Entre Mythe Et Politque 9782020419703, 202041970X

Entre mythe et politique jeune antifasciste dans le Quartier latin des années 1930, grand résistant, militant luttant au

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French Pages 641 [699] Year 1996

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Entre Mythe Et Politque
 9782020419703, 202041970X

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Du même auteur e

Les Origines de la pensée grecque, PUF, « Mythes et religions », 1962 ; 7 édition, « Quadrige », 1990. Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Maspero, « Textes à l’appui », 1965 ; nouvelle édition augmentée, La Découverte, 1985. Mythe et tragédie en Grèce ancienne (avec Pierre Vidal-Naquet), Maspero, e

« Textes à l’appui », 1972 ; 7 édition, 1989. Mythe et société en Grèce ancienne, Maspero, « Textes à l’appui », 1974 ; e

5 édition, « Fondations », 1988. Les Ruses de l’intelligence. La métis des Grecs (avec Marcel Detienne), e

Flammarion, « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1974 ; 2 édition, « Champs », 1978. Religion grecque, religions antiques, Maspero, « Textes à l’appui », 1976. Religions, histoires, raisons, « Petite collection Maspero », 1979. La Cuisine du sacrifice en pays grec (sous la direction de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant), Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1979 ; e

2 édition, 1983. La mort dans les yeux. Figures de l’autre en Grèce ancienne, Hachette, « Textes e

e

du XX siècle », 1985 ; 2 édition, 1986. Mythe et tragédie II (avec Pierre Vidal-Naquet), La Découverte, « Textes à l’appui », 1986. L’Individu, la Mort, l’Amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1989. e

Mythe et religion en Grèce ancienne, Le Seuil, « La Librairie du XX siècle », 1990. Mythes grecs au figuré de l’antiquité au baroque (sous la direction de Stella Georgoudi et Jean-Pierre Vernant), Gallimard, « Le temps des images », 1996 e

Entre mythe et politique, Le Seuil, « La librairie du XX siècle », 1996.

Dans l’œil du miroir (avec Françoise Frontisi-Ducroux), Odile Jacob, 1997. L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines. Seuil, 1999.

La Librairie du XXe siècle Sylviane Agacinski, Le Passeur de temps. Modernité et nostalgie. Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Henri Atlan, Tout, non, peut-être. Éducation et vérité. Henri Atlan, Les Étincelles de hasard I. Connaissance spermatique. Marc Augé, Domaines et Châteaux. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Marc Augé, La Guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction. Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage. Voyages au pays des noms communs. Marcel Bénabou, Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale. R. Howard Bloch, Le Plagiaire de Dieu. La fabuleuse industrie de l’abbé Migne. Yves Bonnefoy, Lieux et Destins de l’image. Un cours de poétique au Collège de France (1981-1993). Philippe Borgeaud, La Mère des Dieux. De Cybèle à la Vierge Marie. Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques. Italo Calvino, La Machine littérature. Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage. Ibn Arabî, le Livre et la Loi. Antoine Compagnon, Chat en poche. Montaigne et l’allégorie. Hubert Damisch, Un souvenir d’enfance par Piero della Francesca. Michel Deguy, À ce qui n’en finit pas. Daniele Del Giudice, Quand l’ombre se détache du sol. Daniele Del Giudice, L’Oreille absolue. Mireille Delmas-Marty, Pour un droit commun. Marcel Detienne, Comparer l’incomparable. Milad Doueihi, Histoire perverse du cœur humain. Jean-Pierre Dozon, La Cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine, suivi de La Leçon des prophètes par Marc Augé.

Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie. Rachel Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement. Arlette Farge, Le Goût de l’archive. e

Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIII siècle. e

Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses dans la cité au XVIII siècle. Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire. Lydia Flem, L’Homme Freud. Lydia Flem, Casanova ou l’Exercice du bonheur. Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite. Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral. Jack Goody, La Culture des fleurs. Jack Goody, L’Orient en Occident. Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page. Jean Levi, Les Fonctionnaires divins. Politique, despotisme et mystique en Chine ancienne. Jean Levi, La Chine romanesque. Fictions d’Orient et d’Occident. Nicole Loraux, Les Mères en deuil. Nicole Loraux, Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes. Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée. Marie Moscovici, L’Ombre de l’objet. Sur l’inactualité de la psychanalyse. Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés. Georges Perec, L’Infra-ordinaire. Georges Perec, Vœux. Georges Perec, Je suis né. Georges Perec, Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques. Georges Perec, L. G. Une aventure des années soixante. Georges Perec, Le Voyage d’hiver. Georges Perec, Un cabinet d’amateur. Georges Perec, Beaux présents, belles absentes. J.-B. Pontalis, La Force d’attraction. Jean Pouillon, Le Cru et le Su. Jacques Rancière, Courts Voyages au pays du peuple. Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir. Jean-Michel Rey, Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre. Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.

Denis Roche, Dans la maison du Sphinx. Essais sur la matière littéraire. Charles Rosen, Aux confins du non-sens. Propos sur la musique. Israel Rosenfield, La Mégalomanie de Freud Francis Schmidt, La Pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân. Michel Schneider, La Tombée du jour. Schumann. Michel Schneider, Baudelaire. Les années profondes. Jean Starobinski, Action et Réaction. Vie et aventures d’un couple. Antonio Tabucchi, Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa. Un délire. Antonio Tabucchi, La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini. Lectures de Pessoa. Emmanuel Terray, La Politique dans la caverne. Emmanuel Terray, Une passion allemande. Luther, Kant, Schiller, Hölderlin, Kleist. Jean-Pierre Vernant, Mythe et Religion en Grèce ancienne. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique. Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines. Nathan Wachtel, Dieux et Vampires. Retour à Chipaya. Catherine Weinberger-Thomas, Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en Inde. Natalie Zemon Davis, Juive, Catholique, Protestante. Trois femmes en marge au e XVII

siècle.

La première édition de cet ouvrage a été publiée dans la e

collection « La Librairie du XX siècle » dirigée par Maurice Olender ISBN

978-2-02-106871-9 re

(ISBN 2-02-023747-4, 1 édition) © Éditions du Seuil, septembre 1996

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

TABLE DES MATIÈRES Du même auteur La Librairie du XXe siècle Copyright Préface Fragments d’un itinéraire Tisser l’amitié Effacer la distance Le problème de l’amour : se déprendre de soi-même Le tissu de l’amitié Les étapes d’un cheminement Dynamisme des études sur la religion grecque Il n’y a pas de « clé universelle » pour comprendre l’humain La place du religieux Un nouveau champ d’étude : le rôle symbolique de l’image L’actualité des études grecques Chercheur au CNRS La Grèce, hier et aujourd’hui

De l’Autre au Même L’œil qui tue La fabrique de soi La mort dans les yeux - Dialogue avec Pierre Kahn La leçon des Grecs Illusion sacrée, illusion profane Gorgô-Baubô, ou Gorgô et la sexualité Les effets de chevelure L’inquiétante étrangeté En manière de conclusion : la féminisation de la mort La religion objet de science ? Questions de méthode - Dialogue avec Maurice Caveing et Maurice Godelier Psychologie et anthropologie historiques Lire Meyerson Psychologie historique et expérience sociale Aspects de la personne dans l’œuvre de Jules Renard Sur l’Anthropologie de la Grèce antique Les Grecs sans miracle de Louis Gernet L’homme grec Entre le mondain et le divin Un style particulier d’être-au-monde Raison, rationalités grecques Raison d’hier et d’aujourd’hui

Formes de croyance et de rationalité en Grèce Les modalités de la croyance L’inscription du religieux dans la structure sociopolitique L’avènement de la pensée rationnelle Rationalité et politique - A propos de Clisthène Mythologies Le problème mythologique La longue vie des dieux grecs Les Puissances majeures Les autres dieux du panthéon Un sacré omniprésent Cosmogonie Théogonie Prométhée Œdipe Le châtiment des Danaïdes Légendes du matricide Péril et vertu du souillé Maîtres de vérité Le mythe au réfléchi Image, imaginaire, imagination De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence L’exemple grec

L’idole archaïque : le « xoanon » Figure et action rituelle Figures et objets symboliques L’image, le temple, la publicité La figure du corps La figure du mort Figuration et image Les semblances de Pandora Vu de face Sous le regard d’autrui Du tragique Un théâtre de la cité - Dialogue avec Michèle Raoul-Davis et Bernard Sobel L’expérimentation tragique Le masque souriant de Dionysos Le dieu du face-à-face La conscience du fictif Le théâtre dans la cité Tragédie et philosophie Les sujets de l’histoire Œdipe notre contemporain ? La tragédie d’Hector Le Cyclope : entre l’Odyssée et les Bacchantes Actualité de la tragédie ? L’identité tragique

Mortalité, immortalité La « belle mort » d’Achille Corps divin, corps immortel Splendeur divine Psyché : double du corps ou reflet du divin ? Temps stoïcien, temps des hommes Politique : dedans dehors Le PCF et la révolution algérienne Le document FLN Syrie et Liban Lettre de la cellule Sorbonne-Lettres - (10 octobre 1958) Portrait d’un militant : Victor Leduc Mai 68 Le trou noir du communisme Polythéisme, monothéisme et démocratie 1940 : les vieux démons Copernic Paris-Moscou Réflexions sur le stalinisme français Socrate géorgien Rencontre à Moscou Le prix à payer « Leur vie, c’est leur faim »

A l’heure actuelle Le déferlement de l’irrationnel Quand quelqu’un frappe à la porte… Mais, au fait, qu’est-ce que la religion ? Religion et vie sociale La résistance au totalitarisme L’abominable homme des neiges Les croyants du Parti communiste La dette et le sens Sources

Préface Pour Lida

Quand on arrive en fin de course, c’est alors que se pose la question – ou plus exactement qu’on vous pose souvent la question – du chemin que vous avez suivi. La réponse est difficile. On s’était fixé au départ des directions. Je me plaisais quant à moi à proclamer dans ma jeunesse comme on affiche un mot d’ordre sur son drapeau : un grand amour, une grande tâche, un grand espoir. Beau programme ! En dehors de l’amour, dont je ne dirai rien, je vois aujourd’hui qu’au lieu d’un itinéraire unique, dont on pourrait reconstruire après coup la ligne, il y a eu des voies multiples où je me suis trouvé poussé autant que je les ai choisies, des pérégrinations, des détours. On avance avec le temps, mieux vaudrait dire : on est déplacé, non d’un bloc mais par morceaux pour se retrouver au terme là où on ne croyait pas devoir aller, ailleurs dans son chez-soi, autre dans sa façon de demeurer le même. Si tant est que j’aie une plume, elle n’est sûrement pas autobiographique. Elle me tomberait des doigts à prétendre lui faire raconter le parcours de ma vie : comment en débrouiller les fils et à quoi bon ? Au reste parcourt-on la vie comme on le fait d’une

contrée dont on veut explorer le terrain tout au long ou comme on parcourt un livre, le feuilletant en diagonale, sautant des pages, pour s’en faire en hâte quelque idée, sans vraiment le connaître ? C’est pourtant le mot de « parcours » qui nous était venu en tête comme titre de ce livre quand j’en discutais avec Maurice Olender, dont l’amitié m’avait finalement décidé à entreprendre avec lui ce recueil et à lui en confier, en même temps qu’à Hélène Monsacré, la composition. Un recueil, c’est un peu comme une vie : un bric-à-brac fait de pièces et de morceaux. Pourtant, jusque dans le balluchon qu’un clochard traîne avec lui, et où l’on pourrait croire qu’il fourre tout ce qui par chance lui tombe sous la main, l’ordre qui préside à cet amas relève du choix autant que du hasard et, pour qui sait y regarder, il témoigne du profil et de l’itinéraire singuliers d’une personne. Du paquet d’écrits rassemblés pour constituer ce volume on pourrait dire, me semble-t-il, qu’en l’intitulant Entre mythe et politique on a justement balisé l’espace où se situent, pour divers qu’ils soient, l’ensemble des textes retenus. Quand je regarde en arrière, je me dis qu’en effet on peut représenter le cours de ma vie et ma démarche scientifique comme une trajectoire tendue, brisée parfois, entre les deux pôles ennemis, mais ennemis intimes, les deux pôles opposés et associés du mythe et du politique. Pour les gens de ma génération qui ont connu et, pour certains, accompagné le jeune antifasciste que je fus au Quartier latin, le résistant du SudOuest, le militant anticolonialiste de l’après-guerre, inutile de leur faire un dessin. Entre mythe et politique, ils voient ce que cela, en un sens, peut vouloir dire. Mais pour les autres, plus jeunes, les temps que j’ai vécus avec mes copains, dont il reste si peu – le nazisme, le communisme, l’Occupation, la Libération –, doivent leur apparaître en quelque façon aussi étranges et opaques que l’époque de Jeanne d’Arc ou de Charlemagne. Sans doute est-ce en partie avec

l’espoir de leur faire comprendre ce qu’était l’horizon où s’inscrivaient alors notre pensée et notre action, comment ce cadre tout en les limitant l’une et l’autre, en les aveuglant parfois, conférait à chacune sens et force, que j’ai choisi de rassembler, comme les pièces d’un puzzle, cette multiplicité d’écrits. Entre mythe et politique, donc. Encore faut-il se garder d’interprétations trop simples, d’autant plus tentantes que la formule, en son apparente clarté, risque tout naturellement de les suggérer. Comme, par exemple, de ranger sous la rubrique mythe l’ensemble des études que j’ai menées sur la mythologie grecque et sous la rubrique politique mon action militante dans les événements contemporains. On aurait ainsi un cheminement qui, au gré des circonstances et suivant les moments, m’aurait conduit, en zigzag d’aller et retour, de l’Antiquité au monde d’aujourd’hui, de la recherche pure et désintéressée à l’engagement partisan, du savant isolé dans sa bibliothèque à l’homme public luttant au coude à coude avec ses camarades. Mais, dans un schéma de ce genre, ni l’helléniste ni le militant ne trouvent leur compte. Ils ne se reconnaissent pas plus l’un que l’autre dans ce portrait à double face. D’abord parce que l’enquête « scientifique » sur la Grèce ancienne ne se limite pas au religieux et au mythique. Elle était orientée au départ en direction du politique, dont elle cherchait à saisir les conditions d’émergence en repérant la série des innovations, sociales et mentales, auxquelles était lié, avec la naissance de la cité comme forme de vie collective, son surgissement. Le terrain de l’Antiquité devait donner à l’historien l’occasion de mieux cerner les frontières séparant la pensée mythico-religieuse d’une rationalité grecque engagée dans le

politique, solidaire de lui dans la mesure où elle apparaissait fille de la polis. A l’autre pôle, celui de la politique moderne, le cours de l’histoire n’a pas manqué d’ouvrir les yeux du militant sur la part d’illusion, d’utopie, de mythe qui, à côté des motifs d’ordre rationnel et de l’analyse objective, commandait sa vision du monde et déterminait son engagement. Dans la cité antique comme dans nos États modernes, dans la démarche du savant comme dans les choix du militant, les deux pôles du mythe et du politique sont représentés plus ou moins sans que, entre eux, l’équilibre soit jamais entièrement et définitivement rompu au profit de l’un ou de l’autre. Il faut aller plus loin. A peine l’historien a-t-il dessiné la frontière entre mentalité mythico-religieuse et rationalité politique qu’il est tenté, sinon de la remettre en cause, du moins d’en relativiser la portée en soulignant son caractère indécis, flottant, poreux. Si le mythe ne comportait lui-même ses formes propres de rationalité, on ne voit pas comment on aurait réussi à s’en dégager, à en sortir. On peut passer d’un ordre intellectuel à un autre, différent, non du chaos, du néant d’ordre à quelque chose. Aussi ma tâche, en ce domaine, comme celle des mythologues qui m’ont précédé ou qui se sont associés à moi, aura été de dégager, dans les traditions légendaires grecques, les structures qui commandent l’ordre des récits et, plus profondément, l’organisation intellectuelle sous-jacente au travail de l’imagination mythique, à cette œuvre de création foisonnante qui opère suivant une logique jouant sur l’ambiguïté des notions et des énoncés, au lieu de viser à la non-contradiction. A l’autre bout de la chaîne, dans ce que le spécialiste de l’Antiquité parvient – difficilement – à saisir sur l’origine de la cité, sur la figure de ceux qui passent pour en avoir été les fondateurs, sur les finalités et les procédures de leur action publique, le religieux et

le légendaire sont non seulement présents à côté du politique (le devin inspiré Épiménide à côté du nomothète réformateur Solon) mais inclus en lui. Dans le politique grec, même s’il implique un processus de « laïcisation », il y a une dimension religieuse. Alors même qu’un régime démocratique s’est établi, comme celui d’Athènes à l’époque classique, on ne saurait comprendre comment les institutions ont fonctionné ni ce qu’a été la pratique sociale quotidienne des citoyens si on ne prend pas en compte ce que Nicole Loraux a appelé une « Athènes imaginaire », sans laquelle la vie politique « réelle » n’aurait pu être ce qu’elle fut. Cette intrication des contraires, leur union maintenue dans et par la tension qui les oppose ne font pas que rappeler à l’helléniste les formules d’Héraclite sur le monde comme accord de forces antagonistes, tensions tour à tour tendues et distendues à la façon de la lyre et de l’arc. Elles lui permettent de mieux saisir la portée actuelle d’un des aspects majeurs de sa recherche, quand il s’attache à dégager dans le monde antique d’un côté les raisons du mythe (pour reprendre le titre d’un des chapitres de Mythe et Société), de l’autre la dimension d’imaginaire au sein du politique. Entre passé et présent, entre l’enquête érudite sur les temps anciens et la participation active aux combats d’aujourd’hui, en dépit des contrastes qui les opposent, il y a des interférences, des glissements, des zones de recoupement dont ce recueil voudrait faire percevoir l’écho. En ouverture du livre les « Fragments d’un itinéraire » rassemblent des textes prononcés à l’occasion de dates ou de cérémonies significatives qui ont jalonné mon chemin, de débats sur des questions de méthode et de fond, d’entretiens propices à quelques confidences. Il s’agit de marquer les principales étapes et les grandes orientations d’un parcours scientifique. Dans

« Psychologie et anthropologie historiques » j’explicite mes racines intellectuelles, ma filiation en tant que chercheur. Je paie ma dette envers les deux maîtres qui m’ont formé : Ignace Meyerson et Louis Gernet. A ces témoignages j’ajoute, comme contribution personnelle à une anthropologie historique du monde ancien, l’analyse générale que j’ai dernièrement proposée, où je tente de brosser un tableau de 1 l’homme grec . Sur cet aspect de ma démarche on peut se référer aujourd’hui aux deux tomes du livre publié par Riccardo Di Donato sous le titre : Passé et présent. Contributions à une psychologie historique 2. Ce qui intéresse R. Di Donato dans sa perspective d’historien et d’archiviste, c’est de répertorier et de colliger tous les documents, parmi mes écrits, qui se rapportent de près ou de loin à la psychologie historique et d’éclairer, à travers eux, la façon dont cette nouvelle discipline a pu être mise en œuvre dans l’étude du monde ancien, quelles voies elle a contribué à frayer, en quoi elle a modifié le regard de l’antiquisant. On ne s’étonnera donc pas, après ces remarques, que deux des plus gros chapitres du présent recueil soient consacrés, l’un aux mythologies, l’autre aux rationalités grecques, toutes deux au pluriel comme il va de soi pour qui se refuse à poser une Raison unique et intemporelle confrontée à un Mythe qui ne le serait pas moins. Formes diverses donc de rationalité politique et de fabulation légendaire : à ces deux entrées il me fallait ajouter comme troisième volet le thème de l’image, de l’imaginaire, de l’imagination : à quel moment, selon quelles modalités, dans quels secteurs de la création plastique et littéraire les Grecs ont-ils conçu le fictif comme constituant un domaine spécifique d’expérience, différent aussi bien de la simple apparence que de la pleine réalité : le monde proprement humain de l’art ou des arts ?

Si deux ensembles de textes viennent en complément boucler le champ des études anciennes, c’est que les problèmes qu’ils soulèvent trouvent aujourd’hui, de façon très directe, leur prolongement : d’abord la tragédie et le tragique, ensuite le temps, la mortalité des hommes face à la permanence, à l’immortalité des dieux. Les écrits regroupés en fin de volume sont d’une autre nature et demandent quelques explications. Deux rubriques, l’une intitulée « Politique : dedans dehors », l’autre « Paris-Moscou ». Dans la première figurent trois textes que j’ai rédigés avant d’avoir quitté le Parti communiste, quand je suis encore dedans ; les autres, plus récents, sont postérieurs à mon départ. Ils ne sont plus destinés, si je puis dire, à la consommation interne ni spécialement adressés aux militants du PC. Je m’exprime désormais en mon nom propre ; je parle du dehors. Mais, là encore, les choses sont moins simples qu’il ne paraît. Les trois analyses politiques internes, par les critiques qu’elles formulent, les propositions qu’elles avancent, se situent à l’extérieur de la ligne du PC, en opposition déclarée à sa pratique politique et à sa direction. Élaborée en commun par Victor Leduc et moi, la lettre de la cellule Sorbonne-Lettres qui mettait en cause toute la stratégie du Parti a naturellement été combattue et condamnée à tous les échelons de la hiérarchie. L’analyse critique de la politique algérienne du Parti a été publiée, sous le pseudonyme de Jean Gerôme, dans Voies nouvelles, que nous faisions paraître, au grand dam des officiels, comme tribune de l’opposition communiste. Mon intervention lors des Journées de mai 68 prend place dans le concert de protestations que soulevait, chez la plupart des intellectuels et dans d’autres milieux, l’attitude de la direction du PC à l’égard de la contestation étudiante. Pour les dirigeants du Parti,

dès le milieu des années cinquante, j’ai beau être membre du PC, je suis, avec bien d’autres de mes proches, déjà dehors. Et à mes yeux aussi il y a, entre eux et nous, une ligne de démarcation infranchissable. Les deux textes brefs, très postérieurs, qui concernent 1940 et la bombe de la rue Copernic, n’ont rien à voir avec le communisme. Ils portent pourtant la marque de ce que j’ai vécu quand je suis passé par là. Comme il y a des fractures dans ce qu’on imagine monolithique, il y a des continuités par-delà les ruptures et les changements. Dedans et dehors, à la fois. Pour le dernier chapitre, on se demandera et on me posera la question : pourquoi « Paris-Moscou » ? En 1932 – je viens d’entrer en communisme – je fais la connaissance, aux vacances d’été à Saint-Jean-de-Luz, de tout un groupe de jeunes Russes, garçons et filles, surtout des filles, dont les prénoms en a, masculins et 3 féminins, ne laissent pas de me surprendre . Enfants d’immigrés, leurs parents, anciens sociaux-démocrates ou socialistes révolutionnaires réfugiés en France, ne sont ni blancs ni rouges : roses. Unie et diverse, cette bande à laquelle je me joins m’est proche et le restera à la fois par tout ce qu’elle partage en commun avec moi et par ce qu’elle m’apporte de différent, d’insolite dans ses façons d’être, ses manières de vivre, de penser, de s’exprimer. A mon existence de jeune étudiant en Sorbonne, au cercle de mes copains du Quartier latin, elle ajoute une dimension nouvelle qui ouvrira sur la découverte d’un monde autre : un peu de Moscou dans mon Paris. Je pourrais dire, comme l’écrit Aragon : « J’aimais déjà les étrangères. » Lida avait, à cette époque, quatorze ans, moi dix-huit. Nous nous sommes mariés en 1939. Et c’est avec elle, à travers elle, par ses yeux et sa voix que j’ai connu la culture russe : romans, poésie, théâtre, peinture, danse, musique, chants, et que

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cette Russie est devenue une partie de moi . Quand j’ai visité l’Union soviétique pour la première fois, en 1934, j’y ai rencontré une de ces jeunes filles, Lila, qui venait, depuis la France où je l’avais connue, de retourner dans son pays. Nous l’avons retrouvée bien plus tard, ma femme et moi, en 1962, après des années de silence forcé ; elle s’appelait alors Lounguina. Elle et son mari, Sima, nous ont fait découvrir, voyage après voyage, une autre Russie, celle des 5 dissidents, du samizdat, des anciens déportés . Dans « Rencontre à Moscou », publié dans Le Nouvel Observateur en 1982 sous le titre « Libérez Fiodorov et Mourjenko », évoquant la répression et les camps, j’ai écrit : « Si vous aimez les Russes et la Russie, vous aurez mal. » Lida et moi avons eu mal. Et dans la rage, l’indignation, le rejet de ce que je voyais en Union soviétique, il y avait, comme il y a encore aujourd’hui, mon vieil amour des Russes et de la Russie. En moi, Moscou et Paris, comme en chacun de nous sans doute l’autre et le même, en deux pôles opposés, n’ont jamais cessé de se nouer.

1. L’Homme grec, sous la direction de Jean-Pierre Vernant, Paris, 1993, 370 pages. 2. Rome, Edizioni di Storia e Letteratura. Raccolta di Studi e Testi, 1995, 2 volumes, n° 188-189, 798 pages. 3. Beaucoup ne sont plus là. Je dis leur prénom comme ils me viennent : Lida, Goula, Zina, Lila, Ella, Lola, Nina, Nata, Tania, Maia, Fira et, pour les garçons : Tola, Lala, Kira, Valodia et Chourik, pour sauver la différence masculine. En revanche, pour assimiler à cette bande Henri Pierre, futur correspondant du Monde à Moscou, on l’avait baptisé Pia. 4. Lida Vernant a enseigné la langue et la littérature russes à l’université de Paris-VIII. 5. Voir Lila Lounguina, Les Saisons de Moscou, 1933-1990, racontées à Claude Kiejman, Paris, 1990, 220 pages.

FRAGMENTS D’UN ITINÉRAIRE

Tisser l’amitié Il existe en grec une sorte de sentence, un dicton qui exprime un consensus : entre amis, tout est commun. On connaît la distinction grecque entre le privé et le public : le privé, c’est ce qui appartient à chacun en propre, dans sa singularité, sa différence ; le public, c’est ce qui doit être mis en commun et également partagé entre les membres du groupe. L’amitié s’apparente à l’un et l’autre domaine ; elle les relie et les régit tous les deux. Toute amitié est en effet « particulière » : à chaque individu, son cercle personnel d’amis, mais ce cercle forme une communauté qui est comme l’image réduite de la cité. Pour qu’il y ait cité, il faut que ses membres soient unis entre eux par les liens de la philia, d’une amitié qui les rend, entre eux, semblables et égaux. Dans l’espace privé que dessinent les amis, tout est partagé entre égaux, tout est commun, comme dans l’espace public de la citoyenneté. L’amitié se tisse à l’articulation du privé, du propre, du différent et du public, du commun, du même. Je dirais, d’après ce que j’ai vécu dans différentes circonstances, que les amis sont ceux avec lesquels on a l’essentiel en commun : les souvenirs, les expériences, les valeurs… Dire qu’entre amis tout est commun, cela signifie qu’il existe, comme dans la cité, un rapport particulier d’égalité en vertu duquel la vie privée elle-même, du

moins dans beaucoup de ses composantes, est partagée avec les autres. Ce n’est pas seulement parce qu’on peut dire à ses amis des choses qu’on ne dirait pas à d’autres ; mais les souvenirs, les bonheurs, les malheurs, qui ne relèvent pas du domaine public, au sens grec du terme, mais de ce que j’appellerais le propre, le particulier, sont vécus en participation avec les autres dans une relation d’échange égalitaire. L’égalité, en effet, est fondamentale dans l’amitié. Du moment qu’on est amis, même s’il y a désaccord ou rivalité, on est égaux. Pour un Grec, on ne peut avoir d’amitié que pour quelqu’un qui est d’une certaine façon son semblable : un Grec envers un Grec, un citoyen envers un citoyen. La philia consiste à rendre un groupe homogène, à l’unifier ; mais en même temps il n’y a pas de philia sans rivalité, eris ; le sentiment profond de la communauté d’égaux inclut toujours l’idée d’une compétition par le mérite, pour la gloire. Le point de vue aristocratique est présent à l’intérieur même d’une vision démocratique de la vie sociale et de l’État, et, sans cette tension, ça ne marche pas. La démocratie signifie la discussion, elle implique aussi la possibilité du conflit, et l’unité de la cité contient à chaque moment la possibilité d’une division. Dans le centre Louis-Gernet, ce groupe de recherches que j’ai fondé en 1964 et que j’ai dirigé pendant vingt ans, il s’agissait de créer une communauté dont la hiérarchie ne fût ni imposée ni institutionnalisée en dehors de la vie même du groupe. C’est toujours ce que j’ai essayé de faire avec les gens qui travaillaient avec moi. J’étais le plus vieux, le fondateur du groupe ; beaucoup de ceux qui en faisaient partie avaient été mes élèves, mais je ne leur ai jamais rien imposé, je crois, parce que je les ai toujours considérés comme mes égaux. Et c’est parce qu’ils étaient mes égaux qu’ils

étaient différents et qu’ils avaient le droit, non seulement de me contredire, mais même de prendre des chemins complètement divergents. Par ailleurs, l’amitié s’inscrit dans des réalités psychologiques, historiques et sociales qui changent suivant les contextes. Il m’est arrivé de rencontrer des gens très différents, dont je dirais que c’étaient vraiment des amis simplement parce que, tout à coup, j’ai eu le sentiment de découvrir en eux une dimension d’existence tout autre que la mienne et, en même temps, en écho avec elle ; elle me touchait et m’émouvait. A ce moment-là, l’amitié, même entre des hommes, a tendance, à mon avis, à basculer un peu du côté du genre de sentiment qu’on peut éprouver pour une femme. Il y a de l’amour là-dedans… Il existe des amitiés passionnées qui frôlent ce qu’on appelle l’amour. Les frontières ne sont pas nettement tracées. Pourtant, l’amour est autre chose. Ce qui le caractérise n’est pas le fait de partager avec quelqu’un, mais d’être soi-même partagé, c’est-à-dire d’être une partie de l’autre en même temps que l’autre est une partie de soi ; en ce sens, dans l’amour, la présence de l’autre est toujours inscrite dans votre horizon, avec toutes les difficultés que cela comporte. D’autre part, l’amour implique, d’après moi, une sorte d’exclusivité de l’objet sur lequel il se porte : on dira plutôt « l’aimé(e) » et « les amis », même s’il peut y avoir aussi les aimés et l’ami. Dans l’amitié, il y a aussi les « copains », « les copains d’abord », pour reprendre le titre de la chanson de Brassens… Être copains, c’est être proches dans le quotidien. Quand on a mangé, bu et ri ensemble, et fait aussi des choses graves et sérieuses, cette complicité crée des liens affectifs tels qu’on ne ressent sa propre

existence comme pleine que dans et par la proximité de l’autre. Dans ma jeunesse, au Quartier latin, le terme de copains désignait ceux avec qui on avait des rapports de ce type, sur un plan d’échange égalitaire. Par exemple, on appelait copains les gens avec lesquels on militait, qui avaient les mêmes positions que vous. Dire de quelqu’un : « C’est un copain » signifiait dans ce cas : « C’est un communiste. » Dans la Résistance, on a repris ce terme pour désigner ceux avec lesquels on était engagé. L’expérience politique ainsi partagée déborde sur ce que les Grecs appelleraient la vie privée, sur les façons d’être et de se comporter, sur les gens qu’on fréquente et sur le genre de vie qu’on mène. Ce qui est personnel se trouve impliqué dans le domaine des activités publiques, parce que ce sont des choses fondamentales. Lorsque ce mot est employé pour désigner la femme avec laquelle on vit – on ne dit pas : « C’est mon amour », mais : « C’est ma copine » –, il prend un sens très fort. Il n’évoque pas seulement le rapport amoureux qu’on a avec une femme, mais aussi la façon dont elle est intégrée à une communauté, et cette dimension resserre encore le lien amoureux. Même si on ne milite pas avec elle, elle est assimilée à ce groupe des égaux qui se distinguent un peu des autres. Ce type de relation a joué un rôle important pour moi. Mon père a été tué à la guerre, ma mère est morte quand j’étais tout jeune et, aussi loin que je remonte dans mon enfance, il me semble que mes souvenirs se rapportent moins à une figure paternelle ou maternelle qu’à celles de mon frère et de mes cousins. Mon enfance est placée sous le signe des frères, même si je n’en avais qu’un, sous le signe de ce groupe dans lequel j’étais le plus jeune, mais où nous mettions tout en commun sur un plan d’égalité. Plus tard, au lycée, j’ai vécu de la même façon mon expérience scolaire à travers des cercles de

copains qui s’élargissaient. L’idée que j’étais là pour apprendre ne m’a que rarement effleuré. Les professeurs étaient tout à fait en dehors, même si certains ont exercé une grande influence sur moi. J’en ai eu d’excellents, qui m’ont beaucoup marqué, en lettres, bien entendu ; dans d’autres disciplines, j’en ai eu qui étaient gentils et qui ont dû me supporter, pour lesquels j’ai éprouvé affection et admiration. Mais, dans une certaine mesure, ils étaient l’extérieur, l’étranger, je ne dirais pas l’ennemi, mais en tout cas ils étaient en dehors de mon espace. J’étais là d’abord pour être avec mes copains, profiter de ce qui était bien et en discuter ensuite avec eux. En même temps, l’essentiel était, je le crains, d’organiser des chahuts. Même à l’intérieur du groupe que nous formions, il y en avait certains que nous n’aimions pas : ceux qui étaient trop bons élèves, ceux qui étaient trop bourgeois et dociles… Car, pour être un groupe de copains, il faut avoir des ennemis. Alors, comme dans les petites classes, on complotait contre eux des blagues, des attaques… C’était cela, pour moi, la scolarité : l’expérience d’une communauté d’élèves, d’un groupe uni par la solidarité de ceux qui appartiennent à un même noyau, avec tout ce que cela implique : qu’on ne dénonce pas, par exemple… J’ai vécu la même chose, par la suite, au Quartier latin. Même si elle a été pour moi fondamentale, l’amitié peut désigner des réalités différentes de celle que je viens d’évoquer. Comment, dans une relation de type égalitaire, selon cette dimension qui permettait aux Grecs de définir les amis, l’autorité et le prestige peuvent-ils se dégager ? Comment, entre amis, quand tout est commun, différents niveaux de responsabilités peuvent-ils se distinguer, et différents statuts, différentes stratégies, se déterminer ? La question se pose dans le cas des groupes de

Résistance. Comment se fait-il que, dès le départ, certains aient eu des fonctions de dirigeants pendant que d’autres acceptaient d’obéir et risquaient leur peau, alors que ceux qui leur donnaient des ordres ne tenaient leur titre de commandement d’aucune institution ? On peut y trouver diverses raisons : quelquefois c’étaient les qualités personnelles, quelquefois c’était l’habitude, il fallait bien qu’il y eût un chef… Le rayonnement personnel, la confiance qu’on éprouve dans certaines circonstances pour accomplir telle ou telle tâche entrent aussi en jeu. Tout est commun, tout est égal, mais on n’est pas l’égal de n’importe qui. Les gens qu’on a choisis, ceux avec lesquels on a des affinités sont ceux qui vous inspirent une confiance totale. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre du choix, de l’évaluation ; le « nous » n’est pas donné d’emblée parce qu’on travaille dans le même secteur ou qu’on a les mêmes idées. Dans la Résistance, certains m’ont tout de suite donné le sentiment qu’avec eux on pouvait y aller. Le problème est celui du fonctionnement de l’autorité en l’absence de toute institution, de toute règle, de toute détermination par le statut social ou la naissance. Je ne vois pas de modèle institutionnel me permettant de comprendre ce phénomène. Pourquoi est-ce tel individu qui exerce l’autorité ? Ce peut être parce qu’il a supprimé ses concurrents, mais, s’il a pu le faire, c’est avec l’appui d’autres qui, à un moment donné, l’ont écouté. Il est arrivé aussi que, dans ces groupes de Résistance, l’autorité de certains chefs départementaux ou régionaux ait été mise en question. Je crois que, si certains ont pu jouer un rôle de direction et tenir tous les fils en main, c’est parce que les noyaux fondateurs du mouvement étaient constitués d’amis, qui faisaient partie d’un même corps et pensaient de la même façon sur toute une série de plans. Ces groupes d’amis avaient le sentiment d’être les égaux de leurs dirigeants et pouvaient ainsi accepter de les voir jouer ce rôle. Mais

peut-être aussi ceux qui occupaient cette position ne pouvaient-ils la penser qu’en considérant les autres comme leurs égaux. Le problème est là : accepter d’avoir à la fois une position de dirigeant et des rapports d’égalité. Dans la Résistance, je ne m’interrogeais que sur des choses pratiques, techniques. C’est récemment, en lisant une thèse d’un jeune historien, que je me suis posé ce problème : quel type de groupe social un mouvement de Résistance forme-t-il ? Comme le corps social, les institutions, la police, la magistrature avaient basculé d’un côté, ceux qui, de l’autre côté, voulaient la victoire étaient obligés de se constituer en sociétés secrètes. On pourrait parler d’une sorte de « mafia ». Mais ce terme implique une complicité qui vous marginalise par rapport à l’éthique d’une société ; par ailleurs, dans une mafia, ce qu’on vise, ce sont des bénéfices, alors que dans la Résistance, au contraire, le désintéressement était total. D’une certaine manière, cela marchait un peu comme chez des gangsters, mais des gangsters qui, au lieu de penser à s’enrichir, auraient été des idéalistes… Dans une bande de gangsters, il y a sûrement des choses que j’imagine mal parce que je n’en ai pas l’expérience, mais je pense que l’amitié est aussi présente. Les membres de la bande sont unis, ils obéissent, ils se sentent appartenir à une communauté. Et il n’y a pas de communauté sans la philia, sans le sentiment qu’entre l’autre et soi quelque chose circule, que les Grecs pouvaient représenter sous la forme d’un daimôn ailé, allant de l’un à l’autre. On peut faire reconnaître son autorité simplement parce qu’on a des galons. Un capitaine se fait obéir parce qu’il a trois galons, et même s’il n’en avait que deux, ou un, ou pas du tout, on lui obéirait en vertu du jeu institutionnel. Le fait d’avoir des titres peut aussi être une source d’autorité. Toute société est fondée sur des hiérarchies.

L’autorité implique une différence de niveaux ; et le problème de savoir comment elle peut s’instituer dans un groupe où la nondistance est fondamentale m’a toujours beaucoup travaillé, y compris dans mon métier d’enseignant. Si on se place du point de vue de l’exercice de l’autorité, il y a toujours une part de comédie. Un professeur fait du théâtre quand il arrive dans une classe. Mais il y a différentes manières de s’y prendre. On peut taper sur la table et faire sentir toute la distance qui sépare les élèves du professeur. On peut aussi jouer le jeu inverse, et c’est ce que je faisais quand j’enseignais au lycée : non seulement en tutoyant les élèves, mais en s’efforçant d’abolir, jusque dans sa tenue vestimentaire et son vocabulaire, tout indice d’une autorité conférée par une hiérarchie sociale. Évidemment, le professeur sait bien, quelle que soit la stratégie qu’il adopte, que ce n’est pas la même chose d’être élève et d’être professeur. Celui qui est sur le banc et celui qui est derrière le bureau n’ont pas le même statut. La stratégie de la non-distance peut être très adroite ou, au contraire, amener celui qui l’emploie à la catastrophe. Mais, s’il y recourt plutôt qu’à une autre, ce n’est pas par pure stratégie. C’est parce qu’elle correspond à l’idée qu’il se fait du rapport entre maître et élèves, de ce qu’est un groupe. S’il entre dans le jeu de l’abolition de la hiérarchie, ce n’est pas simplement de l’habileté, c’est aussi une esthétique, et une éthique de la relation sociale. Il faut commencer par cesser d’être professeur pour pouvoir l’être. Cela signifie obligatoirement – à mon avis, c’est une idée grecque – que toute relation sociale, avec une classe comme avec le groupe dans lequel on était engagé dans la Résistance, implique un ciment, qui est l’amitié. Cet élément fondamental est le sentiment d’une complicité, d’une communauté essentielle sur les choses les plus importantes. Dans le rapport du professeur avec ses élèves,

c’est le fait de partager une certaine image de ce que doit être quelqu’un, d’avoir en commun une forme de sensibilité et d’accueil à autrui, de s’accorder sur l’idée qu’être autre signifie aussi être semblable. Pour moi, le type de relations que j’avais à instituer dans ma classe devait être identique à celles que je connaissais par ailleurs. C’est aussi ce que pensaient les élèves, et c’est ce qu’ils m’ont dit plus tard. Il s’agissait de construire la réalité de la classe un peu sur le modèle de l’expérience que j’avais déjà eue, prolongée et modifiée dans des conditions différentes de celles de la guerre et de la Résistance. Expérience d’une proximité étrange, d’une proximité avec des gens qui sont différents de vous et tout à coup deviennent des proches.

Effacer la distance Je sais maintenant à quel point le désir de reconstituer le mode de relation que j’avais vécu quand j’étais moi-même élève a joué un rôle déterminant quand je suis arrivé dans ma classe, fin novembre, début décembre 1940, au lycée de Toulouse. C’était une façon de refuser de sauter de l’autre côté de l’estrade, de recréer cette espèce de société que j’avais connue dans mon enfance et de continuer ainsi ce qui avait été une partie si importante de ma vie. Mais, en même temps, c’était absurde, impossible et certainement beaucoup trop orgueilleux, je dirais même vaniteux. On ne peut pas être à la fois professeur et élève… Une telle attitude peut réussir si elle se fonde, comme c’était le cas chez moi, sur quelque chose d’assez profond, et c’est ce qui s’est passé, je crois, avec mes élèves du lycée de Toulouse. Mais il est vrai aussi que les stratégies

égalitaires ont un aspect hypocrite, démagogique, et peuvent en réalité renforcer les positions de pouvoir. Le sentiment de communauté qui est au cœur de l’amitié se retrouve également dans le lien familial. Pour un Grec, il y a dans l’amitié civique quelque chose d’assez semblable à la famille. Les membres d’une même famille se disputent, se font les pires coups, mais ils sont unis en même temps par une sorte de solidarité fondamentale. J’ai souvent dit que, dans la Résistance aussi, il y avait quelque chose de ce type. Quand je rencontre quelqu’un que je ne connais pas et dont je sais qu’il a été un résistant actif, même si c’est un adversaire politique, j’éprouve un sentiment d’appartenance analogue à celui que je peux avoir en retrouvant un arrière-cousin : « Il est des nôtres… » Dans une famille, les histoires qui circulent, les traditions qu’on a entendu raconter, les souvenirs d’enfance forment une espèce d’horizon commun que l’on partage. Quand quelqu’un s’y inscrit, cela ne signifie pas que ce soit un ami ou un copain, ni qu’on ait envie de se précipiter dans ses bras, mais on l’embrasse quand même sur les deux joues, ce qui est une façon de le reconnaître comme proche. Les racines communes, les liens familiaux viennent tout d’un coup renforcer votre identité et on se reconstruit soi-même en retrouvant des membres de la famille à laquelle on appartient. Les sentiments qu’on éprouve à l’égard de soi et à l’égard des autres sont liés à ce qu’on a ressenti autrefois. C’est, au fond, le problème du temps : on n’est plus le même, les choses se défont, et on refait son tissu personnel avec la présence de ceux qu’on n’a pas vus depuis longtemps, quand on peut évoquer avec eux toute une série de souvenirs auxquels on ne pense jamais. Le passé revient, et revient partagé. Si on y pense tout seul, on ne sait même pas s’il est vrai, mais, à partir du moment où il est intégré au folklore familial, il devient une partie de votre histoire.

D’un autre côté, la solidarité familiale évoque aussi l’idée de clan, et le clan suppose l’exclusion, le secret ; les parties rapportées ne sont pas dans le coup. Dans l’amitié, c’est autre chose, puisqu’il ne s’agit pas d’un rapport généalogique, mais d’un choix. Certes, il y a toujours dans le choix un élément qui ne dépend pas de soi, mais des hasards de la vie ou de pressions de toutes sortes ; malgré tout, on a quand même le sentiment de choisir ses amis. Les parents, au contraire, on ne les a pas choisis, on les a reçus. Il est vrai que les amis peuvent constituer une espèce de famille et qu’on peut faire avec eux ce qu’on ne ferait pas avec d’autres, y compris, parfois, des choses qu’on n’approuve pas. Mais l’amitié implique toujours des affinités relatives aux choses essentielles. On ne peut pas être copain avec un type du Front national, ce n’est pas possible. L’amitié a aussi ceci de particulier qu’elle nous change. Pour revenir à la Résistance, c’est une expérience qui a changé ceux qui l’ont vécue. Avant-guerre, j’avais mes groupes d’amis qui pensaient comme moi. Pendant la guerre, je me suis trouvé proche de gens qui étaient des militants catholiques, ou même qui avaient été membres de l’Action française. Le fait d’avoir pris ensemble, avec passion, des risques très grands m’a conduit à ne plus les voir de la même façon, et moi, je ne suis plus exactement le même depuis. Je n’ai plus porté le même regard sur les chrétiens, ni même sur les nationalistes, à certains égards, dès lors qu’ils sont devenus presque automatiquement mes amis, c’est-à-dire mes proches, de par notre engagement commun dans des choses d’une importance affective considérable. De même, ceux qui étaient communistes et qui ont participé activement à la Résistance à côté de non-communistes ont été profondément modifiés dans leur façon d’être communistes ; ils ont, à mes yeux, cessé de croire qu’il s’agissait soit de conquérir les autres, soit de les éliminer. Ils ont été amenés à penser qu’il devait

exister un moyen de s’entendre avec les autres pour créer quelque chose ensemble. Et l’amitié, c’est aussi cela : s’accorder avec quelqu’un qui est différent de soi pour construire quelque chose de commun. C’est la raison pour laquelle la plupart des communistes qui ont été dans la Résistance, spécialement dans la Résistance non communiste, se sont trouvés exclus assez rapidement dans les années qui ont suivi : ils ne pouvaient plus voir les choses comme auparavant. Mais ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas changer, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes politiques ou sociaux, ceux qui n’acceptent pas l’idée que le changement est une manière de constituer sa propre identité édifient autour d’eux des murs de Berlin. Dans la Résistance, au contraire, les identités n’étaient pas figées, sauf par rapport à l’ennemi. Il y avait à l’intérieur des gens extrêmement divers. La Résistance a été, par conséquent, une sorte de creuset où s’est élaborée une certaine conception de la France et du progrès social. De la même façon, si on ne veut pas changer, on ne tombe pas amoureux ! Cela vaut mieux…

Le problème de l’amour : se déprendre de soi-même Le problème de l’amour se pose aujourd’hui différemment qu’il ne se posait pour les Grecs. Platon nous dit que ce qu’on aime dans l’autre, c’est soi-même, ce qu’on regarde dans l’autre, c’est sa propre image. J’ajoute qu’il y a deux façons de se voir : l’une, dans sa limitation, dans son ego et dans son égotisme ; l’autre, pour Platon et surtout pour Plotin, consiste à aller à l’extrême limite de ce qu’on est, c’est-à-dire finalement jusqu’au divin, et c’est cette

extrême altérité qui est l’élément essentiel. C’est par là qu’on se retrouve soi-même, mais ce « soi-même » n’est plus un ego, c’est le cosmos, l’univers, le tout, Dieu, qui est la perfection. La construction de soi passe par l’accueil de l’autre. Mais je ne suis pas un être religieux, pour moi la recherche de l’identité n’est pas la quête de l’absolu. Le « soi-même » n’est ni orienté vers l’absolu ni fermé sur l’ego. C’est cela, le monde, la vie, la finitude. Nous sommes des hommes et chacun façonne sa propre identité comme on bricole un peu tout, souvent mal. On fabrique sa propre identité avec les autres et avec de l’autre, mais pas n’importe quel autre. C’est là qu’intervient l’amitié. Il faut avoir des « atomes crochus » avec cet autre auquel on va se confronter et qui va vous faire réfléchir sur vous-même. Se demander pourquoi on a des affinités avec quelqu’un, pourquoi on éprouve du plaisir à être avec lui, tout cela implique une connaissance affective, une sympathie à son égard et, par là même, un retour sur soi et un changement de soi, une fabrication de soi qui est en même temps une fabrication de l’autre. Car l’autre aussi, on le construit : comment pourrait-on le connaître, sinon en le fabriquant, en façonnant de lui une image, en trouvant des chemins vers lui ? Ainsi, dans les moments de guerre, de danger, les amis, les copains deviennent tout d’un coup comme les membres d’une sorte de mafia, et par conséquent les liens sont plus forts. De plus, on éprouve le sentiment de sa différence. Les hommes qui étaient au front pendant la guerre de 14-18 se sentaient unis par quelque chose qui les mettait complètement à part des autres. De la même manière, les gens qui étaient engagés dans la Résistance de façon très active avaient le sentiment qu’eux-mêmes et ceux qu’ils voyaient pour leur boulot étaient à part. Aristoi, diraient les Grecs, les meilleurs, les bons.

Le tissu de l’amitié On existe avec et par les autres, qui à la fois sont et ne sont pas soi. La « psychologie » des individus est toujours incluse dans des relations de type social, dans des rapports au collectif qu’il ne faut pas du tout institutionnaliser. C’est de cette manière aussi que se tisse l’amitié, à travers des cheminements plus ou moins difficiles, des échecs, des contresens, des reprises… Il n’y a pas d’immédiat chez l’homme. Tout se passe à travers des constructions symboliques. Parfois aussi, il faut donner des coups de ciseaux dans le tissu, même avec des gens qu’on a beaucoup aimés, couper pour que le tissu continue. L’image et le vocabulaire du tissage sont chargés de valeur dans la pensée ancienne ; ils permettent de comprendre toute une série de phénomènes, en particulier la constitution du « tissu » social. Platon, quand il veut montrer comment s’édifie une cité, dit qu’on doit avoir affaire à un roi-tisserand. Pourquoi ? Quand on prépare son métier à tisser, il y a la chaîne, élément masculin, et la trame, élément féminin. En grec, les mots qui désignent la chaîne sont masculins. La chaîne, c’est vertical, c’est un fil qui est tendu, fort, suspendu par des poids accrochés avec des espèces de tenons, dont Aristote explique qu’ils sont comparables à des testicules. De même, dans la littérature orphique, mitos, le mot qui veut dire chaîne, peut signifier le sexe ou le sperme ; et sur certains vases, à côté d’une femme, figure un jeune garçon qui représente le mâle et s’appelle mitos. La trame, au contraire, est féminine. On dispose donc d’un cadre où le masculin et le féminin s’entrecroisent comme le vertical et le transversal, et tout le tissage consiste à créer un tissu en associant ces éléments opposés. Si, comme le dit Platon, le roi

est tisserand, c’est parce que les hommes qu’il doit unir en une communauté serrée sont composés, d’une part, de ceux qui sont du côté de l’andreia, les énergiques, les violents, d’autre part de ceux qui sont du côté de la sōphrosunē, les doux, les tempérés. On aménage tout cela d’abord par des mariages, en tâchant de ne pas unir toujours le même avec le même, sinon c’est fini ! Puis par l’éducation, paideia, qui doit aller à la fois dans le sens de l’andreia et dans celui de la sōphrosunē. Ce n’est pas tout : il faut faire avec la chaîne et la trame de ces deux éléments contraires un tissu qui soit cohérent et uni et se présente comme un seul tissu. Mais, pour cela, l’opposition est nécessaire. La trame consiste à passer devant, derrière, devant, derrière. Et, d’une certaine façon, cette image de la constitution d’un tissu social communautaire, c’est aussi l’image grecque de l’amitié, c’est une forme de philia, parce que la philia suppose aussi ce travail et cette tension. Que fait Clisthène quand il essaie de fonder la cité ? Il s’efforce d’unir, dans les nouvelles institutions qu’il crée, les parties d’Athènes qui étaient des parties différentes, la côte, l’intérieur montagneux et la ville, pour que chaque tribu comporte une partie de ces trois éléments. On se construit soi-même de cette manière-là, en tâchant de réunir ce qui part dans tous les sens… et la solidité est le fruit d’un tissage à partir d’éléments séparés, hétérogènes. C’est aussi une espèce de lutte qu’on retrouve dans l’amitié. L’amitié se tisse. Il en va de même dans l’amour, qui n’aurait pas cette intensité sans la possibilité de la fracture. Ceux qui sont fidèles le sont en amour et en amitié. Cela ne veut pas dire qu’ils ne rompent pas ; on peut couper le tissu pour être fidèle, fidèle à soi-même. Mais il y a des gens qui ne veulent pas être fidèles, qui éprouvent le besoin, à chaque moment, de rompre non seulement avec ceux qui étaient leurs amis, mais avec eux-

mêmes. Ils ne peuvent être eux-mêmes qu’en coupant non seulement le tissu qui les unit aux autres, mais aussi celui qui les unit à eux-mêmes. Parmi tous ceux qui ont quitté le PC, certains n’ont pas pu en sortir sans devenir exactement le contraire de ce qu’ils avaient été. D’autres ont rompu douloureusement. La rupture a été pour eux un véritable arrachement et ils ont essayé de ne pas se renier, c’est-à-dire de continuer à être d’accord avec les raisons pour lesquelles ils avaient été communistes. D’autres encore, comme moi, ont rompu joyeusement. Pourquoi ? Parce que je considérais que, dans cette rupture, j’étais absolument fidèle à ce qu’il y avait de plus profond, de plus valable aussi, dans mes engagements premiers. Certains, dans la structure de leur personnalité et par conséquent aussi dans leurs rapports amicaux et amoureux, sont des gens de la discontinuité ; d’autres, lorsqu’ils évoluent, éprouvent continuellement le besoin de renouer les fils de leur propre tissu. Quand je faisais des cours de philosophie au lycée de Toulouse et que je parlais de la mémoire, en expliquant aux élèves que c’était une fabrication de soi, je leur disais, je crois, quelque chose de ce genre : « Vous comprenez, au fur et à mesure qu’on avance, on a besoin, pour savoir qui on est, d’avoir un passé plus ou moins coordonné. Cette construction se fait à travers les cadres sociaux, mais aussi par la refonte de son propre passé. C’est comme une dame qui s’avance avec une grande traîne ; quand elle change brusquement de direction, d’un petit coup de pied, elle remet la traîne derrière elle. » C’est ce que nous faisons, nous aussi.

Les étapes d’un cheminement Pourquoi, au lendemain de la guerre, avoir choisi la Grèce comme domaine d’études ? Les motifs d’un choix sont multiples et souvent obscurs. Dans mon cas, il me semble qu’ont joué des éléments fort divers : le choc que j’avais éprouvé, pendant l’été 1935, quand j’ai découvert la Grèce qu’avec mon frère et des amis nous parcourions à pied ; mon admiration pour la littérature grecque classique, en particulier pour Platon, dont l’œuvre me fascinait ; le sentiment aussi que, en prenant pour terrain d’étude la Grèce ancienne, un chercheur politiquement engagé, comme je l’étais alors, dans un parti qui régentait la vie intellectuelle, disposerait d’une liberté d’esprit beaucoup plus grande que s’il travaillait dans le domaine de la vie contemporaine. En prenant pour sujet de thèse « La notion de travail chez Platon », je restais plus historien de la philosophie qu’helléniste. Progressivement, entraîné par le mouvement même de ma recherche, j’en suis venu à élargir le cadre de l’enquête et à m’interroger sur tout ce qui sépare le travail, tel qu’il se présente aujourd’hui dans sa forme de grande conduite sociale unifiée, des diverses activités laborieuses que les Grecs distinguaient ou opposaient entre elles, en conférant à chacune d’elles des significations et des valeurs particulières. Et comme beaucoup de

ces valeurs étaient religieuses, j’ai été conduit à m’intéresser à la religion et aux liens très étroits qu’elle entretenait avec les autres plans de la vie collective. De l’histoire de la philosophie, j’avais dérivé vers une anthropologie religieuse de la Grèce. Sans l’apport des disciplines classiques traditionnelles : philologie, archéologie, épigraphie, papyrologie, rien de ce que j’ai entrepris dans une perspective anthropologique n’eût été possible. Au reste, l’image qu’on se fait souvent, même dans la communauté scientifique, du travail des hellénistes ne leur rend guère justice. Il ne s’agit pas pour eux de gérer une tradition déjà fixée, d’ajouter leurs commentaires à ceux qui existent déjà. En découvrant, publiant, interprétant des documents nouveaux : textes, inscriptions, images, vestiges archéologiques de tous ordres, ils révèlent des aspects de la civilisation grecque jusque-là inconnus et qui entraînent parfois une profonde révision des idées reçues ; ils font un travail de « découvreurs » analogue à celui d’un paléontologue, voire d’un physicien, identique en tout cas à celui de ces orientalistes, qui, au cours du dernier siècle, ont fait émerger de la nuit où il était demeuré englouti le monde de Sumer.

Dynamisme des études sur la religion grecque Pour m’en tenir à la religion, je me limiterai à trois exemples : le déchiffrement récent du linéaire B des tablettes mycéniennes e e apporte la preuve qu’entre le XIV et le XII siècle avant J.-C., en Crète et dans le Péloponnèse, la plupart des grands dieux grecs étaient déjà l’objet d’un culte et, parmi eux, Dionysos : on en faisait

une divinité exotique, dont l’intrusion se serait produite à une date plus tardive, depuis la Thrace ou la Lydie. De même, en montrant l’ampleur des changements qui s’amorcent sur tous les plans (démographie, métallurgie du fer, e occupation et culture du sol), de la seconde moitié du XI siècle e jusqu’au IX , et qui conduiront à ce que Snodgrass appelait la « révolution structurelle », dont est issu ce type très particulier de vie collective que constitue la « cité-État », les archéologues nous e invitent à reconnaître que, vers le VIII siècle, la religion elle-même a dû être réaménagée très profondément pour satisfaire à une double exigence : répondre au particularisme de chaque groupe humain, qui se place, avec son territoire, sous le patronage de ses propres divinités poliades ; mais instaurer, du même mouvement, par le moyen des grands sanctuaires, des jeux et du développement de la littérature épique, un panthéon et une culture religieuse communs à l’ensemble de l’Hellade. C’est tout le système de la religion, remodelée et réorientée, qui se présente alors sous un jour nouveau où le religieux et le civique sont intimement liés. La découverte, enfin, dans les années cinquante, d’un poème cosmogonique d’Alcman, du VIIe siècle avant J.-C., puis, tout récemment, du papyrus de Derveni, montre que des cosmogonies déviantes par rapport à la norme hésiodique existaient dès l’âge archaïque et que celles qui se rattachaient au courant e orphique circulaient en plein V siècle. On ne saurait donc les interpréter, comme on était porté à le faire, en fonction d’une mentalité religieuse propre à la période hellénistique. Cette fois, c’est la place et le statut de la littérature orphique dans ses rapports avec le culte et la théologie officiels qui doivent être réexaminés.

Il n’y a pas de « clé universelle » pour comprendre l’humain « On entre en recherche comme on entre en religion : on s’y adonne totalement. » Cette phrase d’Ignace Meyerson, l’un des deux maîtres (l’autre étant Louis Gernet) qui m’ont véritablement 1 façonné à la recherche – mais j’en parlerai plus loin –, peut résumer assez bien ce que j’essaie de faire depuis cinquante ans. Comme je ne crois pas qu’il existe, pour les faits humains, d’explication unique, de « clé universelle », j’utilise tous les instruments disponibles, s’ils me paraissent adaptés au problème que j’ai à résoudre. Je tâche seulement de comprendre. C’est pourquoi, me semble-t-il, ma recherche s’est modifiée, en se développant sur une série de plans successifs. Je me suis d’abord interrogé sur les conditions qui ont rendu possible, au VIe siècle avant J.-C., dans les colonies grecques d’Asie Mineure, l’émergence d’une pensée philosophique. Du Mythe à la Raison, que s’est-il maintenu, que s’est-il transformé dans le vocabulaire, l’outillage conceptuel, les modes de raisonnement et les grands cadres de la pensée, les principes logiques ? Il s’agissait pour moi, tout à la fois, de cerner les changements, d’en mesurer l’ampleur et de les situer dans leur contexte historique. La raison grecque m’est ainsi apparue solidaire de toute une série de transformations sociales et mentales liées à l’avènement de la polis. Elle a surgi dans un contexte où pouvaient se développer la rhétorique, la sophistique, la démonstration de type géométrique, certaines formes d’histoire et de médecine, mais non la science expérimentale : une raison immanente au langage, à l’échange verbal, et qui vise à agir sur les hommes, à les convaincre ou les

persuader plus qu’à transformer la nature. Dans ses limites, comme dans ses innovations, la raison grecque est bien fille de la cité. Mais les mutations qu’en quelques siècles la Grèce a connues n’intéressent pas seulement les formes du discours, les démarches de l’intelligence et les mécanismes du raisonnement. Naissance de la cité et du droit, avènement d’une pensée positive et rationnelle, certes, mais il faut ajouter aussi création de formes d’art neuves : poésie lyrique et théâtre tragique dans les arts du langage, sculpture et peinture, conçues comme des artifices imitatifs, comme des faux-semblants reproduisant l’apparence des choses réelles, dans les arts plastiques. Ces innovations marquent un changement de mentalité si profond qu’on a pu y voir comme l’acte de naissance de l’homme occidental. De l’homo religiosus des cultures archaïques à cet homme politique et raisonnable que visent les définitions d’un Aristote, la transformation met en cause tous les grands cadres de la pensée et tout le tableau des fonctions psychologiques : temps, espace, mémoire, imagination, forme du travail et esprit technique, volonté, personne, mode de l’expression symbolique et maniement des signes. J’ai donc tenté, dans Mythe et Pensée chez les Grecs, de suivre les transformations qui affectent ces catégories, modifiant à la fois leur structure interne et leur équilibre général. Un seul exemple, pour me faire mieux comprendre : celui de la mémoire. Les Grecs ont divinisé la mémoire et élaboré une vaste mythologie de la réminiscence. Cette « mémoire » religieuse est liée à des techniques de remémoration très particulières, pratiquées à l’intérieur de groupes fermés et spécialisés : dans les confréries d’aèdes, elles font partie de l’apprentissage de l’inspiration poétique et de la voyance qu’elle procure ; dans les milieux de mages, elles préparent une conquête de l’extase divinatoire ; dans les sectes religieuses,

elles s’insèrent dans des exercices spirituels de purification et de salut. En dehors du cadre institutionnel et du contexte mental dont elles sont solidaires, ces conduites remémoratrices perdent toute signification et deviennent sans objet. Elles ne visent pas, comme les nôtres, à explorer le passé individuel ou collectif de l’homme, à penser le temps, mais à s’évader de lui pour s’unir à la divinité. Dans la mesure même où, à travers la réflexion des sophistes et les travaux des historiens, se préciseront les rapports de la mémoire avec le temps et le passé, cette fonction perdra aux yeux des Grecs le prestige dont elle était auparavant auréolée. Chez Aristote déjà, la mémoire, dépouillée de ses valeurs anciennes, religieuses et mythiques, se rapporte à cette partie purement sensible de l’âme que les hommes ont en commun avec les animaux.

La place du religieux Étudier la religion grecque pour elle-même et en elle-même constitue le dernier palier de ma recherche, dans laquelle je suis toujours engagé. Encore faudrait-il préciser que le religieux ne constitue pas, en Grèce, une sphère à part, séparée de la vie sociale. Tous les actes, tous les moments de l’existence, personnelle et collective, ont une dimension religieuse. Cela est vrai, pour les particuliers, dans le cas d’un repas, d’un départ en voyage, du retour chez soi, de l’accueil d’un hôte étranger. Comme, dans le domaine public, d’une séance à l’assemblée, d’une épreuve au gymnase, d’une représentation théâtrale. Autrement dit, entre le sacré et le profane, il n’y a pas une opposition radicale, pas même le plus souvent une coupure franche.

Un rite aussi central dans l’économie du système religieux que le sacrifice ne vous arrache pas à la vie mondaine, à l’existence quotidienne. Au contraire, il vous y installe à la place et dans les normes qui doivent être les vôtres, conformément à l’ordre social et cosmique. Le sacrifice est à la fois un cérémonial religieux – une boucherie et une cuisine ritualisées, répondant aux normes alimentaires que les dieux ont fixées pour les humains – et un acte social, renforçant les liens qui doivent unir les citoyens en une même communauté d’égaux. C’est pourquoi tous les écarts dans le régime alimentaire, toutes les déviances dans la façon de préparer et manger de la viande – qu’il s’agisse du refus de la nourriture carnée et de la condamnation du sacrifice sanglant, comme chez les orphiques, ou de la dévoration de la viande crue d’une bête dépecée toute vive, comme dans certaines formes du dionysisme – ont une signification proprement religieuse. Il s’agit toujours, à travers ces apparentes bizarreries du comportement alimentaire, de se démarquer du culte officiel, pour instituer avec le divin un type de relation qu’interdit la religion civique. Dans le champ du religieux, mon enquête s’est orientée dans deux voies principales : déchiffrement des mythes, mise en évidence des structures du panthéon. En appliquant des méthodes d’analyse structurale, j’ai proposé une lecture à certains égards nouvelle des mythes cosmogoniques, racontant l’émergence progressive d’un monde différencié, à partir d’entités primordiales, des mythes de souveraineté qui rattachent à la victoire de Zeus et à son accès au trône l’instauration d’un ordre stable, juste et permanent, des mythes anthropologiques enfin, qui, comme celui de Prométhée, rendent compte de la condition humaine. Condition ambiguë, contrastée, où

se mêlent inextricablement les biens et les maux, où toute lumière a son ombre, le bonheur impliquant le malheur, l’abondance le dur travail, la naissance la mort, l’homme la femme, l’intelligence et le savoir s’unissant chez les mortels à la sottise et à l’imprévoyance. Ce type de discours mythique semble obéir à une logique qu’on pourrait définir, en contraste avec la logique aristotélicienne de l’identité, comme une logique de l’ambigu, de l’opposition complémentaire, de l’oscillation entre des pôles contraires. A la suite de Dumézil, j’ai abordé l’étude du polythéisme grec, en considérant que chaque dieu s’y définit par le réseau des rapports qui, en des configurations diverses, l’unit et l’oppose aux autres divinités du panthéon. Sous la forme d’une hiérarchie organisée de pouvoirs se délimitant réciproquement, un panthéon se présente comme un système de classification présidant à l’ordonnance des puissances de l’au-delà et s’appliquant du même coup au monde de la nature et à l’univers humain. Le système des pouvoirs divins a valeur tout à la fois de cosmologie, de sociologie, de psychologie et d’éthique. En cherchant à déchiffrer certaines structures du panthéon, comme le couple Hermès-Hestia, ou le groupement des dieux caractérisés par leur intelligence rusée – leur métis –, je ne voulais pas seulement préciser la nature des liens qui associent les dieux en couple ou en triade ou autrement, je cherchais à saisir la façon dont ces schèmes théologiques, insérés dans le tissu même de la vie collective, organisent la pensée et réglementent les pratiques institutionnelles. Mon propos était, sur ce plan, de mieux cerner les formes et les degrés d’imbrication du religieux, du social, du mental.

Un nouveau champ d’étude : le rôle symbolique de l’image Les images, ou plutôt ce que j’appellerai, sur le plan religieux, les faits de figuration du divin, ne font pas moins appel à la pensée symbolique que les mythes ou les rituels. S’il est vrai que les Grecs ont donné, à l’époque classique, une place privilégiée dans son temple à la grande statue cultuelle, anthropomorphe, du dieu, ils ont connu toutes les formes de représentation du divin : symboles aniconiques qui pouvaient être soit un objet naturel comme un arbre ou une pierre brute, soit un produit façonné de main d’homme, comme un poteau, un pilier, un sceptre ; figures iconiques diverses : petites idoles mal dégrossies où la forme du corps, dissimulée par les vêtements, n’est même pas visible ; figures monstrueuses où le bestial se mêle à l’humain, simples masques où le divin est évoqué par un visage creux, aux yeux fascinants ; statues pleinement humaines. Toutes ces figures ne sont pas équivalentes ni ne conviennent indifféremment à tous les dieux ou à tous les aspects d’un même dieu. Chacune d’elles a sa façon propre de traduire certains aspects du divin, de « présentifier » l’au-delà, d’inscrire et de localiser le sacré dans l’espace d’ici-bas ; un pilier ou un poteau enfoncés dans le sol n’ont ni même fonction ni même valeur symbolique qu’une petite idole qu’on déplace rituellement en la promenant d’un lieu à un autre ; qu’une image enfermée en un dépôt secret, les jambes enchaînées pour l’empêcher de fuir ; qu’une grande statue cultuelle installée à demeure dans un temple pour y donner à voir la présence permanente du dieu dans sa maison. Chaque forme de représentation implique pour la divinité figurée une façon particulière de se manifester aux humains et d’exercer, à

travers ces images, le type de pouvoir surnaturel dont elle possède la maîtrise. Si mythe, figuration, rituel s’inscrivent dans le même registre de pensée symbolique, on comprend qu’ils puissent s’associer pour faire de chaque religion un ensemble où, pour reprendre les mots de Georges Dumézil : « Concepts, images et actions s’articulent et forment par leur liaison un filet dans lequel, en droit, toute la matière de l’expérience humaine doit se prendre et se distribuer. » Repérer les mailles de ce filet, cerner les configurations qu’y dessine leur réseau, telle doit être la tâche de l’historien. Encore faut-il ajouter que, dans le cas de la Grèce, l’enquête sur l’expression figurée du divin comporte une nouvelle dimension ; e e entre le VII et le IV siècle avant J.-C., on constate, dans ce domaine comme dans d’autres, une véritable mutation : l’idole divine se fait image. On passe de la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence. Le symbole figuré à travers lequel un être de l’au-delà, en lui-même invisible, est actualisé, présentifié dans ce monde-ci, s’est transformé en un faux-semblant, une image, produit d’une imitation experte, qui, par son caractère d’artifice technique et de procédure illusionniste, rentre désormais dans la catégorie du fictif. Le religieux a débouché sur l’art.

L’actualité des études grecques On étudie bien entendu l’Antiquité grecque dans l’ensemble des pays européens où les études classiques font partie d’une tradition culturelle très profonde. C’est vrai pour toute l’Europe de l’Ouest. C’est vrai aussi, à des degrés divers, pour l’Europe de l’Est ; la Pologne, par exemple, continue à donner aux études classiques une

ampleur et un soin très grands, la Tchécoslovaquie, également, même si le grec ne figure plus dans les études secondaires ; de même en Roumanie, en Hongrie, en Bulgarie où, en particulier, il y a eu une forte activité en archéologie. C’est vrai aussi pour l’Union soviétique : non seulement certaines universités mènent des recherches sur l’histoire économique et sociale du monde classique, sur l’esclavage, mais des savants font porter leurs études sur la philosophie grecque, sur la littérature et même sur la religion. Nous entretenons des rapports étroits avec certains de ces pays. Nous, c’est-à-dire le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, qui compte de très bons spécialistes : Marcel Detienne, François Hartog, Nicole Loraux, Claude Mossé, Pierre Vidal-Naquet, pour me limiter à ceux qui en assurent avec moi la direction, et auxquels sont venus se joindre des archéologues. Nous avons des contacts réguliers avec les Polonais, les savants de Varsovie, et avec les Tchèques et les Roumains notamment ; avec les Soviétiques aussi, encore que les relations scientifiques soient avec eux plus difficiles à concrétiser en raison des problèmes que pose leur venue en France. En Europe, évidemment, qu’on prenne l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, la Hollande, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Suisse, le développement des études classiques demeure important. Ce qui, me semble-t-il, constitue un fait nouveau, c’est la percée des États-Unis. Les États-Unis n’avaient pas une tradition d’études classiques aussi fortement implantée qu’en Europe ; peut-être l’arrivée, au moment du nazisme, d’un certain nombre de savants allemands de grande envergure a-t-elle favorisé ce goût et cet essor. A présent, dans toutes les grandes universités américaines, avec des orientations et sous des formes diverses, on observe un très grand développement des études classiques. Je pense

qu’aujourd’hui la recherche aux États-Unis se montre vraiment inventive. Sur ce terrain où ils n’étaient pas tellement en avance, les Américains sont en train de se placer dans le peloton de tête. Même en Afrique, au Sénégal, surtout à cause de la personnalité de Léopold Sédar Senghor, les études classiques occupent encore une place importante, à la fois dans l’enseignement secondaire et à l’Université. Et le Japon s’y est mis : il y a des centres de recherches et des chaires, à Tokyo et à Kyoto, où l’on fait des éditions de textes grecs. Je me souviens d’avoir assisté, lors d’une série de conférences au Japon, à la fondation d’une société japonaise des études classiques anciennes, fondation à laquelle on m’a demandé de m’associer, ce que j’ai fait de grand cœur.

1. A propos de Meyerson, voir infra, « Lire Meyerson », ici sq.

Chercheur au CNRS *1 Quand on reçoit une médaille, on se demande : pourquoi moi ? Si l’on est un peu historien et sociologue, on cherche à comprendre ce choix en le situant dans un cadre explicatif plus large que les seuls mérites, réels ou supposés, d’une œuvre personnelle. Une médaille, c’est un symbole. Quels sont, lorsqu’on examine la carrière scientifique, le statut universitaire, la position particulière qu’occupe un savant dans le champ de la recherche aujourd’hui, les éléments auxquels renvoient ces valeurs symboliques ? J’en évoquerai quelques-uns, j’en tairai sûrement d’autres. J’ai connu en France la première ébauche d’institution de la recherche que le gouvernement Blum, avant-guerre, avait développée : c’était la Caisse des sciences. Au printemps 1938, j’ai eu dans ce cadre mon premier contrat de chercheur. J’étais soldat à la frontière italienne ; je devais achever mon service militaire en avril. La commission qui regroupait alors, avec la philosophie, l’ensemble des sciences sociales m’avait octroyé une bourse pour préparer une thèse sur la catégorie de la valeur. Je n’ai jamais eu cette bourse, jamais fait cette thèse. J’ai été maintenu sous les drapeaux pour trois mois, puis, de nouveau, pour trois mois ; ensuite ce fut la guerre. Et c’est seulement dix ans plus tard, en 1948, après avoir enseigné la philosophie au lycée et fait entre-temps, dans le siècle,

bien autre chose, que je suis entré en tant que chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Mon maître Meyerson m’avait, sans tarder, averti : « Vous savez, Jean-Pierre, entrer dans la recherche, c’est comme entrer en religion. Ne l’oubliez pas. » Je ne crois pas l’avoir trop oublié, encore qu’il y ait plusieurs façons d’entrer en religion et d’y rester. J’ai été chercheur dix ans. Je travaillais seul en bibliothèque, à lire tout ce que je pouvais de textes grecs pour essayer de me faire helléniste. Pendant toute cette période, j’étais comme une éponge qui absorbe, absorbe pour, le moment venu, rendre un peu de son jus. J’ai connu les affres des bilans annuels, du travail qui n’avance pas assez vite, des culs-de-sac dans la recherche ; j’ai connu le bonheur des premières publications. En 1958, nommé directeur e d’études à la VI section de l’École pratique des hautes études, je serais passé de l’autre côté de la barricade en m’activant dans les commissions du CNRS, si je n’y avais représenté les chercheurs. Du moins pendant les huit ans où j’ai participé à la commission de sociologie. Plus tard, j’ai siégé quatre ans à celle de langues et civilisations classiques. Un pied dans chaque commission, à cheval sur deux domaines : situation paradoxale, anomique, qui était déjà celle de mon autre maître à penser, Louis Gernet, helléniste irréprochable et directeur de L’Année sociologique. Mais, par surcroît, il m’était poussé un troisième pied qui, à travers le Journal de Psychologie, dont j’assurais le secrétariat de rédaction, m’enracinait dans les recherches de psychologie historique. Ce statut indécis, polymorphe, cette physionomie protéiforme comportaient, aux yeux des spécialistes dans les diverses disciplines classiques, des défauts ; ils avaient aussi leur avantage. Quand on est posté au carrefour, on a une perspective différente de ceux qui cheminent au long d’une

même rue. Les voies que j’ai tenté d’explorer, sur le territoire de la Grèce, en prenant en compte les diverses dimensions sociales et mentales de cette culture, pourraient être intitulées, s’il fallait leur donner une étiquette, anthropologie historique. Bien entendu, sur le plan des structures de la recherche, ce type d’enquête mettait en question, avec le découpage des disciplines traditionnelles, un cloisonnement trop strict des commissions. Ma recherche est donc venue tout naturellement s’inscrire dans la ligne de ce qui a été dernièrement réalisé au CNRS : la réunion en un tout des sciences sociales et des sciences humaines, l’aménagement d’une série de passerelles entre secteurs différents, la création de structures horizontales recoupant tout le champ des différents savoirs pour les recentrer autour d’un même thème. Telle est à mes yeux la première implication symbolique de cette médaille. Une part de son éclat porte plus de lumière sur ces espaces de marge, encore peu fréquentés, où les frontières, au lieu d’obstacles, se font points de croisement, lieux de passage et de rencontre, postes d’observation privilégiés. Chercheur, je l’ai dit, je travaillais seul. Après les années soixante, tout change : plus de Vernant isolé ; il y a Vernant et son groupe, l’équipe Vernant, ce que certains, à l’étranger, ont appelé l’école de Paris ou, pour reprendre le titre d’un article, amical et chaleureux, que nous consacrait le directeur du Center of Hellenic Studies de Washington, Bernard Knox, « la Grèce à la française ». Je ne suis pas nationaliste, du moins j’espère ne pas trop l’être. Mais je suis heureux que cette voix qui, en éloge et comme en complicité avec nous, nous proclame français dans notre approche de la Grèce, vienne de l’étranger et parle anglais. L’histoire du Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes serait instructive. Je dirai seulement qu’au départ il ne comportait pas d’helléniste ; c’était moi qui en faisais fonction. Il

regroupait une pléiade de savants – spécialistes de Rome comme J.-P. Brisson ; assyriologues : Elena Cassin, Garelli, puis Bottéro ; sinologue : Jacques Gernet ; orientalistes : Paul Lévy, puis Madeleine Biardeau et Charles Malamoud ; égyptologue : Yoyotte ; anthropologues : Haudricourt, Condominas, puis Godelier, auxquels se joindront bien des africanistes. Ce qui nous avait spontanément réunis, c’était une exigence de comparaison pour mieux comprendre nos propres domaines. Nous examinions, à partir de chaque société dont nous faisions l’étude, les figures diverses que pouvaient revêtir le religieux, le pouvoir, la royauté, la guerre, la vie agricole, le travail, l’économique. Chacun de nous était ainsi conduit non seulement à s’interroger sur la façon dont ces divers plans s’articulaient les uns aux autres au sein d’une même culture, mais aussi à remettre en cause la pertinence de ces catégories, qui nous paraissent aller de soi, mais qui font problème dès lors qu’on les applique à des civilisations historiquement éloignées de la nôtre. Quand le Centre a été institutionnalisé par son rattachement à l’École des hautes études et son association au CNRS, comme « équipe de recherche associée », il est devenu essentiellement une équipe à laquelle se sont joints quelques latinistes. J’ai dirigé ce groupe pendant vingt ans. Au début nous n’étions pas beaucoup. L’équipe s’est étoffée, élargie – peut-être trop. C’est aujourd’hui un centre important, avec des couches d’âges multiples. Ses membres ont beaucoup publié, travaux individuels et volumes collectifs. Une équipe où, sur des années, la recherche se poursuit en commun, où le travail de réflexion, de création, de documentation aussi, est collectif – ce phénomène, normal dans tant de sciences, est encore exceptionnel dans les études classiques. A la demande des sociologues, le CNRS a décerné au Centre, pour son œuvre collective, en 1977, une médaille d’argent. Celle que je reçois

aujourd’hui brille pour tous les membres du groupe sans exception, quelles que soient leurs tâches et leurs fonctions. Ce n’est pas à moi de dresser le bilan de cette expérience, de la juger. Je peux seulement, en confidence, dire mon sentiment. D’abord, ce dont je suis sûr. Ni mon œuvre propre, ni ma vie, ni ma personne ne peuvent être séparées de l’équipe. J’ai été continûment porté par le travail et les recherches de tous ceux que, moi aussi peut-être, du même élan, j’entraînais. Ensuite, ce que je crois. L’avantage d’un groupement de ce type, c’est qu’en réunissant des hommes et des femmes de formation diverse, dont les habitudes d’esprit, les procédures d’enquête, les mentalités sont différentes : philologues, historiens, archéologues, iconologues, sociologues et psychologues, il permet à la fois de ratisser plus large et d’explorer le terrain suivant des angles d’attaque variés. Mais la nécessaire cohésion d’un groupe n’est pas sans présenter un double danger. D’une part, il faut que chacun reste ou devienne lui-même, qu’il fasse ce que lui seul peut faire, sans que pour autant l’affirmation des originalités, la singularité des points de vue n’entraînent clivages et conflits. D’autre part, pour toute collectivité scientifique qui n’est pas exactement dans la norme universitaire, le risque ou la tentation existe de fonctionner en vase clos, de se regarder le nombril, de devenir comme une secte repliée sur elle-même, en négligeant de s’ouvrir à tout ce que les disciplines classiques traditionnelles apportent, dans la ligne qui leur est propre, non seulement d’indispensables savoirs mais aussi de perspectives neuves. Enfin, mes souhaits : que le Centre continue. Une équipe de recherche vivante, c’est une institution et une sorte de famille. Toute institution vieillit ; toute famille a ses tensions, comme ses fermetures et ses partis pris. Je voudrais que les jeunes chercheurs, qui viennent chez nous nombreux, renouvellent le Centre et le

maintiennent, qu’ils le fassent différent en même temps que semblable à ce que j’ai connu et qui m’a donné des moments de grande joie, un certain bonheur. Que le Centre ait longue vie. Mais laissons les états d’âme personnels. Mon vœu s’appuie sur deux raisons de fond qui ne sont pas étrangères à la médaille d’aujourd’hui. D’abord, si le Centre est une espèce de famille, c’est une famille internationale. Non seulement par les alliances que nous avons conclues avec des universités et des équipes étrangères comme autant de mariages d’où sont nés bien des livres. Mais parce qu’il n’est pas de mois, pas de semaine devrais-je dire, où nos portes ne soient ouvertes à des collègues d’un peu tous les pays du monde, désireux d’exposer leurs recherches et d’en discuter en commun. Ils viennent et reviennent chez nous parce qu’ils s’y retrouvent chez eux, qu’ils s’y sentent à la maison. De sorte qu’en retour, quand nous partons nous aussi travailler dans leurs pays, nous ne sommes pas en terre étrangère. Ensuite parce que nous sommes restés fidèles, même regroupés en classicistes, à notre vocation d’anthropologues comparatistes. Qu’on prenne nos volumes collectifs, Problèmes de la guerre, Divination et Rationalité, La Cuisine du sacrifice en Grèce, La Mort, les morts dans les sociétés antiques, on y trouve toujours une dimension comparative et une place, souvent la plus grande, accordée aux spécialistes d’autres civilisations que la grecque. Pour reprendre une formule de Louis Gernet, les études classiques ne constituent pas à nos yeux un domaine autonome et comme un empire dans un empire. La Grèce est une expérience humaine singulière marquée par une mutation qui s’est produite en quelques siècles sur toute une série de plans à la fois. On ne peut saisir les conditions qui ont rendu possible cet avènement, les conséquences qu’il a entraînées et dont nous sentons encore aujourd’hui les effets,

qu’en confrontant le monde grec aux grandes civilisations où les hommes ont fait des choix différents. Nous voulons que la Grèce demeure présente dans notre enseignement, vivante dans notre culture, non pour qu’elle renvoie à une élite de savants, en miroir, le reflet de ce qu’ils s’imaginent ou voudraient être, mais pour que, située à sa place dans une histoire humaine qui comporte bien des chemins, elle nous engage à réfléchir plus lucidement sur les implications et les enjeux de notre civilisation, qu’elle nous éclaire sur ce que nous sommes, comparés et confrontés aux autres. Notre hellénisme est comparatif parce qu’il se veut une contribution à la connaissance de l’homme, dans la variété de ses univers de culture. Pour cette tâche ambitieuse et qui pouvait paraître un peu gratuite ou inactuelle, vous nous avez fourni des moyens, à notre échelle ; surtout, vous nous avez fait confiance ; vous avez soutenu notre équipe en lui laissant cette pleine liberté sans laquelle il n’est pas de recherche. Et, en ce sens, ma médaille témoigne aussi pour tous ceux, au CNRS, à l’École des hautes études, au Collège de France, à la direction de la recherche, qui ont su, quand il le fallait, nous tendre la main pour nous aider à passer le gué. André-Georges Haudricourt a naguère opposé la mentalité des peuples pasteurs comme les Grecs à celle des peuples jardiniers comme les Chinois anciens. La domestication des animaux aurait conduit les pasteurs à concevoir la domination du roi sur ses sujets, l’autorité du supérieur sur ses subordonnés, sur le modèle des rapports du berger avec son troupeau, qu’il mène à la baguette. Le sceptre royal est un bâton. Au contraire, les peuples jardiniers prendraient pour modèle de l’exercice du pouvoir cette forme d’action « indirecte et négative » qui est propre à l’horticulteur, soucieux de s’insérer dans l’ordre naturel et dont l’intervention ne

vise ni à soumettre ni à contraindre, mais, en accord avec l’élan interne de chaque plante, à la laisser mieux pousser. Quand il nous a accordé le privilège de nous prendre sous sa tutelle, le CNRS n’a pas voulu nous dominer : il a déblayé et irrigué le terrain autour de nous, écartant les obstacles, écrasant les trop grosses mottes, nous apportant l’eau dont nous avions besoin. Je souhaite qu’il en soit demain comme hier et aujourd’hui. La recherche est un jardin. Pour qu’il fleurisse, ceux qui en ont la charge doivent se faire jardiniers plutôt que bergers.

*1. Discours prononcé le 18 décembre 1984, à l’occasion de la remise de la médaille d’or du CNRS.

La Grèce, hier et aujourd’hui Que mon livre Mythe et Pensée chez les Grecs (1965) soit traduit en langue grecque démotique, et qu’il le soit au moment où le peuple grec s’est libéré de la dictature militaire, ce sont deux ordres de faits qui me touchent profondément et qui ne me paraissent pas indépendants l’un de l’autre. Certes, de toute façon, je ne pouvais que me réjouir de voir mon travail mis à la disposition de ceux qu’il concerne très directement, puisqu’il porte sur leur passé national, qu’il éclaire une tradition à laquelle ils ne cessent de se rattacher. Mais il y a plus. L’enquête que je poursuis depuis bien des années sur la Grèce antique ne m’a pas détourné des événements contemporains. En réfléchissant sur l’Antiquité, c’est sur nous-mêmes que je m’interrogeais, c’est notre monde que je mettais en question. Si la Grèce constitue le point de départ de notre science, de notre philosophie, de notre façon de penser, si elle a inventé la raison, la politique, la démocratie, au sens où nous l’entendons, en bref, si elle a donné à la culture occidentale certains de ses traits majeurs, tenter, comme je l’ai fait, d’expliquer historiquement ce qu’on appelle le « miracle grec », de découvrir son pourquoi et son comment, c’est chercher à situer notre propre origine à la place qui lui revient dans le cours de l’histoire humaine, au lieu d’en faire un absolu, une révélation à la fois universelle et

mystérieuse. Cette tâche scientifique nous oblige à prendre de la distance par rapport à nous-mêmes, à nous regarder avec le même détachement, la même objectivité que nous aurions à l’égard d’autrui, et, par là même, à mieux comprendre ce que nous sommes, dans nos particularités par rapport à d’autres civilisations, avec, bien entendu, nos succès, nos grandeurs, mais aussi nos échecs et nos limitations. Ce n’est pas de cette façon que les colonels se référaient à la Grèce antique. Elle leur servait d’alibi pour justifier leur régime d’oppression et pour fermer la Grèce sur elle-même au lieu de l’ouvrir vers les autres peuples. Que mon livre n’ait pu paraître chez vous qu’après leur départ ne me semble donc pas le fait du hasard. J’ai essayé de comprendre ce qu’était l’homme grec ancien, comment il s’est transformé et construit, dans ses manières de penser, ses formes de sentiment, ses façons d’agir, à travers les changements qui se produisirent dans la vie sociale et politique, e e entre les VIII et IV siècles avant notre ère. Ma recherche s’inscrit dans la ligne d’une psychologie historique dont Ignace Meyerson, en France, a jeté les fondements et qui se place sous le signe de Marx, écrivant que toute l’histoire n’est qu’une transformation continue de la nature humaine. Je pense en effet qu’on ne saurait parler des hommes en dehors des groupes dans lesquels ces hommes sont insérés, de leur contexte social précis ; mais, inversement, il n’est pas de contexte social qui n’ait une dimension « humaine », c’est-àdire mentale, pas d’institution qui n’implique, tant qu’elle est vivante, des croyances, des valeurs, des émotions et des passions, tout un ensemble de représentations et de sentiments. On ne trouve pas, d’un côté, des individus humains isolés qui relèveraient d’une étude psychologique, de l’autre, des réalités sociales qui seraient des choses inertes, soumises dans leur évolution à une sorte de

déterminisme extérieur, et qu’on pourrait étudier comme des objets. Une société, c’est un système de relations entre les hommes, des activités pratiques qui s’organisent sur le plan de la production, de l’échange, de la consommation d’abord, ensuite à tous les autres niveaux et dans tous les autres domaines de la vie collective. Et, dans le concret de leur existence, les hommes se définissent eux aussi par le réseau des pratiques qui les relient les uns aux autres et dont ils apparaissent, à chaque moment de l’histoire, tout à la fois comme les auteurs et comme les produits. J’ai donc étudié l’homme antique à partir de tout ce qu’il a créé et produit dans les divers secteurs de la vie collective, depuis ses outils, ses techniques, jusqu’à ses mythes et ses dieux, en passant par les institutions de la cité, le droit, les grandes créations littéraires et plastiques, les ouvrages scientifiques. La psychologie animale repose sur l’analyse des comportements propres aux différentes espèces. Le vrai comportement de l’homme, c’est ce qu’il fait et ce qu’il a fait en tant qu’être social en liaison avec les autres et pour les autres. L’homme est dans les œuvres qu’il édifie pour qu’elles durent, qu’elles soient communiquées, transmises de génération en génération. L’ensemble de ces œuvres constitue ce qu’on appelle les faits de civilisation, qui relèvent d’une étude historique. En ce sens, le psychologue qui enquête sur l’homme doit nécessairement se faire aussi historien. En l’espace de quelques siècles, la Grèce antique a connu dans sa vie sociale et intellectuelle des mutations si profondes qu’on a pu y voir la naissance de l’homme moderne, l’avènement de l’esprit comme pouvoir de réflexion critique, ou, pour dire les choses autrement, ce serait alors que se serait produit le passage du mythe à la raison. Je me suis donc demandé comment, pourquoi et jusqu’à quel point s’étaient en effet dégagées de la mentalité religieuse des

façons de penser et d’agir qui, avant de se présenter comme des fonctions bien différenciées, adaptées à des buts précis, apparaissent toutes plus ou moins incluses dans l’univers symbolique de la religion. Et, dans ce processus de mutation qui a conduit à faire émerger, comme autant de domaines distincts, les plans de l’économique, du politique, du juridique, de l’art, de la science, de l’éthique, de la philosophie, quels changements ont affecté, d’une part, les instruments mentaux – outillage conceptuel, modes de raisonnement, cadres logiques de la pensée – et, d’autre part, les grandes fonctions psychologiques : temps, espace, mémoire, imagination, volonté, personne. Il s’agissait de mesurer la distance qui sépare le héros homérique ou le paysan d’Hésiode de cet homme raisonnable défini comme « animal politique » dont parle Aristote. Mesurer la distance, mais aussi mesurer le chemin qui a mené de l’un à l’autre. C’est à ce programme que répondent Les Origines de la pensée grecque, Mythe et Pensée chez les Grecs, Mythe et Tragédie. Mais, dans ces deux derniers volumes déjà, l’accent s’est déplacé et une nouvelle orientation se dessine assez clairement. Dans Les Origines de la pensée grecque, le mythe n’était envisagé que comme point de départ ; il s’agissait moins de l’étudier en lui-même et pour lui-même que d’examiner la façon dont on s’en était dégagé, de comprendre pourquoi et comment la Grèce des cités, en instituant en politique le débat public, contradictoire, argumenté, avait rejeté le mythe pour inventer des formes différentes de rationalité. Le problème était de définir ce qui, du mythe à la raison, s’était transformé dans la langue et le vocabulaire, les processus d’abstraction, les grands cadres de la pensée. Mais, dans le cours même de ma recherche, ma perspective s’est modifiée et, comme on peut le voir dans la plupart des

chapitres de Mythe et Pensée, c’est l’analyse du mythe qui est passée au premier plan. En effet, pour comparer valablement les documents religieux, les récits légendaires, les grandes théogonies à d’autres types d’œuvres : écrits littéraires, historiques, scientifiques, documents politiques ou juridiques, il fallait entreprendre une enquête systématique sur la religion grecque en la traitant dans son ensemble, comme un univers mental ayant sa finalité, son outillage symbolique, sa logique propres. J’ai donc abordé l’étude générale des faits religieux grecs, aussi bien en ce qui concerne l’analyse des mythes que le déchiffrement des structures du panthéon. Sur ce plan, je me suis efforcé, en associant systématiquement analyse structurale et enquête historique, de mettre en lumière les relations réciproques et les implications du social et du religieux. Ce sont les hommes qui créent leurs dieux, les sociétés qui produisent les religions. Mais aucune religion n’est le reflet simple et direct d’une société. A côté des croyances et des rites qui visent à consacrer l’état de fait, à justifier les normes usuelles, à intégrer les individus dans le groupe tel qu’il est, il existe des tendances inverses, des pratiques déviantes, des mouvements sectaires, des attitudes marginales, des conduites aberrantes qui mettent en question, avec l’orthodoxie religieuse, toute la pratique sociale d’une communauté. C’est le cas par exemple, en Grèce, des pythagoriciens et des orphiques qui, en refusant le sacrifice sanglant, cherchent à s’évader du cadre religieux et social traditionnel. Une religion peut donc exprimer aussi bien le contraire de ce qu’est une société, le refus du réel au profit de quelque chose d’autre, qu’on l’appelle rêve ou utopie. Comme dit Marx, la religion c’est le soupir de la créature accablée, « l’esprit d’un monde sans esprit ».

J’ai été profondément marqué par le marxisme, dans lequel je me suis plongé dès mon adolescence, cela fera bientôt un demisiècle. Je parle du marxisme de Marx, non de ce catéchisme revu et corrigé, parfois même censuré, auquel on l’a réduit pour justifier d’abord une certaine pratique politique, ensuite un système d’État bureaucratisé et de gouvernement autoritaire. Le premier m’apparaît comme une méthodologie critique indispensable pour poser correctement les problèmes d’histoire ; le second comme un succédané de religion apportant à ses fidèles des certitudes et des réponses toutes faites, ce qui leur évite de se poser des questions embarrassantes. Entre les deux, la différence est peut-être de même ordre qu’entre le mythe et la raison. Quant au structuralisme, le terme ne me paraît pas moins ambigu. Si on l’entend au sens de cette mode qui a fait fureur quelque temps chez les intellectuels parisiens et qui a conduit à expulser l’histoire du champ des sciences sociales, au profit de modèles formels, de schémas abstraits, je ne me sens pas structuraliste. Mais, si l’on tient compte de ce que les études linguistiques ont apporté de neuf dans les cinquante dernières années avec les notions de système et de synchronie, du parti que les mythologues en ont tiré pour mettre en lumière les systèmes d’oppositions et d’homologies qui constituent l’armature des récits mythiques, je dirai qu’on ne peut plus faire d’histoire des religions sans être, en ce sens, structuraliste. L’important n’est pas de se choisir une étiquette, mais de voir que le problème, aujourd’hui, est de comprendre comment un système (par exemple, une société, au sens où Marx parle d’un système de production, avec les sous-systèmes que sont la langue, la religion, les institutions, les divers types d’art et de science – tous liés et solidaires, mais relativement autonomes parce que obéissant

à la logique qui leur est propre), comment un tel système naît, se développe, s’organise, vit, périclite, se défait et disparaît pour céder la place à un autre. Cette problématique, que j’ai tenté d’appliquer à la Grèce ancienne, se situe précisément à la jonction du marxisme et du structuralisme. L’antiquisant que je suis doit-il ajouter qu’à tout point de vue cette problématique lui semble d’une pleine actualité ?

De l’Autre au Même Dans La Mort dans les yeux, je pars d’une interrogation sur la figure des dieux ; sur la façon dont les dieux sont rendus présents sous forme de ce que nous appelons des images et que, peut-être, il vaudrait mieux appeler des idoles. Je n’essaie pas, à travers les mythes grecs, de repérer des structures presque a priori de l’imaginaire ou de la pensée, mais de voir comment une culture particulière, entre telle ou telle date, a raconté des histoires. Histoires qui illustrent la manière dont ces gens pensaient le monde et les questions qu’ils se posaient, sans les formuler explicitement. A travers ces récits et les documents culturels que l’on possède, on décèle ce que j’ai appelé parfois une dimension métaphysique ; par exemple, dans le cas d’Artémis, on rencontre le problème du Même et de l’Autre – que Platon a abordé sur un plan proprement philosophique – dans la mesure où c’est une déesse des confins : parce qu’elle veille à ce que s’articulent correctement les marges et le centre, la jeunesse et l’âge adulte. Artémis assume un rôle plus large que la simple fonction d’intégration sociale du jeune ou de l’étranger : elle représente la possibilité du passage de l’Autre au Même. Pour les Grecs, le Même, c’est l’identité sociale, ce qui leur apparaît comme un modèle. Le Grec pense l’humanité sous la forme

de ce qui n’est pas animal, de ce qui est vivant et mortel, de ce qui est adulte, c’est-à-dire qui a passé des rites d’initiation et est entré dans le cadre civique. C’est donc un citoyen et un citoyen mâle. Le Même est donc cette image de l’homme qui sert de point de référence pour penser les autres êtres vivants, soit les animaux (qui s’entre-dévorent et mangent cru), soit les barbares définis par la série des écarts qui les rejettent en dehors de ce modèle. C’est également vrai pour le jeune qui, à Sparte, se retranche, par son aspect physique (costume, cheveux rasés, saleté), du modèle que j’appelle le Même. Tout ce qui n’a pas accès à cette identité est excentrique. Or, les Grecs ont eu à la fois le sentiment très vif que c’était la grécité et la citoyenneté qui définissaient l’humanité, mais ils furent aussi amenés, avec des divinités comme Artémis et Dionysos, à vivre religieusement le problème de l’Autre et à lui faire une place. C’est pourquoi une figure comme celle d’Artémis, déesse des marges en même temps que puissance d’intégration, a tant d’importance à mes yeux. Tant que le jeune Grec n’est pas devenu un hoplite, un soldat, un citoyen, tant que la jeune fille n’est pas devenue une épouse et mère de famille, ils appartiennent au monde de l’altérité juvénile, où justement les choses ne sont pas encore en place, car ils ne sont pas radicalement séparés de la vie animale. Un des rôles d’Artémis – qui est elle-même une déesse des régions frontières, sauvages – est de faire passer de ce monde, situé aux frontières de la culture, à celui de l’identité sociale et de permettre précisément que les rôles sociaux soient clairement définis. Or, aujourd’hui, ceux-ci sont devenus beaucoup plus flous. Autrefois, les frontières entre l’adolescence et l’âge adulte étaient clairement tracées, tandis que, maintenant, on n’en finit plus d’être un adolescent…

C’est la contrepartie de l’extrême importance que nous accordons aujourd’hui à la jeunesse. Dans la mesure où le seuil n’est pas défini, l’adulte continue à vivre dans la nostalgie de cet âge où rien n’était encore définitivement fixé. De même, les différences entre les sexes sont moins tranchées aujourd’hui qu’autrefois. A cet égard, notre société ressemble plutôt à ce monde préadulte auquel Artémis présidait. De là à dire que notre prétendue modernité est une régression en regard de la civilisation grecque, il y a beaucoup. Ne croyant pas qu’il y ait un progrès de l’histoire, ni une finalité, je ne sais pas ce qui est avant ni ce qui est après. Ce que je sais, c’est qu’on dresse ce tableau sans y faire de place à Dionysos, qui est justement celui qui brouille toutes les catégories que la religion et les institutions sociales et politiques mettent rigoureusement en place. Comme si une société ne pouvait s’empêcher d’établir un « ordre » et de le brouiller en même temps. Dionysos instaure dans la religion grecque une dimension qui la dépasse, qui lui échappe et la nie. Toute civilisation essaie de résoudre des problèmes contradictoires, de concilier la vie et la mort, les sociétés masculines avec l’existence des femmes, l’état adulte avec les jeunes qui prendront leur place. Il faut bien avoir un ordre social assez strict, mais en même temps il ne vous satisfait jamais. Toute société joue donc de tous ces tableaux à la fois : elle essaie de composer quelque chose de vivable, tout en ayant à l’horizon la Gorgone, car, comme Staline disait à de Gaulle : « C’est toujours la mort qui gagne. » Parce qu’elles sont anomiques, atypiques, les figures de la Gorgone, d’Artémis, de Dionysos m’ont particulièrement intéressé. Les dieux grecs sont généralement représentés de façon anthropomorphe, alors que la Gorgone et souvent Dionysos sont

figurés uniquement par une tête. La première a une tête monstrueuse, à la fois humaine, bestiale, masculine, féminine, horrible et drôle, alors que, dans le cas de Dionysos, c’est un visage qui vous regarde fixement dans les yeux, en vous hypnotisant. Dionysos est un dieu qui vous regarde dans les yeux et vous possède ; c’est l’œil qui vous fixe, comme Gorgô, voilà toute l’affaire ! Comme elle, il est représenté de face, avec ses deux yeux immenses, et s’empare de vous. Dionysos est un dieu tout à fait extravagant, c’est le seul dieu grec qui soit magicien : c’est le dieu du théâtre, de la mascarade, du déguisement, de l’ivresse, et en même temps c’est le dieu de la transe et de la possession : les femmes abandonnent leurs enfants, leurs métiers à tisser et s’évadent vers la montagne ; prises par Dionysos, elles deviennent les Ménades. Je me suis donc posé la question de savoir pourquoi ces trois divinités étaient figurées sous des formes qui, du point de vue grec, n’étaient pas la règle, en essayant de comprendre ce que traduisent de « particulier » leurs rapports privilégiés avec le masque. Selon moi, il y a là un effort pour exprimer l’expérience de l’« altérité », de quelque chose qui est justement en dehors de la norme, car Gorgone traduisait cette hantise, cette horreur que représente pour les hommes la dimension surnaturelle ; elle est la Terreur à l’état pur. C’est la Mort, c’est-à-dire le fait que ce qui est mobile, souple, chaud, lumineux, va devenir tout d’un coup un être vêtu de nuit, figé, glacé, une statue de pierre.

L’œil qui tue

Dans mon enquête sur Gorgô, je suis parti de ces têtes monstrueuses, toujours de face sur les vases alors que les autres personnages se présentent de profil. En grec, masque et tête se recoupent et Gorgô n’est qu’un visage qui vous regarde dans les yeux. C’est l’œil qui tue : voilà mon point de départ. J’ai constaté que la Grèce archaïque et classique exhibait son masque partout, sur les temples, sur les boucliers, dans les ateliers des artisans et dans les demeures privées. J’ai donc essayé de voir ce que signifiait cet œil, mais une étude purement iconographique était insuffisante. Pour saisir le fonctionnement de ces images, je devais les situer dans leur contexte : les récits, les mythes et, éventuellement, les bribes de cultes. C’était véritablement une enquête policière : il ne me restait qu’à tirer les fils ; l’Iliade avec ses éléments guerriers, Hésiode et enfin l’Odyssée, où elle est associée au monde des morts. La tête de Gorgô dans la guerre m’a ramené au guerrier indo-européen possédé par la fureur et qui fait d’épouvantables grimaces. On pense évidemment au cinéma japonais : Les Sept Samouraïs, c’est ça Gorgô, la maîtrise d’une certaine mimique qui donne prise sur l’adversaire, prise qui est sentie comme un pouvoir surnaturel. Puis il y avait aussi l’aspect funéraire et chthonien. Autre fil conducteur : les sonorités, le rictus sonore de Gorgô et la flûte. Je me suis donc aperçu que la flûte, Gorgô et le délire, la lussa, l’enragement allaient ensemble. C’est une frénésie qui monte du monde des morts et s’empare de certains individus, les rendant semblables à des spectres furieux qui vont semer partout l’épouvante. Je suivais donc ces fils, monstruosité, facialité, épouvante, monde des morts, frénésie… et les cultes ? Non, il n’y a pas de culte de Gorgô, mais j’ai rencontré ces déesses-têtes, les Praxidikai en rapport avec la vengeance et le serment, comme le Styx pour les dieux, et j’ai ainsi rejoint toute une série d’éléments connus. Un paysage de l’effroi,

comme dimension du surnaturel aux yeux des Grecs, commençait à se meubler et à se dessiner. C’est cette frénésie du monde des morts, Gorgô, que Persée a affrontée avant de pouvoir lui couper la tête. Ce qui est fondamental dans cette histoire, c’est la façon dont le Grec a compris l’échange de regards. C’est en fait toute la théorie de l’amour telle que l’explique Platon. L’amour, c’est ce flux qui part de celui qui aime et se réfléchit dans l’œil de celui qui est aimé, de sorte que ce qu’on voit dans l’œil de l’autre, c’est soi-même ; mais, pour Platon, l’autre qui m’aime voit en moi La Beauté, avec majuscules, celle qui est bien au-delà de moi. Même chose pour Gorgô. Quand je la regarde, c’est moi que je vois, ou plutôt ce qui, en moi, est déjà l’Autre. Ce qui en moi est au-delà de moi, non vers le haut mais vers le bas. Ce que je vois, c’est qu’en tout être humain il y a déjà la promesse d’un chaos irrémédiable. C’est cela qu’il n’est pas facile de contempler dans l’œil de Gorgô, la mort en face !

La fabrique de soi Peut-être ne choisit-on pas plus sa famille intellectuelle qu’on ne choisit sa vraie famille. La seule chose qu’on peut faire, c’est de rompre avec elle. Pour moi, les choses étaient claires : j’ai été élevé dans une famille d’intellectuels : mon père et mon grand-père étaient directeurs du journal Le Briard à Provins, où je suis né. Il s’agissait d’un journal de gauche, un journal républicain. Mon père était grand admissible à l’agrégation de philosophie, quand mon grand-père est mort ; il a dû prendre la suite parce qu’il était l’aîné. Je ne l’ai jamais connu, car il a été tué à la guerre, en 1915. Je n’ai d’autre souvenir de lui que cette espèce d’image qu’on m’en a donnée : quelqu’un qui était plus qu’un homme de gauche, un socialiste qui s’est engagé volontaire dans l’infanterie comme deuxième classe dès que la guerre a été déclarée. Tout cela a pesé sur moi. Je dis volontiers, en riant, que je ne sais pas trop ce qu’est le complexe d’Œdipe, parce que je n’ai pas eu de père. En réalité, j’avais un père imaginaire qui a joué son rôle et j’ai grandi dans une atmosphère anticléricale, antireligieuse – quand il dirigeait le journal, mon grand-père s’était résolument engagé dans les affaires dreyfusardes. Quand j’avais quinze, seize ans, je lisais Marx et toute cette partie de l’intelligentsia qui s’était tournée vers le marxisme, mais un marxisme lié à toute la tradition de libre pensée et d’esprit critique.

Et je ne crois pas du tout y être entré comme certains catholiques qui, en quelque sorte, s’y sont « convertis ». Il s’agissait d’autre chose : j’ai trouvé dans le marxisme un prolongement de ce qu’étaient les attitudes intellectuelles de ma famille. La première organisation à laquelle j’ai adhéré était internationale et avait son siège à Moscou ; c’était l’Association internationale des athées révolutionnaires… Évidemment, pour quelqu’un qui a occupé une chaire d’histoire des religions, c’est assez paradoxal, mais je ne suis pas sûr que ce paradoxe soit aussi surprenant qu’il peut paraître à première vue. Après avoir passé l’agrégation de philosophie, je suis parti à l’armée en 1937 et j’y suis resté jusqu’à la défaite. Ensuite, la Résistance. Pratiquement, je n’ai commencé ma carrière dans la recherche qu’en 1948, comme attaché, après avoir enseigné au lycée, à Toulouse et à Paris. J’avais alors trente-quatre ans, je n’étais plus un jeune homme… Comme ma famille était déjà loin à ce moment-là, je suis entré dans une autre famille qui, à bien des égards, sur le plan de la morale civique et de la conception de la vie comme du travail scientifique, prolongeait la mienne : je parle d’Ignace Meyerson et de Louis Gernet, qui étaient tous les deux absolument agnostiques. Ce sont les deux personnes qui m’ont formé intellectuellement. J’ai d’abord rencontré Meyerson, dont je suivais le cours à la Sorbonne avant la guerre. Mais ce n’est qu’en 1940 que j’ai réellement fait sa connaissance, à Toulouse, où il vint lui aussi. J’ai vécu toutes ces années de la guerre et de l’Occupation en contact étroit avec lui. Il était entré aussi dans la Résistance où il avait des responsabilités. Surtout, j’ai indéfiniment parlé avec lui et, pendant toutes ces années, il a d’une certaine façon déversé en moi tout ce qu’il pouvait savoir et la façon dont il concevait ce qu’il avait créé : la

psychologie historique. Mon point de départ a été, en gros, le suivant : ce qui caractérise le comportement de l’homme, contrairement à celui de l’animal, c’est qu’il construit des œuvres qui vont constituer l’ensemble d’une civilisation : techniques, sciences, institutions sociales, œuvres plastiques, œuvres littéraires, droit et religion. L’espèce homo sapiens apparaît à partir du moment où il y a les outils, le langage et aussi des rituels funéraires. Par conséquent, naissent déjà des préoccupations par rapport à ce qu’on peut appeler l’au-delà. Ce qui caractérise l’homme, c’est la pensée symbolique. Chez l’homme, tout est symbolique, tout est significatif. Or, la religion, si je puis dire, c’est ce qu’il y a dans l’homme de plus symbolique. La religion consiste à affirmer que, derrière tout ce qu’on voit, tout ce qu’on fait, tout ce qu’on dit, il y a un arrière-plan, un au-delà. C’est le symbole en action. D’où, pour le psychologue qui veut comprendre l’homme, l’importance centrale de l’étude du fonctionnement des institutions religieuses. Or, comme l’homme est historique de part en part, qu’il est au-dedans de luimême le sujet d’une histoire, il s’agit de reconstituer cette histoire. C’est ce que Meyerson m’a appris. Pourquoi avoir choisi l’Antiquité ? Parce que le hasard et les hasards jouent toujours un rôle. D’abord, j’étais un peu fasciné par ce que je connaissais de l’Antiquité, spécialement par Platon ; j’avais l’intention de faire une thèse sur l’idée de travail chez le philosophe. Ensuite j’ai rencontré Louis Gernet, en 1948, grâce à Meyerson. Il venait d’entrer à l’École pratique. J’ai suivi de façon régulière ses séminaires et suis devenu plus que son disciple, je crois avoir été son ami. Le savoir et l’extraordinaire intelligence de Gernet m’ont révélé une réalité de la Grèce ancienne que je ne connaissais pas. L’originalité de Gernet, c’est de s’être intéressé au passage, sur tous les plans, d’une préhistoire de la Grèce à une civilisation de la cité.

Comment comprendre la transition qui mène d’un univers intellectuel en gros mythico-religieux à un autre, que Gernet appelle la raison ? Sur ce plan, il y avait convergence entre l’enseignement de Meyerson et celui de Gernet. Comme, à cette époque, j’étais militant communiste, engagé dans l’action, le fait de choisir une période très éloignée du monde contemporain et qui avait, par rapport à l’actualité, un caractère de gratuité complète, me donnait certainement une liberté beaucoup plus grande. Tout en étant communiste, j’étais absolument catégorique sur un point dont Meyerson ne cessait d’ailleurs de me persuader : en ce qui concerne la recherche scientifique, les partis n’ont rien à dire, ils ne doivent pas intervenir, on ne doit pas changer même une virgule sous prétexte que la revue officielle d’un parti le demande. Le problème ne s’est d’ailleurs pas posé, puisqu’ils ne souhaitaient guère publier ma prose, à part un ou deux comptes rendus dans La Pensée. Manifestement, je n’étais pas leur homme sur ce terrain-là ! Si j’ai commencé avec l’idée de faire une thèse sur la notion de travail chez Platon, j’ai vite compris qu’il y avait derrière cette analyse une question de psychologie historique. J’abordais le travail comme une catégorie psychologique parfaitement délimitée et constante : par exemple, comment les Grecs ont-il connu, jugé le travail ? La vraie question, en réalité, c’était : existait-il ce que nous appelons travail, c’est-à-dire un comportement, une attitude générale opposée au loisir, ayant une valeur économique, impliquant l’idée que l’homme est producteur et que, dans cette activité productrice, il établit des rapports sociaux avec autrui ? Il n’en était rien : c’était la catégorie elle-même qui était problématique… D’où la série d’analyses que j’ai faites sur la notion de travail en essayant de montrer que le même terme recouvre une

histoire des formes techniques du travail, mais aussi une histoire de l’idéologie du travail, autrement dit, une histoire du travail comme catégorie intérieure de l’homme. A quel moment l’homme a-t-il le sentiment qu’il travaille et quel sens donne-t-il à cela ? J’ai été amené à conclure ainsi : certes, l’homme travaille, mais il n’y a pas le travail, il y a des types de travail très différents selon qu’ils sont agricoles, artisanaux ; et l’homme est loin d’avoir toujours vécu ses activités de travail de la même façon que nous. Pourquoi ? En quoi ? Voilà, c’était ce qu’il fallait écrire ; j’ai tenté de le faire. Dans mon premier livre, Les Origines de la pensée grecque (1962), un essai philosophique court et synthétique, j’ai essayé de repérer les différentes conditions qui ont permis l’apparition de ce qu’on appelle la pensée rationnelle. L’épopée et la poésie sapientielle d’Hésiode n’obéissent pas aux mêmes modes d’écriture et de réflexion. J’ai cherché à voir comment, dans ce passage, il y a à la fois changement et continuité. C’était mon premier livre. Il était centré sur une mutation intellectuelle : l’apparition de techniques mentales, de formes de raisonnement, de types de discours et d’écrits qui sont nouveaux par rapport à une culture antérieure. D’une certaine façon, c’est de la psychologie historique, ce n’est pas de l’histoire ! Je ne suis pas historien, je ne fais pas un travail d’historien, par exemple sur le monde mycénien ou sur l’époque archaïque, travail qui est celui des archéologues ou des historiens professionnels. J’ai voulu faire une espèce de mise en place. J’en suis arrivé ainsi, dans Mythe et Pensée chez les Grecs (1965), à étudier à la suite un certain nombre d’activités mentales et psychologiques, en commençant par l’espace avec « HestiaHermès : sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs ». A partir de ce texte, j’ai réfléchi à la façon dont l’espace pouvait être traduit religieusement dans le couple des deux

dieux : une divinité féminine, Hestia, et une divinité masculine, Hermès. J’ai montré comment cette dyade, cette structure théologique, ne peut être comprise sur le plan religieux que si on la met en rapport avec une problématique de l’espace et du mouvement. En même temps, ce couple divin n’est pas seulement une façon de répondre à un problème intellectuel : comment puis-je penser l’espace, et aussi le vivre, l’organiser, que ce soit l’espace de la maison ou l’espace extérieur ? Il ne s’agit pas que d’une idée pure, puisque cette même dyade, qui a une valeur intellectuelle, a aussi une valeur institutionnelle et sociale : elle permet de comprendre certains aspects de l’opposition des sexes, du mariage, de la filiation, de la vie économique, dans la mesure où elle domine aussi l’opposition entre les biens thésaurisés de la maison et ceux qui « courent » dans la campagne, ceux qui circulent et qui ne relèvent plus d’Hestia mais d’Hermès. C’était donc une vaste question que j’avais soulevée là. Et elle se prolongeait : qu’en est-il lorsque l’espace est pensé autrement, qu’il s’agisse de l’organisation de l’espace urbain ou de ce qu’on peut appeler un espace politique ? Avec la cité, la notion d’espace se transforme. Ensuite, j’ai abordé le problème du temps, de la mémoire, en me posant une question analogue : les Grecs font de la Mémoire, Mnémosyné, mère des Muses, une divinité : à quoi répond, du point de vue des pratiques mentales et de la place de certains personnages dans la société, cette divinisation de la mémoire ? Et quelles étaient ces techniques de mémoire, à quoi aboutissaientelles, quel était leur objet, leur fin ? C’est ainsi que j’ai été amené à parler des aspects mythiques de la mémoire en Grèce. Une mémoire qui ne vise pas à nous constituer nous-mêmes comme des sujets ayant leur biographie et leur masse de souvenirs personnels, ni non plus, d’ailleurs, à organiser un ordre du temps, comme le fera

le calendrier civique, mais une mémoire qui tente d’échapper au temps et à sa suite inexorable. La Mort dans les yeux (1985) est, d’une certaine façon, une reprise, avec une modification d’accent, du problème de l’espace. Dans mes études des années soixante sur l’espace, je ne prenais pas en considération tous les éléments du dossier. Ce que je montrais, c’est que, pour vivre, pour penser l’espace, il faut qu’il y ait un centre clos sur lui-même – c’est le domaine d’Hestia – et, en même temps, que cet espace doit pouvoir être parcouru. Il faut pouvoir passer d’un point à un autre – c’est la fonction qu’assure Hermès. Donc : centralité et mouvement. Mais je n’avais pas compté avec ce fait : il n’y a pas de centre sans marges ni zones périphériques de plus en plus étendues, depuis les frontières de la cité jusqu’aux marges barbares et jusqu’aux frontières du monde. Alors, quel est le statut de ces espaces complètement excentriques et comment sont-ils pensés, quelle est leur valeur religieuse ? C’est ce dont je me suis en partie occupé avec Artémis. Dans la mesure où elle est, non pas la divinité des marges absolues, des confins du monde, mais la frontière de la cité, entre un espace cultivé et un espace qui ne l’est pas, un État et les États d’à côté, la culture et la sauvagerie. Quelle est sa fonction ? D’une certaine façon, elle est proche à la fois d’Hestia et d’Hermès. D’Hestia, parce qu’elle tend à maintenir les frontières ; d’Hermès, parce qu’elle permet de les franchir. Là, j’étais devant une espèce de « champ » à explorer : de quelle façon les grandes catégories psychologiques se sont-elles constituées et quels rapports entretiennent-elles les unes avec les autres ? A ces questions, j’ai tenté de répondre en utilisant la seule méthode que je connaisse : relire indéfiniment les textes, en regardant les termes, l’organisation du récit, sa place, les échos

internes. Quand on revient sans cesse sur un texte, ou bien les questions qu’on se posait se déplacent, ou bien elles deviennent pertinentes : tout d’un coup, on peut lire le texte en fonction justement de ces questions. On a alors l’impression de mieux comprendre, de voir des choses que d’autres, en les voyant, n’avaient pas mises à la même place, des choses auxquelles d’autres n’avaient pas donné la même importance dans le système d’ensemble de la pensée d’Hésiode, par exemple. C’est pourquoi, quand j’écris, je tente de faire passer dans mon texte cette expérience de la vie de l’autre que tout texte communique en partie. Je fais donc à la fois un effort de distanciation et de participation par rapport au texte que j’étudie. Une fois que j’ai déblayé mon terrain par une analyse du texte et de son contexte social, j’essaie d’y participer et de trouver un mode d’expression pour faire passer cette expérience-là. Les psychologues ont beaucoup insisté sur ce point : comment connaît-on l’autre ? L’autre est toujours incompréhensible, il raconte des choses, fait des gestes, a un aspect physique ; par-derrière tout cela, je construis mon interprétation de l’autre : le Paul de Pierre n’est pas le Paul de Jules, et le Paul de Pierre ou de Jules n’est pas le Paul de Paul, c’est évident. Comme je ne crois pas qu’il existe un bon Dieu, je ne crois pas qu’il y ait une transparence des consciences les unes aux autres. Peut-être Dieu scrute-t-il le secret des cœurs, mais l’homme, lui, est toujours au niveau du symbolique. Comme à partir d’un texte, j’aperçois des signes dans la façon dont se manifeste la personne de quelqu’un et, à travers ces signes, je construis un autre qui en est le support et qui fait qu’ils prennent une relative cohérence. Connaître autrui, c’est à un moment donné faire une espèce de pari, tout d’un coup sympathiser avec lui, essayer de le saisir à travers toutes ses manifestations, ses signes, ses conduites, ses

confidences… C’est cela, la condition humaine, et ce n’est pas très différent lorsqu’on essaie de comprendre un texte. Maintenant que je suis plus vieux, je me sens plus libre à l’égard de la forme traditionnelle des écrits scientifiques, je m’engage davantage et je fais passer ce que j’ai cru ressentir de l’intérieur. Ainsi, pour les Bacchantes, j’ai « mon » Dionysos qui n’est peut-être pas exactement celui des autres, de sorte que, d’une certaine façon, je suis présent dans ce que j’écris. La tragédie représente quelque chose de très privilégié pour quelqu’un qui, comme moi, fait de la psychologie historique. Ce sont des œuvres littéraires d’une extraordinaire puissance, qui ont eu un retentissement considérable. Pour celui qui s’intéresse à ce qu’on peut appeler les formes psychologiques du sujet humain dans la e Grèce du V siècle avant J.-C., c’est un document exceptionnel. De plus, c’était une véritable institution sociale : le rapport est étroit entre la vie politique, l’organisation civique et l’organisation de la tragédie. La tragédie est le meilleur exemple que l’on puisse prendre pour étudier l’impact du fait littéraire sur la vie civique, l’imbrication de la création littéraire et de l’institution politique. Les trois ancêtres, les trois patrons – et c’était vrai pour les Grecs eux-mêmes – sont Eschyle, Sophocle et Euripide. La tragédie est donc à la fois une innovation artistique incroyable, une institution sociale et le moyen de poser, sur le plan psychologique, les problèmes des rapports de l’homme et de ses actes, problèmes que le droit avait abordés au niveau des tribunaux et du déroulement des procès, mais jamais en les exposant aux yeux de tous. La tragédie ne pose pas cette question : qui suis-je ?, mais : que vais-je faire ? Se posent ainsi les problèmes de la responsabilité (l’agent est-il maître de ses actes ?), de l’ambiguïté de l’homme et de ses valeurs. La tragédie n’est pas une réponse

théorique à ces questions, mais une interrogation, un questionnement. Et un questionnement spectaculaire. D’où l’importance de la représentation théâtrale, de la scène tragique dans l’univers mental des Grecs. En effet, la tragédie marque un changement considérable sur le plan des formes littéraires. Il n’y a plus un poète qui chante ses histoires, mais un spectacle. Par conséquent, l’attitude du public, du récepteur, n’est plus du tout la même : les acteurs sont sur la scène, on voit Œdipe, Agamemnon. C’est tout le problème de l’imitation, du style direct qui est posé. Ce changement opéré par la tragédie va de pair avec d’autres changements – la représentation plastique, l’imagerie, la statuaire – et il débouche aussi sur une réflexion philosophique chez Platon : quel est le statut du fictif, qu’est-ce que c’est qu’une image ? La tragédie est donc une sorte de point focal où toute une série de dimensions sont nouées, c’est l’exemple privilégié de ce que Marcel Mauss appelait un « phénomène social total », un phénomène où toutes les dimensions de la vie collective se trouvent condensées : le social, le politique, l’esthétique, l’imaginaire. Ce que j’ai essayé de dégager, dans tous mes travaux, c’est la psychologie historique du monde ancien. Ce n’est pas vraiment une innovation : Fraenkel et Snell avaient déjà commencé avant moi. Mais je me démarque d’eux ; dans mon étude, je fais intervenir des questions de sociologie – j’essaie de rattacher tel ou tel phénomène aux conditions sociales : qu’est-ce que la transe, qu’est-ce qu’un e thiase, qu’est-ce que le dionysisme dans l’Athènes du V siècle ? – et des questions de psychologie – je m’interroge sur le statut de la mémoire, des images, du désir, de la personne. C’est ainsi que j’ai abordé la tragédie grecque : avec cette double série d’interrogations préalables.

Une autre question, au centre de bon nombre de mes études, est le problème de la personne, du sujet, de l’individu, du moi. C’est une question très compliquée que j’avais abordée sur le plan religieux, 1 avec les « Aspects de la personne dans la religion grecque », en constatant que ce que nous appelons « la personne » n’est pas central dans la religion grecque. Le problème n’est pas celui du rapport de la personne avec un dieu qui lui est lui-même personnel, la religion est autrement centrée. Mais il est vrai aussi qu’il y a un individu dès l’époque archaïque : Achille, par exemple, est un individu. Cela étant, la notion d’individu se dégage nettement des institutions mêmes de la cité, du droit, de la tragédie. Sur toute une série de plans, on voit les institutions sociales faire à l’individu une place de plus en plus grande. A l’individu, mais peut-être pas au moi ni à la personne. Il faut distinguer ces différentes notions et, par une analyse, montrer ce qui concerne l’individu – ce qui sera exprimé par la biographie – et ce qui concerne ce que j’appelle le sujet – lorsque l’individu s’énonce lui-même en première personne, dit « je » pour, dans un discours, communiquer à autrui certains aspects de sa propre individualité, qui peuvent être très divers. Le sujet n’est pas une catégorie unique. Ce n’est pas la même chose quand le « je » se trouve sur une épitaphe et quand Homère ou Hésiode disent « je ». Pas davantage quand Démosthène ou Isocrate, dans un discours pour plaider leur cause, se mettent eux-mêmes en scène ou quand des historiens, comme Hérodote ou Thucydide, interviennent pour donner leur avis ou manifester leurs doutes. Mais il y a le « je » de la lyrique grecque qui, lui, me paraît avoir un caractère particulièrement intéressant, dans la mesure où il exprime le surgissement d’une forme de sensibilité que le sujet s’attribue à lui-même (Alcée, Sapho, tant d’autres) et où il communique à un cercle d’amis ses émotions, ses regrets, ses

désirs, ses plaisirs, c’est-à-dire cette partie qui, en lui, à travers la communication poétique, apparaît essentielle et sur laquelle il n’a pas de prise, devant laquelle il est désarmé. L’organisation mentale et psychique du Grec est telle qu’il ignore totalement l’introspection, il est entièrement orienté vers l’extérieur. A aucun moment le Grec de l’époque classique ne pratique ce que Foucault appelle un travail de soi sur soi, ou alors c’est un travail de type platonicien, purement noétique, qui consiste à devenir une pensée pure. L’idée, que Platon reprend à des traditions pythagoriciennes ou orphiques, selon laquelle le vrai Socrate, le vrai Platon, ce n’est pas son corps, c’est l’âme – la psuchē : c’est la psuchē de Socrate qui est le vrai Socrate. Cette idée va avoir des conséquences décisives du point de vue de la découverte des forces psychologiques, du travail de soi sur soi. Mais, si l’âme est Socrate, elle n’est certainement pas l’âme de Socrate. Elle ne peut l’être. La preuve, c’est que le nombre des âmes est fixe, nous dit Platon ; par conséquent, chaque individu n’a pas la sienne, il en trouve une qui a déjà servi et qui resservira à un autre. Il y a exactement le même nombre d’âmes qu’il y a d’astres dans le ciel, et le problème est d’aller rejoindre son astre et non pas de faire la découverte et la « fabrication » de soi-même. Ainsi, pour libérer ce daimôn qu’est l’âme, il faudra entrer en conflit avec les autres couches du sujet qui ne sont pas Socrate aux yeux de Socrate, c’est-à-dire qui sont liées à son corps – son courage, ses appétits. C’est alors dans le dialogue de la psuchē véritable, de l’âme noétique avec celles-là, que l’individu va commencer à travailler sur lui-même : à faire de l’introspection un examen de conscience, à pratiquer la maîtrise de soi, à faire un effort de remémoration. Tout ce travail, Foucault l’a très bien montré, n’est pas un travail de fuite hors du monde, c’est un travail qui n’est

compréhensible que dans le cadre de la cité. Il s’agit de s’appliquer à soi-même les mêmes normes et les mêmes conceptions qu’on applique aux autres. C’est parce que je veux être un homme libre, c’est parce que l’idéal du citoyen est de ne pas être l’esclave de quelqu’un que j’essaie de ne pas être l’esclave de moi-même. Comme le dit Foucault, le travail sur soi, c’est la même chose que la paideia pour devenir un bon citoyen. Il y a donc là toute une histoire de l’intériorité et de l’unicité du moi qui est à faire.

1. Dans Mythe et Pensée chez les Grecs, Paris, 1965 (rééd. 1994).

La mort dans les yeux *1 Dialogue avec Pierre Kahn La leçon des Grecs P. KAHN : – Vous présentez votre étude sur Gorgô, la Gorgone Méduse, dans la perspective d’une « grande leçon » que nous donnent les Grecs quant à la façon dont leur culture, dont nous sommes tributaires, organisait la tolérance. La tolérance, c’està-dire la prise en compte de ce qui se présente comme l’hétérogène, voire l’extrême altérité pour les participants de cette culture. Vous indiquez aussi que la tentation de s’inspirer du modèle grec peut être grande, mais que cette nostalgie est vaine : le polythéisme grec n’est pas transposable. Quelle peut être dès lors la leçon que les Grecs offrent à notre besoin de tradition et de réflexion ? Pourriez-vous préciser votre pensée en tant qu’anthropologue et historien des religions ? Votre travail s’est effectué dans la seconde moitié d’un siècle qui a révélé la très grande fragilité d’une tolérance

essentiellement fondée sur des positions rationalistes. La leçon des Grecs ne serait-elle pas, en tout état de cause, que la mise en forme de ce que l’être humain rencontre en lui et hors de lui comme l’absolument autre ne peut se faire que dans une expérience religieuse ou, à tout le moins, dans une expérience faisant intervenir l’organisation du sacré ? J.-P. VERNANT : – En quoi les Grecs sont-ils susceptibles de nous donner une grande leçon ? Quand je parle de modèle grec, je ne veux pas dire – et vous l’avez bien compris – que les Anciens constituent à mes yeux le modèle, l’idéal de société, d’homme, de culture que nous devrions, pour le salut de l’Occident, nous efforcer d’imiter. J’entends modèle au sens où des constructeurs d’automobiles parlent d’un modèle de voiture, ou alors les savants, d’un modèle sur lequel travailler pour tester une hypothèse. Le monde grec est assez loin de nous pour que nous puissions l’envisager, si je puis dire, de haut, dans les traits fondamentaux qui donnent à cet ensemble, avec ses tensions, ses équilibres plus ou moins fragiles ou durables, depuis les réalités techniques jusqu’aux croyances religieuses, une relative cohérence, qui en font pour nous une civilisation bien définie avec un style de vie qui lui est propre. C’est ce modèle, construit et continûment modifié par les historiens à partir des documents dont ils disposent, que j’interroge pour lui poser une question dont la portée est générale du point de vue de l’anthropologie, mais dont l’urgence s’est bien évidemment imposée à moi en raison des événements qui ont marqué ma génération et des remous qui agitent encore aujourd’hui la société française. Comment un groupe humain, attaché à sa permanence et à son identité, aborde-t-il le problème de l’Autre, sous ses diverses formes, depuis l’homme autre, différent de soi, jusqu’à l’autre de l’homme,

l’absolument autre, ce qu’on est impuissant à dire et à penser, qu’on l’appelle mort, néant ou chaos ? Or il m’a semblé, en regardant les Grecs, que là même où, comme chez eux, l’humanité de l’homme se trouve définie par l’appartenance à une vie politique qui est le privilège exclusif des Hellènes et la marque de leur supériorité, là où, par conséquent, Barbares, étrangers, esclaves, femmes et jeunes se voient rejetés aux marges de l’humanité, les pratiques institutionnelles et les croyances trouvent toujours le moyen de réintégrer en quelque façon ceux qu’elles semblaient devoir radicalement exclure. La mise à l’écart de l’autre n’a pas ce caractère de négation passionnée, de haine fanatique, qui interdirait contact et commerce avec lui, voire même, par des procédures régulières, son accueil et sa présence au sein du groupe. J’ai parlé à ce sujet de tolérance. C’est une attitude qui me paraît comporter chez les Grecs une dimension proprement rationnelle, une distance par rapport à soi, une ouverture critique. Dans la façon dont Hérodote enquête sur les peuples barbares, il y a de la curiosité intellectuelle et, à l’égard de plusieurs d’entre eux, comme les Égyptiens ou les Éthiopiens, de l’admiration pour certains de leurs usages comparés à ceux des Grecs. Mais deux points doivent être soulignés qui marquent, en ce qui concerne la tolérance, l’écart entre le monde ancien et nous. D’abord, la cité n’est pas de même ordre que la nation contemporaine. Ensuite, la religion grecque constitue un phénomène très différent des grandes religions d’aujourd’hui. Le polythéisme grec n’est pas une religion du livre : il ne comporte ni Église, ni clergé, ni révélation, ni texte sacré définissant le credo auquel tout fidèle est tenu d’adhérer s’il veut obtenir le salut. La croyance n’a pas de caractère dogmatique ni de prétention universaliste. En ce sens, une certaine forme de tolérance est inscrite au cœur d’une

religion qui revêt pour l’essentiel la forme d’un culte civique et politique. Toutes les pratiques sociales dans la famille et dans l’État, tous les gestes dans la vie quotidienne de chacun comme dans la solennité des grandes fêtes communes ont une dimension religieuse. On peut dire que la religion est présente à tous les moments et dans tous les actes de la vie collective, que l’existence sociale revêt aussi bien la forme de l’expérience religieuse. Quand j’analyse le statut et les fonctions d’Artémis, de Dionysos, de Gorgô, j’enquête donc sur la cité, ses modes de fonctionnement, ses cadres mentaux. Le cas de Gorgô, comme expression de l’absolument autre, ne constitue pas sur ce plan une exception. Les Grecs ont mis en œuvre diverses politiques à l’égard de la mort pour la civiliser, l’intégrer à la vie sociale : rituel des funérailles, survie en gloire dans la mémoire collective grâce à la poésie orale, culte héroïque. Ils ont construit pour les défunts une façon particulière de continuer à exister tout en étant à jamais disparus, une sorte de présenceabsence, en les dotant de ce qu’on peut appeler le statut social des morts, statut qui, pour certains d’entre eux, leur confère une importance de premier plan dans toute la durée de l’existence commune du groupe. Mais, en même temps qu’ils récupéraient ainsi les morts comme collectivité, les Grecs exprimaient à travers le masque de Gorgô ce que la mort comporte d’au-delà par rapport à ce qui peut être fait ou dit à son sujet, ce « reste » devant lequel on ne peut que demeurer muet et paralysé : fasciné, changé en pierre.

Illusion sacrée, illusion profane P. KAHN : – Vous rapprochez Gorgô d’Artémis et Dionysos en tant que dieux au masque ou ayant affaire au masque. Le

masque est autre chose que l’image anthropomorphique. Le masque évoque ou convoque telle ou telle modalité de l’altérité que la représentation apprivoise ou permet d’utiliser. A partir de là, vous différenciez les fonctions de ces dieux au masque. Pour ce faire, vous reprenez une distinction que vous proposiez il y a vingt-cinq ans. Vous distinguez, d’une part, une altérité horizontale que les jeunes Grecs exploraient sous le patronage d’Artémis : la fonction de celle-ci étant d’articuler différents domaines d’animalité à la civilisation. Et, d’autre part, vous discernez des altérités verticales qui entraînent l’individu vers le bas, le terrible, le chaos (ici, rencontre de Gorgô), ou vers le haut, la fusion extatique avec le divin (là, rencontre de Dionysos). Mais vous ne reprenez plus ce que vous indiquiez dans Mythe et Pensée chez les Grecs, où le hieros, le sacré de la religion civique, vous semblait s’opposer à l’hosios, la sainteté des pratiques dionysiaques, tout comme la sōphrosunē s’opposait à la mania comme le contrôle de soi dans l’ordre socioreligieux à la possession par le dieu abolissant les barrières du monde organisé. Vous écriviez que, dans l’expérience dionysiaque, l’ordre politico-religieux se révèle « comme une simple illusion, sans valeur religieuse ». Et que « la libération à l’égard du hieros peut se faire, en quelque sorte, vers le bas, du côté du profane, ou vers le haut, dans le sens d’une identification avec le divin ». Pour quelles raisons n’avez-vous pas maintenu cette orientation de votre recherche, qui aurait situé les expériences faites à l’enseigne de Gorgô dans une perspective profane ? Est-ce à cause de l’ambiguïté inhérente à une notion de profane qui est profane par rapport à un sacre civique, mais demeure

tout à fait prise dans un horizon religieux ? Estimez-vous aujourd’hui qu’il n’y eut décidément pas de place dans la Grèce archaïque ou antique pour une non-croyance ou une croyance autre, qui aurait considéré les croyances officielles sociales et religieuses comme relevant de la phantasia de l’illusion ? J.-P. VERNANT : – Quand j’ai situé Dionysos et Gorgô sur un même axe vertical pour les opposer comme le haut et le bas, la fusion avec le divin et la confusion du chaos, je ne pensais pas à ce que j’avais écrit vingt ans auparavant sur la double valeur de hosios suivant qu’il traduit, à l’égard du sacré, une libération en direction du profane ou, au contraire, en direction du totalement saint, dans l’identification de l’homme au divin. Mais, en y réfléchissant, je ne crois pas que les deux schémas, en dépit de leur parallélisme, soient superposables. Dans le cas de hosios, il s’agissait de montrer qu’en Grèce, plutôt qu’une opposition tranchée entre profane et sacré – deux domaines entre lesquels la coupure aujourd’hui est franche –, on trouve des degrés et des formes multiples de sacré. Au sacré défini par sa pleine appartenance à la sphère divine : les temples, les objets de culte, les statues des dieux, les biens et les lieux qui leur sont réservés, s’oppose ce qui est directement utilisable par les hommes, dont ils peuvent librement disposer, non pas tant parce qu’il s’agit de réalités en elles-mêmes profanes, mais plutôt parce que les humains se sont mis à leur égard en règle avec les dieux et qu’ils s’en servent conformément aux normes religieuses établies. Les hiera s’opposent aux hosia comme ce que les dieux possèdent en exclusivité à ce qu’ils abandonnent aux mortels pour répondre aux besoins d’une vie juste et pieuse. Le hosion est donc ce qui échappe aux restrictions préservant le caractère séparé du hieron, le mettant à part de l’existence humaine quotidienne. En ce sens, le hosion définit bien ce qui se trouve libéré d’un « consacré » propre aux dieux. Mais

hosios a un autre sens encore. Il peut, dans les milieux de secte et dans la religion dionysiaque, désigner cet état exceptionnel de sainteté que permettent d’atteindre des pratiques d’ascèse individuelle ou d’extase collective conférant à ceux qui s’y sont soumis le privilège, momentané ou durable, de devenir des hommes divins, des Purs, hagnoi. Dès lors que s’efface ainsi, entre hommes et dieux, la frontière qu’exprime le terme hieros, tout le système cultuel d’une religion civique visant à maintenir strictement la distance entre mortels et immortels, à faire respecter leur radicale séparation, apparaît pour celui qui a connu l’expérience d’une fusion avec le divin comme sans valeur religieuse véritable. Pour l’homme divin, saint et pur, la libération du sacré, au sens usuel, s’opère en le dépassant par le haut, non en lui échappant par le bas, du côté de la libre disposition de ce que les dieux abandonnent aux hommes comme leur part. Gorgô n’a pas de place dans ce schéma. Sa corrélation avec Dionysos n’est pas de l’ordre d’un « entièrement profane » répondant à un « totalement saint », parce que l’un et l’autre, de concert, échappent aux contraintes du « sacré » ordinaire. Dans son lien avec le dieu Dionysos, qui est à la fois le plus terrible et le plus doux, qui tantôt vous souille et vous détruit, tantôt vous sauve et purifie, Gorgô traduit un autre aspect du sacré : le sacré absolument « interdit », dans son ambivalence – qu’exprime le doublet agoshagos –, un sacré si parfaitement pur, si écarté de la vie humaine qu’il apparaît aussi bien comme horrible et terrifiant : tout contact avec lui ou bien vous livre à une souillure irrémédiable ou bien vous arrache à la condition humaine. La mort est un sacré de ce type. Perséphone est une divinité hagnē, pure ; mais on ne peut entrer en contact avec elle, on ne peut l’aborder comme reine du monde infernal sans se trouver du coup arraché à l’état de vivant. Gorgô

reste donc prise dans un horizon religieux et, de façon plus générale, je ne crois pas que les Anciens aient pensé la mort dans une perspective profane, même si l’opinion commune sur ce point ne faisait pas référence à la survie d’une âme immortelle. Cela signifie-t-il qu’il n’y ait pas eu de place pour une non-croyance ? Pour répondre à cette question, encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’on appelle croyance. Le statut du « croire » n’est pas le même dans une religion dogmatique où il est possible de définir hérétiques, incrédules, agnostiques, athées, et dans des cultes où, la notion de divin ne faisant l’objet d’aucun credo obligatoire, la marge d’interprétation laissée à l’initiative de chacun, face à une tradition légendaire elle-même variée et flottante, est fort large. L’impiété ne fait pas référence à un écart dans ce qu’on croit, mais à un refus ou à une anomalie dans ce qu’on fait, dans la façon d’accomplir les rites. Or la pratique cultuelle est à ce point intégrée à la vie civique que la rejeter, pour un Grec, ce serait cesser d’être soi-même, au même titre que ne plus parler sa langue ou ne plus vivre comme un citoyen libre. Mais, dans ce cadre, beaucoup rejetaient comme des fables bien des récits rapportés par les mythes. Les plus critiques pouvaient, comme Protagoras, affirmer sans être pour autant des athées que l’on ne peut rien dire ni connaître des dieux. L’incroyance, l’athéisme constituent l’autre face des religions qui, reposant sur un dogme, donnent au contenu intellectuel de la croyance le statut de vérité absolue qu’on ne saurait ni critiquer ni soumettre à discussion.

Gorgô-Baubô, ou Gorgô et la sexualité

P. KAHN : – Votre approche de la dimension sexuelle de Gorgô oblige à une attention soutenue. Car vous faites apparaître cette dimension dans un réseau d’équivalences et de contrastes pour une part explicites, et pour une part simplement suggérés. Vous relevez d’abord l’accord secret, les « connivences » entre la Gorgone et les Silènes ou Satyres, et les ressemblances, les « affinités » de ces personnages, respectivement, avec le sexe féminin et avec le sexe masculin. C’est alors que vous faites intervenir le personnage de Baubô, la façon obscène dont elle mit fin, selon les textes, au deuil de Déméter, les étranges statuettes qui la représentent. Une dimension de Gorgô serait donc, comme Baubô, d’être « le sexe fait masque ». Ainsi Gorgô occuperait du côté féminin une fonction symétrique à celle des Satyres du côté masculin : représenter le terrifiant et le grotesque du sexuel, de toute façon inquiétant. C’est cette symétrie de Gorgô et des Satyres qu’il est le plus délicat de saisir. Apparemment, il s’agit d’une symétrie de fonction : représenter le sexuel dans ce qu’il a de risible, horrible et fascinant aux deux pôles opposés du féminin et du masculin. Mais pourquoi, parmi les textes qui parlent de Baubô, ce privilège que vous accordez aux Mimes, où Hérondas désigne par le nom masculin baubôn un simulacre phallique en cuir ? Ce faisant, votre exposé ne comporte-t-il pas l’idée d’une interférence de Gorgô et des Satyres par leur commune référence, via Baubô et le baubôn, au phallus dont ils seraient respectivement la représentation du manque angoissant et de l’illusoire et risible permanence ? Cela m’amène à vous demander ce que vous pensez des interprétations qui font de Baubô un personnage phallique. Corollairement, pouvez-vous préciser ce que les Grecs

considéraient et ressentaient comme libérateur dans la prestation de Baubô ? Était-ce, d’une femme (Baubô) à une autre (Déméter), le seul dévoilement obscène de son sexe ? J.-P. VERNANT : – Quel que soit le rapport de Baubô avec le baubôn – rapport que j’admets mais que d’autres rejettent –, je ne pense pas que cette figure évoque par sa mimique, quand elle découvre son sexe pour faire rire Déméter, le « manque angoissant » du phallus. Pourquoi ? Parce que rien dans les textes ne me semble aller dans ce sens ni justifier l’interprétation de Baubô comme personnage phallique. Maurice Olender a publié sur l’ensemble du dossier Baubô 1 une étude exhaustive qui, si l’on s’en tient aux documents grecs et latins, fait justice de cette hypothèse. Phallus ou pas, qu’y a-t-il de « libérateur » dans l’exhibition du sexe et, dans le cas de Baubô, du sexe féminin ? C’est tout le problème du rire rituel qui est posé. L’exhibition de ce qui normalement doit rester caché a déjà valeur de violation d’interdit. Mais la violation se produit dans des conditions telles que, au lieu de provoquer de terribles conséquences, elle désarme le danger et fait cesser l’angoisse : elle « minimise » en effet l’anomique dans le moment même où elle l’évoque, comme le bouffon rituel, par ses incongruités scandaleuses, ses injures décochées au roi, au lieu de saper l’ordre, la majesté et le pouvoir souverain, les renforce. C’est que le bouffon est un personnage marginal, hors société. Quand il dit une vérité qui n’est pas bonne à dire, on gagne sur tous les tableaux : la vérité est formulée mais elle ne pèse pas socialement, elle compte pour du beurre. C’est un peu la même chose avec Baubô. La tradition la présente comme une vieille femme, une nourrice qui bavarde à tort et à travers. Elle cause de tout et sur tout, mais vainement. Sa bouche ne dit rien qui vaille, elle radote. Comme me le faisait remarquer Elena Cassin, les parties sexuelles que cette vieille

exhibe au lieu de les cacher ne sont plus bonnes à rien, ni à enfanter ni à faire l’amour : une dérision, une bouffonnerie de sexe. Telle est une des lectures qu’on peut être tenté de faire. J’admets qu’il y en a d’autres. Elles ne sont pas incompatibles. Ce genre d’histoire comporte plusieurs sens, plusieurs strates d’interprétation. Le derrière de Baubô est polysémique.

