'un conquistador dans une décharge. Il la regarde, ne dit rien, et la jette. Il n'y avait pas besoin d'un autre commentaire. Alors, j'ai fait des visites au tribunal des mineurs, à la prison de femmes, que dirigeait Maria Luisa Ricaud qui m'a permis de lire les rapports des... Comment les appelle-t-on, déjà?... des assistantes sociales. Je suis allé dans les cliniques de débiles mentaux, j'ai vu des tas de fiches de mendiants, de ... On dirait que tu répètes le prologue de Misericordia, de Gald6s. 1

C'est la seule influence que je reconnaîtrais, celle de Gald6s, en général, sur moi. Et la quantité de rêves qu'il y a dans son œuvre, à don Benito. J'ai souvent pensé qu'il y aurait là un bon sujet de thèse.

Sans aucun doute. Il boit son vermouth, moi mon whisky.

Je suis allé seul plus de quarante fois consulter des dossiers, puis repérer des extérieurs dans la zone. Et encore vingt fois avec le décorateur, Fitzgerald, et trois ou quatre fois avec Alcoriza. Quand j'y allais seul, je me déguisais, on ne sait jamais ... Oh ! je te crois !

Je me mettais une salopette, un chapeau de paille, et je me baladais dans les faubourgs, pour voir, j'entrais dans les bidonvilles... Ça m'a énormément intéressé, tout ça. Je saisissais bien. On a donné le film au cinéma México, en novembre 1950, je crois. Le premier jour, nous avons invité une cinquantaine de personnes, des amis. A la sortie, tous très polis : « Très bien, Bufiuel, très bien. » 135

Sans aucun enthousiasme, la mine sévère. Puis, Bertha Gamboa, une Mexicaine, l'épouse de Le6n Felipe*, arrive avec ses ongles affilés, l'air furieux, une harpie, prête à m'arracher les yeux (j'ai eu peur, je ne pouvais pas reculer), elle me crie : «Misérable! Canaille! Saligaud! Ces enfants ne sont pas mexicains ! Je vais vous faire arrêter! Voyou! » Hors d'elle. Et Ruth Rivera, la fille du peintre Diego Rivera, à côté d'elle, raide comme une statue. Siqueiros, qui était à ma droite, et qui m'avait félicité avec enthousiasme, lui, vraiment avec enthousiasme, me disait : « Ne fais pas attention. Des trucs de bonnes femmes. » Et dire que Bertha était venue manger chez moi (avec Le6n, bien sûr), pas une fois, mais six, dix, quinze fois. Bon, ça, si je ne me trompe, c'était un jeudi, et le mardi suivant le film n'était déjà plus à l'affiche. Il est allé à Cannes, il a eu un prix, et ensuite, grâce à Ragasol, il a été repris au cinéma Prado, où il a tenu sept ou huit semaines. C'est alors que sont arrivées les protestations de la Ligue des professeurs mexicains, ou quelque chose comme ça, et de je ne sais plus quelles autres associations. Les injures pleuvaient. Mais le succès européen leur a fermé le bec. Ce retour à toi-même, effectué avec Los Olvidados, il s'est fait un peu par hasard, ou l'avais-tu cherché depuis ton arrivée au Mexique?

Non, je ne cherchais rien. Ça me paraissait impossible. Je croyais que je ne referais jamais de cinéma personnel. Je croyais en avoir fini. Parce que mes films avaient été très personnels, j'avais été leur producteur... et tout. Alors, une fois réalisé Los Olvidados, revenir au cinéma commercial, comme tu l'as fait, a dû être encore plus pénible que la première fois ...

Non. Ça t'était égal?

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Non, non, ça ne m'était pas égal. Mais j'avais ma femme et deux enfants, il fallait bien vivre, n'est-ce pas? De sorte qu'après Los Olvidados qui, avant le prix de Cannes, avait fait au Mexique un bide affreux, on m'a proposé le ... Comment s'appelait-il? ... Susana. Non. Susana, si. Non, non ... C'est Susana, le premier film que j'ai fait après Los Olvidados? Je n'aimais pas trop, j'ai arrangé comme j'ai pu. Ça aurait pu être bien, mais j'ai louptt la fin, elle est trop sérieuse. C'est un film qui aurait pu avoir un petit quelque chose, et qui, selon certains, l'a eu. Il y a des gens qui aiment beaucoup. Je faisais en sorte que dans chaque film il y ait une échappée, qu'il m'offre une voie pour faire à ma fantaisie. Mais j'étais étouffé par l'entourage. Jusqu'à La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz. Je ne voulais pas non plus faire Robinson Crusoé. Ils me l'ont proposé. Dancigers me l'a proposé. Des Américains qui sont venus ici. J'ai fait Robinson. C'était une idée qui ne me serait jamais venue, mais une fois que je l'ai pris en main, j'ai voulu le faire. J'ai eu le contact, je suis entré personnellement dans l'ouvrage. Il y avait plus de qualité, et puis une meilleure matière que dans Gran Casino, mais je n'aurais pas eu idée de le faire ... Comme je n'aurais jamais fait non plus La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz. Je l'ai fait parce qu'il fallait que je fasse un film ... Ça a quand même été un grand succès.

Quoi ? Quel film ? La Vie criminelle d' Archibald de la Cruz. Oui. Ici, au Mexique, non. Je crois qu'il n'est resté que trois semaines. Non, il a tenu quatre semaines dans un cinéma de ... je ne sais plus où. Je n'étais pas ici, j'étais à Paris quand il a passé.

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Au Palacio Chino.

A l'étranger il a plu davantage qu'au Mexique. Moi, je ne l'aime pas tellement. A part quelques passages. Qui l'a produit?

La Alianza Cinematogrâfica. Patifio était le producteur. Un brave type. Il s'est très bien conduit. Il n'a lu ni l'adaptation ni rien. « Fais ce que tu voudras. » A ce que je vois, tes producteurs ne lisent pas beaucoup tes adaptations. C'est...

Mais si, ils les lisent beaucoup, ils les lisent beaucoup. Seulement, à présent, j'ai de l'autonomie. A cette époquelà, non. Maintenant, il est entendu que, si nous ne sommes pas d'accord, nous nous séparons. Si celui qui paie n'est pas d'accord, il a toute liberté de ne pas faire le film. Mais pas celle de me changer mes scènes, pour les conformer à la morale établie, au goût du public, etc., ou à l'intérêt commercial. Aujourd'hui, tout ça est formellement exclu lorsque je suis dans l'affaire. Ainsi tu es totalement responsable de tes derniers films.

Oui. Tu te considères méme comme responsable du capital du producteur.

Oui, oui. .. Pour les derniers films, complètement. S'ils ne sont pas meilleurs, c'est que je n'ai pas pu, mais j'étais libre de faire beaucoup plus que ça, de faire ce que je voulais. Mais je me limitais moi-même, je me censurais moi-même. Trois films avec Alatriste * : les trois premiers que j'ai faits en France. Puis le dernier : La Voie lactée, liberté totale; Belle de jour, pleine liberté; j'ai eu une 138

totale liberté, les producteurs ne sont pas intervenus. Au contraire, ils voulaient que j'aille plus loin. Pour Nazarfn, liberté relative, parce que Barbachano est un affreux censeur. Il m'a coupé une scène qui pour moi était très importante, avec des petits Indiens. Il l'a coupée parce qu'il ne voulait pas la faire. Très amicalement, il me dit : « Je ne veux pas la faire parce que, vous imaginez, ici au Mexique, à quoi ça peut nous mener. Cette scène des petits Indiens n'est pas possible, ça serait un tollé ... » Bon, pourquoi ne me racontes-tu pas l'histoire de Hakim, pour Belle de jour, ces deux petites scènes qu'en somme Hakim a fait censurer, quand...

Je retire ce que j'ai dit, je ne veux pas parler de Belle de jour, parce que je ne sais pas. Je soupçonne que dans sa première version Belle de jour a été totalement interdit par la censure, effectivement. Il a été refusé au festival de Cannes, à l'unanimité. Et quand le premier montage a été fait, Hakim l'a montré, je crois, au directeur du Colisée, un cinéma de Paris, sur les Champs-Élysées. Ce cinéma appartient à une chaîne, qu'on dit catholique, dirigée par des catholiques. Les Hakim m'ont donc dit que le directeur du Colisée leur avait tenu ces propos : « Nous aimerions bien passer ce film, mais il contient une scène qui concerne la religion, et nos commanditaires, nos administrateurs, ne vont pas l'admettre. C'est la scène de nécrophilie, dans le château. » J'avais interpolé, mais assez discrètement, une messe de requiem servie par le duc, avec le curé, seulement e'ux deux. Il n'y avait personne d'autre. Un catafalque sans cadavre et sans prostituée. Ensuite, quand il la mettait dans le cercueil, on voyait le Christ de Grünewald qui était dans l'angle, juste derrière la caméra, et le plan apparaissait une demiminute, montrant le visage, les clous, les mains, les pieds, les ongles, horrible, hein? Ce Christ est vraiment impressionnant. Coupé aussi. C'est-à-dire les éléments religieux qui introduisaient une scène érotique. L'érotisme sans christianisme n'est qu'un semi-érotisme parce que sans lui

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il n'y a pas de sentiment du péché. L'érotisme agnostique est une chose fraîche et naturelle; par contre l'érotisme mêlé au christianisme crée le sentiment du péché. Précisément, c'est un conflit. C'est pourquoi je trouve que la scène a été abîmée. Que la censure ait coupé ça, ç'a été « une coïncidence » : le fait que « par hasard » ce soit le goût du directeur du Colisée, transmis par les Hakim. Voilà tout ce que je peux dire. Je ne sais pas qui a coupé la scène. Alors, pour toi, en Inde, il n'y a pas d'érotisme?

Certainement pas. Érotisme d'Éros, si, mais ... Mais pas comme conflit.

Pas comme dans le christianisme, dans le judaïsme... surtout dans le christianisme. Parce que le sentiment du péché n'est nulle part aussi exacerbé, me semble-t-il, aussi agissant que dans le christianisme. Pour toi, l'acte sexuel est diabolique ?

Non, je ne dis plus rien. On a déjà trop parlé aujourd'hui. Allons nous baigner. Bon, allons nous baigner, mais dans tes films, l'élément religieux...

Dans mes films je mets de plus en plus d'éléments religieux. C'est un peu une obsession de ... As-tu vu dans mes films quelque élément politique? Jamais. Il n'y a rien de politique dans mes films. Non. L'important, c'est que, comme pour toi l'acte sexuel est un acte qui a un fond diabolique ...

L'acte sexuel, je ne sais pas ce que c'est, mon cher monsieur.

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*** Ta mère était extrêmement religieuse.

Oui. Ma mère connaissait tous les lieux communs des choses divines. Son missel, elle le savait par cœur. Et à partir de quel âge a-t-elle commencé à te parler des choses divines ?

Eh bien, dès mon plus jeune âge, la prière avant dei se coucher, tu sais, jusqu'à six, sept ans. Les tableau-x avec l'ange gardien .... Le chapelet...

Oui. Quand mon père est allé à Cuba liquider toutes ses affaires, nous priions tous les soirs avec le rosaire. C'était un usage familial espagnol. Le père en voyage ! Pour ma mère, le voyage de mon père à Cuba, c'était comme maintenant celui des astronautes, ou pire. Il a été absent un mois ou deux. Aller et retour en bateau : presque un mois, plus un mois à La Havane. Deux mois, tous les soirs le rosaire, avec les domestiques, leurs enfants, tout le monde ... C'était en 1912, n'est-ce pas?

En 1912, oui. Certains soirs, je m'échappais car ça m'ennuyait un peu, quoique j'aie été très croyant. Ma mère ne faisait que répéter tous les lieux communs de l'Église, des curés, des missels. Mais ce n'était tout de même pas une obsédée parlant toujours de religion. Sous cet aspect, elle était normale, tout à fait normale. Cela dit, quand il s'agissait d'un cas particulier, d'exécuter les préceptes et ... Alors là, oui. Et dans tes collèges religieux ?

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J'ai d'abord été chez les maristes. J'y suis resté un an entier. Je crois que Mantec6n y était aussi. Non, il était beaucoup plus jeune que moi. Bon, toujours est-il qu'à huit ans j'ai été chez les jésuites, jusqu'à quatorze ans. Quatorze ou quinze ... J'ai préparé le bac à l'Instituto, en cinquième et sixième années, et j'ai passé le bac à dix-sept ans. Autrement dit, j'ai dû sortir de chez les jésuites en

1915. De sorte que ta masturbation est tout à fait jésuitique.

Je ne sais pas ce que c'est que la masturbation, monsieur. Je ne sais pas.

••• Les espaces ouverts me font peur. Je ne sais pas qu'en faire. Je trouve tout de suite le moyen d'enfermer mes personnages. Les grands horizons, la mer, le désert me rendent fou. Je ne sais que faire. Il faut que je m'arrange pour enfermer mes personnages dans une chambre, dans une villa, dans un endroit où je puisse les surveiller, les tenir en main. Il change d'expression et me dit, comme si l'on était quarante ans en arrière :

Si je voulais te donner une idée de ce qui m'arrive avec mes personnages, je te dirais : Noël. Je veux dire : tout le monde autour du feu, sous le manteau de la cheminée. Dans les décors, très ornés, comme l'étaient les salons de ta famille au début du siècle.

C'est possible. La littérature espagnole est aussi une littérature d' enfermement. Une littérature de couvents. Mime la littérature

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picaresque est un chapelet de« clôtures». Il n'y a presque pas de paysagistes espagnols. Sauf ceux de la fin du X[]é, ceux qui annoncent la génération de 1898, laquelle, à son tour, va découvrir le paysage espagnol pour que, de nouveau, on s'en échappe. Aussi n'y a-t-il pas de vrais romantiques espagnols.

Et les « américanistes » occupent très peu de place dans la littérature espagnole. Et toi tu es si peu« américain» ...

C'est ce que raconte Maurice Bessy dans son livre:- Tu ne l'as pas? Je te le prêterai quand tu viendras à la maison. Il raconte cette histoire, qui doit dater de 1954 ou par là, quand j'ai été juré. C'est très bien, ça, d'être juré au festival de Cannes. Parce que ça te donne toujours l'occasion de faire quelque chose. Cette année-là était présenté un film de Zinnemann, des USA, le premier qu'on ait présenté hors concours. Et moi, qui étais juré, le lendemain j'ai dit beaucoup de mal du film à quelques journalistes. Ça ne se fait pas : les jurés ne doivent rien dire. Cocteau était président du jury, dans lequel il y avait Kyrou et Benayoun, surréalistes et par conséquent ennemis farouches de Cocteau. C'était très drôle. Maintenant que je me rappelle, le film de Zinnemann s'appelait From Here to Eternity (Tant qu'il y aura des hommes). Pauvre Zinnemann, il était dingue; il avait une peur folle du maccarthysme, et avait fait un film honteusement impérialiste et anticommuniste. Sa première réalisation importante avait été une adaptation du roman d' Anna Seghers : The Seventh Cross. Tu te souviens? Dix ans avant, avec Spencer Tracy... Il devait avoir une peur atroce. Alors, comme j'avais dit que le film était ignoble, les journalistes américains ont commencé à me traiter de« communiste». Bon, qu'est-ce que tu veux y faire? Tout ça pour en venir à Cocteau, bien qu'il n'ait rien à voir avec ça. Un jour, au cours d'une réunion du jury, il me dit : « Monsieur Bufiuel, je voudrais avoir un entretien avec vous. - Très 143

bien, quand vous voudrez, avec plaisir. - Voulez-vous à cinq heures au bar du Carlton ? - Très bien, à cette heure-là, il n'y a personne. En haut, si, mais pas tellement, parce qu'ils sont à la projection de l'après-midi, ou bien ils sont en train de se changer pour la soirée ... Très bien. D'accord. » A cinq heures pile, car je suis très ponctuel, je m'assois au bar du Carlton et j'attends. Il n'y avait personne. Puis arrive un couple. Ils s'assoient. Ils repartent. D'autres gens passent. Cocteau n'apparaissait pas. A six heures et demie, je me suis levé et suis parti. Le lendemain, nous nous retrouvons. « Qu'est-ce qui s'est passé? » me dit-il. « C'est ce que je vous demande. Je suis resté là-bas de cinq heures à six heures et demie, et personne n'est venu. » Maurice Bessy raconte ça dans son livre sur les actes de magie et les événements surnaturels. En effet, à l'évidence, nous y étions tous les deux, et nous ne nous sommes pas vus. Si ça se trouve, il t'avait dit au Majestic et tu as mal entendu.

Non. Je n'étais encore qu'à moitié sourd. Mais tu étais à moitié sourd.

Toi, avec tes explications rationnelles ! Tu as peut-être raison, tu pourras écrire un mémoire pour un congrès d'ORL : « Comment, dans l'ouïe d'un demi-sourd, Majestic se transforme en Carlton. » Roblès dit qu'alors tu pouvais choisir pour tes films les acteurs les plus célèbres du monde.

