Entre corps et psyché : les addictions 9782842542283

Les addictions interrogent les cliniciens par leur situation au carrefour du soma et de la psyché, car elles détournent

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Entre corps et psyché : les addictions
 9782842542283

Table of contents :
LISTE DES AUTEURS
SOMMAIRE
Introduction
PARTIE 1. CONCEPTS ET NOTIONS SPÉCIFIQUES
Passions et addictions
Passions addictives, passions en négatif
Entre corps et addiction : la psyché éclipsée
Les mécanismes fondamentaux de la dépendance
Déterminants des conduites à risque
Conduites à risque et addiction
PARTIE 2. ADDICTIONS ET CRÉATION
Créativité et addictions
Dostoïevski, P. K. Dick et les addictions
L’ivresse dionysiaque : Giacometti, Brel
Et si Haddock avait connu les jeux vidéos ?
Approches cognitivo-comportementales des addictions
Autisme, addiction et somatisation : les psychopathologies de l’étayage
PARTIE 3. TRAITEMENTS DES ADDICTIONS
Addictions et relaxation
L’addiction est une expérience, soigner est aider à la repenser
Temporalité du traitement d’une addictée
Famille et addictions
Psychanalyse et substitution
Bibliographie

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Entre corps et psyché : les addictions

COLLECTION PLURIELS DE LA PSYCHÉ La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. Cupa, E. Adda Comité de rédaction C. Anzieu-Premmereur, G. Pirlot A. Sirota Comité de lecture P. Attigui, M. L. Gourdon, H. Lisandre S. Missonnier, H. Riazuelo-Deschamps

Éditions EDK 2, rue Troyon 92316 Sèvres Cedex Tél. : 01 55 64 13 93 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Sèvres, 2010 ISBN : 978-2-8425-4146-0 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

Sous la direction de Dominique CUPA, Michel REYNAUD, Vladimir MARINOV et François POMMIER

Entre corps et psyché : les addictions

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LISTE DES AUTEURS

Eliane Allouch, Psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique, Université Paris 13. [email protected] Jean-Pascal Assailly, Psychologue, chargé de recherches à l’INRETS. [email protected] Henri-Jean Aubin, Professeur à la Faculté de Médecine Paris-Sud, Praticien hospitalier, Département d’Addictologie, CHU Paul-Brousse, Villejuif. Chef du service d’Addictologie, Hôpital Emile-Roux, Limeil-Brévannes. [email protected] Amine Benyamina, Psychiatre, praticien hospitalier, médecin responsable du Centre d’Enseignement, de Recherche et de Traitement des Addictions, CHU Paul-Brousse, Villejuif. [email protected] Bernard Brusset, Psychiatre, psychanalyste, membre de la SPP, professeur émérite de l’Université Paris V. [email protected] Dominique Cupa, Psychanalyste, membre de la SPP, professeur de psychopathologie à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense. Directrice du Laboratoire de psychopathologie psychanalytique des Atteintes Somatiques et Identitaires (EA 4430), chef de service de l’Unité de Psycho-néphrologie, AURA, Paris. [email protected] Anne Deburge, Psychanalyste, membre formateur de la SPP, psychosomaticienne, membre formateur de l’Institut de Psychosomatique, Paris. [email protected] 5

François Duparc, Médecin psychiatre, membre formateur de la SPP, membre de l’Institut Psychosomatique de Paris et de l’Association de Psychothérapie Psychanalytique Corporelle (Relaxation Psychanalytique). [email protected] Jean-Pierre Jacques, Médecin, psychanalyste, Bruxelles, membre de l’ACF-Belgique. [email protected] Vladimir Marinov, Psychanalyste, membre de l’Association Psychanalytique de France, professeur de psychopathologie à l’Université de Paris XIII Nord. [email protected] Jacques Miermont, Psychiatre des hôpitaux, coordonnateur de la Fédération de Thérapies Familiales (EPS Paul Guiraud Villejuif ), formateur et chercheur au Centre d’Étude et de Recherche sur la Famille (Paris), président de la Société Française de Thérapie Familiale (Paris). [email protected] Alain Morel, Psychiatre, directeur de l’association Oppelia, secrétaire général de la Fédération française d’addictologie et président de l’Association pour la Recherche et la Promotion des Approches Expérientielles. [email protected] Michel de M’Uzan, Psychanalyste, ancien directeur de l’Institut de psychanalyse de la SPP, membre fondateur de l’Institut de psychosomatique (IPSO), codirecteur de la collection psychanalytique «Le fil rouge», Paris, PUF. [email protected] Gérard Pirlot, Psychiatre, psychanalyste (SPP), professeur de Psychologie clinique et interculturelle, Université Toulouse II, membre du Laboratoire de psychopathologie psychanalytique des Atteintes Somatiques et 6

Identitaires (LASI), EA 4430, Paris Ouest Nanterre La Défense. [email protected] François Pommier, Psychiatre, psychanalyste, professeur de psychopathologie, membre du Laboratoire de psychopathologie psychanalytique des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), EA 4430, Paris Ouest Nanterre La Défense. [email protected] Michel Reynaud, Psychiatre, chef du Département de Psychiatrie et d’Addictologie CHU Paul-Brousse,Villejuif, président du Collège Universitaire en Addictologie, président de la Fédération Française d’Addictologie. [email protected] Serge Tisseron, Psychiatre, psychanalyste, directeur de recherches, membre du Laboratoire de psychopathologie psychanalytique des Atteintes Somatiques et Identitaires (LASI), EA 4430, Paris Ouest Nanterre La Défense. [email protected] Marc Valleur, Psychiatre, psychanalyste, directeur du Centre Marmottan, Paris. [email protected]

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SOMMAIRE Liste des auteurs.............................................................................. 5 D. Cupa, M. Reynaud, V. Marinov et F. Pommier, Introduction ....... 11

PARTIE 1. CONCEPTS ET NOTIONS SPÉCIFIQUES Michel Reynaud, Passions et addictions ........................................... 23 Gérard Pirlot, Passions addictives, passions en négatif ..................... 43 Bernard Brusset, Entre corps et addiction : la psyché éclipsée........... 65 Amine Benyamina, Les mécanismes fondamentaux de la dépendance.............................................. 75 Jean-Pascal Assailly, Déterminants des conduites à risque ................ 81 Anne Deburge, Conduites à risque et addiction ............................. 105

PARTIE 2. ADDICTIONS ET CRÉATION Michel de M’Uzan, Créativité et addictions....................................119 Marc Valleur, Dostoïevski, P. K. Dick et les addictions.................. 125 Vladimir Marinov, L’ivresse dionysiaque : Giacometti, Brel .......... 137 Serge Tisseron, Et si Haddock avait connu les jeux vidéos ? ............ 149 Henri-Jean Aubin, Approches cognitivo-comportementales des addictions.................................................. 157 Eliane Allouch, Autisme, addiction et somatisation : les psychopathologies de l’étayage ......................... 165 9

PARTIE 3. TRAITEMENTS DES ADDICTIONS François Duparc, Addictions et relaxation ..................................... 189 Alain Morel, L’addiction est une expérience, soigner est aider à la repenser ................................... 201 François Pommier, Temporalité du traitement d’une addictée ........ 209 Jacques Miermont, Famille et addictions........................................ 217 Jean-Pierre Jacques, Psychanalyse et substitution............................ 225 Bibliographie .............................................................................. 231

D. CUPA, M. REYNAUD, V. MARINOV et F. POMMIER

Introduction Les addictions interrogent les cliniciens par leur situation au carrefour du soma et de la psyché, car elles détournent les fonctions physiologiques, les sensations et les émotions de leurs conduites de régulation pour des conduites d’excès. Pour certains, ces conduites, dont la source d’excitation est externe, ou du moins perçue comme telle tant le sujet semble soumis à la contrainte, ont pour but de combler un besoin primordial ou de relayer les défaillances internes liées au vécu d’une absence de l’objet primaire. La remise au goût du jour par la psychanalyse du vieux terme d’addiction a permis de souligner l’importance de la composante corporelle de ces manifestations en même temps que l’avancée de la connaissance des neuro-transmetteurs, des mécanismes neurophysiologiques et de la psychologie cognitiviste est venue affiner la connaissance des mécanismes psychologiques. Ces différents cheminements cliniques, théoriques, thérapeutiques créent les conditions d’un débat fructueux dont nous rendons compte en partie dans cet ouvrage. Le tissage agencé entre le soma et la psyché où s’entremêlent ubris et procédés auto-calmants, telle est la trame générale de ce travail organisé selon le double paradigme de l’addictologie bio-psycho-sociale et de la psychanalyse. Des cliniciens et chercheurs de ces deux champs croisent leurs expériences cliniques et leurs hypothèses dans une première partie afin de repérer les possibles stratégies thérapeutiques avec ces sujets dans une dernière partie. Rien apparemment de plus contrasté que l’addiction et la création. Et pourtant dans la tradition antique, Dionysos est le Dieu de la vigne et de l’inspiration. Les processions qui lui étaient dédiées évoquaient par des masques les génies de la terre et de la fécondité. Ce sont ces cortèges qui donnèrent naissance aux représentations du théâtre de la comédie, de la tragédie et du drame satyrique. Que l’ivresse possède un lien avec l’inspiration, Nietzsche l’a fort bien analysé en parlant de la dimension dionysaque de l’art qu’il opposait à sa dimension apollinienne. Nous avons ainsi introduit au cœur de notre ouvrage, quelques réflexions sur l’addiction et la création. 11

Ce faisant, le présent ouvrage se propose moins de donner des réponses définitives aux questions posées par les addictions que d’ouvrir un débat sur une clinique et une production artistique à la fois millénaire et moderne.

Passions, dépendances, conduites à risque et somatisations De l’addiction à la passion, le travail de Gérard Pirlot conduit la réflexion du côté du travail du négatif, chez des sujets « esclaves de la quantité » luttant contre ce vide psychique, « cette dépression blanche », recourant ainsi à l’économie de la perception, vers un retour à l’excitation-sensation. En tant que jouissance au-delà du principe de plaisir, l’addiction comme passion du toxique, devient une quête de limite dans l’hybris, l’excès excitationnel et sensoriel, dans un avortement du travail du négatif. Elle est cette passion en négatif en lien à ce objetchose in-transformable relevant non pas de l’objet transitionnel mais de l’objet transitoire (J. McDougall) toujours « dehors », toujours à recréer, incapable de résoudre durablement le manque interne, l’absence. L’évitement de la rencontre avec l’objet devient alors princeps de la conduite addictive, aux prises avec la position phobique centrale telle qu’André Green a pu la décrire. En prenant comme référence de base, la passion amoureuse faite d’une alternance entre plaisir extrême et manque profond pour comprendre l’installation et l’évolution des mécanismes de dépendance aux produits et à différents comportements, Michel Reynaud, d’un point de vue psycho-pharmacologique, défend l’idée suivant laquelle, dans l’amour comme dans les toxicomanies, « c’est le contraste entre la rapidité d’activation d’un circuit et sa décroissance rapide qui fait l’accroche ». L’auteur développe en particulier le modèle dopaminergique qui permet de décrire et de comprendre les différentes phases et mécanismes des addictions. On voit comment en amont de l’état amoureux, différentes hormones viennent stimuler les voies dopaminergiques renforçant le désir et le plaisir. De la même façon, les différents produits addictifs augmentent le débit de dopamine dans notre système de récompense et de plaisir et plus une drogue est dopamino-stimulante, plus elle induit une dépendance. Il y a chez le sujet dépendant une survalorisation de l’objet du désir et il devient même possible de visualiser les altérations morphologiques et fonctionnelles des sujets dépendants, comparer la dépendance à la cocaïne et celle des vidéos sexuellement 12

stimulantes, voire visualiser au niveau de zones cérébrales spécifiques les images symétriquement inversées de l’état passionnément amoureux et du chagrin d’amour. Tout en reconnaissant la problématique « multi-axiale et transdisciplinaire » des addictions, Bernard Brusset récuse par contre la conception de nature « bio-psycho-sociale » qui tendrait à masquer la dimension centrale de l’organisation psychique sous-jacente et la réorganisation pulsionnelle qui en résulte chez le sujet dépendant. La conduite addictive, qui illustre cliniquement l’ancrage du somatique, est appréhendée par le psychanalyste comme la « négation d’une dépendance affective qui n’en persiste pas moins de diverses manières ». L’auteur insiste tout particulièrement sur « l’effet désobjectalisant de la logique pulsionnelle déspécifiée à divers degrés de gravité » et sur « la circularité des causes et des effets entre différents niveaux somatopsychiques ». Sous couvert du biologique et du génétique, Amine Benyamina dirige la réflexion sur les addictions du côté des mécanismes fondamentaux de la dépendance, en insistant notamment sur leurs caractères multiples et non déterminants. La dépendance ne peut exister qu’à la condition qu’elle interagisse avec la vulnérabilité de l’individu associée à un environnement facilitateur et à la prise d’une substance spécifique. La vulnérabilité de l’individu pour l’addiction est, au-delà de la vulnérabilité psychologique en lien à sa personnalité, son tempérament et son éventuelle pathologie psychiatrique, une vulnérabilité biologique et dépendante du polymorphisme génétique propre. Chaque individu par sa vulnérabilité psychologique, biologique et génétique n’est donc pas égal face à la dépendance addictive. L’environnement doit quant à lui, être facilitateur, offrant l’accès au produit, ouvrant la voie à l’addiction. Les conditions socio-économiques et les constellations familiales ont donc un rôle majeur dans la genèse des conduites addictives. La substance enfin n’est pas choisie au hasard. Le caractère pharmacocinétique du produit explique la recherche différente d’effets pour chaque personne addictée. Dans sa dimension symbolique, le choix du produit ouvre sur un vécu personnel de la dépendance et sur une attente spécifique d’effets en lien notamment à la cinétique du produit et à sa voie d’administration. Il est alors nécessaire pour comprendre les addictions, d’examiner au plus près les interactions de ces trois éléments que sont la vulnérabilité de l’individu, l’environnement et la substance, afin d’élaborer et de mettre en place des stratégies d’interventions précises et ciblées auprès des personnes dépendantes. 13

Jean-Pierre Assailly, quant à lui, pose la question des déterminants des conduites à risque à travers la mise en place de modèles théoriques sous forme de figures géométriques. Partant du concept de situation de danger, l’auteur avance l’idée d’un mouvement pendulaire entre deux besoins : le besoin de protection lié à la figure d’attachement qu’est la mère et le besoin de sensation, de nouveauté, lié au risque. Dans un rapport pendulaire au danger, entre protection et exploration, face à une situation de menace, la mise en place de l’attachement est fréquente, alors qu’à l’inverse, lorsque le sujet se sent suffisamment rassuré, le besoin de risque et d’insécurité se fait ressentir. Le losange du risque souligne que la perception d’un signal de danger est présente dès les débuts des mouvements pendulaires et devient une perception du risque à l’adolescence. Au travers de l’hexagone, les conduites addictives se développent autour d’un certain nombre de contextes sociaux en interaction. Par la figure de la spirale, le texte s’achève sur l’impact de l’environnement familial dans les processus addictifs, soulignant que toute conduite à risque possède un « substrat biologique », et qu’un lien subsiste entre génotype et environnement. Une filiation existerait enfin entre attachement et addiction, dans cette recherche de substances que les « insécurisés » mènent et qui évoque finalement leur histoire infantile. Anne Deburge réfléchit à son tour sur les conduites à risque, dont les conduites addictives font partie, insistant sur la question de l’économie psychique, posant la question de leur lien avec les procédés auto-calmants mettant en jeu la sensori-motricité. Dans une dimension traumatophilique, les conduites à risque, à la différence des procédés auto-calmants, tentent, au prix parfois de l’autoconservation, de maîtriser le danger devenu source de satisfaction. Elles seraient sous-tendues par l’intrication de deux principes de base : la recherche du calme et de la satisfaction. Mais « la satisfaction à différencier selon le principe de plaisir », serait, soit un plaisir « première topique », soit une jouissance « audelà du principe de plaisir ». Le plaisir dans certaines conduites à risque et l’addiction du toxicomane se distinguent donc « selon que domine le plaisir ou la jouissance ». En cela, des conduites addictives sont à considérer du côté de la jouissance, à la recherche d’un « éprouvé exquis », dans un questionnement sur le sentiment de l’identité. L’ivresse face au risque de mort, la répétition de la situation de détresse, soulignent cette recherche du trauma. « Esclave de la quantité », le sujet rechercherait donc l’apaisement de l’excitation par le recours à une autre excitation, pouvant aller dans la jouissance, au-delà du principe de plaisir, vers un sentiment de toute-puissance, « de fusion quasi-océanique ». 14

Par un rapprochement entre autisme, addictions et somatisation, Eliane Allouch postule que ces trois syndromes dériveraient, à des degrés divers, d’échecs de l’étayage des pulsions sexuelles sur les fonctions corporelles, l’autisme en étant le paroxysme. La suprématie de Thanatos sur Eros conduit à ces « états de détresse apocalyptique insupportables », « colmatés » par ces mêmes syndromes, dans un mouvement d’autoconservation paradoxale. A l’image de certaines somatisations, « actes-symptômes », certaines conduites addictives deviennent la seule voie à l’identification. Dans cette quête de « survie de l’identité subjective », l’addiction ainsi que son objet à la fois poison et remède, se rapprocheraient du syndrome autistique. Dans un mélange « du corporel et de l’émotionnel », la conduite addictive devient un moyen de répéter « des stimulations indifférenciées », restées sans signification. Aussi dans un souci de protéger l’identité subjective, dans une tentative d’excitation des zones corporelles muettes et inertes, l’objet addictif est un recours, visant à « exalter cette-présence-substance de l’objet primaire », par des sensations hallucinées, afin que ces zones traumatiques passent du côté de la représentation même quasi délirante.

Création La réflexion de Michel de M’Uzan porte sur le rapport unissant toxicomanie et processus créatif, dans leur lien au drame identitaire qui touche au-delà de la problématique pulsionnelle objectale, au-delà même du narcissisme, l’être défaillant dans ce qu’il a de plus organique au sens freudien du terme. Le toxicomane et l’artiste sont « victimes » d’un destin de « défaillance d’être » à entendre comme une carence existentielle fondamentale pour le toxicomane, dont la chute du tonus identitaire de base se trouve « seulement réparée par la drogue » et une recherche de démantèlement identitaire pour l’artiste, comme condition nécessaire au processus créatif. L’artiste comme le toxicomane se retrouvent dans un moment de saisissement, au cours duquel les frontières de leurs êtres « se dissolvent et s’étirent à l’infini », temps de dépersonnalisation ou d’a-personnalisation recherché par l’artiste, affolant pour le toxicomane, tant il entraîne dans son sillage un désordre de l’être. La différence enfin entre toxicomanie et créativité, se trouve dans la voie d’accès à cet ébranlement identitaire, accès naturel pour le toxicomane, indirect pour l’artiste. 15

Après avoir rappelé que la dépendance doit être considérée initialement comme un moyen, peut-être le meilleur, de faire face aux difficultés de l’existence, Marc Valleur se propose, à partir de Dostoïevski et Philippe K. Dick, de faire le lien entre la problématique initiale de chaque auteur, leur addiction – au jeu pour le premier, aux amphétamines pour le second – et leur créativité. A travers la référence au père, à la loi et à Dieu, mis en scène chez le premier, la perspective d’une nouvelle science-fiction fondée sur les incertitudes du monde lui-même chez le second, Marc Valleur montre bien la double face présente dans la majorité des conduites addictives : recherche de sensations d’une part, refuge dans la répétition d’autre part, l’addiction se révélant au bout du compte à la fois excitante et rassurante. Déferlante de violence et instabilité du corps et du moi, le mythe de Dionysos, dieu de la vigne et de l’inspiration créatrice, illustre pour Vladimir Marinov, le lien unissant l’artiste et l’addicté. Du Charybde de la sauvagerie au Scylla de la culture, le patient addicté et l’artiste sont à l’image de ce dieu arraché prématurément du ventre maternel et greffé violemment dans le corps paternel. En quête d’identité et de formes stables, ils conservent par l’ivresse, cette « prédilection pour l’informe », aux prises avec un deuil impossible, à la recherche de mères de substitution, en lutte contre cette douleur ressentie lors de cet arrachement originaire. L’image de Dionysos « notre étranger de l’intérieur » figure le caractère maniaque de l’addiction et de la création. Cette manie est telle qu’on la retrouve chez Alberto Giacometti ou Jacques Brel « inextricablement liée au rythme de décharge de la pulsion qui s’accélère dans les mouvements corporels précédant la jouissance orgastique ». Le patient addicté et l’artiste se retrouvent « esclaves » d’un paradoxe, entre « la quête d’une liberté effrénée » et celle « d’une possession-excitation maniaque », dans une déambulation à l’infinie, à la recherche « d’un enracinement possible ». La dépendance, à la fois douleur et plaisir, vient enfin combler ce vide, ce trou issu de la sidération face à cette femme folle, cette mère foudroyée, déchiquetée de Dionysos, cette douleur originaire à exorciser et à anesthésier par l’ivresse : « orgasme de l’amour et orgasme de la mort confondus ». Le travail de Serge Tisseron débute, grâce à la figure du capitaine Haddock, sur cet état dépressif associé à un défaut d’estime de soi, que chacun, joueur et buveur, tente de parer par sa pratique. Mais alors que l’alcoolisme d’Haddock lui permet de « libérer » son surmoi, et de « déchaîner » sa sociabilité, les jeux vidéo à l’excès amènent le joueur à l’isolement. La différence est à rechercher dans la dépendance physique 16

absente chez le joueur, aux prises donc avec un comportement compulsif. Cette compulsion aux jeux vidéo dépend du type de jeu, qui est, avant d’être compulsif, un espace de construction personnelle. Il faut alors, pour la prise en charge thérapeutique, savoir si les interactions entre le joueur et son jeu sont d’ordre sensori-moteur ou narratif. Les interactions sensori-motrices peuvent mener à des angoisses archaïques de morcellement, à l’expression d’une violence narcissique, conduisant le joueur, à risque de dépendance, vers une situation compulsive. Les interactions narratives, où la réflexion prévaut sur l’action, réaniment elles, des angoisses plus œdipiennes, engageant le joueur vers un espace symbolique dans lequel s’élabore une mythologie personnelle et familiale, nécessaire pour rendre au joueur compulsif cette estime de soi perdue et l’aider à sortir de ce système compulsif.

Traitements des addictions Le thème des addictions est abordé par Henri-Jean Aubin sur le versant cognitivo-comportemental, conduisant à la complexité des liens entre les déterminants et la rechute dans l’addiction. D’ordre intrapersonnel et/ou interpersonnel, les déterminants se modélisent sur un mode dynamique, moins hiérarchisés que le modèle initial de Marlatt (1985), afin de prévenir au mieux cette rechute. Le modèle initial, comme le montre l’auteur, laissait peu de place au craving. Il soulignait, cependant, combien l’arrêt de l’abstinence pouvait être un facteur central dans le risque de rechute, du fait de la dissonance cognitive, de l’émotion négative, de la culpabilité et de la honte. Le modèle dynamique de Witkiewitz et Marlatt (2004) quant à lui, oriente désormais la réflexion sur la prévention de la rechute, vers une analyse fonctionnelle, un développement de stratégies efficaces afin de faire face à des situations de haut risque, un développement des compétences sociales, une gestion des émotions négatives et une combinaison d’approches thérapeutiques. Le texte de François Duparc invite le lecteur à une réflexion sur la technique et le cadre à proposer aux patients addictés. Considérés souvent comme sans demande, ces patients dans l’agir, ces « impatients » ne pouvant évacuer autrement les affects vécus de façon traumatique que dans le passage à l’acte, peuvent vivre le travail dans le transfert comme un risque de dépendance affective. Des aménagements thérapeutiques, tenant compte de l’expérience du manque de fiabilité chez l’objet 17

primaire, d’où s’origine la prise du toxique devenu objet fétichique, sont nécessaires. Le patient est conduit à dépasser le clivage, le déni et le recours au comportement et « faire confiance à une parole ». Dans la relaxation psychanalytique, par une implication contre-transférentielle nécessaire, le psychanalyste devient cet objet « qui s’offre à revivre avec le patient les traumas occultés ou déniés », cet étayage surmoïque protecteur offrant un environnement suffisamment bon, permettant de lutter contre une compulsion de répétition mortifère. L’auteur propose alors de réfléchir sur cette aire intermédiaire, portant l’attention à ce corps du patient devenu un espace tiers, lieu d’expression de l’excitation psychique non liée à des représentations, visant à éconduire cet objet fétichique, à colmater un vide traumatique dans une « sorte d’hypocondrie contrôlée ». Alain Morel propose, quant à lui, pour le sujet toxicomane, une combinaison de thérapies à la fois corporelles, cognitives, symboliques et sociales permettant d’attaquer l’image voire le stéréotype du sujet dépendant qui, selon lui, constitue un obstacle majeur à l’objectif de soins. Dans ce sens la réduction des risques et la valorisation des ressources de l’usager ouvrent un champ d’interactions positives et sans jugement qui, en contribuant à donner davantage de liberté et d’autonomie au sujet, renforce aussi sa capacité à problématiser pour agir le plus efficacement possible sur sa propre condition. Le travail de cure souvent long avec les patients addictés demande, comme l’énonce François Pommier, « d’animer le rien, d’habiller de parole le vide » et s’inscrit dans la substitution non pas du produit mais de la dépendance se jouant alors dans le transfert. Face à des patients qui posent non sans provocation parfois, sur le devant de la scène, cette mort sinon réelle, tout au moins cette angoisse primordiale, le psychanalyste se trouve confronté à cette « clinique des situations extrêmes » aux prises avec deux forces opposées de vie et de mort, dans une temporalité circulaire, mais dans une tentative de survie. Face au vide du patient addicté, la cure pose inévitablement la question de la temporalité dans sa qualité cadrante et dans sa capacité à ouvrir à l’élaboration du passé, du présent et de l’avenir. Contraint à accepter d’être malléable, à suivre le rythme du patient, le psychanalyste peut proposer au regard du monde « éclaté » de celui-ci, un monde « plus tranquille ». Il conduit ainsi à son tour à cette temporalité originaire qui offre au sujet, par un travail de déliaison de ses associations dans un clivage originaire, la possibilité de transformer ces associations pour que puisse s’élaborer un « sujet transitionnel » et lui permettre ainsi 18

« de rassembler son corps morcelé en une totalité unifiée et conjointement, à retrouver l’altérité. » Jacques Miermont propose un traitement des toxicomanies en suivant une perspective éco-ethno-anthropologique, c’est-à-dire en essayant de comprendre les incidences de la prise de toxique sur l’écosystème personnel, familial et social. C’est en créant une synergie thérapeutique entre dispositif de soins et potentialités thérapeutiques de la famille que l’on peut instituer un climat de confiance et de sécurité propre à la construction d’échanges. Des échanges qui devront, suivant cet auteur, s’orienter préférentiellement vers l’avenir – « Comment s’en sortir ? » – plutôt qu’en référence au passé – « Pourquoi c’est arrivé ? » Faire fonctionner un processus d’accoutumance renforçant les liens à la place de l’accoutumance pathologique à la drogue, telle est la dynamique de travail que nous propose Jacques Miermont en encourageant l’effort de rencontre. Substitution purement pharmacologique ou substitution d’autre chose ? A la pharmacopée de remplacement des drogues ne s’ajoute-t-il pas cet autre chose que Jean-Pierre Jacques appelle la relation d’aide, où ce dire du patient est alors à considérer soit comme « digne d’intérêt » soit « comme un parasitage encombrant » ? L’auteur dénonce certains traitements actuels des addictions, où le corps devient « un objet de la nature parmi d’autres » et le suivi, un « management du cas », où seul importe le symptôme d’addiction. Le reste, cette autre chose, doit alors être à court terme, amené « à l’ordre et au silence », par le coaching. Le thérapeute devenu « conseiller », communique ainsi le savoir qu’il possède au patient, devenu exécutant. Cependant la substitution pharmacologique peut aussi ouvrir au travail du transfert et au travail clinique de mise en parole, d’écoute non compassionnelle et prudente, afin de dépasser « ce silence des organes », tant recherché parfois, et inviter le patient à penser. Il est donc important de réfléchir non pas tant sur le diagnostic que sur le travail thérapeutique avec des patients addictés, patients « structurellement interprétatifs », car couvant, pour l’auteur, une structure potentiellement psychotique.

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PARTIE 1 Concepts et notions spécifiques

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M. REYNAUD

Passions et addictions Bien avant Stanton Peele1 l’existence du lien et des similitudes entre la passion amoureuse et la dépendance aux drogues avait déjà été pressentie par S. Freud. Défiant le balbutiement scientifique de l’époque en matière de biologie, il écrivait déjà clairement, dans une lettre à Karl Abraham : « Le philtre de Soma (un breuvage amoureux) soutient certainement l’intuition la plus importante à savoir que tous nos breuvages enivrants et nos alcaloïdes excitants ne sont que le substitut de la toxine unique, encore à rechercher, de ce que l’ivresse de l’amour produit ». Dès 1908, Freud, grand connaisseur des passions humaines, mais également consommateur de cocaïne qui finit emporté par son amour des cigares, reconnaissait l’existence de ce philtre d’amour, mélange d’hormones et de neuromédiateurs, qui donne à l’amoureux l’impression d’être envoûté et laissait envisager, sans la connaître, l’existence de la dopamine, neuromédiateur fondamental de nos désirs, plaisirs et souffrances. On peut, en effet, assez simplement, considérer les addictions comme une exacerbation des passions : un état dans lequel la souffrance liée à l’objet de la passion dépasse le plaisir qu’il procure, dans lequel le besoin prime sur le désir et dans lequel le manque insupportable impose d’y revenir quel que soit le prix à payer. Cette définition s’applique non seulement aux addictions aux produits mais aussi aux addictions comportementales, telles que le jeu ou les achats pathologiques, les comportements d’anorexie-boulimie ou les addictions sexuelles2. Elle concerne aussi la passion amoureuse3. Ces addictions, comportementales ou aux produits, traduisent la perte du contrôle des mécanismes naturels : – d’une part, de la bonne gestion des sensations primordiales : recherche du plaisir et évitement de la souffrance ;

1. Peele S., (1975), Love and addiction, New York, Taplinger Publishing Company. 2. Goodman A., « Addiction : definition and implications », Br J Addict, 1990, 85 (11), p. 1403-8. 3. Aron A., et al., « Reward, motivation, and emotion systems associated with early-stage intense romantic love », J Neurophysiol, 2005. 94 (1) : p. 327-37. Reynaud M., (2005), L’amour est une drogue douce… en général, Paris, Robert Laffont.

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– d’autre part, de la bonne gestion des émotions, que celles-ci soient positives ou négatives. On sait également, désormais, que dans les addictions aux produits psychoactifs les différentes drogues viennent se greffer sur les voies du plaisir et de la gestion des émotions. Agissant comme de véritables « leurres pharmacologiques », elles viennent prendre la place des neuromédiateurs naturels de ces sensations et émotions. Dans cet esprit, la passion amoureuse nous paraît être le phénomène le plus explicatif de la dépendance aux produits, car c’est celui dont la description clinique et les différentes phases sont les plus proches de la dépendance aux drogues : – la passion amoureuse qui commence par la « lune de miel », le plaisir absolu, sexuel et sentimental. Cette passion amène à l’attachement, au besoin de l’autre ; – la passion amoureuse qui peut aussi devenir douloureuse voire destructrice lorsque l’autre vient à manquer, faisant expérimenter, lorsqu’on est devenu dépendant de lui, la souffrance absolue, le manque, le vide, le besoin compulsif de l’autre. La connaissance des mécanismes de la passion amoureuse, plaisir extrême puis souffrance destructrice, véritable addiction à l’autre, nous permet de mieux comprendre l’installation et l’évolution des mécanismes de la dépendance : nous sommes naturellement fabriqués pour être dépendants et notamment d’autrui. La dépendance affective ou amoureuse reste la source des sensations, émotions et passions les plus fortes chez l’être humain. Nous pouvons émettre l’hypothèse que les dépendances aux produits s’appuient, interfèrent, miment et détournent les mécanismes de la dépendance amoureuse naturelle.

De la passion amoureuse à l’addiction amoureuse : essai de description clinique La phase d’exaltation amoureuse : la « lune de miel »

La description clinique de l’état amoureux rassemble les éléments suivants4 : – l’emballement du désir et du plaisir sexuel : c’est avec le plaisir sexuel que débute en général la folie amoureuse. Perçu comme 4. Fisher H., Why we love ?, (2004), New York, Owl Books.

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exceptionnel, le plaisir devient un centre d’intérêt primordial et la répétition des actes sexuels entretient biologiquement un regain d’énergie physique, mais aussi psychologique, d’où une sensation de toute-puissance. Le sentiment d’allégresse et d’euphorie va de pair avec l’érection masculine qui aide l’homme à se sentir triomphant, et avec l’orgasme féminin qui aide la femme à s’éprouver comme irrésistible objet de désir ; – une sensation d’euphorie et une perception joyeuse de la vie : lorsque l’amoureux a l’assurance que son aimé ressent de la passion à son égard, il se sent léger comme l’air. Il voit la vie à travers un effet de « prisme rose » ; – une motivation formidable pour séduire « l’objet d’amour » qui s’accompagne d’une énergie intense, décuplée ; – un fonctionnement cognitif très particulier marqué par une focalisation de l’attention : l’« objet de notre amour » acquiert une importance primordiale, une « signification particulière ». L’individu possédé par l’amour focalise la quasi-totalité de son attention sur l’être aimé, souvent au détriment de tout et de tous autour de lui – travail, famille et amis ; un envahissement de la mémoire ; un envahissement de la pensée (pensées intrusives) ; – une exacerbation émotionnelle : l’amour est en général évalué en fonction de l’intensité des sensations et émotions qu’il procure : plus un amour est fort, plus les émotions qu’il entraîne sont violentes ; – une dépendance affective : l’aimé, objet essentiel des désirs et des pensées, est rapidement perçu comme absolument nécessaire pour pouvoir vivre. L’autre est devenu un élément indispensable à notre existence ; – un besoin de l’autre avivé par le manque : les difficultés et l’adversité accroissent la passion en rendant plus difficile l’accès à l’objet d’amour et en en faisant craindre le manque et l’absence. Ce curieux phénomène est décrit sous le nom d’« effet Roméo et Juliette ». Les obstacles, qu’ils soient physiques ou sociaux, mettent le feu à la passion amoureuse. Nous n’en voudrons pour illustration que les passions amoureuses les plus emblématiques (les amours de Roméo et Juliette, mais aussi de Tristan et Iseult, Orphée et Eurydice, Abélard et Héloïse, Paris et Hélène) toutes caractérisées par les obstacles, les interdits et les impossibilités à pouvoir posséder et jouir de l’autre.

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La passion destructrice : une addiction Le passage à la dépendance : du paradis du lien à l’enfer de la dépendance

Nous pouvons prendre comme grille de « diagnostic clinique » les critères de l’addiction comportementale de Goodman5 ou ceux de la dépendance du DSM IV. Du lien hédoniste au trouble addictif, le glissement est difficilement perceptible : la dépendance se définit comme le stade où l’envie est devenue besoin et « l’addiction » apparaît lorsque la souffrance prend le pas sur le plaisir. Il remplit alors les critères de la grille de Goodman, qui traduisent la prééminence des conséquences négatives. L’addict amoureux répond également largement aux critères du DSM IV : désir persistant ou effort infructueux pour réduire ou contrôler sa relation – temps considérable passé pour cette relation – importantes activités sociales, occupations ou de loisirs abandonnés ou réduites – poursuite de la relation malgré l’existence de problèmes déterminés par cette relation – ainsi qu’un réel syndrome de sevrage caractérisé par le manque, la souffrance, l’irritabilité. La clinique de l’addiction amoureuse : la « lune de fiel »

Insidieusement, le sujet éperdument heureux a basculé dans la douleur, en a supporté un peu, puis davantage, jusqu’à devenir l’esclave d’une relation qui lui apporte désormais plus de souffrance que de plaisir. L’Autre est devenu « sa drogue », « une drogue dure », « sa came », il y est « accroché », il ne peut pas « décrocher », il fait des « crises de manque ». Cet amour-là n’est plus une passion. C’est une addiction. Il souffre le martyre, mais il veut y retourner car l’Autre manque atrocement. L’esprit du dépendant amoureux, envahi par le manque, ne fonctionne plus qu’en vue de satisfaire l’urgence de ne plus souffrir. Il se lance dans de (vaines) recherches pour trouver des dérivatifs à sa douleur physique et à sa souffrance morale, mais tous les intérêts connus autrefois comme efficaces – s’appuyer sur ses proches, s’occuper de ses enfants, faire du sport, se concentrer sur ses centres d’intérêt, son travail – restent sans effet. La vie, qui paraissait pleine de vie et de couleurs au 5. Goodman A., article cité, cf note 2.

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début de la phase passionnelle, apparaît désormais comme vide, grise, sans saveur ni intérêt. La mémoire joue un rôle primordial en l’absence de l’Autre. Envahie par les souvenirs, elle ne laisse pas de répit à l’amoureux passionnel : le moindre stimulus (lieux, odeurs, silhouettes, situations) lui rappelle l’Autre. Il est prêt à tout accepter, tel le dépendant aux produits, prêt désormais à payer n’importe quel prix pour avoir sa dose. L’Autre lui rend la vie impossible, mais elle l’est tellement plus encore sans lui. Il sous-estime soudainement tout ce que cette relation destructrice lui fait perdre ou mettre en péril : son travail, sa famille et, d’une façon générale, son équilibre. L’alternance du plaisir extrême et du manque profond caractérise la passion amoureuse

Ce n’est pas la nature chimique de la drogue qui explique qu’on s’y accroche vite ou non, mais son mode d’action : elle est d’autant plus addictive que l’activation du circuit dopaminergique est brutale et la décroissance rapide ; c’est le contraste qui fait l’accroche, l’alternance entre le fabuleusement bon et le terriblement douloureux. De même, la passion destructrice s’installe d’autant plus facilement que les premiers contacts ont été intenses, riches en plaisir, exactement à l’image des produits. Mais aussi lorsque l’Autre fait expérimenter un manque de plus en plus important, soit parce qu’il est peu disponible, inaccessible (différence de culture, de classe, d’âge) ou lointain (séparé par la mer ou par le temps), ou tout simplement parce qu’il est marié. La passion est favorisée par le fait qu’elle est contrariée par la société, par des parents à l’adolescence, par le conjoint reprenant le rôle de l’interdicteur dans l’adultère. On retrouve les déchirements, déjà évoqués, de Roméo et Juliette, de Tristan et Iseult. Mais également, au-delà des absences liées à la réalité, certains font expérimenter le manque en mettant en place des « absences psychologiques ». Ainsi la technique de la « douche écossaise », volontaire ou inconsciente, alternant grande proximité amoureuse et fuite, douceurs et câlins, puis agressions et absences, a un terrible pouvoir addictif. Et certains Autres sont passés maîtres dans l’art de rendre « fou d’amour »6.

6. Reynaud M., article déjà cité, cf note 3.

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Plaisir et souffrance Les plaisirs et leurs modulations Des plaisirs multiples

L’être humain peut trouver de multiples sources de plaisir. Il peut s’agir des plaisirs corporels les plus banaux, des sensations les plus primitives, tels que la nourriture, la boisson, les activités sexuelles ou sportives. La source de plaisir la plus complexe, mais sûrement la plus importante, concerne les émotions liées à la relation à l’autre : relations affectives, amoureuses ou liens avec la progéniture ainsi que la valorisation ou la reconnaissance sociale. Le désir prépare le plaisir

L’intensité du plaisir dépend de l’intensité du désir, « de l’appétit » et l’appétit décroît après la satisfaction de la consommation avec une période réfractaire d’une certaine durée pendant laquelle le désir est apaisé et l’objet de plaisir peut même, à la limite, induire de l’aversion ou du dégoût. Avec les stimulants naturels du plaisir, il existe une véritable autorégulation de cette sinusoïde désir-plaisir-manque : trop de plaisir sature le désir (il existe une période réfractaire après la satisfaction : la satiété) et trop d’absence finit par éteindre le désir.7 Les plaisirs artificiels : la perte de la modulation naturelle

On sait aussi désormais que les drogues addictives sont capables d’agir directement sur ces voies de la récompense.8 Les drogues agissent en induisant tout d’abord une sensation de plaisir. Mais la différence fondamentale entre les drogues et les plaisirs naturels (faim, soif, sexe ?), est liée au fait que cette période réfractaire n’apparaît pas avec les drogues qui peuvent répéter le plaisir à chaque prise et maintenir indéfiniment la tension du désir ; avec les drogues, l’apaisement, la satiété n’apparaissent pas9.

7. Esch T., Stefano G. B., « The neurobiology of pleasure, reward processes, addiction and their health implications », Neuro Endocrinol Lett, 2004, 25 (4) : p. 235-51. 8. Nestler E. J., « Is there a common molecular pathway for addiction ? », Nat Neurosci, 2005, 8 (11) : p. 1445-9. 9. Koob G. F., Le Moal M., « Drug addiction, dysregulation of reward, and allostasis », Neuropsychopharmacol, 2001, 24 (2) : p. 97-129.

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Neurophysiologie du plaisir et de la motivation : la dopamine et les systèmes dopaminergiques Nous allons centrer notre description du système et des mécanismes de la motivation sur la dopamine et les voies dopaminergiques. Il s’agit en effet actuellement du modèle le plus abouti et le plus accepté10. La réalité est sûrement plus complexe ; ainsi le GABA et le glutamate, la noradrénaline, et la sérotonine sont également impliqués dans ces phénomènes. De même, la réactivité de l’axe corticotrope, les récepteurs aux glucocorticoïdes et la sensibilité au CRF sont de puissants modulateurs de la réponse dopaminergique, impliqués dans l’installation de l’addiction11. Mais le modèle dopaminergique, largement étayé à partir des données obtenues dans les dépendances aux produits, permet de décrire et comprendre les différentes phases et mécanismes des addictions. La dopamine

La dopamine, c’est l’envie d’agir, de créer, d’aimer, de faire l’amour, de découvrir, d’en savoir plus, d’aller plus loin. C’est tout le désir qu’on a de le faire et tout le plaisir qu’on éprouve à le faire. C’est la clé de notre plaisir comme de notre désir, notre élan vital : c’est le substrat fondamental du système de motivation. Di Chiara et Imperato ont mis en évidence en 1988 que toutes les substances susceptibles d’induire une dépendance augmentaient la dopamine dans le nucleus accumbens12. Puis, dans les années suivantes, il a été montré que toutes les récompenses naturelles, susceptibles d’apporter du plaisir, augmentaient également la dopamine dans le nucleus accumbens. Enfin, et c’est là l’élément récent le plus important, on sait, désormais, que cette stimulation dopaminergique concerne toutes les synapses dopaminergiques des voies du plaisir et de la récompense : le fonctionnement de la synapse dopaminergique qui a tout d’abord été décrit dans le nucleus accumbens s’applique donc

10. Goodman, A., « Neurobiology of addiction : an integrative review », Biochem Pharmacol, 2008, 75 (1) : p. 266-322. 11. Piazza, P. V.,Le Moal M., « The role of stress in drug self-administration », Trends Pharmacol Sci, 1998, 19 (2) : p. 67-74. Koob G., Kreek M. J., « Stress, dysregulation of drug reward pathways and the transition to drug dependence », Am J Psychiatry, 2007, 164 (8) : p. 1149-59. 12. Di Chiara, G., Imperato A., « Drugs abused by humans preferentially increase synaptic dopamine concentrations in the mesolimbic system of freely moving rats », Proc Natl Acad Sci U S A, 1988., 85 (14) : p. 5274-8.

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aux synapses dopaminergiques de l’hippocampe et de l’amygdale, du cortex cingulaire et orbitofrontal et du cortex préfrontal13. La sécrétion de dopamine code la valeur du plaisir

Les neurones dopaminergiques permettent de mesurer, à chaque niveau fonctionnel, la valeur d’un objet ou d’une récompense : la « saillance ». Ils fonctionnent comme un « baromètre » du plaisir et de la souffrance. L’étude des neurones dopaminergiques de l’aire tegmentale ventrale qui se projettent dans le noyau accumbens a montré que ces neurones ont deux formes d’activité, tonique et phasique14. On parle d’échelle d’évaluation interne de la valeur des objets, où l’unité de décharge phasique des neurones dopaminergiques constituerait une sorte d’étalon. La valeur des objets est codée : c’est le codage des récompenses15. L’incertitude stimule la décharge dopaminergique : le désir augmente le plaisir

La décharge dopaminergique se met en route quand apparaît dans l’environnement un objet potentiellement intéressant (un stimulus porteur d’une valeur). L’attente du plaisir est déjà du plaisir. Plus l’incertitude est grande, plus les chances d’erreur sont importantes (chances d’erreur = probabilité de ne pas pouvoir obtenir l’objet), plus l’activité des neurones est grande. Attendre multiplie l’intensité des émotions, des sentiments, comme des sensations ! Il n’y a pas besoin d’avoir, mais de savoir qu’on va avoir pour que le débit de dopamine s’élève, procurant déjà une sensation de plaisir. En revanche, trop de manque ou d’attente fait souffrir en déclenchant l’hypodopaminergie quand la récompense attendue ne vient pas. Mais si la récompense est régulièrement trop longue à venir, elle finira par perdre sa valeur « récompensante » : trop d’envie tue l’envie !

13. Koob G. F., « Neuroadaptive mechanisms of addiction : studies on the extended amygdala », Eur Neuropsychopharmacol, 2003, 13 (6) : p. 442-52. 14. Mathon D. S., et al., « Modulation of cellular activity and synaptic transmission in the ventral tegmental area », Eur J Pharmacol, 2003, 480 (1-3) : p. 97-115. 15. Grace A. A., « The tonic/phasic model of dopamine system regulation and its implications for understanding alcohol and psychostimulant craving », Addiction, 2000, 95 suppl 2 : p. S119-28.

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De nombreux récepteurs modulent le débit de dopamine

La sécrétion de dopamine est modulée par divers récepteurs et interneurones positionnés et agissant sur les cellules dopaminergiques. En ce qui concerne la modulation de la sécrétion de dopamine par les plaisirs et souffrances, ce sont essentiellement les récepteurs et interneurones cholinergiques, cannabinergiques, opioïdergiques, oxytergiques, gabaergiques16 [17]. Il est important de noter que le nom des récepteurs modulant le débit de dopamine a été donné par rapport aux drogues qui, elles, étaient connues de longue date. Extrêmement puissantes, elles ont permis de mettre en évidence les récepteurs. C’est ainsi qu’ont été découverts dans les années 70 les récepteurs nicotiniques, dans les années 80 les récepteurs opioïdergiques ainsi que les récepteurs GABA NMDA, dans les années 90 les récepteurs cannabinergiques. A chacune de ces découvertes, les scientifiques et les philosophes se demandaient pourquoi nous étions fabriqués pour devenir dépendants au tabac, aux opiacés, au cannabis. Puis régulièrement, dans les années qui suivaient, on découvrait les ligands endogènes correspondant à ces récepteurs. C’est ainsi qu’ont été mis en évidence l’acétylcholine, les endorphines, les endocannabinoïdes qui viennent moduler de façon douce et physiologique le fonctionnement des récepteurs. Les drogues agissent ainsi comme des « leurres pharmacologiques » venant prendre la place de nos modulateurs naturels et endogènes car elles ont une plus grande affinité pour les récepteurs que nos modulateurs naturels.

16. Wise R. A., « Neurobiology of addiction », Curr Opin Neurobiol, 1996, 6 (2) : p. 243-51.

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Les différentes fonctions de la dopamine selon ses différents niveaux d’action

La dopamine code la valeur du plaisir aux trois niveaux d’évolution du cortex17 : – au niveau de l’archéocortex (striatum ventral et nucleus accumbens), elle code la sensation en plus ou moins bonne ou mauvaise : sensations ; – au niveau du palecortex (lobe limbique, cingulum antérieur), elle code la valeur de l’émotion ressentie : plus ou moins positive ou négative : émotions ;

17. Goldstein R.Z. and N. D. Volkow, « Drug addiction and its underlying neurobiological basis : neuroimaging evidence for the involvement of the frontal cortex », Am J Psychiatry, 2002, 159 (10) : p. 1642-52.

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– au niveau du néocortex (cortex orbitofrontal et préfrontal), elle organise la programmation de l’action en fonction du vécu interne (importance du besoin ; valeur de l’émotion) et des éléments du contexte : actions et sentiments ; – parallèlement, elle a permis la mise en mémoire, au niveau de l’amygdale et de l’hippocampe, de l’expérience de plaisir ou de déplaisir. La valeur des émotions est côtée dans le cortex cingulaire et le cortex orbitofrontal

Le nucleus accumbens analyse au niveau de l’archeocortex la valeur positive ou négative d’une sensation, celle-ci pouvant varier de très mauvaise à très bonne. Au niveau du paleocortex, ce sont le cortex cingulaire et le cortex orbito-frontal qui analysent la valeur des émotions, celles-ci se situant sur une échelle allant de la souffrance à l’extase18. Il faut savoir cependant que les émotions négatives liées au manque et au déplaisir peuvent être teintées de colère, de chagrin ou de peur. La tristesse, la peur et la colère correspondent à trois modalités affectives permettant de traiter cette émotion douloureuse qu’est la sensation de manque, de vide19.

18. O’Doherty J., et al., « Abstract reward and punishment representations in the human orbitofrontal cortex », Nat Neurosci, 2001, 4 (1) : p. 95-102. 19. Heinzel A., et al., « How do we modulate our emotions ? Parametric fMRI reveals cortical midline structures as regions specifically involved in the processing of emotional valences ». Brain Res Cogn, 2005, 25 (1) : p. 348-58. Rolls E. T., « Precis of the Brain and Emotion », Behav Brain Sci, 2000, 23 (2) : p. 177-91 ; discussion 192-233.

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L’amour et les drogues sont des modulateurs puissants du plaisir Les plaisirs naturels, modulateurs du débit de dopamine

Les différents plaisirs naturels viendront moduler la sécrétion de dopamine par l’intermédiaire de récepteurs spécifiques d’inter-neurones inhibiteurs ou stimulants. La mise en route de réseaux neuronaux associatifs spécifiques à chacun des plaisirs donnera à ce plaisir, au désir et à la motivation qu’il sous-tend une teinture particulière : ainsi le plaisir pris à manger un chocolat est-il différent de celui apporté par l’acte sexuel ou par la relation maternante. Mais les voies dopaminergiques constituent une véritable voie finale commune du plaisir, de l’intérêt et de la motivation20. Les plaisirs naturels viennent stimuler des récepteurs différents selon leur nature. Ainsi, de façon schématique, les plaisirs de l’alimentation stimulent les récepteurs cannabinergiques21, les plaisirs sexuels stimulent les récepteurs opioïdergiques, les relations affectives et amoureuses sont médiées par des récepteurs oxytergiques à l’ocytocyne et à la vasopressine, et par le système corticotrope22. La sécrétion dopaminergique est, également, puissamment modulée par les récepteurs corticotropes, ce qui permet d’emblée de comprendre 20. Esch, T. and G.B. Stefano, « The Neurobiology of Love », Neuro Endocrinol Lett, 2005, 26 (3) : p. 175-92. 21. Wang G. J., et al., « Exposure to appetitive food stimuli markedly activates the human brain », Neuroimage, 2004, 21 (4) : p. 1790-7. 22. Fisher H. E., et al., « Defining the brain systems of lust, romantic attraction, and attachment », Arch Sex Behav, 2002, 31 (5) : p. 413-9.

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comment les situations de stress et les situations affectives interviendront dans la modulation de notre bien-être puisque les unes et les autres sont de puissants stimulants de l’axe corticotrope et donc de la sécrétion des corticoïdes et du CRF23. C’est ainsi que le cerveau est programmé pour le plaisir. Mais il est aussi programmé, avec ses modulateurs physiologiques, pour retourner à un état plus neutre à la fin du plaisir. Les corrélats neurobiologiques de l’acte sexuel et de l’amour agissent sur la dopamine

Les hormones du désir et de l’acte sexuel sont bien connues24 : le cocktail testostérone + lulibérine + opioïdes + ocytocine + dopamine constitue un véritable « philtre d’amour » : schématiquement, la testostérone correspond à la mise en route du désir sexuel, la lulibérine est l’hormone de l’acte sexuel, qui entraîne lors de l’orgasme la libération d’endorphine (les hormones de l’extase et du bien-être) et d’ocytocine. Chacune de ces hormones vient stimuler les voies dopaminergiques, renforçant ainsi le désir, le plaisir, sa mise en mémoire et l’envie de le répéter. Elles permettent l’installation de cet état psychologique si particulier qu’est l’état amoureux, sensation d’être envoûté, hypnotisé, focalisé sur l’objet d’amour (Freud). Le sentiment amoureux repose avant tout sur la préférence de l’amoureux pour son aimé(e). C’est-à-dire sur la fixation de l’intérêt, l’orientation de la motivation. Un fort taux de dopamine dans le cerveau entraîne une concentration extrême de l’attention, doublée d’une motivation à toute épreuve et de comportements orientés vers un but. Ces caractéristiques sont des composantes centrales du sentiment amoureux. L’être épris se focalise intensément sur l’être aimé, souvent à l’exclusion de tout ce qui les entoure. Il est obnubilé par les qualités de l’autre au point d’en oublier ses défauts ; il magnifie même jusqu’au moindre souvenir d’évènements ou d’objets qu’ils ont partagés. L’extase est un autre aspect remarquable de l’amour. Elle semble également liée au niveau de dopamine. Un taux élevé de dopamine dans le cerveau provoque l’euphorie et bon nombre des sentiments dont font 23. Sinha R., « How does stress increase risk of drug abuse and relapse ? », Psychopharmacology (Berl), 2001, 158 (4) : p. 343-59. 24. Carter C. S., « Neuroendocrine perspectives on social attachment and love », Psychoneuroendocrinology, 1998, 23 (8) : p. 779-818. Marazziti D. and D. Canale, « Hormonal changes when falling in love », Psychoneuroendocrinol, 2004, 29 (7) : p. 931-6.

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état les amoureux – surcroît d’énergie, hyperactivité, perte du sommeil, de l’appétit, tremblements, palpitations, souffle court, et comportement parfois maniaque, anxieux ou craintif. Enfin, la dopamine intervient aussi dans l’apprentissage de stimulations nouvelles. Ainsi, l’embrasement de l’esprit, l’euphorie, l’insomnie et la perte d’appétit, mais aussi l’énergie intense, l’attention focalisée, la motivation à toute épreuve et le comportement orienté vers un seul but, la tendance à considérer l’être aimé comme objet de l’intérêt unique, et la réponse à l’adversité par un redoublement de la passion, tout cela peut être dû, en partie, à une forte présence de dopamine dans le cerveau de l’amoureux.