Les effets de chevelure P. KAHN : – Ce n’est pas le moindre intérêt de votre livre que d’inciter les psychanalystes à reconsidérer la perspective dans laquelle ils ont coutume d’envisager Méduse. Lorsque Freud en parle, en 1922, c’est exclusivement sous l’angle de l’horreur inhérente au complexe de castration. Ce qui le conduit à centrer son approche sur la décollation de Méduse, qui est mineure dans votre livre, ne serait-ce que parce que vous semblez plutôt la renvoyer au mythe de Persée. Et puis Freud met l’accent sur les serpents de la chevelure gorgonéenne, qui, en multipliant les symboles du pénis, atténuent l’horreur de son absence, mais soulignent bien, à son avis, par leur multiplicité, l’inscription du mythe dans l’univers du complexe de castration. Le thème de la castration n’est pas traité en tant que tel dans votre travail. Mais il ne semble pas que ce soit solliciter indûment votre texte que de dire qu’il y fait sa place, latéralement, quand vous en venez à parler des rapports de Gorgô et de l’« extirpation ». Il est intéressant de repérer deux temps bien distincts de votre démarche.

D’abord vous évoquez le contexte guerrier où la figure de Gorgô trouve un de ses champs d’application : la fureur guerrière du combattant et la terreur qu’elle inspire passent, entre autres, par ce que vous appelez des « effets de chevelure ». Par la chevelure, le guerrier se rapproche de l’animalité, celle des serpents ou celle des chevaux, dont les morsures sont terrifiantes, car susceptibles de faire passer ceux qui en sont victimes dans le pays des morts. La chevelure reptilienne ou chevaline est donc gorgonéenne en tant qu’épouvantable, c’est-à-dire significative d’un voyage en pays d’Épouvante. Dans un autre temps de votre livre, vous donnez au sort fait à la chevelure une signification qui peut faire penser à la castration. Vous rappelez que c’était l’usage à Sparte de raser la tête de la jeune mariée. Ce faisant, écrivez-vous, « on extirpe d’elle ce que peut avoir encore de mâle et de guerrier sa féminité […]. On évite d’introduire chez soi, sous le masque de l’épousée, la face de Gorgô ». Par ailleurs, Freud, à l’appui de son interprétation, fait intervenir la forte homosexualité de la culture grecque. Ceci rend logique, selon lui, que la figuration par excellence de l’effroi ait été chez les Grecs une figure de la castration féminine. Il est remarquable que, dans votre étude, vous ne laissiez rien paraître qui indique qu’il y ait pour vous un quelconque rapport de Gorgô avec l’homosexualité. Pouvez-vous préciser ce que vous pensez de l’interprétation freudienne du mythe, si différente de la vôtre ? A la fin de son texte, Freud émet une réserve : son interprétation ne pourra être soutenue sérieusement, écrit-il, qu’à partir d’une histoire du symbole qu’est Méduse dans la mythologie grecque, histoire

qu’il ne fait pas. A partir de cet exemple, en quoi, selon vous, l’historien et l’anthropologue se séparent-ils du psychanalyste, en quoi et où peuvent-ils éventuellement se rencontrer ? J.-P. VERNANT : – A dire vrai, le thème de la castration ne s’est à aucun moment imposé à moi au cours de ma recherche. Gorgô est une tête, une face, un prosôpon. La légende de Persée sert à expliquer pourquoi cette Puissance consiste tout entière, comme les Praxidikai, en une simple tête. Le héros, après avoir décapité Méduse, en a volé la tête, s’en est servi pour pétrifier ses ennemis et l’a finalement remise à Athéna qui en fait un instrument de mort, l’égide. Mais il ne me semble pas que décollation égale castration. La tête n’est pas la queue. Je sais bien que cette tête se hérisse de serpents. Mais les valeurs symboliques du serpent – infernales et chthoniennes – ne peuvent pas se réduire au pénis. En général, quand les Grecs, dans l’imagerie, veulent évoquer un phallus, ils le font de façon ouverte, en rajoutant plutôt, et, quand ils utilisent les métaphores, ils ont recours, non au serpent, mais à l’oiseau-phallus. N’aurais-je pas pourtant réintroduit cette castration latéralement (inconsciemment) en deux temps ? D’abord, en marquant la place des « effets de chevelure » dans la mimique qui, sur la face du guerrier mâle, provoque la terreur dans les rangs ennemis au cours du combat ; ensuite, en indiquant qu’en rasant le crâne de la jeune épousée, au jour de ses noces, en la privant de la longue chevelure flottante des vierges, on cherche à « extirper » d’elle ce qu’elle peut avoir encore, dans sa féminité, de mâle et de guerrier. N’est-ce pas façon chez moi de reconnaître, sans le savoir ni le vouloir, les quatre points suivants ? 1. Longue chevelure flottante = virilité intense = phallus.

2. Couper les cheveux = castrer.

=

féminiser par l’extirpation du viril

3. Foisonnement serpentin et terrifiant des cheveux de Méduse = agressivité phallique. 4. Décapitation de Méduse = castration du monstre féminin. Si on me pose la question sous cette forme simple et brutale, ma réponse ne le sera pas moins : c’est non. Et les raisons que je peux avancer pour expliquer mon extrême réserve quant à cette série d’identifications en chaîne répondront peut-être au problème plus général que vous avez posé sur ce qui sépare l’anthropologue historien du psychanalyste, dans leur approche des faits de culture. Le psychanalyste a un modèle en tête, qui lui vient de sa formation et de sa pratique professionnelles. L’anthropologue en a aussi, bien sûr, mais dont, par métier, il se méfie, parce qu’il a acquis dans son travail même la conviction qu’il existe une relativité des phénomènes culturels et que chaque civilisation, localement et temporellement située, comporte des traits spécifiques qui ne permettent pas son assimilation pure et simple à celle dans laquelle nous vivons et qui nous est comme naturelle. C’est pourquoi il se méfie de toute forme d’interprétation symbolique immédiate et universelle. Au lieu d’appliquer des modèles symboliques qui auraient valeur d’archétypes, il construit chaque fois son modèle interprétatif en regroupant les divers traits de son matériel documentaire de façon à les situer les uns par rapport aux autres suivant une configuration où chacun trouve alors sa place en s’articulant à un ensemble significatif. Reprenons les quatre points mentionnés plus haut :

1. L’effet de chevelure ne fait sens que replacé dans son contexte : lors du combat, associé à la grimace, la gesticulation, l’éclat des armes, le hurlement. Toute cette mimique guerrière est l’expression de la lussa, la rage furieuse dont un certain type de guerrier est possédé et dont la vue glace d’effroi ceux qui doivent le combattre. Ce qui est « mis en scène » n’est pas la virilité, le sexe mâle en général, mais cette forme très particulière de comportement masculin qui est propre au combattant quand il est envahi par une puissance de mort l’assimilant à un loup ou à un chien « enragé ». Dans cette rage démente et meurtrière du guerrier, le phallus n’est pas au premier plan ; ce n’est pas lui qui donne la clé permettant de comprendre la place et le sens sur le champ de bataille de ce faciès défiguré par la fureur (même s’il lui arrive, au détour d’un texte ou d’une image, de montrer le bout de son nez, comme je l’ai noté moimême en marquant, dans une autre étude, les croisements qui s’indiquent parfois entre joute amoureuse et combat guerrier). Cette dimension reste mineure par rapport aux thèmes fondamentaux de l’Effroi, de l’Horreur, de la Mort, qui ont une portée plus vaste et dont le sexe ne constitue au mieux qu’une composante parmi bien d’autres. Je ne peux donc identifier effets de chevelure, virilité et phallus sans dénaturer ou appauvrir les faits. 2. Quand on rase les cheveux de la jeune épousée, n’est-ce pas une forme de castration ? D’abord, il s’agit d’une pratique particulière à Sparte. Il faut donc, pour la comprendre, la situer dans le contexte des institutions lacédémoniennes. Jusqu’à ce qu’ils aient franchi le seuil de l’adolescence, les jeunes garçons, groupés en classes d’âge et soumis aux épreuves initiatiques de l’agôgē, ont le crâne rasé, de même qu’ils sont sales, mal vêtus, sans souliers. En ce sens, ils restent, dans leur tenue, dans l’apparence extérieure manifestant leur statut de jeunes, proches des hilotes. Ceux-ci sont

en effet astreints, pour se distinguer des « Égaux », des vrais Spartiates, à porter un vêtement servile, non tissé (une peau de bête), et à se couvrir la tête d’un bonnet caractéristique, les désignant pour ce qu’ils sont : des inférieurs, hors cité. Les citoyens adultes portent, quant à eux, la chevelure longue – contrairement au crâne rasé des jeunes – et pas de chapeau, contrairement au bonnet obligatoire des hilotes. D’autre part, les citoyens de Sparte qui se sont déshonorés par leur fuite au combat sont exclus des droits civiques et forment la catégorie méprisable des « trembleurs ». Comme les jeunes et les hilotes, les trembleurs doivent exhiber une tenue indigne et sale, des vêtements sombres et rapiécés ; de plus, contraints de se raser la moitié seulement de la barbe, ils présentent une face demi-imberbe, demi-barbue, ce qui les tient également à distance des citoyens adultes, rasés, et des vieillards, pleinement barbus, tout en soulignant par le ridicule de cette asymétrie ce que leur condition de « citoyens sans l’être » comporte de déséquilibré, de boiteux. C’est évidemment par rapport à cet ensemble cohérent de marques sociales, polysémiques certes, mais centrées sur la catégorie des timai, des honneurs réservées aux seuls Égaux (mâles, adultes, citoyens), qu’il faut interroger la pratique de raser les cheveux de la jeune épousée. Dans la toute première enfance, filles et garçons ne sont pas encore nettement distincts ; la frontière des sexes entre eux reste flottante. Le dressage vise à faire droitement grandir ces petits jusqu’au moment où chaque sexe assumera, conformément aux modèles sociaux, les fonctions qui lui sont propres et qui le différencient sans ambiguïté de l’autre. Les jeunes gens, pendant l’agôgē, ont la tête rasée ; les jeunes filles, au cours de la même période, la chevelure libre et flottante. Cela ne signifie pas, pour les garçons, en contraste avec les filles, une castration symbolique, pas plus que la barbe des

trembleurs à demi coupée n’a valeur de semi-castration. Tête rasée pour les adolescents, c’est la marque de leur statut encore marginal, à mi-chemin des hilotes serviles et des Lacédémoniens de plein droit. La chevelure flottante pour les adolescentes signifie que ces « pouliches » demeurent ensauvagées, qu’elles n’ont pas encore dépouillé cette altérité que la jeune fille recèle en elle-même tant que l’imposition du joug conjugal ne lui a pas conféré, en la domestiquant, son identité sociale de matrone. En rasant la tête de l’épouse, le jour des noces : a) on la démarque de son état antérieur de parthenos, de vierge ensauvagée à la chevelure flottante ; b) on la démarque en même temps de son époux, non moins chevelu dans sa condition d’adulte que la jeune fille avant le mariage ; c) peut-être aussi, en l’affublant de chaussures d’homme dans le moment même où on lui rase la tête, brouille-t-on symboliquement les frontières entre les deux sexes qui vont être, par le mariage, tout à la fois bien séparées et rapprochées : ni confondues comme dans la petite enfance, ni vouées à la séparation sans mélange, comme pour la vierge-parthenos, ni livrées au chaos sexuel de la violence, du rapt, des unions confuses au hasard des rencontres. Désormais les deux sexes vont se fixer à bonne distance l’un de l’autre. 3. La façon même dont je mène mon analyse, comme l’ensemble des faits que je regroupe dans un même champ interprétatif pour essayer de comprendre les divers aspects de la face de Gorgô, me conduisent à écarter, en raison de sa non-pertinence dans le contexte, la valeur phallique des cheveux serpentins de Méduse. 4. Pour toutes ces raisons j’écarte aussi, comme je l’ai déjà indiqué, l’assimilation de la décapitation de Méduse à une castration déguisée.

Faut-il, dans ces conditions, m’expliquer sur le fait de ne laisser supposer aucun lien direct entre l’homosexualité et le personnage de Gorgô ? Je ne vois rien qui m’y oblige dans les pièces de mon dossier. Et surtout, comme anthropologue, je ne crois pas qu’il existe une catégorie générale de l’homosexualité. La société grecque est une société « masculine », mais elle l’est autrement que la nôtre. La pédérastie y revêt des traits spécifiques que plusieurs livres récents ont bien mis en lumière (en particulier ceux de K.J.Dover et B. Sergent) et dont Michel Foucault a analysé les conditions, les caractéristiques essentielles, les orientations, en montrant comment elle s’articule à la conception grecque de l’érotique, qu’elle permet de problématiser. Je renvoie le lecteur au chapitre IV de L’Usage des plaisirs. Je ne vois rien à y ajouter. Au terme de ces trop longues considérations, peut-être comprendra-t-on plus clairement qu’entre l’anthropologue et le psychanalyste l’écart tient à la place que, dans son approche des faits de culture, le premier ménage au contexte social et à la dimension historique.

L’inquiétante étrangeté P. KAHN : – Vous caractérisez par l’inquiétante étrangeté à plusieurs reprises les effets produits par le masque de Gorgô. Ce faisant, et ce sont les passages les plus saisissants de votre livre, vous donnez à penser sur ce que pouvait être l’inquiétante étrangeté dans cette culture grecque où la terreur qu’inspirent les morts n’était pas refoulée ou surmontée comme elle tend à l’être pour nous aujourd’hui.

Mais vous allez beaucoup plus loin lorsque vous dégagez ce qui se jouait pour les Grecs avec Gorgô dans le phénomène du regard, et lorsque vous développez que ce n’est pas seulement le rapport aux morts, mais le rapport à la mort, qui se dramatisait dans ce face-à-face. Gorgô est une incarnation, une figuration de l’altérité radicale à laquelle les humains sont confrontés, et une formulation que vous proposez par ailleurs rend bien compte de ce que vous entendez par là : « La mort se profile comme l’autre de tout ce qui peut en être dit. » C’est dans cette perspective que résonne au plus fort l’objectif explicite que vous avez donné à La Mort dans les yeux : « Comprendre ces autres que sont les Grecs anciens, et nousmêmes aussi. » Gorgô, développez-vous, est Puissance de mort dont l’homme se détourne, mais qu’il ne peut manquer de retrouver. La rencontre avec Gorgô se fait à travers un masque qu’on ne porte pas mais qui vous regarde en quelque sorte par vos propres yeux. Car c’est avec le regard du masque qu’on lui fait face. Une dimension de ce face-à-face est de faire apparaître la dialectique du moi et d’un double de ce moi, mortifère, où s’objective une puissance de mort que l’homme porte en lui. Ceci appelle quelques éclaircissements touchant au regard et à sa relation à la mort. Le regard, passant par la perception visuelle mais pouvant excéder celle-ci ; le regard comme cette instance où se manifeste de façon privilégiée l’espèce d’équilibre qui, dans chaque individu, serait mis en œuvre entre la vie et la mort. J.-P. VERNANT : – Les questions que vous posez concernant le faceà-face, l’échange de regards, la mort, l’individu et son double, occupent dans ma réflexion une position centrale qui ne vous a pas

échappé. En dehors de l’étude à laquelle vous faites allusion (« Figures du masque en Grèce ancienne »), j’ai abordé ces problèmes dans mes cours du Collège de France (Annuaire, 19791980) et dans un article paru sous le titre : « L’individu dans la 2 cité ». Je ne saurais en traiter valablement dans le cadre de ma réponse. J’indiquerai seulement deux grands axes. Le premier concerne la conception grecque de la vision, de l’œil, du regard. Platon écrit dans l’Alcibiade (132 e-133 a) : « Quand nous regardons l’œil de quelqu’un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce qu’on appelle la pupille [korē, la fillette] comme dans un miroir : celui qui y regarde y voit son image [eidōlon, simulacre, double]. – C’est exact. – Ainsi quand l’œil considère un autre œil, quand il fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la meilleure, celle qui voit, c’est lui-même qu’il y voit. » Quand de mon œil, comme d’un soleil, émane un rayon qui, se réfléchissant au centre de l’œil d’autrui, fait retour vers la source dont il est issu, c’est moimême, dans mon activité de voir (de savoir, de connaître), que mon regard transporte jusque dans la pupille de l’autre, un « moi-même » (voyant et sachant) que je ne peux pas plus atteindre au-dedans de moi que l’œil ne peut se voir lui-même. Je me vois en action de voyance, objectivé dans l’œil d’autrui, projeté et reflété en cet œil, comme en un miroir me réfléchissant à mes propres yeux. C’est cette théorie de la vision qui organise le champ à l’intérieur duquel vont jouer, en position symétrique, l’érotique platonicienne et la fascination de Gorgô. Le flux érotique, qui circule de l’amant vers l’aimé pour se réfléchir en sens inverse de l’aimé à l’amant, suit en aller et retour le chemin croisé des regards, chacun des deux partenaires servant à l’autre de miroir où, dans l’œil de son vis-à-vis, c’est le reflet dédoublé de lui-même qu’il aperçoit. Dans le Phèdre (255 d), Platon écrit : « Dans son amant, comme dans un miroir,

c’est lui-même qu’il aime […] ayant ainsi un contre-amour qui est une image réfléchie d’amour. » Mais, pour Platon, ce que je vois de moi-même dans l’œil de l’aimé, c’est ce qu’en retour il aime en moi : non ma figure singulière, mais ce qui la dépasse et qu’elle ne peut qu’imparfaitement évoquer, la Beauté, la forme du Beau en soi ; tel est l’objet propre de l’amour, ce que toujours il vise, comme l’œil, dans l’échange du regard, cherche la lumière et le soleil auxquels il est apparenté. De la même façon, quand je regarde Gorgô dans les yeux, c’est moi que je vois, ou plutôt ce qui en moi est déjà l’autre : ce qui est au-delà de moi, non plus vers le haut, vers le soleil de la beauté, mais vers le bas, l’aveuglante nuit du chaos : la mort en face. Le deuxième axe concerne le sujet, le moi, la personne en Grèce ancienne. Pour dire les choses en deux mots et grossièrement, l’expérience de soi n’est pas orientée vers le dedans, mais vers le dehors. L’individu se cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs que sont pour lui tous ceux qui constituent à ses yeux son alter ego : parents, enfants, amis. L’individu se situe aussi lui-même dans les opérations qui le réalisent, qui l’effectuent « en acte », energeia, et qui ne sont jamais dans sa conscience. Il n’y a pas d’introspection. Le sujet est extraverti. Il se regarde au-dehors. Sa conscience de soi n’est pas réflexive, elle n’est pas repli sur soi, travail sur soi, élaboration d’un monde intérieur, intime, complexe et secret, le monde du Je. Elle est existentielle. Comme le dit Bernard Groethuysen, la conscience de soi est pour le Grec appréhension d’un Il, pas d’un Je.

En manière de conclusion : la féminisation de la mort

P. KAHN : – Dans une perspective de psychologie historique, peut-on dire – comme votre livre le suggère – que cette conception des rapports de la vie et de la mort était présente aux Grecs et figurée dans leur rapport à Gorgô ? Pourquoi, chez les Grecs, cette féminisation de « la mort » ? Cette question se fait insistante lorsqu’on apprend qu’une variante de Gorgô « présente la face de Gorgô occupant au fond de chaque œil la position de la prunelle – que les Grecs nommaient korē, la jeune fille ». Qu’est-ce qui nous intéresse (au sens étymologique) dans la culture grecque telle qu’elle nous parvient par la figure de Gorgô ? Ne pensez-vous pas que ce serait la place faite par cette culture à cette Puissance de mort inhérente à chacun ? Cette prise en compte et son organisation dans des formes culturelles qu’une autre culture peut appréhender comme illusoires, n’est-ce pas un des secrets de ce qu’une culture peut apporter comme limite à la barbarie ? J.-P. VERNANT : – Plutôt que de parler de féminisation de la mort, je dirais plutôt qu’en Gorgô les Grecs ont féminisé un aspect particulier de la mort : l’horreur qu’elle suscite par son altérité radicale. Mais, pour dire la mort, les Grecs ont un nom masculin : Thanatos. Ce personnage dont la figure n’a rien d’horrible traduit ce que la mort comporte d’institutionnalisé, de civilisé ; il est proche de ce que les Grecs appellent la « belle mort », kalos thanatos, celle que le héros affronte sur le champ de bataille et qui lui assure, dans la mémoire sociale, une éternelle survie en gloire. Il y a encore d’autres figures féminines de la mort : à l’angoisse et à l’épouvante elles joignent le charme de la séduction, l’attrait de ce qui est autre, la tentation de l’inconnu. « Pour discerner ces lieux de voisinage entre Thanatos et Éros, entre la mort et le désir, ai-je écrit, pour repérer parmi les

figures de la mort grecque celles qui empruntent au visage de la femme, de la jeune fille tout spécialement, son pouvoir d’étrange fascination, le charme inquiétant de sa beauté, il nous faut suivre plusieurs pistes. » J’ai essayé de les suivre dans une étude sur 3 « Les figures féminines de la mort en Grèce ». Je reconnais volontiers que je ne me serais pas engagé dans l’exploration des paysages grecs qui associent Éros à Thanatos si je n’appartenais à une époque et à une culture que la psychanalyse a marquées. Il est clair qu’il m’est arrivé de puiser à ce fonds commun et il ne doit pas être bien difficile de repérer dans certains de mes textes la trace de ces emprunts. Mais je ne crois pas que la psychanalyse puisse proposer un modèle d’interprétation à valeur générale et qu’il s’agirait seulement d’appliquer ici ou là. C’est cette façon de penser et de vivre la psychanalyse que j’appellerai « illusion », comme il y a un mode illusoire de vivre et de penser le marxisme.

*1. Titre du livre de J.-P. Vernant publié à Paris en 1985. 1. Revue de l’Histoire des religions, 1985, p. 3-55 ; voir également son livre à paraître sur Baubô. 2. L’Individu, la mort, l’amour, Paris, 1989, p. 211-232. 3. Ibid., p. 134.

La religion objet de science ? Je m’en tiendrai exclusivement, dans l’histoire de la Ve section de l’École pratique des hautes études, à un aspect : je le crois important ; il me semble même répondre aujourd’hui, dans la configuration des sciences religieuses, à des remaniements en profondeur qui nous conduisent à poser sur le statut de cette discipline des questions difficiles, et peut-être décisives. Ce que je vise, c’est la place qu’ont occupée dans la section des sciences religieuses la sociologie, le comparatisme et l’anthropologie. Bien entendu, comme toute institution, cette section a obéi, dans le cours de son développement, à une logique, à des logiques qui lui sont propres. En tant qu’établissement de recherche, de transmission du savoir à travers la recherche dans des domaines précis dont chacun a son corpus documentaire, ses traditions, ses méthodes, elle est soumise, pour la désignation et le recrutement de ses chaires, à un certain nombre de règles universitaires. Cependant, le choix d’une discipline neuve et l’ouverture à une méthodologie originale traduisent presque toujours, non seulement les transformations qui ont pu se produire dans le champ des sciences religieuses – ce qui est normal –, mais les changements qui affectent le champ du religieux lui-même, qui modifient son statut, son insertion dans le groupe, ses frontières, ses rejets et ses

résurgences comme ses métamorphoses dans l’ensemble de la vie collective. L’institution joue donc par rapport à l’état des religions un rôle incertain, équivoque : parfois écho lointain, tardif ; parfois facteur plus ou moins actif, à côté d’autres, des remaniements en cours. Dans cette perspective, je retiendrai une série de dates, une liste de noms, un catalogue de problèmes. 1886 : création de la section. Les sciences religieuses sont institutionnellement consacrées. Quel est le paysage ? Dans un plateau de la balance, six chaires chrétiennes, dans l’autre, six chaires réparties entre le monde classique (Grèce et Rome), les religions des peuples sémitiques (deux chaires), l’Égypte, l’Inde, l’Extrême-Orient. Je n’insiste pas sur les problèmes d’équilibre : d’un côté, le christianisme, de l’autre, à égalité, tout le reste. Mais ce « reste » qui, posé en face du christianisme, permet de le penser et de l’aborder autrement puisque celui-ci ne figure plus la religion, mais une des religions – ce reste n’est pas tout le reste. Les religions retenues sont celles des grandes civilisations, à la fois écrites et monumentales. Sur le plan de la méthode, la priorité revient à l’histoire, à l’archéologie et surtout à la philologie. La tâche essentielle à laquelle vont se vouer les érudits en chaque domaine est de déchiffrer, publier, analyser les textes, les dater, les comprendre exactement en les replaçant dans leur cadre historique. A travers cette sélection, le religieux apparaît comme ce plan où les groupes humains ont exprimé leurs besoins et leurs choix spirituels. C’est un plan à la fois bien délimité, rattaché à des lieux précis – temples, sanctuaires, autels, espaces consacrés –, à des institutions – prêtrises, sacerdoces, associations de fidèles –, à des pratiques – sacrifices, onctions, consécrations, divination –, à des genres d’expression orale et écrite – prières, hymnes, oraisons, récits

sacrés. Mais cette place particulière que le religieux occupe dans la vie collective ouvre en même temps dans la société un espace qui la prolonge ou la transcende : l’au-delà, le divin, la surnature. Dans chaque grande civilisation, la religion est cela même qui consacre sa grandeur, qui constitue son couronnement : le lieu où elle livre ses aspirations les plus hautes, son exigence de dépassement. Pour étudier la religion, il ne faut donc pas sortir du religieux ; il faut pénétrer dans son univers, se pénétrer soi-même de son contenu spirituel pour comprendre quelles étaient les conceptions qu’on se faisait du divin, quel type de rapports se nouaient entre les dieux et les hommes et par quelles procédures on pouvait les établir, quels sentiments spécifiques mobilisaient le commerce, le contact, la fusion parfois avec les puissances de la surnature. Mais voilà qu’en 1888 on crée une chaire intitulée « Religions des peuples non civilisés ». Problème : si la religion est le cœur, l’essence, l’esprit des civilisations, que peut-elle être chez les non-civilisés ? Les conséquences de cet élargissement, la coupure épistémologique que représente cette extension des études religieuses n’apparaîtront en pleine clarté qu’en 1901, quand Mauss prendra la chaire dont Léon Marillier était le premier titulaire et qu’à côté de lui, à la même date, Henri Hubert inaugurera une nouvelle direction d’études : « Religions primitives de l’Europe ». Cette fois, c’est l’école sociologique française qui fait son entrée officielle à la e V section. Et quelle entrée ! Mauss, Hubert, auxquels viennent se joindre, en 1913, Marcel Granet pour les religions de l’ExtrêmeOrient, la Chine spécialement, et Maurice Leenhardt, qui prend en 1941 la suite de Mauss. Pendant les quarante ans où il a enseigné à la Ve section, Mauss a fait l’ethnologie française dans ce qu’elle a de neuf et de vivant ; quant à Granet, son enseignement et son œuvre n’ont pas seulement marqué la sinologie ; ils ont orienté les

recherches de Louis Gernet sur la religion grecque, influencé aussi la pensée et la démarche de Georges Dumézil. Mais revenons aux non-civilisés. Comment Mauss affronte-t-il le e paradoxe que constitue, dans la V section, une « religion des noncivilisés » ? En déclarant d’entrée de jeu, dans sa leçon d’ouverture : « Il n’existe pas de peuples non civilisés ; il n’existe que des peuples de civilisations différentes. Là où on parle de peuple ou, pour mieux dire, de société, on parle de civilisation » (Œuvres, 2, p.230). Mais, quand il substitue « autrement civilisés » à « non civilisés », Mauss ne se borne pas à justifier sa chaire de la Ve section en affirmant la présence du religieux chez les peuplades primitives qu’il va étudier ; il passe d’une interprétation de la religion à une autre. Au lieu d’y voir un univers spirituel plus ou moins autonome, une sorte de philosophie vécue, de métaphysique en acte – ce n’est pas un hasard si, dans la même leçon, Mauss signale, pour marquer les distances, que son prédécesseur Léon Marillier « abordait les études religieuses en philosophe » –, on la considère désormais comme une dimension du social. On définit les faits religieux comme des phénomènes sociaux qu’il faut expliquer en tant que tels en les reliant à d’autres faits de morphologie sociale. Les rites de deuil, par exemple, sont en liaison directe et immédiate avec l’organisation familiale ; c’est d’elle qu’ils dépendent, non de sentiments vagues et indécis (amour d’un proche, regret d’un parent, crainte de la mort). Le déplacement, la cassure parfois, jouent sur plusieurs plans. Les méthodes d’abord : l’enquête sur le terrain, l’observation directe, les pratiques religieuses contemporaines remplacent la lecture des textes, la critique historique, le recul dans un passé éloigné. Le paradoxe c’est que, si Leenhardt est un homme de terrain, Mauss

est le modèle du livresque, de l’homme de bibliothèque. Mais les livres et les textes dont il se nourrit ne sont pas, pense-t-il, de même nature que ceux sur lesquels travaillent ses collègues historiens des grandes religions évoluées. Ce sont des rapports de mission, des observations faites par des ethnologues du point de vue de la science ethnologique, avec un souci de description complète, précise, minutieuse, exacte : des documents, écrit Mauss, « d’une sûreté, d’une certitude incomparables ». Pour le Mauss de ce début du siècle qui, sur ce point comme sur d’autres, mettra beaucoup d’eau dans son vin, ce sont des « faits réels », des « choses ». « Nous sommes, écrit-il (et il a raison), infiniment mieux informés du rituel des fêtes agraires des Hopis que du sacrifice lévitique, à plus forte raison que du rituel sacrificiel des Grecs. » En quarante ans de recherches, Mauss aura le temps d’élargir, d’assouplir, de compliquer des positions qui étaient à l’origine d’assez stricte orthodoxie durkheimienne, mettant l’accent sur la morphologie sociale, la recherche de l’élémentaire dans les types de groupement et les phénomènes religieux pour reconstruire à partir du « simple », du « rudimentaire », des ensembles plus complexes. Il insistera au contraire sur la constante connexion entre formes sociales et attitudes psychologiques ; il verra dans les phénomènes religieux l’exemple de ce qu’il appelle « fait social total », où les différents plans de la vie du groupe se trouvent réunis et mobilisés dans le cadre d’une seule et même conduite. Mais là n’est pas mon problème. Ce qui, de mon point de vue, est important, c’est que, dans cette perspective nouvelle, un problème se dégage immédiatement. Première question : si la religion est une dimension du social, en quoi se distingue-t-elle des autres constituants de la vie collective, comment la sphère du religieux se dessine-t-elle, se délimite-t-elle à l’intérieur d’une

société ? Deuxième question : la place de la religion, ses finalités, sa définition sont-elles les mêmes dans les civilisations où le religieux est organisé et institutionnalisé, où entre profane et sacré la coupure est en gros fermement établie, et dans celles où le religieux apparaît au contraire comme diffus dans l’ensemble du tissu social, ou encore dans celles où il est étroitement imbriqué dans l’organisation politique, solidaire d’elle ? Bref, de quoi parlons-nous quand nous parlons de religion et parlons-nous exactement de la même chose quand il s’agit des aborigènes australiens, de la religion civique des e Grecs du V siècle, du christianisme médiéval, de notre Occident contemporain ? Pour tester plus précisément l’impact de cette intrusion de la sociologie dans les sciences religieuses, je prendrai un exemple là où les choses me sont plus familières : la religion grecque. En 1943, deux savants partagent cet enseignement, tous deux grands érudits dont les travaux sont également exemplaires : Henri Jeanmaire et André-Jean Festugière. Festugière aborde la religion grecque de façon plus traditionnelle, par l’aval : il la pense par rapport et en fonction du christianisme, qui constitue à ses yeux, sinon le modèle, du moins l’indispensable pôle de référence pour appréhender les phénomènes religieux. C’est à partir de l’expérience chrétienne du divin qu’on peut espérer saisir ce qui constitue le noyau authentique de la piété grecque. Jeanmaire, beaucoup plus proche de l’école sociologique, regarde plutôt vers l’amont : les archaïsmes, les résurgences dans la religion de la Grèce classique, et procède tout autrement. Au centre de son œuvre, deux thèmes majeurs : avec Couroï et courètes (1939), les initiations de jeunes ; avec son Dionysos (1951), les faits de possession, les thiases, le ménadisme. Dans les deux cas, le

christianisme ne joue plus, à l’arrière-plan, le rôle de référence implicite. C’est avec des phénomènes religieux modernes ou contemporains du continent noir pour les initiations, d’Abyssinie, d’une partie de l’Afrique du Nord et du Soudan pour la transe et sa ritualisation, que la comparaison s’établit, mais une comparaison cette fois parfaitement explicite et qui fournit des clés pour l’intelligence des faits grecs anciens en permettant de construire un modèle explicatif applicable, avec des variantes, en divers endroits. Comparaison donc, d’une culture à une autre, d’une époque à une autre, entre des phénomènes religieux qui présentent de très frappantes analogies dans les formes de comportement, les types d’associations cultuelles, les rôles psychologiques et les fonctions sociales assumés. C’est en 1935 que le comparatisme, comme méthode et comme conception générale des sciences religieuses, avait été officialisé à e la V section par la chaire de mythologie comparée créée pour Georges Dumézil, qui deviendra en 1945 la chaire d’étude comparée des religions des peuples indo-européens. Pas question d’analyser l’apport de Dumézil ni de dire ce que tant d’entre nous lui devons, moi tout spécialement. Je l’ai fait ailleurs. Je veux seulement souligner les incidences ou les retombées de sa recherche. La comparaison porte sur des peuples apparentés religieusement comme ils le sont par leur langue : les Indo-Européens. Dans le domaine religieux, le savant procède donc dans le même champ que le linguiste et suivant des procédures analogues. Il interroge des rituels, des récits mythiques, des représentations figurées. Et les questions qu’il leur pose sont de même ordre dans les trois cas : quelle est l’architecture conceptuelle qui préside au groupement et à la distribution des divinités que concernent rites, mythes, images ? Il s’agit en bref de dégager des

structures du panthéon avec deux implications directes : les rapports de ces structures avec un ordre intellectuel – un champ idéologique – et avec un ordre social : les formes d’organisation collective qu’ont connues dans l’histoire les peuples indo-européens. Équilibre hiérarchisé des puissances dans le monde divin, types différents d’activités et de comportements humains, formes de la vie sociale – ces différents plans, imbriqués, sont parcourus dans le même mouvement d’enquête. De sorte que la recherche ne s’en tiendra pas strictement aux phénomènes étiquetés religieux : à côté des récits mythiques, elle s’étendra, pour leur appliquer les mêmes méthodes d’analyse, à des textes épiques, au roman, à des récits dits historiques. Les frontières du religieux deviennent floues dès lors que l’ossature intellectuelle d’un système religieux est prise en compte comme son cadre social. L’approche des rituels, du mythe, de la figuration apparaît alors profondément modifiée. Ces trois ordres de phénomènes sont traités comme des systèmes symboliques qu’il faut prendre pleinement au sérieux et dont les articulations intéressent, non seulement les rapports avec le divin, mais l’économie, la vie domestique, l’autorité, la répartition et l’exercice du pouvoir dans le monde des hommes. Pour prendre la mesure du bouleversement qu’implique cette conception, je reviens au cas grec. Il est très significatif que Festugière, dans la perspective qui est la sienne, écarte la mythologie et l’imagerie comme des excroissances factices, des fantaisies de littérateur et d’artiste, extérieures et étrangères à ce qui est proprement religieux dans le polythéisme des anciens : la conviction intime du croyant, son sentiment face au divin tels qu’ils apparaissent dans les actes rituels qui le mettent en contact, de façon directe, avec le sacré. Mauss lui aussi, au départ, dans son souci un peu positiviste d’atteindre le réel, les faits, les choses,

privilégiait le rituel. Mais il en est vite revenu. Dès 1933, il écrivait : « Nous avons été par erreur beaucoup trop ritologistes et préoccupés de pratiques. Le progrès que fait Granet est d’ajouter de la mythologie et de la représentation. » En revanche, pourquoi Festugière, au chapitre « Grèce » de L’Histoire des religions, parue en 1944, pose-t-il comme une évidence préalable : « Pour bien entendre la religion grecque, oubliant la mythologie des poètes et de l’art, allons au culte et aux cultes les plus anciens » ? Ce rejet de la mythologie répond à un préjugé anti-intellectualiste en matière religieuse. Derrière la diversité des religions comme par-delà la pluralité des dieux du polythéisme, on postule un élément commun qui formerait le noyau primitif et universel de toute expérience religieuse. On ne saurait, bien entendu, le trouver dans les constructions, toujours multiples et variables, que l’esprit a élaborées pour tenter de représenter le divin ; on le place donc en dehors de l’intelligence, dans le sentiment de terreur sacrée que l’homme éprouve chaque fois que s’impose à lui, dans son irrécusable étrangeté, l’évidence du surnaturel. Les Grecs ont un mot pour désigner cette réaction affective, immédiate et irraisonnée, face à la présence du sacré, c’est thambos, la crainte révérencielle. Tel serait le socle sur lequel prendraient appui les cultes les plus anciens. De façon analogue, derrière la variété des noms, des figures, des fonctions propres à chaque divinité, on suppose que le rite met en œuvre la même expérience du « divin » en général. C’est ce divin que vise le rite. Dans tout acte cultuel, il n’est pas en effet d’autre dieu que celui qu’on invoque ; dès lors qu’on s’adresse à lui, écrit Festugière, « en lui se concentre toute la force divine, on ne considère que lui seul. Assurément, en théorie, ce n’est pas un dieu unique puisqu’il y en a d’autres et qu’on le sait. Mais en pratique,

dans l’état d’âme actuel du fidèle, le dieu invoqué supplante à ce moment les autres » (ici). Le refus de prendre le mythe en compte livre ainsi son secret : il aboutit à cela même qu’au départ, plus ou moins consciemment, on entendait prouver ; en effaçant les différences et les oppositions qui, dans un panthéon, distinguent les dieux les uns des autres, on supprime du même coup toute véritable distance entre les polythéismes, du type grec, et le monothéisme chrétien, qui fait, dès lors, figure de modèle. Le religieux, c’est le sentiment du sacré ; la religion, c’est toujours plus ou moins la nôtre. Simplement, pour en saisir la vérité, chez les Grecs comme aujourd’hui, le savant doit la « démythologiser », la débarrasser de ces mythes où Festugière voit ce qu’il appelle un « roman divin », abandonné aux historiens de la littérature. Ce sont les versions indéfiniment multipliées de ce « roman » dont Lévi-Strauss va entreprendre le déchiffrement systématique en occupant en 1951 la chaire de religions des peuples non civilisés, que Leenhardt avait héritée de Mauss et qui, en 1954, prendra le titre : « Religions comparées des peuples sans écriture ». Année après année, dans ses séminaires de l’École puis, après 1959, au Collège de France, Lévi-Strauss construira l’édifice des Mythologiques, accusant toute la distance qui sépare deux attitudes en sciences religieuses : ou bien on assimile la pensée mythique à la fantaisie romanesque de poètes et de littérateurs, ou bien on traite un groupe de mythes et l’ensemble des mythes comme la mise en œuvre, à travers des récits oraux traditionnels, d’une logique du concret. Résumant, il y a vingt ans, à l’occasion d’un autre centenaire, son point de vue et sa démarche, Lévi-Strauss écrivait : « […] notre

méthode revient à postuler une analogie de structure entre divers ordres de faits sociaux et le langage, qui constitue le fait social par excellence. Tous nous apparaissent comme des phénomènes du même type ; et nous nous sommes parfois demandé si les systèmes de parenté ou les représentations mythiques de deux populations voisines n’entretenaient pas le même genre de rapports que des 1 différences dialectales . » Son travail l’a ainsi conduit, partant du religieux, à entrevoir les linéaments d’une théorie générale de la société comme système de communication entre les individus et les groupes, système à plusieurs étages : celui de la parenté avec échange de femmes, celui des activités économiques avec échange de biens et de services, celui du langage, avec échange de messages entre sujets parlants, celui de la religion, qu’on peut traiter comme un mode de communication avec les dieux. Pour autant, conclut Lévi-Strauss, que les faits religieux ont leur place dans un tel système, on voit qu’un aspect de notre tentative consiste à les dépouiller de leur spécificité. Nous retrouvons notre point de départ. Après un siècle d’études religieuses, au fur et à mesure des élargissements, des approfondissements, le problème se pose, incontournable, de la spécificité du religieux. Cent ans pour une institution qui a plus longue vie que nous, c’est la force de l’âge, l’état adulte, le moment où l’on s’aperçoit que tout a changé autour de soi et qu’on a changé aussi ; c’est l’heure à la fois des bilans et des interrogations. Qu’est-ce qu’un mythe, qu’est-ce qu’un rituel ? La question du mythe a été mieux cernée et plus précisément posée par une collaboration des hellénistes et des ethnologues, les premiers retraçant l’histoire sinueuse du mot

mûthos et de ses significations successives, les seconds recherchant dans quelle mesure cette catégorie est pertinente en dehors de la tradition classique. Comment reconnaître le caractère rituel d’une conduite, par quel critère le définir ? Là encore, c’est par le comparatisme, la confrontation des religions anciennes et des e cultes contemporains que les savants de la V section peuvent espérer y voir plus clair. Mais, par-delà les débats des spécialistes, force est de constater que c’est le monde contemporain lui-même qui nous interpelle, dans sa modernité, sur le problème de la religion et du religieux, de leurs formes, de leur place. Où les caser ? Comment les définir ? Sans évoquer des faits d’une actualité trop brûlante, comme ceux qui concernent l’islam, l’Inde, l’Amérique du Sud ou la Pologne, et pour demeurer dans l’horizon qui nous est le plus familier, on se demandera, avec Jean Séguy, « s’il n’existe pas du religieux en vadrouille, hors des institutions religieuses et, éventuellement, dans le domaine profane lui-même : religions implicites, religions de remplacement, religions analogiques, religions séculaires ». Émile Poulat a intitulé son dernier livre : L’Église, c’est un monde. Il faut de tout pour faire un monde. Si le religieux, comme dimension du social, répond au besoin de communication, de communion, de non-solitude des individus, s’il traduit dans l’homme, au même titre que le langage, ce que les psychologues appellent la « fonction symbolique », on ne s’étonnera pas qu’il revête bien des formes, qu’il fasse retour par la fenêtre quand on l’a chassé par la porte et qu’il montre le bout de l’oreille dans les lieux qui semblaient lui être le plus étrangers. Centenaires, les sciences religieuses s’enracinent dans des traditions théologiques qui remontent beaucoup plus haut. Aujourd’hui, elles sont d’une pleine actualité.

1. « Religions comparées des peuples sans écriture », in Problèmes et Méthodes d’histoire des religions, Mélanges publiés par la Section des sciences religieuses à l’occasion du centenaire de l’École pratique des hautes études, Paris, 1968, p. 6.

Questions de méthode Dialogue avec Maurice Caveing et Maurice Godelier J.-P. VERNANT : – Il n’est jamais très facile quand on est dans un travail de recherche d’arriver à s’en arracher, même momentanément, pour tenter de regarder l’ensemble du chemin parcouru. Pour essayer de comprendre un peu ce que j’ai fait, non pas ce que j’ai voulu faire – parce que souvent, bien entendu, ce qu’on fait n’est pas ce qu’on voulait faire au départ –, reportons-nous au moment où j’ai commencé à travailler, c’est-à-dire en 1948 : j’avais en chantier une thèse sur la notion de travail chez Platon. Autrement dit, je m’inscrivais dans une perspective d’histoire de la philosophie relativement traditionnelle et mon sujet, cela ne vous étonnera pas puisque vous savez très bien ce que j’étais et ce que je suis, c’était de faire une analyse, une lecture marxiste de la philosophie platonicienne, en montrant que la notion de travail chez Platon, si on ne voulait pas pratiquer un marxisme schématique ou simplifié, se situait au point de jonction de deux axes. Premièrement, il me fallait déterminer le statut du travail dans

e

ce IV siècle athénien où vivait Platon, avec toutes les complexités que cela impliquait ; ensuite, pour expliquer la notion platonicienne du travail, je ne pouvais m’en tenir à une simple analyse de ce type, au contexte sociohistorique. Enfin, il me fallait montrer comment, dans le cadre du système philosophique de Platon, de ses intentions, de son langage, cette notion de travail venait s’articuler par rapport à d’autres plans de sa pensée. Voilà quel était mon projet initial et ce sur quoi j’ai commencé à travailler ; mais, bien entendu, on n’est jamais maître du jeu quand on fait une recherche ; c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Louis Gernet et, très vite, sous son influence, sous celle certainement aussi de Meyerson que je connaissais depuis déjà longtemps, il m’a semblé que le problème n’était pas bien posé de cette façon ; certes, on pouvait faire cette étude, mais ce n’était pas là le plus intéressant. Ce qu’il fallait voir, ce n’était pas la « notion » de travail chez un philosophe, ce n’était pas non plus le contexte sociohistorique du travail mais ce que j’ai appelé la « catégorie » du travail ; c’est-à-dire essayer de définir toutes les dimensions – technique, économique, sociale, politique, intellectuelle – du travail dans le monde grec classique. A partir du moment où je m’engageai dans cette voie, je me trouvai en quelque sorte entraîné sur une pente savonneuse. Cette analyse, je l’ai faite : il y a bien une série d’études dans lesquelles je me suis attaché à cette catégorie du travail. Mais pourquoi ai-je dit pente savonneuse ? Eh bien, parce que je ne pouvais pas ne pas être confronté très vite à un problème que vous connaissez bien, que Godelier en particulier a rencontré : ce que j’appelle la catégorie du travail, qui est pour moi définie par une série d’axes relativement précis, se présentait sous une

forme très différente dans le monde grec ; en particulier, quand j’avais affaire au travail agricole, je butais sur une opposition très profonde entre les aspects du travail artisanal et les aspects du travail agricole. Ce dernier était senti non seulement comme culture de la terre, mais comme culte aux divinités de la terre, en sorte que, si je prenais les textes d’Hésiode, ce paysan e béotien du VII siècle, je ne pouvais rien comprendre à la façon dont ce premier chantre du travail agricole posait les problèmes de sa vie, de ses tâches, de son labeur, si je ne voyais pas que c’était un aspect de sa théologie. Autrement dit, le problème de la façon dont toute une série de faits sont encore intégrés à des formes religieuses de pensée, à une pratique religieuse, m’apparaissait dans toute son acuité. A partir de là, j’étais obligé en quelque sorte de creuser de plus en plus profond, de rencontrer non seulement les problèmes du travail, mais les problèmes de ce qu’on appelle l’économie, de voir quel était le statut de l’économique, par conséquent de rencontrer toute une série de problèmes liés à la façon dont, dans un certain nombre de sociétés, l’économique se trouve encore intégré dans des plans ou dans des aspects de la réalité sociale qui ne sont pas proprement économiques, en particulier, par exemple, le politique ou le religieux. Il me fallait aller encore un peu plus loin : c’est-à-dire me convaincre que le cas grec est une sorte de cas exemplaire où, à partir d’un état de choses – que nous trouvons par exemple chez Hésiode très clairement, ou chez Homère aussi dans une large mesure, ou dans certains textes de Solon –, je ne peux pas, sans fausser les données, dissocier les plans de l’économique, du politique, du moral. Je vois ensuite se constituer des formes de vie sociale où règnent une indépendance et une autonomie de langage, une spécificité de

toute une série d’activités institutionnelles ou intellectuelles, c’est-à-dire où se produit l’apparition de phénomènes qui sont proprement des phénomènes esthétiques : par exemple une sculpture, ou une peinture, avec leurs fonctions dans une très large mesure profanes, une littérature, une recherche médicale qui n’a pas d’autre fonction que d’être médicale, une philosophie, ou des traités scientifiques d’histoire naturelle ou de mathématiques, qui n’ont manifestement plus rien à voir avec leur ancien encadrement religieux. J’ai donc été amené à me poser le problème suivant : comment ces phénomènes se sont-ils produits, et qu’est-ce qu’on peut historiquement comprendre sur le cheminement qui a été suivi ? Et c’est cela qui m’a conduit à ce premier essai, certainement rapide et insuffisant, Les Origines de la pensée grecque, qui représente un des aspects ou un des paliers de ma recherche, où j’essayais de voir comment ce que nous nommons des formes de pensée rationnelle ont pu se constituer, ont pu émerger à partir d’autre chose, c’est-à-dire les témoignages que nous pouvons avoir sur la pensée mythique, par exemple dans la Théogonie hésiodique. En effet, là, en essayant de comprendre, il m’a semblé qu’un élément jouait un rôle dominant : c’était le e e fait qu’en Grèce on voit apparaître, entre le VIII et le VII siècle, des formes de vie sociale très caractérisées, très cohérentes, ce qu’on appelle la polis, le système de la cité. Et il m’a semblé que, si on ne commençait pas par regarder ce grand phénomène, cette grande mutation, on ne pouvait pas comprendre non plus les développements qui se sont produits dans les autres secteurs de la vie sociale et intellectuelle. Le résultat pour un marxiste, c’est que se posaient des problèmes – qui, d’ailleurs, ont été débattus en même temps depuis –,

parallèlement, liés à cette notion de dominance sur laquelle j’ai insisté. Chez les Grecs, comme Marx le disait, il y a une dominance du facteur politique qui doit s’expliquer à partir d’un certain nombre de raisons – dont les plus importantes sont d’ordre économique. Mais l’explication d’un marxiste ne passe jamais directement du fait économique au fait intellectuel, mais toujours par la médiation du politique : voilà quel était mon premier travail. M. GODELIER : – Sur ce point – la reconnaissance de la dominance du politique, d’un politique qui est déjà dégagé de l’univers de la parenté et qui, en même temps, n’est plus soumis au religieux de façon immédiate, c’est-à-dire que les fonctions sacerdotales, le monde religieux ne sont plus au cœur de la pratique politique – il y a déjà une séparation, une double séparation… J.-P. VERNANT : – Je t’interromps. Disons qu’il n’y a pas vraiment séparation, mais c’est le religieux qui devient politique, au lieu que le politique soit purement intégré dans le religieux. M. GODELIER : – Un certain politique émerge, capable de redéfinir et la parenté et… J.-P. VERNANT : – Cela veut dire que les techniques de communication, les techniques de décision et d’autorité sur le plan politique ne sont plus les anciennes procédures religieuses. Voilà ce que cela veut dire. M. GODELIER : – En définitive, cela ne fait que souligner la dominance et l’originalité de ce politique : il émerge en redéfinissant les limites de la parenté et en redéfinissant les fonctions de la religion qu’il se subordonne dans son exercice. Nous rejoignons ici les débats que

nous avons dans plusieurs disciplines et qui sont les mêmes : il y a dominance d’une institution, l’institution politique, bien caractérisée par rapport au plan économique, et tu dis que l’économique semble quand même la source majeure de ce remodelage. N’est-ce pas un peu dangereux ? Car, en fin de compte, c’est continuer à penser que l’économique est une institution, que le politique en est une autre. Or, lorsqu’on voit le privilège accordé à l’agriculture, le fait que seul le citoyen peut posséder la terre sacrée de ses ancêtres, être en même temps fils des dieux de la cité et défendre cette terre les armes à la main, donc être paysan, soldat et sujet religieux…, ne peut-on pas dire que, là, nous voyons le politique fonctionner plus ou moins comme économique, en ce sens que le statut politique y est déterminant, qu’il fonctionne, d’un certain point de vue, comme rapport de production ? En bref, il y a actuellement toute une problématique du rapport entre détermination économique et dominance du non-économique qui est une impasse, car on n’y reconnaît pas que la question posée par l’économie est une question de fonction, et non d’institution. Voilà où j’en suis, moi…, et où je rejoins, mais à partir de tout autres sociétés, les sociétés dites primitives, les problèmes que tu abordes pour une société « civilisée ». J.-P. VERNANT : – Alors je m’explique. Sur le fond, je suis d’accord avec toi. Simplement, je réponds sur ce point à un certain nombre d’objections ou d’inquiétudes qui ont été formulées par des gens disant : « Mais alors, ce que fait Vernant, c’est qu’il fétichise une sorte de plan politique qui serait dans l’air. » Bien entendu, je ne pense pas cela du tout. Mais je ne peux pas, si je parle de l’économique, ne pas jouer sur les mots, parce que c’est parler de l’économique tel que

nous l’entendons nous, aujourd’hui… Je pense à la phrase de Marx, quand il dit : « il faut d’abord manger » ; évidemment, je ne prétends pas que, pour les Grecs, il ne fallait pas d’abord manger et qu’il n’y avait pas surtout des problèmes de ravitaillement, des problèmes de production. Mais, justement, on ne peut comprendre la façon dont ces problèmes se présentent que si on voit qu’ils sont inclus en même temps dans des types de rapport politique. Et sur ce point je suis entièrement d’accord avec toi. M. GODELIER : – Pourrait-on dire qu’une partie du « miracle grec » consiste en un remodelage total de l’infrastructure et du reste, qui fait que le politique fonctionne de l’intérieur comme économique en même temps ? Autrement dit, que ce soit ça – leur économie politique – l’originalité des Grecs… Je veux dire par là que l’on ne peut plus continuer à maintenir l’idée d’une causalité de l’économique, comme si, de quelque manière que ce soit, l’économique était une institution séparée du politique et agissant en tant que telle, la causalité de l’économie étant celle d’une action de sélection sur le reste des structures sociales mettant au premier plan le politique. Cette façon est celle d’Althusser, entre autres… J.-P. VERNANT : – C’est impossible. C’est contradictoire… puisque dans mon analyse l’économique n’est pas indépendant. Je ne peux pas à la fois affirmer qu’il n’y a pas de catégorie indépendante de l’économique et, en même temps, déclarer que si cette économie n’est pas indépendante, c’est pour des raisons d’ordre économique… Ça n’a ni queue ni tête… M. GODELIER : – La conclusion, c’est que, pour progresser sur le plan épistémologique, tu as fait comme d’autres, tu as dû sacrifier

l’apparence institutionnelle des rapports sociaux. D’un certain point de vue, tu dois rendre compte entièrement des institutions, mais les déterminismes ne se confondent pas avec des rapports d’institution à institution. J.-P. VERNANT : – Je prends un exemple concret et précis, qui montre que si j’ai proposé une espèce d’explication générale avec les avantages que cela a eus, en ce sens qu’un certain nombre de problèmes ont été clairement posés, ils ne se présentent tout de même pas, peut-être, de façon aussi simple. Je pense aux enquêtes de chercheurs qui travaillent avec moi, en particulier de Jesper Svenbro : il essaie de repérer les changements qui, d’Homère à Hésiode, se marquent dans la fonction du message poétique, dans les conditions de sa communication au public, les transformations du public donc en même temps que du vocabulaire dans lequel le message est exprimé ; on a ainsi avec Hésiode le début d’une élaboration abstraite des notions ; on entre dans un état où le problème de la vérité, de l’alētheia, que Detienne a étudié notamment dans son livre sur Les Maîtres de vérité, se pose autrement que pour Homère, et ce déplacement apparaît lié à toute une série de modifications, en particulier au fait fondamental qu’Hésiode, propriétaire béotien moyen, est un homme qui ne dépend plus – Svenbro dirait économiquement, moi, je dirais socialement – ni d’une confrérie d’aèdes, comme on en trouve au temps d’Homère, ni non plus des personnages auprès desquels il est invité et dont il est obligé de tenir compte dans son chant, pour le conformer à l’attente de son public. On le voit très bien chez Homère, par exemple, quand Phémios chante chez les

prétendants ; que chante Phémios ? Il chante la mort d’Ulysse, alors qu’Ulysse est vivant ; mais il chante la mort d’Ulysse… M. GODELIER : – C’est ce qu’attendent les prétendants… J.-P. VERNANT : – C’est ce que veulent les prétendants. C’est-àdire que l’aède est une sorte de poète de cour, dont le statut est lié à sa dépendance par rapport à une catégorie sociale particulière. Un homme comme Hésiode, qui est un paysan, ne cesse de proclamer qu’il ne dépend de personne lorsqu’il critique les aèdes traditionnels et qu’il les appelle « ventres » en disant que ce sont des « ventres » qui chantent pour pouvoir se remplir l’estomac, pour avoir de quoi manger ; il a donc une sorte d’indépendance et, par conséquent, peut prendre de la distance, se permettre une attitude critique à l’égard de la tradition chantée. Cela lui donne les moyens d’innover et de déclarer que ce qu’il va faire, ce n’est plus chanter des généalogies héroïques pour faire plaisir aux rois de sa Béotie, mais quelque chose de beaucoup plus important, qui est de faire entendre la « Vérité », de chanter les généalogies divines, d’expliquer la genèse et l’ordre du monde, d’exposer aussi ce qu’est la justice pour les humains et comment, en travaillant, en labourant leur champ, ils se rendront chers aux Immortels. On voit donc ici comment de profondes transformations dans les formes de poésie, dans le public auquel elle s’adresse, dans le passage d’une poésie purement orale à une poésie qui est déjà écrite ou qui commence à l’être, l’absence de confrérie d’aèdes et le fait que le poète s’établit à son compte, son indépendance, son autonomie par rapport à la société vont créer des conditions neuves, faire démarrer un processus dont nous

savons qu’il aboutira finalement à quelque chose complètement différent, qui est la pensée philosophique.

de

M. CAVEING : – Voilà en somme un nouvel exemple inédit, en tout cas pour moi, de ces créations que le monde grec présente dans tous les domaines. Et c’est vraiment un point essentiel d’une partie de notre discussion, car on retrouve le « miracle grec » de Renan, qui, à son époque, était pensé, avant tout, sur le plan intellectuel. Depuis, tes travaux ont montré en particulier que ces créations, envisagées d’abord uniquement sur le plan intellectuel, se situent à tous les niveaux de la société, qu’il ne s’agit pas seulement de l’invention philosophique ou mathématique, de la nouveauté dans l’art, mais qu’au niveau de la vie d’un agriculteur de Béotie il y a également création et répercussion sur le monde poétique qu’il transmet dans son verbe. Toutes ces inventions, tu les as donc situées dans le cadre restitué de la polis, de la cité grecque, qui, elle-même, apparaît comme la grande nouveauté. Mais si quelqu’un venait en disant : « Moi, je suis partisan de la thèse du “miracle grec” ; vous, M. Vernant, vous montrez très bien que ceci, cela, etc., se rapporte finalement, par toute une série de médiations, par des réseaux complexes d’influences, par tout un ensemble de liens qu’il faut étudier dans le détail, à ce cadre fondamental qu’est la cité : je suis d’accord avec vous, mais moi, je pense que le “miracle”, c’est justement qu’il y ait eu la cité », que répondre ? J.-P. VERNANT : – C’est une position qui est tenable, et non seulement tenable mais tenace et tenue par de grands noms ; c’est même la position, je crois, que Lévi-Strauss avait défendue : le « miracle grec », c’est justement la cité ; pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi ? Eh bien, la réponse, dans le domaine de l’histoire, n’est jamais une réponse qui est

bouclée. Je crois qu’il y a des choses qu’on voit mieux – et l’on voit mieux aussi comment il faut travailler. D’abord, parce que les problèmes ne se posent plus comme ils se posaient il y a un demi-siècle du fait de la découverte du monde mycénien, qui a précédé celui que nous appelons homérique. Par conséquent, ce monde mycénien – comparable par de nombreux traits à ce e qui existait dans le monde oriental contemporain entre le XIV et le XIIe siècle avant J.-C. – constitue, si je peux dire, un repoussoir : c’est par contraste avec l’organisation mycénienne que nous pouvons comprendre ce qui a permis à la cité grecque de se développer. Sur le monde homérique lui-même, nous avons certainement beaucoup avancé, mais nous sommes encore loin du compte, puisqu’on discute toujours sur le point de savoir s’il faut dater le monde décrit dans Homère du e e début du VIII siècle ou du X , ou même des temps mycéniens ; la question est compliquée. Sur les débuts de la cité, nous avons aussi un certain nombre de documents, et les points acquis nous permettent de comprendre un ensemble de faits qui, en quelque sorte, se sont noués. Je ne crois pas qu’il y ait une causalité unilatérale et, dans mes Origines de la pensée grecque, je ne prétends pas du tout qu’il y en ait. J’essaie de montrer qu’on peut braquer l’éclairage dans une série de directions pour montrer qu’il y a une convergence qui aboutit à une profonde transformation dans la conception des rapports humains, et l’émergence de cette notion que les Grecs appelleraient ta koina, « les affaires communes », de ce plan qui est justement celui du politique. C’est-à-dire qu’une communauté humaine se définit indépendamment, ou plutôt à côté, en marge des formes de son organisation traditionnelle, familiale ou tribale, ce qui se traduit par la possibilité de

discuter en commun des affaires d’intérêt public. Alors, comment ce plan s’est-il dégagé ? je crois qu’une série d’approches permet de le saisir ; mais, bien entendu, comme pour toute espèce de découverte, scientifique par exemple, dont on peut montrer quelles ont été les conditions, on peut toujours dire aussi : il y a eu un moment où un saut a été fait, et, s’il n’y avait pas eu de saut, rien de neuf ! M. GODELIER : – Mais alors, tous ces travaux, en montrant des correspondances entre l’art, d’autres formes de la pensée et de la création, les institutions, etc., et cette structure fondamentale de la cité, nous mettent en présence d’une communauté d’hommes libres simultanément responsables de la loi et soumis à elle ; cette loi leur est donc commune et c’est cette égalité, revendiquée et défendue, qui fait la richesse de la politeia, de la « chose publique » (« république ») comme communauté exceptionnelle. Or, d’un certain point de vue, pour un anthropologue, nous avons là une société où, parmi les égaux, règne une liberté où personne ne peut contraindre personne à faire ce qu’il ne veut pas et où, si tout le monde se soumet à la loi, c’est parce qu’elle est acceptée par tous ; autrement dit, il s’agit d’une sorte de primitivisme, de communauté sans hiérarchie, où toutes les hiérarchies, toutes les chefferies se sont effondrées, n’existent plus ; il n’existe pas de centre de décision ni de pouvoir capable d’imposer à qui que ce soit quelque chose contre sa volonté. En même temps, nous savons que cela ne correspond pas à un retour au passé, mais, à la suite de l’effondrement des structures mycéniennes, au partage des privilèges d’une aristocratie, et qu’en définitive cette responsabilité générale de tous et de chacun s’est construite grâce à la chute de pouvoirs centraux qui existaient auparavant. En somme, ce sont cet

effondrement et la construction qui lui succède qui font l’originalité du statut du politique, et celle de la cité. J.-P. VERNANT : – Je pense – car là non plus je ne peux pas dire que ce soit démontrable – qu’un point très important tient au fait que la cité s’inscrit dans la tradition d’une société aristocratique et guerrière ; parce que, dans cette société guerrière que nous voyons fonctionner, évidemment, à travers le témoignage littéraire d’Homère, il est tout à fait clair qu’il y a une assemblée des guerriers, assemblée qui subsistera d’ailleurs jusque dans le monde macédonien, à une date beaucoup plus tardive, et à l’intérieur de laquelle règne ce qu’on appelle l’isēgoria, le droit de parole égal pour tous les guerriers ; il y a une sorte de débat, les guerriers sont des égaux dans la mesure où ils sont vraiment des chefs de guerre qui amènent avec eux leur contingent de compagnons, d’hetaïroi, qu’ils ont recrutés dans des solidarités familiales ou pour des raisons de prestige, et également une piétaille qui fait partie de la coalition militaire. Et chacun de ces chefs est en quelque sorte l’égal de l’autre lorsqu’il parle à l’assemblée, même si quelqu’un comme Agamemnon est le plus roi des rois. Reste que tout le monde est roi. D’autre part, Detienne a très bien montré, dans une analyse sur la répartition du butin, que là encore, pour les prises de guerre (esclaves, armes, objets précieux), existe une procédure semblable à celle que nous voyons fonctionner dans les jeux. On met les prises au centre, là où justement, dans la démocratie, le pouvoir d’autorité est déposé ; une fois qu’elles sont au centre, elles n’appartiennent plus à personne ; chacun en quelque sorte a un droit égal à retirer sa part, sa moîra. Je crois que, dans une très large

mesure, la cité est une sorte de démocratisation, d’élargissement à la paysannerie de ce qui constituait les privilèges d’une aristocratie militaire. Et, sur ce plan, ont joué toutes les transformations dans les techniques de combat, avec le passage à la formation hoplitique et le rôle, dans la phalange, du petit paysan propriétaire. Voilà une des dimensions de la recherche. Il y en a une deuxième, complètement différente – car ma conviction, c’est qu’on ne peut pas aujourd’hui, que peut-être on ne pourra jamais, considérer qu’il y a une ficelle unique sur laquelle on pourrait tirer et qui amènerait tout à la suite. Ce deuxième aspect, c’est le problème de l’écriture : il s’agit d’une énorme question, d’un immense intérêt à mes yeux, et peut-être aussi un peu aux yeux de l’ensemble des amis qui travaillent avec moi. Pourquoi ? Parce qu’on prend des questions qui ne sont pas tout à fait traditionnelles, et on montre comment elles jouent à divers niveaux de la réalité sociale, c’est-à-dire qu’on déplace un peu les constructions habituelles. Prenons donc cet exemple de l’écriture ; comme on le sait, les Grecs ont connu à l’époque mycénienne un type d’écriture syllabique, par conséquent une spécialité de scribe, remplissant des fonctions au moins pour l’administration du royaume. Or, cela disparaît complètement ensuite et, quand les Grecs redécouvrent l’écriture, ils en adoptent une d’un genre tout à fait nouveau, puisqu’elle est phonétique. A mon avis, c’est là un choix qui, sur le plan intellectuel, change les données du jeu. L’écriture idéographique ou pictographique telle qu’on la voit fonctionner en Chine ou dans le monde suméro-babylonien, est une écriture où le signe graphique désigne la chose même. Que les Babyloniens aient été attachés à cette conception, on le voit

bien : en fait, leur écriture n’est pas purement idéographique, elle ménage une place à des valeurs phonétiques ; les Babyloniens auraient donc pu renoncer aux aspects idéographiques ; s’ils ne l’ont pas fait, c’est qu’ils ne l’ont pas voulu. Dans ce système, d’abord sur le plan intellectuel, la capacité d’écrire, et la capacité de lire, apparaît comme conférant à une catégorie particulière d’« intellectuels », de savants au service du pouvoir, le privilège de déchiffrer non seulement des pages d’écriture, mais l’univers. Jean Bottéro a très bien montré que la divination babylonienne est exactement du même niveau que l’écriture ; les devins, ce sont des gens qui déchiffrent les écrits, les signes d’écriture que les dieux ont mis sur le ciel, sur le visage, sur le foie. Dans ces types de civilisation-là, ce que nous constatons, aussi bien pour la Chine que pour le monde assyro-babylonien, c’est que les formes de développement scientifique, remarquables et, dans le cas de la Chine, bien plus en avance à certains égards que la science occidentale, parce qu’ils ont pu découvrir des problèmes de résonance, d’influx que les Grecs ne posaient pas, se situent dans la même ligne que la pensée divinatoire, en continuité de développement intellectuel avec elle. Or, ce qui me frappe, au contraire, c’est que dans le monde grec, qui est un monde oral, où l’écriture n’est plus du tout la désignation symbolique des choses par une configuration graphique, mais simplement la reproduction de sons, qui se situe dans la ligne de la parole, c’est une logique de la parole, de la parole argumentée, de la discussion argumentée, qui va définir un certain type de rationalité ; en même temps, le développement de l’écriture, du e e VII au III siècle (parce que ça se fait lentement, ça ne s’effectue pas à la même vitesse dans toutes les couches de la

population, ni au même rythme dans tous les secteurs, ça ne se déroule pas en même temps dans la poésie et dans les écrits médicaux par exemple), a profondément modifié les conditions du travail intellectuel, de la communication intellectuelle et de la réception du message. Nous avons donc là un phénomène qui joue à toute une série de niveaux, et en particulier au niveau, fondamental du point de vue de la cité, des lois : la naissance de la cité comme organisation politique est liée partout au fait que les lois vont être rédigées par écrit, c’est-à-dire placées sous le regard de tous, et devenir par conséquent une norme indépendante de tel ou tel locuteur. Quand c’étaient les rois qui disaient la themis, qui formulaient le droit, qui décidaient en justice, il fallait d’abord qu’ils sachent parler poétiquement, leur arsenal devait comporter une série de formules permettant de faire en sorte que les plaideurs se sentent satisfaits, et nous savons que des personnages excellaient dans cette manière. Ils calmaient les querelles par la vertu poétique de leur « dit ». Mais, à un moment donné, ce n’est plus ça du tout. Il ne s’agit plus d’avoir un personnage possédant ces qualités, mais de disposer de lois rédigées qui soient placées sur l’agora et que tout le monde connaisse. Alors, le nomos prend une sorte de valeur objective, devient en quelque sorte une réalité sociale, indépendante des individus et par conséquent susceptible de s’imposer à eux : fait fondamental, c’est le nomos, cette loi rédigée, qui possède désormais le kratos, le pouvoir, le pouvoir de domination. M. GODELIER : – Se pose alors la question du pouvoir : peut-on imaginer que cette fabrication de nouveaux rapports sociaux, de nouveaux modes de pensée, d’un nouveau statut de l’autorité, du kratos, du politique, est le fruit de luttes difficiles, de contradictions

profondes, de sorte que le politique lui-même sera installé dans la contradiction, et le développement de la cité aussi, dans des contradictions vives, par contraste avec des mondes où l’écriture et le savoir sont monopolisés par l’État et par une minorité, les scribes, où le paysan est dans un rapport organique avec l’État, où celui-ci joue directement un rôle économique et aménage la vie matérielle des autres, en sorte que, comme le montre Gernet et à l’opposé de ce que tu exposes, un réseau de liens de servitude va du paysan à l’État et de celui qui représente l’État aux dieux ? Peut-on donc opposer le politique et le type d’État des grandes sociétés asiatiques et suméro-babyloniennes à cet État qui est la « cité » ; en même temps, peut-on parler d’une intensité d’un caractère différent des luttes sociales qui marquent à jamais, justement, le politique ? Peuton, comme tu l’as fait pour caractériser cette nouveauté des luttes sociales et de leur empreinte sur la pensée, parler de classes, c’està-dire du rapport de l’homme libre à l’esclave, comme de deux classes dont l’une ne se coagule jamais comme classe et qui marque pourtant, ou dont l’existence marquera toujours profondément, l’évolution de la cité ? Il y a deux questions dans ce que je dis, mais toutes deux liées aux conditions des luttes sociales qui font la Grèce et qui font son évolution : 1° l’opposition du politique tel qu’on le trouve dans la cité-État et du politique dans ses rapports à la paysannerie dans les grandes sociétés asiatiques ; 2° peut-on parler de classes pour caractériser ces luttes tout à fait originales de la cité grecque, qui marquent et qui donnent une empreinte neuve à sa pensée et à son développement ? J.-P. VERNANT : – Ce qui me paraît en effet frappant dans le monde grec, c’est, dans une période de temps très courte, entre le VIIe et le IVe siècle, un mouvement historique qui est marqué

par des heurts, des conflits ouverts, des luttes très violentes sur le plan de l’histoire sociale, nous le savons très bien, et qui est en même temps un mouvement de rupture sur le plan intellectuel, de déchirure, d’innovation, de cassure par rapport à la tradition. Cela, c’est le premier point : dans quelle mesure le problème que tu me poses est-il en rapport avec ce phénomène ? Ma réponse est : c’est précisément parce qu’il s’est dégagé un domaine politique, qui domine l’économique, mais qui, en même temps, laisse toute une partie de ce qu’on appelle l’oikonomia, c’est-à-dire l’économie domestique personnelle, en dehors du politique, c’est parce que, ainsi, la politique a une autonomie de plan que les conflits vont se poser sur ce terrain avec une netteté et une acuité très grandes. Et en quels termes ? En termes de pouvoir et d’indépendance du pouvoir, et ici, de nouveau, pour comprendre des évolutions historiques, nous touchons à un problème qui déborde l’analyse historique étroite de quelques siècles, à la notion même de pouvoir. Je pense qu’Haudricourt a eu raison d’insister sur l’opposition qui existe entre les formes du pouvoir, ses formes réelles comme celles dans lesquelles il est représenté ou symbolisé dans la religion, et à tous les niveaux, chez des peuples comme les Indo-Européens – où le vocabulaire politique est d’ordre pastoral, c’est-à-dire où le roi est, selon la formule d’Agamemnon, le berger des peuples (le « bon pasteur » du Politique de Platon offre tout à fait la même image : les dieux conduisent le troupeau humain, puis ce sont les rois…) –, et chez ceux qu’il appelle des peuples-jardiniers, pour qui le pouvoir n’est pas conçu comme une sorte de puissance extérieure et étrangère, imposée du dehors à celui qui le subit, comme celui du plus fort, qui le courbe sous le

joug, qui le mène avec le bâton, mais où le pouvoir le meilleur est celui qui, en quelque sorte, se manifeste par une non-action totale. Dans le monde chinois, le meilleur roi est celui qui n’agit pas. C’est celui qui, par sa personne, est tellement intégré et tellement représentatif de l’ordre que dans le royaume, où, en quelque sorte, les émanations de sa personne se font sentir suivant la justice, chaque chose trouve naturellement sa place et pousse comme une herbe dont on a seulement dégagé les petites mottes de terre qui l’empêchaient de germer, mais pousse toute seule. Il n’y a pas de violence dans cette conception du pouvoir, le pouvoir n’est pas une domination. Par retour, il me semble qu’une des conditions nécessaires pour que s’instaure un système, un régime où des hommes, des individus, des paysans aient l’idée que le pouvoir doit être déposé au centre, de façon qu’il ne soit la chose de personne, qu’il ne soit jamais approprié, c’est qu’il soit ressenti non pas comme une forme de l’ordre, comme la justice elle-même dans sa valeur symbolique et religieuse, mais comme une sorte de violence extérieure dont il faut se débarrasser : dans ce cas, la seule façon pour des hommes de faire que le pouvoir ne pèse pas sur leur cou, c’est de le déposer au centre et que chacun, à tour de rôle, l’exerce et lui obéisse, ou encore que le pouvoir soit entre les mains de la loi, c’est-à-dire d’une règle générale écrite. Voilà, je crois, un point qui, lui aussi, est important. M. GODELIER : – Ne peut-on pas dire qu’une des composantes du « miracle grec », déterminant sa qualité spécifique – la place du politique dans la cité –, c’est qu’il doit être né en quelque sorte de la subversion d’un monde paysan s’emparant des pouvoirs d’une aristocratie ayant perdu la sacralité, c’est-à-dire qui est apparue comme faisant violence aux autres et non plus comme légitimée

dans l’exercice de son pouvoir ? Il faut donc qu’il y ait eu à la fois lutte et dénonciation de l’illégitimité de ce pouvoir pour que naisse la cité grecque et que le politique prenne cette allure-là. Et, en même temps, second aspect, pour préserver cette égalité d’homme libre, il faut ensuite constamment mener des luttes sociales telles qu’il en résulte aussi une caractéristique tout à fait spécifique du développement de la cité grecque. Aussi peut-on, comme tu l’as fait, continuer à utiliser le concept de classe pour désigner le rapport entre hommes libres et esclaves, alors que chacun sait que ce sont d’abord des « états », ou des ordres sociaux, et que, de toute manière, rien ne permettait aux esclaves de prendre conscience d’eux-mêmes comme une classe de type moderne. Autrement dit, est-ce qu’on ne fait pas plus alors que métaphoriser un concept qui est strictement adaptable, et adapté à nos sociétés depuis le e XVIII siècle ? Il ne faut jamais oublier que le concept de classe économique est né chez les économistes classiques. A partir de ce moment-là, lorsqu’on l’utilise rétroactivement, ce n’est pas pour dissoudre l’existence des ordres et faire émerger des classes qui auraient été latentes et n’auraient jamais pu être révélées, explicites, mais uniquement pour faire émerger les bases économiques de leur distinction. C’est-à-dire que la distinction des ordres n’est jamais abolie, c’est un fait réel d’institution ; lorsqu’on cherche des classes, on ne cherche pas des classes, c’est-à-dire à chasser des ordres pour trouver celles-là, on cherche à trouver les fondements économiques qu’une certaine problématique occultait. Que faut-il donc entendre par « Les luttes de classes dans la cité grecque », titre du premier chapitre de Mythe et Société en Grèce ancienne (1974) ?

J.-P. VERNANT : – J’essaie de répondre à tout cela. Premier point, l’émergence d’un plan politique, si je peux dire, fonctionnant comme tel, vécu comme tel, pensé comme tel, bénéficiant d’un vocabulaire propre et reposant sur des institutions qui font que c’est une réalité que nous pouvons saisir, – cette émergence est liée, premièrement, à des conflits tout à fait clairs. Prends quelqu’un comme Solon : les conflits sont tout à fait nets ; prends les témoignages d’un Théognis : on voit ces paysans qu’il décrit quasiment comme des bêtes sauvages, vêtus de peaux animales et qui erraient dans les alentours de la ville, qui maintenant se sont emparés des choses ; ou quand Solon parle de ces deux meutes entre lesquelles il se tient comme une espèce de borne ; on sent très bien ici, dans des textes littéraires, une conscience aiguë d’un conflit entre deux groupes pour le pouvoir. Et ce conflit-là comporte, dans une très large mesure, des implications politiques, mais il s’y trouve en même temps d’autres implications, parce qu’il concerne aussi un problème d’abolition de dettes, de transformation du statut des paysans, car il y a tout le poids de leur volonté d’être entièrement maîtres de leurs champs, ce qui leur donnera, non seulement une autonomie sur le plan que nous dirions économique, mais aussi une capacité d’être à égalité avec les anciennes aristocraties. En revanche, si nous regardons les luttes au moment des tyrannies, ou au moment des réformes de Clisthène, là nous voyons justement que les revendications proprement économiques passent au second plan et que les efforts faits visent dans l’ensemble à définir, à préciser, à délimiter plus nettement le jeu d’exercice du pouvoir entre égaux. Les réformes de Clisthène, c’est une façon de fusionner l’ensemble de l’Attique et de réglementer, de façon aussi

précise que possible, par une définition des emplacements des tribus et des dèmes et par le fonctionnement des institutions démocratiques, l’exercice du pouvoir politique entre des gens conçus comme des égaux. De telle sorte qu’à tour de rôle chacun, suivant le calendrier, suivant sa place dans l’échiquier de l’Attique, à la fois commande et obéisse. Et n’obéisse que dans la mesure où il a commandé. Dans ce cas, on voit clairement comment les conflits sont absolument liés à la délimitation et à la précision de ces règles du jeu politique. Tout cela est accompli de façon très consciente, ce qui permettra aussi le développement d’une pensée politique, d’efforts pour discuter sur les constitutions, pour voir comment elles fonctionnent à tel ou tel endroit, comme on le voit dans les enquêtes d’Aristote, ou pour définir philosophiquement même les meilleures constitutions, comme on le voit dans la République de Platon. Second point : les classes. Il est évident que ces luttes ont lieu dans le cadre de la vie politique. Par conséquent, en sont exclus ceux qui n’appartiennent pas à ce cadre et, par là même, on ne peut pas dire que les esclaves comme groupe soient un des éléments moteurs de la dynamique sociale, du mouvement historique dans l’Antiquité grecque à l’époque classique ; pour moi, c’est absolument clair, on ne peut pas citer un texte qui prouve le contraire. Donc il serait absurde de dire a priori que c’est la lutte des esclaves et des possesseurs d’esclaves qui permet à un marxiste de comprendre le mouvement de l’histoire dans la cité grecque ; d’ailleurs, Marx à aucun moment ne l’a dit ni pensé. Est-ce qu’on peut employer le mot « classe » ? Tu as l’air de me dire que je l’ai employé ; je te répondrai que, si l’on regarde mon chapitre de près, on peut constater qu’il consiste

essentiellement à avertir : « Vous utilisez un terme, faites bien attention que ce terme a un sens précis dans un contexte qui est celui de sociétés où des groupes sociaux peuvent être définis par leur position dans le système de production, et où il y a une cassure nette entre les propriétaires des moyens de production et les ouvriers sur le marché du travail ; dès que vous vous trouvez dans un contexte qui n’est plus celui-là, ou bien vous employez le terme “classe” d’une façon vague, ou bien, si vous l’employez dans un sens précis, c’est-à-dire en lui donnant le contenu qu’il a dans la société capitaliste, c’est anachronique et vous ne comprenez plus les faits. » C’est là le sens de mon texte. M. CAVEING : – Il me semble que la question de la puissance et du pouvoir va peut-être nous permettre de passer à un autre point. Parce que, en somme, ce qui est montré, ce sont les conditions d’une laïcisation. Tu as très bien mis en lumière que finalement, pour comprendre les conditions de cette laïcisation de la vie publique, de la vie politique, il faut partir des puissances dont était investie la royauté, la basileia… Ne pourrait-on pas dire que de même, pour comprendre les formes que va prendre la pensée rationnelle dans la Grèce, il faut partir des puissances dont était investi le mythe ; autrement dit, peux-tu expliquer à ton lecteur comment et pourquoi il faut étudier le mythe grec et quel rapport celui-ci entretient avec la rationalité, comment la rationalité d’une certaine manière succède au mythe et d’une autre manière est amenée à le critiquer, ou à le condamner voire à l’utiliser, comme le fait Platon, bref à le situer autrement, comment enfin s’effectue ce passage éminemment complexe auquel tu as, en somme, consacré plusieurs volumes ?

J.-P. VERNANT : – Là aussi il y a un itinéraire. Si tu pars de mon premier livre sur Les Origines de la pensée grecque, le mythe y fait figure de repoussoir, c’est-à-dire que ce qui m’intéresse, c’est la raison ; je suis un rationaliste, et ce qui m’attirait, c’était de comprendre comment on avait pu à un moment donné penser de cette façon scientifique qui me paraît normale. Donc je regardais comment la raison s’était dégagée du mythe, quels étaient les écarts, quelles avaient été les conditions qui avaient favorisé ce passage, et comment on y trouvait à la fois des continuités, des changements de plan dans le vocabulaire, dans la logique du récit. Seulement, au fur et à mesure que je faisais cela, un autre glissement s’est effectué. Parti du problème : « Comment est-on passé du mythe à la raison ? », j’en suis venu à m’interroger : « Qu’est-ce que c’est que le mythe, comment ça fonctionne, quel type de pensée cela recouvre-t-il ? », et à l’examiner pour lui-même. C’est ainsi que, de plus en plus, j’ai été en quelque sorte happé vers ce que Godelier me présentait un peu comme une sorte de contradiction en me disant : « C’est une inflexion, tu es maintenant installé dans le mythe et la religion grecs, tu es dans cet univers. » Eh bien oui, c’est vrai, je suis dans cet univers, parce que c’est un univers. Là aussi, comprenez-vous, les choses ne sont pas simples – ici je fais des confidences : la première organisation à laquelle j’ai adhéré lorsque j’étais tout jeune (je devais avoir seize ou dix-sept ans), organisation qui a été supprimée depuis, s’appelait l’Association internationale des athées révolutionnaires, et était la section française d’une organisation dont le siège se trouvait à Moscou. C’est-à-dire que je suis venu au marxisme par l’athéisme révolutionnaire. Et donc le problème de la religion était pour moi simplement un

problème d’idéologie. Mais, une fois que j’ai été dans le bain, que j’ai été plongé dans les mythes grecs, dans cette religion grecque, j’ai bien vu que les rapports de la religion et de la société ne sont pas des rapports simples ; d’autre part, j’ai regardé aussi un peu mieux l’histoire du marxisme et les textes mêmes de Marx, et j’ai vu que peut-être l’idée que je m’en faisais était un peu sommaire. De plus en plus, je me suis posé ces problèmes d’analyse interne de la pensée religieuse ; j’ai essayé de saisir, sur certains plans, la façon dont une société ne peut pas être comprise si on ne fait pas intervenir, non seulement les institutions religieuses officielles, mais aussi tous les groupements divergents, sectaires, marginaux, et les rapports de ces aspirations religieuses des groupements marginaux avec ce qui est le centre de la vie sociale et le noyau de l’expérience religieuse. En même temps, il y avait autre chose que je ne pouvais pas ne pas penser : ce qui caractérise la pensée religieuse, c’est qu’elle s’exprime à travers des formes d’expression symbolique très fortement organisées, qu’il s’agisse des rituels, qui sont très précis, se répètent, comportent toute une mise en scène, des mythes, eux aussi très élaborés, très complexes, très riches, ou des représentations figurées, qui obéissent à toutes sortes de règles particulières. Or, tout le développement de l’anthropologie et des sciences humaines a insisté sur l’importance des systèmes symboliques et il me semblait en ce sens nécessaire, pour essayer de comprendre le fonctionnement de ces systèmes symboliques, de les prendre là où, en quelque sorte, ils sont le plus symboliques, où l’attention, le soin de définir les plans des symboles, le rite, le mythe, la représentation figurée, d’établir des langages, de les

enrichir, de les reprendre indéfiniment tout en les conservant fidèlement, se manifestent le mieux ; là aussi où le rapport entre le symbole et la chose qu’il symbolise apparaît aux hommes, qui ne se sont jamais posé de questions sur la fonction symbolique, comme un rapport de distance. Si je prends par exemple les Grecs, ils ont cru, ou ils ont fait semblant de croire (Platon par exemple dans certains passages du Cratyle), que le langage est transparent, qu’il dit la chose même… Mais personne n’a jamais cru qu’un rite religieux, qu’une statue ou qu’une idole soit le dieu… Ils ont toujours su que c’était une certaine façon de se représenter le dieu, mais que le dieu était bien au-delà. Autrement dit, les phénomènes religieux sont des phénomènes symboliques dont la fonction est à la fois évidemment de donner aux gens la présence divine, en quelque sorte de la leur mettre sous le nez, et en même temps de leur faire comprendre que, bien que placé sous leur nez, le dieu est bien au-delà. Ce qui est fort intéressant. Dès que l’on s’aperçoit de cela, on voit que, dans un système religieux, qu’on le prenne au niveau du mythe, au niveau de la représentation figurée (que j’essaie de regarder en ce moment où nous traitons le problème de l’image divine et de la fabrication des images divines) ou à quelque autre niveau d’expression, on a en même temps des systèmes articulés, une espèce de savoir, de grammaire, une façon de déchiffrer, de classer les événements, les faits, de montrer la place de l’homme dans le monde. Il y a donc des systèmes classificatoires très bien organisés et il est tout à fait clair qu’un panthéon est en même temps et indissolublement une expression des hiérarchies sociales : Zeus est tout à fait en rapport avec la position d’Agamemnon dans le monde e homérique, l’Athéna du V siècle est tout à fait en rapport avec

les cultes poliades de la cité et, comme je l’ai dit ailleurs, chez Démosthène, Athéna, au fond, c’est Athènes. Ainsi le mythe est complètement intégré à la vie sociale, mais il est en même temps autre chose : c’est un système classificatoire qui pour moi, en tant que marxiste, pose un problème considérable. C’est un problème qui se situe un peu au même niveau que ceux de la langue : d’où vient cette permanence du mythe qui va durer même au moment où il y aura de profondes transformations à tous les autres niveaux ? Qu’on prenne la e religion homérique, celle du V siècle ou du monde hellénistique, je ne prétends pas qu’il n’y a pas eu de changements, mais je dis quand même qu’en gros le panthéon, dans ses structures essentielles, est resté quelque chose de très stable et, comme nous avons essayé de le montrer avec Detienne dans Les Ruses de l’intelligence, que d’énormes pans de mythologie vivante sont restés présents, non seulement chez des mythographes savants qui s’amusaient à faire de l’archaïsme, mais dans des domaines de la vie sociale, dans le travail, dans la façon dont l’artisan se représente la réussite dans son métier, dont le chef naval ou le chef de guerre conçoit la manœuvre qu’il va faire, etc. Cela nous pose le problème des rythmes différents d’évolution de l’histoire, et ce problème-là, vous comprenez bien qu’il m’intéresse parce que, en tant que marxiste et en tant qu’homme qui s’est trouvé si longtemps engagé dans une aventure politique, dans des solidarités, dans des espoirs politiques, je ne peux pas ne pas avoir été frappé, d’autre part, par le fait que les révolutions sociales dont je suis contemporain, que ce soit en Union soviétique ou en Chine, posent, sur toute une série de plans, ce terrible problème des persistances dans les habitudes politiques, dans la nature des

rapports interpersonnels, dans la texture de la vie sociale et dans les systèmes de pensée. On peut parler de survivances et prétendre qu’elles mettent du temps à disparaître, mais ce n’est pas adéquat, ce n’est pas du tout ainsi que les choses se présentent. Le fait est qu’on ne peut pas comprendre la forme des rapports politiques en Union soviétique, si on n’a pas présente à l’esprit l’absence de vie et de traditions politiques dans la Russie ancienne, si on ne voit pas que les formes de vie, les formes de pensée sont les mêmes, que, par conséquent, il y a une sorte de passivité ou de reprise d’anciennes structures qui n’ont pas été du tout détruites par des révolutions se déroulant à d’autres niveaux, qu’en Chine par exemple, là même où la Révolution culturelle a senti le problème et s’est efforcée d’y parer en déracinant une culture traditionnelle qui était une culture de lettrés, les formes dans lesquelles ce déracinement s’est effectué sont en quelque sorte les formes traditionnelles que la Chine a toujours connues et pratiquées. Dans ces conditions, je me dis que la recherche que je mène sur ces espèces de profonds courants qui cheminent à la façon dont une langue se maintient, dont des formes de pensées se conservent, débouche quand même sur une énorme question. M. CAVEING : – Je crois qu’on pourrait dire qu’en étudiant les mythes grecs tu démythifies la raison grecque, en ce sens qu’il me semble que tu en es au stade de pouvoir préciser ce qu’il faut entendre par rationalité grecque, dans ses grands traits, quelles sont ses limites, quelles sont ses conditions d’apparition et quelle est d’une certaine manière sa fragilité.

J.-P. VERNANT : – Oui. Sur ce point, je suis entièrement d’accord, et c’est peut-être là, au fond, l’essentiel du trajet que j’ai suivi en quelque sorte sans le vouloir, du chemin où j’ai été mené à travers ma recherche, puisque, en employant l’expression « Du mythe à la raison », je voulais montrer qu’il n’y a pas de miracle grec, mais que néanmoins la raison, c’est la raison. Or, ce que je constate, c’est non seulement sa fragilité, mais le fait que ce type de raison est historiquement conditionné et qu’elle changera, qu’elle est liée à des modes d’expression, de raisonnement : je l’appelle souvent une raison rhétorique, une raison démonstrative. Et puis il y a une raison mathématique, qui est déjà différente ; ce n’est pas encore une raison expérimentale, une raison physicienne ; en mathématique, d’ailleurs, peut-être y a-t-il aussi plusieurs formes de rationalité. Elle est donc localisée, elle est relativisée, elle est fragile, c’està-dire que, par exemple, à l’époque hellénistique, en même temps qu’on voit se développer des études médicales, d’une part, et aussi des études mathématiques, beaucoup plus savantes, beaucoup plus fines, on assiste au retour en masse, quelquefois chez le même homme, d’attitudes religieuses, superstitieuses, répondant au besoin de se trouver un cadre général explicatif, du type néoplatonicien ou gnostique. Les choses ne sont pas du tout univoques, ni directes. Plus encore – et je crois que c’est le principal – nous avons voulu montrer, avec Detienne, dans Les Ruses de l’intelligence, ceci : les conditions propres à la Grèce, qui ont permis tout ce démarrage, cette espèce de constitution d’un champ politique avec, dans les affrontements, des notions claires de ce qu’il représente, et en même temps le dégagement de toute une série de domaines de pensée obéissant à des règles avec discussion

– chacun étant en quelque sorte critiqué et contrôlé par les autres, de sorte qu’il y a des domaines d’expérience qui sont ainsi bien définis avec des langages particuliers pour les exprimer –, tout cela n’a été possible (les choses se passent, e grosso modo, vers le IV siècle, au moment où il y a des écoles de philosophie) qu’en oblitérant des aspects de l’intelligence, de la pensée, qui jouaient un rôle fondamental. Ces aspects s’exprimant dans le mythe, c’est-à-dire à travers des structures du panthéon, étaient une forme d’intelligence appliquée au domaine du mouvant, de l’indécis, de ce qui n’a pas de forme précise, de l’ondoyant, du multiple, du poulpe ou du renard. Autrement dit, il s’agit aussi de ce qui s’exprime chez un héros comme Ulysse, le rusé, le menteur – le mensonge n’étant pas du tout ici le contraire de la vérité : le menteur, c’est celui qui sait le vrai, mais qui, en plus, est capable d’utiliser sa connaissance du vrai pour obtenir certains effets parfaitement valables. Tout ce plan-là est extrêmement vaste, puisque c’est lui qui est à l’œuvre en Grèce dans tout le monde du travail et des techniques, puisque les techniques ne sont pas du tout de la science appliquée, mais l’effet de ce type d’intelligence, de ce flair, et aussi de cette espèce de connivence que peuvent avoir des professionnels avec un matériau, la compréhension de ses propriétés mécaniques, de ses possibilités d’ajustement, tout cela joue un rôle énorme, sans lequel une société ne peut pas fonctionner ; et il en va de même de l’intelligence politique, qui n’est pas celle du mathématique, qui suppose des qualités de flair, la capacité de comprendre à l’avance ce qui n’est pas encore visible, ou encore de celle que l’on voit à l’œuvre chez les marins, et en même temps dans l’art du sophiste ; bref, il s’agit là de tout un plan de l’intelligence qui, dans la Grèce

archaïque, trouvait à s’exprimer, au niveau religieux, dans des personnages divins qui avaient des fonctions très précises, et dans des mythes qui, en quelque sorte, mettaient ce type d’intelligence en musique. Tout cela, lorsque la philosophie, la raison grecque, arrive, elle le dévalorise, parce que c’est une raison du discours démonstratif, de la mesure, et qu’elle porte sur des valeurs, sur des êtres immuables, d’une immutabilité semblable à celle des êtres célestes. M. CAVEING : – Oui, seulement cette philosophie vient aussi du religieux – comme tu l’as très bien montré, et Detienne aussi, à propos des Maîtres de vérité –, de la recherche de l’invisible, du « dit » de l’invisible chez des hommes comme Parménide. Il y a donc cet aspect de la philosophie qui condamne la sophistique, qui condamne la mètis, qui condamne l’intelligence pratique, la technique, tout ce qui est rusé, et qui provient elle-même d’une pensée religieuse dans ce qu’elle a politiquement de plus réactionnaire ; et voilà ce qui fait la rationalité grecque, voilà ce qui produit ces choses étonnantes que sont la philosophie d’Aristote ou la mathématique d’Euclide. J.-P. VERNANT : – Oui, c’est vrai. Simplement, ce que je dis à propos de la religion, c’est que le projet d’un homme comme Hésiode, c’est d’arriver, à travers son récit généalogique, à montrer comment il y a un univers dominé par les dieux avec, au sommet, un Zeus souverain qui non seulement a établi un ordre, mais qui a fait en sorte que cet ordre ne puisse plus être remis en question – c’est cela, le mythe hésiodique : cet ordre a été scellé. Mais ce que montrent aussi ces mêmes mythes, c’est que le dieu souverain ne peut sceller l’ordre que dans la mesure où il a été auparavant capable de s’assimiler tout ce qui est la

puissance formidable du chaos, c’est-à-dire tout ce qui relève du mouvant, de l’incertain. Le vrai souverain, c’est celui qui, pour établir l’ordre, a pu en quelque sorte intégrer ce qui est audelà de l’ordre, ce dont l’ordre est issu. Tandis que la raison grecque, elle, va, sous une forme beaucoup plus nette, beaucoup plus délimitée, constituer un monde d’essences immuables, opposé assez profondément à ce monde d’Hésiode. Je sais que c’est moins simple, mais, pour l’essentiel, c’est quand même une tradition de la raison grecque qui va peser d’un poids très lourd dans l’histoire. Et il est nécessaire de se rendre compte que cette raison-là ne couvre qu’une partie du champ épistémologique, et que ce qui était la mètis des Grecs, la science d’aujourd’hui essaie de l’atteindre par des procédures d’un autre type. M. GODELIER : – Mais, si l’on voulait dessiner les contours du champ de la mètis, on s’apercevrait qu’il englobe tout l’empirique, l’ensemble des synthèses intuitives, des tours de main, c’est-à-dire la multiplicité créatrice et inventrice, quotidienne, des hommes, et aussi l’art des rapports sociaux. Donc cette raison tournée vers les essences immuables, qui va être à la fois prodigieusement efficace et singulièrement isolée, quant à elle, n’a pas encore été capable d’énoncer quoi que ce soit sur tout ce qui fait cette vie quotidienne investie par le mythe et par le savoir-faire en même temps, par l’efficacité du quotidien, qui fait vivre les gens, et à la fois par le mythe, qui est le discours par lequel on s’explique, on pense cette complexité fluide. Nous constatons que l’anthropologie a montré – les travaux de Lévi-Strauss le rappellent – que le mythe est entièrement investi du concret, qu’il est la science du concret. Autrement dit, il y a quelque chose dont la raison grecque toute triomphante ne peut pas encore triompher, c’est justement de la

multiplicité quotidienne de l’existence, de l’efficacité concrète des gestes et des rapports sociaux – où vit le mythe –, c’est-à-dire que pour nous, athées et rationalistes, la raison théorique affronte là des raisons d’expérience qui ne peuvent pas se développer ni exister sans le mythe, c’est-à-dire sans la pensée religieuse, comme unificatrice de cette expérience, la plus concrète, la plus quotidienne. C’est très important pour nous : la raison expérimentale, c’est celle qui, au-delà de la raison logique, permet ensuite de rendre compte des données de l’expérience, de passer aujourd’hui de la logique à l’empirique à travers l’expérimental. Mais ce que tu montres dans ton livre sur la mètis, c’est qu’en définitive, quand tu parles d’oblitération, de masque et d’occultation, c’est la vie quotidienne qui est occultée aussi dans la philosophie, et la richesse des synthèses qui font vivre quotidiennement ; or, dans ces synthèses quotidiennes, le mythique et le religieux sont rois et ne peuvent pas être détrônés ; voilà les limites que tu viens de mettre en lumière. J.-P. VERNANT : – Tu as raison ; je pense qu’une partie de ce domaine, la science contemporaine, d’abord parce qu’elle est science expérimentale, essaie de l’atteindre, sans y parvenir entièrement. Nous parlons à un moment donné, dans la conclusion de notre livre sur la mêtis, de cette condamnation de l’intelligence stochastique. Aujourd’hui, il y a tout un plan de la connaissance qui, justement, se définit comme un savoir stochastique, en sorte que ce plan-là peut être récupéré par la raison. De là à dire que tout est récupéré et récupérable, certainement pas ! Notamment dans ce qui se situe au niveau de l’expérience quotidienne, de l’intelligence quotidienne, qui s’exerce dans les rapports avec les êtres et dans la vie sociale. Je pense que ce type de raison, qui nous vient peut-être des

Grecs et a subi beaucoup de transformations (beaucoup plus qu’un rationaliste naïf pourrait le croire), qui s’exprime, par exemple, dans la rationalité économique du système capitaliste, qui est une rationalité de calcul, d’efficacité, etc., porte témoignage qu’il y a un énorme champ de la vie sociale qui reste en dehors, dans l’ombre, par rapport à sa façon de poser les problèmes. Si on voit aujourd’hui un tel besoin chez les jeunes, et pas seulement chez eux, de trouver des réponses dans des attitudes de secte, ou dans des retours à des pratiques orientales comme le yoga ou n’importe quoi d’autre, c’est certainement aussi parce que la rationalité sociale dominante est incapable de prendre en compte et d’investir les préoccupations de ces gens-là. M. GODELIER : – Ne te semble-t-il pas que tes travaux, comme d’autres actuellement, aboutissent à montrer l’existence de conditions de connaissance qui ne sont portées par aucun sujet ? Je veux dire que le politique désacralise en partie la vie, mais que reste, tout autour, l’immense mer du quotidien non encore dominable ni dominé. Le philosophique sort de ce domaine politique, qui a déjà désacralisé une partie des rapports sociaux, mais le reste, immense et fluide, le mythe et le religieux, le sacré, existe quotidiennement, très élaboré. A notre époque il y a une désacralisation plus profonde encore du réel, qui est porteuse d’une connaissance au-delà des intentions et des élaborations, de sorte que, si on peut s’attaquer au quotidien par l’expérimental, c’est parce qu’il est frappé d’une désacralisation générale. Je veux dire par là que le couple capitalisme-industrie, cette combinaison unique, a tout désacralisé ou posé l’hypothèse que tout est désacralisé, et que, du coup, les rapports sociaux émergeant sans que personne ait voulu les faire émerger, constituent, j’allais dire un acte de connaissance, une

condition de connaissance qui fait qu’a priori tout est à penser rationnellement ; ce n’était pas forcément le cas, car cet a priori, du point de vue logique, est a posteriori par rapport à cette remise en place, à cette transformation du réel social ; or, n’est-ce pas à ce moment-là qu’il y a des progrès de ce qu’on nomme la raison ? Nous voyons chez les Grecs des rapports sociaux qui désacralisent un domaine et qui permettent, dans cette niche désacralisée, d’exercer la philosophie et bien d’autres choses, mais c’est lacunaire. C’est important, mais c’est localisé ; il faut d’autres rapports sociaux pour que la désacralisation s’achève, ou soit a priori pensable jusqu’au bout, pour que le quotidien, dans sa fluidité, soit lui-même non receleur de mythes et de rites. De sorte que non seulement tu contribues à déterminer une rationalité singulière et à éclairer sa naissance, mais en même temps, par la mise en évidence du processus, c’est-à-dire du politique ouvrant la voie du rationnel, tu nous montres aussi peut-être une des conditions d’élargissement de la rationalité, d’application universelle de la raison aux domaines du réel, y compris le réel humain ; cela veut dire que tu montres par ton travail qu’il n’y a pas de critique de la vie quotidienne possible chez les Grecs, et pourtant que la vie quotidienne est remodelée par une réalité politique elle-même lancée dans les discours confrontés de la raison. J.-P. VERNANT : – Il y a d’autant moins critique de la vie quotidienne qu’un des traits, par exemple à l’époque de la tragédie, au Ve siècle, qu’on voit très bien se préciser, c’est que lorsque s’opère ce dégagement du plan politique, avec en quelque sorte sa clarté, sa transparence, y compris dans ses rapports avec le religieux, avec des dieux qui sont des dieux politiques, un élément d’opposition apparaît dans la tragédie,

spécialement chez Euripide, et sans doute dans les institutions : c’est l’opposition entre la polis (l’État) et l’oikos (la maison), c’est-à-dire les rapports familiaux. Euripide a joué de cela, des rapports interpersonnels entre les gens qui, eux, échappent au domaine politique ; Euripide sent au fond que ce n’est pas le même type de rationalité. On peut dire que, chez les deux premiers grands tragiques, Eschyle et Sophocle, c’est l’opposition de la réalité juridique et politique par rapport au passé mythique qui occupe le premier plan ; chez Euripide, il y a autre chose, le mythique est pris avec une certaine distance ironique, et le vrai problème, c’est l’opposition entre le domaine politique, ou un mythique qui est inclus dans le politique, et, en face, les gens, les individus, leurs relations personnelles ; à la place de la famille des Atrides et de la malédiction qui pèse sur elle, eh bien, on a le mari et la femme, le frère et la sœur dans leurs rapports de frère et sœur, et c’est là la naissance d’un autre tragique, c’est l’apparition de quelque chose qui est en dehors du plan politique et qui ne peut pas s’y réduire, c’est autre chose. M. GODELIER : – Ce que tu dis est extrêmement important du point de vue des conséquences théoriques ; car, ayant ainsi mis en évidence les conditions et le contenu de la rationalité grecque, tu nous permets de voir, de mesurer et de comparer des progrès faits par le rationalisme dans l’histoire, c’est-à-dire que revient, sous une forme élaborée et dégagée de toute naïveté, l’idée d’un progrès dans la vie sociale et dans la connaissance de ce monde social et du monde naturel. Cette idée-là est inévitable, c’est-à-dire qu’il a fallu, pour travailler, dégager les singularités de « raisons » différentes, chinoise, mésopotamienne, grecque et autres. Il a fallu, un moment, expulser

le concept de « progrès », à cause de toutes ses naïvetés et son idéologie a priori. Mais il n’en reste pas moins que dans ton travail on peut trouver un lien entre un développement et un approfondissement de plusieurs types de rationalité, et un chemin, un progrès, qui me semble être dans son contenu ce que tu as appelé la désacralisation de plus en plus étendue des rapports sociaux, d’une partie d’abord, le quotidien restant en dehors jusqu’à ce qu’Euripide l’aborde, y situant un tragique beaucoup plus modeste, d’un certain point de vue, puisqu’il est au terre-plein des hommes ordinaires. Eh bien, n’y a-t-il pas là à présent, pour nous qui sommes des spécialistes de différentes disciplines, l’obligation de poser à nouveau, au nom de nos disciplines, la question du progrès historique ? J.-P. VERNANT : – Je veux bien l’admettre : s’il y a un plan où on peut parler de progrès, c’est celui-là, et je n’en vois pas d’autre. Simplement, j’ajouterai qu’en ce qui concerne mon objet et ma perspective, ce que je montre et qui ne peut pas être autrement, si on tient compte de ce qui vient d’être dit, des limitations de la raison grecque, c’est que ce progrès est en même temps une amputation, qu’il n’est pas du tout linéaire, que les voies qui ont été choisies par la Grèce et par l’Occident les rendaient aveugles ou moins sensibles à des aspects qui allaient connaître ailleurs un développement important.

PSYCHOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE HISTORIQUES

Lire Meyerson POUR UNE PSYCHOLOGIE HISTORIQUE Une des idées maîtresses de la psychologie historique, telle que Meyerson l’a conçue et développée, est que l’homme doit être étudié là où il a mis le plus de lui-même : dans ce qu’il a continûment fabriqué, construit, institué, créé, siècle après siècle, pour édifier ce monde humain qui est son vrai lieu naturel. De Meyerson lui-même comme personne singulière et comme figure exemplaire de savant, nous pouvons dire aussi, dans la ligne de sa pensée, qu’il est tout entier dans ce qu’il a fait : sa vie, son œuvre. Ignace Meyerson est né à Varsovie, dans une famille juive d’intellectuels, médecins et savants. En 1905, quand les premières secousses révolutionnaires ébranlent l’empire des tsars, Meyerson, jeune étudiant, ayant participé au mouvement en Pologne, est obligé d’abandonner son pays natal. Après six mois passés à l’université de Heidelberg, il arrive en France, où il se fixera. Il y rejoint son oncle Émile (1859-1933), philosophe et historien des sciences, dont l’ouvrage Identité et Réalité, paru en 1908, assurera la célébrité. En même temps qu’une licence de sciences, Ignace Meyerson termine ses études médicales. Interne des hôpitaux psychiatriques, il est affecté à la Salpêtrière dans le service de Philippe Chaslin. Mais,

plus que le métier de médecin – exercé déjà par son père –, c’est la recherche pure qui attire le jeune homme. En 1912, sous la direction et dans le laboratoire de Louis Lapicque, il entreprend des travaux de physiologie qui le conduiront à publier, conjointement avec son maître, trois articles sur l’excitabilité des fibres du pneumogastrique. Après la guerre, où il est mobilisé dans le service de santé, il assiste Henri Piéron à la direction du laboratoire de psychophysiologie de l’Institut de psychologie de Paris, organisme de recherche et d’enseignement créé en 1920 pour consacrer l’autonomie de la nouvelle discipline psychologique, qu’en raison de son orientation expérimentale on souhaite séparer nettement du domaine de la philosophie, auquel elle était jusqu’alors rattachée. A l’Institut, enseignent à cette époque, à côté d’Étienne Rabaud et de Georges Dumas, deux hommes, Pierre Janet et Henri Delacroix, qui marqueront durablement la pensée de Meyerson et qui contribueront à infléchir ses recherches vers les problèmes de psychologie humaine. C’est en effet au cours des années vingt que les intérêts scientifiques de Meyerson se déplacent, s’élargissent, son enquête changeant de sphère et de plan pour le conduire de la physiologie à la psychologie proprement dite. Son interrogation portera désormais sur les traits spécifiques des activités mentales de l’homme, sur les conditions et la portée de ce qu’il a appelé « l’entrée dans l’humain », sur les discontinuités et les ruptures qu’impliquent, par rapport aux comportements animaux, les conduites, les actions et les œuvres du niveau humain, sur les méthodes particulières que requiert leur analyse scientifique. Deux institutions joueront – dans cette orientation nouvelle qui conduira Meyerson à lier de plus en plus fortement la psychologie aux autres sciences de l’homme tout en maintenant son entière

indépendance – un rôle de premier plan. D’abord, la Société française de psychologie, où se côtoient, pour confronter leurs découvertes, des savants de disciplines diverses : Meyerson en assure le secrétariat à partir de 1920, le médecin et biologiste Philippe Chaslin en étant alors le président ; le linguiste Antoine Meillet lui succède en 1922, pour céder lui-même la place en 1923 à Marcel Mauss, sociologue et ethnologue. Ensuite et surtout, le Journal de Psychologie normale et pathologique, fondé par Pierre Janet et Georges Dumas. Meyerson en est, dès 1920, l’animateur comme secrétaire de la rédaction. Il le dirigera à partir de 1938, avec Charles Blondel et Paul Guillaume, puis avec Guillaume seul après 1946, enfin comme directeur unique, après la mort de Guillaume, en 1962. Pendant soixante-trois ans, Meyerson a donc tenu la barre d’une des grandes revues françaises de psychologie, de renom international. Tout en ouvrant ses colonnes aux multiples courants de la psychologie, il a fait de ce périodique le lieu d’un constant dialogue entre les diverses disciplines humaines, le carrefour où se sont rencontrés et exprimés, dans la variété de leurs approches mais dans une même perspective d’enquête psychologique, tous ceux – historiens, sociologues, anthropologues, linguistes, esthéticiens – qui voulaient étudier, plutôt que l’homme en général, les hommes de tels lieux, à tels moments, engagés dans tel type d’activité, dans le contexte concret de leur civilisation. La collection du Journal, avec la série de ses numéros spéciaux sur des thèmes définis (« Le travail et les métiers », « Formes de l’art », « La construction du temps humain », « La vie psychique de l’enfant », « Modes et niveaux de la perception », « Le langage et les langues », « Thèmes de pensée religieuse », etc.), constitue, par la variété et la qualité des collaborateurs, venus de tous les horizons de la recherche en sciences humaines, un document d’une valeur

exceptionnelle sur la vie intellectuelle française avant et après la Seconde Guerre mondiale. Lié de cœur et d’esprit avec la plupart des savants qui ont contribué, dans leurs secteurs respectifs, à construire une science de l’Homme et de la Société – Lucien Herr et Marcel Mauss, Charles Seignobos, Ernst Cassirer, Maurice Pradines et Charles Lalo, Antoine Meillet, Joseph Vendryes et Émile Benveniste, Marcel Granet, Maurice Leenhardt, Louis Gernet et Georges Dumézil, Louis Renou, Paul Masson-Oursel et Jules Bloch –, Meyerson a su mettre l’extraordinaire étendue de son savoir dans les champs les plus variés, ses curiosités multiples, sa passion même pour la peinture, au service de ce qui a été sa véritable vocation de recherche, le sillon qu’il a creusé droit et profond : établir les bases d’une psychologie qui étudierait dans l’homme ce qui est proprement humain, en se donnant pour objet d’enquête l’ensemble de ce que l’homme a créé et produit dans tous les domaines, au long de son histoire (outils et techniques, langues, religions, institutions sociales, système des sciences, série des arts). Pour Meyerson, comme nous l’avons dit plus haut, l’homme est dans ce qu’il a continûment, à travers les âges, construit, conservé, transmis : les œuvres qu’il a édifiées et où il a mis, en leur donnant une forme durable, achevée, ce qu’il avait en lui de plus fort et de plus authentique. Répertoriées par les historiens, elles constituent les grandes classes de faits de civilisation. Parce qu’ils sont variés et variables, ces faits se présentent toujours avec une date et un lieu. Impossible dès lors de continuer à poser, derrière les transformations des conduites et des œuvres humaines, un esprit immuable, des fonctions psychologiques permanentes, un sujet intérieur fixe. On doit reconnaître que l’homme est au-dedans de luimême le lieu d’une histoire. La tâche du psychologue est d’en reconstituer le cours.

L’étude de psychologie animale que Meyerson publie, au cours des années trente, avec Paul Guillaume, sur l’usage de l’instrument chez les singes, va déjà dans cette direction et prépare les recherches postérieures sur « l’entrée dans l’humain ». Elle vise à distinguer les niveaux différents dans l’emploi de l’outil, à marquer les seuils, les plafonds qui limitent les conduites instrumentales chez les singes supérieurs et les distinguent fondamentalement des activités et de l’intelligence techniques chez l’homme. En ce sens, cette longue enquête expérimentale trouve comme sa conclusion dans un des derniers articles de Meyerson intitulé « Les singes parlent-ils ? ». Contre tout un courant de la pensée contemporaine, Meyerson, en collaboration avec Yveline Leroy, montre qu’il ne saurait être question, dans le cas des singes supérieurs, d’un 1 langage au sens propre . Dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, Meyerson prépare les matériaux pour le livre où il va fixer les principes de la psychologie historique, justifier les fondements de la nouvelle discipline, tracer le cadre des enquêtes futures et illustrer son projet en prenant l’exemple de la personne. Le livre ne paraîtra qu’en 1948, chez Vrin, sous le titre Les Fonctions psychologiques et les Œuvres 2. Auparavant, chassé de l’Université par les lois raciales de Vichy, Meyerson fait front sur tous les plans : comme savant, comme citoyen. Il crée la Société toulousaine de psychologie comparative, centre de libre vie intellectuelle en zone non occupée. En juin 1941, cette société tient un colloque sur l’histoire du travail et des techniques, avec des rapports de Lucien Febvre, André Aymard, Paul Vignaux, Marcel Mauss, Marcel Bloch, André Lalande, Daniel 3 Faucher, Georges Friedmann . Après l’entrée des troupes allemandes en zone Sud, Meyerson assure la direction du journal clandestin de l’Armée secrète du Sud-Ouest.

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A la VI Section de l’École des hautes études (qui deviendra en 1975 l’École des hautes études en sciences sociales), où il est nommé directeur d’études en 1951, il tiendra ses séminaires jusqu’à son dernier souffle. Arrêter ses recherches, ne plus les transmettre, ne plus diriger le Journal, c’était cesser d’être lui-même. Dans sa pratique de savant, qu’il vivait à la fois comme une vocation et comme un métier, toute pause lui semblait abandon, tout écart trahison. Il s’est éteint, en pleine lucidité, le 18 novembre 1993, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Loin du bruit, des tréteaux, des honneurs, Meyerson a fait son travail. Il laisse une œuvre où ceux qui ont eu le bonheur d’avoir le savant pour maître et l’homme pour ami reconnaîtront, jusque dans la façon d’écrire, un style de pensée qui lui appartient en propre : concis, précis, dense, resserré à l’extrême, aussi rigoureux et ferme dans la construction que scrupuleux dans le respect des nuances, avec une conscience aiguë des complexités, le rejet de tout dogmatisme, du ton tranchant, le souci de ne jamais simplifier. Ce lien intime entre la forme personnelle d’un auteur et son mode d’expression, Meyerson me l’avait fait toucher du doigt un jour que je l’aidais à préparer un numéro du Journal de Psychologie. Il nous fallait prévoir en gros comment se distribueraient, dans le volume, les articles que nous avions demandés et dont nous attendions la venue. Pour chacun des collaborateurs qu’il connaissait, Meyerson évaluait à l’avance le nombre de pages dont il allait accoucher. Comme si tous entretenaient avec leur texte un rapport particulier que Meyerson définissait en parlant du rythme de l’auteur, de son souffle, de sa « pulsion » d’écriture. Benveniste, disait Meyerson, ce serait de six à dix pages, pas plus, mais la question serait cernée et traitée au fond, sans bavure ; tel autre entre vingt et vingt-cinq, mais plus lâche, avec un peu de flou.

Meyerson était lui aussi l’homme des études brèves. Il mûrissait lentement, sur des questions essentielles, des articles ramassés, synthétiques, qu’il rédigeait d’un jet, mais corrigeait ensuite sans complaisance pour leur donner une forme nette, pure, dépouillée. Il y avait chez lui comme un ascétisme de l’écriture, une esthétique du court et du dense qui n’excluait ni la subtilité ni la souplesse. Le seul ouvrage qu’il a publié, Les Fonctions psychologiques et les Œuvres, ne fait pas exception à la règle. Deux cent vingt pages pour une thèse d’État qui établit les fondements d’une conception nouvelle, propose une méthodologie inédite en psychologie et en présente l’application pour un problème aussi vaste que celui de la personne, quelle leçon ! Pourtant, s’il faut tenir le plus grand compte de ce livre pour évaluer l’apport de Meyerson à la connaissance de l’homme, il n’en reste pas moins que son œuvre est faite, pour l’essentiel, de cette série d’articles où il a, tout au long de sa vie et jusqu’au dernier moment, donné, dans la forme qui convenait à son génie, le meilleur de sa pensée.

« LES FONCTIONS PSYCHOLOGIQUES ET LES ŒUVRES » Meyerson avait donc soixante ans quand fut publié, en 1948 aux Éditions Vrin, Les Fonctions psychologiques et les Œuvres, son premier, son seul vrai livre. Il l’avait écrit d’un jet, en hâte, sans dételer, comme si le temps lui était compté. Pourquoi cette soudaine fébrilité chez un savant qui, aux gros ouvrages, préférait de courts articles, longtemps mûris, précis, denses, aussi brefs et dépouillés que possible, même quand ils traitaient de questions assez vastes et générales ? La première raison tenait aux circonstances. On sortait de la guerre. En octobre 1940, Meyerson, qui avait, les années

précédentes, suppléé son ami Henri Delacroix, malade, dans l’enseignement de psychologie à la Sorbonne, était nommé à la Faculté des Lettres de Toulouse. Mais, à peine installé dans son nouveau poste, les lois raciales de Vichy le chassaient de l’Université. Jusqu’à la fin de l’occupation allemande, Meyerson allait donc se trouver officiellement hors jeu : plus de cours ni de séminaires, plus d’étudiants à former, plus d’articles à rédiger, plus de revues scientifiques à animer et diriger, comme il l’avait fait depuis 1920 avec le Journal de Psychologie. Meyerson n’était pas homme à se soumettre, se résigner, plier. A peine exclu de l’Université, il crée la Société toulousaine de psychologie comparative, qui, jusqu’à l’entrée des Allemands en zone libre, constituera dans la France asservie un îlot de libre vie intellectuelle. Mais, après novembre 1942, l’urgence est ailleurs. Pour reprendre l’expression dont nous nous servions alors, Meyerson plonge dans le brouillard. Il a quitté depuis belle lurette son domicile toulousain quand les Allemands s’y rendent pour l’arrêter. D’après la fausse carte d’identité que la Résistance lui a fournie, il s’appelle désormais Monfort. C’est sous ce nom qu’il dirige le bulletin de liaison que l’Armée secrète de R4 (les neufs départements du Sud-Ouest) diffuse à ses combattants, et c’est le lieutenant-colonel Monfort qu’à la Libération (19 août 1944) on verra tous les jours et une bonne partie des nuits penché sans lever le nez sur son bureau de l’étatmajor régional des Forces françaises de l’intérieur : le travail ne manquait pas. L’Armistice signé, la guerre finie, le lieutenant-colonel laisse là galons et uniforme ; Monfort se retrouve lui-même : Meyerson, professeur et savant. Mais, sur ce plan, l’homme n’est pas non plus conforme au modèle commun ; il n’a pas suivi le cursus universitaire normal ; il n’est ni agrégé, ni docteur en philosophie, comme il est de règle

pour les titulaires d’une chaire de Psychologie dans les Facultés des Lettres. Quand, fuyant sa Pologne natale, il débarque en France, c’est pour entreprendre et terminer des études médicales. Interne des hôpitaux psychiatriques à la Salpêtrière dans le service de Philippe Chaslin, le jeune homme ne suit pourtant pas la voie droite d’une carrière de médecin ; d’autres curiosités le sollicitent : les mathématiques, les sciences, la philosophie. Formation multiple, donc, un peu bigarrée et, pour l’essentiel, scientifique : médecine, psychiatrie, physiologie. Or, dans la perspective académique de l’entre-deux-guerres, la psychologie est partie intégrante des disciplines philosophiques et la maîtrise en ce domaine doit trouver sa consécration dans la soutenance d’une thèse d’État. Meyerson fait donc à cet égard figure d’irrégulier. Le paradoxe, c’est que ce statut universitaire marginal va de pair avec une position centrale dans le milieu scientifique et avec un rôle de premier plan dans le développement de la recherche, non seulement en psychologie mais dans l’ensemble des sciences humaines. De 1920 à la Seconde Guerre mondiale, Meyerson assure en effet la charge d’animateur dans deux institutions qui, en le situant au carrefour de toutes les grandes disciplines, vont le mettre en contact étroit avec les savants dont l’œuvre a marqué, en chaque domaine, le cours de la recherche pendant cette période : la Société française de psychologie, dont il est le secrétaire, le Journal de Psychologie, qu’il oriente et développe, comme secrétaire de la rédaction d’abord, comme directeur ensuite. A côté du monde des médecins, psychiatres, physiologistes, Meyerson pénètre peu à peu dans l’intimité de celui des mathématiciens et physiciens, des historiens, des linguistes, des sociologues et ethnologues, des spécialistes de l’Antiquité et des grandes civilisations « exotiques », comme l’Inde et la Chine. D’où plusieurs conséquences. D’abord, l’autorité du jeune

savant, sa compétence, l’originalité de sa pensée et l’étendue de son savoir se trouvent reconnues dans le large cercle de ceux qu’il a été conduit à fréquenter et dont beaucoup, parmi les meilleurs, sont devenus des amis proches avec lesquels le dialogue et la confrontation d’idées n’ont jamais cessé. Ensuite et surtout, au cours de ces vingt années, l’horizon intellectuel de Meyerson s’élargit, se transforme ; ses intérêts scientifiques se déplacent. Au centre de ses réflexions désormais : l’homme, son fonctionnement psychique, les caractéristiques qui définissent, par opposition aux autres êtres vivants, son mode d’être et ses activités mentales. Quand je l’ai connu, en 1940, Meyerson avait déjà en mains toutes les pièces de son dossier pour proposer de la psychologie humaine une conception entièrement nouvelle, à la fois historique et comparative, pour en dégager les fondements théoriques et pour entreprendre, sur quelques exemples, une démonstration de sa fécondité. Cependant, je ne suis pas sûr que, pour le faire, Meyerson aurait choisi d’écrire un livre, c’est-à-dire un exposé suivi, de forme nécessairement systématique. Si fort était son sentiment de l’inachèvement des choses humaines – de l’inachèvement de l’homme lui-même, toujours pris dans le temps et l’histoire – qu’il eût sans doute préféré réfléchir encore et, lecteur infatigable, dévorer des livres nouveaux, explorer comme il le fera par la suite dans ses séminaires, à travers les mémoires, les confessions, les journaux intimes, les aspects modernes et contemporains de la personne ou, à travers les œuvres de ses amis peintres et sculpteurs, les changements dont témoignent la vision et l’expression plastiques aujourd’hui. Mais si sa notoriété scientifique lui avait valu, avant la guerre, d’être désigné pour remplacer dans l’enseignement de la psychologie à la Sorbonne le grand universitaire qu’était Henri

Delacroix, il lui fallait en 1945, pour occuper de plein droit une chaire de Psychologie dans une Faculté des Lettres, avoir subi cette épreuve de la thèse d’État qu’il avait jusqu’alors soigneusement contournée. Paradoxe encore. L’homme de la lente maturation, celui qui sans cesse remet en chantier un travail que tout autre eût jugé parfait et qui le publie en un court article, comme un bref rai de lumière dans une chambre noire, va rédiger à toute vitesse, sans se laisser le temps de souffler, le livre qui fera office de thèse et qui le consacrera docteur. Pour une fois, il nous faut bénir cette corvée de la thèse, dont on a si souvent dénoncé le caractère artificiel : nous lui devons cet ouvrage dont on peut dire qu’il marque une date, qu’il inaugure un changement de perspective, non seulement en psychologie mais dans les disciplines historiques et les sciences de l’homme. Rien de moins académique au reste que cette thèse. Aucun étalage d’érudition ; les notes, les références, la bibliographie réduites à l’essentiel. Pas de préalable ni d’introduction historique : dès la préface, on entre de plain-pied dans la pensée meyersonienne, avec ce qu’elle comporte d’abrupt, de radical dans sa façon de poser les problèmes du rapport entre le psychisme humain, les actes, les conduites, les œuvres, les faits de civilisation, avec aussi l’extrême souplesse des solutions proposées, le souci de ne pas simplifier ni trancher, le goût et même la passion de la nuance. Dans cette recherche de psychologie humaine qui ne se présente ni comme une somme de résultats acquis ni comme un exposé de méthode, mais comme une approche inédite du fonctionnement mental, on notera que, si les psychologues les plus souvent cités sont H. Delacroix et M. Pradines – qui l’emportent sur G. Dumas, P. Janet, Max Scheler, J. Piaget, A. Gelb et K. Goldstein

–, la palme revient à l’anthropologue M. Mauss (18 fois cité), au philosophe et historien de la pensée L. Brunschvicg (16 fois), suivis par le sinologue M. Granet (12 fois), le mathématicien Gonseth (10 fois), l’historien des idées et des formes symboliques E. Cassirer (9 fois), l’helléniste L. Gernet (7 fois). L’équilibre général des références est instructif : les domaines de recherche les plus largement évoqués sont la sociologie et l’anthropologie, avec M. Mauss, É. Durkheim, L. Lévy-Bruhl, J.G.Frazer, A. Van Gennep, F. Boas, P. Rivet, M. Leenhardt ; la logique et les mathématiques, avec L. Brunschvicg, P. Boutroux, É. Meyerson, F. Goblot, J. Tannery, F. Gonseth, É. Borel, P. Langevin, J. Cavaillès et A. Lautman ; la linguistique, avec W. von Humboldt, F. de Saussure, A. Meillet, Ch. Bailly, J. Van Ginneken ; les mondes indien, avec P. Masson Oursel et P. Mus, chinois, avec M. Granet, grec ancien, avec L. Gernet, A. Delatte, V. Magnien, chrétien, avec A. Loisy, S. Schlossmann, A. Harnack. C’est dire que, par rapport à la psychologie traditionnelle, l’angle d’attaque choisi pour aborder l’enquête sur l’homme est déplacé de l’étude expérimentale des comportements à l’analyse des œuvres qui, à travers le concret de l’histoire, ont le plus fortement exprimé et façonné le psychisme humain. Comment l’ouvrage a-t-il été reçu ? Dans le long compte rendu qu’il lui consacrait dans le Journal de Psychologie, l’année même de sa publication, Étienne Souriau écrivait : « Je n’hésite pas à classer le livre d’I. Meyerson parmi ceux qui font espérer et peuvent opérer un de ces grands remaniements innovateurs. » Son souhait a-t-il été réalisé ? Dans le domaine des études classiques, il me semble que ce remaniement s’est en effet produit, avec une pleine conscience de la dette envers Meyerson et avec le sentiment de travailler dans la voie qu’il avait ouverte. Dans les disciplines historiques, par

contre, le remue-ménage qui a conduit au développement d’une histoire des mentalités et aux enquêtes sur les formes qu’a pu revêtir, à diverses époques, l’imaginaire social s’est effectué, pour une large part, sans référence directe à l’œuvre du psychologue. C’est aujourd’hui que s’amorce, chez les plus jeunes et les plus exigeants de ces historiens, un retour à Meyerson pour y trouver une conception générale susceptible d’éclairer et de fonder en théorie les orientations nouvelles de la pratique historienne. Plusieurs faits témoignent de ce regain d’intérêt qui donne aux Fonctions psychologiques et les Œuvres une pleine actualité et comme une seconde jeunesse. En 1987, les Presses universitaires de France ont publié sous le titre Écrits, 1920-1983. Pour une psychologie historique, le recueil de tous les articles que Meyerson a publiés pendant plus d’un demi-siècle, en même temps que paraissait, aux Éditions Vrin, le volume regroupant la série d’études de Meyerson et Guillaume sur L’Usage de l’instrument chez les singes. Plus symptomatique encore : en cette même année 1987 se tiendra, à la mémoire d’I. Meyerson, un colloque interdisciplinaire réunissant psychologues, sociologues, historiens, anthropologues, sur le thème « Psychisme et histoire ». La psychologie historique, dont Meyerson a été le fondateur, voit ainsi reconnues ses lettres de noblesse. A côté des neurosciences et en prenant l’activité mentale à l’autre bout, non plus dans son conditionnement neurophysiologique, mais dans ses produits, ses œuvres, de caractère toujours social et historique, elle constitue la contribution la plus neuve et la plus vivante qui ait été apportée, au cours du dernier demi-siècle, à la connaissance de l’homme.

L’INACHEVÉ ET LE CONSTRUIT

Certains d’entre nous – la vieille garde de ceux qui ont bien connu Meyerson, qui furent ses proches dans leur vie personnelle et dans leur travail scientifique – avaient pensé à un véritable colloque « Meyerson », consacré à l’homme et à l’œuvre. Notre réunion est différente. Elle a été placée sous le signe de Meyerson pour aborder, dans une perspective plus large et selon des orientations diverses, le thème « Psychisme et histoire ». Peut-être attend-on de moi, à l’ouverture de nos séances, un exposé sur « la pensée de Meyerson », comme il est prévu au programme. Je ne le ferai pas. Ce que j’avais à dire à ce sujet, je l’ai écrit. Je ne souhaite pas le répéter. Peut-être aussi me suis-je, dans ma propre recherche, trop intimement nourri de cette pensée pour être capable d’y réfléchir et d’en parler « à distance ». Mais une autre raison suffirait à me faire renoncer. La pensée de Meyerson est très organisée, cohérente, systématique à sa façon. A s’en tenir cependant à cette armature générale, à résumer les grands traits de l’entreprise, on risque de laisser échapper un élément essentiel du style de réflexion propre à Meyerson : la conscience aiguë des complexités humaines, le respect des nuances, le souci constant de corriger et préciser les formulations anciennes, de reprendre, dans la même ligne, les questions déjà traitées pour en pousser plus loin l’analyse. Je me bornerai donc à quelques remarques. Par sa formation, Meyerson était un scientifique : médecin, interne des hôpitaux psychiatriques, obliquant vers la recherche en physiologie sous la direction de L. Lapicque. Riccardo Di Donato me rappelait un jour une conversation où Meyerson exprimait devant lui sa conviction d’être absolument scientifique et positif dans son approche, de faire en quelque sorte une histoire naturelle de l’esprit humain. Cette exigence de scientificité allait de pair avec une

méfiance congénitale à l’égard de la métaphysique et des grandes constructions à prétention universelle. Dans sa correspondance avec son oncle Émile Meyerson, on perçoit le moment où le doute s’installe, chez le neveu, devant un type d’interprétation qui ramène tout le travail scientifique de déchiffrement du réel à un processus d’identification. Le schéma lui apparaît trop simple. Il prend ses distances par rapport à une œuvre d’épistémologie où l’effort de la pensée semble se jouer tout entier entre identité et réalité. Meyerson était d’autre part radicalement agnostique. Le paradoxe, c’est que ce rationaliste convaincu s’est beaucoup intéressé aux religions, pas seulement judéo-chrétiennes mais à d’autres aussi, celles de l’Inde en particulier (Marinette Dambuyant le sait bien). Il y avait donc chez lui une double attitude : l’assurance d’être un pur savant, de faire une histoire naturelle de l’esprit, et en même temps une curiosité passionnée pour ce que les hommes ont continûment poursuivi à travers leurs systèmes religieux, leurs rites, leurs croyances concernant l’au-delà. C’est qu’à ses yeux la quête spirituelle engagée dans les religions était aux antipodes de ce que j’appellerai volontiers, après lui, un spiritualisme vague. Je me souviens d’une phrase qu’il avait eue, qui m’avait marqué, peut-être même l’ai-je reprise un jour ; il disait qu’il y a deux sortes de gens, ceux qui s’exclament avec un soupir ravi : « Ah ! J’ai des états d’âme », et d’autres qui disent : « Pouah ! J’ai des états d’âme. » Se complaire dans les états d’âme, ce n’est pas seulement prendre son nombril pour le centre du monde, mais s’imaginer qu’on existe d’autant plus qu’on se laisse aller à ce qui, au-dedans de soi, relève du vague, du confus, de l’ineffable. Le ventre mou de la personne. A quoi Meyerson opposait la prévalence de ce qui a psychologiquement densité et consistance avec le souci de se donner à soi-même comme de conférer à ses sentiments, ses

pensées et ses actes une forme précise, en s’orientant du même mouvement vers les autres par des conduites adaptées et vers la production d’œuvres singulières où chacun, en communiquant avec autrui, s’exprime et se construit lui-même. Pour Meyerson, la chance des psychologues, c’est précisément que l’homme est créateur de formes, d’objets, d’œuvres qui peuvent être observés, répertoriés, analysés. Toute pensée s’incarne ; l’esprit ne peut fonctionner qu’en opérant par des signes, en s’objectivant à travers des médiateurs. D’entrée de jeu, les activités mentales sont orientées vers l’achèvement, l’accomplissement ; elles ne sont pas séparables de la série des langages que l’homme a édifiés pour communiquer et, en communiquant, construire un monde d’objets, une compréhension d’autrui, une expérience de soi. Répondant à cette conception du psychique, il y avait chez Meyerson une esthétique ou une éthique de l’effectué, du construit, de la forme achevée : chaque article qu’il rédigeait, chaque entreprise où il s’engageait, chaque amitié qu’il nouait devaient, à ses yeux, présenter ce caractère de rigueur, d’unité, de plénitude. Cette prévalence du construit, du formé, de l’accompli s’accordait au sentiment très fort que tout dans l’homme est en cours d’élaboration, en train de se faire et de se transformer. L’homme n’est pas un être « terminé » ; aucune fonction psychologique n’est achevée. L’inachèvement qui constitue, selon Meyerson, une dimension fondamentale du psychisme humain est aussi bien un des traits caractéristiques de sa personnalité. « On ne cesse pas, écrit-il comme en conclusion au colloque sur la personne, de se fabriquer et de se défaire. » A ce Meyerson, conscient de ne jamais cesser lui-même de se fabriquer et de se défaire, répondent pour nous les œuvres que vous voyez aujourd’hui empilées sur cette table. A tous ces volumes, il

faut ajouter ce que Riccardo Di Donato est en train de classer et de mettre au point : tous les comptes rendus des séminaires à l’École des hautes études, les notes de ses cours, que Meyerson avait l’habitude d’entièrement rédiger, et enfin la correspondance. A la direction du Journal de Psychologie et, auparavant, à la Société de psychologie qu’il a animée, Meyerson s’est trouvé pendant un demi-siècle au carrefour des sciences de l’homme telles qu’elles s’instituaient sous l’impulsion d’une pléiade de grands savants qui furent tous de ses amis. Ses lettres portent ainsi témoignage de ce que fut la vie intellectuelle dans la France des années 1925 à 1980. A relire l’ensemble des textes que Meyerson a publiés après sa thèse, on discerne quelques thèmes qui, sans être absents des Fonctions psychologiques et les Œuvres, ont été repris, développés, précisés. Je me borne ici à les signaler. C’est d’abord la notion d’expérience que Meyerson s’est efforcé de mieux définir et à laquelle il a accordé une importance de plus en plus grande. L’homme est le seul animal qui fasse des expériences. Il est, peut-on dire, expérimentateur de part en part, qu’il s’agisse de constituer le réel physique ou le monde social. En deuxième lieu, l’accent est mis plus résolument sur la spécificité des différents langages d’œuvres. D’où toute une série de problèmes. Chaque œuvre doit être située : l’œuvre d’un peintre ne se comprend que dans le cadre de sa langue spécifique, comme un moment d’une histoire de la peinture. Il y a un domaine d’expérience plastique qui a sa pleine originalité et sa ligne propre de développement. Mais, en même temps, chaque œuvre s’insère dans un ensemble synchronique, elle appartient à un contexte plus large : la vie sociale contemporaine. Comment s’articule cette nécessité de replacer toute œuvre dans la série relativement autonome de ce qui

l’a précédée et par quoi elle fait sens, avec la prise en compte du fait que le créateur est aussi un homme de son temps, qui vit avec son époque, qui est confronté aux problèmes que lui posent d’autres secteurs de l’existence collective ? En d’autres termes, comment concilier cette spécificité des différents types de langues et ce que Mauss appelait l’homme total ? Troisième thème, très important pour le présent colloque : Meyerson ne se contente pas de mettre en lumière le caractère historique des fonctions et activités psychiques. Il s’interroge sur l’histoire elle-même comme discipline scientifique, sur les conditions de sa naissance, sur la signification et la portée anthropologiques de son épanouissement. Il pose aussi le problème des rapports et des décalages entre l’élaboration par les individus de leur passé singulier et l’édification par le groupe d’un passé collectif répertorié et reconstruit suivant des normes scientifiques. Dernier point : la personne. Par rapport au chapitre de la thèse, les Problèmes de la personne font un pas de plus. Au cours du colloque que Meyerson a organisé et pensé de bout en bout, les jalons sont posés d’une histoire de la personne, et même d’une histoire comparée puisque, en contrepoint au développement de la personne en Occident, les formes que cette catégorie a revêtues dans l’Inde font l’objet de plusieurs études. Meyerson n’a jamais cessé de réfléchir à ces problèmes, auxquels il a consacré le plus grand nombre de ses séminaires. Je me souviens d’une discussion avec l’historien Arnaldo Momigliano – qui nous a, lui aussi, quittés. Il s’étonnait de ce que, dans Les Fonctions psychologiques et les Œuvres, comme dans Problèmes de la personne, Meyerson n’ait pas fait état de la biographie et de l’autobiographie, telles qu’elles apparaissent déjà dans le monde antique. J’avais répondu que Meyerson n’avait ni la possibilité ni la prétention, au cours du

colloque, d’envisager toutes les dimensions du problème. Je lui avais surtout signalé qu’un des thèmes auxquels Meyerson avait réservé la priorité dans son enseignement était celui de l’apparition de l’autobiographie, des mémoires, du journal intime, qu’il en avait analysé les formes et les significations diverses en montrant qu’il serait illusoire de considérer ces genres littéraires nouveaux comme une révélation de la personne authentique. Meyerson a mené ces analyses avec une finesse et une lucidité critiques qui n’excluaient pas la passion : dans l’interrogation meyersonienne sur la personne, ses aspects, son histoire, vient s’inscrire la question qui lui tient sans doute le plus à cœur, celle de l’inachèvement. Qu’on relise la lettre qu’il écrit à Henri Delacroix en 1923, alors qu’il est interne à la Salpêtrière. Il livre à son ami, en confidence, ce dont sans doute il ne s’ouvrirait à nul autre et qui est une des clés de sa personne et de son œuvre : « Je songe à la Salpêtrière, parce que ces quatre années ont été la période de ma vie la plus monotone et la plus prévisible ; mais je crois que de tout temps j’ai souhaité l’imprévisible, non point l’extraordinaire par goût d’aventure ou ennui, mais bien proprement l’imprévu, par besoin d’échapper à la permanence des lois de la nature, par aversion pour le principe d’identité. » « Je crois, énonce-t-il en cette année 1923, que nous n’avons plus peur du mouvement, de l’irrationnel. » Il ne s’agit certes pas, pour le jeune Meyerson, d’une vague aspiration mystique ou d’un spiritualisme bergsonien. « Nous essayons, écrit-il, de ne pas maintenir nos vieilles coutumes afin de voir si on pourrait ne pas maintenir le monde ; le mouvement est devenu trop lent pour nous. » Impatience de changement et d’imprévu dans les sciences, avec la nouvelle physique, comme dans la société et l’homme. Meyerson ajoute : « Mais je ne dirai rien de tout cela à mon oncle, j’aurais trop peur de me faire renier, sinon

brûler. » On le comprend. On voit bien, à travers cette lettre, que la rupture avec la pensée de son oncle avait aussi pour soubassement le besoin d’aller toujours de l’avant, le sentiment que, si l’homme est dans ses œuvres parce qu’il vise à l’achèvement, il y a toujours aussi, au-delà de l’accompli, un nouvel accomplissement à rechercher. Et ce texte, pour finir, qui est daté de 1928 : « Tristesse aussi de ce qu’il y a de social, donc d’achevé, dans ce que je fais. Ce qu’il y a d’anarchiste, de romantique, de révolutionnaire et de juif résiste un peu. Peur de devenir un bourgeois français. » Meyerson ne l’est pas devenu.