Non. Emmanuel Roblès ne rapporte pas les choses exactement. Ou bien il ne savait pas ce qu'il en était. Tenouchi, qui passe pour un producteur radin, me dit : « Qui voulez-vous pour le rôle? » Et je lui réponds, par boutade : « Greta Garbo. » Et lui, sans faire ni une ni deux, appelle sa secrétaire et demande la communication avec Hollywood, pour qu'on lui passe Greta Garbo. Alors

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je lui dis : « Non, ce n'est pas ça. Blague à part, c'est Gina Lollobrigida que je voudrais. » Et le même soir, nous sommes allés à Rome, Jaeger et moi. Mais elle était en train de déménager et n'a pas voulu nous recevoir. Alors j'ai pensé à Lucia Bosè *, qui venait de se marier avec Luis Miguel. Les choses se sont passées comme Roblès les raconte ; presque tous les soirs Luis Miguel me téléphonait à mon hôtel, boulevard Raspail, pour savoir qui serait le jeune premier. Je finis par lui dire : « Georges Marchal. » Alors, il s'est mis à me demander quel genre de type c'était, quelles étaient ses mœurs, etc. J'ai répondu ~ue c'était un type très bien, qu'il était marié, qu'il vivait dans un château. Tout allait bien. D'abord, nous avions pensé tourner le film en Sardaigne. J'ai passé quinze jours à faire des repérages là-bas, en commençant par Cagliari, etc. Mais ensuite nous nous sommes demandé pourquoi nous irions tourner à l'étranger si nous pouvions le faire en Corse, territoire français. Et c'est là que nous avons tourné. Luis Miguel est venu deux ou trois fois voir Lucia. Très jaloux, terriblement jaloux. Mais avec un curieux sens de l'humour. Tiens, un jour il va déjeuner chez Tenouchi (tu connais la maison), là-bas, derrière l'Étoile. Et il n'y avait qu'eux : Lucia, lui, et M. Bondas, un producteur français ruiné que Tenouchi avait pris comme second, un type formidable. Quand on raconte des blagues, si parmi les auditeurs il ne se trouve pas quelqu'un qui soit dans le secret, ça n'est pas drôle. Luis Miguel se met à raconter sérieusement que, tous les quinze jours, je me faisais interner dans un asile parce que je me sentais sur le point de commettre n'importe quelle idiotie. Le lendemain, Bondas me rapporte ça, et je dis à Tenouchi : « Ce n'est pas drôle. Ce n'est qu'une vengeance. Ce n'est pas pour me vanter, mais, nous sommes très peu à le savoir, il y a deux ans, à Cordoue, un taureau a attrapé Luis Miguel et lui a abîmé les couilles. Voilà donc: son histoire, c'est une vengeance. »

** * 145

Vers 1954, Luis, Juan Luis, Jeanne reviennent de France, avec l'ambassadeur du Mexique, Alvarez Acosta. Ils font escale à New York: ils voyagent par Air France. Luis marche derrière, l'air très dégagé. Ils vont au café. « Mr. Buiiuel ! » On le mène dans une pièce, on l'enferme. Puis arrive un policier en uniforme qui se poste devant lui : « Monsieur Gustavo Duran? - Non. Mr. Buiiuel Portolés. - Ah! oui, pardon. - Que se passe-t-il? - Je ne sais pas. On m'a dit de rester ici avec vous. - Mais on va me laisser repartir pour Mexico? - Je ne sais pas. » Au bout de vingt minutes, apparaissent un chef et une hôtesse. On le mène à l'avion, et là - tous les passagers sont déjà installés - on lui rend son passeport.

Quand je suis revenu au Mexique, je suis allé voir Bonté et Gustavo. « Oui, mon vieux, me dit-il. Je t'ai dénoncé. Tu n'as pas idée... Des heures entières avec les types de la CIA après moi. Six mois. J'ai dit tout ce qu'ils voulaient. » Gustavo était comme ça, complètement engagé dans les causes qu'il servait. Je suis un peu coupable. En 1934, à Madrid, alors que j'étais déjà à la Warner, j'avais des doublages à faire pour. vingt et un films. Je vais aux laboratoires où travaillait Gustavo, les meilleurs bien entendu. Nous arrivons tout de suite à un accord. « Je voudrais que ce soit doublé par Mr. Duran. - Impossible : c'est un communiste! - Bon, ça m'est égal, à la Warner aussi; ce que nous voulons c'est un travail bien fait, et ce sera Mr. Duran, ou bien je reprends les films. » Il a fait le travail. Plus tard, à New York, je l'ai introduit au musée d'Art moderne, où il a failli me prendre ma place. Tout le monde l'adorait. Jamais je n'ai vu personne d'aussi sympathique. Ce n'était plus l'adolescent adorable, blond, angélique, qu'il était à dix-sept ans (plus tard il s'est rajeuni de cinq ans), celui des histoires avec Néstor de la Torre, ni le play-boy de Paris. S'il n'avait pas été dénoncé par McCarthy, à l'heure qu'il est il serait mort dans la peau d'un ambassadeur des États-Unis à Paris ou à Londres. Il était conseiller de Murphy, du président Eisenhower. 146

Et tu crois qu'auparavant il avait été dans la police? Je ne dis pas lors de notre guerre, mais ensuite, à Cuba ?

Sans aucun doute. Il connaissait tout le monde. Quand les Espagnols voulaient se rendre aux États-Unis, il leur disait : « Toi, tu peux y aller. Toi non: tu as appartenu à la dixième brigade », etc. Un parfait salaud.

Non. Il défendait ceux qui l'employaient. Jeanne intervient: Luis est comme ça. Il suffit qu..,on ait été son ami pour qu'il vous pardonne tout. Tu vois: Dalf et Gustavo, ses meilleurs amis ...

Oui. Un jour j'ai pris rendez-vous, à New York, avec Dali, pour lui casser la figure, et nous avons fini devant une coupe de champagne. Mais quant à Gustavo, il doit beaucoup à Bonté, qui est d'une grande famille américaine. On va l'enterrer à Chypre. Les paysans reconnaissants vont lui élever un monument. C'est curieux. Il est de ces nombreux Espagnols qui ont donné leur vie à l'ONU.

Dans El, j'ai coupé la sonate (de Schubert, je crois) jouée au piano pendant qu' Arturo de C6rdova regarde sa bienaimée d'un air transi, c'était complaisant, ridicule. C'est pourquoi j'ai entrecoupé la scène par une autre: on entend un bruit de vaisselle brisée. Arturo de C6rdova va vers une porte, voit le domestique qui a laissé tomber quelques assiettes. Sans raison, comme ça. La raison profonde, c'est justement de rompre la continuité de la sonate et la mièvrerie de la scène.

Quand Dancigers a vu cette coupure, il a dit à Sabage : « Enlevez-moi tout ça. » J'ai dû menacer de partir et de le

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laisser tomber. Je ne voulais à aucun prix que cette scène romantique soit purement et simplement escamotée. En revanche, il n'y a rien eu à faire pour introduire l'orchestre dans la scène de Los Olvidados, tu te rappelles? Comment donc! L'orchestre symphonique de Mexico dans un échafaudage de maison en construction, pendant la scène de l'agression contre l'aveugle. Mais tu vois, je crois qu'il n'est pas mauvais, dans certains cas, qu'il y ait ce type de censure. Si on t'avait laissé introduire l'orchestre (ce qui n'aurait pas été bon), peut-être n'aurais-tu pas eu l'idée de la scène du coq.

Peut-être. Dancigers s'est mis à genoux devant moi: Que va dire Menache ? » {Menache était le commanditaire.) Et, bien sûr, de son point de vue de producteur, il avait raison. «

*** Quand De Sica est venu au Mexique, avec l'idée de tourner Les Enfants de Sanchez, de Lewis, il a vu Viridiana, enfin je le lui ai montré, et il a été épouvanté. Lui, un néo-réaliste 1 Nous savons tous que pour toi le néo-réalisme est ce qu'il y a de pire.

Je l'ai dit et démontré pas mal de fois. Donc, il était anéanti. Il me demandait : « Mais enfin, Buiiuel, que vous a fait la société ? Elle vous a maltraité ? Vous avez beaucoup souffert? C'est horrible 1 » Bien entendu, je lui ai dit que non, que simplement c'était ma conception du cinéma, que pour moi c'était à ça qu'il servait. Il a pris Jeanne à part et lui a demandé à voix basse : « Votre mari vous bat?» (Nous en venons à parler de Subida al cielo (La Montée au ciel).]

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Quand Manolito a voulu que je réalise ce film, fondé sur un fait réel, un voyage de je ne sais plus qui, dans un camion, d'Acapulco à Zihuatanejo, je lui ai dit que ça lui coûterait trente mille pesos en tout, adaptation et réalisation ... Jusqu'alors je prenais vingt-cinq mille. Mais il faut voir les films : personne ne se les rappelle. Una mujer sin amor, La hija del engafio, Susana. Pour Los Olvidados aussi, j'ai touché vingt-cinq mille pesos. Manolito était un type formidable. Et Maria Luisa?

Ne m'en parle pas! La première fois que Jeanne et moi sommes allés dîner chez eux, elle a ouvert la porte et a demandé : « Bufiuel? - Oui. » Elle a alors crié : « Manolo ! mais il n'est pas aussi laid que tu me l'avais dit! » Ensuite elle a salué Jeanne, lui a levé le bras, lui a reniflé l'aisselle et a déclaré : « J'aime ça. Vous sentez le propre. Ce n'est pas comme les couilles de Manolo. » Quand, par la suite, sur le plateau, ils arrivaient en retard et que Manolo l'excusait en disant qu'elle avait eu la « migraine », elle hurlait : « La migraine, tu parles ! Mes règles, mon gars, mes règles ! » Et Manolo, à la remorque de cette garce, car c'était une garce ... Manolito ... Manolito conduisant d'une main, le bras gauche dehors, posé sur le toit de la voiture, et se tournant vers moi pour me dire, avec cet accent que personne ne pourra nous ôter des oreilles : « Hein! Luis! qui aurait dit ça? Ce que c'est que la vie ! Moi, producteur de films ! Tu te rends compte : moi, producteur de films ! » Il le disait avec cette satisfaction enfantine qui ne l'a jamais quitté. Et s'en aller mourir d'une manière aussi bête, sur une route droite, absolument droite, du côté de Burgos ! Ils étaient partis tard de Saint-Sébastien, vers onze heures je crois. Ils devaient avoir bu pas mal. Ils étaient allés au festival. Mourir le bras replié sur le toit de la voiture ! Ils ont fait six ou sept tonneaux. On dit qu'il a demandé à se confesser. Parce qu'il était catholique.

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Pauvre Manolo. Mourir comme ça. On n'a pas voulu de son corps à Madrid. Il est enterré dans un cimetière des environs, je ne sais plus lequel. Paloma va, cuando va ... Et voilà ce qui nous arrivera à tous, à moi, à toi... C'est pour ça que je ne veux pas retourner faire des films en Europe. Je suis bien ici. J'ai tout ce qu'il me faut. Les bouteilles dont j'ai besoin. Si je veux faire un film, eh bien, je le ferai ici. Avec des capitaux français, italiens ou de n'importe où. Mais aller tourner en Europe ... Un jour je sentirai une douleur... ici (il montre sa nuque) ... , et alors ...

••• Je n'ai jamais appartenu au Parti. C'est vrai que la carte est authentique : j'ai reconnu mon écriture. J'avais dû la donner à Unik... Quand j'ai su que le Parti les avait convoqués, je les ai accompagnés. J'avais tellement d'amitié pour Unik, et surtout pour Sadoul... Sadoul m'aimait bien aussi, et c'était réciproque. Mais il n'a jamais compris mes films. Après avoir vu Los Olvidados, il m'a envoyé un pneumati9ue, me donnant rendez-vous dans un bar des Champs-Elysées. Il était atterré, effondré : « Ce n'est pas possible que, toi, tu aies fait ça. - Mais pourquoi? - Un flic protégeant un enfant I Et ces discours ... - Écoute, vieux, je ne dis pas que je n'aie pas eu à faire quelques concessions au gouvernement mexicain. Mais n'exagérons rien. Si tu es l'objet d'une attaque à main armée et qu'un type se prépare à t'enfoncer un couteau dans le ventre, si alors un flic intervient et l'assomme, eh bien, bravo pour le flic I Ce n'est pas parce que je ne me laisse pas trouer la peau que je suis un défenseur du capitalisme 1... » Mais il n'était pas convaincu. Il trouvait ça mal. Et il n'était pas le seul : ils ont tous renâclé. Jusqu'au jour où, à Moscou, dans la Pravda, je crois, Poudovkine a publié un article très élogieux, parlant de la tendresse de Los Olvidados et portant le film aux nues. Alors ils ont tous changé d'avis, 150

même Aragon, qui lui aussi faisait des réserves : dès ce moment, Los Olvidados est devenu un de mes grands films. Sadoul n'a jamais rien compris, mais il m'aimait beaucoup. Et je l'aimais beaucoup aussi. Alcoriza vient sur le tapis en raison d'une interview publiée dans Excelsior.

Je l'ai vu hier soir. Je lui téléphonerai demain. Il est très occupé. Pourquoi le rencontrer ? Il ne te dira rien de plus que "te qu'il dit là.

Je pourrais parler aussi avec sa femme. Elle est très intelligente. Oui, mais elle est folle de lui : tout ce qu'il fait, pour elle, c'est bien! Publie demain un article sur lui où tu diras qu'il est génial, elle t'adorera. Tout compte fait, il n'était qu'un acteur espagnol, c'est elle qui lui a ouvert le monde des livres. Elle lui a fait lire, ou elle lui a raconté, des pièces qu'elle avait écrites ou lues. Ensuite, c'est moi qui l'ai influencé, sur le plan culturel et politique, pas en ce qui concerne le cinéma.

On ne peut pas influencer ainsi les gens. Sinon, il y aurait des milliers de Cervantes, des centaines de Bunuel. C'est un bon garçon, très dévoué. Mais je ne pense pas qu'il puisse te dire quoi que ce soit d'intéressant.

*** On ne peut pas dire que tes personnages soient bons ! Si. Nazarin est bon. Très bon.

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Dans Gald6s *. Mais toi, tu lui fais apporter bien des maux à ses semblables. D'accord, c'est ce que je fais.

Alors? N'importe. Pour moi, Nazarfn est un prêtre exemplaire. Ce qui est mauvais, c'est la religion catholique. Ce n'est pas de sa faute, à lui.

Je ne dis pas que ce soit de sa faute, quelqu'un est boiteux de naissance, de sa faute. Mais c'est un fait que, n'est pas «bon», même si tu «méchant».

et je ne pense pas que si ou « méchant », ce soit dans ton film, Nazarin n'admets pas le mot

C'est toi qui le dis. Je respecte ton opinion, mais tu as tort.

Dire qu'il pleure à la fin parce qu'il a perdu la foi, parce qu'il croit en l'homme, ça, c'est une invention d'Octavio Paz. Ça ne fait rien. Il pleure parce que pour la première fois il doute, il doute de sa foi. Il repousse la charité de la vieille, puis il l'accepte. Il n'est plus sûr de rien.

Ça se passe à notre époque : ce pourrait aussi bien être le cas d'un ouvrier que d'un prêtre. Il n'a pas perdu la foi, mais il doute: c'est le grand problème de notre temps. Nazarin pourrait aussi bien être un communiste d' aujourd'hui. De là l'importance universelle - en 1960 - de ton film, et de là aussi le fait que, par exemple, Sadoul, au premier abord, ne l'ait pas aimé et qu'en revanche il ait tellement plu, au même moment, à Octavio Paz. C'est l'expression cinématographique de la confusion de notre époque. J'ai revu Nazarfn hier soir, et je suis en train de changer d'avis. 152

C'est bon, ça. Le doute, l'incertitude, c'est bon. Une phrase de Nazarfn m'a laissé perplexe, la dernière du film : « Que Dieu vous le rende. »

Eh bien, quoi, c'est tout à fait naturel. C'est ce que l'on dit en Espagne. Et au Mexique, où se passe l'action du film, comme tu l'oublies à tout moment. Mais voilà: cette phrase n'est pas la phrase essentielle du film, quoique ce soit la dernière et qu'elle soit dite par le personnage principal. l

Laquelle est-ce, alors? « Regardez-moi : je fais le mal, vous faites le bien; mais en fin de compte, à quoi sert votre vie ? Vous du bon côté, moi du mauvais... Aucun de nous ne sert à rien. »

Tu as raison. Cet homme bon qui fait le mal à tout moment et de toutes les façons. Cette scène avec les ouvriers...

Oui. Et le mort, parce qu'il n'y a eu qu'un mort. Ça, c'est de moi, pas de Gald6s. Et l'amour. Il n'y a pas dans toute l'œuvre de Bufiuel de scènes d'amour aussi tendres que celles du nain Ujo et de la prostituée Andara. Il n'arrivera jamais à une telle tendresse, ni en dialogue, ni en images. L'amour chez Luis Bufiuel, comme dans tout art maniériste, ne se comprend qu'entre des contraires, et ici je ne parle pas du vieillard et de la petite fille, si fréquents dans son œuvre, ni du riche et du pauvre, de la brute et de la colombe, mais du contrefait et de la fille publique, amour brisé par une seule chose : l'impossibilité physique du nain à suivre la chaîne de prisonniers. Le monstrueux touche l'âme avec une tendresse « évangélique » rarement surpassée par le génie cinématographique de Bufiuel. Ujo seul, abandonné dans la poussière, est aussi déchirant, ou plus, que Charlot, si souvent abandonné. Et ici,

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miraculeusement, l'union de l'inconciliable n'est ni répugnante ni perverse. Nous atteignons précisément le point suprême où s'unissent, comme le voulait Breton, la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le haut et le bas (dans tous les sens des termes). La contradiction, pour un instant, disparaît, dans et par l'amour.

* * * Ainsi, tu n'as jamais été impresario? Mais si, vers 1960 : nous avons donné le Tenorio * au Teatro Fâbregas, avec un groupe de réfugiés. Fantastique. Je ne voulais le donner que trois jours. Je faisais don Diego. Les trois jours, la salle a été pleine à craquer. Ils ont eu à cœur de continuer, et au bout de sept représentations, nous avons gagné encore mille pesos chacun, Alcoriza, Bravo, Fontalans, qui avait fait les décors, et quelques autres. J'adore le Tenorio. Je trouve que c'est un chef-d'œuvre génial.

Hier soir j'ai vu Locura de amor, avec la Gui/main. La Guilmain est une excellente actrice. Mais tu ne vas pas comparer Locura de amor à Don Juan Tenorio ! Le Tenorio est un des sommets du théâtre. Sinon, les gens ne continueraient pas à aller le voir depuis si longtemps.

L'amour fou. Buiiuel a conservé toute sa vie une véritable dévotion pour cette pièce, depuis qu'il l'a jouée à la résidence sous la direction d'Américo Castro, jusqu'aux années 60, où il a interprété don Diego au Teatro Fabregas. Don Juan était interprété alternativement par Carlos Navarro et Antonio Bravo ; don Luis par Luis Alcoriza ; doiia Inés, en alternance, par Silvia Derbez et Alicia Caro ; le Commandeur par Garcia Alvarez; le sculpteur par Julio Villareal ; don Diego, par Luis Buiiuel, qui avait fait la mise en scène.

Nous avons gagné quarante mille pesos, que nous avons dépensés dans une fête dont je ne te dis que ça. J'étais déjà

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sourd et j'avais le trac. Alcoriza devait me donner des coups de coude pour me rappeler mes répliques.

*** Je voudrais faire un film sur le choléra.

Tu l'as fait. Bon, une séquence, dans Nazarfn. l

Oui, avec une des images les plus extraordinaires_ qu'on puisse retenir de tes films, celle de la fillette dans la rue du village, avec un drap. Je ne sais pourquoi ça me faisait penser au Hamlet de Vachtangov, quand il passait en haut de la scène en agitant sa cape rouge ... Le thème du choléra... J'ai lu beaucoup de romans làdessus. Un de Thomas Mann. Je voudrais que l'épidémie se déclare et que les gens ne puissent plus sortir de chez eux.