Les substances psychoactives ou « drogues » : des modulateurs artificiels du débit de dopamine Le mode d’action des différents produits addictifs a des particularités propres à chaque substance, mais ils ont tous en commun d’augmenter le débit de dopamine dans notre système de récompense et de plaisir, ou système dopaminergique mésocorticolimbique25 [28]. Les drogues artificielles agissent directement sur l’aire tegmentale ventrale et sur le nucleus accumbens et sur l’ensemble des voies dopaminergiques. Ces substances hautement récompensantes entraînent de très hautes concentrations de dopamine26. On a ainsi pu montrer que plus une drogue est dopaminostimulante, plus elle induit de dépendance : l’équipe de N. Volkow a ainsi pu mettre en évidence une corrélation entre le pouvoir addictogène d’une substance et sa capacité à déplacer le 11 C raclopride qui est un ligand des récepteurs dopaminergiques. L’élévation du débit de dopamine est brutale, soudaine et envahissante. Tandis que le phénomène, sous l’effet d’un plaisir naturel, se compte en millisecondes et en millimoles, la drogue envoie ses informations pendant plus d’une heure27, au lieu de quelques minutes dans le cas du plaisir le plus violent, l’orgasme, auquel on compare souvent le « shoot ». 25. Adinoff, B., « Neurobiologic processes in drug reward and addiction », Harv Rev Psychiatry, 2004, 12 (6) : p. 305-20. 26. Pierce R. C., Kumaresan V., « The mesolimbic dopamine system : the final common pathway for the reinforcing effect of drugs of abuse ? » Neurosci Biobehav Rev, 2006, 30 (2) : p. 215-38. 27. Wise R. A., « Brain reward circuitry : insights from unsensed incentives », Neuron, 2002, 36 (2) : p. 229-40.

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Le cerveau s’adapte à des prises répétées en diminuant le nombre de récepteurs, de façon à limiter les effets de cette surstimulation.28 On appelle « allostasie » l’apparition de cette nouvelle norme qui se manifeste physiologiquement par la tolérance, l’adaptation à des doses importantes, et les signes de sevrage quand le produit manque. C’est ce qui définit la dépendance.29 Mais quand le produit vient à faire défaut, le nombre de récepteurs capteurs de dopamine, devenu insuffisant, ne permet plus de produire assez de dopamine : le patient est « en manque ». Cette situation de manque, de besoin, induit un cercle vicieux qui amène petit à petit le consommateur à n’avoir plus qu’un seul et unique but motivationnel et une unique façon d’éviter la souffrance. Cet état de besoin s’installe plus ou moins rapidement, selon le degré addictif de la drogue. Fonctionnement du cerveau addict

Chez le sujet normal, la décision d’entreprendre une action vers un but désiré, tient compte de l’importance de la motivation pour cet objet, fonction de sa valeur de récompense, elle-même liée au souvenir du plaisir qu’il a entraîné précédemment. Mais, en fin de compte, c’est le contrôle cortical préfrontal qui évaluera, en fonction du contexte et du désir anticipé et mémorisé, s’il convient d’agir ou de différer l’action. Chez le sujet addict, il y a une survalorisation de l’objet du désir : sa valeur récompensante, le souvenir de celle-ci entraîne une motivation majeure : le simple désir est devenu besoin. Le contrôle cortical est devenu insuffisant, trop limité pour tenir compte du contexte et des conséquences. Les informations qu’envoie tout le cerveau sont devenues impérieuses, correspondant à un besoin perçu comme nécessaire absolu et vital. Le contrôle « raisonnable » n’arrive plus à s’exercer, à contrebalancer ces informations de besoin majeur exigeant une action pour le satisfaire.30 N. Volkow a proposé un schéma synthétique du fonctionnement du cerveau addict. En situation normale, quatre circuits interagissent : – le circuit de la récompense (nucleus accumbens, pallidum ventral) ; – le circuit de la motivation, de l’évaluation et de l’action localisé dans le cortex orbito-frontal et le cortex cingulaire ; 28. Robinson T. E., Berridge K. C., « The neural basis of drug craving : an incentivesensitization theory of addiction », Brain Res Brain Res Rev, 1993, 18 (3) : p. 247-91. 29. Koob G. F., Le Moal M., article déjà cité, cf note 9. 30. Everitt B. J., Robbins T. W., « Neural systems of reinforcement for drug addiction : from actions to habits to compulsion », Nat Neurosci, 2005, 8 (11) : p. 1481-9.

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– les voies de la mémoire (localisées dans l’amygdale et l’hippocampe) ; – et le contrôle cognitif localisé dans le cortex préfrontal. En situation normale, l’équilibre entre ces quatre circuits aboutit aux actions adaptées à notre état émotionnel ou à nos situations de besoin. En cas d’addiction, on assiste à une survalorisation du besoin et de la motivation vers l’objet d’addiction, à l’envahissement de la mémoire par cet objet et à une déconnection, au moins partielle, du contrôle inhibiteur préfrontal. Cerveau non addict

Cerveau addict

Contrôle cortical

Récompense

Contrôle cortical

Motivation

Récompense

Motivation

Action

Action

Mémoire

Mémoire

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Volkow J. Clin Invest 2003 ; 111 : 1444-1451

Amour et addictions : les données de l’imagerie cérébrale

Nous disposons depuis plusieurs années de beaucoup de données d’imagerie concernant les addictions aux produits. Elles ont permis de préciser les mécanismes décrits ci-dessus. Les données concernant le désir sexuel, l’orgasme et la relation amoureuse sont plus récentes. Elles permettent de comparer les mécanismes et les circuits activés et d’analyser les similitudes31.

31. Aron A., et al., Article déjà cité, cf note 3. Esch T., Stefano G. B., Article déjà cité, cf note 6. Fisher H., Aron A., Brown L. L., « Romantic love : an fMRI study of a neural mechanism for mate choice », J Comp Neurol, 2005, 493 (1) : p. 58-62. Yucel M., Lubman D. I., « Neurocognitive and neuroimaging evidence of behavioural dysregulation in human drug addiction : implications for diagnosis, treatment and prevention », Drug Alcohol Rev, 2007, 26 (1) : p. 33-9. Bartels A., Zeki S., « The neural basis of romantic love », Neuroreport, 2000, 11 (17) : p. 3829-34.

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Données de l’imagerie dans la dépendance aux produits

L’imagerie médicale a permis, ces dix dernières années, de visualiser de plus en plus finement les altérations morphologiques et fonctionnelles des sujets dépendants aux différentes substances. De façon synthétique, on retrouve dans toutes les dépendances une hyperstimulation de l’aire tegmentale ventrale, du striatum ventral (et en particulier du nucleus accumbens) du cingulum antérieur, du cortex orbitofrontal et préfrontal. Ceci a été mis en évidence pour l’alcool, les opiacés, la cocaïne, le cannabis, le tabac. De façon récente et tout à fait intéressante, on a pu montrer que ce sont les mêmes régions qui sont activées par les stimuli reliés à la cocaïne chez les dépendants à la cocaïne et chez les sujets normaux regardant des videos sexuellement stimulantes ou auxquels sont présentés des stimuli appétitifs en période de faim. Ces études confirment les liens entre le craving, le besoin lié aux drogues, et les états naturels de besoin et de motivation et renforcent ainsi l’hypothèse d’un détournement du fonctionnement des circuits endogènes de récompense au bénéfice des drogues addictives. Données de l’imagerie dans la relation sexuelle et amoureuse

Chaque plaisir a ses caractéristiques neurobiologiques. On peut résumer ainsi les mécanismes cérébraux propres à chaque phase de l’amour : – l’imagerie cérébrale du désir sexuel est distincte chez l’homme32 et chez la femme. Le désir masculin, motivé par des stimuli visuels, actionne des régions cérébrales proches des zones caractéristiques de l’esprit de conquête. Le désir masculin est peu contrôlé par le néocortex. La mise en route du désir sexuel féminin est, elle, plus complexe, plus « cérébrale » et favorisée par la parole et la mise en confiance ;33 – l’imagerie du plaisir sexuel montre une déconnexion des aires cérébrales d’analyse. On met de côté craintes et soucis. Cet abandon des 32. Redoute J., et al., « Brain processing of visual sexual stimuli in human males », Hum Brain Mapp, 2000, 11 (3) : p. 162-77. Ferretti A., et al., « Dynamics of male sexual arousal : distinct components of brain activation revealed by fMRI », Neuroimage, 2005, 26 (4) : p. 1086-96. Bocher M., et al., « Cerebral activation associated with sexual arousal in response to a pornographic clip : A 15O-H2O PET study in heterosexual men », Neuroimage, 2001. 14 (1 Pt 1) : p. 105-17. 33. Komisaruk B. R., et al., « Brain activation during vaginocervical self-stimulation and orgasm in women with complete spinal cord injury : fMRI evidence of mediation by the vagus nerves », Brain Res, 2004, 1024 (1-2) : p. 77-88.

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zones de contrôle s’accompagne d’une forte activité dans l’insula, zone des sensations corporelles, parallèlement à une illumination des voies du plaisir ;34 – l’imagerie de la passion amoureuse révèle une forte sollicitation des zones du plaisir sexuel et des voies de la motivation, une augmentation des sécrétions hormonales et de l’activité de l’hypothalamus, une acuité des sensations corporelles et donc de l’insula, ainsi que la mise en route des neurones miroirs permettant de ressentir ce que vit le partenaire. Plus la passion est intense, plus ces aires sont activées.35 Parallèlement, on observe une extinction des zones de l’esprit critique. L’amour diminue l’activité des voies neuronales associées à la critique et aux émotions négatives, diminue la peur et augmente la confiance. La passion amoureuse rend aveugle. Lorsqu’on est envahi du désir de l’autre, lorsque les zones les plus archaïques du cerveau prennent le pas sur les zones dites « raisonnables », l’amoureux perd pied. La régulation des sensations par le paléocortex et le néocortex n’opère plus.36 C’est le propre de la passion, qui peut éventuellement dégénérer en passion destructrice. L’imagerie dans l’attachement amoureux et l’attachement maternel

Bartels et Zeki ont aussi comparé l’amour passionnel et l’amour maternel : les deux types d’attachement activent en commun les régions du système de récompense, mais aussi, pour l’amour maternel, les zones riches en récepteurs à l’ocytocine et à la vasopressine. Il est intéressant de noter que dans les deux cas, les zones associées aux perceptions négatives d’autrui sont désactivées, traduisant l’extrême confiance liée à la fusion amoureuse ou maternelle. La traduction imagée du manque Le chagrin d’amour

L’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique nucléaire propose sa représentation de la rupture. Au même titre que la passion ou le désir sexuel, la sensation de manque s’exprime clairement au niveau cérébral. Le chagrin d’amour sollicite des zones spécifiques du cerveau. 34. Holstege G., et al., « Brain activation during human male ejaculation », J Neurosci, 2003, 23 (27) : p. 9185-93. Meston C. M., et al., « Women’s orgasm », Annu Rev Sex Res, 2004, 15 : p. 173-257. 35. Bartels A., Zeki S., article déjà cité, note 31. 36. Rustichini A., « Neuroscience. Emotion and reason in making decisions », Science, 2005, 310 (5754) : p. 1624-5.

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Les images recueillies lors de la radiographie d’un sujet abandonné sont strictement en symétrie inverse à celle réalisées sur un sujet passionnément amoureux. Toutes les zones du cerveau qui étaient en état d’alerte du temps de la passion sont désormais amorphes. Et toutes celles qui étaient en sommeil sont au contraire sollicitées37 : hypofonctionnement du striatum ventral, du cingulum antérieur et des cortex orbitofrontaux et préfrontaux, du thalamus et de l’insula, en particulier du côté gauche, et hyperfonctionnement des zones du cortex associées à la théorie de l’esprit. La haine

Semir Zeki, pionnier des images de l’amour-passion et de l’attachement, s’est penché sur le sentiment de haine découlant de la séparation et du manque.38 Il a observé sous IRM dix-sept sujets auxquels il a montré, parmi quatre photos, celle du partenaire responsable de la rupture. L’intensité de la haine était évaluée avec la Passionate Hate Scale (PHS), instrument de mesure similaire à la Passionate Love Scale. À la vue du partenaire haï (bien qu’autrefois aimé), deux zones cérébrales, généralement actives dans l’épisode passionnel, s’illuminent : l’insula, traduisant ici les émotions corporelles de la haine, et le putamen impliqué dans la perception émotionnelle d’autrui, reflétant vraisemblablement l’activité des neurones miroirs émotionnels. D’autres zones s’illuminent : le cortex frontal prémoteur, traduisant la préparation imaginaire d’une action d’attaque ou de défense. Mais aussi une zone frontale qui pourrait traduire la mise en route des neurones miroirs anticipant les actes de la personne haïe. Très récents, ces résultats sont donc à confirmer. Les neurones miroirs

En effet, il semble que les mécanismes miroirs, connus dans l’évaluation et l’adaptation aux mouvements et aux sensations de l’autre (les mêmes zones cérébrales s’activent lorsque des sujets subissent des chocs électriques ou lorsque c’est leur compagnon qui ressent la douleur)39, soient également impliqués dans les phénomènes d’empathie. Ils expliqueraient notre capacité à percevoir une émotion éprouvée par un autre. Tout le monde en a fait l’expérience : tristesse, joie, enthousiasme, 37. Najib A., et al., « Regional brain activity in women grieving a romantic relationship breakup », Am J Psychiatry, 2004, 161 (12) : p. 2245-56. 38. Zeki S., Romaya J. P., « Neural correlates of hate », PLoS ONE, 2008, 3 (10) : p. e3556. 39. Wise R. A., article déjà cité, cf note 16.

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dépression, sont des états d’âme « communicatifs ». C’est que le système neuronal miroir nous relie aux autres. Si l’autre souffre, on souffre avec lui. Si l’autre est heureux, on se réjouit pour lui. La corrélation des émotions est d’autant plus forte et immédiate que la personne observée nous est proche. Le cerveau est tissé de neurones qui commandent mouvements et émotions. Les mêmes neurones président à la représentation de ces mouvements et de ces émotions, permettent de percevoir ce que fait ou ce que ressent l’autre et, en conséquence, au sein d’un couple, donnent accès, sans passer par la parole, aux sensations et émotions du partenaire. Désir du désir de l’autre, plaisir du plaisir de l’autre.

Conclusion On pressentait « cliniquement » la proximité de l’amour et de l’addiction : désir et plaisir deviennent un besoin et l’absence de l’autre (ou du produit) entraîne anhédonie, vide, tension, irritabilité et souffrance ; on retrouve également l’apparition du besoin compulsif et absolu d’y retourner, d’en reprendre (le « craving »), quel que soit le prix à payer, l’envahissement mnésique et la perte du contrôle raisonnable des comportements. La neuropsychologie, la neurobiologie et la neuro-imagerie permettent désormais de mieux comprendre l’un et l’autre de ces états, mais si elles permettent de lever un peu du mystère de l’amour, elles n’ôtent évidemment rien de sa magie.

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G. PIRLOT

Passions addictives, passions en négatif Introduction

Pour commencer je montrerai par quatre petites vignettes cliniques l’hétérogénéité de la question des conduites addictives. Je poursuivrai avec un rappel de la généalogie de quelques concepts freudiens touchant à l’addiction, puis j’en viendrai à la question du négatif et de ses ratés dans la clinique des addictions, enfin j’évoquerai une vignette clinique plus longue pour terminer. Je reçois depuis plusieurs semaines Mme X, 38 ans, mathématicienne de formation, employée dans le service financier d’une banque. Elle vit avec son ami et n’a pas d’enfant. Elle se dit rationnelle, mais vient me voir car se trouve être « addictée aux achats », particulièrement de bijoux, chaussures, sacs, au point qu’elle s’est endettée de milliers d’euros et est à deux doigts d’être interdit bancaire ce qui serait un comble dans son métier. Elle ne peut résister ni contrôler « ses envies » lorsqu’elle passe devant les grands magasins ou dès qu’elle allume son ordinateur, naviguant sur les sites de vente en ligne. Aucune passion dans sa vie : ni amoureuse, ni au niveau du travail ou des loisirs. Pensée opératoire, sans jamais aucun rêve à rapporter, dépression essentielle sous-jacente mais débordée par la poussée (« drang »), la force brute de l’énergie non liée qui assaille chez elle, quantitativement, tout fonctionnement élaboratif de sa psyché lorsqu’elle est, seule, devant les grands magasins ou devant son écran d’ordinateur. Mme Y est suivie depuis plusieurs années pour alcoolisme important qu’elle relie, avant son divorce, à une relation incestueuse à son père pendant 8 ans – de 8 à 16 ans – : aucune autre « passion toxique » dans sa vie, hormis celle de l’inceste et de l’alcool. M. Z. est dépendant du cannabis, voire de la cocaïne à certaines périodes : dans l’anamnèse, absence du père, proximité incestuelle avec la mère, dont il est, dit-il, « le phénix ». En formation d’éducateur, aucune passion dans sa vie même s’il pratique un peu la guitare : la seule passion 43

qu’il se connaisse – outre sa mère, enfant – est le « pétard » sans lequel il se sent « vide ». Mlle M., quelque peu anorexique, vient pour ses crises irrépressibles de boulimie : sentiment de vide interne, conflit de style névrotique hystérique avec sa sœur cadette qui, dit-elle, plaît tant à son père. Absence de relation, à 25 ans, avec les garçons, mis à part une relation plus ou moins sadomasochiste. Elle n’est, dit-elle, jamais tombée amoureuse, « l’amour étant ce qu’elle redoute le plus », ce qu’elle désire – ajouteraisje – évidemment le plus : peur de son désir névrotique mais qui s’« absout »dans le refus de tout engagement objectal sentimental avec l’autre et donc dans ce surinvestissement du « mal » dans le corps. L’addiction comme passion

Assurément, l’addiction est trans-nosographique. Son étymologie indique les sens des problématiques sous-jacentes. Addictus en latin est le substantif d’addico et signifie « esclave pour dette », pratique de contrainte par corps infligée à des débiteurs (esclaves) se trouvant dans l’impossibilité d’honorer autrement leurs dettes (la définition n’inclut donc pas la référence à la présence d’un objet). Précisons que le latin ad-dicere signifiait « dire à », au sens de donner, d’attribuer quelqu’un à quelqu’un d’autre, par exemple en esclavage, l’esclave étant dictus ad, dit à tel maître. Il était donc aliéné, comme l’addicté peut l’être à sa conduite et/ou produit. L’emprise corporelle sur le débiteur insolvable signifiait ainsi l’emprisonnement pour sa dette (ceci ramène aux relations entre la pulsion d’emprise et la dette ou la culpabilité impayable symboliquement). Pour P. Quignard le latin obsequium, dont un des sens dérivés est notre « culpabilité », peut se traduire par l’addiction à la dépendance elle-même (à l’instar du névrosé addicté à sa névrose ?) : « Le sentiment du péché, je le définirai ainsi : un lien ravageur à la dépendance. La sensation de culpabilité intérieure qui le nourrit s’accroît jusqu’au manque panique dès l’instant où une vieille dépendance d’esclave fait défaut. »1 Concernant maintenant le lien entre addiction et passion, remarquons qu’en anglais le mot « addiction » signifie l’une comme l’autre de ces deux entités. Tout concorde donc pour que s’entremêlent addiction, passion et « folie privée » comme l’a montré A. Green dans « Passions et

1. Quignard P., (1994), Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, p. 256.

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destin des passions »2. A quoi on peut ajouter les termes en usage dans la métapsychologie freudienne d’excès, d’excitation, de nostalgie, de quête et de sensation. Avant de revenir succinctement sur quelques-uns de ces termes, on peut également rappeler que Descartes, dans son Traité des passions, avait souligné « qu’il n’y avait pas de passion sans action »3, constat qui rejoint les propos de la psychanalyse, et plus encore ceux de la psychosomatique, avec leurs prises en compte des questions de l’économique, de la force, de la quantité, du passage à l’acte et de l’affect passionnel chez ceux qui s’adonnent à l’excès (ubris) aux drogues et à l’alcool. Tout de suite apparaît un autre concept qui fait comprendre que cet excès reste peu mentalisé et psychisé, de là l’addiction – comme la somatisation : c’est celui de clivage, clivage mis en place face à des dangers, pour le Moi, provenant des motions pulsionnelles et ses dérivés, affects et fantasmes : fantasmes d’être un étron ou de coïter analement avec le père et le pénis maternel, comme l’a montré E. Hopper4, fantasme de tomber dans un puits sans fond chez les alcooliques décrits par M. Monjauze5, Shentoub et d’A. de Mijolla6 ou encore fantasmes d’avoir un enfant du père par fellation ou en « bouffant » le sexe de ce dernier, comme chez certaines anorexiques7. Si clivage il y a, le travail analytique montre qu’il s’agit bien souvent de clivages « fonctionnels » comme dirait G. Bayle8, et cela autant dans le Moi qu’entre instances de la première topique, aboutissant, comme les travaux de J. Mc Dougall l’ont montré9, à remplacer toute émotion par la perception-sensation, du fait d’une faille dans la mise 2. Green A., (1980 ) « Passions et destin des passions. Sur le rapport entre folie et psychose », La folie privée, Paris, Gallimard, 1990, pp. 165-225. 3. « Que ce qui est passion au regard d’un sujet, est toujours action à quelque égard », Descartes R., (1644), Les passions de l’âme, Paris, Librairie Vrin, 1994, p. 65. 4. Hopper E., (1991), « Encapsulation as a defence against fear of annhilation », Intern. J. Psychoanal. 72, 607-624 ; (1995), « A psychoanalytic theory of drug addiction : un unconscious fantasies of homosexuality, compulsions and masturbation within the context of traumatic process », Intern. J. Psychoanal., 76, 1121-1141. 5. Monjauze M., (1992), La problematique alcoolique, Paris, Dunod. 6. Mijolla A. de et Shentoub S. A., (1973), Pour une psychanalyse de l’alcoolisme, Paris, Payot. 7. Combe C., (2002), Comprendre et soigner l’anorexie, Paris, Dunod ; Combe C., (2004), Comprendre et soigner la boulimie, Paris, Dunod. 8. Bayle G., (1996), Rapport du 56ème Congrès des psychanalystes de langues romanes : « Les clivages», Rev. fr. psychanal., 60, n° spécial Congrès, pp. 1303-1547. 9. Mc Dougall J., (1974), « Le psyché-soma et le psychanalyste », NRP, n° 10, pp. 131142. ; (1989), Théâtre du corps, Paris, Gallimard ; (2002), « L’économie psychique de l’addiction », Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, Paris, PUF.

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en œuvre des représentants-représentations de la pulsion et des affects. Cette recherche de sensations d’excitation a été mise en évidence par Zuckerman afin, pensait-il, pour les sujets addictés, de maintenir un niveau élevé d’activation cérébrale (Zuckerman, 1971)10. Ainsi ayant recours à une économie de la perception, ces sujets, « esclaves de la quantité » comme l’a écrit M. de M’Uzan11, luttent contre le vide psychique ou une dépression « blanche ». A titre d’analogie, citons A. DeburgeDonnars (1996), qui a qualifié de « mots-sensations » la formule à laquelle « s’addicte » véritablement l’amoureux ou l’amoureuse plongé(e) dans sa passion : « Dis-moi que tu m’aimes ».12

Addiction et passion dans la langue et la métapsychologie de S. Freud Les habitudes morbides

Afin d’introduire la question métapsychologique des addictions, j’aimerais rappeler quelques notions ou concepts freudiens évoquant cette problématique addictive. On trouve le concept d’addiction dans la traduction française de l’œuvre complète de Freud dans l’article « La sexualité dans l’étiologie des névroses » (1898)13. Il y traduit le terme allemand Sucht qui signifie dépendance et a donné suchtig, toxicomane, dont la racine est Such, action de chercher14. Ce terme recouvre celui

10. Au XIXe siècle, les stupéfiants étaient appelés les excitants. En 1838, Balzac écrivit un « Traité des excitants modernes « (eau-de-vie, thé, café, tabac) et en 1845, Moreau de Tours dans son texte « Du haschish et de l’aliénation mentale », traitait également les stupéfiants et leurs aspects hallucinatoires d’excitants. 11. M’Uzan M. de, (1984), « Les esclaves de la quantité », NRP, n° 30, Paris, Gallimard, pp. 129-138 ; (1994), La bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard. En 2004, reprenant la problématique des toxicomanes, M. de M’Uzan ajoutera « esclaves de la quantité "à rebours" (p. 136) ou "à défaut" » (p. 139) in « Addiction et problématique identitaire : "tonus identitaire de base" », in Aux confins de l’identité, Paris, Gallimard, 2005, pp. 132-141. 12. Deburge-Donnars A., (1996), « Dis-moi que tu m’aimes », Rev. fr. psychanal., 3, pp. 789-804. 13. Freud S., (1898), « La sexualité dans l’étiologie des névroses », Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, pp. 75-97 ; Œuvres Complètes, III, Paris, PUF, 1989. 14. Dans le texte allemand Die Sexualität in der Actiologie der Neurosen, Freud emploie le terme de Sucht lorsqu’il précise que « l’addiction aux choses » (Sucht nach diesen Dingen, p. 506, G. W.) n’apparaît pas après une simple prise de cocaïne ou morphine. Granjeon et Rose (1992) traduisirent Sucht, trouvé dans l’article de Wulff « Sur un intéressant com-

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utilisé par Freud d’Ursucht qui définit le « besoin primitif », la masturbation dont l’addiction dérive15. Si on ne trouve pas en effet le terme lui-même « d’addiction » dans l’œuvre de S. Freud – et pour cause il n’existait pas –, on remarque l’existence de concepts qui s’y rapportent : ceux de Suchtig (toxicomanie), Ursucht (besoin primitif ) côtoient ceux de Gewohnheit (habitude), Sucht (besoin, dépendance, passion, appétit), Sehnsucht (passion, nostalgie) et Abhängigkeit (dépendance). En 1890, dans « Traitement psychique »16, Freud emploie les termes de krankenhaften Gewohnheiten, signifiant « habitudes morbides » (ou qui emprisonnent de façon morbide), pour désigner l’alcoolisme, la morphinomanie et les aberrations sexuelles. Les termes Gewohnheit, Angewöhnung et Abgewohnung sont employés par Freud dans l’article de 1898 sur le rôle de « La sexualité dans l’étiologie des névroses ». Ces trois termes sont bâtis sur la même racine : wohnen, qui signifie « habiter, demeurer », et Wohnung qui veut dire « logement ». Wohnen renvoie à cet espace quotidien et familier devenu habituel, gewöhnlich signifiant « habituel », « ordinaire », (et gewohnt « habitué », « accoutumé »). Angewöhnung traduit la dimension concrète ou effective de l’habitude, et donc des habitudes ; il désigne généralement l’accoutumance au sens de l’anglais habituation. Quant à son opposé Abgewonung, il désigne la désaccoutumance17. L’addiction à l’hypnose (à l’état amoureux) des hystériques

Dans le texte de 1898, Freud utilise également les termes Abhängigkeit pour dépendance : le terme allemand comme le terme français ont la même construction étymologique dérivée du latin dependere, c’est-àdire « dépendre » ou « pendre de », soit en allemand ab-hangen [hangen = pendre, suspendre, accrocher]). Mais plus intéressant est le terme Sucht : ce terme, traduit par l’équipe de J. Laplanche par « addiction », renvoie en 1890 chez Freud au transfert, à l’hypnose comme à l’addiction : « C’est aussi dans ces cas-là qu’ont tendance à s’installer chez plexe symptomatique oral et sa relation à l’addiction » (1933), par le mot « addiction », p. 47. 15. Freud S., Brief an W. Fliess (22 décembre 1897), 1985, p. 314. 16. Freud S., (1890), «Traitement psychique (Traitement d’âme)» in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984. 17. Jacquet M.-M. et Rigaud A., (2001), « Émergence de la notion d’addiction dans l’histoire de la psychanalyse », Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, Paris, PUF, pp. 159-86.

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le malade une dépendance à l’égard du médecin et une sorte d’addiction à l’hypnose »18. Ce terme Sucht est ainsi encore employé lorsque Freud parle de « l’addiction aux choses » (« Sucht nach diesen Dingen », p. 506, G.W.) l’« addiction » n’apparaissant pas seulement après une simple prise de cocaïne ou de morphine, mais à partir d’une trace de jouissance sexuelle manquante (p. 88). Trente ans plus tard, dans « Psychologie des foules et analyse du Moi » (1921), S. Freud reviendra sur ces relations entre hypnose et état amoureux. Les deux états sont des états régressifs de « foule à deux » où « l’objet [l’autre : l’objet dont on est amoureux, l’hypnotiseur, le chef ] a pris la place de l’idéal du Moi »19 et Freud d’ajouter la description d’un état amoureux qui ressemble fort au shoot du toxico : « On peut aussi décrire l’état amoureux extrême comme étant celui où le Moi se serait introjecté l’objet » (idem). Ajoutons que le terme Sucht désigne un besoin connoté par le mal, l’embarras, le malaise, ou ce qui met dans la nécessité, alors que celui de Bedürfnis désigne le besoin d’ordre physiologique. Enfin, signalons que les traducteurs20 de l’article du psychanalyste Moshe Wulff (repris par Winnicott), « Sur un intéressant complexe symptomatique oral et sa relation à l’addiction » de 1932, ont traduit le mot Sucht par celui d’« addiction ». Addiction : masturbation, compulsion et jouissance

Ce mot de Sucht se retrouve également dans le concept utilisé par Freud d’Ursucht définissant le « besoin primitif », « la masturbation, la seule grande habitude, le « besoin primitif » dont tous les appétits, tels que le besoin d’alcool, de morphine, de tabac, n’en sont que des substitutifs, les produits de remplacement », écrit S. Freud à Fliess dans la lettre du 22 décembre 1897, Ursucht qu’A. Fine a traduit par « addiction originaire »21. Die Sucht a aussi été traduit en français par « passion »,

18. Freud S., (1890), « Traitement psychique (Traitement d’âme) », Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, pp. 1-23. 19. Freud S., (1921), « État amoureux et hypnose », « Psychologie des foules et analyse du Moi », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 175-181 (p. 178). 20. Wulff M., (1932), « Sur un intéressant complexe symptomatique oral et sa relation à l’addiction », in Granjeon A. et Rose M.-C., La boulimie, PUF, Monographie de la SPP, 1992, pp. 47-62. 21. Fine A., (1996), « Psychopathologie des addictions », in Psychanalyse, sous la dir. d’A. de Mijolla, Paris, PUF, p. 550.

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notamment quand Freud l’utilise dans Dostoïevski et le parricide22 pour désigner la passion « pathologique » – et addictive – de l’écrivain pour le jeu (1927). Spielsucht est ainsi employé plusieurs fois alors que l’on ne trouve qu’une seule fois le terme Spielwut23, vraisemblablement pour éviter une répétition, même si le mot Wut signifiant « rage, fureur » relève, dirait-on aujourd’hui, du « craving ». On retrouve également dans ce texte sur Dostoïevski la notion de dépendance, ici au père, avec le terme Abhängigkeit déjà rencontré24. Nous voyons ainsi dans l’oeuvre freudienne une géographie liant passion et addiction que confirme aujourd’hui l’imagerie médicale. Il faut ajouter que le terme de « compulsion » qui appartient de plein droit à la notion d’addiction, se retrouve également sous le terme de Zwang (contrainte) dans le terme Spielzwang, « compulsion au jeu »25, que Freud interprète comme un équivalent et une répétition de l’ancienne compulsion à l’onanisme (p. 178-79) (Ursucht supra et infra). Nous voyons ainsi se dessiner dans les textes freudiens, des relations complexes entre d’un côté die Sucht, le besoin, la passion du toxique ou de l’activité addictive, de l’autre, der Zwang, la contrainte, la compulsion, la force de contrainte qui sont aux états-limites, aux « troubles obsessionnels compulsifs » et aux addictés, ce que la pensée obsessionnelle (Zwangdenken), ou l’impulsion obsessionnelle (Zwanghandung), est à la névrose obsessionnelle26. Ajoutons que le terme Zwang est présent pour caractériser, dans l’œuvre freudienne, un mode de fonctionnement et de manifestation des processus primaires. Dans l’Esquisse (ou Projet, (1895)), Freud emploie en effet l’expression Bahnungzwang, « contrainte de frayage » – ce qui renvoie à une appréciation neurophysiologique très actuelle des « circuits de plaisir/récompense et déplaisir » –, et en 1920, dans « Au-delà du principe de plaisir », Wiederholungzwang, « contrainte de répétition », Schicksalzwang, « contrainte de destin »27 soulignant ainsi une caractéristique de la vie pulsionnelle et une des modalités d’un « audelà » du principe du plaisir qui signe la pulsion de mort (Freud, 1920). 22. Freud S., (1928), « Dostoïevski et le problème du parricide », Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, pp. 161-179. 23. Ibid., p. 178. 24. Ibid., p. 170. 25. Ibid., p. 176. 26. Pirlot G (1998), « De la névrose obsessionnelle aux TOC ? De l’heuristique psychanalytique à l’anomie psychiatrique post-moderne », Evol. Psychiatr., 3, pp. 433-50. 27. Cf. Bourguignon A., Laplanche J., Cotet P., Robert F., Traduire Freud, Paris, PUF, pp. 85-6.

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Je précise que d’après Freud (1923), Zwang se retrouve également dans la définition du rôle qu’à le Moi envers le surmoi, à savoir celle « d’obéir » comme l’enfant à ses parents. On rejoint ici la problématique de l’addicté « esclave de son maître » et pris dans une « contrainte compulsive » envers un surmoi tyrannique, prégénital, antéœdipien, totémique, sadique, castrateur pour le narcissisme de son Moi. Cette « généalogie psychanalytique » de termes que recouvre le phénomène d’addiction permet ainsi de saisir que les vues « transnosographiques » propres à la métapsychologie de S. Freud anticipent et justifient le choix par les psychiatres du terme « addiction ». Nous sommes avec ces conduites dans l’excès (binge en anglais), l’hubris, le « toxique », c’est-à-dire dans le registre d’une jouissance qui va « au-delà du principe de plaisir », au-delà d’un fonctionnement psychique qualifiant les émotions-sensations-angoisses et n’éprouvant celles-ci que sur un mode quantitatif de débordements excitationnels, nouveaux bords pour une psychè en quête de limite par où la quête de sensation court-circuite ou actualise toute émotion. A propos de jouissance, rappelons que S. Freud fait parfois usage du terme Genuss pour désigner la jouissance dans sa dimension sexuelle, même si ce mot peut facilement venir dans ses écrits à la place du mot Lust, plaisir, envie, désir. Dans son texte sur L’homme aux rats, au moment où celui-ci évoque « le supplice chinois de la pénétration d’un rat dans l’anus », Freud note une expression étrange sur le visage de son patient interprétée comme « l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée »28. Conduite addictive comme illustration de l’« au-delà du principe de plaisir » et de la pulsion de mort

En 1920, réfléchissant sur « l’Au-delà du principe de plaisir »29, Freud remarque une « jubilation morbide » sur le visage de son petit-fils âgé de 19 mois jouant au « fort-da » avec sa petite bobine de fil, comme s’il éprouvait dans la douleur de ce jeu un certain plaisir. On sait l’usage que 28. « …als Grausen vor seiner ihm selbst unbekenannten Lust auflösen kann » (Freud S. [1909] « Bemerkungen über einen Fall von Zwangneurose », in Zwang, Paranoïa und Perversion, Band VII, p. 44; « Remarque sur un cas de névrose obsessionnelle (L’Homme aux rats) », 1954, 1981, p. 207; « …ihm selbst unbekannten Lust deuten kann », in L’Homme aux rats: journal d’une psychanalyse, Paris, PUF, 1974, p. 44. 29. Freud S., (1920), « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 55.

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fera Winnicott sur le potentiel de transitionnalité qu’offre ce « jeu de la bobine », transitionnalité dont la faillite sera explicitée dans l’exemple de l’enfant à la ficelle dont Winnicott nous signale qu’il deviendra plus 30 tard un adolescent addicté aux toxiques . Mais revenons à Freud pour spécifier que dans ce texte de 1920 sa réflexion porte sur les confins et « l’au-delà » du plaisir et de son principe. Si la fonction de l’appareil psychique est de lier les charges énergétiques libres (Eros, pulsion de vie), la liaison renforçant le principe de plaisir (PdP), la compulsion de répétition et la « déliaison », montrent quant à elles, qu’au-delà de ce PdP, des manifestations de la pulsion de mort qui ne sont d’ailleurs pas forcément en contradiction avec ce PdP, « des impressions douloureuses peuvent être la source d’une jouissance intense » (Genuss). Ceci amènera Freud à avancer l’hypothèse d’un « masochisme 31 primaire » – différent du masochisme secondaire issu du retournement 32 du sadisme originaire des années 1924 – et dont la mission est ainsi de lier des excitations (pulsionnelles) en excès et effractantes pour le Moi par où douleur et plaisir se trouvent être entremêlés. Que la douleur puisse être éprouvée comme plaisir montre assez que les pulsions de mort ne se trouvent pas à l’état pur, mais sont liées aux pulsions de vie. Les avancées de la métapsychologie permettent de mieux saisir les enjeux communs posés par les toxicomanies et autres addicts comme l’anorexie. Ce à quoi S. Freud aboutit ainsi est que les processus primaires (non liés) engendrent du point de vue du plaisir ou du déplaisir des sensations beaucoup plus intenses que les processus primaires liés. Il met ainsi en corrélation « ces sensations beaucoup plus fortes » avec la jouissance sexuelle qu’il considère comme « le plaisir le 33 plus intense que l’homme puisse obtenir » . L’au-delà du PdP se trouve alors relever d’un dépassement quantitatif, d’un excès, hubris de plaisir comme dans l’orgasme dont les débordements peuvent être après-coup et subjectivement enrichissants. Or cette quête des limites par l’excès 30. Winnicott D. W., (1951-1953), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 109-134 ; Jeu et réalité, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2004, pp 27-64. Voir aussi Duparc F., (2005), « Traitement de noyaux fétichiques, autistiques, ou autocalmants ? », Conférence d’introduction à la Psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent du 17 mars 2005, Cure psychanalytique de l’addiction. 31. Freud S., (1920), Au-delà du principe de plaisir, op. cité, p. 89. 32. Freud S., (1924), « Le problème économique du masochisme » (« Das ökonomische Problem des Masochismus »), G W XIII ; SE XIX ; Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, pp. 287-97. 33. Freud S., (1920), Au-delà du principe de plaisir, op. cité, p. 79.

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se fait en marge du Moi-subjectif, en sa périphérie même, sur ses enveloppes sensorielles, corporelles, et ceci dans une sorte de syncope subjective d’où « pulse », compulsivement, une psychè en quête d’objets. C’est comme si celle-ci, à partir de brèches traumatiques réanimées libidinalement par une jouissance qu’active la conduite addictive, cherchait toujours à renouveler ses bords et ses contenants précisément chez ces patients « état-limites » dont A. Green a décrit la faillite de la « lignée 34 subjectale du Moi » . « La nouveauté sera toujours la condition de la jouissance », écrit S. Freud35, y compris dans l’excès excitationnel, sensoriel : vomissement de la boulimique, sensation forte de la conduite à risque, ébriété chez l’alcoolique, ceci jusqu’au vertige comme une sorte de quête de connaissance de soi « au-delà » des limites qu’imposent la raison et le surmoi : ceci explique les liens obscurs mais réels entre ivresse, transgression, « mal », sacré, mystique et divin (cf les travaux de M. Eliade ou de C. Castaneda). Les addictions comme passions « en négatif » : avortement du travail du négatif

Venons-en à notre dernière partie à savoir celle qui relie addiction, « passion en négatif » et déficit du travail du négatif : la conduite addictive ne pourrait-elle pas en effet être appréhendée comme une sorte de passion en négatif, une passion qui se joue, non avec un objet d’amour humain, objet possiblement « transformationnel », un « objeu » (Fedida), mais un objet-chose in-transformable, relevant moins de l’objet transitionnel que de « l’objet transitoire » selon la terminologie de J. Mc Dougall ? L’addiction vise dans ce cadre à « remplir le vide du monde intérieur où fait défaut une représentation internalisée d’une instance maternelle réconfortante. » Si l’objet addictif est qualifié de transitoire, c’est en raison de son incapacité à résoudre durablement, à l’inverse de l’objet transitionnel, le manque interne. « Les objets addictifs échouent nécessairement dans le fait qu’ils sont des tentatives d’ordre somatique plutôt que psychologique pour faire face à l’absence ou à la douleur mentale, et ne fournissent qu’un soulagement temporaire à la souffrance 34. Green A., (2002), « Les coupures épistémologiques de Freud », in Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, Paris, PUF, pp. 153-9. 35. Freud S. (1920), « Au-delà… », op. cité, p. 79 ; « Immer wird die Neueheit die Bedingung des Genusses sein », « Jenseits des Lustprinsips » (G.W., V), p. 245.

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psychique. »36 Ainsi, alors que la relation à l’objet transitionnel permet à l’aube de la subjectivité une appropriation des qualités de l’objet maternel et une identification, la relation à l’objet-drogue se transforme en un besoin compulsif car « l’objet addictif est transitoire, toujours à recréer, car toujours en dehors »37. Ainsi cet « objet-chose » serait, dans le cadre des problématiques narcissiques dont nous parlons ici, plus proche du pôle narcissique et perceptif dans lequel se situe « la chose » sentie et ressentie, y compris sous forme d’affect, que celui « objectale » et représentable où se situent l’objet et ces relations (d’objet). Cet « objet chose » illustrerait le maintien de cet originaire dans lequel la satisfaction pulsionnelle consommatoire de l’objet, ne cesse compulsivement de le présentifier pour mieux le faire disparaître. Cette satisfaction pulsionnelle consommatrice d’objet « accomplit, comme l’écrit A. Green, la transformation en l’être commun (comme un), ou plutôt en l’être-un, de ce qui a consommé avec ce qui a été consommé. Ainsi cette incorporation où l’objet étend son empire sur le moi – car le moi ne fait qu’un avec l’objet – inaugure un mode de réunion où chaque partie, renonçant à son individualité, se fond en une communauté où, en fait, malgré la puissance d’imprégnation de l’objet, la forme – si l’on peut dire – que prend cette mitigation ne sait plus ce qui appartient à l’autre ou l’autre des parties qui ont fusionné »38. Bref, nous sommes ici dans un temps oral, cannibalique, archaïque et « informe » où l’objet et le moi ne font (jouissivement/mystiquement) qu’un dans une identité commune, tentative toujours renouvelée d’établir un couple moi-objet, mais tentative toujours avortée du fait de traumas/déchirure/clivages précoces du Moi qui entravent donc le « travail du négatif », à savoir celui de reconnaissance de la séparation du Moi et de l’objet comme de l’objet et de son autre bientôt objectivé : le moi. C’est que, bien souvent dans l’anamnèse de la vie de nos patients, « l’autre de l’objet » (primaire) qu’est le père et sa fonction tiercéisante se trouve d’ailleurs introuvable ou peu sûr et « secure », n’offrant en fait qu’un pôle faible d’identification tierce. Soulignons d’ailleurs qu’A. Green parle dans le chapitre de la phrase citée de l’identification comme résultat du travail du négatif. De fait chez les sujets addicts que nous avons rencontrés les carences identificatoires apparaissaient 36. Dougall J. Mc, (2001), « L’économie psychique de l’addiction » in « Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, Paris, PUF, 2002, p. 22-3. 37. Dougall J. Mc, (1991), « Entretien sur la boulimie, avec Alain Fine », in La boulimie, Paris, PUF, Monographies de la Revue française de Psychanalyse, pp. 143-51. 38. Green A., (1993), Le travail du négatif, Paris, Minuit, p. 103.

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souvent notables, ce qui n’est pas sans renvoyer au travail de M. de M’Uzan sur le « tonus identificatoire de base » chez les toxicomanes, dont la défaillance provient d’une carence qui affecte les pulsions d’auto-conservation39. La conduite addictive, avec ou sans produit, permet ainsi, entre autres choses, d’entretenir un évitement de la rencontre avec l’objet, une « phobie du relationnel »40, non sans rapport avec la « position phobique centrale » d’A. Green qu’on peut rattacher à une angoisse plus régressive face à l’altérité. « [Cette position phobique centrale], écrit A. Green, objective un mode de vie opératoire très tôt organisé. L’évitement de la pensée, mais aussi de l’éprouvé mis en place par le sujet dans ses relations ultérieures a pour fonction essentielle de ne pas mettre en péril une organisation narcissique […] », d’un moi déjà bien fragilisé par ses propres pulsions sexuelles ou affects dépressifs ou de colère. On conçoit ainsi la place, le rôle et la fonction du symptôme addictif dans ces conduites comme une défense contre des affects dépressifs non structurés, « ressentis » comme dangereux et permettant d’accéder à une jouissance solitaire plus ou moins masquée ou qui permet une auto-stimulation face à un sentiment de vide désorganisateur41. Or ce dernier est largement contemporain d’une puberté dont la pulsionnalité sexuelle devient trauma narcissique et exacerbe l’homosexualité infantile « (Gutton, 1989)42 car, même si nous ne l’avons pas rappelé, il convient, dans la compréhension psychanalytique que l’on peut avoir de ces conduites, de ne pas les dissocier de ce que la puberté puis l’adolescence apportent de « charivari » et de pulsionnalité sexuelle potentiellement traumatique à cet âge. En ce sens il y a, dans ces conduites, la possibilité de réels « contre-investissements chimiques » ou « d’investissement en contre » comme a pu le dire J. Cournut43, à ce qui, d’une « pulsion anarchiste » (N. Zaltzman)44, ne peut être métaphorisé, re-présenté, qualifié par le « travail du négatif ».

39. M’Uzan M. de, (2004), op. cité, p. 139. 40. Jeammet P., (1991), Dysrégulations narcissiques et objectales dans la boulimie, La boulimie, Monographie de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, pp. 81-104. 41. Corcos M., (2005), Le Corps insoumis, Paris, Dunod, p. 24 sq. 42. Gutton Ph., (1989), « Transactions homosexuelles d’adolescence », Adolescence, pp. 7-17. 43. Cournut J, « Le contre-investissement, butée contre la désintrication », Conférence SPP, Propositions théoriques, site Internet de la SPP. 44. Zaltzman N., (1979), « La pulsion anarchiste », Topique, n° 24, Paris, Épi, pp. 25-64.

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Il faut convenir que ces problématiques addictives révèlent la faillite autant des « processus de transitionnalité » comme le dit R. Roussillon45, ceux de fantasmes comme « représentations d’action »46 ou de « représentations motrices assurant le lien entre les autres représentants pulsionnels »47, comme des « processus du négatif » selon A. Green, ces faillites aboutissant à la mise en œuvre de ce que D. Braunschweig et M. Fain ont appelé des « néo-bseoins »48, proches, ici, des comportements autocalmants de G. Szwec49 et Cl. Smadja50 ou comme l’a dit R. Roussillon d’une quête de « perception comme solution bio-logique au traumatisme51. Il faut comprendre ici que l’addicté chercherait à rabattre le désir sur le besoin par une « voie courte « comme celle qu’a décrite J. ChasseguetSmirgel (1984) dans les perversions52. Cela aboutirait alors à une identité de perception régressant jusqu’à l’excitation-sensation, dans une sorte « d’économie de la perception-sensation » que C. Dejours (1987) a aussi décrit et trouvé chez les patients somatisants : l’excitation-sensationperception remplit ici le rôle dévolu à l’hallucinatoire psychique primitif méconnaissant tout manque et séparation. Avec ces quêtes de perceptions et sensations motrices addictives, nous sommes ici très proches des hypothèses que fit Freud en 1896 dans le « Manuscrit K » de « représentation-limite », terme très évocateur comme le remarque F. Duparc53 des limites de la représentation et des états limites. Freud écrit : « Lorsque l’incident traumatisant a donné 45. Roussillon R., (1995a), « La métapsychologie des processus et la transitionnalité », Rapport 55e Congrès de Psychanalyse, Revue fr. psychanal., 59, pp. 1351-1521. 46. Perron-Borelli M. et Perron R., (1987), « Fantasme et action », Rev. fr. psychanal., 51, 2, pp. 539-638 ; (1993), La dynamique du fantasme, Paris, PUF. 47. Le Guen, (2001), « Quelque chose manque… De la répression aux représentations motrices », Rev. fr. psychanal., LXV, 1. 48. Braunschweig D. et Fain M., (1975), La nuit, le jour, essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris, PUF. 49. Szwec G., (1993), « Les procédés autocalmants », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, pp. 27-51. (1995), « Relation mère-enfant machinale et procédés autocalmants », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, 8, pp. 69-89. 50. Smadja Cl. (1993), « A propos de procédés autocalmants du Moi », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, (4), pp. 9-26. 51. Roussillon R., (1995b), « Perception, hallucination et solution bio-logique du traumatisme », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, (8), pp. 105-117. 52. Chasseguet-Smirgel J. (1984), Éthique et esthétique de la perversion, Paris, Champ-Vallon. 53. Duparc F., (1997), « Hallucination négative, formes motrices et comportements autocalmants », Cliniques Psychosomatiques, Monographie de la Revue Française de Psychanalyse, pp. 91-115.

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libre cours à des réactions motrices, ce sont justement celles-ci qui se muent en représentations-limites et en premier lieu en symbole des matériaux refoulés. Il ne s’ensuit pas nécessairement qu’à chaque répétition de l’accès primaire une idée se trouve étouffée. Il s’agit surtout d’une lacune dans le psychisme ». Il ne s’agit donc pas d’un matériel représentatif habituel, mais plutôt d’une trace non figurée, proche de l’hallucination négative (une « lacune », selon Freud, que le « travail du négatif » ne pourra reprendre), première inscription ou protoreprésentation qui permet de mieux comprendre l’observation du batteur solitaire décrit par G. Szwec […] où la représentation-limite de l’accident traumatique [de voiture dont il fut l’objet antérieurement à l’adolescence, enfant] fait retour comme ébauche de représentation, addictivement répétée. »54 F. Duparc met en relation cette hypothèse freudienne des « idées d’images motrices, ou même de véritables représentations motrices » présentes à plusieurs reprises dans l’œuvre de S. Freud avec celle des procédés autocalmants avancés par G. Szwec et Cl. Smadja en particulier lorsque ce dernier écrit que « la défaillance majeure dans l’organisation fantasmatique de la psyché et un effacement des systèmes de représentation fait le lit d’un retour d’une sensorialité primaire indifférenciée […] utilisant les propriétés de réduction de l’excitation de la pulsion de mort »55 ce que Duparc réfère également aux premiers travaux de P. Marty sur « la motricité dans la relation d’objet »56, où celui-ci signalait la valeur de la motricité dans la constitution de la vie mentale et fantasmatique. Bref, ici le « masochisme de vie », comme dirait B. Rosenberg57, indissociable de la naissance de la subjectivité se révèle tout à fait limité : la capacité à endurer l’excitation émotionnelle et pulsionnelle, capacité qui chez Freud participait au départ de la notion de rythme (ceux des soins venant de la mère), et qui permet de changer, par l’opération subjective, la quantité en qualité qu’implique, ce qu’A. Green a appelé le « processus du négatif »58, montre ici ses limites et ses détournements jouissifs ! 54. Ibid., pp. 104-105. 55. Smadja Cl., (1993), p. 19. 56. Marty P., (1955), « Importance de la motricité dans la relation d’objet », Rev. fr. psychanal., 19, 1-2, pp. 205-284. 57. Rosenberg B., (1991), Masochisme mortifère, masochisme gardien de la vie, Paris, PUF, Monographie de la SPP. 58. Green A., (1993a), Le travail du négatif, Paris, Minuit.

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Cette mise en place du qualitatif dépend du stade anal, voire, plus largement, de « l’analité primaire » au sens de A. Green59 qui donne à la psyché sa capacité de différer, de surseoir au plaisir, de retenir la décharge. Or cette capacité érotisée de différer, de temporaliser, qui installe dans la vie psychique et affective le masochisme primaire érogène et le « travail du négatif », n’est possible que s’il existe une bonne « texture » du narcissisme du self (Marty, 1976) et si, d’autre part, la racine passionnelle et traumatique de la pulsion n’est pas trop sollicitée. Rappelons que ce « travail du négatif » comporte en premier lieu celui de la fonction de l’hallucination négative qui va devenir partie prenante de l’appareil psychique ; en constituant un fond (contexte), l’hallucinatoire négatif donne accès à la figurabilité des perceptions/pulsions par la représentation psychique de la pulsion, celle-ci étant, chez A. Green, « la matrice d’activité psychique », que ravive le cadre analytique ou, à moindre degré, le cadre psychothérapique. Élaborée au contact de la mère et témoin de l’introject de l’objet maternel, l’hallucination négative construit ainsi des contenants aux figurations et représentations, des contenants psychiques qui, dans l’après-coup de la puberté, peuvent révéler leur inconsistance et leur fragilité. Ainsi, bien sûr, constituant un écran interface pare-excitation et une barrière de contact, lieu productif de l’opération méta de symbolisation imaginante60, l’hallucination négative se présente dans nos prises en charge de patients addicts bien poreuse et peu « étoffée ». Dans ce cadre clinique l’affect, ne trouvant qu’imparfaitement le négatif hallucinatoire, n’a alors d’autre recours que de se muer en perception-sensation. La topique et « l’économie de la perception » (Dejours61) auxquelles les addictions nous convient signent ainsi l’introuvable « qualité « d’un hallucinatoire négatif indispensable à la construction de la lignée subjective du Moi. Deux illustrations cliniques soulignent ces ratés de cette hallucination négative : premièrement la douleur ; deuxièmement les somatisations suivant l’arrêt d’addiction.

59. Green A., (1993b), « L’analité primaire dans la relation anale », La névrose obsessionnelle, Monographie de la SPP, Paris, PUF, pp. 61-86. 60. Lavallée G., (1994), « L’écran hallucinatoire négatif de la vision », Les contenants psychiques, Paris, Dunod, pp. 68-143 (p. 88). 61. Dejours C., (1987), « Économie de la perception et processus de somatisation », Psychanal. Uni., 12, (47), p. 417-435 ; (1988), « Les psychoses par somatisation », Psychiatr. fr, mai, p. 569-579.

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1) La douleur de l’abstinent, celle du « toxico » en manque, ou du somatosique, la douleur des « ados » écorchés, permettent de créer un point de fixation, un contenant, une « pseudo-pulsion »62 pour une psyché mal amarrée (« Le bateau ivre » d’A. Rimbaud63) et en proie à des vacillements identitaires et une relative incapacité de représenter les affects64. La douleur se trouve, comme la perception-sensation addictive, voire le comportement autocalmant65, être le gardien de la trace d’un objet perdu ne pouvant être représenté hallucinatoirement66. A la fois comme « pseudo-pulsion » et perception, elle serait, comme la sensation ou le procédé autocalmant67, et dans l’ordre narcissique, ce que la pulsion est dans l’ordre objectal si, chez certaines personnalités, il n’existait pas une certaine contiguïté entre une défense comportementale, l’addiction, et une autre aboutissant à une pathologie organique68. 2) Le rapport addiction/somatisation apparaît complexe : on peut se demander comme l’ont fait il y a quelques années Kreisler, Fain et Soulé69, si, chez certaines personnalités, il n’existe pas une certaine contiguïté entre une défense comportementale, l’addiction, et une autre aboutissant à une pathologie organique70. P. Marty lui-même se posa en son temps la question de savoir si « des investissements toxicomaniaques modifiant l’économie de certains sujets par des chemins hasardeux et

62. Dans l’article “ Le refoulement ” (1915), Freud écrit sur la douleur : “ Il peut arriver qu’une excitation externe, par exemple en corrodant ou détruisant un organe, devienne interne et qu’ainsi naisse une nouvelle source d’excitation constante et une augmentation de tension […] ressentie comme de la douleur. Mais cette pseudo-pulsion n’a pour but que de faire cesser l’altération de l’organe et le déplaisir qui l’accompagne […] ” 63. Pirlot G., (2007), Poésie et cancer chez A. Rimbaud, Paris, EDK. 64. Pirlot, G., Cupa, D., (2006). « La douleur peut-elle être perçue et cherchée plus « vivement » dans une culture postmoderne en perte de sens ? » Evol. Psychiatr., vol. 71, n° 4 : 729-743. 65. Smadja C., (1993), « A propos de procédés autocalmants du Moi », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, (4), pp. 9-26 ; Szwec G., (1993), « Les procédés autocalmants », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, pp. 27-51 ; (1995), « Relation mère-enfant machinale et procédés autocalmants », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, 8, pp. 69-89. 66. Freud S., (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1976 (p. 100). 67. Szwec G., (1993), « Les procédés autocalmants », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, pp. 27-51 ; Smadja Cl., « Les procédés autocalmants ou le destin inachevé du sadomasochisme », Rev. fr. psychosom., Paris, PUF, n° 8, 1995, pp. 57-89. 68. Fain M., (1981), « L’approche métapsychologique du toxicomane », Le psychanalyste à l’écoute du toxicomane, Paris, Dunod, pp. 27-36. 69. Kreisler L., Fain M. et Soulé M., (1981), L’enfant du désordre psychosomatique, Toulouse, Privat. 70. Fain M., (1981), « L’approche métapsychologique du toxicomane », Le psychanalyste à l’écoute du toxicomane, Paris, Dunod, pp. 27-36.