LE « REGARD » D’IGNACE MEYERSON *1 On peut se demander quel était le public des séminaires d’Ignace Meyerson ? Y avait-il des étudiants ? Meyerson dirigeait-il des travaux ? Y avait-il une majorité de psychologues ? C’était un public mélangé, plutôt plus hétéroclite que dans les séminaires habituels. Il y avait des étudiants, des chercheurs et aussi des gens qui étaient là parce qu’ils avaient vu l’affiche des Hautes Études et qu’ils étaient intéressés par le titre du cours ; de sorte qu’il a fait passer toute une série de diplômes et de thèses à des gens qu’il ne connaissait pas au départ. Un certain nombre de ces personnes, à mon avis, ont été désorientées par le type d’enseignement de Meyerson ; par ce qu’il avait de très abstrait, de très concentré, d’une part, et, d’autre part, sur le fond, parce que, très souvent, le cours ne correspondait pas à l’idée qu’elles s’en étaient faite. Ainsi, certains partaient en cours d’année, et d’autres,

également surpris, mais intéressés, restaient. Meyerson demandait beaucoup à ses élèves, surveillait de près leurs travaux et les invitait régulièrement à faire des exposés. Il pouvait avoir la dent dure. Il avait, par ailleurs, ses fidèles, ceux qui ont suivi depuis le début son enseignement… Marinette Dambuyant, Francès, Bresson, Malrieu, Chastaing, quand ils étaient à Paris, un noyau de psychologues et aussi des spécialistes de l’esthétique, Lamblin, Passeron et Revault d’Alonnes. Il y avait également B. Bravo, qui participa à l’élaboration du « Colloque sur la personne ». Detienne est venu un peu ; moi, j’y étais en permanence, ainsi que Gabrielle di Falco… Il s’agissait en somme d’un groupe hétéroclite, tant par les spécialités et les centres d’intérêt que par les niveaux de savoir en présence. Le séminaire de Meyerson avait-il quelque retentissement en dehors du cercle des auditeurs dont vous venez de parler ? A franchement parler, il n’en avait pas. Ce qui, à mon avis, caractérise Meyerson, c’est que son influence s’est exercée à travers le Journal de Psychologie et la direction très ferme qu’il lui donnait. Je ne nie pas qu’il ait exercé une influence avant-guerre… Mauss a été influencé par Meyerson : c’est absolument clair à mes yeux. C’est tout de même Meyerson qui, à la Sorbonne, dans ces années-là, enseignait la psychologie. Il avait remplacé Delacroix, alors malade, sans être nommé (il n’avait pas encore soutenu sa thèse)… Un homme comme Stoetzel – le sociologue, qui occupait la chaire de Sociologie à la Sorbonne après-guerre – entretenait une relation épistolaire avec Meyerson et l’admirait beaucoup. Le séminaire de Meyerson est resté, si je puis dire, en vase clos. Il me semble que c’est par l’intermédiaire des gens qui suivaient ce séminaire et qui étaient en contact avec lui – Poulat, Passeron,

Lamblin et d’autres – que le travail de Meyerson a eu un écho. Dans la période durant laquelle Meyerson a écrit ses articles les plus importants (mais il est bien évidemment difficile de mesurer leur réelle importance), pendant toute cette période, l’influence de Meyerson fut « diffusée » : de nombreux peintres, romanciers, spécialistes de l’esthétique ont été touchés par ses idées, son enseignement. En revanche, les historiens l’ont pour la plupart ignoré. Même attitude parmi les sociologues, mis à part Stoetzel, Duvignaud, les Isambert. Les historiens de l’école des Annales étaient des antiSeignobos. Or Meyerson avait dédié sa thèse à Seignobos, avec qui il était très lié. Braudel ne le lui a jamais tout à fait pardonné. A l’époque où Meyerson était à Toulouse, celui-ci me demanda de rendre visite à Braudel. C’est ce que je fis, en 1948, afin de plaider la cause de Meyerson, d’entretenir l’historien des travaux en cours dans le domaine de la psychologie. Cela ne l’intéressait pas beaucoup ; c’est d’ailleurs évident quand on lit ses premiers ouvrages. Gernet était intervenu pour que Braudel prenne Meyerson à l’École. La grande « affaire », c’était ça. Finalement, Meyerson a été nommé en 1951. Dans les cinq dernières années de son existence, un intérêt pour son œuvre se fit sentir parmi les historiens. Ils avaient jusqu’alors attaché beaucoup d’importance à des problèmes de mentalités, à l’imaginaire, à des aspects de la vie quotidienne (on se pose alors des questions sur la femme, l’amour, les sentiments, l’espace et le temps). Ils ont été obligés de se poser certains problèmes théoriques et ont pris alors conscience que Meyerson avait regardé de ce côté en prenant les choses par un autre biais – non pas à l’appui de documents historiques, mais à partir d’une réflexion générale sur le « fonctionnement mental », sur son organisation, sur

les rapports entre les conduites et ce qu’il nomme les « fonctions », sur ce que veut dire « conduites », « pratiques », « œuvres ». Le fait qu’il y ait une psychologie historique est devenu un élément de travail essentiel aujourd’hui pour des gens comme Jacques Le Goff. Mais cette reconnaissance s’est faite avec un décalage dû sans doute à l’institution et aussi à la nature du personnage Meyerson était un type « carré » : il faisait son travail à fond, sans s’occuper du reste. C’est surtout dans les séances de travail de son Centre de recherches de psychologie comparative, souvent axées sur un même thème au cours de l’année, et lors des colloques qu’il a organisés sur la couleur, la personne, le signe, que ses idées sur la psychologie historique se sont répandues dans un large cercle Est-ce que cette reconnaissance tardive, difficile, ne tient pas aussi à la nature de l’unique ouvrage de Meyerson, Les Fonctions psychologiques et les Œuvres ? C’est un livre fondateur à la démarche paradoxale : il ne se présente pas comme un manuel de sociologie ou un ouvrage théorique livrant les clés d’une méthode qu’on pourrait immédiatement appliquer à n’importe quel objet. Seriez-vous, en conséquence, d’accord pour dire que la psychologie historique, ce n’est pas une méthode, mais un regard d’une qualité particulière porté sur des objets traditionnellement étudiés par des historiens de l’art, de la littérature ? Le psychologue historien porte sur ces objets un regard décalé. C’est absolument mon point de vue. Il n’y a pas de méthode recette, puisque ça consiste à prendre ce qui a été fait par les historiens, avec leur façon propre de voir les choses, et à regarder ces choses autrement. Mais on ne peut porter ce regard que si – en ce qui concerne l’anthropologie ou l’histoire humaine – l’on a réfléchi à ce

qu’implique la notion d’œuvre, de signe, de symbolisme, c’est-à-dire si l’on se place dans une problématique psychologique ou anthropologique. A ce moment-là, il y a une manière meyersonienne à part entière de regarder les choses. Il n’y a pas de grille comme dans la sémiotique ? Pas du tout. Vous venez de mettre l’accent sur un point essentiel chez Meyerson : il n’y a pas de grille. S’il y avait eu une grille, il se serait empressé de la détruire. En ce sens, la perspective meyersonienne permet d’utiliser le structuralisme sans adopter une grille structuraliste ; on peut alors utiliser le structuralisme comme on le ferait avec d’autres résultats d’analyses historiques. Qui épouse cette perspective est « vacciné » contre toute forme de « grammaire générale ». Meyerson était un homme raide. Il signifiait manifestement ses refus face à certaines conceptions. Il était plus que circonspect, hostile, à l’égard de la psychanalyse. Dans ses propres analyses, il se méfie des conclusions définitives. S’il y avait un point dont il semblait sûr, c’est que chacun de nous – et l’homme en général – est inachevé. Avez-vous eu le sentiment que, durant les années du séminaire, la pensée de Meyerson se déplaçait, voire se modifiait sur certains points ? Meyerson projetait, à la fin de sa vie, un ouvrage théorique sur l’homme en général. Y aurait-il eu alors un dépassement ou une remise en question de certaines de ses positions ? Je l’ignore. Le dernier article de Meyerson sur la notion d’objet est moins meyersonien que les autres ; par rapport aux écrits de son oncle, il était aussi moins « anti-Émile » qu’auparavant. Personnellement, dans les nombreuses conversations que j’ai eues

avec lui à partir de 1940, il n’y a jamais eu, sur des points fondamentaux, de remise en cause. Il semblerait que Meyerson ait été fort en avance sur son temps. Au niveau de la réflexion théorique, on assiste en ce moment à l’émergence d’une pluridisciplinarité généralisée, non seulement en ce qui concerne les sciences humaines, mais aussi les sciences exactes. De plus en plus, au sein de l’Université, un chercheur en sciences humaines se doit d’être un « généraliste ». Les élèves de Meyerson étaient biologistes, historiens, spécialistes de l’esthétique et psychologues (au sens clinique du terme). Certes, mais sa formation personnelle a beaucoup compté, comme d’ailleurs a beaucoup compté son statut de directeur du Journal de Psychologie normale et pathologique. Il recevait non seulement des articles de psychopathologues, mais aussi des articles de linguistes. Il les lisait consciencieusement et, très souvent, il les leur renvoyait avec, dans la marge, des annotations, des remarques. On imagine mal aujourd’hui un directeur de revue faire des remarques sur un texte de Changeux, d’un psycholinguiste, d’un historien des sciences, d’un sémioticien ou encore d’un historien des religions. Ce n’est plus guère envisageable. Lorsque l’on considère la vie intellectuelle de ces vingt dernières années, on a le sentiment qu’il y a des itinéraires parallèles… Il semblerait que Foucault, dans ses deux derniers livres, se soit rapproché des problématiques meyersoniennes. Les convergences sont évidentes.

Foucault, dans ses travaux (Histoire de la folie, etc.) a surtout insisté sur l’institution… Sur les conditions de possibilité d’émergence de pratiques dont je dirais volontiers que, pour lui, celles-ci vont dessiner un certain visage du sujet ou de la personne, alors que Meyerson se pose le problème suivant : comment cela se fabrique-t-il de l’intérieur ?

1. Journal de Psychologie normale et pathologique, 1980. 2. Il a été réimprimé en 1995 aux éditions Albin Michel. 3. Le compte rendu du colloque a paru après-guerre, sous forme d’un numéro spécial du Journal de Psychologie intitulé « Le travail, les métiers, l’emploi » (1948, XL, 1). *1. Conversation avec Christian Jacob et Hélène Monsacré.

Psychologie historique et expérience sociale Si l’étude objective de l’homme a pour matière le comportement humain, l’anthropologie doit partir des comportements réels et concrets. Ils constituent le monde des phénomènes humains, qui est à la science de l’homme ce que les phénomènes de la nature sont à la physique. Ainsi présentée, la règle de méthode paraît aller de soi. Cependant, la psychologie telle qu’elle a été le plus souvent pratiquée est loin d’y avoir satisfait. Théorique et formelle avant d’être expérimentale, elle est partie de vues sur l’homme, non de l’observation des conduites. Elle a négligé la riche matière que lui offrait l’histoire de l’homme, comme si les documents humains authentiques devaient rester extérieurs à son étude. La « version » à opérer, et qu’a opérée I. Meyerson dans 1 son livre de 1948 , consiste à placer la psychologie devant son objet véritable, l’homme tel qu’il a agi, tâché, construit, tel qu’il apparaît à travers son histoire et la succession de ses œuvres. Le comportement réel de l’homme, les grandes classes de son activité, ses œuvres essentielles, nous savons comment cela s’appelle : la civilisation, les civilisations, les faits de civilisation. Ce ne sont pas des réalités extérieures à l’homme, qu’on pourrait isoler

de lui. L’homme est là ou nulle part. La psychologie animale peut parler de comportements en milieu naturel et en milieu artificiel. Mais l’action de l’homme toujours se situe dans un contexte humain. Son milieu n’est pas étranger à l’homme ; il est construit par lui ; il lui est intérieur en même temps qu’extérieur ; il reflète la structure propre de son esprit ; il révèle les traits caractéristiques du niveau humain. Car les actes des hommes sont toujours plus que de simples mouvements. Ils sont intégrés dans des séries, groupés, systématisés. Ils sont valorisés, hiérarchisés, conçus comme des normes. Surtout, ils sont significatifs. Même dans les plus élémentaires, il y a déjà désir d’exprimer, souci de la forme, signification. Nos actes sont un langage. Ils manifestent une activité mentale. Enfin ils aboutissent à des traces matérielles, conservées et voulues durables pour être transmises à autrui. L’acte mène à l’œuvre. Et c’est l’œuvre, création humaine et fait de civilisation, qui exprime au plus haut degré les traits spécifiques de l’activité de l’homme. Il serait vain de rechercher en dehors des œuvres un esprit en soi, un esprit pur. L’effort spirituel a besoin d’une matière pour s’incarner. Il ne la trouve pas après coup, comme au hasard d’une rencontre. C’est dès le départ qu’il s’oriente et s’organise en fonction de cette matière, vers l’œuvre à achever. L’esprit est dans les œuvres. Comportements humains, faits de civilisation, contenus spirituels, il y a là trois aspects d’une même réalité concrète. Entre la psychologie et les autres sciences de l’homme, il n’y a donc pas une différence d’objet, mais de perspective. Dans les faits de civilisation qu’étudient l’historien, l’historien des religions, du droit, de l’art, le linguiste, etc., le psychologue s’efforce de saisir le fonctionnement de l’esprit.

Il n’a aucune raison de se limiter aux comportements actuels de l’homme. Ceux du passé n’ont pas une moindre valeur. Conservés dans des documents, ils offrent même cet avantage de se prêter plus facilement à une critique comparative et de s’éclairer les uns les autres. Les comportements actuels semblent sans doute d’un accès plus direct : on les a sous les yeux. En réalité, leur signification n’est pas immédiate : ils demandent, comme les documents, comme tous les faits humains, une interprétation. En écartant les témoignages que pouvait lui apporter l’histoire de l’homme et de ses œuvres, la psychologie s’est donc doublement limitée. D’une part, son enquête a éliminé tout ce qui n’était pas le présent ; d’autre part, son interprétation des faits présents, non éclairée par l’histoire, a souvent été incomplète. Enfin et surtout, elle a abordé l’étude avec des notions préalables : l’idée d’une nature humaine donnée une fois pour toutes, d’un esprit stable et permanent. Sa méthode impliquait la croyance à un tableau définitivement constitué des fonctions psychologiques. La méthode de Meyerson conduit à une conception tout autre de l’esprit. Elle consiste à se placer sans idée préconçue devant l’ensemble des faits humains dans leur variété et leurs variations. Les actes humains se sont transformés en même temps que la vie matérielle et la vie sociale. Ils nous apparaissent toujours avec une date et un lieu. Pour les comprendre nous devons les placer dans une perspective historique. Mais comment poser, derrière les transformations des comportements et des œuvres, l’immutabilité de l’esprit ? Il faut prendre au pied de la lettre la formule d’Ignace Meyerson que l’esprit est dans les œuvres. Il n’y a pas de réalité spirituelle en dehors des actes, des opérations de l’homme sur la nature et sur les autres hommes. Nous ne pouvons plus accepter sans discussion le dogme de la fixité de l’esprit, de la permanence

des catégories et des fonctions psychologiques. Après tant d’autres sciences, la psychologie doit ajouter à son objet une nouvelle dimension, celle de l’histoire. Histoire dont le coup de sonde, pour les faits humains, se fait plus profond : il a touché les événements, les institutions, les civilisations ; aujourd’hui, il atteint l’homme même, son esprit, ses fonctions psychologiques. Cependant, le préjugé fixiste reste fort : il trouve en nous bien des complicités. Nous sommes prêts à admettre une transformation des œuvres humaines, et aussi, suivant le milieu, des façons de penser, de sentir, en un mot, de la matière des opérations psychologiques. Mais nous acceptons difficilement de reconnaître que les fonctions elles-mêmes ont varié. Nous pensons qu’il y a des fonctions de base qui définissent l’homme et qui ne peuvent être autres qu’elles ne sont : un homme doit avoir la personnalité, la volonté, la mémoire, l’imagination, la perception, etc., comme il a une tête et un estomac. A la rigueur, pour des fonctions comme la personne, peut-être acceptera-t-on de faire une place à des transformations historiques, à une construction analogue à celle qui s’opère de l’enfant à l’adulte. Mais, à nos yeux, cette construction affecte plutôt des aspects de la personne que la personne ellemême. Encore s’agit-il, dans le cas de la personne, d’une fonction très complexe, très élaborée, où la conscience que nous prenons de nous-mêmes joue son rôle, bref, où l’idée de la fonction paraît solidaire de la fonction même. En revanche, pour des fonctions plus « simples », comme la mémoire, l’imagination, la perception, on a tendance à considérer que le problème ne se pose pas. Tel est le point de vue du sens commun et de la plupart des psychologues. Cette attitude se comprend ; même, elle a été nécessaire. Pour se connaître et pour se faire, l’homme devait d’abord se donner une forme, une réalité stables. L’idée d’une âme, et d’une âme

immortelle, correspondait à ce besoin de nous penser comme des substances permanentes. Aujourd’hui encore, les psychologues, quand ils parlent de la conscience et de l’esprit, restent tributaires de cette forme de pensée. Les autres sciences ont connu des difficultés analogues. Toutes, elles ont commencé par croire à la fixité de leurs objets et ont marqué de la résistance pour en admettre les transformations. A son tour, la psychologie doit abandonner le préjugé fixiste et accepter honnêtement la possibilité d’une transformation des fonctions psychologiques. Dans la pratique, le psychologue est bien obligé de partir des notions psychologiques courantes et du tableau actuel des fonctions ; mais il ne doit jamais oublier le caractère relatif de son point de départ. Une fonction a pu ne pas exister, avoir une date de naissance plus récente qu’on ne le croit. Elle a pu prendre d’autres formes que sa forme actuelle. Le groupement des fonctions, leur répartition et leur équilibre ont pu aussi être différents. Le tableau des fonctions psychologiques ne doit jamais être considéré comme un cadre préalable dans lequel il faut faire entrer tous les faits humains. Il est lui-même un fait humain, un document parmi d’autres. Il faut le soumettre à la critique. Cette critique nous révèle, souligne Meyerson, la variation, la variété et la pluralité des comportements humains. Considérons d’abord la pluralité à l’intérieur d’une même civilisation et pour une même époque. Bien des comportements qui nous paraissent très voisins – et que nous rangeons sous une même rubrique – se présentent, dans des contextes sociaux où nous avons moins l’habitude de les penser, sous des aspects assez différents. H. Lévy-Bruhl consacrait en 1949 un article du Journal de Psychologie à l’étude de « La notion juridique de la bonne foi ». Le droit utilise la notion de bonne foi pour caractériser certains

comportements humains. Dans ces situations juridiques, la bonne foi n’est pas, comme en morale, synonyme de sincérité, d’absence de dissimulation, toutes qualités que le droit n’a pas pour fonction d’apprécier. Il faut dire : la bonne foi juridique est autre que la bonne foi morale. Autre, mais pas moins psychologique. La bonne foi, au sens de la morale, nous est plus familière ; nous nous persuadons facilement qu’elle est la « vraie » : elle exprimerait la nature psychologique de la bonne foi, alors que le droit lui ferait subir comme un gauchissement. En réalité, il n’en est rien. Le droit, comme la morale, implique un ensemble de croyances et de notions psychologiques inséparables des actes. En un certain sens, même, la bonne foi juridique est plus intéressante pour le psychologue : il s’agit toujours, dans le droit, de comportements précis, de situations concrètes. La morale envisage, au contraire, les rapports interpersonnels de la façon la plus générale et la plus abstraite. Une notion comme celle de sincérité ne paraît claire qu’à ce niveau d’abstraction. Une étude précise en montre aussitôt la complexité actuelle et les variations historiques. Mais, dira-t-on, la bonne foi est une notion morale complexe. De là, peut-être, la diversité de ses aspects. L’analyse d’une fonction de « base » va vite nous montrer que, dans ce type de fonction aussi, on trouve la diversité quand on passe d’une civilisation à une autre. Dans la civilisation mécanique d’aujourd’hui, où nos activités, bien que multiples, s’interpénètrent, nos différentes expériences temporelles sont relativement unifiées. Ces expériences, nous les savons diverses : le temps de l’attente n’est pas celui du regret, le temps du métier n’est pas celui des vacances ni celui du calendrier, ni le temps astronomique. Tous sont également psychologiques, tous sont intérieurement vécus, mais avec des qualités et des rythmes différents. Pourtant, ils ne peuvent rester extérieurs les uns

aux autres. La vie moderne exclut tout compartimentage entre des temps qui, en chacun de nous, se croisent sans cesse et se recouvrent. Si nos expériences temporelles, au lieu de s’unifier, pouvaient subsister comme des séries indépendantes, nous n’aurions peut-être pas une notion « commune » du temps, et on ne pourrait peut-être pas parler d’une fonction unique d’organisation du temps. L’étude de Maurice Leenhardt, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien (1947), est à cet égard extrêmement suggestive. Elle montre, remarque Meyerson, cette autonomie des diverses expériences temporelles. Il n’y a pas, chez les Canaques que Leenhardt a étudiés, une représentation, mais des représentations du temps. Représentations aussi particulières, et extérieures les unes aux autres, que les termes concrets dont se servent les primitifs pour désigner certains objets dont ils n’ont pas encore de notion générale. Nous avons du mal à imaginer des formes de représentation du temps qui reposent sur d’autres groupements, d’autres systèmes d’unification que les nôtres. Chez les Canaques, chaque activité sociale importante, avec son point de départ, son rythme, son développement propres, constitue un temps différent : période de culture, de pêche, de chasse, que la lune indique mais qu’elle ne divise ni ne mesure à proprement parler. L’effort de datation se situe sur un autre plan encore : celui d’un temps rituel dont le chef a la charge. La représentation du temps personnel n’est pas plus unifiée : le temps ne s’organise pas par rapport au sujet. On pourrait dire qu’il adhère aux actes, aux événements, qui ont chacun leur temps propre, leur durée spéciale. Ces temps ne s’ajoutent pas pour former une série linéaire : ils sont seulement juxtaposés. Les faits que nous avons soulignés marquent la variété d’aspect de certaines fonctions plutôt qu’ils n’en suivent les variations

historiques. Mais on doit entreprendre pour l’ensemble des fonctions les recherches que Meyerson a menées à bien pour la personne. L’étude doit préciser la date – ou les dates – d’apparition des fonctions ; apporter les éléments essentiels de leur histoire ; marquer dans les transformations les points de crise, d’inflexion et d’arrêt. On ne saurait limiter à l’avance, pour aucune fonction, l’étendue et l’ampleur de ces transformations historiques. Y a-t-il du permanent dans l’esprit, des fonctions stables ? Peut-on parler de structures élémentaires du comportement humain ? C’est à l’analyse historique de répondre. Comme, aussi, à la question du « vecteur » de ses variations : les fonctions évoluent-elles dans le même sens ou dans des directions diverses ? Peut-on parler d’un progrès général ? L’histoire de la personne, telle que Meyerson l’a dessinée en gros, marque, à travers des crises et des coupures, un mouvement de progrès. Mais rien n’indique qu’il en soit de même pour les autres fonctions. Bien plus, l’histoire occidentale de la personne n’est pas toute la personne. Il y en a une notion indienne, bien différente dans sa genèse et son évolution. En Occident même, le destin de la personne n’est pas fixé. D’aucune fonction psychologique nous ne pouvons dire qu’elle a pris sa forme définitive. « Chaque fois que j’ai lu un livre nouveau, je suis autre », écrit Meyerson. Quand l’homme vit une nouvelle expérience de quelque importance, qu’elle soit technique, sociale ou spirituelle, il devient autre aussi. Cette transformation se poursuit sous nos yeux. En particulier, les transformations des conditions techniques du travail et, là où elles se sont produites, des formes de propriété et des institutions sociales ont modifié l’ensemble du comportement de l’homme en face du travail. Le travail est devenu autre, et l’homme, un homme nouveau.

Meyerson n’insiste pas seulement sur les transformations des fonctions psychologiques, mais sur ce qu’il appelle leur inachèvement. Cet inachèvement tient à un caractère essentiel des fonctions. Leur systématisation est en général beaucoup moins élevée qu’on ne le suppose. Quand on examine ce que nous appelons personne, volonté, mémoire, etc., on y distingue une multiplicité d’aspects qui ne se laissent pas facilement intégrer dans un système cohérent. Ces aspects sont d’origine et de date diverses. Souvent, ils ont leur histoire propre ; ils ont pu se développer parallèlement, mais aussi entrer en conflit. Prenons l’exemple de la volonté : son intériorisation, dont l’histoire est étroitement liée à celle de la personne, conduit à limiter le volontaire à l’intentionnel. Ce mouvement ne peut être suivi jusqu’au bout. Il se heurte à une exigence d’efficacité, de réalisation objective : pour le droit, l’intention elle-même n’a pas de réalité en dehors d’un début de réalisation. Dans une fonction comme la mémoire, la fixation et le rappel bruts des souvenirs tendent à céder la place à une organisation intellectuelle du passé. La mémoire des peuples primitifs nous frappe par son ampleur et sa fidélité. Qu’on pense aussi à ce que la mémoire représente comme fonction de conservation d’une des civilisations de tradition orale. Chez l’homme moderne, elle n’a plus à jouer ce rôle. Elle devient avant tout une fonction intelligente, et le souvenir, une forme du savoir. Mais ce que le souvenir gagne en systématisation, il le perd en précision concrète. D’autre part, l’appartenance du souvenir au moi se trouve par contrecoup mise en question. Intégré dans un savoir impersonnel, il n’est pas senti directement comme nôtre. Inachevées, les fonctions sont aussi par essence inachevables. On ne peut assigner de terme à leur transformation. Leur histoire ne réalise pas un modèle préalable de perfection. C’est une histoire

rompue, complexe, faite d’oscillations, de retours et de directions imprévues. A cet inachèvement de l’esprit s’oppose le caractère précis, objectif, achevé, des actes et des œuvres. Encore faut-il s’entendre sur le sens de cette opposition. L’achèvement des œuvres fonde et traduit l’inachèvement de l’esprit. Le rapport est le même qu’entre une découverte scientifique, qui se présente nécessairement comme une vérité, et l’inachèvement essentiel de la science. Toute œuvre humaine, en tant qu’elle se réalise, implique une option, une perspective particulière, une limitation. Elle traduit un aspect, un niveau, une étape d’une fonction. Une autre œuvre, pour être vraiment œuvre, doit être aussi une œuvre autre, et traduire un aspect nouveau, parfois une étape nouvelle. A travers ces achèvements successifs, le psychologue peut suivre les transformations de l’esprit. L’œuvre constitue en quelque sorte sa chance. Elle introduit dans l’histoire de l’esprit l’objectivité indispensable à une recherche positive : elle fixe, elle condense, elle conserve. Mais, en même temps, elle met en lumière le lien qui unit l’histoire de l’esprit et l’histoire sociale. Car l’œuvre appartient à la vie sociale ; elle est un élément de civilisation. L’œuvre enfin est formatrice de l’esprit. Création de l’homme, elle retentit sur lui et le transforme à son tour. Dans l’histoire de l’esprit, rien n’est donné d’avance, rien acquis définitivement : chacun de nous est responsable de l’effort, de sa continuation et de son renouvellement. Mais l’histoire de l’esprit n’est pas une histoire purement individuelle, ni une histoire « en l’air ». Elle a ses racines dans la vie matérielle et sociale des hommes. Elle exclut le hasard comme la prédestination. L’œuvre a un double aspect. Comme acte de création elle paraît individuelle. Comme produit de cet acte, comme créature, elle paraît sociale. C’est cette dualité que, au cours d’une conversation de

sociologie et de grammaire avec Granet, Meyerson évoquait un jour en disant sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant : « Au fond, pour vous, le verbe est individuel, le nom social. » Faut-il dire que le faire est individuel, le fait social, le coup de ciseau du sculpteur individuel, sa statue sociale ? En réalité, on ne peut séparer le faire du fait. La densité de l’œuvre exprime un aspect fondamental de l’esprit lui-même. L’esprit n’est pas seulement activité opératoire, il a aussi un caractère de « monumentalité ». Toute opération de l’esprit s’objective et s’incarne dans une matière qui en assure la pérennité et la transmission. Ces deux aspects sont indissociables. Il n’y a pas d’abord un travail créateur, une production psychologique individuelle ; ensuite une réalisation, un produit qui recevrait comme du dehors la qualité sociale. La production se fait toujours dans et par les produits : depuis l’ébauche, l’esquisse, jusqu’à l’œuvre définitive. L’œuvre n’est pas sociale seulement par sa consistance, sa monumentalité. Elle est sociale aussi par sa destination : réaliser une œuvre, créer un monument, c’est le faire pour les autres. Cette destination sociale de l’œuvre a été mise en question au nom d’un certain esthétisme. La création de l’artiste correspondrait à un besoin purement individuel. Mais si un peintre s’exprime dans cette langue particulière qu’est la peinture, n’est-ce pas pour que l’œuvre soit vue ? On nous dira que le peintre voit son tableau, et que cela suffit. Il le voit comme une œuvre : quelque chose qui déjà le dépasse dans le présent et qui est destiné à durer, à lui survivre, à se transmettre. L’œuvre n’est pas faite pour une contemplation solitaire, ni non plus pour l’homme en général. Elle a besoin d’un public qui la comprenne. Elle s’adresse à ce public ; elle s’appuie sur lui en même temps qu’elle le conquiert et le transforme.

L’hermétisme et l’esthétisme n’échappent pas à cette nécessité : il y a des artistes qui créent pour un public d’initiés ou pour un public d’esthètes. Mais toujours l’œuvre est faite pour être vue. Le social se trouve donc, dès l’origine, dans chaque opération de l’esprit. Comme le disent les psychologues, il est une dimension du psychologique. On ne saurait parler de « comportements sociaux », ce qui en supposerait d’autres qui ne le seraient point. La socialité est inscrite dans le niveau psychologique qui définit tous les comportements humains. L’opposition de l’individu et du groupe, d’une pensée dite collective, est une fiction théorique. L’individualité elle-même est une catégorie sociale. Ces différents aspects – Meyerson l’a montré dans son étude de la personne – sont liés à une histoire sociale en même temps qu’ils s’expriment dans une histoire psychologique. D’un autre côté, comme le remarquait Seignobos, aucun fait social n’est épuisé par une description purement extérieure. L’analyse doit toujours remonter à des intentions, des sentiments, des représentations. La sociologie ne saurait donc être une pure morphologie. En fait, elle ne l’a jamais été. Ce qu’on prend pour une pure description d’un fait social est presque toujours déjà une interprétation. Mais une interprétation implicite, trop facile et trop spontanée, qui ne tient pas compte des polysémies possibles, des variations de sens historiques. Inversement, une psychologie qui ne tiendrait pas compte des contextes sociaux, qui étudierait l’homme en dehors du milieu et des milieux humains, resterait une psychologie abstraite. « Une étude de l’homme, dit Meyerson, doit nécessairement être une sémiologie et une morphologie à la fois. » L’étude du signe illustre cette solidarité entre les formes et les contenus spirituels, cette convergence de la psychologie et de la

sociologie. Dans les faits de civilisation, le sociologue s’attache aux structures sociales, aux formes, aux grandes classes de formes. Le psychologue recherche les significations, les contenus spirituels. Mais il n’y a pas de contenu sans forme, de signification sans signe, et inversement. Nous ne pouvons imaginer une signification primordiale qui irait se chercher un signe pour s’incarner dans un corps, ni non plus une forme vide qui, à un moment, se remplirait de signification, se trouverait une âme. Le signifiant et le signifié forment une unité indissoluble. On ne peut les séparer en esprit que pour se les représenter agissant dialectiquement l’un sur l’autre, se formant et se transformant réciproquement. Signifiant et signifié sont relatifs l’un à l’autre : le signifié devient signifiant, comme l’abstrait devient concret au fur et à mesure que la pensée s’élève à un degré supérieur d’abstraction. Plutôt que de signifiant et de signifié, il faudrait peut-être parler de couches de signification que la pensée traverse, mais qui restent liées les unes aux autres. « Même après avoir pris sa forme la plus abstraite, écrit Meyerson, un concept continue en quelque manière à vivre ses vies antérieures. » A travers les différents plans sur lesquels opère la pensée, on discerne comme une oscillation dialectique du signifiant et du signifié. Il n’y a donc pas de signe pur, de signification pure. Nous avons toujours affaire à des complexes significatifs. L’illusion d’une séparation radicale est venue sans doute de ce que, dans certains cas, le contenu paraît absorber le signe et que, dans d’autres, la forme paraît absorber le contenu. Dans le langage, par exemple, on est pris d’emblée par le sens. Le signe devient comme transparent ; on ne l’aperçoit plus. La distance du mot à l’idée disparaît. Et on a pu longtemps s’imaginer que le langage s’identifiait avec la pensée. Inversement, dans l’art, la forme est promue à une dignité nouvelle.

On la recherche et on l’exprime pour sa beauté propre, sans référence nécessaire à un contenu autre, un objet. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de signification. Mais c’est le signe lui-même qui devient signification : c’est par les lois des formes, par leur harmonie, qu’on exprime, si on ne représente pas à proprement parler. Ces lois des formes jouent d’ailleurs dans toutes les classes d’expression et pas seulement dans l’art. Il y a une contrainte des formes sur la pensée. Les classes des formes sont en nombre limité. Chacune a son passé, ses règles, ses techniques propres. Le travail de l’esprit s’est fait et se fait nécessairement à travers ces classes d’expression en s’assimilant des techniques, en se soumettant à des règles spécifiques. Dans ces formes traditionnelles, la pensée à la fois s’exprime et se construit. Mais les formes peuvent être senties également comme un obstacle. Un contenu nouveau peut avoir besoin pour s’exprimer de briser les formes anciennes. Avec des rythmes et des modalités divers, l’homme crée des formes nouvelles dans tous les domaines de son activité : langue, institutions sociales, droit, religions, sciences, arts. Et ces formes à leur tour réagissent sur l’homme. C’est ainsi que la pensée scientifique se crée des signes nouveaux. Signes eux-mêmes créateurs : ils participent à l’élaboration de la pensée nouvelle, ils sont instruments de découvertes nouvelles. « Le signe, écrit Meyerson, n’est jamais un pur résumé du contenu, mais toujours un appel vers le nouveau, l’inconnu. » Il faut se représenter de la même façon les rapports du psychologique et du social. Il n’y a pas plus de psychologique pur que de social pur. Tous les faits humains – actes, œuvres, institutions, civilisations – sont à la fois psychologiques et sociaux. En ce sens, le social en général ne peut jamais être un principe

d’explication psychologique ; ni le psychologique en général un principe d’explication sociale. L’analyse, pour être valable, doit être limitée, précise, historique : elle doit suivre à travers les œuvres le lien qui unit telle forme mentale à telle structure sociale. Lien complexe : la structure sociale dépend d’autres structures, la forme mentale, d’autres formes ; entre les unes et les autres, il n’y a pas de causalité unilatérale, mais toujours des actions réciproques. « L’esprit est engagé dans le social, en constante interaction, à chaque instant à la fois effet et cause. » L’activité des hommes ne s’exerce pas dans l’abstrait, elle se déroule dans un cadre de formes et de structures sociales : outils, techniques de travail, rapports de propriété, structures familiales, institutions, formes de vie collective… C’est à travers ces formes que l’homme entre en contact avec la nature et avec les autres hommes ; c’est à travers elles qu’il peut sentir et penser ses rapports avec le monde et avec autrui. Son comportement est fait de toutes les relations concrètes avec les choses et avec les hommes. Mais les structures sociales ne restent pas pour lui des formes vides, non humaines. Elles n’existent qu’en fonction de ses comportements, parce qu’il les anime de ses représentations, de ses sentiments, de ses désirs. Il fait plus que leur donner un sens : il croit en elles ; il y voit des réalités, des valeurs, les plus grandes valeurs. Il veut les conserver, les promouvoir, les transformer. L’histoire sociale est une œuvre humaine que les hommes font avec leurs passions, leurs intérêts, leurs représentations. Mais, réciproquement, à travers cette histoire les comportements humains se transforment et l’homme se fait à son tour. On peut dire que ces actions réciproques entre l’homme et les structures sociales constituent autant d’« expériences » que l’homme fait sur son milieu humain comme il en fait sur son milieu

physique. Ce qui est vrai de l’expérience physique l’est aussi de l’expérience sociale. L’épistémologie moderne a montré qu’il n’y a pas en physique une raison préalable ni des faits qui demeurent inchangés. Il y a une élaboration réciproque de la matière et de la pensée scientifique. De la même façon, l’expérience sociale et la pensée sociale se transforment réciproquement. Ce rapprochement entre l’expérience physique et l’expérience sociale peut paraître contestable. Quand nous parlons d’expérience physique, dira-t-on, nous entendons quelque chose de plus précis que les rapports de l’homme avec son milieu naturel. Il s’agit d’opérations senties, voulues et comprises comme expériences. C’est à ce niveau seulement qu’on peut aussi parler d’une pensée physique qui s’exprime dans une théorie de la réalité physique, dans la science physique. Ce point de vue montre combien l’expérience est pour nous inséparable d’une pensée claire, d’une théorie. C’est la conséquence de l’extraordinaire développement des sciences physiques dans ces derniers siècles, développement qui a profondément marqué notre pensée et orienté l’ensemble de notre comportement. Mais nous ne devons pas oublier que ce phénomène est récent. Il fait suite à une longue période de stagnation au cours de laquelle l’expérience physique n’avait pas encore cette forme consciente et élaborée. En agissant, les hommes se sont toujours efforcés de se représenter les formes de leur action et la nature des réalités sur lesquelles ils agissaient. Ils ont toujours plus ou moins théorisé cette action : on trouve donc tous les degrés, tous les niveaux de l’expérience : expériences plus ou moins conscientes, plus ou moins senties comme telles. Ajoutons que l’expérience physique n’a jamais couvert le champ des réalités auxquelles l’homme prétend accéder.

Bien au contraire, l’homme s’est intéressé d’abord davantage à l’humain, au social plutôt qu’au physique. Il a élaboré la magie et la religion avant de faire la science. En même temps, il a mal distingué le matériel du social, le physique du canonique. Il a mêlé l’ordre des valeurs et l’ordre des existences. Ou plutôt, il a attribué le plus d’existence à ce qui avait le plus de valeur pour sa vie et pour celle du groupe. L’expérience était moins sentie comme expérience que comme œuvre à réaliser, tâche à accomplir. La réalité n’était pas comprise comme un ordre objectif de phénomènes, mais comme valeur éminente à maintenir, à renouveler. La pensée était moins connaissance théorique que règles et normes d’action. Aujourd’hui, le champ des réalités se dessine autrement. En peu de temps, l’expérience physique s’est dégagée, précisée. Elle a mené à une science physique. C’est cette science, non plus la religion, qui donne sa couleur à notre civilisation et qui modèle le plus fortement notre pensée. La question se pose de savoir si l’expérience sociale peut à son tour mener à une science sociale. Et, certes, la différence est grande entre l’expérience physique et l’expérience sociale. L’expérience physique se déroule dans des conditions fixées par l’expérimentateur. L’interprétation en est relativement univoque. L’objet de l’expérience est lui-même défini avec précision ; il est circonscrit dans un ensemble de faits du même type. Il y a à la fois délimitation exacte et intégration dans un système unique. D’autre part, le sujet s’efforce de réduire au minimum tout ce qui est facteur personnel. Il observe les faits à travers des instruments qui représentent un ensemble d’expériences et de théories antérieures. Il les exprime dans un langage spécialement bien adapté, le langage mathématique, qui satisfait aux besoins de précision, d’objectivité, de systématisation.

La situation est assez différente dans l’expérience sociale. Chaque expérience particulière intéresse en nous l’homme total et suscite une réaction trop globale : nous ne pouvons plus la circonscrire, la localiser exactement, ni suivre avec précision le lien qui unit les mobiles de notre action, ses modalités et ses conséquences. En même temps, l’expérience sociale ne se laisse pas intégrer dans un ensemble de réalités homogènes. Il y a des types d’expérience sociale qui, pour nos moyens d’analyse actuelle, restent extérieurs les uns aux autres, constituent des plans séparés. Faits de relations interindividuelles, faits économiques, familiaux, classes sociales, faits politiques, religieux, etc., nous supposons bien qu’ils se conditionnent réciproquement, mais nous n’arrivons pas encore à établir une physique sociale qui soit une. Autre difficulté essentielle : l’homme est trop engagé dans l’expérience sociale. On n’imagine pas, dans ce domaine, une « expérience pour voir ». L’effort humain, l’action humaine, avec leurs normes, leurs préférences, ne peuvent manquer d’intervenir. Ils viennent interférer comme un troisième terme dans le jeu de la pensée sociale et de la réalité sociale pour infléchir l’expérience dans une direction souhaitée par un groupe d’hommes. Il semble bien cependant que l’expérience sociale soit en train de se transformer, de devenir plus consciente, plus élaborée, de mener à une théorie, à une science sociale. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels ont donné une explication de ce phénomène : avant la bourgeoisie, toutes les classes sociales dominantes visaient à la conservation des anciens modes de production et de l’ensemble des rapports sociaux. Les formes sociales apparaissaient donc comme des normes éternelles, immuables, respectables. Au contraire, « la bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail,

ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux […]. Tous les rapports sociaux traditionnels et figés, avec leur cortège de croyances et d’idées admises et vénérées se dissolvent […]. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs relations réciproques avec des yeux dégrisés ». A cette orientation de la pensée sociale vers une attitude positive, il faut ajouter des transformations de la réalité sociale. Nous avons parlé tout à l’heure de plans séparés, de cloisonnements qui s’opposaient à l’intégration des phénomènes sociaux dans un système unifié. Cependant, bien des historiens ont déjà mis en lumière des faits de convergence, des évolutions parallèles entre les différents étages des relations sociales. Si la vie économique, la vie politique, religieuse, philosophique, esthétique, ont chacune leur logique propre, leur loi de développement, comme elles ont leur langage spécifique, elles traduisent aussi des aspects communs de la vie sociale, de ce que Marx appelait la pratique sociale particulière à une époque. Mais il y a plus aujourd’hui. Il semble que les phénomènes sociaux tendent à s’universaliser, à devenir plus généralement humains en même temps qu’ils sortent de la stagnation et qu’ils sont entraînés à un rythme rapide de transformation. Dans Le Capital, Marx en faisait déjà la constatation pour les techniques, le métier, le mode social de production. Il y voyait l’origine de la technologie comme science : e « […] jusqu’au XVIII siècle, les métiers particuliers portaient le nom de “mystères”, dans les arcanes desquels ne pouvaient pénétrer que ceux que l’on voulait bien initier par l’expérience et la pratique. La grande industrie déchira le voile qui cachait aux hommes leur propre mode social de production […]. Les formes bigarrées, stéréotypées, sans liaison apparente, du procès social de production, firent place à

des utilisations de la science bien logiques, systématiquement groupées d’après le but particulier poursuivi […].» C’est le même aspect de groupement, de systématisation, d’utilisation logique et coordonnée que nous retrouvons dans les expériences contemporaines de planification. La où, comme en URSS, la pratique des grands plans a triomphé, on passe d’un effort isolé, incomplet, hésitant, à un effort d’ensemble, systématiquement poursuivi, et qui s’applique non seulement aux faits techniques et économiques, mais aux faits politiques, sociaux, culturels, à toute la vie sociale. Le plan constitue bien la forme nouvelle, consciente, de l’expérience sociale : une expérience au sens propre. Car le plan n’est pas seulement application pratique, effort de transformation. Il suppose une prévision. Il implique une théorie et il mène à une théorie. Toujours les faits démentent partiellement les prévisions du plan. Comme l’expérience physique, l’expérience sociale apporte du nouveau, rend nécessaires des retouches et peut même modifier des aspects importants des vues théoriques. Dans le plan, les rapports de la théorie et de la pratique sociales se précisent. Il faut déjà un certain niveau de pensée sociale pour transformer systématiquement la réalité sociale. Par cette transformation, les diverses expériences sociales se perfectionnent. Le système de l’expérience sociale s’élargit et s’unifie, la pensée sociale se développe en science sociale. En très peu de temps, l’expérience physique a bouleversé notre conception de la réalité matérielle et renouvelé les cadres de la pensée physique. Ce sont essentiellement nos fonctions intellectuelles qui s’en sont trouvées modifiées. Une expérience sociale devenue consciente transformera la réalité sociale ; elle transformera en même temps l’homme, l’esprit de l’homme. C’est

alors l’ensemble des fonctions psychologiques qui se trouveront mises en jeu : relations interpersonnelles, personnalité, volonté, sentiment, attitude sociale. Non seulement le rythme des changements sera plus rapide, mais les changements seront orientés. A travers cette nouvelle forme d’expérience sociale, par une science sociale appliquée, l’homme fera plus consciemment sa propre histoire psychologique. La validité et l’autonomie d’une discipline se justifient par l’authenticité et la spécificité de sa matière. La psychologie animale s’est précisée et développée quand elle a étudié systématiquement les comportements, naturels ou expérimentalement provoqués, des diverses espèces animales. La crise actuelle de la psychologie humaine vient de ce qu’elle n’a pas assez explicité sa matière spécifique : les comportements de l’homme dans son milieu humain. Les comportements spécifiques de l’homme sont, nous l’avons vu, les œuvres et les institutions qu’il a successivement élaborées au cours de son histoire. C’est à l’étude de cette matière que nous conduit Meyerson, et c’est là que réside l’originalité et aussi la richesse de cette nouvelle psychologie. Cette matière, qui comprend toutes les œuvres de l’homme, a déjà été classée et à moitié élaborée par les différentes disciplines humaines : linguistique, droit, sciences historiques, etc. Le psychologue peut mettre ainsi à profit toutes ces analyses en y cherchant son propre bien. Nécessairement, son entreprise doit être historique car rien ne saurait justifier une limitation à l’homme d’aujourd’hui. De plus, l’analyse même de l’homme d’aujourd’hui – des œuvres d’aujourd’hui, de la pensée d’aujourd’hui – est impossible sans celle des œuvres du passé : l’histoire de la linguistique a montré combien l’étude du passé enrichit l’analyse du présent. Pour retrouver les fils dans un tissu serré, il faut souvent commencer par les chercher là

où ils se trouvent séparés. Et il n’est pas inutile non plus de voir où un fil commence, où il finit, à quoi il est noué. Mais l’homme n’a jamais œuvré seul : il a toujours travaillé dans le groupe, par et pour le groupe. Il n’y a pas de psychologie individuelle séparée d’une psychologie sociale et inversement ; pas plus qu’il n’y a d’homme en soi, éternel, indépendant d’un milieu social, technique ou spirituel. Le travail du psychologue consiste à rechercher la nature des efforts spirituels de l’homme dans un milieu donné, milieu dont, par ailleurs, il lui faut discerner et préciser la structure. Tout dans les comportements et dans l’esprit de l’homme est fait de ces interactions. L’explication sociale comme l’explication psychologique doit démêler dans chaque cas le détail des contextes. L’étude de l’homme est ainsi solidement enracinée dans le concret. Toutes les généralisations qu’elle pourra faire seront fondées sur cette expérience humaine authentique qu’est l’histoire des tâches et des œuvres. En comparant les efforts divers, le psychologue découvre le permanent et le changeant, le commun et le différent, les règles ou les lignes de changement, les commencements, les fins, les transformations, les fusions, les séparations. C’est cette histoire complexe et prenante de l’esprit humain que nous montre la psychologie comparative. Ignace Meyerson n’en a pas seulement clairement défini la méthode et l’objet. En l’appliquant à l’étude de la personne, il en a fait voir toute la fécondité. Mais la psychologie de Meyerson nous enseigne quelque chose de plus. En nous montrant que l’homme se fait et s’est fait, elle nous dit qu’il est responsable de son destin spirituel comme de son destin social. Il construit l’un et l’autre en même temps.

1. Les Fonctions psychologiques et les Œuvres, Paris, 1948 ; cf. « Discontinuités et cheminements autonomes dans l’histoire de l’esprit », Journal de Psychologie, 1948, p. 273. Nous avons mis à profit également des conférences d’I. Meyerson à l’École des hautes études et au Centre de synthèse en 1948 et 1949, et notamment un exposé sur l’expérience sociale.

Aspects de la personne dans l’œuvre de Jules Renard Qui fut cet homme nommé Jules Renard ? Comment l’identifier ? En scrutant les divers visages que, de sa naissance à sa mort, présente sa biographie ? Mais comment repérer, dans la trame de son existence, le fil qui unit le petit Poil de Carotte de son enfance, isolé dans la haine de sa mère, au jeune homme de lettres parisien, courant théâtres, salons, cénacles pour y forcer la gloire tout en restant fidèle à sa mission d’écrivain, à sa conception presque ascétique du métier des lettres, et, à l’âge mûr enfin, au père de famille revenu, comblé d’honneurs, vivre et mourir au pays natal comme maire de sa commune ? Peut-être est-ce dans ses œuvres, récits, romans, drames, qu’il faut chercher le vrai Renard ? Lui-même nous y invite quand il écrit : « J’ai trop mis de ma personne dans mes livres. » Le rapport cependant de l’auteur à ses ouvrages n’est ni simple ni univoque. L’écrit n’est pas pour l’écrivain un miroir où il se reflète, mais un dur travail où sans cesse il se cherche et se perd : en écrivant, il se fabrique, « se rectifie », comme le dit Renard, et aussi bien, à force de se mettre dans ses livres, il se retrouve vidé, sans plus savoir qui il est ni où il se tient, « rongé comme un os », constate encore

Renard. En observant les autres, sur le vif, autour de lui, l’écrivain prélève des morceaux d’humanité pour en nourrir personnages et récits. Ses choix ne sont pas opérés au hasard ; ils sont d’emblée littéraires, orientés vers l’écrit qu’ils préparent, marqués par le style de l’écrivain, sa « manière », comme la figure tracée par la main du peintre traduit sa vision plastique. Entre ce qu’un auteur projette de lui-même dans les personnages auxquels il prête vie et ce que, à travers l’expérimentation littéraire, il emprunte à autrui pour l’intégrer à sa propre existence, la frontière est aussi floue qu’entre le fictif et le réel dans un récit ou un roman. Dans ses livres comme dans sa vie, le vrai Renard est introuvable. Reste le journal intime. N’est-il pas ce lieu secret où chacun, jour après jour, peut consigner ce qu’il est seul à savoir de lui-même parce que, loin des feux de la rampe, il n’a plus à jouer son personnage, mais à témoigner sans complaisance de ce qu’il est ? « Avec ma lanterne, confie Renard dans son Journal, j’ai trouvé un homme : moi. Je le regarde. » Cet homme que Renard a trouvé et qu’il appelle moi, il l’examine du même regard qu’il porterait sur tout autre homme (je le regarde) et la lanterne qu’il brandit ne diffuse pas d’autre lumière que cet éclairage littéraire qu’il s’efforce, comme romancier, de mettre au point. Le journal intime permet à Renard de se penser, de se poser par rapport aux êtres de chair et de sang qu’il lui est donné d’observer et auxquels il va donner forme et consistance en les transposant, dans l’écriture qui lui est propre, en personnages de fiction romanesque. Renard sait bien que son journal intime, comme ses livres, est destiné à la lecture : œuvre littéraire, il est écrit pour être lu. C’est le journal d’un écrivain qui réfléchit sur son métier, s’y exerce en se confrontant lui-même aux figures dont il trace le portrait, qui se met, comme auteur et individu humain, à l’épreuve de ses procédés d’écriture. Pas plus que la

biographie ou les œuvres, le journal intime n’a le privilège de livrer, dans une prétendue transparence de l’écrivain à lui-même, les clés de ce que fut son « moi ». Il n’y a pas de voie royale, directe, immédiate, pour accéder à la personne. Il faut procéder par détours et tâtonnements ; on suit des traces, on marque des points de repère en recoupant et rapprochant des témoignages d’ordre divers, dans la vie et dans les textes. Chacun, pour mener l’enquête, doit construire son itinéraire comme un enfant rassemble, pour en faire une image, les pièces dispersées d’un puzzle. Mais d’un puzzle qui ne serait jamais achevé, qui ne déboucherait sur aucune figure unique et stable. Gabrielle Hirzel n’a pas intitulé sa recherche « La personne de Jules Renard », mais Aspects de la personne dans l’œuvre de Jules Renard. Elle était à bonne école pour savoir qu’en chacun de nous la personne sans cesse se fait et se défait, que nous ne sommes jamais achevés et n’existons, au plus intime de nous-mêmes, que dans les rapports mouvants et divers qui nous lient et nous opposent aux autres. C’est pourquoi, quand nous cheminons dans le sillage de G. Hirzel, profitant des lumières qu’en confrontant sa vie, ses œuvres, son Journal, elle jette sur les traits qui lui semblent, dans la physionomie de Jules Renard, les plus significatifs, nous avons l’impression qu’elle nous parle aussi d’elle-même. Comme si, pour aller vers Renard, il fallait, à travers la curiosité que ce personnage singulier lui inspire, mêler les aspects de la personne chez celle qui conduit l’enquête et celui qui en est l’objet. Non plus Jules Renard « tel qu’en lui-même », mais Renard dans le rapport que Gabrielle Hirzel établit avec lui, en même temps qu’avec sa propre vie et son écriture poétique.

Au départ donc, trois pôles : la vie, les œuvres de fiction, le Journal, se distinguant et se répondant en écho, par des effets multiples de miroir. A l’arrivée, deux personnes, semblables et différentes, dont l’une révèle certains de ses aspects en réfléchissant sur l’autre. Mais l’enquête de G. Hirzel sur Jules Renard fait intervenir une troisième personne, sans laquelle le texte que l’on va lire ne serait pas ce qu’il est : Ignace Meyerson. C’est lui qui, dans Les Fonctions psychologiques et les Œuvres, dans ses articles, dans le colloque consacré à ces problèmes, a inlassablement traqué la personne, retracé son histoire, exploré ses frontières mouvantes, ses dimensions multiples, souligné ses complexités et son inachèvement. C’est lui aussi qui a dirigé et orienté, dans le cadre d’un diplôme de l’École des hautes études, la recherche de Gabrielle Hirzel. L’auteur lui a dédié son ouvrage. En exergue elle a écrit : « A Ignace Meyerson, un maître. » Un maître et non, comme on aurait pu s’y attendre, mon maître. Le remplacement du possessif par l’article indéfini n’est évidemment pas fortuit. Il jette une vive lumière sur la personne de Meyerson, sur celle de G. Hirzel, sur leur rapport. Meyerson ne s’est jamais voulu le maître à penser de quiconque ; il ne jouait pas les gourous ; et Gabrielle Hirzel, dans l’admiration qu’elle éprouvait pour lui, est toujours demeurée dans sa propre ligne ; au cours de son travail, elle n’a cherché ni à répéter, ni à imiter, ni à commenter, mais à rester fidèle à ce que lui dictaient sa sensibilité et son expérience de vie. Meyerson était un savant et un professeur. Il mettait sa pensée et son savoir à la disposition d’autrui. Convaincu que telles étaient sa tâche et sa mission, il faisait confiance à ceux qui venaient l’écouter pour s’attacher à lui et à son enseignement ; il les confortait dans le sentiment que le métier de chercheur, pour avoir ses contraintes et ses exigences, n’en était pas moins à leur portée à condition qu’ils le

veuillent. Pour beaucoup, cela signifiait, avec des curiosités et des intérêts nouveaux, un horizon élargi, une mutation intérieure, une façon différente de se situer face aux autres et à soi-même. Dans la relation avec « un maître » s’amorçait un changement de la personne. Et dans ce changement se faisait jour une sensibilité plus fine et plus sûre, une écoute plus attentive aux aspects de la personne chez autrui. Ce vœu pour terminer : que les lecteurs profitent de l’expérience qu’a vécue Gabrielle Hirzel quand elle est partie sur les traces de Jules Renard, jouant des interférences entre la personne de cet auteur, la sienne, celle du maître. Ils comprendront mieux les mots de Meyerson sur lesquels se ferme ce travail : « On passe sa vie à se fabriquer et à se défaire. »

Sur l’Anthropologie de la Grèce antique Peu de temps avant sa mort, Louis Gernet avait formé le projet de réunir en volume une série d’études parues dans diverses revues. Pour fixer son choix, il avait dû tenir compte, non seulement de l’importance relative qu’il attribuait à ses écrits, mais d’autres facteurs d’ordre circonstanciel : dimension restreinte de l’ouvrage prévu, difficulté ou impossibilité de se procurer les textes originaux, caractère plus ou moins spécialisé des périodiques qui les avaient publiés et dont certains, relevant de disciplines comme la sociologie ou la psychologie, n’étaient connus ni du grand public ni des hellénistes. Finalement, Louis Gernet avait retenu les huit contributions suivantes qu’il avait lui-même revues, corrigées, complétées : « L’anthropologie dans la religion grecque », « La notion mythique de la valeur en Grèce », « Dolon le loup », « Droit et prédroit en Grèce ancienne », « Le temps dans les formes archaïques du droit », « Horoi hypothécaires », « Sur le symbolisme politique : le foyer commun », « Les origines de la philosophie ». A ces huit études, qui figurent dans Anthropologie de la Grèce antique (1968) avec les modifications apportées par l’auteur, nous

avons cru devoir en ajouter neuf autres, publiées sans changement dans leur version première. Pourquoi cet élargissement d’un projet dont nous avions souvent discuté avec notre maître, mais qui nous est apparu, après sa disparition, à l’image de ce qu’il était lui-même, trop modeste ? C’est que tout un aspect de l’œuvre de Louis Gernet – nous dirions volontiers, si les multiples dimensions de sa recherche n’étaient si étroitement solidaires, l’aspect le plus important – a été et demeure méconnu. Pas plus que son ami Henri Jeanmaire, qui a comme lui contribué à renouveler en France les études grecques, Gernet n’a fait carrière. Cet homme qui avait tant de choses à transmettre, et qui aurait pu former tant d’élèves, a passé presque toute sa vie à enseigner le thème et la version grecs à la Faculté des Lettres d’Alger. Il avait plus de soixante-cinq ans quand il put venir à l’École pratique des hautes études pour parler de ce qui lui tenait à cœur et qu’il était le seul à pouvoir dire. Nous étions une poignée à suivre ses séminaires, la plupart non hellénistes. Durant toutes ces années, chaque jeudi matin fut pour nous jour férié, jour de grande fête intellectuelle. Nous voyions arriver, d’un pas vif et allègre, ce vieil homme plein de jeunesse, haute stature, beau visage encadré d’une barbe bien taillée, comme si venait à nous, tel qu’on peut le voir au musée d’Athènes, le grand Poséidon, arborant en signe de nonconformisme le noir chapeau rond à la Blum et la cravate Lavallière. Pas une note, quelques références jetées sur un feuillet. Droit pénal, testament, propriété, guerre, légendes et culte de héros, famille et mariage, orphisme et sectes religieuses, tragédie… – qu’importaient les thèmes ? Quels qu’ils fussent, Gernet était à son affaire, dans son sujet, parce qu’il était chez lui en Grèce ancienne, à la façon d’un ethnologue qui, parti dès l’âge d’homme explorer une terre

lointaine, ne l’aurait plus jamais quittée et en comprendrait le peuple à la fois du dedans et du dehors, avec le double regard de l’indigène et de l’étranger. Gernet avait tout lu ; dans tous les domaines de l’hellénisme, son savoir apparaissait sans défaut. Cette science nous dépassait sans jamais nous écraser, nous paralyser. Pas l’ombre d’une pédanterie chez ce savant qui ne tenait l’érudition que pour un moyen, un outil pour poser correctement les problèmes et inventer chaque fois des réponses mieux ajustées. Nous débattions librement de tout devant lui ; et je ne vois pas de plus grand éloge à faire de ce maître que celui-ci : nul d’entre nous jamais n’a redouté de perdre la face par une sottise ou une erreur. Il reprenait, rectifiait, informait. Mais c’était vétilles à ses yeux que ce genre de fautes. La recherche qu’il poursuivait continûment devant nous visait au-delà. A travers l’analyse, précise et fine, des institutions, des œuvres écrites, des documents, la question que Louis Gernet ne cessa de poser au monde ancien nous concerne de façon directe ; elle nous met nous-mêmes en cause : pourquoi et comment se sont constitués ces formes de vie sociale, ces modes de penser où l’Occident situe son origine, où il croit pouvoir se reconnaître et qui servent aujourd’hui encore à la culture européenne de référence et de justification ? Envisagé de ce point de vue, ce qu’on appelle traditionnellement l’« humanisme » se trouve remis à sa place, situé historiquement, relativisé. Mais, dépouillée de sa prétention à incarner l’Esprit absolu, la Raison éternelle, l’expérience grecque retrouve couleur et relief. Elle prend tout son sens dès lors que, confrontée aux grandes civilisations différentes, comme celles du Proche-Orient, de l’Inde, de la Chine, de l’Afrique et de l’Amérique précolombienne, elle apparaît comme une voie, parmi d’autres, dans laquelle l’histoire humaine s’est engagée.

Louis Gernet était mieux armé que quiconque pour mener son enquête dans cette ligne. Philosophe et sociologue autant qu’helléniste, il appartenait à la génération des Hertz, Mauss et Granet, qui furent tous de ses amis et dont il avait l’envergure intellectuelle. Qu’on relise son premier article, de 1909, sur e e l’approvisionnement d’Athènes en blé aux V et IV siècles, ou sa thèse de doctorat sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, si fortement marquée par l’influence durkheimienne, qu’on les compare aux études qu’au soir de sa vie il faisait paraître dans le Journal de Psychologie, on y retrouvera ce double et constant souci : partir des réalités collectives, à tous les niveaux, en cerner la forme dense, en bien mesurer le poids social, mais ne jamais les séparer des attitudes psychologiques, des mécanismes mentaux sans lesquels ni l’avènement, ni la marche, ni les changements des institutions ne sont intelligibles. Dans le compte rendu qu’il consacrait, dans L’Année sociologique, au travail de Gernet sur le ravitaillement en blé, Simiand soulignait l’intérêt d’une recherche qui ne se contente pas d’une simple description des faits, mais retient, comme partie intégrante du service économique étudié, « une certaine somme d’états psychologiques collectifs, un certain ensemble d’idées complexes et spéciales que les Athéniens se sont faites du rôle de leur cité dans l’approvisionnement ». Dans un rapport qu’il rédigeait, entre 1907 et 1910 à la Fondation Thiers, pour résumer l’orientation des travaux qui devaient aboutir à sa thèse, Louis Gernet écrivait : « Je conçois ce travail comme une étude de philologie et de droit. Les textes sont assez abondants et assez limités. Ce droit attique est suffisamment original pour qu’on puisse aboutir à des résultats vraiment intéressants et généraux. Quel rapport y a-t-il entre le mot et le concept ? Comment s’explique l’indétermination si souvent observée dans la terminologie juridique

des Grecs, et si souvent opposée à la sûreté rigoureuse de la terminologie latine ? Comment une langue juridique s’est-elle constituée ? Comment les mots de la langue commune se sont-ils spécialisés dans cette fonction ? Comment se sont opérés les changements de sens, les changements du vocabulaire, et dans quelle mesure les uns et les autres correspondent-ils à la transformation, à l’abandon ou à la naissance de certaines idées juridiques et morales ? Enfin, s’il y a bien une histoire des concepts connotés par les mots, quel profit peut-on tirer de l’étude du vocabulaire pour la connaissance de la psychologie juridique des e e Athéniens du VI au IV siècle ? et par exemple des notions “préjuridiques” contemporaines de la vengeance privée et de la famille souveraine ? Que reste-t-il – à scruter l’emploi des mots – qui soit encore conscient ou implicite dans les idées collectives que se font du droit ou des droits les Athéniens de l’époque classique ? Voilà les principales questions que j’aurai en vue… Enfin, convaincu de l’intérêt qu’offrirait, pour mon travail, un examen comparatif, j’étudierai certains faits suggestifs de la terminologie des droits les plus voisins du droit grec. J’ai commencé l’étude du sanscrit : la 1 connaissance directe des codes hindous me serait précieuse » . Pour mener à bien cette tâche dans l’étude du monde ancien, il fallait que se trouvent réunis chez le même savant le point de vue propre au spécialiste et une perspective plus large, situant l’objet de sa recherche dans l’ensemble de la vie sociale et spirituelle des Grecs, l’intégrant à cette totalité que forme une civilisation. Gernet était un spécialiste en chaque domaine, un maître en philologie, en science du droit, en histoire sociale et économique, un de ceux aussi qui ont le plus finement et le plus profondément pénétré les formes de la religiosité grecque. Familier des débats philosophiques comme de ceux du tribunal, pratiquant les œuvres des poètes comme des

historiens ou des médecins, Gernet pouvait chaque fois envisager l’homme grec total, tout en respectant la spécificité des divers domaines de l’expérience humaine, leur langue et leur logique propres. Aussi les corrélations qu’il établit entre les différents faits de civilisation ne se présentent-elles jamais sous forme simplement d’influence ou de correspondance, mais aussi comme des dissonances, des décalages, des contradictions se manifestant à l’intérieur d’un même système, lui donnant le mouvement et la vie. Ce volume vient à son heure. D’abord parce que, après la réédition de Droit et Société en Grèce ancienne – où se trouvent rassemblées les études proprement juridiques de l’auteur –, un autre volet de son œuvre est ainsi rendu accessible au public. Mais aussi pour une raison plus profonde. Au moment où l’on a pu envisager l’effacement de l’homme comme objet de science et écrire que, « de nos jours, on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme 2 disparu », la recherche de Louis Gernet prend à nos yeux valeur exemplaire. Ce qui intéresse ce sociologue, qui est aussi un historien, ce sont moins les systèmes constitués que la façon dont ils se sont successivement construits, modifiés, décomposés : les périodes de crise, les mutations, les ruptures, les innovations dans tous les domaines et sur tous les plans de la vie sociale. Ces faits de changement, brusques et profonds, qu’ils soient d’ordre technique, économique, politique, religieux, scientifique ou esthétique, comportent toujours une dimension proprement humaine. On ne saurait comprendre leur dynamique que si on s’interroge, non certes sur l’Homme, mais sur la mentalité particulière des hommes, des groupes humains qui les ont mis en œuvre, si on cherche à pénétrer ce que furent leurs modes de pensée, leurs cadres et outils intellectuels, leurs formes de sensibilité et d’action, leurs catégories psychologiques – au sens que Mauss donnait à ce terme. Louis

Gernet apporte sur ce point une démonstration décisive quand il examine en Grèce ancienne toute une série de « tournants » où les mutations mentales et les changements sociaux apparaissent en liaison dialectique : avènement du droit à partir du prédroit, création de la monnaie et dégagement du plan de l’économie à partir de comportements qui impliquent une notion mythique de la valeur, naissance de la cité et d’une pensée politique, origine de la philosophie. Dans cette France de mai 1968 où tant de choses brusquement ont changé, tant de nouveautés surgi, que nul n’aurait pu prévoir, le travail de Louis Gernet, même s’il concerne un très lointain passé, n’en constitue pas moins, par sa démarche et son projet anthropologiques, un ouvrage pleinement actuel.

1. Ces textes sont cités par Georges Davy, Hommage à Louis Gernet, Paris, 1966. 2. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, 1966, p. 353.

Les Grecs sans miracle de Louis Gernet Ce livre intitulé Les Grecs sans miracle (1983) paraît pour le centenaire de la naissance de celui qui fut notre maître, vingt ans après sa mort, quinze ans après la publication par nos soins, chez Maspero, de l’Anthropologie de la Grèce antique. Qu’en est-il de ce second volume ? Vient-il tout bonnement s’inscrire dans la même ligne que le premier, comme sa simple suite ou son prolongement ? Je ne le crois pas, et pour plusieurs raisons. La première tient à la composition même de l’ouvrage, à son contenu, au caractère des documents que Riccardo Di Donato a rassemblés. En dehors de quatre études réunies sous le titre « Varia », et qui auraient pu aussi bien trouver place dans notre recueil, parce qu’elles sont conformes aux critères qui avaient dicté notre choix, tous les textes ici présentés sont de nature différente et leur regroupement en un même ensemble ouvre sur la personne et sur l’œuvre de Louis Gernet une perspective nouvelle. Ils invitent en quelque sorte le lecteur à se déplacer par rapport à ce qu’il peut connaître des travaux de ce savant, à se situer ailleurs pour les examiner d’un autre point de vue, avec un regard neuf. Ces textes s’échelonnent du début du siècle jusqu’en 1960, peu avant la mort

de leur auteur. Ils comprennent, d’une part, des inédits, d’intérêt majeur, que R. Di Donato a retrouvés entièrement rédigés dans les papiers que notre maître a laissés. Ensuite, des comptes rendus, des études critiques à travers lesquels nous pouvons suivre, comme si nous marchions dans ses pas, la façon dont Louis Gernet a réagi aux grandes œuvres qui ont marqué, au long d’un demi-siècle, le cours des études grecques, en France et à l’étranger, dans les domaines de l’histoire économique, sociale, politique, juridique, religieuse et philosophique. C’est tout le champ d’une discipline en mouvement, avec ses orientations diverses, dont nous saisissons, dans et par ces textes, les enjeux, scientifiques et idéologiques. Au terme du volume, sous le titre « Politique et culture », on trouvera les écrits de Gernet, jeune militant socialiste avant la Première Guerre mondiale, puis doyen de la Faculté des Lettres d’Alger s’engageant comme homme public, pendant les épreuves de la Seconde Guerre, avec la même rigueur et la même modestie qui étaient celles de l’universitaire et du savant ; enfin, au soir de sa vie, prenant parti, en dépit du scandale et des risques, face aux événements, pour lui insupportables, de la guerre d’Algérie. Pourquoi cette association de textes en apparence si divers ? Qu’est-ce qui justifie, en dehors de l’intérêt particulier qu’on porte au savant helléniste, leur regroupement et leur publication ? Quel est le fil qui, dans la trame de ces différents écrits, les lie assez fortement les uns aux autres pour donner à leur ensemble une signification et une valeur exemplaires ? En bref, à quelle exigence d’ordre général, au-delà de la personne de Gernet et peut-être même de son œuvre, répond le volume tel qu’il est publié aujourd’hui ? Nous touchons ici au second type de raisons qui explique, dans la présentation du volume, l’écart entre l’Anthropologie de la Grèce antique et Les Grecs sans miracle. Ce qui, entre-temps et de l’un à

l’autre, a changé, c’est d’une certaine façon Gernet lui-même : je veux dire que, sous nos yeux, des années soixante aux années quatre-vingt, le statut de son œuvre scientifique s’est modifié ; on pourrait presque parler, à leur sujet, d’une sorte de mutation. Avec le recul, la recherche de Gernet est venue occuper, aux points stratégiques des débats en sciences humaines, la place qui lui revient. Pour l’historien des idées, elle prend aujourd’hui, associée à celle d’autres hommes de sa génération qui furent ses amis, figure de modèle, non seulement dans le domaine des études classiques qu’elle a contribué à redéfinir et à réorienter, mais plus généralement dans la perspective d’une histoire intellectuelle de la France, durant e la première moitié du XX siècle. Ce qui, dans la mouvance de l’école sociologique française, unissait toute une cohorte de savants de spécialités diverses et leur donnait, par-delà leurs traits individuels, comme une facture commune, un style de pensée et une forme morale analogues, c’était dans un même horizon l’adhésion à un système de valeurs qu’on peut appeler démocratiques, une conception rigoureuse et ouverte du travail de recherche, la conscience très vive du poids des réalités sociales à tous les niveaux de l’histoire, un renouvellement en profondeur de l’image de l’homme. Pour ne parler que de Gernet, à travers lui, sans que ses contemporains hellénistes en aient eu conscience, le passage s’est opéré, avec toutes ses implications et ses conséquences, de l’humanisme traditionnel – celui du miracle grec – à une anthropologie historique. Sur ce décalage entre Gernet et ses collègues comme sur la distance, pour l’appréciation de son œuvre, entre hier et aujourd’hui, on me permettra, en évoquant mes souvenirs, d’apporter un témoignage. Peu après la mort de Gernet, j’ai retrouvé, corrigés, complétés, classés dans un dossier tout prêt, des textes qu’il était

sur le point de confier à une célèbre maison d’édition qui, m’avait-il dit, attendait pour le publier qu’il lui ait remis ce dossier. Aux discussions que nous avions eues à plusieurs reprises sur le choix des écrits et l’ordre de leur présentation, on pouvait juger de l’importance que leur auteur accordait à cet ensemble, où il voyait sans doute comme son testament intellectuel. J’allai donc porter les textes avec, de la main même de Gernet, le plan du volume, au directeur de la maison qui exerce sur les publications relatives à l’Antiquité classique, sinon un entier monopole, du moins une régence incontestée. C’est pour elle que Gernet avait mis au point naguère ses éditions d’Antiphon, de Lysias, et les quatre volumes des plaidoyers civils de Démosthène. J’avais le sentiment de déposer entre les mains de son directeur le cadeau très précieux qu’il attendait de mon maître ; à l’avance, j’imaginais sa joie et sa reconnaissance. Je dus déchanter. Avec une bonhomie ironique, on m’expliqua que Gernet était un original, sympathique certes, un peu farfelu, mais que ses travaux ne pouvaient intéresser personne. Qui lirait ce livre ? J’essayai de plaider. En dehors des hellénistes, il y avait les sociologues, les historiens, les jeunes, le grand public même… On me concéda à la fin que, lesté d’une bonne préface, le livre pourrait peut-être voir le jour, « à frais d’auteur » bien entendu. Je quittai le bureau directorial moins scandalisé par l’ingratitude à l’égard d’un collaborateur qui avait si longtemps payé de sa personne, en apportant sa contribution à l’édition savante des textes anciens, qu’abasourdi par la révélation du fossé, que je soupçonnais sans en imaginer l’ampleur, entre le vrai Gernet et l’image qu’on s’était forgée de lui dans l’institution des études classiques et dont les remarques de ce directeur n’avaient fait que me présenter le reflet. Je savais que la thèse de 1917 sur l’évolution des idées morales et juridiques, considérée aujourd’hui par les meilleurs

savants comme un ouvrage fondamental et novateur, incomprise lors de sa soutenance et de sa publication, n’avait rencontré en France qu’indifférence ou critique. Je savais d’expérience que ses e cours à la VI section de l’École pratique des hautes études n’avaient jamais rassemblé qu’une poignée d’auditeurs, la plupart non hellénistes. Mais c’est alors seulement que je pris la mesure de ce qui séparait Gernet de l’establishment universitaire, de cette « différence » qui l’avait écarté de Paris, où il ne put revenir qu’en fin de carrière, par la petite porte, et qui avait fait de lui, dans l’hellénisme, un marginal dont on voulait bien reconnaître la compétence à condition de la limiter à l’histoire du droit grec, mais dont on ignorait souverainement, pour le reste, la contribution à la connaissance de la Grèce. Marginal pour marginal, je décidai d’apporter le dossier à François Maspero et lui proposai, tant qu’à faire, d’élargir le projet en y incluant toute une série d’autres articles que Gernet avait publiés dans des revues plus ou moins confidentielles et qui me semblaient propres à faire mieux connaître une œuvre tenue, dans ses aspects essentiels, sous le boisseau. Sans hésiter une seconde, François Maspero accepta d’enthousiasme. Le livre, Anthropologie de la Grèce antique, savant et érudit sans pédantisme, subtil et nuancé dans la transparence d’une langue simple, était le contraire d’un ouvrage facile. Ce fut un beau succès de librairie. On l’a beaucoup et bien lu, à l’étranger comme en France. Il a fait son trou bien au-delà du territoire des études classiques. Vite épuisé, plusieurs fois réédité, il a fait l’objet de traductions en langues anglaise, espagnole et italienne. L’ampleur de son impact peut s’évaluer au nombre et à la qualité des études qu’à l’occasion de sa publication on lui a consacrées, en

Angleterre et en Italie notamment, comme aux séminaires, articles, thèses même qui ont pris son œuvre comme thème de recherche. Le problème n’est donc plus aujourd’hui de rendre accessibles au public, comme on expose un trésor caché, des textes que leurs conditions premières de parution avaient relégués dans l’ombre. Gernet n’est plus ignoré. La valeur de l’œuvre étant désormais proclamée, son importance reconnue, il s’agit de l’aborder autrement, en historien autant et plus qu’en helléniste, en s’interrogeant sur les conditions de son développement, sur la ligne qu’elle a suivie dans sa progression interne, les influences subies, la place qu’elle occupe dans le champ de l’hellénisme, les changements de perspectives qu’elle y a opérés, les types de problèmes qu’elle s’est posés au départ, les objectifs à long terme qui ont constitué l’horizon de cet itinéraire intellectuel. Telles sont les tâches que s’est fixées R. Di Donato. Le recueil qu’il présente aujourd’hui constitue une des pièces du dossier, un élément de son enquête. On y reconnaîtra plusieurs lignes de force. La première touche à l’un des traits les plus frappants de cette biographie intellectuelle jalonnée, chez cet universitaire, par soixante ans d’écrits ininterrompus. On y perçoit à chaque moment et presque dans chaque texte les liens qui unissent dans une même vocation de recherche une forme de rationalisme intransigeant et lucide, une éthique personnelle sans compromis, un large esprit d’ouverture au social, une attitude politique de principe et une certaine façon de se situer, comme personne et comme savant, par rapport à la tradition grecque, choisie comme thème de réflexion et d’étude. La deuxième concerne l’insertion de Gernet dans son époque et son milieu, son appartenance à une génération elle-même enracinée dans une longue lignée d’intellectuels français, dont la place, la

fonction, le statut sont particuliers à notre pays, et qui ont joué, en partie pour ces raisons, un rôle majeur au début du siècle dans l’avènement des nouvelles sciences de l’homme, en dépassant les frontières qui séparaient l’histoire, la sociologie, la psychologie, et en jetant bas celles qui, isolant l’hellénisme de ces disciplines autant que de l’orientalisme et de l’ethnologie, en faisaient, suivant la formule de Gernet, « comme un empire dans un empire ». Le dernier ordre de questions que soulève ce recueil touche à l’essentiel : dans cette œuvre, vaste et diverse, quel est l’axe autour duquel gravite la réflexion, quel est le problème central qui lui donne son sens ? La postface de R. Di Donato fait écho sur ce point à ce qui, de façon dispersée, se donne à lire dans les textes. R. Di Donato explicite la « clé de lecture » que Louis Gernet n’a pas ouvertement formulée et qui livre l’accès aux multiples voies dans lesquelles ce savant a engagé le cheminement de son enquête. Ce qui intéresse Gernet et dont il cherche, en particulier dans la légende grecque, les éléments de solution, c’est le passage, sur tous les plans, de ce qu’on peut appeler, socialement et mentalement, une préhistoire de la Grèce à une civilisation de la cité. Avènement du droit, création de la monnaie, institution du politique, émergence d’une éthique, naissance de la philosophie, de l’histoire, de la science, de la tragédie : autant de faits qui témoignent d’une seule et même « révolution » et dont l’examen permet de mieux saisir comment s’est opérée la transition d’un univers intellectuel – qu’on peut dire en gros mythico-religieux – à un autre, tout différent, quelles que soient les survivances et les transpositions, et que Gernet appelle raison, ou intelligence critique, ou libre réflexion, ou encore esprit de tolérance. Le type de comportement social, d’attitude intellectuelle, de système de valeurs que représente la civilisation grecque apparaît

dans cet éclairage comme un événement singulier de l’histoire humaine, relevant, sinon de la pure contingence, du moins d’une entière relativité. Son apparition suppose un jeu complexe de conditions qui auraient pu ne pas se rencontrer ; son instauration recouvre toujours, derrière un apparent équilibre, des tensions, des zones d’ombre où les pratiques et les mentalités anciennes subsistent, prêtes à resurgir. Là où la raison semble avoir établi son règne, le fanatisme, la superstition, la démission de l’intelligence, la « barbarie », comme il est arrivé à Gernet de le dire, restent tapies à l’arrière-plan, menaçant de déferler. Ce à quoi Gernet était attaché de toutes ses fibres, ce qui rendait pour lui la vie vivable, qui justifiait l’homme, n’était pas un absolu, une vérité inscrite de tout temps dans la nature humaine ou imposée dès l’origine par décret divin. C’était, dans un combat aléatoire, une victoire sans cesse remise en cause et dont chacun de nous à chaque moment est responsable. Parce qu’elle incarne les valeurs de liberté et de raison dont le prix est d’autant plus grand qu’elles sont fragiles, précaires, inaccomplies, comme toute chose humaine, la Grèce de Louis Gernet n’est pas un héritage du passé que l’histoire aurait déposé, pour en assurer la conservation, entre les mains d’une élite savante, mais un enjeu, indéfiniment ouvert, dont l’issue se règle jour après jour, au prix d’efforts continus, sur la place publique comme dans le cabinet d’études.

L’homme grec Que voulons-nous dire au juste quand nous parlons de l’homme grec et en quel sens sommes-nous en droit de prétendre en dresser le portrait ? Le singulier déjà fait problème. D’Athènes à Sparte, de l’Arcadie, la Thessalie ou l’Épire aux cités d’Asie Mineure, aux colonies de la mer Noire, de l’Italie du Sud, de Sicile, retrouverait-on toujours et partout, derrière la diversité des situations, des genres de vie, des régimes politiques, un même modèle d’homme ? Et ce Grec, dont on cherche à fixer l’image, serait-ce celui des temps archaïques, le héros guerrier chanté par Homère, ou cet autre, à tant d’égards différent, qu’au IVe siècle Aristote définit comme un « animal politique » ? Même si les documents dont nous disposons nous ont conduits à centrer l’enquête sur la période classique et à braquer le projecteur le plus souvent sur la cité d’Athènes, le personnage qui se dessine au terme de l’étude présente moins une figure unique qu’un visage éclaté en une multiplicité de facettes reflétant les divers 1 points de vue que les auteurs de cet ouvrage ont choisi de privilégier. On découvrira ainsi, défilant tour à tour suivant l’angle de vision retenu, un Grec citoyen, religieux, militaire, économique, domestique, rustique, auditeur et spectateur, engagé dans des formes caractéristiques de socialité, cheminant de l’enfance à l’âge adulte au long d’un parcours imposé d’épreuves et d’étapes pour

devenir un homme pleinement homme, conforme à l’idéal grec de l’homme accompli. Dans cette galerie de portraits brossés par des savants modernes, la série des tableaux – même si chacun répond à une visée ou à une interrogation particulière : qu’est-ce pour un Grec qu’être citoyen, soldat, chef de famille… ? – ne compose pas une suite de pièces juxtaposées, mais un ensemble dont les éléments se recoupent ou se complètent pour former une configuration originale dont on ne trouve pas l’exact équivalent ailleurs. Construit par les historiens, ce modèle veut en effet dégager les traits caractéristiques des activités déployées par les Grecs anciens dans les grands domaines de la vie collective. Ce schéma n’est pas arbitraire : il s’appuie, pour la mettre en forme, sur une documentation aussi complète et précise que possible. Il n’est pas non plus « banal » dans la mesure où, délaissant les généralités sur la nature humaine, il s’attache à repérer ce que les conduites des Grecs comportent de particulier, la façon qui leur est propre de mettre en œuvre des pratiques aussi universellement répandues que celles qui relèvent de la guerre, de la religion, de l’économie, de la politique, de la vie domestique. Singularité grecque, donc. La mettre en lumière, c’est adopter d’entrée de jeu un point de vue comparatif et, dans cette confrontation avec d’autres cultures, placer l’accent, par-delà les traits communs, sur les divergences, les écarts, les distances. Distances par rapport à nous, d’abord, aux façons d’agir, de penser, de sentir, qui nous sont si familières qu’elles nous semblent aller naturellement de soi, mais dont il faut tenter de nous déprendre quand nous nous tournons vers les Grecs, pour ne pas bloquer la mise au point du regard que nous posons sur eux. Distances aussi

par rapport aux hommes d’autres temps que l’Antiquité, d’autres civilisations que la grecque. Mais peut-être le lecteur, s’il est prêt à nous concéder l’originalité du cas grec, sera-t-il tenté de déplacer l’objection et de nous interroger sur le mot homme. Pourquoi l’homme, et non la civilisation ou la cité grecques ? C’est, plaidera-t-il, le contexte social et culturel qui est soumis à des changements incessants ; l’homme adapte ses conduites à ces variations mais en lui-même il demeure identique. e En quoi l’œil du citoyen d’Athènes, au V siècle avant notre ère, serait-il différent de celui de nos contemporains ? Sans doute. Aussi n’est-ce pas de l’œil ni de l’oreille qu’il est question dans ce livre mais des façons grecques de s’en servir : la vision et l’audition, leur place, leurs formes, leur statut respectif. Un exemple pour me faire comprendre, dont on pardonnera ce qu’il comporte de personnel : comment pourrions-nous voir aujourd’hui la lune avec les yeux d’un Grec ? J’ai pu m’y essayer du temps de ma jeunesse, à mon premier voyage en Grèce. Je naviguais de nuit, d’île en île ; couché sur le pont je regardais, au-dessus de moi, le ciel où elle brillait, nocturne visage lumineux, étendant son clair reflet, immobile ou dansant, sur le sombre dos de la mer. Je m’émerveillais, fasciné de cette douce et étrange clarté qui baignait les flots endormis ; j’étais ému comme d’une présence féminine, à la fois proche et lointaine, familière et cependant inaccessible, dont l’éclat serait venu visiter l’obscurité de la nuit. C’est Séléné, me disais-je, nocturne, mystérieuse et brillante, c’est Séléné que je vois. Quand je regardais, bien des années plus tard, sur l’écran de mon téléviseur les images du premier explorateur lunaire, sautillant lourdement dans son scaphandre de cosmonaute sur le terrain vague d’une banlieue désolée, à l’impression de sacrilège que j’éprouvais se joignait le sentiment douloureux d’une rupture qui ne pourrait plus être réparée : d’avoir, comme tout le

monde, contemplé ces images, mon petit-fils ne saurait plus jamais voir la lune comme il m’était arrivé de le faire, en la regardant au miroir des yeux grecs. Le mot Séléné est devenu une référence purement érudite ; la lune, telle qu’elle apparaît dans le ciel, ne répond plus à ce nom-là. L’illusion pourtant est tenace qu’un homme étant un homme, si les historiens parvenaient à reconstituer parfaitement le décor dans lequel vivaient les Anciens, ils auraient accompli leur tâche et, à les lire, chacun se retrouverait dans la peau d’un Grec. Saint-Just n’était pas le seul, parmi les révolutionnaires, à s’imaginer qu’il lui suffisait de pratiquer à l’antique les vertus de simplicité, frugalité, inflexibilité, pour que le républicain de 1789 s’identifiât au Grec et au Romain. C’est Marx qui, dans La Sainte Famille, remet les choses au point : « Cette erreur apparaît comme tragique lorsque Saint-Just, le jour de son exécution, montrant le grand tableau des droits de l’homme accroché dans la salle de la Conciergerie, s’écrie avec une fierté justifiée : “C’est pourtant moi qui ai fait cela.” Mais justement, ce tableau proclamait le droit d’un homme qui ne peut être l’homme de la communauté antique, pas plus que les conditions d’existence économiques et industrielles ne sont celles de l’Antiquité. » Comme l’écrit François Hartog, qui cite ce passage : « L’homme des droits ne peut pas être celui de la cité antique. » Et pas davantage ne peuvent l’être le citoyen des États modernes, le fidèle d’une religion monothéiste, le travailleur, chef d’industrie ou financier, le soldat des guerres mondiales entre nations, le père de famille avec son épouse et ses enfants, l’individu privé dans sa vie personnelle intime, le jeune, courant aujourd’hui après l’âge adulte au long d’une adolescence qui n’en finit pas de durer. Cela dit, quelle doit être, en introduction à un ouvrage sur l’homme grec, la tâche du présentateur ? Certainement pas de

résumer ou de commenter les textes que, dans les domaines de recherche qui leur revenaient, les plus qualifiés des hellénistes ont bien voulu nous confier et dont nous tenons, au seuil de ce livre, à les remercier chaleureusement. Plutôt que de répéter ou de gloser ce qu’ils ont su dire mieux que personne, je voudrais, dans le même esprit comparatif, adopter une perspective un peu différente, une vue transversale par rapport à la leur ; chacun d’eux s’est en effet astreint à limiter son analyse à un type de conduite et à découper ainsi, dans la vie du Grec ancien, une série de plans distincts. Abordant sous un autre angle le même problème et recentrant cette fois autour de l’individu tout le réseau des fils qu’ils ont démêlés, je me demanderai quels sont, dans les rapports de l’homme grec avec le divin, avec la nature, avec les autres, avec lui-même, les quelques points forts qu’il faut retenir pour bien marquer la « différence » qui le caractérise dans ses formes d’agir, de penser, de sentir – je dirais volontiers dans son mode d’être au monde, à la société, à soi. Projet dont l’ambition prêterait à sourire si je n’avais, pour m’y essayer, deux justifications. En premier lieu, le moment n’est-il pas venu, après quarante ans de recherches, menées à la suite et en compagnie d’autres savants, sur ce que j’ai appelé l’histoire intérieure de l’homme grec, de m’aventurer à faire le point en risquant quelques conclusions générales ? J’écrivais au début des années soixante : « Qu’il s’agisse de faits religieux (mythes, rituels, représentations figurées), de science, d’art, d’institutions sociales, de faits techniques et économiques, toujours nous les considérons en tant qu’œuvres créées par les hommes, comme expression d’une activité mentale organisée. A travers ces œuvres, nous recherchons ce qu’a été l’homme lui-même, cet homme grec ancien qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il est à la fois le créateur 2 et le produit . » Je souscris encore, un quart de siècle plus tard, aux

termes de cette déclaration programmatique. Pourtant, même s’il peut paraître trop hasardeux dans son ambition d’atteindre des traits généraux, mon projet – et c’est ma seconde justification – est plus modeste parce que mieux délimité. Laissant de côté les résultats – partiels et provisoires, bien sûr, comme c’est le cas pour toute étude historique – de l’enquête que j’ai poursuivie sur les changements e e affectant chez l’homme grec, entre le VIII et le IV siècle avant notre ère, tout le tableau des activités et fonctions psychologiques – cadres de l’espace, formes de la temporalité, mémoire, imagination, volonté, personne, pratiques symboliques et maniement des signes, modes de raisonnement, outillage intellectuel –, je placerai la silhouette dont je tente d’esquisser les traits sous le signe, non du Grec, mais du Grec et nous. Non pas le Grec tel qu’il fut en luimême, tâche impossible parce que l’idée même en est dénuée de sens, mais le Grec tel qu’il nous apparaît aujourd’hui au terme d’une démarche qui procède, à défaut de dialogue direct, en incessants aller et retour, de nous à lui, de lui à nous, en conjuguant analyse objective et effort de sympathie, en jouant de la distance et de la proximité, nous éloignant pour nous rapprocher sans tomber dans la confusion, nous rapprochant pour mieux percevoir les distances en même temps que les affinités.

Entre le mondain et le divin Commençons par les dieux. Qu’est-ce pour un Grec que le divin et comment l’homme se situe-t-il par rapport à lui ? Formulé en ces termes, le problème risque d’être biaisé au départ. Les mots ne sont pas innocents : celui de dieu n’évoque pas seulement dans notre esprit un être unique, éternel, absolu, parfait, transcendant, créateur

de tout ce qui existe ; associé à une série d’autres notions qui lui sont proches, le sacré, le surnaturel, la foi, l’Église et son clergé, il délimite, en solidarité avec elles, un domaine particulier d’expérience – le religieux – dont la place, la fonction, le statut sont nettement distincts des autres composantes de la vie sociale. Le sacré s’oppose au profane, le surnaturel au monde de la nature, la foi à l’incroyance, les clercs aux laïques, de la même façon que Dieu se sépare d’un univers qui à chaque moment dépend tout entier de lui puisqu’il l’a créé, et créé de rien. Pourtant, les dieux multiples du polythéisme grec ne possèdent pas les caractères qui définissent ainsi le divin. Ils ne sont ni éternels, ni parfaits, ni omniscients, ni tout-puissants ; ils n’ont pas créé le monde ; ils sont nés en lui et par lui ; surgissant par générations successives au fur et à mesure que l’univers, à partir de puissances primordiales comme Chaos, Béance, et Gaia, Terre, se différenciait et s’organisait, ils résident en son sein. Leur transcendance est donc toute relative ; elle ne vaut que par rapport à la sphère humaine. Comme les hommes, mais audessus d’eux, les dieux font partie intégrante du cosmos. C’est dire qu’entre le mondain et le divin n’existe pas cette coupure radicale qui sépare pour nous l’ordre de la nature du surnaturel. L’appréhension du monde dans lequel nous vivons, tel qu’il s’offre à nos yeux, et la quête du divin ne constituent pas deux approches divergentes, ou opposées, mais des attitudes qui peuvent se rejoindre ou se confondre. La lune, le soleil, l’aurore, la lumière du jour, la nuit, et aussi bien une montagne, une grotte, une source, un fleuve, un bois, peuvent être perçus et éprouvés dans le même registre de sentiment qu’un des grands dieux du panthéon. Ils provoquent les mêmes formes de respect et de déférence admirative qui marquent les rapports de l’homme à la divinité. Où passe alors la frontière entre les humains et les dieux ? D’un côté, des êtres

incertains, éphémères, soumis aux maladies, au vieillissement, à la mort ; rien de ce qui donne à l’existence valeur et éclat – jeunesse, force, beauté, grâce, courage, honneur, gloire –, rien chez eux qui bientôt ne se fane pour disparaître à jamais, rien non plus qui n’implique, face à tout bien précieux, le mal qui lui répond, son contraire et son pendant : pas de vie sans mort, de jeunesse sans vieil âge, d’effort sans fatigue, d’abondance sans labeur, de plaisir sans souffrance. Toute lumière ici-bas a son ombre, tout éclat son revers d’obscurité. C’est l’inverse chez ceux qu’on appelle nonmortels (athanatoi), bienheureux (makares), puissants (kreittous) : les divinités. Chacune dans son domaine propre incarne les pouvoirs, les capacités, les vertus et les bienfaits dont les hommes, au cours de leur vie passagère, ne peuvent disposer que sous la forme d’un reflet fugace et assombri, à la façon d’un songe. Décalage donc entre les deux races, humaine et divine. De cette disparité, le Grec garde, à l’époque classique, une conscience aiguë. Il sait qu’entre hommes et dieux existe une frontière infranchissable : en dépit des ressources de l’esprit humain et de tout ce qu’il est parvenu à découvrir ou à inventer au cours du temps, l’avenir lui reste indéchiffrable, la mort sans remède, les dieux hors de son atteinte, au-delà de son intelligence comme l’éclat de leur face est insoutenable à son regard. Aussi, l’une des règles majeures de la sagesse grecque concernant les rapports avec les dieux est que l’homme ne saurait prétendre, de quelque façon que ce soit, s’égaler à eux. L’acceptation, comme un fait inscrit dans la nature humaine et contre lequel il serait vain de récriminer, de toutes les déficiences qui nécessairement accompagnent notre condition entraîne plusieurs ordres de conséquences. En premier lieu, le Grec ne saurait attendre des dieux – ni leur demander – qu’ils lui concèdent une

forme quelconque de cette immortalité dont ils possèdent le privilège. L’espoir d’une survie de l’individu après la mort – autrement que comme ombre sans force et sans conscience dans les ténèbres de l’Hadès –, cet espoir n’entre pas dans le cadre du commerce que le culte institue avec la divinité, ou, en tout cas, il n’en constitue ni le principe ni un élément majeur. L’idée d’une e immortalité individuelle devait paraître aux Athéniens du IV siècle bien étrange et incongrue si l’on en juge par les précautions que Platon se sent obligé de prendre avant d’affirmer, dans le Phédon, par la bouche de Socrate, qu’il existe en chacun de nous une âme immortelle. Encore cette âme, dans la mesure où elle est impérissable, est-elle conçue comme une sorte de dieu, un daimôn : loin de se confondre avec l’individu humain dans ce qui fait de lui un être singulier, elle s’apparente au divin dont elle est comme une parcelle momentanément égarée ici-bas. Deuxième conséquence. Pour infranchissable qu’elle soit, la distance des dieux aux hommes n’exclut pas entre eux une forme de parenté. Ce sont gens du même monde, mais d’un monde à étages et strictement hiérarchisé. De bas en haut, de l’inférieur au supérieur, la différence est du moins au plus, de la privation à la plénitude, dans une échelle de valeurs qui s’étend sans véritable rupture, sans ce changement complet de plan qu’exige, en raison de leur incommensurabilité, le passage du fini à l’infini, du relatif à l’absolu, du temps à l’éternité. Les perfections dont les dieux sont dotés prolongeant dans la même ligne celles que manifestent l’ordre et la beauté du monde, l’harmonie heureuse d’une cité réglée selon la justice, l’élégance d’une vie conduite avec mesure et contrôle de soi, la piété de l’homme grec n’emprunte pas la voie du renoncement au monde, mais de son esthétisation.

Les hommes sont soumis aux dieux comme le serviteur au maître dont il dépend. C’est que l’existence mortelle ne se suffit pas à elle-même. Naître fait déjà référence, pour chaque individu, à un au-delà de lui-même : les parents, les ancêtres, les fondateurs de la lignée, sortis directement du sol ou enfantés par quelque dieu. Dès que ses yeux s’ouvrent à la lumière, l’homme est donc en état de dette. Il s’en acquitte en rendant scrupuleusement à la divinité, par l’observance des rites traditionnels, l’hommage qu’elle est en droit d’exiger. Tout en impliquant un élément de crainte dont pourront se nourrir à la limite les angoisses obsessionnelles du superstitieux, la dévotion grecque comporte un autre aspect bien différent. En établissant le contact avec les dieux et en les rendant en quelque façon présents au milieu des mortels, le culte introduit dans la vie des hommes une dimension nouvelle, faite de beauté, de gratuité, de communion heureuse. On célèbre les dieux par des processions, des chants, des danses, des chœurs, des jeux, des concours, des banquets où l’on consomme en commun la chair des animaux offerts en sacrifice. Dans le temps même où il accorde aux Immortels la vénération qu’ils méritent, le rituel de fête se présente, pour ceux qui sont voués à la mort, comme la parure des jours de leur vie, une parure qui, en leur conférant grâce, joie, accord mutuel, les illumine d’un éclat où rayonne un peu de la splendeur divine. Comme le dit Platon, pour devenir des hommes accomplis les enfants doivent dès leur premier âge apprendre « à vivre en jouant, et jouant des jeux tels que les sacrifices, les chants, les danses » (Lois, 803 c). C’est qu’à nous autres hommes, explique-t-il, « les dieux ont été donnés non seulement pour partager nos fêtes, mais pour nous accorder un sens du rythme et de l’harmonie accompagnés de plaisir, par lequel ils nous mettent en branle en se faisant nos chorèges et en nous entrelaçant les uns aux autres par le chant et la danse » (Lois, 653

d). Dans cet entrelacs qu’institue le rituel entre les célébrants, ce sont aussi les dieux qui se trouvent, par le jeu plaisant de la fête, associés et accordés aux hommes. Les hommes dépendent de la divinité : sans son assentiment rien ne s’accomplit ici-bas. Il faut donc à tout moment se mettre en règle avec elle en assurant, sans défaut, son service. Mais service n’est pas servitude. Pour marquer sa différence avec le Barbare, le Grec proclame hautement qu’il est, lui, un homme libre, eleutheros, et l’expression « esclave du dieu », qu’on trouve largement attestée chez d’autres peuples, n’est pas en usage, non seulement dans la pratique cultuelle courante, mais même pour désigner des offices religieux ou les prêtrises d’une divinité dès lors qu’il s’agit de citoyens exerçant à titre officiel leurs fonctions sacerdotales. Liberté, esclavage : pour ceux qui ont conféré à ces deux termes, dans le cadre de la cité, leur pleine et stricte signification, ces notions apparaissent trop exclusives l’une de l’autre pour qu’elles puissent s’appliquer toutes deux au même individu. Qui est libre ne saurait être esclave, ou plutôt : on ne saurait être esclave sans cesser du coup d’être libre. D’autres raisons, sur ce point, interviennent. Le monde des dieux est assez lointain pour que celui des hommes garde, par rapport à lui, son autonomie ; sa distance cependant n’est pas telle que l’homme se sente, devant l’infini du divin, impuissant, écrasé, réduit à rien. Pour que le succès couronne ses efforts, dans la paix comme dans la guerre, pour acquérir richesse, honneur, excellence, pour que la concorde règne dans la cité, la vertu dans les cœurs, l’intelligence dans les esprits, l’individu doit y mettre du sien ; à lui de prendre l’initiative et de poursuivre l’ouvrage sans ménager sa peine. Dans tout le champ des choses humaines, c’est l’affaire de chacun d’entreprendre et de persévérer pour réussir. En

accomplissant sa tâche comme il convient, on a les meilleures chances de s’assurer la bienveillance divine. Distance et proximité, anxiété et joie, dépendance et autonomie, résignation et initiative – entre ces pôles opposés, toutes les attitudes intermédiaires peuvent se présenter en fonction des moments, des circonstances, des individus. Mais, si diverses, si contrastées qu’elles soient, elles ne comportent aucune incompatibilité ; toutes s’inscrivent dans un même champ de possibilités, leur éventail dessine les limites à l’intérieur desquelles peut opérer, dans la forme qui lui est propre, la dévotion des Grecs ; il indique les voies multiples, mais non indéfinies, qu’autorise ce type de rapport avec le divin caractéristique du culte antique. Je dis culte, non religion ou croyance. Comme Mario Vegetti le 3 fait justement observer , le premier de ces deux termes n’a pas son équivalent en Grèce où n’existe pas un domaine religieux regroupant des institutions, des conduites codifiées, des convictions intimes en un ensemble organisé nettement distinct du reste des pratiques sociales. Il y a du religieux un peu partout ; tous les actes quotidiens comportent, à côté d’autres aspects, mêlée à eux, une dimension religieuse ; c’est vrai du plus prosaïque au plus solennel, de la sphère privée à la vie publique. M. Vegetti rappelle une anecdote bien significative : des hôtes venus visiter Héraclite s’arrêtent sur le pas de sa porte quand ils l’aperçoivent en train de se chauffer au feu de son fourneau. Selon Aristote, qui entend prouver que, comme l’observation des étoiles et des mouvements célestes, l’étude des choses les plus humbles ne manque pas de dignité, Héraclite, pour les inviter à entrer, leur aurait dit : « Là aussi [dans le fourneau de la cuisine] il y a des dieux » (Des parties des animaux, I, 5, 645 a). Mais, à force d’être présent en tout lieu et à toute occasion, le religieux risque de ne plus avoir ni une place ni une façon de se

manifester qui soient bien à lui. Aussi ne devrait-on parler de « religion » chez l’homme grec qu’avec les précautions et les réserves qui nous ont paru s’imposer pour la notion de dieu. En ce qui concerne la croyance, les choses sont plus compliquées. Pour nous, aujourd’hui, on est, sur le plan religieux, croyant ou incroyant : la ligne de démarcation est nette. Faire partie d’une Église, être un pratiquant régulier, accorder créance à un corps de vérités constitué en credo à valeur de dogme, tels sont les trois volets de l’engagement religieux. Rien de semblable en Grèce : il n’y a pas d’Église ni de clergé, il n’y a aucun dogme. La croyance aux dieux ne saurait donc prendre la forme ni de l’appartenance à une Église, ni de l’acceptation d’un ensemble de propositions posées comme vraies et échappant, par leur caractère de révélation, à la discussion et à la critique. Le « croire » aux dieux de l’homme grec ne se situe pas sur un plan proprement intellectuel ; il ne vise pas à fonder une connaissance du divin ; il n’a aucun caractère doctrinal. En ce sens, le terrain est libre pour que se développent, en dehors de la religion et sans conflit ouvert avec elle, des formes de recherche et de réflexion dont le but sera précisément d’établir un savoir et d’atteindre la vérité en tant que telle. Le Grec ne se trouve donc pas à un moment ou à un autre en situation d’avoir à choisir entre croyance et incroyance. En honorant les dieux, conformément aux traditions les plus solides, et en ayant confiance en l’efficacité du culte pratiqué par ses ancêtres comme par tous les membres de sa communauté, le fidèle peut faire preuve soit d’une extrême crédulité, comme le superstitieux moqué par Théophraste, soit d’un prudent scepticisme, comme Protagoras, jugeant qu’on ne peut savoir si les dieux existent ou n’existent pas ni rien connaître à leur sujet, soit d’une complète incrédulité, comme Critias, soutenant que les dieux ont été inventés pour maintenir les

hommes en sujétion. Mais incrédulité n’est pas incroyance, au sens qu’un chrétien peut donner à ce terme. La mise en doute sur le plan intellectuel n’atteint pas de plein fouet, pour la ruiner, la piété grecque, dans ce qu’elle a d’essentiel. On n’imagine pas Critias s’abstenant de participer aux cérémonies du culte ou refusant de sacrifier quand il convient. Hypocrisie ? Il faut plutôt comprendre que, la « religion » étant inséparable de la vie civique, s’en exclure serait se mettre hors société, cesser d’être ce qu’on est. Il y a bien pourtant des gens qui se veulent étrangers à la religion civique et extérieurs à la polis ; leur attitude ne tient pas à leur degré plus ou moins grand d’incrédulité ou de scepticisme, c’est tout au contraire leur foi et leur engagement dans des mouvements sectaires à vocation mystique, comme l’orphisme, qui font d’eux, religieusement et socialement, des marginaux.

Un style particulier d’être-au-monde Mais il est temps d’en venir à un autre des thèmes que j’ai annoncés : le monde – encore que, étant « plein de dieux », suivant la formule fameuse, c’était déjà de lui dont il était question quand on s’occupait du divin. Un monde donc où le divin est impliqué en chacune de ses parties comme dans son unité et dans son ordonnance générale. Non de la façon dont le créateur est concerné par ce qu’il a tiré du néant et qui, en dehors et loin de lui, porte sa marque, mais sur le mode autrement direct et intime d’une présence divine répandue partout où apparaît une de ses manifestations. La phusis, terme que nous traduisons par « nature » quand nous disons après Aristote que les philosophes de l’école de Milet furent, au e VI siècle avant J.-C., les premiers à engager une historia peri

phuseôs, une enquête sur la nature, cette phusis-nature a peu de choses en commun avec l’objet de nos sciences naturelles ou de la physique. Qu’elle fasse croître les plantes, se déplacer les êtres vivants, se mouvoir les astres sur leurs orbites célestes, la phusis est une puissance animée et vivante. Pour le « physicien » Thalès, même les choses inanimées, comme une pierre, participent de la psuchē, qui est à la fois souffle et âme, alors que le premier de ces termes a pour nous une connotation « physique », et le second, « spirituelle ». Animée, inspirée, vivante, la nature est par son dynamisme proche du divin, par son animation proche de ce que nous sommes nous-mêmes, en tant qu’hommes. Pour reprendre l’expression dont se sert Aristote à propos du phénomène des rêves qui viennent peupler notre sommeil, la nature est proprement daimonia, « démonique » (De la divination dans le sommeil, 2, 463 b 12-15) ; et comme, au cœur de chaque homme, l’âme est un daimôn, un démon, il y a entre le divin, le physique et l’humain plus que de la continuité : une parenté, une conaturalité. e Le monde est beau, comme un dieu. Dès la fin du VI siècle, le terme qui servira à désigner l’univers dans son ensemble est celui de kosmos ; dans les textes plus anciens, il s’applique à ce qui, heureusement ordonné et réglé, a valeur de parure conférant à qui en est orné un surcroît de grâce et de beauté. Uni dans sa diversité, permanent à travers le temps qui fuit, harmonieux dans l’agencement des parties qui le composent, le monde est comme un merveilleux joyau, une œuvre d’art, un objet précieux semblable à l’un de ces agalmata que leur perfection qualifie pour servir d’offrande à un dieu dans l’enceinte de son sanctuaire. L’homme contemple et admire ce grand vivant qu’est le tout du monde ; il y est englobé. D’emblée, cet univers se découvre et s’impose à lui, dans son irrécusable réalité, comme une donnée première, antérieure à

toute expérience qui peut en être faite. Pour connaître le monde, l’homme ne saurait situer en lui-même le point de départ de sa démarche comme si, pour aller jusqu’aux choses, il fallait passer par la conscience que nous avons d’elles. Le monde que vise notre savoir n’est pas atteint « dans notre esprit ». Rien de plus éloigné de la culture grecque que le cogito cartésien, le « je pense » posé comme condition et fondement de toute connaissance du monde, de soi et de dieu, ou que la conception leibnizienne suivant laquelle chaque individu est une monade isolée, sans porte ni fenêtre, contenant au-dedans d’elle-même, comme dans la salle close d’un cinéma, tout le déroulement du film qui raconte son existence. Pour être appréhendé par l’homme, le monde n’a pas à subir cette transmutation qui ferait de lui un fait de conscience. Se représenter le monde ne consiste pas à le rendre présent dans notre pensée. C’est notre pensée qui est du monde et présence au monde. L’homme appartient au monde auquel il est apparenté et qu’il connaît par résonance ou connivence. L’être de l’homme, originellement, est un être-au-monde. Si ce monde lui était étranger, comme nous le supposons aujourd’hui, s’il était un pur objet, fait d’étendue et de mouvement, s’opposant à un sujet, fait de jugement et de pensée, l’homme ne pourrait effectivement communiquer avec lui qu’en l’assimilant à sa propre conscience. Mais, pour le Grec, le monde n’est pas cet univers extérieur chosifié, coupé de l’homme par l’infranchissable barrière qui sépare la matière de l’esprit, le physique du psychique. Avec l’univers animé auquel tout le rattache, l’homme est dans un rapport d’intime communauté. Un exemple pour mieux faire comprendre ce que Gérard Simon appelle « un style de présence au monde et de présence à soi que nous ne pouvons plus saisir sans un sérieux effort de distanciation 4 méthodique, exigeant une véritable restitution archéologique ». Je

veux parler de la vue et de la vision. Dans la culture grecque, le « voir » a un statut privilégié. Il est valorisé jusqu’à occuper dans l’économie des capacités humaines une position sans égale. D’une certaine façon, l’homme est regard, dans sa nature même. Et cela pour deux raisons, l’une et l’autre décisives. En premier lieu, voir et savoir, c’est tout un ; si idein, « voir », et eidenai, « savoir », sont deux formes verbales d’un même terme, si eidos, « apparence, aspect visible », signifie également « caractère propre, forme intelligible », c’est que la connaissance est interprétée et exprimée sur le mode du voir. Connaître est une forme de vision. En second lieu, voir et vivre, c’est aussi tout un. Pour être vivant, il faut à la fois voir la lumière du soleil et être visible aux yeux de tous. Quitter la vie signifie perdre en même temps la vue et la visibilité, abandonner la clarté du jour pour pénétrer dans un autre monde, celui de la Nuit où, perdu dans la Ténèbre, on est dépouillé tout ensemble de sa figure et de son regard. Mais ce « voir » d’autant plus précieux qu’il est connaissance et vie, les Grecs ne l’interprètent pas comme nous le faisons – depuis que Descartes, entre autres, est passé par là –, en distinguant trois niveaux dans le phénomène visuel : la lumière d’abord, réalité physique, qu’elle soit onde ou corpuscule ; l’organe de l’œil ensuite, montage optique, sorte de boîte noire dont la fonction est de projeter sur la rétine une image de l’objet ; enfin l’acte proprement psychique de percevoir à distance l’objet regardé. Entre l’acte final de perception, qui suppose une instance spirituelle, une conscience, un « je », et le phénomène matériel de la lumière, il y a ce même fossé qui sépare le sujet humain du monde extérieur. A l’inverse, pour les Grecs, la vision n’est possible que s’il existe entre ce qui est vu et ce qui voit une entière réciprocité, traduisant, sinon une identité complète, du moins une très proche parenté.

Parce que le soleil éclaire toute chose, il est aussi, dans le ciel, un œil qui voit tout ; et si notre œil voit, c’est qu’il irradie une sorte de lumière comparable à celle du soleil. Le rayon lumineux qui émane de l’objet et qui le rend visible est de même nature que le rayon optique issu de l’œil et qui le rend voyant. L’objet émetteur et le sujet récepteur, les rayons lumineux et les rayons optiques appartiennent à une même catégorie de réalité dont on peut dire qu’elle ignore l’opposition physique-psychique ou qu’elle est à la fois d’ordre physique et psychique. La lumière est vision, la vision est lumineuse. Comme le note Charles Mugler dans une étude intitulée « La 5 lumière et la vision dans la poésie grecque », la langue témoigne elle-même de cette ambivalence. Les verbes qui désignent l’action de voir, de regarder, blepein, derkesthai, leussein, sont employés avec, pour complément d’objet direct, non seulement l’objet que vise le regard, mais la substance ignée lumineuse que l’œil projette comme on lance un trait. Et ces rayons de feu, que nous dirions physiques, transportent avec eux les sentiments, les passions, les états d’âme, que nous dirions psychiques, de celui qui regarde. Les mêmes verbes se conjuguent en effet avec comme complément d’objet des termes signifiant la terreur, la sauvagerie, la fureur meurtrière. Le regard, quand il atteint l’objet, lui transmet ce qu’éprouve, à sa vue, le voyant. Certes, le langage de la poésie a ses règles et ses conventions propres. Mais cette conception du regard plonge dans la culture grecque des racines assez profondes pour qu’elle apparaisse encore transposée dans certaines remarques, pour nous étonnantes, de philosophes comme Aristote. Dans le De insomniis, le maître du Lycée soutient que, si la vue est affectée par son objet, « elle exerce aussi une certaine action sur lui », comme le font tous les objets brillants, car elle rentre dans la classe des choses

brillantes et colorées. Et il en donne pour preuve que, si les femmes se regardent dans un miroir à l’époque de leurs menstrues, la surface polie du miroir se couvre d’une sorte de buée couleur de sang ; cette tache imprègne si profondément les miroirs quand ils sont neufs qu’on ne peut aisément l’effacer (De insomniis, 2, 459 b 25-31). Mais c’est peut-être chez Platon que la « parenté » entre la lumière, le rayon de feu émis par l’objet et celui que l’œil projette audehors s’affirme avec le plus de netteté comme cause de la vision. Comment les dieux ont-ils, en effet, façonné les « yeux porteurs de lumière (phôsphora ommata) » ? Ils ont fait en sorte que le feu pur qui réside au-dedans de nous et qui est frère (adelphos) du feu extérieur s’écoule au travers des yeux de façon subtile et continue […] lors donc que la lumière du jour (methēmerinon phôs) entoure le courant de la vision, le semblable rencontre son semblable, se fond avec lui en un seul tout, et il se forme, tout le long de la droite issue des yeux, un seul corps homogène, approprié au nôtre. De la sorte, où que vienne buter le feu qui jaillit de l’intérieur des yeux, il rencontre et choque celui qui vient des objets extérieurs. Il se forme ainsi un ensemble qui a des propriétés uniformes dans toutes ses parties, grâce à la similitude (Timée, 45 b sq.). Résumons : au lieu de trois instances distinctes – réalité physique, organe sensoriel, activité mentale –, on a, pour expliquer la vision, une sorte de bras lumineux qui, à partir des yeux, s’étend comme un tentacule et prolonge au-dehors notre organisme. En raison de leur parenté (tous consistent également en un feu très pur

qui éclaire sans brûler), le bras optique s’intègre à la lumière du jour et aux rayons émis par les objets. Mêlé à eux, il constitue un corps (sôma) unique, parfaitement continu et homogène, qui appartient d’un seul tenant et à nous-mêmes et au monde physique. Nous pouvons ainsi toucher, là où il est, et si loin qu’il soit, l’objet extérieur en projetant jusqu’à lui une passerelle extensible faite d’une matière commune à l’objet vu, à nous qui voyons, à la lumière qui nous fait voir. Notre regard opère dans le monde où il trouve sa place comme un morceau de ce monde. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de lire sous la plume de Plotin, au e III siècle de notre ère, que, lorsque nous percevons un objet quelconque par la vue, il est clair que nous le voyons toujours là où il est et que nous nous projetons contre lui (prosbalomen) par la vision. L’impression visuelle a lieu directement à l’endroit où se tient l’objet ; l’âme voit ce qui est en dehors d’elle […]. Car elle n’aurait pas à regarder dehors si elle avait en elle la forme de l’objet qu’elle voit ; elle regarderait seulement l’empreinte qui, du dehors, est entrée en elle. De plus, l’âme assigne une distance à l’objet et sait dire à quelle distance elle le voit ; comment verrait-elle séparé d’elle et loin d’elle un objet qui est en elle ? En outre, elle sait dire les dimensions de l’objet extérieur ; elle sait que tel objet, par exemple le ciel, est grand. Comment serait-ce possible puisque l’empreinte qui est en elle ne peut être aussi grande que l’objet ? Enfin, et c’est la plus forte objection, si nous nous bornons à saisir les empreintes des objets que nous voyons, nous ne pourrons voir les objets eux-mêmes, mais seulement des images, des

ombres, et ainsi autres seront les objets mêmes, autres ce que nous en voyons (Ennéades, IV, 6, 1,14-32). Pourquoi avoir cité ce texte tout au long ? Parce qu’il met en pleine lumière l’écart qui, à propos de la vue, nous sépare des Grecs. Aussi longtemps que le champ interprétatif où ils ont situé la vision n’aura pas cédé la place à un autre, tout différent, les problèmes de la perception visuelle tels qu’ils sont débattus à l’époque moderne, en particulier celui de l’évaluation de la distance, où intervient la vision binoculaire, et celui de la constance de la grandeur apparente des objets en dépit de leur éloignement, qui met en jeu des facteurs multiples, n’auront pas même à être posés. Tout est réglé du moment que notre regard se promène au milieu des objets dans le monde auquel lui-même appartient, nous entraînant à sa suite jusque dans l’étendue du ciel. La difficulté, dans un tel contexte, n’est pas de comprendre comment il se fait que nous voyons comme nous voyons – cela va en quelque sorte de soi –, mais comment nous pouvons voir autrement que ce qui est, ou voir l’objet ailleurs que là où il est, par exemple dans un miroir. Quelle formule choisir pour caractériser ce style particulier d’êtreau-monde ? Le mieux est sans doute de le définir négativement par rapport au nôtre en disant que l’homme n’y est pas disjoint de l’univers. Les Grecs savent, bien sûr, qu’il existe une « nature humaine » et ils n’ont pas manqué de réfléchir sur les traits qui distinguent l’homme des autres êtres, choses inanimées, bêtes et dieux. Mais la reconnaissance de cette spécificité ne retranche pas l’homme du monde ; elle ne conduit pas à dresser, face à l’univers dans son ensemble, un domaine de réalité irréductible à tout autre et que sa forme d’existence met radicalement en marge : l’homme et

sa pensée, qui constituent en eux-mêmes un monde entièrement à part du reste. Du sage antique, Bernard Groethuysen écrivait qu’il n’oublie jamais le monde, qu’il pense et agit par rapport au cosmos, qu’il fait 6 partie du monde, qu’il est « cosmique ». De l’individu grec, on peut dire que, de façon moins réfléchie et théorique, lui aussi est spontanément cosmique. Cela ne signifie pas perdu, noyé dans l’univers ; cependant, cet engagement du sujet humain dans le monde implique pour l’individu une forme particulière de rapport à soi et de relation à autrui. La maxime de Delphes : « Connais-toi toi-même », ne prône pas, comme nous aurions tendance à le supposer, un retour sur soi pour atteindre, par introspection et autoanalyse, un « je » caché, invisible à tout autre, et qui serait posé comme un pur acte de pensée ou comme le domaine secret de l’intimité personnelle. Le cogito cartésien, le « je pense donc je suis », n’est pas moins étranger à la connaissance que l’homme grec a de lui-même qu’à son expérience du monde. Ni l’une ni l’autre ne sont données dans l’intériorité de sa conscience subjective. Pour l’oracle, « connais-toi toi-même » signifie : apprends tes limites, sache que tu es un homme mortel, n’essaie pas de t’égaler aux dieux. Même pour le Socrate de Platon, qui réinterprète la formule traditionnelle et lui donne une portée philosophique neuve en lui faisant dire : connais ce que tu es véritablement, ce qui en toi est toi-même – c’est-à-dire ton âme, ta psuchē –, il ne s’agit nullement d’inciter ses interlocuteurs à tourner leur regard vers l’intérieur d’eux-mêmes pour se découvrir audedans de leur moi. S’il est une évidence incontestable, c’est bien que l’œil ne peut se voir lui-même : il lui faut toujours diriger ses rayons vers un objet situé à l’extérieur. De la même façon, le signe visible de notre identité, ce visage que nous offrons aux regards de

tous pour qu’ils nous reconnaissent, nous ne pouvons jamais le contempler nous-mêmes qu’en allant chercher dans les yeux d’autrui le miroir qui nous renvoie du dehors notre propre image. Écoutons Socrate dialoguer avec Alcibiade : – Quand nous regardons l’œil de quelqu’un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce qu’on appelle la pupille comme dans un miroir ; celui qui s’y regarde y voit son image. – C’est exact. – Ainsi, quand l’œil considère un autre œil, quand il fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la plus excellente, celle qui voit, c’est lui-même qu’il voit […]. Et l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regarder une autre âme et, dans cette âme, la partie où réside la faculté propre à l’âme, l’intelligence, ou encore tel autre objet qui lui est semblable (Alcibiade, 133 a-b). Que sont ces objets semblables à l’intelligence ? Formes intelligibles, vérités mathématiques ou encore, selon le passage sans doute interpolé dont Eusèbe fait mention dans sa Préparation évangélique, aussitôt après le texte que nous venons de citer, le dieu, car « il est le meilleur miroir des choses humaines pour qui veut juger de la qualité de l’âme et c’est en lui que nous pouvons le mieux nous voir et nous connaître ». Mais, quels que soient ces objets – âme d’autrui, essences intelligibles, dieu –, c’est toujours en regardant, non en elle-même mais au-dehors, un être autre qui lui est apparenté que notre âme peut se connaître, comme l’œil peut voir à l’extérieur un objet éclairé en raison de l’affinité naturelle entre le regard et la lumière, de la similitude complète entre ce qui voit et

ce qui est vu. Ainsi, ce que nous sommes, notre visage et notre âme, nous le voyons et connaissons en regardant l’œil et l’âme d’autrui. L’identité de chacun se révèle dans le commerce avec l’autre, par le croisement des regards et l’échange des paroles. Ici encore, comme dans sa théorie de la vision, Platon nous semble un bon témoin. Même si, en plaçant l’âme au centre de sa conception de l’identité de chacun, il marque un tournant dont les conséquences seront à terme décisives, il ne sort pas du cadre où s’inscrit la représentation grecque de l’individu. D’abord parce que cette âme, qui est nous, ne traduit pas la singularité de notre être, son originalité foncière, mais qu’à l’inverse, en tant que daimôn, elle est impersonnelle ou suprapersonnelle, qu’en nous elle est au-delà de nous, sa fonction n’étant pas d’assurer notre particularité d’être humain, mais de nous en libérer en nous intégrant à l’ordre cosmique et divin. Ensuite parce que la connaissance de soi et le rapport à soi-même ne peuvent toujours pas s’établir directement, immédiatement, qu’ils restent pris dans cette réciprocité du voir et de l’être-vu, de soi et de l’autre, qui constitue un trait caractéristique des cultures de la honte et de l’honneur par opposition aux cultures de la faute et du devoir. Honte et honneur, au lieu des sentiments de culpabilité et d’obligation qui font nécessairement référence, chez le sujet moral, à sa conscience personnelle intime. Un mot grec doit être sur ce point pris en compte : timē. Il désigne la « valeur » qui est reconnue à un individu, c’est-à-dire à la fois les marques sociales de son identité : son nom, sa filiation, son origine, son statut dans le groupe avec les honneurs qui s’y attachent, les privilèges et les égards qu’il est en droit d’exiger, et son excellence personnelle, l’ensemble des qualités et des mérites – beauté, vigueur, courage, noblesse du comportement, maîtrise de soi – qui, sur son visage, dans sa tenue, son allure, manifestent aux yeux de tous son

appartenance à l’élite des kaloikagathoi, les beaux-et-bons, des aristoi, les excellents. Dans une société de face-à-face où, pour se faire reconnaître, il faut l’emporter sur ses rivaux dans une incessante compétition pour la gloire, chacun est placé sous le regard d’autrui, chacun existe par ce regard. On est ce que les autres voient de soi. L’identité d’un individu coïncide avec son évaluation sociale : depuis la dérision jusqu’à la louange, du mépris à l’admiration. Si la valeur d’un homme reste ainsi attachée à sa réputation, toute offense publique à sa dignité, tout acte ou propos qui portent atteinte à son prestige seront ressentis par la victime, tant qu’ils n’auront pas été ouvertement réparés, comme une façon de rabaisser ou d’anéantir son être même, sa vertu intime, et de consommer sa déchéance. Déshonoré, celui qui n’a pas su faire payer l’outrage à son offenseur renonce, en perdant la face, à sa timē, à son renom, son rang, ses privilèges. Coupé des solidarités anciennes, retranché du groupe de ses pairs, que reste-t-il de lui ? Tombé au-dessous du vilain, du kakos, qui, lui, a encore sa place dans les rangs du peuple, il se retrouve, si l’on en croit Achille offensé par Agamemnon, un errant, sans pays ni racines, un exilé méprisable, un homme de rien, pour reprendre les termes mêmes du héros (Iliade, IX, 648, et I, 293). Nous dirions aujourd’hui : cet homme n’existe plus, il n’est plus personne. Mais un problème, en ce point, semble devoir être nécessairement évoqué. Même dans l’Athènes démocratique du e V siècle, les valeurs aristocratiques de compétition pour la gloire restent dominantes. La rivalité s’exerce entre des citoyens considérés, sur le plan politique, comme des égaux. Ils ne sont pas égaux en tant que détenteurs des droits dont tout homme doit naturellement disposer. Chacun est égal, semblable à tous les autres, par sa pleine participation aux affaires communes du groupe.

Mais en dehors de ces affaires communes, à côté du domaine public, il y a, dans le comportement personnel et dans les relations sociales, un espace privé où l’individu est maître du jeu. Ainsi, dans l’éloge d’Athènes que lui attribue Thucydide, Périclès proclame : Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite politique, mais pour toute suspicion que nous pourrions avoir les uns à l’égard des autres en ce qui concerne les façons de vivre quotidiennes. Nous n’avons pas de colère envers notre prochain s’il agit suivant son bon plaisir et nous ne recourons pas à des vexations qui, même sans causer de dommages, peuvent apparaître blessantes. Malgré cette tolérance qui régit nos rapports privés, dans le domaine public la crainte nous retient avant tout de rien faire d’illégal (Thucydide, II, 37, 2-3). L’individu a donc, dans la cité antique, une place bien à lui, et cet aspect privé de l’existence trouve ses prolongements dans la vie intellectuelle et artistique où chacun affirme sa conviction de faire autrement et mieux que ses prédécesseurs et ses voisins, dans le droit criminel où chacun doit répondre de ses propres fautes en fonction du degré plus ou moins grand de sa culpabilité, dans le droit civil avec l’institution, par exemple, du testament, dans le champ religieux où ce sont les individus qui, dans la pratique du culte, s’adressent à la divinité. Mais cet individu n’apparaît jamais ni comme incarnant des droits universels inaliénables, ni comme une personne, au sens moderne du terme, avec sa vie intérieure singulière, le monde secret de sa subjectivité, l’originalité foncière de son moi. C’est une forme essentiellement sociale de l’individu marquée par le désir de s’illustrer, d’acquérir aux yeux de ses pairs,

par son style de vie, ses mérites, ses largesses, ses exploits, assez de renom pour faire de son existence singulière le bien commun de toute la cité, voire de la Grèce entière. Aussi l’individu, quand il affronte le problème de sa mort, ne saurait-il miser sur l’espoir de survivre dans l’autre monde tel qu’il était vivant, dans sa singularité, sous forme d’une âme qui lui serait particulière et lui appartiendrait en propre ou de son corps ressuscité. Pour des créatures éphémères, vouées aux décrépitudes de l’âge et au trépas, de quel moyen pourrait-on alors disposer pour conserver dans l’au-delà son nom, son renom, sa figure de beauté, de jeunesse, son courage viril, son excellence ? Dans une civilisation de l’honneur où chacun, durant sa vie, s’identifie à ce que les autres voient et disent de lui, où l’on a d’autant plus d’être que plus grande est la gloire qui vous célèbre, on continuera d’exister si elle subsiste impérissable au lieu de disparaître dans l’anonymat de l’oubli. Pour l’homme grec, la nonmort signifie la présence permanente dans la mémoire sociale de celui qui a quitté la lumière du soleil. Sous les deux formes qu’elle a revêtues – remémoration continue par le chant des poètes indéfiniment répété de génération en génération, mémorial funéraire dressé pour toujours sur la tombe –, la mémoire collective fonctionne comme une institution assurant à certains individus le privilège de leur survie dans le statut de mort glorieux. Au lieu de l’âme immortelle, donc, la gloire impérissable et le regret de tous à jamais ; à la place du paradis réservé aux justes, l’assurance, pour qui a su la mériter, d’une pérennité établie au cœur même de l’existence sociale des vivants. Dans la tradition épique, le guerrier qui choisit comme Achille la vie brève et se voue tout entier à l’exploit, s’il tombe dans la fleur de l’âge sur le champ de bataille, s’acquiert définitivement, par la « belle mort », une dimension héroïque que l’oubli ne peut plus atteindre. La

cité reprend ce thème spécialement, comme Nicole Loraux l’a montré, dans l’oraison funèbre pour les citoyens ayant eux aussi choisi de mourir pour leur patrie. Mortalité et immortalité s’associent et s’interpénètrent en la personne de ces hommes de cœur, ces e agathoi andres, au lieu de s’opposer. Au VII siècle déjà, dans ses poèmes, Tyrtée célébrait comme « le bien commun pour la cité et pour tout le peuple » le combattant qui a su, dans la phalange, tenir ferme au premier rang. S’il est tombé face à l’ennemi, « les jeunes et les vieux le pleurent semblablement et toute la cité s’afflige d’un lourd regret […] jamais sa noble gloire ne périt, ni son nom, mais, bien qu’il demeure sous terre, il est immortel » (IX D, 27 sq., C. Prato). Au début du Ve siècle, Gorgias trouve à son tour dans cette association paradoxale du mortel et de l’immortel l’occasion de satisfaire son goût des antithèses : « Bien qu’ils soient morts, le regret d’eux n’est pas mort avec eux ; mais immortel, bien que résidant dans des corps qui ne sont pas immortels, ce regret ne cesse de vivre pour ceux qui ne sont plus vivants. » Dans son Oraison funèbre pour les soldats athéniens tombés pendant la guerre dite de Corinthe (395-386), Lysias reprend le thème et le développe dans une forme mieux argumentée : Si, après avoir échappé aux périls des combats, nous pouvions devenir immortels, on pourrait comprendre que les vivants pleurent les morts. Mais dans la réalité notre corps est vaincu par les maladies et la vieillesse, et le génie qui a reçu en partage notre destinée ne se laisse pas fléchir. Aussi devons-nous estimer heureux entre tous les hommes ces héros qui ont fini leurs jours en luttant pour la plus noble et la plus grande des causes et qui, sans attendre une mort naturelle, ont choisi le plus beau trépas. Leur mémoire ne

peut vieillir et leurs honneurs sont un objet d’envie pour tous les hommes. La nature veut qu’on les pleure comme mortels, mais leur vertu qu’on les chante comme immortels […]. Pour moi, je trouve leur mort heureuse et je les envie. S’il vaut la peine de naître, c’est pour les seuls d’entre nous qui, avec un corps mortel en partage, ont laissé de leur vertu un souvenir immortel (Epitaphios, 78-80). Rhétorique ? En partie, sans doute, mais certainement pas pure rhétorique. Le discours trouve force et appui dans une configuration de l’identité où chacun apparaît inséparable des valeurs sociales qui lui sont reconnues par la communauté des citoyens. Dans ce qui fait de lui un individu, l’homme grec reste engagé dans le social comme il l’est dans le cosmos. De la liberté des anciens à celle des modernes, du citoyen de la polis à l’homme des droits, de la démocratie antique à celle d’aujourd’hui, pour passer de Benjamin Constant à Marx et à Moses Finley, c’est bien un monde qui a changé. Mais il ne s’agit pas seulement d’une transformation de la vie politique et sociale, de la religion, de la culture ; l’homme n’est pas resté semblable à ce qu’il était, pas plus dans sa façon d’être soi que dans ses rapports avec les autres et avec le monde.

1. J.-P. Vernant (sous la dir. de), L’Homme grec, Paris, 1993. 2. J.-P. Vernant, Mythe et Pensée chez les Grecs (1965), rééd. Paris, 1994, p. 9. 3. M. Vegetti, « L’homme et les dieux », in L’Homme grec, op. cit., p. 319-355. 4. G. Simon, « L’âme du monde », Le Temps de la réflexion, X, 1989, p. 123.

5. Revue des études grecques, 1960, p. 40-70. 6. B. Groethuysen, Anthropologie philosophique, Paris, 1952, p. 80.

RAISON, RATIONALITÉS GRECQUES

Raison d’hier et d’aujourd’hui Au sujet de la raison contemporaine, que pourrait dire un homme qui s’est occupé surtout de l’Antiquité grecque et qui, en ce qui concerne la raison, s’est interrogé sur ses lointaines origines plutôt qu’il n’a étudié les formes qu’elle revêt aujourd’hui ? Il me semble que ce retour aux sources peut n’être pas entièrement inutile pour cette nouvelle rationalité qui triomphe dans les mathématiques et la physique contemporaines, qui s’affirme aussi dans les progrès des jeunes sciences de l’homme. Il pourrait comporter trois ordres d’enseignements. Que faisons-nous quand nous nous interrogeons sur les origines de la raison grecque, lorsque nous nous demandons quelles sont les conditions sociales et psychologiques qui ont permis l’apparition, dans un petit coin d’Asie Mineure peuplé par des colons grecs, d’une forme neuve de pensée ? Pensée que nous avons le droit de dire déjà rationnelle dans la mesure où elle représente une rupture décisive par rapport à ce type d’imagination mythique qui constitue peut-être la forme la plus répandue de la pensée humaine. Ce que nous faisons, c’est que nous demandons à la Raison elle-même raison de ce qu’elle est. Pour comprendre la nature et la fonction de la pensée rationnelle, nous retournons en quelque sorte ses armes contre elle-même. Nous la soumettons aux exigences d’une enquête

rationnelle, nous lui appliquons les règles qu’en son nom et sous son signe les disciplines scientifiques, spécialement l’histoire, ont patiemment élaborées. Cette démarche comporte des conséquences décisives. On peut dire que d’emblée, par son projet même, elle ruine une certaine conception de la Raison, immuable, éternelle, absolue, qui règne encore, je crois, dans beaucoup de cercles « rationalistes ». C’est l’idée, chère aux hommes de la Révolution française, d’une déesse Raison éclairant le chemin de l’humanité, dissipant les ténèbres de l’ignorance, les fantômes de la superstition religieuse ou les illusions du sentiment. Or, dès lors qu’on s’interroge sur les conditions qui l’ont vue naître, non seulement la raison ne peut plus être cette sorte de divinité, mais même elle ne peut plus apparaître comme une valeur absolue que les hommes auraient méconnue longtemps et qui se e serait un beau jour, au VI siècle avant notre ère, incarnée de façon providentielle dans un peuple élu, le peuple grec, exactement comme, six siècles plus tard, le Saint-Esprit se serait trouvé miraculeusement incarné dans un autre peuple élu, les Hébreux. En la questionnant sur ses origines, nous réintroduisons la raison dans l’histoire ; par là, nous la traitons d’emblée comme un phénomène humain, par conséquent relatif, soumis à des conditions historiques définies et variant avec ces conditions. D’une théologie, ou au moins d’une métaphysique de la Raison, on passe à quelque chose de tout différent : une histoire des formes de la pensée rationnelle dans leur diversité, leurs variations, leurs transformations plus ou moins profondes. Ce que l’historien appelle raison, ce sont des modes définis de pensée, des disciplines intellectuelles, des techniques mentales propres à des domaines particuliers de l’expérience et du savoir. Formes diverses

d’argumentation, de démonstration, de réfutation, modes particuliers d’enquête sur les faits, d’administration de la preuve et des preuves, différents types de vérification expérimentale. Ces techniques de pensée sont évidemment variables suivant les objets auxquels elles s’appliquent. Elles sont différentes suivant qu’elles utilisent le langage ordinaire, comme dans la logique de type aristotélicien, ou qu’elles ont recours à des systèmes de signes autres que la langue, comme dans les mathématiques. Ces formes de pensée sont liées également au niveau technique du développement de la science, à tout l’appareillage des instruments scientifiques qui constituent, certes, comme des théories incarnées dans des réalités matérielles, mais qui mettent en cause aussi toute l’histoire technique et économique des sociétés humaines. On ne peut plus alors supposer une Raison extérieure au cours de l’histoire, présidant du dehors et comme d’en haut à tout le progrès des sciences, fixant à partir de principes rationnels posés a priori et définis une fois pour toutes la direction du mouvement scientifique. La raison apparaît immanente à l’histoire humaine à tous ses niveaux ; on ne peut la séparer des efforts incessamment produits et renouvelés par l’homme pour comprendre le monde de la nature et le monde social. La raison se fabrique et se transforme elle-même en fabriquant les outils techniques et les instruments intellectuels de sa compréhension des choses ; elle se construit en même temps qu’elle élabore les divers domaines de la connaissance scientifique. L’épistémologie moderne a montré de façon convaincante qu’en aucun secteur de la science il n’est possible de séparer les formes de la pensée, ses outils et son langage, les objets enfin auxquels cette pensée s’applique. Pour qu’un domaine quelconque du réel devienne objet de science, il faut qu’il soit exprimé dans une langue adaptée, que soit par conséquent édifié et perpétuellement réajusté

un système de signes adéquat. Ces signes se prêtent à certaines opérations mentales ; l’ensemble de ces opérations obéit à des principes directeurs, à un jeu de règles qui constitue comme la logique du système. Au fur et à mesure qu’une science progresse, que son domaine s’étend, que son objet s’enrichit, le langage de cette discipline se transforme pour permettre de nouvelles opérations ; les principes directeurs se trouvent eux-mêmes mis en question et la logique du système doit à son tour être infléchie. Ainsi, par exemple, les objets de la mathématique moderne, nombres, espaces, pour ne pas parler des ensembles, ne sont plus tels que les connaissait la mathématique grecque. A la généralisation de la notion de nombre, depuis le nombre entier jusqu’aux fractions, au nombres négatifs, aux irrationnels, aux imaginaires, correspond une transformation du langage mathématique, de nouvelles formes d’opérations mathématiques, une autre logique mathématique. Dans la mesure où une science progresse, l’équilibre entre tous les niveaux de son édifice, depuis l’objet de cette science jusqu’aux principes directeurs de la discipline, se trouve menacé ou compromis. Lorsque les progrès sont très grands, qu’un nouveau domaine du réel se révèle, c’est tout le système qui doit être remanié. On peut donc dire qu’aussitôt qu’on se place dans une perspective historique et qu’on renonce à la fiction d’une Raison absolue pour examiner comment l’homme a effectivement, à travers les progrès des diverses sciences, construit sa raison, on comprend que la loi du progrès de la pensée rationnelle, c’est le développement par crises, et même par grandes crises. Dans l’histoire de la raison aussi, il y a des révolutions. Si les difficultés théoriques que soulèvent la mathématique et la physique contemporaines apparaissent comme un scandale pour certains rationalistes attachés à l’image d’une Raison immuable et

absolue, au contraire, pour qui applique à la raison ce processus de relativisation propre à toute démarche rationnelle, cette même crise apparaît comme le signe d’une excellente santé. C’est lorsque la raison mord sur le réel qu’elle est obligée de remettre en question ses principes directeurs, qu’elle doit faire sa mue. En ce sens, nous dirons que le débat d’aujourd’hui, dans le malaise qu’il révèle, fait aussi la preuve de l’extraordinaire vitalité de la pensée rationnelle, de ses progrès, de ses conquêtes, de la place qu’elle prend chaque jour davantage non seulement dans les secteurs traditionnels de la pensée scientifique, mais même dans le domaine de la pratique et de la vie sociales. Tel est le premier ordre de remarques que je voulais faire. Le deuxième concerne moins le contenu de la raison que les conditions formelles de son exercice. Or, sur ce point, peut-être pourrait-on dégager certains traits permanents dans la mesure où semblent bien exister, sur le plan social et intellectuel, des conditions minimales sans lesquelles on ne saurait parler de pensée rationnelle. Ce n’est certainement pas le fait du hasard si la raison surgit en Grèce comme une conséquence de cette forme si originale d’institutions politiques qu’on appelle la cité. Avec la cité, et pour la première fois dans l’histoire de l’homme, le groupe humain considère que ses affaires communes ne peuvent être réglées, les décisions d’intérêt général prises, qu’au terme d’un débat public et contradictoire, ouvert à tous et où les discours argumentés s’opposent les uns aux autres. Si la pensée rationnelle est apparue dans des cités grecques d’Asie Mineure comme Milet, c’est parce que les règles du jeu politique dans le cadre de la cité – le débat public argumenté, librement contradictoire – étaient devenues aussi celles du jeu intellectuel. Cela implique à nos yeux que, pour le rationalisme, la notion de débat, d’argumentation contradictoire, constitue une

condition fondamentale. Il n’est de rationalisme que si l’on accepte que toutes les questions, tous les problèmes soient livrés à une discussion ouverte, publique, contradictoire. Aucun absolu au nom duquel on pourrait prétendre faire à quelque moment taire le débat. On constate en effet dans les temps modernes que, chaque fois qu’un domaine de la recherche scientifique ou même qu’un secteur de la vie sociale a été soustrait au débat public et contradictoire, à la lutte d’arguments, les groupes sociaux qui se sont engagés dans cette voie ont en quelque sorte par tous leurs pores sécrété la pensée religieuse. Même lorsqu’ils ont cru avoir exorcisé la religion en décrétant officiellement l’athéisme de l’État, c’est cet État qui a pris la forme de l’aliénation religieuse, comme Marx l’indiquait dans La Question juive : « Il s’ensuit finalement que l’homme, même s’il se proclame athée par la procuration de l’État, c’est-à-dire s’il a proclamé l’État comme athée, cet homme demeure embarrassé de religion du fait même qu’il ne se reconnaît comme tel (comme athée) que par un détour, par un intermédiaire. La religion est précisément la reconnaissance de l’homme par un détour, par un 1 intermédiaire . » C’est cette même idée que Marx exprimait encore, quand il écrivait dans le même ouvrage : « L’État politique est vis-àvis de la société civile aussi spiritualiste que le ciel vis-à-vis de la terre […]. Religieux, les membres de l’État politique le sont par le dualisme entre la vie individuelle et la vie générique […]; religieux, ils le sont dans le sens que l’homme considère comme sa vraie vie la vie politique située au-delà de sa propre individualité 2. » On comprend alors que Marx ait pu définir l’esprit bureaucratique de la façon suivante : « L’esprit bureaucratique est un esprit de bout en bout jésuite, théologique. Les bureaucrates sont les jésuites et les théologiens de l’État. La bureaucratie est la République prêtre. L’autorité est le principe de son savoir et l’idolâtrie de l’autorité est

son sentiment. La bureaucratie doit donc se comporter en jésuite 3 vis-à-vis de l’État, que ce jésuite soit conscient ou inconscient . » Troisième ordre de considération. La raison grecque s’exprimait essentiellement dans les discours ; c’était une raison rhétorique, immanente au langage ; les penseurs grecs en avaient dégagé les principes à partir d’une analyse de l’argumentation orale et des règles qui président au maniement du langage. Un linguiste comme É. Benveniste a pu montrer à quel point les catégories qui président à la logique d’Aristote sont purement et simplement calquées sur les catégories grammaticales propres à la langue grecque, comment elles traduisent ainsi, non seulement un certain état social, mais un certain état de la langue grecque à un moment donné. Or cette logique du discours, cette logique analytique de la parole, a perdu aujourd’hui beaucoup de son importance et de sa valeur, au moins en ce qui concerne la pensée scientifique. On peut distinguer une double orientation de la raison contemporaine. Elle s’est éloignée de la langue parlée pour se tourner vers le langage mathématique, édifier une logique du nombre et de la quantité au lieu d’une logique du concept et de la qualité ; elle s’est tournée d’autre part vers l’observation systématique des faits, l’exploration minutieuse du réel. C’est cette double orientation qui a fait de la raison d’aujourd’hui une intelligence expérimentale. Cela ne veut pas dire que les formes anciennes de rationalité ne soient pas encore vivantes à d’autres niveaux de la pensée. Dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous, dans la plus grande part de notre vie sociale, chez beaucoup de philosophes, chez presque tous les politiques, c’est encore cette raison du discours qui s’exprime. Cette raison verbale est volontiers justificatrice, pour ne pas dire théologique. Plutôt que d’enquêter sur le réel pour rechercher dans

quelle mesure nos théories en rendent compte, elle se donne pour tâche d’élaborer, au niveau du discours, une argumentation au terme de laquelle tous les problèmes apparaissent réglés, toutes les contradictions supprimées ou dépassées. Si l’on voulait résumer par une formule l’orientation de ce rationalisme rhétorique, on pourrait dire que, selon lui, il s’agit toujours de démontrer qu’en réalité il n’y a pas de problème, que la vérité est déjà donnée dans le discours et qu’ainsi tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes théoriques possibles. La raison expérimentale de la science est au contraire essentiellement problématique. Elle ne progresse que par une constante mise en question des faits, des théories, et même de ses propres principes. Qu’il s’agisse du principe de causalité, du principe de substance, du principe d’identité, tous ont été mis en cause et réinterprétés par le progrès même de l’investigation scientifique. Mais si j’abordais ces problèmes, je cesserais de jouer mon rôle de représentant de la raison grecque, encore que le monde ancien ait connu lui aussi un courant de pensée problématique et ironique. Le vieil homme laisse donc aux jeunes savants d’aujourd’hui le soin de tracer les perspectives de la raison contemporaine.

1. La Question juive, in K. Marx et Fr. Engels, Gesamtausgabe, I, 1, 1, p. 583. 2. Ibid. 3. Critique de la philosophie du droit de Hegel, in K. Marx et Fr. Engels, Gesamtausgabe, op. cit., I, 1, 1, p. 456.

Formes de croyance et de rationalité en Grèce Les remarques que je veux faire n’ont pas du tout un caractère méthodologique et ne constitueront pas une réflexion du sociologue sur des problèmes généraux concernant la nature du croire ou de la raison, ou l’insertion du religieux dans une société. Le terrain qui est le mien est très particulier : il s’agit pour l’essentiel de la religion grecque et je veux essayer de réfléchir sur les deux types de problèmes que peut affronter un historien des religions qui travaille dans le domaine grec et se rattache au courant sociologique. La première question pourrait être formulée de la façon suivante : quel est le statut et quelles sont les frontières du religieux dans une société comme la Grèce archaïque et classique du VIIIe au IVe siècle avant J.-C. ? Nous parlons de la « religion grecque », du « religieux », puis nous parlons de la société grecque, de la société civile, de la cité, de la vie politique, mais quelles sont les relations entre ces deux plans ? Étant donné la façon dont nous vivons et étudions le religieux aujourd’hui dans nos sociétés, étant donné les problèmes que cela pose et dont nous ne pouvons pas nous abstraire, nous lisons obligatoirement cette culture différente de la nôtre dans un cadre qui

est quand même le nôtre. Nous nous apercevons qu’il n’est pas adéquat, mais nous ne pouvons pas nous en détacher. D’où le second problème. Quand nous disons religion, nous entendons « foi », « croyance », « croire », une forme d’adhésion particulière qui n’est pas celle que nous trouvons dans d’autres domaines, comme la science par exemple. Quelles sont donc les modalités et les fonctions du croire, de la croyance, par rapport à d’autres types d’attitudes intellectuelles, disons de conviction, voire de certitude ? Voilà les deux types de questions sur lesquelles je me propose, non pas d’apporter des conclusions, mais de réfléchir : les modalités et les fonctions du croire par rapport à ce qui, à nos yeux, n’est pas exactement la croyance, et la place du religieux dans le social. Ce sont deux angles d’attaque, mais en réalité les deux problèmes sont liés, comme on va le voir.