C'est ce que tu as fait dans L'Ange exterminateur. Rappelle-toi : dans ce film on hisse un drapeau qui interdit aux gens d'approcher, précisément parce qu'ils pensent qu'il y a une épidémie. Tu as raison ... Je ne me rappelais pas ... Ça correspond à un souvenir de mon enfance, quand il y a eu le choléra en Espagne, en 1911. « Le choléra de Vandrell », disait-on à Saragosse. Mon père avait loué un appartement à Vitoria, parce qu'on disait qu' « à Vitoria jamais n'entra le choléra». Finalement nous ne sommes pas allés à Vitoria. La peur s'est calmée et nous sommes restés à Saragosse. Mais quand même, cette idée du choléra est toujours restée ancrée en moi. C'est d'ailleurs une calamité, un fléau ...

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De Dieu ... Avec qui as-tu eu le plus de plaisir à travailler?

J'ai eu du plaisir à travailler avec tout le monde, mais surtout avec Alatriste. Si tu parles avec lui, tu verras, il me porte aux nues. Il faudrait enlever toutes les statues et mettre les miennes à la place. Un type curieux. Il a fait des choses vraiment formidables. Il peut aussi bien se souvenir d'une chose que l'oublier. Une des premières fois où nous nous trouvions ensemble, il m'a dit : « On pourra dire de moi ce qu'on voudra, que je ne suis pas un type sérieux, que je suis un salaud, que je suis un voleur, mais ce qu'on ne pourra jamais dire, c'est que je suis un mauvais vendeur. » Et il a raison. Avec Simon du désert, il a fait des choses qui paraissaient incompréhensibles. Il n'a pas cédé le film jusqu'à présent. Et maintenant il y a des Anglais qui disent qu'ils en ont entendu parler et qui veulent l'acheter. Le film ne dure que cinquante-quatre minutes. Tu le connais, ce n'est pas un film facile. Avec quoi va-t-on le passer?

Est-ce que je sais! Ça m'est égal, avec un documentaire sur le Tanganyika ou avec un mélo quelconque. Le problème est qu'on lui en a offert dix mille dollars comptant, plus quarante pour cent des bénéfices. C'est une offre correcte. Il a répondu : « J'ai reçu votre aimable proposition. Je suis au regret de ne pouvoir vous offrir qu'une fête ici, chez moi : je vous invite, si vous venez à Mexico, et je vous promets que ça me coûtera au moins dix mille dollars. » Pur mensonge, mais il est comme ça, un bon vendeur. Mais maintenant, cinq ans après la réalisation du film, il le vend partout, et à très bon prix. Tantôt il a de l'argent, tantôt il n'a pas un sou. Tu me demandais avec quel film Simon sortirait. Eh bien, Simon fait cinq bobines. Alatriste a rencontré Orson Welles à Madrid et lui a demandé s'il ne voudrait pas faire un film pour lui, dans les conditions qu'il voudrait, précisément pour compléter le programme. Orson lui a dit que oui, que ce qu'il voulait faire c'était le Quichotte, et Alatriste lui a dit non, naturellement.

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Le Quichotte en cinq bobines...

Comme il n'avait pas de copie de Simon à Madrid, il lui dit: « Je vous le montre demain à Rome. -Très bien. » Ils y vont. Orson voit le film, qui lui plaît beaucoup. Dans le vol de retour, ils se mettent d'accord. « Enchanté. Vous faites ce que vous voulez. - Très bien. - Quand vous serez prêt, envoyez-moi un télégramme. - Et vous, vous m'envoyez vingt mille dollars, puis cent quatre-vingts pendant les cinq semaines de tournage. » Quelque temps après, Orson Welles lui envoie le télégramme. Et rien n'est venu! Tu te rends compte. Autre chose: dernièrement à Madrid, il rencontre Berlanga et un type, un scénariste, et il se met d'accord avec eux pour faire un film. Très gentils tous les deux. Ils se mettent d'accord sur le prix, quatre millions de pesetas pour Berlanga et un million pour l'adaptateur, et il leur donnerait comme avance cinq cent mille pesetas à l'un et cent mille à l'autre. « Merde, je n'ai pas mon chéquier sur moi. On se voit lundi à la banque. A dix heures. » A dix heures tapantes, ils se retrouvent tous les trois à la banque. Alatriste leur signe le chèque de six cent mille pesetas. Berlanga va à la caisse. Alatriste n'avait que deux mille pesetas sur son compte. «Ah! oui, merde, j'avais oublié. Effectivement, avec tous les trucs que j'ai eu à payer... Mais ne vous en faites pas. Demain je vais à Mexico, et lundi vous aurez l'argent. » Et rien n'est venu! Remarque qu'avec moi il a toujours été parfait. Il m'a payé cinq cent mille pesos pour faire un film qui alors me plaisait beaucoup. Et on ne l'a pas fait. Voilà pourquoi je lui ai fait gratuitement Simon du désert. Et maintenant, il veut m'offrir une maison à Cuernavaca. Il est très riche, ce monsieur?

Maintenant il me dit qu'il a beaucoup d'argent. Il a un tas d'affaires, comme tu sais. Des affaires de meubles, princi-

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paiement, et une revue, tu sais, le genre presse du cœur et eau de rose. Comment l'as-tu connu?

Je crois que c'était à Madrid. Non, ici. Sa première femme, Ariadne Walter, jouait dans un film, en 1955, La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz. Ensuite il a épousé Silvia Pinal, quand j'ai tourné avec lui Viridiana, L'Ange exterminateur et Simon du désert. Et, comme il t'a laissé les mains libres, ce sont les meilleurs.

A présent, il s'est mis dans la tête de m'offrir une maison. Parole. Oui, c'est un bon vendeur.

Ah! Quel vendeur! C'est drôle comme tout change. Il y a cinq ans, personne en Italie ne savait qui j'étais. Maintenant on s'arrache mes films. N'importe quoi. Bon, moyen ou mauvais. En Espagne, quand Gérard Philipe est mort, El Heraldo de Aragon a publié sa biographie et une liste de ses films, à la fin de laquelle, comme il se doit, figurait La fièvre ... , celle qui monte ... La fièvre monte à El Pao. lei, on l'a intitulé Los ambiciosos. C'est plutôt un mauvais film ... Donc, El Heraldo de Aragon disait que ç'avait été son dernier film, que c'est en le tournant qu'il avait été atteint d'un cancer au foie, et que c'était moi qui avais fait la mise en scène. Immédiatement, le gouverneur a appelé le directeur du journal et lui a dit : « Qu'est-ce que c'est que ces façons de parler de Luis Bufiuel ? » Résultat, le journal a paru sans que soit mentionné mon nom. Après le prix à Venise, trois pages dans ABC, cinq pages dans El Heraldo de Aragon ... Cela dit, je n'aime pas les gens qui ont la grosse tête ... 158

On a prévenu Barbachano, de New York, qu'ils allaient te donner un prix. Un prix catholique. Et ils veulent que tu ailles le recevoir!

Évidemment c'est pour Nazarln. Et tu vas y aller ?

Il ne manquerait plus que ça ! Dis à Barbachano qu'il y aille, lui.

••• Notre temps est évidemment celui de la confusion, nous l'avons dit. Confusion chez toi : entre le Buiiuel de L'Âge d'or et celui de La Voie lactée.

Le Bufiuel de L'Âge d'or est un homme qui est sûr de luimême et de ses idées, qui a trouvé son but, qui a trouvé sa vérité. Voilà ce qui est authentique, il n'y a pas à... Par conséquent, luttons contre ce que je hais. Je suis anti. Nous lutterons contre tout ce que je hais. Et c'est un film clair, net, sans mystère. Rien. Très surréaliste, certes, mais il n'y a pas de mystère. Mes idées sont extrêmement claires. Enfin, pas les miennes, celles du groupe surréaliste. Parfaitement évidentes. Tout ce qu'il y a dans ce film d'anti-quelque chose, antifamille, antipatrie, antireligion, antitout, est très clairement exprimé, avec une grande violence. Quarante ans ont passé, et il se trouve que je suis resté le même. Je ne crois ni plus ni moins qu'il y a quarante ans. Je suis le même, j'ai mes idées, qui bien sûr ont évolué, mais aujourd'hui je vois un monde subverti, les valeurs qui étaient positives sont devenues négatives, ce qui était à droite se retrouve à gauche. Le monde traverse un moment de confusion terrible. Nous ne savons pas où nous allons. La vérité est inaccessible et je ne crois pas en elle. Je ne crois pas que la vérité se trouve où que ce soit. Dans une quelconque doctrine, un quelconque

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groupe social, un ... Et La Voie lactée, alors que, moi, je suis le même, a un aspect, une forme ambiguë. Au fond, je crois qu'on voit très bien que je n'ai pas changé, mais il y a dans le film des aspects qui peuvent susciter la colère ou le mépris de gens qui, n'est-ce pas, me voient toujours dans la perspective« anti », et qui diront : « Pourquoi abordet-il ce sujet odieux? » Il peut en résulter, même chez mes amis, une désaffection à mon égard. Moi, je pense être le même, et l'ambiguïté du film, c'est l'ambiguïté de notre époque, sans que je l'aie cherchée. C'est parfaitement clair... Cette ambiguïté est notre seule marge de manœuvre, à l'heure actuelle. Or, ce qu'il y a de curieux, c'est que les thèmes du film sont ceux qui te passionnaient déjà il y a quarante ans.

Oui. Autrement dit, quoi que tu fasses maintenant (pas plus que L'Âge d'or n'était ton premier film, celui-ci ne sera le dernier), on peut tranquillement affirmer que, de vingt-neuf à soixante-neuf ans, en quarante ans de carrière cinématographique, tu affrontes du commencement à la fin le problème constant que t'ont proposé ton enfance et ta jeunesse.

Oui. Religion et surréalisme Jésuites et surréalisme. En somme, le pape et Breton.

Oui. J'adhère encore totalement à l'idéologie surréaliste. Celle des jésuites m'a quitté, mais ils m'ont incontestablement marqué. Le Christ et Sade sont morts depuis longtemps, mais ils ont fait un drôle de travail!

Ç'a été dans ma vie une expérience extraordinaire. Elle m'a marqué définitivement.

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Et de la mime manière, si le groupe surréaliste a officiellement disparu, ses idées, elles, sont restées.

Oui. Les idées restent intactes. Toujours en vigueur. La révolte des étudiants, à Paris, en 1968, était à mon sens totalement surréaliste, totalement. De mon temps, nous étions vingt et un surréalistes, dans le groupe. Vingt et un au maximum. Il y avait un groupe yougoslave, avec quatre ou cinq sous-ministres ... Au Japon, un groupe, aux Canaries un autre. Mais à Paris, nous étions vingt et un. Et les étudiants étaient huit cent mille. La différence est ,là. Où allons-nous? Que veulent-ils détruire? R~ligion, patrie, famille, capital. C'est pareil. C'est la même idéologie. Les slogans, les mots d'ordre : « L'imagination au pouvoir. » J'ai lu en 1968 un article qui parlait du Christ, disant : « A bas la putain de Nazareth», et la «putain» c'était le Christ. A la Sorbonne il y avait une pancarte : « A bas la vache ... », je ne sais plus, il ne disait pas « la putain» ... , mais c'était un slogan contre le Christ. Tout, exactement pareil. Les surréalistes oscillaient entre anarchie et communisme: c'est dire que nous sommes aujourd'hui dans le coup. Avec la révolution étudiante à Paris, ce sont les surréalistes qui sont descendus dans la rue. Le surréalisme n'est pas mort. En poésie aussi, c'est encore lui qui a le dernier mot, toujours le dernier mot. Le groupe a disparu, les fondateurs et les piliers du surréalisme sont presque tous morts, mais le monde a réagi. Les gens d'alors ont aujourd'hui soixante-quinze ou soixante-dixhuit ans. Je suis sûr qu'ils ne pensent plus comme au temps des scandales de Zurich, mais ils restent les mêmes. Comme tu voulais, comme tu as toujours souhaité le faire, tu as refait avec La Voie lactée un film de purs gags, se succédant les uns aux autres, sans prétendre rien démontrer.

Les hérésies ... Oui, mais tu n'es ni pour ni contre elles. Tu ne démontres rien. A moins que tu ne te sois proposé de prouver que la

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version apostolique et romaine n'est pas stable. Il. n'y a aucune progression dans l'histoire, qui suit un chemin, celui de Saint-Jacques-de-Compostelle, comme le Lazarillo de Tormes * raconte son histoire selon la succession de ses différents maîtres. Tu as fait un film picaresque, dans le sens où l'on parle de roman picaresque, et de même que, dans le fameux récit, Ldzaro, à la fin, se marie et porte des cornes, tu prends congé de tes deux pèlerins, sur le mot « fin », en les faisant entrer avec la putain dans les profondeurs d'un bosquet. Non, ne crois pas ça. J'ai d'abord fait des fiches sur les hérésies. Sur toutes celles que j'ai pu trouver, et il y en a pas mal. Les hérésies proviennent des mystères. Il y a six grands mystères. Les uns tiennent au dogme lui-même, les autres aux difficultés, aux contradictions. Dans le film, je traite de six hérésies. Trois grandes : celle du mystère de !'Eucharistie (la transsubstantiation), celle de la double nature du Christ et celle de la Trinité. Les trois hérésies mineures sont celles de l'apparition du mal (manichéisme), celle de la liberté de la grâce et celle qui englobe tous les mystères de ·Marie. Ça fait pas mal de choses. Évidemment, je les traite à ma façon. Tu sais que je n'ai aucune sympathie pour le Christ et qu'en revanche j'ai beaucoup de respect pour la Vierge Marie.

A quel âge as-tu lu La Vie de Jésus d'Ernest Renan? A seize ans, je crois. Ça m'a fait une forte impression. Surtout ce qu'il dit des six ou sept frères de Jésus. Je la relis encore, par goût.

Et comment t'est venue l'idée de La Voie lactée? Ça s'est passé à Venise, lors de la présentation de Belle de jour. J'ai dit à Jean-Claude Carrière : « Si on faisait un film sur les hérésies ? » Il a accepté. Nous sommes allés à Madrid, puis au Parador de Cazorla. Nous y sommes

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restés cinq ou six semaines, et là nous avons mis au point un premier scénario. Nous sommes rentrés à Paris. J'avais l'impression que ça n'allait intéresser personne. Mais Silbermann l'a lu. Il m'a dit qu'il marchait. Je suis revenu au Mexique, pour cinq ou six semaines. J'ai terminé le scénario. Je suis revenu à Paris et nous avons tourné le film. Quand?

En 1967. Pourquoi, quand le curé est en train d'écouter dans le couloir, le voyons-nous tout à coup à l'intérieur de la pièce?

Quoi? Dans la scène avec la vierge dans un lit et l'homme dans l'autre ...

Quoi? Pourquoi le curé est-il à la fois dedans et dehors ?

Ah! Parce que c'est ce qui m'arrive à moi : chaque fois qu'un curé me parle de derrière la porte, tout à coup il est là dans ma chambre, et puis brusquement il n'y est plus ... Dans La Voie lactée, tu traites exclusivement, ou principalement, de la religion.

De la religion, des dogmes, des hérésies. La politique, tu la laisses de côté.

La politique, je ne crois pas que ...

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Non, tu ne parles pas de politique, ni de police, ni de parents ni de tout ça.

Non. Tu ne gardes en tête que ce qui vient de ta jeunesse ou de ta vieillesse.

Oui. Tu avoueras que, s'agissant d'hérésies, il était difficile de mettre la police sur le tapis. Je ne vois pas ça possible. C'est vrai. Ce que je veux dire, c'est que ce film boucle l'éternelle boucle : tu reviens exactement, avec La Voie lactée, à toute ton enfance.

Oui. Ça, oui. Parce qu'en ce temps-là tu n'avais rien ni contre la famille, ni contre la patrie, ni contre la police.

Ni contre rien. Je ne savais pas ce que c'était que la politique, ni rien de tout ça, jusqu'à dix-sept ans. Mais oui, c'est vrai. Je ne pouvais pas être contre la police. Ni contre rien. Ni contre la famille ; au contraire. La famille? enchanté! Ça, par contre, c'est un mauvais point pour moi du côté surréaliste. Pour être surréaliste, il fallait haïr ses parents. Non, mais c'est vrai. La religion, j'en reviens là, c'est le seul point ... Maintenant, il pourrait se faire que le film puisse s'appliquer à la politique, ou à l'art. Je ne sais pas. Je ne m'intéresse pas à la politique. Enfin si, je m'y intéresse, bien sûr, je sais plus ou moins ce qui se passe en politique dans le monde ... Mais je ne sais pas ... Pour ce qui est de l'art... Dis donc, Luis, ça ferait du bruit si tu t'attaquais à l'art! Je voudrais bien t'y voir...

Si je m'attaquais à ... ?

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A l'art!

Ah ! oui. Bon. L'art ...

*** Nous parlons de La Voie lactée.

Avant de partir de Paris, j'ai téléphoné à quelques personnes, huit au total, pour les inviter à voir le film. Hernando Vines et sa femme, Manolo [Angeles Ortiz], Cortâzar, qui vint avec deux dames : il me les présenta, mais, avec ma surdité, je n'ai pas compris de -qui il s'agissait. Et puis?

Carlos [Fuentes], qui est toujours si enthousiaste pour mes films, les couvre d'éloges, leur consacre des conférences jusqu'en Italie, ce jour-là, pour la première fois, ne m'a rien dit. Je lui ai demandé : «Alors? - Je suis perplexe. Il faut que je revienne le voir. » Dans la bousculade, Cortâzar était déjà parti. Je demande à Carlos : « Que dit Cortâzar? - Que c'est un film payé par le Vatican. » Tu vas voir. Pour la mariologie, je m'en tiens bien entendu, totalement, au dogme. Ça me ravit. Le père Pefia a vu le film, un dimanche. Je lui ai aussi demandé : « Alors? Houlà ! ça va faire du grabuge chez nous ! » Il y avait aussi un jésuite. Je lui demande: « Que vont penser les hautes autorités ecclésiastiques? » Il s'est contenté de tourner son pouce en direction du sol. Ils doivent être ravis.

Bien sûr! Je lui montre la lettre de Maria Teresa Le6n *, dans laquelle, après avoir vu La Voie lactée, elle le traite de

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« catholique et apostolique ». « Et romain », appuie Buiiuel

en riant.

Jamais je n'ai été plus athée.