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pouvant mettre fin à des dépressions essentielles » n’évitaient pas, à court terme, des désorganisations somatiques71. Cette question se pose également 1) devant l’apparent paradoxe qu’est l’absence de sensibilité particulière aux infections de patientes anorexiques en phase aiguë de dénutrition et le retour d’une vulnérabilité normale lors des phases de restauration pondérale72 ; 2) devant les suicides d’adolescents. Dans ces cas, les études d’U. Otto ont montré que les adolescents suicidant développent plus de maladies organiques que les autres adolescents ; ceci invite à penser qu’on ne peut encore une fois se passer d’une théorie psychanalytique psychosomatique sur ces phénomènes, même si celle-ci doit prendre en compte les différences entre les addictions73. Le goût morbide pour l’auto-contrôle de la détresse va se retrouver dans l’utilisation des solvants (éther, trichloréthylène, acétone, colles…) qui ont pour but, outre l’altération de la conscience, un détournement érotisé de la fonction respiratoire. Or, ce détournement n’est pas sans évoquer une pathologie psychosomatique, le spasme du sanglot, étudié 74 par Kreisler, Soulé et Fain en 1981 dans L’enfant du désordre psychosomatique. De fait le sniffing, comme le spasme du sanglot75, apparaissent être des passages à l’acte réalisant des fantasmes de satisfaction liés aux traces mnésiques laissées par des satisfactions réelles (comme celle de la tétée jusqu’à en perdre haleine et le passage obligé par l’asphyxie physiologique lors de la première inspiration à la naissance). Il y a ainsi dans la toxicomanie, transgression de lois biologiques comme modalité d’accession à la jouissance, soit une sorte de perversion de la subversion libidinale mettant en jeu les lois de l’autoconservation, c’est-à-dire de l’opération sur laquelle repose la sexualité psychique. Cette atteinte des instincts d’autoconservation qui recouvrent en psychanalyse les fonctions physiologiques se montre par exemple dans l’observation de M. Fain d’une femme de vingt-cinq ans ayant présenté 71. Marty P., (1990), La psychosomatique de l’adulte, Paris, PUF, QSJ n° XX, p. 55, note 1. 72. Levy-Soussan P., Corcos M., Barbouch R., Avraméas S., Poirier M.-F., Bourdel M.C., Jeammet P., (1993), « Anorexie mentale et vulnérabilité aux infections : rôle des auto-anticorps naturels », Neuropsychiatrie de l’enfant et l’adolescent, 41, 5/6, pp. 309-315. 73. Otto U., (1972), « Suicidal acts by children and adolescents : a follow-up study », Acta Psychiatric. Scandinavia, suppl. p. 233. 74. Kreisler L., Fain M. et Soulé M., (1981), L’enfant du désordre psychosomatique, Toulouse, Privat. 75. « Le spasme du sanglot correspond à une véritable manipulation chimique par blocage de la respiration pour parvenir à un état d’inconscience. » M. Fain (1981).

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dans son enfance des crises de spasmes du sanglot et qui en était à la septième tentative de suicide par barbituriques. Il se révéla au cours de la psychothérapie que ces tentatives de suicide se présentaient sous forme d’accès aigus équivalents à une véritable toxicomanie. CharlesNicolas relate quant à lui le cas d’une jeune femme, Elise, héroïnomane, placée dans son enfance en nourrice par sa mère qui ne la reprenait que le week-end et qui disait : « Je vomissais tout le temps, j’étais toujours malade, eczéma sur le visage et psoriasis sur les jambes […], avec l’hé76 roïne tout a disparu. » A quoi l’on peut encore ajouter le propos de M. 77 Monjauze qui rappelait que le peintre F. Bacon avait vu son asthme 78 disparaître lorsqu’il se mit à peindre et à boire ou celui de B. Brusset relatant des cas de boulimies s’étant transformées en pharmacomanies, en toxicomanies et en pratiques alcooliques ou délinquantes. Il apparaît au regard de ces exemples qu’une addiction pourrait suivre ou formuler autrement une pathologie somatique de l’enfance 79 et qu’une pathologie somatique peut disparaître avec une addiction . Dans Les passions du corps80, j’ai décrit six patients, sur une vingtaine trouvés au gré de consultations psychiatriques pendant trois mois dans deux services de médecine, patients atteints de somatisations sévères à la suite d’arrêt de conduites addictives. Tous présentaient un fonctionnement psychique opératoire et/ou alexithymique et avaient arrêté leur addiction le plus souvent rapidement, sans préparation, pour diverses raisons (d’ordre médicale, pari, etc.).

Conclusion Tout ceci conduit à la question de la difficile prise en charge psychothérapique de ces sujets addicts au moins dans un premier temps. Le défaut dans la sphinctérisation de la trame narcissique du Moi (ana81 lité primaire d’A. Green ) laisse apparaître en effet un défaut dans la 76. Charles-Nicolas, Valleur M., (1987), « Les conduites du toxicomane », La vie du toxicomane, Paris, PUF. 77. Monjauze M., (1992), La problématique alcoolique, Paris, Dunod. 78. Brusset B., (1985), « Anorexie et boulimie dans leurs rapports à la toxicomanie », Anorexie mentale aujourd’hui, Grenoble, La pensée sauvage, pp. 285-314. 79. Scharbach H. et Viard A., (1989), « Approche psychopathologique de l’asthme infantile », Annales médico-psychologiques, 147, (2), pp. 200-4. 80. Pirlot G., Les passions du corps, Paris, PUF, 1997. 81. Green A., (1993), « L’analité primaire dans la relation anale », La névrose obsessionnelle, Monographie de la SPP, Paris, PUF, pp. 61-86.

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mise en latence et la mise en constance des pulsions, celles-ci se révélant dans leurs formes essentiellement passionnelle et excitationnelle que chercheront à contre-investir chimiquement ou neuro-chimiquement les conduites addictives. C’est dans ces cas que l’excitation-sensation deviendra « l’objet » anobjectal d’investissement préféré : cela donnera certes l’addiction, mais aussi, dans la vie amoureuse, l’amour pour l’amour, l’addiction au transfert ou l’addiction sexuelle dans lesquelles l’altérité de « l’objet » compte assez peu. Ainsi les buveurs, toxicomanes, anorexiques-boulimiques (« l’assiette et le miroir »82), comme nombre d’états-limites, apparaissent comme des Narcisses cherchant dans l’eau de l’étang un objet perdu, le self du Moi. J’illustrerai ce propos par une vignette clinique. La première fois que je vis Léo, il présentait un regard sombre, une mine fermée et, lorsqu’il se leva du fauteuil de la salle d’attente où il se trouvait, je fus un peu surpris par sa grande taille et me sentis quelque peu « insécurisé » par la violence sourde qui semblait se dégager de lui. Les cheveux en bataille, confus dès les premiers mots, ne sachant pourquoi il se trouvait là, mais convaincu qu’il lui fallait y être, il me raconta son histoire. Agé de 23 ans, en formation d’éducateur, il vivait alors avec la même fille depuis cinq ans. Celle-ci attendait un enfant de lui. C’est cette future paternité qui du moins au début l’avait incité à consulter un psychanalyste. Dans les séances suivantes, il me parla de son enfance entre un père alcoolique qui quitta sa femme quand Léo eut 6 ans, une mère dépressive adulant son fils et un oncle servant de substitut paternel. Il devait revoir son père de temps à autre jusqu’à ce qu’il « coupe » les ponts à l’âge de 18 ans (père qu’il reverra après un an de travail psychothérapique). Ce qui dominait dans son tableau clinique, était un fonctionnement « limite » avec une forme de confusion dans ses sentiments, mais aussi entre réalité interne et réalité externe, une projection fantasmatique incessante, une réelle peur de l’attachement transférentiel (avec, dans les premiers mois, un nombre important de retards ou d’absences aux séances) et, parfois, de réels moments de « déreliction » en séance

82. Brusset B., (1979), L’assiette et le miroir, Toulouse, Privat ; (1985), « Anorexie et boulimie dans leurs rapports à la toxicomanie », Anorexie mentale aujourd’hui, Grenoble, La pensée sauvage, pp. 285-314 ; (1990), « Les vicissitudes d’une déambulation addictive (essai métapsychologique) », Rev fr psychanal, 54, p. 671-687. ; (1992), « Psychopathologie et métapsychologie de la boulimie », La boulimie, Monographie de la SPP, Paris, PUF, pp. 105-132. ; (2004), « Dépendance addictive et dépendance affective », Rev fr psychanal, 68, 2, pp. 405-420.

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qui frôlaient le fonctionnement psychotique et étaient parfois dus au fait qu’il se « défonçait au h. » avant de venir à ses séances. La toute-puissance narcissique et la capacité manipulatoire de l’autre par le biais de sa séduction l’amenait à me faire part de cette emprise qu’il avait sur les autres, emprise qui l’effrayait un peu – même s’il savait en jouir. Tout cela était ainsi alimenté par une consommation addictive au haschish et à l’alcool pris soit seul soit quand il faisait la fête avec ses amis. Il ressortait toujours des périodes d’excès addictifs une culpabilité importante qu’il tentait de juguler par l’écriture et la peinture. Il ne pouvait en effet écrire ou peindre que sous l’emprise de l’alcool et du haschisch. Il me faisait part au fil des séances de réflexions et de fantasmes qui lui venaient lors de ces états d’ébriété et qu’il avait couchés sur le papier sous forme de poésie ou d’esquisse de peinture. A la fin de la première année de psychothérapie il me confia une de ses jouissances secrètes : lorsque sa femme partait en week-end voir ses parents, il louait des cassettes porno, préparait ses joints de « h », son alcool, et tirait une grande jouissance à savoir qu’il pourrait passer quelques jours dans une forme de « débauche » masturbatoire illimitée, seule façon pour lui pour accéder au « jet » créatif, si j’ose dire. La création poétique ou picturale était en effet indissociablement liée à la perte des limites du Moi par l’effraction pulsionnelle sexuelle. En dehors de ces moments, « il était sec » comme il aimait à dire. Ce fut ainsi au cours d’un de ces moments épiques de dérèglement orgastique que, stationnant devant une toile vide et bientôt fasciné et effrayé par le vide, le non-contenu du tableau, il se déshabilla devant le dit tableau, se masturba et envoya son éjaculat juste au centre de la toile. A moitié conscient en raison des vapeurs de « h » et d’alcool, il fut à ce momentlà, dit-il, soulagé et libéré d’un poids ancien et vit dans cette « prouesse » artistique et érotique la réalisation de ce que secrètement il voulait depuis longtemps signifier au monde et à moi-même : en agissant ainsi il envoyait son « foutre » au monde entier en même temps que il signifiait à tous l’existence d’une folie intérieure – une « folie privée » dont il se sentait maintenant débarrassée puisqu’il l’avait exo-corporisée, « ectopisée » hors de son corps. Assez hilare, mais je dois dire beaucoup moins confus, il précisa à la séance suivante qu’il avait intitulé ce tableau « Sperme » et qu’il riait d’avance de voir ses amis regarder le dit tableau sans pouvoir y découvrir le moindre signe de l’éjaculat puisque celui-ci avait séché entre temps. Le plus surprenant de tout ceci pour moi fut qu’après la réalisation de cet « acting » où il avait pu « cracher » sur le cadre et sur le 62

« vide-silencieux » surmoïque inquiétant que je représentais, Léo changea réellement de fonctionnement mental. Après ce moment que l’on pourrait qualifier de« cathartique », quelque chose de l’ordre de « l’hallucination négative », mise en place progressivement, au fil des séances, commença à montrer son efficience : des rêves apparurent, les comportements addictifs cessèrent très rapidement, sauf en des moments festifs avec ses amis et, surtout, une réelle capacité associative et un changement à la fois dans son style d’écriture et de peinture apparurent. Il prit également des responsabilités dans l’institution dans laquelle il faisait un stage et, surtout, il reprit contact avec son père. Après cet épisode, il m’apprit avoir également changé radicalement sa manière d’écrire. Jusque-là, liée à la masturbation, à la honte et à la culpabilité, il s’était toujours caché de sa femme pour écrire. Or, après cet épisode, avec l’aide de cette dernière, il aménagea un espace de travail pour lui, sorte de bureau, dans une petite pièce au premier étage de sa maison, à côté de ce qui serait la chambre de l’enfant à venir. Il était devenu capable de dire à sa femme qu’il allait « là-haut » pour travailler, écrire et peindre. Il m’apprit qu’il avait maintenant des projets en ce qui concerne l’écriture, allait tenter d’écrire un roman, que son écriture n’était plus du genre « écriture automatique » liée à la masturbation, mais plutôt une écriture qui demandait de « l’insight » – le mot était de lui. De même en peinture il avait commencé des tableaux qui comportaient des perspectives. Or, à propos de perspective, rappelons que ce fut dans l’optique d’une opération subjective de construction narrative de l’histoire – la storia – que les peintres italiens Brunelleschi, Alberti, Mantegna abandonnèrent l’iconographie à deux plans pour celle de la perspective à trois dimensions. La perception de la perspective est en peinture un acquis comme dans le développement perceptif-subjectif de l’enfant et de l’humanité. L’invention, à la Renaissance italienne, d’une construction de l’espace pictural au moyen d’une perspective géométrique ou linéaire se conjugua avec l’émergence, chez les artistes du XVIe siècle, d’une conscience hautement individualisée de leur propre personnalité. Reprenant les arguments d’E. Panofsky (1975), selon lesquels la perspective est la forme symbolique d’une objectalisation du subjectif, D. Arasse a montré combien l’invention de la perspective avait rendu possibles les « mises en perspective du Moi. »83 « […] En théorie de la 83. Arasse D., (1983), « La peinture de la Renaissance italienne et les perspectives du Moi » in Image et signification, Paris, La Documentation Française, pp. 233-244.

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peinture, la perspective est l’instrument organisateur du récit historique et le terme de « storia » est bien riche de son double sens : scène narrative et histoire. […] Le dispositif revient à soumettre le corps réel du spectateur à l’espace fictif de la peinture par l’effet d’une décision théorique au terme de laquelle le spectateur se voit assigner le rôle d’un regard dont la neutralité tient à ce qu’il partage le même espace que celui de la figure représentée, devenant ainsi le garant de son objectivité au prix de l’annulation, de la non-prise en compte du corps réel, de son point de vue concret. »84 En attendant le Siècle des Lumières, le modèle de la perspective et de la géométrie dans l’espace permit à la Renaissance le déploiement de « l’horizon de l’histoire » et d’un récit narratif des événements historiques, en même temps que le développement de la mécanique classique et de l’architecture85. Ainsi, la « mise en perspective » des affects et perceptions dans sa propre peinture fut contemporaine, chez Léo, d’une « mise en perspective » de ses associations, permettant la mise en récit d’une véritable histoire, la sienne, rendue subjectivement possible par la mise en place, vraisemblablement, d’une « positivité » de ce qui, jusque-là, était « négativé hallucinatoirement », à savoir des angoisses archaïques et des pulsions excessives et passionnelles. Pour conclure je reprendrais volontiers à mon compte ce qu’A. Green a écrit dans Le travail du négatif : « Que sont donc les angoisses archaïques dont nous parlent les auteurs modernes ? Elles sont l’effet de passions narcissiques là où amour et destructivité affectent d’un même souffle le moi et l’objet. Elles sont les passions au sens strict, c’est-à-dire des amours qui font souffrir au point de s’en défendre par un sacrifice aliénant »86.

84. Arasse, D., (1996), Le détail, Paris, Flammarion. 85. Thuillier P., (1984), « Espace et perspective au Quattrocento », La Recherche, n°160, pp. 1384-1398. 86. Green A., (1993), Le traval du négatif, Paris, Minuit.

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B. BRUSSET

Entre corps et addiction : la psyché éclipsée En matière d’addiction, il s’agit d’abord de la pharmacodépendance des toxicomanes. La place tenue par son déterminisme neurochimique la met apparemment hors de portée de la psychanalyse. Qu’il s’agisse d’un comportement comme conduite agie, comme réalisation, implique en première approximation la triple référence au cerveau, au groupe (familial ou social) et à la culture. La généralisation d’inspiration biologique a suscité la définition d’un type de personnalité supposé inné tel que « la personnalité dépendante », et, plus récemment, l’objectivation de certaines prédispositions génétiques. La prise en compte de l’épigenèse interactionnelle a relativisé les modèles de la causalité d’une manière qui laisse place au traumatique. A l’opposé, la dimension culturelle de la dépendance trouve place dans les multiples interprétations de l’adolescence et de la culture (dont l’idée simple d’une « nouvelle économie psychique » en rapport direct avec l’économie de marché ?). La multiplicité des interprétations en montre bien la relativité. Quoi qu’il en soit, la problématique « multi-axiale et transdisciplinaire » des addictions est devenue un problème majeur de santé publique, un lieu de débats au cœur de la psychopathologie contemporaine avec des enjeux institutionnels importants : les centres d’addictologie, les postes, les financements privilégiés, etc.

Quelle définition ? La définition de l’addiction à partir de l’étymologie associe trois notions : l’esclavage, le corps, la dépendance. Dès 1932, des psychanalystes ont consacré des travaux à cette question assez négligée par Freud (non sans raison personnelle) : Rado et les pharmacothymies, Wulff et la boulimie, Glover et « les états transitionnels ». La définition du cadre des addictions comme incluant les « toxicomanies sans drogue » est due à Fenichel (1945). La centration sur l’appétence et non sur le 65

produit des toxicomanies a ouvert le champ d’une réflexion psychopathologique relativement affranchie de la pharmacologie, mais la notion de dépendance, distinguée de celle de pharmacodépendance, et élargie aux addictions sans drogue, regroupe des comportements aussi divers que la boulimie, le jeu pathologique, les achats compulsifs, les addictions sexuelles, l’addiction au travail, et, pour certains, l’ensemble des « conduites de risque ». La clinique descriptive des addictions conduit ainsi à mettre dans la même catégorie des phénomènes disparates laissant ouverte la question de leurs implications théoriques et thérapeutiques à vrai dire fort diverses. La définition contemporaine de la dépendance est faite sur les trois critères de la répétition compulsive d’une activité, de sa persistance malgré les conséquences néfastes et de l’obsession de celle-ci. On voit qu’elle correspond aussi bien à la prise de toxique qu’au trouble du comportement alimentaire, l’excès et la restriction, c’est-à-dire la boulimie et même l’anorexie (comme suspension de l’acte et addiction à la quête de maigreur). La définition des conduites de dépendance par leurs modalités comportementales, selon Goodman (1990), a été assez généralement acceptée (et reprise dans les grilles DSM-IV et CIM-10). Elle a cinq critères : – l’impossibilité de résister à l’impulsion de s’engager dans le comportement ; – la tension interne croissante avant d’initier le comportement ; – le plaisir ou le soulagement au moment de l’action ; – la perte de contrôle dès le début du comportement. – Où est le cinquième critère ? Il existe au moins cinq critères annexes suivants : – la préoccupation fréquente pour le comportement ; – l’engagement plus intense et plus long que prévu ; – les efforts répétés pour le réduire ou l’arrêter ; – le temps considérable passé à réaliser le comportement ou à se remettre de ses effets ; – la réduction des activités sociales, professionnelles, familiales du fait du comportement ; – l’engagement dans le comportement empêchant de remplir les obligations sociales, familiales, professionnelles ; – la poursuite de celui-ci malgré les problèmes sociaux, financiers, physiques ; – l’agitation ou l’irritabilité s’il est impossible de réaliser le comportement. 66

D’autres descriptions privilégient tel ou tel aspect. Ainsi, définie par des critères sémiologiques hétérogènes, l’addiction est considérée comme un « processus pluridimensionnel et polyfactoriel », mais ce produit d’un consensus général ne peut fonder aucun projet thérapeutique. En toute rigueur, on ne peut nier les différences entre les formes cliniques d’addiction surtout si l’on y inclut, ce qui est très discutable, l’addiction au jeu, au travail, au sexe, aux achats inconsidérés, à la télévision, à Internet, la kleptomanie, etc. La similitude sémiologique par quelque aspect descriptif n’est pas suffisante, l’éparpillement en fonction des présupposés théoriques et pratiques traditionnels ne l’est pas non plus. Les toxicomanies étant différentes selon le produit, les « toxicomanies sans drogue » éliminant cette variable, ont un intérêt particulier : la boulimie, mais aussi l’addiction à l’autre, à la présence physique de l’autre, à sa perception dans la réalité par inefficacité psychique de la représentation, de la symbolisation, de la constitution ou de la vitalité de l’objet interne. Dans ces formes d’addiction, dont la boulimie décrite dès 1932, est un bon exemple, il n’y a pas la dimension groupale ni celle de conduite de risque, de provocation, d’appétit de transgression comme dans les prises de toxiques et a fortiori dans les « conduites de risque ». Un autre danger est d’invoquer par le terme d’addiction un principe explicatif très général, passe-partout, sans valeur scientifique, suscitant d’autant plus des images sociales du pathologique ayant de fortes implications morales au service des attitudes de rejet et de stigmatisation. A la limite la catégorie est déterminée comme pathologie par les contre-attitudes négatives. Dans une autre direction, on peut soutenir l’idée que la signification addictive de nombreux comportements et de nombreuses activités observés en clinique montre bien qu’il ne s’agit pas d’une catégorie exclusive, mais plutôt d’une dimension qui prend des proportions très diverses dans la vie des sujets et sans doute de tout le monde. On peut parler d’une pratique addictive de la vie quotidienne. Plus que l’addiction comme entité isolable, il s’agirait du caractère addictif de certaines conduites, donc d’une qualification de celles-ci. Ce point de vue relativiste tend à réduire l’addiction à la compulsion de répétition ou à la banalité, ou encore à en faire son éloge comme facteur de créativité (les exemples ne manquent pas). Le plus souvent cependant, l’addiction comme conduite addictive implique l’acte et le corps, la compulsion et la dépendance dans la recherche d’une satisfaction solitaire (même en groupe), sans pensée, sans parole, dans un temps différent ou aboli : l’effet du processus addictif. 67

Un processus bio-psycho-social ou « bio-social » ? La conception développementale dite « bio-psycho-sociale » est finalisée par le projet d’intégrer le biologique et le socioculturel. Le « psycho » disparaît ou se ramène au point de vue de la phénoménologie existentielle (qui a d’ailleurs historiquement contribué à décrire l’expérience du toxicomane, notamment dans son rapport au temps). L’absence de prise en compte des différences épistémologiques qui fondent les divers points de vue rend fragiles les tentatives d’intégration et de totalisation. Elles ont en commun la négation de la causalité psychique inconsciente, mais c’est l’effet même de l’addiction qui se retrouve dans la théorie ! La collusion entre la biologie et la psychologie sociale fait disparaître l’objet même de la psychanalyse dont la méthode exclut l’investigation biologique et l’enquête sociale pour donner toute sa place à l’expression transférentielle du pulsionnel inconscient et à la causalité psychique. Les facteurs biologiques, traumatiques, familiaux et culturels sont envisagés dans leurs effets sur l’organisation psychique singulière, sa structure et sa genèse.

Les modèles psychanalytiques En toute rigueur, ils trouvent fondement dans la méthode psychanalytique c’est-à-dire l’analyse du fonctionnement psychique dans la relation de transfert dans les cas dans lesquels la vie psychique n’est pas entièrement confisquée par la polarisation addictive, ce qui ne veut pas dire nécessairement après le sevrage complet. La diversité des théorisations psychanalytiques, leur caractère partiel par déplacement de modèles venus d’autres domaines, s’explique par la centration sur telle ou telle forme d’addiction, mais aussi par la nécessaire participation active de l’analyste. La pluralité des modèles théoriques peut donner l’impression d’un abord latéral qui ne retient qu’une partie de la problématique et parfois la partie la plus contingente en fonction de l’accessibilité à l’analyse de tel ou tel patient. Ainsi peut être considéré comme organisation addictive ce qui n’est qu’un aspect de configurations cliniques dont l’axe majeur est ailleurs (les fonctionnements limites par exemple (Glover, 1932)). L’addiction peut être, en quelque sorte, annexée au service de thèses qui à la fois la débordent largement et méconnaissent ses spécificités relatives. 68

Le rapprochement des addictions avec la sexualité s’impose de différents points de vue. Les connaissances actuelles sur les sites cérébraux et les neuromédiateurs tendent à faire considérer qu’il s’agit d’une alternative à la sexualité génitale post-pubertaire, ce que confirme la clinique. Il ne s’agit ni de refoulement ni de formation substitutive, mais d’une forme de jouissance et de souffrance qui confisque les investissements et exerce un pouvoir d’attraction et de capture de la vie psychique ainsi appauvrie de manière diverse mais souvent croissante.

Les fonctions du comportement addictif Le postulat de la méthode psychanalytique est que des conflits intrapsychiques, parfois en rapport direct avec des situations traumatiques et leurs effets après-coup, ont trouvé issue, à défaut de trouver solution, dans les conduites agies, en l’occurrence un comportement consommatoire. Celui-ci est devenu de plus en plus autonome, anormal et contraignant à la mesure des fonctions qu’il remplit vis-à-vis des effets de la conflictualité interne ainsi évités. Apparaissent d’abord les fonctions tenues par l’addiction d’évitement du sentiment de vide, de rien, ou de trop plein d’excitation, de désirs frustrés, mais aussi d’analgésie, de procédé auto-calmant. Par court-circuit de l’élaboration psychique, elle est, par substitution, une forme d’excitation et de décharge. La question centrale est cependant celle de l’organisation psychique sous-jacente et de la réorganisation de l’économie pulsionnelle qui en résulte. Le « terrain » sur lequel le comportement addictif prend comme une greffe n’est pas toujours d’emblée repérable. Il est masqué par le processus dont les étapes ont une temporalité propre qui tend à se substituer à l’hétérochronie normale de la vie psychique. L’acte consommatoire (même s’il est suspendu comme dans l’anorexie restrictive pure), voué à la répétition plus ou moins mortifère, détermine un processus somatopsychique déconnecté de la vie psychique consciente et préconsciente. Celle-ci est de ce fait restreinte, occultée, appauvrie, de même que la relation de parole en psychothérapie : narratif désaffectivé, réduction au niveau cognitif débrayé des affects, des fantasmes, et même de l’inconscient refoulé. Or, ce processus donne issue aux motions pulsionnelles de l’inconscient du ça sous couvert d’un clivage plus ou moins efficace. De ce point de vue, la théorie de l’addiction s’apparente aux organisations non névrotiques comportant, comme la psychose et la perversion, un clivage constituant avec le refoulement une double 69

limite (Green, 1982, 2002).1 D’où ce que l’on peut considérer comme une troisième topique au sein de la métapsychologie freudienne. Dépendance et dépendance

Cette jouissance et cette souffrance solitaires dont le sujet devient dépendant tendent apparemment à exclure aussi bien la sensation de vide que toutes les dépendances affectives. Vis-à-vis de celles-ci, l’addiction apparaît comme revanche, vengeance des déceptions et des frustrations, quête d’affranchissement, mais plus fondamentalement négation d’une dépendance affective qui n’en persiste pas moins de diverses manières. Souvent, la dépendance addictive ne peut être abandonnée que par telle ou telle forme de dépendance affective régressive trouvée ou retrouvée dans le rapport aux objets, à un groupe, à une secte, ou à l’analyste. En somme, la conduite addictive, comme quête d’affranchissement de la dépendance affective vis-à-vis des objets externes et internes, induit une autre forme de dépendance qui en prend le relais et la renforce paradoxalement. La question est alors de savoir quels pourraient être les rapports entre ces deux formes de « dépendance ». Mais ce mot très polysémique du langage courant ne fait-il pas illusion ? La notion de dépendance affective est descriptive et de première approximation clinique. Il appartient à l’investigation psychanalytique d’en démêler les modes de composition, l’organisation et la genèse. Les cas dans lesquels un processus analytique se développe s’y prêtent mieux que d’autres. Il apparaît alors que les addictions illustrent cliniquement l’ancrage somatique du pulsionnel comme force en quête de sens et de lien avec les représentations qui ne peuvent se constituer que par la médiation de l’expérience du corps et des rapports aux objets, d’où l’importance de « l’empreinte maternelle » du lien primaire, de la problématique de la perte d’objet, du deuil originaire, de la dimension mélancolique, de la dépressivité, mais aussi des traumas narcissiques précoces : du trauma par défaut dans les défaillances de la fonction primaire de holding de la mère. 1. C. Dejours (2001) a décrit une « topique du clivage » pour rendre compte théoriquement de la pensée opératoire des psychosomaticiens (cf. G. Pirlot, 2009). Elle oppose l’inconscient psychosexuel de la première topique freudienne à l’inconscient non sexuel des pulsions d’auto-conservation en deçà de la subversion libidinale (de l’étayage) par la séduction originaire au sens de J. Laplanche. De manière différente, A. Green et d’autres auteurs, conformément à Freud, opposent l’inconscient refoulé et l’inconscient du ça fait de motions pulsionnelles finalisées par l’agir et l’hallucinatoire dans le dualisme pulsionnel de la deuxième topique. En cas de clivage entre l’un et l’autre, on parle de troisième topique (cf. B. Brusset, 2006 et 2007).

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Le refus de la perte pour la toute-puissance et la toute-jouissance (perverse) fait que la drogue est idéalisée ou fétichisée dans le déni de la séparation, de la castration, dans l’exclusion du langage, mais il arrive aussi qu’une toxicomanie bien tempérée soit au service de la créativité artistique à partir de l’actualisation des expériences de dépersonnalisation, de vacillement des limites de soi (M. de M’Uzan). En référence notamment à la clinique de l’addiction à la boulimie et au vomissement, il y a lieu de penser que la mise en acte et les sensations corporelles et psychiques induites par l’addiction, quel que soit le rôle d’une éventuelle prédisposition biologique, activent les traces mnésiques des expériences primaires de satisfaction et d’insatisfaction fondatrices de l’inconscient du ça. D’où l’expression d’un secteur du fonctionnement pulsionnel clivé, situé à divers degrés en dehors des représentations constituées comme telles. La dimension régressive se manifeste en secteur à la fois dans le registre pulsionnel et dans le mode de fonctionnement du moi impliquant l’étayage sur l’autre confondu avec soi. Elle tend à mettre en œuvre une partie du soi en rapport avec l’objet primaire à un niveau d’indifférenciation sujet/objet dans la continuité négatrice de la différence. Mais cette quête de jouissance ne peut s’affranchir de la logique inverse d’expulsion différenciatrice, potentiellement destructrice. En somme, la pratique addictive est un moment de vie débrayé de la dépendance intersubjective, mais aussi débrayé du rapport réflexif à soimême dans un état modifié de conscience et de perception du corps. Il abolit la temporalité ordinaire, exclut le sexuel, le langage et la parole en actualisant un mode fusionnel de lien à l’objet alors même que celui-ci est en quelque sorte effacé dans son altérité. L’effet désobjectalisant de cette logique pulsionnelle déspécifiée a divers degrés de gravité. L’idée centrale de nombreux psychanalystes (dont J. Mc Dougall) est que la quête addictive est la recherche dans le monde externe d’une solution au manque d’introjection d’un environnement maternant, d’une « fonction maternante primaire manquante » et de ce fait de transitionnalité. Mais, par-delà cette conception quelque peu défectologique, il faut prendre en compte le fait que les modifications somatiques provoquées par l’addiction ont des effets sur les sensations corporelles et psychiques. Le processus engagé de la sorte se caractérise justement par la circularité des causes et des effets entre différents niveaux somatopsychiques. Les rapports de la force et du sens par l’activité de représentation, ses aléas, ses limites et ses échecs, constituent le fil conducteur de l’intelligence métapsychologique des addictions. 71

En d’autres termes, la pratique solitaire de la conduite addictive évite la relation à l’autre par un effacement du moi et du surmoi comme de l’objet, rendant possible l’expérience temporaire illusoire de la jouissance dans une position d’omnipotence par l’indifférenciation. Pourquoi le rapport affectif à l’autre différencié de soi est-il dangereux ? Le désir d’être aimé implique le refoulement ou le clivage de ce qui risquerait, en manifestant la différence, donc l’altérité de l’objet, de faire rupture, de comporter l’aliénation, la destruction de l’objet et de soi, la haine, la culpabilité ou la projection paranoïde. La métapsychologie pertinente n’est pas ici celle de l’hystérie, de l’inconscient refoulé, mais, au moins dans un secteur clivé, celle de l’inconscient du ça, des motions pulsionnelles hors représentation, dans le dualisme pulsionnel d’Eros et de la pulsion destructrice, leur intrication et leur désintrication mortifère (« la défonce », le masochisme, l’auto-destruction). Certains cas cliniques illustrent bien le caractère insupportable de la dépendance affective parce que la fusion des désirs et des pensées de l’un et de l’autre abolit la différence et n’a pas d’autre alternative que la violence destructrice du lien, le vide, la détresse, la désobjectalisation, la désorganisation. Dans ces cas, la dépendance addictive a pour contexte une dépendance affective insupportable et inévitable par incapacité non seulement d’être seul, mais aussi de refuser, de dire non, de prendre la parole en son nom propre, d’assumer ses propres désirs et même de penser. Après des années de comportements de boulimie et de vomissement (et de traitements divers inefficaces), Carole en analyse sanglote sur le divan en position fœtale : elle prend conscience du lien entre les crises boulimiques et les frustrations, la colère et la rage réprimées (et aussi la masturbation compulsive ancienne). Le désir frustré que son compagnon soit une mère toujours attentive et disponible pour elle s’exprime par des crises et des ruptures suivies de réconciliation. L’arrêt de l’addiction révèle l’intensité de la vie affective, des fantasmes, des jouissances et des souffrances, et aussi l’importance de la dépendance affective à la mère primitive : l’incapacité d’être seule (avec elle-même), l’auto-dévalorisation en rapport avec un moi idéal grandiose par lequel tout lui serait dû. Winnicott parlait de l’importance de la capacité d’être seul en présence de l’objet : il faudrait ajouter la capacité d’être et de rester soi en présence de l’objet. Le processus analytique induit une dépendance quelque peu addictive temporaire avant l’enrichissement de sa vie psychique et la conquête de son autonomie de penser et d’être : « J’ai besoin de m’entendre vous parler… ». 72

Lors des menaces de rupture avec son compagnon qui s’avère être quelque peu toxicomane, elle rapporte le rêve suivant : elle est dans mon bureau, dans une grande baignoire, écrivant ce qu’elle désire manger ; je suis transformé en une femme chaleureuse et très proche, une copine et une mère ; il y a d’autres femmes dans d’autres baignoires. Elle est traitée comme l’enfant d’une mère idéale. L’économie pulsionnelle des passages à l’acte boulimique, inaccessible à l’interprétation, le devient dans le registre prégénital de l’oralité et de l’analité à mesure du développement d’une pensée interrogative sur soi en séance. Dans un autre cas, le fantasme d’une relation à la mère de type sœur siamoise comporte l’indifférenciation du bassin et du sexe de l’une et de l’autre, de la fille et de la mère. La problématique des addictions est certainement différente selon le sexe de la personne, : la question est ouverte. Devant le monomorphisme du tableau clinique qui résulte de la logique du processus, il est alors possible de repérer ce qui lui échappe et qui reste vivant, actif, indicateur de la singularité personnelle. C’est un point d’appui et un moyen de nouer l’alliance de travail par le jeu de continuité et de discontinuité des séances dans le cadre analytique progressivement établi. Les doubles prises en charge permettent de maintenir le cadre analytique comme gratification inductrice de régression et opérateur de symbolisation dans l’alternance présence-absence. La mise en mots des émotions rend alors progressivement possible leur élaboration en affects en rapport avec la violence pulsionnelle, puis avec les représentations inconscientes, les fantasmes et l’infantile. La fragilité narcissique et les troubles du sentiment d’identité requièrent souvent des aménagements et une grande prudence dans la pratique de l’interprétation. Les difficultés de verbalisation et d’élaboration dans la relation clinique rendent nécessaire une investigation active portant sur l’expérience subjective consciente et préconsciente avant que l’anamnèse associative ne soit possible. Initialement au moins, elle est de l’ordre de l’abord psychothérapique par la nécessité de créer un lien, de susciter un intérêt et un espoir, d’avoir un effet réparateur, ne serait-ce que par l’investigation, l’attention soutenue vis-à-vis du patient, de son histoire personnelle, et, surtout, de sa parole et de son activité de penser. Il ne s’agit pas que de la réparation narcissique et de la séduction par une écoute attentive démarquée de toute position prescriptive ou normative (éventuellement dans une double prise en charge), mais de la sollicitation active d’une pensée interrogative sur soi que l’addition a le redoutable pouvoir d’abolir. 73

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A. BENYAMINA

Les mécanismes fondamentaux de la dépendance L’addiction ne se détermine pas à l’aide d’un seul paramètre. Il existe en effet globalement pour toute addiction trois éléments à prendre en considération : un élément individuel, un élément environnemental et le produit. « L’évolution de la notion de dépendance se fait vers une extension des limites nosographiques », cette phrase de Jean Adès souligne l’idée que le concept de dépendance tend à n’être plus centré autour de la pharmaco-dépendance, soulignant ainsi l’erreur que faisaient les biologistes de penser que l’individu était « addict » dans la mesure où il consommait un produit. Le cœur du débat est alors de parler d’un style d’existence et de comportement dont l’addiction est le moteur. Mais encore faut-il être un bon « mécanicien » pour savoir ce qu’il y a dans ce moteur. On se trouve alors dans un écosystème construit autour de trois éléments : une substance, un individu, un environnement. Il s’agit peut-être d’une rencontre, d’une dialectique, d’un affrontement, d’un emboîtement, ou bien peut-être d’un équilibre dans le déséquilibre. En ce qui concerne la substance, il faut d’abord considérer la pharmacocinétique. En effet la cinétique avec laquelle un produit se diffuse dans le cerveau et le corps selon qu’un individu consomme de l’héroïne, du tabac, du cannabis ou un autre produit, est différente. On doit ensuite s’interroger sur les effets. Ceux-ci diffèrent selon les individus. Certains patients présentent une addiction plus centrée sur un effet qui apaise, tandis que d’autres présentent une addiction plus centrée sur un effet qui excite. Ceci détermine plus ou moins le choix du produit en fonction de l’individu et de l’offre de l’environnement. Le caractère antalgique, hallucinogène ou anxiolytique n’est donc ni bénin, ni banal, et aiguille le choix de cette addiction qui elle-même va probablement donner une symbolique, ou bien une lecture vis-à-vis de l’addiction définitive. La voie d’administration est aussi importante à prendre en compte. S’injecter ou s’introjecter un produit n’est en effet pas la même chose. Chaque voie d’administration véhicule une symbolique ainsi que des éléments de type pharmacocinétique. Une fois la substance choisie, l’individu va probablement, à travers son background, son capital 75

personnel, mais aussi sur le plan biologique, génétique et pharmacologique, ressentir les choses différemment. Cette pharmacocinétique propre à la substance va être altérée ou modifiée par ce qu’on appelle une induction enzymatique. L’individu ressent différemment l’effet des produits en fonction de son patrimoine enzymatique et génétique. Souvent, pour ne pas dire toujours, les enzymes sont déterminées par des polymorphismes génétiques. Chaque individu apprécie différemment l’effet de l’alcool et cette différence d’appréciation dépend de la présence ou non d’une enzyme métabolisant cet alcool. Nous pouvons prendre l’exemple d’une ethnie asiatique touchée par cette déficience, dans laquelle les individus ont une induction enzymatique différente et vont donc ressentir très fortement les effets de l’alcool. Ces polymorphismes génétiques font que nous sommes tous différents sur le plan physique et intellectuel ; ils ont également un effet sur la manière dont l’individu va ressentir les effets biologiques, les effets du manque, les attentes et les effets projetés de la prise du produit. La vulnérabilité génétique a donc son importance et on sait maintenant avec notamment, le travail sur le THADA (le trouble de l’hyperactivité avec déficit de l’attention), qu’il existe des différences génétiques ayant une traduction phénotypique. Il existe aussi actuellement beaucoup de travaux donnant des éléments intéressants sur le COMT, enzyme qui a la capacité à venir cataboliser ou métaboliser la dopamine. On constate alors que les individus ayant eu un polymorphisme génétique différent, face à la rencontre d’un produit, tel que le cannabis, vont développer une schizophrénie (études de Caspi A., Science, 2005). L’incidence est dix fois plus importante lorsque l’on est ou non porteur de ce polymorphisme. Ces exemples soulignent cette rencontre entre la substance et l’individu. On constate qu’il existe une augmentation ou une diminution de la vulnérabilité individuelle à travers le capital personnel du sujet. On a donc des neurones reliés entre eux par des voies spécifiques qui acheminent les informations. Ce sont des éléments qui ne sont pas simplement cantonnés au sous-cortex. La plupart des voies vont se croiser pour faire une personne avec son anatomie, sa physiologie, plus ou moins habilitée, plus ou moins habituée à consommer, à devenir plus ou moins dépendante. L’environnement a aussi son importance. En plus des polymorphismes génétiques, en plus d’une substance, il faut aussi un environnement facilitateur, qui offre le produit, pour conduire à l’addiction. Sans cet environnement facilitateur, l’individu aura certes des conflits, un fort potentiel à l’addiction, mais ne sera probablement jamais addicté. 76

Il existe globalement plus de risque d’avoir des addictions avec des produits moins chers, à l’exemple de la cocaïne, car du fait de la baisse du prix de la cocaïne, on recense désormais davantage de cocaïnomanes. La disponibilité et la sociologie de la consommation d’un produit sont également très intéressantes à étudier. Ainsi, en France, l’addiction au vin est fréquente dans la mesure où ici les rayonnages consacrés dans les magasins au vin sont les plus importants au monde, alors qu’en Scandinavie par exemple, où le vin est extrêmement cher et contrôlé, cette addiction devrait être moins souvent rencontrée. La France est cependant aussi l’un des pays le plus consommateur de cannabis, alors qu’il ne s’agit pas d’un « terroir cannabique ». Tout ceci nous renseigne donc à la fois, sur la disponibilité, mais aussi sur la sociologie de la consommation d’un produit. Il faut aussi se pencher sur les sanctions pénales. En France, l’application de la loi sur le cannabis est peu claire et peut alors être interprétée comme un élément facilitateur. Les perceptions culturelles, à savoir ce qui est interdit par la religion, par les parents, sont, à un moment ou à un autre, perçues comme des interdictions culturelles. D’un point de vue épidémiologique, on relève aussi des professions à risque, comme les tenanciers de bar, les élagueurs (selon un constat des médecins du travail de la mutuelle sociale agricole), des professions favorisant la rencontre avec le produit. Cette rencontre avec le produit, l’initiation à ce produit peuvent aussi être soutenues par les pairs, les amis. Ces éléments d’initiation ne mènent pas seuls à l’addiction mais s’associent à la vulnérabilité personnelle, psychologique, et aux co-morbidités menant un jour à la dépendance au produit. Les repères culturels ou leurs manques ont aussi leur importance dans les conduites addictives. Une étude a été faite sur les caractéristiques des « binge drinker » en Europe. Cette étude montre que le « binge drinking » associé au rôle génétique et à la variabilité culturelle, est plus fréquent chez l’adolescent aisé, habitant dans un lieu où l’alcool est à bas prix, et est moins fréquent dans les pays où l’alcool est intégré à la vie quotidienne, comme la France. Globalement si l’on classe les pays les plus « binger », les pays anglo-saxons sont dans le tiers supérieur, alors que la France est dans le tiers inférieur. D’autres éléments intéressants sont les phénomènes d’acculturation comme chez les « Chicanos », personnes habitant à la frontière des Etats-Unis et du Mexique, chez lesquels il existe des repères culturels intéressants. La première génération a une consommation se rapprochant de celle de la culture d’origine (si les parents étaient de gros consommateurs d’alcool, les enfants risquent aussi de consommer de l’alcool), par contre on relève des phénomènes d’acculturation dans la 77

deuxième génération, peut-être au profit d’un autre produit, ou alors au profit de l’abstinence, ou d’un contrôle de la consommation, probablement sur le fait d’un legs générationnel. On a souvent tendance à penser que les enfants d’immigrés portent en eux les repères des parents, mais il s’agit de repères que les parents ont amenés lors de leur déplacement. Un autre phénomène sur l’environnement est intéressant, il s’agit du phénomène de « reverse ». Une étude menée dans une communauté, en Norvège, où il y avait une forte proportion de musulmans, a montré que les jeunes Norvégiens consommaient alors moins d’alcool. Il existerait donc des phénomènes d’environnement dans l’autre sens. Certaines pathologies psychiatriques se lient aux addictions, à l’exemple des troubles bipolaires qui, avec l’alcool, présentent 40% de comorbidité, à l’exemple des états dépressifs avec le tabac et le cannabis et des comorbidités entre les phobies sociales et les prises de produit. Il s’agit d’éléments à prendre en compte dans l’émergence d’une dépendance, dans un profil de co-morbidité. Il existe des tempéraments qui sont trans-nosographiques comme l’ont décrit Cloninger et Zuckerman (1996). Il n’existe pas de personnalité toxicomaniaque mais on retrouve cependant dans les tableaux psychiatriques des éléments communs comme l’impulsivité, la recherche de sensations, d’évitement du danger, ainsi que des phénomènes de carence familiale et de carence affective. On trouve 80% d’addictions chez les personnes atteintes de troubles de la personnalité, tels que la psychopathie ou les états limites. Le DSM et la CIM-10 incluent d’ailleurs la dépendance et l’addiction dans la définition de ces troubles. On dit souvent à ce sujet qu’il y a non seulement le franchissement des limites imposées par la société, des barrières économiques, mais aussi un plus grand choix des substances addictogènes et de voies d’administration. Il s’agit donc d’éléments facilitateurs conduisant plus directement à la dépendance. Les facteurs de risque environnementaux, tels que l’échec scolaire, l’absentéisme, un parent consommateur, une faible implication dans des activités associatives, amenant au risque de dépendance sont d’autres éléments à prendre en compte sur la voie qui mène les adolescents à la consommation d’alcool. Il s’agit de la photographie en négatif de la somme des éléments pouvant rendre vulnérable une personne pour une addiction. Pour conclure, on peut dire que les mécanismes fondamentaux des addictions sont multiples. L’ensemble représente des facteurs de vulnérabilité et non des facteurs déterminants dans la genèse des addictions. Les interventions de préventions primaires et secondaires doivent donc 78

prendre en compte cette diversité et prévoir des addictions à plusieurs niveaux. Je citerai pour finir un quatrain d’Omar Khayyâm : « Un jardin, une jeune fille onduleuse, une jarre de vin, mon désir et mon amertume : voilà mon Paradis et mon Enfer. Mais, qui a parcouru le Ciel et l’Enfer ? ». Aimer, selon le poète, serait-il donc une addiction ?

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J.-P. ASSAILLY

Les déterminants familiaux des conduites à risque et des addictions : quelques figures géométriques

Qu’est-ce qui détermine le comportement de mise en danger de soi, dont l’addiction n’est que l’une des modalités, comment sont produites et se sont construites les conduites à risque ? Nous présentons ici ce que nous a appris récemment la psychopathologie développementale. Entre l’épidémiologie (la science qui étudie les phénomènes au niveau des populations) et la psychologie (la science qui étudie les phénomènes au niveau des personnes), il y a un espace pour créer cette approche médiane, la psychopathologie développementale, c’est-à-dire l’approche développementale des phénomènes psychopathologiques et inadaptatifs. Dans cette perspective, nos travaux visent à identifier ce qui, dans l’environnement familial, protège ou au contraire expose au risque de la construction de l’addiction ou de la prise de risque.

Le pendule Aux débuts de l’histoire, on trouve notre dépendance vis-à-vis de notre figure d’attachement, et le mouvement pendulaire entre les deux besoins fondamentaux, la protection et la nouveauté. Dépendance

Protection Sécurité

Nouveauté Risque

Dès qu’une situation de danger, de détresse menace, ceci agit comme un signal, et du fait de notre situation de dépendance initiale, notre 81

besoin de protection est activé, stimulé ; ceci n’a pas besoin d’être « appris », c’est instinctif et ceci s’observe chez tous les mammifères. Nous allons donc naturellement chercher à maintenir une certaine proximité avec notre « figure d’attachement », celle qui nous protège de tous les ennuis. A partir de là nous rentrons dans le jeu pendulaire : si je suis suffisamment rassuré par ma « mère/figure d’attachement », mon comportement d’attachement se « désactive » progressivement et très vite un deuxième besoin, tout aussi impérieux, tout aussi « naturel », « inné », s’impose à moi : le besoin de nouveauté, de sensations, d’exploration. Nous ne quitterons plus la balançoire tout au long de notre vie. Dès que nous serons insécurisés, dès qu’une situation de détresse menacera, nous serons dans l’attachement. Dès que nous serons suffisamment rassurés, nous repartirons dans ce qui peut être le danger, le risque, l’insécurité. Et ainsi de suite. Ce jeu entre sécurité et insécurité, entre le désir de la vie et la peur de l’inconnu se traduit dans d’autres domaines, par exemple, dans le rapport au temps : en fonction du délai de la réassurance par la mère, notre tolérance ou intolérance par rapport à la frustration, à l’attente (celle du sein comme celle du feu qui met longtemps à passer au rouge) se construit petit à petit. La construction du soi, des mondes intérieurs et de leur autonomie, est aussi fortement dépendante de la sécurité de base fournie par l’attachement. Le rapport au danger n’est donc pas un rapport simple, linéaire, mais complexe, pendulaire : chaque être humain est sujet à l’influence de deux systèmes à diverses périodes de son existence et à propos de divers enjeux, ces enjeux entretenant des filiations entre eux : la suppression d’une situation négative, la recherche d’une situation positive. Le prototype de cette interaction est celui de l’attachement mère/enfant, par ce mouvement entre protection et exploration. Ensuite, ces deux pulsions se traduiront dans tous les domaines de l’existence. Nous synthétisons ci-dessous les principaux conflits d’enjeux auxquels l’individu va être progressivement confronté : – en ce qui concerne l’attachement : suppression de la détresse, de la peur et de l’angoisse causées par la séparation versus recherche de l’amour et du partage émotionnel avec le parent. Puis, cette interaction s’exprimera dans différents registres de l’existence : – en ce qui concerne l’usage de substances psycho-actives : suppression du manque et de ses effets négatifs versus recherche des effets positifs des produits ; 82

– en ce qui concerne la prise de risque : évitement des conséquences négatives de la mise en danger de soi versus recherche des bénéfices psychologiques de la prise de risques ; – en ce qui concerne l’identité : fuite de soi lorsqu’on ne peut plus faire face à ses problèmes versus compensation de soi lorsqu’on tente de compenser un échec dans un domaine par une réussite dans un autre domaine. Ce mouvement pendulaire perdure jusqu’à la fin de l’existence, même si les attachements des adultes sont moins dépendants de la proximité physique avec la figure d’attachement et peuvent emprunter des moyens plus symboliques (lettres, téléphone, cadeaux, etc.). Le jeu dialectique entre le besoin de sécurité et le besoin de stimulation s’exprime du berceau jusqu’au cercueil. Seule l’amplitude du mouvement pendulaire varie au cours de l’existence, le besoin de recherche de sensations augmente fortement jusqu’à 16 ans, puis diminue ensuite. Et c’est là que réside tout le paradoxe de l’adolescence : si la théorie pendulaire est juste, alors le besoin maximal de sensations, de risque et de nouveauté se traduira par un « retour de balancier », un grand besoin de réassurance. Or, c’est précisément au moment de la vie où nous aurions le plus besoin d’un regard d’autrui réassurant que ce regard devient le plus menaçant, car nous sommes devenus un « ado emmerdant », et plus cette petite chose docile et charmante qu’était l’enfant. Enfin, les deux figures tutélaires, notre père et notre mère, se répartissent en quelque sorte le travail sur ce mouvement pendulaire : notre mère est surtout sensible à notre besoin de sécurité, notre père à notre besoin d’exploration. Le losange

La suite de l’histoire. Le rapport au danger et à la mise en danger de soi. Perception d’un signal de danger Dysfonctionnements de la perception du risque

Tendance à la prise de risque

Acceptation du risque

Conduite à risque Comportement 83

Le premier élément est la perception d’un signal de danger. Ceci est présent dès les débuts dans le mouvement pendulaire entre le besoin de protection celui de nouveauté ; sur cette perception se construit graduellement la perception du risque. Le deuxième élément est la tendance (ou propension) à la prise de risque ; elle médiatise la perception du risque : par exemple, même si les garçons perçoivent aussi bien les risques que les filles, ils s’engagent beaucoup plus dans la conduite à risque du fait de cette tendance ; idem pour les chercheurs de sensations, les fuyeurs de soi, les dépendants, etc. ; ceci vaut pour les sujets, mais aussi pour les mécanismes psychologiques : ce qui est coût pour l’un va être bénéfice pour l’autre. C’est risqué, mais pour qui ? ! Pour le sujet ou pour l’observateur ? ! Le troisième élément médiatise aussi la perception du danger, il en est proche, mais s’en distingue par un point fondamental, la relation à autrui et ses affects : l’acceptation du risque. Evoquons le tabagisme passif, les passagers de voiture, le non-usage du préservatif, l’exposition aux polluants, aux rayonnements, etc. Deux triangles !