Les modalités de la croyance Qu’est-ce que croire ? Croire en Zeus, ou en Athéna, en Hestia, ou en Hermès, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela signifie dans une société, dans une religion qui n’est pas une religion du livre et où il n’y a pas d’Église ? Dans la Grèce ancienne, il y a des prêtrises, qui sont soit les apanages de certaines familles – elles sont devenues rares dans l’ensemble –, soit des magistratures déléguées comme d’autres fonctions civiques selon des procédures institutionnelles de vote. Entre toutes ces magistratures, il y a un rapport très étroit, elles sont pensées de la même façon. Il n’y a donc pas un corps sacerdotal. Il n’y a pas davantage de tradition, pas de dogme, pas de credo (que peut être la croyance dans une

religion où il n’y a pas de credo ?), pas de théologie car, pour qu’il y ait une théologie, il faut d’abord qu’il y ait des livres, il faut qu’il y ait un corps de spécialistes qui réfléchissent sur ces livres, et qui élaborent un certain nombre de certitudes ou de croyances qui vont définir l’appartenance à cette religion. Rien de tout cela n’existe et ne peut exister ! Mais, s’il n’y a ni textes sacrés, ni corps sacerdotal pour réfléchir sur ces textes, en dispenser l’enseignement, en fixer même l’interprétation, où le croire se gîte-t-il ? Si je fais une analyse de la religion grecque, je vois bien entendu que le « croire » n’est pas séparable de pratiques, que la religion n’est pas séparée de l’ensemble des rapports sociaux et des pratiques sociales. Je ne peux pas poser le problème des croyances en dehors du triple volet qui constitue un système religieux : le premier volet comprend ce que nous appelons les rituels. Croire, c’est ici accomplir un certain nombre d’actes au cours de la journée ou tout au long de l’année, avec des fêtes qui sont fixées par le calendrier, les actes de la vie quotidienne, la façon dont je mange, dont je me marie, dont je pars en voyage, dont je prends certaines décisions domestiques ou même politiques. Tout cela ne se fait pas n’importe comment, mais il y a des règles qui sont à la fois sociales, politiques, domestiques, et qui ont aussi un caractère religieux : parce qu’il y a l’idée, comme le vocabulaire me l’indique, que si je ne le fais pas j’agis de manière non pieuse, impie, je commets une faute qui est du domaine non seulement civil, politique ou juridique, mais qui est religieuse. Mais tout cela est immergé dans la pratique quotidienne, à la fois individuelle, familiale, relevant de l’organisation du dème dont je fais partie et de la cité. Les croyances, si je puis dire, sont mises en œuvre dans des pratiques. On en a la preuve dans les grands procès d’impiété : qu’est-ce qu’on reproche à Socrate ou à Anaxagore ? Non leurs croyances, leurs convictions

intimes à l’égard du divin. Les procès d’impiété instruisent le fait soit d’avoir introduit des divinités étrangères à la cité, soit de ne pas accomplir comme il convient les rituels prévus. Les déviances par rapport aux représentations et récits sacrés traditionnels, les écarts d’ordre intellectuel dans l’interprétation des faits de culte ne sont pas pris en compte. Il n’y a pas de place dans ce système pour la notion d’hérésie. Elle n’y a pas de sens. Deuxième volet en dehors de ces rites : la figure des dieux, les images divines, les idoles. Je dirai simplement ici que ces idoles elles-mêmes s’insèrent dans un système social et politique, que leur valeur symbolique, du point de vue de la psychologie du dévot qui les regarde ou se prosterne ou dépose entre leurs mains des offrandes ou leur donne une vêture, n’est jamais indépendante des valeurs symboliques sociales, des prestiges que confère la possession de l’idole. L’idole fonctionne comme un symbole permettant d’agir, dans certains cas et dans certaines conditions, selon des modalités comparables à celles que Pierre Bourdieu a mises en lumière dans un autre contexte. Je prends un exemple qui pourra faire comprendre parfaitement ce que je veux dire. Il y a de vieilles idoles tout à fait archaïques qu’on appelle des xoana ; ce sont des idoles non représentatives, des pièces de bois plus ou moins informes qui ont une valeur sacrale par tout ce qu’elles représentent dans l’esprit des dévots. Ces idoles sont le privilège de personnes singulières ou de familles qui les gardent chez elles, cachées, tenues secrètes. La possession de ces idoles leur donne certains pouvoirs sociaux, liés à leur(s) fonction(s). Or, à partir d’un certain moment, nous voyons très bien comment ces idoles cessent d’exercer ce rôle et comment l’image divine est en quelque sorte arrachée au secret et à la privatisation de pouvoirs qu’elle conférait à des personnages privilégiés. C’est la

cité, c’est-à-dire la collectivité, qui les confisque et qui à ce momentlà va les donner à voir à tous ! Mais, dès lors, l’idole devient une sorte de miroir où la cité peut se voir elle-même. Il y a deux exemples qui sont tout à fait clairs : dans une période de trouble social, de stasis (révolte, rébellion), nous voyons un personnage prendre un de ces symboles iconiques, une image, un xoanon, et l’emporter avec lui en dehors de la ville en proie au désordre. Au moment où les mutins se précipitent sur lui, il leur montre l’image : alors les autres s’arrêtent, absolument terrorisés et désarmés, et de ce moment-là, comme le racontent ces histoires plus ou moins arrangées, l’image va cesser d’habiter dans la maison de celui qui l’a exhibée : elle devient le bien commun de toute la cité. La cité est réconciliée, et le personnage qui possédait cette image devient, lui et toute sa descendance, le titulaire à vie de la prêtrise de cette divinité. On voit donc comment les pouvoirs, les accointances, les liens de fidélité personnelle qui unissaient par l’intermédiaire d’un symbole iconique un groupe d’hommes à une divinité, c’est-à-dire à des pouvoirs particuliers, sont transférés à la communauté, la famille sacerdotale n’ayant plus qu’un rôle dans le cadre de cette cité. On peut donc faire l’analyse sociologique de la façon dont fonctionnent certains symboles iconiques et des croyances qu’ils mobilisent. Le troisième volet, en dehors des rituels et de la figuration des dieux, est constitué par les mythes. Le croire n’est pas dans des livres sacrés, le croire est ce qui se raconte à travers ces récits. Mais comment les Grecs connaissent-ils ces derniers ? Ils ont été transmis oralement pendant longtemps puis, au moins pour un certain nombre de mythes, fixés par écrit sous une forme canonique e dès le VI siècle, avec Homère, Hésiode et tout ce qu’on appelle la tradition épique. En dehors d’Homère, celle-ci comporte beaucoup d’autres chants du même type, mais qui ne nous sont parvenus que

sous forme de fragments. C’est cette tradition poétique, cette tradition chantée par des aèdes, qui constitue le « bréviaire » des croyances, mais aussi l’encyclopédie du savoir collectif de ce groupe. Platon pourra dire que chez Homère on apprend à être charpentier, à être chef de guerre, à être navigateur ; les enfants qui vont à l’école apprennent Homère et Hésiode par cœur, la paideia consiste à répéter ces textes, qui ont une sorte de valeur canonique, à s’en pénétrer. Et, dans ces textes, ce qui concerne ce que nous appelons la religion – les dieux, les héros, les descriptions du culte, un certain nombre de réflexions morales sur l’hospitalité, la justice, ceux que Zeus châtie – est appris en même temps que le reste ! Même après Homère, ces récits poétiques ont été infiniment développés par les poètes lyriques ou par les tragiques. Mais ils ne furent pas réellement fixés, même une fois écrits, c’est-à-dire qu’ils comportent toutes sortes de versions. Prenons Hésiode, qui, dans la Théogonie, raconte la genèse des dieux. Il est le seul à faire quelque chose qui est de l’ordre de la théologie. Mais il y a bien d’autres versions que celle d’Hésiode ! La sienne n’a donc rien de dogmatique. Les Grecs croient, bien sûr, il n’y a chez eux aucun athéisme, cela n’est pas pensable, mais ils n’ont pas pour autant un dogme et une théologie. Il n’y a donc pas non plus de critique radicale, parce que l’affirmation ne prend pas cette forme carrée et dogmatique qui, en quelque sorte, donnerait prise à une sorte de dénégation complète. Il y a la tradition hésiodique, mais il y en a bien d’autres encore, et cela n’a aucune importance ! A mon sens, il n’y avait pas un seul Grec pour penser que les choses se sont réellement passées comme les poètes les décrivent, mais cela ne veut pas dire du tout que c’était faux pour eux. Ils étaient sensibles à la diversité des façons d’exprimer qu’il y a, à l’intérieur même du monde, des puissances avec lesquelles il faut compter. Leur

croyance était très assurée, mais elle n’avait sur le plan intellectuel rien de dogmatique, elle était assez souple pour se plier à des versions très multiples. Leur croyance ne s’exprimait pas dans un langage théorique, comme par exemple dans le christianisme, qui dut mettre en accord un certain nombre de dogmes de la vérité, élaborer par exemple un dogme trinitaire en tenant compte de ce qu’avaient apporté le platonisme, l’aristotélisme, le néoplatonisme, c’est-à-dire faire en sorte que ce qu’on raconte ne mette pas en cause des principes rationnels qui sont ceux de la pensée philosophique. En Grèce, personne ne se souciait de cela, parce que la pensée philosophique ne s’était pas encore imposée. La croyance était du type de celle qu’on accorde à un récit dont on sait qu’il n’est qu’un récit… Il y a ici quelque chose qui est très important et très difficile à cerner : une religion dont les croyances s’expriment par les poètes, mais des poètes qui ont un statut très différent de celui de nos poètes, des poètes qui jouent dans la société un rôle fondamental ; l’aède inspiré est en quelque sorte la mémoire collective du groupe, il est en même temps le « livre » dans lequel est rassemblé tout le savoir qui constitue le ciment social du groupe, et enfin il raconte des histoires – et tout le monde sait qu’il raconte des histoires ! La poésie s’est développée ensuite, ces récits se sont encore modifiés, mais surtout le statut même de la poésie a changé. Quel est donc le rapport entre cette confiance qui est faite à ces poètes, cette confiance que je dirais volontiers fondamentale – la confiance en soi-même, en sa propre vie, en sa propre culture, en sa propre façon de penser, puisqu’on a été façonné par cette façon de penser – et le fait que, assez tôt, se dégage l’idée que tout cela constitue ce qu’on appelle la fiction, des choses imaginées, qui ne sont pas le réel ? Il faut donc saisir l’articulation, dont on peut suivre le

développement, entre la croyance dont nous disons qu’elle exprime une certitude religieuse, même si c’est sous des formes diverses, et d’autre part la conscience très claire que cela relève du fictif. Il y a là deux pôles, et ces deux pôles ne sont jamais totalement séparés. Voilà donc une série de problèmes qui nous met en garde contre l’idée qu’il y aurait, du point de vue de la sociologie, une sorte de structure de la croyance religieuse définie une fois pour toutes, qui constituerait une catégorie permanente : il y aurait la croyance religieuse et il y aurait autre chose. Les choses ne sont pas si tranchées : dans une religion donnée, à l’intérieur d’une culture donnée, se posent divers problèmes : ceux des types de croyance, des formes que celle-ci peut prendre, de ses modalités.

L’inscription du religieux dans la structure sociopolitique Deuxièmement, nous avons affaire à un système polythéiste dont, après et avec bien d’autres, j’essaie de montrer les caractéristiques. Une religion polythéiste n’est pas exactement la même chose qu’une religion monothéiste. Pour dire les choses en deux mots, il n’y a pas seulement un panthéon : chaque cité a son panthéon, c’est là une des caractéristiques de la religion grecque. L’épopée, chez Homère, chez Hésiode et chez d’autres, a eu un caractère panhellénique ; il y eut aussi des sanctuaires panhelléniques comme Delphes et, à partir du VIIIe siècle, de grandes fêtes panhelléniques comme les jeux Olympiques, où les Grecs de cités complètement différentes et souvent hostiles se réunissaient. Il y a donc une sorte d’architecture commune, reposant à la fois sur les grands sanctuaires communs et l’éclosion d’une

littérature panhellénique. Mais, en même temps, il y avait dans chaque cité une organisation religieuse particulière. A tel endroit, c’est Athéna qui a le rôle principal, à tel autre, c’est Héra, mais jamais aucun dieu ne peut être vu tout seul ; toujours les dieux sont associés à d’autres divinités. En plus, il n’y a pas seulement les dieux de la cité, il y a les dieux qui sont en dehors de la ville, les dieux des frontières, les dieux des différents dèmes, des différents groupes particuliers, il y a les dieux locaux liés à certains aspects du territoire. On voit donc que le système polythéiste est étroitement intriqué dans les formes de l’organisation sociopolitique à tous ses niveaux : cette religion, nous pouvons l’appeler une religion politique. Dans toute cette période, le fait fondamental, c’est la création de la cité, et la religion est une des expressions de ce grand phénomène. Ce qui veut dire que le religieux, étant sociopolitique, est beaucoup plus une forme de vie sociale et de vie collective que, premièrement, une forme d’expérience personnelle et de lien personnel avec la divinité. Je pense même qu’il n’y a pas de personne en Grèce, pas de personne au sens où nous l’entendons, et que le rapport avec la divinité n’est jamais le rapport qui vous unit comme sujet singulier, dans l’intériorité de votre conscience, de votre âme (il faudrait d’abord que la notion d’âme soit bien élaborée), à une divinité, qui est elle aussi d’une certaine façon une personne, même si elle est insondable, incompréhensible et au-delà de nos catégories. Pour les Grecs, l’amour va des hommes vers le dieu (on aime ce dont on a besoin, ce dont on est privé), mais le dieu ne peut pas aimer les hommes. On est loin encore de l’idée que l’amour de la créature pour Dieu n’est en sorte que la contrepartie de l’amour que Dieu a pour les hommes : pour les Grecs, cela est incompréhensible. Il y a bien des dieux philanthropes, en ce sens qu’ils ne nous veulent pas

de mal ! Mais l’idée que l’amour est une notion fondamentale ne joue pas du tout. Autrement dit, il n’y a pas de lien religieux d’un individu avec la divinité qui ne s’exerce à travers une médiation sociale. On entre en rapport avec le divin en tant que chef de maison, en tant que membre d’un dème, en tant que membre d’une cité, en tant que magistrat, etc. C’est toujours à travers une fonction sociale que s’établit le rapport avec le divin. La religion n’est ni dans le dedans de l’homme, dans une sphère de vie intérieure particulière, ni audelà de l’univers, sous forme d’un dieu unique et absolu qui serait extérieur au monde dans lequel nous vivons et à la société dans laquelle nous sommes pris. Les dieux sont là, supérieurs à nous, mais, si je puis dire, dans le même monde. D’ailleurs, ils n’ont pas créé ce monde ; au contraire, ils ont été créés par un processus qui s’est déroulé dans le monde lui-même. Ils font partie du monde. Il n’y a pas de transcendance ou, en tout cas, pas au niveau de la religion : il y a une relative transcendance, bien entendu, mais elle n’est pas élaborée intellectuellement pour faire que Dieu est supérieur et au-delà de tout ce qui a été créé, créé par lui et à partir de rien, ce qui pour le Grec est absurde… Les frontières de la religion ne peuvent donc pas être fixées avec précision par rapport à la vie sociopolitique. Et, comme nous avons affaire à un système polythéiste, le rôle de cette religion est en quelque sorte de définir, de mieux marquer les particularités sociales d’une cité par rapport à d’autres cités et de la grécité par rapport à ce qui n’est pas grec. La religion n’a donc aucun caractère universel, elle ne tend pas à dépasser la civilisation dans laquelle elle s’enracine, elle ne cherche pas, par des missions, des croisades, à répandre ailleurs cet univers religieux qui est au-delà de la société dans laquelle elle s’exprime, elle ne s’incarnera pas davantage, à

l’intérieur de cette société, dans un corps sacerdotal qui est à la fois dedans et dehors. Non, la religion grecque, c’est pour les Grecs ! Au contraire, ceux-ci seront tout à fait prêts à accepter de temps en temps, quand ils peuvent en tirer un profit, un dieu de l’étranger. Pour eux, certaines religions sont tout aussi bonnes que la leur ; ils ont la plus grande admiration pour la religion égyptienne et, même à l’époque hellénistique, sont volontiers fascinés par le judaïsme ou par les religions de l’Inde. Ils n’en ont pas moins l’idée qu’ils représentent la civilisation et que leur religion, leurs pratiques, la façon dont ils sacrifient, dont ils agissent, dont ils mangent, dont ils boivent, dont ils se marient, dont ils envisagent les règles qui régissent les rapports des pères et des enfants, des hommes et des femmes, constituent le monde civilisé – dont la religion est seulement un aspect, immergé dans cette culture. Elle n’est pas, je crois, ce qui donne a cette culture sa marque la plus singulière, elle est seulement l’un des aspects de ses singularités, puisque la conception que les Grecs se font des dieux est liée pour eux au fait qu’ils ont des assemblées consultatives, que les hommes ne sont pas des esclaves, mais des hommes libres. En même temps, la religion n’est pas en Grèce ce qui, dans le cadre d’un moment de l’histoire et d’une société particulière, la dépasse suffisamment pour lui donner une vocation universaliste. Donc les croyances n’ont aucun caractère conquérant, ne sont pas données comme une vérité absolue. Hérodote dit à peu près ceci : celui que nous appelons Dionysos, les Égyptiens l’appellent Osiris ; voici ce qu’ils font, qui est différent de nous, assez bizarre et peut-être beaucoup plus ancien, puisque ce que nous pensons de Dionysos vient d’eux ! (Hérodote, II, 42-43.) Aucun esprit conquérant, aucune idée que la croyance religieuse aurait, en visant un divin absolu et unique, une fonction de vérité absolue. Il y a un relativisme de la croyance religieuse : les

Grecs sont convaincus que pour eux « c’est comme ça », mais comprennent très bien qu’ailleurs ce soit autrement. Je crois que cela implique aussi une insertion du croire qui se présente, pour l’historien et pour le sociologue, différemment de ce à quoi nous sommes habitués. En dehors de ces remarques, la Grèce nous offre, je crois, un domaine privilégié pour voir qu’il est extrêmement difficile de séparer, de façon radicale, un domaine qui serait celui de la croyance et un domaine qui serait celui de la rationalité. Je laisse ici de côté la question de la genèse, dans le champ du croire et dans le champ de la vie sociale grecque, des types de pensée, de raisonnement de conviction, qui ont pris leur distance par rapport à ce fonds religieux commun. Celui-ci était transmis, par le système de la paideia : l’épopée, la poésie et la tradition orale y constituaient le e fonds commun du croire. Si on prend les choses au V siècle, que voit-on ? D’abord qu’en dehors de ces récits qui transmettaient un certain nombre d’informations variables sur les dieux, les héros, tous ces êtres auxquels la pratique cultuelle s’adressait, se constitue un plan proprement politique, qui fait l’objet d’une réflexion systématique, qui est soumis de plus en plus aux procédures de la rhétorique, avec des débats à l’assemblée, des délibérations dans les tribunaux, pour régler des affaires qui auparavant ne l’étaient pas par la communauté civique, mais relevaient de la vendetta privée ou des rapports de forces entre groupes opposés. La cité confisque ces fonctions sociales, prend la justice en main, établit des tribunaux où des juges qui sont élus arbitrent entre les deux parties ; celles-ci se battent, mais à coups d’arguments, ce qui donne naissance à la rhétorique et, avec elle, à la sophistique, c’est-à-dire l’analyse des formes du discours en vue d’aboutir à la persuasion, peithô. Naturellement, il y a une divinité pour exprimer cela : c’est Peithô, la

Persuasion, la force de persuasion. Cette divinité est une puissance religieuse, mais en même temps cette puissance religieuse s’exprime au tribunal, à l’agora ou à l’ecclesia, puisque partout il faut développer un discours suffisamment argumenté pour provoquer chez les auditeurs la persuasion. Dès lors, la croyance en Peithô n’est pas religieuse, même si c’est la déesse qui agit. Prenons Gorgias : avec tout son apparat symbolique, sa toge écarlate, il est un acteur de premier rang, il écrit des textes où il explique que la puissance de persuasion est une espèce de force quasi magique, comme celle qui émane d’Hélène lorsqu’elle peut séduire tous les hommes, qu’il y a dans le savoir et dans le talent du rhéteur une sorte de puissance qui est de l’ordre de la magie ; mais, en même temps, il compose ses textes de telle façon, avec de tels jeux verbaux, qu’il y a avant tout chez lui un art rhétorique, la nécessité d’argumenter. Ainsi, à côté de ces récits anciens qu’on écoutait enfant, ces histoires de nourrices dont parle Platon – que celui-ci ne méprisait pas, mais qu’il voulait remplacer par autre chose –, ces récits qui vous pénètrent, qui vous apprennent à classer les choses, à les mettre en place et à vous mettre en place vous-même à l’intérieur de ce classement, à côté de ces récits auxquels on croit, par conséquent, d’une façon qui vous met en conformité avec l’ordre social et même cosmique, se développe un type d’attitude intellectuelle, un type de discours qui n’est pas un récit, mais une argumentation : une argumentation ad hominem intéressée, qui a peu de rapports avec le souci du vrai, mais qui constitue un plan fondamental de la vie grecque. Son rôle est justement la persuasion, c’est-à-dire la croyance, mais une croyance qui n’est pas religieuse. Elle prend ses distances par rapport au religieux, puisque les sophistes comme Protagoras disent qu’on ne peut rien dire des

dieux, qu’on ne sait pas même s’ils existent et que, s’ils existent, on ne peut rien en connaître. Ainsi, la peithô opère sur les affaires humaines au niveau politique, juridique ou personnel, mais elle est une force qui développe un type de discours neuf, le discours persuasif argumenté. Celui-ci concurrence d’anciens récits qui vous charmaient, non seulement parce qu’il s’y passait des choses extraordinaires, mais parce qu’au terme du récit vous aviez le sentiment d’avoir compris pourquoi Zeus est Zeus et pourquoi les dieux sont les dieux, pourquoi les hommes sont malheureux et mortels, et pourquoi il y a les héros entre les hommes et les dieux. Vous le comprenez aussi dans un roman ou dans un poème, mais tout en sachant qu’ils sont les fictions du poète. En revanche, ici vous avez un discours argumenté, qui a pour résultat une croyance d’un autre type. Par ailleurs, ce champ, qui est un champ symbolique, valorise le personnage du sophiste, son type de discours et ses procédures intellectuelles, parce qu’ils donnent effectivement un certain pouvoir social : c’est au sophiste qu’un homme politique fait appel pour rédiger ses discours, c’est à lui que les familles nobles confient leurs enfants pour qu’ils apprennent à être les chefs dans la cité. Donc prestige et pouvoir se nouent dans ce type de croire lié à une modalité particulière de discours argumenté. En face, nous avons un autre personnage : le philosophe, issu en partie des traditions religieuses (mais je laisse de côté les problèmes de genèse), et une autre institution : les grandes académies philosophiques, telles celles que fondent Platon et Aristote. Dans ces institutions philosophiques, Platon attaque la paideia ancienne, tous ces récits qu’il appelle, en leur donnant un sens particulier, des muthoi ; des récits, des fables inventées qu’on enseignait aux enfants. A ces derniers, il veut apprendre deux types

de discours nouveaux du point de vue de la croyance et de la rationalité, qu’on ne peut pas séparer, car il y avait une certaine rationalité dans le récit mythique et une autre rationalité dans le discours des sophistes, une autre encore dans la croyance du philosophe. Première nouveauté : celle du dialogue du maître et de l’élève, du débat, de la discussion, d’une discussion qui ne vise plus à vaincre ni à persuader au sens de la peithô (ici il y aurait toute une étude systématique du vocabulaire à faire, sur le croire en Grèce, la peithô). Aux yeux du philosophe, la peithô sophistique consiste à vaincre l’adversaire, à l’enserrer dans les liens d’une dialectique astucieuse, de sorte que, réduit au silence, il rende les armes. Le dialogue avec l’élève est inverse : il n’est pas mû par la peithô mais par la pistis. Ce mot, qui voudra dire ensuite la foi, désigne la confiance, la confiance réciproque ; le maître n’essaie pas de vaincre, ni de rendre muet, il essaie dans le jeu des questions et des réponses, dans un discours vivant, diraient Socrate et Platon, de faire naître chez son disciple son propre discours, le discours de la vérité. Non pas imposer par les armes, en quelque sorte, la victoire de sa persuasion, mais faire triompher le vrai par un processus de discussion confiante ; non pas la victoire d’un individu dans un débat contradictoire, la victoire d’une partie, mais celle de la vérité. Cette vérité – seconde nouveauté –, c’est celle qui est atteinte par un autre type de discours, qui serait la démonstration, car la discussion doit être en même temps une forme de démonstration. Il y a là une idée fondamentale du point de vue de la rationalité ; elle est liée aussi au développement des mathématiques et trouvera dans les éléments d’Euclide son expression la meilleure : c’est l’idée que les hommes sont susceptibles d’inventer un discours tel que, les prémisses étant posées, tout le reste s’ensuit nécessairement. Dès

lors, la vérité tient à la cohérence interne du discours, à sa noncontradiction interne, et non plus à son adéquation au réel. Voilà ce qui caractérise le grand courant philosophique. Ce type de rationalité s’oppose à celui des sophistes comme à celui du mythe ; il est lié à l’émergence d’un nouveau symbolisme social où le maître, le philosophe (le philosophos, l’« ami du savoir ») joue un rôle institutionnel, a son académie et des élèves qu’il marque de son sceau. Il doit se distinguer en effet du sophiste et aussi du poète tragique qui vient déclamer en cothurnes et avec un masque. Les discours du philosophe se distinguent par leur rationalité, par la foi, la confiance qu’ils impliquent dans leur cohérence. Or, chez Platon, cette cohérence interne du discours se rattache à quelque chose de religieux : à l’idée qu’il existe des valeurs, des valeurs dont on peut dire chez lui qu’elles sont déjà transcendantes, to theion, le divin… On sait comment Platon a opposé le logos, c’est-à-dire ce type de discours argumenté, au mûthos. Au départ, logos et mûthos étaient des mots synonymes : ils désignaient la même chose : une parole. Mais au moment où surgissent le personnage du philosophe et les écoles philosophiques, logos commence à s’opposer à mûthos. Le logos, c’est le discours qui se tient droit, debout, qui est cohérent et consistant ; le mûthos, c’est une fable, un récit qui se contredit luimême, qui n’a pas de cohérence. En même temps, Platon déclare que certains des vieux muthoi, ceux par exemple qui nous laissent penser que l’âme n’est pas mortelle ou qu’il y a un châtiment après la mort, ou que Dieu est au-delà de tout ce qu’on peut en dire, doivent être sauvés et que nous devons croire en eux. Il faut y croire ! il faut y croire parce que, si la cohérence absolue convient bien aux mathématiques, pour réglementer la vie humaine il faut s’enraciner dans quelque chose où, d’une façon ou d’une autre, la

peithô a un rôle à jouer. Donc, là même où la rationalité paraît dégagée dans ses lignes les plus pures, là aussi s’impose tout d’un coup la croyance, sous sa forme que nous appellerions faute de mieux religieuse, la confiance en quelque chose qui nous dépasse. Dans tous ces champs, le croire a ses formes propres et s’articule à des types de rationalité différents. Il n’y a pas d’un côté le croire, et de l’autre la raison, il y a des types de croyance qui impliquent un type de rationalité, il y a des types de rationalité différents, qui vont déboucher sur ce que seront dans le monde occidental la tradition philosophique et la tradition scientifique ; mais ces types de rationalité ne fonctionnent pas et ne se conçoivent pas sans qu’à un moment ne se réintroduise du croire, mais un type de croire différent peut-être de celui qu’on trouvait chez les sophistes ou dans le mythe. Il y a donc des champs divers et chacun de ces champs répond en même temps sociologiquement à des institutions, à un fonctionnement social, à la recherche – à travers ces types de discours, de rationalité et de croyance – de certains pouvoirs et de certains prestiges : ainsi le philosophe se bat-il contre le sophiste et veut-il chasser le tragédien. Dans le champ social, croyance et rationalité coexistent de façon diverse. Il y aurait encore d’autres champs, plus localisés : tel celui de la rationalité et de la croyance historiques et des historiens. Dans une société orale, qui n’a pas d’archives, un Hérodote et, surtout, un Thucydide se mettent à considérer que les événements humains auxquels ils assistent ou qui les ont juste précédés doivent être consignés par écrit pour que la mémoire en soit sauvegardée. Ils construisent une sorte de temps historique, de rationalité historique dans laquelle il se trouve à la fois de la rationalité et de la croyance. Par exemple, ils reprennent la vieille opposition entre entendre et voir. En grec, voir, autopsis, c’est

en même temps savoir ; le savoir est une vision directe. Jusque-là, c’est à travers l’oreille que la culture s’était transmise. Désormais, ce qui importe aux historiens, c’est d’avoir vu ce dont ils parlent. Le fait historique, c’est celui auquel on a assisté, qu’on a vu, c’est celui qui a été vérifié directement. Les historiens se méfient de ce qui est transmis de bouche à oreille. Il y a donc opposition entre une confiance, une persuasion qui, obtenue directement par le voir, va définir ce type de rationalité historique et, concernant ces événements, tous les bruits, toutes les rumeurs qui circulent, toutes les légendes auxquelles on ne peut se fier. De la même façon, il faudrait considérer tous les autres types de rationalité : par exemple celui du discours médical qui s’écrit à ce moment-là. N’opposons pas la croyance religieuse à la raison. Analysons plutôt des champs sociaux, des activités sociales et mentales, des techniques de discours et d’écriture qui impliquent solidairement certaines formes de rationalité et, en même temps, des formes définies de croyance qui peuvent s’opposer à celles qui se rencontrent ailleurs.

L’avènement de la pensée rationnelle Dans la tradition scientifique et rationaliste qui est la nôtre, on considère que la raison est née en Grèce, il y a 2 500 ans. Certains ont même pensé que le surgissement de cette raison a marqué une rupture sur tous les plans, une rupture totale avec ce qui existait auparavant, soit, pour eux, l’irrationnel. Qu’on le baptise superstition, mythe, défaut de logique, peu importe. Mais, en gros, c’était cela le schéma. Une telle interprétation implique l’avènement d’une attitude d’esprit qui aurait, de façon absolument décisive, instauré une carrière de pensée totalement nouvelle. Une carrière tout à fait caractéristique de l’Occident et à laquelle la science et la philosophie sont liées. Pendant longtemps, pour beaucoup de penseurs et d’historiens, le retour aux Grecs, c’était cela. Pour eux, il y avait ceux qui étaient en dehors, les civilisations proche-orientales par exemple, bien qu’elles eussent connu une astronomie développée et que les gens de ces civilisations n’eussent pas vécu dans la confusion. Reste que, dans cette perspective, celles-ci n’auraient pas accédé à ce stade qui est inaugural par rapport au destin de la pensée. Donc, avant les Grecs du VIe siècle, c’est autre, et à côté des Grecs, c’est

encore autre. Évidemment, c’est cette interprétation qu’il faut examiner et qui fait difficulté à tous égards ! e Au VI siècle, dans les cités ioniennes, à Milet essentiellement, on voit apparaître une lignée de philosophes. Ce sont Thalès, Anaximène, Anaximandre, que les Grecs eux-mêmes ont considérés comme les premiers philosophes. Inaugurent-ils vraiment un mode nouveau de réflexion ? Une forme de rationalité totalement inédite ? Et peut-on dire qu’avant eux il n’existait pas de rationalité ? Je ne le pense pas. Il y a toujours eu à la fois rationalité et irrationalité, et de façon absolument solidaire. Les Babyloniens ont leur mode de rationalité et les Chinois ont le leur. Certes, la rationalité grecque, que les Ioniens vont instituer, va permettre de progresser sur un certain plan. Elle va permettre, par exemple, à la science occidentale d’avancer dans des voies où les autres ne pouvaient pas aller. En revanche, comme Joseph Needham l’a montré, certains domaines d’études ont été barrés, certaines hypothèses interdites. Ainsi, tout ce qui n’était pas considérations sur la masse ou l’état permanent des choses, tout ce qui, au contraire, était de l’ordre du flux, du magnétisme, tout cela a été rejeté par les Grecs du côté de l’irrationnel. Alors que les Chinois, eux, ont été capables, en s’intéressant à ces phénomènes, d’aller beaucoup plus loin dans divers secteurs. Bénéficiant d’un autre type de rationalité, ils ont pu intégrer ces phénomènes à un mode de pensée rationnel. Ainsi, le jeu est beaucoup plus compliqué qu’on peut le croire. Compte tenu de ces premières nuances, que se passe-t-il dans ces cités grecques du Proche-Orient vers le VIe siècle avant J.-C. ? Et, tout d’abord, quel est le contexte de la civilisation d’où va émerger un mode de pensée nouveau ? C’est une civilisation orale, où la poésie, qui est un chant dansé et rythmé, occupe le devant de la scène intellectuelle. Nous trouvons là l’épopée, la poésie lyrique et

une poésie de forme à la fois épique et sapientielle comme chez Hésiode. A ce moment-là, les poètes sont des chanteurs et tout se transmet oralement. Premier changement notable : l’apparition de la prose. C’est-à-dire de textes qui sont en prose. On ne peut pas faire l’analyse des changements dans les modes de pensée et dans l’instauration de la rationalité si l’on ne prend pas en compte le fait que l’expression poétique est autre chose qu’une expression prosaïque. C’est le premier point important. Le deuxième point, important aussi, est lié à cet aspect prosaïque : c’est le passage du chant oral à des textes écrits. C’est un changement fondamental car l’écriture instaure à la fois un nouveau mode de discours, de logique du discours, et un nouveau mode de communication entre l’auteur et son public. C’est une forme beaucoup plus distante et critique. Pensons à toutes les attaques que portera Platon, au début du e IV siècle, contre l’ancien système de paideia, fondé sur la poésie orale. S’il le rejette, pour lui opposer le dialogue philosophique, c’est que ce système oral repose sur une sorte de mouvement de sympathie qui fait que l’auditeur est pris, et comme ensorcelé par l’émotion que les vers communiquent. Tandis qu’un texte écrit est un texte sur lequel on peut revenir et qui, en quelque sorte, déclenche une réflexion critique. Enfin, il y a un troisième aspect, lié, lui aussi, aux deux précédents. A cette époque, on passe d’une forme qui est narrative à une forme de texte où l’on veut rendre raison de l’ordre des choses, exprimer les apparences que le monde présente. Le fait, par exemple, qu’il y a le jour et la nuit, qu’il y a des saisons, qu’il y a même des phénomènes atmosphériques curieux, la foudre par exemple. Qu’il y a enfin une sorte de mouvement cyclique dans l’univers, qui aboutit à ce que les choses, d’une certaine façon, se répètent alors que les hommes passent et meurent. Auparavant, on

expliquait cela sous la forme d’un récit mettant en jeu, de manière très dramatique, des personnages qui étaient des divinités. Cette manière de concevoir les choses n’était pourtant pas « irrationnelle ». C’était une façon de rendre raison des choses liée, encore une fois, à une forme précise de civilisation, à un type de poésie orale et à un type de narration particuliers et, bien entendu, à un type de croyance religieuse. Dans ce système-là, c’est l’idée de pouvoir et de puissance qui est fondamentale. Il s’agissait de faire un récit montrant que, dans un monde où des puissances, des pouvoirs, des forces s’opposent et se disputent, à un moment donné un souverain plus puissant que les autres va imposer sa loi. A partir de cette imposition, l’ordre du monde devenait constant. On peut appeler ce type de rationalité une rationalité du kratos pour parler grec, ou de la dunamis, c’est-à-dire du pouvoir royal. Donc, dans cette optique, au terme de toute une série de générations divines et de luttes pour la souveraineté, à un moment donné Zeus, le plus puissant des dieux, s’installe. Et, contrairement aux autres, son pouvoir ne vieillit pas, ne s’affaiblit pas. Il ne sera pas renversé et l’ordre qu’il institue est un ordre de répartition d’honneurs. Zeus va distribuer les pouvoirs. Il y aura le dieu qui règne sur la mer, celui qui règne sur le monde souterrain, ceux qui règnent dans le ciel, enfin ceux qui règnent à la surface du sol. Tous resteront dans leur sphère. C’est ce que l’on peut lire dans la Théogonie d’Hésiode, par exemple. Donc, dans cette vision des choses, au début est le chaos, le désordre, et de ce chaos se dégage un pouvoir souverain qui institue l’ordre. Aussi, dans ce type de rationalité, le point de référence est de savoir qui est le maître du monde et pourquoi son règne ne disparaîtra pas. Cette conception du monde ne devient irrationnelle qu’à partir du moment où l’on en sort, où l’on commence

à penser autrement. Tant que l’on est à l’intérieur du système, cette conception est rationnelle, je dirais même qu’elle est extrêmement sophistiquée. Si l’on croit qu’il existe des dieux souverains, les bonnes réponses aux questions que les hommes peuvent se poser sont alors apportées… Ensuite, les choses vont changer très profondément. Je le répète, les textes ne sont plus des narrations, mais des exposés qui adoptent une forme qui se veut explicative, d’une manière cependant très différente de celle de la poésie. Ainsi, au lieu de placer à l’origine le désordre pur et de faire naître de ce désordre un souverain qui va imposer l’ordre, on recherche quels sont les principes, ou le Principe qui est à la base de tout. Et ce principe, quel qu’il soit, l’eau pour certains, le feu pour d’autres ou encore l’apeiron, l’illimité, c’est lui qui va contenir les moyens d’explication de tout ce qui arrivera par la suite. C’est l’idée d’archē, avec le jeu conceptuel qui fait que l’archē a deux sens. Le mot désigne à la fois le pouvoir, la suprématie, mais aussi le principe, le fondement. A partir de ce moment, les Grecs vont rechercher le principe. Ce qui veut dire que, derrière les apparences, pour les expliquer, on ne recherche plus un prince venu les stabiliser et les fixer. Ce que l’on recherche, c’est le principe qui les fonde. Finalement, cette archē prendra la forme de la loi, nomos. Ce nomos est une règle. Le principe n’est pas une force qui est plus grande que les autres et qui impose son régime de distribution, comme le faisait Zeus. Le principe est une loi d’équilibre entre éléments. On a donc à partir de là, avec les philosophes milésiens, un mode de pensée qui va essayer de dégager, sous le jeu des apparences et sous le miroitement de toutes les choses sensibles, des éléments stables. Des éléments permanents qui sont premiers et qui contiennent la loi d’équilibre de l’univers. Même lorsque cet

univers passe par des phases. Dans ce dernier cas, ce sera la loi du cycle, qui fait qu’il y a d’abord le feu, ensuite l’eau, etc. Pour mettre sur pied une telle conception du monde, les Grecs ont été obligés de changer leur vocabulaire. Ils ont dû utiliser, non plus les noms des divinités traditionnelles, qui étaient vues comme des puissances, mais le nom de qualités sensibles, rendues abstraites et substantialisées par l’emploi de l’article : le chaud, le froid. Les Grecs vont employer un certain nombre d’éléments qui appartiennent au monde de la nature et dont l’appartenance à ce monde est soulignée par le fait que pour dire l’eau, par exemple, on ne dit pas Poséidon, mais hudor, le nom même qui désigne l’élément. Ainsi apparaissent des catégories conceptuelles qui vont être généralisées à partir de ce qu’elles sont physiquement. Dès lors, les Grecs vont réorganiser leur système pour aboutir, non plus à des listes généalogiques coiffées d’un pouvoir suprême, mais à un réseau de principes, ou parfois à un seul principe dominant. Puis les e penseurs du VI siècle vont essayer de montrer comment ces principes se combinent suivant un ordre : l’ordre constant de la nature. Finalement, dans ce point de départ, on voit percer l’idée que c’est la loi qui gouverne le monde et non pas Zeus. L’ordre est donc premier par rapport au pouvoir. C’est à ce moment-là que s’instaure également quelque chose que l’on pourrait appeler une nouvelle logique du questionnement. Cette logique est différente de la précédente en ce sens que, contrairement aux récits des mythes cosmogoniques, les textes ont désormais pour ambition de répondre à ce que les Grecs nomment des problēmata. Ces problēmata sont parfaitement formulés : « Pourquoi, parfois, y a-t-il éclipse ? », « Pourquoi, parfois, y a-t-il arc-en-ciel ? » Il y a donc des questions et l’effort vise à y répondre. Les Grecs vont

réfléchir à un double niveau : celui de la phusis, de la nature et des « phénomènes » qui y résident – le phainomenon, c’est ce qui apparaît –, et au niveau de ce qui est « en dessous » des phénomènes. Cet « en dessous » est de l’ordre des phénomènes mais jouit d’une stabilité que les phénomènes n’ont pas. Le jeu de recherche est double : les Grecs restent au niveau de phénomènes physiques, une consistance qui est encore celle de la nature, de la phusis. La rationalité ne va plus fonder à partir de là l’univers visible sur un espace qui est sacral et sur un temps qui n’est pas celui des hommes, celui des dieux. Non, il faut maintenant, pour les Grecs, trouver des explications qui s’insèrent dans le temps tel que les hommes le vivent. Dans la même optique, les Grecs vont aussi rechercher des systèmes explicatifs en utilisant des phénomènes qui sont toujours sous notre nez. Par exemple, un crible, ou un piston avec lequel on aspire l’eau. Leurs schémas explicatifs visent à déceler ce qu’on ne voit pas, ce qui gîte sous les apparences. Mais ce que l’on ne voit pas, pour eux, n’est pas d’un ordre radicalement différent de celui e des apparences. A partir du VI siècle, donc, les Grecs vont utiliser les mêmes éléments qu’auparavant. Simplement, par-derrière, grâce à un vocabulaire plus abstrait, grâce à des schémas explicatifs choisis, ils vont proposer des principes d’ordre sous-jacent totalement inédits. C’est en ce sens qu’il y a innovation dans la rationalité. A partir de là va s’imposer une curiosité, un questionnement intellectuel qui, en empruntant des voies inédites, conduira plus tard à ce que nous appelons la science. Cette curiosité va concerner l’ensemble des phénomènes physiques. Cela portera aussi bien sur la recherche médicale, la recherche astronomique ou les théories physiques.

L’épisode milésien de départ a, dans son développement même, suscité ou rencontré d’autres séquences qui, globalement, sont les suivantes. A partir du moment où l’on fait un discours en prose qui prétend être un exposé explicatif, se pose le problème de la rigueur démonstrative interne de l’exposé. En d’autres termes, la narration mythique se déroule sans se soucier de sa propre cohérence ; la prose explicative, au contraire, est un écrit qui doit rendre des comptes. On suscite la critique, les objections, la controverse. Ainsi intervient spontanément la question de la cohérence et de la noncontradiction du discours. Il faudrait aussi prendre en compte la lignée des mathématiciens, des pythagoriciens, des Éléates. Reste que le démarrage, le e glissement qui s’est opéré au VI siècle va conduire, et très vite, aux grands systèmes philosophiques. Après les présocratiques arrive, dès le IVe siècle, Platon. De notre point de vue, ce qu’il faut retenir, c’est que les Grecs ont défini une activité intellectuelle qui vise à la fois à rendre raison des phénomènes et à instaurer un discours qui obéisse à sa propre logique dans son déroulement. Ils ont ainsi défini une logique de l’identité, car au même moment leur réflexion s’est portée sur les règles de fonctionnement du discours, du logos. Précisons pourtant que le partage entre le mythe (mûthos) et le logos va se faire difficilement. En tout cas, à partir de cette époque, toutes ces curiosités se développent. Elles culmineront avec Aristote qui, lui, parlera de tout. Du vivant, du ciel, de la physique et de bien d’autres choses encore. Ainsi, les Grecs ont, d’une part, développé l’idée d’historia, c’està-dire d’enquête – elle donnera les grands recueils d’observations –, et, d’autre part, l’idée de non-contradiction, de cohérence du discours, de logique ; pensons au grand traité de logique d’Aristote, l’Organon.

Tout cela leur permet d’aboutir à un type de rationalité qui prend une forme assez précise et qui a donné les résultats les plus valables. En définitive, ce qu’il faut retenir dans ce que les Grecs produisent alors, c’est un idéal. Un idéal qu’il faut suivre, une sorte de champ que l’on trace, en sachant que, chaque fois, le réel résiste. Force est de constater qu’entre les formes de rationalité et les changements qui se produisent sur le plan de la vie sociale et de la vie politique il y a des correspondances. Je ne dis pas que l’un détermine l’autre. Mais je remarque d’abord que cela marche du même pied. Ce n’est pas par hasard si la cité, dans ses aspects e démocratiques, telle qu’elle apparaît au VI siècle, en particulier avec Solon, est contemporaine du développement de ce type de rationalité. Pensons à ceux que les Grecs appellent les sophoi, les sages. Leur sagesse consiste justement dans le fait qu’ils ont pensé le corps social, la communauté humaine d’une cité, exactement dans les mêmes termes et sur le même registre que les philosophes ioniens avaient pensé l’univers, c’est-à-dire le cosmos. C’est d’ailleurs le même terme. Le cosmos est organisé avec des éléments multiples qui, tous, vont obéir à une loi commune. Là, la chose essentielle est que le pouvoir, le kratos, ne soit pas accaparé par un des éléments composant la cité, par une des personnalités de la cité. Sinon apparaîtraient la tyrannie et, par voie de conséquence, la ruine de la cité. Pour qu’il y ait cité, il faut justement que le kratos soit déposé au centre de l’espace civique. Le terme grec qui désigne cet aspect est l’isonomia. Il faut que soit maintenu perpétuellement cet équilibre. A ce moment-là, les choses se sont jouées sur un plan intellectuel et sur un plan social. Ce qui ne veut pas dire du tout que le développement de la science et les aspects intellectuels de ce développement ont été déterminés par la politique ou l’économique.

Ainsi, à sa façon, le législateur Solon participe-t-il à l’élaboration d’une nouvelle rationalité quand il déclare : « Je me suis tenu comme une borne […] j’ai voulu que ce soit la loi qui soit respectée […]. On m’a proposé la tyrannie, je l’ai refusée […]. La cité doit avoir cette forme isonomique. » Solon met en place les mêmes catégories et les mêmes représentations, sur le plan social, que le philosophe sur le plan de la pensée de l’univers. Ce n’est donc pas l’intelligence qui est déterminée par le social ou l’économique, c’est toute la vie sociale à tous les niveaux, que l’on pense à Thalès, qui a participé à la vie politique et qui décide d’écrire un livre sur la nature, ou à Solon, engagé dans la vie politique. Dans les deux cas, leur univers intellectuel est façonné par tous les plans de leur activité, et ces plans ont une relative cohérence. Nous pouvons alors affirmer que la raison, que l’émergence de la rationalité n’est pas une révélation ex nihilo, mais qu’elle a un caractère historique. D’ailleurs, il faut bien voir que les Ioniens ne sont absolument pas des adeptes fanatiques de la Raison chassant la superstition. Pour eux, ce monde est plein de dieux, ils le disent. D’une certaine manière, ces principes nouveaux dont nous avons parlé ont encore quelque chose de divin. La vieille conception d’un monde divin est toujours présente à cette époque, et on ne pourrait pas comprendre ce moment si l’on ne faisait pas leur place à ces dieux. De la même façon, si l’on observe le développement des mathématiques, il est, chez les pythagoriciens, absolument lié aux idées que certains nombres sont parfaits et qu’ils ont une valeur sacrale, conception qui nous est maintenant étrangère. Reste que le pas en avant qui est fait, à ce moment-là, est possible du fait aussi de cette « mystique ». Par exemple, quand Thalès affirme que c’est l’eau qui est l’élément primordial, on comprend très bien ce qu’il veut

dire. L’eau peut prendre toutes les formes, l’eau est ce qui nourrit la vitalité et, dans l’homme même, c’est l’élément humide qui est en rapport avec la génération. Tout comme la mort et la vieillesse sont une sorte de dessèchement… Mais il ne pourrait pas poursuivre son projet – qui est l’instauration d’une nouvelle rationalité – si, quand il dit l’eau, il ne gardait pas en même temps à l’esprit toute cette charge que l’on peut dire sacrale. L’eau, pour lui, n’est pas seulement ce que je verse ou ce que je bois. C’est quelque chose qui contient, en plus, un certain nombre d’effets, de pouvoirs. Si les Grecs connaissent la raison, ils connaissent aussi la métis, la ruse, l’habilité à se conduire. Comment ces deux stratégies, la rationalité et la métis, pouvaient-elles cohabiter, puisqu’elles participent toutes les deux de l’intelligence pour les Grecs ? On le voit à partir de l’exemple de la métis qui est tout à la fois la ruse, l’intelligence retorse, la débrouillardise, l’astuce, la tromperie ; le développement de la rationalité, qui permet d’avancer sur un certain nombre de plans, a aussi sa contrepartie. Le résultat de cette recherche d’une rationalité fondée sur la cohérence interne, sur la rigueur démonstrative, où l’argumentation doit utiliser des concepts univoques, précis, bref, ce développement a pour conséquence que tout un pan de l’intelligence grecque est rejeté. L’intelligence mise au service non seulement des techniques artisanales, mais encore du politique, du flair commercial, de la vie quotidienne, de la navigation. Cette intelligence rusée qui jouait un rôle fondamental est repoussée, elle est exclue de cette nouvelle rationalité car elle repose, en définitive, sur le fait que toutes les choses sont toujours ambiguës, polymorphes, fuyantes. Ainsi, tout ce qui ne relève pas d’une loi et d’un ordre permanents est refoulé. Avec beaucoup de force par Platon, par exemple. Aristote, lui, lui fait une place. Il dit

que, dans les affaires humaines, où tant de choses nous échappent et qui ne sont pas comparables aux mathématiques ou à la physique, une vertu nous est nécessaire : c’est celle de l’évaluation correcte, des circonstances bien saisies et de la juste mesure, et il lui fait, sous le nom de prudence, une place dans la morale, mais pas dans la science. Ainsi qu’à tous ces savoir-faire qui sont ce que j’appellerais volontiers la pensée technique, l’intelligence technicienne, tout ce qui est de l’ordre de l’opératoire et qui a sa propre logique. Je constate d’ailleurs aujourd’hui une vitalité marquée de la pensée rationnelle comme de la pensée irrationnelle. L’une et l’autre existent. Cette seconde vitalité, celle de l’irrationnel, ne me gêne pas dans la mesure où je crois qu’il y a toujours d’un côté la raison et de l’autre l’« irraison ». Ce que l’on appelle la rationalité, c’est également ces attitudes intellectuelles que le développement de la recherche scientifique dans les divers domaines a amenées et qu’elle conforte. Il faut bien voir que cette rationalité a des aspects institutionnels. Il existe des sociétés savantes, des journaux scientifiques, des milieux où, pour chaque discipline, le champ de la recherche est déjà constitué avec son histoire propre ; l’horizon de l’enquête est délimité et balisé. Dans ce cadre, le contrôle réciproque des chercheurs est constant et chaque savant qui travaille sur ce terrain opère dans un espace de rationalité dont les concepts, les méthodes, les principes directeurs sont définis. Cependant, à l’intérieur même de ce cadre, il existe des divergences d’orientation et des disputes. Pas seulement des disputes sur les théories scientifiques, comme, par exemple, l’interprétation de la relativité générale. Il y a aussi des enjeux de rationalité. Ces enjeux reposent sur des choix, par exemple vis-à-vis de ce qu’on appelle le déterminisme, l’indéterminisme. Ainsi, à l’intérieur des champs de

rationalité constitués, il existe – et il a toujours existé – des tensions. La rationalité n’est pas donnée avant la science pour en conduire et fixer, comme de l’extérieur, le mouvement. Elle est immanente au mouvement des diverses disciplines scientifiques ; elle se fabrique dans et par leurs démarches, dans le contact avec leurs « réels » et la résistance de ces réels. Quant à l’irrationalité, c’est une autre affaire. Ses racines étant sociales et psychologiques, les formes qu’elle revêt, les secteurs où elle se manifeste et qu’elle investit, même dans les cas où ils paraissent recouper ceux de la science, comme l’astrologie ou la communication de pensée, sont profondément étrangers aux débats de la recherche en train de se faire et à ses enjeux du point de vue de la rationalité. Constatation réconfortante dans la mesure où elle implique qu’entre rationalité et irrationalité la frontière n’est pas aussi flottante que certains voudraient le faire croire, mais désabusée aussi, parce qu’elle incline à penser que l’extension de la recherche dans tous les domaines, les progrès de la science, pour spectaculaires qu’ils soient, sont impuissants à supprimer, dans une civilisation, les irruptions voire les déchaînements de l’irrationnel.

Rationalité et politique A propos de Clisthène « Nous sommes habitués à nous dire et à nous penser démocrates, quelle que soit notre place sur l’échiquier politique, mais il y eut un temps où la démocratie, comme le bonheur, était une idée neuve en Europe. Il y eut un temps, beaucoup plus lointain, où le mot lui-même fut inventé. Il y a 2 500 ans, l’aristocrate athénien Clisthène attache l’ensemble du peuple (dêmos) à la faction dont il est le chef et impose une transformation radicale des institutions athéniennes. Il n’est plus question désormais de chercher à savoir de qui l’on descend, réellement ou fictivement : du moment que l’on est né athénien, on a le droit de prendre part au pouvoir à l’intérieur de la cité, d’être membre de l’Assemblée du peuple. Telles sont les conditions qui créèrent la démocratie, même si le mot est quelque peu postérieur. Avec la démocratie athénienne, notre histoire connaît un tournant décisif dont nous sommes, aujourd’hui encore, les héritiers. Certes, il s’agit encore d’une démocratie très restreinte : ni les femmes, ni les étrangers résidents, ni les esclaves ne sont admis e à en faire partie, mais, dès le V siècle, il est possible de philosopher sur la démocratie au sens plein du terme. C’est ce que fait Protagoras d’Abdère. Nous proposons de commémorer

solennellement cette naissance, en réfléchissant ensemble sur ce que fut la démocratie athénienne et sur ce que lui doit la nôtre. » Tel était le texte de l’appel qu’une vingtaine de savants – 1 antiquisants et mathématiciens – avaient signé pour que soit organisée une commémoration des réformes de Clisthène. C’est sous la forme d’un colloque intitulé « Clisthène et la démocratie athénienne » que fut évoqué le souvenir des mesures mises en œuvre par l’homme d’État, en 508-507 avant notre ère, après la chute de la tyrannie des Pisistratides, pour fixer le nouveau cadre institutionnel qui allait permettre, pendant des siècles, aux citoyens d’Athènes de se gouverner eux-mêmes, dans un régime de démocratie directe. Mais une question me semble devoir d’entrée de jeu être posée : pourquoi Clisthène plutôt que Thésée ou Solon ? Comme héros fondateur, comme père de la démocratie athénienne, les Anciens n’auraient sans doute pas accordé la préférence, encore moins l’exclusivité, à l’Alcméonide sur ses prédécesseurs. Dans sa description de l’Attique, Pausanias signale la présence, sur le mur d’un portique du quartier Céramique, d’une peinture représentant un groupe de trois personnages. L’un est Thésée ; les deux autres qui lui sont associés sont des figures allégoriques de ce que signifie le premier : Dēmocratia et Dêmos. Œuvre d’Euphranor, cette fresque date du IVe siècle ; mais dès le Ve, au moment où, sur l’ordre de l’oracle de Delphes, Cimon ramène en grande pompe de Skyros à Athènes les ossements présumés de Thésée pour les fixer au cœur de la ville, la tradition qui faisait du héros le père de la démocratie était déjà en passe de s’établir fermement. Que nous dit Pausanias ? « Cette peinture montre que Thésée est celui qui a institué à Athènes le régime de l’égalité politique. La tradition est

d’ailleurs largement répandue, et tout particulièrement dans la grande majorité des gens, qu’à partir de là les Athéniens ont conservé le régime démocratique jusqu’à la révolution de Pisistrate, qui institua la tyrannie » (Pausanias, I, 3, 3). Même son de cloche chez Isocrate dans l’Éloge d’Hélène et chez Plutarque dans la Vie de Thésée. Au palmarès du personnage ne figure pas seulement le mérite d’avoir, conformément aux plus anciennes traditions, réalisé le synœcisme en réunissant les habitants de l’Attique en une seule cité afin qu’il y ait un seul État pour un seul peuple (Plutarque, Vie de Solon, 24, 1 ; Isocrate, X, 35). On le crédite aussi d’avoir respecté son serment d’établir un gouvernement « sans roi », une démocratie dont il assurerait seulement la conduite de la guerre et la sauvegarde des lois, tous les droits étant pour le reste également partagés entre tous (Vie de Thésée, 23, 2), ou encore d’avoir, en abdiquant la royauté, fait du peuple le maître de sa vie politique (Isocrate, X, 35). « Il gouverna sa patrie, assure Isocrate, avec un tel respect des lois et un tel esprit d’équité qu’aujourd’hui encore la trace de sa douceur demeure visible dans nos mœurs. » Aristote est plus mesuré dans son jugement ; il se contente d’indiquer qu’avec Thésée l’ordre constitutionnel « s’écarte un peu de l’état monarchique » (Constitution d’Athènes, XLI). Mais, aux yeux de l’historien moderne – de l’historien tout court –, même la réserve du philosophe apparaîtra bien imprudente. Antérieur d’une génération à la guerre de Troie, un peu plus jeune qu’Héraclès, dont il rêve, dès l’adolescence, d’égaler les exploits, Thésée, fils de Poséidon en même temps que d’Égée, est l’exact pendant pour les Athéniens de ce qu’Héraclès, fils de Zeus en même temps que d’Amphitryon, représente pour les Doriens du Péloponnèse. La geste de l’un comme de l’autre relève non de l’histoire institutionnelle des cités, mais de la légende héroïque. Quand Isocrate fait l’éloge de Thésée,

les vertus civiques qu’il invoque : douceur, esprit de justice, souci d’égalité, sont traitées sur le même mode de célébration, dans le même registre apologétique que les combats contre les monstres, les brigands, le Minotaure, le taureau de Marathon, la guerre contre les Amazones, la lutte aux côtés des Lapithes contre les Centaures, la descente dans l’Hadès avec Peirithoos, la présence du héros, surgi de terre, ou celle de son fantôme en armes, à la bataille de Marathon, pour se lancer à la tête des Grecs contre les Barbares. On comprend que, dans les premières lignes de sa Vie de Thésée, Plutarque éprouve le besoin d’avertir le lecteur de ce que comporte d’imprudent et d’incertain toute tentative de rédaction d’une biographie quand il s’agit de personnages appartenant à un passé très lointain : « Après avoir, en écrivant les Vies parallèles, parcouru les époques accessibles à la vraisemblance et le terrain solide de l’histoire qui s’appuie sur des faits, je pourrais à bon droit dire des âges plus reculés : au-delà, c’est le pays du prodigieux et du tragique fréquenté par les poètes et les mythographes, et l’on n’y trouve plus aucune preuve fiable ni rien de certain. » Ce qui n’empêche pas Plutarque de raconter la Vie de Thésée, de la naissance à la mort, comme s’il s’agissait d’une personne ayant réellement existé autrefois. Entre les événements légendaires et les événements historiques il y a bien, à ses yeux, une différence, mais elle n’est pas essentielle, elle ne porte pas sur la nature des faits rapportés. Le récit du passé mythique se prolonge sans rupture en récit du passé historique. Entre les temps fabuleux des premiers rois mythiques d’Athènes, auxquels Thésée se rattache, et le temps mesuré, contrôlé, dans lequel se joue le destin des cités, il n’y avait, pour les hommes de l’Antiquité, aucune incompatibilité. Il s’agissait toujours du même temps. Le temps des origines n’est pas pensé comme un temps autre, il constitue seulement un temps plus obscur,

plus difficile à scruter avec précision et exactitude, en raison d’un trop grand éloignement. Pour nous qui entendons tracer entre le mythe et l’histoire une frontière nette, les textes et les images qui nous présentent les principaux épisodes de la Vie de Thésée n’ont rien à nous apprendre sur l’avènement et les progrès d’un régime démocratique à Athènes. Mais, pour être disqualifiés sur le plan de l’histoire sociale et politique, ils n’en constituent pas moins des documents précieux pour qui s’intéresse, dans une perspective anthropologique, à ce que Nicole Loraux a appelé l’Athènes imaginaire, pour qui cherche à comprendre pourquoi et comment les citoyens d’Athènes se sont construit des modèles de père fondateur, garant de leur vie publique, en réutilisant pour les transformer, au gré des circonstances et des besoins, de vieilles traditions légendaires, sans rapport au départ avec la démocratie. Le cas de Solon est différent. Même si beaucoup des éléments qui composent sa biographie – chez Aristote, Plutarque, Diogène Laërce – ont un caractère purement légendaire, en particulier l’ensemble des épisodes où il figure comme l’un des Sept Sages, il n’en est pas moins vrai qu’il s’agit cette fois d’un personnage historique qui fut élu archonte en 594-593, avec des pouvoirs renforcés en raison d’une situation où la cité, divisée contre ellemême, frôlait la guerre civile. Dans le résumé qu’Aristote brosse des changements de la politeia d’Athènes, depuis l’arrivée d’Ion avec ses compagnons, répartis en quatre tribus, dotée chacune de son roi, il note qu’avec Solon et l’ordre institutionnel, la taxis politeias, qu’il a établi, ce fut « le début de la démocratie (archē democratias) ». Du coup, la réforme de Clisthène, après la chute des tyrans, se trouve mise sur le même plan que celle de Solon et définie par rapport à elle ;

Clisthène n’instaure pas la démocratie, il n’innove pas ; il prolonge Solon ; il est, dit Aristote, « plus démocratique » que son prédécesseur. Le début, le fondateur, ce serait Solon. Dans l’Aréopagitique, Isocrate, lui aussi, évoque la démocratie dont Solon, « le plus grand ami du peuple (dēmotikôtatos), a fixé les lois et qu’a restaurée Clisthène ». Cette mise en perspective un peu cavalière du passé athénien laisse les historiens modernes plutôt sceptiques. L’Athènes du début e du VI siècle est bien une cité, mais les enjeux de la crise qui la déchire et que Solon a charge d’arbitrer ne se situent pas encore sur un terrain proprement politique et ne sauraient se lire en termes de démocratie plus ou moins grande. Et Solon n’est pas davantage un homme d’État patron du dêmos, attaché à le faire pleinement accéder au pouvoir, comme le sera Clisthène un peu moins d’un siècle plus tard. Chez Solon, on ne peut séparer son rôle de médiateur dans la cité de son activité de poète, détenteur d’une sagesse morale exceptionnelle. Peut-on imaginer une seconde Clisthène ou son adversaire Isagoras venant chanter devant les citoyens, en guise de discours, une élégie de leur composition pour les inciter à combattre, comme le fit Solon dans ce que Diogène Laërce appelle l’écrit de Salamine, dont l’authenticité n’est pas discutable et dont nous possédons encore plusieurs morceaux. Solon utilise donc, dans son action publique, une procédure de communication normalement réservée à un cercle, toujours plus ou moins fermé, d’aristocrates au cours d’un banquet. Son prestige, l’autorité qui lui est reconnue, les pouvoirs qu’il détient, Solon ne les doit ni à l’appui de grandes familles nobles, avec leur clientèle, ni non plus à la confiance que la foule accorde au chef du parti populaire, mais à un statut en quelque sorte marginal, une façon d’être « hors jeu », au-dessus de la mêlée. Son rôle, comme celui

des autres nomothètes ou aisymnètes de l’âge archaïque, est de faire cesser la sédition, en réconciliant, en réunifiant la cité. Il ne s’agit pas tant de réformer les constitutions ou d’en fonder de nouvelles que d’apaiser une communauté, de l’harmoniser en la purifiant de ses excès et de ses injustices, en substituant à l’hubris la sōphrosunē. Pour y parvenir, Solon s’est tenu ferme entre les deux meutes adverses ; comme un bouclier, il a fait face à l’une et à l’autre, se dressant aussi bien contre l’orgueil des riches, qui ne voulaient rien céder de leurs privilèges, que contre les appétits insensés de la foule, qui voulait tout obtenir. Abolition des dettes, arrachement des bornes hypothécaires, interdit du prêt gagé sur les personnes : les riches doivent renoncer à ce qui leur avait permis de concentrer toute la terre d’Attique entre un très petit nombre de mains, pour parler comme Aristote ; mais, en même temps, refus de procéder à ce partage égal des terres que souhaitaient les plus démunis des paysans. Solon le proclame fièrement en ses vers : grâce à lui, la terre d’Attique, la terre noire, vénérable mère des Olympiens, « esclave autrefois est maintenant libre », comme il a rendu libres tous les Athéniens, quels que soient leur dénuement et l’infériorité de leur statut, en interdisant l’esclavage pour dettes et en permettant le retour dans leur cité de tous ceux, vendus à l’étranger ou exilés, qui avaient dû s’en éloigner. Désormais, tout individu né athénien est, en tant que citoyen et comme par définition, un homme libre ; il ne peut devenir esclave. L’univers de la cité, quelle que soit la diversité de ceux qui le composent, bien nés ou gueux, riches ou pauvres, est séparé par une même frontière du monde des esclaves, coupé de lui. Tel est sans doute l’essentiel de ce que Solon a accompli, et ce n’est pas rien. Quant à la prétendue constitution dont Aristote, et la tradition qui l’a suivi, lui attribuent la paternité, il s’agit, e selon toute vraisemblance, d’une construction élaborée à la fin du V

e

et au IV siècle, pour les besoins de la propagande oligarchique de l’époque. Solon aurait créé, à côté de l’Aréopage, un conseil des Quatre Cents et réparti le corps des citoyens en quatre classes censitaires, suivant le revenu, la dernière, celle des thètes, étant exclue des charges et magistratures, avec pour seul droit celui de participer à l’Assemblée et aux tribunaux. On reconnaîtra dans ce tableau le modèle dont se réclament, sous le nom de « constitution des ancêtres », les oligarques modérés, comme Théramène, combattant contre les extrémistes des deux bords pour une forme de démocratie moyenne, de constitution mixte, traduisant, dans le concret des institutions et le dispositif du pouvoir, l’idéal de juste mesure et d’équilibre que Solon invoquait dans son rôle d’arbitre. Mais, de l’arbitrage d’un Solon à la refonte par Clisthène de tout le système institutionnel d’Athènes, la distance ne tient pas seulement à l’émergence entre-temps d’un plan politique où se situent désormais, de façon claire, les affrontements entre citoyens. C’est la façon même dont la cité se pense comme communauté, dans ce qui constitue son unité, ses divisions, ses enjeux de pouvoir, qui a changé. Comme le Crétois Thalès (ou Thalétas) de Gortyne, poète lyrique, apparaît étroitement associé à l’œuvre de Lycurgue à Sparte, le Crétois Épiménide de Phaistos, « homme aimé des dieux et instruit des choses divines en ce qui concerne l’inspiration et les mystères », l’est à celle de Solon à Athènes. Thalès, si l’on en croit Plutarque, passait pour être un poète lyrique, mais en réalité il agissait en parfait législateur : « Car ses odes étaient des exhortations à la docilité et à la concorde sur des airs et des rythmes fort propres à inspirer l’amour de la règle et de l’ordre. A l’insu même des auditeurs, ces chants adoucissaient leurs mœurs et les habituaient à aimer la bonté au lieu de la méchanceté qui régnait

alors dans le pays entre les citoyens. C’est ainsi qu’il fraya, en quelque façon, la voie à Lycurgue pour réformer les Spartiates » (Vie de Lycurgue, 4, 2-3). Quant à Épiménide, arrivé à Athènes, il se lia d’amitié avec Solon auquel, toujours selon Plutarque, « il facilita grandement la tâche et qu’il guida dans l’établissement de ses lois ». De quelle façon ? « Il sanctifia et exorcisa la ville par des expiations, des purifications, des fondations religieuses, la disposant ainsi à se soumettre à la justice et à se laisser plus docilement gagner à la concorde » (Vie de Solon, 12, 8-9). Dans la Sparte et l’Athènes archaïques, l’œuvre des « législateurs » est ainsi préparée ou accompagnée, en tout cas appuyée et renforcée, par l’intervention de personnages qui utilisent toute une gamme de procédures poétiques et religieuses, mobilisant la puissance du chant, des incantations, des rituels de purification, d’instauration de cultes, de fondation d’autels pour obtenir le même effet que visent de leur côté les décisions des hommes d’État. Il s’agit toujours, en rendant les citoyens meilleurs, en neutralisant les méchants, d’adoucir les relations sociales, de désarmer les antagonismes, de rendre à la communauté civique son unité en transformant la haine en amitié. Poète inspiré, sage, devin, mage versé dans les choses divines, nomothète, homme d’État – ces personnages sont encore liés les uns aux autres et leurs domaines d’intervention dans la vie de la cité se recoupent encore en partie. Ce qui, par contraste, nous ramène à Clisthène. Pas question, bien sûr, d’entrer ici dans le détail des réformes qui, en remodelant le corps civique, en réorganisant l’espace de la cité, ont réalisé l’égalité politique entre les citoyens et qui, par la création du conseil des Cinq Cents, les ont fait tous effectivement participer, suivant un ordre réglé, à l’exercice du pouvoir. Il suffit de renvoyer au beau livre que P. Lévêque et P. Vidal-Naquet ont consacré à Clisthène

l’Athénien. Un des grands mérites de l’ouvrage est d’avoir su voir et montrer que les profonds changements entrepris dans l’ordre institutionnel avaient un arrière-plan mental ; ils impliquaient des formes neuves de pensée, moins engagées dans les croyances religieuses, nous dirions aujourd’hui plus laïcisées. A l’élaboration d’un espace plus abstrait lié à l’organisation politique s’ajoute la création d’un temps civique, avec le calendrier prytanique à côté du calendrier religieux. Organisation politique, espace civique, temps de la cité sont mesurés et ordonnés par des nombres, suivant un système décimal remplaçant le comput duodécimal, pourtant ancré dans la tradition. Ce sont, dans les réformes de Clisthène, ces aspects d’innovation intellectuelle qui ont incité à célébrer l’œuvre de l’homme d’État athénien par une série d’exposés scientifiques plutôt que par une rhétorique cérémonielle. En plaçant notre hommage sous le signe de l’analyse critique, de l’intelligence lucide, de l’enquête historique objective, il nous a semblé que nous mettions en lumière la nécessité de maintenir aujourd’hui, comme au temps de Clisthène, le lien entre raison et démocratie.

1. M. Bénabou, L. Bruit, P. Cabanes, M. Casevitz, M. Caveing, J. Ducat, R. Etienne, J. Lemerle, P. Lévêque, Cl. Mossé, M. Perrot, O. Picard, J. Pouilloux, J. de Romilly, F. Ruzé, L. Schwartz, J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet.

MYTHOLOGIES

Le problème mythologique Qu’appelons-nous mythologie grecque ? En gros et pour l’essentiel, un ensemble de récits qui concernent les dieux et les héros, c’est-à-dire les deux types de personnages auxquels les cités antiques adressaient un culte. En ce sens, la mythologie touche à la religion : à côté des rituels, que les mythes parfois recoupent très directement, soit qu’ils en justifient dans le détail les procédures pratiques, soit qu’ils en marquent les ressorts et en développent les significations, à côté aussi des divers symboles plastiques qui, donnant aux dieux une forme figurée, incarnent leur présence au cœur du monde humain, la mythologie constitue, pour la pensée religieuse des Grecs, un des modes d’expression essentiels. Qu’on la supprime, c’est peut-être la facette la plus propre à nous révéler l’univers divin du polythéisme, cette société de l’au-delà multiple, complexe, tout ensemble foisonnante et ordonnée, qui disparaît. Cela ne veut pas dire cependant qu’on découvre dans les mythes, rassemblée sous forme de récits, la somme de ce qu’un Grec devait savoir et tenir pour vrai au sujet de ses dieux, son credo en quelque sorte. La religion grecque n’est pas une religion du livre. En dehors de quelques courants sectaires et marginaux, comme l’orphisme, elle ne connaît ni texte sacré, ni écritures saintes, où la vérité de la foi se trouverait une fois pour toutes définie et déposée. Il n’y a pas

de place en elle pour une quelconque dogmatique. Les croyances que véhiculent les mythes, tout en emportant l’adhésion, n’ont aucun caractère de contrainte ni d’obligation ; elles ne constituent pas un corps de doctrines fixant les assises théoriques de la piété, assurant aux fidèles, sur le plan intellectuel, une base de certitudes indiscutables. Les mythes sont tout autre chose : des récits – acceptés, compris, sentis comme tels dès nos plus anciens documents. Par là, ils comportent, originellement pourrait-on dire, une dimension de « fictif », dont témoigne l’évolution sémantique du terme mûthos, qui en vient à désigner, par opposition à ce qui est de l’ordre du réel d’une part, de la démonstration argumentée de l’autre, ce qui est du domaine de la pure fiction : la fable. Cet aspect de narration (et de narration assez libre pour que, sur un même dieu ou un même épisode de sa geste, des versions multiples puissent coexister et se contredire sans scandale) apparente le mythe grec, autant qu’à ce que nous appelons religion, à ce qu’est pour nous aujourd’hui la littérature. Mais qu’on nous comprenne bien. Nous ne voulons pas dire que les mythes, pour les Anciens, relevaient de la fantaisie gratuite et que, de toutes pièces inventés au gré d’un imaginaire individuel ou collectif, ils ne pouvaient, sur le plan religieux, prétendre à plus de sérieux ni susciter plus de créance que des contes de bonne femme. Nous entendons au contraire engager le lecteur, s’il veut entrer dans la mythologie grecque, à sortir des cadres de pensée qui lui sont habituels : entre la littérature et la religion, comme entre le récit fictif et la vérité de ce qui est raconté, entre la fabulation du mythe et l’authenticité du divin impliqué dans la narration, il n’y a pas, aux temps archaïques de la Grèce, cette coupure, cette incompatibilité que nous sommes portés à établir. Dans un système religieux sans

Église, sans corps sacerdotal, sans spécialistes des questions divines, sans doctrine révélée ni livre de référence, qui pourrait parler sur les dieux – mis à part les traditions orales qui ne nous sont accessibles que fixées, d’une façon ou d’une autre, par l’écrit –, qui donc pourrait formuler le divin avec des mots sinon ces personnages dont la fonction est de produire le type de discours à travers lequel la société grecque s’est exprimée et reconnue, aux différentes étapes de sa culture : le chant épique d’abord, puis les multiples formes de poésie lyrique et chorale, les hymnes, les œuvres tragiques, les comiques – en bref, tous ceux que les Grecs, avec Platon, rangent dans la catégorie des poètes ? La théologie antique est donc, pour l’essentiel, aussi bien une poésie, le discours sur les dieux une narration mythique. C’est sous la forme de récits relatant leurs aventures légendaires, au fil des événements dramatiques qui, dès leur naissance, jalonnent la carrière des dieux que les Puissances de l’au-delà sont visées, exprimées, pensées, dans leurs relations réciproques, les zones d’action qui leur sont imparties, les types de pouvoir qui les caractérisent, leurs oppositions et accords, leurs modes particuliers d’intervention sur la terre et d’affinité avec les hommes. Il en est à cet égard de la mythologie des Grecs comme de la représentation figurée de leurs dieux. L’une et l’autre opèrent dans le registre que nous avons baptisé : anthropomorphisme. L’organisation, l’équilibre de la société divine – son modèle de fonctionnement en somme – sont évoqués par le biais des rivalités, des conflits qui la divisent jusqu’à provoquer parfois une guerre sans merci, des amitiés qui s’y nouent, des mariages qu’on y célèbre, des naissances, des filiations tissant entre les différents secteurs divins des liens de parenté, des compétitions pour le pouvoir, des échecs et des victoires, des épreuves de force entre rivaux ou du partage

des honneurs entre alliés fidèles et sûrs. Cependant, pas plus qu’une statue anthropomorphe d’Apollon, un kouros nu, n’est le portrait du dieu, mais une façon de donner à voir dans la forme du corps humain ces valeurs proprement divines qui sont l’apanage des Immortels et dont le reflet n’éclaire le corps des hommes, en la fleur de leur âge, que pour s’effacer aussitôt : la jeunesse, la beauté, la force équilibrée, pas davantage ne doivent être acceptés pour argent comptant tous les faits divers, les scandales dont les poètes se plaisent à meubler la gazette de l’Olympe. Parce qu’ils transposent dans le langage des hommes ce qui appartient au domaine des dieux, les récits ne sauraient être pris à la lettre. Il faut pourtant – et il faut entièrement – les prendre au sérieux. Si libre que soit en effet la transposition, elle obéit à des règles assez strictes pour permettre, dans et par le récit, de pointer en direction des Puissances divines, de repérer leur position les unes par rapport aux autres et leur statut à l’égard des humains. Un seul exemple : nous le choisirons dans notre texte le plus ancien et à bien des égards le moins « théologique », l’Iliade. Quand Homère raconte l’épisode des amours illicites d’Arès et d’Aphrodite, pris comme rats au piège dans les liens d’Héphaïstos, en flagrant délit d’adultère, devant tous les dieux assemblés, le poète établit à l’égard de son propre récit assez de distance ironique pour souligner qu’il le traite sur le mode du jeu, voire de la farce ; c’est dire qu’il serait le premier à reconnaître qu’il est d’autres façons de raconter la fable et d’en varier le canevas. Mais toute version, comme la sienne, devrait traduire, en plaisant ou en dramatique, certains des traits qui font des divinités impliquées dans le scénario une triade de Puissances liées par des rapports définis d’opposition et de complémentarité. Héphaïstos, le magicien, maître des liens, capable d’enchaîner le vivant dans une immobilité de pierre comme de libérer la vie en animant la matière inerte ; le

métallurge aussi, intimement associé à Aphrodite par cette grâce, ce charme, cette charis de séduction qu’incarne la déesse et dont l’habileté du dieu sait capter l’éclat pour le fixer dans les chefsd’œuvre, fascinants, étincelants de vie, que son art réussit à produire ; Arès et Aphrodite, associés eux aussi, mais d’une autre façon, comme se combinent chez les hommes l’amour et la haine, le mariage et la guerre, comme s’ajustent dans le cosmos les puissances d’accord et de conflit, d’harmonie et de lutte ; Héphaïstos et Arès enfin, contrastant comme l’intelligence, l’adresse rusée de l’artisan, et la force brutale, la violence aveugle du guerrier ; chez l’un, la vélocité à la course, la rapidité du combattant « aux pieds légers », chez l’autre la gaucherie claudicante de l’estropié, du difforme aux pieds retournés. Mais c’est le dieu à la démarche zigzaguante, à la progression sinueuse qui atteint droit son but : c’est le champion invincible à la course qui se retrouve, au côté d’Aphrodite, cloué sur place, paralysé par les sortilèges retors du boiteux. A travers le plaisir d’un récit tout humain, la fiction narrative opère suivant un code dont les règles, pour une culture déterminée, sont rigoureuses. Ce code commande et oriente le jeu de l’imagination mythique ; il délimite et organise le champ où elle peut produire, modifier les vieux schémas, élaborer des versions nouvelles ; c’est en tirant parti des contraintes qu’il impose comme des compatibilités qu’il autorise, en explorant la gamme des directions ouvertes, que s’effectue le travail d’invention narrative et que, par la reprise continue de la tradition, une pensée mythique, dans une civilisation, demeure vivante. Demeurer vivant, cela ne signifie pas seulement que le message véhiculé par les récits continue d’être compris, avec toutes ses implications et à tous ses niveaux. Cela veut dire aussi que le champ

de la mythologie ne cesse de constituer ce lieu où les croyances religieuses trouvent à s’expliciter, où elles se perpétuent en s’exprimant sur le mode et dans la forme de narrations élaborées. A cet égard, la mythologie constitue l’enjeu d’un débat qui la dépasse ; elle apparaît traversée par des polémiques qui n’utilisent pas, à la façon des philosophes, les armes de la discussion argumentée, de la réfutation, mais opèrent par un agencement différent des matériaux de la fable. Quand on compare, par exemple, les théogonies orphiques au schéma hésiodique traditionnel, quand on confronte diverses versions du mythe de fondation du sacrifice, on voit que les modifications de l’intrigue peuvent répondre à des divergences fondamentales d’orientation théologique. Les écarts dans la texture du récit, le bouleversement de l’ordre des séquences traduisent parfois des attitudes contradictoires à l’égard du divin, une autre conception des rapports de l’homme avec les dieux, l’adhésion à des univers religieux différents commandant des pratiques cultuelles, des genres de vie incompatibles. La mythologie témoigne ainsi d’oppositions entre courants religieux qui s’affrontent, entre groupes de croyants en compétition à l’intérieur d’une même culture.

La longue vie des dieux grecs Les dieux grecs ont eu longue vie, ils ont fait l’objet d’un culte pendant presque deux millénaires, depuis le XVe siècle avant J.-C., quand les scribes au service de maîtres achéens (les premiers Grecs installés en Hellade) inscrivaient les noms de certains d’entre eux sur les tablettes en linéaire B de la Cnossos crétoise, jusqu’au e IV siècle de l’ère chrétienne, au moment où le christianisme, par la grâce de Constantin, devint religion officielle de l’Empire romain. Entre ces dates si éloignées, croyances et cultes se sont modifiés, certes, comme les autres composantes de la vie sociale, mais les figures majeures du panthéon sont demeurées en place. Avec des variantes suivant les moments, les lieux, les cités, la société de l’audelà n’a pas cessé, aux yeux des Grecs, de rassembler, en des équilibres relativement stables, les membres d’une famille divine dont l’épopée homérique, dès le VIIIe siècle, brossait le tableau coloré.

Les Puissances majeures

Au sommet de l’Olympe, dominant l’univers, Zeus souverain, maître du Ciel, Père des dieux et des hommes, avec son épouse légitime, l’irascible Héra, la royale, sa propre sœur ; ensuite, les deux frères du prince : Poséidon, seigneur de toutes les eaux, des rivières, de la mer, du fleuve Océan, dont le flux ceinture le monde, Ébranleur du sol, maître des chevaux ; puis Hadès, dont le lot est de régner sur le monde souterrain et le peuple des morts, dans les Ténèbres que jamais ne perce la lumière du jour. Sœur de Héra et des trois dieux qui se sont partagé le monde, Déméter dispense les fruits de la terre cultivée et les bienfaits de la civilisation ; associée, comme la mère à la fille, à Coré-Perséphone (souveraine des Enfers à côté de Hadès), elle patronne les mystères qui promettent aux initiés un sort meilleur dans cette vie et dans l’autre. A la génération suivante, les enfants de Zeus et de Léto : le garçon, Apollon, prophète inspiré, musicien, purificateur des souillures, des crimes de sang, des fautes religieuses, dieu de la parole exacte et de la juste expiation, avec en mains l’arc et la lyre ; la fille, Artémis, vierge chasseresse, gracieuse et inquiétante sauvageonne : toutes les bêtes lui appartiennent et les jeunes, garçons ou filles ; parcourant les terres incultes, aux confins de la cité, elle opère sur les marges ; elle veille à ce que soient respectées, alors même qu’elle aide à les franchir, les frontières qui séparent les bêtes des hommes, le sauvage du civilisé, la jeunesse de l’âge adulte. Deux autres déesses, vouées comme Artémis à une totale chasteté, refusent le statut d’épouse : Athéna et Hestia. Fille préférée de Zeus (elle a surgi en armes de sa tête), la vierge Athéna triomphe dans tous les travaux, pacifiques et guerriers, qui exigent prudence avisée, réflexion subtile, savoir-faire ingénieux ; elle tient cette puissance mentale de sa mère, l’Océanide Métis, l’Intelligence rusée que Zeus, pour se l’assimiler toute, a avalée aussitôt après

l’avoir engrossée. Sœur de Déméter et de Héra, Hestia est la troisième déesse à demeurer jeune fille à jamais ; elle siège au cœur de chaque maison dans le foyer domestique, de chaque cité dans le foyer commun, au Prytanéion ; son rôle est d’enclore sur lui-même le groupe humain, famille ou communauté politique, d’en faire un centre stable, permanent, circonscrit, un « dedans » où s’accumulent, sous la garde de la déesse, les richesses thésaurisées au fond de la demeure. Associé à Hestia comme son contraire et son complément, Hermès, bâtard de Zeus uni à Maia, une nymphe, est un dieu du dehors, voyageur, mobile, toujours à bouger comme chèvres et moutons dont il a la charge. Berger, guide, héraut, ambassadeur, messager, commerçant, il patronne les contacts, les échanges – de paroles et de richesses –, les transactions et transitions de toute sorte. Traversant les murs et les portes, franchissant les frontières, il conduit les vivants jusqu’au séjour des morts ; il fait passer de la veille au sommeil ; il préside dans la chambre de noces à la nuit qui transforme la vierge en épousée, il suit en aller et retour le chemin qui mène des dieux vers les hommes. Rejetons légitimes de Zeus et de Héra, Héphaïstos et Arès ne comptent pas pourtant au nombre des mieux réussis. Mal venu, mal reçu, le premier a les jambes torses, un pied retourné, la démarche oblique ; dieu artisan, métallurge, maître du Feu, magicien, il s’unit, tout contrefait qu’il est, à des déesses dont la beauté rappelle l’éclat séduisant des merveilles que produisent son savoir-faire et son adresse sans pareils. On le dit l’époux d’Aphrodite, la Brillante, la Dorée, divinité dont la puissance soumet à Amour et Désir tous les êtres, dieux, hommes, bêtes, pour conjuguer les sexes opposés et harmoniser les contraires. Arès est un écervelé, un fou furieux qui incarne, dans la guerre, la violence brutale, le carnage, la

sauvagerie aveugle du combat ; lui aussi fait couple avec Aphrodite : le dieu qui divise et oppose s’en vient retrouver au secret d’une couche adultère la déesse qui accorde et unit. Dionysos est un dieu à part. Fils de Zeus et d’une mortelle, Sémélé, il occupe jusque dans le panthéon la place de l’« étrange étranger ». Chez les dieux comme chez les hommes, il endosse la figure de l’Autre. A la fois terrible et doux pour les mortels, tantôt il les jette dans la folie, la souillure, le crime, tantôt il leur apporte l’évasion du quotidien, la joie, la béatitude. Aux femmes, qu’il pousse à fuir leur foyer, leur famille, leurs travaux, pour les livrer aux errances dans la montagne, il procure le délire extatique, la transe collective de son thiase ; aux hommes, il offre le vin, l’ivresse le déguisement, la mascarade, l’inversion des règles ordinaires de conduite dans le cortège exubérant de son kômos. Il est le patron du théâtre où, sur la scène, la fiction se donne à voir comme si elle était vérité. Partout où il surgit, imposant sa présence impérieuse, il brouille par ses prestiges les frontières entre le réel et l’illusoire ; il abolit la distance qui sépare l’homme tant des dieux que des bêtes : pour ses fidèles, retour à un état de communion bienheureuse entre tous les êtres, dans la douceur d’un âge d’or retrouvé ; mais, pour ceux qui le méconnaissent, chute dans la sauvagerie et la démence d’une confusion chaotique.

Les autres dieux du panthéon D’autres dieux accompagnent ces puissances majeures : Gê ou Gaia, la Terre, Mère universelle par son union avec Ouranos, le Ciel, et Pontos, le Flot marin ; sa fille, l’ouranide Rheia, qui engendre dans le lit de son frère Kronos toute la lignée des olympiens ; deux

sœurs de Rheia (Thémis, principe de stabilité et d’ordre, dans la nature et dans la vie sociale ; Téthys, l’épouse d’Océan, aussi ondoyante et diverse que Thémis est fixe et constante) ; Asklépios, fils d’Apollon, guérisseur et médecin ; Pan, fils d’Hermès, maître des bergers et des troupeaux, d’aspect mi-humain, mi-caprin (il poursuit et assaille les nymphes, compagnes de son père et d’Artémis ; il se mêle aux satyres et silènes dans le cortège de Dionysos ; le chant de sa syrinx invite aux plaisirs de l’amour, mais le dieu-bête peut aussi provoquer l’effroi de la panique) ; doublet de Rheia, Cybèle, la Grande Mère, venue d’Asie Mineure avec ses cultes orgiaques ; Héraclès, enfin, héros d’endurance et figure de l’excès, divinisé au terme de ses travaux. Son culte, héroïque et divin, est pratiqué dans toutes les cités grecques. Cette pluralité de dieux confère au paganisme antique une série de traits qui l’opposent aux religions monothéistes. Aucune divinité n’y est dotée de la toute-puissance ni de l’omniscience ; aucune n’apparaît, dans la perfection d’une transcendance absolue, totalement étrangère et extérieure au monde. Chaque dieu occupe, en solidarité avec les autres, la place qui lui revient dans un ensemble de pouvoirs différenciés, avec son domaine et ses fonctions propres, ses modes d’action particuliers. En ce sens, un panthéon constitue une façon de penser, de distinguer, de classer les phénomènes naturels, sociaux, humains, en les rattachant aux diverses Puissances qui s’y manifestent et les commandent. Les dieux opèrent donc dans le monde, dont ils occupent l’étage supérieur et qu’ils gouvernent conformément à un ordre dont Zeus garantit l’équité et assure la permanence. Ce qui sépare radicalement la condition divine de l’existence terrestre que partagent hommes et bêtes, c’est qu’elle ignore les maladies, la souffrance, la vieillesse et la mort. Sans cesse vivants, sans cesse

présents en leur invisible splendeur, comme les astres brillant au ciel, les dieux sont les bienheureux toujours jeunes, les athanatoi, les non-mortels. Le culte que les hommes observent à leur égard traduit la soumission du faible au fort, de l’inférieur au supérieur. Accomplir les rites, c’est, dans le respect et la gratitude, rendre aux dieux les honneurs que le sujet doit à son maître.

Un sacré omniprésent Dans un tel système, le religieux n’est pas confiné dans un secteur à part ; il est à l’œuvre dans toutes les institutions, dans toutes les pratiques, privées et publiques, dont il constitue une dimension fondamentale. Aussi n’y a-t-il pas entre sacré et profane une opposition simple et tranchée, mais plutôt un sacré omniprésent qui revêt des formes diverses, depuis le sacré totalement interdit et intouchable jusqu’au sacré dont les dieux ont laissé aux hommes, sinon l’entière disposition, du moins le plein usage dans les limites permises. Cette religion est, d’autre part, étrangère à toute forme de révélation, elle ne connaît ni prophète ni messie. Elle s’enracine dans une tradition qui englobe, intimement mêlés à elle, tous les autres éléments constitutifs de la civilisation hellénique, depuis la langue, la gestuelle, les manières de vivre, de sentir, de penser jusqu’aux normes et aux valeurs – en bref, les usages et les règles de la vie collective comme les autres composantes de la culture. Cette tradition religieuse, faite de récits légendaires, d’actes cultuels (en particulier les rites sacrificiels), de représentations figurées du divin (spécialement la grande statue anthropomorphe qui incarne la présence du dieu dans son temple), n’a pas un caractère dogmatique. Sans caste sacerdotale, sans Église ni clergé

spécialisé (les prêtrises sont des magistratures et toute magistrature a une valeur religieuse), elle ne connaît pas de livre sacré où la vérité se trouverait pour toujours fixée. Elle n’implique aucun credo imposant aux fidèles un ensemble de croyances indiscutables. Dans le cadre de la religion politique propre à la Grèce des cités, croyances et cultes satisfont à une double exigence. Ils répondent d’abord au particularisme de chaque groupe humain qui, en tant que cité liée à un territoire défini, se place sous le patronage de dieux et de héros qui lui sont propres et qui lui confèrent sa physionomie religieuse singulière. Toute cité a, en effet, sa ou ses divinités poliades et ses héros enterrés sur place, dont la fonction est de cimenter le corps des citoyens pour en faire une communauté authentique, d’unir en un même tout l’ensemble de l’espace civique, avec son centre urbain et sa chôra, sa zone rurale, de veiller enfin à l’intégrité de l’État – hommes et terroir – face aux autres cités. Mais il s’agit en second lieu, par le développement d’une littérature épique coupée de toute racine locale, par l’édification de grands sanctuaires ou oracles communs, comme à Delphes, par l’institution des jeux et panégyries panhelléniques, comme à Olympie, d’instaurer ou de conforter des traditions légendaires, des cycles de fêtes et un panthéon également reconnus par toute l’Hellade. A côté du culte civique se sont développés des courants et des groupes, plus ou moins marginaux et secrets, qui traduisaient des aspirations religieuses différentes. Certains ont été en partie ou entièrement intégrés aux institutions de la cité, comme les mystères d’Éleusis et le dionysisme ; d’autres, comme les orphiques, y sont demeurés étrangers. Tous ont contribué à frayer la voie à un « mysticisme » grec marqué par la recherche d’un contact plus direct et intime avec les dieux. Mais la quête d’une immortalité bienheureuse, l’espoir de libérer, dès cette vie ou après la mort, la

parcelle de divin demeurée présente en chaque créature humaine heurtaient de front la sagesse religieuse des Grecs, selon laquelle nul ne doit tenter de s’égaler à la divinité.

Cosmogonie Dès le haut archaïsme les Grecs ont dû connaître des traditions multiples et divergentes de mythes cosmogoniques. On trouve chez Homère la trace de certaines d’entre elles. Dans l’Iliade, à deux reprises, le poète donne à Okéanos et à Téthys des titres qui les font apparaître comme le couple divin primordial. Okéanos est d’abord appelé origine (ou père générateur) des dieux, theôn genesis, Téthys étant leur mère (XIV, 200 ; cf.302) ; plus loin, la même expression est reprise et élargie : c’est pour toutes choses ou tous êtres, pantessi, qu’Okéanos est père originel (XIV, 246). Platon et Aristote déjà accordaient à ces passages une portée cosmogonique : avant Thalès, qui fera de l’eau le principe dont tout est issu, Homère aurait placé, à l’origine des dieux comme du monde, l’élément liquide (Théétète, 152 e ; Métaph., A 3, 983 b, 27). On peut penser qu’en Grèce, comme en bien d’autres civilisations, cette valeur « première » accordée aux puissances aquatiques tient au double caractère des eaux douces : leur fluidité, leur absence de forme les prédisposent d’abord à représenter cet état originel du monde où tout était uniformément noyé et confondu dans une même masse homogène ; leur vertu vivifiante et génératrice – la vie et l’amour relèvent pour les Grecs de l’élément humide – explique ensuite qu’elles recèlent en leur sein le principe des engendrements

successifs. Cependant, dans l’épopée, Okéanos et Téthys ne définissent pas seulement l’état initial du monde et la puissance qui préside à sa génération. Ils continuent d’exister dans l’univers organisé, mais relégués à ses frontières, refoulés jusqu’à ses extrêmes limites. Le couple est d’autre part brouillé : Okéanos et Téthys ne dorment plus ensemble (XIV, 304-306 et 205-207), ce qui est une façon de dire que leur activité d’engendrement est maintenant tarie, que le cosmos, comme société divine organisée sous le règne de Zeus, a trouvé sa forme et sa stabilité définitives. Faut-il comprendre que le couple des divinités primordiales n’a dès lors plus rien à faire, que leur présence, aux frontières du monde, ne sert qu’à évoquer le souvenir d’un passé révolu ? Il semble au contraire que le rôle qui leur est assigné à l’origine de la genèse détermine leur place et leur fonction à son terme, dans l’univers différencié et ordonné des dieux olympiens. Okéanos est ce courant d’eau vive qui circule tout autour du monde, qui le ceinture d’un flux incessant à la façon d’un fleuve dont les ondes, après un long parcours, feraient retour aux sources dont elles sont issues pour les alimenter sans fin. Aux extrémités du cosmos, Okéanos constitue les peirata gaiês (XIV, 200 et 301), les limites de la terre, et ces limites sont conçues comme des liens qui tiennent enserré l’univers. Cette image d’un fleuve circulaire bouclant le monde comme en un nœud ne joue pas seulement sur le plan horizontal, celui où l’on voit chaque jour le soleil et les astres émerger d’Okéanos à leur lever pour plonger de nouveau en lui au couchant, cette baignade quotidienne dans les eaux primordiales leur procurant une vigueur et une jeunesse toujours neuves. Des indications mythiques, à vrai dire fragmentaires, montrent que les sources, les fontaines, les puits, les fleuves qui apportent la vie à la surface du sol, s’alimentent euxmêmes au cours d’Okéanos, ce qui suppose que ses eaux, ou au

moins une partie d’entre elles, circulent souterrainement tandis que les autres s’enroulent autour du monde (Il., VIII, 478 ; Od., IV, 563 ; X, 511 ; XI, 13 sq. ; Hésiode, Théog., 788). Davantage, on peut se demander si les eaux célestes ne sont pas à leur tour en relation avec le cours d’Okéanos (Aristote, Météor., 347 a, 10 ; Etym. Magn., 821, 8), qui enserrerait ainsi la totalité du cosmos, vers le haut et vers le bas comme au levant et au couchant, dans la résille liquide de son flux. Le déroulement temporel d’une genèse qui fait progressivement émerger le monde à partir des eaux primordiales s’articulerait alors exactement sur le schéma spatial d’un univers de toutes parts cerné par ces mêmes eaux dont il est issu, leur cours balisant ses limites tout en servant d’inépuisable réservoir à sa vitalité. Ce modèle, tout ensemble cosmogonique et cosmologique, s’il est bien attesté ailleurs, ne se présente nulle part dans la tradition grecque sous forme d’un exposé systématique ; on en saisit des éléments épars, comme si des traditions concurrentes et parallèles n’en avaient laissé subsister que des débris. Chez Homère luimême, un autre passage semble bien conférer à Nux, la Nuit, l’autorité et le pouvoir que Zeus, tout souverain qu’il soit, doit reconnaître à une Puissance primordiale, antérieure à son règne (Il., XIV, 258). De fait, dans les cosmogonies orphiques, Nuit, comme entité originelle, prendra la place d’Okéanos et Téthys – le thème des Ténèbres où toutes choses demeurent confondues avant d’émerger à la lumière se substituant à celui de la fluidité des eaux. Ces deux thèmes, au reste, ne s’excluent pas ; ils ont entre eux assez d’affinités pour que parfois ils se recoupent. C’est l’obscurité nocturne qui règne dans la profondeur des eaux, comme la Nuit est faite, pour les Grecs, d’une brume d’humidité, d’un sombre et opaque brouillard.

La publication en 1957 d’un papyrus de commentaires à un e poème cosmogonique d’Alcman confirme bien que, dès le VII siècle avant notre ère, la poésie pouvait s’inspirer de traditions mythiques, déjà fort sophistiquées, où les eaux primordiales se trouvaient étroitement unies à la Nuit originelle. Au commencement du monde, Alcman place la Néréide Thétis, divinité marine comme Téthys, l’épouse d’Okéanos, présentée d’ordinaire comme son aïeule. Thétis dispose du même pouvoir de prendre toutes les formes, de la même intelligence retorse que l’Océanide Métis, promue au rang de grande divinité primordiale dans les cosmogonies orphiques. Les deux puissances divines font, à bien des égards, figure de doublet. Ténébreuse déesse des fonds marins, Thétis la Sombre, Kuanea, est associée chez Alcman à trois entités : Obscurité (Skotos) qui régnait seule d’abord, quand tout demeurait en elle informe et indiscernable ; ensuite, solidaires l’un de l’autre, Poros et Tekmor, qui surgissent, encadrant Thétis aussitôt qu’elle fait son apparition au sein de la nuit des eaux primordiales – ces eaux qu’elle représente comme déesse marine mais que, par sa capacité intelligente de machiner à l’avance l’avenir, elle dépasse. Poros – la voie, le trajet, l’issue – et Tekmor – le signe, l’indice, le repère – agissent comme principes intelligents de différenciation : dans l’obscurité du ciel et des eaux originellement confondus, ils font apparaître des directions précises et diversifiées ; ils tracent en effet les voies par où le soleil pourra, en cheminant, apporter la lumière du jour, et les étoiles dessiner dans le ciel nocturne les routes lumineuses des constellations. Le monde s’ordonne au fur et à mesure que, par le visible tracé des mouvements célestes, par la claire signalisation des diverses parties de l’horizon, l’obscurité confuse d’une masse liquide fait place à une étendue organisée, délimitée, orientée, où l’homme, au lieu de se perdre, trouve le cadre

et les points de repère pour observer, conjecturer, supputer, prévoir, bref, se situer soi-même à la place qui convient. Mais, par rapport à ces traditions un peu secondaires, marginales ou éclatées, le poème théogonique d’Hésiode se présente, tel qu’il nous a été transmis dans sa forme d’œuvre complète et systématique, comme le témoignage central, le document majeur dont nous disposons pour comprendre la pensée mythique des Grecs et ses orientations maîtresses dans le domaine cosmogonique. Le premier problème est de savoir exactement dans quel registre doit se situer la lecture de ce texte. On ne saurait le traiter en simple fantaisie littéraire, encore qu’il s’inscrive dans la ligne d’une littérature que l’écrit a déjà commencé à fixer et qu’on y retrouve toute une série d’éléments formulaires empruntés à la tradition homérique. On peut cependant montrer que, là même où les emprunts sont les plus directement attestés, la valeur des formules – morceaux de vers, vers entier ou groupe de vers – se trouve modifiée par de légers écarts pour produire, en se démarquant du modèle, l’effet de sens différentiel qu’exige le projet, non plus épique, mais théogonique du poète. On ne doit pas non plus lire Hésiode par référence aux systèmes philosophiques postérieurs : ils supposent l’élaboration d’un vocabulaire conceptuel et de modes de raisonnement différents de ceux du poète béotien. Son discours n’en traduit pas moins un puissant effort d’abstraction et de systématisation, mais qui s’exerce sur un autre plan et suivant une autre logique que la philosophie. Nous sommes donc en présence d’une pensée étrangère aux catégories qui nous sont habituelles : elle est à la fois mythique et savante, poétique et abstraite, narrative et systématique, traditionnelle et personnelle. C’est cette spécificité qui fait la difficulté et l’intérêt de la Théogonie hésiodique.

Théogonie, puisque c’est la race vénérée des dieux que chante Hésiode, sous l’inspiration des Muses qui, tandis qu’il paissait ses agneaux au pied de l’Hélicon, lui ont révélé la « Vérité », enseigné « tout ce qui a été et tout ce qui sera » (22 et 32). Son récit reproduit fidèlement le chant des Muses, celui dont elles charment les oreilles du souverain des dieux en célébrant sa gloire, c’est-à-dire en réactualisant sans cesse par la parole sa généalogie, sa naissance, ses luttes, ses exploits, son triomphe. La narration hésiodique est donc indissolublement une théogonie, qui expose la suite des générations divines, et un vaste mythe de souveraineté, relatant de quelle façon, à travers quels combats, contre quels ennemis, par quels moyens et avec quels alliés Zeus a réussi à établir sur tout l’univers une suprématie royale qui donne à l’ordre présent du monde son fondement et qui en garantit la permanence. Mais cette parole de louange, pour être pleinement efficace, doit prendre la geste divine à ses débuts, en remontant à l’origine première, ex archês (45) ; elle s’enracine donc en un temps où ni Zeus ni les autres dieux olympiens, objets du culte, n’existaient encore. Le récit s’ouvre sur l’évocation de Puissances divines dont les noms, la place, le rôle marquent la signification cosmique. Ces dieux « primordiaux » sont encore assez engagés dans les réalités physiques qu’ils évoquent pour qu’on ne puisse les séparer de ce que nous appellerions aujourd’hui des forces ou des éléments « naturels ». Avant que l’univers ne devienne le théâtre des luttes pour la souveraineté entre les dieux proprement dits, il faut que le cadre où ces combats vont se dérouler soit mis en place, le décor planté. C’est cette partie du texte d’Hésiode, prélude à l’entrée en scène des Titans, premiers dieux « royaux », qui constitue au sein de la Théogonie la strate proprement cosmogonique.

« Donc avant tout vint à l’être Béance (Chaos), écrit Hésiode, mais ensuite Terre aux larges flancs (Gaia eurusternos), assise sûre à jamais pour les Immortels qui occupent les cimes de l’Olympe neigeux et les Tartares de sombre brume, au tréfonds du sous-sol aux larges routes – et aussi Amour (Erôs), le plus beau des dieux immortels, celui qui rompt les membres » (116-121). Chaos, Terre, Amour, telle est donc la triade de Puissances dont la genèse précède et introduit tout le processus d’organisation cosmogonique. Comment faut-il entendre ce Chaos qu’Hésiode fait naître en tout premier ? On l’a interprété – et les Anciens déjà – en termes de philosophie : on y a vu soit le vide, l’espace comme pur réceptacle, 1 l’abstraction du lieu privé de corps (Aristote, Phys., 208 b, 26-33) , soit, comme les stoïciens, un état de confusion, une masse où se trouvent indistinctement mêlés tous les éléments constitutifs de l’univers, une sugchusis stoicheiôn, en rapprochant Chaos de cheesthai : verser, répandre. Mais ces deux interprétations pèchent par anachronisme. De plus, si Chaos définit le vide, la pure négativité, comment admettre que ce rien puisse naître (geneto) ? Dans une perspective voisine, on a fait de Chaos l’équivalent de ce que l’épopée nomme aêr, c’est-à-dire une brume, humide, sombre, non compacte. Que ces aspects soient présents dans Chaos, nul n’en disconviendra. Mais qu’on puisse identifier Chaos avec l’aêr en tant qu’élément, au sens que ce terme prend, avec Anaximène, dans les cosmogonies ioniennes, cela fait à tous égards difficulté. D’abord parce que Hésiode distingue lui-même aêr de Chaos (697-700) ; ensuite parce que Erebos et Nux, plus proches des valeurs d’aêr, naissent précisément de Chaos, qui leur est donc, logiquement comme chronologiquement, antérieur. On peut tenter aussi une interprétation « mythique » – et de plusieurs façons. Chaos désignerait l’espace entre le ciel et la terre 2;

en le nommant pour commencer, Hésiode anticiperait sur la séquence de son récit où, mutilé par le coup de serpe castrateur que lui porte son fils Kronos, Ouranos-Ciel s’éloigne pour toujours de Gaia-Terre. L’espace aérien serait ainsi, au cours du texte, évoqué deux fois : au départ d’abord, avant même l’apparition de Gaia ; puis après la mise en place de Gaia et d’Ouranos disjoints l’un de l’autre, comme intervalle s’ouvrant entre les deux. Mais que pouvait bien être l’espace entre ciel et terre quand n’existaient encore ni le ciel ni la terre ? Ne faut-il pas alors se représenter Chaos comme un gouffre sans fond, un espace d’errance indéfinie, de chute ininterrompue semblable à l’immense abîme, le mega chasma du vers 740, dans la description du Tartare : de cette ouverture béante, il nous est dit qu’on n’en atteindrait pas le fond, fût-ce au bout d’une année, mais qu’on ne cesserait pas d’y être emporté d’un côté, puis d’un autre, en tous sens, par des bourrasques dont les souffles entremêlés confondent toutes les directions de l’espace. En fait, pour comprendre la venue à l’être de Chaos, il faut le situer dans ses rapports d’opposition et de complémentarité avec Gaia, exprimés dans la formule prôtista… autar epeita : « tout d’abord [fut Chaos]… mais ensuite [Terre] ». Le terme chaos se rattache, du point de vue étymologique, à chaskō, chandanō, béer, bâiller, s’ouvrir. La Béance qui naît avant toute chose n’a pas de fond comme elle n’a pas de sommet : elle est absence de stabilité, absence de forme, absence de densité, absence de plein. En tant que « cavité », elle est moins un lieu abstrait – le vide – qu’un abîme, un tourbillon de vertige qui se creuse indéfiniment, sans direction, sans orientation. Cependant, en tant qu’« ouverture », elle débouche sur ce qui, lié à elle, est aussi son contraire. Gaia est une base solide pour marcher, une sûre assise où s’appuyer ; elle a des

formes pleines et denses, une hauteur de montagne, une profondeur souterraine ; elle n’est pas seulement le plancher à partir duquel l’édifice du monde va se construire ; elle est la mère, l’ancêtre qui a enfanté tout ce qui existe, sous toutes les formes et en tous lieux, à la seule exception de Chaos lui-même et de sa lignée, qui constituent une famille de Puissances entièrement séparées des autres. La vocation stabilisatrice, génératrice, organisatrice de Gaia se traduit par les qualificatifs qui lui sont dès le départ attribués : elle est un siège à jamais solide pour les Immortels ; elle l’est d’abord par les monts qu’elle dresse en hauteur vers le ciel (siège des Olympiens) ; elle l’est ensuite par les profondeurs qui la prolongent vers le bas (siège des Titans, ces dieux souterrains, hupochthonioi). Stable et sûre en sa vaste surface, s’étendant verticalement dans les deux sens, Gaia n’est pas seulement le contraire, la réplique positive du sombre Chaos ; elle est aussi son pendant. Du côté du ciel, elle se couronne de la blanche luminosité des neiges ; mais vers le bas, elle plonge, pour s’y enraciner, dans la ténèbre obscure du Tartare qui représente à son fondement, sur le plan spatial, cette même béance originelle, ce même abîme vertigineux, à partir duquel et contre lequel elle s’est constituée au tout début des temps. Aussitôt nommée, Gaia se présente, dans sa fonction d’assise pour les dieux, étirée entre les deux pôles du haut et du bas, tendue entre ses clairs sommets neigeux et son sombre fond souterrain. De la même façon, Chaos, aussitôt apparu, donne naissance à deux couples d’entités contraires : Érèbe (Erebos) et noire Nuit (Nux) d’abord, puis leurs enfants, Éther (Aithêr) et Lumière du jour (Hêmerê). Dans ce groupe de quatre, la disposition ne se fait pas au hasard. Dans chacun des deux couples, le premier nommé se situe de la même façon par rapport au second : Erebos est à Nux ce que

Aithêr est à Hêmerê. D’un côté, un noir et un clair, isolés dans l’absolu de leur nature ; de l’autre, un noir et un clair réunis dans leur mutuelle relativité. En effet, Nuit et Jour ne sont pas dissociables ; ils se conjuguent dans leur opposition, chacun d’eux impliquant l’existence de l’autre, qui lui succède suivant une alternance régulière. En contraste avec la clarté et l’obscurité relatives d’un Jour et d’une Nuit qui se combinent pour former la trame du temps à la surface de la terre, Érèbe et Éther correspondent aux formes extrêmes et exclusives d’un Blanc et d’un Noir qui règnent sans partage au plus haut et au plus bas. Éther est la brillance d’un ciel constamment illuminé, ignorant l’ombre des nuées comme celle de la nuit, le séjour de ces dieux bienheureux où le nocturne n’a aucune place. Érèbe est la Ténèbre complète et permanente, la Nuit totale que jamais ne percent les rayons du soleil, le Noir radical auquel sont voués, dans leur prison cosmique, les dieux réprouvés, au-delà de la demeure de Nuit (744), cette demeure devant laquelle, précisément, Jour et Nuit se rencontrent, s’interpellent, échangent leur position, s’ajustant l’un à l’autre pour équilibrer exactement leur parcours (748-757). Si de Chaos naissent, à côté d’Érèbe qui en est comme le prolongement direct, une Nuit qui déjà voisine avec la lumière diurne, et surtout la pure luminosité d’Éther comme celle, plus mêlée, de Jour, il n’est pas possible de le réduire, ainsi que le fait H. Fraenkel, au non-être s’opposant à l’être, à l’autre en face du même, 3 ou, comme Paula Philippson , à la non-forme, en bref, à la pure négativité. Il est bien exact que, si l’on veut traduire en termes philosophiques le problème qu’on imagine sous-jacent au discours cosmogonique d’Hésiode, on devra le formuler, avec H. Fraenkel, de la façon suivante : « Tout ce qui est existe par le fait que, spatialement, temporellement et logiquement, il repose contre un

vide non-être. Et il est déterminé pour ce qu’il est, en se définissant contre ce qui n’est pas : le vide. Ainsi donc, le tout du monde, et toute chose au monde, chacune selon son rang, a des limites où elle 4 se heurte contre le vide . » S’exprimer ainsi, c’est déjà biaiser, forcer le texte hésiodique en l’éclairant de la lumière conceptuelle. Dire que le problème ne se pose pas en ces termes dans la Théogonie ne serait même pas suffisant ; à la vérité, le problème ne s’y trouve pas posé du tout. Hésiode ne répond pas à une difficulté théorique préalable. Il nous convie à revivre une naissance ; il raconte un processus de genèse (geneto). Ce qui vient à l’être, c’est d’abord Béance et puis Terre. Ces deux Puissances sont liées, non seulement comme les deux aspects successifs d’un seul et même procès de genèse, mais parce que le rapport de tension qui les oppose et les unit à l’origine ne cesse jamais de les tenir attachées l’une à l’autre. Dans l’univers différencié et ordonné, Gaia « tient » encore à Chaos qui demeure présent, au plus profond, au centre d’elle-même, comme cette réalité contre laquelle il lui a fallu et il lui faut encore s’établir – en donnant au mot contre ses deux sens : en opposition d’abord à une Béance, écartée, isolée, colmatée par tout un appareil de portes, de murs, de remparts, de planchers, de socles scellés, de seuil d’airain inébranlable ; mais aussi en prenant appui sur une Béance dont Terre ne peut pas plus se passer pour subsister que pour naître. La dépendance de Gaia par rapport à Chaos est donc autrement complexe que celle de l’être à l’égard du non-être. Chaos n’est pas simplement le négatif de Gaia. Il produit cette lumière sans laquelle aucune forme ne serait visible. Inversement, Gaia, qui engendre tout ce qui a densité et figure, est elle-même qualifiée de dnophera (736), épithète de Nux (101) : c’est la terre obscure, la terre noire. Entre les deux entités primordiales, il y a des glissements, des passages, des

recoupements qui s’accusent au fur et à mesure que l’une et l’autre développent cette dynamique de la genèse qu’elles portent en elles par leur puissance d’engendrement. Elles sont liées, mais elles ne s’unissent pas. Aucun enfant de la descendance de Chaos ne dormira avec une progéniture de Gaia. Ce sont deux strates qui s’enveloppent et s’étaient réciproquement sans jamais se mêler. Et s’il arrive que les mêmes entités se retrouvent dans les deux lignées différentes (comme Apatê, Tromperie et Philotês, Tendresse amoureuse), ce n’est jamais le fruit d’un métissage, mais la marque qu’en dépit de leur contraste il peut y avoir, d’une Puissance primordiale à l’autre, des effets de résonance et comme une sorte d’oscillation. La présence d’Éros, à côté de Chaos et Gaia, dans la triade première ne va pas sans poser des problèmes. Éros ne peut figurer la puissance d’attraction qui conjoint les contraires, qui unit le mâle et la femelle dans la procréation d’un nouvel être différent de ceux qui l’ont engendré : Chaos et Gaia ne s’unissent pas l’un à l’autre et les enfantements que chacun d’eux produira, au début de la genèse, s’effectuent sans union sexuelle ; Chaos et Gaia tirent d’eux-mêmes les enfants qu’ils font venir à l’être. D’autre part, quand Hésiode précise qu’une divinité enfante après s’être unie sexuellement ou en dehors de cette union, il ne dit pas que le rejeton a été conçu avec l’aide d’Éros ou sans lui, mais avec ou sans philotês (125, 132). Enfin la naissance d’Aphrodite marque le moment où le processus générateur va être soumis à des règles strictes, où il va s’opérer, sans confusion et sans excès, par l’union momentanée de deux principes contraires, masculin et féminin, rapprochés par le désir, mais maintenus à distance par l’opposition de leur nature. Dès qu’Aphrodite est née, Himeros (Désir) et Éros s’ajustent à la déesse qui va dès lors présider à l’union sexuelle, posée comme la condition

nécessaire de toute procréation normale. Plus vieux qu’Aphrodite, à laquelle il s’adapte et s’associe le moment venu, Éros représente une puissance génératrice antérieure à la division des sexes et à l’opposition des contraires. C’est un éros primordial comme celui des orphiques – en ce sens qu’il traduit la puissance de renouvellement à l’œuvre dans le processus même de la genèse, le mouvement qui pousse d’abord Chaos et Gaia à émerger successivement à l’être puis, aussitôt nés, à produire à partir d’eux-mêmes quelque chose d’autre qui, tout en les prolongeant, se pose en face d’eux – à la fois leur reflet et leur contraire. Ainsi se constitue un monde où il existe, associés et confrontés, des partenaires qui vont donner à la genèse, au fur et à mesure qu’elle se poursuit, un cours dramatique, fait de mariages, de procréations, de rivalités entre générations successives, d’alliances et d’hostilité, de combats, d’échecs et de victoires. Mais, avant que le poème cosmogonique ne débouche dans le récit de la grande geste divine, il faut que Gaia, par sa puissance d’enfantement, achève de produire tout ce qui manque encore au monde pour en faire véritablement un univers. Gaia donne d’abord naissance à Ciel étoilé (Ouranos asteroeis) ; elle le produit « égal à elle-même » afin qu’il la recouvre et l’enveloppe de partout (126127). Le dédoublement de Gaia pose, en face d’elle, un partenaire masculin qui apparaît à son tour, comme Terre elle-même et comme Chaos, étiré entre l’obscur et le lumineux : c’est le sombre Ciel nocturne, mais constellé d’étoiles. Ce double aspect répond au rôle que Ciel sera amené à jouer quand il se sera définitivement éloigné de Gaia : refléter, en clair ou en ténébreux, l’alternance du jour et de la nuit qui se succèdent dans l’intervalle entre la terre et le ciel. Parce qu’il est égal à Gaia-Terre, Ouranos-Ciel la recouvre exactement quand il s’étend sur elle ; peut-être même faut-il

comprendre cette égalité dans le sens qu’il l’enveloppe jusque dans ses profondeurs en s’étendant tout autour d’elle. Quoi qu’il en soit, à la tension primitive Béance-Terre, succède un équilibre Terre-Ciel, dont l’entière symétrie fait du monde un ensemble organisé et fermé sur lui-même, un cosmos. Les dieux bienheureux peuvent y habiter comme en un palais en toute sûreté (128), chacun d’eux à la place qui lui est réservée. Gaia enfante alors les hautes montagnes qui marquent son affinité avec le rejeton Ciel qu’elle vient de produire. Mais qui dit montagnes dit aussi vallons (point de montagne sans vallée, de la même façon qu’il n’est pas de chaos sans terre, de terre sans ciel, ni d’obscurité sans lumière). Ces vallons serviront de séjour à une catégorie particulière de divinités : les Nymphes. Comme elle a produit Ciel étoilé, Gaia enfante enfin, à partir d’ellemême, son double et son contraire liquide, Pontos, Flot marin, dont les eaux sont tantôt d’une clarté limpide (atrugetos), tantôt obscurcies par de chaotiques tempêtes. Ainsi s’achève la première phase de la cosmogonie. Jusqu’ici, les Puissances qui sont venues à l’être se présentent comme des forces ou des éléments fondamentaux de la nature (cf. ici). Le théâtre du monde est maintenant dressé pour l’entrée en scène d’acteurs divins de type différent. Gaia ne les produit plus en les tirant de son propre fond. Elle s’unit d’amour, pour les enfanter, à un partenaire masculin. D’un mode de procréation à l’autre, le changement est comparable à celui qui fait naître Gaia après Chaos ; dans les deux cas, même formule pour exprimer la mutation : autar epeita, « mais ensuite » (116 et 132). Des embrassements d’Ouranos, Gaia engendre trois séries d’enfants : les douze Titans et Titanes, les trois Cyclopes, les trois Cent-Bras (Hekatogcheires). La portée des Titans comprend six garçons et six filles. Kronos, le plus jeune, rival direct de Zeus dans

la lutte pour la royauté du ciel, est nommé à part, le dernier. L’ensemble des autres se trouve comme encadré d’un côté par Okéanos, cité le premier (aussitôt après l’évocation de Pontos, auquel il s’oppose par sa double origine : céleste autant que terrestre), de l’autre par Téthys, mentionnée en fin de liste, juste avant Kronos. La première génération des dieux fils de Terre et de Ciel, en tant qu’ils représentent déjà l’ensemble du cosmos, sont comme inclus dans le couple Okéanos-Téthys. Associée à Phoibè, la Brillante, Koios a sans doute rapport à la voûte du ciel, comme Phoibè, sa sœur et compagne, à la lumière céleste. Kreios (ou Krios), qui évoque la supériorité, la suprématie, épousera une fille de Pontos, Eurubiê (375-377), Large violence, et leur fils Pallas enfantera à Styx, l’Océanide, les deux Puissances qui, attachées à la personne de Zeus, assureront sa souveraineté, Kratos, Pouvoir, et Bia, Force violente (385-388). Huperiôn, Celui qui va en haut, s’unit à sa sœur Theia, la Lumineuse ou la Visible, qui met au monde le Soleil, la Lune, Aurore enfin (Eôs), mère des astres, de l’étoile du matin, des vents réguliers. A certains égards, Hypérion et Theia rappellent Poros et Tekmôr, de la cosmogonie d’Alcman. Comme eux, ils traduisent, dans le ciel, les aspects de rotation régulière, de tracés lumineux, de configurations astrales bien délimitées, qui font de la voûte céleste un espace différencié et orienté. Japet, uni à Klyménè, fille d’Okéanos, est le père d’une lignée de rebelles, Atlas, Ménoitios, Prométhée, Épiméthée, tous excessifs en leurs ambitions, leur force, leur subtilité ou leur imprévoyance. Tous agissent en marge de l’ordre contre lequel ils se révoltent. Les deux derniers, dans leurs démêlés avec Zeus, causeront le malheur des humains. Thémis et Mnémosynè ont plus d’affinité avec la terre qu’avec le ciel. Thémis représente ce qui est fixe et fixé ; elle est une puissance oraculaire : elle dit l’avenir comme déjà établi.

Mnêmosunê, Mémoire, mère des Muses (54), connaît et chante le passé comme s’il était toujours là. Toutes deux, par leur mariage avec Zeus, lui apportent cette vision totale du temps, cette coprésence à l’esprit de ce qui a été, est et sera – dont il a besoin pour régner. Rheia, compagne de Kronos, est toute proche de Gaia. Elle est une Mère, attachée à ses enfants et prête à les défendre même contre le père qui les a engendrés. Elle est une puissance de ruse qui détient, comme Gaia, une sorte de savoir primordial. Les Titans se répartissent donc entre la terre et le ciel, parfois davantage d’un côté, parfois plutôt de l’autre. Aucun n’est une puissance physique simple à la façon d’Ouranos ou de Gaia. Cependant, leur personnage de dieu n’est pas entièrement dégagé des forces élémentaires. Ils gardent des aspects primordiaux, mais répondent à un univers déjà plus complexe et mieux organisé : les couples Koios-Phoibè, Hypérion-Theia sont plus particularisés, mieux délimités que Ciel étoilé ; Thémis, Mnémosynè, Rheia spécifient et précisent certains traits de Gaia. Tous les Titans et Titanes ne combattront pas Zeus. Certains resteront neutres ; d’autres se rangeront à ses côtés pour lui apporter l’appui de ces pouvoirs et savoirs primordiaux dont il ne pourrait se passer. Mais, considérés dans leur ensemble comme ce groupe de divinités qu’ont engendrées Ouranos et Gaia, ils constituent la première génération des dieux maîtres du ciel, les premiers dieux à vocation royale. Sous la conduite de Kronos, qui les représente et les mène, ils font figure d’adversaires directs des dieux de la seconde génération, les Olympiens, contre lesquels ils engagent une bataille dont l’enjeu est, avec la souveraineté du monde, la répartition des prérogatives et des honneurs dus à chaque puissance divine, c’est-à-dire la mise en ordre définitive de l’univers.

Frères des Titans, Cyclopes et Hekatogcheires (Cent-Bras) ont en commun, avec des traits monstrueux, la brutalité et la violence d’êtres tout primitifs. Bien différents des sauvages pasteurs de l’Odyssée, les Cyclopes d’Hésiode, avec leur œil unique au milieu du front, joignent à leur force sans pareille les habiles savoir-faire, les ingénieux tours de main d’adroits métallurgistes (mêchanai, 146). Du feu brut, que Gaia dissimule en ses profondeurs, ils feront, en le façonnant, un instrument utilisable, l’arme absolue de la victoire : la foudre. Dans leurs noms : Brontês (Tonnant), Steropês (Éclatant), Argês (Éclairant), on entend rouler le vacarme, on voit briller l’éclat de l’arme qu’ils remettront à Zeus et qui s’apparente à la puissance magique d’un regard fulgurant. Comme les Cyclopes confèrent à Zeus, en temps voulu, le privilège de la suprématie du regard par le flamboiement d’un œil de foudre, les Hekatogcheires lui apportent, au moment décisif, l’extrême puissance de la main et du bras. Par leurs membres prodigieusement multipliés, qui jaillissent en souplesse tout autour des épaules, Kottos, Briarée et Gugès (ou Gyès) sont des combattants invincibles, des guerriers possédant le secret de prises imparables, capables d’imposer à tout ennemi la maîtrise de leur terrible poigne. Avec la triple descendance d’Ouranos et de Gaia, les acteurs sont en place qui joueront le dernier épisode du processus cosmogonique. Ouranos, dans la simplicité de sa puissance primitive, ne connaît d’autre activité que sexuelle. Vautré sur Gaia, il la recouvre en son entier et s’épanche en elle, sans cesse, dans une interminable nuit. Ce constant débordement amoureux fait d’Ouranos celui qui « cache » ; il cache Gaia sur laquelle il vient s’étendre ; il cache ses enfants au lieu même où il les a conçus, dans le giron de Gaia qui gémit, encombrée en ses profondeurs du

fardeau de sa progéniture. Ouranos, le géniteur, bloque le cours des générations en empêchant ses petits d’accéder à la lumière comme le jour d’alterner avec la nuit. Éperdu d’amour, collé à Gaia, plein de haine envers ses enfants qui pourraient s’interposer entre elle et lui s’ils grandissaient, il rejette ceux qu’il a engendrés dans les ténèbres de l’avant-naissance, au sein même de Gaia. L’excès de sa puissance sexuelle désordonnée immobilise la genèse. Aucune « génération » nouvelle ne peut apparaître aussi longtemps que se perpétue cet engendrement incessant qu’Ouranos accomplit sans trêve en restant uni à Gaia. Il ne laisse place ni à un espace audessus de Gaia, ni à une durée faisant naître, l’une après l’autre, les lignées de divinités nouvelles. Le monde serait resté figé en cet état si Gaia, indignée d’une existence retrécie, n’avait imaginé une ruse perfide qui va changer la face des choses. Elle crée le blanc métal acier, elle en fait une serpe ; elle exhorte ses enfants à châtier leur père. Tous hésitent et tremblent, sauf le plus jeune, Kronos, le Titan au cœur audacieux et à l’astuce retorse. Gaia le cache, le place en embuscade ; quand Ouranos s’épand sur elle dans la nuit, Kronos d’un coup de serpe lui tranche les parties sexuelles. Cet acte de violence aura des conséquences cosmiques décisives. Il éloigne à jamais le Ciel de la Terre, il le fixe au sommet du monde comme le toit de l’édifice cosmique. Ouranos ne s’unira plus à Gaia pour produire des êtres primordiaux. L’espace s’ouvre et cette déchirure permet à la diversité des êtres de prendre leur forme et de trouver leur place dans l’étendue et dans le temps. La genèse se débloque, le monde se peuple et s’organise. Cependant, ce geste libérateur est en même temps un horrible forfait, une rébellion contre le Ciel-Père. Tout se passe comme si l’ordre cosmique, avec les hiérarchies de pouvoir, les différenciations de compétence qu’il suppose chez les dieux, ne pouvait être institué

qu’au moyen d’une violence coupable, d’une ruse perfide dont il faudra payer le prix. Ouranos mutilé, écarté, impuissant, lance contre ses fils une imprécation qui institue pour tout l’avenir cette loi du talion dont Kronos, promu en raison de sa retorse audace souverain du ciel, fera le premier l’expérience. La lutte, la violence, la fraude ont fait, avec le coup de serpe de Kronos, leur entrée sur la scène du monde. Zeus lui-même ne sera pas plus en mesure de les supprimer que Gaia ne peut se passer de Chaos : il pourra seulement les éloigner des dieux, les écarter, en les reléguant au besoin chez les hommes. Avant que le rideau ne tombe sur la partie cosmogonique du poème d’Hésiode et que la scène ne s’ouvre aux grandes batailles divines pour la royauté du monde, deux dernières séquences illustrent cette nécessaire inscription de la guerre, de la ruse, de la vengeance, du châtiment et, plus généralement, des Puissances mauvaises au fondement même de l’univers organisé : la naissance d’Aphrodite, les enfants de Nuit. La naissance d’Aphrodite d’abord. Kronos tient dans sa main gauche le sexe d’Ouranos qu’il a tranché d’un coup de serpe, avec la droite. Il s’en débarrasse aussitôt, jetant les débris sanglants pardessus son épaule, sans regarder, pour conjurer le mauvais sort. Peine perdue. Les gouttes du sang céleste tombent sur Gaia, la Terre noire, qui toutes les reçoit en son sein. Le sexe, projeté plus loin, s’en vient chuter dans les flots liquides de Pontos, qui le porte jusque vers le large. Ouranos, émasculé, ne peut plus se reproduire ; mais, en ensemençant Terre et Flot, son organe géniteur va réaliser la malédiction qu’il a lancée à la face de ses enfants : que l’avenir tirerait vengeance de leur forfait (210). Sur Terre, les gouttes de sang vont faire naître trois groupes de puissances divines : celles qui prennent en charge la poursuite de la vengeance, la punition des

crimes commis sur la personne des parents (Érinyes), celles qui patronnent les entreprises guerrières, les activités de lutte, les épreuves de force (Géants et Nymphes des frênes, Meliai). Longtemps en gestation dans le sein de Gaia (184), ces Puissances, au cours d’un temps désormais débloqué, mûriront ; elles se déploieront dans le monde le jour où Zeus sera devenu en état (493) de venger Ouranos en faisant payer à Kronos « la dette due aux Érinyes de son père » (472) ; alors se déclenchera dans le monde divin un conflit sans merci, une guerre inexpiable, l’épreuve de force qui le divisera contre lui-même. Longtemps porté sur les vagues mouvantes de Flot, le sexe tranché d’Ouranos mêle à l’écume marine qui l’entoure l’écume du sperme jailli de sa chair. De cette écume (aphros) naît une fille que dieux et hommes appellent Aphrodite. Dès qu’elle met le pied à Chypre, où elle aborde, Amour et Désir (Éros, Himeros) lui font cortège. Son lot, chez les mortels et les Immortels, ce sont les babils de fillettes, les sourires, les tromperies (exapatai), le plaisir, l’union amoureuse (philotês). La castration d’Ouranos engendre donc, sur Terre et sur Flot, deux ordres de conséquences, inséparables dans leur opposition : d’un côté, violence, haine, guerre ; de l’autre, douceur, accord, amour. Cette nécessaire complémentarité des puissances de conflit et des puissances d’union, également issues des parties sexuelles d’Ouranos, se marque d’abord dans le régime des procréations que la mutilation du dieu a inauguré. Quand Ouranos s’unissait à Gaia, dans une étreinte indéfiniment répétée, l’acte d’amour, faute de distance entre les partenaires, aboutissait à une sorte de confusion, d’identification qui ne laissait pas place à une progéniture. Désormais, avec Aphrodite, l’amour s’accomplit par l’union de principes qui restent, dans leur rapprochement même, distincts et

opposés. Les contraires s’ajustent et s’accordent, ils ne fusionnent pas. Comme écartelée, la puissance primordiale d’Éros s’exerce à travers la différenciation des sexes. Éros s’associe à Éris, Lutte, cette Éris que, dans Les Travaux et les Jours, Hésiode placera « aux racines de la terre » (19). Le monde va donc s’organiser par mélange des contraires, médiation entre les opposés. Mais, dans cet univers de mixtes où s’équilibrent puissances de conflit et puissances d’accord, la ligne de partage ne s’établit pas entre le bien et le mal, le positif et le négatif. Les forces de la guerre et celles de l’amour ont également leurs aspects clairs et leurs aspects sombres, bénéfiques et maléfiques. Le rapport de tension qui les maintient écartées les unes des autres se manifeste aussi bien en chacune d’elles, sous forme d’une polarité, d’une ambiguïté immanente à sa propre nature. Terrifiantes, implacables, les Érinyes sont aussi les indispensables auxiliaires de la Justice, dès lors qu’elle a été violée. L’ardeur guerrière des Méliai et des Géants « aux armes étincelantes, aux longues javelines » est celle-là même que les Cent-Bras mettront au service de Zeus pour qu’il fasse triompher l’ordre. De son côté, si Aphrodite ne connaît ni la violence vengeresse ni la brutalité guerrière, la rusée déesse met en œuvre des armes qui ne sont pas moins efficaces ni dangereuses : le charme des sourires, les piperies du babil féminin, l’attrait périlleux du plaisir et toutes les tromperies de la séduction. On comprend alors pourquoi la séquence des enfants de Nuit vient immédiatement s’enchaîner à l’épisode de la castration d’Ouranos, avec la naissance, face aux terrestres Érinyes, Géants et Méliai, de l’Aphrodite marine – épisode qui s’achève sur la malédiction du dieu-Ciel contre ses enfants.

Fille de Chaos, Nuit enfante, sans s’unir à quiconque, comme des émanations qu’elle tire de son propre fond, toutes les forces d’obscurité, de malheur, de désordre et de privation à l’œuvre dans le monde. Ces entités témoignent, par leur existence, de la nécessaire inclusion au sein de l’univers organisé d’éléments « chaotiques ». Elles sont comme l’envers de l’ordre, le prix à payer pour assurer l’émergence d’un cosmos différencié, l’individualisation précise des êtres et de leurs formes. Sans entrer dans le détail d’une série de Puissances qui concernent, pour l’essentiel, le monde des hommes – ce monde du mélange où tout bien a son revers, où vie et mort, comme Jour et Nuit, sont liées –, on notera qu’en dehors de Trépas qui, sous un triple nom, ouvre la liste, associé à Sommeil et à la race des Songes, la plupart de ces entités se répartissent en deux groupes qui recoupent, dans le registre de l’obscur et du chaotique, les deux catégories de divinités issues, par Terre et Flot, des génitoires tranchés d’Ouranos. Aux Érinyes répondent exactement Némésis et les Kères, implacables vengeresses, à la poursuite des fautes contre les dieux ou les hommes, déesses dont le courroux n’a de cesse que les coupables n’aient reçu leur châtiment. Aux Géants et Nymphes des frênes font écho, sur un mode pleinement sinistre, l’odieuse Lutte, Eris stugerê, avec son cortège de Mêlées, Combats, Meurtres et Tueries. Aphrodite elle-même, l’Aphrodite d’or (mais il existe aussi une Aphrodite noire, Melainis) trouve, parmi les enfants de Nuit, les Puissances qui incarnent ses pouvoirs, ses moyens d’action, ses privilèges de déesse. Les babils de jeunes filles (parthenioi oaroi), les tromperies (exapatai), l’union amoureuse (philotês) qu’elle a pour apanage, Nuit les a reproduites en taillant dans le tissu de l’obscurité ces sombres sorcières qui s’appellent

Mots menteurs (Pseudea), Tromperie (Apatê), union amoureuse (Philotês). Au terme du processus cosmogonique, l’acte de violence qui a éloigné Ouranos, ouvert l’espace entre ciel et terre, débloqué le cours du temps, équilibré les contraires dans la procréation, est aussi celui en qui viennent converger et comme se confondre l’obscure puissance primordiale de Chaos et ces jeunes divinités dont la naissance marque la venue d’un nouvel ordre du monde. Par la faute de Kronos – cette faute qui place la rébellion et le désordre au fondement de l’ordre –, les enfants de Nuit se répandent jusque dans le monde divin ; pour les besoins de la vengeance, ils le livrent, en pleine gestation, à la lutte et à la guerre, à la ruse et à la tromperie. Ce sera la tâche de Zeus d’expulser l’engeance nocturne hors des régions éthérées, de la rejeter du séjour lumineux des dieux olympiens, en l’exilant au loin, en la reléguant chez les hommes, de même qu’il lui faudra, par les portes d’airain que, sur son ordre, Poséidon scelle derrière les Titans, écarter, isoler à jamais du cosmos l’abîme béant et chaotique du Tartare.

1. Voir H. Fraenkel, Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums, e

New York, 1951 (2 éd. Munich, 1960). 2. Voir F.M. Cornford, Principium Sapientiae. The Origins of Greek Philosophical Thought, Oxford, 1952 ; G.S. Kirk et J.E. Raven, The Presocratic Philosophers, Cambridge, 1960, chap. I, « The Forerunners of Philosophical Cosmogony », p. 8-73. 3. P. Philippson, « Genealogie als mytische Form », in Symb. Osl., suppl. VII, 1936. 4. H. Fraenkel, op. cit., p. 148-149 ; texte cité dans la traduction de Cl. Ramnoux, La Nuit et les Enfants de la Nuit, Paris, 1959, p. 85.

Théogonie La phase cosmogonique de la Théogonie, telle que la chante Hésiode, s’achève avec la mutilation d’Ouranos et ses conséquences : la séparation du ciel et de la terre, la venue à la lumière de la nouvelle génération des dieux Titans, l’apparition des Puissances de conflit, de vengeance, de guerre et, en contrepartie, la naissance d’Aphrodite, maîtresse des unions amoureuses. Quelles sont, à ce stade, les divinités qui composent l’univers ? Gaia d’abord, avec ses montagnes élevées, ses profondeurs souterraines et, en son ultime fond, ce lieu tartarien qui, comme un ombilic, rattache l’ensemble de l’édifice cosmique au chaos primordial dont il est issu. Ouranos ensuite, maintenant immobilisé au sommet éthéré du monde : de ses hauteurs, les nouveaux dieux, maîtres du ciel, pourront surveiller tout ce qui se passe jusqu’aux derniers confins de leur empire. Pontos enfin, Flot salé, inépuisable masse liquide, en perpétuelle mouvance, défiant les prises, rebelle à l’entrave des formes. Pontos engendre Nérée, le Vieux de la mer, en qui se concentrent toutes les vertus bénéfiques, toute la subtilité fluide des eaux marines. A Nérée, Doris, l’Océanide, donne cinquante filles, les Néréides, qui traduisent, à l’image de leur géniteur, des aspects de la mer, de la navigation, du savoir intelligent, de la loyauté, de la justice. En revanche, dans son union

avec Gaia, Pontos manifeste l’autre face de l’élément marin : son absence de forme ; leur couple fait naître une lignée d’êtres monstrueux, hybrides mi-hommes mi-serpents, femmes-oiseaux, insaisissables, rapides, violentes comme les vents. Mais ce sont les enfants d’Ouranos et de Gaia qui occupent désormais le devant de la scène, spécialement le plus jeune, le plus audacieux, le plus rusé d’entre eux, Kronos à l’astuce retorse. En se retirant de Gaia, Ouranos leur a laissé le champ libre. Ils ne sont plus bloqués dans les entrailles de la terre. Chacun se met en place, s’associe une de ses sœurs ou se choisit une compagne parmi ses cousines et ses nièces, établissant ainsi entre les lignées issues de Gaia, d’Ouranos, de Pontos, une série d’alliances qui tissent, d’un domaine cosmique à l’autre, un réseau plus serré de connexions. Okéanos et Téthys produisent, en la personne des fleuves, des sources, des courants souterrains, toutes les eaux nourricières, dispensatrices de vie. Hypérion et Theia engendrent Hélios (Soleil), Sélénè (Lune), Eôs (Aurore) : puissances célestes, lumineuses, réglées. Koios et Phoibè ont deux filles ; la première, Léto, toute douceur, donnera à Zeus Apollon et Artémis ; la seconde, Astérie, est la mère d’Hécate qui occupe, aux yeux d’Hésiode, dans l’économie du monde divin, une place à part : sa puissance s’exerce sur la terre et la mer autant qu’au ciel ; ses honneurs et ses privilèges, unanimement reconnus par les dieux, ne seront jamais mis en question, par aucun des deux camps, au cours de la grande guerre où s’affrontent les enfants d’Ouranos et ceux de Kronos : Hécate se situe en marge et au-dessus du conflit entre Titans et Olympiens. A ces trois premiers couples de frères et sœurs, il faut ajouter deux Titans, Japet d’abord qui, uni à l’Océanide Klyménè, donne naissance à une lignée de rebelles ; Krios ensuite, auquel la fille de Pontos, Eurybiè, enfante des garçons joignant à la supériorité

de force la rectitude de l’action : Astraios, père des vents réguliers, par son union avec Éôs ; Persès, époux d’Astérie et père d’Hécate, Pallas à qui l’Océanide Styx donne Kratos et Biè, Pouvoir et Force : tous deux se rangeront le jour venu au côté de Zeus. Deux Titanes, à leur tour, se marient en dehors de leurs frères : Thémis et Mnémosynè. A la couche de Zeus elles apporteront, la première, les Hôrai (Saisons) et les Moirai (Destinées), la seconde, les Mousai (Muses). Le dernier couple de Titans est celui de Kronos et de sa sœur Rheia. Seul de tous ses frères à avoir osé, à l’instigation de Gaia, émasculer Ouranos, Kronos n’a pas seulement conquis la liberté : avec l’accord et l’appui des autres Titans, il est le maître d’un univers désormais constitué, le souverain du monde, le roi des dieux. Premier monarque – suivant la tradition hésiodique –, Kronos est bien différent de son père Ouranos, et les problèmes qu’il lui faut affronter sont tout autres. Ouranos s’abandonnait sans défense à ses appétits sexuels ; il ne voyait pas plus loin que le giron de Gaia. Kronos n’est pas une puissance débordant d’une vitalité excessive comme son père, il est un prince violent, retors et soupçonneux, toujours sur le qui-vive, constamment aux aguets. Régnant sur un empire différencié, hiérarchisé, c’est sa suprématie qui est l’objet de ses soins et de ses inquiétudes. L’exploit – fait d’audace et de fourberie – qui lui a ouvert le chemin du pouvoir a inauguré chez les dieux l’histoire des avatars de la souveraineté. La question qui était au cœur des mythes cosmogoniques était celle des rapports du désordre et de l’ordre ; avec l’instauration d’un premier roi du ciel et les luttes qui s’ensuivent pour l’hégémonie divine, le problème se déplace : l’accent porte désormais sur les rapports de l’ordre et du pouvoir. Les débordements sexuels d’Ouranos, en empêchant ses enfants de naître, bloquaient le cours de la genèse. La conduite de

Kronos envers les siens, pour n’être pas plus tendre, s’inspire de raisons strictement « politiques » : il s’agit d’empêcher un de ses fils d’obtenir à sa place « l’honneur royal parmi les Immortels » (461462). Au récit d’une genèse s’est substitué un mythe de succession du pouvoir. Comment le monarque, même divin, peut-il éviter, au fil des ans, l’usure, le vieillissement de son autorité ? Kronos s’est hissé sur le trône en attaquant son père. La souveraineté qu’il a fondée repose sur un acte de violence, une traîtrise à l’égard de son « ancien », qui l’a maudit. Ne doit-il pas subir de la part de son fils le même traitement qu’il a infligé à son père ? Si l’instauration de la suprématie, par l’épreuve de force qu’elle suppose, engage une injustice envers autrui, une contrainte imposée par un mélange de brutalité et de ruse, la lutte pour la domination ne va-t-elle pas renaître et rebondir à chaque génération nouvelle sans que la souveraineté puisse jamais échapper à cet engrenage de la faute et du châtiment que Kronos a déclenché du jour où, en mutilant Ouranos, il s’est emparé du pouvoir ? Et, dans ce cas, l’ordre du monde que chaque souverain des dieux institue à son avènement ne risque-t-il pas d’être indéfiniment remis en cause ? Tel est le problème auquel répond le récit de la guerre des dieux et de la victoire de Zeus. Rheia a de Kronos, tour à tour, six enfants : Histiè, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon et le cadet Zeus mêtioeis, Zeus le Rusé. Dès qu’elle accouche de l’un d’entre eux, Kronos, qui la guette, s’en saisit pour le dévorer. Ouranos refoulait sa progéniture dans le ventre de Gaia. Averti par ses parents que son destin était de succomber un jour à son propre fils, Kronos boucle sa descendance, pour plus de sûreté, à l’intérieur du sien. Mais pour violent, pour rusé qu’il soit, le premier souverain va trouver plus fort et plus malin que lui. De concert avec Gaia et Ouranos, Rheia complote un plan de

ruse, une mêtis, pour que Zeus, ultime rejeton, échappe au sort de ses prédécesseurs. A la guette vigilante de Kronos échappent les manœuvres secrètes de son épouse : elle accouche clandestinement, elle cache son fils en Crète, elle camoufle sous des langes une pierre ; elle l’offre, sous l’apparence trompeuse du nouveau-né, à la voracité de Kronos, qui ne se doute de rien. Et cette ruse, tramée par son épouse et ses parents, en dupant l’astuce retorse du premier souverain, permet à son jeune dernier de conserver la vie à l’insu de son père pour bientôt, de force, le chasser du trône et régner à sa place sur les Immortels (489-491). Ce thème de l’intelligence rusée, de l’astuce vigilante (mêtis), arme nécessaire pour assurer à un dieu, en toute circonstance, quelles que soient les conditions de la lutte et la puissance de l’adversaire, la victoire et la domination sur autrui, chemine comme un fil rouge à travers toute la trame des mythes grecs de souveraineté. Seule la supériorité en mêtis y apparaît capable de conférer à une suprématie l’universalité et la permanence qui en font véritablement un pouvoir souverain. Le roi du ciel doit disposer, en dehors et au-delà de la force brutale, d’une intelligence habile à prévoir au plus loin, à tout machiner à l’avance, à combiner, en sa prudence, moyens et fins jusque dans le détail, de telle sorte que le temps de l’action ne comporte plus d’aléas, que l’avenir soit sans surprise, rien ni personne ne pouvant plus prendre le dieu à l’improviste ni le trouver démuni. Entre Kronos et Zeus, Titans et Olympiens, la rivalité se traduit, sur le terrain, en une épreuve de force, mais le secret du succès est ailleurs : comme le dit le Prométhée d’Eschyle, la victoire devait revenir « à qui l’emporterait, non par force et violence, mais par ruse » (212-213). Et dans la perspective de la tragédie, c’est Prométhée, l’aiolomêtis, le prodigieux malin, « capable même à

l’inextricable de trouver une issue », le débrouillard fertile en inventions, qui livre à Zeus le stratagème dont son camp à besoin. Dans la version d’Hésiode, la marche de Zeus vers le pouvoir se place également, dès le départ, sous le signe de l’astuce, de l’adresse, de la tromperie, et son triomphe se trouvera comme consacré par ses épousailles en premières noces avec l’ondoyante et rusée déesse, patronne de l’intelligence avisée, l’océanide Métis. Dans la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore, c’est Métis précisément qui donne à boire à Kronos un philtre (pharmakon) le contraignant à vomir, avec la pierre avalée à la place de Zeus, toute la suite des frères et sœurs qui vont appuyer l’Olympien dans sa lutte contre les Titans. Chez Hésiode, Métis n’est pas nommée : il est question seulement d’une ruse, ourdie à l’instigation de Gaia, pour faire dégurgiter à Kronos toute sa descendance. Libérée du ventre de leur père, la jeune lignée des Kronides fait face sur l’Olympe aux Titans juchés sur l’Orthrys. La guerre s’engage et se poursuit, indécise, pendant dix ans. Mais Gaia a révélé à Zeus à quelles conditions lui reviendrait la victoire : il lui faut disposer de l’arme fulgurante que détiennent les habiles Cyclopes et s’assurer le concours, au combat, des terribles Cent-Bras, avec leur force sans pareille. Autrement dit, la défaite des Titans passe par le ralliement à la cause des dieux nouveaux de divinités proches des anciens par leur filiation, leur nature et leur âge. Zeus ne peut espérer triompher qu’avec le soutien de Puissances incarnant la même vitalité originelle, la même vigueur cosmique primordiale qu’il s’efforce de réglementer en se soumettant les Titans. Pour instituer l’ordre, il faut un pouvoir capable de s’imposer aux forces de désordre ; mais pour s’imposer, à quelles sources d’énergie devrait s’alimenter ce pouvoir régulateur sinon à celles-là mêmes dont se nourrit, à l’origine, la dynamique du désordre ?