Je viens de revoir Nazarln. Maintenant, dans La Voie lactée, j'ai travaillé plus en finesse. Et tout le monde, sauf le critique de La Croix, a applaudi. Le soir de la première, quelques-uns de mes vieux amis sont montés parler avec moi. Aragon a déclaré : « Il a tout dit. » Elsa s'est répandue en éloges. Il revient à la lettre de Rafael [Alberti] et de Maria Teresa.

Tu leur diras ... Tu diras de ma part à Rafael que quand il arrivera à notre âge « il se regarde dans la glace et pense au lendemain, à la mort, à ce qui existe peut-être, à ce que nous serons... Qu'il y pense... »

Ah ! tu as bien da rire en faisant ce film! Tu ne peux pas savoir.

Je me l'imagine. Oui, dis à Rafael (pas à Marfa Teresa, car elle n'a pas le sens de l'humour), dis à Rafael que je t'ai déclaré avec componction : « Il faut revenir aux croyances que nous ont inculquées nos parents. Nous approchons d'un terme dont nous ignorons ce qu'il nous réserve ... » Mine pleine de componction, yeux au ciel, mains jointes.

Bien entendu, tu démentiras aussitôt. Rafael, lui, a le sens de l'humour. Il commencera peut-être par te dire: « Ah 1 l'animal! »,ou« Crétin de Luis 1 » Mais après, il se mettra à rire. [ ... ] J'ai toujours sonorisé mes films. Avec de la musique empruntée, bien sûr. A mon goût. Mais à

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présent, pour la première fois, dans La Voie lactée, j'ai mis au générique : « Sonorisation de Luis Bufiuel. » Notons qu'il n'y a pas de musique dans ce film, à part un hymne grégorien, dont Dâmaso Alonso m'a fourni le texte latin, et que chantent des religieuses. Très beau. Nous faisons un tour dans le petit jardin entouré de murs en pisé. Nous regardons le figuier.

J'en voulais un comme ça pour La Voie lactée. Je me mettais ici, tu vois. Jésus maudissait l'arbre. Je prenais ensuite le sol, avec les feuilles jaunes qui tombaient ;l la caméra s'élevait, on voyait Jésus de l'autre côté duiiguier dépouillé. Comme il n'y a pas de figuiers dans les environs de Paris, Silbermann m'avait parlé d'un truquiste formidable qu'il avait à Londres : je n'avais pas à m'en faire, on allait arranger ça. Total, après m'avoir dit que c'était parfait, il m'a fait enlever cette scène du film. Nous faisons quelques pas. Il respire une rose.

Elle n'a pas d'odeur. Il aime le lierre qui recouvre les hauts murs du jardinet. Il me montre le mur du fond, le plus haut :

Les voisins ont fait enlever le lierre. Il devait leur ôter de la lumière. C'est dommage. Ces jours-ci, Silbermann m'a dit qu'il m'offrait six mois en Europe. Où et comme je voudrais. Que je pense à un film, que je le fasse ou non. Bien sûr j'ai refusé. Je regarde autour de moi. Espace clos.

Je n'ai pas envie de sortir d'ici. Je pense à San José Puma, au fond de son caiion. Aux personnages enfermés des films de Buiiuel. A ce que nous avions dit au sujet des livres de mémoires:

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Personne ne peut sortir de soi. Mais si, on peut parler des autres ... C'est pour ça que j'écris des livres, que toi tu fais des films. Il n'y a que comme ça qu'on s'ouvre au monde. Sur les murs de ma maison, le lierre ce sont les livres.

Mais on ne peut jamais parler vraiment de soi-même. Personne n'ose. Nous racontons des choses qui peuvent être intéressantes (Collingwood, Gaos, Einstein, Churchill), mais sur des événements extérieurs. Nous, l'intérieur de nous, pas question.

Pourquoi? Je te l'ai déjà dit, surtout par lâcheté. Sinon, pourquoi n'essaies-tu pas de filmer ta biographie?

Je ne suis pas Fellini. Non, sérieusement. On ne parle jamais vraiment de soimême.

C'est vrai. Il peut se faire qu'un abruti de pasteur s'accuse d'avoir voulu tuer son père ou sa sœur. Mais ça nous fait rire. C'est vrai, en fait on n'est jamais d'accord avec soimême. Il faudrait d'abord savoir comment on est. Et ça me paraît assez difficile. On est toujours au-dessus de soi-même, soucieux de ne rien laisser filtrer qui puisse nous dénoncer.

Moi, pour ma part, je passerais mon temps à dire du mal de moi. Et avec raison. Oui, mais tu ne le fais pas. Non, il n'y a personne qui écrive sincèrement ses mémoires. Ni Rousseau ni Gide. Personne.

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Ils taisent plus de la moitié. Plusieurs éditeurs me l'ont proposé. J'ai toujours refusé, et je continuerai. Je préfère écrire des romans. Et toi, tu pourrais écrire tes mémoires?

Jamais de la vie. D'abord parce que, je te le répète, je ne pourrais que dire du mal de moi. Parler des autres, ce serait différent. Il y a des gens dont je dirais beaucoup de bien. Même si tu les considères comme des salauds?

Oui. Si c'étaient des gens pour qui j'avais eu de l'amitié. Tu comprends ça? Je te répète que c'est de la lâcheté. L'homme, par-dessus tout, est un être lâche. En second lieu viendrait l'hypocrisie.

Mais il y a des hommes ... Ce qui est mal fait, c'est la société. Une honte. Effrayant. L'homme n'est pas mauvais. C'est la société. Elle n'est pas tombée du ciel. Je lisais un texte de Sade où il assure que Dieu a créé la Terre pour le mal.

Non, non. Pour le bien et pour le mal. De façon ambivalente. Alors, tu admets l'existence de Dieu ?

Non. Le Bien et le Mal seraient surgis du néant?

Pourquoi ? Pourquoi Dieu seul ? Voilà pourquoi nous n'écrivons pas nos mémoires. Nous sommes incapables de discerner...

Oui, j'aurais trop de vilaines choses à dire de moi.

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Ça fait trois fois que tu le dis.

Je commencerais et je n'achèverais pas. Je dirais, par exemple, comme Sade: « Je voudrais que Dieu existe pour lui cracher à la figure. » Pourquoi fait-il souffrir les animaux? Pourquoi fait-il souffrir les enfants? Les hommes, encore ... Ils sont méchants et ils le méritent. Mais les animaux ... , les enfants. Je ne le lui pardonnerais jamais, s'il existait. Il reçoit la visite de deux personnes, très aimables, venues de Madrid pour se mettre d'accord sur le tournage de Tristana. Il les reçoit très gentiment, leur offre à manger et à boire, les emmène en promenade. Il ne leur dit pas non, mais fait traîner les choses en longueur {les circonstances actuelles l'y encouragent : état d'exception, insécurité, etc.). En confidence, il m'avoue qu'il n'a pas envie de réaliser ce film. Absolument pas. Pourtant, il invite à dîner le coadaptateur, Julio Alejandro, et, d'après ce que disent les producteurs éventuels, ceux-ci, en réalité, sont certains que, tôt ou tard, Bufiuel ira à Tolède tourner le film. Je le pense aussi. Mais il m'affirme le contraire, il n'en démord pas. Sans compter qu'au fond c'est vrai qu'il n'irait pas en Espagne en ce moment. Une des raisons qui font qu'il se plaît ici, au Mexique, c'est la relative sécurité qui y règne actuellement. L'année dernière [1968], lors des événements de mai-juin, on dit qu'il a quitté précipitamment Paris pour la Belgique. Curieux, cet homme qui se dit partisan de la révolution violente et fiche le camp à la première escarmouche ...

Non. Je ferais bien Tristana. Ça me plaît. Je changerais la fin. Il ne faudrait quand même pas déformer Gald6s. Ce que je pourrais faire, qu'en penses-tu? c'est de mettre : « inspiré de Gald6s », pour ne pas trahir la vérité. Hein? Oui. Mais ce que je refuse catégoriquement, c'est qu'ils me mettent à l'épreuve, qu'ils soumettent le scénario à un examen. Ils n'ont qu'à dire oui ou non. Je fais le film ou je ne le fais pas.

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Ça, c'est tout lui. Le monde à ses pieds. II vient de refuser un demi-million de dollars. II veut faire ce qu'il veut. Seul. Sinon, il ne se dérangera pas. II restera chez lui, à se passer en imagination des films ou des séquences isolées. A attendre.

Je ne ferai plus de films sur la religion ni sur l'érotisme. Et Tristana ?

Bon, mais ces deux questions n'y occupent pas beaucoup de place. 1 Est-ce que tu ne disais pas que tu ne ferais plus de films ?

Qu'est-ce que tu veux, je suis faible. Et puis je leur ai dit que c'était à une condition : qu'ils me laissent faire ce qui me fait plaisir. Et ce n'est pas pour l'argent. Tu vois bien : je viens de refuser quatre films qui m'auraient rapporté au moins quatre fois plus que Tristana. Soudain, Bufiuel part pour San José Punia, seul. Deux, trois, quatre jours. II ne dit jamais, même pas à sa femme, quel jour il reviendra. Quelquefois, il téléphone ; d'autres fois, non. II ne fait rien. II se lève vers sept heures, comme d'habitude. II fait une promenade. II déjeune, se recouche, parfois travaille. Cette fois, il a écrit la fin de Tristana.

Tu crois (me demande-t-il encore) qu'ayant changé la fin je peux mettre« inspiré de Gald6s »? Mais oui, mais oui.

C'est par respect pour don Benito. 18 avril 1971. Dîner chez Bufiuel, avec Silbermann, Fernando Rey, les Alcoriza, qui voulaient à tout prix connaître Zapata, le producteur de Tristana - un Madrilène d'âge moyen et du Moyen Âge : « A moi les Alpes ! Vivre à Venise! » Oui, mais quand on parle de l'Espagne, il lui vient un accès de nationalisme farouche et une passion exclusive

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pour les saucisses aux haricots, qui laisse perplexe. Ça barde. Durant une seconde, je me laisse entraîner dans la bagarre. Zapata, furibard, hurle : « Rien ne vaut la cuisine espagnole ! » Je me reprends et me tiens coi, suivi par Raquel Alcoriza et Silbermann. Conversation de dix minutes avec Silbermann. Quel plaisir de parler avec un homme qui a étudié sérieusement le latin! Je le dis sans ironie. Ensuite, il s'est laissé séduire par le cinéma et par l'argent. Mais n'importe : le fond est là. Nous parlons un moment du problème juif. « Il faut avoir vu ce qu'étaient les juifs en Pologne : des parias. Et, au fond, Marx et Herzl n'ont dans leur vie rien cherché d'autre que la solution du problème juif. Le premier a voulu résoudre le problème sur le plan international, et ce fut le marxisme; l'autre, d'un point de vue nationaliste, et ce fut le sionisme ... -Oui, et peut-être ont-ils échoué tous les deux. » Nous parlons de Malraux, d'Aragon. « Il n'a jamais été communiste, dit Silbermann. Il n'y a de communisme que soviétique. » De Buôuel : « Il n'a jamais été ni anarchiste ni communiste; au fond, c'est un vieux libéral du xi:,cC siècle. » Des États-Unis : « On y a une liberté totale pour ne rien faire. » Fernando Rey est terriblement revenu de tout. Il me parle de son père, le colonel Casado, pas celui de la dernière rébellion anticommuniste de 1939, mais le chef de l'artillerie républicaine. Il vit toujours (quatre-vingt-sept ans) à Madrid. « C'est curieux : jamais on ne lui a posé de questions sur la guerre ... Il était le bras droit d'Azaôa, pour l'artillerie. Le 19 juillet, il est de service. Un milicien se présente à la présidence : « Je veux parler au président Azaôa. Je veux parler au Président ! - Impossible. - Il le faut. Je viens de tuer le général Fanjul * ! - Ce n'est pas vrai. Fanjul a été jugé et fusillé. Un moment. » Le colonel va parler au Président : « Il y a là un homme qui désire vous parler, monsieur le Président. Il dit qu'il a tué Fanjul. - Dites-lui que je ne reçois pas les assassins. » Azaôa était très impressionné par les événements du cantonnement de la Montaôa. Je dis à Rey : « Oui, la phrase peint bien Azaôa. » Fernando Rey n'attend plus rien ni de l'Espagne, ni du monde. Comme Silbermann, il est atterré par la violence folle qui se déchaîne de tous côtés. Il nous parle de la Colombie, où il a tourné un film il y a deux ans, et des photographies qu'il y a vues, inouïes. Violence et confusion du monde actuel, et l'on n'entrevoit aucun remède. « Vivre le mieux possible, dit Silbermann. Ce qui est triste, c'est que la vie soit si courte. » Buôuel s'incruste dans son tout nouvel antisoviétisme, séquelle de sa lecture du Pavillon des cancéreux. « Nous ne

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savions rien, nous ne savions rien ... » Je le regarde avec une certaine ironie. Faire ainsi l'innocent, au point où nous en sommes! Il savait parfaitement à quoi s'en tenir, mais il était d'accord avec la manière stalinienne d'organiser le monde, pourvu que lui-même ne fût pas concerné. Silbermann lui propose de le faire rayer de la « liste noire » américaine, à condition qu'il s'engage à réaliser (gratuitement) un film pour lui à New York. « D'accord! - Vous êtes tous témoins. - Et remettre Dali à sa place. -Tu n'en es pas capable. - Qui sait ... Et je m'amène là-bas avec des moustaches. » Il fait le geste de se les tortiller en l'air. Je suis certain qu'il n'accepterait jamais de travailler aux États-Unis. Pas plus que de faire un film gratis. Silbermann pourrait le convaincre (« Il est fou», me dit-il), mais pour tourner ic~, à Madrid ou à Paris, pas aux États-Unis.

J'ai ici une étude sur toi, où l'on parle du sens érotique de la religion. Oui, oui. La religion a un sens érotique.

Qu'est-ce que tu entends par là? Le sentiment du péché.

Qu'est-ce que le péché a à voir là ? Le sentiment du péché dans l'acte sexuel, par exemple.

Dans tout ce qui se rapporte au sexe.

Mais qu'est-ce que ça a à voir avec la religion? Ça a beaucoup à voir, beaucoup. Le péché du monde. Il y a péché parce qu'il y a religion, hein? Sans religion, pas de sens du péché. Toute religion a son sentiment du péché, de ce qui est tabou, de ce qui ne l'est pas. Et j'ai toujours eu l'idée que l'acte sexuel est toujours un peu tabou. Il y a en lui du péché. Tu pèches. Mais maintenant, je ne pèche plus du tout. Ça m'est indifférent. Malgré tout, j'ai gardé ce sentiment. La seule interview authentique que j'aie donnée, sur ces problèmes de mon athéisme et autres, 173

c'est à un jésuite de Saragosse. C'était il n'y a pas longtemps, à Paris. Ça leur a tellement plu qu'au lieu de la publier dans la revue jésuite de Saragosse, Hechos y Dichos, ils vont la passer dans leur revue principale, à Madrid. A ce qu'on dirait, ils me croient« récupérable ». Ils ne se renseignent pas ; ils ne veulent pas voir les choses comme elles sont. Mais c'est vrai, je crois que c'est le seul à qui j'aie dit la vérité.

Bien sûr, un jésuite, et de Saragosse. Non, il est navarrais ou basque. Il s'appelle père Artela Lusuviaga, S.J.

Et en politique ? Là, je t'ai déjà dit que mes idées étaient confuses.

Je suis dans le meme cas. Un peu honteux, ce qui revient au meme. Je ne sais que penser de tout ce qui se passe, et puis moi, tous ces problèmes qui vous préoccupent, vous autres, démocrates, ça me laisse froid. Par exemple, je comprends très bien, j'ai très bien compris le pacte germano-soviétique. Chamberlain et Daladier sont bien allés voir Hitler. C'est comme les histoires de Hongrie ou de Tchécoslovaquie ...

Pour un nihiliste, chapeau ! Je t'ai déjà dit que ça, c'est seulement quand je ferme les yeux. Je ne suis pas démocrate. Je crois aux dictatures. J'ai été pour Staline jusqu'à sa mort. Je pense qu'après ils ont fait beaucoup de connenes.

C'est comme Napoléon en France. Mais les N se voient encore partout.

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Parce qu'ils sont gravés dans la pierre. C'est normal que la Russie se défende : elle est toujours encerclée. Après la Tchécoslovaquie, ça aurait été le tour de la Pologne, de la Roumanie ... Ça, c'est bien clair. Mais il y a des tas de choses qui le sont moins.

Lesquelles ? Je ne saurais te dire.

C'est un aspect de la confusion générale. Voilà.

*** Buiiuel est rentré hier soir de Madrid. Nous dînons ensemble au Parador. Il est toujours pareil. Je l'interroge tout de suite sur son entrevue avec Franco.

Bien, très bien. C'est un type formidable. Il a une vision ... Un type remarquable. Très sympathique. Nous avons causé une demi-heure. Mais ce que j'ai bien aimé, c'est que, au moment où je prenais congé, il est allé à la porte et a crié : « Carmencita I fais une tortilla à la saucisse, pour Bufiuel I Il va s'en aller. » Très espagnol, très espagnol. Cette histoire lui plaît tellement qu'il me la raconte à nouveau une demi-heure plus tard, avec une variante : « Carmelita ! Carmelita ! fais frire deux œufs pour Buiiuel ! Il va s'en aller. » Il me dit avoir raconté à tout le monde que j'ai écrit un livre sur l'Espagne, dans lequel j'ose me mêler de la cuisine espagnole, et comment tout le monde a protesté.

Le reste, d'accord. Mais la cuisine I Ducay et Gurruchaga m'ont offert ce que je voudrais pour que je fasse un film. Quand tu viendras à la maison, je te montrerai le contrat : ce que je voudrai, quand je voudrai et où je voudrai.

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Mon vieux, tu es comme un enfant avec des souliers neufs. Et après, tu viendras dire que tu n'aimes pas le cinéma.

C'est vrai, je n'aime pas le cinéma. Je ne vais jamais au cinéma, sauf pour voir un film fait par un ami. Mais : faire des films ...

En faire? Mettre la caméra comme ci, comme ça, dire à un acteur : « Plus de sentiment ! » Il s'approche de moi. Voyons, dis : « Je t'aime. » Non! Avec plus de flamme! « Je t'aime! » Merde! Très peu pour moi! Je ne dis pas qu'un jour, dans deux ou trois mois, si je m'ennuie beaucoup, je n'irai pas à Madrid ou en France tourner « mon dernier film». Il se met à rire. Si j'en faisais un, ce serait celui que j'ai écrit avec Carrière, celui que je préfère : Le Charme discret de la bourgeoisie. Et Le Moine?