Comment l’environnement familial oriente le processus addictif, à travers ses trois mécanismes et ses cinq composantes : Trois mécanismes des influences familiales Les facteurs génétiques

L’environnement partagé

L’environnement non partagé

L’influence de l’environnement familial sur l’enfant peut être définie par trois grandes composantes : – les influences des facteurs génétiques : des gènes que les parents transmettent à chaque enfant ; – les influences de l’environnement partagé : une caractéristique environnementale familiale est tellement massive qu’elle a des effets sur tous les enfants de la famille ; par exemple, la « misère noire », une orientation religieuse ; 84

– les influences de l’environnement non partagé : chaque enfant n’est pas soumis aux mêmes effets du fait de diverses causes ; par exemple, on n’élève pas les filles comme les garçons (même encore aujourd’hui !), la mère a un attachement plus fort avec tel enfant, la situation socioéconomique de la famille s’est modifiée, telle caractéristique de l’enfant sous influence génétique va provoquer des réactions différentes des parents, etc. Ce que nous voyons bien dans les recherches sur le sujet depuis une vingtaine d’années, c’est que l’on découvre de plus en plus l’importance de l’environnement non partagé ! De même que pour les contextes sociaux, les interactions entre les diverses caractéristiques de l’environnement familial produiront les influences les plus fortes. Corrélation génotype/environnement active

Corrélation passive

Corrélation évocative

Trois types de corrélations entre le génotype et l’environnement peuvent donc être distinguées, qui correspondent à trois mécanismes par lesquels les caractéristiques sous influences génétiques d’un individu affectent ses expériences : – une corrélation passive : elle vient du fait que les parents et les enfants partagent le même génotype et le même environnement ; par exemple, les parents transmettent des gènes liés à un caractère difficile, les parents expriment ce caractère difficile par un comportement parental irritable et négatif, lui-même lié au caractère difficile de l’enfant. Dans un dispositif basé sur l’enfant, cette corrélation serait catégorisée comme « influence de l’environnement partagé » et dans un dispositif basé sur le parent, cette corrélation serait catégorisée comme « influence de facteurs génétiques » ; – une corrélation évocative ou réactive est le résultat d’une réaction de l’environnement à une caractéristique de l’enfant sous l’influence de facteurs génétiques : les parents réagissent au caractère difficile de l’enfant par un comportement parental dur et négatif, c’est un « cycle de coercition », un enfant joyeux provoque d’autres réactions qu’un enfant morose, etc. On admet de plus en plus l’idée que les enfants influencent la manière dont ils sont traités par les autres, y compris leurs parents, 85

et que donc les parents réagissent différemment en fonction de l’enfant. Ce sont les études d’adoption qui sont les plus pertinentes pour mettre en évidence les corrélations évocatives, car elles apportent des informations sur les parents biologiques : par exemple, si on connaît la psychopathologie ou la dépendance des parents biologiques, on peut voir comment elle augmente le risque de problèmes de ce type chez l’enfant adopté, problèmes qui vont en retour influencer le comportement parental des parents adoptifs ; – une corrélation active : vient du fait que l’enfant sélectionne activement des environnements qui sont corrélés à ses caractéristiques génétiques (ceci vaut plus pour ses pairs que pour ses parents !) ou que ses perceptions des événements sont sous influence génétique (un enfant suspicieux percevra généralement les comportements de ses parents plus négativement qu’un enfant confiant et agira en conséquence). Il faut bien comprendre tous ces processus qui construisent le comportement parental et son adaptation à l’enfant si l’on désire pouvoir améliorer les dysfonctionnements et leurs conséquences. L’influence des facteurs génétiques double entre 11 et 14 ans, car l’adolescent et ses caractéristiques personnelles marquent plus les relations avec ses parents avec l’âge. L’adolescent a en quelque sorte plus d’influence sur son environnement que l’enfant. Donc l’importance des corrélations actives entre le génotype et l’environnement augmente à l’adolescence, car les adolescents sont plus capables que les plus jeunes enfants de créer et de sélectionner leurs expériences, de faire des choix concernant le degré d’implication et la nature des relations qu’ils entretiennent avec leurs parents. Donc les gènes, ce n’est pas que l’immobilisme, le destin figé, l’incurable et le milieu, ce n’est pas que le mouvement, la rédemption !

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La cascade

L’héritage (facteurs génétiques, prénataux) Le lien (attachement mère/enfant) La structure (évolution de la structure familiale, événements de la vie)

Le comportement

Le contrôle

Contrôle social du danger Apprentissage social du danger au sein de la famille au sein des pairs au sein de la société

Imitations Alexithymie Fuite de soi Anhédonie

Prise de risques excessive Non perception du danger Acceptation trop importante du risque Recherche de sensations Abus et dépendance

Renforcements

Compensation de soi

Prise de risques modérée Meilleure perception du danger Refus du risque et assertivité Consommations modérées Contention de la violence

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Les flèches dans notre schéma montrent bien le grand nombre d’interactions possibles et suggèrent que la causalité dans ce domaine n’est pas linéaire, mais « spiralique » : une cause produit une conséquence qui devient elle-même la cause de quelque chose d’autre. Par exemple, un facteur génétique influence une caractéristique de l’enfant, cette caractéristique crée un effet d’environnement non partagé, la mère traite différemment l’enfant de ses frères ou sœurs, cette réponse maternelle contribue à créer un type d’attachement moins favorable, ce type d’attachement insécurise l’enfant et provoque à l’adolescence des styles éducatifs moins favorables, etc. Autre exemple, une exposition prénatale à des substances psycho-actives augmente la susceptibilité à la dépendance, cette susceptibilité augmente la dépression, la dépression augmente l’usage. Pour chacune des composantes de l’environnement familial, nous présenterons les principales découvertes récentes dans le champ de la psychopathologie développementale, de la génétique du comportement, de l’épidémiologie des conduites à risque. Nous essaierons de proposer des passerelles avec les modèles de la psychanalyse. Notre souhait est que se construise un jour une pensée complexe, une « pensée du fleuve » sur la famille et l’addiction ! Ainsi, toute conduite à risque a un substrat biologique, il ne s’agit pas de vouloir réduire, expliquer le psychologique par le biologique, mais les explications des niveaux biologiques et psychologiques ne doivent pas être incohérentes entre elles, et chacune doit tenir compte des découvertes de l’autre.

Quelques exemples Héritage biologique transmis par les parents Facteurs génétiques

Les travaux en génétique du comportement ont mis à jour un certain nombre de phénomènes à l’œuvre dans la transmission biologique : – l’héritabilité du trait de recherche de sensations entre l’enfant et le parent de même sexe ; ce trait est souvent retrouvé comme mécanisme commun aux conduites à risque et aux addictions ; – la résistance aux effets de la sensation, et son rôle dans la genèse de l’alcoolo-dépendance des garçons ; ces garçons héritent de leurs pères une vulnérabilité génétique : l’alcool leur procure peu de sensations ; lorsqu’ils accèderont au produit, ce sera dans le contexte de la 88

socialisation des soirs de fin de semaine et de la pression des pairs. Afin d’être dans le même état thymique que leurs amis, ces sujets se sentiront progressivement obligés d’augmenter les doses, ce qui les conduira vers l’excès ou la dépendance. Un bon exemple des interactions entre le génotype et l’environnement ! – l’appariement sélectif des conjoints, un facteur non génétique ! Ironiquement, les travaux en génétique du comportement ont révélé des facteurs qui ne sont pas génétiques (à moins de poser des hypothèses sociobiologiques très fortes), et que nous avons appelé le biais de sélection ou l’appariement sélectif des conjoints : les hommes dépendants à l’alcool ont tendance à choisir comme conjointes des femmes dépendantes à l’alcool, les hommes dépendants au cannabis ont tendance à choisir comme conjointes des femmes dépendantes au cannabis, les hommes preneurs de risque en montagne ont tendance à choisir comme conjointes des femmes preneuses de risque en montagne, etc. Pour l’enfant, ce sera un double facteur de risque, car nous savons qu’un facteur important de résilience existe lorsque l’un des parents n’est pas dépendant. A propos de ces appariements sélectifs, il nous restera à étudier les importances respectives du phénomène d’influence (contagion avec le temps) et du phénomène de sélection (homogamie : qui se ressemble s’assemble). Facteurs prénatals

Actuellement, un champ de recherche passionnant commence à mettre en évidence les effets à long terme de l’exposition prénatale au tabac (travaux longitudinaux de Kandel) et à l’alcool, les effets à court terme étant déjà bien connus. Ces travaux montrent notamment comment l’exposition prénatale à l’alcool est un facteur de risque pour la précocité de la consommation, qui est elle-même un facteur de risque pour l’évolution vers l’excès et la dépendance, comme l’ont montré les travaux en épidémiologie tels que ceux de Choquet. Nous savons désormais aussi qu’il existe des effets spécifiques de l’exposition prénatale à l’alcool et de l’exposition prénatale à la cocaïne, mais aussi des effets cumulatifs, synergiques sur les troubles internalisés (Yumoto et coll., 2008).

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Le lien ou les conséquences à long terme du type d’attachement et des insécurisations affectives de la petite enfance

Les cascades du lien Sensibilité maternelle Tempérament de l’enfant

Type Att. sûr

Attachement anxieux

Att. anx. évitant

Att. Anx. ambivalent

Att. désorganisé

(ou résistant)

M.O.I. (Modèles opérants internes) Etat Autonome

Détaché

Compensation de soi

Travail sur soi

Modération Guides de haute montagne Moniteurs d’auto-école Psychiatres et psychologues soignant les dépendants…

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Préoccupé

Fuite de soi Alexithymie Anhédonie

Addiction Conduite à risque Free riders Chauffards Dépendants

Non résolu

Entre les expériences infantiles et les conduites addictives de l’adolescent : la régulation émotionnelle. Ceci est une passerelle entre la psychopathologie développementale, la théorie de l’attachement et les divers concepts de la psychanalyse (procédé autocalmant, faille de la relation d’objet, contention kleinienne des émotions négatives, « antipensée » de Jeammet, pensée opératoire de l’école française de psychosomatique, etc). A ses débuts, la théorie de l’attachement a été critiquée par les psychanalystes comme réduisant la relation mère/enfant à du nursing, en évacuant l’inconscient et la sexualité, mais on voit bien que les extensions de la théorie à l’âge adulte sur les états d’esprits des sujets réduisent considérablement l’écart théorique entre les deux perspectives. Dans le dialogue entre la théorie de l’attachement (l’amour inné du lien mère/enfant) et la psychanalyse (l’après-coup fantasmé de la sexualité infantile), il ne peut y avoir de réduction de l’une à l’autre ni de préséance entre l’enfant réel et l’enfant du fantasme. Dans la transmission intergénérationnelle entre l’état d’esprit de la mère et l’attachement de son enfant, il y a aussi tout « l’après-coup » de l’enfance, ce qui va être souvenu, déformé, refoulé par la mère de son histoire infantile. Une approche développementale du fonctionnement alexithymique pourrait être proposée : le fonctionnement émotionnel suit une ligne développementale hiérarchique, une succession de niveaux de conscience émotionnelle. Ces niveaux de conscience des émotions pourraient donc être considérés comme des équivalents des stades piagétiens de développement de la pensée. Le fonctionnement alexithymique est ainsi analysé comme un arrêt à un stade précoce de la capacité à « reconnaître » ses propres états émotionnels. L’un des mécanismes de cet arrêt réside dans les conséquences des attachements anxieux : comme l’émotion est source de souffrance et d’angoisse, le sujet va progressivement désactiver son comportement d’attachement, et remplacer les émotions par les sensations ; cette quête incessante de sensations nouvelles ou intenses sera un facteur de risque des entrées dans l’addiction ou dans les conduites à risque. Dans cette perspective, on peut aussi concevoir l’addiction comme une tentative d’apprentissage à l’âge adulte : le sujet cherche, en répétant ses sensations, à retrouver les émotions positives ou négatives qu’il a perdues. Dans l’étude de Bréjard et coll. (2005) sur des adolescents provençaux, les sujets ayant une propension à prendre des risques ont effectivement un niveau de conscience émotionnelle inférieur aux autres adolescents, et un score plus élevé d’alexithymie. 91

Au sein de cette filiation entre attachement et addiction, on pourrait enfin distinguer deux « filières », selon les propriétés des substances et les caractéristiques des dépendances comportementales : – les détachés rechercheraient des substances « anesthésiantes » (héroïne, cannabis à forte doses, tranquillisants, somnifères, addiction au travail, activités d’endurance, etc.) ; leur problème est en effet d’endormir l’affect. – les préoccupés rechercheraient des substances provoquant une hyperactivation émotionnelle (cocaïne, amphétamines, jeu pathologique, achats compulsifs, kleptomanie, sexualité compulsive, etc.) ; leur problème est en effet d’activer l’affect. En quelque sorte, les insécurisés vont rechercher un produit qui « évoque » leur histoire infantile ! La question qui subsiste est de savoir si ce qui est en jeu à propos des produits vaudrait aussi pour des activités sportives ou ludiques : y a-t-il des sports de détachés et des sports de préoccupés ? ! La clinique des addictions montre néanmoins qu’un sujet peut changer de dépendance et de type de produit au cours de sa carrière addictive, par exemple passer d’un produit « anesthésiant » comme l’héroïne à un produit « hyperactivant » comme la cocaïne ; il restera donc à comprendre ce qui motive le choix de la première addiction, du premier produit, et les motivations qui motivent les changements d’usage au cours de la vie. L’autre travail qui est devant nous consistera à dissocier et à mieux comprendre les effets différents des quatre types d’attachements et d’états d’esprit à partir de l’adolescence. La structure

Traditionnellement, un enfant était élevé par une mère et un père, mais cette structure traditionnelle subit aujourd’hui bien des bouleversements et des événements stressants de la vie : discorde parentale, séparations, divorce, recomposition, cohabitation avec des personnes sans lien biologique, etc. Que nous disent les travaux en psychopathologie développementale quant aux effets de ces événements sur les conduites à risque des enfants ? Ils disent d’abord que le divorce des parents est un marqueur du risque, c’est-à-dire que le divorce révèle des facteurs de risque qui existent aussi dans les familles dites « intactes », c’est-à-dire les conflits : ce n’est pas le divorce en tant qu’événement qui est pathogène, ce n’est pas la séparation, mais les conflits qui ont précédé et qui peuvent suivre 92

éventuellement la séparation. Le fait que le facteur décisif soit plus le conflit que la structure a bien été montré aussi par la comparaison entre foyers monoparentaux féminins et familles recomposées à propos des comportements des adolescents : cette comparaison ne tourne pas nécessairement à l’avantage des familles recomposées, montre l’importance des conflits et montre aussi que la pathologie de la relation à la mère est plus liée à l’addiction, et la pathologie de la relation au père à la transgression, deux phénomènes que nous pouvons rapporter au concept lacanien de forclusion. Comportements de nos parents

Nous regroupons sous ce thème l’influence, non plus de ce que nos parents « nous font », mais tout simplement de ce « qu’ils font » : l’enfant « modèle » son comportement sur celui du parent par la simple exposition à la manifestation d’une conduite à risques, par la simple observation de ce que le parent fait et donne à voir. Observation, imitation et modelage sont ici les trois mécanismes à l’œuvre. Citons simplement quelques exemples. Dans les enquêtes épidémiologiques, l’usage par les parents d’alcool, de tabac ou de drogues illicites est associé à une augmentation significative du risque d’usage par l’adolescent, d’usage précoce et de dépendance. Une histoire familiale d’usage de tabac est associée à un usage précoce et persistant de tabac par le jeune, et ceci dans les divers milieux sociaux (par exemple, aux E.-U., on observe cette corrélation aussi bien chez les Blancs, les Noirs, les Hispaniques ou les Indiens de l’Oklahoma). Ce modelage social peut prendre trois formes : aucun des parents ne fume, l’un fume et l’autre non, les deux fument. On peut se demander évidemment si le parent qui ne fume pas peut contrecarrer l’influence de celui qui fume, si le fait que les deux parents fument au lieu d’un seul change quelque chose au risque déjà encouru, si la mère est plus importante que le père ou l’inverse, si l’effet est différent chez les garçons et chez les filles, etc. Pour cela, le suivi de la cohorte de Hutchinson (3.000 enfants américains suivis de 8 à 18 ans, avec les informations sur l’usage de tabac des parents lorsque les enfants avaient 8 ans) a apporté les réponses les plus pertinentes et les plus fiables ; il y a bien une gradation progressive du risque que l’enfant devienne un fumeur régulier à 18 ans en fonction du nombre de parents qui fument : lorsqu’un seul parent fume, il y a une augmentation de 64% du risque d’addiction du jeune (risque relatif de 1.90) par rapport aux foyers où les deux parents ne fument pas ; lorsque 93

les deux parents fument, ceci rajoute encore une augmentation de 25% du risque (risque relatif de 1.39) par rapport aux foyers où un seul parent fume ; donc, au total, avoir les deux parents qui fument multiplie par 2.65 le risque de devenir dépendant pour l’enfant. On pourrait presque parler d’une relation dose/effet ! Par ailleurs, la transmission a été évidemment observée sur plusieurs générations (grands-parents, parents, enfants). Enfin, on ne remarque pas de différences en fonction du sexe du parent, ni du sexe de l’enfant, ni d’effets d’appariement : l’usage du père n’influence pas plus le fils que la fille, l’usage de la mère idem. Il restera à préciser les interactions avec les effets de l’évolution de la structure familiale (divorce, etc.) : le fait d’avoir deux parents qui fument a sans doute plus d’effets lorsque les deux vivent au domicile et, avec les recompositions, il faudrait étudier les influences des comportements de quatre « parents », ce qui devient très compliqué ! Il restera à étudier aussi la question des effets des règles en vigueur à la maison : certaines règles (ne pas fumer à la maison) sont protectrices, même si les parents sont fumeurs, par contre, certaines pratiques éducatives (par ex., punir l’adolescent lorsqu’il fume) ne le sont que si les parents ne fument pas eux-mêmes. Logique, il faut sortir du « ne faîtes pas ce que je fais »… Enfin, l’usage de tabac par le parent est associé à l’usage de tabac par l’enfant, mais il peut être aussi associé à l’usage de cannabis par ce dernier : il n’y a donc pas toujours ressemblance terme à terme, mais nous pouvons imaginer que le parent et l’enfant consomment deux produits différents pour les mêmes raisons ! Le contrôle : le style éducatif des parents, le type de contrôle qu’ils arrivent à maintenir sur le comportement du jeune entre 15 et 25 ans

Un consensus existe dans ce domaine pour dire que les deux styles éducatifs « extrêmes », le Charybde de l’autoritarisme et le Scylla du laxisme se traduisent tous deux par des conséquences négatives pour la socialisation, la santé, la sécurité, la scolarité, etc. de l’enfant et qu’il faille là encore trouver « la voie du milieu » Cette « voie du milieu », appelée « authoritative » dans la classification tridimensionnelle de Baumrind (1971), nous proposons de l’appeler « l’autorité négociée ». Donc, l’autoritarisme, c’est « fais ce que je te dis », « ne discute pas » (sans négociation possible et avec châtiments à la clef ) ; le laxisme, c’est « fais ce que tu veux », « il n’y a que l’amour qui compte, et/ou ne viens pas m’embêter » ; l’autorité négociée, c’est « voici ce qu’il vaut mieux 94

faire, et je t’explique pourquoi » : la persuasion est obtenue par le dialogue et non par les punitions physiques, ces parents apportent et l’amour et les limites. L’autorité négociée est donc une combinaison d’affection et de contrôle comportemental, car l’autoritarisme comporte aussi le contrôle comportemental, mais sans l’affection. Quant à l’autoritarisme, il peut prendre deux formes : une forme physique (coercition par les coups, punitions physiques, discipline très sévère), une forme psychologique (intrusion dans l’autonomie de l’enfant par du chantage, de la manipulation, du mensonge). Chez les mères, les punitions physiques peuvent être associées à un manque de contrôle perçu sur l’enfant : ces mères « qui n’y arrivent plus » vont se cantonner à ce style éducatif défensif. Par ailleurs, le style éducatif du parent est aussi un effet de l’enfant vers le parent : le parent réagit à ce qu’est l’enfant. Ainsi, la « norme » dans les familles modernes occidentales, du moins celles de la classe moyenne ou bourgeoise, c’est l’autorité négociée, puisque les media et leur environnement leur disent que c’est la meilleure stratégie. Toutefois, les parents emploient préférentiellement cette stratégie, du moins tant qu’ils ne sont pas confrontés à un type d’enfant qui met cette stratégie en échec (par exemple un enfant au caractère difficile, et cette caractéristique peut justement être sous l’influence de facteurs génétiques transmis du parent à l’enfant). Les parents sont alors obligés de changer de stratégie. C’est peut-être pour cela que si les violences physiques ordinaires (gifles, fessées, etc.) diminuent dans la période contemporaine car elles sont plus stigmatisées, les maltraitances physiques plus importantes ne suivent pas cette évolution (lorsque les parents sont dépassés). Il y a donc une interaction entre les parents et l’enfant : les parents utilisant la stratégie autoritaire ont le plus souvent des enfants dont le caractère est difficile (du moins dans les classes moyennes et supérieures). Les méta-analyses sur ce sujet montrent bien que la relation entre le style éducatif de la mère et le tempérament de l’enfant est à double sens : les perceptions et les attributions du parent jouent fortement sur son style éducatif. Un autre type d’interaction bien étudié est que les parents sont plus autoritaires avec leurs filles, confèrent plus d’autonomie aux garçons ; de même, les filles pubères ont plus d’autonomie que les filles non pubères ; enfin, la composition sexuelle de la fratrie joue sur la différence de traitement entre garçons et filles. Ces différences sont fortement dépendantes de l’adhésion des parents aux stéréotypes de sexe dans leurs pratiques éducatives. 95

Les effets du style éducatif parental sur les conduites à risque des adolescents ont été montrés par de nombreux travaux : les attitudes des parents et la permissivité parentale en ce qui concerne l’usage d’alcool ou d’autres drogues sont un facteur-clef de l’usage par le jeune, au moins autant sinon plus que la pression du groupe des pairs : lorsque les jeunes sont autorisés à consommer à la maison, ils auront plus tendance à consommer à l’extérieur de la maison avec leurs pairs, et à développer des problèmes liés à l’usage.

Interactions entre les dimensions Dans notre schéma (cf p. 90), nous commençons à disposer de nombreuses connaissances à propos des effets isolés de chaque dimension de l’environnement familial, mais le travail qui reste devant nous est symbolisé par les flèches obliques : comment chaque dimension joue-t-elle sur l’autre, et quelles sont les interactions entre les effets, entre l’héritage et le lien par exemple. Que dit la génétique du comportement ? Les deux composantes du lien, la cause, la sensibilité maternelle et sa conséquence, la sécurité de l’enfant, sont nettement plus sous l’influence de facteurs environnementaux : soit d’environnement partagé, lorsque la sécurité de l’attachement est observée aussi chez les frères et sœurs ; soit d’environnement non partagé, lorsque la sensibilité maternelle est moins bonne pour l’un des enfants de la fratrie, qui développe un attachement plus insécurisé. Les facteurs génétiques semblent avoir peu d’influence sur cette construction du lien ; par contre, les facteurs génétiques ont plus d’influence sur la constitution d’une variable plus individuelle, le tempérament de l’enfant (difficile ou facile, « lent à réchauffer », etc.), et cette variable peut avoir une influence indirecte sur la construction de l’attachement. L’influence du tempérament de l’enfant sur le comportement parental prend encore plus d’importance à l’adolescence. Ceci a été mis en évidence par les études longitudinales de jumeaux mono- et dizygotes. Il restera à mener les études fondées sur des parents jumeaux afin d’analyser les corrélations passives ou évocatives. On voit que les travaux en génétique du comportement conduisent ironiquement tout autant aux théories de la socialisation qu’à l’héritabilité ! Pour conclure : entre tempérament et attachement, inné et acquis, on s’oriente vers une conception bidirectionnelle des effets entre parents et enfants. 96

Alors, faut-il une grande théorie de la famille ? ! Si nous prenons en compte la complexité des interactions, quelle théorie pourrait en rendre compte à elle seule ? ! Des « grands noms » de la psychologie, Freud, Skinner, etc. prétendaient à une théorie unique. Aujourd’hui, les théoriciens sont plus modestes, les paradigmes valent pour des secteurs ou des âges spécifiques du développement. Il vaut mieux jeter un filet le plus large possible au début dans les travaux longitudinaux, car les modes théoriques changent vite. Nous avons vu que les cinq dimensions fondamentales de la famille dégagées jouent toutes un rôle important, aucune ne peut être négligée, et, de plus, ce sont plus les interactions entre les dimensions du comportement parental et non les dimensions en elles-mêmes qui produisent les effets les plus significatifs sur les problèmes de l’enfant. Une autre évolution mise en évidence par la comparaison entre les travaux des années 1950 et ceux d’aujourd’hui sur le même thème montre que les différences de résultats peuvent être attribués à des évolutions idéologiques : par exemple, les enfants du divorce ou les mères qui travaillent sont beaucoup moins stigmatisés aujourd’hui ! La psycho n’est pas une « science exacte » ! Cela étant, les différences de résultats ne sont pas toujours liées à des questions idéologiques, il faut aussi prendre en compte la question des effets de génération (être jeune dans les années 1950 et aujourd’hui, ce n’est pas la même chose), des effets de taille d’échantillon, des méthodes (longitudinales ou rétrospectives, etc.). Une autre dimension importante est la transférabilité des résultats d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre : les résultats en Australie sur la dépression de la mère sont-ils transférables en France ; ceux sur l’attachement mère/enfant en Afrique noire au Québec, etc. ? Parfois, le même devenir de l’enfant peut être associé à des caractéristiques familiales différentes, voire opposées, selon le pays. Que nous a appris ce travail, quelles sont les principaux enseignements que nous en avons tirés ? La causalité spiralique : quelle est la cause et quel est l’effet ? Une cause devient une conséquence qui devient une cause. A la place de la métaphore de la spirale, nous aurions pu utiliser celle du billard : la boule biologique ne peut aller directement au but, mais doit d’abord percuter la boule environnementale, voire passer par plusieurs bandes ! Ce sont donc bien les concepts d’interaction et de transaction qui sont au cœur de notre analyse. On a vu par exemple à propos de l’usage du tabac par l’adolescent comment de multiples caractéristiques familiales 97

peuvent être en relation avec le développement de cette addiction : des facteurs génétiques prédisposent, l’exposition prénatale aussi, l’insécurité du lien mère/enfant également, puis la dépression causée par la séparation des parents, et enfin les règles en vigueur au domicile familial ! Ce n’est donc pas tant l’existence d’un stress qui compte, mais celle du cumul des stress. La question génétique/milieu

Quel est l’équilibre des forces qui expliquent quand et comment les enfants vont changer, qui font que l’on devient ce que l’on est ? ! Entre les gènes que nous transmettent nos parents, et l’amour ou l’éducation qu’ils nous prodiguent, nous devons arrêter de nous demander quelles sont les parts respectives de chaque facteur et si l’un est plus important que l’autre ! Ils sont tellement intriqués que cela revient à se demander si c’est la longueur ou la largeur qui contribuent le plus à la surface d’un rectangle ou quelle ligne mélodique crée le contrepoint d’une fugue de Bach ! De plus, le même problème de l’enfant (la prise de risque, l’addiction ou la transgression) peut être attribué dans certaines familles à des facteurs génétiques, et dans d’autres familles à des facteurs environnementaux. En ce qui concerne l’héritabilité des quatre grandes dimensions familiales, il se pourrait même que l’amour soit plus héritable que le contrôle ! Alors que l’on oppose toujours affectivité et gènes, il est possible qu’il soit plus facile d’avoir le même contrôle pour chacun de ses enfants que le même amour ou la même estime. En effet, l’amour ou l’estime vont être plus sensibles à des caractéristiques de l’enfant sous influence génétique. Qui l’eut cru ? ! Les gènes de l’amour ! L’environnement non partagé

Qu’est-ce qui limite et agit contre l’influence commune des parents, qu’est-ce qui rend des frères et sœurs si différents ? Précisément, le fait d’être des frères et sœurs ! D’être en compétition au sein de la même niche affective, ce qui va provoquer les phénomènes de contre-identification. Par ailleurs, les différences génétiques vont conduire à des différences de traitement par la mère et donc à des différences dans les styles d’attachement. Les influences non partagées semblent plus importantes que les influences partagées ; ceci heurte évidemment la norme subjective : les 98

parents vont jurer aimer tous leurs enfants de la même manière, leur donner autant aux uns qu’aux autres, mais dans la réalité il n’en est pas ainsi, ne serait-ce que parce que chaque enfant va agir différemment sur le parent. De même, à supposer qu’un parent traiterait de la même manière deux enfants, chacun d’eux ne développera pas la même perception de ce traitement, et les perceptions sont aussi influentes que la réalité ! Du fait de la culpabilité, les parents ont tendance à minimiser les influences non partagées, du fait de la jalousie, les enfants à les exagérer, mais, en fait, soit les parents ont un style éducatif différent en fonction de chaque enfant, soit ils ont un style consistant, mais il n’a pas le même effet selon l’enfant ! Nous pouvons aussi rappeler ce paradoxe : lorsqu’un événement familial arrive et concerne tous les enfants de la famille (le père perd son emploi, les parents divorcent, etc.), ce qui pourrait sembler « commun » et « partagé » devient en fait très vite du « non partagé » et va en fait rendre les enfants plus différents qu’ils ne l’étaient avant l’événement, car chacun va réagir différemment en fonction de son âge, de son sexe, de son rang dans la fratrie, de son tempérament, etc. D’autres aspects de cette question peuvent être soulignés : les filles ont généralement des éducations plus sévères que les garçons, les aînés ont généralement des éducations plus sévères que les cadets. Dans l’influence du tempérament de l’enfant et donc de facteurs génétiques sur l’environnement non partagé, il semble que ceci affecte plus le comportement maternel que paternel : les pères, moins investis, peuvent peutêtre traiter plus facilement tous les enfants de la même manière que les mères. Enfin, nous avons pu évoquer des phénomènes de « ricochet » lorsque la mère agit envers un enfant en fonction de ce qui s’est passé précédemment avec un autre enfant. L’enfant agit donc sur le parent tout autant que l’inverse : on ne choisit pas ses parents, mais on peut sélectionner ce que l’on va recevoir d’eux ou non ! Aujourd’hui, on s’oriente vers une conception bidirectionnelle des effets entre parents et enfants. Remarquons que nous sommes toujours dans la verticalité ; on étudie peu ici l’horizontalité des relations (fratrie, pairs), car elle joue moins sur les phénomènes étudiés dans ce chapitre ; il en serait évidemment différent si le sujet avait été les goûts musicaux ! Enfin, il reste une interrogation : aujourd’hui, nous avons enfin compris que le non partagé était peut-être plus important que le partagé. Malheureusement, il est plus difficile à observer, à analyser et à étudier scientifiquement, car il est par nature plus aléatoire, idiosyncrasique ! 99

Pour conclure sur l’attachement et le détachement L’attachement comme condition de la liberté

Dans les mots « s’attacher », « se lier » pourrait être perçue une connotation de contrainte, de perte de liberté. Ainsi, du fait de l’impermanence, le bouddhisme nous conseille de ne pas nous attacher. Or, le « paradoxe » apparent de l’application de la théorie de l’attachement est qu’un lien sécurisé ne conduit pas à la dépendance vis-à-vis de la mère, mais au contraire à l’autonomie, et à une exploration qui ne soit ni déficitaire (inhibition) ni exagérée (prise de risques). Réciproquement, l’attachement anxieux peut refléter deux situations en apparence opposées : la mère trop loin (la négligence, le rejet) ou trop près (l’intrusion) ; en fait, « derrière » ces deux positions en apparence contradictoires, on trouve souvent la dépression de la mère. Ce dernier point pose la question du mouvement pendulaire et de l’ambivalence : la sécurité de l’attachement se construit sur l’insécurité, le bonheur sur le malheur, il faut du manque. Si la mère est trop près, elle étouffe l’enfant. L’addiction pourrait donc correspondre à deux situations opposées : l’adolescent va « se jeter » dans l’usage pour tenter d’oublier le déficit du lien, ou « s’attacher » à un produit pour tenter de se détacher d’une emprise parentale. Que le jeune soit confronté au rejet ou à l’emprise, l’addiction vient donc pour faire face au risque d’un effondrement dépressif. Un attachement anxieux conduit à moins bien percevoir les émotions, qu’elles soient positives ou négatives, mais c’est surtout le manque de perception des émotions négatives qui va s’avérer le plus pathogène : en effet, les anxieux évitants notamment vont essayer de ne pas penser aux expériences négatives, car elles sont toujours vécues comme une menace, alors que pour les enfants sécures, les dites expériences ne sont pas vécues ainsi du fait de la confiance de base. L’exclusion défensive semble donc être le processus central dans la genèse des attitudes par rapport au danger : elle conduit à une « homéostasie des émotions » qui conduira elle-même à une homéostasie du risque. Le sujet tente de réguler ses émotions par l’usage de substances psycho-actives, par la pratique d’activités sportives à risque, par divers types de prises de risque, etc., afin de « ramener » le niveau du vécu émotionnel à un niveau cible, souhaité, accepté. C’est donc la régulation des affects à partir de l’adolescence qui va déterminer notre rapport au danger, et cette régulation est l’héritière des expériences de l’enfance. 100

Pour avancer plus avant sur le lien entre les conduites à risque et l’attachement, il nous reste dorénavant et paradoxalement à travailler sur le phénomène en miroir de l’attachement, celui du détachement : comment s’opère le phénomène d’individuation/séparation, comment l’enfant puis l’adolescent vont progressivement acquérir leur autonomie, se détacher du milieu familial (car un adolescent « scotché » à sa famille n’est pas le modèle optimal du développement), passer de la peur de l’étranger à l’exploration de l’étranger. L’influence du détachement n’est qu’en apparence contradictoire avec celle de l’attachement, car nous avons toutes les raisons de penser que la pathologie du détachement du lien est liée à la pathologie de la création du lien. Imitation et modelage des comportements (« Tel père tel fils » ; « telle mère telle fille »)

Tant à propos de l’accident de la route, de la prise de risques, des comportements de consommation de produits psycho-actifs, de la délinquance, nous avons vu qu’il existe une forte transmission intergénérationnelle des comportements. Ces constats sont d’autant plus valides qu’ils ont été obtenus par des suivis longitudinaux. Il faudrait donc insister auprès des parents sur leur rôle de modèle, sur la valeur de l’exemple, car ils transmettent à leurs enfants leurs mauvaises habitudes et leurs comportements dangereux. Traditionnellement, cette transmission se fait préférentiellement à partir du parent de même sexe, mais les évolutions contemporaines de la structure familiale font que des transmissions « croisées » vont devenir de plus en plus fréquentes. Différences garçons/filles

Nous n’insisterons pas sur la différence bien connue entre la fréquence plus importante des troubles internalisés chez les filles (qui retournent la violence contre elles-mêmes) et des troubles externalisés chez les garçons (qui l’expulsent vers l’extérieur). Le tempo aussi est différent : les effets se voient plus vite chez les garçons et plus tardivement chez les filles. Les facteurs de risque et les facteurs protecteurs qui jouent dans les effets des expériences de l’enfance ne sont pas les mêmes chez les garçons et chez les filles : ce qui est dangereux pour un garçon ne l’est pas toujours pour une fille, et réciproquement. D’une manière plus générale, l’emprise parentale (si l’on réunit les effets de l’attachement et du contrôle, d’une mère trop près, trop intrusive et d’un style éducatif trop 101

autoritaire) concerne plus les filles. Les difficultés psychologiques des garçons à l’adolescence tiennent plus leur origine de la petite enfance (par exemple dans la construction de l’attachement), alors que celles des filles prennent plus naissance pendant l’adolescence (par exemple dans les conflits intrafamiliaux à ce moment de la vie). Continuités et discontinuités, la vie comme randonnée de montagne, la notion de trajet, de sentier du développement

La vie peut être métaphorisée comme une montagne avec des sentiers qui vont droit dans le vide pour certains, mais aussi des sentiers de traverse ; le trajet va être continu pour certains, discontinu pour d’autres. On pourrait d’ailleurs voir un rapport entre les trajectoires, les sentiers du développement psychologique et le « circuitage », le frayage des informations affectives par les voies neuronales (cf. B. Cyrulnik). Les zones corticales du bonheur et du malheur sont très proches, les aiguillages et les sentiers vers le bonheur et le malheur aussi ! Entre l’adolescence (14-17 ans) et les débuts de l’âge adulte (18-25 ans), l’état psychologique (dépression, estime de soi, colère) et la mise en danger de soi peuvent évoluer considérablement pour de nombreux jeunes, mais là encore en fonction de la plate-forme familiale ; lorsque la situation s’améliore (ce qui est le cas pour 40% d’entre eux, cf. Choquet, op. cit.), ce sont le maintien des liens avec les parents et le support affectif de ces derniers qui constituent les facteurs fondamentaux. On rencontre souvent la différence entre les effets à court et à long terme d’une même variable. Le temps joue énormément sur les effets de l’environnement familial : ce qui est vrai à t0 ne le sera plus un an après. Aussi, que ce soit à propos de la prise de risque, de l’addiction ou de la délinquance, le meilleur modèle du développement est bien celui d’une transaction entre des facteurs de risque et des facteurs protecteurs : lorsque l’enfant rencontre une situation d’adversité sociale, celle-ci ne devient très néfaste que s’il est génétiquement vulnérable à ses effets ; réciproquement, une vulnérabilité initiale peut être considérablement compensée par les actions de prévention, d’aide et de soin. Il y a toujours une fenêtre ouverte pour le changement dans la maison des générations ! La résilience ou au contraire la vulnérabilité sont des mécanismes, des processus et non pas des variables ou des facteurs : la même caractéristique familiale peut produire des effets complètement différents selon le contexte et l’interaction avec d’autres variables. 102

Pour finir : deux métaphores, le cerf-volant et le garde-barrière Comme chacun sait, il faut un fil au cerf-volant, sinon il disparaît, mais ce fil ne doit pas être trop court, sinon il ne vole pas ! L’enfant, tel le cerf-volant, s’élève d’autant plus haut dans l’espace qu’il est moins bridé par le fil conducteur du lien. Si ce fil est trop court, il pousse l’individu à prendre des risques comme la chèvre de Monsieur Seguin. Est-ce que le bonheur est dans le pré, (l’enfant doit-il rester au plus près de ses parents ?) ou dans l’exploration des herbes parfumées de la montagne dangereuse ? ! Par rapport aux divers aspects de la mise en danger de soi, le milieu familial agit également comme une sorte de « garde-barrière » pour l’adolescent. Nous avons vu comment le style éducatif des parents devrait emprunter pour être optimal la voie du milieu. Ce facteur protecteur que constitue la souplesse s’applique à tous les aspects du développement de l’enfant : le social, l’affectif, le cognitif, etc. Le garde-barrière et le cerf-volant, ces deux fonctions sont donc indispensables et le garde-barrière a aussi une fonction de support, même si ce n’est pas toujours perçu comme tel par l’enfant ! Le lien doit donc permettre à chacun de nous, dans cette « zone aveugle » qu’est la famille, par delà les cicatrices intérieures, les souffrances et les ruptures, de devenir le sculpteur de son esprit, le magicien de sa propre vie.

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A. DEBURGE

Conduite à risque et addiction La conduite à risque n’est pas un concept psychanalytique. C’est une conduite qui relève de l’ordre du comportement et, à mon sens, elle appartient à la phénoménologie. Je me suis donc demandée ce qu’un analyste, qui travaille sur et avec la parole de patients ayant des problèmes psychiques, pouvait en dire ? Puis j’ai pensé à ma pratique psychosomatique et à un certain nombre de patients somatiques qui ont tous, par définition, des difficultés qui dépassent le domaine purement psychique. Certains d’entre eux, par exemple, ont beaucoup de mal à suivre leur traitement médical alors que celui-ci leur est vital. Par ailleurs, les conduites à risque ne constituent pas, en général, un motif de consultation. C’est par l’anamnèse ou par leur survenue en cours de traitement que l’analyste est amené à en tenir compte et à se poser des questions. Nicole, la patiente dont je vais parler, venait consulter pour dépression, et c’est en l’entendant évoquer son histoire que je me suis intéressée à l’importance de la place des conduites à risque dans son économie psychique. De surcroît, à l’occasion d’un accident somatique en cours de traitement, le retour de conduites à risque typiques m’a évidemment beaucoup interrogée sur le poids de ce déterminisme dans son fonctionnement psychosomatique. Un certain nombre de questions se sont posées à moi. Pourquoi un individu s’expose t-il volontairement à des situations de risque pour sa vie ? Est-il mû par une force qui le pousse à l’anéantissement ? Cherche-il alors l’extinction de toute excitation, sous l’effet de la pulsion de mort ou bien est-ce que le plaisir, voire la jouissance, non seulement escomptés, mais pris pendant l’activité à risque, sont si puissants que la préservation de la vie apparaît comme secondaire ? Quelle serait alors la nature de cette jouissance ou encore est-ce la seule manière pour lui de se sentir exister ? Mais alors vivre, jouir ou mourir, en un point asymptotique, seraient-ils intimement mêlés ? Cet exposé privilégie la voie économique et s’appuie sur la pensée des psychosomaticiens. Le modèle de Marty et les travaux de Fain, notamment sur le repérage et la différenciation entre « calme et satisfaction », m’ont servi de références théoriques. Les prolongements donnés à la notion de calme 105

de D. Braunschweig et M. Fain, grâce aux recherches de Cl. Smadja et de G. Szwec sur les procédés autocalmants constituent des avancées incontournables pour quiconque s’intéresse à la mise en jeu de la sensorimotricité à travers le comportement. Dans cette optique, une question s’est d’emblée posée à moi : les conduites à risques sont-elle assimilables aux procédés autocalmants décrits par G. Szwec et Cl. Smadja en 1992 ou faut-il envisager d’y adjoindre d’autres hypothèses ? Il nous faut préciser d’abord ce que nous entendons par conduites à risque, et par procédés autocalmants.

Définitions Les conduites à risque consistent, selon Y. Assédo (1986), en la recherche délibérée des situations, en général, anxiogènes et confrontent l’individu à un danger considérable, souvent vital. Il s’agit donc de la recherche d’une épreuve tant sur le plan psychique que somatique. Plus que l’excitation, c’est l’angoisse qui est recherchée et cette angoisse provoque en même temps d’intenses satisfactions. O. Fenichel (1939) résout le paradoxe de cette quête de danger en la reliant à la nécessité de maîtriser cette angoisse grâce à une attitude contraphobique d’exposition au danger. Il s’agirait d’un « essai interminable de conquête tardive d’une angoisse infantile non maîtrisée ». La réussite assure un sentiment de triomphe. M. Balint (1959), lui, a étudié les effets du mélange de peur et de plaisir à propos de certaines attractions de fêtes foraines qu’il rapporte au frisson (« une singulière intégration de tendances contraires, un mélange de plaisir et de souffrance d’une grande intensité »). Les procédés autocalmants sont des procédés qui visent à ramener le calme à travers la recherche répétitive de l’excitation par des comportements moteurs ou perceptifs, pouvant même aller parfois jusqu’à la recherche de traumatismes. La mise en danger, la souffrance physique, peuvent participer à ces comportements. D’une façon générale, ce qui est recherché dans de tels procédés, c’est le calme, et non la satisfaction. Pour G. Szwec (1993) : « Ce système répétitif n’apporte jamais la satisfaction. La souffrance, quand elle est présente, est purement physique ». On notera que ces deux procédés (conduites à risque et autocalmants) sont des conduites de caractère délibéré et répétitif ; ils empruntent la voie du comportement et agissent sur la sensori-motricité. Ils peuvent avoir une dimension traumatophilique et mettre en péril l’autoconservation. Là s’arrête cependant leur rapprochement. Fantasme, 106

angoisse, souffrance mentale ou satisfaction, en somme toutes traces d’activité affective sont absentes de la définition des autocalmants. Il s’agit avant tout d’un traitement de l’excitation interne par le recours à de l’excitation externe. Sur le plan métapsychologique, dans le cas des autocalmants, c’est l’utilisation de la pulsion de mort, insuffisamment intriquée, qui est en cause. La liaison des pulsions ne pouvant être assurée par l’élaboration mentale sera confiée au comportement. Celui-ci n’a qu’une efficacité temporaire et nécessite impérativement la répétition de l’identique. Ils relèvent donc d’une défense du moi. Dans les conduites à risque, on peut repérer deux pistes : 1) la maîtrise du danger qui devient source de triomphe et de satisfaction, au moins pour un temps ; 2) le lien angoisse/déplaisir et plaisir. C’est le modèle de la phobie qui sert de référence métapsychologique. Ici, les prismes de la première topique mais aussi de la deuxième sont utilisés, puisque, tout comme dans le cas des autocalmants, le lien, l’activité de liaison sont mis en avant. La dimension pulsionnelle s’associe à la défense du moi, quitte à le mettre en danger. Ainsi, dans cette logique, un individu pourrait, très paradoxalement, mourir avec un moi préservé, ou en tout cas en cherchant à le préserver ! Les auteurs qui s’intéressent aux conduites à risque, qu’ils l’expriment directement ou pas, se sont inspirés des travaux de Freud, sur les effets de l’association de plaisir et douleur dont la théorisation a été faite à propos du masochisme érogène et de la coexcitation sexuelle. Dès les Trois essais (1905), Freud repère le lien entre activité sensorimotrice, excitation sexuelle et plaisir. Je le cite : « C’est un fait bien connu qu’une activité musculaire énergique et abondante est pour l’enfant un besoin qui lui procure un plaisir extraordinaire ». Il évoque encore « la production d’excitation sexuelle au moyen de secousses mécaniques rythmiques imprimées au corps. » A cette description de la coexcitation libidinale par l’activité musculaire intense et les stimulations mécaniques, Freud adjoindra la douleur et les états affectifs pour leur contribution à l’excitation sexuelle, également sources indirectes de l’excitation sexuelle ; il reliera la coexcitation à l’influence inconsciente de l’image de l’observation du coït des parents. Cette notion sera reprise en 1924 dans « Le problème économique du masochisme ». La coexcitation représente alors le premier modèle de la mixtion des deux pulsions. Elle sert à lier la part de pulsion de mort qui n’est pas projetée à l’extérieur. Par contre, on peut avancer que coexcitation et masochisme sont exclus, ou pour le moins inutilisables dans les procédés autocalmants. En quelque sorte, ils seraient hors service, par définition même, puisque 107

l’excitation doit être ramenée à son niveau le plus bas. C’est l’excitation qui est recherchée et traitée par la recherche de la remise au calme, au moyen de comportements. La prise de risque, la mise en danger de l’autoconservation, ne sont que des moyens, éventuels, d’y parvenir. L’angoisse et le plaisir, donc toute trace d’activité psychique même élémentaire, sont exclus. La question et la discussion de l’assimilation des certaines conduites à risques aux procédés autocalmants n’ont pas échappé aux psychosomaticiens qui se sont penchés sur elle. Notamment à G. Szwec, dans son article « Adultes naufragés, nourrissons en perdition » (1994) : « Il est possible aussi que certains patients et certains sportifs de l’extrême soient plutôt à la recherche répétitive d’une réalité traumatique de l’enfance ayant crée une excitation avec coexcitation sexuelle. Dans ce cas, leurs comportements relèveraient d’une traumatophilie pulsionnelle et non d’une défense du moi. » Néanmoins, la plupart des travaux des psychosomaticiens se sont, nous l’avons signalé, attaché à étudier « la voie du calme », dimension novatrice qui, ébauchée par Freud, particulièrement dans les névroses actuelles, a été considérablement développée depuis. Pourtant à étudier les exemples des « galériens volontaires », on constate qu’ils sont engagés dans des conduites à risques typiques. Gérard d’Aboville, seul, au milieu du Pacifique, la rame à la main, Guy Lemonier dans sa traversée de l’Atlantique, Titouan Lamazou, tous se mettent en danger volontairement. Si G. d’Aboville ne livre pas d’information sur son psychisme autre que sa robotisation par une activité opératoire, sauf pour évoquer, après-coup, le vide et signaler qu’il revient de l’enfer, les deux autres évoquent leur peur et leur angoisse, leurs troubles émotionnels. A propos des contractures musculaires dont souffre son jeune patient, Rocky, le batteur, G. Szwec, s’interroge cependant sur sa recherche de la douleur physique : « N’y aurait-il pas un au-delà de la souffrance physique qui confine au plaisir ? » Au terme de cette introduction, je propose la problématique suivante : doit-on séparer et réserver le terme de procédés autocalmants à des comportements dont le but est uniquement la décharge de l’excitation sans signe décelable d’activité psychique et utiliser celui de traumatophilie pulsionnelle pour des conduites qui tendent vers la satisfaction ? Ou penser, comme je l’expose, que toutes ces conduites qui peuvent exposer à des risques seraient sous-tendues par la recherche de calme et de satisfaction pulsionnelle, en somme deux indices de bases qui tendent à s’intriquer ? On peut rappeler ici la construction de P. Denis (1997) qui, à sa manière 108

décompose la pulsion elle-même en deux vecteurs contradictoires, deux composantes libidinales liées entre elles, et dont la pulsion serait la résultante comme une force : investissement en emprise et investissement en satisfaction. Dans cette visée, la pulsion serait le résultat d’une élaboration psychique de l’énergie libidinale. Elle pourrait se défaire, se déqualifier. Quant à moi, dans le cadre du modèle de l’antagonisme pulsionnel, je pense que les procédés autocalmants s’inscrivent dans les retombées de la pulsion de mort et que la traumatophilie pulsionnelle est sous-tendue par la pulsion de vie, tandis que les conduites à risque relevant des deux processus sont sous-tendues par les deux catégories pulsionnelles. Certaines conduites à risque cherchent à traiter l’excitation interne, donc à défendre le moi, et l’indice de la satisfaction y est minime, d’autres cherchent, à travers l’exposition à des situations de danger, à affronter l’angoisse. Dans ce débat, je pense que la notion de coexcitation libidinale apporte une ouverture théorique importante. C’est le seul outil freudien qui se trouve appartenir à la fois aux domaines corporel, sensori-moteur et libidinal. Il fait donc pont entre soma, comportement et psyché. Et il fait pont également entre les deux topiques, puisque Freud l’utilise à nouveau en 1924 dans son article sur le masochisme, pour en faire l’agent de la première intrication des pulsions. Je pense donc que la gestion de la coexcitation sexuelle est au cœur de nos questionnements sur les conduites à risque. Pour développer mon propos, j’aimerais parler de Nicole, une patiente qui présente une conduite à risque caricaturale.

Observation de Nicole Nicole a la cinquantaine. Je suis frappée par la présence sur ses bras et sur ses jambes nues d’importantes cicatrices. Son discours, qui s’avère rapidement de qualité opératoire, sera maintenu pendant le premier temps de nos rencontres. Nicole ne s’arrête qu’une fois épuisée, quand le programme qu’elle se fixe chaque matin est terminé. Je saurai par la suite que Nicole est « casse-cou ». Depuis son enfance, les accidents, souvent graves, abondent. Victime de fractures multiples, elle n’émet aucune plainte, étonne les soignants par son seuil élevé à la douleur. Niant toute souffrance, Nicole se lance à outrance dans des sports à haut risque, dont le parachutisme, le ski extrême ou le concours complet, arrêtés après de nouvelles fractures. Elle ne se souvient d’aucune douleur et n’a d’ailleurs jamais pris aucun antalgique. Quand je cherche à savoir ce 109

qui l’a poussée à agir ainsi, Nicole parle avec animation de sa recherche de surpassement par l’effort. Les sensations de danger l’excitent. Elle aime la compétition et se souvient aussi de moments d’ivresse et de jouissance quand elle se sentait performante. En somme, elle satisfait son besoin de surexcitation au moyen de « secousses mécaniques, rythmiques, imprimées au corps qui s’accompagnent de la production d’excitation sexuelle », selon la définition de la coexcitation donnée par Freud en 1905. Nicole est une « esclave de la quantité » au sens de M. de M’Uzan, à la recherche d’apaisement d’une excitation par le recours à une autre excitation dans le registre moteur et sensoriel. Le travail de la cure va permettre progressivement à Nicole de pouvoir retrouver des émotions, des sentiments tendres et de commencer à se représenter une souffrance mais pas encore la sienne. Elle apparaît avec celle d’un fils qu’elle n’a quasiment pas vu depuis vingt ans. Elle s’épuise en dévouement à son égard. La cuirasse de défenses contreaffectives craque. Survient alors un accident vasculaire qui nécessitera une courte hospitalisation. Nicole doit garder le repos, mais elle poursuit des travaux de restauration de sa maison, héritée de son père. Je la cite : « Dès que j’ai vu les pierres, j’étais déjà par terre, à genoux pour les ramasser… ». À sa séance, elle me parle de la peur de n’être plus bonne à rien, d’être condamnée à la chaise longue. Après l’avoir laissée longuement expérimenter sa nouvelle capacité à se plaindre, je lui dis : « Mais, votre corps, vous ne le plaignez pas ? », cherchant à individualiser en elle la représentation d’un corps qui pourrait souffrir et demanderait à être plaint. La réponse est immédiate : « Mon corps n’existe pas, lui… C’est moi, et moi je trouve inutile de me plaindre. C’est signe de faiblesse… Je ne me suis jamais plainte, ni pris mes enfants dans les bras quand ils se faisaient mal, même quand ils tombaient ou se blessaient fortement… Ils ne souffraient jamais ! » Dans son enfance, Nicole ne se souvient pas d’avoir été prise dans les bras ni d’avoir été réconfortée quand elle souffrait. J’insiste : « Vous peut-être, mais votre corps, qu’est-ce qui vous fait penser qu’il n’a pas besoin d’être plaint et « touché » ? » Un souvenir revient alors : elle a quatre ans, c’est la guerre. Elle est seule avec sa mère, elle renverse sur son bras une casserole d’eau bouillante. Sa mère sidérée n’a rien montré de ses sentiments. Ce souvenir de la brûlure associé au vide du comportement maternel contraste avec la présentation première que Nicole m’avait donnée d’une femme à la maison. Cette première scène est inlassablement répétée. Nicole multiplie les conduites à risque, les blessures graves dont seules témoignent 110

ses cicatrices. Je pense à une mère absente, vide, sidérée, laissant son enfant dans l’incapacité de qualifier ses propres sensations. Par la suite, je pourrai relier ce traumatisme aux intenses bombardements qu’elle a vécus quand elle était nourrisson. Effroi, vécu de passivité et excitation sont donc étroitement imbriqués, d’ailleurs Nicole a mis à l’écart toute vie sexuelle. Elle remplace la jouissance sexuelle par les conduites à risque. En l’absence de l’objet, Nicole est en proie à une contrainte à la répétition. Elle a constitué une conduite d’addiction à une coexcitation libidinale inutilisable psychiquement. Voici quelques réflexions qui m’accompagnent pendant cette cure : – comment redonner à Nicole la possibilité de mieux utiliser sa coexcitation ; – comment faire intervenir l’objet à travers l’analyste ; – pourra-t-elle, un jour, accéder à la passivité érotique en lien avec l’objet ? Nicole fonctionne en processus primaires et décharge immédiatement toutes ses tensions. Je pense que le renforcement de sa structuration narcissique passe par l’analyse de son incapacité à mieux utiliser sa coexcitation et, bien sûr, à mieux comprendre ses relations à l’objet et ses conduites à risque. J’en reviens à mon intervention. Le « Qu’est-ce qui vous fait penser que votre corps n’a pas besoin d’être plaint et touché ? » ouvre à Nicole une double perspective. Elle peut être sujet actif qui fait souffrir l’objet « corps », et/ou objet qui accepte passivement de recevoir des attentions, des soins. Par le « Qu’est-ce qui vous fait penser ? », je lui permets le passage d’un corps « outil », propice à la décharge immédiate, à un corps objet de pensée, un « corps douloureux, à plaindre », en somme un corps apte à accepter l’érogénéisation par la coexcitation. Un moment mutatif de la cure apparaîtra alors : Nicole vient de subir une intervention sur un canal carpien. En séance, elle me fait part de sa surprise : elle a souffert. Pour la première fois, elle a réclamé des sédatifs. Elle élabore alors le danger, et je constate que les deux indices « calme » et « satisfaction » sont bien repérables dans le transfert. L’un peut masquer l’autre, et c’est la conjoncture qui donne la préséance à l’un ou à l’autre de ces vecteurs. La relation analytique est la première d’entre elles, mais le milieu sportif, le cadre du travail ont, en leur temps, joué un rôle de soutien narcissique bénéfique. L’utilisation adéquate de la coexcitation est essentielle chez ce type de patients, adeptes des conduites à risque. Ils sont guettés par deux risques : l’extinction de toute excitation, et le surcroît d’excitation qui devient alors massif et 111

dont le potentiel peut être éminemment destructeur. Cette éventualité m’a obligé à repenser le problème du plaisir.