Cyclopes et Cent-Bras, frères des Titans, vont donc jouer les transfuges et passer dans le camp olympien. Il le faut bien. Détenteurs de l’arme absolue qu’est la foudre, maîtres des prises imparables et des liens infrangibles, ils sont les auxiliaires indispensables de la souveraineté. Pour justifier leur ralliement à Zeus, le mythe raconte que Kronos les avait laissés, ou placés de nouveau, après l’éloignement de leur père et geôlier commun Ouranos, dans un état de servitude dont Zeus seul devait les libérer. A peine les a-t-il affranchis de leurs chaînes que l’Olympien offre aux Cent-Bras nectar et ambroisie, consacrant ainsi leur pleine accession aux honneurs du statut divin. En reconnaissance de ces bienfaits, Cyclopes et Cent-Bras mettent à la disposition de Zeus une habileté et une force qui s’apparentent à celles des deux entités cosmiques dont ils sont issus. Ils font figure désormais, non plus de monstres primordiaux, mais de fidèles gardes de Zeus ; de la même façon, Kratos et Biè, Pouvoir et Force violente, enfants de Styx, sur le conseil du vieil Okéanos, leur aïeul, se sont précipités les premiers sur l’Olympe avec leur mère pour se mettre au service de Zeus, dont, à aucun instant, ils ne s’éloigneront plus (Théog., 385 sq.). Tout va alors se jouer très vite. Les Titans sont foudroyés par Zeus, ensevelis sous les pierres par les Cent-Bras qui les expédient, enchaînés, au Tartare brumeux où Poséidon referme sur eux les portes d’airain, devant lesquelles les trois Cent-Bras, au nom de Zeus, montent la garde. L’affaire cette fois paraît réglée. Mais Gaia, unie à Tartare, enfante un dernier rejeton, Typhée ou Typhon, monstre aux bras puissants, aux pieds infatigables, avec cent têtes de serpent dont les yeux jettent des lueurs de flamme. Ce monstre, que sa voix bariolée assimile tantôt aux dieux, tantôt aux bêtes sauvages, tantôt aux

forces de la nature, incarne la puissance élémentaire du désordre. Dernier enfant de Gaia, il représente, dans le monde organisé, le retour au chaos primordial où toute chose se trouverait ramenée s’il triomphait. La victoire du monstre chaotique n’aura pas lieu. Ses yeux de flammes multipliées ne peuvent rien contre le regard vigilant de Zeus qui ne se laisse pas surprendre, l’aperçoit à temps, le foudroie. L’Olympien jette Typhon au Tartare : de sa dépouille sortent les vents de tempête, fougueux, imprévisibles, qui, contrairement aux souffles réguliers qu’ont enfantés Aurore et Astraios, s’abattent en bourrasques, d’un côté et de l’autre, livrant l’espace humain à l’arbitraire d’un pur désordre. Chez Hésiode, la défaite de Typhon marque le terme des luttes pour la souveraineté. Les Olympiens pressent Zeus de prendre le pouvoir et le trône des Immortels. Le nouveau roi des dieux, le second souverain, leur répartit alors entre tous honneurs et privilèges. Sa suprématie, qui fait suite à celle de Kronos renversé, ne la répète pas pour autant : elle la redresse. Zeus unit en effet en sa personne la plus haute puissance et le scrupuleux respect du juste droit ; sa souveraineté réconcilie la supériorité de force et l’exacte répartition des honneurs, la violence guerrière et la fidélité au contrat, la vigueur des membres et toutes les formes de l’astuce intelligente. L’ordre et le pouvoir, associés dans son règne, sont désormais inséparables. Une autre tradition, dont on trouve l’écho en particulier chez le Pseudo-Apollodore, ajoutait un chapitre à l’histoire des batailles pour la royauté du ciel. Les Olympiens devaient encore affronter l’assaut des Géants, représentant un ordre : celui des combattants, une classe d’âge : les jeunes dans la fleur de leur virilité, une fonction : celle de la guerre. Le statut des Géants apparaît, au seuil de la bataille, équivoque. La défaite les livrera-t-elle à la mort ou le succès

les fera-t-il accéder à l’immortalité divine ? Zeus a été averti que, pour en triompher, il a besoin d’un plus petit que lui : les Géants devront mourir de la main d’un mortel. Héraclès, qui n’a pas encore été déifié, fera l’affaire. Cependant, la Terre, mère des Géants, prépare une parade. Elle se met en quête d’une herbe d’immortalité qui préserverait ses fils. Là encore, la prévoyance de Zeus déjoue les plans de l’adversaire. Prenant par ruse les devants sur Terre, il cueille et coupe lui-même l’herbe de non-mort. Aucune force ne peut plus empêcher les Géants de périr et la fonction guerrière de se soumettre à une souveraineté qu’elle a le devoir d’appuyer sans jamais la combattre. Le récit de la lutte contre Typhon a été lui-même enrichi pour dramatiser les périls de la souveraineté et souligner la place que tient la ruse dans son exercice. Chez le Pseudo-Apollodore, dans un premier combat, Typhon prend l’avantage sur son adversaire royal ; il le désarme, lui coupe les nerfs des bras et des jambes, le livre, paralysé, à la garde d’une femme-serpent, Delphynè. Le salut viendra sous la forme de deux rusés compères, l’astucieux Hermès assisté d’un complice, Égipan. Sans être vus, ils subtilisent les nerfs de Zeus et les lui remettent en place. Le combat reprend, il serait resté indécis si une seconde tromperie machinée par les Moires n’avait eu raison des forces du monstre. Les filles de Zeus persuadent Typhon d’avaler une prétendue drogue d’invincibilité ; mais ce pharmakon, loin de lui apporter un surcroît d’énergie, est une nourriture « éphémère » dont on ne peut goûter sans connaître, comme les hommes, l’usure des forces, la fatigue et la mort. Chez Nonnos, dans les Dionysiaques, Typhon, candidat à la royauté du désordre, parvient à mettre la main sur la foudre et sur les nerfs de Zeus ; affolés, les dieux abandonnent le ciel. Zeus combine alors avec Éros le plan de ruse que l’ingénieux Cadmos

doit réaliser, avec l’aide de Pan, pour berner la puissante brute. Cadmos endort sa violence au son de la flûte. Typhon, charmé, veut faire du jeune homme le chanteur officiel de son règne. Cadmos réclame, pour en munir sa lyre, les nerfs dérobés à Zeus. Profitant du sommeil où la musique a plongé le monstre, Zeus récupère, avec ses nerfs, son arme fulgurante. Quant Typhon se réveille, le tour est joué. Zeus enveloppe tout entier son ennemi dans le trait incandescent de sa foudre. Ces développements tardifs du mythe ne sont pas gratuits. Avec une fantaisie un peu baroque, ils illustrent un thème qui occupait déjà chez Hésiode, avec le mariage de Zeus et de Métis, une place centrale. Dans la Théogonie, aussitôt promu roi des dieux, Zeus convole en premier mariage avec Métis, fille d’Océan, déesse « qui en sait plus que tout dieu ou homme mortel ». Cette union ne fait pas que reconnaître les services qu’a rendus au dieu l’intelligence rusée, dans son accession au trône. Elle illustre la nécessaire présence de Métis au fondement d’une souveraineté qui ne peut, sans elle, ni se conquérir, ni s’exercer, ni se conserver. Tenant de leur mère le même type d’astuce retorse qui la caractérise, les fils de la déesse ne manqueraient pas d’être invincibles et de l’emporter sur leur père. Zeus se voit donc menacé, par le mariage qui le consacre roi des dieux, de connaître le même sort qu’il a réservé au souverain précédent : tomber sous les coups de son propre fils. Mais Zeus n’est pas un souverain comme les autres. Kronos, avalant ses enfants, laissait subsister au-dehors de lui des Puissances de ruse supérieure à la sienne. Zeus va à la racine du danger. Il retourne contre Métis les armes mêmes de la déesse : la ruse, la tromperie, la surprise. La bernant de mots caressants, il l’avale avant qu’elle n’accouche d’Athéna pour éviter qu’après sa fille elle ne porte encore un fils, qui eût été fatalement roi des hommes et des dieux.

En épousant, maîtrisant, avalant Métis, Zeus devient plus qu’un simple monarque : il se fait la Souveraineté elle-même. Averti par la déesse, au fond de ses entrailles, de tout ce qui doit lui advenir, Zeus n’est plus seulement un dieu rusé, comme Kronos, il est le mêtieta, le dieu tout Ruse. Rien ne peut plus le surprendre, tromper sa vigilance, contrecarrer ses desseins. Entre le projet et l’accomplissement, il ne connaît plus cette distance par où surgissent, dans la vie des autres dieux, les embûches de l’imprévu. La souveraineté cesse ainsi d’être l’enjeu d’une lutte toujours recommencée. Elle est devenue, dans la personne de Zeus, un état stable et permanent. L’ordre n’est pas seulement fondé par le pouvoir suprême qui répartit les honneurs. Il est définitivement établi. Les puissances nocturnes de vengeance, de guerre, de fraude, répandues dans le monde divin par la faute de Kronos, n’y ont désormais plus leur place. S’il arrive que quelque querelle s’élève encore entre divinités, que l’une d’elles, fautive à son tour, se parjure d’un serment mensonger, elle est sur-le-champ, par la procédure quasi juridique que Zeus a instituée avec l’eau du Styx, expulsée du séjour des dieux, bannie de leur conseil et de leurs banquets, sevrée du nectar et de l’ambroisie. Sous le règne de Zeus, l’immédiat exil du dieu coupable d’avoir frayé, ne fût-ce qu’un moment, avec un des enfants de Nuit, répond à la relégation des Titans, rejetés aux frontières du monde, aux confins de Béance, là où le cosmos s’ajuste à Chaos et s’assure solidement contre lui.

Prométhée C’est dans la Théogonie d’Hésiode, à la fin du passage consacré à la descendance du Titan Japet, père d’une lignée de rebelles, qu’on trouve le récit de la fondation par Prométhée du premier sacrifice sanglant (535-616). La figure de Prométhée, le contexte où se situent l’abattage de la victime et la répartition de ses morceaux entre les dieux et les hommes, les conséquences proches et lointaines de l’acte prométhéen, d’abord quant aux modalités du rite, ensuite et plus généralement pour la condition humaine, font de ce texte un document de première importance – le mythe de référence, pourrait-on dire – pour comprendre la place, la fonction, les significations du sacrifice sanglant dans la vie religieuse des Grecs. La scène se passe à Méconè, dans une plaine de richesse et d’abondance qui évoque l’âge d’or. Elle se produit au temps où dieux et hommes n’étaient pas encore séparés : ils vivaient ensemble, s’asseyant aux mêmes tables, mangeant la même nourriture en des banquets communs. Mais vient le moment de la division et du partage. Entre Titans et Olympiens, la répartition des honneurs s’est faite par la guerre, la contrainte, la violence brutale. Entre Olympiens, elle s’est décidée dans le consentement et l’accord mutuels. Comment s’opérera la distribution et qui la réalisera entre les Olympiens et les hommes ? C’est à Prométhée, fils de Japet,

que revient cette tâche. Il occupe dans le monde divin une position à tous égards ambiguë. Il n’est pas l’ennemi de Zeus, sans être non plus, pour lui, un allié fidèle et sûr. Il est un rival, non qu’il aspire, comme Kronos, à la royauté du ciel : il n’a pas cette ambition, mais il représente, au sein même de la société des dieux olympiens, un principe de contestation ; sa sympathie, sa complicité vont à tous ceux que l’ordre établi par Zeus rejette au-dehors de lui, voue à la limitation et à la souffrance : les ombres au tableau de la justice divine. Cet esprit de rébellion, quand il met en cause, de l’intérieur, la souveraineté de Zeus, s’appuie sur le type d’intelligence rusée qui est propre à Prométhée. Le Titan se caractérise par la même astuce inventive, la même mêtis, qui assure au roi des dieux sa suprématie. La méthode qu’emploie le fils de Japet dans la répartition dont il est chargé n’est pas moins ambiguë que son personnage, ni moins équivoque que son statut chez les Olympiens. Elle ne relève ni de la guerre ouverte ni de l’accord confiant. C’est une procédure biaisée, truquée, frauduleuse, une joute de ruse entre Zeus et lui ; derrière la bonne grâce apparente, le respect réciproque simulé, se cache, dans ce duel, la volonté de contraindre en douce l’adversaire, de le berner en le prenant à son propre jeu. Ce mode de répartition s’accorde, dans sa singularité, à la nature particulière des hommes, elle aussi contrastée et flottante. Comme les bêtes, dont ils partagent la condition mortelle, les hommes sont étrangers à la sphère divine, mais d’eux seuls parmi toutes les créatures soumises au trépas, et contrairement aux bêtes, le mode d’existence ne se conçoit qu’en relation avec les Puissances surnaturelles : il n’est point de cité humaine qui, par un culte organisé, n’établisse avec le divin une sorte de communauté. Le sacrifice exprime ce statut hésitant, ambigu, des humains dans leurs rapports avec le divin : il unit les hommes aux dieux, mais, dans le

moment même où il les rapproche, il souligne et consacre l’infranchissable distance qui les sépare les uns des autres. Entre le personnage de Prométhée, son statut dans le monde divin, la répartition à laquelle il préside, le sacrifice, la position de l’homme entre les bêtes et les dieux, il y a donc, au départ, correspondance. Le drame dont la Théogonie fait le récit et que reprend une séquence des Travaux et les Jours (42-105) se déroule en trois actes. 1. Pour opérer la répartition, Prométhée amène, abat et découpe devant les dieux et les hommes un grand bœuf. De tous les morceaux, il fait exactement deux parts. La frontière qui doit séparer dieux et hommes se dessine donc suivant la ligne de partage entre ce qui, dans l’animal sacrifié, revient aux uns et aux autres. Le sacrifice apparaît ainsi comme l’acte qui a consacré, en l’effectuant pour la première fois, la ségrégation des statuts divin et humain. Chacune des deux parts préparée par le Titan est un leurre, une duperie. La première dissimule sous l’apparence la plus appétissante les os de la bête entièrement dénudés, la seconde camoufle sous la peau et l’estomac (gastêr), d’aspect rebutant, tous les bons morceaux comestibles. C’est à Zeus, bien sûr, de choisir. En feignant d’entrer dans le jeu du Titan, Zeus qui « a compris la ruse et su la reconnaître » (Théog., 551) retourne contre les hommes le piège où Prométhée croyait le prendre. Il choisit la portion extérieurement alléchante, celle qui cache sous une mince couche de graisse les os immangeables. Telle est la raison pour laquelle, sur les autels odorants du sacrifice, les hommes brûlent pour les dieux les os blancs de la bête dont ils vont manger la chair. Ils gardent en effet pour eux la portion que Zeus n’a pas choisie : celle de la viande. Mais, dans cette épreuve à coups fourrés, le jeu des renversements entre apparence et réalité réserve au Titan des

surprises. La bonne part, aux yeux de Prométhée – c’est-à-dire celle qui se mange et qu’il projetait de réserver aux hommes en lui donnant la fausse apparence de l’immangeable –, est en réalité la mauvaise ; les os calcinés sur l’autel forment la seule portion authentiquement bonne. Car, en mangeant la viande, les hommes se comportent eux-mêmes comme des « ventres » gasteres oion (Théog., 26). S’ils ont plaisir à se repaître de la chair d’une bête morte, s’ils ont un impérieux besoin de cette nourriture, c’est que leur faim sans cesse renaissante implique l’usure des forces, la fatigue, le vieillissement et la mort. En se contentant de la fumée des os, en vivant d’odeurs et de parfums, les dieux se révèlent d’une tout autre nature : ils sont les Immortels toujours vivants, éternellement jeunes, dont l’existence ne comporte aucun élément périssable, aucun contact avec le domaine du corruptible. 2. Zeus veut faire payer aux hommes la fraude dont Prométhée s’est rendu coupable en truquant les parts pour les favoriser à ses dépens. Il cache le feu, son feu céleste, c’est-à-dire qu’il ne le laisse plus comme auparavant à la disposition des hommes qui en usaient librement. Faute de feu, ils seront incapables de cuire, pour la manger, la viande qu’ils ont obtenue en partage. Le souverain des dieux cache aussi aux hommes leur vie, bios (Travaux, 42-47), autrement dit la nourriture céréalière, les grains que la terre jusqu’alors offrait généreusement à leur appétit sans qu’il soit besoin de la travailler : les blés poussaient tout seuls, en suffisance, comme s’offrait tout seul, à discrétion, le feu du ciel. Le grain caché, les hommes devront l’enfouir dans le sein de la terre, en en labourant les sillons, s’ils veulent le récolter. Plus d’abondance désormais, pour pallier la faim, sans le dur labeur. Le feu céleste étant caché, Prométhée en dérobe secrètement une semence qu’il dissimule, pour le porter sur terre, aux creux

d’une tige de fenouil. Enfoui dans le fond de sa cache, le feu volé échappe à la vigilance de Zeus qui ne l’aperçoit qu’au moment où brille déjà ici-bas la lueur des foyers de cuisine. Le feu prométhéen est un feu ingénieux, un feu technique, mais il est aussi précaire, périssable, affamé : il ne subsiste pas de lui-même ; il faut l’engendrer à partir d’une semence, l’alimenter sans cesse, en conserver sous la cendre une braise quand il s’éteint. Seuls de tous les animaux, les hommes partagent avec les dieux la possession du feu. Aussi est-ce lui qui les unit au divin en s’élevant depuis les autels du sacrifice où il est allumé jusque vers le ciel. Cependant, à l’image de ceux qui l’ont domestiqué, ce feu est ambigu : céleste par son origine et sa destination, il est aussi mortel, comme les hommes, et même sauvage, comme une bête brute, par son ardeur dévorante. La frontière entre les dieux et les hommes est donc à la fois traversée par le feu sacrificiel qui les unit les uns aux autres, et soulignée par la différence entre le feu céleste dont dispose Zeus et celui qui, montant de la terre, a été remis aux hommes par Prométhée. La fonction du feu sacrificiel est d’autre part de distinguer dans la bête la part des dieux, entièrement calcinée, et celle des hommes, juste assez cuite pour n’être pas consommée crue. En ce sens, le rapport ambigu des hommes aux dieux, dans le sacrifice alimentaire, se double d’une relation équivoque des hommes aux animaux. Les uns et les autres ont besoin, pour vivre, de manger – que leur nourriture soit végétale ou carnée. Aussi tous sont-ils également mortels. Mais les hommes sont les seuls à manger cuit, et selon des règles. Aux yeux des Grecs, les céréales, nourriture spécifiquement humaine, sont des plantes « cultivées » et triplement cuites (par une coction interne, par l’action du soleil, par la

main de l’homme), comme les bêtes sacrifiables, et donc propres à la consommation, sont des animaux domestiques dont les chairs doivent être rituellement rôties ou bouillies, avant d’être mangées. 3. Furieux de voir briller au milieu des hommes le feu qu’il ne voulait pas leur donner, Zeus leur mitonne un don fait pour eux, sur mesure. Ce cadeau que tous les dieux contribuent à façonner est la contrepartie du feu volé, son revers : il brûlera les hommes, il les séchera sur pieds, sans flammes, de fatigues, de tracas et de peines. Il s’agit de la Femme, baptisée Pandora (don de tous les dieux), qui se présente dans le mythe comme la première épouse et comme l’ancêtre de l’espèce féminine. Les hommes vivaient auparavant sans femme ; ils surgissaient directement de la terre qui les produisait, comme les céréales, toute seule. Ignorant la naissance par engendrement, ils ne connaissaient pas non plus la vieillesse et la mort qui en sont solidaires. Ils disparaissaient, aussi jeunes qu’aux premiers jours, dans une paix semblable au sommeil. Cette Femme, double de l’Homme et son contraire, que le mâle devra besogner pour cacher en son sein la semence, s’il veut avoir des enfants, comme il doit labourer la terre pour y cacher le grain, s’il veut avoir du blé, ou encore cacher au creux d’un narthex la semence du feu, s’il veut l’allumer sur l’autel – cette Femme, donc, Zeus l’a fait fabriquer comme un leurre, un piège profond et sans issue (Théog., 589). A l’extérieur, elle a l’apparence d’une déesse immortelle ; de sa beauté rayonnent une grâce et une séduction auxquelles on ne peut résister. A l’intérieur, Hermès a mis, avec le mensonge et la tromperie, la chiennerie de l’âme et un tempérament de voleur. Divine par son aspect, humaine par la parole, par son rôle d’épouse légitime et de mère, bestiale par la chiennerie de ses appétits sexuels et alimentaires insatiables, la femme résume en sa personne tous les contrastes du statut humain. Elle est un mal, mais

un mal aimable, revêtu d’une émouvante beauté, un kakon kalon ; on ne peut ni s’en passer ni la supporter. Si on l’épouse, son ventre dévore toutes les richesses alimentaires de la maison et vous voilà, de votre vivant, sur la paille ; mais si on ne se marie pas, faute d’un ventre féminin pour recevoir la semence et nourrir l’embryon, point d’enfant pour vous prolonger ; au seuil de la mort, vous vous retrouvez seul. Avec elle, le bien et le mal, comme le divin et la bestialité, se voient unis et confondus. Incarnant cette forme d’existence ambiguë, constamment dédoublée, qui attend la race humaine, une fois séparée des dieux, Pandora est expédiée par Zeus, dans tout l’attrait de sa séduction, au frère de Prométhée, son double et son contraire, Épiméthée. L’un est le Prévoyant, celui qui devine à l’avance ; l’autre, l’Étourdi, celui qui comprend trop tard, après coup. Proche de Prométhée comme d’Épiméthée, l’homme assume en son intelligence et son aveuglement l’un et l’autre aspect des Titans. Épiméthée, que son frère a pourtant mis en garde, accueille Pandora sous son toit et en fait son épouse. Voilà la Femme introduite, avec le mariage, dans le monde humain. Les hommes vivaient sans connaître la fatigue, le labeur, les peines, les maladies, la vieillesse. Tous les maux étaient encore enfermés en une jarre dont Pandora, sur l’ordre de Zeus, ouvre le couvercle. Ils se répandent sur la terre où ils se mêlent aux biens sans qu’on les puisse prévoir ni reconnaître. Les uns, qui errent de par le monde, sont cachés, invisibles. Les autres, qui gîtent en la maison, comme le « beau mal » qu’est Pandora, se cachent sous l’apparence mensongère de la séduction. Dans le mythe prométhéen, le sacrifice, avec toutes les conséquences qu’il comporte, apparaît comme le résultat de la rébellion du Titan cherchant à contrecarrer les desseins de Zeus au moment où hommes et dieux doivent se séparer et fixer leurs

attributions respectives. La morale du récit est qu’on ne peut espérer duper l’esprit de Zeus ; Prométhée, le plus subtil des dieux, s’y est essayé ; de son échec, les hommes doivent payer les frais. Accomplir le rite sacrificiel, c’est donc, en établissant le contact avec la divinité, commémorer l’aventure du Titan et en accepter la leçon. C’est reconnaître qu’à travers le sacrifice et tout ce qui nécessairement l’accompagne : le feu prométhéen, la culture des céréales liée au labeur, la femme et le mariage, les malheurs et la mort, Zeus a situé les hommes à la place qui est désormais la leur, entre les bêtes et les dieux. En sacrifiant, les hommes se soumettent au vouloir de Zeus qui a fait des mortels et des Immortels deux races bien distinctes. La communication avec le divin s’établit au cours d’un cérémonial de fête, un repas, qui rappelle que l’ancienne commensalité est finie : dieux et hommes sont maintenant séparés, ils ne vivent plus ensemble, ne mangent plus aux mêmes tables. On ne saurait à la fois sacrifier suivant le mode prométhéen et prétendre, par quelque rite que ce soit, s’égaler aux dieux. En cherchant à rivaliser de ruse avec Zeus pour donner aux hommes la meilleure part, le Titan a voué ses protégés au triste sort qui est le leur aujourd’hui. Depuis que la fraude prométhéenne a institué le premier repas sacrificiel, tout dans la vie humaine comporte son ombre et son revers : il n’est plus de contact possible avec les dieux qui ne soit aussi, à travers le sacrifice, consécration d’une infranchissable barrière entre l’humain et le divin ; il n’est plus de bonheur sans malheur, de naissance sans mort, d’abondance sans peine, de savoir sans ignorance, d’homme sans femme, de Prométhée sans Épiméthée.

Œdipe Nous connaissons l’histoire d’Œdipe, pour l’essentiel, par la version qu’en donnent les Tragiques, spécialement l’Œdipe-Roi et l’Œdipe à Colone, de Sophocle. Dans ces œuvres, le personnage et la carrière du héros sont présentés dans un éclairage particulier, suivant la perspective qui est propre à la tragédie. C’est à cet Œdipe tragique qu’on se réfère le plus souvent quand on parle du « mythe d’Œdipe ». C’est lui que visent en particulier l’interprétation de Freud et l’appellation, qui en dérive, de « complexe d’Œdipe ». Cependant, la légende remonte plus haut que la tragédie attique du Ve siècle. Homère la connaît déjà : dans l’Odyssée (XI, 271-280), un passage de la Nekuia y fait une brève allusion. La mère d’Œdipe ne porte pas le nom de Jocaste, elle s’appelle Épicaste. Sans savoir qu’il s’agit de son fils, elle épouse Œdipe, qui a tué et dépouillé de ses armes son propre père. Quand les dieux révèlent aux hommes la vérité, Épicaste se pend, laissant sur le trône de Thèbes Œdipe qu’elle maudit et voue à la vengeance des Érinyes maternelles. Dans cette tradition, Œdipe ne se crève pas les yeux, il n’est chassé ni du pouvoir ni de sa ville. Avant d’être coulée dans le moule tragique, la légende œdipienne se rattache à un vaste ensemble mythique, le cycle thébain, centré sur les origines de Thèbes : on y narrait la geste de

Cadmos, sa quête d’Europe, sa victoire sur le dragon, la naissance des Spartes, la fondation de Thèbes, le mariage du héros avec Harmonie, née de l’union illégitime d’Arès et d’Aphrodite, la descendance des deux époux, les premiers rois légendaires de la ville, les conflits de succession. En ce sens, on ne saurait parler, strictement, d’un « mythe d’Œdipe », mais d’une mythologie thébaine dont l’histoire d’Œdipe constituait un chaînon, faisant le thème d’un chant épique dont il ne nous reste rien, l’Œdipodie (Pausanias, IX, 5, 11). Aussi est-il nécessaire de distinguer, lorsqu’il s’agit de ce personnage, deux formes, assez différentes, du travail d’interprétation. La première concerne la lecture des Tragiques, c’est-à-dire d’œuvres uniques et unifiées, avec leur date, leur contexte, leur auteur ; le déchiffrement cherche à y mettre en lumière les divers plans de signification, à montrer comment ils s’articulent en fonction des exigences et des intentions propres au genre dramatique. La seconde, qui opère dans le champ de l’analyse mythologique, exige au départ deux conditions : il faut d’abord prendre en compte toutes les versions, même les plus marginales, pour tenter de dégager, à partir des divergences comme des concordances, l’armature commune qui permet d’ordonner le jeu des variantes ; il faut ensuite replacer l’épisode œdipien dans l’ensemble plus vaste dont il fait partie. En ce qui concerne le personnage de la tragédie, les Anciens déjà voyaient dans l’Œdipe de Sophocle le modèle du héros tragique. Maître de Thèbes, orgueil et salut de la cité, mais aussi rebut de la terre, souillure et malheur de la ville ; tout-puissant turannos qu’on implore, et vil pharmakos qu’on chasse du territoire comme un bouc émissaire ; lucide et aveugle, innocent et cependant coupable, le déchiffreur d’énigmes est pour lui-même cette énigme

qu’il ne peut déchiffrer. Son destin exceptionnel, l’exploit qui lui a donné la victoire sur la Sphinge l’ont placé au-dessus des autres citoyens, au-delà de la condition humaine : pareil et égal à un dieu ; ils l’ont aussi, à travers le parricide et l’inceste qui ont consacré son accès au pouvoir, rejeté en deçà de la vie civilisée, exclu de la communauté des hommes : réduit à rien, égal au néant. Les deux crimes qu’il a commis sans le savoir ni le vouloir l’ont rendu, lui, l’adulte, ferme sur ses deux pieds, semblable à son père, s’aidant de son bâton, vieillard à trois pieds dont il a pris la place au côté de Jocaste, semblable du même coup à ses petits-enfants marchant encore à quatre pattes et dont il est aussi bien le frère que le père. Sa faute inexpiable est de mêler en lui-même les trois générations d’âge qui doivent se suivre sans jamais se confondre ni se chevaucher au sein d’une lignée familiale. Faute de leur distinction nette, de leur succession régulière, il n’est plus de positions stables, de continuités maintenues dans les honneurs et les fonctions, plus d’ordre dans la cité. Œdipe, héros du savoir et de la puissance, est devenu cet être de chaos qu’évoquait la Sphinge quand elle exprimait l’homme en forme d’énigme, le définissant comme celui qui, tout ensemble, marche à deux, à trois et à quatre pieds. En trouvant la bonne réponse, Œdipe entre dans Thèbes pour y prendre la place du roi, il s’introduit dans le lit de Jocaste pour s’y substituer à l’époux ; il se fait ainsi lui-même identique à cette question dont il croyait avoir deviné la réponse. L’analyse des récits mythiques relatifs à Œdipe s’est effectuée dans deux voies. Marie Delcourt a cherché à y repérer un petit nombre de thèmes, se rapportant à des rituels, des institutions archaïques ou à des croyances, et qui se combinent pour donner naissance à une légende de conquête du pouvoir, dramatisant la

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lutte et la victoire du jeune contre le vieux roi . Ainsi, le motif d’Œdipe exposé sur le Cithéron tient au rite d’expulsion, à la naissance, d’êtres maléfiques – mais d’autant plus puissants s’ils survivent – et à des épreuves d’initiation de jeunes. Le combat contre le monstre Sphinge se situe au carrefour de deux croyances : les âmes des morts survivent en formes d’êtres ailés, les cauchemars sont des démons qui oppressent le dormeur. Le meurtre du père dit la victoire du jeune sur le vieux. L’union avec la mère traduit symboliquement la prise de possession d’une terre, la souveraineté sur le sol d’une cité. Tout autre est la lecture de Claude Lévi-Strauss, qui a choisi l’exemple d’Œdipe pour illustrer sa méthode d’analyse structurale 2. L’attention ne se porte plus sur de grands thèmes généraux, elle cherche à déterminer les éléments simples du récit, à cerner chacune des actions qui constituent, dans la trame du texte, une des séquences essentielles de la narration. Le problème est alors de dégager les rapports d’opposition et d’homologie entre ces unités narratives élémentaires, ou mythèmes. A cet effet, elles sont regroupées et disposées en colonnes en fonction de leurs affinités thématiques, indépendamment de leur place dans le récit. Dans le même temps, le champ de l’analyse s’élargit pour englober, en dehors des séquences proprement œdipiennes, l’ensemble mythique plus vaste où ces récits sont insérés, qu’il s’agisse de Cadmos, de Laïos, père d’Œdipe, de Labdacos, son grand-père, ou de ses fils et filles. Les mythèmes se répartissent en quatre groupes liés deux à deux : ceux qui traduisent la surestimation ou la sousestimation des rapports de parenté, ceux qui nient l’autochtonie de l’homme ou qui, au contraire, affirment son enracinement originel dans la Terre-mère, enracinement dont témoignent les malformations du pied (Œdipe = Pied enflé) ou une démarche

claudicante et gauchie (Labdacos = le Boiteux, Laïos = le Gauche). Dans cette perspective, « le mythe d’Œdipe exprimerait l’impossibilité où se trouve une société, qui professe de croire à l’autochtonie de l’homme, de passer à la reconnaissance du fait que chacun de nous est réellement né de l’union d’un homme et d’une femme. La difficulté est insurmontable. Mais le mythe d’Œdipe offre une sorte d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème initial et le problème dérivé qu’on peut approximativement formuler : le même naît-il du même ou de l’autre ? Par ce moyen, une corrélation se dégage : la surévaluation de la parenté de sang est à la sous-évaluation de celle-ci comme l’effort pour échapper à 3 l’autochtonie à l’impossibilité d’y parvenir . » Dans la ligne de cette analyse lévi-straussienne, Clémence Ramnoux a proposé une lecture qui rattache très étroitement les aventures d’Œdipe à la mythologie des origines de Thèbes, dominée par les amours, dans le monde divin, d’Aphrodite (maîtresse des unions) et d’Arès (maître des discords guerriers) 4. L’ensemble des récits graviterait autour du problème des dangers d’une disjonction et d’une conjonction excessives, d’une part entre « proches », réunis comme le sont parents et alliés, d’autre part entre « lointains », séparés comme le sont les dieux et les hommes. Partant, lui aussi, de Lévi-Strauss, l’anthropologue Terence S. 5 Turner a repris l’examen du dossier . Son étude constitue aujourd’hui la tentative la plus éclairante pour appliquer aux diverses versions relatives à la lignée Labdacos, Laïos, Œdipe, les règles de l’analyse mythologique. L’ensemble du champ s’organise autour de deux axes, dont le premier répond aux relations, normales ou gauchies, entre parents et non-parents, le second aux rapports, corrects ou déviés, entre les générations successives à l’intérieur d’une même lignée. Cette lecture rend compte d’une série de

déviances et de détournements : dans la transmission du pouvoir, qui ne se fait pas droitement, le trône étant usurpé, dans le cas de Labdacos comme de Laïos, par des non-parents ; dans les rapports sexuels (Laïos a des relations gauchies à la fois avec le jeune Chrysippe, auquel il fait violence, et avec son épouse, dont il ne veut pas d’enfant) ; dans les rapports de parents à enfants : dès son plus jeune âge, Laïos est « sans père », par la mort précoce de Labdacos ; il se trouve, à la façon d’Œdipe, dévié de sa lignée, comme écarté du trône et banni de sa cité. Ces divers gauchissements illustrent l’importance du problème sous-jacent à l’ensemble des récits. Dans quelles conditions est-il possible qu’à chaque génération nouvelle les fils cheminent droitement pour accéder sans violence à la position des pères, de telle sorte qu’ils occupent exactement leur place sans les en déloger ni s’identifier avec eux ? Ou encore : comment l’ordre, dans ses divers aspects, peut-il se transmettre tout en demeurant le même et permanent ? Ce serait donc en termes de communication, dans toute l’étendue du champ social – tantôt directe et droite, tantôt déviée et boiteuse par excès d’ouverture ou par blocage des canaux – qu’il faudrait lire la mythologie œdipienne.

1. M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris et Liège, 1944 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’université de Liège, fasc. CIV). 2. Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale I, Paris, 1958, p. 227-255. 3. Ibid., p. 239. 4. Cl. Ramnoux, « Pourquoi des présocratiques philosophique de Louvain, 66, 1968, p. 397-419.

?

»,

Revue

5. T.S. Turner, « Œdipus : Time and Structure in Narrative Form », Forms of Symbolic Action, Proceedings of 1969 Annual Spring

Meeting of the American Ethnological Society, Seattle et Londres, 1969, p. 26-68.

Le châtiment des Danaïdes Dans Mythologie et Psychanalyse. Le châtiment des Danaïdes (Ottawa, 1969), Henri-Paul Jacques veut étudier la légende des Danaïdes à la lumière des conceptions psychanalytiques. Sa double formation, de psychologue et d’helléniste, l’a mieux armé, pour cette tâche, que beaucoup des adeptes du freudisme. Appliquée à la mythologie grecque, la psychologie des profondeurs a pris parfois d’étranges libertés avec la matière légendaire et proposé des interprétations aberrantes, faute de connaître le contexte mental et social en dehors duquel les récits sont difficilement intelligibles. H.P. Jacques est trop informé pour risquer de telles bévues. On lui ferait plutôt le reproche de ne s’être pas montré assez audacieux et de n’avoir, pour l’essentiel, retenu dans la légende des Danaïdes que le thème du châtiment ou, plus précisément, d’avoir centré sa recherche sur un seul problème : le rapport entre le crime des épouses meurtrières de leur mari la nuit même de leurs noces et la nature de l’expiation qui leur est réservée dans l’au-delà. L’auteur estime que, si les exégèses traditionnelles n’ont pu expliquer que des éléments isolés du mythe, son interprétation a le mérite d’en présenter une vue cohérente et unifiée. Il nous semble cependant que le cycle de légendes tant de Danaos que de ses filles constitue, dans ses multiples dimensions, un ensemble complexe dont tous les

éléments devraient être envisagés dans leurs relations réciproques, et qui exigerait lui-même une confrontation avec des légendes en apparence très différentes : en ce qui concerne par exemple les comportements féminins, la légende des Lemniennes ; en ce qui concerne l’infertilité du territoire d’Argos par excès de sécheresse (absence d’eau vivifiante), la légende symétrique et opposée de l’Attique rendue infertile par inondation (excès d’eau inféconde) ; dans le cas d’Argos comme dans celui d’Athènes, l’infertilité temporaire du territoire traduit la colère du dieu masculin Poséidon, frustré de son pouvoir sur le sol par une déesse féminine, soit Athéna, déesse parthenos, soit Héra, déesse du mariage. Ces ensembles mythiques engagent toute une série de grandes questions : rapports et anta-gonismes entre sexes, statut de la jeune fille et de la femme mariée, institution du mariage, dans son aspect « civilisé », reposant sur l’accord mutuel, c’est-à-dire excluant aussi bien l’appropriation d’une fille par la violence brutale du mâle qu’une promiscuité sexuelle généralisée, relations enfin du mariage humain, ainsi réglementé, avec la fécondité de la nature, l’union du ciel et de la terre, l’approvisionnement des sources souterraines par les eaux célestes. De cet ensemble, l’auteur ne nous paraît avoir considéré qu’une partie. Il a bien vu que la faute des Danaïdes correspond à un refus de leur statut féminin. Ce refus est interprété, de façon peut-être trop étroitement psychologisante, comme une crainte de la maternité, une frigidité sexuelle doublée d’agressivité à l’égard du mâle. La décapitation des cadavres des époux traduirait alors un simple désir de castration chez les jeunes femmes. Pourtant le mythe ne parle pas seulement de décapi-tation ; il insiste sur le fait que les corps et les têtes des époux sont ensevelis à part : suivant les versions, les têtes (ou les corps) sont jetées dans l’étang de Lerne, réservoir

d’eau venue du monde souterrain ; les corps (ou les têtes) enterrés au contraire devant la ville, voire au pied même de l’Acropole (on sait qu’à Argos, sous le sanctuaire du Céphise, est censé couler, invisible et souterrain, le seul fleuve d’Argolide qu’ait épargné la colère de Poséidon). A cette séparation de la tête et des corps s’oppose la réunion en un même tombeau des deux cadavres d’Hyper-mnestre et de Lyncée. L’auteur ne dit rien non plus d’un épisode mythique et cultuel important : la fête argienne des feux célébrée chaque année en commémoration des deux feux allumés à distance sur deux hauteurs par Hypermnestre et son époux. Si Hypermnestre, contrairement à ses sœurs, refuse de tuer son mari, comme le lui demande Danaos, c’est sans doute qu’elle se veut mère non moins que fille soumise à l’autorité paternelle (version d’Eschyle) ; c’est aussi que Lyncée a respecté sa vir-ginité au cours de la nuit de noces (version d’Apollodore). H.-P. Jacques a bien vu que ces deux explications ne se contredisent pas, comme on l’a parfois prétendu, mais plutôt se renforcent. Non, comme il le croit, parce que « le contrôle temporaire des élans sexuels chez le nouvel époux » lui assure l’affection d’une vierge trop craintive ; mais parce que le « respect » de Lyncée, s’opposant à la contrainte brutale des autres Égyptiades, fonde et justifie un mariage qui doit reposer sur la Persuasion, Peithô, non sur la Violence, Bia. L’épisode d’Amymonè (également laissé de côté) a le même sens. Amymonè est agressée par un Satyre qui veut lui faire violence ; elle cède au contraire volontiers à Poséidon qui l’a délivrée de la brute ; son nom est associé à une source de Lerne, dont le dieu lui a révélé le secret, source dont les eaux ne tarissent pas. Quel est alors, dans la perspective de l’auteur, le sens du châtiment dans son rapport à la faute commise ? Pour lui, les Danaïdes sont punies par où elles ont péché. Elles ont péché contre

la sexualité par excès de frigidité. La loi du talion qui leur est appliquée dans l’Hadès opère un renversement de la situation originelle ; elles sont condamnées à une copulation éternellement recommencée. La frigidité se serait faite en quelque sorte, chez elles, nymphomanie. L’hydrophorie, sous la forme que l’auteur estime première et authentique, consiste en effet à verser indéfiniment de l’eau d’un récipient (eau spermatique) dans un pithos percé (récipient sexuel féminin). L’hydrophorie aurait donc valeur symbolique de coït indéfiniment renouvelé. L’auteur (masculin) du mythe aurait ainsi pris sa revanche sur la castration opérée par les Danaïdes. Il existe cependant une variante, que H.-P. Jacques considère comme secondaire et surajoutée : les Danaïdes puisent l’eau dans un crible ou avec une cruche percée. L’épisode ne s’expliquerait plus alors en fonction du désir du mythopoète masculin, mais du désir des Danaïdes comme personnages féminins : le crible, en laissant filer l’eau, rend impossible l’acte d’hydrophorie, c’est-à-dire l’éjaculation symbolique dans le pithos. Il s’agirait donc d’une simple redondance par rapport à l’épisode de la castration. Cette version « secondaire » nous semble au contraire d’autant plus significative que le transport de l’eau dans un crible se présente dans d’autres contextes, justement notés par l’auteur, comme une ordalie de virginité. S’il est bien vrai que le pithos, conformément à un symbolisme dont H.-P. Jacques cite de nombreux exemples, peut avoir valeur d’image féminine, si la « cruche cassée » peut signifier la défloration, l’interprétation du châtiment qui nous est proposée nous paraît trop étroite et unilatérale. Elle néglige certains plans de signification que d’autres travaux ont explorés : rapports avec l’institution du mariage, rites de pluie, analogies avec le châtiment des non-initiés qui sont eux-

mêmes, en tant qu’amuētoi, des non-clos, incapables de « retenir » ce qui est en eux.

Légendes du matricide Dès l’introduction d’Oreste et Alcméon (1959), Marie Delcourt trace le cadre dans lequel elle entend situer les légendes grecques de matricide. La Grèce présente de nombreux mythes de meurtre du père ; ils renvoient à des faits rituels bien connus : sacrifice du roi devenu vieux, succession royale par meurtre. Au contraire, le thème du matricide est rare ; il n’a pas de répondant rituel. Dans le cas d’Oreste tuant Clytemnestre, on a pu faire le rapprochement avec Hamlet et voir dans ce matricide un pur développement littéraire en marge du thème rituel de la rivalité entre le vieux et le jeune roi. Mais l’histoire du matricide d’Alcméon s’inscrit en faux contre cette assimilation : elle ne comporte aucun aspect successoral. Faute d’intermédiaire rituel, l’interprétation doit donc se fonder directement sur la psyché humaine. A cet égard, Bachofen a pressenti le premier, sinon la solution, du moins la nature du problème. Il a bien vu que les légendes de matricide traduisent une oppo-sition entre les sexes. Mais il a interprété historiquement ce conflit – comme si à un matriarcat primitif s’était ensuite substitué un droit masculin. Or l’opposition est moins sociale et institutionnelle que psychologique : la lutte du fils contre sa mère marque, en chacun de nous, un stade que la personnalité doit franchir dans son effort pour émerger à la clarté et à la conscience. Cependant, une question subsiste : s’il en

est ainsi, pourquoi le fils vainqueur de la mère apparaît-il, non en héros triomphant, mais comme un malheureux égaré par la folie ? C’est dans le champ de cette problématique préalablement définie que M. Delcourt analyse dans le détail les multiples versions des légendes d’Oreste et d’Alcméon. Son propos est de mieux cerner, dans ce qu’il comporte de spécifique, le thème du matricide, d’en dessiner les traits essentiels, de dégager le complexe de motivations et de pulsions psychologiques qui s’y projettent. D’Homère à Eschyle, la légende d’Oreste, en mettant progressivement l’accent sur le meurtre de la mère, se charge de valeurs nouvelles. Chez Homère, la mort de Clytemnestre est éludée ; on ne sait trop qui en est responsable. Dès avant Eschyle, apparaît le thème d’une hostilité de la mère à l’égard du fils : elle le menace, soit pendant son enfance, soit au moment du meurtre d’Égisthe. L’épouse coupable prend ainsi visage de mère terrible. Avec Eschyle, le meurtre maternel, au centre même du drame, devient un problème moral. Oreste a « voulu » tuer sa mère pour obéir à l’impérieux devoir, rappelé par Apollon, de vengeance due à son père. Censuré chez Homère, le matricide ne s’affirme en pleine lumière chez Eschyle que pour s’abriter derrière l’ordre supérieur de l’oracle. Et cependant, même justifié, Oreste n’apparaît pas libéré à l’égard de son crime : il sombre dans la folie. L’histoire d’Alcméon est à certains égards plus riche, plus éclairante. On y discerne, diversement combinés, plusieurs thèmes. Le personnage d’Amphiaraos, qui ordonne à son fils de tuer sa mère pour le venger, relève, dans deux épisodes essentiels de sa carrière, d’un symbolisme assez transparent : il se cache au fond d’une maison, à la merci de son épouse ; il meurt englouti dans le sein de la terre qui s’ouvre pour le recevoir. Ériphyle, sorte de femme fatale, est présentée comme une « dompteuse d’hommes ». Attachée à

son frère, à ceux de sa race, elle est hostile à son mari et à son fils, en qui se prolonge la lignée du mari. Le récit de sa malignité rejoint le thème du cadeau corrupteur, du don maléfique, dont Louis Gernet a bien montré la signification : dans les formes archaïques du don, l’objet reçu possède une force contraignante à laquelle il n’est pas possible d’échapper. Il crée, entre individus ou entre groupes étrangers, un lien d’obligation analogue à celui que réalise l’échange de femmes. Alcméon agit lui aussi sous la contrainte, mais d’une autre sorte. Il ne peut se soustraire à l’obligation de vengeance que revendique son père par-delà la tombe et qui, le jetant contre sa mère, lui fait commettre, au nom des liens du sang, un crime contre ce qui symbolise au plus haut point la consanguinité : le sein maternel. Tous les témoignages convergent pour nous montrer que, vivant ce conflit, Alcméon apparaît aux yeux des Grecs comme le type même du malheureux possédé par la démence. Son roman se prolonge par le récit d’un double mariage qui doit lui procurer purification et expiation, par une sorte de retour aux sources de la vie, de seconde naissance qui l’arrache au passé et lui procure un statut social et personnel nouveau. L’histoire s’achève par la renonciation définitive des hommes au collier fatal dont la circulation, par le tissu d’obligations réciproques qu’elle a provoquées, est cause de tout le mal. Déposé à Delphes, c’est-à-dire rendu à ce monde de l’au-delà d’où il est venu, le talisman perd son pouvoir néfaste. Dans d’autres légendes grecques, une censure semble avoir joué. Le matricide s’y produit sous forme symbolique, de façon indirecte, ou par substitution. Dans l’histoire de Ion et de Creüse, mère terrible qui se venge sur son fils de sa condition de femme frustrée par son père, par sa mère, par son amant, le matricide est évité de justesse au dernier moment.

Comment interpréter cet ensemble ? M. Delcourt voit dans la légende d’Amphiaraos l’aventure de l’homme qui veut se libérer du sein maternel. Par là s’expliquerait la substitution, dans la vengeance, du fils au père. Mais la blessure qu’Alcméon inflige à sa mère est chargée d’une valeur sexuelle. Entre le matricide et l’inceste, il y aurait ainsi une contiguïté qui se marquerait également dans le cas d’Oreste. A Clytemnestre, épouse rejetée, femme virile, répond comme son double le personnage d’Électre, qui rejette elle aussi la condition féminine, qui domine son frère et dont le mariage avec Pylade, double d’Oreste, fait figure d’inceste censuré. Chez Oreste, la haine de la mère, élargie aux dimensions d’une misogynie sadique, devient comme chez Alcméon démence. Cette constance du thème de la folie dans le matricide nous interdit de voir en Alcméon et en Oreste les homologues grecs de Marduk, héros masculin qui triomphe de la mère primordiale Tiamat. On ne saurait donc avec Jung interpréter le matricide comme la simple libération des forces inconscientes. M. Delcourt le traiterait plutôt comme la projection légendaire d’une névrose à base d’hostilité entre mère et fils ; l’inceste s’y trouverait, par une confusion de l’instinct de mort et de l’instinct de vie, lié au matricide. L’auteur doit cependant noter que, contrairement à la légende œdipienne, le thème sexuel n’apparaît jamais ouvertement chez Alcméon ou chez Oreste. L’interprétation ne semble donc pas recouvrir les faits avec une exactitude entière. On voit mal en particulier comment s’insère dans ce schéma le thème du don maléfique qui est au cœur de la légende d’Alcméon. Les mythes de matricide mettent en jeu, très certainement, l’opposition des sexes. Mais cette opposition s’incarne toujours dans des institutions familiales, dans des conduites sociales définies. A la considérer comme un archétype intemporel inscrit dans les profondeurs de l’âme humaine, ne risque-t-on pas de

laisser échapper tout le concret social, dont se nourrit le mythe, et qui est aussi le concret psychologique ? Système de parenté, règles de mariage et de filiation, complémentarité de groupes familiaux qui s’opposent dans la guerre, mais s’unissent par le don et l’échange des femmes, ce sont ces comportements institutionnalisés, dans leurs tensions et leurs conflits, qui définissent les fonctions de la femme dans une humanité donnée, les valeurs qu’elle incarne, son statut social et psychologique, avec les problèmes qui en découlent. On notera, à cet égard, que la femme représente dans la famille, pour les Grecs, deux orientations contraires : d’une part, elle symbolise les liens du sang qui imposent des obligations – comme la vengeance des parents – et des interdits – comme ceux de l’inceste et du meurtre intrafamilial. Mais elle symbolise aussi, non plus la continuité d’une même lignée, mais la circulation et l’échange entre lignées différentes : appartenant à une famille autre que celle de son mari, elle s’y intègre par un rite de mariage qui institue un lien analogue à celui que créent le don, l’engagement, le serment. Le mythe nous semble donc moins traduire l’opposition du masculin et du féminin en général que styliser et dramatiser les conflits que recèlent des structures sociales définies : l’épouse est liée à son mari par un lien du type contrat opposé au lien du sang ; comme mère, elle est liée à son fils par le sang et, sur le plan de la sensibilité religieuse, c’est ce lien mère-fils qui est valorisé ; cependant, du point de vue de la pensée sociale, c’est le père et non la mère qui, par le sang, se continue dans le fils, puisque le fils appartient à la famille du père ; enfin la femme est liée à ses frères par des liens de consanguinité tout en appartenant socialement et religieusement à la famille de son mari. De façon générale, dans les mythes grecs, cette situation de la femme est envisagée et exposée,

non du point de vue de la femme, mais du point de vue de l’homme, c’est-à-dire dans la perspective du fils. Dans les deux derniers chapitres de son livre, très suggestifs, M. Delcourt montre de façon convaincante que la purification d’Oreste par le sang d’un porcelet a la signification d’une nouvelle naissance. Elle marque aussi la nature véritable et les limites des rapports de Delphes et d’Oreste.

Péril et vertu du souillé La souillure, contrairement à l’opinion la plus répandue, n’est pas l’expression d’une crainte ; elle ne relève pas fondamentalement de la peur ; elle a rapport à l’ordre. L’impureté, la saleté sont des notions toutes relatives. Les choses ne sont jamais sales en ellesmêmes ; elles le deviennent dans la mesure où, dans le cadre d’une organisation sociale et intellectuelle définie, elles occupent une place qui contredit le système de classification propre à une culture. Est sale ce qui ne peut être pensé que sous la forme de l’anomalie, ce dont le statut apparaît ambigu, marginal, et qui met en cause, faute de pouvoir y être intégré, l’ordre dont le groupe social est solidaire et dont il veut assurer la perpétuation. Toute recherche sur la saleté implique donc une réflexion sur les rapports de l’ordre et du désordre, de la forme à l’absence de forme, de la vie à la mort. Les civilisations qui ont fortement élaboré les notions d’impur et de sale, qui leur ont conféré dans leur système religieux une grande place, ont mis en jeu, à l’arrière-plan, ces thèmes profonds. Aussi l’analyse des règles de pureté constitue-t-elle une des voies d’accès privilégiées à l’étude comparée des religions. Si le sale est pour l’essentiel une offense contre l’ordre, on ne saurait admettre le point de vue des anthropologues qui voient dans la confusion du sacré et du souillé, du pur et du malpropre, un des

traits caractéristiques de la pensée primitive. Il faut partir au contraire de leur distinction nette pour poser correctement le problème des valeurs positives que peuvent dans certains cas acquérir des objets ou des êtres qui relèvent pourtant de la catégorie du sale ou de l’impur. Pour illustrer cette orientation de recherche, Mary Douglas développe l’exposé de son livre, De la souillure (1971), sur plusieurs plans. C’est d’abord une analyse structurale des interdits alimentaires du Lévitique et du Deutéronome. Quel est le principe qui préside à la distinction entre animaux purs, comestibles, et animaux impurs, qu’il serait abominable de consommer ? Les préceptes sont précédés de l’injonction « soyez saints ». En quoi consiste cette sainteté que l’on doit atteindre par une alimentation correcte ? C’est pour chaque chose ou être un état d’intégralité qui suppose une entière séparation d’avec ce qui n’est pas soi. La sainteté est liée à un ordre qui exclut toute confusion, où chaque réalité est, à sa juste place, exactement conforme à sa nature propre. L’abominable, dans le domaine des espèces animales, ce sont les hybrides, les mélanges. Pour un peuple de pasteurs comme les Hébreux, la viande est par excellence celle du bétail, formé de ruminants ongulés à pieds fourchus. On ne mangera, à la chasse, que les animaux qui entrent dans le même ordre de classification : antilopes, chèvres et moutons sauvages. Le lièvre sera exclu comme impur : c’est un ruminant, mais sans pieds fourchus ; de même, le porc et le chameau : ils ont le pied fourchu, mais ils ne ruminent pas. Par un trait ou par un autre, ces bêtes restent en marge du classement modèle conforme à l’ordre de la création. Tout animal non équipé pour le mode de locomotion qui lui est imparti par son élément naturel – avoir des ailes et deux pattes si l’on vit dans l’air, des écailles et des nageoires si l’on se déplace dans l’eau,

quatre pattes pour sauter ou marcher sur la terre – apparaîtra contraire à la sainteté, c’est-à-dire finalement à une séparation conforme à l’ordre. Second volet : les dangers du désordre qui risque de détruire les agencements existants, mais qui, par les potentialités qu’il recèle, possède aussi certains pouvoirs dont les rites peuvent tirer parti. L’auteur esquisse un tableau général des corrélations qu’on pourrait établir entre structures d’un système social, formes plus ou moins explicites d’autorité, types de pouvoirs spirituels plus ou moins contrôlés. La sorcellerie se définirait comme la manifestation d’un pouvoir psychique antisocial émanant de personnes qui se situent dans les secteurs relativement non contrôlés de la société, dans ses interstices. Les pouvoirs qu’on leur attribue symboliseraient leur statut ambigu et mal articulé. Ces pouvoirs informels propres aux marginaux s’opposeraient aux pouvoirs formels exercés au nom et pour le compte de la structure sociale par ceux qui la représentent officiellement. La pollution pourrait être considérée comme un troisième type de pouvoir, inhérent à la structure sociale elle-même, et qui viendrait sanctionner toute infraction aux règles de conjonction ou de séparation des formes. Dans un chapitre intitulé : « Frontières extérieures », M. Douglas pose la question de savoir d’où vient le rôle des excréments, de la saleté corporelle dans certains rites maléfiques. Pourquoi attribuer des pouvoirs dangereux aux parties « marginales » du corps humain ? Faut-il accepter les explications des psychanalystes qui y voient le reflet des fantaisies de la sexualité infantile, comme si l’homme archaïque conservait « toute sa vie le corps magique du nourrisson » ? L’auteur montre, en s’appuyant sur le système des castes en Inde, avec sa hantise de la pollution, que le corps humain assume des valeurs symboliques, qu’il est un mode d’expression

servant à représenter le corps social dans son ensemble, avec ses frontières externes et internes, les dangers qui le menacent du dehors et du dedans. Si la saleté joue un rôle positif dans certaines conditions, c’est que l’absence de forme possède un pouvoir créateur. La saleté, la folie, la mort, bref, tout ce qui est, par rapport à un système, le négatif et l’autre doit être en quelque façon affronté et intégré à cela même qui l’exclut.

Maîtres de vérité Les maîtres de vérité, dont traite Marcel Detienne dans un livre (Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 1967) où la richesse et la rigueur de l’érudition soutiennent à chaque pas une démarche intellectuelle neuve et hardie, ce sont trois types de personnages que leurs fonctions qualifient, dans le contexte social et culturel de la Grèce archaïque, comme détenteurs d’un privilège inséparable de leur rôle institutionnel. Ces trois personnages sont l’aède, le devin, le roi de justice ; leur commun privilège est de dispenser la « Vérité ». Du moins traduisons-nous ainsi le mot grec alētheia, dont les valeurs, dans la pensée religieuse ancienne, ne débordent pas moins le cadre de notre concept du vrai que ne le fait par exemple le Rta des Indo-Iraniens : cette « vérité » qui n’est séparable ni de l’ordre rituel, ni de la prière, ni du droit, ni de la puissance cosmique assurant le retour régulier des aurores. La recherche de l’auteur comporte des dimensions et des orientations multiples. Au départ, elle se présente comme une enquête sur le statut de la parole chez le poète, le devin, le roi. Les deux premiers personnages se montrent capables, grâce à la puissance religieuse de Mnémosunè (Mémoire), d’avoir directement accès à l’au-delà, de percevoir l’invisible et de formuler « ce qui a été, ce qui est, ce qui sera ». Ce savoir inspiré permet au poète de

célébrer, en un éloge respectueux de la justice, les exploits qui en sont dignes et qui, sans cette parole chantée, demeureraient pour toujours cachés dans le silence, dans la nuit, ou même s’anéantiraient dans une parole de blâme ; l’aède confère ainsi aux actions humaines l’éclat, la force vitale, la continuité d’être. La parole royale possède des vertus analogues. S’appuyant sur des procédures ordaliques, le « dit » du roi a une valeur oraculaire ; il tranche sans appel les litiges, redressant ce qui était abaissé ; en formulant exactement la parole de justice, il réalise dans les faits l’équité, conférant à chacun la part qui lui revient. Mais cette enquête, sociale et psychologique, se présente aussi bien comme l’étude d’un champ sémantique, celui qui s’organise autour du mot alētheia, comme un dénominateur de la parole chez nos trois personnages ; et c’est encore une analyse de la pensée mythique, puisque, au centre du vocabulaire concerné, Alētheia se définit comme une Puissance, solidaire de tout un système d’entités religieuses qui lui sont à la fois associées et opposées. Proche de Dikē (Justice), Alētheia s’articule à Mémoire, Parole chantée (Mousa), Lumière, Louange ; elle s’oppose à Oubli (Lēthē), Silence, Obscurité, Blâme. Dans cette configuration de Puissances, Alētheia ne se réfère pas, à la façon d’un savoir, à un objet auquel elle devrait se conformer, qui lui serait antérieur et lui demeurerait comme étranger ; elle ne suppose pas non plus une argumentation ; elle n’est encore ni rhétorique, ni démonstrative, ni bien entendu expérimentale. C’est une vérité assertorique qui s’enracine d’emblée dans le réel au sens le plus fort, au sens religieux du terme, parce que la parole de vérité est elle-même, en tant que puissance efficace, créatrice d’être. La formulation du vrai engage une instauration ou une restauration de l’ordre. En tant que prononcée par des personnages qui ont pouvoir et fonction de dire le vrai, la

parole droite est un aspect ou un moment dans le jeu des forces qui composent et ordonnent le monde humain. Le problème, dans un système de pensée comme celui-là, est de comprendre la place de l’erreur, de l’illusion, de la parole vaine ou torse, de la formule inefficace. Si la parole et l’être d’une certaine façon coïncident, si le dit de vérité est créateur de cela même qu’il énonce, par où peut s’insinuer entre les mots et les choses cette distance qui permet au langage de dire aussi bien le faux que le vrai, d’être une puissance d’illusion et de tromperie en même temps que de révélation et d’accomplissement ? C’est sur ce point que se noue, pour l’essentiel, la recherche de Marcel Detienne. Dans un chapitre central, l’auteur montre que cette pensée mythique obéit à une logique qui lui est propre et qu’on peut appeler une logique de l’ambiguïté. Lēthē et Alētheia, au lieu de s’exclure, constituent les deux pôles complémentaires d’une seule et même puissance religieuse. Entre l’une et l’autre s’établissent des réseaux complexes de relation à renversement, des mouvements de bascule, des zones de passage et de pénétration réciproques. Alētheia peut glisser vers Lēthē, parce que la « négativité » – ce que les philosophes appelleront le non-être – n’est pas isolée ni exclue de l’être. Comme le dit l’auteur, la négativité « ourle la vérité, elle en est l’ombre inséparable. Les deux puissances ne sont donc pas antithétiques, contradictoires ; elles tendent l’une vers l’autre ; le positif tend vers le négatif qui d’une certaine façon le nie, mais sans lequel il ne se soutient pas ». C’est Mémoire qui a pouvoir de dispenser l’Oubli. Ce sont les mêmes Muses, inspiratrices du poète ou du devin, qui savent à la fois « dire des vérités et des choses trompeuses semblables à des réalités ». Parce qu’il détient la puissance ambiguë de Peithō (Persuasion), sans laquelle sa parole resterait inefficace, le maître de vérité est aussi bien un maître de

tromperie. Ce n’est donc pas tant le faux, au sens que nous donnons à ce terme, qui s’oppose au vrai, mais plutôt le mensonge, la feinte (dolos), la tromperie (apatē) qui lui sont associés suivant une dialectique de complémentarité antagoniste. Pour mentir, il faut aussi et d’abord savoir la vérité ; pour tromper, il faut être plus savant que qui l’on trompe. Au tournant de ce chapitre décisif pour sa recherche, le travail de M. Detienne s’oriente dans une direction nouvelle. Il s’agit de savoir comment une logique de la non-contradiction est venue se substituer en Grèce à la logique de l’ambigu propre au mythe, comment le personnage du philosophe s’est constitué en continuité et tout à la fois en rupture avec la tradition des maîtres de vérité, comment à la parole magico-religieuse, douée d’efficace, ancrée dans le réel, a succédé un autre type de parole, de caractère profane, engagée dans le dialogue et l’argumen-tation contradictoire, visant non plus à s’insérer dans l’être mais à agir sur l’esprit d’autrui. Du plan de l’analyse sémantique et mythique, l’enquête se déplace ainsi au niveau d’une étude de sociologie historique. L’auteur montre que le processus de laïcisation de la parole s’est entamé au sein d’un groupe particulier, celui des guerriers, dans le cadre d’une institution bien définie, l’assemblée militaire, avec l’isēgoria, le droit égal à la parole reconnu à tous les aristoi, dans la discussion des affaires communes. En élargissant ce droit, grâce à la réforme hoplitique, à tous les citoyens-soldats, la cité donnera à la parole-dialogue son véritable statut. C’est à ce moment que se poseront quelques-uns des problèmes propres au langage : d’une part quel est son mode d’action sur autrui, en quoi consistent le pouvoir et les techniques de persuasion ? D’autre part quel est son rapport avec l’être, sur quoi se fonde la vérité du langage ? On peut dire en gros que le premier type de problème sera pris en charge par

la rhétorique et la sophistique, le second par la philosophie. Mais, e dès le VI siècle, un poète comme Simonide de Céos avait préparé la version qui, démonétisant les anciennes valeurs mythiques d’Alētheia, allait trancher les liens reliant la parole poétique à la « Vérité » pour en faire un simple outil de persuasion, une imitation illusoire du réel, un beau mensonge, un moyen de tromper agréablement le public. Avec Simonide, le personnage du poète se détache de celui du devin inspiré pour se rapprocher de l’homme de métier, du peintre dont l’habileté consiste à fabriquer des fauxsemblants. Simonide compose des poèmes pour de l’argent, il affirme que la poésie est une « peinture qui parle » ; en même temps, il conçoit la mémoire non plus comme une Puissance source de vérité révélée, mais comme un procédé mnémotechnique ; il célèbre enfin la supériorité de la doxa, de l’opinion, soumise à toutes les pressions qu’exerce sur elle la peithô, c’est-à-dire la persuasion du discours habile, sur l’alētheia. On sait la fortune que rencontrera dans le courant rhétorique cette valo-risation de la doxa. Chez les sophistes l’alētheia disparaît de la problématique du langage ; la parole s’exerce au niveau de l’opinion, d’une opinion qui est nécessairement ambiguë, à la fois et au même moment alēthēs et pseudēs, vraie et fausse, puisqu’elle porte sur les affaires humaines, toujours mobiles et changeantes. Outil politique engagé dans une actualité ondoyante et contrastée, le langage ne peut être rien d’autre qu’un pur instrument de persuasion sur autrui. Dans la mesure où il est efficace, il relève de l’apatē, d’un art de séduction et de tromperie. L’alētheia s’est effacé de l’horizon intellectuel de la cité tel que le dessinent les débats de la vie politique. Mais Alētheia devait connaître en Grèce sa revanche dans d’autres milieux. C’est elle qui triomphe chez ceux qui prennent la relève des anciens maîtres de vérité : les hommes divins, les Sages

des sectes philosophico-religieuses. Pour eux, l’apatē, la peithô, la doxa représentent bien, comme pour les sophistes, le domaine de l’ambigu, mais précisément l’Alētheia se définit désormais comme un absolu, tout entier du côté de l’être, toujours identique à soi, et qui exclut radicalement l’ambigu. Entre Alētheia et Lēthē, le fossé s’est creusé. Ils ne forment plus un couple de puissances opposées et complémentaires. La Vérité ne se colore plus de Tromperie. Dans un monde maintenant dichotomique, le véridique rejette loin de lui le trompeur. La logique de l’ambigu n’est plus qu’une logique du probable, du vraisemblable, limité au domaine de la pratique : elle régit un savoir inexact, appliqué à ce qui est par nature inexact, le monde soumis au devenir. Liée au contraire à l’Être immuable, Alētheia, chez Parménide, vient se confondre avec l’exigence même de non-contradiction. On sait combien cette orientation marquera le développement de la pensée occidentale.

Le mythe au réfléchi Le temps de la réflexion, pour le mythologue d’aujourd’hui, qu’est-ce que cela veut dire ? En l’espace d’un demi-siècle, l’analyse des mythes a fait des progrès si rapides qu’une nouvelle discipline scientifique semble avoir émergé à la lumière. De vastes ensembles légendaires, dans les domaines indo-européen, amérindien, hellénique, proche-oriental, africain, asiatique, ont été interprétés de façon neuve, précise, systématique. Encore n’est-ce pas là, sans doute, l’essentiel. Le fait décisif, c’est qu’en dépit de certaines divergences, de personnes ou d’écoles, un consensus s’est établi, après les travaux exemplaires de Georges Dumézil et de Claude Lévi-Strauss, sur l’orientation générale des procédures de déchiffrement et sur les règles auxquelles doit satisfaire, pour être pertinente, une lecture des mythes. Ceux-ci invitent à nous interroger : ce temps de la réflexion – ce regard jeté en arrière sur le chemin parcouru – ne marque-t-il pas, pour le mythologue, le moment où, croyant comme Orphée avoir enfin tiré des ténèbres son Eurydice, impatient de la contempler à la pleine clarté du jour, il se retourne pour la voir sous ses yeux s’effacer et disparaître à jamais ? Certes, ceux qui aujourd’hui, dans le sillage des grands fondateurs, ont pris la relève dans la tâche de comprendre les

mythes ne mettent pas fondamentalement en cause les méthodes d’interprétation de leurs devanciers, ni même les assises théoriques de leur entreprise. Leur interrogation ne vise pas directement la nouvelle discipline telle qu’elle s’est constituée dans ses démarches essentielles. Elle porte sur son objet. C’est lui désormais qui fait problème. A travers les progrès mêmes des techniques d’enquête, ceux qu’on peut appeler les artisans du travail de déchiffrement sont conduits à poser la question : le mythe, qu’est-ce que c’est ? Y a-t-il une réalité humaine, bien délimitée, qui réponde à cette notion ? En bref, ils se demandent comment définir l’objet de leur recherche, où le situer, quel statut scientifique lui reconnaître. A ces problèmes, certains sont tentés tout bonnement de répondre : un mythe, ça n’existe pas. Le mythe est un concept que les anthropologues ont emprunté, comme s’il allait de soi, à la tradition intellectuelle de l’Occident ; sa portée n’est pas universelle ; il n’a pas de signification univoque ; il ne correspond à aucune réalité spécifique. Au sens strict, le mot mythe ne désigne rien. Cette mise en question – pour ne pas dire cet effacement – de l’objet même d’une discipline, dans le moment où, par sa rigueur et sa cohérence, elle assurait sa scientificité, s’est produite au point de rencontre de deux itinéraires. D’abord, une enquête historique sur les conditions d’émergence de mûthos dans la civilisation grecque, sur la façon dont ce terme a pu, dans un contexte particulier, prendre en charge cet ensemble de valeurs qui définissent pour nous encore son champ sémantique. Ensuite, la confrontation sur le terrain, dans le travail des ethnologues, de cette catégorie venue tout droit de la Grèce avec les réalités culturelles des peuples lointains. L’une et l’autre voie, par des cheminements différents, ont conduit à des conclusions analogues. Il n’existe pas un genre narratif particulier, de caractère religieux, mettant en scène des puissances sacrées et

suscitant chez les membres du groupe une adhésion d’autant plus forte, une croyance d’autant plus obligatoire que, dans son déroulement, le récit a pour fonction d’apporter une réponse à des problèmes fondamentaux, comme le statut des dieux, l’existence de la mort, la condition des hommes, les formes de la vie sociale. Au terme de sa réflexion, Pierre Smith peut affirmer qu’aux yeux de l’ethnologue africaniste cette conception usuelle du mythe fait ellemême figure de mythe : le mythe qu’à travers sa lecture de la tradition antique la société occidentale s’est forgé d’un certain type de pensée religieuse. Or, pour l’helléniste qu’est Marcel Detienne, e e l’analyse précise de la culture grecque, entre le VI et le IV siècle avant notre ère, quand mûthos en vient à s’opposer nettement à logos, impose un tableau bien différent de l’image qu’on se fait d’ordinaire du mythe. Pour les Grecs de cette période, mûthos ne désigne pas, comme nous le supposons, la légende des dieux et des héros. Le terme ne se réfère ni à un genre littéraire particulier, ni à un type de récit, ni à une forme quelconque de narration dont il baliserait les frontières ; multiforme, comme Protée, il s’applique aux réalités les plus diverses : théogonies, cosmogonies, geste des héros bien sûr, mais aussi fables, généalogies, contes de bonnes femmes, moralités, proverbes, sentences traditionnelles. Le mythe, ce fourre-tout, ne tire pas son identité d’un objet qu’il désignerait en en épousant les contours ; la marque du mythe, c’est chaque fois une même mise à l’écart, une prise de distance par rapport à ce qu’il énonce. Le mythe est toujours l’envers, l’autre du discours vrai, du logos – que ce discours soit légende héroïque, le mûthos étant alors ce qui, dans la tradition légendaire elle-même, paraît à tel poète incroyable ou scandaleux –, qu’il soit récit d’historien, où le « mythique » des affabulations incontrôlées rapportées par les autres s’oppose aux faits que l’auteur a lui-même vérifiés de

première main –, qu’il soit enfin œuvre de philosophe : chez Platon, tout ce qui échappe à l’exposé didactique, à la discussion argumentée, à la démonstration rigoureuse, se trouve regroupé dans une « mythologie », hétéroclite par la multiplicité de ses composantes, unifiée cependant parce que les éléments divers de ce bric-à-brac relèvent également du « ouï-dire », de la transmission de bouche à oreille ; tous s’inscrivent dans la ligne d’une tradition orale qui confie à la mémoire collective le soin de les conserver, de les transmettre de génération en génération, comme se répand et se maintient, diffusé dans tout le corps social par les canaux de l’écoute et de la répétition ce que Platon nomme, pour le meilleur et pour le pire, Phēmē : Rumeur. Le mythe conquiert donc son statut d’existence, dans le monde grec, non pour ce qu’il est en lui-même, mais par rapport à ce qui, pour une raison ou pour une autre, l’exclut et le dénie. Sa réalité est inséparable du mouvement qui le rejette, qui le pousse au-dehors, quel que soit le domaine concerné, pour le vouer à l’illusoire, à l’absurde, au fallacieux. Il est l’ombre que projette, par contraste, toute forme de discours vrai, au moment où la vérité n’apparaît plus mesurable à l’aune des « on-dit » traditionnels, véhiculés du fond des âges par la rumeur, mais exige le recours à des procédures d’un autre ordre, des signes graphiques, des textes écrits impliquant des modes de pensée, des formes de preuve et des types d’intelligibilité différents. Dans les civilisations où la tradition orale reste dominante, où il n’existe ni véritables archives écrites, ni histoire, ni philosophie, ni sciences proprement dites, le mythe n’a donc pas où se situer. Il lui manque, pour apparaître, l’émergence de ces types de discours qui, en le déniant, lui assigneraient un semblant de place et une illusion d’existence.

Plus de mythe donc, si l’on entend par là une catégorie précise de récits sacrés qui se retrouverait partout. Mais, faute de demeurer tout entier enclos dans un genre narratif, le mythe ou plutôt, pour éviter la confusion, le mythique fait retour dans le travail des anthropologues, non plus comme un aspect particulier de la culture, mais comme ce qui permet d’établir, entre les différents éléments d’une culture, lorsque la transmission et l’apprentissage du savoir s’y font par tradition orale, un jeu de correspondances symboliques assurant la cohérence, la stabilité, la permanence relatives de l’ensemble. Ce que le mythique a perdu, par rapport au mythe, en apparente précision, il le gagne en importance et en étendue : dans tout ce qui constitue, au sein des civilisations traditionnelles, le tissu intellectuel, l’aspect mental de la vie collective, il est à l’œuvre pour structurer, classer, systématiser, rendre assimilable, édifier une pensée commune, un savoir partagé. Élargi, transformé, l’horizon du mythologue s’ouvre sur une série de problèmes nouveaux que nous signalerons seulement : le statut de l’oral et celui de l’écrit, avec leurs implications ; les changements que représente, sur tous les plans, le passage de l’un à l’autre ; les formes, les mécanismes, les effets de la mémorisation en système d’oralité : comment les récits et toutes les formes du savoir partagé sont-ils transmis, appris, conservés ? Quelle est la marge d’innovation et de transformation ? Comment se dégagent, par le jeu même des variations individuelles, des modèles mieux dessinés, plus fermement articulés, plus stables ? Dans les cultures où l’écoute est au centre de l’apprentissage intellectuel comme de la vie sociale, comment se des-sinent les frontières entre le mythique et ce que nous appellerions le littéraire ? Quel y est le statut du fictif ? Comment est-il compris et vécu ? Quel est son rapport avec le « réel » et le « vrai » ? Quel type de croyance met en œuvre une

forme de récit qui, n’étant pas écrite, n’a pas de caractère canonique et peut prêter à des versions fort diverses, sinon contraires ? A quel niveau de conscience ou d’inconscient faut-il situer le mythique et quels rapports établir entre l’inconscient collectif des anthropologues et l’inconscient individuel des psychanalystes ? Les mythologues, on le voit, ont du pain sur la planche. Le mythe, comme Eurydice, a bien pu s’évanouir quand la mythologie a débouché au grand jour. Son fantôme, dispersé et partout répandu, n’a pas fini de hanter le territoire des anthropologues.

IMAGE, IMAGINAIRE, IMAGINATION

De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence

L’exemple grec Pour qui veut s’interroger non seulement sur les formes que les images ont revêtues à tel moment, dans tel pays, mais peut-être plus profondément sur les fonctions de l’image en tant que telle, sur le statut social et mental de l’imagerie dans le cadre d’une civilisation particulière, le cas grec est sans doute privilégié. Pour des raisons historiques, d’abord. Durant les siècles que l’on dit « obscurs », c’est-à-dire, en gros, du XIIe au VIIIe siècle avant notre ère, la Grèce qui, pendant cette période, ignore l’écriture, ne connaît pas davantage, au sens propre, l’imagerie ni ne met en œuvre de systèmes de représentation figurée. Au reste, le même mot graphein signifie à la fois écrire, dessiner, peindre. La constitution, sous l’influence de modèles orientaux, de ce que l’on peut appeler un répertoire d’images, une palette de figures, et l’élaboration d’un langage plastique dans la céramique, le relief, la

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ronde-bosse, se produisent vers le VIII siècle, comme à partir d’une table rase. Nous assistons donc sur ce plan, au même titre que dans d’autres domaines, à une sorte de naissance ou, au moins, de renaissance, nous autorisant à parler d’un avènement de la figuration en Grèce. Paul Demargne pourra observer que cette espèce de redécouverte de l’imagerie par les Grecs s’opère par rapport à la période antérieure dans un dépouillement si absolu qu’il prend valeur – et je le cite – « de création ex nihilo ». Il y a plus. Examinant le vocabulaire grec de la statuaire, étendu, diffus, incertain, Émile Benveniste constate que les Hellènes ne possédaient aucun mot spécifique désignant la statue au sens que nous donnons à ce terme. Il écrit : « Le peuple qui a fixé pour le monde occidental les canons et les modèles les plus achevés de l’art plastique a dû emprunter à d’autres la notion même de représentation figurée 1. » Faisons encore un pas. Le simple examen des termes auxquels les Grecs ont eu recours durant leur histoire pour nommer la « statue » montre que ce que Benveniste appelle « la notion de représentation figurée » n’est pas une donnée simple, immédiate et qui serait en quelque sorte définie une fois pour toutes. La notion de représentation figurée ne va pas de soi ; ni univoque ni permanente, elle constitue ce que l’on peut appeler une catégorie historique. Elle est une construction qui s’élabore, et qui s’élabore difficilement, par des voies très variées, dans les diverses civilisations. Il y a, en Grèce, une quinzaine d’expressions désignant l’« idole divine », dans les formes multiples qu’elle a pu revêtir : forme aniconique comme, par exemple, une pierre brute, baïtulos, des poutres, dokana, un pilier, kiôn, herma, une stèle ; aspect

thériomorphe ou monstrueux, comme la Gorgone, la Sphinge, les Harpyes ; figure anthropomorphe dans la diversité de ses types, depuis la petite idole archaïque en bois, mal façonnée, bras et jambes soudés au corps, comme le bretas, le xoanon, le palladion, jusqu’aux kouroi et korai archaïques ; et enfin la grande statue cultuelle, dont les noms sont très divers : on peut l’appeler hedos ou agalma aussi bien que eikôn et mimêma, dont l’emploi en ce sens e précis n’apparaît pas avant le V siècle. Or, de tous ces termes, en dehors des deux derniers, il n’en est pas un seul qui ait un rapport quelconque avec l’idée de ressemblance, d’imitation, de représentation figurée au sens strict. Aussi ne suffit-il pas de dire que le haut archaïsme grec a dû se créer de toutes pièces un langage de formes plastiques, il faut ajouter qu’il les a développées dans une voie assez originale pour aboutir, à partir d’idoles qui fonctionnent comme des actualisations symboliques des diverses modalités du divin, à l’image proprement dite. C’est-à-dire à l’image conçue comme un artifice imitatif reproduisant sous forme de faux-semblant l’apparence extérieure des choses réelles. e e A la charnière des V et IV siècles, la théorie de la mimesis, de l’imitation, esquissée chez Xénophon, et élaborée de manière tout à fait systématique par Platon, marque le moment où, dans la culture grecque, la version est accomplie, qui mène de la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence. La catégorie de la représentation figurée est alors bien dégagée dans ses traits spécifiques ; en même temps, elle se trouve rattachée au grand fait humain de la mimesis – de l’imitation – qui en assure le fondement. Le symbole à travers lequel une puissance de l’au-delà, c’est-àdire un être fondamentalement invisible, est actualisée, présentifiée dans ce monde-ci, s’est transformé en une image, produit d’une

imitation experte qui, par son caractère de technique savante et de procédure illusionniste, entre désormais dans la catégorie générale du « fictif » – ce que nous appelons l’art. Dès lors, l’image relève de l’illusionnisme figuratif autant et plus qu’elle ne s’apparente au domaine des réalités religieuses.

L’idole archaïque : le « xoanon » Une question se pose alors. Tant qu’elle n’a pas été clairement rattachée à cette faculté propre à l’homme de créer par l’imitation des œuvres qui n’ont pas d’autre réalité que leur semblance, dont tout l’être est de faux-semblant, quel est le statut de l’image ? Comment fonctionne-t-elle ? Quel est son rapport avec cela même qu’elle figure ou évoque ? Je m’en tiendrai, dans cet exposé, pour l’essentiel, à la statuaire et à son rôle dans la figuration des dieux. Je ne consacrerai que quelques mots à la figuration des morts, en ronde-bosse, en relief, sur des stèles peintes ou gravées. Figure des dieux, figure des morts. Dans les deux cas, il s’agit de donner à voir, en les localisant dans une forme précise et en un lieu bien déterminé, des puissances qui relèvent de l’invisible et qui n’appartiennent pas à l’espace d’ici-bas. Faire voir l’invisible, assigner une place dans notre monde à des entités d’au-delà : on peut dire qu’il y a au départ, dans l’entreprise de figuration, cette tentative paradoxale pour inscrire l’absence dans une présence, pour insérer l’autre, l’ailleurs dans notre univers familier. Quels qu’aient été les avatars de l’image, peut-être cette gageure reste-telle, dans une très large mesure, toujours valable : évoquer l’absence dans la présence, l’ailleurs dans ce qui est sous les yeux.

Commençons par les dieux. Tout d’abord, une remarque générale. A côté du mythe où l’on raconte des histoires, où l’on narre des récits, à côté du rituel où l’on accomplit des séquences organisées d’actes, tout système religieux comporte un troisième volet : les faits de figuration. Cependant, la figure religieuse ne vise pas seulement à évoquer dans l’esprit du spectateur qui la regarde la puissance sacrée à laquelle elle renvoie, qu’elle « représente » dans certains cas, comme dans celui de la statue anthropomorphe, ou qu’elle évoque sous forme symbolique, dans d’autres. Son ambition, plus vaste, est différente. Elle entend établir avec la puissance sacrée, à travers ce qui la figure d’une manière ou d’une autre, une véritable communication, un contact authentique ; son ambition est de rendre présente cette puissance hic et nunc, pour la mettre à la dispo-sition des hommes, dans les formes rituellement requises. Mais, en cherchant ainsi, à travers les faits de figuration, à jeter comme un pont vers le divin, l’idole doit en même temps, dans la figure même, marquer la distance par rapport au monde humain, accuser l’incommensurabilité entre la puissance sacrée et tout ce qui la manifeste, de façon toujours inadéquate et incomplète, aux yeux des mortels. Établir avec l’au-delà un contact réel, l’actualiser, le présentifier et, par là, participer intimement au divin – mais, du même mouvement, souligner ce que ce divin comporte d’inaccessible, de mystérieux, de fondamen-talement autre et étranger –, telle est la nécessaire tension que, dans le cadre de la pensée religieuse, doit instaurer toute forme de figuration. Pour illustrer cette vue trop générale, je prendrai l’exemple d’un certain type d’idoles divines dans le monde grec. Pausanias signale à de nombreuses reprises la présence, dans tel sanctuaire, d’une forme d’idole qu’il désigne par le terme xoanon. Le mot, d’origine

indo-européenne (contrairement au terme bretas, dont l’acception est proche), se rattache au verbe xeō, « gratter, racler », qui appartient au vocabulaire du travail du bois. Le xoanon est une idole de bois, plus ou moins dégrossie, de forme dite en pilier, et dont la facture est primitive. Pour Pausanias, les xoana comportent un triple caractère. Ce sont les idoles qui appartiennent au passé le plus reculé. Tout en elles relève de l’archaïque : l’aspect, le culte dont elles sont l’objet, les légendes qui les concernent. Cette « primitivité » des xoana produit chez le spectateur un effet marqué d’« étrangeté » que Pausanias souligne en employant à leur propos les termes de atopos, marquant leur écart par rapport aux images cultuelles ordinaires, et de xenos, « étrange ». Primitivité, étrangeté : à ces deux traits, Pausanias en ajoute un troisième qui leur est très directement lié. Dans ce qu’ils ont de déroutant, de non imagé au sens usuel, les xoana comportent quelque chose de divin, theion ti, comme un élément de surnaturel. Ces idoles archaïques, qui souvent, dans la pratique cultuelle d’un dieu, jouent un rôle fondamental et le concernent très directement – même si elles ne le représentent pas dans la forme figurée canonique –, ne sont pas selon nous des images. Ni du point de vue de leur origine ni du point de vue de leurs fonctions, elles n’ont franchi le seuil au-delà duquel on est en droit de parler d’images, stricto sensu. Pour ce qui est de leur origine, les plus célèbres passent pour ne pas avoir été façonnées par la main d’un artisan mortel. Qu’un dieu les ait fabriquées et offertes en don à un de ses favoris, qu’elles soient tombées du ciel ou aient été apportées par la mer, elles ne sont pas œuvres humaines.

Leur forme, si tant est qu’elles en aient une – puisqu’un simple morceau de bois peut tenir lieu d’idole –, compte moins parfois, sur le plan de la valeur symbolique, que la matière même dont elles sont faites : telle espèce d’arbre ou même tel arbre particulier que le dieu a désigné et avec lequel il est en spéciale connivence. Au reste, la figure est le plus souvent recouverte de vêtements qui la dissimulent de la base au sommet. Quant à leurs fonctions, elles tiennent au fait que l’idole n’est pas faite pour être vue. La regarder, c’est devenir fou. Aussi est-elle souvent enfermée dans un coffret, gardée dans une demeure interdite au public. Cependant, sans être visible comme doit l’être une image, l’idole n’est pas pour autant invisible à la façon du dieu qu’on ne saurait regarder en face. Elle est prise dans le jeu du cacher-montrer. Tantôt dissimulé, tantôt découvert, le xoanon oscille entre les deux pôles du « maintenu secret » et du « manifesté au public ». La « vision » de l’image se produit chaque fois par rapport à un « caché » préalable qui lui donne sa signification véritable en lui conférant le caractère d’un privilège réservé à certaines personnes, à certains moments, dans certaines conditions. Voir l’idole suppose une qualité religieuse particulière et, en même temps, consacre cette dignité éminente. La vision, comme celle des mystères, prend valeur d’initiation. En d’autres termes, la contemplation de l’idole divine apparaît comme « dévoilement » d’une réalité mystérieuse et redoutable ; le visible, au lieu d’être la donnée première qu’il s’agirait d’imiter par l’image, prend le sens d’une révélation, précieuse et précaire, d’un invisible qui constitue la réalité fondamentale.

Figure et action rituelle

Mais l’idole n’est pas seulement insérée dans ce jeu du cachermontrer. Elle est inséparable des opérations rituelles qu’on exerce sur elle. On la vêt et dévêt ; on la lave rituel-lement ; on la mène, pour la baigner, dans un fleuve ou dans la mer ; on lui apporte des tissus, des voiles. On la promène au-dehors, on la ramène audedans, où on la fixe parfois par des liens symboliques, fils de laine ou chaînes d’or. C’est qu’on se la représente comme mobile. Même si elle n’a pas de pieds, si ses jambes demeurent soudées ensemble, on la croit toujours prête à s’échapper, à déserter un lieu pour filer ailleurs, pour hanter une autre demeure où elle apportera les privilèges et les pouvoirs attachés à sa possession. La figure plastique, au niveau du xoanon, ne peut à aucun moment se séparer entièrement de l’action rituelle : l’idole est faite pour être montrée et cachée, promenée et fixée, vêtue et dévêtue, lavée. La figure a besoin du rite pour représenter la puissance et l’action divines. Incapable encore, dans sa forme immobile et figée, d’exprimer le mouvement autrement qu’en étant elle-même mue et promenée, elle traduit aussi l’action du dieu en étant symboliquement animée et mimée. Aussi le xoanon apparaît-il toujours au centre d’un cycle de fêtes qui s’organise autour de lui, et qui forme avec lui un système symbolique cohérent dont tous les éléments – signe plastique et actions rituelles – sont solidaires et se répondent. Le problème ne se pose pas d’une efficacité du xoanon en dehors de ce système. C’est à travers la succession des cérémonies dont elle est l’objet que l’idole manifeste la puissance du dieu : elle représente l’action divine en la mimant à travers la durée du rite, plus qu’en la fixant dans l’espace par une figure. Prise dans le rituel, l’idole n’a pas, dans sa forme plastique, conquis une pleine autonomie. Mais elle n’est pas non plus dans un statut comparable à celui d’un pieu, d’un poteau, d’un pilier, d’un

herme. Enchaîner un xoanon par un lien plus ou moins symbolique n’a pas même valeur qu’enfoncer en terre un pieu ou un poteau. L’enchaînement implique une image mobile dont on paralyse la fuite en lui entravant les jambes d’un fil de laine, d’un lien végétal ou, suivant un symbolisme plus précis, de chaînes d’or. Le rite ne fixe pas l’image au sol, de façon à dessiner dans l’espace un centre de force religieuse. Il vise à assurer à un groupe social, en permanence, la conservation d’un symbole qui a valeur de talisman. L’idole n’est pas spécialement attachée à un point de la terre, elle ne localise pas une puissance divine. Tout au contraire, où qu’elle soit, elle confère à qui la tient en sa possession le privilège et comme l’exclusivité de certains pouvoirs. Elle marque avec la divinité une relation « personnelle » qui pourra se transmettre héréditairement, circuler dans des familles royales ou des genē religieux. Cet aspect d’appropriation de l’idole, complémentaire de sa mobilité, se traduit dans le fait qu’elle loge, au moins à l’origine, dans le secret d’une maison humaine : maison de roi, de chef, de prêtre ; en tout cas, demeure privée, privilégiée, et non lieu public. Lorsque, à l’âge de la cité, le temple, impersonnel et collectif, abritera l’image divine, le souvenir restera vivant, pour les plus anciens xoana, du lien qui les unit à une maison et à une lignée particulières. C’est dans la demeure d’Érechtée, à Athènes, que siège le xoanon d’Athéna, comme, à Thèbes, le thalamos de Sémélé, dans le palais de Cadmos, garde celui de Dionysos. En pleine époque classique, l’usage se conserve, pour certaines images à caractère secret, de les loger dans des demeures privées, non dans le temple. Le prêtre offre l’hospitalité à la statue dans sa propre maison, pour la durée de son sacerdoce. Et la prise en charge de l’image consacre le lien personnel qui l’unit désormais à la divinité. L’idole assume ainsi la fonction d’un signe d’investiture. Il importera peu, à cet égard, qu’elle

ait forme plus ou moins humaine. Entre le xoanon et certains objets symboliques qui confèrent à ceux qui les possèdent une qualité religieuse particulière, la frontière peut être assez floue.

Figures et objets symboliques La fonction de ce genre de sacra consiste à attester et à transmettre les pouvoirs que la divinité accorde en privilège à ses élus, plutôt qu’à faire connaître une « forme » divine au public. Le symbole ne représente pas le dieu, abstraitement conçu en luimême et pour lui-même ; il ne cherche pas à instruire sur sa nature. Il exprime la puissance divine en tant que maniée et utilisée par certains individus, comme instrument de prestige social, moyen de prise et d’action sur autrui. Le sceptre d’Agamemnon présente ces deux caractères, étroitement associés, de symbole divin et d’objet d’investiture. Chargé d’efficace, il impose silence à l’assemblée, il donne aux décisions valeur exécutoire, il fait reconnaître dans le roi un rejeton de Zeus. Tenu en mains et transmis héréditairement, il objective en quelque sorte la puissance de souveraineté. C’est un objet divin, comme le xoanon : fabriqué par Héphaïstos, donné par Zeus à Hermès et passant successivement à Pélops, Atrée, Thyeste, Agamemnon, etc. Et il peut aussi bien, au même titre que le xoanon, fonctionner comme « idole » d’un dieu. A Chéronée, il fait l’objet du culte principal, il représente Zeus. Mais il conserve ses anciennes valeurs de talisman dont il faut s’approprier et transmettre le privilège. Chaque année, un nouveau prêtre prend en charge le symbole divin et l’emporte dans sa maison pour lui faire quotidiennement des sacrifices. Le rôle du sceptre à Chéronée, une

couronne le jouera pour le prêtre de Zeus Panamaros, un trident chez les Étéoboutades, un bouclier dans la famille royale d’Argos. Un bouclier ou, tout aussi bien, le xoanon. A Argos précisément, dans la cérémonie du bain de Pallas, le xoanon d’Athéna n’était pas seul promené. Il était accompagné du bouclier de Diomède, « porté » lui aussi dans le cortège. Dans un contexte social où les pouvoirs divins et les symboles qui les expriment n’ont pas encore un caractère de pleine publicité, mais restent la propriété de familles privi-légiées, il y a réciprocité entre l’idole et l’objet symbolique, qui assument même fonction. Deux histoires, dont le parallélisme souligne cette analogie entre xoanon et sacra, nous permettent de saisir le tournant d’histoire sociale qui fait passer du culte privé au culte public, et qui transforme l’idole, objet d’investiture, talisman familial plus ou moins secret, en image impersonnelle d’une divinité faite pour être vue. La première nous est contée par Hérodote. A Géla, dans une période de troubles, la ville se trouve divisée contre elle-même. Une partie des habitants fait scission, s’établit sur une hauteur, d’où elle menace le reste de la communauté. Un nommé Télines décide alors d’affronter les rebelles sans autres armes que certains sacra qu’il tient en sa possession. Se fiant à leur pouvoir surnaturel, il se porte au-devant des mutins, apaise leur révolte et les ramène à Géla, dans la concorde et l’ordre social retrouvés. Il n’a demandé, pour son exploit, qu’une contrepartie : désormais ses descendants assureront, comme hiérophantes, le sacerdoce des Déesses infernales. Or, les sacra dont il s’est servi sont précisément ceux du culte de ces déesses. Ne serait-ce pas qu’à partir de cette date le culte est devenu public, qu’il a été adopté comme culte officiel de la cité ? Hérodote indique, il est vrai, qu’il ignore comment Télines avait pu mettre la main sur les sacra, s’il les avait reçus, ou s’il se les était

e

lui-même procurés. Mais le scoliaste, à la II Pythique de Pindare, précise que ce culte avait été apporté du Triopion par les ancêtres de Télines, lors de la fondation de Géla, comme culte familial et qu’il n’avait été institué que plus tard comme culte public. Les mêmes thèmes : révolte populaire, apaisement de la sédition, non par la violence, mais par la vertu de sacra, talismans à valeur à la fois politique et religieuse, propriétés de certaines familles et qui deviennent, par une sorte de compromis, objets d’un culte public dans le nouvel ordre social de la cité, nous les retrouvons dans la seconde histoire, qui concerne directement le xoanon d’Athéna, à Argos. L’usage de porter le bouclier de Diomède, raconte Callimaque, est un très ancien rite institué par Eumédès, prêtre « favori » de la déesse. Et voici dans quelles conditions : le peuple s’étant soulevé, Eumédès échappe à la mort par le même procédé qu’avait utilisé Télines : il emporte avec lui dans sa fuite l’image sainte, le palladion, et sans doute aussi le bouclier, objet d’investiture royale ; il les dresse, comme sa protection, en un escarpement rocheux. Callimaque ne dit pas la suite. On peut l’imaginer : Eumédès institue le rite qui fera désormais béné-ficier la cité entière et tous les citoyens également de cette « faveur » qu’Athéna réservait autrefois à son « protégé ». Mais, dans le culte public, la valeur des anciens sacra privés se transforme en même temps qu’elle se prolonge. En cessant d’incarner le privilège d’une famille ou d’un groupe fermé, l’idole perdra sa valeur de talisman toujours plus ou moins secret pour prendre signification et structure d’image. En ce sens, l’apparition du temple et l’institution d’un culte public ne marquent pas seulement un tournant dans l’histoire sociale : l’âge de la cité ; ils impliquent l’avènement d’une forme nouvelle de figuration des dieux, une mutation décisive dans la nature du symbole divin.

L’image, le temple, la publicité Plus qu’un lieu de culte où les fidèles se réunissent, le temple grec est une demeure : le dieu y habite mais c’est une demeure qui n’a précisément plus rien de privé. Au lieu de se refermer, comme l’oikos humain, sur un intérieur familial, la maison divine est orientée vers l’extérieur, tournée vers le public. Dans le palais humain, la fresque décorait le dedans de la salle ; dans le temple, la frise sculptée, projetée sur la façade, s’offre au spectateur qui la regarde du dehors. Dans l’intimité de l’édifice, le dieu réside. Mais c’est un dieu qui appartient désormais à la cité entière : elle lui a bâti sa maison, séparée de la demeure humaine, en même temps qu’elle lui abandonnait l’Acropole pour s’établir en basse ville. Parce que le dieu lui-même est public, le dedans du temple n’est pas moins impersonnel que le dehors. En cessant d’être le signe d’un privilège pour celui dont il vient habiter la maison, le dieu révèle sa présence de façon directement visible aux yeux de tous : sous le regard de la cité, il devient forme et spectacle. L’avènement de la grande statue cultuelle ne se comprend que dans le cadre du temple, avec son double caractère de maison réservée au dieu et d’espace pleinement socialisé. Construit par la cité, le temple est consacré au dieu comme sa résidence. On l’appelle naos, demeure, hedos, siège de la divinité. Et le même mot hedos désigne aussi bien la grande statue divine : c’est par son image que la divinité vient habiter dans sa maison. Entre le temple et la statue, il y a réciprocité complète. Le temple est fait pour loger la statue du dieu ; et la statue pour extérioriser en spectacle la présence du dieu dans l’intimité de sa demeure. Comme le temple, l’image revêt un caractère de pleine publicité. On pourrait dire de la statue que, désormais, tout son esse consiste

dans un percipi, tout son « être » dans un « être perçu ». Elle n’a plus d’autre réalité que son apparence, plus d’autre fonction rituelle que d’être vue. Logée dans le temple, où elle fait résider le dieu, on ne la promène plus. Expressive par sa forme, elle n’a plus besoin d’être habillée, processionnée, baignée… On ne lui demande plus d’opérer dans le monde comme une force efficace, mais d’agir sur les yeux du spectateur, de traduire pour lui de façon visible la présence invisible du dieu et de lui communiquer un enseignement sur la divinité. La statue est « représentation » en un sens vraiment nouveau. Libéré du rituel et placé sous le regard impersonnel de la cité, le symbole divin s’est transformé en une « image » du dieu.

La figure du corps Ce dégagement de l’image se fait à travers une découverte du corps humain et une conquête progressive de sa forme. Encore fautil préciser la portée de ces formules. Il ne s’agit évidemment pas du corps humain comme réalité organique et physiologique, servant de support au moi. Si la symbolique religieuse s’oriente vers le corps humain et en reproduit l’apparence, c’est qu’elle y voit l’expression de certains aspects du divin. Le problème se pose alors de la façon suivante. Dans le cas du xoanon, l’aspect humain n’était pas encore senti comme essentiel, ni bien dessinée la forme du corps. Pourquoi, lorsque la grande statuaire voudra traduire la divinité dans une forme visible aux yeux de tous, lui donnera-t-elle, de façon systématique et exclusive, l’apparence du corps humain ? Et quels sont, pour la pensée religieuse, le sens et la portée de cette valori-sation de la figure humaine qui apparaît alors comme la seule propre à représenter le divin ?

Jean Cuisenier a rappelé l’interprétation que propose Hegel de cet anthropomorphisme des images divines dans la religion grecque classique. Encore faudrait-il s’entendre sur la portée exacte du terme anthropomorphisme. Veut-il dire que, pour les Grecs, les dieux étaient conçus et représentés à l’image des hommes ? Il me semble plutôt qu’à l’inverse le corps humain leur apparaissait, lorsqu’il était dans la fleur de sa jeunesse, comme une image ou comme un reflet du divin. Les exercices athlétiques ont dû aider fortement à cette valorisation du corps humain. La nudité est déjà un fait important : les premières statues masculines, en Grèce, sont nues comme l’athlète sur le stade ou à la palestre. Mais l’essentiel tient au double caractère des Jeux, à la fois spectacle et fête religieuse. Spectacle national, pourrait-on dire, qui associe et qui oppose les diverses cités dans une grande compétition publique. Chaque cité est engagée dans la lutte, où le vainqueur, plus que lui-même, la représente. Fête religieuse aussi : les concours sont des cérémonies sacrées. Dans la religion de cité et dans cette religion panhellénique que les Jeux contribuent à former et où ils tiennent une place de premier plan, le souvenir sans doute s’est perdu des fonctions rituelles que l’agôn pouvait avoir à l’origine. Mais l’épreuve conserve sa valeur ordalique : au sens plein du terme, la victoire consacre le vainqueur. Elle l’auréole d’un prestige sacré. Dans cette forme de scénario rituel qu’est le concours, le triomphe de l’athlète – on le voit chez Pindare – évoque et prolonge l’exploit accompli par les héros et par les dieux : il élève l’homme sur le plan du divin. Et les qualités physiques – jeunesse, force, rapidité, adresse, agilité, beauté – dont fait preuve le vainqueur au cours de l’agôn, et qui s’incarnent aux yeux du public dans son corps nu, sont éminemment des valeurs religieuses.

Mais les concours ne mettent pas seulement les qualités physiques à l’épreuve. D’autres aspects du corps s’y affirment, que les Jeux présentent au regard du public dans une lumière religieuse. Quand, à Délos, dit l’Hymne homérique à Apollon, les Ioniens se livrent au pugilat, à la danse et aux chants, lorsqu’ils célèbrent les Jeux, « qui surviendrait les croirait immortels et exempts à jamais de vieillesse, car il verrait leur grâce à tous […]». La grâce, charis : à travers la beauté du corps humain, comme un reflet en un miroir, transparaît tout à coup cette valeur divine qui est à l’opposé du sacré monstrueux. Façonnée dans le marbre, le bronze ou l’or, l’image du corps humain doit à son tour donner à voir la charis : brillance, éclat lumineux, rayonnement d’une jeunesse inaltérable. La grimace horrible de Gorgô symbolise les puissances de terreur, de chaos et de mort. A l’opposé, mais de façon aussi conventionnelle que le rictus du masque, le sourire sur la figure humaine traduit la charis, l’éclat que la divinité prête, dans ce monde-ci, au corps de l’homme, quand dans la fleur de sa jeunesse il reflète la nature de ceux qu’on appelle les Bienheureux, comme on dit d’Aphrodite qu’elle est « la Souriante ». A Lesbos, un concours public consacrait cette valeur religieuse de la beauté corporelle : lors de la fête dite Callisteia, du prix de beauté, on choisissait les sept plus belles jeunes filles, les groupant en un chœur à l’image de celui des sept Muses, auquel on rendait un culte dans la même cité. Aussi bien, l’olympionique Philippe de Crotone, le plus beau des Grecs de son temps, nous dit Hérodote, fut-il après sa mort héroïsé par les habitants de Ségeste à cause de sa beauté, comme d’autres athlètes pour leur force ou leur stature. Ce que nous appelons qualités physiques peut donc apparaître à la conscience religieuse du Grec comme des « valeurs » qui dépassent l’homme, des « pouvoirs » d’origine divine. Dans

l’existence humaine, ils n’ont qu’une réalité précaire et inconstante ; ils sont marqués du sceau de la fugacité. Seuls les dieux les possèdent dans leur plénitude comme des biens permanents, inséparables de leur nature. La taille, le sourire, la beauté des formes corporelles du kouros et de la koré, le mouvement qu’elles suggèrent expriment ces puissances de vie ; une vie toujours présente, toujours vivante. L’image des dieux que fixe la statue anthropomorphe est celle des Immortels, des Bienheureux, des « toujours jeunes » : ceux qui, dans la pureté de leur existence, sont radicalement étrangers au déclin, à la corruption, à la mort.

La figure du mort Une question surgit aussitôt. Si, par la figure humaine, la statue archaïque traduit cet ensemble de « valeurs » qui, dans leur plénitude, n’appartiennent qu’à la divinité et qui, lorsqu’elles brillent sur le corps des mortels, se présentent sous la forme d’un fragile reflet, on comprend que la même image, dans le cas d’un kouros votif, puisse représenter tantôt le dieu lui-même, tantôt le personnage humain qui s’est révélé, par sa victoire aux Jeux ou par quelque autre consécration, « pareil aux dieux ». Mais comment se fait-il que ce même kouros érigé sur une tombe, en ronde-bosse, ou gravé sur la stèle, puisse avoir une fonction funéraire et représenter un défunt ? Je me suis longuement expliqué sur ce point dans diverses études consacrées au rapport entre la figure funéraire archaïque et la « belle mort » 2, kalos thanatos, celle qui assure au jeune guerrier tombé sur le champ de bataille, dans l’épanouissement de son âge, une gloire impérissable, en maintenant toujours vivant dans la mémoire des générations

successives le souvenir de ce qu’il fut : son nom, ses exploits, sa carrière de vie, la fin héroïque qui l’a établi à tout jamais dans son statut de beau mort, d’homme excellent, agathos anēr, pleinement et définitivement accompli. Quelques mots donc suffiront pour rappeler l’essentiel de nos conclusions. e Jusqu’à la fin du VII siècle se maintient en Attique un type de stèle très proche de celle que décrit l’épopée homérique : une pierre, plus ou moins équarrie marquant le lieu de la tombe. Cette pierre assume déjà une fonction mémorielle ; sa fixité, sa permanence, son immutabilité en position dressée évoquent le défunt, dont les cendres reposent sous terre, en soulignant qu’en dépit de son trépas, de son absence, il reste et restera toujours présent dans la mémoire des hommes. C’est au cours du VIe siècle, dans un contexte à la fois civique et aristocratique, que se développent les divers types de stèles figurées et la série des kouroi funéraires. Le mort n’est plus évoqué par la pierre brute, sans inscription, mais par la beauté visible d’une forme corporelle que la pierre fixe à jamais, avec le nom, comme la mort l’a fixée sur le cadavre du jeune guerrier héroïque que tous admirent, parce qu’en lui, même ou surtout mort, « tout convient, tout est beau », comme le disent Homère et Tyrtée. La figure sur la stèle ou le kouros funéraire se dressent sur le tombeau « à la place » de ce qu’était, faisait, valait la personne vivante ; « à la place », anti, signifie tout à la fois que la figure s’est substituée à la personne comme son « équivalent », qu’elle fait d’une certaine façon la même chose que faisait le vivant (cf. sur la e stèle d’Ampharétè, de la fin du V siècle, l’inscription : « C’est l’enfant chéri de ma fille que je tiens ici, celui que je tenais sur mes genoux quand, vivants, nous regardions la lumière du soleil ; et maintenant que nous sommes morts tous deux, je le tiens encore »), qu’elle

possède donc la même beauté, la même valeur qui étaient les siennes, mais, en même temps et à l’inverse, qu’elle traduit un nouveau mode d’être, différent de l’ancien, à savoir ce statut de mort que le défunt a acquis en disparaissant pour toujours de la lumière du soleil. « Je suis établie ici en marbre de Paros, en place d’une femme (anti gunaikos) ; en mémoire de Bitté, pour sa mère deuil déplorable », proclame une inscription funéraire d’Amorgos, du e milieu du V siècle. « En place d’une femme », mais la formule, dans ses variantes, montre bien que la personne, dont le sub-stitut prend la place, n’est envisagée dans rien d’autre que ce qu’elle vaut. C’est « en place de sa jeunesse et de sa beauté » que l’époux de la jeune Dionysia vient parer le monument funéraire, « en place de son noble caractère » que celui d’Aspasie a édifié, pour cette femme exemplaire (esthlē), un mnēma, « en place de sa vertu et de sa sagesse » que son père Cléobule a érigé pour Xénophantos mort un sēma. Dans la représentation figurée de la mort, la beauté de l’image prolonge, comme son équivalent, celle du défunt. « Ta mère a dressé sur ce tombeau de marbre une jeune vierge qui a ta taille et ta beauté, Thersis », lit-on dans une épigramme funéraire de l’Anthologie palatine. Une stèle d’Athènes qui couronne le tombeau d’un jeune homme recommande au passant de déplorer que le garçon soit mort si beau, hôs kalos ôn ethane. Cette jeune beauté que la mort a fixée avant qu’elle ne se fane, c’est sur le monument qu’elle se donne à voir dans la suite des âges ; sur une koré du milieu du VIe siècle, œuvre de Phaidimos, on peut lire : « il [le père] m’a fait élever, sēma de sa fille Philé, beau à voir » ; et sur une e inscription de Thasos, de la fin du VI : « Beau est le mnēma que son père a édifié de la défunte Léoretè, car nous ne la reverrons plus vivante. »

Pour que l’image prenne la signification psychologique d’une copie imitant un modèle et donnant comme l’illusion de la réalité au spectateur, il faudra que la figure humaine cesse d’incarner ces valeurs religieuses, qu’elle devienne en elle-même et pour ellemême, dans son apparence, le modèle à reproduire. Tout le développement de la technique des sculpteurs les orientait dans cette voie. Mais la forme nouvelle de langage plastique mettait en cause le système ancien de figuration. En dégageant l’aspect proprement humain du corps, la sculpture ouvrait une crise pour l’image divine. Aussi les progrès mêmes de la statuaire devaient-ils provoquer une réaction de méfiance dont l’œuvre de Platon nous apporte le témoignage : nostalgie des anciens symboles divins, attachement aux formes les plus traditionnelles de représentation du dieu, réticences à l’égard de toute figuration de la divinité. Ce n’est pas sans susciter l’inquiétude et la critique que l’image, cessant d’incarner l’invisible, l’au-delà, le divin, peut se constituer comme imitation de l’apparence. Encore faut-il rappeler, en ce qui concerne le statut et le destin e de l’image en Occident, qu’au III siècle de notre ère Plotin marque le début du tournant par lequel l’image, au lieu d’être définie comme imitation de l’apparence, sera interprétée philosophiquement et théologiquement, en même temps que traitée plastiquement, comme expression de l’essence. De nouveau et pour longtemps, l’image se donnera pour tâche de figurer l’invisible.

1. É. Benveniste, « Le sens du mot ΚΟΛΟΣΣΟΣ et les noms grecs de la statue », Revue de Philologie, 6, 1932, p. 133. 2. Dans L’Individu, la mort, l’amour, Paris, 1989.

Figuration et image Il y a plus d’un demi-siècle, Émile Benveniste observait que les Grecs ne possédaient à l’origine aucun nom de la statue et que, s’ils ont fixé pour l’Occident les canons et les modèles de l’art plastique, il leur a cependant fallu emprunter à d’autres, faute de la posséder au départ, « la notion même de représen-tation figurée ». La remarque est-elle encore valable aujourd’hui ? Pour en décider, il faudrait au moins être sûr de l’entendre correctement. Benveniste n’avait pas qualité pour intervenir dans le débat sur les origines de la grande statuaire grecque, telle qu’elle apparaît vers le milieu du VIIe siècle. Antécédents en Grèce même ou influence étrangère, proche-orientale spécialement ? Entre ces deux options, personne, s’il n’est archéologue, n’a compétence pour trancher. Et Benveniste n’entendait pas se substituer, sur ce terrain, aux spécialistes. D’autre part, affirmer, comme il le fait, que les Grecs ne possédaient pas à l’origine la notion de la représentation figurée n’implique d’aucune façon qu’ils aient dû, pour édifier une statuaire anthropomorphe, passer par une étape préliminaire aniconique. Qu’il s’agisse d’une pierre brute, d’un pilier ou d’une effigie pleinement humaine, un symbole divin peut avoir pour fonctions, plutôt que de figurer la puissance surnaturelle, de la localiser, de la présentifier et même, dans certains cas, de l’effectuer, de la réaliser dans le

concret d’une forme. Aniconique, thériomorphe, anthropomorphe, la symbolique religieuse est tout autre chose qu’un catalogue d’images visant à représenter de façon plus ou moins ressemblante la figure des divinités. Autrement dit, une statue cultuelle, quelle que soit sa forme, même pleinement humaine, n’apparaît pas nécessairement comme une image, perçue et pensée comme telle. La catégorie de la représentation figurée n’est pas une donnée immédiate de l’esprit humain, un fait de nature, constant et universel. C’est un cadre mental qui, dans sa construction, suppose que se soient déjà dégagées et nettement dessinées, dans leurs rapports mutuels et leur commune opposition à l’égard du réel, de l’être, les notions d’apparence, d’imitation, de similitude, d’image, de faux-semblant. Cet avènement d’une pleine conscience figurative s’opère en particulier dans l’effort entrepris par les anciens Grecs pour reproduire dans une matière inerte, grâce à des artifices techniques, l’aspect visible de ce qui, vivant, manifeste d’emblée au regard sa valeur de beauté – de divine beauté – en tant que thauma idesthai, merveille à voir. C’est en linguiste, examinant une tranche de vocabulaire pour en discerner les implications mentales, que Benveniste aborde le problème de la représentation figurée chez les Grecs. Or, sur ce plan, un constat s’impose en effet. Le vocabulaire grec des effigies divines apparaît tardif, multiple, hétéroclite, désarticulé. Divers par leur origine, leur portée, leurs orientations, les termes se juxtaposent et parfois se chevauchent sans constituer un ensemble cohérent faisant référence à une quelconque idée de représentation figurée. Certains d’entre eux ont un emploi strictement spécialisé, soit qu’ils concernent des divinités particulières – ainsi des dokana, les deux pieux verticaux réunis par des poutres transversales figurant les Dioscures, de l’hermès qui désigne à la fois le dieu et le pilier

ithyphallique surmonté d’une tête qui lui est consacré, du palladion réservé à Athéna –, soit qu’ils se rapportent à des types bien délimités de représentation divine – depuis le baïtulos, simple pierre sacrée, les kiones et les stuloi, piliers coniques ou rectangulaires, jusqu’au kolossos, figurine anthropomorphe aux jambes soudées, en bois, argile ou pierre, pouvant faire usage de double rituel. D’autres termes, de signification plus large, ne concernent la représentation du dieu que secondairement : agalma s’applique à tout objet précieux, toute parure, avant de prendre le sens d’image divine ; hedos et hidruma désignent le siège, le séjour, puis, de façon dérivée, la statue où réside le dieu ; tupos a pour sens premier la marque, l’empreinte, la réplique, d’où accessoirement la forme que le sculpteur impose à une matière. Andrias – le petit homme – retient dans l’effigie non son caractère représentatif mais l’objet même qu’il donne à voir en échelle réduite. L’emploi de ce terme est ainsi conforme à l’usage, largement attesté dans les inscriptions et les textes littéraires, de désigner l’image cultuelle, plutôt que par un des noms de la statue, directement par celui du dieu figuré. Un seul exemple, qui est aussi le plus ancien dont nous disposons : l’unique allusion que comporte l’Iliade à une statue divine concerne celle d’Athéna dans son temple troyen (VI, 301-303). Hécube s’y rend, accompagnée de femmes âgées, pour y déposer l’offrande d’un beau voile brodé. Introduites dans le sanctuaire, « toutes tendent les bras vers Athéna ». Théanô, la prêtresse, « prend le voile et le met sur les genoux d’Athéna ». Sur les genoux de la statue, bien entendu, de cette statue qui figure la déesse trônant en majesté sur son siège. Mais le texte ne mentionne à aucun moment la statue comme telle ; il parle seulement d’Athéna. Bretas et xoanon posent des problèmes plus complexes. Bretas est un mot préhellénique, non indo-européen, sans étymologie ;

xoanon un nom grec, dérivé de xuō ou xeō, « racler, gratter, polir ». A la suite de Plutarque et de Pausanias, les modernes ont eu tendance à associer les deux termes pour y voir la désignation de la forme la plus primitive d’effigie divine : grossièrement taillés dans le bois, de petite taille, objets d’une ferveur religieuse particulière, bretê et xoana constitueraient, dans leur archaïsme, la première ébauche de représentation anthropomorphe de la divinité. Ils marqueraient ainsi, dans l’hypothèse d’une évolution génétique, le maillon reliant l’ancien aniconisme à la nouvelle figuration humaine du divin. 1 L’étude exhaustive de A.A. Donohue , sur les emplois et les valeurs de xoanon, de la fin du Ve siècle avant notre ère jusqu’à l’époque byzantine, a remis les pendules à l’heure. De son enquête, on ne retiendra que les quelques points qui intéressent directement notre propre recherche. L’archaïsme d’abord. Ni bretas, ni xoanon, ni aucun mot apparenté ne sont attestés en linéaire B. On ne les rencontre ni chez Homère, ni chez Hésiode, ni chez les plus vieux poètes de la Grèce. Si bretas figure, à côté d’autres termes, chez Eschyle, le premier emploi incontestable de xoanon se trouve dans un fragment du Thamyras de Sophocle, qu’on peut dater des environs de 468. En ce sens, agalma et andrias sont présents dans les textes avant bretas et xoanon, et ces deux « témoins », aux yeux des modernes, de la figuration la plus ancienne « semblent absents de la vie et de la littérature de la Grèce archaïque », pour reprendre la formulation de A.A.Donohue. La signification ensuite. Elle n’est pas univoque ; les sens sont multiples ; ils ont varié en fonction des lieux, des époques, du contexte. Dans leurs emplois les plus anciens, ni bretas ni xoanon n’apparaissent exclusivement liés au vocabulaire de la statue. Chez Euripide, bretas s’applique au cheval de Troie et à une sorte de 2 trophée . Chez Sophocle, dans ce fragment du Thamyras où

xoanon figure pour la première fois, le mot désigne un instrument de 3 musique « mélodieux ». Une conclusion paraît bien s’imposer. Là où l’étymologie est transparente, comme pour xoanon, les emplois confirment ce que déjà elle indiquait : pas plus que les autres noms de la statue, xoanon ne fait directement référence à la notion de représentation figurée. Le mot se rapporte à un type d’opération technique – gratter, polir – dont les produits peuvent ne pas être une effigie. A cette série disparate, il faut ajouter les deux noms qui ont spécialement retenu l’attention de tous ceux – hellénistes, historiens, philosophes – dont l’ambition était de définir le statut de l’image dans la culture grecque : eidôlon et eikôn. Trois ordres de raison justifient la place centrale qu’occupent ces deux termes dans l’enquête sur « la notion de représentation figurée ». Par leur étymologie d’abord, ils se rattachent, contrairement au reste du vocabulaire, à la vision et à la semblance. Leur portée ensuite est générale : dès l’âge classique, ils peuvent être utilisés l’un et l’autre pour désigner, à côté des images naturelles (reflets dans l’eau ou sur un miroir), toutes les formes d’images artificiellement fabriquées par les hommes, qu’elles soient en ronde-bosse, gravées ou peintes, qu’elles figurent des dieux, des hommes, des bêtes ou tout autre chose ; ils s’appliquent même, en dehors des effigies plastiques, aux figures que nous avons dans l’esprit, aux images que nous dirions aujourd’hui mentales. Ils se sont enfin imposés, tout au long de la tradition grecque jusqu’à l’époque byzantine où, comme le note Suzanne Saïd : « L’eidôlon a fini par s’appliquer à des dieux qui n’existent que par leur image, tandis qu’eikôn finissait par être réservé aux 4 représentations de Dieu . » Idole-icône. D’où vient le privilège que nous sommes tentés d’accorder à ce couple, et dans quelle mesure pouvons-nous, à

partir de lui, retrouver les significations que comportaient, dans l’esprit des Grecs, les faits de représentation figurée ? Si nous associons les deux termes pour les opposer l’un à l’autre comme les 5 deux formes contraires que la figuration peut revêtir , est-ce seulement parce qu’aux premiers siècles de notre ère la polémique chrétienne contre les cultes païens s’en est servie pour différencier deux types d’images et tracer une ligne de démarcation nette entre les statues des fausses divinités et la figure du vrai dieu ? L’opposition idole-icône serait alors liée à un contexte historique particulier et ne ferait pleinement sens que par rapport à lui. Ne fautil pas au contraire remonter plus haut pour repérer dans le vocabulaire grec de l’image la présence dès l’origine et la permanence tout au long de la culture antique d’une tension se manifestant par la dualité de ces termes dont chacun ferait, dès le départ, référence a des fonctions différentes de l’image et à des attitudes mentales distinctes en face d’elle ? C’est cette dernière thèse que S. Saïd a exposée dans l’étude déjà citée. En quoi consiste, selon cet auteur, le clivage entre eidôlon et eikôn ? C’est que le rapport de l’image à ce qu’elle représente est tout autre dans chaque cas. Idole et icône, écrit S. Saïd, sont différentes « parce qu’elles constituent des modes de représentation différents ». L’eidôlon est une simple copie de l’apparence sensible, le décalque de ce qui s’offre à la vue, l’eikôn est une transposition de l’essence. Entre l’eidôlon et son modèle, l’identité est toute de surface ; entre l’eikôn et ce à quoi elle renvoie, la relation se noue « au niveau de la structure profonde et du signifié ». En tant que simulacre, l’eidôlon s’adresse au seul regard ; il le capte, le fascine et lui fait oublier le modèle auquel il se substitue au point de prendre sa place à la façon d’un double. En tant que symbole, l’eikôn repose sur une comparaison entre des termes différenciés ; elle mobilise

l’intelligence dont elle a besoin, dans sa fonction même d’image, puisque la relation qu’elle établit n’est pas une ressemblance extérieure, mais une communauté ou une parenté – de nature, de qualité, de valeur – qui ne relève pas de l’évidence sensible, mais que l’esprit appréhende en posant, entre des éléments hétérogènes, une similitude cachée. Si, entre l’eidôlon et l’eikôn, la distance se creuse, dans l’Empire byzantin, lors de la querelle des images qui, au-delà de l’opposition entre iconophiles et iconoclastes, consacre la valeur toute négative d’idole, et celle toute positive d’icône, cet écart était déjà inscrit dans l’étymologie des deux termes. Ils sont bien l’un et l’autre construits à partir d’une même racine *wei-. Mais, note S. Saïd, « seul eidôlon relève de la sphère du visible, car il est formé sur un thème *weid-, qui exprime l’idée de voir (cf. latin video, grec idein et eidos). Eikôn se rattache au thème *weik-, qui indique un rapport d’adéquation et de convenance (cf. eiskō, eikazō, eikelos) ». L’emploi différentiel, dès l’épopée, des termes apparentés à eidôlon et à eikôn viendrait confirmer cette double nature de l’image suivant qu’elle assume les fonctions de simulacre ou celles de symbole. Dans sa parfaite ressemblance, l’eidôlon est toujours, chez Homère, posé comme inconsistant, trompeur, plus ou moins obscur ; dans la mesure même où il ne retient de ce dont il est la copie que le paraître, il en laisse échapper l’essence. Il faudrait ajouter, en suivant S. Saïd, qu’entre les deux formes de représentation figurée l’opposition se marque en toute netteté quand on confronte les passages où les dieux sont assimilés aux hommes et ceux où les hommes sont comparés aux dieux : « Dans le premier cas, cette assimilation est toujours exprimée par des mots de la famille d’eidôlon. Dire qu’un dieu est à l’image de l’homme, c’est dire qu’il en est le double. Dans le second cas, la ressemblance, qui est

toujours exprimée par eoikōs (ou ses équivalents, homoios ou enaligkios), se situe à un autre niveau. Si un être humain est à l’image du dieu, ce n’est pas parce qu’il en reproduit l’apparence physique mais parce qu’il détient une qualité que les dieux pos6 sèdent à un degré suprême . » Résumons : des temps archaïques au monde byzantin, deux lignes, qui divergent jusqu’à s’opposer entièrement, se développent l’une et l’autre de façon continue, sans rupture ni modification profonde. Si l’icône a pu apparaître, au terme, comme « une porte ouverte sur l’au-delà », si l’idole a pu être condamnée parce qu’elle emprisonne l’homme dans l’apparence et l’ici-bas, c’est qu’au départ déjà l’eidôlon veut se faire passer pour son modèle et cherche à se confondre avec lui, quand l’eikôn se reconnaît distincte de celui-ci et ne revendique qu’une parenté de relation. Ou encore : l’idole fait du visible qui est tout son être une fin en soi. Elle arrête le regard qui s’abîme en elle et lui interdit d’aller plus loin. L’icône, au contraire, porte d’emblée en elle son propre dépassement 7. Les analyses de S. Saïd ont le très grand mérite de ne pas traiter l’image comme une réalité simple, allant de soi et dont la nature ne ferait pas question. Elles cherchent précisément à répondre au problème de ce qu’étaient les images dans l’esprit des Grecs : quelles fonctions étaient les leurs, quelles opérations mentales mettaient-elles en œuvre, comment étaient-elles vues et pensées, en quoi consistait le rapport de « semblance » qu’elles entretenaient avec leur modèle ? L’enjeu est de taille. Il ne s’agit pas seulement de savoir s’il y a eu dans la culture grecque, des temps homériques à l’époque byzantine, continuité par maintien d’une structure polaire de l’image ou si, au contraire, il faut faire une place dans l’histoire de la représentation figurée à des moments de crise, de rupture, de

renouvellement. Derrière cette première question s’en profile une seconde, qui lui est liée et qui concerne directement le statut psychologique de l’image. A quel moment a-t-elle acquis les caractères qui permettront à Platon de la définir comme une fiction, un non-être, qui n’a pas d’autre réalité que cette « similitude » avec ce qu’il n’est pas : en bref, quand l’image a-t-elle été appréhendée comme un faux-semblant, produit illusoire d’un artifice imitatif ? A cet égard, S. Saïd ne prend pas en compte, dans son étude, ce fait majeur : dans le couple eidôlon-eikôn, les deux termes ne e sont pas contemporains. Eikôn n’est pas en usage avant le V siècle. Cette innovation semble d’autant plus significative qu’elle se produit en même temps que fait son apparition une autre tranche de vocabulaire, pour exprimer les valeurs de simulation et d’imitation : mimos, mimēma, mimeisthai, mimesis – termes qui s’appliquent aux figures plastiques, à la poésie et à la musique, mais qui sont spécialement liés à l’instauration d’un nouveau type d’œuvre littéraire, le spectacle dramatique, dont l’originalité consiste à rendre présents aux yeux du public, pour qu’il les voie directement sur la scène, les personnages et les événements « fictifs » que l’épopée relatait sous forme de récit, en style indirect. Eikôn, mimeisthai, tragédie – la simultanéité de ces trois ordres de faits paraîtra d’autant moins fortuite que, si Platon est le premier philosophe à élaborer une théorie générale de l’image comme imitation de l’apparence, le spectacle tragique constitue, selon lui, le prototype par excellence de ces techniques illusionnistes mises en œuvre par la mimesis. De ce décalage dans le temps entre eidôlon, présent dans nos plus anciens textes, et eikôn, plus tardif, quelle conclusion tirer quant à ce que les Grecs entendaient par représentation figurée ? On pourra, bien entendu, pour diminuer l’impact de cet écart de trois

siècles, observer qu’à défaut du mot lui-même on trouve, en même temps qu’eidôlon, l’ensemble des termes auxquels eikôn se rattache et sur lesquels S. Saïd a fait porter son analyse : le parfait eoika, « il convient, il semble », le participe eikōs, eoikōs (fém. eikuia), « à la semblance de », les verbes eiskō, eikazō, « rendre semblable, assimiler, conjecturer », eikelos ou ikelos, « semblable, comparable ». Mais c’est précisément sur ce point que l’interprétation de S. Saïd semble rencontrer la plus grande difficulté : entre les deux champs sémantiques qu’elle a distingués, l’opposition n’apparaît pas aussi rigoureuse qu’elle le dit. Il n’est pas exact, en particulier, que dans les cas où les dieux sont assimilés aux hommes, contrairement à ceux où les hommes sont comparés aux dieux, « cette assimilation est toujours exprimée par des mots de la famille d’eidôlon ». Quelques exemples parmi d’autres : quand, dans l’Iliade, Arès (V, 604), Poséidon (XIII, 357), Poséidon et Athéna (XXI, 285) prennent pour agir la semblance d’un être humain, cette assimilation du dieu à l’homme s’exprime par eoikōs ou eiktēn ; de même, dans l’Odyssée (VIII, 194 ; XIII, 222, 288), quand Athéna intervient sous les traits d’un homme ou d’une femme, elle le fait andri demas eikuia, ou demas d’ēikto gunaiki. Si l’on compare Iliade, XXII, 227 à Odyssée, II, 267, l’opposition s’efface entre ce qui relève de l’aspect extérieur visible (eidôlon, eidos) et de la comparaison intellectuelle (eoikōs, eikōs). Dans l’Iliade, Athéna va trouver Hector, en ayant pris la stature et la voix de Deiphobe, eikuia demas kai phōnēn ; dans l’Odyssée, elle aborde Télémaque avec la stature et la voix de Mentor, eidomenē demas kai audēn. Loin de s’opposer, eikuia et eidomenē sont interchangeables, de la même façon qu’en Iliade, XVII, 323, Apollon stimule Énée sous les traits de Périphas, demas Periphanti eoikōs. Et cette « semblance de relation » dans le registre de eoika est confirmée trois vers plus loin (326) : tōi min

eeisamenos, par une semblance de vision dans le registre de idein et eidos. Il y a plus grave. L’eidôlon « simule » bien l’aspect extérieur de ce dont il est le double et S. Saïd a pleinement raison sur ce point (encore qu’à la taille, l’allure, les traits du visage, la carnation, les vêtements, les armes, il faille ajouter la voix, qui n’est pas de l’ordre du visible, mais fait partie de la façon dont un individu se présente à autrui, de son « apparaître ») ; cette « similitude » extérieure de l’eidôlon devrait, dans la perspective de S. Saïd, s’écarter des formes d’analogie auxquelles répond le vocabulaire apparenté à eikôn. C’est le contraire qui est vrai. La « semblance » de l’eidôlon s’exprime par les termes mêmes dont eikôn est un dérivé. Les champs sémantiques de ces deux familles de mots, s’il leur arrive de se dissocier, loin de s’opposer, se recoupent dans nos textes les plus anciens. Le point est assez important pour qu’on s’y arrête quelque peu. En observant qu’il faudrait traduire eidôlon par double ou fantôme plutôt que par image, nous avons à plusieurs reprises indiqué que ce terme est employé de façon exclusive pour désigner trois types de phénomènes : l’apparition surnaturelle, phasma, le songe, oneiros 8 (onar), l’âme-fantôme des défunts, psuchē . Dans les trois cas, l’eidôlon revêt une complète simi-litude – le texte y insiste – avec l’être humain dont il est le double. Ainsi de l’eidôlon qu’Apollon fabrique « pareil à Énée lui-même (Aineia ikelon) et tel quant à ses armes » (Il., V, 449-450). Autour de ce fantôme, Grecs et Troyens se combattent comme s’il s’agissait d’Énée en personne. Ainsi encore du songe – oneiros – envoyé par Zeus à Agamemnon, et qui ressemblait tout à fait à Nestor, angkhista eōikei (Il., II, 58), comme de l’eidôlon qu’Athéna a fabriqué pour apparaître en songe devant Pénélope et qui est d’aspect semblable à une femme, Iphtimé :

demas d’ēikto gunaiki (Od., IV, 796-797, 824, 835). Ainsi enfin de la psuchē de Patrocle, qui se présente devant Achille endormi sous sa forme d’eidôlon ; en tout elle est semblable à Patrocle, pour la taille, les beaux yeux, la voix : pant’ eikuia ; elle lui ressemblait prodigieusement : eikto de theskelon autōi (Il., XXIII, 66 et 107). Mais s’il n’existe aucune incompatibilité entre eidôlon et le vocabulaire d’eoikōs, si au contraire la semblance du premier s’exprime chaque fois par les mots de la famille du second, l’opposition idole-icône n’est plus pertinente pour l’époque archaïque ; elle ne peut plus servir de cadre à une enquête sur le statut de l’image, ses fonctions, sa nature. On ne trouve pas d’un côté une image-idole simulant l’apparence, de l’autre une imageicône orientée vers l’essence. Au reste, les études d’A. Rivier auxquelles S. Saïd fait référence pour souligner « le caractère intellectuel de l’opération décrite par les 9 verbes eiskō et eikazō » ont eu le grand mérite de montrer que, comme dokeō, dokos, doxa, ce vocabulaire demeure, dans ses emplois anciens, étranger à ce que Rivier appelle « la problématique de l’être et du paraître », problématique qui, pour être centrale dans la pensée du IVe siècle, n’en a pas moins émergé très lentement à la conscience philosophique du

e

V

, sous l’impulsion de l’école éléate.

Et, de fait, l’eidôlon, qu’il soit simulacre ou rêve fabriqué par un dieu, qu’il soit âme-fantôme, ne fait, sous aucune de ses formes, référence à ces catégories. Il se situe en dehors du couple paraîtreêtre. Sans traduire l’essence, il n’est pas non plus simple apparence. L’eidôlon-psuchē de Patrocle, l’eidôlon-songe en forme d’Iphtimé sont bien davantage que l’aspect extérieur de ces deux individus ; ils en ont la voix, c’est-à-dire qu’ils échangent des propos et communiquent avec leur vis-à-vis dans un dialogue animé comme le feraient des personnes réellement présentes en chair et en os. Ni

apparence ni essence – deux termes dont chacun n’a de signification que par rapport à l’autre –, l’eidôlon se manifeste, pourrions-nous dire en utilisant le moins mauvais mot dont nous disposons, comme l’« apparaître » de quelqu’un. Par là il n’est pas, au premier abord, différent de tous les autres « phénomènes », c’est-à-dire de tout ce dont la présence se manifeste (phainō) en se faisant voir aux yeux des humains. L’eidôlon s’en distingue cependant, parce qu’en lui l’apparaître est équivoque, déroutant : il comporte un double et contra-dictoire aspect. D’une part, en tant que simulacre, il est à ce point précis, concret, complet qu’on ne peut que s’y laisser prendre. Mais il est en même temps insaisissable : il se dérobe et se dissipe dès qu’on veut mettre la main sur lui. Il est inconsistant, évanescent, vide, à la façon d’une ombre, d’une fumée, d’un rêve. Il est bien l’apparaître, mais de qui n’est pas là ; sa présence est celle d’un absent. Mais l’absence que l’eidôlon porte en lui n’est pas toute négative ; elle n’est pas l’absence de ce qui n’existe pas, d’un rien, mais celle d’un être qui n’est pas d’ici-bas ; si on ne peut le joindre ni l’étreindre, c’est qu’il appartient à l’au-delà, dont il n’a surgi que pour y faire bientôt retour ; alors même qu’il se montre à nos yeux et jusque dans sa présence ici-bas, il porte la marque de cet ailleurs où il réside. Pour le dire d’un mot, l’eidôlon est apparition. Il tranche sur l’aspect ordinaire et commun de ce qui se manifeste à la lumière du jour ; il s’en démarque à la fois en plus et en moins. Il est plus, par le caractère « divin » dont il est parfois expressément qualifié et qui marque sa dimension « surnaturelle » ; il est moins, parce que l’absence, la vacuité dont sa présence est le signe le rapprochent de ces reflets illusoires, affaiblis, obscurcis qui se forment sur la surface sombre des miroirs, quand on s’y regarde et qu’on s’y voit, tout en sachant bien qu’on n’y est pas et que ce 10 « soi-même » est un leurre .

Figure de l’invisible, l’eidôlon archaïque est à la fois présence de celui dont on reconnaît l’identité en le voyant planté devant soi et complète absence d’un être qui a quitté la lumière du jour (la psuchē) ou qui d’origine lui est étranger (l’oneiros et le phasma). Dans l’histoire de la représentation figurée, ce point de départ donne e e la mesure des changements qui, du VIII au IV siècle, ont affecté le statut de l’image pour aboutir, chez Platon, à une théorie générale faisant de toutes les formes d’eidôla, qu’il s’agisse d’eikones ou de phantasmata, des faux-semblants produits d’une même activité « mimétique », fabricatrice d’un monde d’illusions par son aptitude à simuler, comme en un jeu de miroir, l’apparence extérieure de tout ce qui existe de visible dans l’univers 11. Du double à l’image, de la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence, cette métamorphose de l’eidôlon pose une nouvelle et difficile question. Si l’eidôlon n’imite pas l’apparence de ce dont il est le fantôme, il se présente cependant comme son double, son simulacre. En quoi consiste alors sa « semblance » avec ce dont il manifeste ici-bas la présence-absence, et comment cette similitude pourrait-elle être autre chose que la ressemblance physique entre la copie et son modèle – leur identité d’aspect ? L’objection ne serait valable que si l’effet de semblance produit par l’eidôlon était strictement confiné au domaine visuel ; or ce n’est pas le cas, pour une double raison. D’abord, la voix a sa place et tient son rôle dans l’apparition de l’eidôlon au même titre que l’aspect extérieur ; ensuite et surtout, la similitude de forme corporelle, de stature, de démarche, de regard, de vêtements, au lieu de s’exprimer, comme on pourrait s’y attendre et comme S. Saïd le suppose, par un vocabulaire du « voir » (idein, eidos), le fait par des termes apparentés à eoikōs, traduisant une « adéquation » d’un autre type que la conformité par imitation de l’apparence extérieure.

Au-delà du simple aspect physique, ce que simule l’eidôlon, c’est l’identité d’un individu ou, pour reprendre la formule même d’A. Rivier, le rapport à son type, « à l’image exemplaire de sa 12 nature propre ». Certes le corps est un élément de cette identité, mais il n’y entre pas à la façon dont un peintre en tracerait le portrait exact ; le corps est perçu comme un témoin de ce que sont, socialement et personnellement, un homme ou une femme. Sur le mode d’un emblème où s’inscriraient les qualités, les vertus, les dignités de chacun, il rend manifestes aux yeux d’autrui le statut et le rang d’un individu, sa timē, c’est-à-dire ce qu’il vaut et les honneurs qui lui sont dus. Dans ce que nous appelons l’aspect physique d’une personne, le corps apparaît, pour les Grecs, porteur de valeurs : beauté, noblesse, force, agilité, élégance, éclat de la charis. La conformité à ces valeurs – que seuls les dieux possèdent dans leur plénitude 13 et dont le corps des mortels ne peut briller que d’un éclat affaibli, obscurci, passager –, cette convenance par rapport à un modèle instituent, pour l’individu, une première forme de ressemblance, la simi-litude à soi, l’adéquation de l’« apparaître » à ce qu’on est réel14 lement, c’est-à-dire à ce qu’on vaut . Cette semblance première à travers laquelle se fait reconnaître pour chacun son identité n’est pas de l’ordre d’une imitation trait pour trait, mais d’une congruence par rapport à une norme, d’une évaluation par rapport à un modèle exemplaire. Similitude à soi donc, constitutive de l’identité et dont l’eidôlon présente comme un duplicata, au même titre que les enfants par rapport au père qui, pour les engendrer, imprime son modèle, son tupos, dans la matrice de l’épouse, afin qu’ils soient « semblables à lui », eoikota tekna (Trav., 182, 235), ou que Pandora, façonnée dans la glaise par Héphaïstos à la semblance d’une parthenos 15, c’est-à-dire de ce

qu’elle sera, dès lors que la similitude avec elle-même se trouvera en elle effective ; et cette identité féminine qu’assume Pandora en s’assimilant au modèle de la parthenos renvoie à son tour à une autre semblance : par la beauté de son jeune corps de vierge, de ses vêtements, de ses parures, de sa couronne, par la charis, la puissance de séduction qui en émane, la parthenos est elle-même 16 « à l’image des déesses immortelles » (Trav., 62) . Si Pandora peut être ainsi tout à la fois la première jeune fille, d’où est issue la race des femmes en son entier, et une image façonnée à la semblance d’une parthenos qui est, en tant que telle, semblable aux déesses immortelles, on comprend mieux qu’il n’y ait pas encore, dans nos plus anciens textes, d’opposition radicale, ni même de coupure nette, entre l’identité d’une créature vivante et la semblance d’une effigie fabriquée par la main experte d’un artisan : les innombrables daidala, les ciselures que, tout autour du diadème d’or de Pandora, Héphaïstos façonne « à l’image des bêtes que nourrissent la terre et les mers », sont tous « semblables à des êtres vivants » ; et cette semblance à des créatures en chair et en os vient de ce que, thauma idesthai, merveille à voir, le bijou prolonge l’effet que produit sur ceux qui la regardent la personne de la vierge : le charme infini, charis pollè, illuminant le diadème, se mêle et se confond avec les puissances de vie, de beauté, de séduction qui, à la semblance des déesses immortelles, rayonnent du corps de la femme (Théog., 578584). Dernière remarque : pour qu’un homme soit pleinement luimême, pour qu’il atteigne sa propre identité par conformité au type authentique du kalos kagathos, il faut et il suffit qu’il apparaisse « semblable aux dieux », de la même façon que les images figurant des hommes ou des bêtes, pour s’animer et provoquer la même stupeur admirative que si elles étaient réelles, doivent apparaître

« semblables à des êtres vivants ». Le rapprochement entre ces deux ordres de semblance dépasse la simple comparaison. Assimiler un homme aux dieux, c’est reconnaître, chez ce personnage, une entière restauration de sa figure dans la plénitude et l’intégrité des valeurs qu’elle doit manifester. Cette restauration de l’identité suppose que la divinité y mette un peu du sien, en accordant à un mortel un surplus de cette grâce, cette force, cette beauté qui sont l’apanage des Immortels. Rappelons comment s’y prend Athéna pour qu’Ulysse se présente devant Nausicaa dans sa majesté héroïque. Le fils de Laërte s’est déjà lavé aux eaux d’un fleuve, il a purifié son corps, sa tête, son visage des impuretés et de la crasse qui lui souillaient la peau ; frotté d’huile il a caché sa nudité dans les vêtements déposés près de lui : « Et voici qu’Athéna, la fille du grand Zeus, le faisant apparaître et plus grand et plus fort, déroulait de son front des boucles de cheveux aux reflets d’hyacinthe ; tel un artiste habile, instruit par Héphaïstos et Athéna de toutes leurs recettes, coule en or sur argent (peri-kheuetai) un chef-d’œuvre de grâce (kharien ta erga), telle Athéna versait (katekheue) la grâce sur la tête et le buste d’Ulysse. Il était rayonnant de grâce et de beauté quand il revint s’asseoir à l’écart sur la grève » (Od., VI, 229-236). La « semblance aux dieux » par le rayonnement de la charis est versée sur l’homme vivant, comme la « semblance aux hommes vivants » est versée par la main de l’habile artisan sur les images qu’il confectionne. A l’opposé, la bassesse et l’indignité d’un être humain transparaissent dans la détérioration ou même la totale dégradation de sa figure. Comment s’exprime cette disgrâce ? Par la négation de la semblance, de la convenance. A eoikōs, eikelos font pendant, en négatif, l’aikia, l’action d’aeikizein : outrager le corps de l’ennemi abattu, c’est, en livrant sa dépouille aux chiens et aux oiseaux, en

déchirant sa peau, en meurtrissant sa face, en le laissant pourrir et se décomposer, mangé des vers, en plein soleil, chercher à ramener sa figure au degré zéro du convenable et du ressemblant, à détruire entièrement son identité, sa valeur, pour le réduire à n’être rien. Évoquant la métamorphose d’Ulysse, d’abord hideux au sortir du sommeil, puis rayonnant de grâce et de beauté, Nausicaa confie à ses servantes : « Je l’avoue, cet homme tout à l’heure me semblait aeikelios, maintenant theoisi eoike, il ressemble aux dieux » (Od., VI, 242-243). A un pôle, la « semblance aux dieux » qui confirme aux yeux de tous votre identité de noblesse en vous faisant briller d’un éclat plus qu’humain ; à l’autre, la non-similitude, l’inconvenance qui, vous rejetant de l’humain, vous réduisent à un état de non-personne.