Je l'ai cédé à Kyrou. Dommage. J'avais toujours pensé que tu finirais par le faire. Et en Europe, qui as-tu vu ?

Personne. Mais je suis allé pour la première fois en Andalousie. Je ne connaissais pas. Ça m'a beaucoup plu. J'ai été invité par Ducay et Gurruchaga. J'ai beaucoup voyagé. Je suis allé à Genève, et j'ai vu Finkie. Et sa femme?

Non, elle était au Mexique. Ici ? Elle ne nous a rien dit.

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Je crois qu'il m'a dit ici. Je ne suis pas sûr. Peut-être qu'elle est seulement allée aux États-Unis. Ils ont un petit bébé. Elle est venue ici avec la permission de son mari. Nous parlons de Gustavo Pittaluga, gravement atteint à la gorge. D'Ana Maria.

Je n'ai vu personne. Le jour de la manifestation en faveur de Franco, je suis descendu dans les jardins du Palacio Real, ceux qui n'existaient pas de notre temps. J'ai vu passer plus de cent cinquante mille personnes qui revenaient de la manifestation, et autant sont parties pa{ la calle Arenal... Beaucoup de jeunes, beaucoup, de dixhuit, vingt ans. Contents. Je t'ai apporté un poster de Paris-Match, où l'on voit Franco saluer, et Carmencita. C'est un sacré bonhomme. Un Aragonais.

Mais non, voyons, il est galicien. Mais c'est vrai qu'il a longtemps vécu en Aragon. Et tu n'as vu personne?

Non. Pas même Urgoiti?

Non. Je n'ai vu personne. Le Dr Barros, qui est tout de même l'exécuteur testamentaire de la famille. Non, personne. Oui, j'ai vu une fois Sanchez Ventura. Comme je le fais toujours. Il n'a pas changé. Il voyage beaucoup. Avec son fils. Gustavo, je n'ai pas voulu le voir. Il ne va pas bien. Ducay et Gurruchaga se sont séparés. L'affaire Epoca Films n'a pas l'air de très bien marcher. Celui qui s'occupe des appartements continue. Conchita [Bufiuel] n'est pas venue cette fois-ci. Elle est à Saragosse. Elle a une petite-fille, très mignonne, dont elle raffole. Ma famille se souvient bien de toi. Mon neveu, Aranda, t'envoie ses salutations.

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Et Ernesto?

Je l'ai beaucoup vu. Je suis même allé dîner chez sa mère ... Tu vois ça d'ici : « Il paraît qu'il y a eu une réunion de quatre cents capitaines ... »«Le général X se serait mis d'accord avec ... » Tous les cancans. Rien. Il boit un autre Martini. Je m'en tiens à mon whisky. On aborde le sujet des maladies.

Je préférerais la vieillesse, à vrai dire. Pas toi? Si.

Sauf que tu n'es pas sûr de te réveiller le lendemain. Imagine que je commence un film, et au milieu, tac! C'est malheureux, parce qu'on a une meilleure vision des choses. Mais alors le diabète, le cœur... Quelle barbe! Le patron vient vers nous, un journal à la main :

Regardez ça, don Luis, on vous a encore donné un prix. Félicitations. Faites voir. Qui? Ah ! oui, l'Association des journalistes. Merci beaucoup. II lui rend le journal.

Avec Tristana, je me suis trompé. J'ai dit : « Ce sera un grand succès en Espagne. Ça plaira aux petits vieux et aux rombières. En Italie aussi; peut-être pas autant, mais quand même. En Amérique du Sud, n'en parlons pas. En France, à moitié. » Et puis tu vois, les meilleurs articles, et celui qui a le mieux compris, c'est aux États-Unis. On ne sait jamais pour qui on travaille. 178

Nous allons déjeuner. Il boit du vin. Je l'envie. Nous parlons de choses et d'autres. Un peu de politique. Il est stupéfait d'apprendre que Moya et Rabasa sont ministres.

Je suis au pouvoir! Dès demain, je demande à être nommé ... ! Tu as vu Aragon?

Non. Un que jai vu, c'est Sartre, comme d'habitude, l'air d'être ailleurs - Bufiuel l'imite, avec son œil mal placé,fe qui ne lui est pas difficile -, voulant à toute force se faire arrêter, vendant son journal La Cause du péuple: « Demandez La Cause du peuple!» Mais qu'est-ce que tu veux ... C'est triste, quand même, de voir où nous en sommes arrivés. Hein !.. . La Pologne ... Cuba ... Dire que nos ancêtres se figuraient que les gens travailleraient moins et vivraient mieux ... Et tu vois ! Oui, ça a toujours été comme ça. Notre époque ne vaut pas mieux.

Je fume, je fume, je ne devrais pas. Bon, allons-nous-en.

Oui, Alcoriza vient à six heures.

*** De retour chez moi, je ne puis effacer l'image de Buiiuel, appuyé à la grille des jardins qui communiquent avec le Campo del Moro, regardant passer les gens, ces Espagnols d'aujourd'hui : El viejo esta asomado en un baloon de la Torre de Madrid viendo la manifestaci6n enorme frente al Palacio Real. Cuando empieza a disolverse,

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baja. Se acerca a mirar a los que vuelven satisfechos, contentos de haber visto la mano en alto a Franco. La mayoria son j6venes de dieciocho a veinte afios. No quisiera creer lo que esta viendo : esta mirando desfilar su pasado. i Haber vivido para esto ! Alla, debajo, gris de invierno, la Casa de Campo 7 •

Oui, don Lope, c'est moi. Son histoire est devenue la mienne. Très libéral, très anticlérical au début et, dans sa vieillesse, assis dans une chaise roulante à boire son chocolat, et quel chocolat ! causant avec trois curés. Dehors, la neige. C'est comme ça que devait s'achever le film.

C'est comme ça qu'il s'achevait. Mais la vengeance de Tristana restait en l'air. De toute façon, ça aurait mieux valu. Le taureau sur les jarrets. Les tambours de Calanda. Et allez donc!

Les tambours, j'en ai ras le bol. Mais don Lope, c'est moi. Assis en compagnie de trois jésuites. Là, je reviens de Madrid, eh bien, je me suis trouvé là-bas dans une 7. Le vieux se met au balcon/ de la Torre de Madrid/ et regarde la manif / énorme devant le Palacio Real. / Quand elle commence à se disperser/ il descend. Il s'approche pour voir/ ceux qui en reviennent/ légers, contents / d'avoir vu main / levée / Franco. / La plupart sont des jeunes / de dix-huit à vingt ans. / Il a du mal à croire / ce qu'il voit : / il regarde/ défiler son passé. / Avoir vécu pour ça!/ Là, en bas,/ grise d'hiver,/ la Casa de Campo. (N.d.T.)

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résidence pour écrivains jésuites, que la compagnie tient à El Viso. Ils en ont beaucoup comme ça. Ils sont venus me chercher. Il y en a un, le père Alberto, qui est en train d'écrire une thèse sur mes films ... Nous avons pris des repas ensemble, discuté. Ils connaissent mes films sur le bout du doigt : tu peux toujours t'aligner! Très aimables, très simples, on était à tu et à toi, eux et moi. .. Hein ! Qui aurait dit ... Ils m'ont posé des questions sur mon séjour chez les jésuites de Saragosse. Il est par terre, maintenant, le collège ; ça fait un beau terrain, il y en a pour des millions. Je leur ai raconté que, pendant ma dernière année, je mangeais toujours à genoux. Ce n'est pas vrài; je ne l'ai fait que pendant cinq jours. Le lendemain, je leur ai fait savoir que j'avais menti. Mais vraiment, ce sont des gens formidables. Nous parlons de la possibilité de faire un film: Au rendezvous des amis. Cela, à propos d'Arrabal et de son film Muera la inteligencia: « C'est bien. » Et nous parlons d'Arrabal; je dis à Luis que ce serait là un bon personnage pour un film de lui, du point de vue physique. A partir de là, nous nous demandons qui, de tous nos amis encore en vie, pourrait - et voudrait - jouer dans un tel film. Nous accumulons vivants et morts.

Breton, non, sûrement pas. Man Ray, je ne sais pas. Mais Max Ernst, de tout cœur ! Et Aragon, tu imagines !

Faire une scène entre Aragon et Breton... Eluard, peut-être. Et Miro. Bon, parmi les peintres, Vines. Et Manolo. Bien sûr, Manolo [Manuel Angeles Ortiz], la coqueluche des salons, comme disaient à l'époque les journaux de Paris. Il était de toutes les soirées, de toutes les beuveries, couchait avec tout le monde. Une fois, à la campagne, chez un personnage très connu, qui avait une fille de toute beauté, une petite merveille, il a couché avec la fille et avec la mère, qui n'était pas mal non plus. Le mari a appris la chose, ça a fait un scandale de tous les diables. C'était un type important; il est allé voir

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le préfet de police Chiappe, lequel fait appeler Manolo. Il le reçoit debout, très sec : « Vous avez vingt-quatre heures pour quitter la France. » Manolo va trouver un avocat, qui lui dit que non, pas question, on ne peut pas expulser quelqu'un comme ça, par caprice. Et Manolo est resté. Il y est encore. Lui, il serait tout disposé à marcher. Et on pourrait mettre dans le film des tas d'autres gens, il n'y a pas de raison. Même s'ils ne faisaient pas partie, à l'époque, du groupe de Paris. Alberti, Sanchez Ventura, toi, Mantec6n. Mais oui. Et Roces.

Ah ! Quel film ! Et Picasso. Et Llorens Artigas. Tous ceux qui restent, de L'Âge d'or, de la caverne des voleurs, du débarquement, de la soirée mondaine.

Oui. Mais le protagoniste serait Arrabal, dans un rôle évoquant les Nibelungen. Parce que Arrabal est un Nibelunge. Avec sa grosse tête et son petit corps, et sa barbe, il serait magnifique. Quel film ! Ça ferait un tabac!

Ce soir, à six heures, j'ai la visite d'un grand réalisateur mexicain. Qui ça?

Luis Alcoriza. Il a beaucoup de travail?

Pff ! Autant qu'il en veut. Il va tourner Zona sagrada avec Maria Félix*.

Eh bien, je ne sais pas. Tu sais que Maria Félix, quand elle a travaillé avec moi, était le type même de la parfaite

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professionnelle : docile, serviable, un amour. Or, à présent, elle veut apparaître sur tous les plans, voir le script, s'occuper du casting. Si ça se trouve, Alcoriza va renoncer. Ça fait douze ans qu'on ne m'a pas proposé, sérieusement, de tourner au Mexique. Ce n'est pas seulement une question de nationalisme. Sauf avec Alatriste, je n'ai jamais pu faire ici ce que je voulais faire. Maintenant, ce serait peut-être différent, mais je ne veux plus tourner de films. Ouais ...

,

Non, sans blague. Ce qui me fait le plus peur, c'est de penser que je pourrais commencer quelque chose et ne pas le terminer. Nous déjeunons chez Buiiuel. Les Hakim lui téléphonent de Paris. Jeanne se lamente parce que Luis ne veut pas venir au téléphone.

Dis-leur qu'ils m'écrivent. Je ne parle pas par téléphone. Mais je leur ai déjà dit que ça te ferait plaisir. Que quoi me ferait plaisir? La Chienne. Merde! Je ne leur parle pas. Qu'ils m'écrivent à Madrid. L'histoire est assez plaisante. Quand, il y a quelques mois, Dassin était venu ici préparer la réalisation de Au-dessous du volcan, un roman que Bufiuel aime beaucoup, dont il a fait un projet d'adaptation, mais qu'il ne s'est jamais décidé à réaliser, le cinéaste américain était accompagné d'un directeur de production, avec son épouse : c'étaient les Hakim. Ceux-ci auraient souhaité, quel que filt le tarif, que Bufiuel réalisât pour eux un autre film : Belle de jour leur avait rapporté des millions. Au fil de la conversation, le nom de Renoir était venu sur le tapis et Buiiuel avait dit combien, en

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son temps, il avait aimé La Chienne... Je dis en riant à Bufiuel : « Ce serait bien qu'ayant commencé par Le Chien tu termines par La Chienne. » Le producteur lui demanda s'il aimerait en faire un remake. La surdité s'en mêlant, Bufiuel ne comprit pas la question et crut qu'on lui demandait encore s'il avait aimé le film de Renoir. « Beaucoup, beaucoup», répondit-il. L'homme rentre à Paris avec cette réponse, et, quelques jours après, les Hakim rachètent les droits du roman de Georges de la Fouchardière. Ils téléphonent immédiatement, ils envoient le livre, Bufiuel le lit. Sa femme lui demande : « Ça te plaît? - Oui. » Et voilà qu'aujourd'hui les Hakim rappellent de Paris. Jeanne leur dit que oui, que son mari a aimé, et mon Bufiuel pique une colère.

J'ai dit que j'avais aimé le film de Renoir, en son temps. Mais je n'ai jamais parlé de faire ce film, ni de rien de semblable. JEANNE : Mais tu as lu le livre et tu m'as dit qu'il t'avait plu. Et alors, qu'est-ce que ça a à voir? Si je devais adapter tous les livres qui me plaisent... ! Et puis d'abord, je t'ai déjà dit que je ne téléphone à personne ! S'ils veulent, qu'ils m'écrivent, je verrai ce que j'ai à répondre. Merde! J'ai horreur d'être bousculé. Qu'est-ce qu'on va faire? Qu'est-ce qu'on ne va pas faire? Qu'ils m'écrivent, et on verra.

*** J'ai toujours pensé qu'il y avait en toi une dichotomie entre ta façon de penser et ce que tu fais. Oui, c'est très curieux, mais je suis comme ça. D'un côté, mes idées ; de l'autre, la réalité. Au moment de la guerre d'Espagne, c'est vrai, tout ce que nous avions pensé devenait réalité, tout ce que moi, en tout cas, j'avais pensé : couvents incendiés, guerre, assassinats. Et ça m'épouvantait. Bien plus : j'étais contre. Je suis révolu-

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tionnaire, et la révolution me terrifie. Je suis anarchiste, mais je m'oppose totalement aux anarchistes. Tu es communiste, mais totalement bourgeois.

Oui. Je suis sadiste, mais je suis un individu tout à fait normal. Tout se passe dans ma tête, mais quand l'occasion se présente de réaliser mes désirs, je prends la fuite, je ne veux plus rien savoir. Tout ce qui n'est pas chrétien m'est étranger. Jolie phrase, n'est-ce pas? J'ai à mon actif beaucoup de phrases célèbres. Par exemple, celle-ci, attribuée à Philippe II : « Pour qu'une culture influe sut le monde, il faut des canons. » Elle est de moi. Eh bien, quand je dis, en me référant au domaine artistique, que tout ce qui n'est pas chrétien nous est étranger, j'inclus làdedans tout, à commencer par le Parthénon. L'art nègre me répugne, l'art japonais me répugne, l'art aztèque me répugne. L'art arabe, à l'état pur : allez ouste! pire que l'aztèque! L'art hindou, n'en parlons pas. Pour moi, tout ça, ce n'est pas de l'art. Il n'y a d'art ... Que l'européen.

Et encore, pas tout. Ce truc de l'art nègre, je ne l'ai jamais compris. A Paris, en 1930, il fallait que je dise oui, mais ce n'était pas vrai. Tout cet art barbare, dehors! Oui, oui, j'ai prononcé beaucoup de phrases célèbres. Par exemple : « Je n'ai pas envoyé mon escadre lutter contre ... » Les aliments.

Voilà! c'est ça : « Je n'ai pas envoyé mon escadre lutter contre les aliments. » Très bien. En plus, c'est vrai. Néanmoins, à propos d'aliments, tu n'aimes rien tant que la barbare cuisine espagnole et les barbares vins espagnols.

Bien sûr. Mais ils ne sont pas barbares. C'est vous qui ne voulez pas admettre qu'ils sont supérieurs. C'est comme

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pour Gald6s. Pourquoi Gald6s n'a-t-il pas le renom qu'il devrait avoir? J'ai posé la question à vingt mille professeurs américains. Réponse : Bof! Et puis tout à coup, il y a deux ou trois ans, Tormento, ou un autre de ses romans, devient un best-seller.

Ce qu'il y a, c'est que tu ne tiens pas compte d'une chose: nous sommes en 1970, mais en 1900 Gald6s était très connu en France, en Angleterre, en Amérique du Nord. Oh ! tu ne vas tout de même pas comparer avec le succès qu'avaient Dostoïevski, ou Gorki, ou Anatole France.

Anatole France, surtout avec les surréalistes... Mets qui tu voudras. Émile Zola.

Je ne te dis pas le contraire. Tu n'es pas le premier qui dise ça, ni moi le premier qui le répète. C'est la rançon de la popularité que nous avions eue du xv-f au xv11-f siècle. L'Espagne noire. On nous a rayés de la carte, envoyés en enfer. On a donné à l'inquisition une importance qu'elle n'a pas eue. Comment ça, qu'elle n'a pas eue?

Tout dépend du point de vue où on se place. L'inquisition protestante n'a pas été moins féroce, pour ne rien dire de la juive. Et l'intolérance de tes bons amis communistes... Halte-là! Ça, c'est autre chose.

Pour toi. Pas pour celui qui la subit. Mais de toute façon, il est certain que la littérature espagnole a dû expier les péchés de la société espagnole. Curieusement, d'ailleurs, ça n'a pas été le cas de la peinture. Il faudrait voir dans quelle mesure Picasso, Juan Gris, Mir6 et Dalf sont des peintres espagnols. 186

Non, je pensais à Velazquez, Murillo, Goya ...

Mais tout ça ne me dit pas pourquoi personne ne sait rien ni n'a rien lu de Gald6s en Europe, dans le monde, alors qu'on n'ignore rien de Dickens. Qu'est-ce que ça peut faire que le lecteur, le public, sache ou non si ce qu'il lit a été fait sérieusement ou non. L'authenticité ne vaut que pour les bijoux. C'est pourquoi je suis partisan des reproductions. Plus il y en a, mieux ça vaut. Je ne sais pas si ce que je fais est sérieux. Ou si c'est de la série. Ou non ... Si c'est du toc. Je ne sais pas.

Ah ! non, pas de « modem style » ! Aucun style. Chez moi j'ai un réfrigérateur ordinaire. Ce qui m'intéresse, c'est que le vin blanc soit froid, l'eau minérale glacée. Chez les autres, j'aime bien les fioritures, et parfois même, si c'est nécessaire, dans les décors de mes films. Mais pour vivre, non. Pour vivre, le strict nécessaire. C'est comme pour faire l'amour. Tout le reste est littérature . ... ou cinéma.