Un point de vue métapsychologique sur les conduites à risque Y a-t-il un détournement de la fonction motrice ? Je rappelle que pour Freud (1910), dans « Le trouble psychogène de la vision », ce qu’il appelle « l’organe » se trouve servir deux maîtres en même temps, selon la dualité pulsionnelle de sa pensée à ce moment : « les pulsions qui servent la sexualité, l’obtention du plaisir sexuel, et les autres qui ont pour but l’autoconservation de l’individu, les pulsions du moi ». Les conduites à risque, de toute évidence, ne se soucient pas de mettre en péril l’autoconservation ou les pulsions du moi. D’ailleurs elles font fi également du principe de réalité (1911) et négligent les résultats de « l’acte de jugement », s’il s’oppose à elles. Jugement qui proposerait, par exemple, une suspension de la décharge motrice. Elles illustrent comment la fonction motrice ou sensori-motrice peut être détournée, et comment elle pourrait être l’objet d’un double détournement en renvoyant aux deux indices de l’érotisation et du calme. On peut préciser, ici, comment l’évolution de l’Au-delà du principe de plaisir va modifier cette approche : – la première voie considère qu’il existerait un détournement de la fonction à visée calmante, l’utilisation d’une décharge visant le niveau zéro d’excitation, le nirvâna. C’est la destructivité, le vide qui est recherché ; – l’autre voie concerne le détournement de la fonction à des fins érotiques, la voie de la satisfaction. La distinction de ces deux voies constitue un repère théorique. Mais, bien sûr, nous avons affaire, notamment dans les conduites à risque, à des mélanges des deux voies. On suppose, habituellement, que le « principe de plaisir » règle toujours la voie de l’érotisation. Je pense qu’il est utile, en clinique, de différencier la satisfaction selon le principe de plaisir – soit un plaisir que l’on pourrait qualifier « première topique » – d’un autre affect, la « jouissance », qui pourrait se situer « au-delà du principe de plaisir ». En effet, il peut être néfaste de considérer de la même manière le plaisir du jeune adolescent qui fait du saut à l’élastique, ou escalade les tours de Notre-Dame, de celui du toxicomane addicté à sa drogue, que je rapproche de la conduite du diabétique qui ne prend pas ses médicaments. Est-ce la même qualité de plaisir ? Comment 112

intervient le niveau de risque ? Négliger un rhume ou refuser de prendre de l’insuline, quand on souffre d’un diabète insulino-dépendant, paraissent, évidemment, différents. On pressent que le risque n’est pas le même, et que le plaisir escompté, lui non plus, n’est pas de même nature. Cette voie de l’érotisation dans les conduites à risque, je propose de la différencier, selon que domine le plaisir ou la jouissance.

Le plaisir lié à la satisfaction libidinale de nature « fonctionnelle » Le plaisir érogène dû à l’utilisation de la fonction sensori-motrice, et l’association de l’angoisse et de l’excitation sexuelle, témoignent de l’implication de la coexcitation sexuelle et du masochisme érogène dans la libidinalisation. De plus, vaincre le danger permet la maîtrise d’une fonction grâce à la répétition volontaire d’une expérience anxiogène, et la libération de l’énergie immobilisée jusqu’alors dans des contre-investissements est ressentie comme une victoire par le Moi. En témoigne cette réflexion d’un des « conquérants de l’inutile », à propos de la commémoration de la conquête de l’Everest : « J’ai appris à marcher, j’ai appris à m’aimer. » Les individus qui aiment à prendre des risques sont particulièrement aptes à transformer leur peur en plaisir. Angoisse et signal d’alarme deviennent facilement pour eux un objet de plaisir. Dans ces conduites ordinaires, c’est la prise de risque, la mise en danger mesurée qui est l’élément recherché déterminant. C’est la peur et le plaisir de l’aventure. Un élément est important : on peut considérer que, sauf accident, l’auto-conservation ne se trouve pas menacée. Pour revenir au point de vue psychosomatique économique, c’est la satisfaction qui vectorise ces conduites.

La jouissance Ce terme est utilisé pour nommer un éprouvé exquis. Il paraît très différent de celui de la pure satisfaction libidinale. Intensité, violence, extase, absence de limites, voire acceptation de sa propre mort reviennent dans tous les récits des adeptes des conduites à risque. Chaque fois, une situation nouvelle cherche à procurer effroi et frisson. La recherche délibérée d’expériences limites, de l’ordre du catastrophique et/ou de l’extatique, l’exposition de sa vulnérabilité, la recherche d’une déstabilisation des limites dedans/dehors sont bien repérées. La violence, 113

le jeu de caractère ordalique avec la mort, la recherche d’un sentiment de vacillation qui brouille les limites du moi, renvoient à un questionnement sur le sentiment de l’identité que tous les travaux sur ces sujets s’accordent à trouver défaillant. De nombreux individus qui s’adonnent aux « near dead line experiences » évoquent le sentiment intense d’exister qu’elles leur procurent, et l’extase et l’ivresse qu’ils tirent de leur rencontre avec le risque de mort. Il s’agit bien, à travers le péril de mort, de la recherche effrénée de la confirmation de la réalité d’existence constamment menacée de néantisation. Pour ces patients, on pourrait dire que « seul ce qui est traumatique est réel ». Plus qu’une peur devant le danger, j’estime qu’une situation de trauma, au moyen de la répétition de situation d’« Hilflosigkeit », de « désaide », de détresse, est délibérément recherchée. Dans certaines conditions, le trauma peut aussi engendrer la jouissance. La place de l’emprise est alors considérable. Chez ses « galériens volontaires », G. Szwec a décrit un gigantesque auto-bercement, destiné à endormir « à mort » et un défi de survie. La conduite à risque y signe les retrouvailles avec « un mauvais bercement maternel ». Elle renvoie à la détresse du nourrisson que ces adultes ont vécue et qu’ ils cherchent à abréagir. C’est le calme plus que la satisfaction, l’extinction de toute excitation qui est le but recherché. Mais ce n’est pas toujours le cas. Nicole, et bien d’autres patients, ressentent justement dans ces situations extrêmes, une jouissance inouïe. Le livre Seul de G. d’Aboville illustre tour à tour ces deux possibilités, la voie du calme et celle de l’érotisation par le biais de l’emprise : – le calme et la solution opératoire. Je le cite : « Pour atteindre mon but, j’ai dû me créer un univers mental où la distance parcourue règne en maître. » Et encore, alors qu’il vient de se casser deux côtes et un doigt : « Du moment que je peux continuer à tirer sur mes avirons, rien d’autre ne m’importe ; si je m’impose un respect absolu des horaires établis, c’est pour tenir la distance. Cette routine est ma règle d’or. Le corps travaille comme une machine, et l’esprit fonctionne comme une calculatrice » ; – l’érotisation et un passage évocateur de la dimension du défi. Après avoir évoqué « la peur inévitable qui s’installe au ventre G. d’Aboville poursuit : « L’affronter et la dominer procure d’intenses satisfactions. C’est la plus grande victoire, celle de l’esprit sur l’animal. Le risque est pour moi le sel de l’existence. Il accompagne et flatte mon penchant pour les solutions audacieuses, le panache, l’acte « héroïque » et gratuit. » Ou encore : « La vraie responsabilité, le véritable exercice 114

de la liberté, c’est de savoir qu’en cas d’échec je m’expose à la sanction suprême, la mort. Cela suffit à me faire sentir le poids des choses. Et tout le reste est littérature. » On peut se demander alors si pour d’Aboville, Nicole, et bien d’autres sujets adeptes des conduites à risque, il est possible qu’à ce niveau de perception, calme et jouissance puissent se confondre, pouvant aller jusqu’à la mort. En ce point asymptotique, pour certains et à certains moments, se sentir exister, jouir, mourir, deviendraient une seule et même chose. Je verrais là une voie d’abord à la compréhension de la jouissance qui me semble souvent présente chez ces adeptes des conduites à risque. Pour rendre compte de ce sentiment de toute-puissance et de fusion quasi océanique de bien des adeptes des conduites à risque, on peut évoquer le sentiment d’élation narcissique et le narcissisme primaire. Il s’agit d’un fonctionnement anobjectal qui touche le Moi, et qui est marqué par la dédifférenciation et le retour à un Moi/Ça indifférencié.

Comment comprendre les conduites à risque sur le plan de la métapsychologie ? Avec la plupart des psychosomaticiens actuels, on peut penser que les conduites à risque réactualisent, sur un mode perceptif, des expériences traumatiques d’avant le langage, ayant laissé l’infans dans un état de détresse. Mais alors, dans cette approche, il convient de différencier, sur un plan théorique, les conduites à risque proches des autocalmants, de celles qui se rapprochent de la traumatophilie. Dans la psychothérapie de Nicole, j’ai tenu à donner une place centrale à la coexcitation libidinale qui, lorsque domine le comportement, me semble un outil primordial. Je pense que, dans les conduites à risque, des traces qui relèveraient de la sensori-motricité, liées à des images motrices, peuvent s’être établies avant l’instauration du langage. Et ces images motrices pourraient plus particulièrement servir de base inconsciente à une mise en action par l’intermédiaire de ces conduites. Mais, dans le cas des conduites à risque, il ne s’agit pas de reconvoquer des expériences de satisfaction mais de détresse, d’absence d’aide. Et cette fois-ci dans un mouvement d’emprise qui en permet l’appropriation sous un mode comportemental. Cette hypothèse m’est apparue fructueuse dans la conduite de la cure. On comprend que pour les patients comme Nicole, l’interprétation du comportement est inévitable si on veut mobiliser ce mécanisme et 115

en permettre, via la coexcitation libidinale, l’érogénisation pour, peutêtre un jour, accéder à une mise en mots/mise en sens, qui demeurait virtuelle. Une question demeure : que se passe-t-il en cas d’échec de l’accrochage libidinal au moyen de la coexcitation ? Un autre destin moins heureux pourrait-il être envisagé comme hypothèse ? Peut-être qu’alors l’érogénisation interrompue dans son chemin vers l’objet ne laisserait place qu’à un type de jouissance proche alors de la manie, une manie essentielle, sans objet, à l’instar de la dépression sans objet des psychosomaticiens ? En conclusion qu’en est-il d’une trace qui relèverait d’un nonacte, d’une non-action, au moment où elle était attendue pour assurer le déroulement du processus évolutif ? N’est-ce pas dans la répétition du transfert qu’il nous est possible d’atteindre ces mécanismes et leurs conséquences ? J’espère qu’on pourra poursuivre ce débat avec nos collègues, pour tenter de mieux cerner la métapsychologie des conduites à risque dans leur ensemble – en incluant les addictions – qui déborde très largement les comportements et les conduites des patients somatiques.

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PARTIE 2 Addictions et création

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M. de M’UZAN

Créativité et addiction Pour commencer, je corrigerai « légèrement » le titre de mon propos. Au terme de création je substituerai celui de créativité, dans la mesure où il a trait au processus à l’œuvre. Cela étant, comment peut-on articuler, voire rapprocher, créativité et addiction, deux domaines apparemment étrangers l’un à l’autre ? Comment relier celui qui gît en enfer, cependant que l’autre est souvent regardé comme celui qui a sa place au paradis ? Même si on ne manque pas d’évoquer le drame de la créativité, il demeure que celle-ci est souvent l’objet d’une idéalisation, voire est vue comme résultat heureux d’une cure : « Mon patient est devenu créatif ! » Au passage, je soutiendrais volontiers que, du point de vue économique, l’achèvement d’un poème, par exemple, vaut moins qu’un symptôme névrotique, résultat d’un long et patient travail. Freud ne disait-il pas qu’ « après la sublimation les composantes érotiques n’ont plus la force de lier toute la destructivité « qui se libère sous forme de penchants à la destruction et à l’agression » ? Pour éviter le risque de s’égarer en abordant un tel sujet, il convient impérativement d’en cerner, d’en délimiter à l’extrême l’essentiel, le spécifique. Il convient de resserrer la problématique, jusqu’à l’étrangler. Ainsi, pour ce qui est du toxicomane, je retiens, comme exemplaire, l’addiction à l’héroïne qui peut conduire d’emblée à l’assuétude, là où le manque, le phénomène central du manque, est connoté de hantise. Celle où les implications somatiques sont majeures. On connaît ce qui terrifie l’héroïnomane, quand reviennent ces mouvements incoordonnés dans les membres, quand s’exacerbent des démangeaisons insupportables, etc. Pour ce qui est de l’artiste, je ne retiendrai qu’un moment de son activité, celui que j’appelle son temps nodal, à savoir les rares fulgurances poétiques au cœur d’un écrit romanesque. Un temps de « saisissement » dont parle Frobenius et que j’ai évoqué déjà en 1964, et où la personne est hors d’elle et comme immergée dans un espace aussi indéfini que celui de son être. Moment le plus souvent fugace, susceptible toutefois d’être ressaisi narcissiquement. Qu’il s’agisse du toxicomane ou de l’artiste, l’un et l’autre sont « victimes » d’un destin. Un destin engagé très tôt dans l’existence et, dirais-je en anticipant sur mon développement, en deçà de toute problématique 119

pulsionnelle objectale, ou même narcissique, car alors on a affaire avec une défaillance d’être. Il s’agit d’une carence existentielle fondamentale chez l’un, le toxicomane, dont la chute du tonus identitaire de base est extrême et seulement réparée par la drogue. Démantèlement des frontières identitaires recherché par l’autre en tant que condition à l’engagement du processus créatif. Précisons que la problématique narcissique elle-même, et en tant qu’elle est inscrite dans le registre psycho-sexuel, est étrangère à la chose, ou débordée. Cela se vérifie dans le cadre du rapport à l’objet. Pour le toxicomane, l’objet n’est rien d’autre qu’une fonction (lors du manque) qui devrait assurer l’accès à la drogue. Pour l’artiste, dans les moments évoqués, l’objet n’a pas les qualités d’un sujet, d’un sujet libre, mais celle d’un être à qui il appartient de s’effondrer, raide mort d’admiration, lors de la contemplation de l’œuvre. En retour, si j’ose dire, et comme Murielle Gagnebin l’a montré, l’artiste, dans la poursuite de son action, se trouve de surcroît asservi à l’œuvre en cours ; son œuvre devenue un ego-alter qui lui dicte ses exigences (de nouveau, liberté où es-tu ?). Avant de poursuivre la réflexion sur le processus créatif/créateur dans son essence s’imposent, très condensées, quelques remarques. Tout d’abord on a pu constater que, contrairement à ce qui est souvent soutenu, ce n’est pas la partie saine de la personne qui est créative. On aurait déjà pu le concevoir en regardant les vues classiques sur le mécanisme de la sublimation, tel qu’il est engagé dans les activités en question. La sublimation, on le sait, ne porte que sur les pulsions pré-génitales et lorsque celles-ci continuent de parler un peu haut. Ce qui implique fixation, régression, etc. Au passage, car ce n’est pas notre propos, cela distingue déjà la créativité chez l’enfant qui « regarde » vers l’avant, cependant que chez l’adulte l’activité engagée regarde vers l’arrière. La cure analytique, dont les artistes se méfient à juste titre, menace logiquement leur art, puisqu’elle devrait permettre aux fixations pré-génitales de reprendre leur évolution vers la génitalité et, ce faisant, priver le sujet de la matière même à sublimer, laquelle par définition appartient à l’ordre psycho-sexuel. Cela étant, la sublimation, le mécanisme de la sublimation, et même si on ne saurait en réduire le rôle, n’intervient que secondairement dans la dynamique proprement créatrice. La sublimation n’est nullement spécifique pour ce qui est de l’activité créatrice proprement dite. Celle-ci ne joue-t-elle pas dans, disons, la fabrication d’un bâton de chaise, lequel n’est pas nécessairement une œuvre d’art ? ! On l’aura compris à ce que j’ai exposé, plus décisif est un autre drame, plus fondamental au sens précis du terme. Ce drame concerne l’être, 120

en deçà du psycho-sexuel, et dont sont évidents les rapports avec l’être organique dont parle Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse. C’est à ce niveau que l’on peut embrasser d’un même regard le toxicomane et l’artiste. L’artiste, dans ce moment de saisissement, quand les frontières de son être se dissolvent et qu’il s’étire à l’infini. Moment affolant pour le toxicomane, indispensable, voire recherché, j’y reviendrai, pour l’artiste. Il s’agit d’un état proche de celui qui présidait au statut premier de l’infans. Un état dont l’évocation ne va pas de soi, même chez le psychanalyste puisque celui-ci continue de parler de sujet et d’objet, alors impossibles à distinguer l’un de l’autre. Un état dont par exemple un auteur russe, Andréi Biély, donnait une idée, dès 1915, dans son Kotik Létaiev : « Une enflure de néant, dirigée vers le nulle part… une tension de sensations ; comme si tout enflait… comme d’épais nuages ailés, cornus… le corps en croissance ballonnait comme une éponge gorgée d’eau… » Dans son essence, mais aussi à n’importe quel moment de son parcours, l’activité créative n’est aucunement idyllique. De surcroît, elle n’est pas « naturelle ». On ne peint pas, on n’écrit pas comme chante l’oiseau. Le désordre est à son fondement, il concerne, comme je ne cesse de le répéter, l’être lui-même distinct du narcissique, du narcissique pulsionnel et sexuel. Subi, voire induit – je vais y revenir –, chez l’artiste, peut-être tout de même subi par lui, ce statut originel affirmé est donc au fondement du processus originel ; ensuite, la sublimation s’étaye à lui pour gérer les représentations pulsionnelles. De ce statut premier, c’est le terme de dépersonnalisation ou de a-personnalisation qui peut le mieux en rendre compte. Au depart de ce qui sera le plus original, on découvre l’incertain, une sorte d’identitaire non-pulsionnel auquel on a accès lors de phénomènes de dépersonnalisation, quand tout vacille et que seule demeure une faculté de percevoir qui va contraindre le sujet à se représenter pour survivre. L’œuvre est toujours un autoportrait. Dans ces conditions, le processus créatif va procéder de la nature des relations entre d’une part un drame identitaire, d’autre part une régression libidinale qui donne la parole aux représentations pré-génitales. J’expose ce drame dans l’ouvrage collectif dirigé par Jacques André et intitulé L’Artiste et le psychanalyste. Pour encore mieux saisir la situation et son enjeu, il me faut rappeler très brièvement quelques remaniements théoriques qui se sont imposés à moi. La notion de pulsion n’a sa place, en toute rigueur métapsychologique, que dans le registre psycho-sexuel. Au rapport autoconservation/psycho-sexualité il faut substituer celui de vital-identital/ 121

sexual (le sexual de Jean Laplanche), l’auto-conservation n’étant qu’un instrument au service du vital-identital qui exprime la « volonté » d’un programme d’essence génétique comprenant, certes, la protection de l’individu, mais aussi sa finitude. Le drame identitaire dont je parle se déroule, on l’aura deviné, dans le registre du vital-identital. Enfin, on retiendra qu’un cataclysme dans ce registre va affecter la régression pulsionnelle au niveau de ses représentations, cependant que celle-ci dérange en retour le statut identitaire non narcissique évidemment. Revenant une fois encore aux fondements du processus créatif, on mesure que le « décisif » réside dans une faille affectant l’être même, en deçà de sa pulsionnalité, et comme en parle Andrei Biely, à propos du nouveau-né. Mais si, phénoménologiquement regardés, l’artiste et le toxicomane se rejoignent dans le drame identitaire, ils y accèdent différemment… encore que, bien souvent ! Cela étant, et pour être le plus clair possible, je me dois de faire de nouveau un détour et de rappeler des précisions d’ordre théorique que j’ai ailleurs avancées. Dans sa théorie de la séduction généralisée, très succintement évoquée, J. Laplanche montre que la séduction exercée par l’adulte sur l’infans lors des soins à lui administrés est contaminée par son inconscient. Ce qui conduit l’infans à un effort herméneutique dont les fruits vont être la « construction » de son inconscient. On est, c’est clair, dans le registre psycho-sexuel, c’est important. De mon côté, tout en suivant Laplanche sur ce terrain, je pose que la séduction en question engendre la « germination » des zones érogènes sur le vital-identital là où l’avait prévu le programme génétique, zones érogènes dont l’activité va exiger de l’appareil psychique un travail qui se nomme pulsion, donc une invention de l’appareil psychique, lequel, pour Freud déjà, est une fiction. Les vues de J. Laplanche, d’une part, et la mienne, d’autre part, se complètent, du moins à mes yeux, tout en permettant de rendre compte, comme je l’annonçais il y a un instant, de ce qui préside à l’engagement d’un même drame identitaire respectivement chez le toxicomane et chez l’artiste. À ce drame, le toxicomane accède pour ainsi dire « naturellement » dès lors que la séduction exercée sur lui, tout petit, est par trop défaillante, ou mieux lorsque les messages pervers pèsent moins que leur défaillance, leur manque. L’indistinction identitaire qui s’exprime principalement par des phénomènes de dépersonnalisation s’est mise en place, pour ainsi dire d’entrée de jeu, dans le vital-identital même. Je ne dirais pas que cette voie d’accès au temps primordial n’existe pas chez l’artiste, loin de là. Mais, généralement, ce dernier y accède indirectement. Cela peut advenir du fait d’une aggravation importante 122

de la régression libidinale qui, après avoir anéanti les distinctions qualitatives, amour/haine par exemple, laisse la problématique « basculer » dans l’ordre identitaire. Ou bien, et plus intéressant, l’artiste aurait préservé en lui une accessibilité presque naturelle et comparable à celle du toxicomane, naturelle et spontantée, à des états de dépersonnalisation plus ou moins tranquilles à même de le projeter jusqu’aux fondements de la créativité. Je crains que cela ne soit plutôt rare, voire inaccessible, à moins qu’une interpellation narcissique peut-être, ou parfois perverse, ne commande le recours à l’artifice. Si l’état propice ne s’instaure pas spontanément, si fait défaut le déclenchement de l’indispensable ébranlement identitaire, demeure le recours à la chimie pour y parvenir, et l’arsenal est riche. Le toxicomane y a recours pour être, l’artiste y vient pour être dans le non-être, avec en perspective tout de même une alliance avec le pulsionnel extrême. Depuis la nuit des temps l’homme est pris dans cette quête. Autrefois il y avait l’absinthe, plus récemment encore certains psychotropes sans lesquels bien des œuvres dignes de ce nom, il faut le dire, n’auraient pas vu le jour. Sans le savoir, sans le vouloir, le toxicomane a révélé un secret : pour, dans l’existence, un jour être, il lui faut, aujourd’hui et pour commencer, supporter de cesser d’être.

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M. VALLEUR

Quelques remarques sur addiction et créativité. À propos de Fédor Dostoïevski et Philip Dick « Ce que je veux dire, c’est… enfin… gardez-vous d’oublier que nous ne sommes que des créatures issues de la poussière. Oui, c’est peu comme encouragement, il faut bien se mettre ça dans la tête. Mais cela dit et compte tenu somme toute d’un mauvais départ, les choses pourraient être pires. Aussi je suis persuadé en ce qui me concerne que même dans une situation aussi pourrie, nous saurons nous en tirer, vous me saisissez ? »

(Épigraphe de Dieu venu du Centaure, P. K. Dick, 1965.)

Le terrain et la greffe ? Les choses pourraient être pires. On peut évidemment souscrire à un abord psychanalytique (B. Brusset) des addictions qui voit dans le processus addictif un développement secondaire, venu s’inscrire sur une structure préexistante, comme une « greffe » sur un « terrain » préalablement défaillant, carencé. On peut même noter que tous les schémas explicatifs, y compris les plus scientifiques (celui de Koob et Le Moal, par exemple) vont faire une place à la « vulnérabilité », à la « prédisposition », et vont donc s’inscrire dans ce grand cadre métaphorique du terrain et de la greffe. Et cela tend naturellement à produire une vision assez simple, en un premier temps, du projet thérapeutique : pratiquer une ablation, opérer la greffe, supprimer la conduite addictive, pour ensuite pouvoir s’atteler au vrai travail en profondeur, traiter le terrain luimême, faute de quoi évidemment se reproduiraient de nouvelles greffes, sinon des métastases addictives. La pratique cependant conduit à des approches différentes, dans lesquelles la problématique du sujet est abordée de façon globale, la part de « maladie addictive » parallèlement aux autres problématiques supposées, posées en dessous, a priori plus profondes. Ceci explique pourquoi 125

le schéma thérapeutique consistant à s’occuper dans un premier temps de l’addiction, puis d’encourager le sujet à s’engager dans une démarche analytique est assez rarement opérant. Et pour le praticien, même et peut-être surtout dans les cas les plus « lourds » de toxicomanie, ceux dans lesquels on suppose le terrain effroyablement miné de carences et de traumatismes, la première question à se poser est celle de l’équilibre auquel, tant bien que mal, est parvenu le patient, et qui est, ou du moins a pu être, l’une des moins mauvaises solutions existentielles possibles : avant de donner lieu à une demande de soins, la dépendance a souvent été un moyen, et peut-être le meilleur, de faire face aux difficultés de l’existence. C’est dans cette perspective d’un équilibre instable, chez des sujets par ailleurs pour le moins fragiles, sinon franchement pathologiques, que l’on peut se poser la question souvent débattue des liens entre addiction et créativité. Le thème est en fait aussi ancien que la notion de toxicomanie : l’un des actes de naissance des toxicomanies modernes fut, au début du XIXe siècle, la parution des Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas de Quincey, traduites en France d’abord par Musset, puis par Baudelaire. Depuis, la figure de l’artiste addict, alcoolique ou toxicomane, est devenue si commune, que l’usage de drogues et d’alcool fait quasiment partie de la panoplie normale des « rock stars », mais plus généralement des chanteurs, des poètes, des artistes de toutes sortes. En littérature Charles Bukowski l’alcoolique et William Burroughs le junky ne sont que deux exemples particulièrement emblématiques de ce lien, dans les représentations sociales, entre addiction et créativité. Je ne fais ici qu’esquisser une hypothèse très partielle, et plus descriptive qu’explicative, de cette relation, à propos de l’addiction de deux écrivains : le jeu pathologique de Fedor M. Dostoïevski, et la toxicomanie, au moins la dépendance aux amphétamines, pour Philip K. Dick. Cette hypothèse très modeste se résume au fait que, étant admis que la personnalité (le terrain) de ces deux écrivains était pour le moins proche du pathologique, il se constitue un équilibre plus ou moins fragile entre d’une part leurs troubles, d’autre part l’écriture1, qui peut 1. Cliniquement encore, il faut toutefois signaler que l’addiction n’est avérée que lorsqu’un sujet tente par lui-même de réduire ou d’interrompre une consommation ou une conduite sans y parvenir. Il y a donc addiction au jeu chez Dostoïevski durant les années où il tente d’arrêter, comme chez Dick qui va jusqu’à faire un séjour dans une communauté thérapeutique pour se « désintoxiquer ». L’écriture, évidemment, ne répond pas aux critères de l’addiction, malgré le parallèle fait par J. Derrida entre le stylo et la seringue.

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d’ailleurs avoir une dimension en soi addictive, et enfin la conduite addictive avérée, au point qu’il est difficile d’éluder l’hypothèse d’un lien entre leur addiction et la créativité. Ainsi peut-on mettre en parallèle un écrivain présentant une addiction sans drogues, et un autre une forme particulière de toxicomanie, mais évidemment, ce choix n’implique pas de les mettre tous deux sur le même plan, quant à une appréciation de leur œuvre. Si Dostoïevski est à peu près unanimement considéré comme l’un des plus grands auteurs de tous les temps, Ph. Dick reste, même pour ses « fans », le plus grand écrivain de science-fiction, c’est-à-dire d’un genre assez récent et considéré comme mineur, et c’est d’ailleurs l’un de ses symptômes que de n’avoir jamais réussi un grand roman de « littérature générale ». Toutes choses donc égales par ailleurs, on peut toutefois noter quelques similitudes intéressantes entre ces deux auteurs. Il s’agit d’écrivains plus « philosophes » que « psychologues », soulevant des questions universelles, les personnages de Dostoïevski, même lorsqu’ils ont une grande densité, représentant souvent une position particulière face à un problème moral, ceux de Dick ayant moins de consistance, mais soulevant de façon récurrente la question de la définition de l’humain, et la difficulté de s’assurer d’une ontologie solide. Surtout, et ceci explique sans doute pourquoi leurs lecteurs sont souvent des « fans », des inconditionnels, les deux peuvent donner à ce lecteur l’impression de le faire participer à leur univers mental personnel, de partager avec lui des questions à la fois universelles et ancrées dans leurs tourments les plus profonds. Bref, il existe chez les deux un lien clair entre la problématique initiale, le « terrain », l’addiction, et l’œuvre.

Le « cas » Dostoïevski L’addiction de Dostoïevski, hors l’écriture, est le jeu, dans lequel S. Freud2 disait qu’on ne pouvait voir qu’un accès de passion pathologique. Dostoïevski fut en effet un joueur excessif durant une dizaine d’années, avant de « guérir » spontanément, ce qui n’est pas une issue rare dans cette problématique. Nombre d’auteurs se sont penchés sur la personnalité extraordinaire de Dostoïevski, et avec Vladimir Marinov, on ne peut qu’être impressionné par une œuvre qui entre, par bien des 2. S. Freud, Dostoïevski et le parricide, in Résultats, idées, problèmes, II, (1921-1938), Paris, PUF, 1985.

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aspects, en résonance avec une vision freudienne, sans toutefois y être aisément réductible. On sait que l’article de Freud « Dostoïevski et le parricide » qui date de 1928 a été souvent critiqué, et que son auteur lui-même a souscrit à certaines de ces critiques, notamment au fait d’avoir en quelque sorte esquivé l’œuvre de Dostoïevski, ne s’appuyant pour analyser le sens de la conduite du joueur, ni sur Le Joueur, ni sur les Frères Karamazov, mais sur Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de son ami Stefan Zweig. On sait aussi que Freud a tenté de l’expliquer par une séquence en deux temps : le gain ou le rêve de gain constitue un retour à la toute puissance infantile, réalisant magiquement un désir oedipien. La perte vient ensuite comme punition de cette réalisation de désir. Cette passion, selon Freud, a donc la fonction psychique d’une conduite d’autopunition : « Quand le sentiment de culpabilité de Dostoïevski était satisfait par les punitions qu’il s’était infligées à lui-même, alors son inhibition au travail était levée et il s’autorisait à faire quelques pas sur la voie du succès ». Le but de l’analyse est donc de chercher quelles sont les sources profondes du sentiment de culpabilité, que Freud situait dans le rapprochement des fantasmes oedipiens et la masturbation : « Le fantasme tient en ceci : la mère pourrait elle-même initier le jeune homme à la vie sexuelle pour le préserver des dangers redoutés de l’onanisme. Les nombreuses oeuvres traitant d’une rédemption ont la même origine. Le « vice » de l’onanisme est remplacé par la passion du jeu ; l’accent mis sur l’activité passionnée des mains révèle cette dérivation. » Dès 1897, Freud avait considéré les addictions comme une substitution de la première grande habitude problématique, ou addiction originaire (Ursucht), la masturbation. Mais la conduite d’autopunition et le sentiment conscient ou inconscient de culpabilité de Dostoïevski proviennent aussi de l’autre versant de la structure oedipienne : l’ambivalence envers le père, qui inclut l’agressivité meurtrière. Le parricide, qui hante l’oeuvre de l’écrivain, serait la clé de voûte de sa conduite masochiste. La menace de castration s’articule autour de deux positions différentes du moi : d’une part, la menace directe de punition liée à la haine envers le père, le désir de le supprimer, de le remplacer. D’autre part, effet de la bisexualité universelle, une position passive de soumission, fantasme de tenir le rôle d’objet sexuel du père, qui raviverait l’angoisse de castration. Dans le cas de Dostoïevski, la pathologie tiendrait à une inhabituellement forte « constitution » à la bisexualité, et à la réalité d’un père anormalement sévère. La perte au jeu devient cette punition 128

par l’entité paternelle : « Toute punition est bien dans son fond la castration et, comme telle, satisfaction de la vieille attitude passive envers le père. Le destin lui-même n’est en définitive qu’une projection ultérieure du père. » Freud, d’une certaine manière, « résiste » à la pathologie de Dostoïevski : il reconnaît que son intérêt pour les natures pathologiques est épuisé par le travail clinique, et préfère soutenir son étude par une analyse des Vingt-quatre heurs de la vie d’une femme de S. Zweig, que par une étude du Joueur ou des Frères Karamazov. Cela tient sans doute en partie au fait que chez Dostoïevski est clairement mis en scène, de façon agie, ce meurtre du père qui, fantasmé, symbolisé, est l’un des pivots de la pensée freudienne. La biographie de Dostoïevski montre en effet que le voeu de mort du père était chez Dostoïevski tout à fait conscient, non refoulé, et que la mort violente de ce père fut saluée par le fils comme une libération. Reste que Freud propose, parmi les mécanismes susceptibles d’expliquer la conduite du joueur pathologique, une problématique qui est celle de l’intégration de la loi, dans la mesure où le meurtre du père, et les mécanismes de son refoulement ou de son dépassement, sont à la fois à la base, pour l’individu, de la constitution des instances morales, et pour l’humanité (selon la vision du père originel de la horde primitive de Totem et tabou), une condition de l’intégration de l’individu comme membre de la communauté humaine, de la civilisation. Et dans cette mesure, il confirme l’intérêt de la métaphore ordalique, qui est, elle aussi, une façon de formuler la tentative d’un sujet pour s’inscrire dans un ordre légal – la transgression elle-même prenant le sens d’une épreuve. La dimension ordalique, de jugement de Dieu, du jeu, est évidente chez Dostoïevski, l’écrivain donnant les clés pour saisir le sens de la conduite du joueur. « Voici que j’avais risqué plus que ma vie, et que je comptais à nouveau au nombre des hommes », dit par exemple Alexis Ivanovitch, le héros du Joueur, lorsqu’il a tout misé sur le rouge, et gagné. Avec Vladimir Marinov3, on peut par exemple mettre en parallèle le mythe freudien de la horde primitive de Totem et tabou avec l’allégorie du meurtre du père dans les Frères Karamazov, les deux visions s’éclairant réciproquement, sans que l’une puisse être réduite à l’autre. Il faut donc voir non seulement l’œuvre, mais la passion de Dostoïevski pour le jeu comme une façon de poser la question de la possibilité d’intégrer une loi, en quelque sorte la question de la légitimité 3. V. Marinov, Figures du crime chez Dostoïevski, Paris, PUF, 1990.

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de la loi. La vie et l’œuvre toute entière de Dostoïevski plaident pour cette interprétation du jeu comme conduite ordalique. Subjectivement, comme Alexis Ivanovitch, c’est bien sa vie que le joueur mise, même s’il le fait par le moyen indirect de l’argent. Et la question de savoir si l’on joue pour gagner, ou pour perdre de façon masochiste, ne peut s’aborder que dans l’optique d’une épreuve ordalique, sans cesse recommencée. La sensation extrême, le « mysterious thrill » de Bergler4, tient en fait à cette situation de jugement, où le sujet attend le verdict du destin, du hasard, de la chance. La situation de jeu permet de fait à Dostoïevski de rejouer en un instant le schéma qui le hantera toute sa vie : doit on s’abandonner totalement à la volonté de l’autre tout-puissant, ou peut-on espérer le maîtriser, en avoir raison ? René Girard a vu dans l’œuvre une illustration de la prégnance de la rivalité mimétique, du désir à la fois de s’identifier au modèle et de le détruire, dans la mesure où il est aussi un rival. La confrontation ambivalente au père prend dans Les Frères Karamazov une dimension universelle, qui contient sans doute les considérations les plus profondes sur la relation d’un sujet à la loi, comme sur la légitimité de la loi elle-même : le doute sur la relation au père devient réflexion sur les sources de la morale, et sur la situation de l’homme, dans le monde désenchanté de la modernité. L’addiction, dans le cas de Dostoïevski, a sans doute été utile à la création littéraire. Comme le remarque Freud, c’est une fois ruiné au jeu, ayant tout perdu, qu’il s’autorisa à faire quelques pas vers le succès. Et cette bascule entre addiction et création est sans doute plus complexe qu’un simple besoin de punition pour apaiser le surmoi, et se permettre ensuite le succès. Il est remarquable que c’est en pleine phase de jeu intense, qu’il a l’idée d’écrire Le Joueur. Il indique en 18635 qu’il pense écrire l’histoire d’un « homme, versé en beaucoup de matières, mais incomplet en toutes choses. Il est à la fois révolté contre l’autorité et peureux devant elle. Toutefois, le besoin du risque le relève à ses propres yeux. Le récit traitera uniquement des trois années pendant lesquelles il joue à la roulette ». Mais Dostoïevski jouera plus que trois années, et surtout il écrit d’abord Le sous-sol, l’homme souterrain, comme un manifeste de révolte contre le triomphe de la science et le désenchantement du monde, contre le « mur de pierre » de la raison scientifique.

4. E. Bergler, (1957), Psychology of gambling, International University Press, 1981. 5. H. Troyat, (1940), Dostoïevski, Paris, Fayard, 2004.

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Horrifié par le positivisme et le rationalisme, il encourage en quelque sorte chez lui les « erreurs cognitives », où les chercheurs actuels de la psychologie scientifique voient l’origine du jeu pathologique. Pour le joueur excessif, comme pour tout joueur, attribuer le résultat d’une séquence hasardeuse à sa propre habileté, ou à quelque puissance extérieure, fait sans doute partie d’une « régression » où se trouve en grande partie le plaisir du jeu. Il tient au fait de renoncer un instant à être un individu économiquement rationnel, ou de défier les implacables lois du hasard. Ainsi parle le héros du Sous-sol : « “Mais enfin, vous crierat-on, on ne peut pas se révolter ? C’est deux fois deux font quatre ! La nature ne vous demande pas votre avis ; ça lui est bien égal, ce que vous voulez et que vous soyez d’accord ou non avec ses lois. Vous êtes forcés de la prendre comme elle est – elle, par conséquent, et tous ses résultats. Le mur, donc, c’est un mur, etc.” Mon dieu, mais moi, ça ne m’est pas égal, les lois de la nature et de l’arithmétique, si, pour telle ou telle raison, ces lois, ces deux fois deux font quatre n’ont pas l’heur de me plaire ? Bien sûr, ce n’est pas le mur que je trouerai avec mon front, si, réellement, je n’ai pas assez de force pour le trouer, mais le seul fait qu’il soit un mur de pierre et que je sois trop faible n’est pas une raison pour que je me soumette. » On ne saurait mieux montrer que le joueur peut être tout à fait conscient de l’irrationalité de ses choix, contrairement à des postulats de neuroéconomie qui essaient d’expliquer le jeu excessif à partir d’une vision de l’homme comme toujours économiquement rationnel. Le jeu est un moyen de défier le mur de pierre de la raison, de se heurter aux lois du hasard. Il est donc permis de dire que dans le jeu, comme dans l’œuvre, c’est toujours la question de la relation au père, à la loi, à Dieu, qui est mise en scène, de façon agie dans le jeu, mais secondairement tout à fait consciente et « théorisée », de façon claire mais « sublimée », universalisée, dans l’œuvre. Celle-ci nécessite en quelque sorte un recul de soi à soi, un minimum de distance, qui est de l’ordre de la transitionnalité. Et l’on peut penser que cette distance est en partie permise, dans le « cas » Dostoïevski, par cette alternance du jeu et de l’écriture.

Le « cas » Dick Si le « M » de Fedor M. Dostoïevski désigne, conformément à l’usage, le prénom du père, le « K » de Philip K. Dick est plus original, 131

puisque ce deuxième prénom désigne le nom de jeune fille de sa mère, Kindred. La biographie de Dick (1928-1982) est bien connue de ses lecteurs : son enfance éclaire une personnalité plus que singulière et son usage abusif de nombre de substances psychoactives lui valut une réputation sulfureuse d’écrivain camé, totalement assumée dans A Scanner Darkly, en français Substance mort. Rappelons rapidement que les parents de Philip avaient, lors de son enfance, des professions très spéciales : son père était un agent chargé de surveiller le bétail, pour faire abattre les bêtes suspectes, sa mère travaillait comme lectrice pour un organisme gouvernemental chargé de censurer les textes non conformes. Un anti-vétérinaire, et une antiécrivaine, en quelque sorte. Sa sœur jumelle Jane Kindred Dick meurt à l’âge de six semaines, et, selon Dick, sa mère a toujours tenu à lui rappeler que c’était la meilleure des deux qui était morte. Les parents font construire un caveau dans le cimetière, avec une pierre tombale pour les deux enfants. Il sera obsédé toute sa vie par cette jumelle, qui a d’innombrables avatars dans son œuvre, l’un des plus évidents étant la petite fille qui porte en elle un jumeau avec lequel elle parle par télépathie, dans le roman post-apocalyptique Docteur Bloodmoney. Les parents divorcent quand Dick a 4 ans, et il vit son enfance avec sa mère. Dick est plus que vraisemblablement psychotique, sans doute paranoïaque, mais aussi dépendant : sur le plan affectif d’abord, ce qui le conduit à une vie affective tourmentée et à de nombreux mariages, sur le plan chimique ensuite, même s’il n’est pas tout à fait le toxicomane du type « junky ». Lui qui passe pour un écrivain « psychédélique » n’a sans doute pris des hallucinogènes qu’une fois dans sa vie. Mais sa consommation d’alcool, de cannabis, de médicaments divers, était importante, et surtout, il a abusé et a probablement été dépendant des amphétamines. La cure de « désintoxication » dans une communauté thérapeutique canadienne constitue un épisode sombre et malgré tout humoristique de Substance mort. Deux épisodes hallucinatoires marquent tant sa vie que son œuvre : lors du premier, il voit dans le ciel un visage menaçant de démiurge malfaisant, et ce visage diabolique le hante durant plusieurs jours. Il fera le lien entre cette hallucination terrifiante et un souvenir de sa prime enfance, dans lequel son père l’avait terrorisé en mettant un masque à gaz du temps de guerre. Elle donnera la figure inquiétante de Palmer Eldritch, le « Dieu venu du Centaure ». Une autre sera plus tard le fameux « rayon rose », dont il comprend aussitôt qu’il s’agit d’ondes radios qu’il capte de façon plus ou moins surnaturelle. 132

Celle-ci sera utilisée dans les œuvres tardives de la « trilogie divine », et dans Radio libre Albemuth, texte qui, malgré le soutien inconditionnel des fans, tient au moins autant du récit sans recul d’un vrai délire que de la littérature. Il est difficile de faire, dans ces épisodes, la part de l’effet des amphétamines ; ces substances, prises à forte dose et régulièrement, produisent comme on le sait des pharmacopsychoses de type paranoïde. Cette incertitude même se retrouve souvent dans la vie comme dans l’oeuvre de Dick, qui adore jouer de façon parfois perverse avec les possibles et les ambiguïtés. Dans un célèbre discours prononcé lors d’une convention de science-fiction en 1977 à Metz, il laissa perplexes de nombreux fans, en tenant des propos ouvertement mystiques et paranoïaques et en précisant qu’il ne s’agissait pas de science-fiction. Interrogé par la suite, il déclara avoir pensé que le traducteur traduisait de travers, et que donc il avait dit volontairement le contraire de ce qu’il pensait. Avec Dick nous sommes en présence d’une forme d’automédication par les drogues qui apparaît à première vue paradoxale : un sujet qui a, manifestement, une capacité au délire au-dessus de la moyenne, prend de façon abusive des drogues qui ont tout le potentiel pour aggraver ce délire. On peut certes penser que les amphétamines permettent de lutter contre la dépression, et font office de « dopant » de l’écriture, comme la cocaïne chez d’autres écrivains célèbres. De fait, entre 1951 et 1958, Dick écrivit 13 romans et 80 nouvelles, souvent à un rythme qui évoque bien le dopage, mais les amphétamines, chez lui, n’ont pas eu que ce rôle d’éveil. Autant que la cocaïne excitante et lucide de Freud et de Sherlock Holmes (donc de Conan Doyle), elle évoque celle du Stevenson de Dr Jekyll et Mr. Hyde. Ce type d’automédication est cependant assez courant en clinique : nous avons souvent vu des patients schizophrènes, auxquels les psychiatres avaient prescrits des neuroleptiques et des médicaments antiparkinsoniens, ne pas prendre les neuroleptiques, et prendre en excès les « correcteurs », à des doses susceptibles de créer ou de faire « flamber » le délire. L’automédication est d’ailleurs, dans ces cas, rarement « pharmacologiquement correcte », et l’on ne voit guère de psychotiques abuser de neuroleptiques. Le rapport du sujet au délire peut être ambigu, et les hallucinations elles-mêmes ne sont pas forcément terrifiantes. Mais surtout, les épisodes induits par les substances diffèrent d’épisodes spontanés, par le sentiment de maîtrise, de déclenchement volontaire, que peut en avoir le sujet. 133

« Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », disait Cocteau, et ainsi pourrait se résumer cette stratégie autothérapeutique, fondée sur l’idée de la maîtrise liée à la reproduction d’un épisode désagréable. Pour Dick, les amphétamines lui ont non seulement permis de lutter contre le sommeil et la dépression. En l’amenant jusqu’à l’hallucination et la psychose paranoïde, elles lui ont autorisé un recul, voire de l’humour, par rapport à un vécu terrifiant d’écroulement du monde. Et ce recul minimal lui permit, parallèlement, la création géniale d’une forme nouvelle de science-fiction fondée sur les incertitudes ontologiques du monde lui-même et les basculements où tout ce qui est vrai devient faux. Ainsi du graffiti « Je suis vivant, et vous êtes morts » signé d’un personnage mort au début du récit Ubik, indubitablement un des sommets de toute la littérature de science-fiction.

Conclusion En proposant parfois un modèle « dépendance-ordalie » des addictions, j’ai tenté de souligner non seulement les paradoxes, sinon les apories, de tout modèle se voulant explicatif d’un ensemble aussi complexe, qui relève tantôt des sciences les plus dures, tantôt d’approches de sens, mais aussi la double face présente dans la majorité des conduites addictives, à la fois prise de risque active, transgressive, ou dans un autre langage « recherche de sensations », et refuge, fuite de la nouveauté et du risque, à travers la répétition d’une pratique devenant peu à peu une routine. Les deux exemples pris ici montrent que le sens de la conduite addictive, le « choix » de l’addiction est une dimension incontournable de leur compréhension. A l’intérieur même de la conduite addictive le sujet transpose, de façon agie, une problématique préexistante et finit par transformer en routine ce qui, initialement, est parfois de l’ordre de la répétition d’une situation traumatique. L’addiction n’est donc pas soit « excitante » ou « risquée », ou au contraire « rassurante » et « escapiste ». Elle est les deux à la fois. Le meurtre de son père pour F. Dostoïevski, la mort de sa sœur jumelle pour Ph. Dick, constituent des événements autour desquels ils vont organiser leur vie et leur œuvre. On peut penser qu’il aurait été thérapeutique pour eux de pouvoir oublier, refouler, ces événements. De façon consciente et active, ils en ont décidé d’en faire des motifs existentiels et artistiques. L’écriture fut pour eux une pratique quasi addictive, mais ils ont eu aussi chacun une autre addiction, et 134

leurs addictions respectives ne furent pas simplement des façons mécaniques de « briser les soucis », puisqu’elles contenaient une part de sens, qui n’était autre que la reproduction du même motif : la lutte impossible contre une loi trop logique pour Dostoïevski, la tentation de recréer le monde dans le délire pour Dick. Le caractère imparfait de la solution addictive est évident dans ces deux cas, puisque d’un côté l’écriture ne se suffit pas à elle-même, de l’autre le jeu ou la drogue ne constituent pas des éléments directement créateurs ni positifs. Mais le fait d’ainsi disposer de deux espaces de transposition d’une problématique très prégnante, voire dévorante, induit un équilibre très particulier, dans lequel l’addiction agie, jeu ou drogue, s’oppose en miroir à la reproduction, dans l’écriture, de la problématique initiale, celle qui rend le « terrain », la structure du sujet, si peu apte à une adaptation à la vie courante. Ecriture et addiction sont en somme deux espaces de transposition, de « virtualisation », d’un schéma existentiel dont les sujets ont l’impression d’être depuis toujours prisonniers, et dont ils ne cherchent nullement à s’évader, qu’ils ne souhaitent pas « dépasser », mais que leur art permet d’universaliser. Cette sublimation n’est peut-être rendue possible que par la tension, la différence entre ces deux espaces, chacun permettant au sujet un recul nécessaire par rapport à l’autre, constituant un espace transitionnel particulier. F. Dostoïevski finit par cesser de jouer, assumer pleinement son écriture, et son dernier livre est sans doute à la fois le plus important, et celui qui est au plus près de la problématique initiale. Ph. Dick au contraire, finit par s’abîmer dans l’addiction et la « parano », et perdit progressivement le recul qui donne à ses grandes œuvres une coloration unique, toujours teintée d’humour, le manque de distance induisant une perte de la qualité des écrits et les dernières œuvres se rapprochant de productions morbides.

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V. MARINOV

L’ivresse dionysiaque : Giacometti, Brel Parmi les héros grecs qui ont inspiré l’œuvre psychanalytique de Freud, Dionysos occupe une place apparemment moins importante qu’Œdipe, Narcisse ou Prométhée. Freud ne le cite que deux fois : la première dans Totem et tabou où Dionysos apparaît comme un substitut du père de la horde originaire déchiqueté et incorporé par les Titans, la seconde en rapport avec la « félicité mystique » et le bonheur suprême dégagé par le Saint Jean-Baptiste de Léonard, figure fortement androgyne, qui ressemble davantage à un Bacchus qu’à un saint.1 En comparaison avec la violence associée au mythe dionysiaque, le drame d’Œdipe et celui de Narcisse semblent des histoires assagies et domestiquées. Avec Dionysos, le corps et le moi du héros et des personnages qui s’y associent (notamment la foule des femmes qui forment sa thiase et se mettent en état de transe) courent le risque permanent de perdre leurs contours et leur identité. Œdipe, malgré la trace indélébile d’une tentative infanticide avortée – trace qu’il porte à son « pied enflé » qui lui confère son nom – se confronte, après avoir vaincu la Sphinge (référence masquée à une scène primitive cauchemardesque) à un conflit œdipien. Il devient en quelque sorte un bouc émissaire : banni de sa cité ravagée par la peste, son éloignement interrompt immédiatement la terrible épidémie. Le mythe d’Œdipe apparaît comme un apprivoisement et une limitation de la violence qui déferle dans le mythe de Dionysos : le corps humain est menacé à travers un organe symbolique, pied enflé, œil arraché ; il n’est pas démembré ou déchiqueté de la tête au pied. En intégrant Dionysos dans le mythe œdipien, fût-ce celui lié à la commémoration de l’acte meurtrier commis à l’aube de l’humanité, Freud l’assagit. Réaction non sans rapport, peut-être, avec son ambivalence pour la pensée mystique, pour la psychologie des masses, pour la musique, pour la psychose, pour le facteur quantitatif de la pulsion imputé finalement à l’hérédité. Réaction liée à sa tendance

1. Voir S. Freud, Totem et tabou in Œuvres Complètes, tome XI, pp. 373-376 et Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p. 109.

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bien connue à idéaliser la relation mère-enfant et plus particulièrement mère-garçon2. Narcisse, malgré ses tendances suicidaires par noyade et bien que doublé par la figure anorexique d’Echo qui devient une pure voix désincarnée, présente une image corporelle unitaire et érotiquement attirante. Rien de cette stabilité relative du corps et du Moi dans l’histoire de Dionysos. Nous sommes dans un autre registre de dé-liaison, de déambulation, de perte d’identité, d’étrangeté, d’androgynie et de folie meurtrière hautement contagieuse. Dionysos, c’est le dieu le plus épidémique de tous les dieux de la Grèce ancienne3. C’est notre « étranger de l’intérieur », pour reprendre cette belle formule de M. Detienne, notre double maniaque. Une soif d’élément liquide sans limites l’habite : du vin, de l’eau, de la sève germinative, d’immersion dans un océan infini. C’est à la fois le dieu de la vigne et de l’inspiration créatrice. Mais il y a plus que cela : avec ce dieu surgit l’intuition que la chose la plus importante dans la création artistique n’est pas tant la forme elle-même que la substance qui tend à la déborder. D’où la modernité de ce dieu : « Dans une série de paysages culturels, la parousie de Dionysos prend le masque de la force vineuse, de la boisson bouillonnante, du vin volcanique »4. Derrière cette soif de vin et d’ivresse, on l’aura compris, déborde une soif de sang vengeresse. Fait essentiel : le fantasme central, ou en tout cas le fantasme le plus profond qui surgit dans le déchaînement de la parousie dionysiaque, n’est pas le fantasme parricide, comme le pensait Freud, mais le fantasme infanticide, matricide, de même que le fantasme d’une scène primitive bien particulière. C’est l’élément qui nous inquiète le plus dans le délire mystique de Dionysos : sa capacité de susciter chez les femmes (justement celles qui refusent de lui rendre un culte) la folie extrême de l’infanticide5, comme s’il tentait de produire activement ce qu’il a subi passivement à sa naissance : l’expulsion précoce du ventre maternel. « Sa mère Sémélé fut aimée de tous, et de lui, conçut Dionysos. Héra jalouse lui suggéra de demander à son amant divin de lui apparaître dans toute sa gloire. Zeus qui avait imprudemment promis à Sémélé de lui accorder tout ce qu’elle lui demanderait, dut s’approcher d’elle avec 2. Par ailleurs on sait bien que Freud dut lutter contre sa passion pour le tabac qui lui fut fatale. 3. Voir M. Detienne, Dionysos à ciel ouvert, Paris, Hachette, 1986, pp. 11-21. 4. Ibid., p. 63. 5. Ibid., p. 11 et pp. 27-35. Il s’agit de la folie meurtrière des filles de Cadmos et de Minyas.