1. Xoana and the Origin of Greek Sculpture, Atlanta, Géorgie, 1988. 2. Troyennes, 12 ; Héraclides, 936-937 (bretas Dios tropaiou) ; Phèdre, 1250 et 1473. 3. Xoan’ hēdumelê, fr. 238 Radt [217 Nauck2] = Athénée, XIV, 637 a. 4. S. Saïd, « Deux noms de l’image en grec ancien : idole et icône », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, avril-juin 1987, p. 309-330. 5. « Que l’idole ne puisse s’aborder que dans l’antagonisme qui l’unit immanquablement à l’icône, il n’en faut sans doute pas discuter », écrit Jean-Luc Marion : « Fragments sur l’idole et l’icône », Revue de Métaphysique et de Morale, 4, 1979, p. 433. 6. S. Saïd, art. cit., p. 322. 7. Cf. J.-L. Marion, art. cit. : « Le regard seul fait l’idole » (p. 435) ; « Idole – ou le point de chute du regard […]. Quand l’idole apparaît, le regard vient de s’arrêter : l’idole concrétise cet arrêt » (p. 436) ; « Si le regard idolâtrique n’exerce aucune critique de son idole, c’est qu’il n’en a plus les moyens : sa visée culmine sur une position qu’occupe aussitôt l’idole et où s’épuise toute visée » (p. 437). Et contra, sur l’icône : « Tandis que l’idole résulte du regard qui la vise, l’icône convoque la vue en laissant le visible peu à peu se saturer d’invisible […]. Icône, non du visible, mais bien de l’invisible, ce qui implique

donc que, même présenté par l’icône, l’invisible demeure invisible » (p. 440) ; « L’icône ne rend visible l’invisible qu’en suscitant un regard infini […]. Le regard humain, loin de fixer le divin en un figmentum, aussi figé que lui, ne cesse, envisagé par l’icône, d’y voir advenir la marée de l’invisible » (p. 444). 8. Quand un dieu se présente à la vue des humains en revêtant l’aspect d’un mortel, le terme eidôlon n’est jamais utilisé. En ce sens, il faut distinguer du problème de l’image ceux que posent les épiphanies et métamorphoses divines. 9. S. Saïd, art. cit., p. 311, note 12. 10. Le même eidôlon peut être qualifié d’obscur, amauros, et de divin, theoio, comme en Odyssée, IV, 831. En Iliade, II, 56, l’oneiros qui vient, tout à fait semblable à Nestor, visiter Agamemnon à travers la nuit sainte est divin, theios. Dans le cas du phasma et de la psuchē, l’appartenance à l’au-delà va de soi, contrairement au cas du rêve : il y a en effet des rêves qui ne sont pas divins. 11. Cf. J.-P. Vernant, « Image et apparence dans la théorie platonicienne de la mimésis », Journal de Psychologie, 2, 1975 (reproduit, sous le titre « Naissance d’images », dans Religions, histoires, raisons, Paris, 1979, p. 105-137). 12. A. Rivier, « Sur les fragments 34 et 35 de Xénophane », Revue de Philologie, 30, 1956, p. 48, note 1. Cité par S. Saïd, art. cit., p. 322. 13. Plénitude si intense, si aveuglante, que le regard humain ne peut les contempler. En ce sens, les valeurs que le corps reflète s’enracinent dans un au-delà invisible. 14. D. Saintillan écrit justement : « Pour un mortel, venir au jour, apparaître, c’est toujours pour lui revêtir une semblance – laquelle doit être alors la sienne propre –, celle qu’il transmettra par la voie de la génération aux enfants qui devront lui ressembler » (« Les grâces de Pandora », texte inédit présenté au colloque de Lille sur Hésiode. Nous remercions Daniel Saintillan de nous l’avoir communiqué). 15. Parthenōi… ikelon : Travaux, 71 ; Théogonie, 572. 16. Zeus commande à Héphaïstos de « former, à l’image des déesses immortelles, un beau corps aimable de vierge ».

Les semblances de Pandora Qui est Pandora ? Un être façonné dans la glaise mouillée d’eau par Héphaïstos, à la demande de Zeus et suivant ses consignes, pour être offert aux humains comme un don, en contrepartie du feu, volé et donné à eux par Prométhée. Aussi longtemps que dieux et hommes étaient encore mêlés, il n’y avait point de femmes ; le monde n’en comportait pas encore. C’est en effet de cette Pandora, concoctée par Zeus lors de la querelle qui l’oppose à Prométhée, qu’est issue en son entier la race des femmes. Que signifie cette « artificialité » de la première créature humaine féminine, fabriquée à la façon d’une statue ou d’un mannequin au lieu d’être née de la terre ou d’avoir surgi à son tour dans la descendance de Gaia ? Dans le processus généalogique dont la Théogonie fait le récit, Pandora constitue une exception ; elle fait figure d’ajout ; nul autre être n’a été, comme elle, produit par une opération technique, à l’initiative de Zeus. Cette innovation ne concerne pas seulement, à travers Pandora, toute la tribu des femmes, dont elle marquerait, par opposition aux mâles, le caractère second, surajouté, factice. Elle engage le statut de la créature humaine en général. Dès lors qu’a été créée la gent féminine, tous les humains, quel que soit leur sexe, vont connaître une forme nouvelle de venue au monde. Naître implique désormais qu’un mâle, par le moyen de sa semence, ait

déposé dans le ventre d’une femme, comme le sculpteur imprime une marque dans la glaise, la forme qui le caractérise et qu’il tient lui-même de ses parents. Du jour où la femme a été « produite », les humains pour exister doivent se reproduire. Ils cessent d’être là tout simplement, de s’y trouver comme auparavant, à la façon des dieux, dans une existence autosuffisante. Pour une créature dont l’accès à l’être, au lieu d’être direct, s’opère nécessairement par le biais de la reproduction, venir au monde, quitter le monde sont liés comme les deux faces inséparables de la même « vie mortelle ». La figure de tels êtres, nés et périssables (la façon dont leur « apparaître » se manifeste aux yeux de tous à la lumière du soleil), cette figure ne leur appartient pas en propre ; elle est héritée, dépendante de ceux qui les ont pré-cédés et dont ils procèdent ; elle ne peut non plus se maintenir, stable et identique comme chez les dieux, au fil du temps chez le même individu ; pour ne pas se perdre elle doit être transmise, à travers une femme, à un descendant qui, succédant le jour venu à son géniteur, en réactualisera à son tour en lui-même la figure. Quand naissent des enfants, leur identité ne tient pas à la singularité de leur nature individuelle ; elle se définit par leur commune « semblance au père ». Pour Hésiode, les fils qu’enfantent les épouses sont semblables à leurs pères, eoikota tekna goneusi (Trav., 235). Imaginer que cette similitude cesse, que le père ne soit plus semblable (homoios) aux fils ni les fils au père (Trav., 182), c’est ouvrir la perspective d’un monde à l’envers, toute règle, toute norme abolie, quand il ne restera plus à Zeus qu’à anéantir l’espèce humaine. Aristote, sur ce point, ne voit pas les choses très différemment. « Les parents aiment leurs enfants, écritil, parce qu’en eux ils se reconnaissent eux-mêmes, car du fait qu’ils procèdent d’eux ils sont en quelque sorte d’autres eux-mêmes,

autres toutefois parce qu’ils existent à part d’eux […]. Les frères, eux, s’aiment entre eux parce qu’ils tirent leur origine des mêmes êtres : l’identité de leur relation à ceux-ci les rend identiques entre eux. Ils sont en quelque sorte un même être, encore que subsistant en des individus séparés » (Éthique à Nicomaque, 1161 b, 27-30). Transmise par le père à ses enfants et constitutive de leur identité, cette « semblance » ne relève pas de la simulation de l’apparence extérieure. Elle n’est pas un artifice de faux-semblant, au sens que Platon assigne aux opérations mimétiques. Elle traduit l’actualisation, l’incarnation en chacun des rejetons d’une même forme, à valeur de norme, les rendant tous, d’un seul et même coup, par la similitude au père, semblables entre eux et semblable chacun à lui-même. Pour mieux discerner les implications, proches et lointaines, de ce type de semblance (qu’expriment les adjectifs homoios, ikelos et, de façon plus générale, le vocabulaire rattaché à eoika), il faut examiner au plus près l’artificialité de la figure de Pandora en suivant les analyses de Judet de La Combe et de Daniel Saintillan. En Théogonie, 513-514, l’histoire que va raconter Hésiode est résumée de la façon suivante : « Épiméthée le premier accueillit en épouse (gunaîka) la vierge formée par Zeus, plastēn parthenon. » En 571-572, le texte précise : « avec de la terre, Héphaïstos modela (sumplasse) un être semblable à une chaste vierge (parthenoi aidoiēi ikelon) ». La même formule se retrouve en Travaux, 70-71 : « Héphaïstos modèle dans la terre un être semblable à une chaste vierge (ek gaiès plasse… parthenoi aidoiēi ikelon) ». Mais, aux vers 60 et suivants, les consignes que Zeus ordonne de suivre pour créer le mal aimable qu’il va donner aux hommes à venir, pour leur plus grande peine, sont un peu différents : il commande à Héphaïstos de tremper d’eau de la terre (gaîan hudei phurein), d’y mettre la voix et

la force (audēn kai sthenos) d’un humain et d’en faire une belle forme désirable de vierge, parthenikês kalon eidos epēraton, qui ressemble en face (de visage, quand on la regarde) à une déesse immortelle, athanatēis de theēis eis ōpa eiskein. Pandora est modelée à la semblance d’une vierge humaine qui n’existe pas encore et dont elle va précisément constituer le prototype. Sa mise en œuvre conjugue divers éléments : l’opération est à plusieurs détentes. La forme féminine doit être d’abord actualisée dans un corps juvénile qui instaure le modèle de la parthenos en se l’assimilant. La parthenos créée par Zeus (Théog., 513) se présente dans son apparaître à la semblance d’une parthenos (Théog., 571 ; Trav., 70). L’identité de Pandora, première figure de la jeune vierge chez les humains, s’établit par et dans la semblance à ce qu’elle doit être pour être elle-même. Mais cela n’est pas suffisant. En rester là serait faire de Pandora l’équivalent d’un eidôlon : un double tout à fait semblable lui aussi à un être véritable, mais vide, inconsistant, insaisissable, absent dans sa présence même comme le sont les fantômes des morts, en exil dans l’au-delà. Or la parthenos qui s’actualise en Pandora doit être dotée d’une présence pleine et entière dans ce monde-ci, à la lumière du soleil. Zeus recommande donc à Héphaïstos d’animer la figure qu’il a façonnée, d’y placer la parole et la force d’un être humain, anthrōpou audēn kai sthenos (Trav., 61-62) ; Hermès prend le relais en introduisant en elle un esprit impudent, un caractère artificieux, kuneon noon, epiklopon ēthos (67), une voix, phōnēn (79). Intérieurement constituée en être humain, Pandora est vivante ; elle pense, elle se meut, elle émet des sons. Elle n’est pas le double d’un être humain vivant ; elle est cet être même en femme. Quand elle vient au monde, cette femme, origine de toutes les femmes, est une parthenos, une toute jeune fille, dans la fleur de

son âge. Sa figure – ce qu’on voit d’elle, son apparaître – est belle et désirable. Or toutes les qualités positives, toutes les valeurs vitales qui revêtent ici-bas de beauté un corps humain trouvent ailleurs, chez les dieux, leur source et leur modèle. Elles ne sont pas, chez les être périssables, voués au vieillissement comme au trépas, originelles, mais dérivées, empruntées. Leur éclat ne brille sur les humains que comme un reflet affaibli, obscurci, éphémère, de cette splendeur qui illumine en permanence les Immortels. Belle et désirable, Pandora a été modelée, dans sa figure même de parthenos, « à l’image des déesses immortelles ». Cette ressemblance fait d’elle, pour ceux qui la regardent, qu’ils soient dieux immortels ou hommes mortels (Théog., 588), un thauma, une merveille dont l’attrait bouleverse les spectateurs. C’est toujours, note Saintillan, « ce terme de thauma qui est employé par les Grecs pour dire la manière dont la charis se donne à voir et se fait 1 reconnaître ». Pandora est nimbée de grâce. Par l’effet de la charis qui irradie de sa personne, on ne peut la voir sans se trouver du coup saisi à la fois d’une stupeur admirative et d’un élan vers elle de désir amoureux. Mais, pas plus que la vie, la charis de Pandora ne lui est inhérente et consubstantielle La vie a été du dehors introduite en elle avec la force, l’esprit, le tempérament, la voix ; sur elle, à la surface de son corps, la charis est par Aphrodite répandue, versée du dehors (Trav., 65). C’est bien d’une parcelle de vie divine qu’il s’agit, mais, pour l’avoir reçue de l’extérieur, Pandora ne la possède pas « comme quelque chose dont elle serait originairement et par ellemême la dispensatrice », mais « comme quelque chose dont elle est 2 seulement le véhicule ». Ce caractère second, dérivé, du charme féminin qui, pour se manifester, doit passer par la ressemblance aux déesses tient-il exclusi-vement à l’artificialité de Pandora, fabriquée

à la façon d’une œuvre d’art, d’un agalma, objet précieux fait, comme elle, pour être admiré, offert en don et tisser en circulant des alliances ? Disons plutôt que l’introduction de Pandora et, de façon plus générale, du sexe féminin au milieu des mâles consacre et scelle une forme d’existence et une façon d’apparaître que tous les humains partagent avec la parthenos. Ce n’est pas seulement sur Pandora, observe Saintillan, que la charis est « versée » du dehors comme un reflet de la vie authentique, celle qui brille épanouie chez les dieux. Selon l’épopée, quand un mortel, homme ou femme, se trouve resplendir de charme et de beauté, c’est toujours par la faveur d’une divinité qui, répandant sur lui la charis exactement comme Aphrodite la verse sur Pandora (les mêmes mots sont utilisés), le fait apparaître au terme de l’opération « semblable aux dieux ». Le texte le plus parlant à cet égard est bien celui du chant VI de l’Odyssée. Sur le rivage de Phéacie qu’il a pu, non sans mal, gagner à la nage, Ulysse, méconnaissable, défiguré à force d’avoir séjourné, des jours durant, dans les eaux marines, se présente d’abord aux yeux de Nausicaa et de ses servantes horrible, monstrueux, pareil à un lion sauvage des montagnes. Pour qu’il redevienne lui-même, que sa figure soit restaurée dans la plénitude des valeurs qu’elle doit manifester, il ne suffit pas que, lavé au courant d’un fleuve, il ait purifié son corps, sa tête, son visage des impuretés qui lui souillent la peau, que, frotté d’huile, il ait caché sa nudité dans les beaux vêtements déposés près de lui. La restauration de son identité exige qu’un dieu y mette un peu du sien en lui accordant un surplus de cette grâce, cette vigueur, cette beauté qui sont l’apanage des Immortels. Ulysse, maintenant, est net, propre. Mais pour qu’il se présente semblable à ce qu’il est,

pour que son apparaître soit conforme à son statut héroïque d’homme valeureux, il faut qu’Athéna lui donne un coup de main. « Et voici qu’Athéna, la fille du grand Zeus, le faisant apparaître et plus grand et plus fort, déroulait de son front des boucles de cheveux aux reflets d’hyacinthe ; tel un artiste habile, instruit par Héphaïstos et Athéna de toutes leurs recettes, coule en or sur argent (perikheuetai) un chef-d’œuvre de grâce (kharienta erga), telle Athéna versait (katekheue) la grâce sur la tête et le buste d’Ulysse. Il était rayonnant de grâce et de beauté quand il revint s’asseoir à l’écart sur la grève » (Od., VI, 229-236). Témoin de cette métamorphose qui a transfiguré Ulysse, d’abord hideux au sortir du sommeil, puis rayonnant de grâce et de beauté, Nausicaa qui le contemple glisse en confidence à ses servantes : « Je l’avoue, cet homme tout à l’heure me semblait aeikelios [« non semblable, inconvenant »] ; maintenant theoisi eoike, il ressemble aux dieux qui tiennent le vaste ciel » (ibid., VI, 242-243). D’abord une figure de non-similitude, de non-convenance, qui, vous rejetant hors humanité, vous réduit à n’être plus rien ni personne. Au terme, la semblance aux dieux qui confirme aux yeux de tous votre identité de noblesse en vous faisant briller d’un éclat plus qu’humain. Le même travail de réfection pour rendre à Ulysse la similitude avec lui-même, pour lui restituer un apparaître conforme à sa nature héroïque se renouvelle à plusieurs reprises : scénario identique, mêmes termes pour le décrire. Au chant VIII (18 sq.), devant les Phéaciens rassemblés pour admirer le nouveau venu, Athéna verse sur la tête et le buste du fils de Laërte « une grâce qui émane des dieux, thespesien katekheue kharin, pour qu’en apparaissant et plus grand et plus fort sa vue inspire à tous la crainte et le respect dus à sa personne » ; au chant XVI, sur le seuil du logis où demeure Télémaque, Athéna, d’un coup de sa baguette d’or, rend à Ulysse,

avec ses vêtements, sa belle allure et sa jeunesse. Quand le héros, la porte franchie, réapparaît devant son fils, ce dernier détourne les yeux, plein de trouble et d’effroi, craignant de voir un dieu. « Quel changement ! s’exclame-t-il. Tout à l’heure tu étais un vieillard en loques inconvenantes (aeikea) ; maintenant tu ressembles aux dieux » (181 et 199-200). La restauration de la figure d’Ulysse devant Pénélope, au chant XXIII (156-163), reprend presque mot pour mot les formules utilisées dans l’épisode de la rencontre avec Nausicaa. Ulysse est chez lui. Eurynomé le baigne, le frotte d’huile, l’habille. Athéna répand la beauté sur sa tête. Elle agit comme le fait l’artiste, instruit par Héphaïstos et elle-même, quand il coule l’or sur l’argent pour réaliser des kharienta erga, des chefs-d’œuvre de grâce. De la même façon, Athéna verse sur la tête et les épaules d’Ulysse la charis. Au sortir du bain, son allure était semblable aux Immortels, athanatoisi homoios (154). Au reste, Ulysse n’est pas le seul en cause. Au chant XVIII (190195), c’est sur Pénélope endormie qu’Athéna répand « ses dons immortels (ambrota dôra) » afin qu’elle charme les yeux des Achéens. Tout en la faisant paraître plus forte et plus grande, elle lave son beau visage avec cette essence de divine beauté qu’utilise Aphrodite en personne pour rejoindre le chœur aimable des Charites (Kharitōn khoron himerventa). Le vieux Laërte à son tour connaîtra, grâce à Athéna, un renouveau de sa figure. Sa vieille servante sicilienne l’avait conduit au bain, frotté d’huile, habillé. Debout près de lui, Athéna lui verse un regain de vigueur ; elle le rend en son apparaître et plus grand et plus fort. A le voir devant lui en face « semblable aux dieux immortels (athanatoisi theôis enaligkion) », son fils s’émerveille (thaumaze) (XXIV, 365-375). Que nous apprennent ces textes ? Ils confirment, bien sûr, l’exact parallélisme entre l’action qu’accomplit Aphrodite répandant la grâce

sur Pandora pour que, modelée à la semblance des déesses, elle soit bien conforme à son identité de par-thenos, objet d’émerveillement et de désir, et celle qu’effectue Athéna versant grâce, force et beauté sur divers personnages pour qu’ils récupèrent, dans la similitude aux dieux immortels, l’intégrité d’une figure conforme à ce qu’ils sont, pour que leur apparaître manifeste aux yeux de tous la suprématie de leur rang, leur éminente valeur, leur gloire, et les honneurs qui leur sont dus. Il y a plus. La grâce, la beauté répandues par un dieu sur les êtres humains pour restaurer pleinement leur figure sont assimilées de façon explicite à celles dont l’habile artisan parvient à fixer l’éclat sur les kharienta erga, produits de ses toutes savantes recettes (tekhnē pantoie). Saintillan est donc fondé à écrire que la charis de la vie mortelle est par rapport à celle de la vie immortelle comme la charis de l’objet fabriqué (cette chose qui est comme vivante sans être un vivant) par rapport à celle qui est dans le vivant lui-même. L’intérêt de l’épisode de Pandora vient de ce que la parthenos, située comme en position médiane entre l’être humain vivant et l’objet fabriqué à la semblance d’un vivant, souligne de l’un à l’autre les continuités, les passages, les renversements. On peut en effet la considérer soit comme une vierge vivante, la première, mais qui a été créée à la façon d’un agalma, d’un objet précieux fabriqué, soit comme un agalma, un de ces chefs-d’œuvre de grâce que réalise l’art du démiurge, mais auquel on aurait en plus insufflé la vie. Créature vivante, elle est l’ancêtre de toutes les femmes ; objet fabriqué, elle est proche de ces deux servantes d’or qui, dans l’atelier d’Héphaïstos, encadrent le boiteux divin et soutiennent sa démarche incertaine ; construites en métal précieux, brillant, inaltérable, elles sont « semblables à des jeunes filles vivantes (zōêisi neēinisin eoikuiai) », formule qui s’applique normalement à

des objets d’art, Pandora n’étant pas, pour sa part, définie de cette façon : elle est tout bonnement semblable à une parthenos, c’est-àdire à elle-même. Cependant, la semblance des servantes d’or à des êtres vivants dépasse la simple imitation de l’aspect extérieur ; dans leurs phrenes (leur esprit), il y a, comme chez Pandora, noos, sthēnos et audē (jugement, force, voix [Il., XVIII, 417]). Les servantes sont donc à la fois deux joyaux de l’art d’Héphaïstos, deux automates perfectionnés, et l’équivalent chez les dieux de Pandora, l’or à l’éclat impérissable se substituant, comme il convient à des créatures faites pour côtoyer au ciel les Immortels, à la glaise mouillée d’eau d’où est tirée la première parthenos, vouée au déclin de la vieillesse et à la mort. Il faut aller plus loin. On doit se demander si, pour la pensée grecque archaïque, l’art humain (dans le tissage, l’orfèvrerie, la sculpture, la céramique) ne vise pas à suivre la voie indiquée par les savoir-faire divins d’Athéna et d’Héphaïstos. Il s’agirait de parvenir à combler la distance entre l’apparaître d’un vivant et l’apparaître d’un objet fabriqué à la semblance d’un vivant, l’objectif final, l’idéal à atteindre étant d’animer la matière inerte, de la faire vivre aux yeux des spectateurs comme si, en lui conférant l’éclat de la charis, on lui insufflait force, mou-vement et voix. On sera d’autant plus tenté de le supposer que la charis, cette puissance rayonnante de la vie, n’est pas seulement répandue sur Pandora par Aphrodite. Elle émane aussi bien des riches vêtements qui, l’enveloppant, recouvrent sa peau et des parures qui rehaussent l’éclat de sa beauté. La robe blanche, la ceinture, le voile aux broderies bariolées, les colliers d’or, la couronne ciselée que porte Pandora sont partie intégrante de sa personne ; ils prolongent son corps et concourent au même titre que lui – ou de ce qu’il laisse voir – à dessiner sa figure de parthenos, belle et aimable, à l’image des

déesses. Cette panoplie d’objets fabriqués entre dans la composition d’un apparaître d’autant plus « merveilleux à contempler » que le charme des kharienta erga, ouvragés par Héphaïstos et Athéna, se mêle intimement, pour en renforcer l’effet, à celui qu’Aphrodite a directement versé sur la tête de la jeune fille. Relisons le passage de la Théogonie qui fait suite sans transition au modelage d’un être « semblable à une chaste vierge ». Tout aussitôt, Athéna lui noue sa ceinture, la pare d’une robe blanche et fait tomber de son front un voile aux milles broderies (kaluptrēn daidaleēn), merveille à voir, thauma idesthai (575). Autour de sa tête, elle pose un diadème d’or forgé par Héphaïstos ; il porte d’innombrables ciselures (daidala polla), merveille à voir, thauma idesthai (582). Le dieu y avait figuré un grand nombre de bêtes que nourrissent la mer et la terre, des merveilles, thaumasia, semblables à des vivants dotés de voix, zōioisi eoikota phōnēiesin. Sur le bijou, dans la brillance de l’or, le scintillement des ciselures, l’animation du décor animalier, « une charis infinie resplendissait, kharis d’apelampeto pollē » (583). Dans le thauma, l’émerveillement (588) qu’éprouvent dieux et hommes mêlés quand on amène au milieu d’eux, équipée de pied en cap, la première adolescente humaine, il n’est pas de frontière qui se puisse nettement tracer entre la charis qui émane du corps de la jeune fille et celle qui brille sur les chefs-d’œuvre d’art qu’elle arbore ; dans les deux cas, ce qui rayonne et émerveille, c’est le même éclat vivant d’une beauté qui reflète un peu de la splendeur divine. Quand il est dépouillé de toute charis, l’être humain ne ressemble plus à rien ; il est aeikelios. Quand il en resplendit, il est semblable aux dieux, theoisi eoikei. La similitude à soi, qui constitue l’identité de chacun et qui se manifeste dans l’apparaître aux yeux de tous, n’est donc pas chez les mortels une constante, fixée une fois pour toutes. Elle se situe, entre les deux pôles opposés du

semblable à rien et du semblable aux dieux, dans des positions variables suivant que le prestige, la célébrité dont on jouit, la crainte et le respect qu’on inspire sont au plus haut ou au plus bas. A Télémaque, abasourdi d’avoir vu, presque sous son nez, à un vieux loqueteux minable succéder un héros glorieux, Ulysse répond, pour le convaincre qu’il s’agit bien d’un seul et même homme : « il est facile aux dieux de couvrir un mortel ou d’éclat ou d’opprobre (kudēnai thnēton broton ede kakōsai) » (Od., XVI, 212). Kudos, splendeur et gloire ; kakotēs, laideur et vilenie. La grâce et la beauté du corps, faisant voir qui vous êtes, donnent la mesure de votre timē, de votre dignité ou de votre infamie. Ce que les dieux peuvent réaliser facilement, il arrive aux hommes, parfois, de le tenter, dans le sens du pire, en cherchant à détruire jusque sur son cadavre toute similitude d’un ennemi exécré avec lui-même ; en outrageant son corps, en le défigurant, lui arrachant la peau, le démembrant, le laissant pourrir au soleil ou dévorer par les bêtes, on entend faire disparaître toute trace de sa figure, de sa beauté anciennes pour ne laisser de lui qu’horreur et monstruosité. Outrager – à la fois enlaidir et déshonorer – se dit aeikizein, rendre aeikes ou aeikelios, non semblable. Chez le jeune guerrier, même mort, même déchiré par le bronze, tout dans ce qu’il donne à voir, tout de son apparaître, est beau, panta kala, tout convient, pant’ epeoiken, proclame le vieux Priam. Que tout soit beau sur le corps du combattant, tombé face à l’ennemi sur le champ de bataille, dans la fleur de son âge, on le comprend : c’est la belle mort, kalos thanatos. Mais le pant’ epeoiken, repris dans le même contexte par Tyrtée ne se comprend que par référence à son contraire, epieikes aeikès. Sur le cadavre lavé, frotté d’huile, exhibé sur son lit de parade, tout concourt en effet à maintenir et même à fixer à jamais pour les générations futures la similitude du héros,

dont la beauté est comme rehaussée par l’exploit, avec ce qu’il était vivant, à l’image des dieux. Quant à l’outrage, pour en définir le sens et la portée, laissons la parole à Poséidon, quand il s’indigne du traitement qu’Achille fait subir au cadavre d’Hector. En s’acharnant à déshumaniser le corps de son ennemi, à effacer, avec son éclat, sa figure, sa beauté, toute ressemblance avec lui-même, le fils de Pélée en est venu à outrager une glèbe muette, kophên gaian aeikizei (Il., XXIV, 54). Le terme ultime de cet état de non-semblance, de non-convenance que recherche l’aeikia, c’est la glèbe dénuée de voix, celle-là même dont Héphaïstos a fait émerger Pandora en lui conférant une identité à la semblance d’une parthenos, à l’image des déesses immortelles. Certes, la détérioration de la figure et de l’identité d’un être humain ne va pas toujours jusqu’à en faire une glaise informe, comme on le tente sur un cadavre. Elle n’en consiste pas moins à le rendre, dans son apparaître, non semblable. Lors du retour d’Ulysse à Ithaque, Athéna lui expose son projet. Pour que l’identité du héros demeure ignorée même de ses plus proches, il doit être méconnaissable. La déesse est donc obligée de le défigurer de la tête aux pieds, de le transformer en un vieux mendiant miséreux, aussi lamentable d’aspect que les guenilles dont il est couvert. « Je vais, lui dit-elle, te flétrir cette si jolie peau sur ces membres flexibles, faire tomber ces blonds cheveux de ta tête, te couvrir de haillons qui saisiront d’horreur les regards des humains. J’éraillerai tes yeux, tes beaux yeux d’autrefois, afin qu’à tous les prétendants tu apparaisses aeikelios, d’une hideuse nonsemblance » (Od., XIII, 398-402 et 430-438). Pour pénétrer incognito dans Troie et y réussir sa mission d’espionnage, Ulysse s’était naguère livré sur sa propre personne à une opération analogue : « S’étant meurtri lui-même de coups

défigurants (plēgēisin aeikeliēisi), ayant jeté sur ses épaules une loque, semblable à un esclave (oikēi eoikôs), il s’enfonçait dans la ville aux larges rues. Se cachant lui-même, il se faisait semblable à un autre (allōi d’auton phōti katakruptōn ēiske), à un mendiant, en rien tel qu’il était près des nefs des Achéens. A ce mendiant semblable (tōi ikelos), il plongeait dans la cité des Troyens. Tous s’y laissèrent prendre » (Od., IV, 244-250). Tous sauf Hélène, qui rapporte à Télémaque avec admiration cet exploit de son père. Qu’elle soit mise en œuvre par Athéna ou par le héros lui-même, cette métamorphose d’Ulysse en vieux mendiant, en esclave minable, va bien au-delà d’une simple modification de son apparence extérieure. Elle ne consiste pas à le dissimuler tel qu’il est en réalité, en le cachant sous une fausse apparence : déguisement, maquillage, masque qu’il suffirait d’en-lever comme on les a mis. Il lui faut s’incorporer un apparaître tout autre que le sien, se faire provisoirement des pieds à la tête esclave ou mendiant, en détériorant sa figure propre jusqu’à ce que s’efface cette semblance à soi qui d’emblée révèle à tous les regards, dans votre présence même, dans la charis qui en émane, ce que vous êtes et ce que vous valez. Bien sûr, Ulysse ne disparaît pas dans la non-semblance provisoire à laquelle le voue Athéna ou qu’il s’impose à lui-même. Mais pour qu’il retrouve sa pleine identité (sinon perdue, du moins éclipsée dans son rayonnement), pour qu’il redevienne cet Ulysse d’Ithaque, dont la gloire monte jusqu’au ciel, il faut que, rentré chez lui, à sa place et à son rang parmi les siens et sur sa terre, sa figure soit restaurée dans l’intégrité de son éclat. Autrement dit, Ulysse doit refaire en sens inverse le chemin qu’il a été contraint de suivre vers l’aeikelios, pour que sa semblance remonte d’autant qu’elle était descendue : de semblable à rien ou quasi rien comme un mendiant ou un esclave, en tout cas un être en rien semblable à ce qu’Ulysse

était parmi les siens, près des navires achéens, il doit de nouveau apparaître « tel qu’en lui-même », semblable aux dieux. Tant que l’apparaître constitue la voie d’accès normale à l’être dont il est la manifestation directe, en d’autres termes tant que le monde de l’être et celui des apparences ne sont pas encore pensés comme deux sphères disjointes et opposées, il n’y a pas pour l’individu d’identité entièrement indépendante et séparée de sa réputation, de son statut social, de son évaluation publique, c’est-àdire du regard porté par les autres sur lui. Dans ce contexte, l’imitation, la mimesis, joue pour l’essentiel sur les rapports entre deux termes : celui qui fait voir, qui exhibe, et celui qui voit, qui observe : l’acteur qui mime, les spectateurs qui le regardent. C’est seulement avec Platon qu’un troisième terme va occuper dans la réflexion sur la nature des activité mimétiques un rôle central ; tout le champ de la mimesis s’en trouve modifié. Mimeisthai fait désormais moins référence au couple mimespectateur qu’au rapport problématique de l’image, produit de l’imitation, et du modèle imité. Comment et en quoi l’image peut-elle être dite « semblable » au modèle ? Et si, par l’effet de cette semblance, l’image vise à se faire passer pour la chose même qu’elle imite, comment pourrait-elle être autre chose qu’un fauxsemblant menteur relevant du pur artifice ? Judet de La Combe et Saintillan ont tous deux observé que, dans l’épisode de Pandora comme dans l’épopée ancienne, la semblance « note moins la dépendance mimétique d’un double vis-à-vis de l’original que, plus généralement, la manière dont un être se donne à 3 voir par rapport à un autre ». Pour être une plastē gunē, se demande de son côté Saintillan, Pandora est-elle « de l’ordre d’une réalité factice, une fausse vierge, assimilable à un leurre, à un simulacre » ? « En aucune façon, répond-il : une analyse

approfondie de la manière dont les aèdes de l’époque homérique se représentent de façon générale le processus de la manifestation (en relation toujours avec une certaine représentation de la vie) serait nécessaire pour le montrer. » Mais quittons Pandora et les textes épiques, pour examiner, dans le corpus hésiodique, sur un exemple de description d’un des chefsd’œuvre d’art fabriqués par Héphaïstos, si nous y retrouvons bien un type de semblance analogue à celui que nous a paru imposer le 4 modelage de la première créature humaine féminine. Max Treu a attiré l’attention sur le très grand nombre de formules de ressemblance que comporte, dans le Bouclier du Pseudo-Hésiode, la description des scènes figurées sur l’écu d’Héraclès. M. Treu y voit le premier témoignage textuel où s’exprimerait, sous l’influence peut-être de la peinture, la conscience du caractère illusionniste de l’imagerie. Pour l’histoire de la semblance, de l’imitation, de l’image, ce texte est en effet important. Mais on ne saurait parler à son sujet de tournant ; il s’inscrit sans véritable rupture dans la ligne des textes d’Hésiode que nous avons mentionnés ; il opère dans le même registre de « semblance » qui nous a paru caractériser l’épisode du modelage de Pandora et de la fabrication de son diadème décoré. Plusieurs points doivent être à cet égard soulignés : 1) La longue description des multiples scènes qu’Héphaïstos a représentées sur le bouclier s’ouvre et se ferme sur une formule situant l’ouvrage dans l’ordre de ce qui est thauma idesthai (140, au début ; repris en 224), thauma idein (318, à la fin) : des thaumata erga (165), comme le sont Pandora, son voile brodé, son diadème ciselé (Théog., 575, 581, 584, 588). 2) L’auteur à aucun moment n’emploie le mot eidôlon ni, bien entendu, eikôn ou un terme apparenté à mimeisthai.

3) Les scènes ne sont pas décrites comme des images offertes aux yeux du lecteur-spectateur. Partout où la traduction de Mazon donne systématiquement : « là se voyait », le texte grec dit seulement : « là était ». Pour me limiter à la première scène figurée, Mazon traduit : « au milieu se voyait un dragon, image d’indicible épouvante […]»; le texte se lit : « au milieu était la terreur indicible d’un dragon, regardant derrière lui avec ses yeux brillants de flamme » (144-145). Le vocabulaire de la vision ne concerne pas tant les yeux du spectateur que ceux des personnages figurés. Ce sont eux qui regardent, par-devant ou en arrière, qui s’observent les uns les autres, ce sont leurs yeux qui étincellent, qui fixent sauvagement, provoquant la terreur, dardant des flammes (145, 160, 169, 177, 236, 262). 4) Entre la réalité et l’effet de réel, visé par le texte ou l’image, la frontière, si elle est tracée, reste assez floue pour que l’« émerveillement » provoqué par l’habileté de l’artiste apparaisse en même temps lié au caractère merveilleux de l’objet représenté. Aux vers 216-237, c’est Persée qui est figuré, poursuivi par les Gorgones. Fuyant à toutes jambes, « semblable à qui se hâte et frissonne de terreur » (228-229), Persée « volait comme la pensée, hôs te noêma epoptato » (222) ». « Ses pieds ne touchaient pas au bouclier sans en être cependant éloignés, prodige étonnant à observer (thauma mega phrassasthai), puisqu’il ne prenait appui sur rien. Ainsi l’avait fabriqué en or, de ses mains adroites, l’illustre Boiteux » (217-220). Le prodige que réalise l’art d’Héphaïstos : inscrire sur la surface du bouclier la figure d’un personnage dont les pieds ne touchent pas cette surface et qui, par conséquent, tient en l’air sans s’appuyer sur rien – ce prodige prolonge directement celui que Persée a réalisé en personne quand il parcourait le monde en volant à travers les airs sans avoir besoin de toucher terre. Pour être

semblable au héros légendaire, le Persée du bouclier doit être comme lui en état de lévitation. De façon analogue, la surface du bouclier où Héphaïstos a disposé émail blanc et bleu, ivoire, électron, or flamboyant se prête à des miroitements, à des jeux de lumière ; là où douze horribles serpents étaient représentés, « les prodiges d’art lançaient des feux, ta d’edaieto thaumata erga » (165). Mais ces éclats lumineux adroitement ménagés par Héphaïstos prolongent ceux qui, mouchetant de clair la peau sombre des monstres, se manifestent à la vue comme des taches brillantes sur le corps des serpents réels (166). Il n’en était pas autrement dans le cas des figures animales ciselées sur le diadème de Pandora, à l’image des bêtes vivantes qui peuplent la terre et la mer : la kharis pollè, le charme infini qui rayonne du bijou, prolonge directement la charis qui émane du beau corps de vierge de Pandora. 5) L’ekphrasis ne se contente pas de décrire ce qui, dans les scènes figurées, s’offre à la vue : l’apparence extérieure des réalités représentées. En disant les mouvements, les déplacements : flux et reflux des lignes de combattants, la vague qui déferle, les dauphins qui bondissent, les poissons qui fuient, Persée et les Gorgones qui volent à toute vitesse, le char qui roule, les chevaux qui courent – le texte mobilise et anime les figures qu’il décrit. Mais il ne se contente pas de faire voir « en action » ce qu’il dépeint, il le fait entendre comme s’il s’agissait, non du tableau d’une scène, mais de la scène même. On entend le grincement des dents, le claquement des mâchoires des Gorgones et des serpents (160, 164, 135), les cris aigus des femmes sur les murs (243), le chant d’hymen qui s’élève (274), le moyeu du char qui crie (309) ; sous les pieds des Gorgones qui y sont peintes, le bouclier résonne « d’un horrible fracas, strident et sonore » (232-233) comme si de vrais pieds le frappaient.

6) Grâce à la notation des mouvements, des voix, des bruits, les scènes sont décrites, non comme des images inertes sur une surface, mais à la façon de tableaux vivants. Par la stupeur admirative qu’elle provoque, grâce à sa beauté, son éclat, son rayonnement, l’imagerie du bouclier produit un effet analogue à celui que nous éprouvons au spectacle de la vie. La technē, bien entendu, n’est pas la nature, mais en la prolongeant, en se substituant à elle, elle se « naturalise ». L’image n’est pas le réel ; mais elle n’est pas non plus un simple artifice imitatif, un faux-semblant. Si elle est ce qu’elle doit être, un thauma idesthai, elle s’anime et prend vie : on la voit bouger, on l’entend chanter à pleine voix, comme le ferait une créature vivante (206). Rappelons les formules de similitude les plus frappantes : les Centaures s’avancent bras tendus, hôs ei zôoi per eontes, comme s’ils étaient des êtres vivants (194) ; les femmes qui se déchirent les joues et poussent des cris aigus sont zôesin ikelai, semblables à des vivantes, par l’art d’Héphaïstos (244). Pour représenter la vie, l’art doit en quelque façon animer la matière inerte jusqu’à en faire un thauma idesthai.

1. D. Saintillan, « Les grâces de Pandora », texte inédit présenté au colloque de Lille sur Hésiode. 2. Ibid. 3. P. Judet de La Combe, intervention au colloque de Lille. 4. Von Homer zur Lyrik, Munich, 1955.

Vu de face En s’interrogeant à partir du terme prosôpon, qui désigne à la fois le visage et le masque, sur ces deux notions, leurs liens dans la langue et dans les textes, leur relative indistinction, Françoise Frontisi 1 n’est pas seulement conduite à mettre en question, de façon convaincante, la thèse classique qui fait du prosôpon, au sens de masque théâtral, le point de départ du développement de la catégorie de la personne en Occident, elle explore également le champ dans lequel se profile l’individu grec, pour lui-même et aux yeux des autres, aussi longtemps que le prosôpon fait référence à ce que chacun offre de soi à la vue plutôt qu’à ce qui couvre et dissimule le visage. Dans une civilisation de face-à-face, caractérisée par la réciprocité du voir et de l’être vu, l’assimilation étant complète entre les rayons lumineux que darde le soleil, les rayons visuels émis par l’œil et ceux qui, renvoyés par des surfaces réfléchissantes donnent à voir l’objet du regard, le visage-masque, l’œil, le miroir forment dans leur intime connexion les trois pièces d’un même ensemble et commandent toute la problématique grecque du visible et de l’invisible, de la vie et de la mort, du réel et de l’image. A la limite, on pourrait dire que la connaissance de soi et d’autrui, dans ce contexte culturel, opère suivant une double relation ; de réciprocité d’abord : je me vois dans les yeux de l’autre

qui est mon vis-à-vis comme il se voit lui-même dans le miroir des miens ; de réflexivité ensuite : dans le miroir où je me regarde, je me vois visage et œil me regardant. Pour mener son enquête, Fr. Frontisi a constamment associé à la lecture rigoureuse des textes la constitution et l’inter-prétation de corpus cohérents d’images. Mais elle ne s’est pas contentée d’articuler les uns aux autres textes et images. Elle a voulu éclairer cette relation en dégageant, dans le message textuel et dans le message iconique, des procédures de codification très générales dont le parallélisme est frappant et qui concernent de façon directe son problème. Sur la surface de l’espace pictural, où la norme est la figuration de profil, les rapports des personnages représentés s’expriment et se lisent à travers l’échange des regards et des gestes entre les uns et les autres. Le face-à-face de deux individus se traduit par l’affrontement de leurs deux profils. Le spectateur du vase est extérieur et étranger à la scène peinte, dont les acteurs s’offrent à lui objectivés sous la forme de ce que les linguistes appelleraient des « ils ». Les choses sont analogues dans le texte épique : les personnages dialoguant entre eux à l’intérieur d’un ensemble narratif fermé, le poète et les auditeurs se tiennent en dehors. Cependant, la figure rhétorique que les Grecs nomment apo-strophē – quand, au cours de son chant, l’aède s’adresse directement à l’un des héros de son récit pour l’interpeller comme s’il était en face de lui sur le mode du « tu » – fait surgir brusquement dans le texte le « je » du poète et avec lui, par ricochet, le « nous » du public. Il arrive de même qu’en rupture de la norme plastique la représentation de face d’un des personnages projette son visage en dehors de l’espace pictural. Cet écart (ou détournement à 90 degrés) fait sortir cette figure singulière de la diégèse du récit iconique et institue une relation nouvelle entre le spectateur et le

vase : directement pris à partie par la face qui le regarde dans les yeux, le regardant est en quelque façon impliqué lui-même dans la scène représentée devant lui. Or ce détournement du visage qui, substituant la face au profil, la projette en direction du spectateur se nomme aussi apo-strophē. Fr. Frontisi a choisi de centrer son analyse autour de trois thèmes qui, du point de vue des rapports entre visible et invisible, constituent comme des points stratégiques. S’appuyant en premier lieu sur les diverses versions du mythe de Persée, d’Hésiode à Jean d’Antioche, et sur les très nombreuses figurations qui s’y rapportent ou qui représentent la tête de Méduse, elle aborde le problème de la Gorgone dans une perspective neuve et féconde : la face de Gorgô a valeur exemplaire comme image de ce dont la vue est interdite, figure de ce qui est impossible à voir, sauf par la médiation du reflet dans un miroir, c’est-à-dire sous forme de substitut imagé. Deuxième thème : le miroir, ses valeurs multiples encore qu’essentiellement féminines, ses ambiguïtés, depuis le fauxsemblant illusoire qui s’y reflète jusqu’à l’au-delà, terrifiant ou séduisant, auquel il donne accès. L’histoire de Narcisse, à l’époque hellénistique, illustre à la fois les prestiges de l’art, capable de déréaliser la nature, l’image apparaissant plus vraie que la réalité qu’elle figure, et les dangers du simulacre, dans lequel la mort et la beauté parfois se rejoignent. Le dernier thème concerne le dieu-masque : Dionysos. Il est introduit par une étude fouillée et originale sur la série des vases dits des Lénéennes. Fr. Frontisi peut alors faire le point sur l’ensemble des documents concernant le masque cultuel du dieu, sur le pilier au masque confronté au pilier hermaïque et dont on peut supposer que,

comme ce dernier, il a été « inventé » à Athènes au cours du e VI siècle, pour traduire certains aspects particuliers de Dionysos. Deux prolongements complètent l’enquête. Fr. Frontisi a d’abord rassemblé, de façon utile et suggestive, tous les cas où, au flanc des vases, la figure – des satyres, des centaures, des humains – est présentée, non de profil, selon la norme, mais de face, regardant les spectateurs dans les yeux, sur le mode de la tête gorgonéenne et du masque dionysiaque. Elle a présenté ensuite un bilan, informé et prudent, de ce qu’on peut savoir ou deviner des mascarades rituelles auxquelles donnaient lieu le culte de Dionysos et, surtout, celui d’Artémis. En dehors d’une documentation précise, fouillée, intelligemment ordonnée, qu’apporte de neuf cette enquête concernant le prosôpon par rapport à ce que j’avais moi-même indiqué dans mes analyses du masque – de Gorgô, de Dionysos, d’Artémis – et dont l’essentiel se trouve dans l’article « Figures du masque en Grèce ancienne 2 », rédigé en commun avec Fr. Frontisi ? Trois points avaient été alors soulignés : la scotomisation du corps au profit de la tête ; la facialité et la réciprocité voir-être vu ; le rapport à l’altérité : altérité totale dans le cas de Gorgô, dont la monstruosité exprime l’impensable, l’indicible, le chaos ; altérité partielle dans le cas d’Artémis et de Dionysos. Si certaines Puissances religieuses sont figurées par des masques, c’est qu’on ne peut les aborder que de face et que, en croisant avec elles le regard, on tombe sous le coup de leur fascination ; elles vous jettent hors de vous-même, vous possèdent. Se voir dans les yeux de Gorgô, c’est basculer, avec elle, dans le monde de la Nuit ; voir Dionysos vous voyant, c’est effacer la frontière entre le dieu et son adepte, confondre dans la transe l’homme qui fait le bacchant et le dieu qui est le backheus.

Fr. Frontisi reprend le problème en montrant que ce qui apparaissait comme caractéristique du masque l’est en réalité du visage. L’enquête est à la fois déplacée et élargie. Elle ne porte plus sur la figuration de certaines puissances surnaturelles, mais sur les rapports du prosôpon en général avec ce qui définit, dans la culture grecque archaïque et classique, d’une part la vision, le visible, le regard, l’œil, d’autre part l’identité de chacun, son ipséité, cette singularité des individus qui se donne à voir sur leur visage. D’où toute une série de questions dont on ne retiendra ici que les plus importantes. 1) Fr. Frontisi souligne l’opposition entre le prosôpon grec et notre notion moderne de masque. Le prosôpon donne à voir, il montre. Le masque recouvre et dissimule. Le contraste est-il aussi simple, a-t-il une valeur absolue ? Si prosôpeion en est venu sur le tard à se différencier nettement de prosôpon pour marquer la distance entre masque (théâtral) et visage, n’est-ce pas parce qu’une certaine tension entre les deux sens était déjà à l’œuvre dans les emplois de prosôpon ? Le prosôpon peut dissimuler, il est virtuellement fallacieux, il est une façade parfois mensongère, comme celle de la tyrannie, agréable à voir mais laide au-dedans et pénible à supporter. Fr. Frontisi a raison d’indiquer que, si le prosôpon peut dissimuler, c’est secondairement, comme complément de son rôle initial de montrer. Il n’en reste pas moins que l’opposition du masque et du pro-sôpon ne coïncide pas entièrement avec le contraste cacher-montrer. Ces deux derniers termes ne constituent pas des options exclusives telles que si on choisit l’une on abandonne l’autre, mais des pôles qui, dans leur contraste, apparaissent liés suivant des équilibres divers. Dans une culture de face-à-face le prosôpon-visage s’impose bien comme signe authentique de ce qu’est un individu. Mais dès lors que

s’accuse l’opposition apparence-réalité et que se développe la conscience d’une intériorité des sujets, le prosôpon-visage doit assumer, dans le cadre même d’une fonction de « donner à voir », le rôle de maquiller et masquer. Pour que la perspective s’inverse entièrement et que le visage soit pensé lui-même comme une sorte de masque au lieu que le masque apparaisse comme un autre visage, il faudra que l’individu ait cessé de s’appréhender dans le face-à-face avec l’autre, qu’il soit parti à la recherche de soi dans le secret de sa conscience solitaire. 2) Dans l’histoire de la personne, le prosôpon dans son acception de masque théâtral n’a certes pas joué le rôle central qui lui a été le plus souvent attribué. Mais les analyses de Fr. Frontisi sur la dualité du prosôpon « optique » des acteurs, figé dans son immutabilité, et du prosôpon « dramatique », changeant suivant les circonstances et les émotions des personnages, comme les rapports qu’elle évoque entre prosôpon théâtral, caractère et rôle, montrent que le genre dramatique n’a pas été sans effet sur l’élaboration de la catégorie de la personne. 3) Pourquoi le miroir occupe-t-il, dans le travail de Fr. Frontisi et dans le champ culturel qu’elle explore, une place stratégique ? Parce que, du voir à l’être vu, de l’œil à l’objet de la vision, il y a circularité, relation spéculaire. Mais ne faut-il pas ajouter que dans les conceptions grecques, courantes et savantes, du rayon visuel, à la fois physique et psychique (chez Ptolémée encore, il est une sorte de prolongement matériel de l’âme), la difficulté n’est pas de comprendre comment on voit, ce qui supposerait qu’on se soit interrogé sur ce qu’est physiquement la lumière, sur l’œil comme dispositif optique produisant l’image rétinienne, sur l’instance psychique du sujet voyant ? La vision va comme de soi ; le seul problème est l’existence des illusions d’optique, des erreurs, des

choses qu’on voit et qui n’ont pas de réalité ou qu’on voit là où elles 3 ne sont pas . 4) L’écart que nous établissons entre masque et visage n’est pas marqué dans le terme prosôpon. D’où une problématique différente centrée sur les multiples modalités suivant lesquelles le visage s’offre ou se dérobe à la vue. C’est dans ce cadre qu’apparaît pertinente, dans les représentations figurées, l’opposition face-profil. D’une certaine façon, ce qu’on pourrait appeler l’effet de masque est assumé par la facialité, dans la mesure même où elle est déviance par rapport à la norme. Ne faut-il pas aller plus loin ? Entre des êtres humains, le face-à-face (c’est-à-dire, dans le langage plastique, l’affrontement des deux visages de profil) signifie contact, communication, connaissance de soi et de l’autre. Le lien interindividuel s’établit par le croisement des regards. Mais cette réciprocité entre le voir et l’être vu n’apparaît heureuse qu’au niveau humain. L’œil des mortels ne peut contempler ni le visage des dieux, qui l’aveugle par excès de brillance, ni celui de la mort, totalement obscur. Face à ces puissances, le regard, l’œil, la vision ne fonctionnent plus sur le mode de la réciprocité ou de la réflexivité, ils pro-voquent tout au contraire l’arrachement à soi, à la lumière, à la vie et font basculer dans l’altérité complète ou partielle. Le prosôpon, dès lors, ne traduit plus l’échange des regards, mais la fascination d’un vis-à-vis par l’autre, il ne préside plus à la communication équilibrée : il engloutit ou il rejette. Comment l’analyse du prosôpon pourrait-elle ne pas prendre en compte cette dimension d’altérité ? Fr. Frontisi la retrouve dans sa lecture de la facialité dans le cas des mourants, de l’ivresse, des états extrêmes : le visage frontal, quand il s’agit de figure humaine, peut exprimer, dans la plastique, la rupture du lien social, l’évasion vers un ailleurs. Comme la face de Gorgô ou de Dionysos, le visage humain produit un effet de masque

quand, présenté de front, il apparaît porteur d’une altérité qui isole, qui met à part, presque toujours en excluant du groupe, parfois – si l’on suit Fr. Frontisi – en plaçant au-dessus et en dehors de la communauté par le fait même que le personnage figuré est emblématique de cette communauté tout entière.

1. Voir les deux livres de cet auteur : Le Dieu masque, Paris, 1991, et Du masque au visage, Paris, 1995. 2. Mythe et Tragédie, II, Paris, 1986, p. 25-45 (repris dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, Paris, 1992, t.3, Rites de passage et Transgressions, p. 297-315). 3. Sur cet aspect l’article de Gérard Simon (« Derrière le miroir », Le Temps de la réflexion, II, 1981, p. 298-331) est fondamental.

Sous le regard d’autrui Les cités grecques sont d’assez petite taille puisqu’elles constituent des sociétés de face-à-face. En principe, tout le monde se connaît, tout le monde se parle. Socrate va sur la place publique, sur l’agora, pour discuter avec chacun de ce que sont les vertus, le courage, la piété, la justice et le bien. On vit sous le regard d’autrui ; on existe en fonction de ce que les autres voient de vous, de ce qu’ils en disent, de l’estime qu’ils vous accordent. Ce qu’est un homme, sa valeur, son identité impliquent qu’il soit reconnu par le groupe de ses pairs. Chassé de sa cité, exclu et déshonoré par l’exil, l’individu n’est plus rien. Il cesse d’exister tel qu’il était. C’est que les Grecs ne distinguent pas, comme nous le faisons, ce qui est nous et ce qui est à nous, notre être intime et nos appartenances. Ce qui est en dehors de moi peut être mien, mais ne saurait être moi. Pour le Grec, au contraire, l’individu n’est pas séparé de ce qu’il a accompli, effectué, ni de ce qui le prolonge : ses œuvres, les exploits qu’il a réussis, ses enfants, ses proches, ses parents, ses amis. L’homme est dans ce qu’il a fait et dans ce qui le lie à autrui. Aussi le même mot peut-il désigner l’erreur intime de jugement, la faute morale commise au-dedans de soi, et l’échec, l’insuccès rencontrés au-dehors.

Faut-il faire le rapprochement avec ce que nous constatons aujourd’hui : la volonté de réussir à tout prix, la recherche d’une célébrité qui vous place, à travers les médias, sous les yeux du grand public ? C’en serait plutôt le contraire. Nous ne vivons pas dans une communauté de face-à-face, mais dans une société du spectacle. Ce que chacun donne à voir, dans les journaux et sur les écrans de la télévision, ce n’est pas lui-même tel qu’il se connaît dans le secret de sa conscience personnelle, mais une image factice, mise en scène selon les besoins de l’actualité, un fauxsemblant comme les réclames publicitaires. Cette image est par définition éphémère ; sa vogue ne triomphe que pour céder la place à celle qui va bientôt la remplacer pour satisfaire aux besoins de changement et de nouveauté que manifestent les spectateurs. Pour un Grec, la réussite qu’il revendique est autre chose : elle a une dimension héroïque ; elle est réalisation d’un exploit qui assure à son auteur la « gloire impérissable ». Dans une vie humaine où tout est périssable, transitoire, il est une seule chose, pour les Grecs, qui échappe à la destruction : ce n’est ni l’âme au-dedans de nous, ni notre corps promis à la résurrection, mais la gloire, qui fait de votre nom, de vos exploits le bien commun de toutes les générations à venir. C’est là que réside l’immortalité : dans la mémoire des hommes. Culture de la honte et de l’honneur opposée aux cultures de la faute et du devoir – c’est l’helléniste anglais Dodds qui a bien mis en lumière la portée de ces oppositions. Quand un Grec a mal agi, il n’a pas le sentiment de s’être rendu coupable d’un péché, qui serait comme une maladie intérieure, mais d’avoir été indigne de ce que lui-même et autrui attendaient de lui, d’avoir perdu la face. Quand il agit bien, ce n’est pas en se conformant à une obligation qui lui serait imposée, une règle de devoir décrétée par Dieu ou l’impératif

catégorique d’une raison universelle. C’est en cédant à l’attrait de valeurs, tout à la fois esthétiques et morales, le Beau et le Bien. L’éthique n’est pas obéissance à une contrainte, mais accord intime de l’individu avec l’ordre et la beauté du monde.

DU TRAGIQUE

Un théâtre de la cité Dialogue avec Michèle RaoulDavis et Bernard Sobel Aujourd’hui, de votre point de vue, et en dehors de la satisfaction que peut en éprouver le spécialiste, monter du théâtre grec dans une banlieue ouvrière, est-ce que cela a un sens ? Si je ne pensais pas que les Grecs, dans les formes très diverses dans lesquelles ils se sont exprimés, représentent, spécialement pour nous en Occident, quelque chose de vivant et même à bien des égards d’exemplaire, à condition que l’on se donne la peine d’essayer de comprendre ce qu’ils disaient, ce qu’ils ont apporté, et si je ne croyais pas possible de le faire passer dans un monde et à des hommes complètement différents, je ne ferais pas ce que je fais. On parle beaucoup en ce moment de retour aux présocratiques, on entend aussi beaucoup citer le nom de Heidegger. Je n’ai aucune espèce d’affinité ni avec Heidegger ni avec la philosophie allemande et la vision du monde grec que donne cette

tradition-là. Entre les présocratiques, Socrate et ceux qui ont suivi, je ne pense pas qu’il y ait une coupure radicale. De même, je ne crois pas du tout à l’opposition faite par Nietzsche entre Apollon et Dionysos. C’est à mes yeux une pure construction, une fabrication. Elle traduit seulement des problèmes, un horizon spirituel et religieux qui étaient ceux de Nietzsche et de son époque. De même, l’image que nous avons du dionysisme est une création 1 de l’histoire moderne des religions, avec Nietzsche et Rohde . Et nous sommes tous des enfants de Rohde et de Nietzsche. Mais je crois qu’ils se sont trompés. Le dionysisme n’est pas du tout un élément originellement étranger à la Grèce et qui, à un certain moment, serait venu du dehors modifier le jeu du système. Le dionysisme appartient à la Grèce aussi loin qu’on puisse remonter. Il faut s’entendre sur ce qu’est la pensée dite rationnelle en Grèce. Il y a un problème historique d’interprétation des textes. La pensée rationnelle grecque est différente de la nôtre. Le dionysisme ne représente pas du tout un élément extérieur, marginalisé dans la civilisation grecque. C’est au contraire un élément central, mais qui, à l’intérieur du système, va dans une direction différente. Je crois qu’il n’existe pas de civilisation qui soit parfaitement cohérente, dont la logique soit à une seule dimension. Oui, le dionysisme prend le contre-pied de certaines choses, mais cela aussi fait partie du système. Les ménades ne représentent pas une anomie, un phénomène aberrant ; elles constituent un élément fondamental de la représentation classique de la femme. Et l’homme est inconcevable sans cette tangente qui part dans une autre direction. Et cette opposition dans les Bacchantes entre Penthée et Dionysos ? Il y a tout de même d’un côté un rationalisme étroit, borné, et de l’autre le désordre, l’obscur.

Penthée est un jeune homme comme Dionysos. Quand il dénoue ses cheveux et revêt la robe, il prend même tout à fait l’apparence de Dionysos. Pour le spectateur, ils sont indiscernables sans les masques qui les différencient. Penthée conserve le masque qu’il portait auparavant avec sa tenue virile, quand il était le roi, le mâle, le Grec. Dionysos porte le masque souriant. Ce masque « souriant » n’est pas rien. Les masques tragiques ne sourient pas. Or, à plusieurs reprises dans le texte, il est dit que Dionysos porte un masque souriant.

L’expérimentation tragique Il y a deux sortes de masques. Il y a le masque de théâtre dont la fonction est très claire : proclamer l’identité du personnage, sans ambiguïté. Il adhère à ce que les Grecs appelleraient le « caractère », ce qui ne renvoie pas à une complexité psychologique. Ce masque évoque dans l’esprit du spectateur un certain type de personnages que tout le monde connaît – Agamemnon, Œdipe, etc. C’est la même chose d’ailleurs pour l’intrigue. La tragédie emprunte des histoires et des personnages que tout le monde connaît et les agence scéniquement de façon à ce que s’opère une véritable expérimentation, je dirais même simulation, comme en physique ou en chimie. Cette expérience simulatrice, c’est ce qu’on appelle la mimesis. Le but est de montrer comment il est nécessaire ou extrêmement vraisemblable qu’à tel personnage, tel type d’individu socia-lement défini, héros, roi, etc., il arrive ce qui lui est arrivé. C’est ce qu’explique Aristote. Écrire une tragédie, c’est dessiner, agencer des scènes, des dialogues, de telle sorte qu’à la fin chacun comprenne que les histoires à dormir debout

qu’on lui racontait quand il était petit – le Cyclope, Œdipe… – expriment une espèce de cohérence intérieure dans le destin de l’homme, que cela ne pouvait pas se passer autrement. Et il faut faire éprouver au spectateur de la terreur pour la catastrophe qui va arriver, de la pitié pour ce qui est arrivé, sans qu’il y ait jamais dans le « caractère » rien de bas, de vil, de dégoûtant. Si le héros tragique était un salaud, il n’y aurait pas d’effet tragique. Il commet simplement des fautes, non pas des fautes morales mais des erreurs, qui traduisent le fait que l’homme est sa vie durant confronté à des situations, des forces qu’il ne maîtrise pas, qu’il est obligatoirement sujet à l’erreur. Qu’il se trompe nécessairement. Alors apparaît une cohérence dans la succession des événements. Le spectateur, au lieu de sortir de la représentation brisé, anéanti, en sort ragaillardi, c’est la catharsis. Tout d’un coup, ce qui était absurde, bruit et fureur, devient clair et compréhensible par le fait de la transposition, de l’expression esthétique. Le beau devient une voie d’accès à la compréhension de ce qu’est l’homme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus précieux et de plus ridicule, de plus faible et de plus puissant. Et le masque est nécessaire pour identifier immédiatement celui qui arrive, le roi, la reine, le jeune homme, le vieillard…

Le masque souriant de Dionysos e

Or, pour ce qu’on peut savoir du V siècle, aucun de ces masques n’est souriant. Le seul masque un peu souriant de Dionysos n’est pas le masque de théâtre mais le masque cultuel. On en a des représentations sur les vases. C’est un masque en bois accroché à un poteau avec un vêtement vide. Il est représenté de

face, contrairement aux règles de la peinture grecque, qui représente tous les personnages de profil. Représenter les gens de profil, pour les Grecs, revenait à décrire une scène objective. Quand le personnage – la Gorgone, les Satyres ou Dionysos – est représenté de face, il n’est pas une simple image. Il regarde, il interpelle personnellement celui qui le contemple. On ne peut pas voir son image sans d’abord tomber dans le regard de celui qui figure sur l’image. C’est un face-à-face. C’est ce qui se passe dans les Bacchantes. Dionysos apparaît d’abord sur le theologeion, c’est-à-dire la partie haute de la scène, en Dionysos. Puis il réapparaît sur la scène, avec les protagonistes. Pour eux, il est l’étranger lydien. Mais il porte le même masque qu’auparavant. Il est donc, pour le spectateur, toujours Dionysos. Cela fait que s’établit un jeu continuel entre le Dionysos du culte et le Dionysos personnage de théâtre. Par ce dédoublement, le rôle de Dionysos dans les Bacchantes est radicalement différent de celui que jouent les autres dieux dans les tragédies. Ils interviennent en leur propre nom alors que Dionysos joue un personnage ? Les Bacchantes sont tout entières une épiphanie du dieu. Ce qui est mis en question n’est pas tellement le destin de Penthée. Penthée n’est pas le centre. Ce qui est montré, c’est bien moins le destin humain que la réalité d’un dieu. Le masque est à la fois celui de l’étranger lydien et celui du dieu ; c’est un masque tragique mais il évoque le masque cultuel de Dionysos et, par conséquent, se démarque des autres masques. Ce jeu de masques met en question l’identité du personnage théâtral. Les hellénistes ne sont pas tous d’accord. Certains pensent que l’étranger lydien n’est pas Dionysos. Je pense qu’il est les deux et que les Bacchantes mettent en

question, non seulement les moyens qu’utilise la tragédie pour désigner les personnages, mais aussi le déroulement de l’intrigue. Comme dans d’autres tragédies, le dieu annonce par avance ce qui va arriver, mais là, l’action du dieu est en quelque sorte dédoublée. Si l’on ajoute que Dionysos est présent en outre dans le théâtre sous la forme de son idole et de son prêtre, que tout le jeu théâtral est placé sous le patronage religieux de Dionysos, les Bacchantes se déroulent en même temps comme une tragédie d’Euripide et comme la monstration sur la scène de la réalité de Dionysos, dans toutes ses ambiguïtés, ses contradictions, son mystère. J’ajouterai que, pour Euripide, le seul moyen de comprendre ce qu’est Dionysos, c’est de lui faire subir cette espèce de passage expérimental à travers le jeu scénique qui permet de comprendre le destin humain. Les autres dieux peuvent se conduire bien ou mal, ils ne font pas problème dans la pensée tragique. Alors que Dionysos est au centre des Bacchantes. Toute la tragédie est une épiphanie de Dionysos.

Le dieu du face-à-face C’est-à-dire une épiphanie du théâtre ? Non. L’épiphanie de Dionysos : une épiphanie problématique. Dionysos peut être aussi bien taureau, dragon, feu, foudre. Mais il est sur terre et, pour ceux qui savent le voir – car il est un dieu masqué –, il se fait voir. Mais surtout, c’est un dieu de face-à-face, contrairement aux autres dieux grecs. Et le masque rituel vise à faire comprendre qu’on a affaire à une puissance qu’on ne peut aborder que de face. On ne peut pas entrer en communication avec Dionysos sans que d’abord lui ne vous ait vu. Entrer en contact avec

lui, à travers son regard fascinant, son œil de Gorgone, c’est tomber sous l’emprise de sa fascination, c’est être possédé. C’est un dieu qui vous prend, qu’on ne peut aborder sans être soi-même transformé. Entrer en contact avec Dionysos, c’est, dans ce mondeci, faire l’expérience qu’il existe dans l’univers la dimension de l’altérité. Dionysos, c’est l’autre, dans tous les domaines. Ce regard de Dionysos qui fait, quand on y entre, que tout bascule traduit la présence d’un dieu. Mais ce dieu n’est pas comme les autres dieux. Il n’est pas dans le ciel, on ne le voit pas dans ses temples où tout un rituel, des institutions sociales établissent la médiation entre le sujet et les dieux. Il n’est pas loin. Sa présence est possessive, obsédante, impérialiste. D’autant plus impérialiste que son statut est indécis. Il n’est pas un vrai dieu, il est le fils de Sémélé, d’une mortelle. Mais il veut d’autant plus être reconnu comme un dieu à part entière. Il prend et, en même temps qu’il prend par le regard, on ne peut pas dire où il est. Le masque, c’est cela : un creux, du vide et deux yeux qui vous fixent. C’est un manteau, mais il n’y a rien dedans. C’est le maximum de présence possessive et cette présence est toujours en même temps ailleurs, ou nulle part, ou en soi. Dans cette culture grecque à certains égards si précisément cernée, Dionysos brouille les frontières. Et ce n’est pas du tout contradictoire, c’est complémentaire. Dans la mesure où sont si précisément marquées les frontières entre l’homme et la femme, entre le Grec et le Barbare, entre les hommes et les dieux, dans cette mesure même, place est laissée à la nécessité de faire, à certains moments, sauter le système. On a voulu voir en Penthée un sophiste, un représentant des rationalistes. Le seul authentique sophiste de la pièce, c’est Dionysos. Il est le grand sophiste, le grand chasseur, le grand auteur de théâtre. D’ailleurs, partout où il met les pieds, se produisent des

deina (« choses sans pareilles ») et des thaumata (« prodiges »). C’est le dieu des prodiges, le seul dieu grec de la mania (« délire »). Dans cette scène que l’on appelle le miracle du palais, où la foudre tombe, où les murs s’écroulent, où tout brûle, il ne se passe sur le plan visuel, j’en suis convaincu, absolument rien. D’ailleurs, quand arrivent Penthée et le paysan, le décor n’a pas changé. Dans le théâtre grec, Aristote l’explique, l’illusion scénique ne doit pas être produite par des procédés de mise en scène, mais par l’action et le récit. La magie dionysiaque agit du dedans, ce n’est pas une machinerie. Tout se passe dans les personnages, dans leur façon de voir. Il faut parvenir, et c’est toute la question, à entrer dans le regard fascinant de Dionysos, qui est l’autre vue, l’autre vision. Le miracle du palais est un thauma, un prodige ; comme les thaumata dont parlent les deux messagers, il suffit de les dire. Par les moyens de l’action et du récit, le théâtre peut faire comprendre que le monde, que les femmes, que les dieux ne sont pas ce que l’on croit. Il y a la vie quotidienne, avec ses règles, il y a le bon sens et Penthée qui demande à l’étranger lydien : « Montre-le-moi, ton Dionysos. Tu l’as vu en rêvant, ou tu l’as vu de jour, tout éveillé ? » Et Dionysos répond : « Je l’ai vu me voyant. » C’est-à-dire dans un face-à-face identique à celui dans lequel se trouvent justement Penthée et Dionysos, et dont l’effet sera encore renforcé quand, après le changement de costume de Penthée, ils seront absolument semblables. Mais Penthée refuse d’entrer dans la vision de Dionysos, de changer son regard et son être ordinaires pour entrer, comme un spectateur de théâtre, dans un autre mode de voir. Il ne reste jamais qu’un voyeur.

La conscience du fictif

L’institution au

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V

siècle du théâtre, de la tragédie, est un

phénomène considérable. Jusque-là, la culture était surtout orale. Le poète avait un public, il chantait avec un accompagnement musical, parfois même il esquissait quelques pas de danse, mais il ne s’effaçait jamais vraiment derrière les personnages. De plus, les événements qu’il racontait s’étaient produits dans un passé plus ou moins mythique, au temps des héros, c’est-à-dire, pour les Grecs, d’une autre humanité que la leur ; à la fois une référence et quelque chose de très lointain. Avec le théâtre, ce n’est plus du tout ça. Le poète a disparu. A sa place, Ulysse, Agamemnon sont là en personne et parlent en leur propre nom. Et ce que voient les spectateurs, ce sont pourtant toujours des personnages et des événements dont ils savent qu’ils appartiennent à un passé révolu, si tant est même qu’ils aient jamais existé. Des personnages, donc, dont la présence n’a pas d’autre but que de révéler l’absence réelle. C’est-à-dire des fictions. Le théâtre est l’univers du fictif. Ce n’est plus, comme dans la poésie, un fictif évoqué à travers un récit indirect, c’est un fictif qui est directement mis en scène. Comme le dit Platon, dans l’épopée on sait que c’est le poète qui raconte les événements, alors que dans la tragédie, selon lui, on veut nous faire croire que les événements ont lieu sous notre nez. Et c’est la raison pour laquelle il condamne le théâtre, parce qu’il est la mimesis, le mensonge, le faux-semblant. Mais, si la tragédie crée un plan de réalité qui est le fictif, les spectateurs savent que ce à quoi le théâtre donne vie et chair n’existe pas dans la réalité. Cette connaissance, c’est la conscience du fictif. C’est un événement considérable que son avènement. En quoi l’apparition d’une conscience du fictif est-elle un événement si considérable ?

Cela correspond au moment où, dans la philosophie, s’établit une coupure nette entre l’être et le paraître. Auparavant, les rapports étaient compliqués mais il n’y avait pas d’opposition absolue. Ces « choses qui nous apparaissent » étaient des formes de l’être. Les hommes, ne pouvant saisir l’être dans sa totalité, pouvaient néanmoins remonter du paraître à l’être. Avec les Éléates, surgit cette idée, qui sera une des dominantes de la pensée grecque, que le monde de l’apparence, du paraître, et celui de l’être sont radicalement différents ; que les dieux appartiennent au monde de l’être alors que les hommes, ombres fugitives, appartiennent à celui du paraître, de l’inconstance. C’est ce monde du faux-semblant, du fictif, qui est campé sur la scène de la tragédie. Mais c’est aussi le cas dans les arts plastiques. L’idée que l’art a, en gros, pour fonction d’imiter l’apparence va dominer toute l’Antiquité, pratiquement e jusqu’au III siècle après J.-C. C’est le début d’un art qu’on peut appeler illusionniste. C’est ce que Platon lui reproche. Il l’accuse d’imiter les apparences et de donner ainsi l’illusion aux spectateurs, grâce à une technique très évoluée, qu’ils voient, en réalité, les choses elles-mêmes, alors qu’il leur en montre un faux-semblant. Auparavant, aucune idole divine n’imitait l’apparence des dieux. Elle présentifiait l’invisible, c’est-à-dire l’essence, le réel. La statue archaïque ne prétendait donner à voir, en employant ou non la forme humaine, qu’un reflet de ce qui ne peut exister réellement que chez les dieux. Toutes ces valeurs que l’image traduit : beauté, jeunesse, sérénité, seuls les dieux les possèdent. Quand elles existent chez les humains, elles ne sont qu’un reflet éphémère du divin. Les dieux seuls sont les bienheureux, les souriants, les immortels, les toujours jeunes. Les images n’ont pas d’autre fonction que d’évoquer à travers le corps humain ou le corps d’un animal ces valeurs divines, mais ce ne sont que les reflets d’une lueur qui vient de chez les

dieux. Après le

e

III

siècle de notre ère se produit un renouveau

philosophique et théologique avec Plotin : l’art va de nouveau chercher à figurer l’invisible, pas à imiter les apparences. Jusqu’à la Renaissance où, avec la redécouverte de l’Antiquité et l’invention de la perspective, l’art redevient illusionniste.

Le théâtre dans la cité Il est difficile d’acquérir la conscience du fictif. Ce qui s’est passé au début du cinéma s’est aussi produit avec le théâtre. Il y a 2 l’exemple fameux de la Prise de Milet . Il y a aussi celui de la première apparition des Érinyes dans l’Orestie. Ça a été la panique parmi les spectateurs. Il faut un certain temps pour concevoir clairement qu’il existe un monde de l’imaginaire, du fictif, qui se situe sur un autre plan que la vie de tous les jours. Les Bacchantes réfléchissent sur ce personnage : Dionysos, patron de la tragédie, qu’on ne peut aborder qu’en acceptant de changer sa vision des choses, qu’en acceptant de devenir autre soimême et qu’en acceptant l’idée que toutes les catégories qui nous paraissent bien définies peuvent être bouleversées. Le poète crée un univers et, dans cet univers, le fictif et le réel ne sont pas distinguables. D’une certaine façon même, le fictif, l’imaginaire, l’autre sont plus vrais que la réalité. Et on découvre que la réalité ne trouve sa véritable signification et tout son poids humain qu’après être passée par cette espèce de transmutation qui en fait une œuvre. Le théâtre est dans le monde grec une façon de devenir autre. D’ailleurs, il n’y a pas que le théâtre, il y a le ménadisme et tout ce que représente Dionysos pour les hommes : le kômos (cortège

masqué), le banquet, la joie du festin, l’ivresse, le travestissement, tout ce par quoi les mâles dans la cité, sans se bestialiser totalement, sans cesser d’être tout à fait eux-mêmes, peuvent faire l’expérience de quelque chose qui diffère du quotidien, des normes. Quand ils endossent la robe – robe de femme, de Barbare ou de Dionysos –, alors ces frontières que l’on croyait si fermement établies entre l’homme et la femme, le Grec et le Barbare, le dieu, l’homme et la bête, ces frontières se brouillent, tout bascule. Dionysos est le dieu qui, à un certain moment, fait basculer dans une autre dimension, et c’est ce à quoi aboutit le théâtre au cœur de la cité. J’aimerais qu’on revienne à cette question du réel, du fictif, de la représentation. Cela fait penser à ce que disait Godard à propos de l’image de cinéma : est-ce « une image juste » ou « juste une image » ? C’est la question qui se joue à l’intérieur même des Bacchantes. La dimension de l’altérité, de l’étrangeté, du désordre, de l’ailleurs, tout ce que Dionysos représente dans la vie humaine et dans le cosmos, est une dimension réelle pour Euripide. Comme est réelle au cœur du monde humain la présence de Dionysos. Mais le seul moyen pour les hommes de la traduire, de l’exprimer, d’en faire un message, c’est de la mettre en scène à travers les procédés de l’illusion théâtrale, la transposition esthétique. Euripide sait que ce qu’il produit, ce sont des fictions, un arrangement poétique, mais il pense que le monde de l’imaginaire est ce qu’il y a de plus important, parce que c’est en cela même qu’il peut faire passer un 3 message de vérité. Gorgias ne le croit pas . Euripide, si, à mon avis. Un message grâce auquel, comme je le disais, les hommes comprennent ce que, autrement, ils ne peuvent pas comprendre et

subissent comme une fatalité. Et le comprennent avec une certaine joie. L’expression artistique permet la maîtrise. C’est ce qu’on appelle la catharsis. L’esthétisation d’un certain nombre de questions est vraiment un des traits de la culture grecque.

Tragédie et philosophie Dans les tragédies, la question « Qu’est-ce que l’homme ? » est centrale et vivante. Aujourd’hui, on n’oserait plus la poser. Cela correspond à une période où les Grecs sont en train d’essayer de distinguer clairement le plan de l’humain – ce que Thucydide appellera la nature humaine – des forces physiques, naturelles, des dieux, etc. La tragédie apparaît à ce moment-là, et pour exprimer que l’homme est énigmatique. La cité vivait sur une image de l’homme issue de la tradition héroïque et elle voit surgir un homme tout différent, l’homme politique, l’homme civique, l’homme du droit grec, celui dont les tribunaux dis-cutent la responsabilité dans des termes qui n’ont plus rien à voir avec ceux de l’épopée. L’image de l’homme héroïque, en contact direct avec les dieux, agi par eux, subsiste à côté d’un autre homme qui, quand il a tué sa femme, ne peut pas invoquer les malédictions ancestrales, et qu’on interroge sur le pourquoi et le comment de son acte. Ces deux images de l’homme sont absolument contradictoires et, comme les Grecs sont déchirés entre les deux, l’homme devient une énigme. Il cessera de l’être un siècle après. Mais alors, la tragédie aura cédé la place à la philosophie qui, dans sa recherche du réel contre la fiction, va se charger de démontrer que toutes les contradictions apparentes de

l’homme se résolvent dans un système philosophique cohérent. C’est Platon et, dans une certaine mesure, toute la tradition philosophique. Comme la théologie, la philosophie est l’art de construire un discours pour résoudre les problèmes. C’est un système de raisonnement où la solution réside déjà dans les prémisses. La tragédie, c’est juste l’inverse. Tout est contradiction, on est dans la mêlée, et les dieux mêmes se battent. Le monde est énigmatique, l’homme est problématique, donc l’homme est au centre. Et spécialement chez Euripide. Quand la philosophie intervient, l’homme n’est plus au centre ? Qu’est-ce qui est au centre à ce moment-là ? L’être, ou Dieu. A l’époque tragique, Protagoras dit : « L’homme est la mesure de toute chose. » Platon rétorque : « Protagoras se trompe, Dieu est la mesure de toute chose et de l’homme. » Pour les sophistes, l’homme est un discoureur et, à tout discours, on peut opposer un discours contraire. Il n’y a pas de vérité. La tragédie, ce sont des personnages qui échangent des discours opposés. Mais Platon va dire : « Non. S’il y a deux discours, l’un est vrai, l’autre est faux. » D’un côté, il y a un siècle tragique et problématique, dont la sophistique est l’un des aspects ; de l’autre, un refus connexe de la tragédie, de la sophistique, du monde de l’apparence, et l’affirmation qu’il existe une vérité, que l’homme n’est pas au centre, que ce qui est au centre, c’est l’être, le Bien, Dieu.

Les sujets de l’histoire

Il y a aussi décentrement de l’homme quand on dit que l’histoire 4 est un « processus sans sujet ». Dire qu’il n’y a pas de sujet et que l’acteur sur le théâtre du monde est l’histoire, c’est pour moi en dernière analyse absolument idéaliste. Ça consiste à habiller en sujet de l’histoire, extérieur à l’histoire, la dirigeant, lui donnant son sens, quelque chose dont personne ne sait ce que c’est. Sans les Français et leurs difficultés, qu’est-ce que c’est que l’histoire de France ? La seule chose vraie, c’est que ce qui se produit n’est jamais, ou rarement, ce que les agents de l’histoire avaient voulu faire. Cela ne prouve pas que quelque chose « savait » à l’avance. Je crois qu’il n’y a de sens de l’histoire que pour les historiens. S’il n’y avait pas de sujets de l’histoire, il n’y aurait pas de politique. Quelle que soit l’orientation d’un économiste, il peut formaliser les problèmes de l’économie, les constituer en objets de savoir. On ne peut pas comprendre le jeu, les actions, tout le champ du politique, sans faire intervenir des sujets, des groupes en action. Il y a de la politique parce qu’il y a des histoires, des expériences, des traditions, des émotions. C’est ce que les Grecs ont découvert avec la cité, quand les affaires communes sont devenues l’affaire de chacun. C’est une histoire de fous et ça n’a peut-être jamais fonctionné comme cela, même du temps des Grecs. Mais c’était leur idée. Oui, le plan du politique est un plan qui fait problème et qui invite à ce qu’on s’interroge, mais pas seulement sur les lois de l’histoire et les mécanismes du marché.

1. Erwin Rohde, Psyché, trad. française, Paris, 1928. 2. La Prise de Milet racontait des événements qui remontaient à une dizaine d’années. La panique provoquée chez les spectateurs fut telle que le poète se vit infliger une amende et qu’il fut dorénavant interdit

de représenter des événements contemporains. L’action des Perses est contemporaine, mais se déroule à la cour du roi de Perse, donc dans un « ailleurs », un monde radicalement étranger. La distance est préservée. Ce n’est pas une distance dans le temps, mais dans l’espace et la culture. 3. Pour lui, le monde est un pur jeu d’images. Si l’être et la vérité existent, ils sont de toute façon inaccessibles à la connaissance, c’est donc comme s’ils n’existaient pas. C’est ce qu’on fait avec les images qui compte. Cf. l’Éloge d’Hélène. 4. Allusion à Louis Althusser, Réponse à John Lewis, Paris, 1973.

Œdipe notre contemporain *1 ? Vous avez écrit : « Il ne suffit pas de noter que le tragique traduit une conscience déchirée, le sentiment des contradictions qui divisent l’homme contre lui-même ; il faut rechercher sur quel plan se situent, en Grèce, les oppositions tragiques, quel est leur contenu, dans quelles conditions elles sont venues au jour. » Cette recherche doit se faire sur trois plans principaux où la tragédie innove de façon radicale : celui des institutions sociales, des formes d’art et de l’expérience humaine. Commençons par le premier point, c’est-à-dire l’inauguration d’un nouveau type de spectacle dans le système des fêtes de la cité : vous dites que « la cité se fait théâtre ». Pourriez-vous évoquer le système des concours, en en montrant la signification sociale et politique dans le cadre de la cité grecque du e V siècle ? Le premier problème est celui de la fondation des concours tragiques. Sur ce plan, on peut donner une date : vers 530 avant J.C. Par conséquent, sous la tyrannie de Pisistrate, pour la première fois un auteur tragique, Thespis en l’occurrence, présente ce que nous appelons une tragédie et qui n’en est peut-être d’ailleurs pas

tout à fait une, pour la grande fête des Dionysies. Nous avons, en quelque sorte, la date de naissance de la tragédie comme spectacle et comme institution. Que ce soit arrivé sous Pisistrate n’est peutêtre pas un hasard : c’est Pisistrate qui, pour des raisons politiques, a favorisé le culte de Dionysos – ce culte qui, à Athènes, était plus populaire, plus agraire, plus lié à la paysannerie que d’autres cultes. D’ailleurs, le fait n’est pas seulement localisé à Athènes : nous connaissons d’autres cas. Par exemple, à Corinthe, nous avons des indications selon lesquelles, sous la tyrannie de Périandre, à la fin e e du VII siècle et au début du VI , on aurait eu des représentations de type tragique avec Arion. De la même façon, à Sicyone, on aurait eu des chœurs, qu’Hérodote appelle tragiques, qui chantaient les malheurs d’Adraste et qui furent rattachés à Dionysos justement par Clisthène, tyran de Sicyone. Nous avons donc ici une série d’indications sur la signification politique de ce type de spectacle. Ce n’est sûrement pas un hasard si, dans les trois cas, nous avons affaire à des tyrans. Il s’agit d’une politique d’une certaine façon antiaristocratique, populaire, au sens où les tyrans, en Grèce, représentent, dans la lutte contre l’aristocratie, une des premières formes par lesquelles les petites gens, les paysans libres et, peutêtre, dans une certaine mesure, les artisans, qui commencent à exister dans les milieux urbains, vont conquérir des droits égaux à ceux de l’ancienne aristocratie. Et ce sont les tyrans qui favorisent le culte de Dionysos, un Dionysos populaire – il y en a eu sans aucun doute un autre : nous savons aujourd’hui qu’il y a aussi un aspect aristocratique de Dionysos  –, mais ils favorisent ce Dionysos populaire en organisant de grandes fêtes, comme les Dionysies urbaines, à Athènes, au cours desquelles auront lieu les concours e tragiques à la fin du VI siècle.

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C’est seulement au cours du V siècle que ces fêtes théâtrales, à Athènes, prendront leur forme achevée de spectacle. C’est-à-dire d’une représentation où il n’y a pas seulement un auteur qui récite, comme du temps de Thespis, et un chœur qui chante, mais où l’on donne un ensemble tragique de trois pièces, trois tragédies, plus un drame satyrique, et que ces concours se déroulent au cours des Grandes Dionysies urbaines pendant trois jours, chaque jour étant occupé par un tragédien. Ils sont donc trois tragédiens en compétition. Auparavant, l’archonte, le premier citoyen d’Athènes, désigne pour chaque auteur un chorège, responsable des représentations. Il s’agit d’une magistrature comme n’importe quelle autre, et en même temps c’est une façon d’honorer le personnage choisi. A ses frais, le chorège choisit des jeunes gens qui vont former les choreutes, membres du chœur, ainsi que les acteurs, qui ne sont que deux ou trois. Chaque acteur joue plusieurs personnages. Le chorège est également chargé de faire répéter acteurs et choreutes. L’organisation est donc, en quelque sorte, prise en main par la cité, par un magistrat officiel qui délègue à un autre le soin de jouer sa partie dans une joute, semblable à celle des Jeux ou semblable à ce qui se joue devant un tribunal. Toute la population de la cité assiste à ce spectacle. Les pauvres, non seulement ne paient pas leur place, mais bénéficient même d’une certaine somme, à l’époque où c’est la plèbe qui joue le rôle fondamental : on leur paie leurs journées de présence. Même les femmes, les esclaves et les étrangers sont là. Il y a aussi des représentants des autres cités, qui viennent voir de quoi les poètes d’Athènes sont capables. Exactement de la même façon qu’un monument, sur l’Acropole, est aussi une façon de témoigner d’Athènes en tant que cité, en tant que communauté.

Enfin, au terme de ces trois jours de spectacles, un tribunal, qui fonctionne comme le tribunal d’Athènes et composé des représentants des différentes tribus, va décider à qui attribuer le prix. La décision est donc l’expression du corps civique dans son ensemble. C’est pour ça qu’on peut dire qu’en instituant ce type de spectacle la cité se fait théâtre, se fait spectacle. De la même façon qu’elle s’est faite institution politique, qu’elle s’est faite tribunal. Nous avons donc, du point de vue institutionnel, ce phénomène qui est très intéressant : c’est le même type d’institution, de fonctionnement, de mentalité qui préside à la vie politique et à l’organisation de ce que nous appelons un spectacle, une représentation, un amusement. Mais ce n’est pas un amusement et, dans ce spectacle, nous trouvons intimement liés les deux aspects qui définissent la vie politique grecque : d’une part la prise en main par la communauté de l’organisation de tous les détails pratiques ; d’autre part, lié au plan politique, un plan religieux, puisque cela fait partie des Dionysies urbaines. D’ailleurs, dans le théâtre, au centre des spectateurs, se trouve le fauteuil du prêtre de Dionysos qui préside au spectacle, tandis qu’au centre de l’orchestra – l’espace circulaire réservé au chœur, situé plus bas que la scène où jouent les acteurs – se trouve l’autel de Dionysos, autour duquel celui-ci évolue. Tout le spectacle est, en quelque sorte, centré autour de l’autel. Pour vous, la tragédie grecque est donc essentiellement l’expression de la pensée sociale, politique, religieuse de l’époque ? Elle en est un aspect. L’aspect spectaculaire et littéraire, la face théâtrale que la cité prend pour s’exprimer devant les citoyens. Elle reflète aussi la pensée juridique en train de s’élaborer…

Bien sûr. Ce lien étroit qui existe dans le fonctionnement de l’institution théâtrale avec le politique mêlé à du religieux nous oblige à ne pas considérer ce spectacle comme un divertissement, mais comme un des moyens qu’un groupe humain a mis en place pour s’exprimer lui-même devant les autres. De la même façon que les institutions politiques, c’est la façon dont le groupe a, à un moment donné, essayé de traduire dans des pratiques, dans des faits, la notion qu’il se faisait du pouvoir et de la répartition du pouvoir à l’intérieur de ce groupe lui-même. Le problème est : d’où vient ce discours théâtral ? A qui s’adresse-til ? Comment fonctionne-t-il et à quoi sert-il ? Je suis d’autant plus obligé de me poser ces questions qu’il y a tout de suite un premier paradoxe. On peut dire que la quasi-totalité des tragédies prend pour matière cela même que la poésie épique avait exposé : les légendes des héros. Ce que raconte l’Iliade, Homère et tous les autres cycles épiques, les légendes thébaines, etc., que tous les enfants apprennent par cœur, c’est cette tradition orale que la tragédie prend pour sujet. Les tragédies ne parlent pas du présent e des cités. A l’époque, au V siècle, Athènes s’est illustrée par sa lutte contre le régime tyrannique, celui de Pisistrate et de ses fils. Il y a même eu des jeunes gens chantés par les poètes, statufiés comme des héros de la lutte pour la démocratie parce qu’ils sont morts en ayant voulu assassiner un des fils de Pisistrate. La tragédie pourrait être cela, quasi historique. Elle aurait pu chanter les guerres médiques. Or, en dehors des Perses d’Eschyle, il n’y a rien. Pourquoi ce besoin d’articuler le présent au passé ? Toute l’affaire est là. Il y a un exemple tout à fait frappant. Il y a eu e une tragédie, qui a été jouée au tout début du V siècle, qui racontait la chute de Milet. Comment les gens de Milet ont dû céder devant

les Perses. Les Milésiens étaient des Ioniens soutenus par les Athéniens. Cette tragédie racontait donc un malheur contemporain. Il est très intéressant de voir la réaction des gens. Nous la connaissons par Hérodote : les spectateurs furent bouleversés par ce spectacle. Ils se sont mis à pleurer, les femmes à s’arracher les cheveux, et alors le tribunal, au lieu de donner le prix à l’auteur, lui a infligé une énorme amende, manifestant que la fonction de la tragédie n’était pas cela : cela, ce passé tout proche, ces événements contemporains, c’est aux historiens qu’il revient de le raconter. Ils doivent être racontés sur un autre mode que le mode tragique. Le mode tragique est un mode pathétique qui pose des questions sur l’homme, qui s’interroge – mais pas sur les événements contemporains. Aristote distinguait l’histoire qui parle de l’anecdotique et la poésie qui parle du général… La poésie doit expliquer ce qui est essentiel. Il ne faut donc pas raconter des histoires de ce type, des histoires qui bouleversent les gens. C’est comme si on leur racontait leurs propres malheurs sur un mode tellement pathétique que ça les paralysait. Ça n’est pas ça, la tragédie. La tragédie, c’est représenter des personnages plus grands que nature, des héros de l’ancien temps, des légendes que tout le monde connaît, qui, bien entendu, vont émouvoir, mais à la façon dont les fables qu’on raconte aux enfants les émeuvent. En même temps, ils savent que ce n’est pas vrai : Œdipe, la prise de Troie, toutes ces histoires, pour le Grec, ce sont nos images d’Épinal, provenant d’un passé très lointain. En somme, la fiction est posée au départ dans la tragédie ; c’est un fait très important. La tragédie raconte un passé périmé. Il y a une distance qui est donnée

d’emblée par le thème lui-même, distance par rapport aux événements, distance par rapport aux personnages, qui sont les héros, les rois d’autrefois. Et ces rois sont représentés comme des gens dont les conduites, les systèmes de valeurs ne sont plus exactement ceux d’aujourd’hui. Leurs conduites obéissent à la morale de l’honneur que chante l’épopée – non à la morale civique. Mais, en même temps, c’est ce passé qui pour la cité est son passé – c’est dans cette époque très antérieure que la cité s’enracine, qu’elle a construit sa conception de l’homme, de la morale, des valeurs. En les repoussant, elle a rejeté ces valeurs aristocratiques, cette idée d’une fatalité qui pèse sur les grandes familles, d’une faute qui possède les individus, d’un crime qui est en même temps une folie et qui fait que, au fond, le coupable est en même temps une pauvre victime. Tout cela, c’est le passé. On le met en scène, mais c’est un passé, et c’est ça, je crois, le ressort de la tragédie : c’est un passé qui continue à faire problème. C’est-à-dire que la cité, e dans cette période du V siècle où elle constitue, à Athènes, ses institutions proprement démocratiques, où il y a un effort, chez les rhéteurs, chez les orateurs, chez les sophistes, pour définir théoriquement le système de pensée, la mentalité qui est liée à cette conception de la vie collective, la cité essaie alors d’élaborer ce qu’on pourrait appeler la mentalité nouvelle : la pensée politique et civique. Et, pour l’élaborer, il faut la confronter avec ce dont elle est sortie et ce qu’elle rejette. En quelque sorte, c’est le ventre de sa mère : il faut savoir le repousser et, en même temps, savoir qu’on en vient. C’est donc dans cette espèce de débat entre ce que j’ai appelé le passé du mythe, le passé des récits épiques, des grandes légendes héroïques, et le présent des institutions politiques que la tragédie se constitue. C’est ça l’espace, le lieu où elle s’insère pour

poser des problèmes, pour qu’on s’interroge sur le passé et sur le présent dans cette confrontation du passé et du présent. Elle se constitue en même temps qu’elle constitue la nouvelle pensée : la tragédie ne décrit donc pas quelque chose qui existe déjà ? Il y a une polysémie dans ce que toute œuvre d’art qui fait partie d’un genre littéraire neuf doit refléter. Il n’y a pas du tout une pensée politique qui est faite et que la tragédie exprime : il y a une pensée politique qui se fait, qui se cherche et qui s’exprime, par exemple, chez les orateurs et chez les sophistes en répondant d’une certaine façon à ce qui constitue leur objectif. Les sophistes font des discours pour montrer comment fonctionne un discours, comment on peut plaider telle ou telle cause. Ou bien ils s’interrogent sur des problèmes philosophiques. Mais la tragédie, elle, n’agit pas ainsi. Elle est un spectacle. Alors, elle se construit en prenant en compte cette problématique de la pensée civique qui se cherche, mais elle la pose en des termes qui lui sont propres. Les hommes que sont Agamemnon, Achille, si je prends leurs histoires, quel sens pouvonsnous leur donner aujourd’hui, quels problèmes nous posons-nous, aujourd’hui, à leur propos, lorsque nous confrontons les événements et leur biographie, si j’ose dire, avec la façon même dont nous concevons les rapports des gens entre eux, dont nous concevons la faute, dont nous concevons les rapports des hommes et des dieux ? C’est comme ça que procède la tragédie. En ce sens, j’ai dit, et c’est un point auquel je tiens : « Il n’y a pas de tragique dans la société athénienne, il y a du tragique dans la tragédie. » La tragédie est un genre littéraire qui crée le tragique : une fois que la tragédie fonctionne, alors on peut dire qu’il y a un homme tragique. Pour qu’il puisse y avoir tragédie, il faut réunir un

certain nombre de conditions, mais ces conditions doivent être prises en compte par des poètes, par des spectacles, par un genre qui leur donnent ce faciès parti-culier que la tragédie a su leur façonner. En dehors de ça, il n’y a pas de tragique. Peut-on, dès lors, voir la tragédie comme le premier genre littéraire qui montre l’homme au carrefour de l’action, en situation d’agir – ce qui n’existe pas dans l’épopée ? C’est, en effet, un de ses aspects fondamentaux. D’où le choix des légendes de héros, de gens exceptionnels : ils ont le « tempérament héroïque » ; taillés tout d’une pièce, ils vont jusqu’au bout, ils s’engagent et, ensuite, ils ne reculent plus. La tragédie prend ces gens-là et, chaque fois, elle les montre affrontés à une décision qui engage tout l’avenir et les engage eux-mêmes tout entiers. Et cette décision revêt en même temps un aspect juridique ou politique : l’action va-t-elle aboutir au crime ou au salut pour le héros et pour toute la communauté ? Par exemple, dans l’Orestie d’Eschyle, dès le début, c’est de cela qu’il s’agit : est-ce que ça va être de nouveau la catastrophe ? dit le chœur, est-ce que ça va être le salut ? Et le chœur est présenté comme ballotté entre l’angoisse et l’espoir, sentiments qui correspondent à ce que va faire le héros. Va-t-il aller à droite, va-t-il aller à gauche ? C’est l’homme au carrefour : au carrefour de la décision. Cette façon de traiter l’action reflète-t-elle en partie la responsabilité naissante du citoyen athénien ? Sans aucun doute. La part de la divination, des procédés oraculaires, tend à reculer. Elle continue à jouer un rôle, surtout en matière religieuse. Mais les décisions fondamentales – va-t-on faire la paix ? va-t-on faire la guerre ? est-ce qu’on envoie une expédition

pour fonder une colonie ? qu’est-ce qu’on fait dans tel cas du point de vue de telle décision politique ? – tout cela se règle au terme de débats qui sont des débats de type rationnel. Les gens opposent arguments à arguments, et on décide, on vote. Les individus ont le sentiment que la vie collective est, dans une très large mesure, décidée en commun, après délibération et choix. C’est le premier point. Il y en a un second. C’est que les transformations des structures sociales, de la famille, la fondation même de la cité comme unité qui dépasse les groupes familiaux aboutissent au fait que c’est la cité, le tribunal qui vont désormais réglementer la vengeance. Avant la fondation du tribunal, avant Dracon, qu’est-ce qui se passe quand quelqu’un a été tué ? Il y a obligation de vengeance pour les membres de la famille à l’égard de celui qui a commis le meurtre. Le sang appelle le sang. Avec la cité, c’est fini. Il y a un tribunal. Alors, l’accusé et l’accusateur sont face à face. Ils exposent leurs arguments. On pèse le pour et le contre. On essaie de voir la nature de la faute. Si le crime a été commis de plein gré ou si simplement, au cours d’une rixe, quelqu’un l’ayant attaqué, il s’est défendu. On commence à établir la responsabilité de l’individu… On commence à établir ce que nous appelons la responsa-bilité, qui est plus ou moins ça en Grèce, mais qui est en fait le commencement de la distinction de plusieurs types de fautes, en particulier de deux grandes catégories : la faute commise de plein gré, en connaissance de cause, et la faute commise malgré soi. Ce sont des catégories qui nous paraissent très vagues, mais elles existent et, par conséquent, non seulement les poètes tragiques sont, sur ce plan, amenés : 1) à présenter des héros d’un ancien temps, 2) à les situer au carrefour d’une décision, c’est-à-dire à faire

apparaître, dans un texte littéraire, des hommes comme agents humains, avec, en arrière-plan, le problème de leur responsabilité, mais : 3) la tragédie ne peut pas ne pas se poser, à sa façon, le même problème que les tribunaux, à la même époque, se posent : quel est le rapport d’un homme avec l’acte qu’il a accompli ? Est-ce que ce rapport est le même suivant qu’il en avait compris les conditions, qu’il a agi en connaissance de cause ou qu’il a agi aveuglé par une passion, ou en état de légitime défense, ou dans l’ignorance totale de la personne qu’il a tuée ? Il peut avoir tué quelqu’un en croyant qu’il le soignait. Il a une bouteille : il croit que c’est un médicament, il le verse, c’est du poison. Est-ce qu’il est coupable ? Est-ce qu’il est souillé ? Est-ce que la vengeance doit s’appliquer ? Est-ce qu’il faut le chasser de la cité ? Il s’élabore une nouvelle façon de considérer la nécessité divine. A ceci près que la tragédie, dans la mesure où elle ne pose pas ce problème de l’agent humain ou de la responsabilité humaine dans les termes de la technique juridique, se prive d’une relative facilité : en droit, les cas sont classés, alors on argumente pour prouver que la faute entre dans tel ou tel registre. La tragédie ne dispose pas d’une telle possibilité parce que, justement, elle traite de héros qui ont commis des crimes absolument épouvantables et que le problème qu’elle pose n’est pas de savoir si juridiquement ils sont condamnables. Et même lorsqu’elle pose ce problème-là, dans l’Orestie, surtout dans la dernière pièce, les Euménides, en réalité il s’agit de tout autre chose. Ce n’est pas : dans tel cas, qu’est-ce que je peux plaider au tribunal ? mais : quel est le rapport de l’homme avec de tels actes ? Quelle est la part des dieux dans la manière dont les hommes agissent ? Quelle est, dans ce qu’on appelle la

faute, la part qui revient à l’individu, qu’il peut assumer totalement, et celle qui revient à sa famille, à une sorte d’écrasante culpa-bilité ? Est-ce qu’un homme est coupable parce qu’il a commis une faute, ou bien, s’il a commis une faute, est-ce parce qu’il était, en quelque sorte, coupable de naissance ? Autrement dit, la culpabilité est-elle le produit des décisions et des actes des individus ou bien une malédiction qui pèse sur certains d’entre nous et peut-être sur tous, justifiée du point de vue divin, mais absolument incompréhensible du nôtre ? Et qui fait que, quoi que l’homme fasse, s’il a choisi cela, il sera de toute façon coupable et, s’il a choisi autre chose, il sera coupable aussi : les dieux s’amusent à emmêler les chemins. De toute façon, c’est joué d’avance. C’est ça, le problème que pose la tragédie. C’est là-dessus qu’elle s’interroge. Ce que j’appelle la culpabilité, c’est aussi ce qu’on appelle la fatalité divine : qu’un homme est coupable. Dire que la culpabilité fait partie, en quelque sorte, de lui comme ses poumons ou son foie, c’est dire que la divinité est en lui. Ce qu’affirment les Grecs – et que le vocabulaire exprime. Ce qu’on appelle erinus, ce qu’on appelle atē, c’est cette puissance de folie, de criminalité qui investit les individus du dedans, qui les constitue. On est fait de cela. Dans cette immanence de la culpabilité de l’homme, ne retrouve-t-on pas Freud ? Si on est « freudien », on retrouve Freud. Mais cela ne correspond pas à ce que disent les Grecs. Pour eux, c’est clair, c’est lié à des pratiques qui ont existé à un moment donné. Par exemple, dans la mesure où le droit n’est pas encore fondé, dans le système de ce qu’on appelle la vengeance privée, qui est le système des personnages mis en scène par la tragédie, si quelqu’un tue un homme par erreur ou indépendamment de sa volonté, il est impur, il

est souillé, il est coupable, et la vengeance doit s’exercer : il doit être chassé, indépendamment des conditions concrètes de sa psychologie. C’est ça, la culpabilité – cette idée que, du moment que le sang a coulé ou du moment qu’un interdit n’a pas été observé, une souillure a été endossée, et que cette souillure est comme une chose matérielle sur vous, en vous ; quel que soit votre mérite, vous la portez, et vous ne pouvez la purger que par une procédure religieuse. Voilà à quoi la tragédie fait allusion. A propos d’Œdipe, vous avez dit : « C’est moins l’agent qui explique l’acte que l’acte qui revient sur l’agent et le découvre à ses propres yeux. » Pourriez-vous parler de cette ambivalence du tragique ? L’analyse que j’ai proposée vise à montrer que toute apparition d’un genre littéraire nouveau, toute véritable invention dans le domaine de la création esthétique joue sur plusieurs plans. Elle est toujours reliée à des conditions historiques et sociales. L’apparition du roman, en Europe occidentale, est liée à toute une série de développements historiques ; elle est liée au dégagement de l’individu, à l’apparition de quelque chose de neuf : l’individu, un atome qui a des relations avec autrui, ce qui est tout à fait nouveau. Mais le roman est en même temps une façon d’exprimer et de fabriquer la conscience personnelle que l’individu a de lui-même et les problèmes des rapports de la personne singulière, individuelle, autonome, originale, avec les autres. C’est la même chose pour la tragédie. Comme genre littéraire, elle montre le moment où le problème de l’homme comme agent surgit. Problème de l’homme avec ses actes : du moment que c’est un problème, c’est que ça n’est pas réglé, et ça ne l’est pas non plus dans le droit grec. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans un article technique que j’ai intitulé « Ébauches de la

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volonté ». Ce sont des ébauches, ça ne pouvait pas être autre chose : c’est pour cela que cela se manifeste dans la tragédie. Si cela apparaissait dans un traité juridique ou dans un traité philosophique, ça serait beaucoup moins problématique et, par conséquent, bien mieux dessiné. Mais, justement, c’est dans la tragédie que ça se manifeste sous forme de problème : la volonté n’est pas encore véritablement dégagée, il n’y a pas du tout de notion de libre arbitre : il n’y a pas non plus de notion d’autonomie de l’homme ; pas de notion de volontaire. Tout ça n’existe pas. Il y a une tension spirituelle chez les Grecs, sur le problème de la faute, entre ce que la religion et ce que la vie sociale, politique et, surtout, le droit commencent à élaborer, et c’est dans cet intervalle que la tragédie s’interroge. Elle va montrer qu’effectivement le héros est toujours en même temps celui qui a personnellement choisi, qui s’est engagé dans des actes correspondant à ce qu’il est – la volonté d’Œdipe, elle lui appartient et le constitue – et qu’en même temps les dieux ont tout préparé, de sorte que l’homme a été simplement poussé, traversé de puissances divines, et qu’il n’a rien compris à ce qu’il faisait. Et au moment où Œdipe est là en train de raisonner, on peut dire qu’il y a, là, un aspect freudien : il est en train de discuter, de dire : je raisonne, je ne me laisse pas emballer ; la divination, estce que c’est raisonnable, est-ce que ça ne l’est pas ? Et pendant qu’il raisonne ainsi avec clairvoyance, il est complètement aveugle, parce que, par-derrière, il y a des forces qui le dépassent et qui s’amusent à le manœuvrer. L’acte est toujours à la fois le produit de tous les mécanismes intellectuels de la personne, du caractère, du tempérament de l’agent, et le produit de toutes ces forces qui agissent à travers lui. C’est l’un et l’autre. C’est l’interférence.

Une mentalité qui concevrait l’acte humain complètement autonome rejetterait la tragédie ?

comme

Absolument, c’est ce qui s’est passé pendant longtemps (jusqu’à une période extrêmement récente) quand l’ensemble de la production littéraire a été centré sur cette notion de l’individupersonne. Il y a eu le roman, ensuite les confessions, les mémoires, le journal intime : toutes choses impossibles dans le monde grec. Dans la tragédie, l’individu n’existe pas comme intériorité, comme individu absolument original et comme substrat de tous les rapports sociaux. Et cette notion si fortement marquée, après Kant, que l’homme se définit par sa bonne volonté, par sa capacité de choisir, par sa liberté (Descartes) – tout cela rend le tragique difficile à concevoir dans la mesure où, chez les Grecs, il n’y a pas, dans la tragédie, un homme qui serait pensable comme volonté délibérée, pas plus qu’il n’y a de destin qui se ferait tout seul. On ne peut poser l’un sans l’autre. Œdipe, tel qu’on l’a défini, fait partie du cosmos, et ce sont les forces qui sont en jeu dans le cosmos qui expliquent Œdipe. Peut-être qu’il peut y avoir maintenant un retour au tragique qui se manifeste dans le théâtre du type de celui de Beckett, dans un tragique qui est en même temps l’absurde… D’après vous, Beckett, c’est tragique ? Ah, pas du tout ! Je dis : peut-être. On l’a soutenu. Jean-Marie Domenach, entre autres. Moi, je pense que non. Je veux simplement dire que, si on veut déclarer qu’il y a un tragique aujourd’hui, il faut que ce soit à l’intérieur d’un système où ce qui était l’arête, l’épine dorsale de l’individu humain à travers toute la tradition occidentale des trois derniers siècles a disparu. Ce tragique moderne, selon moi, ça n’est pas du tragique. Mais je constate qu’on a été obligé de le retrouver là. A mes yeux, lorsqu’on a un système religieux

monothéiste, c’est-à-dire qu’il y a, au moins en droit, un point de l’horizon qui est la vérité, l’absolu où, quel que soit le caractère problématique des valeurs et de l’homme, existe quelque chose de fixe, et dans la mesure où c’est par rapport à cette visée d’un dieu tout-puissant, juste, d’un dieu judéo-chrétien, que le reste apparaît comme bruit et fureur, alors on ne saurait avoir ce qui apparaît dans la tragédie grecque. Parce que, pour les Grecs, chez les dieux aussi, ça se bat, les dieux aussi expriment chacun d’eux un aspect du monde, un aspect du cosmos, un aspect de l’homme en conflit avec un autre aspect. Donc la division, la tension, les oppositions existent dans le monde divin comme dans le monde humain, et c’est le polythéisme… Dans la tragédie grecque. Mais il y a une tragédie racinienne qui s’ancre dans le cadre du monothéisme ? Est-ce que c’est vraiment de la tragédie ? Je pense que si on admet que la tragédie est, comme l’a dit Hegel, « une conscience déchirée » – l’homme problématique – Racine ne présente pas vraiment cela : la tragédie n’est pas un genre littéraire qui indique des solutions, des attitudes, qui dessine une nature humaine, une forme de l’individu, c’est un genre qui est fondamentalement problématique. La tragédie grecque est liée à un système polythéiste, où l’on trouve aussi une problématique divine fondamentale entre les anciens dieux et les nouveaux dieux. Chaque aspect de l’existence humaine correspond à un sacré particulier. Dans l’Hippolyte d’Euripide, il y a à la fois Aphrodite et Artémis. La pureté (Artémis) est une valeur, mais Aphrodite aussi en est une. Et on ne peut pas être tout entier du côté d’Artémis sans faire offense à Aphrodite et donc payer. Parce que l’homme est devant des valeurs qui sont toutes sacrées et divines, et cependant

se combattent ; il faut qu’il les assume toutes, il ne peut se mettre franchement d’un côté, parce qu’alors il y a mutilation et les dieux se vengent. C’est comme les oppositions entre Apollon et les Érynies… L’intégration des Érynies à la fin de l’Orestie signifie-t-elle une intégration de la violence, de la nature, dans la cité ? Est-ce l’intégration de l’opposition nature-culture ? Il y a un aspect d’opposition non pas entre nature et culture, parce que ce n’est pas exactement en ces termes que ça se pose pour les Grecs, mais entre sauvagerie primordiale et monde policé. C’est une des oppositions, il y en a beaucoup d’autres : l’ancien et le nouveau, la femme et l’homme, la consanguinité et les rapports contractuels – c’est tout cela que recouvre l’opposition des Érynies et d’Apollon, la nuit et le jour, le souterrain et le céleste, le bas et le haut… Les freudiens pourraient y voir une image de l’opposition inconscient-conscient… Oui, mais… les Grecs ne disent pas ça. Eux, ils parlent de l’opposition consanguinité-rapports naturels (animaux) et mariagerapports contractuels. Agamemnon, ce n’est pas seulement l’homme, c’est le mari, le roi, tandis que Clytemnestre est simplement le ventre, l’épouse… L’ordre contre le désordre ? Il y a cela aussi. Le problème des Érynies dans la dernière pièce de la trilogie, par exemple ; on a pu dire que, là, la tragédie n’avait pas son caractère problématique, puisque ça finit bien. En effet, l’Orestie, qu’est-ce que c’est ? On patauge dans le sang. Le sang appelle le sang. La vengeance crée une impureté. La purification de

cette impureté se fait par une nouvelle vengeance, qui est une nouvelle augmentation de l’impureté. On n’en finit plus. C’est la chaîne sans fin d’une faute qui engendre son châtiment qui, luimême, doit de nouveau être châtié parce qu’il est aussi une faute. Bon. C’est l’angoisse. Et à la fin, ça paraît réglé. Il y a le tribunal, Oreste est libéré, les Érynies sont intégrées à Athènes. On pourrait dire : conclusion optimiste, la cité résout les contradictions Mais ça n’est vrai que superficiellement, car les antagonismes subsistent à la fin des Euménides d’une façon très nette. Cela consiste à montrer que la cité, l’institution du droit, la création du tribunal, la fin de cette chaîne indéfinie de violences n’est possible que par une sorte de compromis fragile, d’équilibre incertain entre les puissances anciennes, le passé, la terreur et le terrifiant d’une part et, d’autre part, ce que représentent Athéna et Apollon : la raison, la persuasion argumentée, la douceur des rapports contractuels. La décision finale est tout à fait nette : il n’y a pas de cité humaine qui ne doive faire leur part à l’un et l’autre aspects. Si l’on penche uniquement du côté d’Athéna, c’est l’excès de libéralisme démocratique, mais en revanche, si l’on met trop l’accent sur les Érynies, on va vers la terreur et la tyrannie. La cité repose sur un équilibre fragile, et continuellement menacé, entre ce passé et ce présent, entre la terreur des forces religieuses, souterraines, incompréhensibles, et, d’autre part, le raisonnement argumenté de la cité politique et juridique. C’est une conclusion relativement optimiste parce que, sous l’accord, la tension demeure entre ces forces. On peut voir cela aussi dans la tragédie élisabéthaine. Disons que Macbeth, Le Roi Lear, Othello, Coriolan expriment la tension entre des valeurs héroïques qui sont en train de disparaître et d’autres valeurs nouvelles qui vont constituer

l’État moderne… Mais je voudrais en venir à l’analyse du langage tragique que vous avez faite et qui m’a paru essentielle à la compréhension de la tragédie. Le langage, dites-vous, est perçu sur trois plans : il y a ce que dit le héros et qui est valable pour lui seul, il y a ce que dit le chœur, et il y a le spectateur qui est au même niveau de perception que les dieux, puisqu’il a une vision d’ensemble. Or le décalage entre ces trois plans constitue l’effet tragique, dites-vous. C’est un des éléments fondamentaux de l’effet tragique, de la compréhension de la langue tragique. Parce qu’il y a des jeux d’ambiguïté extrêmement savants – c’est l’ironie tragique – dans le texte. Si on regarde comment le texte fonctionne, on voit que les héros sont enfermés dans leur langage : c’est un langage clôturé, le héros a ses œillères – sans le savoir, d’ailleurs – et c’est ici que les freudiens pourraient naturellement… Seulement, l’inconscient n’est pas dans le héros, il est dans le langage, il est dans la pièce ellemême, dans la structure de la pièce, parce que, dans ce que dit le héros, le chœur entend autre chose, et les spectateurs, à travers les mots qu’il emploie, les résonances des formules ou du vocabulaire, entendent que le discours du héros peut avoir un sens inverse de celui qu’il lui donne. Mais vous-même n’avez-vous pas été aidé par la psychanalyse dans votre analyse du langage ? Quand vous dites qu’un personnage a été « pris au mot » par exemple, dans votre analyse des jeux de mots, n’êtes-vous pas influencé par la psychanalyse ? Peut-être, mais alors sans le savoir ; moi aussi, il faudrait me psychanalyser dans mon travail. Non, si je me suis branché sur ces études de langage, c’est parce que toutes les analyses des

hellénistes, dès avant que les psychanalystes s’y soient mis, avaient consisté à montrer cela. Certaines des analyses que j’ai pu faire s’appuient, par exemple, sur des scholies. Dans les manuscrits, à l’époque hellénistique ou byzantine, ce sont des grammairiens, ou des « critiques », qui mettent une note pour expliquer le mot et ils écrivent : Œdipe dit cela, et il ne voit pas que le même mot a été employé par un autre personnage en sens inverse. C’est la tradition même du texte qui porte ces ambiguïtés de sens. Il est évident qu’il y a un aspect dont Sophocle est conscient : c’est ce qu’il appellerait sa sophia, sa technē, c’est que le genre tragique exige qu’on joue sur le langage et sur ses ambiguïtés. Si l’analyse que nous proposons de la tragédie est exacte, alors son langage doit obligatoirement établir ce jeu entre celui qui parle, le chœur qui exprime une réaction globale et très affective à ce qu’il entend, à ce qu’il voit, et puis le spectateur qui est extérieur à tous les discours qu’il compare et dont il voit comment ils jouent les uns par rapport aux autres. C’est la façon dont le texte comporte à l’intérieur de luimême une intertextualité. Les discours de chacun à la fois s’opposent et s’interpénètrent, ils font partie d’un système unique où, par conséquent, il y a des recoupements, des flottements, des retournements d’un langage à l’autre, qui font que chaque langage prend un sens autre que celui qui lui est donné par celui qui parle. C’est la technique même de la tragédie. Après tout, quand on parle, c’est toujours comme ça – on dit, et l’autre comprend autre chose que ce que l’on dit et, quand il répond, on comprend que l’on a dit autre chose que ce qu’on croyait dire. Venons-en à l’homme tragique. Qu’est-ce que l’homme tragique par excellence ? Pourquoi avez-vous défini Œdipe comme un héros tragique exemplaire ?

L’homme tragique, c’est cet homme double, déchiré, problématique. Cet homme se pense comme ce qu’il est, parce qu’il se reconnaît dans le visage que les autres lui offrent de lui-même – Œdipe roi, Œdipe tyran, Œdipe le sage, celui qui devine et qui sait. Œdipe-Roi est une histoire exemplaire – mais je ne suis pas le seul à le dire, Aristote l’affirme aussi. C’est une histoire policière. Qui a tué Laïos ? C’est le premier roman policier. Œdipe, le devineur d’énigmes, veut savoir, à tout prix. On lui dit de laisser tomber l’enquête, mais il s’obstine. Là encore, il y a un rapport au savoir dans cette pièce qui semble donner raison à Freud… La relation au savoir est en rapport avec le Ve siècle, le développement de la sophistique. Œdipe est sophistēs. Cette passion du connaître qu’il a, c’est celle du sophiste. Est-ce en cela que consiste le tragique d’Œdipe, car c’est son savoir qui le rendrait tragique ? La connaissance même est-elle perçue comme tragique par les Grecs ? Non, la connaissance n’est pas nécessairement tragique. Au e IV siècle, la connaissance n’est plus tragique, elle est philosophique. Ce qui est tragique, c’est lorsque l’homme est montré comme problème. Et l’on parvient à cette conclusion face à un héros comme Œdipe, qui va jusqu’au bout de son enquête sur l’homme. Il ne s’arrête pas. Si on s’arrête en chemin, on peut se satisfaire, comme Tirésias, de l’idée que les dieux mènent tout. Ou alors on peut imaginer un personnage qui soit du type sophiste, comme Gorgias : il sait ou bien qu’il n’y a pas de dieux, ou bien qu’on n’en peut rien dire – et la seule chose qui compte, c’est le savoir du sophiste, qui est capable de faire ce qu’il veut, qui est comme une

sorte de démon humain. Ce n’est pas tragique non plus. Ce qui est tragique, c’est ce personnage qui veut absolument savoir et qui, en menant son enquête jusqu’au bout, découvre en même temps qui a tué Laïos et qui il est. Et il est le contraire de ce qu’il croyait être. Ou, plus exactement, il y a en lui deux faces contradictoires : Œdipe le savant, le roi, l’homme de bonne volonté, l’être qui a sauvé Thèbes et, en même temps, une pourriture innommable, le responsable des malheurs de Thèbes, un moins que rien, un bouc émissaire. L’égal aux dieux est exclu de la cité comme un bouc émissaire, comme chaque année les pharmakoi à Athènes, comme si le corps social devait à la fois se purger par le haut et par le bas. C’est en ce sens que ce savoir est tragique, car il n’aboutit pas à la connaissance, mais à la prise de conscience radicalement problématique de l’homme. L’homme ne peut pas être défini, l’homme n’a pas une essence, l’homme est un monstre, une énigme qui n’a pas de réponse. Il est la réponse même que la Sphinge a demandée à Œdipe, celui qui a deux pieds, trois pieds, quatre pieds en même temps, le chaos. Tandis que la connaissance, chez Platon et Aristote, nous égale aux dieux – c’est d’avoir développé en nous cette partie qui nous rend divins. L’homme n’est plus problématique, on abandonne une partie de l’homme, la dépouille, ce qui était le pharmakos, on le laisse au vulgum pecus, mais le philosophe, le « sachant », celui qui devrait avoir le pouvoir dans la cité – mais qui ne l’a pas parce que la cité est mal faite (Platon) – celui-là n’est pas tragique – ou alors c’est une tragédie optimiste, pour faire un mauvais jeu de mots –, il est de plain-pied avec les dieux, il est sauvé. Et tout s’explique. Et la mort, et l’injustice ? Ça s’explique : c’est le rôle de la théologie. La théologie n’est pas tragique.

Je crois voir une contradiction dans votre analyse. D’une part, vous voulez restreindre la définition de la tragédie à la tragédie grecque et, quand vous analysez Œdipe, vous le faites toujours en rapport à la vie sociale et religieuse des Grecs, vous expliquez sa double qualité de tyran et de bouc émissaire par deux pratiques institutionnelles localisées dans le temps, la pratique de l’ostracisme et celle du pharmakos. Mais, d’autre part, vous dites en même temps qu’Œdipe est le modèle de la condition humaine. Où voyez-vous donc l’universalité d’Œdipe, puisque vous ne le reconnaissez pas dans ce qu’en a dit Freud, par exemple ? Comment sautez-vous le pas vers l’universalité à partir d’une étude purement historique et sociologique ? Je suis content de pouvoir m’expliquer là-dessus. En effet, on peut dire qu’il y a contradiction entre une explication du tragique qui en fait un moment historique et, d’autre part, l’emploi d’expressions du type « condition humaine ». Mais quand je dis « condition humaine », je veux dire la façon dont, pour le poète tragique e athénien du V siècle, Œdipe représente non seulement un individu, mais est le modèle de la condition humaine telle que la voient les Grecs du Ve siècle. Mais où est notre rapport à Œdipe, notre fascination pour la tragédie grecque ? Pourquoi la pérennité de la tragédie grecque ? Pour répondre à votre question, je pourrais vous la retourner sous une autre forme. Quand on lit Platon, on sait bien qu’il se rattache historiquement aux sophistes qu’il veut combattre, à Parménide auquel il se rattache d’une certaine façon, et aussi à Héraclite. Toute espèce de création humaine est historiquement fixée. Ce qui n’empêche pas qu’on sent bien qu’il n’y a pas seulement dans

e

Platon ce qu’un homme du IV siècle athénien pensait parce qu’il était un homme de son époque et que, en raison de son univers culturel, il a abordé, dans un langage défini, une série de problèmes définis, problèmes qui ont dès lors donné naissance à toute une tradition. Et, de la même façon, il n’y a pas d’Aristote sans Platon, ni de Descartes sans Aristote et Platon, et ainsi de suite. Les œuvres sont toujours déterminées sur deux axes : un axe en synchronie – une œuvre est située –, mais en même temps cette œuvre se place dans une tradition diachronique, dans une histoire d’un genre, d’un problème, d’un langage qui ont leur cohérence interne et qu’on ne peut pas court-circuiter. On ne peut faire de philosophie sans histoire de la philosophie. Il y a une visée, chez Platon, de problèmes qui sont ceux de la philosophie. Il les a définis. Si je veux changer ces problèmes, je ne peux le faire que par le détour par Platon. Et la tragédie grecque ? C’est la même chose. Elle pose des problèmes sur l’homme, sa nature, sa problématique, sa responsabilité, son rapport avec ses actes ; nous n’avons pas fini de nous les poser. La façon dont elle les a formulés pour la première fois ne se comprend pourtant que dans le contexte de la Grèce. Mais ça n’empêche pas la tragédie grecque de me parler parce que c’est ma tradition, ma culture. Il y a perpétuellement un va-et-vient dans la façon même dont je me pose les problèmes de l’homme, entre la façon dont moi je vis ces problèmes et, d’autre part, l’image que les Grecs m’en ont donnée, qui est une image histori-quement située, mais qui va au-delà, parce que toute œuvre humaine, si elle est restée, c’est que, d’une certaine façon et dans des conditions qui sont historiquement délimitées, elle disait quelque chose qui est devenu problème dans une tradition, dans un langage défini.

C’est tout de même très particulier à la tragédie grecque que, selon les époques, on y mette ce qu’on veut y mettre. On l’imite, on en a la nostalgie. N’y a-t-il pas un flou inhérent à la tragédie elle-même qui permet ces interprétations si diverses ? Il n’y a pas de lecture fausse, mais ce qui m’importe, en tant qu’historien, c’est la différence. Moi qui suis psychologue historien, ce qui m’intéresse, c’est cette façon particulière dont les hommes, à un moment donné, avec les institutions qui étaient les leurs, avec l’ensemble des pratiques sociales qui les définissaient, avec leur univers intérieur lié à ces pratiques sociales et sans lequel ces pratiques n’auraient pas été possibles, comment, au moment où le droit émerge, les hommes ont commencé à formuler des problèmes qui, ensuite, ne vont pas cesser de retentir, d’avoir des échos qui vont être exprimés soit dans d’autres formes littéraires, soit dans d’autres formes de réflexion, soit dans des recherches scientifiques d’un autre type – et qui, par conséquent, seront envisagés sur une longueur d’onde différente, même si, comme c’est le cas pour Freud, ces recherches se sont nourries d’une réflexion sur ces premiers textes. Ce qui compte à mes yeux, c’est de savoir comment ceux-ci fonctionnent quand on s’efforce de ne rien projeter sur eux dont on sait que c’est apparu postérieurement. D’accord. Mais il me semble que c’est la structure même de la tragédie qui permet d’y projeter tellement de choses différentes et que chaque époque s’y retrouve. C’est tout à fait vrai. C’est le problème que Marx avait posé, à mon avis fort mal, dans ce texte bien connu : « Pourquoi les œuvres d’art des Grecs et pourquoi les mythes grecs continuent-ils à nous fasciner ? » Réponse de Marx : « Parce que les Grecs, c’est l’enfance de l’homme, et une enfance saine, et quand on voit un

jeune enfant sain, c’est charmant. » La réponse est courte. Elle est courte d’un point de vue marxiste – il est vrai que Marx disait qu’il n’était pas marxiste –, mais elle est courte aussi d’un point de vue scientifique : la Grèce n’est pas l’enfance de l’homme, pas plus, et même moins, que la Chine ou que le monde assyro-babylonien. Dans le cas de la tragédie, une des raisons de cette malléabilité, c’est qu’elle se situe dans cet entre-deux, elle joue fondamentalement du problématique et de l’ambigu. Par conséquent, elle n’apporte pas de solution, elle ne définit pas ce qu’est l’homme, et elle use d’un langage où c’est moins ce qui est dit que la façon dont c’est dit qui va tresser, faire s’opposer, retentir, et produire des jeux de reflets à l’intérieur même du langage, de sorte que rien n’est jamais arrêté. Aucun texte, d’une certaine façon, n’est jamais arrêté. Même les textes les plus construits, les textes philosophiques, ne sont pas arrêtés. La preuve, c’est que chaque période philosophique se construit son Platon. C’est que, chez Platon, il y a une grande part d’ironie, et de mythe. C’est plus difficile de se construire régulièrement un Descartes. Si je prends un langage mathématique, c’est-à-dire un langage très défini, où la part de jeu interprétatif est étroite, mettons les textes que nous avons sur Archimède ou sur Euclide, certes l’histoire des sciences peut ajouter un peu plus, mais la marge reste quand même très limitée. Dans le cas de la tragédie, comme dans le cas de n’importe quelle forme poétique – mais plus encore la tragédie, en raison même de ce que nous en avons vu –, le point central se déplace à chaque moment d’un côté ou de l’autre ; le point central, ça n’est pas l’homme, c’est les deux aspects de l’homme, et ce ballottement qui va de l’un à l’autre ; le point central, ce n’est pas les dieux et les hommes, c’est cette oscillation entre les dieux et les hommes. Le point central, ça n’est pas tel discours ou telle image, c’est la façon dont tel discours

résonne et s’inverse dans le discours de l’autre. Et, là-dedans, les réinterprétations, les reprises, les recharges sémantiques sont indéfiniment possibles. Autrement dit, la tragédie est le type de l’œuvre à la fois incroyablement cohérente et dense, fermée comme un œuf, et toujours absolument ouverte dans cette densité… Mais il n’y a pas que la tragédie. Hésiode, c’est pareil : ce sont des textes ouverts, comme un kaléidoscope, ça reprend du sens chaque fois qu’on les relit. Et Œdipe à Colone ? Où se situe le tragique dans cette piècelà ? Dans Œdipe à Colone, le tragique est beaucoup moins marqué que dans Œdipe-Roi. C’est une pièce moins belle, à mon avis. Le tragique réside dans la liaison entre Œdipe-Roi et Œdipe à Colone. Œdipe-Roi finit sur la déchéance totale. Dans Œdipe à Colone, au début, Œdipe s’installe dans le bois sacré des Euménides, un endroit interdit : c’est pour bien marquer sa déchéance. Mais il y a ce jeu entre cet endroit sacré et lui, qui est consacré par sa souillure. Il est tellement souillé qu’on ne peut pas plus le toucher que s’il était saint. Il y a le monde du profane et, d’autre part, le monde du sacré, auquel on ne peut toucher sans être foudroyé, et le monde de la souillure qui est une sorte de sacré inversé qu’on ne peut pas toucher non plus – et ils cohabitent en Œdipe. Il sortira du bois et fera le trajet inverse d’Œdipe-Roi. Il est resté lui-même. Avec ses fils, il est le même Œdipe intransigeant. Mais, par le fait qu’il accepte cette condition humaine effroyable et fatale, qu’il l’assume, cette ordure va devenir un héros, un être surhumain. Il part avec Thésée, il va mourir de façon surnaturelle dans une épiphanie. Il est devenu le héros tutélaire d’Athènes. Il y a donc le retournement comme dans Œdipe-Roi, mais dans le sens contraire. Celui qui était isotheos est

devenu égal à rien ; celui qui est devenu égal à rien redevient isotheos à la fin d’Œdipe à Colone. C’est dû à l’acceptation ? A l’acceptation et aussi à la légende, puisqu’on prétendait que son tombeau était là et qu’il y a un caractère héroïque d’Œdipe. Je ne vois plus bien le tragique… Le tragique, c’est que ce même personnage est à la fois surhumain et sous-humain, c’est l’accentuation de cela. Je voudrais parler de l’évolution d’Eschyle à Euripide. Il y a une évolution dans le sens de la psychologisation. Chez Eschyle, la nécessité divine a plus d’importance que chez Euripide. Chez ce dernier, c’est le héros qui est central. Voyez-vous dans cette évolution un déclin de la tragédie ? Certainement. Un déclin paradoxal. Ce qui était le ressort du genre, chez Eschyle et encore chez Sophocle, cette tension constante, ce même sérieux dans la façon de traiter l’individu dans son profil personnel, dans son statut individuel et social, et puis les dieux à l’arrière-plan – tout cela a été remplacé chez Euripide par la grande importance donnée à la façon dont les personnages s’affrontent sur la scène. Il y a en même temps un très grand art et un déclin du genre. Euripide en est conscient : une de ses dernières pièces, les Bacchantes, renoue avec la tradition tragique la plus authentique, dans la mesure où la présence de Dionysos n’est pas là un subterfuge littéraire comme parfois, comme en partie déjà dans Hippolyte, où l’apparition d’Aphrodite au début, et celle d’Artémis à la fin, viennent en quelque sorte en surplus (en quelque sorte, parce

que, même là, les dieux sont bien présents). Mais, dans les Bacchantes, le personnage principal, c’est Dionysos, il a envahi la scène avec une grande force. C’est de nouveau du grand art tragique. En même temps, chez Euripide, une nouvelle tension se développe à l’intérieur de la problématique tragique : c’est la tension entre le domaine privé et le domaine public. Et cela est aussi une expression e de l’évolution, de ce qui se passe au V siècle. Les personnages d’Euripide, les femmes surtout, très souvent, tirent un effet de l’opposition entre leurs sentiments personnels, leurs amitiés personnelles et le contexte commun civique. Il y avait beaucoup moins ça chez Eschyle et chez Sophocle. N’est-ce pas le signe d’un plus grand intérêt pour l’homme ou le signe qu’il est plus autonome qu’avant ? En tout cas, l’homme n’est plus entièrement défini par son statut de citoyen. A côté de ce statut commence à se développer et à mûrir l’élément, non pas de la famille au sens presque épique – comme déjà avec Antigone –, mais de la famille au sens domestique : le père, la mère et les enfants, on trouve ça même chez Médée… Ça n’est pas un drame bourgeois tout de même… Non, mais ça joue. Dans les institutions, il y a une tension entre le domaine de la maison, de la famille, du culte domestique et des liens personnels d’amitié qui vont jouer un rôle de plus en plus grand et qui aboutiront, en particulier dans la philosophie, au fait que les sages se définiront comme étant, non dans la cité, mais ayant constitué avec leurs amis un monde à part – qui est celui des rapports personnels, qui est une société en dehors de la société. Chez Euripide, il y a déjà cet aspect de l’homme privé opposé à

l’homme public qui donne une nouvelle dimension à la tragédie et qui la complique. Mais c’est un signe que la vitalité du genre est en train de disparaître, ou encore qu’on est en train de passer de ce qui est proprement le tragique à quelque chose qu’on peut appeler le pathétique : les émotions, le bouleversement, l’affectivité. Pierre Vidal-Naquet faisait allusion d’Euripide, à son regard en coin…

à

l’aspect

brechtien

C’est vrai qu’Euripide est un personnage énigmatique, difficile à interpréter. Certains voient en lui – ce qu’il est aussi – un admirateur et un élève des sophistes, un moderniste. Aristophane nous présente un Euripide qui ne peut être apprécié que par les intellectuels d’Athènes. Il y a de cela. Euripide est un esprit fort, un peu sceptique. Mais il y aussi le reste – ce pour quoi il est quand même un tragique. En lisant les Bacchantes, on se tromperait lourdement en pensant qu’il ne croit pas. En réalité, il n’est pas du tout contradictoire d’être un sophiste et de croire dans tout ce que Dionysos peut comporter et exprimer d’irrationnel. Les sophistes, ça n’est pas l’irréligion au sens d’aujourd’hui. J’ai demandé à P. Vidal-Naquet où se situait, pour lui, le tragique moderne. Et s’il existait. Il a répondu par la phrase de Napoléon : « La tragédie, c’est la politique », et a donné comme exemple les procès de Moscou. Qu’en pensez-vous ? La différence, pour moi, est la suivante : les procès de Moscou aboutissent à une décision du tribunal qui, au lieu de donner une couronne de laurier, tire une balle dans la tête – c’est un spectacle édifiant, c’est vrai, mais qui vise surtout à ce qu’il n’y ait plus rien de problématique. Tout le spectacle est monté contre ceux qui pourraient croire qu’on doit se poser des questions. Boukharine est

un personnage tragique : il est entièrement manipulé, mais il participe à un spectacle qui est le contraire de la tragédie. Il est l’acteur qui joue un rôle qui lui a été dicté, et le but de cette énorme opération spectaculaire, transformée en institution fonctionnant démocratiquement avec les masses à l’arrière-plan, c’est de dire : il n’y a aucun problème, le blanc est blanc et tout le reste est noir. C’est le contraire de la tragédie. Quand on dit qu’il y a quelque chose de tragique, dans les procès soviétiques, c’est quand on refuse le spectacle. C’est notre point de vue d’aujourd’hui. L’aspect sinon tragique, du moins ambigu de la vie politique, pour un type comme moi qui a été très engagé dans les choses, très engagé d’un côté, ça a été la mise en question de la vision un peu dichotomique que je pouvais avoir, la constatation que ce n’était pas cela et que, concernant le rôle que j’ai pu avoir comme militant, aujourd’hui je ne peux pas ne pas me poser des questions sur la façon dont moimême j’ai été pris dans un grand mouvement dont je ne voyais qu’une partie. J’étais un peu comme le locuteur tragique qui est enfermé dans son discours et qui ne voit pas que son discours a besoin, pour être déchiffré dans une dimension supplémentaire, d’être pris à l’intérieur du discours de l’autre, son adversaire, celui qui était noir… Il y a là aussi l’idée de l’agent qui est agi… Bien entendu… A ce moment-là, je vois qu’il y a quelque chose de tragique dans les formes contemporaines de la vie, la politique. C’est aussi une façon de répondre à la question de tout à l’heure. Si on trouve sous ma plume les mots « condition humaine » à propos d’Œdipe, c’est que moi, j’ai aussi sans doute cette lecture-là. A travers mon analyse, ce que je lis, c’est le texte et, à travers, en me mettant dans ce monde de texte tragique, je prends une distance par

rapport à ce qui a été ma propre vie, ma propre personne, et je me vois autrement que je ne me suis vu quand j’étais simplement enfermé dans mon univers. Le lien entre hier et aujourd’hui, c’est aussi cela. Le lien entre les textes littéraires et ce qu’on appelle la vie, sa vie, sa biographie, soi-même, sa personne, c’est aussi cela. Une façon de se comprendre par la distance dans un autre discours. On ne se voit plus comme on était quand on était simplement dans la vie. Et à beaucoup de points de vue. Politique et autre. La condition humaine, alors, c’est que l’homme est une énigme pour lui-même ? Je ne dirais pas ça. Pour les tragiques, oui. Pour la pensée tragique, oui, l’homme se définit comme énigme. De la même façon qu’il se définit pour la pensée philosophique comme essence, ou comme nature. Se définir comme énigme, ce n’est pas se définir. Quand je dis cela, sans doute, il y a ma propre interrogation. Je ne peux pas voir l’homme aujourd’hui simplement à travers la tragédie parce que je suis obligé de grappiller à droite et à gauche, dans les sciences, en biologie, j’ai d’autres idées sur l’homme. Mais il y a un autre aspect, du point de vue intellectuel : je crois que penser, c’est poser des questions, et c’est reculer que vouloir des solutions générales et définitives. Ça se relie sans doute à des aspects purement personnels, anecdotiques – ma haine de la théologie. Pas seulement celle qui est propre aux théologiens. C’est la « race » la plus répandue. La théologie est la chose du monde la mieux partagée. La théologie qui consiste à agencer des discours pour montrer qu’en réalité il n’y a aucun problème, que ceux qui croient qu’il y a des questions, c’est simplement que, chers camarades, ils n’ont pas vu que… et voilà. Moi, ce qui m’intéresse dans la vie, dans

les gens, c’est les questions qu’il posent, qu’ils me posent. C’est mon aspect tragique.

*1. Entretien avec Martine Millon. 1. « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque », in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972, p. 41-74.