Ou cinéma. Au fond, le thème fondamental de ton art, c'est la violence.

Oui. Un thème qui a vraiment sidéré tout le monde. Aucun réalisateur n'avait... Non, je ne parle pas de cruauté physique. La fureur, ce qui s'appelle la violence, itre hors de soi, l'impulsion sans barrières, la force, œuvre parfois en dehors de la raison et de la justice, la colère... Exactement tout ce que moi, au-delà d'une certaine limite, je serais porté à considérer en me tenant sur la barrière. Mais toi, tu es un homme violent, en ce sens que tu es capable d'excès, n'estce pas?

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Oui, c'est vrai. Sans pouvoir...

Me freiner. Quoique... au bout de deux minutes je revienne en sens contraire. Oui, mais pendant ces deux minutes ...

Le premier mouvement est instinctif. Par-dessus toutes mes raisons, la violence surgit en moi. Maintenant moins souvent. Mais ça m'a beaucoup servi. Tu t'es senti expulsé par toi-même, sorti de toi ? Depuis quel âge ? T'en souviens-tu ?

Non. Étant enfant?

Oui. Soudainement par...

Des pulsions violentes, oui. Ça, dès mon enfance. Mais était-ce parce qu'on ne faisait pas ce que tu voulais ou parce que tu te trouvais face à quelque chose d'inattendu, qui te gênait, à cause d'une douleur physique?

Non. C'était comme ce que tu appelles« crime» : « Je l'ai tué parce qu'il ne pensait pas comme moi. » Un peu pour ça. Oui, un peu de : « Il l'a tué parce qu'il ne pensait pas comme lui. » Au début, ce pouvait être quelque chose de physique, de mécanique. Ensuite, c'est la violence par la discussion qui a pris le dessus. Dès mon adolescence, quand soudain j'explosais en telle ou telle occasion, c'était généralement parce qu'on ne pensait pas comme moi, ou 188

parce que j'entendais dire quelque chose qui m'indignait, sur quelqu'un ... et ... je ne sais pas, je ne sais pas ...

Et tu ne pouvais pas te dominer? Non, non. Je me rends bien compte, mais contre la violence je ne peux rien. C'est comme une crise d'épilepsie.

Cette violence-là, elle ne t'a inspiré aucune idée ? Non, non, aucune. Pourtant, je vais te redire une c~ose qui m'étonne : je ne vois pas la violence de mes films. Si je me mets à regarder comme s'il s'agissait de l'œuvre d'un autre, tu peux me la montrer, cette violence. Mais je ne m'en rends pas compte. Comme je ne me rends pas compte de l'érotisme. L'érotisme ... Je reste bouche bée quand je lis des livres qui parlent de l'érotisme de mes films. Je reste bouche bée, parce que je ne le vois pas. Je ne me rends pas compte. C'est pourquoi je pense que je me comporte toujours de façon assez irrationnelle. Par la suite, je suis capable de me rendre compte. On peut m'expliquer ou ... Mais je ne me rends pas très bien compte. Ni de la valeur des films, de la valeur qu'ils ont pour certaines personnes. Ni de l'érotisme ni de la violence. Je m'en rends compte ensuite. Je te jure. Je crois qu'on exagère. Quand j'y pense, je me dis : « Ils ont construit un château là où moi, je vois un tout petit machin. Un truc sans importance. » Ça me surprend, ça me stupéfie de voir qu'on lui a donné une telle dimension. Je ne me rends pas compte. L'érotisme, je ne sais pas, l'érotisme ...

Moi non plus. Je t'assure que dans des milliers de ... Bon, dans un grand nombre de livres, et dans le Dictionnaire d'érotologie, c'est incroyable. Un livre gros comme ça ... Et je suis un de ceux qui ont le plus de pages ... C'est incroyable. 189

C'est absurde. N'importe quel film d'Hollywood est plus érotique qu'aucun des tiens. Bon. C'est que c'est autre chose que ce que disent les gens. Parce que, ces gens qui font de l'érotisme à Hollywood, on ne s'en souvient plus au bout de quelque temps. Au contraire, moi, on me catalogue encore comme éroticiste, ou érotophile, ou ce que tu voudras. Je ne sais pas pourquoi. Il y a de la violence, par exemple, dans Nazarin. Dans L' Ange exterminateur... Il y a de la violence dans tout. C'est la mime chose dans le domaine politique. Tes réactions politiques. Quand tu justifies le pacte germanosoviétique, l'intervention en Tchécoslovaquie, en Hongrie, tu justifies cela par la violence, la colère contre l'autre. Parce que ça évite la violence négative. Parfaitement. Par exemple, la Tchécoslovaquie, à mon avis, allait s'occidentaliser, et non se libéraliser. Peut-être qu'elle se libéralisait, mais en fait elle s'occidentalisait. Tu oublies que la Tchécoslovaquie est un pays occidental. Je pense à la guerre, Max. Supposons que la Tchécoslovaquie s'occidentalise, ensuite c'est la Pologne, et puis la Roumanie ... Alors ... la guerre. Un nouvel encerclement impérialiste et la guerre, que je hais à mort, comme toute personne bien née, non? La violence que tu m'attribues, bon. Mais une bombe ici, cinq fillettes violées, soixante mille morts, non. Ça m'effraie comme un pauvre petit agneau. Je ne crois pas que ce soit par amour de la violence.

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Évidemment, ça te fait peur, parce que tu es un type correct. Mais je ne suis pas aussi sar que toi que ça te fasse peur théoriquement. Non. Ce n'est pas que ça me fasse peur. En fait, je n'ai rien à voir avec la politique, je suis très antipolitique, je vois tout ça du point de vue de la justice. Prenons un exemple : j'ai approuvé le pacte germano-soviétique. Je l'ai trouvé juste, et j'ai dit : « C'est très bien, très naturel, ils ont bien fait. » Quand Chamberlain et l'autre vont voir Hitler et, entre-temps, envoient en Russie deux capitaines français causer avec Staline pour éviter la guerre, q-ye va faire la Russie ? La Pologne ne la laisse pas pa&5er, lui a fermé ses frontières, ne permet pas le passage des troupes soviétiques en défense de la Tchécoslovaquie. Et pour régler la crise, ce sont deux capitaines qui vont causer avec Staline ... Par contre, on va à Bad Godesberg, etc. Je ne suis plus. Il y a un pacte commercial de non-agression, qui n'a pas joué. Effectivement, il n'a pas joué, Hitler a attaqué. Par conséquent, je n'ai pas vu dans le pacte germano-soviétique un pacte idéologique entre le fascisme et le communisme. Je n'ai pas pu voir ça. Il ne s'agit pas là de violence ou de non-violence. Simplement, je ne trouvais pas juste de penser cela.

Donc, tu ne te trouves pas plus violent que n'importe quel autre homme normal? Je ne sais pas. Je crois que non. En tout cas, ces trois incidents ou accidents politiques n'ont rien à voir avec la violence, mais bien avec le juste et l'injuste. Je trouve cette position plus juste que l'autre, qui est soutenue par nombre d'honnêtes gens de bonne foi, contraire à la mienne.

Mais, au cours de nos conversations de ces derniers jours, tu as évoqué quelques affaires à propos desquelles la

violence te semblait €tre la solution... normale. Par exemple, parle-moi de l'affaire Huidobro. Parce que là, oui, il s'agit de... 191

Mais non, là il ne s'agit pas de violence, simplement d'un peu d'exaspération. C'est plutôt imaginaire. Je me trouve entraîné dans une histoire de lettres d'injures, je décide d'y mettre un terme ... parce que je suis plutôt sentimental. Je n'aime pas recevoir tous les jours des lettres d'anciens amis qui m'insultent, n'est-ce pas? Alors je dis : « Arrêtons. » Comment ça s'est-il passé, exactement? C'est quand je me trouvais à Hollywood. Je reçois une lettre de Cossfo, qui m'insultait, me disant que j'étais un contre-révolutionnaire, que L'Âge d'or était un film bourgeois. Coss{o del Pomar, le peintre péruvien. En quelle année ? Quand j'étais à Hollywood, en 1931. J'étais arrivé en novembre 1930. Et ça, c'était en février 1931. Une lettre d'injures. Ça m'a beaucoup surpris, et je me suis tu. Quand je suis venu à Paris, dès mon arrivée, j'ai téléphoné à Cossfo, et j'ai été très dur avec lui. Je lui ai dit qu'il était un je ne sais quoi, un nain monstrueux, un paralytique ... Je ne sais plus ce que je lui ai dit. Que je pouvais lui casser la gueule impunément, parce que j'étais bien plus fort que lui, je le butais comme un rien. Alors Cossfo est allé retrouver son groupe du Dôme, là où ils se réunissaient, Huidobro, Milicua, Castafier ... Et ils se sont mis à m'envoyer des lettres d'insultes : tu es un ceci, un cela. Voilà. Castafier : « Un jour, je serai plus que toi, et alors on se retrouvera. » Huidobro : « Sachez, monsieur, que c'est moi qui ai fondé le surréalisme, le dadaïsme, le ceci, le cela », je ne sais quoi. Quatre pages. « Et avant que vous sachiez lire, j'avais fait ci et ça, et bla bla bla. » Bien ... A la fin, il me disait : « Mais trêve d'autobiographie. Où que je vous rencontre, je vous troue la peau (ou un truc comme ça), je vous flanque un coup de couteau, ou ... », je ne me rappelle plus bien. Alors, j'ai décidé 192

d'arrêter ça, et je suis allé les trouver au Dôme. Armando Vines m'accompagnait. J'arrive, et ils me jettent une boîte d'allumettes qui m'atteint à l'oreille. Et je dis : « Bon, c'est la guerre. » Je suis revenu, mais il n'y avait que Gilberte, une femme dont Cossfo avait été amoureux. Elle me dit : « Salut ! Comment ça va depuis Hollywood? » et je ne sais quoi. Je dis : « Ils ne viennent pas ici le soir? Si, mais ce soir ils sont allés au cinéma Chose ... » et ci et ça. J'ai attendu une demi-heure, et je suis parti. Et il ne s'est rien passé.

Oui, mais tu oublies de dire que tu avais acheté un pisto"let. Oui, oui. J'avais acheté un 7,65 mm. J'étais prêt à me défendre, à tirer sur Huidobro. Je ne l'aurais sans doute pas touché, parce que je fonctionne surtout en imagination, n'est-ce pas? Quand la réalité se présente, il ne se passe pas grand-chose. Ou je lui aurais envoyé une tasse de café à la figure, et on se tapait dessus. Dans le pire des cas, c'était quelques paires de gifles. Mais à tout hasard, j'étais venu avec sa lettre d'injures dans ma poche, parce que, comme ça, si j'avais à faire feu et que la police m'arrête, je pouvais prouver que j'étais menacé de mort. Enfin, tout ça, c'est un peu un problème d'imagination, n'est-ce pas? Ce sont des faits réels, ça s'est passé comme ça, mais je grossis beaucoup la réalité, les problèmes. Je suis toujours pessimiste. Je me fais une montagne d'un rien. Une montagne d'un grain de sable. A propos d'un danger, d'un accident, d'une situation, en politique comme dans les relations sociales, à propos de tout. Je me fais des montagnes pour rien du tout. Par exemple, ma femme sort et n'est pas rentrée à sept heures, et tout de suite je pense à un accident d'auto. Je vois toujours le pire. Je n'y peux rien. Dans cette histoire avec Huidobro, là aussi c'étaient des fantasmes, il ne serait rien arrivé. Huidobro n'allait pas me trouer le ventre, et moi je n'allais pas lui tirer dessus.

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Bien sûr. N'empéche que, dans les autres cas dont tu m'as parlé, il y avait aussi, théoriquement, présence d'un pistolet et possibilité de l'utiliser. Quand vous attendiez Cocteau pour le rosser... Oui. Non. On montait la garde à sa porte, on l'attendait pour lui flanquer une tannée. Avec Eluard et Thirion.

Oui, et vous €tes repartis. On avait à faire... Attendre à la porte de Cocteau ... , c'était le passage à l'action directe chère aux surréalistes, non?

Oui. Mais votre action directe à vous, finalement, c'était de reprendre l'autobus pour y pincer les fesses des bonnes sœurs.

••• Dîner somptueux.

Je sais que tu entends dire par-ci par-là (ou que tu dis) que je suis radin, que je rogne sur un morceau de pain ... C'est que ça me met hors de moi qu'on achète sept ou huit petits pains pour le petit déjeuner quand il ne vous en faut que trois ou quatre ... Qui est-ce qui gagne à ça? Oui, pendant des années, j'ai vécu de l'argent qu'on m'envoyait. C'est un fait que, jusqu'à il y a six ou sept ans, je n'ai pas été assez payé. Un film par an. Et quelquefois même, au début, deux ou trois ans sans faire de film. Et rappelle-toi, vingt-cinq mille pesos par film. Si tu crois qu'on pouvait vivre avec ça ... Après, ça a changé. Cette maison, je l'ai payée en grande partie avec ce qu'on m'a donné pour faire

L'Aurore. Tu crois en l'inspiration? Ou bien la succession nécessaire des plans t' empéche-t-elle de t'y fier ? Quelle importance a pour toi le montage dans le résultat final?

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Filmer est un accident, un accident nécessaire pour que les autres puissent voir. Mais ce qui importe, c'est le scénario, le script, les situations, l'histoire, les dialogues. Le mot «caméra» n'apparaît dans aucun de mes scripts. Je n'ai jamais aucune idée du décor; je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne prépare rien. Je ne sais jamais ce que je vais faire dans le plan suivant.

Et tu dis que tu ne crois pas à l'inspiration ? Je ne sais trop que te dire. Je connais la scène, je sais ce qui va se passer, je sais ce qui doit se dire, mais j'ignore si je vais commencer sur un objet ou sur un autre. Guelquefois, dans une séquence, il me semble qu'il y a trop d'entrées et de sorties. Alors je fixe la caméra sur un autre objet, et je fais en sorte qu'on n'entende que la voix, et puis l'acteur apparaît. Ou l'inverse, c'est selon. Mais tout ça suivi, déjà monté. C'est pourquoi je ne mets pas de numéros ; il n'y a presque pas de close-up dans mes films. Je n'ai besoin que du buste. Je te dis : ce qui compte pour moi, c'est que les scènes disent quelque chose par ellesmêmes, servent à quelque chose, aient un effet sur le spectateur sans pour autant le flatter. Je ne veux jamais voir personne rester sur le plateau après qu'on a coupé. Je mets généralement deux heures avant de commencer à filmer, pour penser à la scène du jour. Et je sais comment je vais commencer, mais je ne sais jamais ce qui va suivre.

Pour dire quelque chose, pour communiquer, tu préfères l'image à la parole ? Ce n'est pas que je la préfère, mais c'est qu'au cinéma je peux dire ce que je veux, tandis qu'en écrivant non. Mais je ne crois pas qu'elle soit supérieure.

C'est pourquoi tu passes pour être un réalisateur « pas cher ». Il te faut peu de mètres de pellicule pour dire ce que tu veux dire.

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Peut-être. Je ne fais qu'une, deux ou trois prises par scène. Je ne regarde pas les rushes. On me monte le film avec toutes les prises que j'ai fait impressionner, collées ensemble : la première, la deuxième et la troisième ; ou la première et la deuxième ; ou seulement la première ; alors je leur dis au montage: la première, la deuxième, la troisième, selon. Décider le montage d'un film me prend environ deux heures, même si la copie de travail dure cinq ou six heures, à cause des répétitions. Après, il n'y a plus qu'à fignoler. Je« vois» mon film avant de le tourner, et malgré ça j'arrive au studio sans idée tout à fait préconçue. Je ne fais pas non plus prendre une scène complète à des distances différentes. Non. Je dis : Jusque-là, et Coupez. Je ne numérote jamais mes scripts, sauf à la fin, sur le set, pour la production. Ce n'est qu'ensuite que, parfois, trop tard, je m'aperçois qu'il aurait mieux valu filmer tel ou tel raccord, mais qu'y faire ! ça n'a pas tellement d'importance. Des répétitions, oui, on répète beaucoup. Avec les bons acteurs, pas de problèmes, il suffit que je leur explique ce que je veux. Ça va moins bien avec les acteurs médiocres : il faut non seulement que je leur explique, mais que je mime les scènes, et moi je suis un très mauvais acteur. * * *

Le surréalisme est-il ou non un nouveau romantisme? D'un côté, nous avons les négations de Crevel, d' Eluard; de l'autre, les affirmations de la majorité. Au reste, je te dirai que, pour moi, cela n'a pas grande importance, sauf si l'on nous démontre qu'il y a un paradis pour les romantiques et un autre pour les classiques, avec leurs enfers respectifs. La différence, comme on sait, est que dans un cas le sentiment triomphe du rationalisme, alors que dans l'autre, le classicisme, c'est l'inverse. Que je me rattache à la première de ces deux positions ne veut pas dire que je ne reconnaisse pas à la raison sa valeur.

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Crois-tu à la possibilité d'un perfectionnement de l'être humain?

A te répondre ainsi, sans réfléchir, je te dirais que non. Si je pesais bien la question (je suis lent), je ne sais pas ce que je te répondrais d'ici quelques jours. Tu crois aux pressentiments?

Aux pressentiments, non. Aux prémonitions, oui. C'est synonyme.

J'aime mieux dire prémonitions. L'imagination pense mille choses, mais tu en choisis une et tu tombes juste. C'est fantastique. Tu penses trois mille choses, et il y en a trois qui tombent juste... L'ésotérisme et le matérialisme s'opposent. Or ton art est précisément l'union des deux.

Je ne dirais pas ésotérisme, mais mystère. A dire vrai, je déteste la science, j'ai horreur de la technologie. Ce qui m'amènera peut-être, un jour, à croire, absurdement, en Dieu. Je dis bien : absurdement. Tu as lu le Zohar?

Non. Tu t'es passionné pour la Kabbale, comme Breton ?

Non. Tu as envie de t'expliquer, ou tu préfères qu'on te devine ?

Qu'on me devine. Et si l'on tombe à côté?

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Ça m'amuse.

On peut dire que le surréalisme a été antireligieux et athée, matérialiste et anticlérical. Je ne suis plus anticlérical.

Au cours de notre vie, nous avons connu les surréalistes qui l'étaient consciemment et ceux qui l'étaient sans le savoir. Comme Pepin Bello. Moi, ce qui m'importe, ce qui m'intéresse, c'est le premier mouvement, la réaction naturelle. L'ennui c'est que, dans la plupart des cas, on est lié par les conventions, les convenances sociales. C'est comme ça I Alors, les surréalistes ne m'intéressent plus.