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ses foudres. Sémélé mourut aussitôt brûlée »6. Par la suite Héra tenta à plusieurs reprises de tuer ou de rendre fou l’enfant bâtard qu’était Dionysos. De l’histoire très complexe de ce Dieu, je ne retiendrai qu’un élément intéressant pour mon propos. Dieu du vin, de la vigne et du délire mystique, il est né deux fois : une première fois de Sémélé, foudroyée par les éclairs de son amant Zeus – elle meurt brûlée – (Dionysos est alors âgé de six mois) et une seconde fois de la cuisse de Jupiter. Ce dieu est un enfant prématuré qui, pour trouver sa forme, a besoin d’une greffe masculine, paternelle. Il gardera toujours, me semble-t-il, une prédilection pour l’informe ; il cherchera toujours des mères substitutives, dont Cybèle et Thétis, qui pourraient combler son arrachement prématuré au ventre maternel. Il tentera de combler par l’ivresse et par la cruauté cette douleur et cet arrachement originaires. C’est le héros d’une renaissance permanente, en quête d’une identité et d’une forme stables. Nous sommes en présence d’un deuil impossible ou très difficile à accomplir, type de deuil qui suscite selon Winnicott une défense maniaque7. C’est un héros qui oscille entre le sauvage (une naissance sauvage) et le cultivé, à l’instar de tout patient addicté. C’est la part cruelle et érotique étayée sur la sagesse de la terre cultivée et autoconservatrice représentée par Déméter. Selon Iscarios, le breuvage extrait de la grappe est né lorsqu’un jour « une goutte de sang des dieux plut sur terre »8. Dionysos se métamorphosa beaucoup en prenant des formes animales et se déplaça de la Grèce vers la Thrace et vers l’Inde, du désert vers la mer. Il finira par demander à Hadès de libérer sa mère, pour rendre la vie à l’ombre qu’était devenue Sémélée. Entouré de bacchantes, il possède le don de déclencher un délire mystique chez les femmes qui, transformées en vaches, dévorent leur enfant au sein. Et si cette manie dionysiaque, et pourquoi pas l’état maniaque lui-même, était l’un des éléments essentiels caractérisant les addictions en général ? On le sait, le terme d’addiction à travers son étymologie latine, provient du participe du verbe « addicere », « addictus », qui signifie « esclave pour dette ». Or il s’agit dans le cas de Dionysos d’une dette corporelle bien particulière : sa mère ne l’a pas porté jusqu’à son terme. L’enfant devient ainsi l’esclave d’un traumatisme précocissime qui engendre à la fois son addiction à la 6. P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1969, p. 418. 7. D.W. Winnicott, « La défense maniaque » in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, PBP, pp. 15-32. 8. M. Detienne, op.cit., p. 54.

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quantité et à l’informe. La première addiction est issue de l’écart entre une nutrition fœtale intra-utérine ininterrompue et la nutrition au sein « externe » de la mère, dont les rythmes diffèrent de ceux de l’enfant et se réalisent entre deux corps distincts. La seconde trahit sa fixation à l’état de prématuration (qui soit dit en passant, caractérise l’espèce humaine par rapport aux autres espèces animales9). Ce dieu, le plus proche des mortels et même des esclaves, fut à la fois le dieu de la vigne et de l’inspiration créatrice. Un paradoxe d’abord : cet esclavage qui se manifeste sous la forme d’une possession-excitation maniaque apparaît en même temps comme la quête d’une liberté effrénée, qui ne connaît aucune limite, aucune entrave, aucun obstacle. Car cet esclave veut à la fois réoccuper sans partage l’enceinte primordiale d’où il a été expulsé trop tôt et en même temps fuir cette prison infernale. Le monde externe infini, cet infiniment grand, devient le reflet de cet infiniment petit, de la coquille et de l’œuf primordial. A travers sa déambulation sans répit, Dionysos recherche un nouvel enracinement possible. L’ivresse trahit la nostalgie d’une possession sans partage et la destruction simultanée de cette possession. Cette possession présente donc à la fois une facette négative et une facette positive : on peut mourir empoisonné, étouffé, mais aussi retrouver un état de confusion extatique. Cette ivresse ne se rattache à aucune substance précise : ni à l’aliment, ni au tabac, ni aux stupéfiants ni même à l’alcool ; elle peut se rattacher à une sensation, à un mouvement, et pourquoi pas à un état de manque (n’a-t-on pas parlé de l’« orgasme de la faim » ?10). C’est une ivresse sans drogue, une ivresse maniaque, une quête effrénée de l’inconnu, de nouveaux objets et de nouveaux horizons, une tendance à fuir la répétition de l’identique (selon la belle formule de Michel de M’Uzan), qui selon moi se fonde sur cet état de confusion corporelle et psychique entre la mère et le fœtus. L’étayage de la sexualité sur l’autoconservation commencerait-il avant le « traumatisme de la naissance » ? Dans ma clinique avec des patients addictés – boulimiques, anorexiques, alcooliques, tabagiques – j’ai rencontré avec une fréquence importante le fantasme nostalgique impérieux de retour dans le sein maternel, mais aussi – intimement relié à lui – le fantasme d’une double naissance. Le père « doit » porter, conserver, couver un enfant 9. Fait sur lequel Freud et G. Roheim ont insisté fortement pour tenter d’expliquer la détresse originaire du nourrisson. 10. Voir E. Kestemberg, J. Kestemberg, S. Decobert, La faim et le corps, Paris, PUF, 1972.

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prématurément expulsé du sein maternel. Vu sous l’angle d’un fantasme inconscient masculin, cet accouchement prématuré trahirait-il (comme c’est le cas pour certains pères de patientes anorexiques) l’envie de grossesse et de pouvoirs germinatifs ? Etat de félicité qui est refusé à l’homme ? Enfin il faut fermement le souligner : cette prématuration n’est pas nécessairement une réalité biologique. Elle est aussi, et peut-être surtout, un fait psychique : la mère ressent la naissance de son enfant comme un événement prématuré et identifie l’enfant né à un embryon qui doit être porté par elle-même ou par le père. La naissance est ressentie comme un arrachement prématuré. La recherche d’un analgésique qui tend à combler la douleur d’un arrachement avant que l’individu ne prenne forme, l’obsession perpétuelle de naître une seconde fois à travers une greffe paternelle, la difficulté d’imaginer l’acte amoureux autrement que comme la consumation du corps de l’autre sur le bûcher des foudres allumées, cette quête d’une substance analgésique se rencontre aussi d’une façon constante dans la clinique des patients addictés. Parmi les univers romanesques et philosophiques qui ont suscité l’intérêt de Freud et l’ont certainement influencé, celui de Dostoïevski et de Nietzsche occupent une place prépondérante. Et Dionysos est une figure centrale commune à ces deux univers. Chez Dostoïevski, il est présent dans son dernier grand roman Les Frères Karamazov, sorte de testament de l’ensemble de son œuvre. Le drame le plus profond de ce roman, on l’a remarqué à plusieurs reprises, est l’infanticide. L’enfant le plus « informe » arraché aux entrailles de sa mère, c’est Smerdiakov, le bâtard épileptique. C’est lui qui est arraché prématurément du sein de sa mère et tend à se nourrir de la cuisse de son père charnel qu’il finit par tuer (comme Dionysos va tuer Lycurgue qui, selon moi, est une figure substitutive et contrasté de Zeus, son géniteur). Mais c’est Dimitri Karamazov qui vit une véritable orgie dionysiaque avec Grouchenka (sorte d’image qui ressuscite sa mère morte tuée symboliquement par son père) à travers la rivalité qu’il entame avec son père puisqu’ils courtisent tous deux la même femme. L’infanticide potentiel nourrit le parricide dans Œdipe Roi comme dans Les Frères Karamazov, mais c’est dans Crime et châtiment, roman qui confronte le héros tragique criminel à la folie féminine, que le héros criminel en quête d’une identité stable tue « par hasard » la demi-sœur de la fameuse usurière, qui elle est enceinte11. 11. Voir mon livre Figures du crime chez Dostoïevski, Paris, PUF, 1990, p. 28.

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Quant à Nietzsche, on le sait, il oppose dans La naissance de la tragédie la dimension apollinienne de l’art grec, qui s’exprime selon lui dans la statuaire et se caractérise par le goût pour l’harmonie, l’équilibre et la luminosité, à la dimension dionysiaque de la tragédie grecque caractérisée par la violence, la démesure, la dépersonnalisation, l’inconscience, l’émotion musicale, l’ivresse narcotique12 et l’expression tragique et musicale. La beauté équilibrée d’Apollon apparaît comme une défense contre la folie démesurée, ténébreuse voire monstrueuse de Dionysos. Le voile de beauté et d’équilibre du premier cache la volupté, la cruauté et la barbarie du second. Comme Dionysos, l’artiste possède une affinité avec l’informe. Il naît en effet deux fois : une fois biologiquement et une fois artistiquement. Pour lui, la bonne forme originaire est introuvable : il est donc condamné à créer de nouvelles formes substitutives à l’infini. Il cherche à recréer l’orgasme de sa naissance artificielle et contrenature à travers la cuisse de Jupiter et évoque en même temps sa naissance biologique déchirante. Il est né à la fois d’une femme et d’un homme d’où sa bisexualité et son identification précoce avec un accouchement masculin contre-nature. Une douleur infinie l’habite, une douleur plus grande que celle d’Œdipe qui garde une blessure circonscrite dans une partie précise de son corps. Dionysos, lui, s’identifie avec l’image d’une mère foudroyée, déchiquetée, qui l’a mis trop tôt au monde et qui l’a laissé confronté à un vide, à un trou ou à une image de folie à peine représentable. C’est cette douleur originaire qu’il essaye d’exorciser à travers son ivresse et l’anesthésie qu’elle lui procure. Peut-on être esclave de la quantité sans l’espoir d’une contrepartie jouissive ? Une théorie psychanalytique comme celle de Joyce McDougall met l’accent sur le fait que l’économie psychique de l’addiction se caractérise par la recherche du plaisir ; la dépendance implique toujours un mélange de douleur et de plaisir13. Cette théorie et celle de M. de M’Uzan sont complémentaires, mais lui insiste davantage sur la présence, dans l’addiction, du besoin impérieux de combler un manque, un vide ; il insiste également sur le sentiment d’une défaillance d’être absolument cruciale qu’il relie finalement à « une dette économique

12. Voir F. Nietszche, La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1949, pp. 21-26. 13. Voir J. McDougall, « L’économie psychique de l’addiction » in Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, (sous la direction de V. Marinov), Paris, PUF, 2001.

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d’un tonus identitaire de base défaillant »14. Pour moi, ce tonus identitaire de base défaillant est relié à cet état de prématuration et à l’attente d’une seconde naissance. On pourrait, la clinique nous y autorise, réaliser une sorte de généalogie de divers types d’addictions dans leur rapport avec un état d’ivresse ainsi qu’avec la capacité de maintenir une certaine confrontation avec la sensation de vide, d’absence, de manque et d’inconnu. Tout esclave de la quantité est nourri par une confusion entre une sexualité infantile insatiable et une sexualité adulte entravée, mais il est également vrai que le « prématuré » tend à régresser vers un état qui se place en-deça de la sexualité infantile et du développement des zones érogènes, au niveau d’une confusion identitaire, corporelle, moïque et digestive. Je pense néanmoins, et avec cela je tente de répondre à la question que je me posais plus haut, que l’étayage de la sexualité sur l’auto-conservation commence avant le traumatisme de la naissance et ce, à travers les fantasmes sexuels maternels autour de la grossesse et de l’enfant à venir. Il s’agit de l’une des séductions des plus violentes et intromissives (au sens que lui donne J. Laplache) dans la mesure où elle s’exerce sur un être totalement inachevé et dépendant du point de vue auto-conservatif. De la même façon, cette greffe vitale dans la cuisse du Jupiter subie par le prématuré Dionysos, apparaît comme le viol précocissime et contre-nature d’un organisme menacé dans sa survie vitale par une toute-puissance sexuelle adulte.

Giacometti « Si je savais faire (mais je ne suis pas sûr de le vouloir), si je savais faire une sculpture, une peinture comme je veux (mais je suis incapable de dire ce que je veux), si je savais faire, elles seraient faites depuis longtemps (oh je vois un tableau merveilleux mais il n’est pas de moi, il est de personne. Je ne vois pas des sculptures je vois le noir). […] Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir ; dans la nuit ?). Les jours passent et je m’illusionne d’attraper d’arrêter ce qui fuit, je cours, je cours sur place sans m’arrêter. Quoi ajouter ? Je ne sais plus rien dire mais je sais rire (ce n’est pas vrai) ni danser. Manie, manie manie maniaque qui manie ma manie qui maniaque me manie dans la vie 14. Voir M. de M’Uzan, Aux confins de l’identité psychique, Paris, Gallimard, 2005, pp. 132-141.

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qui, qui, qui, quoi ? Je ne sais pas ri ra ro roue, rat rit li cant ti ti ti les cloches trou qui, trou qui, trou qui troue, qui troue non pas latrines soporifiques (la sculpture ce n’est pas de la merde, ni l’avancée dans un trou, le trou d’un cul, comme dans le symptôme de l’homme aux rats). Danse »15. Ce texte de Giacometti définit assez bien l’ivresse maniaque qui nourrit secrètement l’inspiration artistique. C’est un texte complémentaire du fameux Objet invisible ou Mains tenant le vide (1934). Au niveau de cette œuvre l’accent est mis non pas sur une sensation maniaque plus ou moins défensive, mais sur un état de sidération issue de la confrontation avec l’image d’une femme folle, montreuse, confrontée au vide et à la douleur indicible qui s’y rattache. Emettons l’hypothèse suivante : l’artiste s’identifie avec la folie potentielle d’une mère infanticide, d’une mère toujours en deuil, toujours en noir (une mère qui manie sa manie), une mère à qui l’on a arraché prématurément l’enfant des bras ou des entrailles. Pensons aux fameuses cages de Giacometti qui renvoient, me semble-t-il, à une angoisse encore plus profonde que celle exprimée par l’objet invisible : celle de l’étouffement prématuré d’un fruit dans le ventre, d’une gestation qui n’est pas arrivée à son terme, d’une confusion entre le danger de mort de la mère et de l’enfant qui faisaient encore corps commun16. Et si ces femmes « folles », distantes, absentes, extra-terrestres, immobiles, minces, maigres, longilignes, « anorexiques » si inquiétantes de Giacometti (et qui deviennent cohorte dans son œuvre) étaient à la fois des prostituées et des femmes infanticides, des femmes araignées, des femmes avorteuses ?17 L’artiste, lui, a continuellement l’angoisse d’avorter et de ne pas réussir à donner une forme achevée à ses œuvres. Je laisse dans cet exposé la question du tabagisme de Giacometti, son cancer de l’estomac, sa mort précoce à cause d’un emphysème pulmonaire advenu 15. A. Giacometti, Ecrits, Paris, Hermann, 1992, p. 65. 16. Citons d’autres textes qui suggèrent que l’acte créateur est identifié à une sorte de grossesse réparatrice de l’homme par rapport à celle vécue par sa mère : « Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j’ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir […] pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort pour être le plus libre possible » (« Ma réalité », op. cit., p. 77) et à un autre endroit « femme mange fils, fils suce femme, homme pénètre femme, femme absorbe homme sur le même plan » ( Ibid., p. 134). 17. Pour l’analyse de l’identification de l’artiste avec une mère infanticide, voir V. Marinov, « Sur des marches d’escaliers inconnus… » in L’inconnu, dialogue avec Guy Rosolato, Paris, PUF, 2009, pp. 138-163.

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sur le fond d’une fragilité pulmonaire tabagique. Je remarquerai seulement que le fantasme dionysiaque de naître deux fois à travers une sorte de greffe masculine est présent dans son œuvre. Je pense à son identification précoce avec le travail d’artiste de son père et aussi à sa collaboration avec son frère – sorte de double auto-conservateur de l’artiste – qui pendant quarante ans, a fabriqué les armatures de ses statues. Mais il y a là deux autres peurs essentielles qui nourrissent à la fois l’univers de Giacometti et l’univers dionysiaque : la peur de chavirer (l’être en état d’ivresse perd son équilibre) et la peur de s’effondrer. Giacometti, comme Dionysos, vit dans l’éphémère, dans le nomadisme. Ni l’un ni l’autre ne sont des bâtisseurs de cités comme Apollon ; ils craignent que leurs constructions ne s’effondrent, ils déambulent sans fin à la rencontre de terres et de visages nouveaux, inconnus. La crainte de chavirer est aussi la crainte permanente d’un fiasco sexuel chez Giacometti d’où le besoin, selon ses propres aveux, de fréquenter des prostituées. On retrouve enfin chez Giacometti l’idée d’une équivalence entre le plaisir du sadique et du criminel et la jouissance de l’artiste. Je pense à la femme égorgée, aux têtes sur tige, à la passion d’Alberto pour les squelettes, et surtout à ses remarques sur la sculpture de Jacques Callot dans lesquelles il fait de la cruauté chez l’enfant, de son plaisir de mutiler et de détruire, le primum movens de la pulsion créatrice de l’artiste. Brûler, pénétrer, égorger, parfois lentement. Ces obsessions sont des inhibitions quant au but d’actes pervers et/ou criminels. La manie serait-elle inextricablement liée au rythme de décharge de la pulsion qui s’accélère justement dans les mouvements corporels précédant la jouissance orgastique : la crise hystérique ne mime-t-elle pas, selon Freud, le coït ; ne représente-t-elle pas son ersatz18 ? Regardons le mouvement frénétique des mains de Giacometti filmé pendant son travail. Ce mouvement qui s’accélère, qui palpe sans arrêt et se crispe une seconde autour du cou du personnage représenté comme pour ajourner indéfiniment un geste qui dévoilerait brusquement la transformation de la matière vivante en matière morte, de l’humain en cadavre. L’espoir du geste créateur se déplace du ventre obscur, noir et froid, vers le creux des mains avançant dans le vide. Sorte de valse de l’artiste avec le dernier saut dans le vide, recherche d’un orgasme de la mort, brutal, définitif, non sans rapport avec ce premier geste de l’artiste ayant barbouillé de ses excréments, à l’âge de deux ans, les toiles de son père. 18. Voir S. Freud, « Considérations générales sur l’attaque hystérique » in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 165. Freud affirme « l’attaque convulsive hystérique est un équivalent du coït ».

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Brel Giacometti n’était pas un bon danseur, Brel si. Au rythme fiévreux des mains de l’artiste qui palpe la matière fait écho la valse à mille temps du chanteur. Ses jambes en perpétuel mouvement ont valu à Brel, lorsqu’il était enfant le surnom de « La Bougeotte ». Quelques mots de Brel en rapport avec notre sujet : « Tout le malheur vient de l’immobilité. Toujours »19 et aussi « J’aime la folie. Elle est mon mot d’ordre : soyez fou, encore plus fou, toujours plus fou… »20. « Je suis un remède, un cachet d’aspirine, contre le mal de vivre. »21 « Moi, je serais plutôt du genre joyeux, même si j’en n’ai pas la figure, même si je suis désespéré. »22 « Je suis un coureur cycliste qui chante. »23 « J’ai chanté 17 ou 18 ans. Je suis allé vomir avant chaque tour de chant. De peur24. » L’ivresse c’est peut-être d’abord cela : l’accélération du rythme de la décharge pulsionnelle, le pressentiment de la décharge orgastique : orgasme de l’amour et de la mort confondus. Le rythme ascendant de l’inspiration artistique suit le rythme de l’excitation amoureuse. L’ivresse est présente partout dans les chansons de Brel : dans l’Ivrogne, dans Ça sent la bière de Londres à Berlin, dans Amsterdam, etc. Elle est stimulée aussi par la quête et le désir de retrouver, en aveugle, un objet absent. C’est la fameuse Madeleine. Les mains de l’ivrogne de Brel qui tient son verre translucide sont proches des mains tenant le vide de Giacometti. Le déni de la douleur est manifestement exprimé – « Non je ne pleure pas, je chante et je suis gai », mais aussi l’annulation d’autres sentiments (je serai sans colère, je serai sans rancune, je serai sans mémoire) et aussi cette incertitude identitaire – suscitée par l’état d’abandon et d’ivresse (« Mais j’ai mal d’être moi »). Enfin le leitmotiv qui consiste à remplir le verre vide (« Ami remplit mon verre. »). Il y a un autre aspect qui, dans l’art de Brel, rappelle la manie dionysiaque : sa façon de se confondre et de mettre le public en état de transe, le fait qu’il se sente, comme je viens de le dire, plus proche de la salle que de la scène, le caractère orgiaque démesuré, indistinct de l’amour entre l’artiste et la salle, ainsi que son caractère qu’on pourrait 19. J. Perciot, Jacques Brel… sur parole, Paris, Ed. D. Carpentier, 2002, p. 49. 20. Ibid., p. 40. 21. Ibid., p. 19. 22. Ibid. 23. Ibid., p. 26. 24. Ibid., p. 27.

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appeler sacrificiel (l’artiste est finalement bouffé par la salle) : « Quand une salle entière respire à votre rythme et fait silence avec vous, c’est comme si l’on faisait l’amour avec deux milles personnes. »25 Et aussi : « J’ai envie de risquer mon corps parce que là je sais où j’en suis »26 ; « Il faut qu’au-dessus de cette chanson, se mêle un corps, une chair qui doit éclater pratiquement jusqu’à tomber. Si l’acte d’amour n’est pas suivi par un énorme épuisement c’est qu’il a n’y a pas eu acte d’amour. Et un tour de chant s’il n’est pas suivi par un énorme épuisement, c’est qu’on fait admirablement son métier, mais c’est sûrement qu’on ne les aime pas. J’ai un peu l’impression que je suis plus près de la salle que de la scène »27. L’art a quelque chose d’un amour orgiaque et indifférencié d’où cette parole de Brel sur les putains qui aurait pu appartenir aussi à Giacometti : « De toutes façons elles sont aussi artistes que nous et nous sommes aussi putains qu’elles »28. Face à cette peur et à cet attrait d’y laisser sa peau, d’être bouffé par l’hydre à deux milles têtes de la salle, Brel, on le sait, va choisir un répit avant le spasme de la mort : il va se retirer sur une île, « une île au large de l’espoir/Où les hommes n’auraient pas peur/Et douce et calme comme un miroir/Une île au large de l’amour/Posée sur l’autel de la mer… ». Que dire si ce n’est la nostalgie d’un avant de naître tout simplement. Que dire si ce n’est l’angoisse d’un être venu au monde qui d’emblée ne s’est pas senti beau aux yeux de sa mère, ou pire encore, a été confondu avec un jumeau imaginaire non advenu au monde (et plus précisément une jumelle, morte sept avant sa naissance et celle de son frère jumeau, Pierre). On sait que la mère de Jacques Brel a appelé pendant un temps son fils Nelly, du prénom de cette jumelle décédée. Et si cette formule déchirante de la chanson « Ne me quitte pas » : « Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre/L’ombre de ta main/L’ombre de ton chien » faisait allusion à cette Nelly, qui ne s’est incarnée ni pour lui, ni pour sa mère ; c’est l’ombre d’une enfant non advenue, informe, féminine, que sa mère a projetée sur lui. Autant devenir un animal, une peluche fidèle, et sans risque d’abandon. Cette mère foudroyée par la mort de cette enfant peut-elle être mise en parallèle avec l’amour foudroyant de Zeus pour Sémélé, qui met en danger la vie de la mère et de l’enfant en même temps : « Il est, paraît-il, des terres brûlées, Donnant plus de blé, Qu’un 25. Ibid., p. 67. 26. Ibid., p. 71. 27. Ibid., p. 74. 28. Ibid.

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meilleur avril, Et quand vient le soir, Pour qu’un ciel flamboie, Le rouge et le noir ne s’épousent-ils pas ? » L’artiste se consume donc sur le bûcher d’un amour qui ne lui permet pas de tenir debout, d’arriver à une forme stable, d’échapper à la crainte de n’être qu’un suivant (voir la chanson « Au suivant »29). Un identique, dirait M. de M’Uzan. Il s’identifie à une mère qui avorte, qui est foudroyée par un amour brûlant. L’ivresse, le flot d’urine qu’elle suscite, est une façon de contenir ce chagrin immense face à un abandon permanent, car dès avant sa naissance, sa mère l’a imaginé comme un autre. Le flot d’urine gigantesque de Dionysos-Brel remplissant le gouffre d’un chagrin sans fond est bien différent du jet d’urine maîtrisé de Prométhée dont nous parle Freud dans son texte « Sur la prise de possession du feu »30. Je m’arrêterai sur l’image gargantuesque et breugelienne de ce flot d’urine cosmique versé par des colosses gigantesques comme une métaphore de l’ivresse dionysiaque, qui vient palier la douleur de l’infidélité : « Dans le port d’Amsterdam Y a des marins qui boivent Et qui boivent et reboivent Et qui reboivent encore Ils boivent à la santé Des putains d’Amsterdam De Hambourg ou d’ailleurs Enfin ils boivent aux dames Qui leur donnent leur joli corps Qui leur donne leur vertu Pour une pièce en or Et quand ils ont bien bu Se plante le nez au ciel Se mouchent dans les étoiles Et ils pissent comme je pleure Sur les femmes infidèles »

29. Etonnamment, pour échapper à la condition de suivant, Brel fantasme qu’« un jour je me ferai cul-de-jatte ou bonne sœur ou pendu/Enfin un de ces machins où je ne serai jamais plus/Le suivant, le suivant ». 30. « Sur la prise de possession du feu » in S. Freud, Œuvres Complètes, t. XIX, Paris, PUF, 1995, pp. 29-39.

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S. TISSERON

Et si Haddock avait connu les jeux vidéo ? Hergé souffrait d’une blessure d’enfance grave, et il manifestait par ailleurs deux comportements addictifs : l’un à l’alcool et l’autre au travail. Autrement dit, il était à la fois « alcoolique » et « workoolique ». Commençons par la première de ces deux addictions. Hergé l’a clairement mise en scène à travers le capitaine Haddock, dont il a souvent dit qu’il était le personnage qui le représentait le mieux. Le capitaine Haddock ne peut pas s’empêcher de boire, même lorsqu’il ne le faudrait pas. Au début, son alcoolisme est même dangereux : dans Le Crabe aux pinces d’or, il tente par deux fois d’assassiner Tintin sous l’emprise de la boisson. Et pourtant, c’est peu dire que Hergé aimait Haddock. Il lui a même fait un cadeau à la hauteur de son affection : une marque de whisky spécialement conçue pour lui et qu’on ne peut boire nulle part ailleurs que dans les Aventures de Tintin : le fameux Loc Lomon. Du côté de l’addiction au travail, les choses sont tout aussi clairement posées par Hergé. Il s’est amusé à se dessiner lui-même enchaîné à sa table à dessins comme un forçat à son boulet, et a résumer sa vie sous l’expression « 50 ans de travaux fort gais » pour désigner la période la plus prolifique de sa vie – avec évidemment une allusion à la condamnation à « 50 ans de travaux forcés ». Enfin, il a parlé de sa découverte très tardive de la vie. C’est en effet après soixante ans qu’il a découvert, selon ses propres termes, « le bonheur de ne rien faire et de flâner ».1 Mais Hergé ne s’est pas contenté de juxtaposer ces deux addictions, comme beaucoup de travailleurs, intellectuels ou pas. Sa capacité créatrice lui a permis d’utiliser l’une pour donner du sens à l’autre. Afin de le comprendre, revenons sur la blessure d’enfance de Hergé.

Une blessure familiale Cette blessure n’était en fait pas la sienne à l’origine, mais celle de son père. Celui-ci est en effet né de géniteur inconnu et a porté le 1. N. Sadoul, Entretiens avec Hergé, cité dans mon ouvrage Tintin chez le psychanalyste, (1985), Paris, Aubier.

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patronyme de sa mère jusqu’à 11 ans, âge auquel le mariage de celle-ci avec un ouvrier du nom de Remi lui a donné son patronyme. Mais le mariage était blanc, et là encore, le père n’a fait que « passer ». Privé de nom par son géniteur inconnu, le père de Hergé a été privé aussi d’affection par l’homme qui lui a donné son nom. Là où les choses se compliquent, c’est que ce grand-père énigmatique était présenté dans la mythologie familiale de deux façons diamétralement opposées. Parfois, il était évoqué comme quelqu’un de très important dont on ne pouvait même pas dire le nom. Et d’autres fois, il était présenté comme « quelqu’un sans importance », dont l’identité ne valait même pas la peine d’être précisée. Hergé a donc grandi entre un père constamment dépressif et une mère qui ne l’était pas moins, sinon elle n’aurait jamais choisi un tel mari ! Il a dit combien ce milieu avait été peu stimulant pour lui, et il a probablement trouvé plus tard dans l’alcool – et dans le travail – l’occasion de remonter un tonus mental que son environnement précoce avait fort peu stimulé. Mais Hergé a en outre grandi au contact d’un père marqué par une blessure bien particulière puisqu’il s’agissait d’une blessure de honte. Cet homme qui a porté le nom de sa mère pendant onze ans, dans la Belgique très catholique de la fin du XIXe siècle, a été à coup sûr stigmatisé comme bâtard, sans compter les sobriquets et les insultes dont il a dû entendre qualifier sa mère. On peut imaginer que cette honte n’a jamais vraiment été dépassée chez ce père qui, d’après les dires de Hergé, parlait très peu. Autrement dit, Hergé s’est probablement trouvé dans la situation d’intérioriser une figure parentale marquée par la honte. Or cette conjoncture2 est potentiellement génératrice de conduites toxicomaniaques, qui font alterner des comportements réprouvés et des lamentations sur la honte de s’y abandonner. Deux façons pour un tel fils de s’identifier, par des voies originales, à la figure d’un père honteux. En outre, la figure du père honteux pourrait bien rendre compte aussi de l’un des traits de caractère dominant de Hergé : sa recherche de la perfection, ou, si on préfère, le culte de l’idéal, largement illustré dans le personnage de Tintin dont il a dit : « C’est moi quand je cherche à être parfait ». Et c’était souvent, si on en croit ses confidences. En fait, Hergé était un maniaque de la perfection, à tel point qu’on peut dire qu’il se « droguait » à trois choses : le travail, l’alcool et l’idéal. Son

2. Que j’ai étudié dans mon ouvrage La Honte (1992). Paris, Dunod, à propos du roman Le sous-sol de Dostoïevski.

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œuvre témoigne d’ailleurs largement de ce souci dans le soin apporté au dessin et la quête de la « ligne claire ».

Hergé, une crypte et un fantôme Si nous voulons aller plus loin, nous pouvons dire que Hergé souffrait de ce que les psychanalystes N. Abraham et M. Torok ont appelé un « fantôme »3. Pour le comprendre, retraçons la généalogie de son symptôme. Tout d’abord, sa grand-mère paternelle, qui était simple servante dans un château, était porteuse d’une crypte, c’est-à-dire d’un secret douloureux et indicible. Vraisemblablement enceinte d’un noble de la maison – voire du Roi des Belges de l’époque, Léopold II, dont les amours ancillaires sont aujourd’hui bien connues – , elle avait probablement promis de garder le secret contre la prise en charge – par sa patronne la baronne de Dudzeele – de l’éducation des deux jumeaux nés de cette relation, le père et l’oncle de Hergé. A la génération suivante, ses deux enfants – dont le père de Hergé – étaient porteurs d’un « fantôme » qu’on peut définir comme conséquence d’une crypte sur la génération suivante, par « l’effet du secret indicible d’un autre ». Le père de Hergé était aussi probablement porteur d’une crypte, liée aux humiliations qu’il avait lui-même subies. Enfin, à la troisième génération, Hergé était porteur d’un « fantôme de fantôme » par rapport à la crypte de sa grand-mère, et aussi probablement d’un « fantôme » par rapport à la crypte de son père. Le problème d’un fantôme – ou d’un fantôme de fantôme – est que son porteur souffre sans savoir pourquoi. Le symptôme est dénué de tout sens, puisque c’est un symptôme fabriqué par empathie avec un parent en souffrance. Les choses auraient donc pu en rester là, et Hergé être à la fois un alcoolique et un workoolique. Mais il était créateur. Vers la résolution de secret familial

C’est pendant la guerre – à un moment où la question des origines était centrale avec le programme nazi d’extermination des Juifs – que Hergé décide de lancer Haddock – qui le représente – à la recherche de sa généalogie. Il le fait dans deux albums, Le Secret de La Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge. Sous l’emprise de l’alcool, le capitaine 3. Voir mon ouvrage Tintin chez le psychanalyste, op. cit.

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Haddock retrouve en effet les gestes et les jurons de son ancêtre le Chevalier de Hadoque. Et peu à peu, un ensemble de fils se tissent qui donnent ce Chevalier pour un fils bâtard du Roi Louis XIV. Un bâtard, c’est-à-dire un fils non reconnu officiellement, mais pourtant reconnu comme « cher et aimé » dans le parchemin de la donation du château de Moulinsart retrouvé par Tintin et déchiffré par Tournesol. Bref, un bâtard reconnu de cœur, à défaut d’être reconnu de nom. C’est ainsi que Hergé, dans son œuvre, opère la réconciliation générationnelle qui a plombé son histoire…4 Haddock en est métamorphosé, et Hergé aussi. Le premier n’est plus la « loque humaine » du Crabe aux pinces d’or – selon l’expression même de Hergé – mais « ce cher vieux capitaine ». Il n’a rien perdu de ses enthousiasmes, mais ses colères tombent de plus en plus justes, comme le montrent celles qui l’enflamment contre les négriers de Coke en Stock ou les dictatures d’Amérique latine dans Tintin et les Picaros. Hergé suit la même évolution. C’est lui qui nous le dit. Il va mieux et commence à profiter de la vie. Mais Haddock ne cesse pas pour autant de boire et reste alcoolique. Et c’est là que je vais tenter de répondre à la question. Et si Haddock, au lieu de boire du whisky, avait connu les jeux vidéo ? Buveur ou joueur ?

Reprenons les choses par le début. Lorsque Tintin rencontre Haddock, c’est sur le navire5 dont il est en principe le capitaine, mais qu’il ne dirige plus depuis longtemps puisqu’il a confié cette responsabilité à son second, Alan. Et lorsque Tintin essaie de le dissuader de boire en évoquant sa mère, Haddock fait une violente crise de larmes en répétant : « Maman, maman… ». Le buveur excessif et le joueur excessif ont en effet bien souvent un point commun. Ils souffrent tous deux d’un état dépressif associé à un défaut d’estime d’eux-mêmes, et ils ont bien souvent un tonus psychique de base défaillant qu’ils tentent de compenser par leurs pratiques addictives. On imagine facilement le capitaine Haddock cherchant à oublier ses malheurs en jouant jour et nuit à World of Warcraft dans la cabine de son cargo dont il a abandonné la direction à son second.

4. Voir Tisseron, S., Tintin et le Secret de Hergé (1997). Paris : Hors Collection. 5. Le Karaboudjan dans Le Crabe aux pinces d’or.

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Il existe pourtant deux différences importantes entre un alcoolique et un joueur de jeu vidéo excessif. La première, c’est Tournesol qui nous l’indique. Dans Tintin et les Picaros, il introduit dans la nourriture du capitaine une substance qui lui rend l’alcool insupportable. C’est que l’alcool est une substance toxique et qu’un autre toxique (ou si on préfère une autre drogue) peut s’opposer à ses effets physiologiques. Rien de semblable dans le cas des jeux vidéo. Il n’existe aucun médicament qui puisse en dégoûter. Autrement dit, il n’existe pas de dépendance physique chez le joueur excessif, et c’est une différence importante. Elle justifie à mon avis qu’on parle, à propos du jeu excessif, de compulsion plutôt que d’addiction. Mais il existe une autre différence entre l’alcool et les jeux vidéo. Ceux-ci peuvent être utilisés comme un espace de construction du sens. Deux façons de jouer

Il existe deux façons de jouer aux jeux vidéo qui correspondent à deux formes d’interaction possibles : les interactions sensori-motrices et les interactions narratives. Les interactions sensori-motrices

Dans ce type d’interaction, le joueur est essentiellement occupé à surveiller l’apparition de certains objets sur son écran afin de les faire disparaître, de s’en emparer ou de les classer. Les sensations extrêmes sont au premier plan et les réponses motrices stéréotypées. Les émotions mises en jeu font une grande place au stress : il s’agit d’émotions primaires et pures comme l’angoisse, la peur, la colère, le dégoût. Les angoisses mises en jeu sont archaïques (morcellement, désintégration…). A l’inverse, la préoccupation narrative est peu présente. La violence y est surtout narcissique dans la mesure où le but est d’abattre le plus grand nombre possible de créatures interchangeables. Cette manière de jouer évoque une situation de « stimulus-réponse » proche de celle des jeux de hasard et d’argent. Elle devient facilement compulsive. Mais elle n’est que l’une des deux façons de jouer. Les interactions narratives

Dans cette seconde façon de jouer, les sensations jouent un rôle moins important et la réponse motrice est moins impérieuse : le joueur réfléchit avant d’agir. Les émotions mises en jeu sont complexes dans la mesure où le jeu encourage l’identification et l’empathie : le joueur 153

est invité à « avoir des sentiments pour » et « des sentiments avec ». Les angoisses mises en jeu peuvent être qualifiée d’oedipiennes dans la mesure où elles engagent une rivalité (il s’agit d’abattre un ennemi puissant pour prendre sa place) et une initiation. La préoccupation narrative est centrale. Et le jeu narratif est à la fois historicisant et œdipianisant. Quand le joueur oublie pourquoi il joue

Plus les interactions sensori-motrices sont privilégiées par le joueur ou par le jeu, et plus il existe un risque de dépendance. Car le joueur risque d’oublier non seulement ce qu’il voulait d’abord oublier – comme une déception sentimentale – mais aussi tout le reste ! Au contraire, plus les interactions émotionnelles et narratives sont privilégiées par le joueur ou par le jeu6, et moins ce risque est grand. La pratique du jeu vidéo a deux pôles : la pratique compulsive et la mise en sens. Il ne faut en oublier aucun des deux. Risque compulsif (jeu sensori-moteur)

Jeu vidéo

Construction identitaire (le jeu comme espace potentiel narratif )

Du jeu compulsif au jeu narratif

Si Haddock avait été accro aux jeux vidéo, je fais donc l’hypothèse que sa façon de jouer aurait évoluée au fil des albums et qu’il aurait joué peu à peu de manière moins compulsive et plus historicisante et narrative. Et j’imagine qu’il serait d’abord parti à la rencontre de son passé dans ses jeux vidéo avant de s’y lancer en réalité, comme il le fait dans Le Secret de La Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge. Bref, au fur et à mesure de son évolution, il aurait non seulement joué moins, mais surtout autrement. Essayons alors d’imaginer à quels jeux et de quelle façon il aurait joué. Isolé dans la cabine de son cargo, il aurait d’abord joué de façon compulsive. L’abandon où il est de sa propre personne 6. Il s’agit de jeux comme Shadows of the Colossus, Silent Hill, Fable, Ico, Farenheit, etc.

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dissimule une souffrance narcissique grave. Pour tenter d’y échapper, le jeu compulsif est une bonne solution. Par ailleurs, Haddock est à ce moment-là dans un double cercle vicieux : angoisse et colère d’un côté, dégoût de lui-même et exaltation de sa toute-puissance de l’autre. Or ce sont justement ces émotions de base que le joueur compulsif est amené à vivre et revivre sans cesse dans ses jeux. Mais à quel jeu aurait-il joué ? Il n’y a aujourd’hui que l’embarras du choix, car, encore une fois, ce n’est pas le jeu qui fait le joueur, mais le joueur qui fait le jeu. Puis, dans Les Aventures de Tintin telles que Hergé les a imaginées, Haddock évolue. Tintin l’invite à partager ses enquêtes et lui propose des raisons de vivre. Haddock gagne en estime de lui-même et devient capable d’émotions beaucoup plus nuancées. Il se serait alors probablement orienté vers des jeux qui lui auraient permis d’aborder dans un univers ludique les questions qu’il se pose sur ses origines : « Qui était donc mon ancêtre le chevalier, capitaine de marine sous le règne du roi Louis XIV ? ». Il aurait pu jouer au jeu Pirates qui se déroule dans la mer des Caraïbes ou à des jeux historiques sur le règne du roi Louis XIV comme Complot à la Cour du Roi-Soleil. Il se serait ainsi rapproché de son histoire familiale à travers les espaces virtuels, avant que Tintin – que rien n’éloigne jamais de la réalité – ne l’invite à partir à la recherche de son ancêtre « pour de vrai ». Autrement dit, si Haddock avait joué aux jeux vidéo, le rôle de Tintin aurait été le même, mais il aurait emprunté une autre voie. Tintin aurait accompagné le capitaine du jeu compulsif vers le jeu émotionnel et narratif. Eh bien, cet accompagnement que Tintin aurait favorisé chez Haddock, c’est celui que nous devons faire, en tant que thérapeutes, pour rendre aux patients joueurs excessifs l’estime d’eux-mêmes et le sens de la réalité ! Comme Tintin le fait pour Haddock, il est important de dégager les joueurs excessifs du cercle vicieux dans lequel ils s’enferment, et, pour cela, faire évoluer leur façon de jouer afin de leur permettre de jouir d’émotions plus nuancées. Or cela passe souvent, chez le joueur de jeux vidéo comme chez Haddock, par une construction narrative où s’élabore une mythologie personnelle autant que familiale.

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H.-J. AUBIN

Approches cognitivo-comportementales des addictions Les modèles cognitivo-comportementaux des addictions reposent sur les principes de la psychologie de l’apprentissage, issus de l’expérimentation animale et humaine : conditionnement classique et opérant, théorie de l’apprentissage social. L’avènement de la « révolution cognitive » dans les années 1970 a permis de compléter les théories sur le développement et le traitement des conduites addictives. Dans la théorie du conditionnement classique, on considère que l’apprentissage a lieu en raison de la contiguïté d’événements environnementaux ; la personne a tendance à les associer lorsqu’ils se produisent dans un court laps de temps. Selon la théorie des conditionnements opérants, l’apprentissage résulte des conséquences d’une action du sujet et de ses effets sur l’environnement. La théorie de l’apprentissage social incorpore le modèle classique et le modèle opérant d’apprentissage ; selon cette théorie, il existe une interaction réciproque entre l’individu et son environnement. Les processus cognitifs sont considérés comme des facteurs importants dans la modulation et la réponse du sujet aux événements environnementaux. La cognition est définie comme le processus d’obtention, d’organisation, et d’utilisation de la connaissance intellectuelle. Les théories de l’apprentissage cognitif sont centrées sur le rôle de la compréhension. La personne exécute des opérations mentales et stocke du matériel d’informations dans sa mémoire, qui pourra être recherché et extrait quelque temps plus tard. La cognition implique une compréhension de la connexion entre la cause et l’effet, entre l’action et sa conséquence. Les stratégies cognitives sont les plans mentaux utilisés par un individu pour se comprendre lui-même et comprendre l’environnement. Le thérapeute va essentiellement analyser et tenter d’aider son patient à modifier ses attentes positives (consécutives à la prise de substance) et négatives (consécutives au sevrage ou à l’abstinence), son efficacité personnelle, et ses schémas dysfonctionnels. Pour Beck et coll. (1993), il y a sept types d’attente positive de la consommation de substances psychoactives : l’équilibre psychologique, le bon fonctionnement social 157

et intellectuel, le plaisir, la stimulation, le réconfort, la lutte contre l’ennui, l’anxiété, la tension ou l’humeur dépressive, et enfin l’idée que sans consommation, la souffrance ne peut que continuer indéfiniment, voire s’aggraver. Beck et coll. (1993) ont développé un modèle de maintien de la conduite addictive. La boucle cognitivo-comportementale est déclenchée par un stimulus, qui peut être interne ou externe (par exemple la tristesse). Ce stimulus active un schéma cognitif, fait d’attentes et de croyances (par exemple « On se sent moins triste avec un shoot »). Ce schéma dysfonctionnel met en œuvre des pensées automatiques (comme « Un shoot me fera du bien ») qui permettra le déclenchement de l’envie compulsive de consommer. Il faudra encore l’intervention de croyances permissives (« Juste un, ça ne me fera pas de mal ») pour que le comportement de recherche de la substance se mette en œuvre, et aboutisse enfin à la consommation. L’intensité de l’envie compulsive de consommer (urge, craving) est sous la triple influence de la balance décisionnelle (poids respectif des avantages et des inconvénients de consommer d’une part, d’être abstinent d’autre part), de l’efficacité personnelle, et enfin des croyances permissives et anti-permissives. Marlatt (1985) a exploré les mécanismes de la rechute auprès de nombreux patients dépendants de l’alcool, du tabac, de l’héroïne et du jeu, ainsi que chez des patients en restriction cognitive alimentaire. L’exploration de 311 épisodes de rechute lui a permis de décrire et de classer les situations à haut risque, ou déterminants : 1) La première catégorie correspond aux déterminants intra-personnels. Cette catégorie peut également inclure des événements liés à des interactions inter-personnelles distantes dans le passé. a) On y retrouve les émotions négatives, comme la frustration, la colère, les sentiments de culpabilité. Cela peut également être des sentiments de peur, d’anxiété, de tension, de dépression, de solitude, de tristesse, d’ennui, d’inquiétude, d’appréhension, de chagrin, de perte d’objet. Il peut s’agir enfin de réactions à des situations de stress (examen, promotion, prise de parole en public…), à des difficultés financières ou à d’autres événements de vie pénibles. b) Il peut s’agir également de difficultés en rapport à un mauvais état physique, qui peut être lié à des problèmes de consommation antérieure, tels que les syndromes de sevrage, ou être indépendant de la conduite addictive, comme des douleurs, une maladie, un traumatisme, la fatigue. 158

c) Un épisode de rechute peut également être associé à un état émotionnel positif. Dans ce cas, la substance est utilisée pour augmenter la sensation de plaisir, de joie, de liberté, de fête. La substance sera utilisée, non pas pour soulager, mais pour augmenter encore ses sensations positives. d) L’individu peut consommer pour tester sa capacité à contrôler sa consommation, ou pour simplement voir, juste une fois, l’effet de cette consommation censée être unique, ou enfin pour tester sa « volonté ». e) La consommation peut enfin répondre à des envies fortes de consommer (urge, craving), que ce soit en présence de stimuli (découvrir une bouteille cachée, passer devant un bar, devant un lieu de deal…), ou même parfois en l’absence de ces signaux déclencheurs. 2) La deuxième catégorie de situations à haut risque correspond aux déterminants interpersonnels. a) Il peut s’agir de conflits interpersonnels, dans le cadre du couple, d’une relation amicale, de la famille, ou du travail. Dans ce cas, le médiateur peut être une émotion de type frustration ou colère, ou alors l’anxiété, la peur, la tension, ou l’inquiétude. b) La consommation peut également avoir lieu en réponse à une forte pression sociale, qui peut être directe (offre insistante) ou indirecte (contexte ou d’autres boivent et servent alors de modèles). c) La dernière situation est le renforcement d’un état émotionnel positif dans un contexte interpersonnel (fête, situation amoureuse…). Marlatt (1985) a montré que les situations à haut risque de rechute dans les différents comportements de consommation étaient relativement similaires. On peut cependant voir quelques spécificités : ainsi, les joueurs pathologiques sont surtout sensibles aux déterminants intra-personnels, et notamment aux émotions négatives. Les héroïnomanes sont, plus que les autres, sensibles aux déterminants physiques (somatiques) ainsi que, comme les fumeurs, à la pression sociale. Globalement, les émotions négatives sont le déterminant le plus fréquemment rencontré, suivi par la pression sociale et les conflits inter-personnels. Marlatt a également décrit « l’effet de violation de l’abstinence ». Il s’agit d’une dissonance cognitive : incongruité ou dissonance entre les croyances, le savoir et le comportement. Cette dissonance cognitive provoque un état de tension inconfortable, qui va pousser l’individu 159

à changer de mode de pensée ou de comportement, de façon à diminuer leur dysharmonie. Dans le cas de l’effet de violation de l’abstinence, l’individu s’est dicté l’abstinence complète comme règle absolue. La dissonance cognitive apparaît lors de la première consommation. Cette transgression est à l’origine d’un conflit interne, générateur de sentiments pénibles de culpabilité. La façon la plus simple de revenir à l’harmonie cognitive est de retirer son engagement dans l’abstinence. Cette consommation va réactiver des schémas cognitifs, comme l’idée que cette tension pénible sera soulagée par la substance psychoactive (attente positive). Elle est également accompagnée d’une baisse du sentiment d’efficacité personnelle, et éventuellement de l’effet psychotrope de la substance, qui peut réduire les capacités de l’individu à faire face à la situation. L’effet de violation de l’abstinence est influencé par le mode d’attribution du comportement qui sera adopté. Ainsi, l’attribution principale de la cause de la consommation a une défaillance personnelle (attribution interne) aura pour conséquence d’augmenter l’effet de violation de l’abstinence, alors, qu’au contraire, l’attribution de la cause à des circonstances externes à soi, liées aux circonstances (attribution externe), aura pour conséquence de le réduire. L’effet de violation de l’abstinence peut être aggravé par la croyance en l’inéluctabilité de la rechute, volontiers partagée par les patients et même certains thérapeutes, souvent véhiculée par les associations d’anciens buveurs. Une telle croyance peut être utile pour prévenir le premier verre, mais a un effet dévastateur en cas de faux-pas. Le modèle de prévention ou bien de la rechute de Marlatt part de la situation à haut risque. Le modèle prévoit deux possibilités : le patient fait face correctement et gère efficacement la situation, ou bien il n’arrive pas à faire face et la gestion de la situation est inefficace. La gestion efficace de la situation induit une augmentation de l’efficacité personnelle qui va réduire le risque ultérieur de rechute. En revanche, si la situation à haut risque est mal gérée, il en découle une baisse du sentiment d’efficacité personnelle, associée à un état de tension désagréable qui activera les cognitions en rapport avec les attentes positives de la consommation de la substance (soulagement). La combinaison de la baisse de l’efficacité personnelle et des attentes positives va accroître le risque d’une première consommation. A ce stade, cette consommation pourrait n’être qu’un faux-pas, avec retour immédiat vers l’abstinence. Cependant, l’activation de l’effet de violation de l’abstinence va pousser l’individu vers la répétition de la consommation, la perte de contrôle et la rechute. 160

A partir de ce modèle, Alan Marlatt a proposé une série de stratégies thérapeutiques qui permettent de prévenir le processus de la rechute. Le thérapeute est invité à analyser avec son patient les différentes situations à haut risque spécifiques, auxquelles le patient doit se préparer à faire face. Si, au moment du travail thérapeutique, le patient est encore consommateur, le thérapeute lui proposera de faire un monitoring des circonstances de consommation. Si le patient est déjà abstinent, le thérapeute va tacher d’explorer, par anamnèse, les circonstances habituelles de consommation. Dans les deux cas, il explorera les circonstances des éventuelles rechutes précédentes. Le thérapeute va s’attacher à travailler avec son patient les stratégies efficaces pour faire face aux situations à haut risque (coping skills). Il pourra notamment l’aider à se préparer à la gestion des émotions négatives (qui, on l’a vu, sont le plus fréquemment associées à la rechute) avec des techniques de relaxation et de gestion du stress. Le déclenchement des schémas cognitifs renvoyant à des attentes positives de la consommation peut se désactiver par un travail minutieux sur la balance décisionnelle, en engageant son patient à lister, puis à peser, les bénéfices et les conséquences négatives de la consommation (notamment sur le long terme), et également les bénéfices et les inconvénients de l’abstinence. Pour faire face aux conséquences d’une première consommation, et aider son patient à éviter de glisser vers l’abstinence, le thérapeute propose à son patient de préparer un plan pour la gestion d’un faux-pas. Plus rarement, certains thérapeutes proposent d’emblée un contrat de consommation limitée. Enfin, un travail de restructuration cognitive peut permettre d’atténuer un éventuel effet de violation de l’abstinence.

Principales techniques cognitivo-comportementales du traitement des conduites addictives Entraînement aux compétences de coping

On peut distinguer trois composants de cette approche : – Entraînement à la prévention de la rechute : chaque séance fait le point sur une situation à haut risque spécifique (pression sociale, pensées liées à la substance, envies compulsives de consommer, faux-pas,…) et propose différentes stratégies permettant de la gérer. – Entraînement aux compétences sociales : chaque séance fait le point sur une compétence relationnelle particulière (faire et recevoir des 161

compliments, faire et recevoir des critiques, être assertif, savoir refuser, exprimer ses émotions…), permettant d’améliorer la qualité des relations sociales, de réduire les risques de conflits interpersonnels, de favoriser le support social orienté vers l’abstinence et de modifier son style de vie. – Gestion des émotions négatives : les séances permettent d’apprendre à reconnaître, puis à gérer des états de colère ou de pensées négatives, états qui pourraient conduire à une reprise de la consommation. Les séances sont constituées d’instructions didactiques, de modelage par les thérapeutes ou les autres membres du groupe, de restructuration cognitive, d’entraînement à travers des exercices ou des jeux de rôles, de commentaires et suggestions concernant les performances. Elles peuvent se pratiquer en séances individuelles ou de groupe, avec des patients hospitalisés ou ambulatoires. Exposition au stimulus

Cette technique a été principalement développée dans le traitement de la dépendance alcoolique. Le patient est exposé à sa boisson alcoolisée et est invité à imaginer une situation au cours de laquelle il pourrait être tenté de boire (Monti et coll. 1999). Il tient le verre à la main et sent l’odeur de la boisson… et il lui est interdit de consommer. L’objectif est de déclencher une envie forte de boire, afin de constater que l’envie diminue puis cesse spontanément, généralement en moins de 15 minutes, et d’obtenir ainsi un certain déconditionnement. L’exposition au stimulus peut également être associée, en situation, à l’entraînement à la gestion de l’envie de boire : dédramatiser, s’imaginer les conséquences négatives de l’alcoolisation, penser aux conséquences positives du maintien de l’abstinence au cours de la situation imaginée, utiliser des images mentales telles que fendre l’envie de boire avec une épée, imaginer des comportements de substitution, se répéter des déclarations de maîtrise de l’envie (« je peux tenir », « je suis fort »), s’imaginer dans une situation plaisante. L’idée est que cette technique permet, non seulement un entraînement aux stratégies de gestion des envies de consommer, mais également une extinction progressive du conditionnement et donc des épisodes d’envie de boire. Renforcement communautaire

L’idée générale du renforcement communautaire est simple : aider le patient à réorganiser sa vie de sorte que l’abstinence soit plus 162

gratifiante que la consommation. Les deux objectifs majeurs sont donc d’éliminer les renforcements positifs de la consommation et d’accroître les renforcements positifs de l’abstinence. Le thérapeute aide le patient à s’engager dans des activités plaisantes non liées à la substance, à se réinsérer dans une vie professionnelle satisfaisante, à développer des relations gratifiantes avec des personnes peu impliquées dans des conduites de consommation. Le thérapeute essaie d’impliquer l’entourage dans le processus thérapeutique, demande au patient de faire des exercices et de s’entraîner, notamment aux compétences sociales. Management des contingences

Cette technique vise à renforcer systématiquement les comportements désirés (abstinence, compliance médicamenteuse, régularité du suivi) et à supprimer le renforcement, voire même à punir les comportements non désirés (inverses des précédents). Le renforcement peut être, par exemple, la distribution de bons permettant d’obtenir des biens liés à un style de vie favorisant l’abstinence (articles de sport, places de spectacles…), ou une aide sociale (place de foyer, nourriture, vêtements, emploi). La punition peut être, par exemple, la réduction de la dose de méthadone chez un toxicomane qui ne suivrait pas correctement son traitement par disulfirame.