La tragédie d’Hector L’Iliade est apparue comme la première et la plus grande tragédie de la Grèce, à une époque où il n’était pas question encore de la tragédie. Le plus ancien et le plus parfait monument de l’épopée européenne était au fond une tragédie, tant par la conception et le développement de son action que par le sentiment qui l’animait. Viatcheslav IVANOV, Sillons et Bornes

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Dès les premières lignes, La Tragédie d’Hector (1984) de James Redfield intrigue, déconcerte et n’en captive que davantage. Où l’auteur veut-il en venir ? Il débute sur le ton de la confidence : il aime Hector, à la passion. C’est son affaire ; mais en quoi cela nous concerne-t-il ? Cependant, comme une pierre jetée au milieu d’un étang provoque sur toute son étendue un flux d’ondes concentriques, l’affection singulière de James Redfield pour le héros troyen, le sentiment d’identification qu’éprouve cet homme du e XX siècle à l’égard d’une figure légendaire de l’épopée grecque suscitent, du monde d’Homère au nôtre, une chaîne ininterrompue d’interrogations. Et d’abord comment pénétrer une œuvre à tant d’égards aussi exotique que l’Iliade, comment la comprendre sans anachronisme,

en la situant à distance de nous, dans son éclairage culturel propre ? Comment aussi lire ce texte poétique dans sa dimension d’œuvre d’art, de fiction narrative composée, unifiée, où chaque personnage se dessine et agit en fonction des autres, où la figure d’Hector, par la signification particulière et proprement tragique que lui assigne l’ordre du récit, nous touche, jusque dans son étrangeté, au plus profond, au plus intime de nous-mêmes ? Quels sont donc les rapports de la poésie avec la culture, dont elle est certes un aspect ou un produit, mais dont elle apparaît aussi bien comme la création, le dépassement, voire à certains égards la critique et la négation ? De façon plus générale, quel statut reconnaître dans la vie d’une collectivité au fictif, à ce monde irréel de l’imaginaire que les hommes n’ont cessé d’édifier pour y déchiffrer la vérité de leur existence réelle, comme si c’était seulement à travers les mirages de l’illusion poétique qu’une culture parvenait à se comprendre du dedans et, dans le même temps, à se contester, à explorer ses limites, ses contradictions internes, à mettre en question les lignes frontières que toute société humaine doit tracer pour se définir ellemême, pour s’établir en se démarquant de la nature brute ? Partie d’Hector, de sa place dans l’Iliade, de l’intelligence que ce personnage exactement interprété apporte à la figure complémentaire d’Achille, de la lumière que les deux héros affrontés jettent sur le tableau de la guerre héroïque, l’enquête de James Redfield, par vagues successives, s’étend ; elle s’ouvre à toutes les questions dont débattent les hellénistes : la poésie, l’homme, la société homériques, les rapports de l’épopée avec l’ensemble d’une culture dont nous ne pouvons saisir les traits qu’à travers la forme narrative qu’emprunte la tradition orale. Pour aborder correctement ces problèmes, la nécessité s’impose d’un nouveau détour : il faut les poser dans les termes mêmes où les Grecs les ont formulés, se

mettre à l’écoute du texte comme les Anciens le faisaient, observer les personnages de l’Iliade, questionner l’enchaînement des séquences, scruter la logique du récit de leur point de vue et dans leur perspective. Davantage, c’est la fonction narrative elle-même (le sens, la place, la portée du mûthos) qu’il faut s’essayer à penser dans les catégories grecques. Pour qui s’embarque avec James Redfield, pas de court-circuit possible. Sous sa conduite, le chemin qui mène à Hector passe par la Poétique d’Aristote. Mais de lire Homère avec les yeux, avec la tête d’Aristote, et d’y voir, comme le veut le philosophe, le modèle du récit fictif, c’est-à-dire l’imitation d’une suite d’actions strictement associées les unes aux autres au fil d’une intrigue ordonnée selon le probable ou le nécessaire, en quoi cela peut-il nous éclairer sur le plaisir du texte, sur l’espèce de fascination que l’Iliade a exercée sur les Grecs et qu’elle continue d’opérer sur nous-mêmes ? Sur les Grecs et sur nous-mêmes : c’est ici, dans cette conjonction, que tout se joue ; c’est sur elle, d’une certaine façon, que Redfield a construit son enquête au long d’un livre où l’helléniste et l’anthropologue avancent du même pas, l’interrogation passionnée sur le sens que l’Iliade confère à Hector s’accomplissant en une méditation sur l’homme, dans la nature et dans la culture Suivons donc d’un peu près la ligne de cette démarche qui, d’un trait, unit Aristote à Lévi-Strauss et conduit l’auteur, sous ce patronage jumelé, à présenter son ouvrage sous un double titre : The Tragedy of Hector, Nature and Culture in The Iliad. Que nous apprend Aristote sur la signification du récit homérique ? Que c’est une fiction ; et parce que c’est une fiction, les événements qu’il met en scène : exploits, violences, souffrances et morts de héros guerriers produisent sur nous un tout autre effet que s’ils étaient réels. Ils nous touchent, nous concernent, mais de loin, d’ailleurs ; ils

se situent en un lieu différent de celui de la vie. Leur mode d’existence étant purement imaginaire, ils sont mis à distance en même temps qu’exposés par la narration ; ils ne sont pas présents, ils sont représentés. Chez l’auditeur ou le lecteur, ainsi désengagés par rapport à eux, ils « purifient » les sentiments de crainte et de pitié qu’ils pro-duisent dans la vie réelle. S’ils les purifient, c’est qu’au lieu de les faire simplement éprouver, ils leur apportent par l’organisation narrative, avec son début et sa fin, sa cohérence d’épisodes liés en un tout, son unité formelle, une intelligibilité que le vécu ne comporte pas. Arrachés à l’opacité du particulier et de l’accidentel par la logique d’un récit qui épure en sim-plifiant, clarifiant, systématisant, les malheurs humains, d’ordinaire déplorés ou subis, deviennent dans le miroir de l’imitation objets de compréhension. Tout en concernant des personnes et des événements singuliers – non des vérités générales  –, ils acquièrent une portée et une signification universelles. Le destin d’Hector peut bien se situer tout entier au sein d’une culture définie, dans le champ de la guerre héroïque, avec ses usages, ses valeurs, ses comportements propres – à travers la narration poétique de l’Iliade, il revêt une autre dimension : il se fait tragédie humaine, c’est-à-dire qu’à l’occasion d’Hector, et suivant les modalités d’action qui lui sont particulières, le drame explore les mécanismes par lesquels l’homme, fût-il le meilleur, est conduit à sa perte ; il met à nu le jeu de forces contradictoires auquel il est soumis, toute société, toute culture impliquant tensions et conflits ; il s’élève ainsi à une vision plus claire de la condition humaine, dans ses limites et sa nécessaire finitude. Il y a tragédie quand, par le montage de cette expérience imaginaire que constitue l’intrigue narrative, par cette mise à l’épreuve hypothétique d’un système d’actions suivies, l’existence humaine accède à la conscience, détachée et lucide, de

sa fragilité. Comme toute fiction poétique, le texte de l’Iliade opère ainsi à deux niveaux : dans la culture où il est immergé, qui permet de le comprendre et que lui-même fait comprendre ; et au-delà de cette culture, dans cet espace de vérité esthétique où l’art s’établit par une exploration rigoureuse des limites et des inconsistances de l’existence sociale. L’auditeur grec ancien, à qui sa culture était assez familière pour aller de soi, la dépassait à travers l’Iliade et se sentait lui-même mis en cause, comme homme, par le caractère tragique de cette investigation. Le lecteur moderne, quant à lui, doit reconstruire patiemment une culture qui lui est étrangère à partir d’un texte dont la dimension tragique, une fois comprise, va au-delà du monde décrit par Homère pour atteindre chacun personnellement, en ébranlant sa confiance naïve en la cohésion de sa propre culture, en ruinant ses illusions concernant la solidité des frontières qui protègent son univers civilisé contre les incursions de la sauvagerie naturelle. Deux problèmes se posent alors. Le premier a une portée générale et relève de la théorie. On peut le formuler de la façon suivante : si l’on suit James Redfield, c’est dans la tragédie que se trouve réalisée, avec une entière pureté, l’essence de la fiction. La tragédie représente en effet le type d’œuvre littéraire où la culture devient, dans son ensemble, problématique. Un récit se situerait donc d’autant plus haut dans l’échelle des fictions narratives qu’il satisferait plus strictement aux exigences du tragique. « La tragédie n’est pas seulement un genre de fiction, mais le type idéal de la fiction et on pourrait soutenir que toute fiction, dès qu’elle devient sérieuse et qu’elle s’interroge sur le fonctionnement de la culture, se rapproche du type de la tragédie » (ici). Quelle signification donner, dans cette perspective, aux différences de genres littéraires ? Qu’est-ce qui sépare l’épopée du genre lyrique, de la tragédie, du

roman, etc. ? Qu’est-ce qui fonde, au sein des cultures et dans l’homme, les multiples variétés des modes d’expression ? On se demandera si le point de vue de James Redfield, en pri-vilégiant ainsi le tragique, ne relève pas davantage de son esthétique personnelle que de la stricte analyse des faits littéraires. La seconde question, plus limitée, concerne la lecture de l’Iliade proposée par l’auteur. L’interprétation tragique trouve-t-elle dans le texte de quoi se justifier et apporte-t-elle des éléments nouveaux à la compréhension de l’œuvre ? Sur ce double point la réponse nous semble positive. Les analyses de James Redfield nous font à bien des égard redécouvrir l’Iliade, une Iliade qui nous apparaît à la fois rajeunie, plus actuelle que jamais, et mieux située dans son contexte culturel. Mettre en lumière la dimension tragique de l’Iliade, c’est montrer que, tout en assumant l’idéal héroïque, elle met en œuvre par la disposition des personnages et par la progression de l’intrigue une enquête sur ses limites et ses contradictions. Le texte de l’Iliade fonctionne ainsi comme la stylisation narrative des ambiguïtés du monde de la guerre : guerre défensive, faite pour repousser la violence adverse et préserver l’ordre pacifique de la communauté humaine ; guerre offensive, vouée à la destruction sauvage, à la mort, souhaitée pour l’autre, acceptée pour soi. Le guerrier occupe ainsi par rapport à son groupe une position de liminalité. Il incarne l’idéal héroïque partagé par tous, mais il ne peut le réaliser dans sa personne qu’en entrant dans un univers de meurtre, de sang, de souillure, qui l’exclut et l’isole des siens. Il est à la fois le représentant des attentes collectives, le responsable du salut commun et un individu qui place dans sa propre gloire le sens de la vie, qui met ses exploits personnels au-dessus de tout. L’opposition d’Hector et d’Achille traduit, en un jeu de miroir, le contraste de ces

deux aspects de la guerre, chacun de ces héros, à sa façon et contrairement à l’autre, illustrant cette sortie de la culture qu’au nom de la culture le guerrier doit effectuer et qui le rejette en deçà ou audelà de la société, dans cet ailleurs qu’on appelle nature. Hector est au départ le héros de la loyauté, défini par ses relations avec tout le réseau des siens : parents, épouse, fils, concitoyens, alliés. Au service de la communauté, il combat, non par amour de la violence belliqueuse, mais par respect de l’aidôs, ce sentiment de honte qu’on éprouve par rapport et en fonction d’autrui. Cependant, la logique de la guerre l’arrache, en raison même des victoires qu’il remporte, aux normes sociales dont il est l’incarnation. Destin tragique puisque ce sont ses propres erreurs qui le perdent, mais que ces erreurs, étant celles d’un homme de bien, sont moins des défaillances individuelles que les fruits nécessaires du dysfonctionnement de tout le système de valeurs auquel il se rattache. De succès en succès, d’erreur en erreur, Hector se coupe de ce qui faisait de lui le champion de la communauté ; il s’isole et perd, par là même, son identité héroïque. Au cours de l’ultime combat qui l’oppose à Achille, il flotte, s’égare dans des chimères, sombre dans la panique Il ne peut plus que mourir. Dès le premier chant de l’Iliade, Achille, en sa colère, s’affirme l’homme de la solitude, de l’héroïsme individuel. Pour préserver la haute idée qu’il se fait de l’idéal héroïque, posé comme un absolu d’honneur, il se sépare de son groupe. Du même coup, il se retire de cette guerre qui est sa raison d’être. Situation sans issue dont il ne sortira que pour des motifs strictement personnels, pour assouvir sa soif de vengeance contre celui qui, en triomphant de Patrocle, a fait périr un autre lui-même. A l’inverse d’Hector, c’est pour préserver jusqu’au bout son identité de héros singulier, presque étranger à la condition humaine par la hauteur de son courage et la supériorité de

sa force, pour ne pas parler de sa naissance semi-divine, qu’Achille s’éloigne des autres Grecs associés à lui dans le combat. Quand il rentre dans la bataille, il ne fait pas figure de champion du camp achéen, il est une puissance déchaînée de destruction qui guerroie comme on respire, naturellement et sans effort. Il ne peut plus que tuer, tuer encore et toujours, jusqu’à sa propre mort, non seulement prévue et acceptée, mais assumée comme la face secrète, le revers de son personnage héroïque. Et cette vision lucide du monde de la mort auquel le héros se voue en choisissant la gloire dépouille le jeu guerrier de ses prestiges fallacieux. La conscience désabusée de n’être, jusque dans l’exploit, qu’une créature périssable comme les autres rend futile et dérisoire l’opposition du vainqueur et du vaincu, réunis par des destins jumeaux. Contrairement à Hector, Achille n’est pas en lui-même héros tragique : il ne succombe pas sous le poids de ses propres erreurs, par la faute de ses actions. Porteparole de l’idéal héroïque, il est plutôt cette voix qu’emprunte le récit pour faire entendre son message tragique, pour suggérer, au terme de la narration, comme un constat final, l’incompréhensibilité, la vanité de l’existence humaine, même lorsque, illu-minée de tous les feux de la gloire, elle brille d’un éclat qui semble l’égaler aux dieux. Cependant, d’être exprimée dans une œuvre qui, par son organisation formelle, constitue un monde clos et harmonieux, un cosmos, cette insignifiance de la vie humaine, en s’offrant à l’intelligence esthétique, est à la fois déplacée et dépassée. Déplacée : on la regarde désormais d’un autre point de vue, comme si on était tout ensemble au-dedans et au-dehors de la vie, proche et engagé à la façon d’un homme, lointain et détaché à la façon des dieux. Dépassé : l’insignifiance du vécu subit, dans l’expérience imaginaire de l’art, une transmutation ; elle devient signification tragique. Le désordre, la confusion, l’informe, que toute culture

s’efforce, sans y parvenir jamais pleinement, de rejeter en dehors d’elle dans la nature, fournit aux hommes la matière d’une création originale où tout est ordre, forme, beauté, parce que tout y est agencé sur le plan de la fiction. Le récit de l’Iliade, dans sa progression, illustre ce double mouvement de désorganisation et de réorganisation, cet aller et retour de l’ordre apparent de la vie au désordre qui s’y dissimule et du désordre ainsi révélé à un ordre neuf, de tout autre type. Au fil de l’intrigue, nous assistons comme à une décomposition du monde héroïque. Suivant la pente naturelle de la violence, la guerre, noble d’abord et chevaleresque, avec son haut idéal, ses règles, ses interdits, s’ouvre au déchaînement progressif de la sauvagerie. Quand la bestialité l’a tout entière envahie, les héros des deux camps sont transformés en bêtes sauvages, en rapaces prédateurs qui, dans leur furie guerrière, traitent l’ennemi non plus en partenaire d’un affrontement loyal, comme un homme autre, mais comme une chose, une proie dont on veut dévorer les chairs toutes crues. La chiennerie que dissimule la guerre fait en quelque sorte surface dans les propos et les conduites des héros qui ne se contentent pas de triompher au combat, mais qui s’acharnent sur le vaincu, mutilent, découpent, dispersent son corps, le privent de sépulture, le livrent aux chiens et aux oiseaux, faute de le dévorer eux-mêmes, comme si dans la guerre il s’agissait moins de vaincre, ou même de tuer, que de détruire dans l’ennemi jusqu’à la dernière trace d’aspect humain, d’anéantir son être social et personnel en le rejetant à jamais hors de la culture à laquelle il appartient, dans un non-être de chaos. Cette complète perversion du monde de la guerre s’exprime par le thème de l’outrage au cadavre, qui s’élargit peu à peu et culmine dans les sévices que, avec un acharnement d’obsédé, Achille, tel un

prédateur rivé à sa proie, inflige à Hector après l’avoir tué. Nous sommes ici en pleine sauvagerie, en pleine impureté. Nous en sortirons, dans le dernier chant, avec l’itinéraire nocturne de Priam, mené par Hermès, la rançon acceptée, le cadavre, magiquement préservé de la corruption, rendu aux Troyens dans l’éclat de sa beauté, les funérailles somptueusement célébrées. L’ordre est rétabli, la pureté retrouvée. Mais cette réconciliation finale s’opère comme dans un no man’s land, en dehors des deux communautés, dans un au-delà à la fois divin et esthétique. Les positions des adversaires s’y mêlent, confondues : meurtrier et victime sont interchangeables, Achille est aussi bien cet Hector contre lequel il s’acharnait, Priam n’est pas différent de Pélée. Dans leur face-àface, désengagés l’un par rapport à l’autre, le vieux roi et le jeune guerrier sont seuls sous le regard des dieux. Achille peut alors se comprendre, comprendre son univers héroïque, ses limites, sa vanité. C’est en ce sens que, arraché par la fiction à ce monde de violence dont il était l’incarnation, Achille se trouve finalement purifié – et nous avec lui. Charles Segal déjà avait souligné l’importance du motif de la mutilation des corps dans la dramatique de l’Iliade. Pour en mesurer pleinement la portée et en marquer les significations dans le cadre du poème, James Redfield en met en lumière, dans un des chapitres les plus brillants et les plus neufs de son ouvrage, les arrière-plans institutionnels. Contrastant avec la « belle mort », celle qui assure au guerrier tombé au combat, par la persistance glorieuse de son nom et le souvenir de ses exploits, une continuité d’existence au sein de la société des vivants, l’outrage au cadavre constitue, par la dénégation des rites funèbres, ce qu’on peut appeler des antifunérailles. Mourir n’est pas être privé de vie mais accéder, à travers les funérailles, à un nouvel état, acquérir le statut

institutionnel de mort que la collectivité accorde au disparu, au terme de rites de passage, en conférant à son être social et personnel une permanence, non plus ici-bas, mais dans un ailleurs, un non-monde, une non-vie, en assurant le maintien de sa présence à l’univers social, mais sur un autre plan et d’une autre façon que de son vivant : socialement le mort existe dans la forme et sur le mode de l’absence. Cette création culturelle du statut de mort purifie la société de ce que le trépas d’un des siens et la décompo-sition du cadavre représentent d’impensable, d’informe. Il n’y a pas d’impureté à tuer l’ennemi au combat, c’est dans l’ordre. L’impur est de lui refuser la mort, la « belle mort », de le rejeter – et de se rejeter du coup soi-même – en dehors de la culture, dans le chaos. L’attention portée, dans l’Iliade, aux thèmes de la mort et des antifunérailles n’est pas, sous la plume de James Redfield, l’effet du hasard. Entre rites funéraires et récits fictifs, il existe un point commun : ce sont deux voies qu’emprunte la culture pour donner consistance, valeur, authenticité au non-réel, pour édifier, dans le champ de l’imaginaire collectif, un monde plus plein et plus cohérent que celui de la nature. L’interrogation sur Hector, à travers l’analyse des formes de la fiction narrative, trouve ainsi son aboutissement dans une enquête plus large et actuelle sur les traits fondamentaux de la culture, de toute culture, sur les architectures qu’elle doit édifier, à partir et au-delà du réel, pour créer son ordre propre. Quand on referme ce livre passionnant, on s’interroge : en naviguant avec l’auteur entre Aristote et Lévi-Strauss, hier et aujourd’hui, les Grecs et nous, suivant un itinéraire qui les rapproche si étroitement qu’on a le sentiment parfois de marcher sur place, de voyager sans bouger, n’est-ce pas à une exploration de l’invisible, à la découverte de toutes les dimensions d’irréel, d’absence, de fiction, dont est fait l’univers humain, que nous convie James Redfield ? On

comprendrait alors le singulier plaisir qu’on a pris à lire un ouvrage qui donne l’étrange et précieux sentiment, en demeurant chez soi, de s’être évadé au plus loin.

1. Moscou, 1916, trad. fr. de Pierre Pascal, in Dostoïevski, Cahiers de l’Herne, 24, p. 252.

Le Cyclope : entre l’Odyssée et les Bacchantes Le lien qui unit le Cyclope 1 au chant IX de l’Odyssée est direct et évident. Cependant, la présence du chœur dans le drame satyrique modifie en profondeur la portée de l’épisode. Au lieu d’un système binaire dont les deux pôles s’opposent terme à terme (d’un côté le Cyclope, de l’autre Ulysse), on a une organisation triangulaire (Silène et les Satyres, le Cyclope, Ulysse et son équipage grec) qui, autorisant un jeu plus complexe, confère à l’aventure une signification différente. Les Satyres et les Grecs ont en commun, face au Cyclope qui les tient en son pouvoir, de partager un même destin (110 sq.). Cependant, Satyres et Cyclope se rapprochent par des formes de bestialité (117 ; 602 ; 624) qui, pour différentes qu’elles soient, contrastent également avec la pleine humanité des Grecs. Et Ulysse rejoint à son tour le Cyclope en s’opposant, comme lui, par l’engagement et le sérieux dans les taches quotidiennes, aux Satyres, faits pour le jeu, l’insouciance, la gaieté de la danse et du chant, la rhathumia (203), la nonchalance à l’égard de toutes les contraintes du travail et de la vie sociale. Ulysse et le Cyclope sont libres, le premier au sens civique, le second en ce qu’il ne se

reconnaît ni dieu ni maître ; les Satyres sont esclaves : au service du Cyclope, ils rêvent de redevenir ce qu’ils étaient naguère, au service de Dionysos. Ulysse et Silène se retrouvent du même côté en tant que menteurs, Ulysse par une ruse héroïque, Silène par peur et lâcheté ; le Cyclope dans sa franche nature de brute est à la fois crédule et véridique. Ulysse est l’homme de l’échange loyal (137 ; 256-258) ; le Cyclope et Silène sont des ravisseurs, l’un par violence ouverte, l’autre par vol furtif. Le Cyclope ne reconnaît aucun dieu, hormis sa panse, sa gastēr ; les Satyres sont tout à Dionysos (et à Aphrodite, par ricochet) ; Ulysse rend aux dieux ce qui leur est dû dans un esprit de piété cauteleuse et intéressée. On pourrait affiner sur chaque point et élargir à d’autres ce jeu de regroupements et d’oppositions entre trois termes. Mais il est plusieurs traits qui orientent la comparaison du Cyclope, non plus avec le chant IX de l’Odyssée, mais avec les Bacchantes d’Euripide. La place et le rôle de Dionysos d’abord. Le Cyclope s’ouvre et se ferme sur une invocation au dieu. Mais c’est un dieu absent, disparu, enlevé dans une solitude lointaine. A la tragédie de la présence envahissante, « épidémique », de Dionysos répond le drame de son absence au pays où il n’existe pas de chœur (achoros, 124) : ses servants, ses enfants, sa cité (Bromiou polis, 99), séparés et privés du dieu, sont contraints à des acti-vités non plus festives mais utilitaires (25 sq. ; 63 sq.). L’entourage cultuel du dieu des Bacchantes est essentiellement féminin ; celui du Cyclope purement mâle (pas de femme dans la pièce, sinon une allusion désobligeante et obscène, moins à Hélène de Troie qu’à l’usage que chacun peut en faire). Le dieu « féminin » des Bacchantes est celui du bonheur par la communion sainte, l’initiation rituelle, l’oribasie, la transe extatique (sur cette évasion dans le bonheur, cf. le makarismos de 73 sq. et 910-911). Le dieu masculin du Cyclope apporte le bonheur

par le vin (67 ; 124 ; 168 ; 415 ; 454 ; 520 sq. ; 577 sq.) et le kômos (39 ; 445 ; 451 ; 492 ; 534 ; 537), avec ses prolongements érotiques (cf. le makarismos de 495 à 510). Le vin, le Cyclope l’ignore (contrairement au texte de l’Odyssée) jusqu’à ce qu’Ulysse le lui fasse découvrir. Silène ne rêve que de vin, dont il est privé (164 sq.) ; l’un et l’autre le boivent pur, non mélangé. Ulysse, dans le drame, ne consomme pas le vin qu’il apporte : les Grecs et lui sont buveurs d’eau (96-97). Mais il connaît tous les usages sociaux de la vigne et du vin : culture, préparation, conservation, transport, récipients, service d’échanson. Silène et Ulysse, contrairement au Cyclope, savent les « bonnes manières » de boire, non pour se soûler, mais pour se réjouir en compagnie, au sumposion, avec grâce, mesure et civilité. Le Cyclope vit en solitaire (monos, 120 et 362 ; erēmos, 22 et 622) ; Ulysse et les Grecs, Silène et les Satyres vivent en société, en groupe, mais de nature différente. Les « enfants de Dionysos » forment une sorte de famille naturelle, une bande (homilos, 100) où, en l’absence du dieu, chacun ne songe plus qu’à sauver sa propre peau, sans se soucier des autres. Ulysse est lié à ses compagnons, hetairoi, philoi, sunnautoi, solidaire d’eux. Il se refuse, quand il en a l’occasion, à se sauver seul en abandonnant ses amis (479-482). Le salut commun passe par une ruse, inspirée par la divinité (411) : le breuvage divin, l’éclat de Dionysos, Dionusou ganos (415), cette part de lui-même qui va agir en son absence. Comme l’a bien vu L.E.Rossi, l’astuce d’Ulysse consiste à utiliser l’inaptitude du Cyclope à accéder à un véritable kômos dionysiaque, à lui faire rater son kômos. Achoros (124) apôdos, amousos, apaideutos (489-494), la brute demeure solitaire dans son ivresse bestiale et terre à terre ; quand il se proclame transporté en plein ciel au milieu des dieux trônant dans leur sainte majesté (576-580), il se targue d’un bonheur aussi

illusoire que celui d’Agavé, rayonnante de joie (1196) au retour de la chasse où elle s’imagine avoir accompli, avec le dieu, une prouesse sans égale (1167, 1172, 1180, 1241-1243). La tragédie montrait qu’il ne saurait y avoir de cité dont l’ordre ne ménagerait pas une place, à travers l’altérité de Dionysos, à ce qui la dépasse et, d’une certaine façon, la contredit. Le drame satyrique nous fait comprendre par le départ conjugué sur le même navire d’Ulysse et de Silène, des Grecs et des Satyres, vers Ithaque et vers Dionysos, qu’une communauté d’hommes, pour être valable, doit comporter cette dimension dionysiaque de la socialité qui s’exprime dans le kômos, avec son cortège de musique et de danse, sa gestuelle désordonnée, ses excès, ses déviances. Cette mise en regard des deux formes de spectacle éclaire, semble-t-il, le sens des passages qui, dans les Bacchantes, ont parfois surpris ou embarrassé les commentateurs parce qu’ils se réfèrent à un Dionysos maître du vin (dont les dévotes du dieu ne boivent pas), de l’ivresse, du plaisir, de l’amour, du bonheur de vivre au jour le jour, dans l’oubli des peines (278-283, 374-385, 403-424, 769-774).

1. Euripides Cyclops, introduit et commenté par Richard Seaford, Oxford, 1984. Voir aussi D. Konstan, « An Anthropology of Euripides’ Kyklôps », in J.J. Winkler and Fr. Zeitlin (éd), Nothing to Do with Dionysos. Athenian Drama in Its Social Context, 1990, p. 207-227 ; L.E. Rossi, « Il Ciclope di Euripide come KOMOS Mancato », Maia, 23, 1971, p. 10-38 ; J.-P. Vernant, « Le Dionysos masqué des Bacchantes », in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie II, Paris, 1986, p. 237-270 (repris dans La Grèce ancienne, Paris, 1992, t.3, Rites de passage et Transgressions, p. 253-287).

Actualité de la tragédie ? D’où vient cette fascination qu’exerce aujourd’hui la dramaturgie antique quand il s’agit de choisir une pièce pour la mettre en scène 1? Retour aux Grecs ? Jamais nous n’en avons été aussi loin ; l’Antiquité classique a comme disparu de notre horizon. Pour un homme de ma génération, le grec et le latin faisaient encore partie, même si on étudiait les sciences, de l’apprentissage scolaire. Ils constituaient comme le fond commun de la culture. Je dirai plus : on imaginait mal un médecin, un avocat, un homme politique, un bourgeois qui ne se serait pas frotté à ces disciplines et qui, dans sa façon de s’exprimer et de penser, ne se serait pas trouvé naturellement enclin à se couler dans des modèles grecs ou latins. Pour la plus grande part de la clientèle, un bon médecin était celui dont on voyait de prime abord, par ses propos, ses références, qu’il faisait partie de ce monde-là. C’est fini. D’abord parce que les structures universitaires ne ménagent plus aux langues anciennes et à l’Antiquité classique ce même rôle général de formation. Ce sont des spécialités qu’on étudiera dans l’enseignement supérieur au même titre bientôt, si nous n’y prenons garde, que d’autres langues mortes et des civilisations disparues. En même temps, dans le vécu des événements quotidiens, l’univers de chaque pays s’est élargi au monde entier. Nous voyons

maintenant comme si c’était chez nous ce qui se passe aux Amériques, en Asie, en Afrique. Cette ouverture sur des espaces étrangers fait que, dans leur distance temporelle, les Anciens nous apparaissent, à certains égards, plus lointains et déroutants que ces mondes culturels différents dont nous sommes contemporains. Le goût, pourtant, de l’exotisme n’explique pas tout. On monte aussi des spectacles japonais ou indiens, mais beaucoup moins nombreux. A la question qu’on lui posait : « Pourquoi Iphigénie à Aulis, pourquoi l’Orestie ? », Ariane Mnouchkine répondait : « C’est l’origine ; les tragiques grecs, ce sont nos pères ; ils ont tout dit. » Essayons d’expliciter le sens de cette déclaration. Quand elle invente une chorégraphie « orientale » et revêt ses acteurs de costumes qui évoquent l’Inde, le Japon ou le Proche-Orient, Ariane Mnouchkine joue de l’effet de dépaysement. Mais elle sait qu’en dépit de cette distance il y a chez les Grecs quelque chose qui nous est proche et que nous partageons avec eux en commun. Dans des pays qui sont désormais en quête de leur identité, qui se cherchent des racines, faute de savoir qui ils sont, ce qu’à travers le dépaysement même le public a le sentiment de découvrir, c’est le point de départ dont nous sommes issus et qui fonde notre différence. Face à l’uniformité qui, dans le décor de la vie, l’architecture urbaine, les mœurs, les valeurs, menace de banaliser et d’aplatir le monde moderne, le drame ancien éveille à la fois la curiosité pour l’autre et la conscience de soi. Il satisfait du même mouvement le besoin d’élargir notre horizon et celui d’assurer notre identité. Mais que veut dire Ariane Mnouchkine quand elle se réclame des dramaturges grecs comme de pères fondateurs qui, de son point de vue, ont tout dit ? En instituant les concours tragiques, les Grecs ont en effet inventé un type de spectacle dont la nouveauté, sur le plan

des conduites sociales et des œuvres littéraires, va marquer comme du sceau de la paternité l’histoire du théâtre en Occident. Spectacle, et non plus récit en vers ou en prose, confié à l’oreille des auditeurs présents ou transmis par le biais de l’écriture à des générations de lecteurs. Spectacle donc, installé au cœur de la cité par la cité ellemême qui, chaque année, lors des Dionysies urbaines, l’organise, le contrôle et le juge en décernant le prix à celui qui aura été estimé le meilleur. On ne saurait trop souligner l’importance du changement qui s’opère quand on passe ainsi de la narration, dans l’épopée et dans les formes diverses de la poésie chantée, à la représentation publique d’un drame dont les péripéties se déroulent en direct sur la scène devant les spectateurs. J’ai écrit naguère : « La conscience de la fiction est constitutive du spectacle dramatique : elle apparaît à la fois comme sa condition et comme son produit. » A cet égard, il e n’est pas sans intérêt de noter que le V siècle où naît et s’épanouit, à Athènes, le genre dramatique est aussi celui où fait son apparition dans la langue l’ensemble des termes apparentés à mimos : mimēma, mimeisthai, mimesis, et où entre en usage le mot eikôn pour désigner l’image. Quand Platon veut dénoncer dans toute activité mimétique un art qui, en imitant les apparences, crée un monde de pure illusion, un univers de faux-semblants, n’ayant pour toute réalité que cette similitude avec ce qu’il n’est pas, il s’en prend d’abord à la tragédie : le poète tragique, contrairement à ses prédécesseurs, ne se comporte pas en témoin rapportant en style indirect des faits qui se sont passés ailleurs et autrefois ; il s’efface, il disparaît derrière les personnages du passé légendaire qu’aux yeux du public il campe vivant leur drame dans l’actualité du spectacle, dialoguant entre eux et avec le chœur comme s’ils étaient là, sur la scène, en chair et en os. Au lieu du témoignage d’un tiers, les acteurs en personne s’agitent et s’affrontent devant nous, quand

nous savons qu’ils n’y sont pas et qu’ils appartiennent à un monde révolu, à un temps légendaire. Exercice de simulation, par conséquent, que Platon condamne tout en l’admirant, qu’Aristote réhabilite en observant que le drame peut comporter plus de vérité que le récit historique et dont il nous est sans doute plus facile d’accepter le caractère d’« illusion tragique » depuis que le domaine du fictif, c’est-à-dire finalement de l’art, a acquis, à côté du réel, pleinement droit de cité. Mais simulation n’est pas faux-semblant. Le mot peut désigner une expérience rigoureuse, une mise à l’épreuve contrôlée des conditions de réalisation d’un projet, d’une entreprise, ou de vérification d’une hypothèse. Avant d’envoyer un homme sur la Lune ou de monter une opération militaire en territoire ennemi, on peut, dans l’espace limité d’une maquette, tester à l’avance les divers cas de figure qui risquent de se présenter, pour mieux ajuster les parades appropriées. C’est en ce sens qu’il faut entendre la mimesis tragique. Le poète n’a pas pour tâche, on le sait bien, d’inventer une intrigue et des personnages qui seraient le fruit de son imagination. Il les trouve tout prêts dans la tradition des légendes familières depuis l’enfance à son public. Le « fictif » ne se situe pas sur ce plan. Il consiste dans l’arrangement original donné à ces pièces préexistantes, dans la construction d’un scénario qui dispose circonstances et agents humains de façon que « nécessairement ou selon toute probabilité », une fois les choses mises en place au départ, le déroulement de l’action conduise à la catastrophe finale. Et comme les héros du drame, entraînés dans la dynamique des forces qu’ils contribuent eux-mêmes, sans le savoir, à déclencher, ne sont jusque dans la faute tragique qui les égare ni des méchants ni des indignes, l’erreur qui leur est imputable et qui les mène à leur

perte prend aux yeux des spectateurs la valeur d’un exemple de ce qui pourrait aussi bien arriver à chacun d’entre eux. On peut donc dire de la tragédie que, par la mise en forme de l’action dramatique, elle présente sur la scène le montage d’une expérience qui vise à éclairer ce que sont l’homme et son destin. Contrairement au récit historique, la tragédie ne raconte pas les événements tels qu’ils se sont effectivement produits en tel lieu, à tel moment ; elle montre, en réorganisant la matière de la légende suivant la logique du nécessaire et du probable, comment les événements humains, par une démarche rigoureuse, doivent ou peuvent arriver. Au lieu du particulier où l’histoire, par son objet, demeure confinée, elle tend à dégager une vérité humaine de portée générale. Soumettre, comme le fait le dramaturge, le destin d’un personnage à l’épreuve du scénario tragique, c’est faire voir que dans la logique de l’action il va faire telle chose, avec tel résultat, vraisemblablement ou nécessairement. A la lumière de cette dramaturgie, l’homme apparaît, non pas profilé comme une nature stable, une essence qu’on pourrait cerner et définir, mais comme un problème ; il prend la forme d’une interrogation, d’un questionnement. Créature ambiguë, énigmatique, déconcertante : à la fois agent et agi, coupable et innocent, libre et asservi, voué par son intelligence à dominer l’univers et incapable de se gouverner lui-même, associant le meilleur et le pire, l’être humain peut être qualifié de deinos, aux deux sens du terme : merveilleux, monstrueux. Or il est des périodes de l’histoire qui font plus fortement que e d’autres écho à cette conscience tragique que l’Athènes du V siècle a exprimée sur la scène de son théâtre. Tel est bien le cas aujourd’hui. Ce qu’on a appelé la fin des idéologies, le surgissement des formes extrêmes de la barbarie dans

les pays de vieille civilisation, l’inquiétude devant les dangers qu’entraînent les progrès du développement technique ouvrent la voie à un retour du sentiment tragique de l’existence. Quand ils quittent le théâtre après avoir vu une tragédie antique, c’est sur euxmêmes, sur la solidité de leur système de valeurs, sur le sens de leur vie que s’interrogent les spectateurs. Plus qu’il y a un demi-siècle, nous nous demandons aujourd’hui si notre destin est bien, comme le voulait Descartes, de nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. L’expérience est là pour nous convaincre qu’il est vain d’espérer planifier le réel, de prétendre dessiner à l’avance le mouvement de l’histoire pour mieux en diriger le cours, et qu’il peut être dangereux d’en fixer, en vertu d’une décision volontaire ou d’une prétendue connaissance scientifique, les fins dernières. On peut seulement, comme le fait le poète tragique, planifier une œuvre de fiction, pour lui donner la forme d’un tout achevé, d’un cosmos harmonieux. Mettre en scène une tragédie, c’est avec le bruit et la fureur du monde, en jouant savamment de la terreur et de la pitié, construire par simulation un univers de sens qui, pour paraphraser la Diotime du Banquet, « engendre en nous dans la beauté » ce questionnement sans lequel il n’est, pour l’homme, ni savoir ni sagesse.

1. Le colloque qui s’est tenu à Toulouse, du 17 au 19 octobre 1991, et à l’occasion duquel ce texte a été composé, réunissait des professionnels du spectacle et des spécialistes de l’Antiquité classique pour débattre de « Dramaturgie et actualité du théâtre antique ». La question ne répondait pas seulement aux préoccupations et aux espoirs des antiquisants, elle partait d’un constat que le nombre de gens de théâtre présents parmi les intervenants comme dans le public, ainsi que la liste des tragédies et comédies grecques et latines jouées – sans parler du drame

satyrique, avec le Cyclope monté par Bernard Sobel dans une traduction de Nicole Loraux – suffisaient à établir.

L’identité tragique A l’origine de l’enquête menée par Ruth Padel dans In and Out the Mind. Greek Images of the Tragic Self (1992), il y a le constat d’un paradoxe : sur la scène du théâtre, au Ve siècle, à Athènes, dans un espace ouvert, la tragédie rend public, sous la forme d’un spectacle directement placé sous les yeux de tous, un drame dont le véritable objet relève du non-visible, du caché, du dedans : sentiments intimes des protagonistes – fautes, souillures anciennes enfouies dans le passé –, secrets, drames domestiques reclus à l’intérieur des maisons. L’ensemble de l’ouvrage, à la fois dense et foisonnant, peut se lire comme une réflexion qui, à partir de ce problème, progresse et s’élargit en rapprochant, pour les éclairer les uns par les autres, des thèmes dont on n’avait pas, avant l’auteur, discerné les étroites connexions : en premier lieu, la façon dont les Grecs ont pensé le dedans et le dehors, avec les traits qui les opposent tout en assurant, dans les deux sens, leur communication ; ensuite, comment ces Grecs se sont représenté leur propre intériorité, la présence dans leurs entrailles de ce que nous appelons l’esprit : émotions, passions, impulsions, vouloir, jugement, déraison, en bref, tout ce qui fait de l’être humain un soi-même, un individu avec son destin singulier ; la priorité enfin que l’interprète moderne doit accorder aux œuvres tragiques, en raison à la fois de l’intérêt

particulier qu’elles portent à l’« homme intérieur » et de leur enracinement dans ce fond commun de la culture grecque qui les apparente aux autres formes d’expression, littéraire, scientifique, religieuse. Pour qui cherche à pénétrer un système mental, à bien des égards différent du nôtre, comme celui des Grecs, avec sa cohérence mais aussi ses tensions, ses ambiguïtés, ses dissonances, ses interrogations, la tragédie offre un terrain d’enquête dont la vertu heuristique est sans égale. Système mental différent du nôtre. C’est un point sur lequel l’auteur revient à plusieurs reprises au long de son parcours ; et il est bien au centre de sa recherche. Une des originalités du travail de Ruth Padel est en effet de rompre très délibérément avec l’idée e naïve et quasi naturelle que, les Athéniens du V siècle étant « comme nous », leur culture nous est directement accessible et qu’il suffit pour les comprendre de projeter sur leurs textes nos propres façons d’être, de sentir, de penser, en utilisant les mêmes cadres de lecture qui commandent notre expérience du monde et de nous-mêmes. Ces cadres de lecture sont-ils valables et adaptés ? Si Ruth Padel affronte cette question difficile sans simplifier, sans schématisme, ce n’est certes pas l’effet du hasard. Elle était, semble-t-il, mieux armée que quiconque pour le faire avec toutes les qualités requises. Discerner ce qu’étaient pour euxmêmes les hommes de ce temps et de cette civilisation suppose un double mouvement – une double aptitude aussi –, d’orientation contraire. Il faut d’abord, comme l’exige toute démarche scientifique, prendre ses distances, s’éloigner de l’objet pour en bien saisir les différences, l’altérité, l’étrangeté par rapport à nous ; mais il faut aussi, en sens inverse, tenter de pénétrer en lui par sympathie, se le rendre proche et familier en s’assimilant à lui, dans toute la mesure du possible.

Or Ruth Padel aborde la lecture des textes anciens avec le double regard du philologue et du poète. En tant que philologue, elle traque le sens précis des mots à travers la diversité de leurs emplois pour déceler le tracé de champs sémantiques dont l’organisation suppose un découpage du réel, un classement des choses tout autres que ceux auxquels nous sommes accoutumés. En tant que poète, elle est sensible à d’autres aspects, plus expressifs, de la langue. Elle laisse les mêmes textes résonner et revivre en elle de façon à entrer pleinement dans ce jeu d’associations, d’affinités, de comparaisons qui, à un esprit moderne, rappelle, en écho, l’étroite parenté qui a pu en des temps anciens unir des domaines que nous pensons aujourd’hui radicalement séparés. D’où l’importance que Ruth Padel attache au problème de la métaphore. Quand nous évoquons le flux des émotions, les orages de la passion, nous savons que ce sont simples façons de parler. Nul n’est porté à en conclure que les émotions sont liquides et les passions des phénomènes météorologiques. Mais la fréquentation assidue des e textes anciens montre qu’avant le IV siècle il ne saurait y avoir pour les Grecs de métaphore en ce sens, c’est-à-dire de procédure langagière rapprochant deux ordres de faits qui relèvent de catégories entièrement incompatibles. Le méta-phorique dans ces documents doit être pris à la lettre, comme une façon, non pas de dire, mais de penser. La métaphore n’y exprime pas le passage fictif d’un genre de réalité à un autre tout différent, mais leur pleine et réelle conaturalité. Comment cela est-il possible ? En expliciter les raisons, comme le fait très clairement l’auteur, c’est aussi bien justifier son projet d’enquête et en assurer le fondement théorique. Pour les Grecs du e V siècle, écrit-elle : « Les émotions et les pensées ne sont pas simplement décrites dans les mêmes termes que des phénomènes

physiques : ce sont des phénomènes physiques » (ici). Ce qui signifie que, dans les textes poétiques (épopée, lyrique, tragédie), médicaux, philosophiques, et dans les documents religieux, la ligne de démarcation entre le psychique et le physique, l’intériorité du sujet et le monde extérieur, ne passe pas là où nous la situons : il n’y a pas d’un côté le spirituel, de l’autre le matériel : « Nous sommes taillés, corps et esprit, dans le même matériau que le monde extérieur » (ici). Physique et psychique sont donc tissés dans la même étoffe ; si notre vie mentale est tout entière incluse dans des organes en mouvement ou en repos, des liquides, des souffles, des canaux pour la circulation interne et des passages entre le dedans et le dehors, c’est que ces réalités physiques ne sont pas de la matière inerte mais des « puissances » animées et vivantes. En ce sens la « nature », la phusis, en nous et hors de nous, n’est pas plus séparable du « démonique » et du divin qu’elle ne l’est du psychologique. « Le divin est partie prenante dans la fabrique du monde et de l’individu » (ici). Il n’y a pas plusieurs univers séparés : le monde interne des sujets humains, avec leurs faits de conscience, le monde extérieur des objets naturels physiques, le monde de la surnature, avec les dieux et leurs pouvoirs. Il y a un cosmos unique à l’intérieur duquel se distinguent, en s’opposant souvent avec violence, en s’interpénétrant et s’ajustant d’autres fois, en communiquant toujours, le dedans et le dehors, le mental et le physique, le naturel et le divin. Conflit et accord de réalités à la fois parentes et contrastées, et dont l’action se déploie de façon semblable, dans les corps, dans les esprits, dans la cité ou sur la scène du monde. Même si certaines de ces idées nous semblent absurdes, note Ruth Padel, « elles éclairent une mentalité dans laquelle l’esprit et le corps, les sens métaphorique et littéral, les élans divins et humains sont inséparables » (ici).

Si l’auteur s’en tenait à ces affirmations de caractère général, son livre risquerait de tomber sous le coup des critiques que G.E.R.Lloyd formulait contre le recours à une notion aussi vague et abstraite que celle de mentalité. En réalité, la démarche de Ruth Padel est tout autre ; elle procède à l’inverse : elle part du concret, elle l’explore, elle ne s’en éloigne jamais. Le modèle interprétatif qu’elle suggère n’est pas posé d’entrée de jeu ; ce sont les textes qui l’imposent au terme d’analyses rigoureuses dont le mérite est tout spécialement d’avoir su mettre en regard, pour les confronter les uns aux autres, des documents dont on avait coutume de traiter séparément en raison de leurs orientations différentes. La force démonstrative vient de cette comparaison qui met en lumière, entre pratiques divinatoires ou sacrificielles, écrits médicaux, théories physiques, poésie épique et œuvres tragiques, des parallélismes si constants, dans le vocabulaire, les modes d’expression, les schémas explicatifs, qu’on doit y reconnaître de véritables « figures de pensée » s’imposant comme des normes et conférant à l’expérience ancienne de soi et du monde ses traits distinctifs. Le tableau ainsi dressé n’est pas plus simple que celui qu’on retient d’ordinaire. Il n’a rien non plus de figé. Il apparaît, dans son unité, multiple, complexe et à certains égards ambigu, équivoque, fluent, mobile. Sans reprendre dans le détail l’ensemble des analyses que, en raison même de leur caractère concret et précis, le lecteur doit suivre pas à pas pour en saisir l’intérêt, il faut insister sur quelques points où la méthode se révèle particulièrement féconde. Commençons par les entrailles. Le terme le plus général pour désigner ce qui constitue le dedans de l’être humain est splankhna. Mais ce mot ne prend tout son sens qu’en tenant compte de ce que les splankhna représentent dans le rituel du sacrifice sanglant.

Aussitôt la bête égorgée, elle doit être ouverte pour en mettre à nu les entrailles, les détacher, les examiner avec soin. Invisibles et cachés, les splankhna tra-duisent, dans le corps de la victime, non seulement la vie qui l’anime, mais, par les marques qui y sont inscrites comme sur une tablette, ce que le sacrificateur doit savoir concernant sa relation avec le divin ; les splankhna ont valeur de présage véridique. Déposées dans l’obscurité du dedans, les entrailles tracent et éclairent, sans fausseté ni dissimulation, les chemins qui font communiquer les mortels avec les dieux. Chez les humains aussi le dedans est obscur et caché. Pour connaître ce qu’est un homme, son caractère, ses sentiments véritables à l’égard d’autrui, il faudrait ouvrir sa poitrine et observer ses splankhna qui se révéleront, suivant les cas, fermes ou amollis, brûlants ou froids, tendus ou distendus. On saura alors à quoi s’en tenir avec lui. Les sentiments, les dispositions d’esprit ne sont pas seulement localisés et dissimulés dans les entrailles ; ils sont l’état de ces entrailles. La colère est une tension excessive des splankhna. L’ensemble des entrailles fait l’objet d’une description et d’un codage par une multiplicité de termes, souvent étudiés et qui ne vont pas sans dérouter l’interprète moderne : kardia, ētor, hēpar, phrenes prapides, menos, thumos, psuchē, noos. Ruth Padel rouvre le dossier sans rien négliger des enquêtes antérieures. Les textes médicaux qu’elle utilise pleinement confirment et précisent ce qu’Homère et les Tragiques donnaient déjà à constater. Parce que ces termes désignent, sans les distinguer, des phénomènes psychiques et des réalités organiques, qu’ils ont pour la plupart d’entre eux une valeur à la fois affective et intellectuelle, qu’il est souvent difficile de différencier les fonctions de chacun et de circonscrire exactement le détail anatomique auquel ils se réfèrent, que les mêmes mots enfin peuvent s’appliquer tantôt aux liquides qui circulent dans le corps,

comme le sang ou la bile, tantôt aux souffles qui s’amassent audedans ou s’échappent au-dehors, il semble tout à fait vain de chercher à traduire ce vocabulaire varié et fluent dans les termes bien définis de nos catégories psychologiques et de notre science anatomo-physiologique. « Aucun terme n’exerce de monopole sur la pensée ou le sentiment. Des organes internes concrets sont rangés avec des idées et des réactions psychologiques. Activité intellectuelle et activité émotionnelle sont inséparables » (ici). Faut-il en conclure, avec et après Bruno Snell, que l’individu grec archaïque n’a le sentiment ni de l’unité de son corps ni de l’unité de son moi ? Ruth Padel ne le pense pas. Dans sa perspective, il existe une unité du monde intérieur ; chacun constitue un soi-même pourvu de son identité. L’exemple d’Ulysse suffit à le prouver. Mais cette unité, cette identité du sujet humain ne sont pas de même ordre que dans la conscience de la personne moderne. C’est l’unité d’une multiplicité, l’identité d’un être mouvant, tout à fait analogue, en nous, à celle que présente un monde extérieur unique en même temps que divisé en forces antagonistes, constant en même temps que fluent. L’unité de la conscience intime ne s’établit pas en contraste avec la dispersion du monde extérieur, et sa fragmentation dans l’étendue : elle est homologue à l’unité du cosmos et elle implique entre le dedans de nous-mêmes et le dehors, physique et divin, des passages dans les deux sens. Nos organes, notre esprit sont « poreux », perméables ; ils sont sans cesse traversés par des influx qui les assaillent, les affaiblissant le plus souvent, les renforçant parfois, les modifiant toujours. C’est cette vulnérabilité fondamentale de l’être humain, corps et esprit confondus, qui explique chez les médecins les souffrances de la maladie, chez les tragiques les troubles et les malheurs

qu’entraîne l’envahissement par les passions. Pour les premiers, l’irruption de puissances externes et la dominance exclusive en nous d’une puissance sur les autres provoquent la rupture de cette balance équilibrée des pouvoirs qui constitue la santé et que menacent les turbulences du monde extérieur. De la même façon, dans les théories politiques, c’est l’isonomia tōn dunameōn qui assure l’hygiène et la stabilité de la cité, comme c’est à la juste mesure, liée à la maîtrise de soi, que s’attaquent, chez les héros tragiques, des passions dont l’impact est décrit dans les mêmes termes et suivant les mêmes modèles que ceux dont usent les écrits e médicaux. On peut dire en gros que, pour les hommes du V siècle, le monde qui nous entoure, avec les changements incessants qu’il comporte, apparaît dangereux : la plupart des maux qui nous assaillent nous viennent du dehors. Nous souffrons des modifications, des boulever-sements qu’entraînent les mouvements extérieurs. Mais ils sont en même temps la condition du savoir ; ils nous ouvrent l’esprit, provoquent notre curiosité, nous incitent à penser, réfléchir, méditer : « Notre vulnérabilité est la source d’un précieux savoir » (ici). Ces tensions, contradictions, ambiguïtés, en nous, au-dehors, dans les rapports du dedans et du dehors, la tragédie les reprend à son compte, dans son registre propre, en accentuant fortement certains traits qui, dans d’autres secteurs de la culture grecque, étaient seulement esquissés. La conscience d’une menace, animée, non humaine, inscrite dans l’être même du monde extérieur et prête à nous pénétrer, la tragédie la donne ouvertement à voir en spectacle dans la figure du personnage envahi de tout côté par des émotions, présentes en lui à la fois sous forme de bêtes sauvages et de puissances démoniques. Livré au-dedans de lui et au plus intime de lui à ce qui, autre que lui-même, le meut et le contraint, le héros,

comme étranger à ce qu’il est et ce qu’il fait, devient au cours du drame sa propre négation. L’étrangeté de la conscience de soi tragique l’apparente à tout ce qui relève de l’anomique, par un écart ou un contraste avec les normes reconnues par les Grecs : le visible, le lumineux, le savoir, le pur, le stable, le masculin. Ruth Padel excelle à repérer dans les textes les aspects des entrailles, du moi intime, de l’esprit, qui, quand ils sont livrés au flux des émotions, aux déferlements des passions, les assimilent à l’obscurité, à la Nuit, avec son cortège de sinistres enfants, à l’Hadès, au monde souterrain, parcouru de fleuves infernaux comme les splankhna le sont par le flot des humeurs mauvaises. Les ténèbres des entrailles, où le sang noir s’obscurcit encore sous le coup des passions, sont proches aussi du giron féminin (c’est un des sens du mot splankhna), cette partie interne, intime et cachée du corps de la femme, ouverte à la pénétration du dehors et dont l’ambivalence est manifeste : le giron peut produire la vie, nourrir et faire croître la semence d’une existence nouvelle, mais aussi, par les impuretés qu’elle sécrète, se révéler puissance de destruction. L’intériorité tragique est à dominance féminine. L’esprit, en nous, est lui aussi ouvert, accessible à ce qui l’assaille du dehors, investi par la souillure criminelle de l’atē. Il est vrai qu’il est également créateur, actif, avec ses savoirs, sa parole, son autonomie. Mais de ces deux modèles grecs de l’esprit, tantôt réceptif et passif, tantôt agent, source de projets, de décisions, la tragédie privilégie fortement le e premier. La passivité, la féminité l’emportent. Après le V siècle, chez les philosophes, la perspective aura tendance à s’inverser, avec l’image active d’un esprit mâle. Parmi les analyses qui illustrent et concrétisent ces observations, il en est deux particulièrement riches et éclairantes. La première porte sur la décision d’Agamemnon de sacrifier sa fille. Le

texte (Agamemnon, 219-221) a fait l’objet de bien des commentaires savants. Il en est peu à avoir montré avec autant de pertinence comment le souffle qui détourne l’esprit d’Agamemnon est à la fois extérieur et intérieur. Les vents qui commandent l’éventuel départ de la flotte et le souffle qui, inspiré du dehors par un dieu et aussi bien suscité du dedans par le désir secret du roi, commande sa décision impie apparaissent comme cousus ensemble dans le tissu d’une même imagerie textuelle. La seconde, qui concerne la nature, le statut, le rôle des Érinyes chez les Tragiques, dans les Euménides tout spécialement, constitue le couronnement et comme la conclusion de l’ouvrage. Certes, plus que toute autre puissance nocturne, ces vengeresses implacables, ces déesses-chiennes lancées comme une meute sur la trace du parricide et hallucinant son esprit souillé, se prêtaient à illustrer la confrontation et les connivences entre le dehors et le dedans, l’humain et le non-humain. Mais Ruth Padel sait tirer de leur localisation cultuelle à Athènes, de leur transformation en Euménides, veillant sur la cité, sa terre, ses hommes comme aussi de leur présence rendue visible à tous dans l’espace public du théâtre, le dernier mot de son enquête : « La cité d’Athènes sema la vision apollinienne de l’impureté de l’esprit et récolta le paradoxe de ténèbres lumineuses, du dedans mis au jour. La tragédie, comme sa propre conception de l’individu, se situa là où le terrible peut aussi, pour un instant, être bénéfique. »

MORTALITÉ, IMMORTALITÉ

La « belle mort » d’Achille Voici les paroles que Sarpédon adresse à Glaucos pour l’in-citer à franchir avec lui, en dépit du danger, le mur de défense derrière lequel sont postés les guerriers ennemis : Glaucos, pourquoi nous honore-t-on, en Lycie, de tant de privilèges, places d’honneur, viandes et coupes pleines ? Pourquoi nous contemplent-ils tous comme des dieux ? Pourquoi jouissons-nous sur les rives du Xanthe d’un immense domaine taillé pour nous, aussi propre aux vergers qu’aux terres à blé ? Ne faut-il pas dès lors aujourd’hui nous tenir comme de juste au premier rang des Lyciens, pour répondre à l’appel de la bataille ardente ? Chacun des Lyciens à la forte cuirasse ainsi pourra dire : ils ne sont pas sans gloire les rois qui commandent dans notre Lycie, mangeant de gras moutons et buvant un doux vin de choix. Ils ont pour eux la vigueur des braves puisqu’ils se battent au premier rang des Lyciens (Il., XII, 310-321). On peut partir de ce texte pour situer ce que, dans l’épopée homérique, les Grecs entendent par timē : la valeur proéminente d’un individu, c’est-à-dire à la fois son rang, son statut social, avec

les honneurs qui s’y rattachent, les privilèges et les égards qu’il est en droit d’exiger, et son excellence personnelle, l’ensemble des qualités et des mérites qui manifestent en lui l’appartenance à une élite, au petit groupe des aristoi, des meilleurs. Dans une société de face-à-face où, pour se faire reconnaître il faut l’emporter sur ses rivaux dans une incessante compé-tition pour la gloire, chacun est placé sous le regard d’autrui, chacun existe par ce regard. On est ce que les autres voient de soi. L’identité d’un individu coïncide avec son évaluation sociale : depuis la dérision jusqu’à la louange, du mépris à l’admiration. Si la valeur d’un homme reste ainsi attachée à sa réputation, toute offense publique à sa dignité, tout acte ou propos qui porte atteinte à son prestige seront ressentis par la victime, tant qu’ils n’auront pas été ouvertement réparés, comme une façon de rabaisser ou d’anéantir son être même, sa vertu intime, et de consommer sa déchéance. Déshonoré, celui qui n’a pas su faire payer l’outrage à son offenseur perd, avec sa timē, son renom, son rang, ses privilèges. Coupé des solidarités anciennes, retranché du groupe de ses pairs, que reste-t-il de lui ? Tombé au-dessous du vilain, du kakos qui a encore sa place dans les rangs du peuple, le voilà devenu un errant, sans pays ni racines, un exilé méprisable, un homme de rien, pour reprendre les termes mêmes d’Achille offensé par Agamemnon (Il., IX, 648 et I, 293). Selon Sarpédon, l’honneur exige des puissants et des rois que, en contrepartie des avantages et du respect dont ils jouissent, ils se montrent dans la bataille à la hauteur de leur glorieuse réputation. Aussi le premier mot qui revient, en leitmotiv, dans les exhortations adressées aux chefs des contingents, quand l’ardeur au combat mollit, pour qu’ils se reprennent et donnent l’exemple en payant de leur personne, sonne-t-il comme un rappel à l’ordre : Aidôs ! qu’on peut traduire par « honte à vous ! ». L’aidôs est le sentiment

d’indignité qu’on éprouve quand un manquement au code de l’honneur risque de vous exposer à la réprobation publique. Y a-t-il, comme le laisse entendre Sarpédon, entière réciprocité, chez les grands, entre leur proéminence sociale et la supériorité de leur valeur personnelle, spécialement dans le monde de la guerre ? De fait, agathos ou kalokagathos signifie à la fois qu’on est de bonne souche, riche, beau, puissant, et qu’on possède les vertus et la noblesse d’âme conformes à l’idéal grec de l’homme accompli, l’homme de cœur. Tout semble donc se passer comme si, pour être roi, il fallait se montrer héroïque, et qu’on ne saurait être héroïque à défaut d’être roi. Or, de tous les rois grecs, le plus roi est Agamemnon : il tient de Zeus en personne son sceptre de commandement. Serait-il du coup de tous les guerriers achéens le plus valeureux ? Écoutons Diomède et Achille, héros exemplaires du camp grec. Diomède d’abord, que l’Atride a eu l’imprudence de sermonner : Tu as fait le premier injure à ma fortitude en présence des Danaens […]. Pourtant ils savent ce qu’il en est, les jeunes comme les vieux. A toi-même, en revanche, le fils de Kronos le fourbe a mesuré très strictement les dons ; il t’a donné l’honneur d’un sceptre tout-puissant mais il ne t’a pas octroyé la fortitude, qui est la puissance suprême (Il., IX, 33-39). Achille, outragé, est plus violent et plus précis : Sac à vin, œil de chien et cœur de cerf ! Jamais tu n’as eu le courage de t’armer pour la guerre avec tes gens ni de partir pour une embuscade avec l’élite achéenne : tout cela te semble la mort. Certes il est plus avantageux, sans s’éloigner

du vaste camp des Achéens, d’arracher à qui te parle en face les présents qui lui ont été accordés (Il., I, 225-230). Jouer chaque jour, à chaque moment, au combat sa propre vie, sa psuchē, c’est-à-dire soi-même (Il., IX, 322), tel est pour Achille le seul critère de l’honneur, et c’est cela même qui, à l’entendre, pour Agamemnon « semble mort ». Y aurait-il donc deux honneurs, inégaux, qu’on apprécierait en sens contraire suivant qu’on donnerait la priorité au rang social ou qu’on l’accorderait à une valeur d’un tout autre ordre : la « gloire impérissable », kleos aphthiton, qu’on ne saurait obtenir qu’en se vouant tout entier, dans la fleur de son âge, à l’affrontement du combat, à l’exploit guerrier, à la mort ? Le vieux Nestor recommandait à Achille : Ne t’obstine pas, fils de Pélée, à quereller un roi en face. L’honneur (timē) n’est pas égal que possède un roi portesceptre à qui Zeus a donné la suprématie. Tu es fort, une déesse fut ta mère, mais il est, lui, plus encore puisqu’il commande à un plus grand nombre d’hommes (Il., I, 277281). Agamemnon ne pouvait manquer de faire chorus : Tout ce que tu dis là, vieillard, est fort bien dit. Mais cet homme prétend être au-dessus de tous, de tous être le maître (kratein) de tous être le roi (anassein), à tous donner des ordres. Si les dieux ont fait de lui un guerrier, lui donnent-ils mission pour cela de proférer des injures ? (Il., I, 286-291.)

Mais Achille ne se soucie pas de régner sur plus d’hommes que ne le fait Agamemnon ; il n’évalue pas la timē à l’aune de son pouvoir royal ni des honneurs que les sujets rendent à leur maître. Ce qui l’indigne, c’est qu’« on ne gagne pas de reconnaissance à se battre avec l’ennemi obstinément, sans trêve ; la part est égale pour qui reste chez lui et pour qui guerroie de toute son âme ; même honneur (timē) attend le lâche et le brave » (Il., IX, 316-319). Même honneur, alors qu’il existe pour lui entre les deux une telle distance que tout ce qui relève du premier, l’honneur social, l’honneur d’état, apparaît dérisoire dès lors qu’on a choisi, comme il l’a fait, le second, celui des braves, l’honneur héroïque. Dans l’ambassade dépêchée par Agamemnon pour offrir à Achille réparation publique de l’offense qu’il lui a infligée en lui prenant la jeune Briséis, son geras, la part d’honneur que les Grecs lui ont accordée pour sa vaillance exceptionnelle, figure avec Ulysse et Ajax, le vieux Phénix : il est pour Achille comme un second père. Ulysse a déjà énuméré les immenses cadeaux qu’en amende honorable le roi est prêt à déposer aux pieds du jeune homme : Briséis d’abord, qu’il lui rend sans y avoir touché, des bassins, des trépieds, des talents d’or, des chevaux, sept femmes de Lesbos, une de ses filles, à son choix, à prendre pour épouse, sept de ses meilleures villes qui l’honoreront d’offrandes comme un dieu. Achille refuse. Lui offrirait-il cent fois plus qu’il rejetterait encore les présents d’Agamemnon. Ces cadeaux lui sont odieux, de leur valeur, du poids d’honneur qu’ils représentent, il se soucie comme d’un cheveu (Il., IX, 378). Il n’y a rien, pour moi [répond-il à Ulysse], qui puisse équivaloir à la vie (psuchē), pas même les richesses que s’est acquise naguère la bonne ville d’Ilion, aux jours de la paix, avant qu’ici vinssent les fils des Achéens ; non, pas même

celles qu’enferme le seuil de pierre de Phoebos Apollon, le Décocheur de flèches, dans Pythô la Rocheuse. On enlève bœufs, gras moutons, on achète trépieds et chevaux aux crins blancs, mais la vie (psuchē) d’un homme ne se retrouve pas ; jamais plus elle ne se laisse enlever ni saisir lorsqu’elle est sortie de l’enclos de ses dents. Ma mère souvent me l’a dit, déesse aux pieds d’argent, Thétis : deux destins vont m’emportant vers la mort, qui tout achève. Si je reste à me battre ici autour de la ville de Troie, c’en est fait pour moi du retour ; en revanche une gloire impérissable m’attend. Si je m’en reviens au contraire dans la terre de ma patrie, c’en est fait pour moi de la noble gloire ; une longue vie, en revanche, m’est réservée et la mort qui tout achève de longtemps ne saurait m’atteindre (Il., IX, 401-416). Dès lors tout est joué. Comme la vie est la seule chose au monde qu’on ne peut retrouver quand elle vous a quitté, celui qui a choisi délibérément le risque de la perdre en en faisant l’enjeu de chaque affrontement guerrier se situe en dehors et au-delà des règles ordinaires de l’honneur. La « gloire impérissable » à laquelle il aspire est sans commune mesure avec les autres formes de considération. S’il faut la payer, au prix de sa vie, par la « belle mort », celle du guerrier tombé dans la fleur de son âge sur le champ de bataille, cette gloire demeure à jamais attachée à son nom, alors que les honneurs dont on jouit tant qu’on est vivant, qu’on peut regagner quand on les a perdus, ne vous sont plus rien aussitôt mort. Phénix aura beau presser affectueusement Achille d’accepter les immenses cadeaux d’Agamemnon et de renoncer à sa colère :

Marche pour les présents qu’on t’offre si tu veux que les Achéens t’honorent à l’égal d’un dieu. Si tu n’as pas accepté les présents, à l’heure où tu plongeras dans la bataille meurtrière tu n’obtiendras plus égal honneur, même si de nous tu éloignes le combat. Achille aux pieds rapides lui dit en réponse : Phénix, mon bon vieux, de cet honneur-là je n’ai pas besoin ; je ne songe qu’à l’honneur que m’accorde le destin de Zeus, et ce destin me restera fidèle près de nos nefs recourbées tant qu’un souffle subsistera dans ma poitrine et que se mouvront mes jarrets (Il., IX, 602-610). L’honneur qu’accorde le destin de Zeus c’est, avec la vie brève et la « belle mort » au combat, la survie en gloire dans la mémoire des hommes à venir, la célébration continue des exploits que le héros a accomplis et que le chant des aèdes, de génération en génération, rappelle et magnifie. Pour des créatures éphémères, vouées à la décrépitude de l’âge et au trépas, comme sont les hommes, de quel moyen pourrait-on disposer pour conserver, au-delà de la mort, avec son nom et son renom, sa figure de jeunesse, de beauté, de courage viril ? Dans une civilisation de l’honneur où chacun, durant sa vie, s’identifie à sa renommée, on continuera d’exister si elle subsiste impérissable, au lieu de disparaître dans l’anonymat de l’oubli. Sarpédon était bien lui-même conscient de cette dimension « métaphysique » de l’honneur héroïque. Quand il envoyait Glaucos à l’assaut du mur des Grecs, il arguait de la nécessité pour les rois

de combattre au premier rang, pour se montrer glorieux aux yeux de ceux qui les honorent de tant de privilèges. Mais il ajoutait aussitôt : Ah, doux ami, si échapper à cette guerre nous permettait de vivre éternellement sans que nous touchent ni la vieillesse ni la mort, ce n’est certes pas moi qui combattrais au premier rang ni qui t’expédierais vers la bataille où l’homme acquiert la gloire. Mais puisqu’en fait et quoi qu’on fasse les déesses du trépas sont là, embusquées, innombrables, et qu’aucun mortel ne peut les fuir ni leur échapper, allons voir si nous donnerons la gloire à un autre ou bien si c’est un autre qui nous la donnera à nous (Il., XII, 322-528). Comme il y a deux formes de vie, celle, brève et glorieuse, du héros, celle, longue, déclinante et sans gloire, du commun des hommes ; comme il y a deux honneurs, celui d’Achille et celui d’Agamemnon, existent aussi deux façons de périr à la guerre : la « belle mort », qui confère son éclat à la valeur du jeune, la mort laide, dégradante, honteuse du vieillard. C’est cette horrible fin qu’évoque Priam dans l’espoir de retenir Hector, prêt à affronter Achille en combat singulier : Aie pitié de moi, le pauvre vieux qui garde quelque sens encore, le malheureux que Zeus Père va faire périr sous le coup d’un destin cruel au seuil même de la vieillesse après avoir vu mille maux : ses fils agonisants, ses filles traînées en servage, ses chambres ravagées, ses petits-fils précipités à terre dans l’atroce carnage, et ses brus enlevées entre les bras maudits des Achéens ; tandis que, pour finir, les chiens carnassiers me mettront moi-même en pièces, à la première

de mes portes, dès que le bronze aigu d’une épée ou d’un trait aura pris la vie à mes membres – ces chiens que je nourrissais à ma table, dans mon palais, pour monter la garde à mes portes et qui, après avoir humé mon sang, le cœur en furie, s’étendront dans mon vestibule. A un jeune guerrier, tué par l’ennemi, tout sied, tout est beau de ce qu’il fait voir, même mort. Mais des chiens que l’on voit insulter à un front blanc, à une barbe blanche, les parties honteuses d’un vieillard massacré, il n’est rien de plus lamentable pour les pauvres humains (Il., XXII, 56-76). La mort sanglante, la mort rouge : consécration de la gloire dans la beauté pour le jeune, mais outrage déshonorant dans la laideur e pour le vieux. A Sparte, au VII siècle, Tyrtée reprend ce thème presque dans les mêmes termes, mais en l’adaptant aux conditions du combat hoplitique pour la défense de la cité. Quand un homme est tombé au premier rang, « jamais sa noble gloire ne périt, ni son nom, mais, bien qu’il demeure sous terre, il est immortel » (9 D, 27 sq., C. Patro). Encore faut-il qu’il soit jeune. Car en vérité c’est une chose laide qu’un homme plus vieux, tombé au premier rang, gise en avant des jeunes, tête blanche et barbe grise, ayant exhalé son ardeur vaillante dans la poussière, tenant dans ses mains son sexe ensanglanté – horreur pour les yeux, honte à contempler – et le corps dénudé. Mais pour les jeunes tout sied tant que les tient la brillante fleur de l’aimable jeunesse, objet d’admiration pour les hommes, de désir pour les femmes pendant qu’on est vivant, mais beauté quand on est mort au premier rang (fr. 7, 21-30, Prato).

Kleos aphthiton, la gloire impérissable, telle est, dans la « belle mort », la pointe extrême d’un honneur au-delà de tous les honneurs relatifs et transitoires dont un vivant peut s’enorgueillir. L’agathos anēr, l’homme de bien, l’homme de cœur, obtient par la mort héroïque un statut spécial : mortalité et immortalité, au lieu de s’opposer, s’associent en sa personne et s’interpénètrent. A ce statut e paradoxal, le sophiste Gorgias, au V siècle, donnera son expression la plus saisissante dans la forme de ce qu’il nomme pothos athanaos : le deuil, ou le regret, immortel : Aussi, bien qu’ils soient morts, le regret d’eux n’est pas mort avec eux ; mais immortel, bien que résidant dans des corps qui ne sont pas immortels, ce regret ne cesse de vivre pour ceux qui ne sont plus vivants. En quittant le domaine privé – deuil des parents et des proches où il était d’abord confiné pour devenir public et s’étendre à la cité entière, le pothos, maintenu toujours vivant dans la mémoire collective, vient s’identifier à la « gloire impérissable » de la tradition épique : le regret ou deuil immortel rejoint la gloire impérissable. Au début du IVe siècle, Lysias écrit, dans son oraison funèbre (Epitaphios) pour les soldats athéniens tombés pendant la guerre dite « de Corinthe » (395-386) : Si, après avoir échappé aux pénibles combats, nous pouvions devenir immortels, on pourrait comprendre que les vivants pleurent les morts. Mais, dans la réalité, notre corps est vaincu par les maladies et la vieillesse, et le génie qui a reçu en partage notre destinée ne se laisse pas fléchir. Aussi devons-nous estimer heureux entre tous les hommes ces

héros qui ont fini leurs jours en luttant pour la plus grande et la plus noble des causes et qui, sans attendre une mort naturelle, ont choisi le plus beau trépas. Leur mémoire ne peut vieillir et leurs honneurs (timai) sont un objet d’envie pour tous les hommes. La nature veut qu’on les pleure comme mortels, mais leur vertu qu’on les chante comme immortels. On leur fait des funérailles publiques, on organise en leur honneur des fêtes où l’on rivalise de force, de savoir et de richesse. Oui, ceux qui sont tombés à la guerre sont jugés dignes des mêmes honneurs que les Immortels. Pour moi, je trouve leur mort heureuse et je les envie. S’il vaut la peine de naître, c’est pour les seuls d’entre nous qui, avec un corps mortel en partage, ont laissé de leur vertu un souvenir immortel (Epitaphios, 78-80). Un demi-siècle plus tard, pour les morts de Chéronée, Démosthène, dans la même perspective héroïque, apporte un dernier témoignage à cette anthologie de l’honneur grec : Bienheureux ceux-ci [les héros tombés au combat], si l’on raisonne juste. Et d’abord, en contrepartie d’une courte existence, ils laissent en héritage, pour longtemps, pour toujours, une gloire qui ne vieillira pas, au sein de laquelle leurs propres enfants seront élevés avec honneur et leurs propres parents seront nourris avec considération dans leur vieillesse, tous trouvant un adoucissement à leur deuil dans le renom glorieux de ces hommes. En outre, à l’abri de ces maux physiques et de ces chagrins du cœur que subissent les vivants au gré des circonstances, ils obtiennent les honneurs traditionnels en étant l’objet d’une haute estime et

d’une profonde envie. De fait, comment ne pas juger heureux des hommes à qui la patrie tout entière fait des funérailles nationales, qui ont le privilège d’éloges publics, qui sont regrettés, non seulement de leurs parents et de leurs concitoyens, mais encore de tout le pays qu’on est en droit d’appeler la Grèce, et au deuil desquels s’associe la plus grande partie de l’univers ? On peut sans invraisemblance dire qu’ils sont les assesseurs des dieux d’en bas et qu’ils ont dans les îles des Bienheureux le même rang que les hommes de cœur leurs devanciers. Ces proteroi agathoi andres, ces hommes de cœur d’autrefois, ce sont précisément Achille, Hector. Sarpédon et tous les héros de la « belle mort » que chante l’épopée homérique.

Corps divin, corps immortel Le corps, les dieux – deux thèmes qui sont, paraît-il, à la mode. Il se peut, mais ce n’est certes pas la raison qui a conduit des historiens, spécialistes de religions fort diverses, à réfléchir en commun ou plutôt à s’interroger sur le corps des dieux 1. En vérité, si les problèmes que soulève la confrontation du corporel et du divin nous semblent pleinement actuels, c’est qu’ils sont vieux comme le monde, qu’on les retrouve sous des formes variées au cœur de toutes les religions, qu’ils commandent peut-être l’idée que chacun de nous se fait de la condition humaine. D’où vient alors que la question n’ait guère été directement posée ni traitée sur le fond pour l’ensemble du champ religieux ? Ancrés dans l’histoire, la culture, les croyances de l’homme occidental, des préjugés ont fait écran, des refus ont joué comme autant d’obstacles épistémologiques pour maintenir dans la pénombre des aspects du divin que l’enquête comparative a vocation de mettre en lumière. N’était-ce pas attenter à la transcendance, à la spiritualité, à l’unicité du divin que d’en engager l’étude à partir des figures multiples que lui prêtent les rites quand ils le rendent présent à la vue des fidèles : dieux à corps d’homme, à corps de bête, ou d’homme et de bête mêlés, dieux-objets, dieux dont le corps est fait d’un agrégat de matières diverses ? En

abordant ainsi le divin par le corps – c’est-à-dire, pour certains, par le bas – ne prenait-on pas, sous prétexte d’objectivité scientifique, le risque de ramener la divinité à cette imagerie dont les grandes religions monothéistes ont cherché à se déprendre et de faire ainsi comme retour à l’idolâtrie ou au fétichisme ? Encore faudrait-il savoir si, dans les civilisations dont nous traitons, le corps – celui des hommes, celui des dieux – relève bien de ce que nous appelons aujourd’hui réalité matérielle et si la divinité, dans ce qui l’unit et l’oppose aux humains, dans sa proximité et sa distance, peut être définie sans contresens comme un être tout spirituel. Une anecdote que rapporte Maurice Leenhardt suffirait à nous mettre en garde. Ethnologue et pasteur protestant, Leenhardt entendait, dans son travail sur le terrain, comprendre la pensée des Néo-Calédoniens et, du même mouvement, leur enseigner la vraie religion en leur apportant ce dont ils étaient, selon lui, dépourvus : la connaissance de l’esprit. Un jour qu’il voulait mesurer les progrès accomplis chez ceux qu’il avait instruits de longues années, il dit à l’un d’eux : « En somme c’est la notion d’esprit que nous avons portée dans votre pensée. –  Pas du tout, lui fut-il aussitôt répondu. Vous ne nous avez pas apporté l’esprit. Nous savions déjà l’existence de l’esprit. Nous procédions selon l’esprit. Mais ce que 2 vous nous avez apporté, c’est le corps . » Le corps ? Les Calédoniens n’en avaient-ils donc pas ? Ou le leur était-il en quelque façon trop « spirituel » pour être pensé et vécu comme corps ? Ce que leur apporte Leenhardt, c’est bien entendu le corps chrétien, corps-chair, corps déchu, marqué par le péché, théâtre et enjeu du salut personnel de chacun, de sa rédemption aussi à travers un dieu qui s’est lui-même fait chair ; mais c’est également le corps physique, purement corps parce que

séparé de l’âme, opposé à elle comme la matière à l’esprit, réduit à sa figure naturelle visible, son anatomie, sa machinerie physiologique. Un corps, par conséquent, qui ne serait plus animé d’esprits, de souffles, d’énergies, ni habité en certaines de ses parties par des ancêtres ou des divinités, ni investi ou traversé par des puissances surnaturelles – un corps unifié dans ses composantes organiques au lieu d’être multiple, pluriel dans son rôle de blason des statuts personnels tour à tour endossés au cours de la vie – un corps donné à la naissance et conservé jusqu’à la mort à la place de celui qui, retouché par les tatouages, les décorations, les mutilations rituelles pour traduire des valeurs sociales, esthétiques, religieuses diverses, doit être édifié, reconstruit au fur et à mesure qu’avec l’âge d’autres tâches, d’autres fonctions vous incombent et que vous avez acquis la maîtrise de compétences et de pouvoirs inédits. La nouveauté qu’à son grand étonnement le pasteur révèle aux Canaques c’est le corps comme base organique de l’individualité humaine, un corps singulier pour chacun et qui, couplé à l’âme, marque la personne et engage son destin religieux. On ne sera donc pas surpris si beaucoup des essais qui parlent du corps des dieux commencent par questionner celui des hommes et recherchent, dans le vocabulaire corporel lui-même, dans la façon d’en user, de le dévier, de le subvertir parfois, les marques qui, tout en attestant les analogies, les continuités, les voies éventuelles de passage entre les dieux et les hommes, dessinent la ligne frontière qui les sépare et les oppose. Dans ce jeu de miroir entre le corps humain et le corps divin, chacun renvoyant à l’autre et s’en démarquant, les cas de figure sont multiples. Mais quelques thèmes ont une valeur générale même s’ils sont autrement modulés dans les divers systèmes religieux. Sans nous engager dans une analyse

comparative, nécessaire certes, mais qui dépasserait le cadre de ces pages, nous nous bornerons à signaler les plus importants. Le premier thème, de grande portée, est le contraste entre corps mortel et corps immortel. On le retrouve partout, plus ou moins accusé selon les cas. Même en Grèce, où l’opposition semble absolue puisque la mortalité définit la condition même d’une humanité qui, face aux immortels Bienheureux, ne peut d’aucune façon échapper au trépas, il arrive que les frontières flottent un peu : tout en ne pouvant mourir, les dieux connaissent parfois un état de quasi-mort, par limitation ou exténuation de leur être, quand, blessés, enchaînés, relégués sous terre, ils sont mis hors jeu dans l’univers divin, expédiés sur la touche. Les Babyloniens sur ce plan vont plus loin : à l’égard des dieux de l’ennemi vaincu, on peut, on doit les réduire à l’état de non-existence en extirpant les racines qui, sous forme de statues cultuelles et de temples, les implantent corporel-lement dans le monde des hommes. Y a-t-il, en sens inverse, ascension possible du mortel à l’immortel ? Pour les Grecs la réponse normale est non : chaque homme a un corps qui lui appartient en propre ; ce corps est voué à la destruction ; quand il se défait, l’homme disparaît avec lui sans espoir de survie ni de renaissance. Dans le cadre de cette culture, l’immortalité ne pouvait prendre que deux formes : ou une immortalité « sociale » par le maintien dans la mémoire collective du nom, du renom, des hauts faits d’un individu célébré, non pas comme vivant à jamais, mais comme mort glorieux ; ou l’élaboration d’une nouvelle catégorie « non corporelle », l’âme, opposée au corps dans le corps, fixée en lui comme un élément étranger, une parcelle impérissable du divin. Mais cette solution, dont on sait quel avenir lui était réservé, mettait en cause les fondements du polythéisme en dépouillant les dieux grecs de toutes leurs attaches corporelles. En Chine, au contraire, le

taoïsme pouvait proposer au sage de se construire un corps immortel : l’organisme humain étant conçu comme un microcosme, un condensé de l’univers dans son ensemble, il suffit d’en éliminer tous les agents de corruption pour qu’il se retrouve entièrement conforme au modèle parfait dont il est l’homologue en réduction. Le christianisme ouvre une perspective différente : plus encore que la tradition grecque, il lie le corps à la singularité des existences individuelles ; pour Platon, l’âme divine était dans l’homme impersonnelle ou suprapersonnelle ; son immortalité ne l’était pas moins ; pour les chrétiens, l’incarnation de Dieu, sa passion, sa mort, sa résurrection appellent en contrepartie, pour chaque créature humaine, la résurrection de son corps, assurant à toute personne, dans l’unicité de son être, l’accès à la vie éternelle. Autre antinomie : corps visible – corps invisible. Avec deux questions solidaires : comment un corps peut-il être invisible ? Et comment la divinité pourrait-elle manifester son existence, son action, son pouvoir, sinon sous la forme visible de ce qui a un corps ? Chaque religion est ainsi tendue entre le besoin d’une présence divine directement accessible aux hommes ici-bas et la nécessité de soustraire le divin à toutes les limitations d’un monde auquel il doit demeurer étranger. Entière immanence, transcendance absolue, aucune religion ne peut s’en tenir exclusivement à l’un de ces pôles. Héritier du judaïsme, qui pousse très loin la volonté de transcendance et interdit de fabriquer des images du Dieu unique, le christianisme est aussi la religion où la divinité ne se contente pas de revêtir une semblance corporelle en se manifestant par des apparitions, des épiphanies, mais où elle s’incarne réellement, se fait elle-même corps, assumant ainsi, dans le corporel, cette part que les autres cultes tendent à exclure du divin comme indigne de sa majesté : la souffrance, les plaies, la mort.

Visible et invisible, manifeste et caché, présent et absent, ici et ailleurs, partout et nulle part, bref, au-delà, le corps du dieu pose le problème des rapports entre le divin, la forme ou les formes, l’individualité. Le corps est forme ; il enclôt dans un espace défini en même temps qu’il localise dans un lieu précis. Cette limitation par et dans le corps semble la condition nécessaire pour qu’un individu se dessine dans sa singularité. Les dieux possèdent bien une individualité, mais la surabondance d’être et de vitalité qui les caractérise ne se laisse pas enfermer dans les frontières bornées d’une forme particulière. Aussi le corps divin, plutôt que forme, est-il souffle, énergie, action, éclat, luminosité, gloire, splendeur. Cette libération à l’égard de toutes les formes est particulièrement marquée en Inde où l’on doit parler, non du corps des dieux, mais de leur « polysômie » ; elle apparaît aussi dans le polymorphisme du corps du Christ. A l’inverse, chacun des boli, qui visent au Mali à donner chair et vie à une Puissance efficace, incarne dans l’originalité de sa construction une divinité singulière ; c’est ce caractère unique qui donne à la figure du dieu ses pouvoirs, sa valeur, son prestige. Une nouvelle polarité du corps divin semble ainsi apparaître : le dieu est toujours à la fois, mais plus ou moins selon les cas, agent strictement individualisé et puissance ou catégorie universelle. La figuration des dieux – tel était l’autre volet de cette enquête sur le corps divin. Qu’y a-t-il de commun et de différent entre une idole faite d’un agrégat informe de matières diverses, une image en totalité ou en partie animale, une représentation pleinement humaine ? Que signifient et quelles sont les limites du zoomorphisme et de l’anthropomorphisme ? Là encore la figuration du dieu se situe entre deux pôles. D’une part, la volonté de rendre le dieu présent, de l’actualiser dans une image, vivante et animée, qui

lui sert de réceptacle ; d’autre part, l’effort pour suggérer, dans et par l’image elle-même, l’incommensurable distance qui sépare l’être divin de tout ce qui le représente ici-bas. Au reste, les dieux ne sont pas seulement figurés par des images qui leur prêtent une apparence corporelle. Le corps divin peut transparaître dans des signes d’écriture, comme en Chine, ou s’édifier à travers la succession des actes rituels, le déroulement réglé et minutieux des opérations du sacrifice, la récitation exacte des paroles du Veda, comme dans l’Inde. Aux religions qui mettent surtout l’accent, dans le divin, sur le pouvoir, la force, l’initiative, l’énergie vitale, qui concentrent ces aspects de puissance dans des figures singulières et développent à leur sujet, pour les mieux dessiner, récits mythiques et représentations figurées, s’opposent peut-être celles qui, donnant la priorité aux catégories de l’ordre, de la rectitude, de la conformité aux règles, tendent à rejeter au second plan les personnages divins, à les dissoudre comme relevant dans leur particularité de l’illusion, la maya, à abolir même leur transcendance par rapport aux rites et aux mots qui leur donnent forme. Images, signes écrits, paroles, rites – les dieux peuvent encore s’incorporer dans la personne même du fidèle qui, en se concentrant pour se les représenter mentalement, s’efforce de les accueillir en lui ou dont le corps, dans la crise de possession, est investi de la présence divine. A Rome, le flamine de Jupiter ou le général triomphant, sans incarner au sens propre le souverain des dieux, en étaient « comme la statue animée et sacrée » et, dans la personne de l’empereur divinisé, c’était l’imperium, le pouvoir absolu, qui se faisait présent devant les Romains dans sa forme de corps divin. Quant au disciple de Jésus-Christ, ce peut être par les stigmates, les entailles, les plaies, les maladies, que le corps souffrant de son dieu s’inscrit et se donne à lire sur le sien.

1. Une enquête a été menée dans le cadre de l’ATP (action thématique programmée) « Les Polythéismes », du Centre national de la recherche scientifique, par une équipe qui avait choisi « Le corps des dieux » comme thème de recherche et qui a tenu, sur ce sujet, des réunions de travail régulières. À l’initiative du Pr Perniola, un colloque, consacré à ces problèmes et intitulé « Corpo degli dei, corpo degli uomini », s’est tenu à l’université de Rome-II, les 23 et 24 janvier 1986. 2. M. Leenhardt, La Structure de la personne en Mélanésie, Milan, 1970, p. 114.

Splendeur divine Dans les textes assyriens et babyloniens, toute une série de termes se rencontrent qu’on traduit d’ordinaire par « splendeur ». Quelles en sont la signification, la portée exactes ? L’étude d’Elena Cassin, La Splendeur divine. Introduction à l’étude de la mentalité mésopotamienne (1968), se présente au départ comme une recherche d’ordre philologique. Elle en a la sûreté et la précision. Mais elle est aussi, elle est surtout autre chose. Pour qui suit l’auteur dans sa démarche, c’est tout un horizon spirituel différent du nôtre qui peu à peu se dessine et s’impose. La terminologie de la splendeur, dont le recensement fournit la matière des premiers chapitres, ouvre la voie d’accès à une mentalité religieuse originale. L’exploration du champ sémantique, en débouchant par un mouvement continu d’élargissement et d’approfondissement, sur une analyse des grands récits mythiques, fournit la clé d’un système de pensée complexe et rigoureux, dont on n’aurait pu, sans ce détour, saisir la cohérence. A.L.Oppenheim, le premier, avait signalé l’intérêt de ce vocabulaire, posé à son sujet des problèmes de fond et indiqué certaines directions de recherche. Il notait que deux des termes qui signifient splendeur, rayonnement du divin, prennent dans certains contextes des valeurs différentes. Le premier de ces mots, pulhuhtu,

paraît désigner le corps et acquiert parfois un sens proche de « soimême » ; l’autre, melammu, se rapporte à un objet concret, turban, voire masque. On pourrait ainsi supposer un développement sémantique analogue à celui de prosôpon-persona : on serait passé, par l’intermédiaire du masque, de l’expression de l’éclat à la désignation de la personne. L’enquête d’E. Cassin s’inscrit dans la ligne de cette recherche, mais en la prolongeant et la rectifiant sur des points essentiels. Il y a bien entre l’éclat et la personne des rapports, mais ils sont à la fois plus directs et plus complexes. D’une part, il n’est pas nécessaire de supposer, pour passer de l’un à l’autre, une médiation par le masque ; d’autre part, la personne qui est comme impliquée dans le rayonnement lumineux n’est pas la catégorie moderne du moi, mais un aspect ou un état très particulier de la personne qu’on ne saurait séparer des significations religieuses et sociales de la lumière dans ce type de civilisation. L’analyse linguistique conduit à plusieurs ordres de conclusions. Il faut d’abord distinguer deux modes d’être différents de la splendeur : tantôt elle émane d’un sujet, dieu ou roi ; elle s’étend à partir de lui pour atteindre et recouvrir tout ce qui se trouve inclus dans sa zone d’irradiation ; tantôt au contraire elle se concentre sur l’individu, l’enveloppant lui-même comme d’une vêture de lumière. Dans le cas du melammu, l’étincellement est localisé plus précisément dans la tête du sujet. On coiffe la « splendeur », on la noue, on la ceint comme s’il s’agissait d’un bandeau, d’une couronne, d’un turban. Certaines indications donnent à penser que dans cette parure de la tête, où se condense et se concentre l’éclat de la puissance, tant divine que royale, le bijou a pu jouer un rôle. L’étude des mythes permet de pousser plus loin l’interprétation. Dans un chapitre intitulé « Lumière et chaos. La souveraineté divine », E. Cassin présente de l’Enûma Elis une étude structurale

qui souligne les relations entre les puissances primordiales, comme Apsu, dieu des eaux dormantes, et le monde muet, figé, de l’avantcréation, le monde du chaos fait de silence, d’immobilité, d’obscurité. Au contraire, la création implique, avec des dieux comme Ea, chez qui la puissance d’action s’allie à l’intelligence et au savoir, un univers de formes différenciées dans et par la lumière, un monde animé, mouvant, sonore et en expansion continuelle. Comme l’obscurité et l’absence de forme sont liées au silence, la lumière et la distinction des êtres sont solidaires de la parole articulée qui, en conférant à chaque chose son nom propre, apparaît instauratrice d’un ordre différencié. Ces traits permettent d’expliquer les rites observés à Babylone pendant l’éclipse de la lune. Normalement la lune « parle » aux hommes avec son éclat. Durant l’éclipse, elle est muette. Au silence de l’astre répond le silence du roi. Ce comportement rituel n’est pas en contradiction avec l’usage, largement attesté, du tintamarre au cours des éclipses. Il le confirme et en explicite le sens. C’est dans son palais, univers clos et ordinaire, que le roi demeure enfermé sans prononcer un mot, après avoir éteint sur les foyers domestiques tous les feux. Mais au même moment, dans les rues, c’est-à-dire dans un espace ouvert et qui, en opposition à l’espace domestique, prend valeur de monde non encore organisé, la foule pousse des vocifé-rations inarticulées ; sur des autels construits en plein air pour cette occasion, on allume des feux qui seront éteints dès la fin de l’éclipse, au moment même où ceux du foyer royal seront rallumés. Les cendres de ces feux d’éclipse, étrangers à l’ordre du monde et qui s’apparentent à l’avant-création, seront jetées dans les eaux du fleuve, comme dans un au-delà. Le récit de la lutte qui, dans le poème de Gilgamesh, oppose le héros et son ami Enkidu au demi-dieu Humbaba souligne certaines

des valeurs et des fonctions de l’éclat lumineux. Le dieu Enlil a confié à Humbaba la garde d’une forêt de cèdres, mystérieuse et impénétrable. Pour en couper les arbres, que leur taille, leur majesté, leur éloignement revêtent, dans l’imagination des Mésopotamiens, d’un caractère divin et dont ils font des objets précieux dont l’usage est le privilège des rois, les deux compagnons doivent triompher de l’être redoutable qui surveille les bois. Pour en interdire l’accès, Humbaba a été doté de sept pulhàtum, sept rayons lumineux : ces radiations font de lui à la fois un phare éclairant tous les recoins de la sombre forêt et un obstacle qui en garantit l’inviolabilité. Pénétrer dans le bois constitue une véritable épreuve ordalique, une investiture de héros : en supportant la lumière aveuglante du monstre pour s’approcher de lui et le tuer, Gilgamesh conquiert le droit d’abattre et de rapporter les arbres sacrés. Mais il ne suffit pas d’avoir victorieusement affronté l’éclat flamboyant de la puissance ; il faut se l’approprier sous peine de se perdre au retour dans l’obscurité labyrinthique de la forêt divine. Gilgamesh, après avoir coupé la tête de Humbaba, recueille les sept me-lam (melammu), qui apparaissent donc bien comme des objets à certains égards indépendants de celui qui les porte, possédant par eux-mêmes et en eux-mêmes une force efficace. En dehors des dieux ou des héros, les rois peuvent émettre, à l’instar des astres, une lumière éblouissante. Ainsi pour Sargon d’Akkad, dont il est dit qu’« il déversa son halo lumineux sur les contrées ». Il y a plus qu’une simple métaphore dans les thèmes de glorification qui assimilent la radiance du roi au halo de la lune ou à la brillance du soleil. L’éclat royal jette la terreur dans les rangs de l’ennemi, le contraint à la fuite, détruit sa force et son empire en même temps qu’il protège et féconde le royaume. Dès lors que la souveraineté prend, en Mésopotamie, la forme d’une domination de

l’univers, analogue à celle qu’exercent les dieux, la splendeur s’associe étroitement à la fonction royale, dont elle constitue une des dimensions majeures. Quand il accède au trône, les dieux coiffent le nouveau souverain du melammu de la royauté. Mais cette splendeur, qui prolonge celle des dieux, n’habite pas le roi comme un don stable, mais plutôt comme un prêt ou un dépôt. L’éclat du roi peut subir des éclipses, son melammu s’éloigner de lui, décroître jusqu’à disparaître. La splendeur n’est pas seulement cette force vitale particulière dont dispose le roi, mais aussi la faveur divine, la bonne chance dont il est gratifié mais qui peuvent venir à lui manquer. On comprend mieux aussi les valeurs que prend le terme melammu quand il devient un attribut d’un simple mortel ou de la nature. Il désigne alors la bonne mine de l’homme plein de santé, ses joues rouges, son teint frais, comme la brillance des eaux vives, la verdeur et l’éclat d’une végé-tation luxuriante. Le parallèle est sur ce point saisissant avec la notion grecque de ganos, qui associe, comme le notait H. Jeanmaire, les idées d’éclat et de scintillement, d’humidité vivifiante, d’aliment succulent et de joie. Le mythe sumérien de la descente d’Inana aux enfers fait apparaître d’autres aspects de la notion d’éclat, ses affinités avec ce que les Mésopotamiens entendaient par exubérance, séduction, plaisir. Au fur et à mesure qu’Inana s’avance plus profond dans le monde souterrain, elle se dépouille peu à peu de tous ses vêtements, de ses fards, des bijoux qu’elle portait, pour comparaître finalement nue devant Ereskigal, reine des enfers. Dénudée, la déesse est vaincue. Il ne reste qu’à la clouer au mur comme une poupée inerte et disloquée. Ses parures n’étaient pas extérieures mais consubstantielles à son numen de divinité. Privée des objets qui incarnent sa puissance, elle n’est plus, comme le dit la version sumérienne, que « corps-chose frappée ». Parmi les objets vitaux

qu’elle doit abandonner, il en est un qui joue un rôle de premier plan ; le hieli, qu’on traduit par radiance mais dont le sens est autrement complexe. Ce peut être la volupté, au sens où une femme est dite parée de volupté, ou l’amour, le plaisir sexuel, le sexe luimême. Ce peut être aussi la puissance génératrice d’un dieu mâle, la plénitude physique d’un être dans la fleur de son âge, l’épanouissement de la nature ou l’éclat d’une œuvre d’art, tout spécialement l’étincellement des bijoux, des pierres précieuses, le chatoiement des tissus polychromes. Cette fois, c’est avec la notion grecque de charis que s’impose le rapprochement : charme, grâce extérieure, puissance de séduction, mais aussi scintillement lumineux des bijoux et des étoffes, beauté du corps, intégrité physique, volupté, don que la femme fait d’elle-même à l’homme. Dans certaines pratiques d’exorcisation accomplies par le prêtre pour chasser le démon qui a pris possession du malade, A.L. Oppenheim avait cru reconnaître des allusions au port rituel d’un masque. Le texte acadien indique que l’exorciste se recouvre « d’une étole rouge de pulhutu » ; le texte sumérien parle « d’une étole rouge de rayonnement (ni), d’un vêtement d’éclat (nigal) ». On est en droit de penser, avec E. Cassin, qu’il ne s’agit pas de masque. Ce rite utilise les valeurs religieuses du rouge qui tiennent, non à sa qualité chromatique particulière, mais à sa puissance d’éclat qui en fait un concentré de lumière, en étroite relation avec le feu, le sang et l’or. Entre le pourpre et l’or, les affinités sont attestées, dans le vocabulaire, les textes, les rites. Pourpre et or évoquent également l’éclat du soleil, apparenté au divin, étalon du pur, du juste et du noble ; d’où le danger – et aussi la tentation – en se vêtant de pourpre et d’or, véritables « habits de lumière », d’entrer dans cette sphère de brillance qui appartient aux dieux. La prééminence de l’éclat sur la couleur proprement dite se marque

dans les emplois du terme sumérien bun qui, avec ses correspondants acadiens birmu, barmu, burrumu, bitramu, désigne, comme le grec poikilos ou aiolos, l’effet de scintillement propre au polychrome, au bigarré. Le passage se fait continûment de la notion d’éclat à celle de bariolage. D’où la valeur « royale » de la tiare ou du turban constellé de pierres multicolores et que les textes comparent à l’arc-en-ciel qui, « comme l’éclair, lance des lueurs ». Dans cette conception « énergétique » du monde où chaque être vivant apparaît à la fois comme source et réceptacle de lumière, toute forme intense de vitalité : beauté, jeunesse, joie, vigueur guerrière ou sexuelle, santé, prospérité, se manifeste, au même titre que la puissance du dieu ou du roi, par une émanation éblouissante de lumière. Aussi plusieurs des termes qui désignent le lumineux s’écrivent-ils avec des sumérogrammes où ni, le corps, est l’élément principal. C’est que le corps est la forme que donne à chaque être la lumière lorsque, en dessinant son contour, elle lui confère tout à la fois, avec sa particularité, son ombre et son éclat. Car, comme l’éclat, l’ombre est forme. Comme lui, comme l’odeur, elle émane du sujet, elle le prolonge en s’irradiant. L’ombre des dieux est faite de lumière ; elle rayonne sur ceux qu’elle protège au lieu d’être obscure et sombre comme l’ombre informe que portent les démons. Élargie par le parasol, symbole et privilège royal, l’ombre du souverain, elle aussi, s’étend devant lui, apportant à tous ceux qu’elle recouvre les effluves bienfaisants de sa personne. Comme l’avait vu A.L.Oppenheim, il y a donc bien des interférences entre l’expression de la personne et le vocabulaire de l’éclat. Mais c’est que, pour les Babyloniens, la catégorie de la personne revêt un aspect très particulier : rayonnement lumineux, expansion vitale de l’être, elle s’exprime normalement en termes de splendeur ; chez les dieux et les rois, elle constitue comme la

manifestation d’une puissance de vie exceptionnelle ; plus généralement, elle émane de tout ce qui possède, à des degrés divers, majesté, force, grandeur, gloire ou beauté. Elle ne se définit donc pas par un ensemble de traits psychologiques : vie intérieure, continuité du moi, unité et originalité de l’individu ; elle est tout entière intégrée dans un système de pensée religieux.

Psyché : double du corps ou reflet du divin ? « Homère, écrit James Redfield, ignore tout de l’âme 1. » De l’âme au sens que nous donnons à ce terme, bien entendu, car Homère, en bien des passages, mentionne la psuchē, entendant par là ce qui quitte la personne à l’heure de la mort pour descendre dans l’Hadès. D’un homme vivant, il n’est jamais dit qu’il possède une psuchē, sauf dans les rares cas où, victime d’un évanouissement, sa psuchē pour un moment le déserte comme s’il était mort. Les hommes n’ont donc pas de psuchē, ils deviennent, une fois morts, des psuchai, ombres inconsistantes qui mènent dans les ténèbres souterraines une existence amoindrie. « La psuchē, indique 2 justement Redfield, n’est pas âme, mais fantôme . » Comme fantôme, la psuchē homérique s’apparente à d’autres phénomènes qui rentrent, comme elle, dans la catégorie de ce que les Grecs de l’époque archaïque nomment eidôla, qu’on devrait traduire, plutôt que par « images », par « doubles ». Chez Homère, il existe en effet trois modes d’apparition surnaturelle que dénote le même terme d’eidôlon. D’abord le fantôme, phasma, créé par un dieu à la semblance d’une personne vivante, comme celui qu’Apollon fabrique « pareil à

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Énée lui-même et tel quant à ses armes ». Énée se trouve à l’abri dans Pergame où Apollon l’a déposé pour le soustraire à la bataille. C’est autour d’un simulacre que s’affrontent sans merci guerriers grecs et troyens également convaincus qu’il s’agit du héros en 4 personne . Ensuite le songe, l’image de rêve, oneiros, conçu comme l’apparition pendant le sommeil d’un double fantomatique envoyé par les dieux à l’image d’un être réel. Ainsi du songe « tout à fait semblable à Nestor » qui s’en vient, en messager de Zeus, trouver Agamemnon endormi pour qu’il appelle aux armes les 5 guerriers achéens , ou de l’eidôlon que fabrique Athéna en lui donnant les traits d’une femme, Iphtimé, fille d’Icare, et en 6 l’expédiant auprès de Pénélope, plongée dans le sommeil . Enfin et surtout les psuchai des morts appelées eidōla kamontôn, fantômes 7 de défunts . On s’adresse à la psuchē comme on le ferait à la 8 personne elle-même . La psuchē en a l’exacte apparence tout en se trouvant privée d’existence réelle, ce qui la rend, dans sa 9 ressemblance à l’être dont elle revêt l’apparence , comparable à 10 11 une ombre ou à un songe , à une fumée . Phasma, le simulacre fantomatique, oneiros, le songe, psuchē, l’âme – l’unité de ces phénomènes, pour nous disparates mais qui comportent tous, en tant qu’« apparitions », une dimension d’audelà, vient de ce que, dans le contexte culturel de la Grèce archaïque, ils sont appréhendés de la même façon par l’esprit et revêtent une signification analogue. Aussi est-on en droit de parler à leur sujet d’une véritable catégorie psychologique, la catégorie du double, qui suppose une organisation mentale différente de la nôtre. Un double est tout autre chose qu’une image. Il n’est pas un objet « naturel », mais il n’est pas non plus un produit mental : ni une imitation d’un objet réel, ni une illusion de l’esprit, ni une création de la pensée. Le double est une réalité extérieure au sujet, inscrite dans

le monde visible, mais qui, jusque dans sa conformité avec ce qu’elle simule, tranche par son caractère insolite sur les objets familiers, le décor ordinaire de la vie. Le double joue sur deux plans contrastés à la fois : dans le moment où il se montre présent il se révèle comme n’étant pas d’ici, comme appartenant à un inaccessible ailleurs. Ainsi, par exemple, de l’eidôlon de Patrocle, qu’Achille voit se dresser devant lui lorsqu’il s’endort, au terme d’une longue nuit de déploration où, veillant seul, l’âme envahie par le pothos – le regret nostalgique de l’absent –, il n’a pas cessé de se remettre en mémoire le souvenir de son ami. L’eidôlon est debout au-dessus de la tête d’Achille étendu, comme cela se produit dans le cas du songe, de l’oneiros ; mais il est en réalité la psuchē de Patrocle. Ce qu’Achille voit en face de lui, c’est Patrocle lui-même : sa taille, ses 12 yeux, sa voix, son corps et ses vêtements . Cependant, quand il veut l’étreindre, l’eidôlon se révèle insaisissable : c’est une fumée qui disparaît sous terre, avec un petit cri comme une chauvesouris 13. Il y a donc dans l’eidôlon un effet de tromperie, de déception, de leurre, apatē : c’est la présence de l’ami, mais aussi bien un souffle, une fumée, une ombre ou l’envol d’un oiseau. Pour comprendre ce jeu, auquel se prête la psuchē, de l’absence dans la présence, il faut dire un mot des pratiques funéraires, telles qu’elles apparaissent dans l’épopée homérique. Leur finalité se révèle avec le plus de clarté, par effet de contraste, là où elles font défaut, quand un défunt est privé de sépulture, et surtout là où elles sont rituellement déniées, dans les procédures d’outrage au cadavre ennemi. L’aikia, l’outrage, consiste à défigurer, à déshumaniser le corps de l’adversaire, à détruire en lui toutes les valeurs qui s’y incarnent, valeurs indissolublement sociales, religieuses, esthétiques, personnelles. On salit le corps de poussière et de terre

pour qu’il perde sa figure singulière, qu’il devienne méconnaissable ; on le livre en pâture aux chiens, aux oiseaux, aux poissons pour que, dispersé, morcelé, éparpillé, il perde son unité, son intégrité formelle ; on le laisse pourrir, se décomposer au soleil pour qu’il ne puisse plus assumer dans l’au-delà ces valeurs de beauté, de jeunesse et de vie que le corps humain doit refléter ici-bas ; enfin, au lieu de le fixer dans une tombe, on le réduit à devenir, dans le ventre des bêtes qui l’ont dévoré, chair et sang d’animaux sauvages, pour qu’il perde toute trace de caractère humain. On cherche ainsi à priver l’ennemi du statut humain de mort, à lui refuser ce changement d’état, cette promotion ambiguë que réalisent normalement les funérailles : disparu du monde des vivants, effacé du tissu des relations sociales dont sa présence formait un maillon, le mort est maintenant une absence, un vide ; mais il continue d’exister, sur un autre plan, dans une forme d’être qui échappe à la destruction, d’abord par la permanence de son nom et par l’éclat de son renom qui, chantés par la geste épique, restent présents, non seulement dans la mémoire de ceux qui l’ont connu en vie, mais pour tous les « hommes à venir » ; ensuite par l’édification des diverses formes de mnēma, de mémorial, qui assurent au défunt, sinon un corps ambroisien – privilège qui n’appartient qu’aux dieux, précisément parce qu’ils n’ont pas de sang, ni rien dans la chair de corruptible –, du moins un substitut équivoque de ce que le corps représente durant la vie, comme support de l’individualité et garant de la permanence du sujet social. Mnēma, sēma, stèle ont à cet égard des fonctions convergentes : ils traduisent, sous des formes et à des niveaux différents, l’inscription paradoxale de l’absence dans la présence. Au terme des rites funéraires, par son entrée définitive dans le domaine de la mort, le corps humain revêt aux yeux des vivants la forme d’une réalité à deux faces, dont chacune renvoie à

l’autre et implique sa contrepartie : une face visible, localisée ici-bas, dure et permanente comme la pierre érigée sur le tombeau ; une face d’au-delà, ubiquitaire, insaisissable et fugitive comme la psuchē, exilée dans le domaine de l’ailleurs. La psuchē est semblable au corps ; dans la figuration plastique, sur les vases, elle est représentée comme un corps miniaturisé, un corpuscule ; elle est le double du corps vivant, réplique qu’on prend pour le corps même, qui en a l’exacte apparence, la vêture, les gestes et la voix. Mais cette totale similitude est aussi une complète inconsistance. La psuchē est un rien, un vide, une évanescence insaisissable, une ombre ; elle est comme un être aérien et ailé, un oiseau qui vole. La pierre est tout le contraire : compacte, massive, présente continûment au point où elle est fichée en terre. Mais cette consistance matérielle est ressemblance, non plus de la forme du corps vivant, de son apparence d’autrefois, mais de l’altérité radicale de son être actuel de mort, de l’étrangeté de son statut dans l’audelà, de son exil en un ailleurs où s’inversent toutes les réalités d’icibas. La pierre est aussi froide, dure, terne, opaque, rugueuse, brute et figée que le corps jeune et vivant est, à la lumière du soleil, chaud, souple, brillant, lumineux par son regard, doux au toucher, preste et mobile dans ses déplacements. Stèle funéraire et psuchē traduisent de deux façons complémentaires le nouveau statut social du mort, son existence dans un au-delà qui se manifeste à l’univers humain sur le mode de l’absence. Pour la psuchē, l’évidence du paraître, dans l’exactitude de ses détails les plus concrets, l’entière similitude avec la figure du vivant sont comme le revêtement d’un vide, le voile illusoire jeté sur un non-être : la psuchē n’est pas ce corps qu’on voit en elle, mais son image fantomatique, son double, un eidôlon au même titre que le rêve, le songe, l’illusion, le phasma.

Pour la stèle, sa matérialité est bien le contraire de l’ombre inconsistante, du rêve ailé, du songe insaisissable ; mais l’être que la stèle évoque à la façon d’un substitut est donné dans la forme brute de la pierre comme l’absence de ce qui s’est enfui au loin, envolé ailleurs, à la façon ailée d’un songe, d’une apparition, d’une psuchē défunte. A cette psuchē homérique s’oppose une conception de l’âme différente, qui s’élabore dans des milieux de sectes philosophicoreligieuses, comme les pythagoriciens et les orphiques, et qui apparaît liée à des exercices spirituels destinés à échapper au temps, aux réincarnations successives, à la mort, en purifiant et libérant la parcelle de divin que chacun porte en soi. Pindare, dans 14 un des fragments qui nous ont été conservés , témoigne déjà de cette mutation. Si elle est toujours définie, à la façon homérique, comme un eidôlon, la psuchē n’est plus le simulacre du défunt après sa mort. Présente dans l’homme vivant, elle ne peut plus revêtir la forme d’un double fantomatique du corps disparu ; elle est le double de l’être vital, dans sa durée continue : aiônos eidôlon 15. Ce double, d’origine divine et qui échappe à la destruction à laquelle est voué le corps des mortels, dort quand les membres sont en activité ; il s’éveille quand le corps est endormi et se manifeste sous forme de rêves nous révélant le sort qui nous attend, après notre trépas, dans l’autre monde. Mais c’est avec Platon que l’inversion des valeurs attribuées au corps et à l’âme se trouve entièrement accomplie. Au lieu que l’individu soit intimement lié à son corps vivant et que la psuchē se présente comme l’eidôlon de ce corps, désormais disparu, son fantôme ou son double, c’est la psuchē immortelle qui constitue, 16 dans le for intérieur de chacun, pendant la vie, son être réel . Le

corps vivant change alors de statut : il devient à son tour une simple apparence, l’image illusoire, inconsistante, fugace et transitoire de ce que nous sommes en vérité et pour toujours. Dans le monde fantomatique des apparences, le corps est « ce qui se fait voir à la 17 semblance de l’âme ». Ce ne sont plus les psuchai qui sont les eidôla, les fantômes de ceux dont le corps a été réduit en cendres dans le bûcher funéraire, mais « les corps des défunts [leurs cadavres] qui sont les eidôla de ceux qui sont morts 18 ». On est ainsi passé de l’âme double fantomatique du corps au corps reflet fantomatique de l’âme. Et ce retournement de la relation corps-âme éclaire les raisons pour lesquelles Platon, premier théoricien de l’image comme artifice imitatif, comme fiction, utilise pour désigner dans sa généralité l’œuvre mimétique le terme le plus chargé de valeurs archaïques, le moins « moderne » de ceux qu’offrait à cette 19 date le vocabulaire de l’image . Il s’agit, dans la perspective du philosophe, de disqualifier l’image, de la rabaisser par rapport aux réalités véritables. L’image est bien eidôlon en ce sens qu’elle relève d’une sorte de magie ; elle ensorcelle les esprits en revêtant, comme la psuchē homérique, l’exacte apparence de ce dont elle est le simulacre ; elle se fait passer pour ce qu’elle n’est pas. Elle n’est rien que semblance, et cette pure similitude qui définit sa nature d’image la marque du sceau d’une totale irréalité. L’image conserve donc le caractère d’un double fantomatique ; mais à l’apparition d’un être qui s’en vient de l’autre monde, à l’irruption de l’au-delà devant nos yeux, se sont substitués les sortilèges de l’apparence, l’illusionnisme de la ressemblance dès lors qu’on demeure, avec son corps, confiné dans le domaine du simple paraître. Pour passer du paraître à l’être il faut, par l’anamnēsis, la réminiscence, retrouver le souvenir de ce à quoi l’âme est apparentée et que sa présence dans le corps, son immersion dans

le flux sensible lui ont fait oublier. Dans le Phédon, avant d’exposer sa théorie de l’anamnēsis, Platon définit la philo-sophie, conformément à ce qu’il appelle une très ancienne tradition, comme une meletē thanatou, une discipline ou un exercice de mort, consistant à purifier l’âme en la concentrant, en la ramassant sur elle-même à partir de tous les points du corps où elle se trouve dispersée, de façon qu’ainsi rassemblée et unifiée elle puisse se 20 délier du corps et s’en évader . Purification, concentration, séparation de l’âme, autant de termes qui signifient aussi bien remémoration, anamnēsis, et qui définissent l’ascèse du philosophe, dont le but est, dès cette vie, de rendre son âme aussi libre qu’elle le sera après la mort. Bien entendu, dans la perspective de Platon, cet exercice de mort est en fait une discipline d’immortalité : en se détachant d’un corps auquel Platon applique les mêmes images de flux et de courant qu’au devenir, l’âme émerge du fleuve du temps pour conquérir une existence immuable et permanente, proche des dieux autant qu’il est permis à l’homme. La psuchē, qui en chacun de nous est « nous-même », a un caractère « démonique » : elle est, dans l’homme, une parcelle du divin. En ce sens on pourrait dire qu’en ce monde terrestre où rien n’est permanent, où tout est voué à disparaître, la psuchē constitue en chaque créature humaine le reflet qu’y projette l’Être immuable, immortel, sa trace plus ou moins effacée, son image obscurcie, en somme son double ou son fantôme : l’eidôlon d’un divin dont le philosophe, comme Achille hanté du regret de Patrocle, garde la nostalgie. Le corps humain, visible et périssable, simulacre de l’âme immatérielle et immortelle ; l’âme humaine, à son tour, simulacre du divin, de l’Être en tant qu’être, de l’Un. Ce qui, chez Platon, était

seulement suggéré ou esquissé trouve chez Plotin, au

e

III

siècle de

notre ère, sa formulation explicite. Pour Plotin, l’Un ou Dieu – éternellement immobile dans sa perfection accomplie – produit des « images » par un rayonnement comparable à la lumière qui émane du soleil. Tout en exprimant l’Un, ces images lui sont inférieures puisque, dépendantes de lui, engendrées par lui, elles tirent tout leur être du lien qu’elles doivent conserver avec leur source et leur modèle 21. L’Un produit comme 22 première image le nous, l’intelligence . Et l’âme, au rang suivant, surgit comme eidôlon nou, reflet de l’intelligence, image déjà obscurcie, simulacre de ce nous, dont elle ne peut se séparer 23. Comme eidôlon de ce qui l’a engendrée, l’âme est inférieure au nous. Elle se meut autour de l’intelligence, elle est la lumière qui en irradie, sa trace au-dehors. D’un côté, elle reste unie à l’intelligence, elle en est remplie ; elle en jouit ; elle en prend sa part et, ellemême, elle pense. Mais, de l’autre côté, elle est en contact avec ce qui vient après elle, ou plutôt, elle aussi, elle engendre des êtres qui 24 lui sont nécessairement inférieurs . Que veut dire, se demande Plotin, descendre dans l’Hadès 25? Si Hadès désigne le monde d’en bas, le lieu inférieur, l’expression signifie que notre âme, notre psuchē, se trouve au lieu même où est notre corps. Mais si le corps n’existe plus ? Puisque l’âme n’est pas séparable de son eidôlon (de ce corps qui en est le reflet ou le simulacre), comment ne serait-elle pas là où se trouve ce corps-reflet (eidôlon) ? Et pourtant, une conversion de l’âme vers l’Intelligence et l’Un est toujours possible. « Si la philosophie nous affranchissait entièrement, seul l’eidôlon (le corpsreflet de l’âme) descendrait dans le lieu inférieur. L’âme vivrait purement dans le monde intelligible sans que rien se sépare 26 d’elle . » Philosopher, ce sera donc se détourner du corps

simulacre de l’âme, pour faire retour à ce dont l’âme est, elle aussi, le simulacre et dont elle reste séparée aussi longtemps qu’elle se contente de le refléter au lieu de s’identifier à lui, de se perdre en lui pour se retrouver, non plus comme image, double, similitude à un modèle extérieur, mais comme être un et authentique, dans la pleine coïncidence de soi avec soi, par assimilation au dieu qui est Tout.

1. « Le sentiment homérique du Moi », Le Genre humain, 12, 1985 (« Les usages de la nature »), p. 96. 2. Ibid., p. 97. 3. Iliade, V, 449-453 : autôi t’Aineia ikelon. 4. Même emploi d’eidôlon pour le fantôme ou simulacre d’Iphimède (Iphigénie), Hésiode, fr. 23 a, 17 ; d’Héra, Hésiode, fr. 260 = scholie à Apollonius de Rhodes, 4, 58 ; d’Hélène, Hésiode, fr. 358 = scholie à Lycophron, 822. 5. Iliade, II, 56-58 : Nestori dioi… angkhista eôikei. 6. Odyssée, IV, 796-797, 824, 835 : l’eidôlon du songe a l’aspect corporel d’une femme : demas d’ēikto gunaiki. 7. Iliade, XXIII, 72 et 104 ; Odyssée, XI, 83, 476, 602 ; XXIV, 14. 8. Iliade, XXIII, 65 sq., Odyssée ; XI, 152 sq. et 475 sq. ; Bacchylide, 5, 68. 9. Cette entière « similitude » de l’eidôlon à ce dont il est le double s’exprime toujours par des mots appartenant au vocabulaire d’eoika (il semble, il convient), avec les verbes eiskō, eikazō (assimiler), les adjectifs eikastos, eikelos (comparable, semblable) ; à cet ensemble e

se rattache le terme eikôn, image, en usage à partir du V siècle avant notre ère. Il n’y a donc pas, au départ, d’opposition entre eidôlon (idole) et eikôn (image) ; à l’époque archaïque, l’eidôlon, en tant que double, assume les valeurs d’un « simulacre » ; il est perçu à la fois comme apparition « surnaturelle » et comme apparence conforme à ce dont il est le fantôme. Je m’écarte sur ce point de la thèse soutenue par S. Saïd, « Deux noms de l’image en grec ancien : idole et icône », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et BellesLettres, avril-juin 1987, p. 309-330. (Voir plus haut, p. 383 sq.) 10. Odyssée, XI, 207 : skiē eikelon ê kai oneiros ; 222 : ēut’ oneiros. 11. Iliade, XXIII, 100 : ēute kapnos.

12. Ibid., XXIII, 66 : « Et voici que vient à lui la psuchē du malheureux Patrocle, en tout pareille au héros pour la taille, les beaux yeux, la voix, et son corps est vêtu des mêmes vêtements (pant’autôi megethos te kai ommata kal’ eikuia kai phônēn…) » ; XXIII, 107 : la psuchē de Patrocle, constate Achille, lui ressemblait prodigieusement, eikto de theskelon autōi. 13. Ibid., XXIII, 100-101, qu’on comparera à Odyssée, XXIV, 7 sq. Même scénario dans le cas d’Ulysse face à la psuchē de sa mère Anticleia, remontée des demeures d’Hadès pour boire un peu du sang de la victime immolée par son fils et retrouver, par ce breuvage, cette connaissance que la mort lui a fait perdre. Entre la mère et le fils, le dialogue se noue comme entre deux personnes réelles et vivantes ; aussi Ulysse n’a-t-il, à parler, qu’un désir : serrer entre ses bras la psuchē de sa mère ; trois fois, de ses mains elle s’échappe, envolée comme une ombre ou un songe (Odyssée, XI, 205-207). 14. Pindare, fr. 2, Thrènes, éd. Puech = fr. 131, 62 Bergk-Schroeder. 15. Sur les valeurs « vitales » d’aiôn et sa relation avec psuchē, cf. Iliade, XVI, 453, et XIX, 27. 16. « Dans cette vie même, ce qui constitue notre moi à chacun n’est autre chose que l’âme », Lois, XII, 959 a, 7-8 ; cf. aussi Alcibiade, I, 130 c ; Phédon, 115 c-d. ; République, V, 469 d. 17. « Pour chacun de nous le corps n’est que l’image ressemblante qui accompagne l’âme (to de sôma indallomenon hēmôn hekastois hepesthai) », Lois, XII, 959 b, 1. 18. « On a raison de dire que les cadavres de ceux qui sont morts sont les eidôla des trépassés (teleutēsantōn legesthai kalôs eidōla einai ta tôn nekrôn sōmata) », Lois, XII, 959 b, 2-3. Cf. aussi Phédon, 81 d, 14 : « L’âme terreuse, attachée au corps, se vautre parmi les monuments funéraires et les tombeaux, autour desquels on a vu des fantômes ombreux d’âmes (psuchôn skioeidē phantasmata), simulacres (eidōla) que font apparaître de telles âmes qui, pour avoir été libérées, non pas en état de pureté, mais au contraire de participation au visible, sont par suite elles-mêmes visibles. » 19. Cf. J.-P. Vernant, « Image et apparence dans la théorie platonicienne de la mimésis », Journal de Psychologie, 2, 1975, reproduit sous le titre « Naissance d’images », dans Religions, histoires, raisons, Paris, 1979, p. 105-137. 20. Phédon, 67 c, 3 sq. ; 80 e, 2 sq. 21. Plotin, Ennéades, V, 1, 6, 25 sq. 22. Ibid., V, 1, 6, 33 et 7, 1 : « Nous disons que le nous est une image (eikôn) de l’Un. »

23. Ibid., V, 1, 6, 46 ; 7, 39 ; eidôlon nou ; 3, 8, 9-13 : la psuchē est un simulacre (eidôlon), une image (eikôn). 24. Ibid., V, 1, 7, 36-47. 25. Ibid., VI, 4, 16, 37 sq. 26. Ibid., VI, 4, 16, 41-43.

Temps stoïcien, temps des hommes Le problème du temps est traité par les stoïciens comme une simple section d’un chapitre de la physique. En réalité, il est au cœur de leur système. Contre Platon et Aristote, ils ont, en effet, l’ambition de réhabiliter le sensible, l’être dans le temps. Cette valorisation implique une refonte totale de l’idée du temps. Le livre de Victor Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’Idée de temps (1953), montre comment cette structure nouvelle du temps, en solidarité avec les thèses majeures de la logique et de l’éthique, commande toute l’organisation de la pensée stoïcienne et fait évanouir son apparence, sur certains points, de paradoxe. La démonstration de V. Goldschmidt paraîtra convaincante. Son interprétation donne à la philosophie stoïcienne, particulièrement à la morale, une cohérence, un relief et comme une actualité remarquables. Le temps des stoïciens est appréhendé sous la catégorie exclusive du présent – qui est le temps de l’action. Passé et futur sont disqualifiés ; ils ne sont pas réels ; ils ne sont pas agis. Ils représentent la dimension temporelle de la distance, l’intervalle toujours maintenu entre l’agent et son action, entre l’acte et le but visé. Par là s’introduisent dans le temps la passivité et la passion. Le

présent est au contraire suppression de toute distance temporelle ; non qu’il soit hors du temps comme l’instant d’Aristote ; mais parce que l’action, dont il est en quelque sorte l’épaisseur temporelle, est tout entière intérieure à l’activité de l’agent. Je vis un « présent » chaque fois que, cessant de courir après une fin qui m’est étrangère, je suis réellement cause et source de mes actes. Le présent, c’est la présence complète de l’agent à l’action. Et sans doute, d’une certaine façon, n’y a-t-il pas dans le monde d’autre présent que celui de Dieu, seul agent pleinement efficace. Mais la morale stoïcienne, dans la perspective de son analyse temporelle, nous apporte les moyens pour « agir » même notre temps humain, pour le vivre selon le mode du présent. Tel est, en particulier, le sens de la transformation de l’événement, imposé de l’extérieur et subi, en épreuve que nous nous imposons à nous-mêmes et où notre activité ne vise à rien d’autre que son propre exercice. La rupture du stoïcisme avec les philosophies de Platon et d’Aristote se fait donc sur deux points essentiels : il s’agit d’abord de donner à une réalité temporelle toute la consistance de l’éternité ; ensuite, de libérer la cause efficiente, l’agent, de sa dépendance à l’égard de la cause finale ou formelle. Ce que le stoïcisme recherche, à travers une certaine structure du temps, c’est le lieu de l’activité pure de l’agent. En dehors de leur intérêt pour les historiens de la philosophie, les analyses de V. Goldschmidt touchent à des problèmes proprement psychologiques : les catégories du temps et de l’action. Il montre de façon très pénétrante les limites de l’action chez un Platon et un Aristote. A cet égard, l’aspect « démiurgique » ne doit pas faire illusion : en réalité, l’agent n’agit pas, n’a pas à agir, ne peut pas agir. Le stoïcisme se présente-t-il en contraste comme une philosophie de l’action ? A vrai dire, nous n’en sommes pas convaincu. Entre Platon et Aristote, d’une part, les stoïciens, de l’autre, un point au moins est

commun. L’agent n’est conçu comme véritablement actif que s’il n’y a pas de distance entre son activité et le produit de cette activité. L’accent est mis sur l’exercice de l’acte, non sur son résultat. La notion d’œuvre manque ici, avec tout ce qu’elle implique à nos yeux comme effort de construction de l’avenir. Il s’agit de savoir s’il n’y a pas là une structure du temps qui exige pour apparaître que l’homme se sente actif dans la mesure où il transforme la réalité, où il est fabricateur et créateur.

POLITIQUE : DEDANS DEHORS

Le PCF et la révolution algérienne Le 15 février 1958, la Fédération de France du FLN publiait un document intitulé Le PCF et la Révolution algérienne. On y trouvait une très violente dénonciation de la politique algérienne du Parti communiste français, accusé de n’avoir pas eu le comportement conforme aux principes dont il se réclame : internationalisme et soutien inconditionnel de la lutte anti-impérialiste des peuples coloniaux. Citant les textes officiels du Parti, la Fédération de France du FLN faisait observer qu’en 1956 encore – c’est-à-dire deux ans après le déclenchement de l’insurrection nationale en Algérie – le PC continuait à demander le maintien de l’Algérie dans l’Union française 1 et se prononçait contre l’union de l’Algérie avec la Tunisie 2 et le Maroc indépendants au sein d’un Mahgreb arabe . Le PC prenait ainsi, dans les faits, position contre le mot d’ordre au nom duquel le mouvement national algérien avait engagé la lutte armée contre le système colonial français : l’indépendance. Quelles pouvaient être les raisons d’une attitude si ouvertement contraire aux principes léninistes dont se réclame le Parti ? Suivant le FLN, il s’agirait, non pas tant d’une absence de fermeté idéologique, de cet esprit d’opportunisme et de recul qui fait céder à

la pression de l’adversaire, mais bien plutôt d’une ligne politique délibérée, appliquée, dès la Libération, de façon conséquente : l’ennemi principal étant l’impérialisme américain, le PC se donnait comme objectif stratégique essentiel de rassembler contre cet impérialisme tous ceux qui, suivant la formule du secrétaire général du parti, n’acceptaient pas de voir la France « réduite au rang de 3 puissance secondaire » ; il cherchait à réaliser un large front antiaméricain englobant tous les Français, des divers partis, « toutes les couches patriotes de la nation qui veulent reconquérir 4 l’indépendance et la souveraineté nationales ». Dans cette perspective, la révolte des peuples coloniaux opprimés par la France et leur tentative de libération devaient être considérées par la direction du PC avec une certaine réserve, pour ne pas dire avec une certaine méfiance. En effet, elles ouvraient un nouveau champ d’action aux entreprises de l’impérialisme américain ; elles ruinaient d’autre part toute la stratégie du PC en faisant éclater cette alliance systématiquement recherchée avec les éléments nationalistes de la bourgeoisie française pour qui la lutte aux côtés des communistes pour une politique plus indépendante à l’égard des États-Unis signifiait d’abord et avant tout, comme il est apparu dans la bataille 5 contre la CED (Communauté européenne de défense) , la défense de l’empire colonial français contre une éventuelle mainmise américaine. Ainsi, au moment même où s’amorçait la crise dans tout l’Empire français, dernier empire colonial de type traditionnel, alors que la France s’engageait dans une chaîne ininterrompue d’actions répressives et de guerres coloniales, le parti le plus représentatif de la classe ouvrière française aurait choisi pour axe central de sa lutte, non le combat contre son propre impérialisme, mais la bataille contre un impérialisme étranger menaçant les « intérêts nationaux » du pays. La logique de cette stratégie, accordant toujours à ce qui

pouvait renforcer l’indépendance française à l’égard des États-Unis la priorité absolue sur la lutte des colonies pour l’indépendance à l’égard de la France, aurait conduit le PC, dans l’affaire algérienne, sur des positions finalement plus proches de celles de la bourgeoisie française que de celles du peuple algérien en guerre pour la reconnaissance de son droit à l’existence nationale. « Le caractère premier de l’attitude du PCF quant à la question coloniale, affirmait le document de la Fédération de France du FLN, est de clamer que l’intérêt des peuples opprimés est de rester unis à la métropole. “Le droit au divorce n’entraîne pas l’obligation de divorcer”, écrit M. Thorez qui conclut à la nécessité de l’union. Cette manière de voir traduit la sous-estimation, sinon le mépris des mouvements de libération dans les colonies, et l’intention de faire d’eux une force d’appoint des mouvements français. Avant-guerre l’union était nécessaire en Afrique du Nord à cause des “prétentions franquistes ou italiennes”. Aujourd’hui elle l’est à cause des “prétentions de l’impérialisme américain”. En 1945, en Syrie et au Liban, c’était l’impérialisme anglo-saxon qui justifiait les critiques contre le mouvement de libération. Si les contradictions entre l’impérialisme français et ses prétendus concurrents se résolvent toujours par la supériorité pour les peuples coloniaux de l’impérialisme français, alors le droit au divorce disparaît car ces contradictions ne disparaîtront qu’avec l’impérialisme colonisateur. Cela revient en fait à refuser aux colonies le droit à la séparation, donc à l’autodétermination. » Le texte ajoutait : « Cette orientation dont l’aspect chauvin et cocardier n’échappe à personne fait appel à des notions équivoques et confuses telles que “grandeur française, intérêts légitimes de la France” ». Et la Fédération de France du FLN concluait que « le décalage entre les principes théoriques dont prétend s’inspirer le PC et son comportement réel dans l’affaire

algérienne, vient de ce que le PCF assume purement et simplement la politique des blocs. Le PCF n’hésite pas et n’a jamais hésité à se transformer en force d’appoint des milieux colonialistes ou néocolonialistes quand ils sont d’accord avec lui pour un regroupement parlementaire sur certains objectifs de politique extérieure ». Quelle est la portée de ces accusations lancées par les représentants de la révolution algérienne contre les représentants du prolétariat révolutionnaire français ? Expriment-elles seulement cette défiance à l’égard des colonisateurs que fait naître chez les colonisés une oppression séculaire, et qui, de façon bien 6 compréhensible, finit, comme le note Lénine , par s’étendre à la nation colonisatrice tout entière, y compris son prolétariat ? Trouvent-elles au contraire leur fondement dans les insuffisances ou les fautes réelles du PCF ? Il n’est pas possible à un communiste de ne pas affronter clairement ce problème qui, par-delà la France, intéresse tout l’avenir du mouvement ouvrier dans ses rapports avec le mouvement d’émancipation des peuples coloniaux.

Le document FLN Le document du FLN prétend, selon ses propres termes, apporter « plus une mise au point qu’une critique négative ou passionnelle du PCF ». A cet égard, il appelle certaines remarques préalables. S’il est bien exact qu’en 1956 encore le PC restait attaché à la formule d’une « véritable union française », à la date où le texte du FLN a été publié (février 1958) le Parti avait renoncé à ce mot d’ordre. Depuis 1957, il se prononçait clairement pour le droit à

l’indépendance de l’Algérie ; en avril de la même année, par la bouche de son secrétaire général, il avait enfin abandonné la définition de l’Algérie comme « nation en formation », lancée par Maurice Thorez en 1939, formule qui n’a jamais sans doute 7 exactement correspondu à la réalité algérienne , mais qui, avec les progrès de l’idée d’indépendance dans les masses musulmanes après la guerre, s’en éloignait chaque jour davantage, et avait pris, 8 dès avant 1954, une signification ouvertement démobilisatrice . A partir d’avril 1957, la formule « nation en formation », que le Parti, quelques semaines auparavant, affirmait encore valable pour le présent et pour l’avenir, était rejetée et remplacée par l’expression « nation forgée dans les combats » qui, contrairement à la première, justifiait le droit de l’Algérie à l’état de nation indépendante. Certes, ces rectifications de la politique algérienne du Parti n’ont pas été explicitées ; elles ne se sont pas appuyées sur une réflexion critique à l’égard du passé. La reconnaissance et la dénonciation des erreurs commises étaient sans doute la condition nécessaire pour que la nouvelle orientation pût offrir à la fois les garanties de sérieux sur le plan théorique et d’efficacité sur le plan de l’action. Cependant, la Fédération de France du FLN ne pouvait ignorer ces changements. Son document aurait gagné à ne pas les passer sous silence et à en tenir compte dans l’expression de ses critiques. Est-ce à dire que les communistes français doivent, comme Léon Feix, proclamer, face aux griefs du FLN : « Nous ne nous sentons pas coupables », et mettre en cause les préjugés politiques ou religieux, l’orientation nationaliste des chefs de l’insurrection algérienne ? Ce serait accepter les affirmations du même Léon Feix qui, justifiant toute la politique algérienne du Parti depuis la Libération, écrit que celui-ci s’est battu sur les positions marxistesléninistes, qu’il n’a jamais dévié de cette ligne juste, jamais glissé sur

des positions chauvines, jamais considéré « l’indépendance de 9 l’Algérie comme inévitable plutôt que comme souhaitable ». Ces affirmations sont en contradiction flagrante avec les faits. Si le Parti a tant tardé à reconnaître de façon explicite le droit de l’Algérie à l’indépendance, s’il s’est si longtemps accroché à des formules qui impliquaient la négation ou la limitation de ce droit, c’est que pendant une longue période il avait été en réalité hostile à l’indépendance de l’Algérie et s’était trouvé sur ce point en conflit avec les mouvements nationalistes algériens. Si, comme nous allons le voir, il s’est montré pour le moins réservé à l’égard de l’insurrection de 1954, c’est qu’elle était orientée dans le sens d’une indépendance qui s’opposait aux solutions qu’il souhaitait alors. Au reste, ces désaccords avec le mouvement national algérien et le refus d’envisager une solution d’indépendance s’exprimaient ouvertement dans la littérature du Parti. Rappelons l’article de Léon Feix, précisément, dans les Cahiers du communisme de septembre 1947. L’indépendance de l’Algérie n’y est pas considérée comme souhaitable, ni même comme inévitable : elle est présentée comme une solution fausse, une thèse condamnable, que les communistes doivent rejeter : « La thèse de l’indépendance immédiate de l’Algérie, préconisée par le Parti du Peuple algérien (PPA) conduirait aux pires déboires. La situation actuelle de l’Algérie, pays colonial dont l’économie a été volontairement maintenue dans un état arriéré, le ferait passer immédiatement sous la coupe des trusts américains. » Et plus loin : « Les communistes ne sauraient soutenir la fraction du mouvement national algérien qui préconise pour ce pays l’indépendance immédiate, car cette revendication ne sert pas les intérêts de l’Algérie et de la France. » La façon dont cette orientation « théorique » se traduisait dans le comportement politique du Parti explique sans doute les raisons

profondes de la défiance des nationalistes algériens à l’égard du PCF. Pour le montrer, nous rappellerons ce que fut l’attitude du Parti lors des événements de mai-juin 1945, qui firent dans le Constantinois 30 000 à 40 000 morts musulmans. C’est au cours de cette période que le Parti communiste algérien, dans son Essai sur la Nation algérienne, fait naître la prise de conscience nationale définitive du peuple algérien. Il écrit : « Après le débarquement des troupes alliées en 1942, l’essor du mouvement national s’est concrétisé en particulier par l’immense mouvement des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML). Les épreuves communes de maijuin 1945 ont renforcé la cohésion nationale des Algériens. » Et un peu plus loin il note que les massacres de 1945 dans le Constantinois, en consacrant pour les masses l’impossibilité de faire foi désormais aux promesses de la France, ont achevé de faire de l’Algérie une nation consciente d’elle-même. Telle est l’appréciation que porte au-jourd’hui sur ces événements le Parti communiste algérien. Voyons ce que fut alors, en face d’eux, le comportement du PCF. Prenons la collection de L’Humanité de mai 1945. On est en pleine euphorie de la victoire. Pour les Français, la victoire sur le nazisme signifiait la libération du territoire, les libertés retrouvées, d’importantes conquêtes sociales, un gouvernement où siégeaient des représentants de la classe ouvrière. Pour les musulmans d’Algérie, dans un état de misère et de famine épouvantables, elle allait représenter tout autre chose. Une page de l’histoire était tournée ; une autre commençait, où devait s’écrire la grande lutte des peuples coloniaux pour leur liberté. Le 12 mai, L’Humanité annonce des troubles en Algérie, spécialement à Sétif ; elle signale « le rôle de quelques éléments provocateurs au sein de la population algérienne […]; la population affamée a été poussée à des violences par des provocateurs bien

connus de l’administration ». Le 13, un communiqué du gouverneur général de l’Algérie met en cause « des éléments d’inspiration et de méthodes hitlériennes ». Regrettant que toute la responsabilité soit rejetée sur les musulmans, l’organe central du PC commente : « Qu’il y ait, parmi eux, quelques hitlériens, c’est d’autant plus évident que le chef pseudo-nationaliste Bourguiba était en Allemagne au moment de la capitulation hitlérienne et vient d’arriver dans un pays d’Afrique du Nord. » Le 15, L’Humanité réitère : « Les agents provocateurs sont parfaitement connus de l’administration algérienne. » Le 16, une note du ministère de l’Intérieur, reproduite dans la presse, rejette la responsabilité des événements sur le PPA et sur l’AML. L’Humanité commente : « Le communiqué accuse les Amis du Manifeste d’avoir poussé à la révolte. En supposant qu’il y ait du vrai dans cette affirmation, pourquoi donc le gouvernement général a-t-il autorisé la parution du journal de cette organisation (Égalité) dont nous possédons le numéro du 4 mai ? Le directeur des affaires indigènes tient donc à ce qu’on fasse appel à la révolte. » Le 19 mai, L’Humanité prend la défense des musulmans, du moins de ceux des campagnes, en ces termes : « Les musulmans des campagnes […] n’ont pas pris la moindre part aux agissements d’une poignée de tueurs à gages dont les chefs sont connus comme mouchards. » Et elle indique la solution : « Ce qu’il faut, c’est punir comme ils le méritent les tueurs hitlériens ayant participé aux événements du 8 mai et les chefs pseudo-nationalistes qui ont sciemment essayé de tromper les masses musulmanes, faisant ainsi le jeu des 100 seigneurs dans leur tentative de rupture entre les populations algériennes et le peuple de France. » Le 20 mai, le comité central du PCF, réuni en session extraordinaire, s’adresse au Parti communiste algérien. Selon lui, les événements montrent que « les provocations des 100 seigneurs de la terre, des

mines et de la banque, disposant d’agents directs ou inconscients dans certains milieux musulmans qui se prétendent nationalistes, ont pu être déjouées partout où le PC algérien possède des organisations puissantes. Le PC algérien remplit ainsi sa grande tâche de rassembler les populations algériennes sans distinction de race ni de religion dans la lutte contre les traîtres et les diviseurs et dans une alliance étroite avec le peuple de France contre l’ennemi commun, le fascisme ». Le 29 mai, L’Humanité signale l’assassinat par la police du camarade Ladjali Mohamed Saïd, secrétaire de la section communiste de la Casbah d’Alger. Elle ajoute que, ce camarade « ayant été trouvé porteur de documents importants des Amis du Manifeste, organisation pseudo-nationaliste dont les tueurs ont participé aux événements de Sétif et d’ailleurs », il ne peut s’agir que d’une pure provocation. Le 31 mai, sous le titre « Arrestations en Afrique du Nord », elle écrit : « On apprend l’arrestation après les événements du département de Constantine, de Ferhat Abbas, conseiller général, président du comité des Amis du Manifeste. Une mesure identique a été prise à l’égard du Dr Saadane, membre du comité directeur de la même organisation. Il est bien que des mesures soient prises contre des dirigeants de cette association pseudo-nationaliste dont les membres ont participé aux tragiques incidents de Sétif. Mais il reste beaucoup à faire. »

Syrie et Liban A la même date, en première page, L’Humanité annonçait d’autres troubles, en un autre point de l’empire colonial français : à

Damas. Là, les événements allaient, quelques jours plus tard, conduire à l’indépendance de la Syrie et du Liban. Quelle interprétation l’organe central du Parti communiste donnait-il des premiers craquements ébranlant les bases du colonialisme français dans le Proche-Orient ? Rapportant les dépêches d’agence signalant que, le mardi 29 mai 1945, la gendarmerie syrienne et la population avaient attaqué la garnison française, L’Humanité proposait à la classe ouvrière française l’explication suivante : « Des informations concordantes émanant de diverses sources permettent d’affirmer que des éléments doriotistes agissant dans divers milieux et de divers côtés ont joué un rôle particulièrement important dans ces regrettables évé-nements. » Est-ce pour ce type d’analyse que Léon Feix revendique le mérite de la fidélité au marxismeléninisme ? La question peut être posée, car la direction du Parti ne fera pas preuve de beaucoup plus d’imagination, en 1954, devant le déclenchement de l’insurrection algérienne. Et les textes de 1945 éclairent singulièrement certains sous-entendus des déclarations de 1954. Mais, avant de citer, précisons, cette fois encore, le contexte politique. La CED vient d’être rejetée, tous les groupes politiques s’étant, dans le vote, coupés en deux, à l’exception, d’un côté, du MRP (84 voix pour, 2 contre) et, de l’autre, du PC (95 contre) ainsi que du RPF gaulliste (67 contre sur 73 inscrits). Victoire sans lendemain : les divers groupes de la bourgeoisie, divisés sur l’armée européenne, sont d’accord pour un réarmement allemand, le seul problème étant, pour eux, de savoir si l’armée française sera intégrée dans une formation supranationale ou si elle conservera, avec son indépendance, une possibilité d’intervention autonome en cas de trouble dans les territoires coloniaux, spécialement en Afrique du Nord. Dès le 9 octobre 1954, la situation s’est donc retournée, et c’est par un bloc de 350 voix contre 113 que le Parlement vote les

accords de Londres. Le 23 octobre, l’Allemagne de Bonn entre dans e le Pacte atlantique. Le Parti, suivant la ligne définie au XIII Congrès, en juin, et qui fait du « réarmement de l’Allemagne occidentale la question déterminante pour toute la politique française », s’efforce de maintenir son alliance avec les adversaires du réarmement allemand et tente de livrer dans les masses la bataille déjà perdue au niveau du Parlement et du gouvernement. C’est dans ces conditions qu’éclate, le 2 novembre 1954, le coup de tonnerre de l’insurrection algérienne. Tout naturellement, L’Humanité se réfère pour en informer ses lecteurs aux événements de 1945. Sous le titre : « Graves événements en Algérie », et en énumérant les nombreuses actions armées qui montrent qu’il s’agit d’une insurrection militaire organisée, elle écrit : « On se souvient qu’en 1945 les provocations colonialistes aboutirent dans cette région à des massacres faisant plusieurs dizaines de milliers de victimes algériennes. » Le 3 novembre, elle reproduit une déclaration du Bureau politique du Parti communiste algérien demandant « la recherche d’une solution démocratique qui respecterait les intérêts de tous les habitants de l’Algérie sans distinction de race ni de religion et qui tiendrait compte des intérêts de la France ». Le même jour, le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) de Messali Hadj demandait, lui, pour les Algériens, « le droit à disposer d’eux-mêmes conformément à la Charte de l’ONU ». Le 5, la dissolution du MTLD est prononcée par le gouvernement. Le 9, L’Humanité publie une déclaration du PCF sur les événements d’Algérie : « En de telles circonstances, fidèle à l’enseignement de Lénine, le Parti communiste français, qui ne saurait approuver le recours à des actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n’étaient pas fomentés par eux, assure le peuple algérien de la solidarité de la

classe ouvrière française dans sa lutte de masse contre la répression et pour la défense de ses droits. » On voit que, depuis la Libération, le Parti n’a pas manqué de continuité dans l’interprétation très particulière qu’il a donnée du léninisme dans les questions coloniales ! Mais il faut citer la suite. Le congrès d’Ivry ayant fixé la question déterminante pour toute la politique française jusqu’au congrès suivant, il fallait bien faire entrer l’insurrection algérienne dans le cadre préfabriqué des résolutions alors adoptées ; peut-être aussi avait-on l’espoir que la vertu des mots et des formules suffirait à préserver une alliance déjà condamnée avec ces éléments de la bourgeoisie nationaliste avec lesquels on avait lutté contre le réarmement allemand. La déclaration du Parti continue donc imperturbablement : « Les travailleurs s’opposeront d’autant plus vigoureusement à la politique férocement colonialiste pratiquée en Algérie et dans toute l’Afrique du Nord qu’elle est étroitement liée à la politique de réarmement du militarisme allemand. Elle tend à faciliter l’implantation de l’impérialisme germanique sur le sol africain […].» Tels sont quelques éléments du dossier concernant les critiques adressées par la Fédération de France du FLN au PCF. On jugera s’ils permettent aux dirigeants du Parti de considérer qu’ils ont la conscience tout à fait tranquille.