Tu ne serais pas d'accord avec Elsa Triolet quand elle dit que le surréalisme est « une vieille coquette qui ne sait pas vieillir décemment » ? Où dit-elle ça?

Dans le prologue d'une anthologie de Maïakovski. Et elle affirme qu'il fut une« étape dépassée du romantisme». Ce genre de « petites phrases » m'énerve, m'a toujours

énervé.

«

Une vieille coquette» 1

Elle dit peut-itre ça par jalousie. C'est bien possible. Elle ne venait jamais aux réunions du groupe. Ça m'énerve, cette attitude actuelle d'Aragon, la traitant comme une autre Gala.

Freud a eu une influence spéciale sur ton œuvre ? Je ne sais pas. Ce que je peux assurer, c'est que j'ai beaucoup lu Freud, à partir de 1923. 198

Le rationnel est pour toi la bête noire, comme il le fut pour Breton?

Oui. Et je me venge de lui. Sans pour autant nier que le rationnel est parfois utile. L'« esprit de négation», dont parle Poe comme étant nécessaire à la poésie, était-il en toi ou est-il né de ta relation avec le su"éalisme ?

Il était en moi. Dans quelle mesure le surréalisme a-t-il inspiré la « contestation » qui s'est traduite par les événements de mai-juin à Paris ? Dans quelle mesure, selon toi, le surréalisme fut-il un antécédent de ces mouvements juvéniles? Ou bien n'ontils eu ce caractère que parce qu'ils étaient juvéniles?

Comme je te l'ai déjà dit, je suis sûr que le surréalisme était, a été à la base de la « révolution de mai». Mais nous, nous étions vingt, et eux quatre-vingt mille. Je ne puis dire que j'aie été avec eux. Je les regardais, et je n'en croyais pas mes yeux. « L'indépendance de l'art, pour la révolution; la révolution, pour la libération définitive de l'art. » Tu es d'accord ? La formule est de 1938, elle est de Breton et de Trotski. Ou bien, avec le temps, t'es-tu rapproché de la conception pessimiste de Lévi-Strauss, qui pense que l'homme n'est capable que de détruire la création ?

Plutôt de Lévi-Strauss. Je l'ai connu à New York, avec Breton. C'était un homme plutôt maussade. Vu à distance, le surréalisme des années 20, bien qu'il n'ait pas perdu (ton œuvre le prouve) l'importance qui fut la sienne, comporta évidemment une bonne part d' automystification. Breton affirmait que le salut était dans l'amour,

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alors que c'était exclusivement dans l'acte sexuel. Tu es d'accord?

Tout est affaire de temps, d'époque. Évidemment, quand j'étais adolescent, je ne voyais pas ça comme ça. Pour moi, l'amour platonique existait; c'était sans doute l'influence de la religion. Ensuite, je n'y ai pas cru. Je n'ai jamais pu dissocier l'un de l'autre. Tu te rappelles que Breton parle de son « ombre vénéneuse» et de ses « mystérieuses perversions».

Toute perversion sexuelle me répugne. Je me fous des homosexuels. Ça les regarde. Mais s'ils le sont, ce n'est pas d'une façon consciente. Ils me répugnent comme ils répugnaient à Breton : par nature. Mais dans tes films ..

Je recours à l'humour. Comme quand tu as dit, formule célèbre que bon nombre d'imbéciles ont prise au sérieux: « Un chien andalou n'est qu'un désespéré appel au meurtre. »

J'ai fait cela pour choquer les journalistes. On est sadique ou on ... Pour les choquer tous. Tu ne le dirais plus aujourd'hui.

Je ne sais pas. J'ai envie de faire un film qui aille à l'encontre du goût général, à contre-courant de toutes les idéologies. Il y a un peu de ça dans La Voie lactée. Oui, un film contre les communistes, les socialistes, les catholiques, les libéraux, les fascistes. Mais je n'entends rien à la politique. Un film dans lequel se manifesterait mon nihilisme. Un film contre le Christ, contre Bouddha, contre Siva. Le Christ était un type horrible. Le Christ barbu et blond auquel on nous a habitués ; pas le mal rasé

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sourcilleux que nous montre Pasolini. Oui, le Christ, je le hais. Pas la Vierge. La Vierge est adorable. Mais pas une Vierge vieille et édentée comme on nous la présentait. Non. La Vierge avec son voile et sa robe lui couvrant jusqu'aux ongles des pieds. Je ne sais qui a inventé cette fable selon laquelle j'aurais dit que les jésuites nous enseignaient à nous masturber en son honneur. Quelle blague ! Pendant le mois des exercices mariologiques, ils étaient plus sévères que jamais, surveillaient notre façon de nous asseoir, ne nous laissaient pas mettre une main sous la table, nous empêchaient de nous passer de petits billets, ou de poser le front dans nos mains, de peur qu'on s'endorme. On insiste lourdement sur ton athéisme!

Je suis l'athée dont on parle le plus. Comme ils ne peuvent pas raconter que je couche avec Greta Garbo ou que je m'amuse à flageller des nonnes ... Ils causent, ils causent de mon athéisme, comme si c'était un sujet vital pour le monde. Au fond, il est satisfait.

Le révérend Claudio Sorgi dit dans le numéro d' aujourd'hui de l'Osservatore Romano que« le cinéma devient un second et immense péché originel ». Ça te paraît bien ?

Pas mal. Un peu présomptueux, peut-être. Mais pourquoi dit-il ça? Parce que « le paganisme cherche à prendre sa revanche ».

Alors là, non. Heureusement. Le révérend Sorgi prétend que le cinéma devient un péché de l'homme, un péché collectif, quelque chose comme la réfutation par l'humanité entière de la beauté, de la bonté, de la vérité.

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C'est tout le contraire. Ce qu'il y a, c'est que ce bon père a une conception de la beauté, de la bonté et de la vérité directement issue de l'image resplendissante et sanglante du Sacré Cœur de Jésus. Il est persuadé qu'entrer aujourd'hui dans une salle de cinéma, c'est pénétrer dans un lieu d'orgies.

De son point de vue, il a raison puisque, pour lui, les « véritables » orgies c'est ça, ce que nous présente le cinéma commercial d'aujourd'hui, et qui, en fin de compte, n'est pas très différent de ce que nous présentaient les théâtres du Paralelo, à Barcelone, ou le Martin de Madrid, pour ne rien dire des revues parisiennes de la Belle Époque. C'est sans doute pourquoi le révérend ne se fait guère d'illusions. Écoute: « Nul ne peut surmonter le traumatisme, le dégoat causé par une mauvaise expérience, dans laquelle le mal prend l'aspect d'un délire frénétique de relâchement irrationnel,_ d'un signe de sadisme ou d'un plan pervers contre l'homme. » Et il conclut: « Le public ne doit pas aller au cinéma. Tout le monde doit se mettre d'accord pour ne pas y aller. Non pour saboter le cinéma, mais par honnéte volonté de purifier l'air. »

Je suis tout à fait d'accord.

* * * Pour moi, toute ma vie, le coït et le péché ont été une seule et même chose. Même ayant perdu la foi. C'est curieux : on perd la foi, mais pas le sentiment du péché. En somme, tu as perdu tout sentiment de péché, sauf celui du péché charnel.

Oui.

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C'est quelque chose de physique, pas de métaphysique. Je ne sais pas. Mais oui, c'est possible. Quelque chose de physique.

On pourrait faire une étude de ton œuvre, exclusivement sous cet angle : l'obsession du sexuel. Ou du politique, ou du policier.

Il y a quelque chose de curieux : c'est la façon don~ tu exprimes tes idées politiques, à travers des références picaresques. Les mendiants, les picaros, donnent à tes films un arrière-goat social, si tu ne veux pas du terme « politique». Le sexuel et le social sont les fondements de ton interprétation du monde, en passant par le religieux, qui est une autre façon de dire la même chose. C'est curieux comme, pour toi, tout est, vu sous cet angle, assez simple. La paranoïa de El ne saurait être mieux exprimée qu'elle ne l'est, même dans un plan historique. Historique ?

Oui. L'aiguille de cordonnier, la ceinture de chasteté, la lame de rasoir. C'est l'influence de Sade.

En fait, être spectateur d'un film de toi (spectateur en un sens très strict, quelqu'un à qui n'échapperait presque rien), c'est se soumettre à un examen d'intelligence et de mauvaise foi. Tes films pourraient servir de test. Voilà un homme assis sur son lit, à lire un journal. Il abaisse le journal. Il regarde la caméra et dit : « Ma haine de la science et mon horreur de la technologie m'amèneront peut-être à cette absurde croyance en Dieu. » Et le film continue comme si de rien n'était. Voilà mon authen-

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tique position. C'est toujours une position tout à fait surréaliste. Croire en Dieu est absurde, mais je déteste encore plus la technique et la science. Je commence à en avoir marre du mot « athée ». Pourtant, c'est toi qui l'as le plus utilisé.

C'est peut-être pour ça. Dis-le, écris-le une fois, mais ensuite, même si tu veux le dire, emploie un autre mot. Effectivement, le mot est laid.

Je ne dis pas que je ne le suis pas. Maintenant, plus athée que jamais. Mais le mot me déplaît. A ce que tu m'as raconté, d'être athée et de le dire, surtout de le dire, ça a contribué à te faire expulser de New York.

Plus ou moins. Plutôt plus que moins. Il fallait dire« agnostique». Ça sonne bien et c'est un mot qui a un passé agréable.

Et s'il n'y a pas de Dieu, à quoi sert la vie? Alors, il y aurait un Dieu pour les fourmis; un autre pour les reptiles... Un pour chaque espèce.

Peut-être. Comme il y en a plusieurs pour les Blancs et mille autres pour les Noirs. Dieu, quoi. Mais les espèces ne sont pas plus importantes que les couleurs : un Dieu pour les papillons blancs, un autre pour les jaunes. Un pour les forts. Un autre pour les faibles.

Ne plaisante pas. Pour nous, c'est trop facile.

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Comment veux-tu parler de Dieu sérieusement? Lis les journaux. Pour nous faire un monde comme ça, il ne s'est pas foulé.

Peut-être que Dieu n'était pas très intelligent. Seulement impulsif. Et allez donc I Envoyez la boule I Et que ça saute, le péché ! Les galaxies : un feu d'artifice. Oh ! la belle verte !

Pour emmerder Mantec6n, quand je serai sur le point de mourir, disons : vingt-quatre heures avant, je ferai v~nir tous mes amis, et je dirai à Jeanne d'amener un curé. Je me confesserai, je ferai tout ce qu'on fait dans ces cas-là, rien que pour emmerder Mantec6n. C'est le plus athée de tous mes amis. Très bien. Et moi, maintenant, si je vais en Espagne et qu'ils me collent au poteau, je demanderai un sombrero mexicain, et, avant qu'ils tirent, je crierai : « Vive Carthagène!»

Quoi? Vive Carthagène! Ah I bon. Le principal, c'est d'emmerder les autres sans qu'ils sachent pourquoi.

Ce sont des plaisanteries que les Espagnols sont seuls à comprendre. Naturellement, il y en a d'autres que nous, nous ne comprenons pas. Mais tu es sûr que ton truc, ce n'est pas plutôt pour emmerder José Ignacio? On dit que Salinas*, qui n'était pas moins athée que toi, lui aussi s'est confessé.

Je ne savais pas. Pour mourir, aurait-il dit, « comme un caballero espagnol». 205

Pas mal non plus. A Boston. Tu es sûr? Non. Et mime je n'en crois rien. Je crois plutôt Solita et Juan Marichal, qui ont veillé Pedro pendant son agonie, et qui démentent cette rumeur, fermement et avec irritation.

*** Bufiuel tire un papier de sa poche.

Les vingt rêves sont là. C'est très schématique; je les ai notés pour moi, pour me rappeler. Je peux te les raconter d'une façon plus détaillée, mais ce n'est pas ça l'important. Ce sont tous des rêves que j'ai faits plusieurs fois, qui se répètent, jusqu'à des douzaines de fois. Le moins fréquent, cinq à dix fois. Mais en combien de temps? Oh! sur des années, les derniers sur quinze ou vingt ans. D'abord, le fameux rêve du train. Je l'ai bien fait vingt fois. Il y a un train, une gare. Le train part, emportant mes valises. Paf! ça y est, je l'ai loupé. Un autre train : je monte, je laisse les valises, je redescends du train en me disant: « Je vais me promener un moment sur le quai. » Je ne fais pas attention, et le train s'en va, adieu valises. « Mes valises ... », je ne sais quoi. Des variations sur ce thème, j'en ai rêvé très souvent. Je rate le train, je perds mes valises, je vais à la consigne et c'est très compliqué, des tas de formalités, il faut que j'aille à ... , et le train part sans moi. Un autre rêve : les précipices. Que ce soit en haut d'une montagne, sur une cime, ou sur un édifice très élevé. Je me trouve complètement paralysé dans un endroit qui n'a qu'un tout petit rebord. Rêve très fréquent. Quelquefois, j'arrive à descendre ou je me réveille. Il y a quinze ou vingt ans, je me jetais dans le vide et il ne se passait rien. Parce qu'alors je me dis : « Je rêve », et je saute. Mais maintenant, je ne me risque plus à sauter.

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Autre rêve : mon père et ma mère sont vivants. Je sais qu'ils sont morts, j'éprouve une grande émotion douloureuse, et en même temps j'ai de la compassion pour eux, surtout pour mon père. Je suis triste qu'il soit mort, et je dois le dissimuler devant lui. Et il est là, très grave, à table. Je dis n'importe quoi. Je dis : « Je sais qu'il est mort. » Mais non. Quelle tristesse ! Un autre : je dois participer à une représentation théâtrale et je ne connais pas mon rôle. Angoisse. Ça dure longtemps. Je vois une salle immense, avec des sièges, une scène, les acteurs sont sur la scène et je dois jouer un rôle, et je ne sais pas lequel. Il y a du public?

En général non. Quelquefois oui, mais d'autres fois le public n'est pas encore arrivé, et je ne sais pas mon rôle, et je l'apprends. Mais ce n'est pas possible d'apprendre quelque chose que je vais devoir faire tout de suite. Et la représentation commence. Je m'esquive, ça fait très mauvais effet. Qui va-t-on mettre à ma place? Bon, la plupart des rêves sont des rêves d'angoisse. Un autre : la fornication. Ça, tout le temps, depuis quarante ans. Fornication presque toujours entravée par des difficultés. Les voisins m'observent par la fenêtre, ou entrent à contretemps dans la pièce. Ou bien je ne trouve pas le sexe, ou il est obturé. J'ai une occasion magnifique, je suis très excité, mais ... Non, mais ton truc de la fenétre, c'est important. Les gens qui...

Oui, les voisins qui me regardent par la fenêtre. Une jeune fille qui me plaisait beaucoup, à Saint-Sébastien, il y a quarante ans, est avec moi, et tous ses frères sont sur le balcon. Et je dis : « Bon, la fille est à ma disposition. » Je ferme les rideaux, mais je ne peux pas la baiser. Angoisse. Désespoir. Je n'ai pas de travail, mais bon, j'avais bien un film à tourner, non ? Ce rêve-là est très long, parce qu'il y a ensuite des tas de péripéties. Je cherche du travail. Rien à faire, on ne m'en donne pas. Grand désarroi.

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Ça, c'est sans doute quand tu es arrivé ici, au Mexique. Depuis quinze ou vingt ans, tous ces rêves se répètent.

Parce qu'il y a des raisons, déterminantes. C'est possible. Il se peut que ... Aux États-Unis aussi. C'est possible. Je ne peux pas te préciser quand ont commencé tous ces rêves. Tous sont récents dans ma vie, ils remontent à vingt, vingt-cinq ans. Surtout depuis quinze ans ils se répètent beaucoup. Il y en a que j'ai faits vingt ou trente fois. Un autre, c'est quand je rêve que je n'ai pas d'argent. Je n'ai pas d'argent et je n'ose pas en demander à ma mère ; elle m'en a déjà donné beaucoup. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne pense pas à ma famille. C'est l'angoisse de ne pas avoir d'argent. Terrible. Un autre : dans la maison de mon enfance. Des fantômes. Avant, ça me faisait très peur; maintenant, non. Maintenant, j'arrive à la maison, je monte au premier étage. C'est dans l'obscurité. Je me dis : « Je vais prouver que je peux chasser l'apparition, le fantôme de qui que ce soit. » Il fait noir. J'entre et je ferme la porte du salon. J'ai peur. Soudain, je perçois la présence d'un fantôme, un bruit, une chaise, je ne sais quoi. Alors je dis : « Salauds, montrez-vous, allons ... » et tout ça, j'insulte les fantômes, tout en ayant très peur, tu vois?

Des ectoplasmes, ou ce genre-là? Oui, oui, oui. Généralement de gens qui sont morts. L'apparition d'un mort. Je suis très angoissé, mais je me défends assez bien. Autre rêve, celui-ci très clair psychanalytiquement. Effrayant aussi. Je l'ai fait sept ou huit fois, depuis le tournage de La Mort en ce jardin à Catemaco. Je vois des eaux stagnantes, un peu huileuses, tièdes, glauques, à côté d'une forêt vierge. La forêt vierge commence là, mais les arbres sont déjà très grands et couvrent les eaux de leur ombre. Je suis dans l'eau, je

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nage, paisiblement, je flotte presque, parce que l'eau est très dense, comme de l'huile, je t'ai dit, glauque, couleur des yeux verts, verdâtre. C'est la mère, non? Il n'y a pas de doute. Le lac, les arbres, la terre, le liquide amniotique. Je nage paisiblement, mais j'ai peur. La forêt vierge me fait peur, mais en même temps j'éprouve une certaine volupté. Plaisir et peur à la fois. Un grand silence. Tout est immobile. La mère. Un autre rêve, souvent répété : les araignées, avec quantité de variantes. Insupportable. Un autre que font beaucoup de gens : les bêtes féroces. Très connu aussi : le taureau, le tigre. Je fuis. Je vais à une corrida, et le taureau s'échappe. Je fuis dans des couldirs. Le taureau me poursuit. Je ferme une porte, mais le taureau est très fort. Je me réveille. Autre rêve important : j'ai été complice d'un assassinat. J'ai tué quelqu'un, de concert avec d'autres amis, il y a huit ans, dix ans, nous l'avons enterré, et tout. Dix ans ont passé, et tout à coup j'apprends qu'un de mes complices (je ne sais pas qui il est) a été arrêté par la police. On a retrouvé un bras du mort. Terreur qu'on me découvre. Que la police me découvre, moi. Autre rêve, ineffable, le seul ineffable. Religieux. Au sein d'une musique bouleversante, extraordinaire, une musique merveilleuse, m'apparaît la Vierge, la Mater Purissima, mais stéréotypée, avec les voiles bleu et blanc...