Avantages des thérapies cognitivo-comportementales dans les conduites addictives Les points forts des thérapies cognitivo-comportementales dans les addictions ont été récapitulés par Rotgers (1993) : – Elles s’adaptent facilement aux besoins individuels des patients, qu’il s’agisse de la nature de leurs problèmes, de leurs objectifs thérapeutiques, ou même de leurs maturation motivationnelle. – Elles sont facilement acceptables par les patients, dans la mesure où le thérapeute évite d’étiqueter son patient avec un diagnostic d’alcoolisme ou d’alcoolodépendance, autant de termes à connotation péjorative, souvent difficiles à entendre. Le style relationnel, collaboratif, invitant le patient à donner son point de vue, ainsi que sa propre expertise, est valorisant et permet ainsi une meilleure implication dans le processus thérapeutique. 163

– Les thérapies cognitivo-comportementales sont adossées à des théories psychologiques à caractère scientifique. – En corollaire, le thérapeute propose une approche scientifique du traitement. Par exemple, il propose de vérifier régulièrement ses hypothèses à travers l’évaluation de la modification du comportement. – Les objectifs thérapeutiques sont clairement définis, de même que les moyens de les évaluer. L’évaluation régulière des progrès permet d’ajuster au fur et à mesure le traitement. – Ces thérapies mettent l’accent sur le renforcement de l’efficacité personnelle. Le thérapeute s’efforce d’augmenter la confiance en soi de ses patients. – L’efficacité des thérapies cognitivo-comportementales dans les conduites addictives a été régulièrement confirmée par des études comparatives de caractère scientifique. Ajoutons que ces approches thérapeutiques sont particulièrement souples, leur permettant d’être associées à d’autres approches, comme par exemple les thérapies familiales ou la pharmacothérapie. Elles peuvent être utilisées dans différents environnements thérapeutiques, que ce soit dans le cadre de consultations ambulatoires, d’hospitalisation de jour, d’hospitalisation de court séjour ou de soins de suite. Enfin, les techniques cognitivo-comportementales sont identiques, quelle(s) que soi(en)t la ou les substances en cause dans la conduite addictive. Ainsi, une équipe possédant ces techniques cognitivo-comportementales, pourra les appliquer indifféremment aux différents types de patients qu’elle pourra accueillir dans le champ des addictions. Ces techniques peuvent être utilisées dans le cadre des thérapies individuelles ou de groupe. Dans ce dernier cas, il est possible d’associer dans le même groupe thérapeutique des patients ambulatoires et des patients hospitalisés, ayant des problèmes avec des substances différentes.

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E. ALLOUCH

Autisme, addiction et somatisation : les psychopathologies de l’étayage « Je suis né troué […] J’ai besoin de haine et d’envie, c’est ma santé. »1

Zéline, l’analysante dont j’ai présenté un moment critique de sa cure en 20042, m’a fait envisager plus que toute autre un rapprochement entre autisme, addiction et somatisation. Elle souffrait de sérieux troubles du sommeil, d’anorexie avec aménorrhée3, ainsi que d’un cancer du sein qu’elle ne soignait pas. Elle s’est tournée vers l’analyse tardivement, vers 40 ans, comme vers un ultime recours contre « l’irréversible », dit-elle dès notre première rencontre, désignant ainsi un suicide possible. A ma surprise, j’ai décelé chez elle un syndrome autistique avec une profonde perturbation du contact tactile et affectif ainsi que l’a décrit L. Kanner4, syndrome dont la résolution fut déterminante. Cela m’a rendue plus attentive envers d’autres patient(e)s présentant des phénomènes d’alcoolisme, de prise de drogues ou de maladie somatique. L’hypothèse qui s’est imposée à moi était que ces trois syndromes, autisme, addiction et somatisation, pouvaient bien dériver à des degrés divers d’échecs de l’étayage des pulsions sexuelles sur les fonctions corporelles, l’autisme en étant le paroxysme. Il s’agirait d’échecs de l’accès à une constitution autoérotique suffisamment porteuse d’un sentimentsensation continu d’exister5, par défaut d’accomplissement du processus

1. Michaux H., « Ecuador » in Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1998, p. 189. 2. Allouch E., Transhumances V [Résistances au sujet, résistances du sujet], Centre culturel International de Cerisy la Salle, PUNamur, Belgique, 2004. 3. L’anorexie est considérée actuellement comme étant essentiellement une addiction. Elle pourrait être envisagée comme un état limite entre addiction et somatisation. 4. Kanner L., 1942-1943, « Autistic disturbances of affectif contact » in Nervous Child, 3, 2, p. 217-230 ; tr. fr., Berquez G., in L’autisme infantile, Paris, PUF, 1983, p. 217-265. 5. Expression winnicottienne à laquelle j’ai adjoint le terme sensation, support du sentiment éprouvé, qui emprunte son modèle de représenter à la sensation.

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hallucinatoire primaire6. De tels syndromes viennent colmater sur le mode pathologique des états de détresse apocalyptique insupportables, sources de réactions d’autoconservation paradoxales, où les seuls affects qui se développent encore sont la terreur, la haine, l’impression de mort interne et le manque de confiance en soi et en l’autre. Comme dans toute situation pathologique l’impact de Thanatos dans ces trois syndromes prime sur Eros. La compulsion de répétition semble avoir fonctionné à vide, sans étayage sur un support libidinal qui ne serait ni trop, ni insuffisamment stimulant. R. Spitz a montré avec quelle rapidité un bébé, privé de support suffisant, peut se laisser mourir en passant par tous les degrés de l’hospitalisme, dont le repli dépressif ou haineux non arrêté par une fixation à un état de repli autistique fixé au processus de l’hallucination négative. Dans son article « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort »7, en 1929, S. Ferenczi décrivait, pour sa part, conjointement à la faiblesse du goût de vivre, le déterminisme de la pulsion de mort dans des cas d’épilepsie, d’asthme bronchique d’origine nerveuse, d’inappétence totale avec amaigrissement, d’une disposition aux refroidissements, de frigidité et d’un penchant à la spéculation cosmologique. En 1974, les recherches sur la pathologie de la première année menées par L. Kreisler, M. Fain et M. Soulé ont mis en évidence que les coliques des premiers mois, l’insomnie du premier semestre, le mérycisme, l’anorexie et les vomissements, le mégacolon fonctionnel, le spasme du sanglot et l’asthme du nourrisson peuvent être décrits comme des défauts de l’étayage, avec surcharge ou carence auto-érotique. Pour les auteurs cités, ces troubles apparaissent le plus souvent comme des préfigurations psychotiques ou perverses et, peut-être, à propos du méricysme comme une psychose autistique8. En 1990 cependant, F. Tustin a soutenu l’idée que les troubles somatiques constituent l’amorce d’une sortie de l’autisme, lorsque le patient commence à sentir que quelqu’un peut s’en occuper d’une façon appropriée9. Enfin en 1997, dans un article intitulé « Autisme : des aspects autistiques dans la pharmacodépendance et dans les maladies somatiques », D. Rosenfeld a avancé la thèse de l’actualisation de sensations corporelles autistiques dans ces deux syndromes. 6. Cf. ma conception de l’autisme comme fixation au processus de l’hallucination négative dans l’article indiqué dans la note 2. 7. Ferenczi S., (1929), « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort » in Œuvres complètes, T. 4, Paris, payot, 1982, p. 76-81. 8. Kreisler L., Fain M., Soulé M., L’enfant et son corps, Paris, PUF, Le fil rouge, 1974. 9. Tustin F., (1990), Autisme et protection, Paris, Seuil, 1992, p. 172.

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Il précisait que « le symptôme psychosomatique donne à ces sujets une sensation d’identité (a sense of being) similaire aux sensations corporelles que les enfants autistes recherchent en introduisant dans leur corps ou en frottant contre lui des objets durs »10. Pour ma part, je veux mettre en évidence que, non seulement les somatisations graves peuvent être des tentatives ou des amorces d’une sortie de troubles autistiques, ainsi que le soutient F. Tustin, mais qu’il en est de même pour les addictions. Que les addictions et les somatisations procurent un ersatz d’identité11, ainsi que le relève D. Rosenfeld, ne fait que renforcer l’hypothèse avancée. Aussi bien, cette ligne de recherche rejoint celle qu’indiquait P. Fédida en 1990 en proposant la constitution d’un paradigme auto-érotisme-autisme, qui concernerait des pathologies non psychotiques12. Après avoir rappelé les principales caractéristiques de l’autisme, je rechercherai ses points de convergence avec des cas d’addiction et de somatisation. Pour ce faire, je m’appuierai sur un certain nombre d’exemples de ma pratique personnelle, mais également sur les écrits de patients et sur les remarques d’autres chercheurs.

Le syndrome autistique Lorsqu’on le rencontre, le syndrome autistique confronte à la présence de sujets autistes dont les manifestations peuvent varier de manière très importante, comportant ou non la possibilité de recourir aux mots, sans qu’ils correspondent à une véritable valeur d’échange identifiable. Dans certains cas, tels ceux de Zéline ou de l’autiste américaine

10. Rosenfeld D., (1997), « Autisme : des aspects autistiques dans la pharmacodépendance et dans les maladies somatiques » in Journal de psychanalyse de l’enfant (Le corps), Paris, Bayard, n° 20, p. 176. 11. Le terme identité me semble trop fort, je propose plutôt celui d’être : un ersatz du sentiment-sensation d’être. Dans « Trahison du corps », voici ce que H. Michaux soutient : « Je tiens compagnie à un phlegmon/Lui, vit, grossit, s’exalte, creuse, brûle, consomme, envahit, fouaille, essaime. En deux mots : il vit/Il est infatigable ». Cf. Michaux H., 1944, « Trahison du corps » in Œuvres complètes I, op. cit p. 841. Une telle assertion rejoint une remarque de Winnicott : « L’un des buts de la maladie psychosomatique est de retirer le psychisme de l’esprit et de le faire revenir à son association intime et primitive avec le soma ». Winnicott D. W., 1949, « L’esprit et ses rapports avec le psyché soma » in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, p. 78. 12. Fédida P., (1990), « Auto-érotisme. Conditions d’efficacité d’un paradigme en psychopathologie » in Revue internationale de psychopathologie, Paris, PUF, 1990, n° 2, p. 395-413.

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Temple Grandin13, il arrive que leurs verbalisations comportent une forte intelligibilité, toutefois le contenu en est alors opératoire, hyperrationnel et comme dénué d’affects. Sur le plan corporel, on retrouve la même polarité : ils peuvent être soit emmurés dans un « phénomène de seconde peau » qui les prive de presque toute corporéité (voix, gestes, regard, etc.), tel que l’ont décrit E. Bick, puis F. Tustin14, soit engagés dans une hyperactivité fonctionnelle compulsive, globale et efficace, ou bien localisée sous forme de stéréotypies. Tant sur le plan du verbe que sur celui du corps, cette double polarité correspond à une incapacité d’échange affectif et du contact avec ce qui est vivant et changeant, ainsi que le notait Kanner. Leur occupation la plus importante est centrée sur la recherche d’immutabilité de leur environnement, ce qui est tyrannisant pour eux-mêmes et pour leur entourage15. L’insistance sur cette recherche d’immutabilité n’a pour eux d’égal que le besoin d’éprouver au moins une sensation, ersatz d’un sentiment d’exister. Leur principal système défensif ou, comme préfère dire F. Tustin, leur principale « réaction protectrice » est le recours massif à la « mise en capsule (ou en coquille) autogérée et dominée par les sensations »16. La sensation tactile, en particulier, comporte à la fois attirance et terreur. Dans son livre Si on me touche, je n’existe plus, l’autiste australienne Donna Williams précise que « c’était la peur d’être dépossédée de son [mon] propre monde qui la [me] poussait à le (son propre corps) rejeter, pour le troquer contre une coquille vide et sans émoi […] je m’enfermais moi-même, c’était aussi les autres que j’enfermais dehors », précise-t-elle17. Aussi bien, établissait-elle une sorte de barrière ou d’écran pare-excitations de l’ordre de l’hallucination négative, qui ne transforme pas les sensations en représentations-choses ou en représentations d’affects. Seules demeurent les sensations, exacerbées par leur non-décharge ou leur non-projection en représentations, pré-conditions aux 13. Grandin T., (1986), Ma vie d’autiste, Paris, Odile Jacob, 2001. 14. Tustin F., (1972), Autisme et psychose de l’enfant, Paris, Points/Seuil, 1977, p. 60. Pour E. Bick, un nourrisson, dont la capacité primaire à contenir le nourrissage est perturbée, essaie de « se contenir sur le mode musculaire, en fabriquant une seconde peau pour remplacer le contenant approprié que constitue sa propre peau ». Entendu que « la formation de la peau normale « se produit lorsque l’enfant a intériorisé assez d’expériences apaisantes et sécurisantes avec la mère ». 15. Kanner L., (1942-43), « Les perturbations autistiques du contact affectif » in L’autisme infantile, de Berquez G., op. cit., p. 258. 16. Tustin F., (1990), Autisme et protection, p. 65 et p. 113. 17. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus (Nobody nowhere), tr. fr. F. Gérard, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 130.

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actes d’échange, même indifférenciés, avec autrui ou avec soi-même. Dans son livre Une âme prisonnière, écrit en 1993 grâce à la communication facilitée par ordinateur, l’autiste allemand Birger Sellin constate qu’il s’agit là de « la coupure de l’homme de ses premières expériences essentielles, par exemple pleurer »18. Il ne peut s’exprimer émotionnellement à même le corps, mais seulement à partir de « réalités de second ordre »19, telle l’écriture par machine interposée tandis qu’une autre personne, excessivement discrète, lui tient le coude. Par ailleurs, son unique façon de décharger sa tension vitale consiste en des crises clastiques qui le rendent pareil à un animal, mais qui le soulagent. Dans Ma vie d’autiste, Temple Grandin confirme une telle économie somato-psychique. Par rapport à la recherche qui nous occupe, elle précise que, si elle retient ses hurlements, elle « attrape un zona »20, souffre de crises colitiques sévères, d’eczéma ou de crises de nerfs, expressions de son agressivité »21. [Remarquons au passage que ces manifestations somatiques de Temple (qu’on peut rapprocher de celles de Zéline, mais aussi de celles de Fritz Zorn22) en lieu et place d’une crise clastique autistique, montrent l’origine commune des phénomènes autistiques et de somatisation]. Quoi qu’il en soit, tous se décrivent comme hypersensibles plus encore qu’angoissés : le « monde des autres excitait trop mes sens », écrit Temple Grandin23. Pour fuir cette excitation et filtrer les stimuli extérieurs, elle signale, avec d’autres, le recours à des conduites d’autostimulation telles que tourner sur soi-même, s’automutiler, se comprimer dans une trappe à serrer, d’abord destinée à marquer le bétail, etc., c’est-à-dire utiliser tout dispositif permettant de s’autocalmer en trouvant des limites, un contenant, « au-delà du principe de plaisir »24. On retrouve là l’accent mis par F. Tustin sur l’auto-sensualité des autistes, à défaut d’auto-érotisme, comme formation de suppléance pour se contenir et se sentir exister en un lieu donné et en continuité.

18. Sellin B., (1993), Une âme prisonnière, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 102. 19. Ibid., p. 181. 20. Grandin T., opus cité, p. 48. 21. Ibid., p. 155. 22. Zorn F., (1977), Mars, Paris, Gallimard/Folio, 1979. 23. Ibid., p. 48. 24. Freud S., (1920), « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse. Dans ce texte, Freud soutient notamment que « la compulsion de répétition [qui] nous paraît comme plus originaire, plus élémentaire, plus pulsionnelle que le principe de plaisir qu’elle met à l’écart », cf. pp. 63-4.

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L’autre mécanisme défensif de l’autiste est de produire ce que F. Tustin appelle des « objets et des formes autistiques »25 qui constituent, précise-t-elle, des « espèces de tranquillisants auto-induits utilisés comme s’ils consistaient en des substances corporelles manipulables, qui sont constamment sous leur contrôle tyrannique »26 ; ils constituent des proto-objets, des proto-images qui « peuvent être considérés (selon elle) comme une sorte d’hallucination du toucher »27, équivalent précaire d’une peau psychique ou d’un moi-corps procurant une certaine identité de surface ou identité adhésive28. Je rapproche ces « substances corporelles manipulables » des autistes du recours aux drogues, substances également manipulables, que J. McDougall désigne comme des « néo-besoins » ou des « néo-objets », qui visent essentiellement « à se débarrasser (d’une certaine manière, comme l’autiste) de ses états affectifs » d’angoisse et de mort interne29. Chez l’autiste, l’état terrifiant qui donne lieu aux deux mécanismes de défense évoqués est tel que nombre d’entre eux, et des thérapeutes comme F. Tustin, le comparent à un trou noir, comme on en a observé en physique. On sait que la force de gravitation des trous noirs est tellement puissante qu’elle empêche même des particules virtuellement dépourvues de masse, les photons, de lui échapper. La terreur essentielle de l’autiste est celle d’être aspiré et de disparaître dans un gouffre, dans un sans fond comme celui-là. Zéline appréhendait ce « sans fond » à même son corps. Elle se plaignait de son impression profonde « d’être extérieure à son propre corps » ou encore d’« être une construction sur un sans fond », état d’hallucination négative de son corps en ses origines (soit des prémices du moi-corps), qui la faisait se sentir fondamentalement « à côté », comme elle le disait, et sans désir aucun30. J’ai soutenu ailleurs que cette négation du corps ou du figurable représentait 25. Tustin F., 1990, Autisme et protection, op. cit., p. 36-37. 26. Tustin F., « Améliorer les états autistiques » in Lieux de l’enfance, Privat, 1985, 3, pp. 221-46. 27. Tustin F., Le trou noir de la psyché, Paris, Le Seuil, 1989, p. 8. Cette expression d’hallucination du toucher me paraît contestable : ces sensations-objets et sensations-formes relèvent de la perception élémentaire et non de la représentation psychique. C’est moi (EA) qui souligne. 28. A l’émergence hors d’un état autistique, G. Haag observe que « l’être collé à » de l’autiste adhésif ne peut s’échanger qu’avec « l’être violemment pénétré dedans ». Cf. Haag G., « De l’autisme à la schizophrénie chez l’enfant » in Topique, 1985, n° 35-36, p. 47. 29. McDougall J., « Néo-besoins et solutions addictives » in Eros aux mille et un visages, Paris, Gallimard, 1996, pp. 232-3. 30. Allouch E., « Un géométral hallucinatoire : autisme et hallucination négative » in Corps, affect, émotion, Rev. psychol. clin., n° 10, Paris, L’Harmattan, p. 121.

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un échec de la voie du « contact direct » (« die Berührung im direkten ») et du sens du réel ou du familier, voie désignée par Freud (dans « Les relations de dépendance du moi ») comme l’une des deux « voies de pénétration du ça dans le moi »31, que j’ai appelée voie économique des sensations et de l’affect32. Elle est le vecteur des deux premiers temps constitutifs de l’autoérotisme, comme Freud le théorise dans « Pulsions et destins des pulsions »33. Le troisième et dernier temps de ce destin est celui de « l’installation d’un nouveau sujet »34, qui désigne la présence à la fois dynamisante et rassurante de l’objet primordial. La qualité de présence de ce « nouveau sujet » permettra ou non le retournement de la pulsion et sa fixation sur le corps propre sous forme de zones érogènes plus ou moins marquées par Eros ou Thanatos. Plus marquées par Eros, celles-ci rendront le corps présent au sujet lui-même jusqu’au point de le constituer comme soi, c’est-à-dire comme identité subjective ; plus marquées par Thanatos, le corps sera négativé, voire rejeté tel un objet de dégoût, entraînant l’échec de la constitution de la subjectivité primaire. Tel fut le cas pour Zéline, comme pour tout autiste35. En cas d’addiction et de somatisation, comme nous le verrons plus loin, l’échec de la subjectivité primaire sera moins massif, mais elle se mettra en place de façon trouée ou clivée, sous une prévalence de Thanatos. L’être autiste fonctionne sur le modèle d’auto sans Eros, c’est-à-dire d’un « moi-réel-initial »36 n’accédant pas au « moi-plaisir-purifié »37, mais essentiellement à une sorte de moi-déplaisir compulsif autoconservatif, situant tout stimulus comme sensation de déplaisir, voire de terreur, pour avoir éprouvé l’impression d’être lâché et non porté, tenu et contenu en ces premiers temps. Cette impression primitive d’être lâché, plutôt que séparé trop précocement, ainsi que le formule F. Tustin, provoque cette autre impression, le « démantèlement sensoriel », dont parle D. Meltzer38 : « […] un processus de clivage selon lequel ils (les 31. Freud S., (1923), « Les relations de dépendance du moi » in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, p. 271. 32. Allouch E., Au seuil du figurable : autisme, psychose infantile et techniques du corps, Paris, PUF, 1999, pp. 163-74. 33. Freud S., (1915), « Pulsions et destins des pulsions » in Oeuvres complètes, t. XIII, Paris, PUF, p. 174. 34. Ibid., p. 35. A la différence de l’autisme, les états de psychose infantile permettent un accès à l’autoérotisme et donc à l’identité subjective en tant qu’objet partiel de l’Autre. 36. Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », op. cit., p. 180. 37. Ibid., p. 181. 38. Meltzer D., Brenner J., Hoxter S., Weddel D., Wittenberg I., (1975), Exploration dans le monde de l’autisme, Paris, Payot, 1975.

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enfants autistes) démantèlent leur moi en ses capacités perceptuelles séparées : le voir, le toucher, l’entendre, le sentir, etc. »39. La fixation ou l’agrippement à une sensation particulière, auditive, tactile, vestibulaire, etc., vise chez l’autiste à échapper à ce démantèlement sensoriel, à la source d’un ressenti d’inconsistance, d’éclatement ou de morcellement intolérable : « L’angoisse de ma mère, répéta maintes fois Zéline, me faisait éclater », au point qu’elle ne supportait pas d’être touchée par elle et que les médecins consultés finirent par la mettre dans une coquille orthopédique, pseudo-carapace musculaire ou « phénomène de seconde peau ». Temple Grandin signale quant à elle la gestuelle peu délicate de sa mère et son peu d’écoute en résonance du corps sensible de l’autre,40 alors qu’elle l’évoque ouverte et peu conformiste sur le plan intellectuel et social. Toutes deux, Zéline et Temple, attribuent à leur père une présence peu existante plutôt que réelle. Ainsi, l’accent porté chez l’autiste sur le défaut de contact affectif enté sur le tactile brut et sur le vide d’un état d’hallucination négative figé, qui exclut l’étayage sur le corps via l’étayage sur l’autre, n’engage pas un simple déni d’un traumatisme de lâchage ou d’arrachement très précoce, mais surtout une forme d’autoconservation paradoxale qui vise à assurer un sentiment-sensation de continuité d’être hors du lien à autrui. Un clivage radical porte sur le lien primaire à l’objet libidinal, et par là-même sur le moi-corps, avec pour conséquence le maintien sous tension de la pulsion, qui demeure excitation à même la surface du corps, laquelle ne peut alors se projeter pour donner un moi-corps, ainsi que Freud le définit dans une note de 1927 : « Le moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps. Il peut être considéré comme une projection mentale de la surface du corps, et de plus, comme nous l’avons vu plus haut, il représente la surface de l’appareil mental »41.

Le syndrome addictif Sur un mode analogue, mais de façon moins radicale que la fixation sur les sensations et la création de formes et d’objets autistiques, la conduite ou l’objet addictif serait trouvé pour permettre, lui aussi, une survie de l’identité subjective. Mais, lui non plus, n’assure pas entre 39. Ibid., p. 212. 40. Ma vie d’autiste, op. cit., p. 37, 40 et 46-47. 41. Freud S., 1923, « Le moi et le ça » in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 238.

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le besoin et l’attente de l’autre l’écart nécessaire pour que le fantasme, c’est-à-dire la pensée plastique et figurative – soit la texture narcissique – puisse se développer en s’étayant sur le sensoriel et le gestuel et constituer un écran sur le vide de l’état d’être séparé, ou plutôt laché avant la maturation nécessaire. L’élaboration de cet écran plastique et figuratif conditionne l’émergence d’une corporéité sensible, déliée et sexuée, autant que celle d’une parole pleine42 auxquelles des sujets pharmaco-dépendants n’accèdent que difficilement, péniblement et de façon instable. A leur insu, de manière compulsive, c’est-à-dire traumatique, le toxicomane, l’alcoolique et autres addictés répètent dans les modifications coenesthésiques apportées par le pharmakon (« substance maléfique et philtre d’oubli »43) ou bien encore par une conduite passionnelle, des stimulations indifférenciées, mêlant le corporel et l’émotionnel. Ces stimulations indifférenciées sont analogues aux excitations précoces qui assaillent le nouveau-né impuissant à les démêler. Les stimulations auraient été vécues par le bébé sans qu’on lui ait apporté suffisamment nomination, discrimination ou ordonnancement. Les excitations psycho-corporelles (les éléments bêta théorisés par Bion, ou bien encore ce que Piera Aulagnier a désigné comme l’activité pictographique) seraient restées en partie sans signification, les rendant ainsi traumatiques. Elles constituent en permanence des points d’appel compulsifs de la présence de l’autre en sa forme la plus concrète, telle une chose-substance ambiguë, comme le pharmakon, à la fois poison et remède. La drogue ou la rencontre de l’objet passionnel exalte cette présence-substance de l’objet primaire à travers des sensations hallucinées, qui ne parviennent pas à se transmuer en représentations figuratives stables ou en représentations de mots constitutives de soi ou d’objets culturels, sauf dans le cas d’un artiste génial comme H. Michaux. Dans Connaissance par les gouffres, celui-ci évoque « la tour de Babel des sensations » de la drogue où « des milliers d’informations arrivent, accordées à rien, intraduisibles ». Ces informations, précise Michaux, n’interpellent l’intoxiqué qu’« à tort et à travers », (selon) « la langue spécifique de chacun des sens, […] en odeurs, en sons, en frottements, en fourmillements, en lueurs, qui ne sont là que pour lui »44. Ainsi, de façon analogue quoique moins radicale que pour l’autiste, différentes zones corporelles sont mises sous tension, chargées 42. Allouch E., « Les conditions narcissiques de la parole » in Rev psychol clin project, Organisation et désorganisation psychiques chez l’enfant, vol. 6, déc. 2000, pp. 175-86. 43. Derrida J., « La pharmacie de Platon », Tel quel, 1968, n° 32, p. 23. 44. Michaux H., 1967, Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1984, p. 211.

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d’excitations, mais demeurent inertes et muettes. Le recours au pharmakon est nécessaire pour que l’excitation de ces zones puisse devenir représentations et, par là, soulager le sujet en lui donnant accès à une sorte d’activité psychique délirante psychédélique. Sans ce recours, il y a non-déploiement de la pulsion selon les trois temps du processus auto-érotique ; comme chez l’autiste, ces zones corporelles marquées par la prévalence de Thanatos ne génèrent pas une activité représentative d’ordre fantasmatique et proto-symbolique, à partir de laquelle se constitueraient les assises pare-stimulantes de la trame narcissique et du moi-corps. Au contraire, les excitations intraduisibles, négativantes, de ces zones font trauma, c’est-à-dire trou, trou(s) qui menace(nt) sans cesse le moi (qui a peu ou prou pu s’établir) d’effondrement à même ses origines, à même le sentiment-sensation de continuité d’être ou d’identité subjective. Délia s’est retrouvée ainsi à 17 ans, une fois de plus, avec un petit ami atteint par une maladie mortelle. Elle s’évertuait à le tirer vers la vie, malgré un immense désespoir, contestant les prises en charges médicales jusqu’au moment où, sans doute convaincue de la mort imminente de son ami, elle « coupa court ». Peu de temps avant, elle avait procédé de même pour interrompre sa psychothérapie : elle m’avait signifié le plus brièvement possible, par répondeur-enregistreur interposé, qu’elle ne viendrait plus. Elle téléphonera dix ans plus tard pour reprendre un travail thérapeutique. Après avoir essayé « de s’en sortir toute seule », elle avait maintenant la conviction que ce n’était pas possible. Elle me demandait de reprendre le travail interrompu, même si elle savait qu’elle était encore susceptible de « couper-court ». Toujours centrée sur le thème de la mort – mort prochaine de ses parents, mort de son chien, mort de ses grand-parents – projection du sentiment-sensation d’effondrement qu’elle avait fui en le projetant jusqu’alors sur ses amis malades, ou en essayant de le nier avec le « pétard » (cigarette de cannabis mêlé à une résine), l’alcool, les « clopes », le milieu « festif » des drogués, les pratiques intensives des percussions et de la natation (au point d’en avoir un kyste au bras), manger à ne plus en pouvoir, jouer au flipper – tout cela pour ne plus penser, être anesthésiée psychiquement, mais submergée par ses propres sensations réelles ou hallucinées – , elle arrive à vingt-huit ans avec le constat qu’elle s’autodétruit et voudrait pouvoir « faire autre chose de sa vie » : « le pétard empêche d’associer deux idées ou d’en soutenir une »…, mais elle voudrait arrêter de « se casser », de « s’éclater » avec le shit bien que ce soit la seule façon pour elle de pouvoir se laisser aller avec les autres, 174

de ne plus avoir peur de l’inconnu, peur de la vie, peur de n’être pas vivante, peur de ses rides, peur de s’effondrer. C’est pour ça qu’elle fuit les autres, ne peut leur parler, raconte-elle au fil des séances : « Je ne veux pas qu’ils me voient m’effondrer ». « Quand je roule mes clopes, que je prépare un pétard, c’est le meilleur moment, car je ne pense plus qu’à ça ». Ainsi, toutes ses pratiques n’ont qu’un but, la fixer sur ses sensations ou sur un rituel pour exister au moins en surface, telle une autiste. « Il est vrai, dit-elle, que j’aime l’odeur du shit… les feuilles de cannabis ou l’alcool me rendent speed, m’excitent ». Autrement dit, elle accède en désespoir de cause sinon au plaisir, à une toute-jouissance, telle une délirante. Cela signifie que le phénomène addictif « psychotise » des traces autistiques, c’est-à-dire des traces de l’échec plus ou moins important de l’étayage sur l’autre. Délia évoque tout cela en pleurant abondamment. Quelquefois, en fin de séance, elle dira que finalement une séance, « c’est comme un pétard », mais dans l’ensemble, elle est très ambivalente quant à ses séances, aussi ambivalente que vis-à-vis de sa mère : « Je voudrais la manger, qu’on soit un seul corps, un seul être, je n’aurais ainsi plus peur de la mort, d’être séparée », mais elle la craint aussi : « Ma mère est comme une araignée », « elle est à l’affût de mes séances » (de fait la mère m’avait téléphoné pour venir aux séances avec sa fille). Délia était à la fois émue et exaspérée par sa mère. Elle avait peur pour elle, mais en même temps, elle souhaitait qu’elle « craque enfin », qu’elle cesse d’être hyperactive, comme elle-même. Lorsqu’elle était petite, sa mère la surprotégeait, la téléguidait avant qu’elle exprime ses désirs ou ses pensées. Elle répondait à ses angoisses d’enfant en lui administrant des médicaments à tout propos, notamment en lui faisant prendre du Théralène®45. Mais, in fine, elle se sentait seule comme d’ailleurs avec son ami du moment : « Sa présence ou son absence sont toujours douloureuses », dit-elle. Elle se souvient de l’un de ses dessins d’enfant qui l’a marquée : il s’agissait d’« une maison avec une petite [fille] assise qui attendait, incapable de faire sans sa mère ». D’ailleurs, précisera Délia, sa mère parlant d’elle quand elle était petite dit qu’elle « me (la) sentait collante ». C’était pourquoi elle l’envoyait « se promener » chez sa tante avec ses cousines, mais, ajoute-t-elle, « je tapais ma crise parce que je ne voulais pas dormir chez ma tante », etc. Elle déplore que son père n’ait pas été assez intervenant : « Mon père, j’aurais aimé le voir plus fort.

45. Sirop pour dormir.

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Il m’a beaucoup manqué, mais qu’on attaque mon père, ça me casse », commente-elle. « L’addiction d’absence, l’attente de personne »46 développe P. Fédida pour évoquer l’autre dans le transfert du toxicomane ; l’autre est personne, comme la drogue, comme l’objet passionnel. Ainsi pour Délia, la drogue l’étourdit, l’empêche de sentir les traces envahissantes laissées par la mère à même son corps, mais à la fois, comme dans un rêve, elle la rend présente en sa seule matérialité de mère collante, mais non aimante et dispensatrice de sens – hormis de mort (d’où la fascination et l’obsession de Délia pour la mort). La drogue répète le trauma ouvert par la présence de l’autre, qui n’est que chose-là et n’a pas su la rendre autonome psychiquement. Délia et sa mère sont comme des soeurs siamoises collées en un point de leur corps et qui aspireraient soit à ne faire qu’un seul être, soit à être « coupées » – « couper-court » dit Délia. C’est ainsi qu’elle rêve d’un long chat blessé à l’arrière-train qui se déplace tout de même vers la trop jeune chatte. De l’autre côté de la rivière, une chatte se trouve dans l’herbe grasse avec ses chatons, paisible. Délia est tiraillée entre les deux perspectives d’aller vers un être blessé ou bien de se tourner vers un horizon de quiétude où chacun n’est plus sans cesse excité par la compulsion de mort de l’autre, tandis que celui-ci s’active ou se traîne comme un long chat blessé à l’arrière-train, mais qui ne peut dire ce qui doit l’être. Aujourd’hui, à travers la parole, Délia s’est éloignée, a élaboré de l’écart avec l’autre de la toxicomanie et le pétard. Même si elle ne les a pas complètement abandonnés, elle peut à présent s’en passer pour « être claire », dit-elle, et s’attacher à ses nouvelles études : elle réalise ainsi un rêve d’enfance, « vivre dans une bibliothèque ». Dans la toxicomanie, à la différence de l’autisme, l’autre existe, mais n’est personne ; c’est un être-chose ou un animal blessé, ou bien encore un autre, malade à mort, en tout cas, qui ne parle pas. Plus qu’une chose, c’est une présence matérielle qui excite, qui crée des sensations (comme chez l’autiste) mais laisse finalement vide et condamnée, addictée au vide, vide qui n’est pas absence, mais trou, plus exactement moi-corps troué : « Devenir sans relâche ce qu’on incorpore, pour que le moi ait enfin l’illusion de se refermer sur ses propres bords et de résister à une mortelle ouverture », dirais-je encore avec S. Le Poulichet47. 46. Fédida P., L’addiction d’absence, l’attente de personne » in Cliniques méditerranéennes, 1995, n° 47/48, pp. 9-21. 47. Le Poulichet S., « préface » de « Clinique des toxicomanes » in Cliniques méditerranéennes, 1995, n° 47-48, p. 7.

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La substance et la conduite addictives, ici le pétard, l’alcool, le tabac, l’activité festive, sportive constituent un produit trouvé-créé par la partie primitive clivée du psychisme de l’addicté, qui reste un psychosoma indifférencié du fait de l’empreinte laissée par l’autre primordial, lui-même traumatisé. Cet autre n’a pas permis à la part primitive clivée d’accéder à la représentation internalisée d’une instance pare-excitations réconfortante pour restaurer, même brièvement, l’état primitif de dyade où cesse toute excitation affective. A propos de l’objet addictif, J. Mc Dougall parle « d’objet transitionnel pathologique » ou « d’objets transitoires »48. Plus que l’objet ou la forme autistique, il en réfère à du non-moi mais, on l’a vu, un non-moi matérialisé, excitant, qui ne relance pas Eros mais Thanatos. Il est la création du masochisme érogène destructeur, mortifère49 de ces analysants qui, à la manière des autistes, recourent aux sensations fortes, réelles (la sensation de faim, par exemple, chez l’anorexique) ou hallucinées. Ils éprouvent ainsi en désespoir de cause quelque chose d’un sentiment-sensation de continuité d’être, échappant à un chaos interne. En cas de normalité, le masochisme érogène primaire, issu de l’intrication des deux pulsions opposées permet de se reconnaître comme sujet, sujet assurément souffrant, mais non incohérent par détresse, comme le sont l’addicté et l’autiste. Ainsi que Délia s’en étonnait pour elle-même, l’addicté ne peut s’intéresser qu’aux autres affectés d’un état de détresse analogue au sien. C’est l’objet primaire, la mère généralement, qui prend normalement en charge la liaison de la pulsion de mort par la libido, tant que l’enfant ne peut le faire lui-même. Si la capacité de rêverie qu’elle (ou par la suite l’analyste) a mise en jeu n’a pu favoriser cette intrication nécessaire des assises du sujet (au cours du troisième temps du destin autoérotique de la pulsion), des traces traumatiques de détresse s’inscriront à même le psychosoma de l’enfant, constituant des trous dans la texture narcissique et, par suite, des clivages du moi, points d’appels addictifs ou de dysfonctionnement psychosomatique, dans la mesure où, soutiendrai-je avec J. McDougall, « les deux tendances ont des origines similaires »50, ainsi que je vais essayer de le montrer.

48. McDougall J., 1996, Eros aux mille et un visages, Paris, Gallimard, 1996, p. 235. 49. Rosenberg B., 1991, « Masochisme mortifère et masochisme gardien de vie » in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 1995. 50. McDougall J., Théâtre du corps, Paris, Gallimard, 1989, p. 107.

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Le syndrome de somatisation Les deux phénomènes d’addiction et de somatisation sont bien souvent combinés chez les analysants. Conjointement à ses conduites addictives, Délia souffrait de grandes difficultés d’endormissement puis de sommeil, qui ont en partie disparu après deux années environ de travail analytique. Le remaniement de la mère interne qu’elle avait effectué était, pour l’essentiel, à l’origine de ce changement, qu’elle appréciait beaucoup. Chez Zéline, les trois phénomènes se manifestaient ensemble, mais n’avaient pas la même importance. La levée du phénomène autistique a déterminé la reprise d’une dynamique de vie sous la forme du désir de Dieu, figure de l’autre primordial, celui en lequel on peut croire, en qui on a foi et confiance sans la moindre angoisse et avec ou dans lequel on peut en toute quiétude s’abandonner totalement ; n’est-ce pas là l’autre de l’auto-érotisme couplé à l’autre de « l’identification au père de la préhistoire personnelle, […] identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet »51 comme s’accomplit la relation du croyant à Dieu ou, dans le meilleur des cas, celle du nourrisson à l’objet primaire ? Il s’agit là de l’avènement ou de l’accès à ce que Freud appelle « l’unité supérieure du contact »52 (« die höhere Einheit der Berührung »), propre à ce qu’il nomme « l’essence supérieure de l’homme (« das höhere Wesen des Mensch ») »53, accès qui échoue chez l’autiste et avorte peu ou prou chez l’addicté et le somatisant. De même que les phénomènes addictifs, les somatisations peuvent, selon la distinction faite par S. Le Poulichet dans son ouvrage Toxicomanies et psychanalyse, les narcoses du désir, soit représenter de simples « suppléments narcissiques », soit constituer des « formations narcissiques pathologiques de suppléance »54. Les premières sont souvent superficielles, de l’ordre du processus secondaire. Les secondes sont profondes et d’ordre primitif dans la mesure où elles sont issues de la désintrication pulsionnelle qui produit le trouble somatique selon l’une des deux voies courtes de la décharge libidinale, la motricité : « Cette explosion dans le corps, écrit J. McDougall dans Plaidoyer pour une 51. Freud S., (1923), « Le moi et le ça », op. cit., p. 243. 52. Freud S., (1913), « Animisme, magie et toute-puissance des pensées » in Totem et tabou, Paris, Gallimard, 1993, p. 204. 53. Freud S.,(1923), « Le moi et le ça », op. cit., p. 249. 54. Le Poulichet S., Toxicomanie et psychanalyse, les narcoses du désir, Paris, PUF, 1987, chap. V, pp. 103-24.

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certaine anormalité qui n’est pas une communication (névrotique) ni une récupération (psychotique) a la fonction d’un acte, d’une décharge qui court-circuite le travail psychique. C’est en cela que la somatisation s’apparente aux actes-symptômes, telles les addictions (boulimique, tabagique, alcoolique, médicamenteuse, etc.) »55. Ces actes qui entraînent des somatisations ne sont pas sans trouver une place dans l’économie psychoaffective du sujet. Comme l’alcool ou la sensation de frottement autistique, une douleur persistante ou un état de maladie peut devenir l’ultime garant d’exister, de s’identifier. Plus encore, le « corps étranger » que manifeste la maladie, ainsi que Fritz Zorn désigne son cancer, constitue une tentative d’annihilation des traces négatives de l’autre en soi, comme pour créer intra-psychiquement ou intra-corporellement la place de l’autre, qui n’a pu être introjecté que comme trop plein d’excitations ou comme un surmoi désincarné, cruel : « Plus on était mort, plus on vous aimait […] par manque d’amour, je dépérissais et je mourais […] cette folie avait ensuite déclenché le cancer qui, à présent, se préparait à détruire mon corps »56, écrit Zorn dans son ouvrage autobiographique Mars. « Le cours de mon existence n’était fait que d’attente », ajoute-t-il57. L’autre n’étant intériorisé que sous une forme abstraite surmoïque ou esthétisante, l’attente dont il parle était celle de personne : « C’était toujours un ‘quelqu’un’ que j’attendais et jamais une personne précise »58, écrit-il. Il comprit tardivement pourquoi l’homme élégant et intelligent qu’il était n’avait jamais eu la moindre petite amie et n’avait jamais connu une seule expérience sexuelle, ni avec une femme ni avec un homme. Il était incapable d’aimer, incapable de désirer : « Eduqué à mort » comme il dit, la plus grande part de son énergie visait « à maintenir l’édifice de mon moi simulé, qui s’effritait. […] Plus j’étais déprimé au fond de mon cœur, plus je souriais. […] Il tenait (jusqu’au déclenchement de son cancer) uniquement à être compris comme une partie presque indifférenciée du grand tout »59. Ce grand tout fut, dans un premier temps, « la maison de ses parents », puis le lycée, ensuite l’université et enfin son appartement-refuge. Chacun de ces lieux devenait, comme il le dit lui-même, sa « coquille »60, autrement dit un « phénomène de 55. Mc Dougall J., Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978, p. 162. 56. Fritz Z., (1977), Mars, Paris, Gallimard/Folio, 1979, p. 100 et p. 209. 57. Ibid., p. 152. C’est moi (EA) qui souligne. 58. Ibid., p. 139. 59. Ibid., p. 162. 60. Ibid., p. 144.

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seconde peau » comparable à celui d’un autiste. Il assimile ses tourments de changement de « coquille » à ceux d’un « bernard-l’ermite quand il lui faut se risquer à gagner une nouvelle maison en exposant son arrièretrain à tous les prédateurs »61. Il avait honte de sa nudité, « comme la sexualité, écrit-il, elle met à découvert »62 alors que toute son existence se passait à se protéger, non pour vivre mais pour survivre, tel un fauxself radical. Finalement, il existait comme un autiste doué, « éduqué à mort », c’est-à-dire parfaitement : « J’arrivais très bien à faire rire tout le monde, mais moi-même, je ne riais jamais », remarque-t-il. Comme l’autiste B. Sellin, Zorn ne pouvait exister affectivement au niveau de son moi-corps, il était privé de toute expérience sensuelle de base (jusqu’à sa psychothérapie, il abhorrait les jeux du corps, tels que la gymnastique ou la danse qu’il pratiqua ensuite). Il survivait au travers d’une pensée formelle esthétisante à laquelle il renonça lorsqu’il appréhenda la catastrophe sur laquelle il était construit, qui le privait de toute vie pulsionnelle à même son corps. Arrivé à ce point, il se révolta et c’est la haine qui surgit vis-à-vis de toute l’idéologie de la société bourgeoise suisse de la côte dorée du lac Léman, dont ses parents étaient la quintessence même (le surnom « Zorn » signifie précisément « colère »). A partir de là, il n’a eu de cesse de lutter afin de n’être pas comme eux, mais a-t-il constaté : « Mes parents sont logés en moi, pour moitié corps étranger et pour moitié moi-même, et [ils] me dévorent, tout comme le cancer qui me dévore est pour moitié une partie malade de mon organisme et pour moitié un corps étranger à l’intérieur de mon organisme »63. Fritz Zorn considère ses parents internes comme la partie destructrice à l’oeuvre en lui-même, qu’il doit extirper afin d’espérer vivre normalement et, peut-être, arriver à temps pour arrêter le processus cancéreux. Ce qu’il ne pourra faire en dépit d’un travail psychothérapeutique acharné. Il est mort à 32 ans, ayant du moins assuré par son témoignage la communication d’un sens pour son existence telle qu’il la concevait. Dès lors, si la somatisation peut constituer un préambule ou une tentative de sortie de l’état autistique, comme le soutient entre autres F. Tustin, le thérapeute est acculé aux limites de son éthique lorsqu’il s’engage dans une telle aventure.

61. Ibid., p. 106. 62. Ibid., p. 105. 63. Ibid., p. 238.

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Toutefois le texte de Fritz Zorn, à l’instar de celui des Mémoires du Président Schreber, constitue un document de base pour l’étude de cas comparables. Je pense notamment à deux de mes analysantes, elles aussi atteintes de cancer. Comme Fritz Zorn, toutes deux existaient à la manière de faux-selfs très développés, dont la partie psychique primitive avait été quasi étouffée par un fonctionnement psychique secondaire très opérationnel et adapté aux exigences sociales de parents rigides et non réceptifs aux besoins de très jeunes enfants. L’une de ces deux analysantes, Annie, est venue vers l’analyse juste après sa retraite, à soixante ans, décidée à s’engager dans un travail sur elle-même pour cesser de vivre en fonction des exigences d’autrui. L’homme qu’elle aimait venait de la quitter pour une femme beaucoup plus jeune, avec laquelle il voulait avoir des enfants. En évoquant tout cela, Annie ne se départait pas du sourire qu’elle maintenait comme une enfant (ou comme Zorn). Jusque-là, elle avait supporté son insatisfaction d’elle-même en se dévouant aux autres et en écrivant un journal qui ne sera pas publié en dépit de ses efforts. Au terme d’un an d’analyse, sa gynécologue diagnostiqua chez elle un cancer du sein. Après quatre années de rémission par rapport à ce premier cancer, qui regressa jusqu’à s’annuler sans qu’elle ait à recourir à l’ablation du sein, elle succomba rapidement à un cancer affectant un de ses reins et son foie. Toutefois, ce qu’elle relevait comme positif au cours de ses deux états cancéreux, c’est qu’enfin elle osait demander de l’aide. Les autres lui apparaissaient donc maintenant accessibles à une demande de sollicitude qu’elle présentait elle-même, elle qui était vouée jusque-là à se dévouer sans jamais attendre de contrepartie. Au début de son analyse, elle m’apporta un conte qui, après-coup, me paraît transcrire de façon métaphorique son fonctionnement psychique clivé. Ses deux parties psychiques y sont représentées l’une par un « gros ours qui n’était pas méchant, qui savait lécher, mordiller, caresser sans arrêt », ainsi qu’elle le faisait elle-même avec ses proches, et l’autre par une femme sans bras ni mains, qui cherchait, comme elle l’écrit, à soulager ses souffrances. Le gros ours figurait son faux-self et la femme sans bras ni mains son vrai self, un moi-corps sérieusement mutilé. Le conte se termine par une demande : « Je vous en prie prêtez-moi votre main. Je vous en prie creusez ce trou sans fin. »

Annie et moi avons découvert dans le transfert, comme Fritz Zorn dans sa thérapie, la figure effrayante de ses parents intériorisés, dont elle s’était dégagée au prix d’une mutilation interne qui faisait trou et qu’elle me demandait de « creuser » avec elle, c’est-à-dire de lui trouver 181

un sens. Ce trou vide de sens était en fait un trop-plein, un trop-plein d’excitations vide de sens (les fueros64 pour Freud) à même son corps et sa personne, qui faisait maelström et qui alimentait un sentiment-sensation de discontinuité, de non-sens qui semblait l’aspirer, la « scotcher ». Délia parlait à ce propos de « mettre une couche de blanc (de typex) ou du vide sur quelque chose de trop plein ». La présence de l’autre ne comble jamais une solitude fondamentale. Au contraire, « qu’il soit présent ou absent, c’est douloureux », disait encore Délia à propos de son ami. Néanmoins, la perte de l’autre dans l’actuel peut rouvrir une faille essentielle, tant bien que mal colmatée : pour Annie, sa mère l’avait laissée chez sa soeur alors qu’elle avait deux mois et demi pour rejoindre avec ses enfants plus âgés son mari, envoyé pour neuf mois en garnison au Maroc. D’autre part, Annie était profondément persuadée que sa mère ne l’avait jamais aimée. Cette dernière voulait un garçon à sa place. Comme Zorn, la thérapie lui apporta quelques joies non négligeables et l’espoir de pouvoir vivre en se sentant acceptée, mais elle ne suffit pas pour la distancier suffisamment de son histoire catastrophique, que je ne développerai pas ici.

Conclusion L’autiste parvient de manière radicale au rejet de toute intériorisation positive de ses parents ; l’addicté et le somatisant ne pratiquent pas un rejet aussi net. Ils intériorisent l’autre, mais en tant que non-personne, comme une chose en soi insatisfaisante, comme un trop-plein excitant qui a perverti leur contact au monde en ses origines mêmes. Dans les trois syndromes, c’est la constitution totale ou partielle du moi-corps qui est atteinte par suite du défaut d’étayage des pulsions sur l’autre et, par retournement sur soi, sur le corps propre. Pour ces sujets, l’échec résulte de la privation totale ou partielle de la première couche de l’appareil psychique, le pare-excitations, en principe contenant et source de sécurité. Chez eux, il est troué et crée des procédés d’autoconservation paradoxaux, qui miment une sorte de rebroussement ou 64. Freud utilise le terme espagnol de fueros pour désigner des « traces du passé (qui) ont survécu ». D’après la lettre à Fliess du 6-12-1896, ces traces constitueraient en deçà de l’inconscient et du conscient « le premier enregistrement des perceptions, tout à fait incapable(s) de devenir conscient et aménagé suivant les associations simultanées […]. Le souvenir agit alors comme un événement actuel ». Freud S., « Lettre (à W. Fliess) n° 52 du 6-12-1896 » in Naissance de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 155-156.

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d’envers du processus auto-érotique sur fond de désintrication d’Eros et de Thanatos, au profit de celle-ci. Cette désintrication laisse Thanatos maîtresse des lieux. Thanatos, seule, donne surtout à l’autre une valence mortifère. Le premier support d’étayage des pulsions, le corps, au lieu d’être investi par la libido est alors attaqué dans ses fonctions mêmes, soit au niveau des expériences sensuelles de base : rire, pleurer, toucher, comme chez l’autiste B. Sellin, soit par l’absorption de substances qui « cassent » le pouvoir d’agir et de penser ou par un trouble somatique qui, à l’insu du sujet, met sa vie biologique en danger. En ce sens, l’anorexie ne serait-elle pas plus à la croisée de l’addiction et de la somatisation que de la simple addiction ? De toutes façons, ces trois modes d’auto-conservation paradoxaux, qui tendent à protéger quelques bribes de l’identité subjective ou de la continuité d’être, génèrent, par la mise en cause du premier support d’étayage, l’impossibilité pour le moi, notamment le moi-corps, de se constituer sans clivage, c’est-à-dire sans ces trous/trop-plein qui font point d’appel de détresse et qui réapparaissent dès que des situations affectives les réactivent (l’abandon d’Annie par son amant par exemple). Un cancer ne se développe pas n’importe quand, mais souvent quand l’autre aimé est source de mal-être. De même, l’addiction se déclare lorsqu’il apparaît que le sujet n’a plus vraiment besoin de l’autre qu’en tant que substance. Un tel clivage se produit souvent à l’adolescence, au moment du travail de séparation des objets primaires, plus objets nourriciers qu’objets porteurs de sens. Ainsi l’objet autistique, addictif et l’objet somatique ne représentent pas l’objet primaire, ils le remplacent et créent les conditions paradoxales d’une répétition autistique de la destruction de l’autre. Engendrer un lieu psychique pour que cet autre qui, jusque-là, n’était que chose excitante ou surmoi cruel, devienne absence métabolisée, désormais pleine, matrice de l’être interne, c’est l’oeuvre transférentielle d’une analyse ou d’une psychothérapie. Mais, écrit J. McDougall, « si l’analyste maintient sa fonction classique de miroir réfléchissant, face aux dimensions manquantes du vécu psychique et face au vécu somatique de ses analysants – c’est-à-dire s’il s’obstine à tenir son miroir toujours à la même place et dans le même angle –, il ne peut que réfléchir ce rien (ce tropplein d’excitations) que sont la représentation détruite et l’affect étranglé. Il convient de distinguer entre le manque, signifiance qui induit le désir et la créativité, et ce néant irreprésentable, indicible, métaphore de la mort. Terrain limite de l’analysable »65, ajoute-t-elle. 65

65. Mc Dougall J., Plaidoyer pour une certaine anormalité, op. cit., p. 172.

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Comment tenir cette place de support de l’autre qui favorise le passage des formes muettes, inertes, alimentant un masochisme mortifère redoutable pour le moi-corps autistique, addictif, ou somatisant, vers des formes fantasmatiques vivantes, capables de s’autogérer ? « La topologie de l’observation, propose P. Fédida dans son article intitulé « Autisme et auto-érotisme. Conditions d’efficacité d’un paradigme en psychopathologie », exige des mots qu’ils soient eux-mêmes des actes sensoriels de signification »66. Cette proposition d’une écoute poétique est essentielle, mais n’exclut pas d’autres modalités. Selon le degré de destruction ou de non-constitution du pare-excitations et du moi-corps, le recours à l’usage de supports plastiques et figuratifs (ou à d’autres suppléments de cadre) pourra être pertinent pour relancer le destin auto-érotique de la pulsion et de l’activité de représentation fantasmatique qui en est issue. En outre, la terreur, la haine ou l’inextricable ambivalence réactivées par l’autre (le « noyau d’illusion négative paranoïaque »67), notamment dans la relation duelle et qui introduit non à une problématique du conflit, mais à une problématique du lien, ainsi que le repère Ph. Jeammet, nécessitera le recours à « des thérapies bi – ou multifocales, avec des référents qui se situent au niveau de la réalité externe et d’un aménagement de cette réalité, avec éventuellement des intervenants au niveau familial »68. Enfin, en référence à l’article de S. Freud de 1938, « Constructions dans l’analyse », concernant le traitement de ces traumatismes primitifs qui reposent sur une carence dans l’organisation des auto-érotismes et une forte tendance à l’acte, R. Roussillon propose « un travail d’historisation du symptôme somatique (entre autres) à partir d’un travail de recontextualisation de la sensation perceptive (les fueros)69 » afin qu’elle accède à l’ordre de la symbolisation primaire. La thérapie des états d’autisme et de psychose infantile m’a conduite à une proposition analogue70. S’abstraire autistiquement, s’addicter, somatiser est profondément la même chose. Tous trois dénotent des degrés d’échec dans l’étayage. 66. Fédida P., « Autisme et auto-érotisme. Conditions d’efficacité d’un paradigme en psychopathologie » in Revue internationale de Psychopathologie, Paris, PUF, 1990, n° 2, pp. 402-3. 67. Roussillon R., Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, PUF, 1991, p. 204. 68. Jeammet Ph., « Psychopathologie des conduites de dépendance et d’addiction à l’adolescence », Cliniques méditerranéennes, 1995, n° 47/48, pp. 172-3. 69. Roussillon R., Agonie, clivage et symbolisation, Paris, PUF, 1999, p. 136. 70. Allouch E., Au seuil du figurable, op. cit., pp. 216-25.

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Réussi, l’étayage préserve les sujets des réactions paradoxales d’autoconservation, dominées par la recherche exacerbée de sensations, qui suppléent au défaut du lien corps/psyché, tributaire de la qualité du premier lien affectif. Orchestrées par la présence d’un autre, stimulant et sécurisant, les « expériences sensuelles de base » (expression de F. Tustin) forgent le fonds vital permettant de vivre créativement en un corps et au-delà, avec les autres et les objets du monde à travers le langage, au lieu de survivre tout en s’autodétruisant. En lisière d’une fascination pour et par la mort (sous l’impact d’un narcissisme de mort), somatiser, s’addicter, s’abstraire autistiquement, sont des tentatives de quitter un état de solitude fondamentale, définition possible de l’autisme dans ses cercles infernaux, qui incluent les addictions et les somatisations, approchant la mort, au plus près.