1. Le 13 avril 1956, Fajon se prononce dans L’Humanité « pour l’existence de liens durables entre la France et l’Algérie dans l’ordre politique, économique et culturel au sein d’une véritable Union française ». 2. La même année, L. Feix écrit dans les Cahiers du communisme : « Certains dirigeants nationalistes préconisent la fusion des trois pays au sein d’un Maghreb arabe ou musulman, depuis le Maroc jusqu’au

Pakistan […]. Il est naturel que les Algériens, les Tunisiens, les Marocains éprouvent les uns pour les autres des sentiments fraternels […]. Mais cela ne justifie pas une communauté politique contre laquelle jouent tant d’éléments historiques, géographiques, économiques et autres. Une autre voie est possible, ou mieux, encore possible, pour les peuples de l’Afrique du Nord : la voie de l’Union française. » 3. L’Humanité, 18 février 1954. Tout l’article est dans le style suivant : « Les propos sur la prétendue impuissance française visent à affaiblir le sentiment national, la fierté nationale de notre peuple, à pervertir l’âme de nos jeunes gens dont on veut faire les esclaves dociles des milliardaires américains. » À ce jeu, ce n’est jamais Thorez, c’est de Gaulle qui gagne. 4. « Thèses pour le XIIe congrès », L’Humanité, 21 avril 1954. 5. Les Soustelle, les Debré et autres gaullistes alors au pouvoir avec lesquels le Parti avait mené la campagne contre la CED ne cachaient pas les raisons de leur hostilité au projet d’armée européenne : seule une armée française autonome pouvait permettre d’intervenir librement en cas de troubles dans les colonies. L’Humanité du 18 février 1954 écrivait : « Il faut faire échec aux néfastes accords de Bonn et de Paris qui consacreraient la renaissance du militarisme allemand et la fin de l’armée nationale française. » C’est le second aspect qui intéressait d’abord les gaullistes. 6. Lénine, Thèses sur les questions nationale et coloniale. 7. Comme le montre le document du FLN, p. 6-8, et comme il ressort aussi, malgré les précautions de forme, de l’étude publiée par le Parti communiste algérien sous le titre Essai sur la Nation algérienne (juillet 1958). 8. Le Parti communiste algérien situe entre les années 1942-1945 ce qu’il appelle la naissance de la nation algérienne. Cette naissance n’ayant été reconnue par le PCF, avec les conséquences qui en découlent, qu’en avril 1957, le Parti, qui prétend avoir toujours raison le premier et trop tôt, n’a donc eu que douze à quinze ans de retard sur la question qui devait se révéler déterminante pour toute la politique française. 9. Réponse de Léon Feix à la résolution de la cellule Sorbonne-Lettres (voir infra, ici) reprochant à la direction du Parti d’avoir marqué un très grave retard à porter ces problèmes devant les masses et considéré l’indépendance de l’Algérie comme inévitable plutôt que comme souhaitable. Léon Feix rejeta en bloc toutes ces critiques (France nouvelle, 22 janvier 1959).

Lettre de la cellule SorbonneLettres (10 octobre 1958)

*1

Dans sa réunion du vendredi 3 octobre 1958, puis dans son Assemblée générale du mardi 7 octobre, la cellule Sorbonne-Lettres e du Parti communiste français (section du V , fédération de Paris) a minutieusement examiné les résultats du référendum du 28 septembre 1 et réfléchi sur les conclusions qu’il convenait d’en tirer. Elle a consigné dans le présent document les résultats de ses réflexions qu’elle tient à présenter à la direction du Parti. Une remarque préliminaire s’impose : la cellule Sorbonne-Lettres est une cellule composée en majeure partie d’intellectuels ; sans doute son expérience politique est-elle essentiellement celle de son activité au sein d’un milieu d’intellectuels. Mais les problèmes qu’elle entend poser, même s’ils ont été plus souvent évoqués par les intellectuels, concernent l’ensemble du Parti et, comme le résultat du référendum le prouve, ont leur profond retentissement au sein de la classe ouvrière. C’est donc à l’intention du Parti tout entier que ce texte a été rédigé.

Pour ce qui est des résultats du référendum, la cellule est d’accord pour l’essentiel avec l’exposé des faits que donne le camarade Marcel Servin dans son rapport au Comité central. Il lui semble cependant qu’ont été quelque peu sous-estimés : le nombre des électeurs communistes ayant voté « oui », le fait que ce phénomène soit particulièrement flagrant au sein de la clientèle ouvrière du Parti communiste. Sur ce point, quelques précisions sont utiles : 1° C’est souvent dans les circonscriptions ouvrières que le recul des « non » par rapport aux voix communistes du 2 janvier 1956 est e e le plus considérable : XVIII arrondissement (– 25 %), XIX (– 24 %), XIIIe (– 22 %), Saint-Ouen (– 24 %), Aubervilliers, Gennevilliers, Romainville (– 22 %). 2° Au sein d’un même département, le recul provient généralement des villes ouvrières où prédomine notre influence : Romans, qui avait conquis momentanément une municipalité communiste en 1956, donne 22 % de « non » comme le reste de la Drôme ; Forbach donne moins de « non » que le reste de la Moselle ; Saint-Quentin 22 % contre 24 % dans l’Aisne ; CharlevilleMézières même pourcentage que la moyenne dans les Ardennes ; Bessèges 31 %, Alès 35 %, Nîmes 29 % de « non » contre 32,5 % à la moyenne du Gard ; Marseille pas plus que la moyenne des Bouches-du-Rhône ; Béziers pas plus que celle de l’Hérault ; Annemasse pas plus que celle de la Haute-Savoie ; Hénin-Liétard moins que celle du Pas-de-Calais ; Limoges 24 % contre 35 % à la Haute-Vienne, etc. 3° Que l’apport des voix non communistes ayant voté « non » au référendum, s’il est important de par les possibilités d’unité qu’il recèle, s’il est relativement important en nombre (plus important, semble-t-il, que le rapport de Marcel Servin ne l’indique), ne

représente qu’un cinquième environ des électeurs « de gauche » non communistes, alors que les « non » représentaient 30 % des délégués au congrès SFIO, 43 % des délégués au congrès radical, 70 % des membres du comité directeur de l’UDSR. Il s’en faut donc de beaucoup que les militants socialistes, radicaux et autres, aient suivi leurs cadres les plus lucides, et surtout que les citoyens républicains aient suivi les militants. Partant de ces données, la cellule s’est efforcée de comprendre comment il a pu se faire qu’un électeur communiste sur 4, 4 électeurs de gauche non communistes sur 5 aient pu voter « oui », c’est-à-dire aient pu croire condamner le « système », tout en suivant les consignes des hommes du « système » les plus compromis, et aient voté contre nous « pour que ça change ». Pas plus que l’explication par les « pressions » de toutes sortes, l’explication simpliste par l’anticommunisme ne lui a paru suffisante. L’anticommunisme existe depuis que le Parti communiste existe. Il n’a pas empêché, en particulier, la progression de notre Parti, le 2 janvier 1956, non plus que sa progression dans les élections partielles récentes. C’est donc dans un autre contexte qu’il faut rechercher les causes véritables. Voici quelques remarques que la cellule juge nécessaire de présenter : La cellule estime qu’on ne saurait trop souligner la responsabilité des dirigeants du Parti socialiste. En poursuivant en Algérie la politique de guerre qu’ils s’étaient engagés, lors de la campagne électorale, à faire cesser, ils ont créé toutes les conditions favorables pour que se développe le foyer de la rébellion contre le régime démocratique ; par leurs tractations avec le général de Gaulle, après le 13 mai 1957, par l’appui parlementaire qu’ils lui ont fourni pour l’investiture, ils ont directement contribué à le hisser au pouvoir ; enfin, en donnant leur caution au projet de Constitution autoritaire, ils

ont perpétré la division des forces de gauche devant le référendumplébiscite et largement contribué aux résultats du 28 septembre 1958. Ils portent également une lourde responsabilité dans la désaffection grandissante des masses populaires à l’égard de la e IV République. Le fonctionnement même du système se trouvait, en effet, vicié par l’ostracisme dans lequel étaient maintenus les élus communistes représentant une très grande fraction de la gauche française. Cette exclusive, rendant impossible la formation d’une majorité de gauche, constituait un facteur permanent d’instabilité gouvernementale en même temps qu’elle bloquait à l’avance toute possibilité d’un changement de la politique française. Cependant, si nécessaire que soit cette analyse, elle ne suffit en aucune façon à expliquer notre échec du 28 septembre. Nous n’avons pas seulement été battus. Le scrutin montre que nous avons subi une très lourde perte d’influence politique. Une partie importante de nos électeurs, principalement, semble-t-il, de nos électeurs ouvriers, ne nous ont pas suivis au cours de cette bataille décisive. Dans une consultation où le peuple français était invité par notre Parti à dire non à la dictature militaire et au fascisme, une fraction d’au moins un quart des électeurs communistes des dernières années s’est détournée de nous. Cette défaite, dont les conséquences débordent les frontières de la France, est la plus grave que le mouvement ouvrier ait enregistrée depuis longtemps. Elle fait suite à celle que nous avions déjà subie, il y a quelques mois, avec l’accession de De Gaulle au pouvoir par les voies légales. Il serait terriblement dangereux de vouloir la masquer ou la minimiser. La cellule estime qu’il faut rompre avec l’optimisme aveugle et le contentement de soi que la direction du Parti n’a pas cessé de manifester, en dépit des inquiétudes et des avertissements

de nombreux camarades. Elle pense que les critiques et l’autocritique ne doivent pas être exclusivement réservées aux militants de la base. Dans les jours qui ont suivi le 13 mai, alors que le gouvernement Pfimlin préparait le compromis qu’une analyse sérieuse de la situation permettait de prévoir et qui allait ouvrir la voie à l’investiture de De Gaulle, la direction du Parti semait les illusions à pleines mains, en laissant croire que les bases étaient déjà jetées pour la constitution d’un gouvernement des gauches prêt à lutter contre la rébellion d’Alger et à barrer la route au Général. Cette illusion brusquement tombée, tout le Parti s’est jeté dans la campagne contre le référendum. Jour et nuit, les camarades, auxquels on demandait un effort surhumain, se sont dépensés sans compter. Leur déception a été d’autant plus grande que les résultats les ont pris entièrement au dépourvu. La direction du Parti s’était, en effet, complètement leurrée sur la situation réelle. Son optimisme et sa confiance ne lui venaient pas de sa liaison avec les masses ; ils reposaient sur une méconnaissance profonde du sentiment de ces masses, de leurs aspirations et aussi de leurs craintes. Un exemple : le succès des « oui » est dû pour une très large part au dégoût e provoqué par l’impuissance de la IV République, la stérilité du jeu parlementaire, l’incapacité du régime en face des problèmes qui préoccupent les travailleurs. De Gaulle a su utiliser à fond ce puissant désir de renouvellement. Or, au début de la campagne, la direction du Parti se refusait absolument à ouvrir d’autres perspectives que celle d’un retour pur et simple à la Constitution de la IVe République. Elle choisissait pour cheval de bataille de rendre la vie à un régime mort dont le pays, dans sa masse, ne voulait plus à aucun prix. Aux camarades, spécialement à ceux du milieu universitaire, qui sentaient le besoin de donner à la lutte pour le « non » un sens positif, d’orienter la

campagne vers la perspective d’un véritable renouveau de la démocratie politique et sociale, on répondait qu’influencés par les arguments de l’ennemi ils risquaient de susciter entre partisans du « non » des discussions nuisibles à l’unité. Tout au contraire, il est apparu au cours même de la campagne que c’était seulement sur la base d’un programme commun de rénovation, d’un contrat comportant pour toutes les forces de gauche de sérieuses et solides garanties d’avenir, qu’avait des chances de se constituer le regroupement des adversaires de la Constitution. Des erreurs d’appréciation aussi graves ne sont pas dues au hasard. Depuis longtemps, la direction du Parti a perdu l’habitude d’étudier les faits et d’en tenir compte. Elle prend ses désirs pour la réalité. Elle remplace l’analyse des situations et des problèmes par la répétition de formules traditionnelles et de slogans optimistes. Elle se grise d’affirmations d’autant plus catégoriques qu’elles n’ont aucun fondement dans le réel. Un exemple de cette pratique nous est fourni par le dernier numéro de La Vie ouvrière. Escamotant l’échec et le transformant en succès, il titre en gros caractères : « La majorité de la classe ouvrière a voté “non” ». Or, s’il est exact que la majorité des « non » provient de la classe ouvrière, il ne l’est pas moins que la majorité de la classe ouvrière a, elle aussi, voté « oui », même si cette majorité est heureusement beaucoup plus faible que pour les autres catégories sociales. Continuer cette politique de l’autruche, fermer systémati-quement les yeux aux faits et aux fautes, ce serait, dans les circonstances présentes, alors qu’une large fraction de la classe ouvrière s’est trouvée séparée de nous dans cette bataille, risquer la catastrophe. C’est pourquoi la cellule Sorbonne-Lettres estime qu’après la défaite que nous avons subie il est devenu indispensable de se livrer à un réexamen critique de la politique du Parti dans la dernière

période. Elle relève la contradiction existant dans le rapport de Marcel Servin entre la constatation de l’échec et l’affirmation selon laquelle la ligne politique ne saurait être en cause. Elle ne peut admettre le procédé du camarade Servin qui, au lieu d’analyser les raisons susceptibles à ses yeux de justifier cette ligne politique, se contente, avant toute discussion et en dehors de toute argumentation, de poser au début même de son rapport comme une vérité révélée que cette politique est juste, puisque aussi bien le Bureau politique l’a déclarée telle. La cellule s’adresse aux organismes dirigeants du Parti pour leur demander d’ouvrir dans le Parti, à tous les échelons, la discussion la plus large et la plus libre pour déceler les raisons de la situation actuelle et pour décider des mesures politiques et d’organisation nécessaires au redressement de notre Parti. Pour sa part, la cellule Sorbonne-Lettres, qui a travaillé de toutes ses forces à réaliser le front uni de l’Université française, d’abord contre la guerre d’Algérie, puis contre le pouvoir personnel et la Constitution autoritaire, veut contribuer à la discussion en soumettant au Parti les observations suivantes : 1° La direction de notre Parti a commis de très graves erreurs d’appréciation en ce qui concerne l’importance des problèmes coloniaux et, plus particulièrement, du problème algérien. En fait, c’est dès le lendemain de la guerre mondiale, alors que survenaient successivement la révolte dans le Constantinois, le bombardement d’Haïphong et les massacres de Madagascar, que la question de l’indépendance des peuples coloniaux est devenue pour l’avenir de la politique française le problème décisif, celui dont la solution commandait le destin du pays et le sort du régime. En se maintenant trop longtemps sur le terrain de la défense de l’Union française, même si l’on prétendait donner à la formule un autre contenu que

l’exploitation coloniale qu’elle recouvrait en réalité, notre Parti a méconnu l’importance du mouvement qui ébranlait les bases de l’Empire français et dont le développement allait aggraver les contradictions au sein de la bourgeoisie française au point de décider du sort des institutions parlementaires. Par son retard considérable à porter ces problèmes au premier plan de la conscience et de la lutte des masses, par son incapacité à proposer, sur la base d’une analyse sérieuse, des solutions concrètes pour la décolonisation, le Parti s’est trouvé dépassé par la vague de nationalisme qui, faute d’être clairement combattue, a fini par atteindre des secteurs de la classe ouvrière française. Cette attitude chauvine n’a pas seulement contribué au succès du référendum : c’est elle qui explique que le FLN n’ait pas eu confiance dans le peuple français et dans sa lutte politique pour imposer l’arrêt de la guerre contre le peuple algérien. Une partie des réticences que manifestent les mouvements nationalistes des autres territoires 2 coloniaux à l’égard de notre Parti a la même origine . Il est inadmissible que la poursuite et même l’aggravation de la guerre d’Algérie par le gouvernement Guy Mollet, après sa honteuse capitulation d’Alger, le 6 février 1956, n’ait pas aussitôt déterminé l’abandon du soutien parlementaire. Il est inadmissible que notre Parti ait voté les pouvoirs spéciaux, assumant ainsi sa part de responsabilité dans les mesures qui sont, les événements ne l’ont que trop confirmé, à l’origine même de la prise en mains de toute l’Algérie par les hommes du coup d’État antirépublicain. Si nous avions, à ce moment, refusé toute participation à la majorité de la guerre en Algérie, nous n’aurions en aucune façon commis l’erreur dénoncée par Maurice Thorez de prendre « la partie pour le tout ». Nous aurions, au contraire, montré où était l’essentiel, ce dont tout dépendait. Nous aurions fait savoir clairement au peuple

français que la paix en Algérie était bien considérée par les communistes comme la question décisive : nous aurions ainsi contribué à élever le niveau de la lutte, qui s’était développée et qui 3 s’est considérablement ralentie pendant toute une période . 2° La cellule considère que de graves erreurs ont été commises dans le domaine de notre politique d’unité. Cette politique n’a pas été poursuivie suivant des principes susceptibles d’être facilement compris et approuvés par la grande majorité de la classe ouvrière, mais subordonnée à des objectifs tactiques (vote des pouvoirs spéciaux, désistement inconditionnel pour les candidats socialistes aux élections cantonales). Elle a, à la fois, revêtu les allures de l’unité à tout prix avec la direction du Parti socialiste et entièrement méconnu les véritables obstacles que le Parti rencontrait dans la réalisation de l’unité avec les masses socialistes, socialisantes ou même de gauche. Au lieu de s’en prendre uniquement à l’anticommunisme – indéniable – des dirigeants, il fallait analyser les raisons d’une crainte qui pesait effectivement sur leur clientèle, et qui a fini par atteindre une partie des masses que nous influencions nous-mêmes. La principale raison de cette crainte réside dans l’absence de garanties démocratiques offertes par le Parti. C’est toute l’attitude de la direction dans la période qui a suivi le XXe congrès (1956), puis lors des événements de Pologne et de Hongrie, le fait qu’elle n’a jamais su ou jamais voulu se prononcer clairement sur les graves erreurs et sur les crimes commis à un certain moment en URSS et dénoncés par le camarade Khrouchtchev, le fait qu’elle n’a jamais su ou voulu faire le partage entre le positif et le négatif dans les expériences socialistes en cours, ou tout simplement indiquer les voies différentes que pourrait prendre la réalisation du socialisme en France, c’est tout cela qui a pesé lourdement sur la politique d’unité que l’on a voulu mener

comme si toutes ces questions ne se posaient pas dans la conscience des masses populaires et n’étaient que le reflet de l’idéologie bourgeoise. La façon extrêmement tardive et superficielle dont ce problème des garanties a été introduit dans la campagne du référendum ne fait que confirmer cette grave erreur dans notre politique d’unité. 3° Ces erreurs se rattachent à un défaut fondamental de la politique du Parti : l’absence d’une véritable analyse marxiste de la situation française, à laquelle sont appliqués des schémas largement dépassés et qui ne tiennent pas compte des particularités nationales. C’est en raison de ce défaut que n’a pas été saisie l’importance spécifique pour la France des questions coloniales, que n’a pas été défini le caractère de la réalité coloniale d’aujourd’hui. Se contenter de dire, comme on l’a fait, que la sécession dont de Gaulle menaçait les territoires votant « non » est contraire à l’intérêt national, ce n’est ni analyser l’objectif et le contenu de cette démarche de l’impérialisme français, ni ouvrir une perspective à un pays comme la Guinée… La même absence d’analyse marxiste se retrouve dans le rapport du camarade Marcel Servin en ce qui concerne les objectifs et la tactique de la grande bourgeoisie française. Il ne suffit pas d’affirmer qu’elle sera incapable de résoudre les problèmes posés au pays et que le régime de De Gaulle est condamné à court terme par les contradictions de la majorité des « oui », contradictions que nos explications et l’action des masses feront éclater. Il y a danger, nous semble-t-il, à sous-estimer les possibilités de développement que recèle encore en lui le capitalisme français (possibilités justement soulignées pour le capitalisme en général par e le XX congrès).

La victoire provisoire que vient de remporter la bourgeoisie française lui assure un répit qu’elle peut chercher à mettre à profit pour se réorganiser et infléchir la structure du capitalisme français dans le sens d’un capitalisme modernisé et compétitif, capable de répandre pour une période plus ou moins prolongée les illusions réformistes dans la classe ouvrière. Contre cette éventualité, qu’on ne peut exclure a priori, et pour éviter le risque d’un grave recul du mouvement révolutionnaire du prolétariat français, notre Parti aurait dû être mis en garde par sa direction et invité à déployer un effort intense pour orienter l’action des masses vers des revendications fondamentales, pour leur faire sentir concrètement les avantages du socialisme, pour les entraîner dans cette direction par des voies nouvelles, en fonction des développements mêmes du capitalisme et des conditions e particulières au pays, comme l’indiquait le XX congrès. En fait, il nous faut constater que le problème des voies françaises du socialisme n’a jamais été abordé sérieusement. En s’en tenant à des schémas, la direction du Parti a sacrifié, à maintes reprises, les possibilités concrètes d’action de la classe ouvrière. Par la théorie de la paupérisation absolue, en s’opposant pendant de longues années à l’élaboration d’un programme économique de réforme des structures, en ne laissant le choix qu’entre les revendications immédiates et un socialisme dont elle ne définissait pas les voies d’accès, elle a bouché les per-spectives d’un changement positif à échéance proche, grâce à l’action du Parti. Ce dogmatisme théorique a aggravé les difficultés de notre politique d’unité et contribué au relâchement de nos liens avec les masses. Les résultats du référendum montrent, hélas ! que ce relâchement a pu aller, pour des couches importantes, jusqu’à la rupture.

4° La cellule voudrait enfin faire observer que, depuis plus de deux ans, des critiques semblables à celles qu’elle formule se sont 4 élevées dans le Parti mettant en question sa ligne politique . Ces critiques ont été écartées parce qu’elles étaient des critiques. Au lieu d’y voir une aide et de faire la part de ce qu’elles pouvaient comporter de fondé et d’erroné, la direction du Parti les a toujours considérées comme des manœuvres dirigées, sous la pression de l’ennemi, contre son autorité. Les camarades qui les exprimaient ont été tenus en suspicion et mis à l’écart. On leur répondait par le slogan : « Notre politique est juste. La confiance des masses le prouve. » Il était pourtant visible que l’efficacité politique du Parti était déjà atteinte, même si son influence électorale se maintenait. Aujourd’hui, il ne nous semble plus possible de fermer les yeux sur la situation réelle. C’est quand l’ennemi se renforce et accroît sa menace que devient plus urgent le devoir de corriger ses erreurs. Nous demandons qu’elles le soient sans réticences, sans demimesures, par une autocritique sans complaisance. Si elles ont pu se produire et se perpétuer si longtemps, provoquant les conséquences que l’on voit, c’est parce que les critiques ont été étouffées, parce que n’existait pas et n’existe pas encore une véritable vie politique démocratique du Parti. Telles sont les remarques qu’en tant qu’organisation de base du Parti tirant les leçons de son travail unitaire dans l’Université, la cellule Sorbonne-Lettres considère comme de son devoir de faire connaître aux organismes dirigeants. Ayant pleine confiance dans l’avenir du communisme et de notre Parti communiste comme organisation d’avant-garde de la classe ouvrière française, elle est convaincue que le Parti ne pourra reconquérir et étendre son influence sur les masses populaires, les mobiliser pour leurs revendications et la défense des libertés,

promouvoir l’union indispensable des forces de gauche contre la poursuite de la guerre d’Algérie et les menaces de dictature réactionnaire qu’aux conditions suivantes : 1. Un examen sérieux des fautes passées et de leurs raisons. Seule une autocritique loyale permettrait de faire renaître, à l’égard de la direction, une confiance que, plus encore que ses erreurs, son constant refus de les reconnaître et sa prétention à l’infaillibilité ont chez beaucoup de militants profondément entamée. 2. Un redressement de la ligne du Parti s’impose pour l’avenir spécialement en ce qui concerne notre politique d’unité. Pour ne pas apparaître comme une simple manœuvre sans lendemain, et être susceptible d’entraîner l’adhésion de ces larges couches du peuple français qu’inquiète encore la perspective d’une participation des communistes au pouvoir, notre appui au « contrat démocratique des non » doit être présenté sans ambiguïté : il n’est pas une opération tactique, mais une question de principe. Il nous faut donc exposer les fondements théoriques de notre attitude, préciser les grandes lignes d’un programme économique de transition, définir publiquement ce que nous entendons par la voie française du socialisme, nous expliquer clairement, avec nos alliés, sur les garanties que cette voie comporte pour eux, avec les masses populaires, sur les libertés dont elle doit assurer, à leur avantage, l’épanouissement. 3. Dans les organisations de masse que nous animons, il nous faut changer radicalement notre style de travail, toujours trop sectaire et autoritaire. A l’intérieur même du Parti, nous devons abandonner les méthodes bureaucratiques de discussion et de direction et leur substituer une vie véritablement démocratique. Le Parti n’est pas un organisme où certains ont pour fonction de penser, de décider, de

commander, les autres se bornant à exécuter les tâches pratiques. Le Parti est une organisation politique de combat de la classe ouvrière. La libre discussion politique entre communistes, à tous les échelons, sur la base du marxisme et dans une perspective de classe, l’échange des expériences du haut en bas, l’information réciproque organisée entre militants de la direction et ceux de la base ; tels sont, dans le centralisme démocratique, les principes que la direction a le devoir de respecter, si elle a le droit de faire appel à la discipline et à l’obéissance des militants dans l’action, une fois fixée en commun la ligne politique.

*1. Rédigé en commun par Victor Leduc et Jean-Pierre Vernant, ce texte a été adopté à l’unanimité moins une abstention comme résolution adressée à la direction du Parti communiste français par la cellule Sorbonne-Lettres, qui comprenait comme universitaires, entre autres, Marcel Cohen, Michel Crouzet, Jean Dresch, André Prenant, Pfister, Jean-Pierre Vernant. 1. Il s’agit du référendum par lequel la Constitution de la Ve République a été approuvée. 2. Nous pensons que ces erreurs tactiques sont dues en partie à une erreur idéologique fondamentale, signalée, en ce qui concerne le PCA, dans le document annexé au n° 8 des Cahiers du communisme ; la nation algérienne ne s’est pas formée depuis 1954 et par la fusion des Européens et des musulmans, elle était formée dès après la Seconde Guerre mondiale et sans les Européens ; elle est essentiellement arabe, et le problème de ses liens futurs avec la France passe, objectivement, après celui de ses liens avec les autres pays maghrébins et le monde arabe. Pour avoir souhaité le contraire et cru à la réalité de ses vœux, notre Parti a mis au premier plan le problème des liens futurs entre l’Algérie et la France, a considéré l’indépendance de l’Algérie comme inévitable plutôt que comme souhaitable. 3. D’une manière plus générale, l’erreur du Parti dans la question coloniale est d’avoir continué à penser, après la Seconde Guerre mondiale, que c’était la classe ouvrière française, guidée par le Parti, qui devait, au terme de sa lutte pour le socialisme, apporter aux

peuples coloniaux le présent de l’indépendance. Tout au contraire, cette indépendance a été et sera conquise contre la bourgeoisie française au pouvoir par les peuples coloniaux en lutte, qui apportent ainsi une aide fondamentale au combat de la classe ouvrière de la Métropole. 4. Nous rappelons, en particulier, la lettre adressée en juin 1958 par la cellule au Secrétariat du Parti, lettre analysant en détail les événements, formulant un certain nombre de craintes, et aussi de propositions. A cette lettre, nous n’avons jamais reçu de réponse.

Portrait d’un militant : Victor Leduc Né à Berlin en 1911, mort en 1993, Victor Leduc était un homme exceptionnel. « Animal politique », pour reprendre l’expression d’Aristote ? Disons plutôt qu’il avait le militantisme chevillé au corps et que ce trait, marquant toute son existence, a conféré à sa personne, son style de vie, sa façon d’être avec les autres et avec lui-même une force et une continuité sans faille. De son vrai nom Valdemar Nechtschein, il était le fils de juifs russes révolutionnaires émigrés en France après 1905 – le père ouvrier métallurgiste, la mère couturière. En dépit d’une enfance un peu ballottée, Valdi (c’est ainsi que nous l’appelions) connaît des succès scolaires éclatants. En 1929, Georges de La Fouchardière en prenait prétexte pour déplorer que, « venu de Jérusalem en passant par Moscou », ce jeune garçon ait obtenu le premier prix de français au Concours général. Littéraire, féru de poésie, épris de Mallarmé, Leduc l’est demeuré à travers ce qu’il a lui-même appelé, dans son livre de souvenirs, Les Tribulations d’un idéologue (rééd. 1986). L’été 1935, lors d’un premier voyage commun en Grèce, nous descendions, la nuit tombée, depuis le temple d’Aphaia à Égine jusque vers la mer ; je

vois, j’entends encore Valdi récitant tout au long du chemin les poèmes de Mallarmé, qu’il connaissait par cœur. Ce goût bien peu jdanovien, aux antipodes du « réalisme socialiste » prôné plus tard par les idéologues, Leduc ne s’en départira jamais ; au soir de sa vie il rêvait encore d’écrire un livre sur Mallarmé. Dans les années trente, au Quartier latin, tout en poursuivant des études de philosophie qui le conduiront à l’enseignement, il s’impose d’emblée comme animateur des luttes contre les groupes fascistes qui tiennent le pavé. Petit, tout rond, massif, c’était un spectacle étonnant de le voir, au cœur de la mêlée, dans un tourbillon des bras et des jambes, faire feu des quatre fers. En 1934, Leduc s’inscrit au Parti communiste. Maître d’internat, responsable syndical, professeur de philosophie en 1937, fantassin combattant l’offensive italienne à la frontière des Alpes, on ne le voit jamais passif, soumis, prêt à plier le genou, à céder. Quand, avec la défaite, tout semble s’effondrer, Leduc demeure lui-même : sa trempe, sa solidité, sa fidélité aux idéaux de sa jeunesse vont de pair avec le goût du débat et de la réflexion critique, l’ouverture d’esprit à tout ce qui se crée de neuf dans les lettres, les arts, la science, la vie sociale, la volonté constante d’approfondir et de renouveler le marxisme. Exclu de l’enseignement en octobre 1940 par les lois antisémites de Vichy, il entre dans la Résistance à Toulouse au mouvement Libération et, dès la création de l’Armée secrète, en 1942, il est désigné comme chef de l’Action directe. Dans le travail d’organisation comme dans les coups de main, c’est le même courage tranquille, une ténacité patiente, jamais résignée, une entière modestie. Arrêté fin 1943 avec deux autres membres de l’état-major régional des Forces françaises de l’intérieur de R4 (les neuf départements du Sud-Ouest), blessé à la tête par les policiers

auxquels il tente d’échapper, Leduc, jouant l’aphasique, est transporté à l’hôpital. Une première opération est montée pour le libérer. Elle échoue. C’est le 8 janvier 1944 qu’un faux télégramme permettra aux trois hommes (avec Leduc, Boigey et Rossi, qui sera plus tard fusillé par les Allemands) de quitter la prison de Sisteron où ils ont été enfermés. Quelques semaines plus tard, un montage identique libère les deux femmes, agents de liaison, appréhendées dans le même coup de filet ; l’une d’entre elles, Jeanne Modigliani, fille du peintre, deviendra après la guerre la seconde épouse de Leduc. Aussitôt libre, Leduc, grillé en région toulousaine, rejoint Paris pour y diriger, avec Kriegel-Valrimont, l’Action ouvrière. Dans la lutte clandestine, Valdi est dans son élément : pour les siens, prudent, calme, sûr ; pour l’ennemi, résolu, obstiné, audacieux. En août 1944, dans les jours de l’insurrection parisienne, il est au premier rang des combats. Et, dès la Libération, il fait paraître, reprenant le titre du journal fondé dans la clandestinité, l’hebdomadaire Action où se retrouvent, dans l’équipe rédactionnelle, des résistants membres du PC ou proches de lui, mais ayant, pour la plupart, combattu dans les rangs de la résistance « gaulliste », en particulier à Libération ; aux côtés de Leduc et de Jeanne Modigliani, Valrimont, Cuvillon, Hervé, Courtade, Vaillant et bien d’autres qui devaient se faire un nom dans le journalisme et la littérature, pour ne rien dire des dessinateurs qui, comme Tim, y firent leur apprentissage. Action démarra en flèche et jouera dans l’après-guerre un rôle politique et culturel considérable. Dépendant du PC, sinon contrôlé par lui, l’hebdomadaire disposait, au moins dans les débuts, d’une marge de manœuvre suffisante pour que les journalistes qui en avaient la charge pussent y manifester leur indépendance d’esprit et leur talent personnel. La langue de bois n’y était pas en cour. Leduc en sera le maître

d’œuvre jusqu’à ce que la direction du PC, mécontente de l’orientation du journal, décide de transformer l’hebdomadaire en organe du mouvement de la Paix. Voilà Leduc sur le sable. Il n’a plus enseigné depuis qu’il a perdu son poste en 1940. Il se retrouve permanent affecté à la section idéologique du Comité central, de 1950 à 1952. Dans Les Tribulations d’un idéologue, il a décrit lui-même, pour tenter d’en élucider le mécanisme, cette coupure à l’intérieur de soi, cette dichotomie schizophrénique que provoquait chez tant d’intellectuels communistes, médecins, avocats, univer-sitaires, chercheurs, peintres, écrivains le « jdanovisme à la française » que le Parti entendait imposer comme ligne exclusive, à Paris comme à Moscou, e sur le front de la culture. Les événements à l’Est : XX congrès, rapport Khrouchtchev, Pologne, Hongrie, font le reste. L’heure du choix a sonné, plus difficile encore pour un permanent, lié au Parti par une dépendance matérielle et intellectuelle, renforcée par le cadre dans lequel s’exercent, sous contrôle, toutes les activités quotidiennes. Leduc saute le pas ; il reprend, après tant d’années, son métier de professeur de philosophie. Au sein du Parti, renouant en quelque façon avec les pratiques de la vie clandestine, Leduc organise les groupes d’opposition : il est un de ceux qui rédigent la lettre de la cellule Sorbonne-Lettres et la rendent publique, qui créent L’Étincelle, Voies nouvelles, et les CIC, les « Centres d’initiative communiste ». Avec beaucoup d’autres, j’étais à côté de lui, comme je l’avais été au Quartier latin et dans la Résistance. Le Parti, pour nous disqualifier, nous appelait, en première page de L’Humanité, « les termites ». Nous étions, dans la terminologie de l’époque, des « Italiens » : nous voulions ouvrir, démocratiser le Parti ; rompre les liens d’allégeance à l’égard de l’URSS et de sa politique de puissance ; soutenir dans un esprit de principe et sans

opportunisme la lutte des peuples coloniaux pour l’indépendance. Je me souviens d’une discussion avec un des dirigeants du Parti. Comme je lui citais l’exemple du Parti italien, il me répondit : « Avec cette ligne, dans six mois il n’y aura plus de Parti italien. » Nous nous trompions lourdement en croyant pouvoir faire évoluer le PCF. Mais du Parti italien au Parti français, lequel est aujourd’hui à l’agonie ? En 1972, Leduc est exclu du Parti. Il aurait pu baisser les bras. Comme on dit, il avait déjà donné. Il ne le fit pas. Il milite au PSU et, après sa dissolution, à l’ASD, qui regroupe d’anciens communistes. Surtout, il réfléchit, rédige articles et ouvrages sur la question nationale, la coexistence pacifique, le socialisme autogestionnaire. Il a fait du chemin et son itinéraire pose le problème de la fidélité. Quand un univers aussi compact et, au moins en apparence, aussi homogène que celui du communisme s’effrite et se brise, qu’advientil de ses fidèles ? Il y a ceux qui plient l’échine et acceptent tout, ceux qui retournent tranquillement leur veste, ceux qui pour exorciser leur passé livrent (autrui) à l’exécration ou se flagellent (eux-mêmes) ou font l’un et l’autre à la fois. Leduc reconnaît publiquement ses erreurs et ses illusions ; il s’efforce d’en découvrir et d’en analyser les racines ; il se démarque clairement de ce qu’il a cru, sans pour autant se renier, sans casser le fil qui fait la continuité de sa vie. En ne rejetant rien de ce qu’il y avait de positif dans son action ni de juste dans ses espérances, il reste, en devenant autre, fidèle à lui-même. Fidélité dans le changement : en 1967, Leduc crée Raison présente qu’il dirigera jusqu’à son dernier souffle. Le titre est tout un programme que Leduc met en œuvre et qui lui va comme un gant. La raison, certes, mais actualisée, inscrite dans le siècle, avec tous ses aléas, ses ruptures, ses innovations jusque dans les domaines

où elle paraissait régner sans contestation ; une raison critique qui se met elle-même à l’épreuve, qui se confronte au réel, non pour abdiquer face à l’irrationalisme, mais pour s’affermir en s’affinant ou en mutant. La vie n’a pas toujours été facile pour Victor Leduc. Autant et plus que d’autres il a reçu des coups. Il supportait, comme un roc. Pas une plainte, ni amertume ni ressentiment. D’où tenait-il cette patience, cette modestie, cette force ? Être bâti intérieurement en militant, c’est penser et agir d’instinct avec les autres, par et pour les autres : en compagnie, toujours. C’est aussi vivre son présent, si dur, si décevant soit-il, en projet d’un avenir. Tant de jeunes aujourd’hui nous posent la question : comment pouvait-on être communiste de votre temps, qu’est-ce que ça signifiait ? La réponse est à chercher dans la vie militante d’hommes comme Victor Leduc.

Mai 68 *1 Ce qui me frappe dans les interventions jumelles de Pierre Juquin et de Georges Besse, c’est qu’ils n’ont pas entendu ce qui a été dit ici. On a apporté une foule de faits précis et significatifs sur la physionomie du mouvement, son ampleur et sa portée, les possibilités qu’il ouvrait à un parti révolutionnaire. Ils sont demeurés sourds à nos propos comme ils ont été aveugles devant les événements. Et pour les mêmes raisons. Ils n’essaient pas de comprendre les faits avec tout ce qu’ils impliquent de neuf et d’imprévu. Ils ont pris l’habitude de toujours se référer à des textes, à des résolutions plus ou moins anciennes. Leur démarche intellectuelle consiste à partir de ces textes, à les commenter pour tenter de faire cadrer les événements avec eux, en effaçant ceux qui n’y peuvent rentrer. A entendre Juquin, nous nous retrouverions aujourd’hui dans la situation qui était la nôtre avant les événements : il s’agirait toujours de préparer au mieux les élections. On a l’impression que, pour lui, il ne s’est au fond rien passé. La crise de mai 68 n’est pas expliquée, analysée, elle est effacée. Et pourtant, pour la dialectique marxiste, le plus intéressant dans l’histoire est toujours ce qui ne pouvait être prévu : le nouveau, les changements brusques, les mutations, les points de rupture, les crises, à partir

desquelles il faut repenser une situation, s’y adapter, en tirer des enseignements pour l’avenir. Depuis plusieurs années, le Parti cherche à grouper et à mobiliser les masses sur les bases d’un programme commun négocié avec la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste) dans la perspective d’une victoire électorale. Ce schéma a pu être valable, cette stratégie payante, dans une situation sociale et politique relativement stable. Mais l’explosion de mai les a fait voler en éclats. Une rupture dans l’équilibre des forces politiques s’est produite là où on ne l’attendait pas, et tout le jeu politique s’en est trouvé modifié. L’action des étudiants, des lycéens, des jeunes, qui a marqué comme une déchirure dans la société française, le démarrage ensuite des grandes grèves ouvrières ont porté au régime gaulliste un coup sur le terrain de la contestation directe du pouvoir. Les jeunes mettaient en cause tout le système d’exercice de l’autorité dans la société française actuelle ; dans cette contestation qui est venue interférer avec les luttes revendicatives ouvrières, le gaullisme, avec son système d’autorité octroyée d’en haut, apparaissait comme le symbole de ce qu’il fallait abattre. Un phénomène important, c’est qu’une large fraction de ce qu’on appelle classes moyennes, terme qui recouvre des réalités très diverses, en tout cas une grande masse d’intellectuels et d’artistes, de cadres moyens et supérieurs, d’avocats, de médecins, de techniciens de tous ordres ont participé au mouvement avec un enthousiasme et un esprit d’invention qu’on ne leur connaissait pas. L’État gaulliste a été surpris par cette explosion, non moins que le Parti. Il y a eu quelques jours, peut-être une semaine, où le pouvoir était vacant. Il suffisait de le prendre.

Si le régime n’est pas tombé, c’est que personne n’a voulu ou osé le faire choir. Mais ce moment a été court. La politique est l’art de l’occasion. Après le démarrage des grèves avec occupation d’usines, quand le mouvement chaque jour s’étendait sans avoir encore fait son plein, c’est alors qu’il fallait comprendre qu’une perspective entièrement nouvelle était ouverte pour le renversement du gaullisme. La situation n’était certes pas révolutionnaire. Mais le gaullisme n’est pas non plus un régime comme les autres ; né de l’émeute, il a supprimé ou affaibli toutes les institutions représentatives de la démocratie parlementaire qui peuvent jouer, dans les périodes de grandes crises, entre le pouvoir et le peuple, un rôle d’intermédiaire ou de tampon. On voit mal comment on pourrait, aussi longtemps qu’il reste maître du jeu, renverser ce régime par des procédures purement électorales. Or le pouvoir se trouvait, pendant les jours critiques, seul et désemparé face à la rue, aux facultés et aux usines occupées. La police flottait, l’armée, que le Général a cassée et qui ne constitue plus une force politique autonome, restait pour le moins réservée et dans l’expectative. Il fallait alors lier les revendications ouvrières à la chute du régime en déclarant nettement que le gouvernement des Ordonnances ne pouvait constituer un interlocuteur valable. D’instinct, les masses ouvrières, dans leur plus grande part, sentaient de cette façon. Et la petite bourgeoisie, cette fraction des classes moyennes qui déjà était profondément inquiète, n’aurait plus souhaité qu’une chose en voyant le mouvement s’étendre jour après jour, c’est que le Vieux s’en aille au plus vite pour éviter le pire et que le navire ne risque pas de sombrer avec le capitaine. Peut-être aurait-on eu un gouvernement de transition, sans programme commun avec la FGDS. Mais le mouvement de la jeunesse, neuf millions de grévistes, la victoire remportée sur le gaullisme, c’est beaucoup plus

qu’une signature en bas d’un programme. Des élections ouvertes alors et dans ces conditions auraient été des élections gagnées. Beaucoup de ceux qui manifestaient aux Champs-Élysées n’auraient pas été les derniers à voler au secours de la victoire et à voir dans le Parti la seule force disciplinée et cohérente pour promouvoir une nouvelle politique débouchant sur autre chose que le désordre et l’anarchie. Le Parti a choisi une autre stratégie, ou plutôt il a continué sur sa lancée comme si rien ne s’était passé. Il a vu dans les événements un moyen de pression pour amener la FGDS à conclure ce pacte de gouvernement commun qui doit sortir des prochaines élections. Et il a au départ orienté les grèves dans la voie d’un nouvel accord Matignon avec le gouvernement en place. C’était faire savoir clairement au régime qu’on ne cherchait pas sa chute, qu’on ne mettait pas en cause son existence ni sa légitimité. Par là, on lui permettait de durer, de souffler et de voir venir. Cette stratégie aurait été payante si elle avait conduit rapidement à des accords, à leur ratification par les ouvriers, à la reprise du travail dans l’ordre. Dans ce cas, le Parti serait encore apparu comme la seule force politique organisée, ayant prise sur le mouvement et susceptible de le contrôler pour le mener vers des solutions positives et raisonnables. Il serait sorti de l’épreuve grandi, son prestige renforcé, dans une position favorable pour continuer la lutte dans le cadre même du régime actuel. Mais cette stratégie était condamnée à l’échec pour deux raisons que le Parti a méconnues ou dont il a sous-estimé l’importance : d’une part l’état d’esprit des masses ouvrières, qui s’est manifesté par le refus du protocole d’accord négocié avec le gouvernement ; d’autre part la capacité du pouvoir de lancer, dès que les choses auraient commencé à tourner, une contre-attaque vigoureuse. On peut dire que, du jour où les ouvriers ont choisi de

rejeter le projet d’accord, la partie était jouée et perdue. Le pouvoir savait alors que nous n’avions pas réellement la volonté de nous engager à fond et qu’il suffisait de laisser pourrir les choses jusqu’au moment où il lui serait possible de reprendre l’initiative qu’il avait perdue. La petite bourgeoisie, voyant les grèves continuer après des négociations qu’on lui avaient présentées comme devant aboutir, en concluait ou que le Parti était lui-même débordé et qu’il ne contrôlait rien du tout, ou que le Parti jouait double jeu et que, derrière les prétendues revendications, il préparait l’heure de la prise du pouvoir, deux explications qui pour être contra-dictoires n’en jouaient pas moins dans le même sens : celui de la crainte, de la méfiance, de l’hostilité. De Gaulle, qui n’est pas général pour rien, n’a pas laissé passer l’occasion qui lui était ainsi offerte. Il a imposé le jour venu sa propre stratégie, en contestant le mouvement de masse sur le terrain même où il s’était développé contre lui, celui de la rue, et en fixant les élections dans les conditions et à la date qu’il avait décidées et choisies. Auparavant, la « tournée des popotes » avait clairement fait comprendre aux adversaires, aux amis et aux hésitants qu’il n’y avait plus à s’y tromper : l’État de nouveau était là et bien là. Peut-être était-il déjà trop tard pour refuser, en dépit du bluff qu’elle pouvait comporter, cette partie de poker. Mais accepter d’emblée dans l’heure qui a suivi, c’était entrer dans le jeu de l’adversaire et se battre dans les pires conditions. Il n’est pas besoin d’être historien pour comprendre qu’un mouvement qui pendant un mois a ébranlé toutes les structures de la société française et qui n’a pas abouti, qui n’a pas débouché sur un grand succès politique comme l’aurait été la chute du régime, ne peut, même s’il apporte d’importants avantages matériels, que provoquer, chez ceux qui y ont pris part, les ressentiments, les divisions, les réactions anarchiques que donne l’amertume d’un grand espoir déçu et, chez

ceux qui y sont restés étrangers, ces réactions de haine et de violence que laisse une grande peur, quand le sentiment du péril est passé et que l’ennemi cesse d’apparaître réellement redoutable comme on l’avait cru. Dans les jours de mai 68, le Parti s’est voulu rassurant, tricolore. Il s’est démarqué des extrémistes. Il a rassuré le pouvoir et le gouvernement qui ont pu survivre et préparer leur contre-attaque. Il a déçu et heurté beaucoup de ceux qui étaient à la pointe du combat. Mais personne, chez les petits bourgeois et chez tous ceux qu’inquiétait le mouvement, ne lui saura gré de l’avoir freiné, de ne pas l’avoir mené jusqu’à son terme. Ils ne nous en veulent que davantage de la peur qu’ils ont eue, maintenant qu’il n’est plus aussi dangereux de nous attaquer. Nous avons perdu sur tous les tableaux. On nous assure que le Parti a remporté un grand succès en obtenant des élections qui n’étaient pas prévues et que pour sa part il souhaitait. Nul n’est prophète. Mais nous croyons que le Parti se trompe lourdement s’il pense aller à de bonnes élections.

*1. Après la condamnation par la direction du Parti de la manifestation étudiante du 24 mai et la « Lettre des 36 » par laquelle autant d’intellectuels communistes avaient marqué leur désaccord en particulier avec cette décision, les signataires furent conviés à er

s’entretenir les 1 et 3 juin avec certains membres du Bureau politique et du Comité central, dont G. Besse, R. Garaudy et P. Juquin. C’est dans ce cadre que prend lieu cette intervention.

Le trou noir du communisme Quand je réfléchis à mon engagement politique, et particulièrement à mes activités de militant communiste pendant près de cinquante ans, je comprends que mon communisme s’est enraciné dans ce que j’ai toujours été – et ce que je suis resté : un antifasciste. Alors, quand et pourquoi cet antifascisme de fond m’a-til empêché de rester au PC ? Il n’y a pas de date précise, pas de cassure brusque, pas d’évidence s’imposant subitement à moi. J’ai toujours été plus ou moins un communiste critique. Dès avant la guerre, je me suis trouvé en désaccord avec certaines positions du Parti. En 1934, par exemple, j’étais pour l’unité avec les socialistes et, dans les milieux étudiants où je militais, je défendais depuis longtemps l’idée d’un accord avec les étudiants socialistes : je me souviens de réunions où il s’agissait de savoir si nous allions faire des listes uniques avec les étudiants socialistes pour les élections universitaires. La nécessité d’un accord avec eux m’apparaissait avec tant d’évidence que, lorsque la décision de la fraction communiste a été négative, j’en ai pleuré de rage et de tristesse, au sens propre du terme. J’étais allé en URSS en 1934 et avais gardé de ce séjour l’impression que je ne pouvais pas juger ce pays à l’aune de mon expérience et de ma rationalité françaises. Aussi, quand s’est noué

le pacte germano-soviétique, je n’ai pas porté de jugement sur l’URSS, j’ai seulement été consterné. Comme beaucoup de communistes français, je me disais : « L’URSS fait ce qu’elle croit devoir faire. » En revanche, j’ai jugé négativement l’attitude des communistes français, surtout après la défaite, au moment de l’armistice, quand j’ai eu entre les mains des tracts du Parti. En zone Sud, à cette époque, au moment de la démobilisation, on pouvait lire sur ces papiers, dans lesquels ni le mot « Allemands », ni le mot « fascisme », ni le mot « nazi » ne figuraient, que c’était « l’Angleterre capitaliste qui était responsable de la guerre »… Ce fut 1 pour moi une des premières fractures ; il y en eut d’autres jusqu’en 1970, année où je quittai le parti. Ma femme était d’origine russe ; grâce à elle, et à son métier – elle enseignait le russe –, nous avons connu en URSS beaucoup de gens divers, un peu tous ceux qui étaient engagés dans le milieu des dissidents. Je me souviens, de retour d’un de mes voyages, d’avoir dit à Althusser : « J’ai voyagé dans pas mal de pays, mais le pays le plus réactionnaire que j’ai vu, c’est bien l’Union soviétique ! » En effet, j’avais été fort déçu de découvrir de quoi était faite la vie sociale là-bas : le poids des rapports hiérarchiques, le traitement réservé aux minorités nationales, la virulence du chauvinisme et de l’antisémitisme m’avaient stupéfié. En réalité, de 1958 à 1970, je suis dans le Parti, mais parmi « les termites », pour reprendre la terminologie de la direction. Il n’y a pas une entreprise fractionnelle dans laquelle je ne me sois plongé ; je disais volontiers que je restais pour les empoisonner. Au début, dans les années 1958-1960, je les enquiquine avec l’idée qu’il est possible de faire bouger les choses ; à partir de 1964, je prends conscience de l’immobilisme ambiant – décidément, on ne les fera pas bouger !

Cependant, il y a tous les copains avec lesquels j’ai été dans la Résistance et, ensuite, dans toutes sortes d’actions, et qui essaient, eux aussi, de faire bouger les choses ; alors je ne les lâche pas, je reste avec eux, mais déjà je suis dans le Parti autrement. Et puis je suis pris par mon travail scientifique. Mais quand Marchais est nommé secrétaire général, j’abandonne. Non, Marchais, c’est trop ! Je reçois un jour une convocation de mon ex-cellule, j’y vais : « Examen du cas du camarade Vernant. » Je leur dis : « Il ne faut pas vous fatiguer, il n’y a plus de camarade Vernant, puisque je n’ai pas repris ma carte. » Eux : « Mais si, tu ne vas pas nous quitter comme ça ? », et l’on me demande pourquoi, après tant d’années de critiques, d’opposition, je romps du fait de la nomination de Marchais. Je leur réponds : « Un homme qui, à plus de vingt ans, en pleine Occupation, accepte d’aller travailler en Allemagne, volontaire ou pas, ne peut pas devenir le secrétaire général du Parti communiste. » Si je fais retour sur moi-même, si je me replace dans le contexte de ma jeunesse, il m’apparaît que, pour quelqu’un de ma génération, être communiste, c’était penser qu’on entrait dans une période d’affrontements décisifs contre les forces du mal. Ce n’était pas seulement notre sort individuel qui se jouait, mais celui de l’humanité. Les adversaires les plus intransigeants du fascisme, ceux qui pouvaient lui opposer quasiment une discipline militaire et une organisation aussi forte que la sienne, c’étaient les communistes. Nous le pensions et nous avions des raisons de le penser. Pourquoi ? Parce que, dans des moments décisifs, par exemple au moment de la guerre d’Espagne, au moment de Munich, les communistes apparaissaient les plus aptes à rassembler tous ceux qui étaient décidés à s’opposer au nazisme. C’est pour ça d’ailleurs que le pacte germano-soviétique m’a pris complètement à

contre-pied. Il faut dire aussi que le prestige de l’Union soviétique jouait pour beaucoup. Je ne me posais pas, alors, le problème de l’existence ou non de la démocratie en URSS, je croyais simplement ce qu’il y avait dans les Textes ; les textes de Marx, c’était la réalité. Marx, et plus tard Lénine, parlait du dépérissement progressif de l’État : c’était donc la voie sur laquelle les Soviétiques s’étaient engagés, une sorte de démocratie directe. Ainsi, quand les kolkhoziens se réunissaient, ils donnaient leur avis : c’était ce que j’imaginais, parce que c’était cohérent avec mes convictions antifascistes ; je prenais cette cohérence intellectuelle pour une réalité de fait. Aujourd’hui, je dirais que le fascisme avait emprunté aux communistes certaines de leurs formes d’organisation. Mais j’étais alors convaincu que tout mouvement qui s’appuie sur les masses populaires est, en quelque sorte, purifié du péché originel, du racisme et du fascisme… Il y avait de ma part beaucoup de naïveté, une naïveté humaine autant qu’intellectuelle. Je vivais dans les livres, et je croyais aussi que les théories marxistes, les théories révolutionnaires devaient nécessairement s’inscrire dans l’action de ceux qui s’en réclamaient. Dans le mouvement qui a porté les intellectuels français vers le marxisme, il y a deux courants, deux traditions qui ne sont pas exactement les mêmes. Celle qui vient des Lumières, de la laïcité ; c’est celle dans laquelle je me suis reconnu. Celle qui a vu des intellectuels venant du catholicisme, comme Garaudy ou Althusser, ou du protestantisme se reconvertir au communisme. De la même façon, me semble-t-il, l’adhésion des intellectuels communistes que j’ai connus avant-guerre était essentiellement politique, son fondement était l’antifascisme, alors que, dans les années 1945-

1950, pour beaucoup d’intellectuels, l’adhésion au communisme fut de nature plus idéologique. Néanmoins, l’exemple du Parti communiste italien a montré que la motivation démocratique pouvait l’emporter sur les fondements idéologiques totalitaires dans les partis marqués par la Résistance. En ce sens, j’ai été un « Italien » dans les années cinquante, je pensais que la direction du PCI avait raison de lancer une discussion générale sur le rapport Khrouchtchev. La lecture de Gramsci a beaucoup compté pour moi ; je me suis senti très proche de lui, à cause du caractère concret et ouvert de ses analyses, du côté historien de son approche qui prend en compte une foule de choses. Ayant adhéré à dix-sept ans à l’Association des athées révolutionnaires, ce qu’on appelle le retour du religieux n’est pas fait pour me surprendre ; on voit qu’il va de pair avec un affaiblissement de l’esprit critique. C’est net aujourd’hui en Union soviétique, où les gens sont prêts à croire n’importe quoi. Je crois que l’effondrement du communisme est un événement d’une portée énorme, c’est tout un horizon culturel qui change sous nos yeux. A la faveur de ce changement, un vide se crée. J’ai souvent dit, autrefois, en forme de boutade, que « là où le bolchevisme a passé, le marxisme ne repoussera pas » ; il faut ajouter que, à l’inverse, toutes les mauvaises herbes que l’on croyait à jamais arrachées continuent de pousser. Il est dramatique de constater que de plus d’un demi-siècle de socialisme à l’Est, avec tout ce que cela implique de coercition, de propagande idéologique, il ne reste rien.

Polythéisme, monothéisme et démocratie

Même si un lien existe entre l’invention de la démocratie à Athènes et le polythéisme grec, il ne faut pas perdre de vue que les religions polythéistes ne s’accompagnent généralement pas de la démocratie. Certes, une religion monothéiste peut être un obstacle à la démocratie, mais pas nécessairement, car, dans ce cas encore, il y a une contrepartie. Ainsi, le protestantisme est une religion qui est liée au développement de l’individu. On a pu dire qu’entre le capitalisme, le protestantisme et les formes démocratiques de vie il y a un rapport étroit. Et c’est en partie vrai. On ne peut donc pas poser une relation directe et simple entre polythéisme et démocratie, monothéisme et système autoritaire. Encore qu’on puisse dire aussi que, dans un système monothéiste dans lequel Dieu est toutpuissant, c’est ce Dieu tout-puissant, par l’intermédiaire de son Église et de ses clercs, qui doit régenter l’ensemble de la vie sociale. Cela a été en partie vrai, mais il y a toujours des laïques à côté des clercs. En Grèce, la religion polythéiste recouvre toute la vie sociale : les magistratures ont une dimension sacrale. Mais cette imprégnation de l’existence collective – y compris la sphère politique – par le religieux ne revêt pas la forme d’une contrainte intellectuelle. Sans Église ni clergé, sans dogme ni credo, sans théologie, la religion réglemente bien l’ensemble des pratiques du culte, mais elle ne domine pas la vie de la pensée. Elle laisse subsister, en dehors d’elle, des espaces où se développe l’enquête sur le vrai, par la négation critique, la discussion argumentée, le débat contradictoire. La démocratie grecque est le résultat d’une série de circonstances convergentes qui auraient pu ne pas se produire et qui se sont produites à un moment et à un endroit précis. Est-ce que ce mot de démocratie recouvre les mêmes réalités dans l’Antiquité et aujourd’hui ? Liberté des Anciens, liberté des Modernes, Marx a bien vu ça. Il y a d’abord, effectivement, une

question d’échelle : la cité, c’est une petite chose, tout le monde se connaît, tout le monde est en contact et, par conséquent, il peut y exister ce qu’on appelle la démocratie directe. Avec le passage à la démocratie dite représentative, le jeu n’a plus du tout les mêmes règles. Premier aspect. Au niveau de l’Europe, peut-on encore, aujourd’hui, parler de vraie démocratie représentative ? La démocratie grecque était le pouvoir pour chacun des citoyens de débattre, de décider et de juger, et de juger dans les tribunaux puisque ce sont les mêmes assemblées, ou des assemblées connexes, qui rendent la justice. Il n’y a pas d’État, donc pas non plus de nécessité d’une séparation, dans cet État, des pouvoirs. Chaque citoyen y a en principe le droit de demander à un magistrat de rendre des comptes. D’autre part, les charges sont réparties, la plupart du temps, non pas de façon élective, mais par tirage au sort et par roulement, c’est-à-dire que tout citoyen peut, à un moment donné, assumer des charges considérables. On est donc dans un contexte différent. Et cela va beaucoup plus loin parce que la liberté pour les Anciens, c’est de n’être esclave de personne : c’est une liberté politique, une liberté d’intervenir au niveau de la cité. Mais aucun État ancien ne repose sur l’idée que les individus ont des droits. Il n’y a aucun droit, pas de droit de l’individu, pas de droit des femmes, pas de droit des travailleurs. Le problème ne se pose pas. Tandis que, dans notre système de démocratie, ce qui est fondamental, c’est une certaine conception de l’individu privé et de ses relations avec le monde social. C’est pourquoi il y a un État et des contre-pouvoirs ont été mis en place pour que l’individu soit préservé. Notre société civile, pour des raisons historiques, est faite de tout un réseau d’associations, de groupements : quelle va être leur place,

je ne le sais pas. Nous avons tous vécu avec l’idée que nos sociétés étaient fondées sur la cohésion, l’unité. J’ai toujours cru à une hiérarchie verticale, c’est-à-dire une société faite de couches qui n’étaient pas sur le même plan : les patrons, les privilégiés, les maîtres de l’économie et des finances et, en dessous, les classes populaires, les travailleurs, les salariés. On ne pouvait comprendre l’évolution sociale si on ne tenait pas compte de ce double niveau. La démocratie, c’était aussi la façon dont, dans un cadre institutionnel donné, il y avait un jeu, c’est-à-dire que les classes populaires obtenaient des droits, des droits syndicaux, des droits dans l’entreprise. Les rapports n’étaient pas figés, il y avait une dynamique sociale. Aujourd’hui, une série de faits montrent que ce n’est plus aussi vrai. On ne raisonne plus en termes de dessus et de dessous ; il y a ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. Pour ceux qui sont dedans, ce n’est pas toujours très excitant, mais du moins ils savent où ils sont. Quant aux exclus, aux marginaux, aux chômeurs, ils ne forment pas, comme dans ce qui était notre schéma, une espèce d’armée plus ou moins cohérente dont il est possible de prévoir les réactions, et même de les accélérer. Je constate que les grands affrontements qui, au cours des vingt-cinq dernières années, ont marqué les fractures dans la société française, n’avaient pas été prévus, parce qu’ils concernaient des différences de générations (les jeunes), de sexes (les femmes), ou encore des marginaux (les homosexuels) ou des exclus (les emprisonnés, les étrangers). Il y a aujourd’hui comme une dispersion des individus ; et, en même temps, un consensus relatif de la part du corps social, pour accepter des phénomènes d’exclusion. La logique n’est plus la même : le problème de la démocratie, c’est de savoir si on peut s’en tirer, et comment.

Alors, aujourd’hui, en quoi je suis et je reste un homme de gauche ? En ce que je suis concerné et mobilisé partout où je vois le fascisme pointer une de ses grandes oreilles…

1. Voir infra, « 1940 : les vieux démons », ici.

1940 : les vieux démons 1940. Année terrible, a-t-on pu dire. De fait c’est bien ainsi qu’elle demeure dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue. Aujourd’hui, pour les historiens qui la regardent du haut d’un demi-siècle, elle apparaît comme un objet d’enquête privilégié, un de ces rares moments où l’histoire brusquement s’emballe : d’un seul coup tout bascule. La physionomie d’un grand pays comme la France se trouve en quelques semaines bouleversée. Tournant radical, rupture, déchirure dans le tissu de nos traditions ? De 1936 à 1940, du Front populaire à l’État de Vichy, est-ce toujours la même France ? Qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui est resté constant ? La réponse n’est pas simple. Certes, sans un désastre militaire que nul ne prévoyait, il n’y aurait jamais eu de Révolution nationale pétainiste. Mais la défaite n’explique pas tout ; elle a agi comme un révélateur. Sous les décombres de la e III République, qu’on croyait plus solidement implantée, se découvrent des strates profondes, dont on n’ignorait pas l’existence, mais dont on n’évaluait pas exactement l’importance ni l’étendue. A la faveur des circonstances, les vieux démons qu’on espérait exorcisés resurgissent, renforcés par l’humiliation, le désarroi, les rancœurs que suscitent la débâcle de nos armées et l’effondrement des institutions : antisémitisme, haine de la liberté, esprit cocardier

d’autant plus archaïque et ridicule qu’il masque le refus du combat et la soumission à l’envahisseur. Cependant, derrière une unanimité de façade, faite de repliement égoïste sur soi et les siens, pour survivre, et d’abandon à un sauveur en la personne du vieux Maréchal, se mettent en place, dès 1940, les contours de deux camps qui, séparés par un vaste marais, vont s’affronter dans les années suivantes : Résistance, Collaboration. Les frontières entre ces deux camps ne recouvrent pas exactement celles des partis, ni la fracture entre gauche et droite, ni les divergences entre familles spirituelles. Dans la nouvelle donne, dont les enjeux sont, avec le destin de la France, la vie et la mort de chacun, les engagements relèvent de choix plus personnels. Les cartes ne sont plus les mêmes, le jeu politique est brouillé. Emmanuel d’Astier de La Vigerie aimait à dire des premiers résistants qu’ils étaient des inadaptés. Je crois plutôt que beaucoup d’entre nous se trouvaient, par rapport aux courants politiquement organisés, en position marginale. Un souvenir, qui date des premiers jours de juillet 1940, après Mers el-Kébir : une vague de passion anti-anglaise déferlait sur la France. La presse officielle n’était pas seule à s’en donner. Dans ma boîte à lettres, à Narbonne, un tract clandestin anti-vichyssois, édité par les communistes. Pas un mot contre les Allemands. Mais on y dénonçait la ploutocratie britannique, responsable de la guerre. J’avais adhéré au Parti communiste au début des années trente ; mon frère était un sympathisant qui avait publiquement condamné le pacte germano-soviétique. Plusieurs soirs, la nuit tombée, nous allâmes coller sur les murs de Narbonne des papillons qui portaient, imprimé par nos soins : « Vive l’Angleterre pour que vive la France ! »

Copernic La bombe de la rue Copernic 1, après d’autres attentats, ne peut nous laisser silencieux. Non que nous voulions répéter les formules d’indignation officielle et affirmer à notre tour une solidarité de principe avec ceux des Français qui étaient visés. Mais pour faire entendre ce que crie notre mémoire. L’antisémitisme réel, triomphant, l’antisémitisme d’État, nous l’avons connu et vécu. Il s’est installé chez nous dans les fourgons de l’armée hitlérienne ; il a prospéré avec l’appui de ceux qui se sont mis au service de l’occupant. Il n’a pas signifié seulement ce que l’on sait : les déportations, les camps de la mort, la violence, la terreur massive à l’égard des juifs, enfants compris, comme de tous ceux qui entendaient demeurer eux-mêmes et s’affirmaient différents du modèle qu’imposait la tyrannie nazie. Pendant les quatre ans où l’antisémitisme a agi, non par la bombe en secret, mais au plein jour par le pouvoir et par la loi, nous avons pu observer sans voile sa face cachée : derrière les ratiocinations de l’idéologie raciste, un délire de l’intelligence, une perversion du sentiment des valeurs, une passion, obsessionnelle et fanatique, pour abaisser et pour détruire tout ce qui, sous la forme de l’autre, met chacun de nous en question.

Cette haine morbide, cette folie meurtrière n’auraient pu prendre racine dans notre pays si elles n’y avaient trouvé, pour s’en nourrir, un terreau fait d’indifférence égoïste, de préjugés bien ancrés, de méfiance jalouse ou d’hostilité franche envers ce qui n’est pas tout à fait familier. Devant l’horreur, il y eut chez beaucoup de Français une attitude de prudente réserve ; chez d’autres, accoutumés à hurler avec les loups, tranquille consentement ; chez ceux enfin qui trouvaient là l’occasion de régler leurs comptes, sur le dos du voisin, avec leur propre vie manquée, complicité ouverte à coups de dénonciations. Ce temps de barbarie sauvage et de lâcheté, quand les chantres de la race conduisaient en fanfare l’enterrement de la nation française, reste inscrit dans notre mémoire comme le visage même de l’antisémitisme, sa monstrueuse vérité. Témoins et acteurs de ce drame où nous fûmes tous engagés, que pourrions-nous dire à la communauté israélite sinon qu’à travers elle c’est chacun de nous qui a été atteint dans ce qu’il a de plus précieux, ce pour quoi, en combattant durant ces années où les antisémites étaient rois, il a donné le meilleur de lui-même : une certaine idée de la France et de l’homme

1. L’attentat qui visait la synagogue de la rue Copernic, à Paris, a eu lieu le 3 octobre 1980.

PARIS-MOSCOU

Réflexions sur le stalinisme français N’étant pas historien, ne m’occupant pas de l’époque contemporaine ni du mouvement ouvrier, je n’ai pas d’autre titre à parler que d’avoir été moi-même ce qu’on appelle un « stalinien ». Condition que je partage avec beaucoup d’autres. Je m’intéresserai d’abord aux définitions. Stalinisme ? Qu’il existe un léninisme, c’est une affaire entendue : Lénine a apporté, par rapport à Marx, des inflexions dans la théorie comme dans la pratique révolutionnaires, s’agissant notamment du Parti. On peut donc être léniniste. Peut-on être stalinien au même titre ? Je n’en suis pas sûr : je ne crois pas que Staline ait apporté, comme théoricien, autre chose qu’une certaine simplification. Le stalinisme dans le cadre de l’Union soviétique n’est déjà pas une notion facile à cerner. Il y a une période stalinienne, qu’on peut considérer comme bien marquée de 1928 à la mort de Staline ; mais cette période stalinienne représente-t-elle à tous égards une coupure avec le passé ? Et ce qu’on entend par stalinisme a-t-il complètement disparu avec Staline ? On peut penser que l’Union soviétique a gardé nombre de traits de sa période stalinienne.

Alors, que veut-on dire quand on parle de stalinisme ? Je vois – sans être historien de l’Union soviétique – trois faits caractéristiques. Le premier, c’est la mainmise sur l’Internationale, et donc sur les partis communistes : ce qu’on a appelé la bolchevisation, et même la russification, de l’Internationale. Elle existait déjà, mais elle devient bien plus accentuée. Bien plus que du temps de Lénine, l’URSS apparaît comme un modèle et comme un centre pour les partis communistes du monde entier. Deuxième trait, la personnification du pouvoir. Staline a réussi à établir un pouvoir entièrement autocratique sur le Parti russe. Ce qu’on a appelé, du temps de Khrouchtchev, le « culte de la personnalité » faisait en URSS de la personne de Staline, au sommet de l’État, une entité à valeur proprement religieuse, sacrale, et a été transposé en France même – avec des nuances. Je me souviens qu’au moment où a été dénoncé en URSS le culte de la personnalité, je disais, non sans quelque malignité : « En URSS, ils ont le culte de la personnalité ; en France, nous avons le culte, mais pas la personnalité. » Troisième fait qui, dans l’expérience que j’ai de l’Union soviétique, me paraît décisif : la terreur de masse, phénomène sociologique tout à fait extraordinaire, et que peut difficilement concevoir quiconque n’a pu le ressentir par la connaissance de la société soviétique. Terreur de masse, cela veut dire que les masses sont à la fois l’objet et le sujet de cette terreur ; terreur de masse, car indépendamment des coupes sombres dans le Parti, dès qu’on pénètre dans la réalité soviétique, on ne rencontre personne qui n’ait eu quelqu’un des siens déporté – des populations entières l’ont été et, à côté des paysans « dékoulakisés » (mais qui n’était pas koulak ?), les ouvriers, par simple application du Code du travail, étaient, pour des griefs minimes, victimes de la même répression.

Mais les masses, disais-je, ont été aussi le sujet de cette terreur car, en même temps que de passivité, elle était accompagnée d’une sorte de participation, les discours officiels donnant à entendre que l’ennemi était partout, qu’il fallait donc s’en défendre par les procédés de la « démocratie de masse », c’est-à-dire, notamment, par la dénonciation, si bien que les masses pouvaient collaborer à la terreur qui était suspendue sur leur tête. Ce phénomène extraordinaire de la terreur intériorisée fait que les hommes de ma génération, en Union soviétique, restent marqués par cette peur, une peur qui faisait qu’ils ne pouvaient pas parler, ni même se parler à eux-mêmes. Alors, cela a-t-il existé en France ? Non, me dira-t-on, et en ce sens parler de stalinisme français, c’est mélanger les questions. Mais il a pu y avoir un écho de cela dans le cadre même du Parti communiste français, et certains ici l’ont éprouvé. Le Parti français a reproduit, dans sa société à l’intérieur de la société, quelque chose d’analogue : le sentiment pour chacun d’être dans une forteresse assiégée : l’ennemi est partout, y compris en soi-même – et, sitôt qu’on n’est plus exactement dans la ligne qu’il faut, les gens qui vous paraissent les plus proches s’éloignent de vous ; la crainte que le centre de décision, qui représente le pouvoir dans sa force et son secret, ne vienne vous demander des comptes ; la peur, aussi, de la contamination. Oui, nous avons pu connaître choses semblables. Supposons éclaircie la notion même de stalinisme français : dans quelles directions faire porter l’analyse ? Il faut d’abord, me semble-t-il, se livrer à une analyse sociologique générale. Je me réfère à ce que j’ai lu de plus intéressant sur le sujet : l’article où Bourdieu montre qu’il existe un champ politique dans lequel les groupes sociaux ne peuvent travailler qu’à 1 la condition d’être munis de concepts et de mots appropriés . Les

classes populaires qui ne disposent pas des instruments culturels nécessaires pour entrer dans ce jeu ont toujours été conduites, dans nos pays, à faire acte de délégation entre les mains de ceux qui les représentent, c’est-à-dire des organisations et de leurs chefs. Il y a là une sorte de fidéisme, donc de confiance et d’abandon, et un besoin de personnalisation de l’organisation. Bourdieu cite un texte de Gramsci : « Inquiètes de cette condition d’infériorité absolue qui est la leur, les masses ont complètement abdiqué toute souveraineté et tout pouvoir ; l’organisation et la personne de l’organisateur sont devenues pour elles une seule et même chose, de la même façon que, pour une armée en campagne, la personne du condottiere incarne le salut commun, devient le garant du succès et de la 2 victoire . » Bien entendu, le modèle bolchevique du parti aggrave ce phénomène. Bourdieu le note lui-même, en disant que le modèle organisationnel du type bolchevique qui s’est imposé, ou qui a été imposé à la plupart des partis communistes, pousse jusque dans leurs dernières conséquences les tendances qui sont déjà inscrites dans le rapport entre les classes populaires et le champ politique. C’est aux historiens de dire comment s’est faite cette russification de l’appareil, avec la commission des cadres et d’autres moyens qui font que nul ne pouvait avancer dans le Parti qu’à travers une série de filtres et tout un système contrôlé, je crois, assez directement par les Russes. On parle de bolchevisation du Parti français dans cette perspective. Mais le Parti français a-t-il jamais été bolchevique ? Ma réponse est non. Croyez-vous que le Parti français actuel soit bolchevique, qu’il soit inspiré par un modèle bolchevique ? N’y trouve-t-on pas plutôt des aspects de poujadisme et de populisme ? Bolchevique, l’a-t-il jamais été ? Est-ce que cette emprise, ces

modèles, cette référence à un vocabulaire bolchevique correspondent à la réalité sociologique du Parti français ? On ne peut pas comprendre le phénomène dont nous parlons si l’on ne voit pas que, dans cette période, le manichéisme sommaire qui traversait toute la vie sociale et la culture, et qui est l’un des aspects du stalinisme, s’enracinait aussi dans le fait qu’à partir des années trente, où le fascisme se développe, beaucoup d’entre nous ont eu le sentiment d’un mal fondamental à partir duquel tout devait être jugé. Pour ma génération, cela a été très important. Comment voyions-nous l’URSS ? Je parle toujours de l’avantguerre : que voulez-vous, chacun a son âge ! Nous avions un double modèle de l’Union soviétique. Pour quelqu’un qui entrait au Parti, s’imposait l’image de la forteresse assiégée dont nous, les communistes, peu nombreux – quand j’ai adhéré aux Jeunesses, en 1932, nous étions huit ou dix e e dans la section, unique, des V et XIII arrondissements  –, étions comme un détachement parachuté dans les lignes adverses, et dont la fonction était de tenir en hérisson. Nous avions une conception militaire du Parti et de la politique. Nous nous rattachions à un centre qui était l’URSS, et nous jugions nécessaire une certaine discipline, une certaine cohésion. Nous faisions ainsi notre apprentissage comme un troufion sur le terrain, si bien que nous avions le sens du concret. Nous n’étions pas des rêveurs ! Nous développions toutes les ruses, toutes les roueries de la guerre, tout son machiavélisme. Les autres étant l’ennemi, nous devions utiliser, pour les vaincre, tous les moyens dont nous disposions. C’étaient pour nous les armes normales du combat politique. En même temps, l’URSS représentait pour nous le socialisme réalisé et, malgré la contradiction dans les termes, l’utopie incarnée,

l’utopie faite État. Nous étions une sorte de groupe religieux de type millénariste, avec tout ce que cela implique comme foi, avec ceci de plus que les temps nouveaux étaient déjà là ! Assez près pour que notre réalisme pût en être contenté, assez loin pour que, en une époque où un voyage en URSS n’était pas chose facile – encore qu’en 1934 j’y aie passé trois mois, où ce que j’ai vu ne correspondait pas toujours à l’idée que je m’en faisais –, nous puissions encore penser que l’essentiel, c’est-à-dire l’élan révolutionnaire qui nous animait en France, existait bien là-bas. Cette extraordinaire conjonction d’un réalisme de type militaire et d’un millénarisme religieux faisait de l’URSS, pour nous, un phare, et de son chef, le généralissime de notre action, un personnage quasi sacral. Le « stal », c’est un être en qui se mêlent, d’une part, l’astuce, le réalisme, le machiavélisme et, de l’autre, un univers idéologique totalement clos et coupé de la réalité, fantasmagorique, ou plutôt ancré dans une pseudo-réalité complètement idéologisée, ce qu’était à nos yeux Moscou, la nouvelle Rome. Autre point : le PC comme contre-société, et je dirais comme famille ou, plus exactement, fraternité. C’est bien ainsi que nous le vivions. Il y a dans les sociétés modernes un isolement croissant des individus, y compris des travailleurs. De là ce besoin, qui rejoint le rêve millénariste, d’enracinement dans un groupe qui soit un groupe de frères. Mais, dans une famille, il y a aussi le père ! Comment les militants vivaient-ils la célébration des anniversaires de Maurice Thorez ? Pour beaucoup d’ouvriers, en dépit de la volonté de solennité, c’était vécu à la bonne franquette, cet anniversaire, comme, dans une grande famille française de province, on pouvait fêter le chef de famille.

Il peut y avoir des staliniens à l’intérieur du Parti, et hors du Parti. Il y a toutes sortes de façons d’être stalinien – ou de le rester. On règle souvent cette question trop vite. Ce qui me frappe, au contraire, c’est l’extrême diversité des cas. Aucun groupe humain n’est monolithique, pas plus le PC que les autres ; je dirais volontiers qu’il ne l’a jamais été. On proclame le monolithisme d’autant plus qu’il est moins possible, étant donné la base sociale du Parti français. Une typologie me paraît nécessaire ; voici la mienne. Il y avait deux types d’engagement – je veux parler surtout des intellectuels, car l’analyse de Bourdieu renvoie nécessairement à eux, à ceux qui ont les moyens intellectuels de la politique et, quand on parle de stalinisme français, on pense principalement, je crois, aux intellectuels. Avant-guerre, il y avait surtout l’engagement politique ; il a été déterminant pour moi. J’ai été un stalinien sur le terrain politique, mais je n’ai pas été un stalinien sur le terrain idéologique et intellectuel. Je pense que, pour les ouvriers qui viennent au Parti, les raisons politiques sont, de même, fondamentales. Je crois donc qu’il y a un problème spécifique des positions prises par les intellectuels à une certaine période. Après la Libération, beaucoup d’intellectuels sont entrés au Parti bien moins pour des raisons politiques que parce qu’ils y trouvaient une base solide, une vérité tout à fait sûre, et le moyen de liquider un certain nombre de choses qu’ils portaient en eux et dont ils estimaient devoir se débarrasser. C’est là, déjà, une distinction très nette. Quand on a adhéré sur des bases politiques, on discute, on réfléchit ou, du moins, on peut réfléchir, on peut ne pas être d’accord ; à de nombreux camarades il est certainement arrivé trente-six fois de ne pas être d’accord avec certaines des positions du Parti ! On ne peut pas, sur cette base-là,

avoir les mêmes réactions que lorsqu’on a adhéré pour des motifs purement idéologiques. Je pense à quelqu’un comme Desanti. Au moment où il adhère, il est un philosophe, il fait de la phénoménologie : il s’agit donc pour lui de renoncer à ce qui est sa conviction philosophique ; de se faire, non pas seulement marxiste, mais philosophe communiste ; pas seulement militant dans les luttes, celles de la paix et celle de la Résistance, lorsque le Parti y est entré de façon ouverte, c’est-à-dire pas tout de suite, au moins pour la direction ou certains éléments de la direction. Je suis convaincu que, pour les intellectuels, il faut considérer l’origine de leur venue au Parti, la tradition intellectuelle et culturelle à laquelle ils se rattachent. Beaucoup sont venus à travers la e tradition française du XVIII siècle des Lumières, de l’anticléricalisme, qui débouchait sur un certain antifascisme. Ceux-là, et ils sont nombreux, les guette, normalement, la déviation libérale : ce sont des « libéraux pourris » en puissance ! J’en étais… D’autres, au contraire, sont venus de la formation chrétienne, militants catholiques ou protestants – je ne nommerai pas de personnalités, mais ce ne sont pas des moindres, ni pour la responsabilité politique, ni pour le rôle de maître à penser idéologique. Les deux formations sont différentes ; le stalinisme des uns et des autres ne devait pas être exactement le même. Il y a, bien sûr, la place dans l’appareil. Les études de Jeannine Verdès-Leroux rejoignent tout à fait mon sentiment. Celui qui est dans l’appareil, qui est permanent – et où ? quel travail fait-il ? – n’a pas la même vision qu’un autre. Parmi les intellectuels communistes, il y avait ceux qui, par leur métier de savant, d’écrivain, d’artiste, évoluaient dans un domaine assez autonome, avec leur recherche propre. Pour eux, le Parti était

avant tout un appareil politique, avec une stratégie politique. Ils exerçaient de leur côté leur travail intellectuel, et ils avaient beaucoup plus de liberté de manœuvre à l’égard du Parti : ils pouvaient toujours lui tirer leur révérence, car ils avaient quelque chose d’autre qui donnait un sens à leur existence. Pour d’autres, l’interférence des domaines était bien plus étroite : économistes, historiens du mouvement ouvrier… Et même quelques-uns, mais je n’y insisterai pas car ce n’est pas plaisant à regarder, écrivains et artistes, dépendaient matériel-lement du Parti, qui avait créé aussi une contre-société intel-lectuelle : leurs succès, leurs tirages, leurs traductions étaient absolument fonction de leur conformité avec, par exemple, ce qu’Aragon décrétait qu’il fallait faire en poésie, en peinture, etc. Au total, le problème du stalinisme français, c’est particulièrement celui de tous ces intellectuels nécessairement confrontés avec cette idée qui était celle du rapport Jdanov, qui peut s’estomper en d’autres périodes, mais qui reste toujours sousjacente : le Parti, en tant qu’il représente la classe ouvrière, est compétent dans tous les domaines. C’est là le drame des intellectuels dans cette période d’après la Libération. Tout le monde a été au Parti ! Je ne connais pas, pour ma part, d’intellectuel de cet âge qui ne soit pas passé par le Parti ; j’en découvre encore, des gens souvent tout à fait conservateurs, et dont on me dit : « Eh bien ! Tu te rappelles, en 1940, quand il était membre du Parti ? » Je dis : « Comment, lui aussi ? » Oui, lui aussi ! Tout le monde y est passé. Si l’on accepte réellement avec toutes ses conséquences cette idée de la compétence finale du Parti, on est conduit à un véritable travail de refabrication, après déstructuration, de sa personne : comme dans certaines sectes. Dans ce travail, il y a des éléments à

la fois de culpabilisation et d’agressivité, car on a toujours quelque chose en soi qui proteste. Tout ce qui, pour un intellectuel, fait le sens de ses recherches, toutes les pro-cédures intellectuelles qui sont propres à sa discipline et qui la définissent, cet intellectuel est conduit à les retourner contre cette discipline elle-même. Chacun de nous connaît les aberrations auxquelles ont été conduits des intellectuels communistes qui n’étaient ni des imbéciles ni des êtres méprisables, et qui ont signé des déclarations qui aujourd’hui font dresser les cheveux sur la tête. Un dernier élément : le cloisonnement. J’ai dit que j’avais été un stalinien politique, et pas idéologique. On dira : « Bon, il dit cela parce que maintenant… » Non, non, c’est vrai : quand ma femme traduisait les discours de Staline, en 1946 ou 1947, pour les Éditions sociales, et que je revoyais son texte français, j’entrais en fureur, je disais : « Ce type est complètement demeuré, c’est un pope, il ne réfléchit pas, il procède par litanies… » Cela ne m’empêchait pas d’être un bon stalinien ! Quand il y a eu le rapport Jdanov, j’ai considéré que c’était le fait d’un arriéré mental, mais cela ne m’empêchait pas plus de rester un bon stalinien sur le plan politique et, quand Staline est mort, j’ai pensé que c’était un coup très dur pour le mouvement ouvrier. Ce n’est pas simple : ni le stalinisme ni l’homme !

1. « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, févriermars 1981. 2. Écrits politiques, II, p. 82.

Socrate géorgien Socrate n’était pas un homme de plume – ou, pour être plus exact, de calame. De lui, comme on sait, pas un seul texte écrit, pas une ligne. Ce qu’on sait moins, c’est qu’il est un des rares personnages de l’Antiquité classique dont nous possédons, brossé par ses contemporains, un portrait précis : dans un visage qu’Alcibiade, au dire de Platon, compare à celui du satyre Marsyas, un front bombé que prolonge la calvitie, un nez épaté aux narines larges, des lèvres charnues, des yeux globuleux, à fleur de tête, et surtout une façon de vous regarder par en dessous comme un taureau, ou de vous jeter de côté, en oblique, un coup d’œil appuyé, pénétrant, ironique. Or, l’an dernier, à l’École des hautes études en sciences sociales, dans la salle où il tenait son séminaire, j’écoutais parler Merab Mamardachvili, quand s’est imposée à moi, comme une évidence que je pressentais depuis longtemps sans parvenir à la capter, la ressemblance physique du philosophe géorgien avec Socrate. C’est le coup d’œil qui aurait dû dès l’abord m’alerter, le coup d’œil que Merab me jetait, dans les années soixante, quand nous devisions, cheminant côte à côte dans les rues de Moscou, pour n’être entendus de personne. Me pressant de questions sans jamais se livrer lui-même tout à fait, il me regardait par en dessous

et de côté, tout en marchant, de telle sorte que, un peu troublé, je me demandais s’il prêtait à mes propos la plus grande attention ou s’il ne se payait pas plutôt ma tête. Merab avait à cette époque bien des raisons d’être prudent et de ne pas révéler tout de go la face cachée de sa personne, ce qu’il appelle « la patrie secrète, inconnue, la deuxième patrie de tout être conscient », et qu’on peut nommer aussi bien, avec lui, la pensée – cette pensée qui, pour reprendre ses propres termes, « n’est pas naturellement donnée à l’homme, mais relève d’un effort surhumain ». La Pensée empêchée, tel est justement le titre du petit volume d’entretiens de Merab Mamardachvili avec Annie Epelboin, que les Éditions de l’Aube publient après la mort du philosophe. Merab, pas plus que Socrate, n’était un homme de l’écriture. Et pour des raisons, je crois, analogues. Pour l’un et l’autre, penser, c’est être vivant. Or, la parole animée et vivante, celle qui s’épanouit à l’occasion et au moment d’une rencontre avec l’autre, quand les propos s’échangent « à propos » – la philosophie comme sagesse et art de l’existence tient tout entière, nous dit Merab, dans la formule « vivre à propos » –, cette parole vivante, donc, ce logos empsuchos, s’oppose à la parole écrite, logos gegrammenos. Car les lettres, les grammata, sont pour les Grecs apsucha, inanimées. Transcrire sur le papier la voix vivante, c’est, en la figeant dans ce qu’elle comporte de singulier et d’occasionnel, la tuer. « La nature, dit Merab, ne produit pas des hommes. C’est toujours d’une seconde naissance que nous naissons vraiment… Dante disait, dans une belle formule, que la progéniture comme telle n’a pas d’âme. – Qu’est-ce donc qui donne l’âme ? demande Annie Epelboin. – La parole ! » Socrate vivait la philosophie et la pensée en discutant avec tout un chacun que le hasard lui faisait croiser sur l’agora, de choses et d’autres, en apparence les plus banales et prosaïques. « Tu nous

parles, s’indigne Calliclès, de vivres, de boissons, de médecins, de mille sottises » (Gorgias, 490 d), et Alcibiade : « Il vous parle d’ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de corroyeurs ; il a toujours l’air de se répéter […] si bien qu’il n’y a pas au monde d’ignorants ou d’imbéciles qui ne fassent de ses discours un objet de dérision », et pourtant, ajoute Alcibiade, « si on les voit s’entrouvrir et qu’on en arrive à l’intérieur, alors on commence à les trouver, dans le fond, pleins d’intelligence, et ensuite divins autant qu’il est possible et tendant le plus haut possible » (Banquet, 211 e). Merab, de son côté, même quand il lui faut faire un cours devant de studieux auditeurs, est à cent lieues de professer. Comment le pourrait-il ? Pour lui, la philosophie n’est pas une « profession », « c’est un mode d’existence ». Quand il parle, concentré, sans une note, il n’expose pas une théorie, il ne construit pas un système ni ne coupe les concepts en quatre. Ni prophète, ni théologien, ni théoricien – ce qui n’empêchait pas l’amitié, d’homme à homme, avec Louis Althusser. Dans la salle de cours, Merab pense tout haut au fur et à mesure que cela lui vient, et les coups d’œil qu’il décoche en douce, de côté et d’autre, vers chacun de ses auditeurs, avertissent les ci-devant qu’il s’adresse à eux en personne, dans leur singularité, pour qu’à sa suite ils « tendent le plus haut possible » à propos de tout et de rien. Écoutons-le : « Quand je fais un cours, quand je donne une conférence, je suis présent moimême, ouvertement, je joue ma vie pendant la conférence. Je suis là avec mes problèmes, je cours un risque personnel, évident pour ceux qui m’écoutent : alors ils marchent avec moi, reconnaissant leur propre expérience dans l’appareil philosophique que j’emploie, parce que c’est moi-même qui l’emploie et en rapport exclusif avec l’existentiel de ma propre vie. »

Je me souviens d’avoir rencontré des étudiants d’Amérique latine dont il avait été le professeur quand il enseignait, avant d’en être chassé, dans quelque institut moscovite du marxisme-léninisme ou du mouvement ouvrier international. Au retour de l’URSS, ces jeunes gens partageaient, concernant le marxisme comme théorie de la formation sociale, l’opinion de celui dont la tâche avait été, en principe, de leur en bourrer le crâne : « De l’idiotie pure et simple, un concept simpliste tout juste destiné à faire rentrer le monde dans une toute petite tête, celle de quelqu’un qui ne veut pas même faire l’effort de la pensée. » Mais, dans la grisaille d’un enseignement officiel fait pour être appris et récité par cœur, comme un credo, leur restait gravé en mémoire le souvenir d’un drôle de gaillard, une figure de silène : sans avoir l’air d’y toucher, il ouvrait les fenêtres qu’on avait verrouillées ; au lieu de vous endormir, il éveillait à la pensée, à la vie, à soi-même. Le système totalitaire, c’est celui qui a réussi à congeler l’activité mentale. A quoi bon penser ? Pour vous, à votre place, tout est déjà pensé. Du monde qui vous entoure, de la société où vous vivez, des événements qui surviennent, des désirs que vous ressentez, de ce que vous êtes, le sens est déjà là, fixe, institué, établi devant vous, au lieu de vous. « Dans le langage totalitaire, il y a toujours le déjà pensé. Le pensé à ta place, pour toi. En ton lieu. Le sentiment que j’éprouve est déjà inscrit, fixé dans le langage. On sait ce que j’éprouve. Si je fais une expérience, alors même que je n’arrive pas encore à en tirer le sens, ce sens est déjà tiré, l’image existe. » Image morte, fantôme, double sans vie de l’être réel, de l’individu concret – ce que le Socrate de Platon nomme eidôlon apsuchon, simulacre inanimé, mannequin qui est à la personne en chair et en os ce que la lettre morte est à la parole vivante. « Tout était irréel chez nous, raconte Merab, on était comme des êtres inexistants qui

parlaient de choses inexistantes, qui discutaient l’inexistence. » Dans l’image morte de vous-même où l’on vous maintient enfermé, vous vous sentez comme détruit par le feu : « Moi, j’étais brûlé vivant à l’intérieur d’une image de cuivre de moi-même, de ce que je sens et de ce que je pense. Parce qu’on a déjà pensé à ma place. » Dans ce continent glaciaire, pétrifié, où la flamme dont brûlaient les hommes de la Révolution ne flambe plus que pour consumer du dedans les insoumis, comment la pensée a-t-elle pu se perpétuer, renaître, revivre chez cette myriade d’hommes soviétiques que Merab qualifie de self-made, comme il se proclame lui-même ? « Je me suis ouvert cette voie. Je ne manquais ni de lecture, ni de cette vie intellectuelle secrète qui se passait entre moi et le livre ; entre moi et une parole qui me venait de loin. Mais, vous savez, l’homme est une créature qui vient de loin. L’homme est une très “longue” créature, c’est-à-dire qu’il se forge dans le temps. » Et encore : « Pour moi qui me définissais par opposition à l’absence de vie, à ce tunnel noir dans lequel j’étais obligé de vivre sans vie, la jeunesse consistait à renouer avec la tradition, dans le plein sens du mot : il ne s’agit pas d’une tradition quelconque, mais d’une tradition d’immortalité. C’est drôle de dire cela, car je ne suis pas croyant au sens confessionnel, mais philosophe… L’immortalité, c’est la parole, c’est-à-dire l’étincelle de la résurrection du temps mort dans l’homme… La parole est l’acte éternel auquel nous participons en tant qu’hommes. » Si vous voulez savoir d’où est venue cette voix lointaine qui, en Merab, a rallumé la flamme de l’être, de la non-mort – comme si, en renouant le fil du dialogue avec ceux qui, au long de l’histoire humaine, ont parlé pour faire vivre la pensée, il accédait à une seconde naissance et entretenait avec lui-même un rapport nouveau –, lisez ces entretiens, écoutez Merab converser « à propos » avec

Annie Epelboin. Vous vous réjouirez d’apprendre que cette voix d’éveil parlait le français de Villon, Montaigne, Descartes, Racine et Proust. Vous comprendrez que votre image d’un homo sovieticus en béton, reproduit immuable et sans fissure à des millions d’exemplaires, est un mythe qui ne rend compte ni du drame vécu par l’intelligentsia d’URSS ni des enjeux réels, pour le meilleur et pour le pire, de l’après-bolchevisme. On ne peut tuer la pensée, dit Merab. Même le régime le plus totalitaire, le plus atroce, tel que le régime soviétique, ne parvient pas à exterminer la vie, « parce que la vie, ça défonce le trottoir : la fleur, ça pousse comme ça ». Mais cet optimisme relatif a sa contrepartie. Si l’homme – et c’est la condition pour qu’il y ait une histoire humaine – tend vers la transcendance (tend vers le plus haut possible, comme Alcibiade disait du discours de Socrate), « les cultures – et c’est leur condition vitale – luttent toujours contre la transcendance, elles enferment toujours l’être humain, parce que la culture tend vers l’ordre, la stabilité ». La leçon est bonne à méditer. Quand la tyrannie des Trente, à Athènes, eut été jetée bas et la démocratie restaurée, c’est alors que Socrate, accusé de corrompre la jeunesse, fut condamné à mort. Merab se félicitait d’avoir vu tomber les chaînes tota-litaires ; il n’était pas pourtant sans inquiétudes. A travers le problème national ou des nationalités, et jusque dans leur aspiration ouverte à la plénitude de la vie, les gens, observe-t-il, « peuvent tomber dans un guet-apens du genre fasciste ». « Chez nous » – et il pense à sa Géorgie que son aptitude incroyable à la joie de vivre met en secrète correspondance avec le style de la culture française –, « chez nous, le patriotisme remplace ou veut remplacer les Lumières. Et moi, je suis du côté des Lumières » (ici). Annie Epelboin rappelle au début du livre que, deux semaines avant sa mort, Merab disait du nouveau

gouvernement géorgien : « Je ne crains pas la mort civique, j’ai déjà séjourné en exil intérieur. Mais je m’oppose à ceux qui, aujourd’hui, promettent un nouvel esclavage. Mon combat n’est pas pour la langue géorgienne, mais pour ce qui se dit dans cette langue. Je ne veux pas de la foi, je veux la liberté de conscience. » A l’appel de cette voix vivante, que chacun pense à balayer devant sa porte. Il y a plus d’une façon d’« empêcher la pensée ».

Rencontre à Moscou Automne 1982. On vous dépêche à Moscou au-devant de personnes qui vous sont inconnues et que le pouvoir, pour les briser, maintient murées dans le secret. Vous avez mission de les retrouver, de les voir, de les entendre. Au retour, il vous faudra donner à ces vies écrasées, étouffées dans le silence, une voix et un visage. Vous établissez le contact, fixez un rendez-vous. La rencontre a lieu et c’est en vous qu’alors peu à peu tout bascule. Le monde lointain et étranger de l’immense Russie vous pénètre. Vous êtes pris vousmême, entraîné, englouti dans le cours d’un temps différent de celui qui vous est familier : une ère de glaciation où rien ne se passe ni ne peut se passer, sans événement, sans mémoire, sans demain – le temps de la violence muette, gelée, inexorable. Dans le calme d’un logement ami, des femmes sont là qui vous parlent : une épouse, une mère. Par leur bouche les destins des hommes dont vous avez la charge de retrouver la piste, Fiodorov, Mourjenko – quarante ans tous les deux, dont vingt de goulag –, prennent corps et vous sont rendus plus réels, plus présents que vous ne l’êtes à vous-même. Les frontières se brouillent qui préservaient votre personne d’intellectuel occidental. Du dedans vous devenez autre. Le livre de Pierre Pachet – La Violence du temps. Fiodorov et Mourjenko, camp n° 389/36 (1982) –, mission accomplie, ne fait pas

le récit de cette rencontre d’un intellectuel français et d’une famille de bagnards soviétiques. Il est cette rencontre. A sa suite, dans ses pas, vous la faites avec lui, au fil des pages, par ses yeux, ses oreilles, son corps : rencontre avec un Moscou hivernal, ses grands hôtels soigneusement contrôlés, son décor pareil au nôtre en plus morne et plus gris, la tristesse de ses magasins dégarnis, de sa foule massive et solitaire, ce regard de soupçon dont l’État invisible vous enveloppe à chaque moment comme dans un filet sans faille – et puis, tout à coup, à la sortie d’un métro de banlieue, deux êtres humains chaleureux, deux voix de femmes, vivantes et singulières : elles disent avec des mots tout simples l’incroyable héroïsme de ceux qui refusent de plier, qui veulent, au prix d’une vie de paria, dans l’isolement et le malheur de chaque jour, rester ce qu’ils ont choisi d’être, grains de sable que l’énorme machine ne réussit pas à broyer.

Le prix à payer Vous refermez le livre. Vous aussi vous êtes changé. Comme une écharde dans la chair, un morceau d’existence de ces deux hommes, de ces deux femmes russes reste fiché en vous. Il vous taraude, vous tire du sommeil, vous fait crier de rage et de douleur, à l’unisson de ces êtres précieux, que vous sentez tout proches, et dont la vie, absurdement, est en train, loin de vous, de se perdre. Mais qui connaît les noms de Iouri Fiodorov et Alexei Mourjenko ? Qui même se souvient encore de Kouznetsov et de l’affaire dite de Leningrad ? Elle fit quelque bruit autrefois ; son souvenir aujourd’hui s’estompe. C’était en 1970, en ce temps où les juifs d’URSS en aucun cas ne pouvaient recevoir l’autori-sation de

quitter le pays. Un mur les entourait, les renfermait. Pour y ouvrir une brèche, une dizaine d’entre eux, dont un ancien pilote d’avion, Dymchits, firent sous la conduite de Kouznetsov le projet de voler un appareil et de franchir avec lui la frontière. Très vite, le KGB les repéra. Ils ne furent pas sans s’en apercevoir. L’échec était certain ; ils le savaient. Ils ne voulurent cependant pas renoncer. Comme un homme au fond d’un souterrain et qui appelle, ils n’avaient pas d’autre moyen pour se faire entendre que d’attirer sur eux, quel que soit le prix à payer, l’attention de ceux qui vivaient au-dehors, à l’air libre. Dans la nuit du 15 au 16 juin 1970, ils furent tous arrêtés sur le petit terrain d’aviation de Smolnoïe, près de Leningrad. Jugés courant décembre pour un délit qu’ils avaient eu l’intention de commettre, deux d’entre eux, Kouznetsov et Dymchits, furent condamnés à mort, les autres à des peines allant jusqu’à quinze ans de camp à régime sévère. Le verdict fit, dans le monde entier, à ce point scandale que, quelques jours à peine après la clôture du procès, une session du Tribunal suprême commuait les deux peines capitales en quinze années de camp.

« Leur vie, c’est leur faim » Le temps a passé. En 1972, l’Union soviétique a promulgué, concernant la piraterie aérienne, un article du Code pénal fixant à dix ans de privation de liberté la peine maximale applicable. Dix ans pour le délit réalisé, non plus la mort ou quinze ans pour simplement le projet du délit. L’URSS accorde aujourd’hui à un certain nombre de ses juifs ce qu’elle refusait à tous auparavant : l’autorisation de quitter le pays. Kouznetsov maintenant est libre. S’il fut le premier à avoir été tiré de son trou, jeté dans un avion qui l’a conduit vers cette

« belle » dont il avait perdu l’espoir, c’est qu’il avait réussi à faire filer à l’étranger, depuis le cachot où il attendait de comparaître devant ses juges, ce Journal d’un condamné à mort qui devait révéler à l’Occident ébahi, dans cet homme hors du commun, un écrivain de talent. A sa suite et dans sa foulée, tous les autres condamnés juifs de Leningrad ont vu, l’un après l’autre, dans des circonstances diverses, s’ouvrir les portes de leur camp ou de leur prison. La liberté et l’exil, comme une même grâce, leur ont été accordés de concert. Je dis tous les condamnés juifs, non tous les condamnés du procès. Il en est deux qu’aujourd’hui encore le pouvoir retient en URSS et qu’il entend garder dans ses goulags jusqu’à l’expiration de leur peine, en 1984, s’ils ne sont pas morts d’ici là. Ces laissés-pourcompte de la détente, ces oubliés de l’opinion publique, ce sont les deux non-juifs de l’affaire, le Russe Fiodorov, l’Ukrainien Mourjenko. Être juif en Union soviétique, c’est un malheur. Mais s’associer aux juifs sans l’être soi-même, lier à eux son destin, jouer en leur compagnie le tout pour le tout, risquer la mort dans les camps pour gagner la liberté hors des frontières, c’est un crime inexpiable. Pour l’effacer, il faudrait s’aplatir, se renier, confesser publiquement qu’en voulant quitter le pays, comme un juif, en plaçant le salut dans l’exil, on s’est fait traître à soi, aux siens, à sa patrie, on s’est retranché de l’existence même. Fiodorov et Mourjenko sont toujours au camp, le plus souvent au kartzer, ce cachot que les détenus désignent du nom très parlant de « sac de pierre ». La faim – « leur vie, c’est leur faim », dira l’une des femmes –, le froid, les coups, la maladie, l’humiliation, les forces et la pensée qui peu à peu se défont, le vide qui s’élargit au-dedans de soi – rien ne les a fait plier, dévier. Et les deux femmes, dont l’existence est comme tissée avec la leur, les approuvent d’avoir, par-dessus tout, voulu sauver leur dignité.

Que sont donc ces hommes, ces femmes soviétiques qui ont l’héroïsme des êtres tout simples, des gens du commun quand ils sont habités par une certitude qui les dépasse ? Pierre Pachet s’en est allé à Moscou pour le savoir. Son témoignage n’a pas seulement valeur de document, criant de vérité. C’est un livre, une œuvre. On y perçoit sa présence, discrète et sensible, en même temps qu’on y rencontre avec lui ceux vers lesquels il est parti à la découverte. De ces quatre êtres, aux destins parallèles, de la vie dans les camps, ou à Moscou et à Kiev, vous saurez tout ce qu’on peut savoir. Sous la croûte des apparences officielles vous discernerez un peu de la réalité soviétique. Plus que dans un gros livre de théorie, c’est ici, au fil d’existences singulières, exemplaires dans la banalité des épreuves quotidiennes, des tracasseries, de l’arbitraire, de la brutalité dissimulée sous le légalisme des règlements, que cette société vous livrera un peu de son secret, vous laissant entrevoir des bribes de sa dure vérité pratique. Si vous aimez les Russes et la Russie, vous aurez mal. Il le faut. Vous devez crier, vous aussi, mêler votre voix à toutes celles que ce livre va susciter, mobiliser pour que l’écho en vienne jusque sur la place Rouge, là où s’est déroulée l’impeccable, l’implacable machinerie des obsèques de celui qui n’est plus le Petit Père des Peuples mais le grand Patron de la Nomenklature – ballet, tiré au cordeau, de soldats mécaniques et de bureaucrates en complet, seule la foule des simples gens ne figurant pas au programme. S’il existe, derrière les murs du Kremlin, comme certains le disent, une oreille humaine, qu’elle écoute, qu’elle entende l’appel venu du cœur, le cri de tous ceux, par le monde, que blesse l’injustice. Le moment est venu maintenant. Libérez Fiodorov et Mourjenko !

A l’heure actuelle La récente publication (1991) d’un article du grand physicien soviétique Sergej Kapitza, portant sur le déferlement de l’irrationnel scientifique en URSS, ainsi que le retour en force de l’orthodoxie et du fondamentalisme un peu partout dans le monde m’amènent à m’interroger sur certains aspects du moment historico-politique que nous traversons actuellement. Le phénomène dont parle Kapitza n’est peut-être pas aussi nouveau qu’il le prétend. Dès les années soixante et sans doute même auparavant, on pouvait constater en URSS ce qu’il appelle un irrationalisme scientifique. D’abord, prenons un exemple que tout le monde connaît, celui de Lissenko : à l’intérieur même de la science biologique, il représentait un irrationalisme complet ; et je garde le souvenir d’un certain nombre de phénomènes qui m’avaient frappé, dans les années soixante, quand j’étais en Union soviétique, et qui même me laissaient complètement désemparé. Par exemple, le fait que, dans un des meilleurs laboratoires de neurophysiologie et de neuropsychologie, on se livrait à des études sur la vision extraoculaire en ayant recours à de pseudo-expériences avec des voyantes, des voyantes au sens propre. D’autre part, une année où je me trouvais dans les montagnes du Caucase, je vis les préparatifs

d’une véritable expédition avec camions et hélicoptères ; je demandai de quoi il s’agissait ; on me répondit que c’était une mission scientifique qui allait examiner, sur les montagnes du Caucase, les traces de l’homme des neiges. Il y aurait beaucoup d’autres exemples à donner, mais il n’y pas que Brejnev qui, de notoriété publique, soignait sa santé ou plutôt sa sénilité à Moscou avec une femme géorgienne voyante extralucide, qui lui imposait les mains et qui avait pignon sur rue, que tout le monde fréquentait et qui doit avoir toujours pignon sur rue là-bas ; non seulement tout le monde dans l’entourage du Parti avait les mêmes pratiques, qu’on justifiait en disant que la médecine soviétique était en retard, mais, à mon grand étonnement, beaucoup de mes amis, et parmi les meilleurs de l’intelligentsia soviétique, m’expliquaient le plus sérieusement du monde qu’en réalité ce type de médecine avait fait ses preuves. Donc le phénomène ne date pas de la Perestroïka, ni non plus de l’effondrement des structures d’État communistes, il est antérieur. Pour expliquer ce phénomène, il y a des raisons générales, puisque les mêmes faits se produisent en dehors de l’Union soviétique, et en particulier en Occident, mais peut-être y a-til aussi des raisons qui sont plus propres à l’Union soviétique : j’en vois plusieurs. La première est qu’il s’agit d’un système où on prétend contrôler toute la vie sociale et diriger l’ensemble de l’activité intel-lectuelle, artistique, spirituelle. De ce système, un philosophe géorgien, parmi les meilleurs d’Union soviétique, Merab Mamardachvili a pu dire que 1 sa fonction véritable était d’« empêcher la pensée ». En quoi ce système empêche-t-il donc la pensée ? Parce que, en lui et par lui, tout est déjà pensé d’avance, y compris vous-même. Vous n’avez pas à vous interroger sur ce que vous êtes, vous avez en face de vous-même comme un double qui vous dit ce que vous êtes. Alors,

avec un tel type de système, lorsque la pensée réapparaît, comme des petites sources après une glaciation, elle prend des directions qui sont en effet très irrationnelles. Deuxième raison : c’est que la vulgate dite marxiste et qui, à mon avis, n’avait que peu de rapport avec le marxisme authentique, celui de Marx, cette vulgate était elle-même pleine d’irrationnel. Non seulement parce qu’elle était incroyablement simplificatrice, mais aussi et surtout parce qu’elle excluait tout effort de réflexion personnelle, toute attitude critique, toute mobilisation de l’intelligence. Elle était enseignée comme une sorte de credo, une bible à laquelle il fallait se rallier, et cette bible n’avait que peu de rapports avec la vie concrète des jeunes auxquels on imposait ce pensum. Donc, pour eux, la vérité « scientifique », l’enseignement étaient quelque chose à la fois de très plat, sans rapport avec leur réalité, à quoi tout de même ils devaient croire comme un dogme sans le mettre en question. L’effort personnel de réflexion se portait ailleurs : je me souviens de ce que me disait un communiste tchèque dans les années soixante, quand il était chargé à Prague de l’enseignement du marxisme ; c’était pour lui une tâche épouvantable parce qu’il était honteux de ce qu’il devait enseigner et il ajoutait : « J’aimerais encore mieux enseigner le catéchisme » – de fait, c’était une forme de catéchisme. Alors, quand la seule nourriture intellectuelle, qui est du même coup présentée comme une vérité totale et indiscutable, est de ce niveau et fait aussi peu appel à un effort personnel de réflexion, on ne s’étonnera pas que les gens aient besoin d’autre chose et que, en même temps, ce quelque chose soit n’importe quoi sauf la lucidité critique et la réflexion personnelle. Voilà toute une série de raisons propres à l’URSS, il y en a sûrement d’autres.

Le déferlement de l’irrationnel D’une façon générale, les gens manquent de points de repères, ils ne peuvent plus s’orienter dans une existence, dans un monde qui est déchristianisé, et qui en même temps ne leur offre pas un système d’explication valable : la science, telle qu’elle se fait, appartient à des gens qui sont des spécialistes, qui ont leur langue. Ce que le public en connaît n’est plus la science ; ce qui passe de la science à travers les grands moyens de diffusion collectifs, comme la télévision, c’est quelque chose qui n’est pas profondément différent de la magie ; quand, assis dans son fauteuil devant son poste, on voit les gens marcher sur la Lune dans leur scaphandre ou qu’on entend parler de Big Bang, rien ne distingue ce type de résultat scientifique de ce que peut raconter un astrologue ou n’importe quel autre charlatan. Entre la science de ceux qui la font et ce qu’en perçoit la masse de la population, il y a un fossé. Quand un Tchernobyl se produit ou quand on découvre que l’environnement naturel est atteint par le développement de la technique, les gens ont tendance à penser qu’au fond la science a fait faillite ; ils se réfugient dans d’autres solutions. C’est tout cet ensemble de raisons qui joue, me semble-t-il. Est-ce que ce phénomène est aussi politique ? Oui, certainement : les gens, comme individus, ou comme membres de petits groupes : une famille, un village, ne se sentent plus directement responsables ni engagés dans la vie collective. Des gens qui prenaient les décisions en Russie, on disait toujours « ils » ou « là-haut » – un domaine absolument lointain, étranger et auquel on n’avait pas part. Aujourd’hui, dans nos démocraties dites libérales, il se produit un phénomène du même type : les gens ont le sentiment que la politique est une affaire de professionnels plus ou

moins capables, plus ou moins honnêtes, et qu’eux-mêmes n’en sont pas partie prenante. Le désengagement politique est un aspect de ce phénomène beaucoup plus général qui est le retour en masse de l’irrationnel, ce qu’on appelle le retour du religieux dans ses diverses formes. La raison, fille des Lumières, serait-elle alors l’apanage de notre Occident européen ? La question n’est pas aussi simple. Je ne crois pas que nous puissions continuer à croire dans ce qui a été une certaine image de la raison pour les encyclopédistes et pour la Révolution française, une espèce de déesse qui, en dehors du monde et au-dessus des événements, dirigerait du dehors tout le cours de l’histoire humaine. Non, il y a des formes différentes de raison. Celle du mathématicien n’est pas exactement la même que celle de quelqu’un qui travaille dans les sciences humaines, mais il y a pourtant quelque chose de commun : cette exigence de pensée critique, cette confiance accordée à la démarche de l’intelligence rationnelle dès lors qu’on s’efforce, avant de juger, de comprendre ; ce qui suppose aussi le rejet radical de comportements fondés sur le refus des autres, les engagements passionnels, le fanatisme, l’intolérance. Comprendre, ça veut dire que, en essayant de comprendre, vous sortez du cadre dans lequel vous êtes habitué à penser, vous vous situez ailleurs, pour essayer de vous voir vousmême avec l’œil d’autrui. C’est une opération, évidemment, qui n’est pas très facile à réussir, mais à laquelle je crois sur tous les plans, sur le plan scientifique, comme sur le plan politique. Je ne crois pas pour ma part qu’il y ait d’autre attitude possible que d’être progressiste. Le progressisme, je l’ai souvent dit, c’est avant tout l’antifascisme. Il faut donc toujours examiner dans quelle situation nous vivons, essayer de comprendre, analyser, faire le point. Or, à un moment donné, le marxisme est apparu comme un

instrument de type intellectuel et rationnel permettant de donner un sens à l’histoire, de comprendre le passé. Les choses se font sur cette terre, avec des hommes en chair et en os, avec leurs besoins, leurs techniques, et aussi leurs espoirs et leurs conflits. Le marxisme reste pour moi une des analyses dont on ne peut pas se passer : on ne peut comprendre le développement du e e capitalisme au XIX et au début du XX siècle sans lui. Marx m’apparaît comme un des plus importants penseurs de la fin du siècle dernier ; c’est pourquoi je ne céderai pas à la mode qui consiste à cracher sur lui. En tant que lecteur de Marx, je pense que notre devoir d’intellectuels est de considérer le mouvement historique, la réalité sociale, les nouveautés, d’en entreprendre l’analyse, sans se laisser aller au pessimisme ni céder à ces inclinations habituelles, ces pulsions que sont le chauvinisme, l’exclusion, la haine de l’autre – tout ce qui, pour moi, est le mal absolu. Alors, si je dis cela et si je me sens par conséquent encore engagé dans la vie publique, ça veut dire que je ne peux pas accepter une formule du type lévi-straussien, si c’est la sienne : « La seule chose qu’il faut savoir, c’est qu’il n’y a rien à savoir ! » Cette formule ne serait vraie que si savoir voulait dire : trouver dans une vérité éternelle résidant au ciel ou inscrite depuis toujours dans l’histoire la signification du monde, le sens de notre vie. Mais un tel type de savoir n’existe pas. La seule chose que nous pouvons, que nous devons savoir, c’est que l’aménagement du monde, l’aménagement de la société et la conduite de notre vie sont notre affaire, que c’est nous qui leur donnons un sens ; ça n’a pas d’autre sens que celui que, ensemble, les hommes veulent leur donner et que chacun de nous, sous sa responsabilité et par son choix, décide

de donner à sa propre vie. C’est dans cette mesure que, avec toutes les réserves qui s’imposent à l’historien, on peut dire qu’en la vivant les hommes font aussi leur histoire.

1. Cf. supra, « Socrate géorgien », ici.

Quand quelqu’un frappe à la porte… Il y a dix ans seulement, les gens de ma génération pouvaient encore s’étonner en constatant que la religion n’appartenait pas uniquement au passé, mais bel et bien au présent. Cependant, on s’habitue sans doute à son propre étonnement, si bien qu’à la fin on ne s’étonne plus. Et il est vrai qu’aujourd’hui la résurgence de la religion a pris une ampleur considérable. De même, d’ailleurs, que la résurgence des nationalismes. Alors que, dans les convictions intellectuelles qui étaient les miennes, religion et nationalisme semblaient appelés à disparaître – pour des raisons de même ordre, économique, politique, scientifique, mais aussi, à mes yeux du moins, pour des raisons éthiques. Pensant que l’histoire avait un sens – comme le croyaient les communistes, mais aussi tous les intellectuels progressistes de ma génération –, j’en concluais tout naturel-lement que le nationalisme et l’esprit religieux n’étaient que des survivances. Mais il est vrai que cette aspiration éthique, qui nous faisait envisager ainsi le devenir du monde, était elle-même une forme de croyance. Une croyance qui, pour moi, remonte loin, puisque ma première adhésion à une association, qui s’appelait l’Association

internationale des athées révolutionnaires, date de ma seizième ou de ma dix-septième année… Par la suite, c’est la Grèce qui m’a conduit à m’intéresser à la religion. Quand je me suis engagé dans la recherche, en entrant au CNRS en 1948, c’était pour préparer une thèse sur le travail chez Platon. Réfléchissant au problème de la catégorie du travail chez cet auteur, je me suis aperçu que je concevais le travail comme une sorte de pierre inamovible, alors qu’il était nécessaire de voir comment elle se trouvait de fait posée dans la Grèce ancienne, voire même de constater qu’il n’y avait tout simplement pas de pierre. Étudiant Hésiode, je me suis demandé comment il était possible de parler du travail agricole comme d’une activité d’ordre technique ou économique, alors qu’il relevait aussi essentiellement de la religion.

Mais, au fait, qu’est-ce que la religion ? De quoi parle-t-on quand on utilise ce terme « religion » ? Du domaine du religieux, c’est-à-dire d’un espace social, intellectuel et personnel distinct du reste de la vie collective. Aujourd’hui, on ne peut pas parler de religion sans supposer une Église ou, tout au moins, une institution particulière. On implique aussi, par ce terme, un ensemble de rites, de conduites codifiées. Sans oublier un corps de croyances qui prennent une forme particulière, enracinées qu’elles sont dans une révélation, se référant à un Livre qui détient un statut de vérité. C’est dire que le domaine du religieux possède une identité bien définie, différente des autres types de pratiques sociales, même si ce domaine n’a pas cessé (et continue d’ailleurs) de se modifier sous nos yeux.

A la différence de nos sociétés occidentales où, chez beaucoup de croyants, la religion est vécue comme relevant du domaine personnel et privé, on peut dire qu’en Grèce le religieux est partout, c’est-à-dire nulle part. Pour les religions du livre, les monothéismes reposant sur des Églises organisées, la séparation est nette entre Dieu et le monde, entre un être absolument transcendant et le monde où nous vivons. De même qu’entre le sacré et le profane. De même enfin qu’il existe une ligne de démarcation nettement tracée entre croyance et incroyance. Mais c’est précisément parce qu’il existe un credo, un dogme, que quelqu’un peut affirmer : « Je suis un incroyant. » Autrement dit, l’engagement religieux dans cet espace qui nous est le plus familier est lié à des certitudes élaborées tout au long d’un travail de réflexion théologique, il repose sur l’adhésion de l’intelligence à un certain type de discours concernant le divin et ses rapports avec l’homme. Rien de tel en Grèce. On peut même dire que, pour les Grecs, il n’existe pas de religion, mais des cultes. D’ailleurs, les termes employés pour en parler (nomizein, therapeuein) signifient soit « suivre la coutume », soit « servir les dieux », entendez par là : leur rendre un culte, leur rendre les honneurs qui leur sont dus. On peut même dire, sans que cela soit paradoxal, qu’en Grèce il n’est pas nécessaire de « croire ». Prenons un exemple : en participant aux fêtes publiques, un homme rend aux dieux le culte qui convient ; il est convaincu des effets bénéfiques de ce culte pour lui-même et pour l’ensemble de la communauté, puisque c’est celui que rendaient ses ancêtres et que rendent ceux qu’il considère comme formant la communauté dont il fait partie. Mais cet homme peut, comme le Superstitieux décrit par Théophraste, se demander sans cesse s’il n’y a pas un dieu qui le guette au coin de la rue. Il peut être aussi un véritable sceptique,

selon le modèle de Protagoras qui dit qu’on ne peut rien savoir de l’existence des dieux. Il peut enfin ressembler à l’incrédule radical que personnifie Critias, l’un des trente tyrans athéniens, qui déclare que les dieux sont des inventions destinées à maintenir les hommes en état de sujétion. Mais incrédulité n’est pas incroyance. Ainsi, il n’est pas pensable que Critias refuse de participer aux fêtes de la cité ou qu’il n’accomplisse pas, dans toutes les occasions de sa vie privée comme dans ses fonctions publiques, les sacrifices qui s’imposent – impensable en somme qu’il ne respecte pas l’ensemble des actes cultuels. Pourquoi ? Parce que dans ce type de culte (je ne dis pas de « religion »), de relation avec la divinité, de gestion du sacré, l’attitude intellectuelle, même lorsqu’elle est hypercritique, n’atteint pas de plein fouet le domaine religieux. Parce que, à la différence de ce qui se passe dans notre monde, le noyau religieux chez les Grecs est ailleurs. Tandis que, chez nous, on peut en effet dire de quelqu’un : « C’est un incroyant », signifiant par là que la personne en question est hors de l’Église et imperméable à la foi. Dire de Critias, aristocrate de très grande famille, qu’il peut, dans la pratique rituelle quotidienne, tout faire comme tout le monde sans qu’il s’agisse là d’hypocrisie, c’est dire d’une autre façon que, s’il n’accomplissait pas ce culte, Critias cesserait d’être Critias, cesserait d’être athénien, cesserait somme toute d’être ce qu’il est. Parce que Critias vit dans un univers où le religieux est injecté partout, c’est-àdire dans un univers où le rapport avec le divin existe à tous les échelons de la vie, depuis l’acte le plus prosaïque jusqu’aux cérémonies les plus solennelles. Tout ce qui concerne la vie privée, tout ce qui concerne la vie publique est impliqué dans du religieux, c’est-à-dire dans quelque chose qui dépasse ce qui est en jeu dans tel ou tel acte particulier de la vie.

Religion et vie sociale Il fut un temps où l’Église catholique prétendait elle aussi régenter l’ensemble de la vie sociale et intellectuelle. La nouveauté e du XX siècle tient à l’existence, en face des croyants, de ceux qui se nomment eux-mêmes incroyants, comme l’étaient les libertins ou les libres-penseurs, mais dont la manifestation d’incroyance ne rend pas pour autant problématique leur appartenance à la collectivité. Lorsque la façon même dont cette collectivité pense son existence est mise en question (comme on l’a vu récemment avec la Pologne notamment), nationalisme et résurgence du religieux marchent souvent de pair. Face à une oppression qu’ils subissaient comme étrangère, d’autant plus qu’elle leur était imposée par des non-catholiques, les Polonais ont fait de l’Église le noyau de la continuité nationale. D’une manière générale, il est évident que le religieux imprègne l’ensemble de la vie sociale, la manière dont les gens ont le sentiment d’exister, dont ils conçoivent leurs rapports avec leurs enfants, leurs petits-enfants, la manière dont ils parlent. D’où le rapport très étroit entre, d’une part, l’identité personnelle, la cohésion sociale, l’idée d’une communauté et, d’autre part, ce religieux qui peut prendre des formes très diverses. Il existe une notion indienne, qu’on appelle la dette, qui se rapporte à ce que signifie pour un homme le fait de naître et de commencer d’exister. Pourquoi suis-je ici ? Quelle est la signification de cette existence ? Le fait de me rattacher à mes parents et grands-parents dit bien que ma propre existence n’est pas autosuffisante, mais que je dépends, que je suis en dette, autrement dit que ce que j’expérimente en moi, mes rapports avec autrui, ma vie elle-même renvoient à quelque chose qui est différent de moi.

La religion est comme le langage. A la fois moyen de penser le monde et de se penser soi-même, de communiquer avec autrui et d’être au-delà de ces divers niveaux de communication, la langue suppose toujours qu’on se serve de signes qui renvoient à autre chose qu’eux-mêmes. Au-delà des signifiants que nous manions existe toujours un signifié que nous visons, sans jamais pouvoir l’atteindre directement. La religion est peut-être, d’une certaine façon, un autre aspect du langage. Moyen de communiquer, d’établir le lien social, elle est comme l’extrême pointe de ce que moi, en tant qu’incroyant, j’appelle la fonction symbolique. En face d’un outil, d’une œuvre d’art ou d’une théorie scientifique, on est chaque fois en face de signes et de matériaux qui n’ont de sens que si, les traversant, on tend, audelà d’eux, vers quelque chose qu’ils ne sont pas. La religion, c’est cela aussi. Ce phénomène est loin d’être simple, constant, uniforme. La façon dont je viens de le définir est si générale qu’elle ne nous fait pas plus connaître les religions qu’une définition du langage ne nous renseigne sur la diversité des langues. La configuration particulière qui nous est apparue s’agissant de la Pologne, on peut l’observer dans le cas de l’islam, dans la limite des instruments de compréhension qui sont à notre disposition. Les musulmans refusent une modernité qui modifierait radicalement leur vie, comme le shah d’Iran a tenté de le faire dans les dernières années de son règne. De quelle autre solution que le refus pourraient disposer les musulmans, quand on brise ainsi totalement leur système de vie, leur système d’identité ? Comment, dès lors, s’étonner de ce refus de l’Occident et de ce que ce refus prenne la forme d’un retour à l’enfance, à ce qu’on leur a appris ? Comme tel vieil homme juif, agnostique, à qui l’on demandait pourquoi, ne croyant pas vraiment, il allait cependant

à la synagogue et qui eut alors cette réponse admirable, lumineuse : « Parce qu’à la synagogue je suis sûr de rencontrer des juifs. »

La résistance au totalitarisme Toute vie sociale implique une ritualisation des pratiques. S’il en va de même dans le domaine religieux, celui-ci comprend, en plus, ce qu’on appelle la transcendance. Et l’accès à cette transcendance ne peut se faire que par une cassure, par le saut qu’exige le passage de l’imparfait au parfait, du relatif à l’absolu, du fini à l’infini. Et c’est bien là que réside la seule preuve de l’existence de Dieu qui possède une certaine consistance : entre le fini et l’infini, il n’y a tout simplement pas de commune mesure. On ne peut pas passer de l’un à l’autre comme si on ajoutait sans cesse des bouts de ficelle à d’autres bouts de ficelle en se disant que, de cette manière, on finira par atteindre l’infini. On ne peut pas continuer « à l’infini ». On continue « indéfiniment », ce qui n’est pas du tout la même chose. Le religieux est le domaine qui fait, de cette transcendance de tous les systèmes de signes humains par rapport à ce qu’ils signifient, un objet qui est le divin, conçu comme le transcendant à l’état pur. L’être humain dispose d’un ensemble de constructions mentales à travers lesquelles il appréhende le monde extérieur et se fabrique la vision qu’il a de ce monde. Le mathématicien, tout comme l’artiste, ne procède pas autrement. C’est cette pensée symbolique qui fait que l’être humain est le seul être vivant qui construise un monde d’intermédiaires entre lui et la nature, entre lui et les autres, entre lui et lui-même. Cette transcendance du divin prend des formes diverses suivant les religions. Pour les Grecs, les dieux en tant qu’Immortels

bienheureux sont transcendants par rapport aux hommes, voués au trépas et au malheur. Ils ne sont pas transcendants par rapport au monde : ils sont nés de lui et résident en lui. Le religieux peut revêtir bien des aspects, en dehors ou à côté de cette quête d’absolu : conformisme social, besoin d’un retour vers ses racines, désir de communiquer avec autrui, de savoir qui l’on est ; il est aussi, dans certains cas, un moyen de défense contre tout ce qui aliène ou opprime. C’est ainsi qu’en Pologne le maintien de l’Église comme institution indépendante du pouvoir a empêché ce pouvoir d’appliquer un totalitarisme absolu et d’exercer un contrôle sur l’ensemble de la vie sociale. Comme me l’a fait remarquer Emmanuel Terray, pour ceux d’entre nous qui ont appartenu à la tradition marxiste et y appartiennent encore par certains côtés, qui pensent qu’une référence à une transcendance objectivée, conçue sous forme de doctrine, est inéluctablement génératrice de risques totalitaires parce que cette référence devient dès lors un instrument pour transformer la société au nom de cette doctrine, il n’est pas toujours confortable d’entendre, par exemple, des intellectuels tchèques expliquer que la transcendance objectivée n’est plus une transcendance dès lors qu’elle est énoncée en des termes finis et donc humains ; que la transcendance en elle-même n’est pas objet mais mouvement, n’est pas substance mais dépassement du fini, et qu’une transcendance ainsi conçue est, à leurs yeux, la seule garantie de liberté pour l’individu, dans la mesure où, s’enracinant dans une notion non objectivée, elle permet du même coup à cet individu de trouver en lui-même de quoi remettre en question toutes les limitations, toutes les oppressions qu’il peut avoir à subir. Vu sous cet angle, quel que soit le désagrément intellectuel que cette analyse peut nous procurer, le religieux a en effet joué (et pourra peut-être encore jouer) un rôle indéniable : celui de garantir au

mieux la liberté et d’offrir les meilleurs fondements de résistance au totalitarisme. J’ai connu en Union soviétique un homme, Panine, qui était le héros de Soljenitsyne avant qu’ils ne se brouillent. Au cours des conversations que j’ai pu avoir avec lui, j’ai compris que c’était aussi la religion qui avait permis à tant de gens de supporter l’épreuve des camps. Incroyant à l’origine, Panine est devenu chrétien au camp. C’est cette conversion qui l’a, à la fois, maintenu en vie et rendu inentamable, dans un système – le système totalitaire – qui est tout autre chose qu’une dictature et que caractérise le fait qu’il y est impossible à l’individu de penser certaines choses. J’ai coutume de dire que le système totalitaire, c’est celui qui fait qu’un homme assis aux toilettes, dans la solitude que lui procurent la porte fermée et le verrou poussé, est pris d’angoisse, de terreur et d’un intense sentiment de culpabilité si lui vient soudain à l’esprit une idée subversive ou insolite. Dans un système totalitaire, en effet, on adhère à sa peur, on devient lisse, sans plus aucun endroit auquel on puisse s’accrocher et d’où l’on soit en mesure de refuser. C’est dans un tel système que la transcendance peut devenir pour certains un moyen de refuser tout ce qui est de l’ordre du donné, donné social, donné de pouvoir. Dans un système comme celui qu’a été, pendant un temps, le système soviétique, c’était ce genre d’individus qui résistaient, pareils à un grain de sable, mais un grain de sable incassable. La machine totalitaire avait beau faire, l’homme en question était toujours là. Ce système n’empêchait d’ailleurs pas les communistes d’avoir toutes les qualités d’âme imaginables et, à l’intérieur d’euxmêmes, la transcendance la plus tenace qui fût. Tout comme c’est grâce à cette transcendance que Panine a pu tenir. Mais cela n’empêche pas que, s’il avait été en mesure de gouverner, je ne lui

aurais pas pour autant confié le gou-vernement. De la même façon 1 que, lisant le dernier texte de Soljenitsyne , on se dit qu’il vaut mieux qu’il ne devienne pas le maître de toutes les Russies !

L’abominable homme des neiges Autre problème posé par le retour du religieux, même s’il combat le totalitarisme : la manière dont il s’accompagne d’un phénomène d’excessive crédulité. Je pense, par exemple, aux expériences d’un neurologue soviétique de réputation inter-nationale, au reste parfaitement justifiée, Achille Louria : dans son laboratoire, on montait des expériences dont des témoins m’ont dit que, contrairement à celles qui eurent lieu en France dans les années vingt, elles ne pouvaient que laisser sceptique tout être normalement constitué : c’est ainsi que, bandant les yeux des sujets sans prendre toutes les précautions nécessaires, on testait chez certaines femmes leur capacité de vision extra-oculaire, capacité qui leur permettait, par exemple, de voir avec le bout de leurs doigts et autres fadaises. Je pense également aux expéditions montées par des historiens soviétiques dans le Caucase à la recherche de l’homme des neiges. Venu donner en France des conférences sur ce sujet, au cours desquelles on lui rétorqua évidemment que l’homme des neiges était manifestement le fruit d’une légende, l’un de ces historiens nous répondit : « Mais enfin, vous ne regardez pas les parvis de vos cathédrales ? Ces personnages humains anormalement poilus, où voulez-vous que vos ancêtres soient allés les chercher ? C’était évidemment l’homme des neiges ! » Je me rappelle lui avoir demandé s’il fallait conclure, sous prétexte que les vases grecs portaient des sirènes et des centaures, que ces êtres mythologiques

avaient peuplé pour de bon la Grèce antique. Son discours était d’autant plus stupéfiant qu’il était membre de l’Académie des sciences et, de surcroît, grand spécialiste de la Révolution française ! Mais aucun pays n’est sans doute à l’abri de telles divagations quand on sait qu’une thèse de doctorat vétérinaire a été soutenue à Paris sur l’existence des centaures. Il est vrai que c’était en 1921. Comme me le disait, il y a peu de temps, un Soviétique, en URSS aujourd’hui, tout le monde, ou presque, est prêt à croire n’importe quoi.

Les croyants du Parti communiste La croyance est bien autre chose que la fidélité. Dès les années trente, j’ai connu au Parti communiste toutes sortes de croyants, un peu comme chez les Grecs, depuis le Superstitieux de Théophraste jusqu’au curieux modèle de Critias. Et, comme il existe diverses manières de pratiquer et de faire jouer la croyance, il existait au sein du Parti communiste français de nombreuses façons de lire les Livres, les textes de base auxquels on se référait sans cesse. Il y a toujours évidemment des autorités pour décréter quelle est la lecture orthodoxe de ces textes. Mais les façons de lire établies par cette autorité étant elles-mêmes changeantes au gré des circonstances politiques, les modes de croyance pouvaient varier selon les individus. J’ai connu de bons communistes, à commencer par moimême, qui étaient totalement incrédules sur le terrain de l’idéologie, après la guerre comme ils l’avaient été avant la guerre, mais qui, cependant, demeuraient totalement fidèles sur le plan politique. C’était d’ailleurs une distinction que je soutenais fermement lorsque j’étais communiste : la croyance qu’on éprouve ne se situe pas

nécessairement dans le cadre d’une idéologie. Je disais même que les communistes d’avant-guerre étaient des croyants politiques. C’est-à-dire que c’était la façon dont la politique se dessinait qui comptait à leurs yeux. Ce n’est que par la suite que sont venus les croyants idéologiques, ceux qui avaient absolument besoin d’un système explicatif total, justifiant leur existence. Ce sont d’ailleurs souvent ces derniers qui ont quitté le Parti, alors que je connaissais des croyants tout à fait incroyants qui sont demeurés fidèles jusqu’à leur dernier souffle. Sans parler du type de croyance qu’incarnait Aragon, par exemple, que je ne saurais vraiment pas définir, croyance au-delà du dernier souffle même, puisqu’il eût été pour lui impensable que ses obsèques n’aient pas lieu, et de manière officielle, au sein de l’« Église ».

La dette et le sens La science, la raison, l’universel, par définition en quelque sorte, n’ont rien à dire à l’individu, en particulier sur la question du sens. La science peut s’exprimer sur la question des faits, sur la question des causes, mais pas sur celle du sens. Et il y avait bien de l’illusion à croire, comme nous le faisions alors, que le mouvement de l’histoire, en nous faisant passer de la nécessité à la liberté, réglerait pour chacun d’entre nous la question du sens. Dans tout cela, pourtant, je me débrouillais comme je le pouvais, je me bricolais des réponses. Aujourd’hui, c’est en tendant vers une sagesse non religieuse – à la manière des Antiques sans doute, on ne se refait pas… – que je chercherais un début de réponse à cette question du sens. Le sens que nous donnons à notre existence, à nos amitiés, à notre façon de penser. Je dis : que nous donnons, car, en eux-mêmes, ni le monde

ni la vie n’ont de sens. Et ce sens aussi qui vient de ce que, à regarder les choses en essayant de s’en distancier, on acquiert peut être une forme de sagesse – que chacun met où il le veut, où il le peut, la question étant éminemment personnelle. Et cette sagesse-là jette sur la religion un regard qui tend à se rapprocher de celui de Spinoza : on regarde, on observe, on cherche, on se demande pourquoi c’est comme cela et ce que cela veut dire. Dans une société telle que la nôtre, faite d’exhibition et d’indifférence, chacun prétend pouvoir mener sa barque comme il l’entend. Mais le sentiment de la dette demeure néanmoins chez un grand nombre de gens, sous des formes variées. Germaine Tillion avait raison de dire récemment, lors d’une émission télévisée, que lorsque quelqu’un frappe à la porte, il y a ceux qui ouvrent et ceux qui n’ouvrent pas. Celui qui ouvre, c’est celui qui se sait en dette. Les Grecs disaient déjà qu’il fallait ouvrir quand on venait frapper chez vous, parce que, n’est-ce pas, comment savoir si le vieux clochard qui empuantit alors votre jardin n’est pas en réalité un dieu venu vous visiter pour voir si vous vous sentez bien en dette ?

1. Comment réaménager notre Russie ? Réflexions dans la mesure de mes forces, Paris, 1990.

Sources Mis à part les textes inédits, les chapitres de ce volume, suivant les cas, remanient profondément, modifient à peine ou reprennent telles quelles des pages publiées dont voici les sources : « Fragments d’un itinéraire » Tisser l’amitié : d’après un entretien avec S. Jankélévitch, paru dans Autrement, série Morales n° 17, février 1995, L’Amitié, p. 188202. Les étapes d’un cheminement : d’après « Un autre regard sur la Grèce ancienne », entretien avec M. Mounier-Kuhn, Courrier du CNRS, n° 59. Chercheur au CNRS : « Pour un centre de recherches », discours prononcé le 18 décembre 1984, lors de la remise de la Médaille d’or du CNRS à J.-P. Vernant par H. Curien, ministre de la Recherche et de la Technologie. La Grèce, hier et aujourd’hui : entretien avec Stella Georgoudi, préface à l’édition grecque de Mythe et Pensée en Grèce ancienne, Athènes, Éd.I.Zacharopoulos, 1975 (rééd.1989). De l’Autre au Même : d’après « Établir un ordre et le brouiller en même temps », entretien avec G. Pessis-Pasternak, Le Matin, 28-29 décembre 1985, et « Pour les beaux yeux de la Gorgone », entretien avec M. Hechter, Libération, 5 novembre 1985. La fabrique de soi : d’après

« Nouvelle histoire de la Grèce ancienne », entretien avec H. Monsacré, Magazine littéraire, juin 1986, p. 92-97. La mort dans les yeux : Espaces. Journal de psychanalyse, 13-14, printemps 1986, p. 75-83 ; questions de P. Kahn. La religion objet de science ? : « Les sciences religieuses entre la sociologie, le comparatisme et l’anthropo-logie », in Cent Ans de sciences religieuses en France, Paris, 1987, p. 79-88. Questions de méthode : « Raison, mythe et société dans la Grèce antique », entretien avec M. Godelier et M. Caveing, Raison présente, 35, 1975, p. 7-30. « Psychologie et anthropologie historiques » Lire Meyerson : POUR UNE PSYCHOLOGIE HISTORIQUE : préface à I. Meyerson, Écrits 1920-1983, Paris, 1987, p. 5-9. « LES FONCTIONS ŒUVRES » : préface à I. Meyerson, Psicologia storica, Pise, 1989, p. 7-13. L’INACHEVÉ ET LE CONSTRUIT : « Psychisme et histoire », Technologies, idéologies, pratiques, VIII, 1987, p. 9-13. LE « REGARD » D’IGNACE MEYERSON : entretien avec Chr. Jacob et H. Monsacré, Préfaces, I, 1987, p. 127-130. Psychologie historique et expérience sociale : inédit, 1950. Aspects de la personne dans l’œuvre de Jules Renard : préface à G. Hirzel, Aspects de la personne dans l’œuvre de Jules Renard, Clamecy, 1987, p. 31-34. Sur l’Anthropologie de la Grèce antique : préface à L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1968, p. IV. Les Grecs sans miracle de Louis Gernet : préface à L. Gernet, PSYCHOLOGIQUES ET LES

Les Grecs sans miracle, Paris, 1983, p. 7-13. L’homme grec : introduction à L’Homme grec, sous la direction de J.-P. Vernant, Paris, 1993, p. 7-29.

« Raison, rationalités grecques » Raison d’hier et d’aujourd’hui : Cahiers rationalistes, 235, février 1966. Formes de croyance et de rationalité en Grèce : Archives de sciences sociales des religions, 163, 1987, p. 115-123. L’avènement de la pensée rationnelle : d’après un entretien avec St. Deligeorges et J. Deschamps, Science et Avenir, n° 56. Rationalité et politique. A propos de Clisthène : préface à Clisthène et la Démocratie athénienne, Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 553, Paris, 1995, p. 7-14. « Mythologies » Le problème mythologique : « Grèce. Le problème mythologique », in Dictionnaire des mythologies, sous la direction d’Y. Bonnefoy, Paris, 1981, p. 473-474. La longue vie des dieux grecs : Le Grand Atlas des religions, sous la dir. de Ch. Baladier, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1988, p. 74-75. Cosmogonie : « Cosmogoniques (mythes). La Grèce », in Dictionnaire des mythologies, p. 252-260. Théogonie : « Théogonie et mythes de souveraineté. En Grèce », in Dictionnaire des mythologies, p. 11051109. Prométhée : extrait de « Sacrifice. Les mythes grecs », in Dictionnaire des mythologies, p. 1022-1024. Œdipe : Dictionnaire des mythologies, p. 804-806. Le châtiment des Danaïdes : Revue de l’Histoire des religions, 178, 1970, p. 78-80, à propos de H.P. Jacques, Mythologie et Psychanalyse. Le châtiment des Danaïdes, Ottawa, 1969. Légendes du matricide : Revue de l’Histoire des religions, 162, 1962, p. 89-92, à propos de M. Delcourt, Oreste et Alcméon. Étude sur la pro-jection légendaire du matricide en Grèce, Paris, 1959. Péril et vertu du souillé : Journal de Psychologie, 71, 1974, p. 378-380, à propos de M. Douglas, De la

souillure. Essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, 1971. Maîtres de vérité : Archives de sociologie des religions, à propos de M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967 (nouvelle éd. 1995). Le mythe au réfléchi : Le Temps de la réflexion, I, 1980, p. 21-25. « Image, imaginaire, imagination » De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence : Image et Signification, Rencontres de l’École du Louvre, Paris, 1983, p. 25-37. Figuration et image : Métis, V, 1990, p. 225-238. Les semblances de Pandora : inédit, à paraître dans Le Métier du mythe. Hésiode et ses vérités, sous la direction de F. Blaise, P. Judet de la Combe, Ph. Rousseau. Vu de face : inédit, « Prosôpon. Valeurs grecques du masque et du visage », rapport de soutenance pour la thèse de Fr. Frontisi, 1987. Sous le regard d’autrui : inédit. « Du tragique » Un théâtre de la cité : « Le dieu masqué de la tragédie », entretien avec M. Raoul-Davis et B. Sobel, Théâtre public, 88-89, juilletoctobre 1989. Œdipe, notre contemporain ? : entretien avec M. Millon, Travail théâtral, 30, 1978, p. 4-22. La tragédie d’Hector : « Proche et lointaine Iliade », préface à J. Redfield, La Tragédie d’Hector, Paris, 1984, p. 5-12. Le Cyclope entre l’Odyssée et les Bacchantes : Le Sphinx, 1, juin 1993, p. 3-5. Actualité de la tragédie ? : « Retour du tragique ? », in Pallas, XXXVIII, 1992, Actes du colloque international de Toulouse, p. 7-10. L’identité tragique : inédit, à paraître dans Arion, à propos de R. Padel, In and Out the Mind. Greek Images of the Tragic Self, Princeton, 1992.

« Mortalité, immortalité » La « belle mort » d’Achille : Autrement, série Morales n° 3, 1991, L’Honneur. Image de soi ou don de soi : un idéal équivoque. Corps divin, corps immortel : « Présentation », Le Temps de la réflexion, VII, 1986, Le Corps des dieux, p. 9-15. Splendeur divine : L’Homme, XI, 1, 1971, p. 100-103, à propos de E. Cassin, La Splendeur divine. Introduction à l’étude de la mentalité mésopotamienne, Paris-La Haye, 1968. Psyché : double du corps ou reflet du divin ? : « Psuché : simulacre du corps ou image du divin ? », Nouvelle Revue de psychanalyse, XLIV, automne 1991, Destins de l’image, p. 223-230. Temps stoïcien, temps des hommes : Journal de Psychologie, 52, 1955, p. 319-320, à propos de V. Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’Idée de temps, Paris, 1953. « Politique : dedans dehors » Le PCF et la révolution algérienne : Voies nouvelles, 9, 1959, p. 47, signé Jean Gerôme. Lettre de la cellule Sorbonne-Lettres (10 octobre 1958) : Voies nouvelles, 5, novembre 1958. Portrait e d’un militant : Victor Leduc : Raison présente, 110, 2 trimestre 1994, p. 1-5. Mai 68 : « La stratégie du Parti », document 346 du Journal de la Commune étudiante, sous la direction d’A. Schnapp et P. Vidal-Naquet, Paris, 2e éd., 1988. Le trou noir du communisme : extrait de « Dieu(x), Athènes et les hommes », d’après un entretien avec J. Rony, Pano-ramiques, 1992. 1940 : les vieux démons : « Pour que vive la France », L’Histoire, 129, 1990, p. 5. Copernic : « Après la bombe de la rue Copernic », inédit, novembre 1980. Des extraits de ce texte, signé par une vingtaine de personnalités ayant

joué un rôle important dans la Résistance, ont été publiés dans la presse. « Paris-Moscou » Réflexions sur le stalinisme français : publié dans N. Dioujeva et Fr. George, Staline à Paris, Paris, 1982, p. 11-18. Socrate géorgien : Libération, 1er août 1991, à propos de M. Mamar-dachvili, La Pensée empêchée, Entretiens avec A. Epelboin, Le Revest, s.d. Rencontre à Moscou : « Libérez Fiodorov et Mourjenko ! », Le Nouvel Observateur, 11 décembre 1982, p. 101-102. A l’heure actuelle : d’après un entretien avec L. Canfora, Quaderni di Storia, 35, 1992, p. 75-82. Quand quelqu’un frappe à la porte… : Le Genre humain, n° 23, 1991 (« Le religieux dans le politique »), p. 918.