Oui, celle de tes films. Je baigne dans une émotion d'une grande douceur. Il me semble comprendre par le sentiment, non par la raison, certains mystères de la religion. L'émotion suscitée par ce rêve me dure longtemps. C'est le seul que je fasse qui soit positif. Un autre : un rêve que j'ai raconté ; je l'ai mis dans Le Charme discret de la bourgeoisie. Je suis dans la rue. Je rencontre un ami : « Qu'est-ce que tu fais par ici? Je t'ai vu avec Pepito. - Mais comment, avec Pepito? Il est mort il y a quinze ans. - Ah ! oui, tu as raison. Il est mort. Eh bien, je l'ai rencontré ici. » Arrive une jeune fille vêtue d'une tunique blanche. Nous nous regardons très tendre-

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ment. Et puis il apparaît que tous sont morts. Oui, je l'ai mis tel quel dans Le Charme discret de la bourgeoisie. Un autre, le plus émouvant avec celui de la Vierge : je me vois avec mon chien Tipi, un chien que j'avais chez moi, un chien des rues, que j'aimais beaucoup. Il aboie après moi, comme s'il me demandait quelque chose. Je le vois à un endroit précis, à côté de Jeanne qui fait son ménage, et le chien me voit et vient vers moi en aboyant, comme pour me demander quelque chose. Au réveil j'éprouve une grande angoisse, avec une pitié infinie pour Tipi. Sentiment et prémonition de ma mort. Mais avec une angoisse horrible, qui dure parfois des jours. Et je me dis : « En fait, c'est ma mort, puisque le chien est mort ... » Un autre : défécation ou déshabillage en public. Tu as dû le faire aussi, celui-là. Je me trouve avenida de la Reforma ou avenue des Champs-Élysées, et je suis en train de déféquer, hein, et tous les gens passent, et moi j'essaie de dissimuler, je ne sais pas quoi faire ... et puis je me lève, enfin je n'en mène pas large. Un autre : orage, pluie, éclairs. Je cherche un abri. Ça aussi, c'est un rêve assez long. Un bois, une jolie maison à grandes vitres ; il se met à pleuvoir ; panique : les éclairs ; je cherche un abri ; j'entre dans une salle vitrée, et il m'arrive des choses. Toujours l'orage, les éclairs, la panique. Un autre, plutôt bon, que je ne fais plus ; je l'ai fait une trentaine de fois : je soulève des objets ou des personnes, par lévitation, en étendant les mains. Parfois, j'échoue. « Voyons cette chaise. Hier je l'ai fait se soulever. » Rien. Je n'y arrive pas. D'autres fois, plus rarement, je réussis. Je vois soudain la chaise s'élever à trois mètres. « Merveilleux 1 » s'écrient les gens. Autre rêve : je mens à mes parents. Je n'ai pas encore passé le bac. Je suis au lycée, et j'ai mon âge actuel, et je n'arrive pas à passer mon bac. Je pense: « Que va dire ma mère? Mais après tout, tant pis. J'ai une carrière, quoi, je gagne ma vie ... » Mais l'examen a lieu demain, et je n'ai pas été en classe les derniers mois, je n'ai pas suivi les cours d'histoire-géo ... Je n'en mène pas large. Et je me dis : « Bon, je vais envoyer ma mère sur les roses. Je n'ai pas besoin de passer des examens, je gagne

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déjà bien ma vie. » Et le dernier rêve, c'est le rêve d'autofellation: je peux me sucer la verge. Je dois avoir un tronc très court, dans le rêve, car je peux parfaitement me la sucer. Mais ça ne me cause aucun plaisir. C'est idiot, pas de plaisir du tout. Je me dis : « Formidable! j'arrive à me sucer moi-même! » Mais c'est tout, rien. Et il est ancien, celui-là, ou bien ... ? L'autofellation, oui, c'est un rêve assez ancien aussi. J'ai dû le faire six, sept, huit fois. Assez ancien. Voilà les vingt 1 rêves que je me rappelle. Tiens. Il me donne la liste des rêves énumérés, rédigée de sa main.

Oui, en somme on y trouve tout: la religion, l'érotisme, la mort ... On comprend ta répulsion pour les araignées : pour toi, c'est une représentation de la mort. Il y a trente ans, tu aurais pu faire un film avec tous ces rêves.

Oui, en réunissant les séquences ... Mais non. Non, cinématographiquement ça ne fonctionnerait pas. Et puis, maintenant, ça t'est devenu un peu étranger, tout ça.

Peut-être. C'est comme ton évolution concernant la Vierge Marie. Il me regarde, avec une telle ironie que j'ai envie d'éclater de rire.

INTERVIEWS D'AMIS ET COLLABORATEURS DE LUIS BUNUEL l

Francisco Garcia Lorca Écrivain et frère de Federico Garda Lorca

r

FRANc1sco GARCfA LORCA : Mes premiers souvenirs de la Résidence des étudiants, les voici : je me levais très tôt et je sortais pour courir et sauter. J'aimais beaucoup le saut. Bu:fiuel, lui, lançait le javelot. MAx Aua : Et ensuite il allait au réfectoire en tricot et sandales.

Non, je ne crois pas. Il me semble qu'à la Résidence tout le monde était très correct. Je ne crois pas qu'il y ait eu des tenues négligées, sauf, bien sûr, quand nous donnions des fêtes costumées. Comment vous procuriez-vous les déguisements?

Nous allions voir ces types qui vendaient des costumes de théâtre. Et nous revenions, déguisés, dans la rue, jusqu'à la Résidence. Mais nous n'entrions pas dans le salon. Sauf un jour où est venu un de ces personnages éminents, qui donnaient des conférences à l'université. Je ne sais plus si c'était Einstein ou lord Camavon ... enfin, une de ces gloires mondiales. Je ne sais pas si don Alberto, le directeur de la Résidence, nous a vus. A cette époque, avec DaH et le peintre Uzelay, nous avons fait souvent le voyage de Tolède.

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Toi aussi, tu appartenais à ['Ordre?

Oui. Luis l'avait fondé et distribuait les grades. Il nous disait : « Toi, je te fais commandeur, ou je ne sais quoi, de l'ordre Machintruc ... » Vous y alliez tous ensemble par le train, ou quoi ?

Oui, par le train. Nous logions à la Posada de la Sangre (Auberge du Sang). La première fois que nous sommes allés à Tolède, c'était simplement pour nous promener. Nous n'avions pas d'autre but. Mais, une fois là-bas, nous avons dû nous acheter des chemises, parce qu'on y était allés pour faire un petit tour, et en fait on y est restés plusieurs jours. Oui, nous logions à la Posada de la Sangre; c'est là que nous prenions nos repas, que nous faisions nos fêtes, et tout. Quelquefois, nous passions la nuit à errer dans les rues. Vous y êtes restés combien de temps ?

Oh! bon, la première fois, est-ce que je sais? Trois ou quatre jours, sans revenir à Madrid. Luis était très emballé par Tolède. Il l'est toujours.

Il l'est toujours, oui, bien sûr. Dans tout ça, Uzelay a joué un rôle important. Il habite à Bilbao.

Ah! bon? A cette époque-là, moi, j'avais chez moi, à Valence, un des premiers dessins d'Uzelay. Un de ses dessins cubistes; il en a fait très peu. Mais j'en avais un très joli. Il a disparu, comme beaucoup d'autres choses. En fait, je n'arrive pas bien à relier ce dessin, par exemple, à votre vie de farces, de

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déguisements, d'ordres de chevalerie, de fantômes, etc. Peut-être qu'il s'agit de deux époques différentes, que nous sommes en train d'amalgamer.

Non, non, pas du tout. La nuit, nous nous enveloppions dans les draps de la Résidence et nous montions sur les épaules les uns des autres, avec les draps et tout, et nous nous faufilions comme ça dans les couloirs. Puis nous cachions les draps dans le jardin ou quelque part par là. Je crois que nous avons fait ça à Madrid, mais aussi, plus tard, à Paris, à la Closerie des Lilas où Bufiuel tournait un film avec les copains. Nous disions : « Bon, supposons ai,ue ceci, cela, tu entres, tu sors, tu fais comme si tu regardais, etc. Et tu es censé voir ici ce monsieur qui était avec la femme de ... et ci et ça. » Tout comme ça. C'était un jeu. Je ne sais plus à quelle époque c'était. Je n'ai pas de mémoire. Est-ce que c'était avant que Bufiuel fasse des films? Je voudrais bien pouvoir situer ça dans le temps. Tout ça, Ontan6n l'a raconté. Vous donniez des prix au meilleur acteur, à celui qui avait le mieux joué. Et Ontan6n dit qu'il était toujours un des meilleurs. Ontan6n et toi.

Oh! je ne sais pas si j'étais un des meilleurs, je ne sais pas. Enfin... Je me souviens qu'à cette époque-là un des personnages que Luis avait constamment en tête était Robinson. Qui?

Robinson Crusoé. Oui, je me souviens qu'avec Luis et tous les autres nous avions des tas de discussions. Je crois que c'était moi qui m'excitais le plus. On se demandait : si nous étions sur une île déserte, qui d'entre nous serait le chef? « Bon, le chef, ce sera celui qui se débrouillera le mieux. - Ne te figure pas que, sous prétexte que tu es plus costaud que les autres, ce sera toi le chef. - Celui qui se débrouillera le mieux, qui saura le mieux faire ce qu'il y aura à faire. - Celui qui saura reconnaître les plantes 217

comestibles, celui qui se rendra le plus utile, celui qui... » Et on discutait à n'en plus finir, pour savoir qui serait le chef. Ces petits jeux se répétaient souvent. Si bien que, lorsque Luis a fait le film, c'était déjà quelque chose de bien enraciné depuis longtemps. Mais tout, tout chez Luis est bien enraciné depuis longtemps. Entre ton frère Federico et Luis, quelles étaient les relations?

Très cordiales, très étroites. Je crois qu'ils s'aimaient beaucoup. Dalt dit que Federico était jaloux de leur amitié, de Dalt et Luis.

Eh bien, oui, c'est possible. Mais enfin, je crois que la relation entre eux était très étroite et cordiale. Très cordiale. Et avec Dali, beaucoup de ... Voilà une des choses que je regrette : que se soit perdue toute cette correspondance, les innombrables lettres de Dali. C'est un désastre, tout ce qui a disparu. J'ai vu aussi Ana Maria.

Ana Mana Dali? Je ne la connais pas. Je lui ai posé la question, je lui ai demandé: « Tout le monde dit que Federico était amoureux de toi. Est-ce qu'il t'en a dit quelque chose, une fois ou l'autre, Federico? » Elle est devenue rouge comme une tomate. A soixante-dix ans ! C'est sympathique, non ?

Si. Oui, il avait beaucoup d'affection pour Ana Mana. Bon, il y a leur correspondance, tout ça. En effet, il y a eu une relation très étroite. Il était aussi en très bons termes avec le père de DalL Il y avait des relations très étroites entre eux, très cordiales. 218

Et toi, tu participais à cette amitié? Ils t'incluaient, ou non ?

Mais oui, j'y avais ma place. Bien sûr, j'avais, moi, mes propres amis, mon propre monde. Mais entre nous tous, les relations étaient très étroites. Et les voyages, et Tolède, et les déguisements, et tout ça. Ils m'incluaient, oui. Mais ceux qui étaient le plus amis, c'étaient Luis, Salvador et Federico. C'était le noyau.

Euh! oui. Certainement. D'ailleurs, c'est nornlal, c'étaient trois fortes personnalités. Et puis Pepin Bello.

Et puis Pepfn Bello, c'est vrai, ça incluait Pepin Bello. Beaucoup disent que les idées principales, par exemple, de Un chien andalou sont de Pepin. De vieux trucs de Pepin qui seraient ressortis là, comme il y en a qui ressortent dans d'autres films de Luis. Je ne sais pas. Pep(n, je l'ai très peu fréquenté.

Eh bien, Pepin, c'était le type sympathique par excellence. Il avait de grands amis parce que, disons, c'était un type extraordinairement communicatif, facile, gai, enfin un de ces êtres qui ne peuvent qu'inspirer la sympathie. Tout se ramenait à ça, parce que Pepin Bello, pour ce qui était de créer, d'écrire, de jouer de la musique, tout ça, disons-le, pas question. Non, Pepm était simplement un homme très intelligent, d'un contact très sympathique, une personnalité très attachante. Un type bien, quoi, qui a eu dans notre groupe, à cette époque-là, une importance fondamentale. Oui. C'est ce qui m'intéresse : l'époque; en quoi cette époque a été importante, selon quels critères.

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Emilio Prados était un autre des éléments du groupe. Et Moreno Villa, quoique, celui-ci, un peu plus à distance. Il n'avait déjà plus l'âge d'être « résident », mais, enfin; à titre personnel il l'était, un des premiers, faisant partie des meubles... Il logeait à la Résidence, mais son âge, son expérience lui donnaient une place à part. Il l'explique bien dans Vida en claro (Vie au clair).

Il était très proche de don Alberto Jiménez. Il servait un peu d'intermédiaire entre la direction et les étudiants. Malgré sa position un peu à l'écart, il était très aimé de tous. Il montre un dessin de Federico. Voici un portrait de Moreno Villa. Bien sûr, lui ne participait pas à tous ces jeux dont je t'ai parlé, déguisements et tout ça. Il y avait encore d'autres copains. Par exemple, tu me, parlais de l'épisode du javelot, ce javelot que Luis avait lancé sur un des garçons de la Résidence. Tu te rappelles ? Qui était ce type ? Comment ça s'est-il passé ?

Ça, c'est une imprudence de Luis. Il n'y avait pas eu d'altercation ou· quoi que ce soit de ce genre. Je ne me souviens pas du nom du type, mais son allure, oui, je la revois. Ils étaient en train de s'amuser. Le type s'est caché derrière un petit peuplier, et Luis a lancé le javelot, pour jouer, peut-être plus fort qu'il n'aurait voulu. Le javelot s'est à moitié planté dans le peuplier. Mais ce n'était pas un geste, disons, de violence. Non, une imprudence, simplement, autant que je m'en souvienne : « Je vais t'avoir. - Non, tu ne m'auras pas. - Si, je t'aurai, etc. » Pour rire, quoi. Le type se cache derrière le peuplier, et Bufiuel, imprudemment, lance le javelot, peut-être trop confiant dans son adresse, parce qu'il était très habile au lancer du javelot; il n'a pas vu le danger. Pure imprudence de la part de Luis. Parce que Bufiuel, c'était un costaud; il avait une de ces forces dans le poignet ! Au point de défier Ochoa au bras de fer. Tu te rappelles Ochoa, le champion de lutte gréco-romaine? Une gloire nationale... Bufiuel,

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je me souviens de sa dégaine, à Tolède. Pas rasé ... On se donnait des airs de voyous ... Mais c'était un costaud, un athlète. Tu ne te souviens pas de la bagarre avec les cadets, à Tolède, la bagarre pour Mar(a Teresa?

Marfa Teresa Le6n? Non, je ne me rappelle pas. Ça doit être plus tard. Marfa Teresa, je l'ai très peu connue. Rafael [Alberti], je me souviens de lui quand il venait nous montrer ses premières toiles, à la résidence. Mais tout ça est très connu. l Bien sûr. Il l'a très bien raconté. Ses mémoires sont un très bon livre, quoiqu'il ne parle pas beaucoup de Federico, c'est curieux... Et de New York, plus tard, qu'est-ce que tu te rappelles ?

Bon, à New York, on se voyait moins. On se rencontrait dans le groupe des gens qui travaillaient là-bas. J'ai moins de souvenirs, de New York. Pas seulement parce qu'on se voyait moins, mais parce qu'il ne s'est rien passé de ... , enfin, tu vois ... Quand même, l'histoire de DaU...

De Dalf? Oui, ce qui a entraîné le départ de Bufiuel du musée. A ton avis, il est parti à cause de DaU, ou simplement parce qu'il a préféré entrer à la Warner?

Eh bien, autant que je sache, Dalf n'a rien eu à voir làdedans. D'ailleurs, ils se sont revus, ils se sont réconciliés, et tout et tout. Enfin moi, à New York, je me suis toujours tenu à l'écart de Dalf, il le sait bien. Si je l'ai vu, c'est parce que nous nous sommes rencontrés par hasard, chez des amis communs, des trucs comme ça. J'ai toujours été très

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réservé à son égard. Luis non, bien sûr il avait eu avec Dali des liens beaucoup plus forts que moi.

Tout ça, c'était en quelle année? 1940, 1941, 1942? Quelque chose comme ça, oui.

Et la relation entre Luis et Salvador, durant cette période, comment la vois-tu ? Ils se fréquentaient beaucoup ? Ils prenaient des verres ensemble ? Ils prenaient des verres avec les autres, en groupe. Parce qu'ils formaient vraiment un groupe.

Un groupe qui a dû se dissoudre à la publication de La Vie secrète de Salvador Dali. Oui, là, c'est la rupture.

Tu sais que Luis a été convoqué au musée d'Art moderne et qu'ils l'ont flanqué à la porte parce que Dall, dans son livre, parlait de Buiiuel comme d'un athée? Ah ! non, je ne savais pas que ce livre était pour quelque chose là-dedans.

C'est comme ça. Dall raconte dans son bouquin, avec ce genre d'humour qui le caractérise, que L'Âge d'or, tu te rends compte, un film qu'il adorait, lui Dall, que L' Âge d'or était un film blasphématoire. Et que lui, si respectueux de l'Église, il était hors de question qu'il y ait eu la moindre part. Que tout ça était dû à cet athée de Luis Bunuel. Mais c'est complètement faux. Je comprends qu'ils se soient brouillés !

C'est vrai, cette histoire de l'entrevue de Luis avec le roi, à la Résidence ?

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C'est une légende. On doit confondre avec une visite de l'amiral Magaz. Une visite impromptue, à une heure insolite : sept heures du matin, dans les débuts de la dictature de Primo de Rivera. Ces gens-là avaient bien l'intention de prendre la Résidence en main. Don Alberto s'est habillé en vitesse, s'est pointé illico, et ils se sont mis en branle pour la visite. C'était en janvier, et toutes les fenêtres des chambres étaient ouvertes.