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PARTIE 3 Traitements des addictions

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F. DUPARC

Addictions et relaxation Les psychanalystes qui veulent s’occuper de sujets en proie à des addictions se heurtent à de nombreuses difficultés. Ceux-ci, notamment les toxicomanes ou les alcooliques, ne peuvent que rarement suivre d’emblée les conditions d’une cure analytique : ils détournent la règle de la libre association en faveur d’une séduction mensongère, et ignorent fondamentalement la règle d’abstinence proscrivant l’agir au profit de l’élaboration psychique, de la représentation et de l’affect. Contrairement aux « patients » que les psys ont l’habitude de suivre, ces « impatients » ont la plus grande peine à ne pas évacuer les affects traumatiques dont ils souffrent dans des passages à l’acte, des comportements addictifs, des prises de toxiques ou des transferts passionnels. C’est pourquoi, à vrai dire, les psychanalystes ne sont pas si nombreux que cela à vouloir les prendre en charge. De leur côté, les toxicomanes demandent assez rarement à consulter quelqu’un dont ils pensent que la neutralité lui imposera de ne pas s’engager dans une relation trop active, et qui ne leur donnera pas d’autre issue que le transfert, une dépendance affective que leurs comportements leur ont précisément permis de fuir. Pourtant la psychanalyse, sous réserve de certains aménagements du cadre, a le mérite d’atteindre ces sujets au coeur, et de résoudre durablement leurs troubles, lorsque le charme prend. L’absence de demande que l’on invoque souvent n’est pas si absolue, et même lorsque la demande prend la forme d’une injonction thérapeutique d’un proche, de la famille, ou de la justice, une vraie rencontre peut toujours se produire, lorsque l’analyste s’astreint à respecter certaines conditions de cadre, d’écoute et d’implication contre-transférentielle. Lorsque la demande de soin est plus directe, il n’est d’ailleurs pas si facile d’y répondre correctement, et surtout d’obtenir un résultat durable, même en institution. En ce qui me concerne, c’est en cabinet privé, hors de tout cadre institutionnel et sans médicaments de substitution (même si j’ai toujours accepté une prise en charge conjointe, si nécessaire), que j’ai pu aider plusieurs sujets addictés qui avaient déjà tenté d’autres prises en charge ailleurs, jusqu’au rétablissement de leur autonomie. Cela s’est réalisé il est vrai au prix d’un temps de cure assez long (plusieurs années), d’une forte dépendance transférentielle, et de nombreux 189

aménagements : j’ai pu ainsi accompagner plusieurs héroïnomanes, des cocaïnomanes, des alcooliques, des consommateurs de cannabis et de cocktails médicamenteux variés, ainsi que des toxicomanies sans drogues : aux sports, aux conduites à risques, aux jeux virtuels ou de hasard, et même, ce qui n’est pas le plus facile, des anorexiques-boulimiques, ou des grands fumeurs. Pour ce qui est du terme, je n’ai pas de préférence pour le mot de toxicomanie, ou pour celui d’addiction, même si j’ai été sensible aux arguments de J. Mac Dougall en faveur du terme d’addiction (qui a le mérite de mettre l’accent sur la dépendance, plus que sur le masochisme pervers). Le mot de toxicomanie me convient cependant aussi car il évoque l’état maniaque et le déni, en particulier celui des affects douloureux de deuil, ou la difficulté avec le désir qu’on rencontre si souvent dans ces affections. Le refus de l’émotion et de la dépendance à l’autre, de la part du sujet addicté, est le résultat de l’expérience du manque de fiabilité de ses premiers objets d’amour (objets primaires). Le sujet craint de revivre un effondrement traumatique, sans autres représentations possibles, pour contenir l’excitation causée par le traumatisme, qu’un noyau de traces hallucinatoires, autistiques, ou des comportements autocalmants de l’ordre du contre-investissement ; ce que j’ai appelé des « formes » sensorimotrices, en deçà de la représentation (F. Duparc 1991). Certes, le sevrage institutionnel, les médicaments de substitution, les techniques éducatives et comportementales, sont parfois les seules possibles et efficaces à court terme dans les cas les plus difficiles, mais à plus long terme, elles reproduisent en partie la carence de lien objectal, le manque de représentation psychique des troubles en cause, et autorisent le maintien du recours au clivage, au déni, et aux comportements. En cas de « bonne rencontre » avec l’analyse, au contraire, il est possible de découvrir des causalités, une histoire, et le moyen de désamorcer à la longue les conduites pathologiques d’une façon plus définitive. Il sera surtout possible d’aider le sujet à la reconstruction d’une histoire qu’il puisse assumer, et de nouveaux liens : sociaux, familiaux, et identitaires, jusqu’au sens de sa vie. Mais pour optimiser les chances d’une bonne rencontre avec un sujet souffrant d’addiction, quelles conditions d’accueil proposer ? J’ai évoqué les aménagements du cadre, l’écoute, et le contre-transfert ; je vais donc y revenir plus en détail. Pour le psychanalyste, le cadre est en général un prêt-à-porter dont il a reçu les pièces durant sa formation, et qu’il applique consciencieusement : la neutralité et l’abstinence, la libre 190

association du patient étendu sur le divan, l’interprétation, principalement du transfert, après prise en compte du contre-transfert. Avec les sujets limites, en proie à des traumatismes dont l’expression ne peut se faire par la parole parce qu’ils en dénient les traces, ou qu’ils ne possèdent pas les représentations psychiques suffisantes pour pouvoir en parler librement, ce cadre traditionnel ne fonctionne cependant pas. Il leur faut un cadre construit progressivement, « sur mesure », en insistant sur les paramètres qui ne peuvent être intégrés sans un étayage soutenu et actif. La présence et la fiabilité du psychanalyste sont essentiels tout au long de la cure, qui peut être longue, et tout particulièrement au début. Ainsi, pour commencer, le patient ne peut en général imaginer s’allonger sur le divan, privé du soutien du regard de l’analyste, et faire confiance à une parole qu’il a l’habitude de détourner au profit de son addiction ; s’il s’y prête, ce sera à la façon d’un mensonge ou d’un clivage du moi, les agirs venant annuler toute prise de conscience par la parole. Le face-à-face est ainsi souvent le seul mode de début possible. Mais s’il permet au patient de s’assurer un contrôle sur l’analyste, pour cette même raison, il est aussi un moyen de neutraliser l’affect, et la régression à la dépendance. La parole, lorsqu’elle se résume à énoncer une histoire factuelle, non intégrée sur le plan émotionnel, sans lien avec l’inconscient, laisse dehors les traumatismes vécus par le sujet dans son lien à ses objets primaires (le père et la mère de son Œdipe précoce, en deçà du langage), comme leur réactualisation récente à l’adolescence ou au-delà, point de départ des troubles. Le sujet peut associer de façon apparemment fluide, sans que rien ne se passe en profondeur, ni sur le plan de l’addiction, face à un analyste à l’écoute, mais inexistant pour lui car trop rationnel et trop passif. Pour que cela puisse changer, il faut que l’analyste s’engage dans la vie même du patient, qu’il devienne pour lui l’objet qui s’offre à revivre avec lui les traumas occultés ou déniés : ce que D. Winnicott a appelé pour l’enfant le stade de la « présentation de l’objet ». Évidemment, ceci est contestable pour tous ceux dont la vision de la neutralité impose que l’analyste ne soit qu’un miroir, et s’attachent à récuser la séduction, la suggestion, et la régression à l’infantile dans le transfert, ou pour ceux qui pensent que le symbolique existe dès le début de la vie, et que la parole doit suffire à capter le sens qui se dérobe. Or il est clair que l’implication contre-transférentielle de l’analyste est essentielle avec ces patients : pour être à l’écoute de leur souffrance, même s’ils la dénient, pour jouer le rôle d’un étayage surmoïque protecteur et non d’un surmoi cruel, pour aider à la constitution, autour 191

du sujet, d’un environnement suffisamment bon qui lui permette de survivre, physiquement et psychiquement. Chez les addictés, bien des contenus mentaux ne peuvent être amenés à l’analyse que par identification projective, et à se mettre en scène que par les affects contre-transférentiels ou les erreurs de l’analyste. Ses « lâchages » plus ou moins manifestes (oublis, inattention, absences insuffisamment préparées), apparaissent alors comme la répétition des vécus traumatiques du patient. Encore faut-il que ceux-ci soient réduits, et servent à une analyse soigneuse du contre-transfert. La neutralité, comme avec tous les états-limites, doit être ainsi conçue comme un véritable travail, fait d’essais et d’erreurs, qui permet de limiter au strict minimum la répétition des traumatismes vécus par le patient, de même que les contre-attitudes figées et caricaturales qu’il a utilisées comme défenses, avant de les transformer. Le but essentiel, mais qui ne peut être obtenu d’emblée, est de lutter contre la compulsion de répétition mortifère dans un but de décharge, en la limitant à la répétition pour représentation, mise en scène des traumas. Mais ceci ne permet pas toujours à l’analyste de ramener à la lumière les traumatismes vécus par le patient, notamment ceux inscrits dans sa structure mentale et ses comportements, qui font l’objet d’une compulsion de répétition agie et d’un clivage. Certains vécus primaires, en particulier ceux qui comportent des abandons et des maltraitances précoces ayant entraîné des réactions autistiques ou fétichiques précoces, ou des comportements autocalmants, ne sont accessibles que par une extrême attention portée au corps du patient et à l’excitation psychique non liée à des représentations. Ceci est réalisé au mieux par une technique particulière : la relaxation psychanalytique, qui m’a personnellement beaucoup aidé dans la prise en charge de ces patients. J’ai élaboré cette technique au fil du temps, longtemps après avoir utilisé ponctuellement la technique de Schültz durant mes études médicales dans les années 70 (notamment pour des patients hospitalisés pour sevrage de l’héroïne). La première étape, pour moi, a été de mieux comprendre la raison historique pour laquelle Freud avait utilisé la situation du patient allongé sur le divan, un héritage de l’hypnose qui permettait à la libre association, cette « parole couchée » (A. Green), de s’approcher des conditions du rêve. Au départ, en alternance avec des soins corporels attentifs, avec cure de repos et massages, notamment, Freud proposait à ses patientes hystériques de fermer les yeux et de dire la première image qui se présenterait lorsqu’il relâcherait la pression exercée par lui sur leurs tempes. 192

Les analystes ont peu réfléchi à ce qu’il restait de cette technique hypnotique dans la cure classique. Il s’agit pourtant d’un élément essentiel pour mieux comprendre les indications et les contre-indications d’une analyse sur le divan. Lorsqu’un patient souffre d’une pathologie psychosomatique, ou d’un clivage du moi qui ne permet pas à une partie de ses vécus mal représentés ou mal symbolisés de s’exprimer par le langage, autrement que de façon opératoire ou dans un flux associatif dissocié des affects, la relaxation est un retour à la procédure initiale de Freud ; celui-ci avait beaucoup d’états-limites et de patients psychosomatiques dans la clientèle que nous découvrons dans ses Études sur l’hystérie, avant qu’il ne se concentre sur l’analyse des patients disposant d’une capacité fantasmatique suffisante. Mais avec sa recherche concernant les patients difficiles, c’est Ferenczi qui a jeté les bases d’un retour à une technique adaptée aux névroses traumatiques, et aux sujets atteints « d’onanisme larvé », soit des comportements auto-érotiques sans représentations associées. Dans « Principe de relaxation et néocatharsis », en 1930, il dit la nécessité, pour amener à l’analyse des noyaux traumatiques clivés, d’étendre la libre association aux matériaux corporels et agis, insaisissables par la parole, qui se manifestent souvent par des attitudes corporelles empruntées, figées, ou des tensions musculaires passant inaperçues. C’est évidemment le rôle de la relaxation que de tenter de déceler ces tensions dans le corps du patient, alors que spontanément, il n’en parlerait jamais, comme souvent en ce qui concerne ses actings ou sa consommation toxique en dehors des séances. L’idée qu’il s’agit de comportements d’onanisme larvé rappelle un des rares apports de Freud concernant l’addiction, à savoir que l’onanisme est la première des addictions, et que la libido pouvait avoir des effets toxiques lorsqu’elle n’était pas liée psychiquement par des fantasmes. Deux point essentiels, mais limités, car, on le sait, les deux restes inélaborés de l’auto-analyse de Freud ont été ses relations avec le cigare (une addiction dans le fil de son expérience malheureuse avec la cocaïne, qui avait entraîné la mort de son ami Fliesch), et la pensée des relations précoces mère-bébé, notamment le rôle de l’environnement dans la construction du sujet. Aussi, après S. Ferenczi, c’est Winnicott qui m’a le plus aidé, avec son idée que lorsque le patient ne dispose pas d’une aire de jeu suffisante pour utiliser le langage associatif et la relation avec l’analyste comme telle, il faut d’abord lui apprendre à jouer, lui permettre de construire cette aire de jeu, une aire transitionnelle qui seule permettra une bonne 193

qualité de représentation et de remise en scène de son histoire. Pour y parvenir avec les états-limites, dit Winnicott, on doit parfois traverser une phase où l’on permet au patient sur le divan de regarder l’analyste, de parler tout en se déplaçant, ou d’agir, de s’allonger et dormir, le tout dans un climat de détente (de relaxation) et de régression formelle, ce qui constitue, comme pour l’enfant assis par terre au milieu de ses jouets, un équivalent de la libre association, et permet d’intégrer la représentation d’une expérience que le sujet n’a pas pu vivre avec son environnement primaire. Les patients qui n’ont pu construire cette aire de jeu ont souvent utilisé à la place, pour colmater le vide traumatique, un objet transitionnel avorté en objet fétichique (que Wulff avait décrit avant Winnicott). C’est le cas de « l’enfant à la ficelle » dont Winnicott parle dans « Objets et phénomènes transitionnels », qui, faute d’un traitement adapté, est devenu plus tard toxicomane, dans l’après-coup de la puberté. Si « l’enfant à la bobine » de Freud a fourni le modèle de la pulsion de mort, l’enfant à la ficelle nous fournit un excellent modèle pour l’addiction. Sa fixation à un objet concret, la ficelle, au lieu d’un passage transitoire par un objet transitionnel, traduisait l’échec de sa représentation symbolique du lien à l’objet primaire – dans son cas, du fait d’une mère dépressive - revêtant une valeur prédictive pour son évolution vers l’addiction, selon Winnicott. La relaxation psychanalytique que j’utilise, en totale convergence avec les travaux de l’Association de Psychothérapie Psychanalytique de Relaxation, que j’ai découverts tardivement, mais que j’ai rejoint aussitôt, de M.-L. Roux, M. Dechaud et F. Sacco notamment, est une technique qui reprend les idées de Ferenczi et de Winnicott, enrichie de quelques élaborations supplémentaires concernant la libre association, l’affect, et les comportements autocalmants des psychosomaticiens (M. Fain, en particulier), ou l’autosensualité et les formes motrices rencontrées dans l’autisme (selon F. Tustin). Depuis que j’utilise ce protocole et que j’en parle, il m’arrive de plus en plus souvent de recevoir des addictés qui viennent me consulter parce que j’utilise cette technique : la dernière en date est une très jeune femme anorexique-boulimique avec des crises d’allure syncopale, et des conduites sportives à risque, parfois sous l’emprise de fortes doses de cannabis, qui a voulu me rencontrer après avoir pris connaissance de mes travaux sur Google, parce qu’elle pensait qu’elle ne pouvait arriver à exprimer son malaise autrement qu’en passant par des actes dangereux, ou bien par l’intermédiaire d’une thérapie tenant compte de son corps. 194

Cette technique n’a en fait que très peu à voir, ni avec une thérapie analytique habituelle en face-à-face, ni avec une relaxation classique : cette dernière se contente en effet de se centrer sur le corps et sur sa détente, ce qui a parfois des effets positifs, mais ne favorise qu’une ouverture limitée vers la représentation psychique de l’histoire du sujet et sa reconstruction. Dans le protocole que j’utilise, la position allongée sur le divan est maintenue, mais l’analyste reste en face du patient, assez proche pour pouvoir être regardé dans les yeux s’il le désire, à moins qu’il ne préfère fermer les yeux ou se tourner sur le côté. La consigne lui est donnée de s’allonger, de tenter de se détendre, et lorsqu’il en ressentira la possibilité, de faire part de ce qui se présente à lui sous forme de mouvements, de sensations, d’émotions, d’images, ou de pensées verbales, quel qu’en soit le contenu. La consigne est donc la même que celle de l’association libre, mais étendue aux émotions, aux perceptions et à la motricité. On pourra également vérifier, par quelques mouvements de contraction et de détente motrice, que le patient ressent bien tout son corps, qu’il n’y a pas de zones tendues ou au contraire anesthésiées, qui auraient en quelque sorte disparu de son schéma corporel, traduisant concrètement le clivage de son image du corps, de son unité narcissique. Lorsqu’on utilise cette technique, on découvre souvent des comportements moteurs discrets, qui évoquent soit des comportements autocalmants, soit une hyperactivité a minima qui peut aller jusqu’à ce que j’ai décrit sous le terme de « manie blanche », une excitation psychomotrice généralisée, sans affect d’élation. On rencontre cette dernière chez les sujets souffrant de maladies allergiques ou auto-immunes, et chez nombre de patients addictés, en particulier à la cocaïne ou aux psychostimulants (y compris le tabac ou le cannabis, parfois). La relaxation, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’a pas d’effet gratifiant ou séducteur, mais permet au contraire de rétablir une certaine neutralité. En faisant porter l’attention des patients sur ces mouvements et en favorisant leur détente, on les aide à rétablir une abstinence, une contention de la décharge motrice. Cela permet de neutraliser l’excitation provoquée par leurs émotions, notamment celles suscitées par le transfert. Les sujets addictés y sont particulièrement sensibles, car ils supportent mal la régression à la dépendance, aux vécus primaires qui leur rappellent les conditions de leurs traumas précoces. Avec eux, on peut considérer le corps comme une aire intermédiaire, un espace tiers qui s’interpose entre l’analyste et le sujet, et permet de contrôler l’excitation : la relaxation réalise une sorte d’hypocondrie contrôlée. Mais elle 195

ne peut démarrer qu’après un temps suffisant de préparation en face-àface, pour éviter le rejet de la dépendance. De cette façon, le corps devient peu à peu une « aire de jeu » pour des traces motrices ou des perceptions hallucinatoires, à la limite du cauchemar, qui sont la répétition à l’identique de vécus primaires de décharge ou de contre-investissement de traumatismes précoces : ainsi, des rêves de chutes ou de vol, qui font penser aux rêves typiques de Freud, sans guère d’associations, peuvent se matérialiser sous forme d’impressions de tomber à l’intérieur du divan, et trouver un parallèle avec l’impression d’avoir été abandonné à des vécus d’excitation durant l’enfance, par la mère ou les parents en charge de l’enfant. C’est ce qu’a ressenti de nombreuses fois en relaxation la patiente dont j’ai parlé, qui avait été très carencée dans son enfance en soins maternels, et qui reproduisait ces défauts de holding dans les syncopes liées à ses comportements alimentaires (qui la carençaient), dans ses conduites à risque ou ses accidents de circulation. Il lui était à chaque fois très important de vérifier ma présence et de sentir que par mon contre-transfert (visible dans ma posture), j’avais comme envie de la rattraper ou de la tenir pour l’empêcher de tomber. Le fait d’avoir pu partager avec moi ces expériences lui fut précieux. Elle dut cependant vérifier tout un temps, par ses abandons à elle – elle ratait répétitivement des séances, ou s’endormait – que je pouvais « supporter de la porter » malgré ses angoisses et son refus de la dépendance, si fréquent chez les addictés qui préfèrent dépendre de leur addiction que du psychanalyste. En permettant cette aire de jeu pour des traces motrices irreprésentables directement par la parole, autrement que par des tensions, des comportements, des cauchemars ou des actings, la prise en compte du corps dans la relaxation permet une double reconstruction. En premier lieu, une reconstruction de l’histoire traumatique. En second lieu – et cette action doit être menée parallèlement à la première – une construction de l’histoire qui n’a pas eu lieu, des expériences que le sujet n’a pas pu faire, et qu’il doit découvrir pour pouvoir accéder à certaines de ses capacités pulsionnelles, fantasmatiques et identitaires (y compris dans son image du corps, souvent limitée ou même amputée, comme l’avait bien compris G. Pankow). Le lien avec le langage et l’histoire peut être fait par le patient luimême, lorsqu’il peut raconter l’histoire de sa vie et de son enfance, mais souvent de façon anecdotique, traduisant le clivage, comme un compterendu banal. En cas de secret ou de non-dits concernant cette histoire, 196

elle sera construite par l’analyste, sous forme d’hypothèses, à partir des actings ou des tensions corporelles du patient. L’interprétation des agirs, des traces perceptives ou motrices, doit cependant faire l’objet d’un tempo très prudent, afin de ne pas envahir le patient d’une excitation insupportable à l’évocation de certains affects non liés à des fantasmes érotiques agréables, ou par la blessure narcissique que constitue l’interprétation. Il faut apprendre au sujet à s’approprier la capacité d’interpréter ce qui se passe dans son corps, pour lui permettre d’acquérir une certaine emprise sur sa propre construction psychique. Mais ce qui fait la nature véritablement psychanalytique de ce protocole, c’est qu’il reste en lien avec le langage et la reconstruction de l’histoire, ce que ne ferait pas une simple catharsis, ou une thérapie de soutien. De même pour le transfert : l’interprétation de celui-ci est indispensable, au même titre que dans une cure psychanalytique, ce qui fait toute la différence avec une autre forme de thérapie. Les contenus que l’on rencontre dépendent évidemment un peu du type d’addiction, mais moins toutefois qu’une approche superficielle pourrait le faire croire. Le point commun est la difficulté à établir des relations affectives intimes avec l’autre, ce qui m’a souvent fait penser à un noyau autistique de la personnalité, comme le concevait F. Tustin. Le toxique joue en général le rôle d’un investissement fétichique, d’un objet non-humain, au sens où H. Searles entend ce terme, ou d’un objet transitionnel mortifié chez Winnicott. Sa fonction essentielle est de parer à la non-fiabilité de l’objet primaire, revécue en après-coup à l’adolescence, lors de l’effraction de la puberté. Mais du coup, le lien au psychanalyste lui-même pourra prendre l’apparence de cet investissement addictif, dans lequel le transfert sur le cadre est plus important que le transfert sur la personne de l’analyste, et où celui-ci est considéré comme un objet manipulable, et non comme un autre véritable. C’est ainsi par exemple le cas d’un des patients que j’ai suivi, Marc, qui souffrait de plusieurs addictions dont la plus grave était la cocaïne, mais qui consommait aussi beaucoup d’alcool, fumait du cannabis et plusieurs paquets de tabac par jour, sans compter son penchant quasi addictif pour des rencontres avec des jeunes filles nettement plus jeunes que lui. Lorsque je l’ai rencontré, il consultait en parallèle six psychothérapeutes et psychanalystes, ce qui ne lui avait pas évité un internement pour un épisode aigu avec la cocaïne. Incapable d’une relation amoureuse sérieuse, comme d’un investissement affectif profond, il prit peu à peu conscience, grâce à la relaxation, de son agitation motrice – en particulier, il avait des petits mouvements incessants des pieds, qui 197

traduisaient son état d’excitation plus ou moins marqué – qui augmentait lorsqu’une émotion aurait pu apparaître. Il me dit que c’étaient les mêmes mouvements que son père, que sa mère surnommait « pas tranquille ». Mais il avait aussi des tensions que j’interprétais comme des mouvements minimes de retrait à mon égard, et qu’il put relier au fait que son père le battait souvent, de façon très folle. Il avait toujours pensé que c’était pour compenser le fait que sa mère le gâtait exagérément depuis sa petite enfance, jusqu’à lui fournir sans compter de l’argent pour des achats inconsidérés, puis pour de la drogue. Alors qu’il parvenait peu à peu à se détendre dans les séances, il prit conscience de sa peur d’une relation intime avec moi dans le transfert, qu’il attribuait en riant au fait que je devais peut-être être homosexuel, et que j’aimerais, plutôt que de m’occuper de lui, lui tripoter le zizi, comme il le faisait avec son frère en lui disant : « Viens, on va traire la vache ». Le fait que je m’occupe à la fois de son corps et de ce qu’il pensait, et surtout de ses émotions, le rassurait et l’inquiétait à la fois. Il cherchait à m’acheter comme il le faisait avec les femmes, ou comme sa mère avec lui, avec des cadeaux ; je refusais, en lui montrant le lien avec son attachement aux objets matériels plus qu’à notre travail. Il m’avoua que de toutes façons, il ne pouvait pas pénétrer les femmes autrement qu’avec un godemichet ; l’intérieur de leur vagin lui faisait peur. Peut-être étaitce lié au fait que sa mère était déprimée, donc noire à l’intérieur, et angoissée par la sexualité avec son père. Un jour, étape importante de son évolution, il fit un cauchemar dans lequel apparaissait un ours noir. « Un ours en peluche, comme ceux que vous avez ici, mais inquiétant ». Il me dit alors que lui n’avait pas d’ours en peluche, comme son frère, mais un « Dingo en plastique » tout abîmé. Est-ce que ça veut dire, se demande-t-il, qu’alors qu’il avait cru être le préféré, sa mère était plus saine dans ses relations avec son frère qu’avec lui ? Son frère va bien, aujourd’hui, alors que lui, il sait bien qu’il est un peu « dingo ». Je ne pourrai m’étendre plus sur l’histoire de ce patient, qui a beaucoup évolué, en traversant notamment un important moment dépressif quand il prit pleine conscience des traumatismes qu’il avait vécus et de ceux qu’il s’était infligé. Il lui fallait aussi envisager la difficile reconstruction de son histoire, de sa vie affective et sociale. Comme avec beaucoup de patients toxicomanes, la difficulté essentielle est de retrouver un sens à la vie hors la toxicomanie, pour que la perspective des « bons objets » à retrouver et à restaurer l’emporte sur celle des dégâts causés par l’emprise insuffisante à l’égard des « mauvais ». La position dépressive, au sens de M. Klein, est une étape capitale, là où le toxique entretenait 198

le noyau irreprésentable d’un vécu traumatique clivé, avec en son cœur la confusion entre le bon et le mauvais, dans une emprise compulsive échouant de plus en plus, faisant le jeu de la pulsion de mort. À ce sujet, je voudrais revenir un instant sur cette particularité de l’addiction d’être une pathologie constituée en plusieurs temps, ce qui se retrouvera dans la cure elle-même. Le premier temps, nous l’avons vu, est la défaillance de l’objet primaire, qui favorise l’attachement à des objets non-humains, des formes autosensuelles ou comportementales primaires, « représentations-limites » de Freud (dans l’Esquisse), ou formes sensori-motrices proche de l’imitation, plus que de la représentation. On sait d’ailleurs la fréquence des transmissions transgénérationnelles des comportements addictifs, anorexiques ou des conduites à risques. L’enfant à la ficelle en donne le modèle. Le second temps est souvent le traumatisme que constitue la puberté, cet afflux quasiment « toxique » de la libido non suffisamment liée à des représentations, nous dit Freud. Il est évidemment aggravé par l’environnement, qui constitue un pare-excitation essentiel à cet âge, comme dans le cas de la première enfance, pour franchir le stade de l’adolescence (du « devenir adulte »). L’environnement minimal est double : une famille qui doit survivre à l’irruption de la séduction sexuelle de l’adolescent et accepter d’en faire le deuil et un environnement groupal, idéologique et culturel qui permette à l’adolescent d’anticiper sa construction identitaire et libidinale avec une liberté de choix suffisante pour faire le tri dans son héritage familial et se trouver un sens. Ce processus de subjectivation est entravé par l’immersion dans des groupes excessivement déstructurés, et par les idéologies collectives dans leurs versants les plus mortifères, auxquelles les adolescents sont très sensibles : ainsi en est-il de l’idéologie de la consommation et de la communication facile, avatar mortifère de la séduction, ou de l’affrontement excessif à la castration dans des conduites ordaliques jouant avec la mort. On sait la vulnérabilité des ados aux images de mannequins anorexiques, ou aux publicités vantant la consommation de produits (alcools, cigarettes qui font mincir, médicaments miracles ou autres). La publicité, chez un adolescent vivant dans une famille déstructurée par des parents instables, peut ainsi contribuer à une mentalité polytoxicomane, une forme opératoire de la pensée. Sans parler des replis en communautés religieuses ou sectaires avec fréquents appoints toxicomanes, qui peuvent se mettre en place au décours de l’adolescence, qu’elles soient centrés sur des formes autistiques de religion, de communautés familiales, de retour à la nature ou de création artistique (musicales ou autres). 199

Que survienne alors un traumatisme dans la vie familiale, amoureuse ou professionnelle, et la toxicomanie prendra une forme aiguë, à partir de laquelle le toxique en lui-même constitue un troisième facteur traumatique, dissimulé derrière le bien-être à court terme qu’il procure : le remède en lui-même aggrave le mal, et la solution symptomatique trouvée par le sujet aggrave l’origine de la souffrance mentale en cause, en un cercle vicieux, parfois mortel. Le remède est ainsi devenu pire que le mal, caché, irreprésentable, dont le sujet souffre, quelles que soient ses justifications d’autothérapie, voire de potentialisation d’une création professionnelle ou artistique, que le sujet invoque pour poursuivre son addiction. Ceci nous amène tout naturellement au terme de notre propos : la fin du processus « thérapeutique » (on sait la confusion existant souvent entre soins, notamment médicamenteux, et toxicomanie), soit l’épineuse question du traitement, à long terme, de l’addiction au transfert et à la cure de ces sujets. Pour éviter une fétichisation du rituel analytique, et de la relation à l’analyste, des modifications souples du cadre sont nécessaires. L’évolution vers une analyse en protocole classique, étape nécessaire vers un processus de deuil, ne peut se faire sans une reconstruction suffisamment poussée de l’histoire du sujet, ni sans l’acquisition d’une capacité à se repérer dans les émotions, les sentiments d’attachement ou d’amour, et les angoisses d’effondrement puis de dépression que ceux-ci provoquent (à travers des vécus limites du cauchemar infantile, comme l’ours noir, ou de la mélancolie), le tout sans rechutes de l’impulsion à la consommation d’agirs tranquillisants ou de divers toxiques. La relaxation, cette hypocondrie dirigée, protectrice par rapport aux tendances projectives ou mélancoliques de ces sujets, pourra être alors remplacée par la « paranoïa dirigée » (selon Freud), de la cure classique, sans risque de décompensation, jusqu’à une terminaison très progressive. Toute la question sera alors pour l’analyste de faire lui même le deuil contre-transférentiel de ces sujets si attachants – un peu trop parfois.

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A. MOREL

L’addiction est une expérience

Pour une définition actualisée du soin en addictologie Je ne vais pas développer ici les raisons pour lesquelles je pense que l’expérience en tant que ce qui est vécu, observable, éprouvé, parlé par le sujet et relié à son histoire, constitue la « porte d’entrée » la plus fondamentale dans la compréhension des addictions. Les cliniciens comprennent vite et partagent souvent une telle position. Je vais plutôt me centrer sur ce que l’on peut en tirer dans le domaine thérapeutique puisque tel est le thème de cette fin de colloque. Préalablement, je voudrais souligner une chose qui me semble primordiale : les addictions (avec ce que cette notion comporte d’imprécision) ne sont pas des phénomènes qui trouvent leur sens et leur explication seulement dans l’interaction psyché et soma, aussi utile soit-il de s’y intéresser, mais aussi et surtout dans ce qu’imprime la société dite « hyper-moderne » au cœur du rapport entre les individus qui y vivent et, pour beaucoup, qui essaient d’y survivre. Ce n’est pas le lieu et je n’aurais pas le temps d’approfondir en quoi la société dans laquelle nous vivons est addictogène. Pourtant elle l’est bien. Du fait de ce qu’elle exige des individus, de ce qu’elle distord les liens et les attachements inter-humains, du fait de ce qu’elle surstimule et engage chacun dans une temporalité nouvelle où la vitesse et l’immédiateté influent sur nos désirs et nos rapports de consommation avec les objets de satisfaction, du fait des grandes difficultés collectives que cette société génère pour réguler certains comportements (les consommations de substances chimiques, mais aussi l’alimentation, l’agressivité, l’argent, etc.). La spirale autodestructrice de l’addiction portée à son paroxysme est la même que celle dans laquelle l’humanité risque sa survie aujourd’hui. Je n’ai pas non plus la possibilité de développer en quoi cette même modernité nous donne néanmoins des clés et des ressources pour trouver des alternatives à ce sombre destin. Mais ne laissons pas ce champ de côté, il est consubstantiel à notre sujet, donc à la définition même de nos actions. 201

Pour tirer quelque chose de ces considérations sur notre monde, il faut s’attacher à traduire comment ce monde détermine ou influe des conduites individuelles, et comment cela peut être intégré dans le traitement des addictions. Pour cela, il me semble important de revenir à la notion d’expérience et d’en décortiquer les deux versants schématiquement distingués entre l’expérience psychocorporelle d’une part, celle qui a fait l’objet de beaucoup de travaux en psychologie clinique, celle où se joue l’histoire du sujet, et d’autre part l’expérience psychosociale, celle où s’imprime précisément la culture et les influences sociales. L’expérience psychosociale des psychotropes est attachée en particulier à un mode de vie, c’est-à-dire à un mode d’être et de penser de la personne qui se définit dans un groupe, une communauté ou une autre forme de collectivité. Dans le quotidien de l’individu, le mode de vie articule ses relations sociales, ses habitus, ses modes de consommation, avec ses valeurs et sa façon de voir le monde. Adopter un mode de vie, quel qu’il soit, suppose l’adoption de comportements et d’attitudes, pour certains selon des choix conscients et pour d’autres pas. La consommation de substance psychoactive, au cœur des interactions entre individu et société, est l’une des composantes des attitudes et des comportements qui définissent le mode de vie d’une personne. Ainsi, par exemple, l’abstinence totale ou la polyconsommation de « défonce » s’inscrivent l’un et l’autre dans des modes d’être au monde et dans des style de vie très différents. Si les progrès scientifiques permettent de mieux appréhender les perturbations biologiques suscitées par les drogues, l’expérience addictive ne se réduit pas à ces seuls éléments. Cette expérience vécue est bien plus qu’un effet biologique, qu’une perte de contrôle, bien autre chose qu’une « maladie du cerveau ». Entre plaisir et souffrance, c’est une expérience de vie qui comporte des facteurs d’apparition, des prémices, des étapes, une évolution, des contraintes de répétition mais aussi une ouverture sur des changements possibles. Lorsque cette expérience devient souffrance, il arrive que le sujet, l’usager, ne parvienne pas à opérer les changements qu’il souhaiterait. Dans ce cas l’intervention thérapeutique est légitime et nécessaire. Et ce qui peut alors être thérapeutique est un ensemble d’interventions permettant de créer puis de consolider les conditions du changement de cette expérience. Cet ensemble d’interventions soignantes repose sur des principes et la construction d’un agencement de leurs différentes modalités, et, plus globalement, sur une redéfinition des soins en terme d’accompagnement. 202

Principes généraux et cadres de l’intervention thérapeutique En même temps qu’elle évolue entre plaisir et souffrance, la conduite addictive s’insère dans un ensemble de comportements qui participent de l’établissement d’un rapport au monde. Elle s’enracine ainsi aussi profondément dans un mode de vie que dans la biologie du cerveau. C’est pourquoi, s’en dégager peut représenter une véritable transformation identitaire, parfois extrêmement difficile à réaliser. Ce changement va exiger du sujet une véritable déconstruction de son expérience antérieure et sa relecture, en termes de rapport coûts/avantages et en termes de sens. Le changement peut passer par le sevrage et l’abstinence ou se limiter à la recherche d’autocontrôles pour une meilleure « gestion » de la consommation. L’une ou l’autre voie constitue peu ou prou une redéfinition du mode de vie et du projet de vie. Quelles sont les conditions nécessaires à un tel changement ?

Un tel processus n’a rien de linéaire et se structure sur une série d’étapes. Le psychosociologue suisse Marc-Henry Soulet en formule trois : 1) celle de la problématisation : le sujet doit être en possibilité d’interroger son mode de vie, de le remettre en question. Pour cela, il faut qu’il ait perdu la satisfaction qu’il lui apportait, sa dimension « solution ». Cela ne se fait pas en un jour et rend compte de l’importance des espaces proposées tout au long du parcours de vie tels que les permettent les dispositifs d’intervention précoce, de réduction des risques et, en situation de traitement, les dispositifs cliniques. 2) celle de l’accessibilité à une nouvelle identité. Le sujet qui abandonne une part de lui-même en se désengageant d’un mode de vie addictif, s’expose et se fragilise. Il sera d’autant plus en quête d’une nouvelle unité personnelle et d’un nouvel équilibre satisfaisant entre lui et le monde. L’issue d’un changement de style de vie ne peut être qu’une nouvelle « reliance sociale » parfois difficile à établir. 3) celle de la confirmation sociale de cette nouvelle identité. Rien n’est pire en effet que de traverser les épreuves d’un tel changement pour arriver au bout du compte plus seul et isolé qu’auparavant. Cela souligne l’intérêt de réaliser ce changement à partir d’une « base sociale » – un espace d’accueil et de soins par exemple – pouvant servir de laboratoire et où trouver une « mise en jeu de soi » et une valorisation, une confirmation externe, sociale, de cette valeur. 203

Pour mener à bien ce processus et franchir ces étapes, il est essentiel que la personne se perçoive à la fois suffisamment libre et responsable. Si elle ne se pense responsable ni de son présent ni de son devenir, il y a peu de chance qu’elle entame le moindre changement, même sous injonction. Soit elle entrera dans le jeu du déni, soit elle attendra tout des autres. Ses ressources sociales, matérielles et symboliques constituent un capital expérientiel dont le sujet aura besoin dans le processus de changement. En reconnaissant le patient comme premier expert de ses propres problèmes et libre de ses choix, le processus de changement se démarque d’une vision stigmatisante. Il cherche à faire émerger des choix et des compétences, à aider la personne à les appliquer de façon optimum et à les compléter par des apprentissages. Se soigner en addictologie est aussi apprendre quelque chose de soi et sur soi pour gagner en liberté et en autonomie. Ce travail du soin ne peut se déployer que sur l’ensemble des composantes de la personne. Il est donc par essence transdisciplinaire. Corporel quand il s’agit de « desserrer » l’étau des contraintes physiques et biologiques, par des médicaments ou par un travail de relaxation par exemple. Cognitif quand il s’agit de comprendre ce qu’il en est de sa satisfaction et de l’expérience globale. Symbolique pour réinterpréter le sens de l’expérience dans une histoire personnelle et ses conflits internes. Social, par le travail de détachement d’un univers relationnel pour reconstruire d’autres relations. C’est pourquoi, dans les institutions médico-sociales spécialisées, les modalités de soin sont individuelles et groupales et combinent des thérapies à dominante psycho-sociales, des thérapies psycho-éducatives, des thérapies psycho-dynamiques et des traitements médicaux. Elles sont portées par des acteurs de formations et de compétences diverses, bien au-delà du médical ou du psychothérapeutique auxquels il serait erroné de les limiter. Établir une alliance avec l’usager

La notion d’alliance thérapeutique est particulièrement centrale dans les soins en addictologie. Elle établit la relation usager-soignant sur une appréhension pragmatique de l’expérience addictive, intégrant la reconnaissance des besoins, des compétences et des ressources de l’usager, mais aussi ses difficultés spécifiques pour changer. Elle permet de s’attaquer au stigmate, à cette image de l’alcoolique, du toxicomane, du dépendant, véhiculée par nos sociétés, intériorisée par bien des usagers 204

– et trop souvent par les soignants –, et qui est l’un des obstacles majeurs à l’objectif de soin. Changer la représentation du sujet dépendant

Le stéréotype de l’usager dépendant est, un peu partout, celui d’un « drogué », d’un « séducteur mensonger », d’un « faible », d’un « manipulateur ». Ce stéréotype installe chez le sujet une définition de soi comme « fatalement dépendant » et « impuissant » qui complique et contrarie l’engagement vers un changement dès lors perçu comme une épreuve au-dessus de ses capacités. Une telle représentation résulte du regard porté sur lui, et d’échecs lors de précédentes tentatives d’arrêt. Progressivement, l’usager « s’engage dans un processus répétitif qui consiste à ne voir que les aspects négatifs de lui-même, les aspects positifs n’étant pas perçus ni symbolisés même s’ils sont là, ou encore déformés pour mieux cadrer dans le sens d’identité » (Cormier). Les interactions sociales vont renforcer ce mécanisme. L’addict se voit à la fois reproché d’être « faible » et ordonné d’être « volontaire » donc « motivé ». Cette vision morale et manichéenne qui range d’un côté « les bons, les forts », de l’autre « les faibles, les incapables », est aussi fausse que stérile : l’addiction, et son changement, n’est pas une question de volonté ou de faiblesse. La perte de contrôle des consommations, par exemple, peut être autant recherchée que subie. La personne se « laisse aller » à son addiction parce qu’elle s’y trouve mieux que dans la confrontation à des situations qu’elle ne maîtrise pas et qui peuvent déclencher les plus grandes angoisses. Il s’agit d’une stratégie d’adaptation, de fuite ou d’évitement, largement répandue dans les espèces vivantes. La connoter comme de la faiblesse vient souvent, à l’inverse de l’effet recherché, dévaloriser un peu plus celui dont on attend pourtant un sursaut d’implication. En recherchant l’alliance autour d’objectifs pragmatiques comme la réduction des risques et de la valorisation des ressources de l’usager, le soignant contribue à lever l’auto-dévalorisation dans lequel il est enfermé et qu’il masque parfois derrière des postures de prestance et de toute-puissance. Il ouvre ainsi un champ d’interactions positives qui alimenteront l’action thérapeutique, solliciteront les intentions de changement et la part de l’image de soi qui restitue un pouvoir sur soi. Nous avons en tout cas à contribuer, en tout lieu, à la reconnaissance des usagers de substances psychoactives et des « addicts », quels qu’ils soient, en tant que nos égaux, en tant que personnes citoyennes. 205

Abandonner le « savoir sur l’autre »

L’éthique de l’alliance thérapeutique repose sur une position de nonjugement d’autant plus fondamentale qu’elle concerne des personnes composant sans cesse avec la perte de confiance en eux et le rejet par les autres. L’acte thérapeutique a souvent été fondé à partir d’un savoir sur l’autre de données que l’autre ignorerait. Il donne pouvoir au thérapeute de faire ce que le patient ne pourrait pas se faire lui-même. Cela fonctionne bien pour le chirurgien qui enlève une appendicite, ou si l’on conçoit l’addiction comme un pur symptôme d’un mal (une « maladie chronique du cerveau » par exemple) dont on va traiter la cause. Si l’on considère que l’addiction concerne un sujet dans un contexte donné, qu’elle s’inscrit dans un mode de vie et fait expérience significative pour le sujet, alors le savoir primordial n’est pas celui du spécialiste ou du thérapeute, c’est celui de l’individu qui vit et qui agit le comportement en question. C’est pourquoi la première tâche du thérapeute est d’écouter le patient et d’entendre quel est son savoir propre sur son expérience. Cette écoute ne va pas de soi. Elle suppose une capacité de se dégager de ses propres projections et de l’opprobre social. Il ne s’agit pas seulement d’entendre un récit, mais de manifester en quoi cette parole sur soi est précieuse et singulière pour faire d’une relation initialement déséquilibrée une relation d’égal à égal, sans pouvoir de l’un sur l’autre. Cela s’appelle de l’empathie, mais si l’empathie est nécessaire, nous pensons à l’instar de nombreux cliniciens qu’elle ne doit pas conduire à une relation uniforme. La variété des attitudes relationnelles et des approches thérapeutiques est en effet la réponse la plus adaptée à la diversité des contextes et personnalités concernées. Certains sujets tireront plus de bénéfice d’une attitude confrontante et directe, tandis que pour d’autres un coaching pédagogique sera plus adapté à leurs difficultés. La deuxième tâche du thérapeute est l’exploration de l’expérience addictive. Le savoir et la compétence du professionnel lui servent à rencontrer ceux du patient. Il pourra questionner le « refoulement chimique » des conflits intra-psychiques et des tensions sociales, la recherche extrême d’un plaisir et ses contre-effets. Les décisions d’interventions ou la mise en œuvre de changements se prennent dans cet « espace intermédiaire et relationnel » ouvert entre le sujet et le thérapeute, mais elles se prennent par le sujet. Là où celui-ci anticipe et redoute de se voir renvoyé à sa faiblesse, de se voir sommé d’abandonner ce qu’il considère encore comme « la seule solution », le rôle du thérapeute sera tourné 206

vers la reformulation des éléments dynamiques de l’expérience, afin de vérifier avec le sujet qu’ils correspondent à ses choix et pour soutenir une autre perception possible de soi et des autres. Ce « processus auto-rééducatif accompagné », pour reprendre l’expression de Dollard Cormier, privilégie la restitution à la personne de ses potentialités et de sa capacité de choix afin qu’elle décide au mieux de sa conduite et qu’elle puisse la mettre en œuvre. En partant de son expérience, il s’agit de l’aider à identifier les indices issus de son corps, de ses pensées et de ses interactions sociales pour choisir une conduite plus appropriée, moins facteur de souffrances. Bref, dans ce processus, le sujet n’a pas toujours raison, mais la raison lui revient, toujours. Conditions de possibilité de l’accompagnement expérientiel

Au-delà de la multiplicité des facteurs en cause dans l’expérience et ses risques, deux « instances » en assurent une synthèse plus ou moins efficiente ou déficiente. La « gestion » de l’expérience subjective est le fait du sujet, la gestion des pratiques sociales est le fait de la collectivité. En effet, le triptyque classique, substance, individu, contexte, n’est pas d’une grande utilité si nous n’ajoutons pas que l’élaboration de l’expérience se fait par le sujet et dans la culture collective. En intervenant sur les facteurs auxquels il a accès, le sujet peut modifier son expérience et sa façon de vivre dans laquelle s’inscrit le comportement de consommation. À partir de la question de la satisfaction et de celle du mode de vie, peut s’engager un questionnement sur l’expérience du sujet, sa gestion et ses propres choix. Mais nous savons que cela n’est possible qu’à un certain nombre de conditions qui touchent à l’individu et à son développement en tant que sujet, à l’étiage social et à son développement démocratique. D’abord il faut que le sujet ait conscience de son « acte-pouvoir »1 c’est-à-dire de sa capacité d’agir sur sa condition et de faire des choix. Cette conscience est directement liée à son expérience passée, à son éducation et à sa connaissance de soi. À son autonomie et à sa citoyenneté. C’est à cela que l’intervention thérapeutique doit aussi contribuer. Ensuite, il faut qu’il ait effectivement le choix, ce qui ne dépend pas que de lui, mais également de ses conditions sociales. Conditions matérielles (économiques et physiques) et conditions culturelles, au sens de 1. Le concept est de Gérard Mendel et tient une grande place dans l’approche sociopsychanalytique qu’il a fondée.

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valeurs et de représentations qui lui donnent accès à des alternatives et non à des impasses (ce à quoi conduisent les conflits de loyauté ou la stigmatisation, par exemple). C’est en cela que les idéologies qui font des usagers des êtres anti-sociaux et dangereux sont de véritables poisons ! Enfin, il faut qu’il trouve les « espaces » et les interlocuteurs pour mener cette réflexion à des moments clés de sa vie (notamment à l’adolescence, mais pas seulement). Il serait cependant naïf de croire que, par la seule magie d’une meilleure gestion de leur expérience par les individus, naisse une société qui en créé les conditions. C’est à un niveau collectif que se situe la gestion des pratiques sociales qui ne cessent de se renouveler et de prendre des formes en résonance ou en résistance vis-àvis de la « modernité ». Gestion aussi des transformations de nos sociétés et des risques qu’encoure la planète si nos modes de vie continuent de puiser sans limite dans nos ressources. Il s’agit là de la question de la gestion politique des conduites de recherches de satisfaction et de leurs risques collectifs en fonction d’un ensemble de valeurs qui font culture et lien entre les individus, valeurs comme le droit à la santé pour tous, mais aussi la liberté et la responsabilité, la sécurité et l’égalité dans le droit au bien être. Nous en sommes loin aujourd’hui, et de cela aussi, au-delà de nos pratiques cliniques, nous avons à en témoigner. Nos discours ne sont pas que des discours cliniques, ils ont une résonance sociale et politique, comme nos pratiques ne sont pas seulement cliniques, ce sont aussi des pratiques sociales qui ont un sens politique.

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F. POMMIER

Temporalité du traitement d’une addictée Au terme de cette journée de travail sur les addictions entre corps et psyché, j’éprouve un certain embarras à vous parler dans un temps record, de la temporalité dans le traitement des addictés. Je vais tenter de le faire de façon un peu lapidaire c’est-à-dire en suivant une dynamique inverse par rapport à la manière dont on procède avec nos patients puisque les cures des addictés sont souvent très longues et que pouvoir se donner l’éternité du temps est fondamental dans ces traitements au cours desquels nous sommes souvent contraints « d’animer le rien, d’habiller de parole le vide », en tentant de repérer certaines dissonances et de proposer à partir de ces signes parfois minuscules, un traitement qui se fonde sur la substitution, non pas du produit, « le produit de substitution », mais une « substitution de la dépendance »1 qui puisse se jouer dans le transfert, et créer l’espace virtuel du dire. Pour le formuler de façon un peu schématique et en faisant un clin d’œil si j’ose dire à la théorie de la séduction suivant J. Laplanche (séduction restreinte, généralisée et originaire), le problème de la temporalité peut être envisagé en reprenant les même termes. Temporalité restreinte, inhérente au temps éternel, inerte, sacré et immuable (temps cyclique des répétitions) qui s’inscrit pendant la séance, temps empreint de la parole du patient supposé-savoir qui se révèle par les silences ou l’écho qu’en renvoie l’analyste (temps paradoxal, au rythme différent de l’habitude, susceptible d’osciller de l’immobilité et sentiment océanique ou d’immortalité). Temporalité généralisée si l’on se réfère au cadre temporel, au temps ordinaire en somme, qui nous contient tous, mobile et mesuré, temps marqué par la durée des séances et l’intervalle qui les sépare (temps linéaire évoquant une prise de conscience des transformations irréversibles et de la finitude de la vie). Temporalité originaire enfin si l’on pense à l’organisation du clivage temporel dont vont dépendre les 1. M.-J. Taboada, J. Ebert, J.-Y. Mege et F. Pommier, « ‘Que reste-t-il de nos amours ?’ on la thérapeutique du reste » in Pour une clinique du toxicomane : traitements limites et perspectives. Actes des Deuxièmes Journées belges de la Plate-forme internationale, Bruxelles, Prodim, pp. 235-41.

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capacités du sujet à rassembler son corps morcelé en une totalité unifiée et, conjointement, à retrouver l’altérité (instant fugitif, hors de durée, mais essentiel). Je voudrais explorer la clinique de la temporalité en psychanalyse en regard de l’addiction à propos d’une patiente toxicomane que j’ai suivie pendant une vingtaine d’années, patiente que j’ai prénommée Pauline et je voudrais montrer comment et sous quelles formes sa consommation d’héroïne a fait retour dans le travail d’analyse compliqué qu’elle a menée avec moi et aussi comment, à la faveur de la relation transférentielle, Pauline a pu faire dériver sa pulsion vers de nouveaux buts non sexuels et lui faire viser des objets socialement valorisés, pour reprendre la définition classique de la sublimation, étant entendu, comme vous le verrez durant ma présentation, que l’ennemi n’est jamais loin, comme l’envoyé de la place forte du Mordor où s’étendent les ombres, le cavalier du « Seigneur des Anneaux », ramassé sur lui-même dans son grand manteau noir à capuchon. Je reçois Pauline qui a alors 25 ans en décembre 1988. Elle est accrochée à l’héroïne depuis trois ans. Elle a fait des sevrages à répétition mais sans succès et même si les traces d’injection s’estompent, car elle ne se pique plus, elle continue à sniffer très régulièrement. Elle rentre à peine d’un long voyage en Asie où elle n’a cessé de consommer de la drogue avec son amie Lucie elle-même dépendante des opiacées depuis des années. Elle parle de ses voyages et des réseaux d’opium. Elle fume aussi beaucoup de haschich et prend des médicaments en quantité. Pauline a pris de l’héroïne pour la première fois en sniff à l’âge de 17 ans, mais sa consommation véritable n’a débutée réellement qu’à l’âge de 20 ans au décours de sa décision de quitter le domicile parental à la faveur d’une relation sentimentale avec une femme beaucoup plus âgée, déjà très accrochée au produit. C’est avec elle qu’elle s’est shootée pour la première fois. Mais en apprenant incidemment que c’est après avoir été délaissée par son amie Lucie, passablement volage, que Pauline est revenue en France, je comprends mieux ce qui la conduit maintenant à essayer de comprendre pourquoi elle prend de l’héroïne. Pauline fait partie de ces patients qui autrefois ne relevaient pas de la psychanalyse, mais qui, aujourd’hui, s’adresse à elle pour comprendre l’origine de leur souffrance lorsqu’ils placent au devant de la scène sinon la mort réelle, du moins l’angoisse primordiale, les problèmes de « survie » ou de survivance à quelque chose. Pauline était tellement accrochée à l’héroïne qu’elle filait droit vers l’overdose. Nous sommes avec elle dans le cadre de ce que j’appelle la clinique des situations extrêmes dans 210

la mesure où cette patiente est dans ce jeu particulier qui s’instaure entre forces de vie et forces de mort avant la possible décompensation sur le versant délirant ou dépressif, dans une temporalité qui n’est pas linéaire mais circulaire, dans des moments particuliers d’angoisse, de panne psychique, à l’image de l’éternité ou de la forme qui, pour la première fois, accrochait à un sens. Elle décrit des états psychiques qui présentent une composante d’excitation susceptible de faciliter le passage à l’acte, d’une intensité aussi forte que la composante dépressive. Des figures de l’extrême permettent ainsi au sujet de survivre même si l’on peut considérer qu’il s’efface ou qu’il disparaît. Soit il met en scène sa propre disparition pour pouvoir continuer à exister, soit au contraire il se met en lumière, par exemple à travers un passage à l’acte. Dès le début de sa prise en charge, Pauline fonctionne dans la provocation. Quatre semaines après notre premier rendez-vous alors qu’elle me dit ne plus consommer d’héroïne à la faveur d’un traitement de substitution – la buprénorphine – prescrit en ambulatoire, elle me demande si elle ne peut pas fumer un joint dans mon cabinet, m’obligeant à lui retourner sa question pour qu’elle en saisisse l’incongruité. Ma réponse en forme de question n’a cependant pas l’effet escompté puisque deux séances plus tard elle répand dans ma salle d’attente l’odeur bien particulière du cannabis et me contraint à une mimique mesurée de désapprobation. Au cours des premiers mois, les attaques vis-à-vis de notre cadre de travail se multiplient. Elle entre avec un journal qu’elle a pris dans ma salle d’attente et me dit qu’elle l’emporte. Elle fait le tour de la pièce, remarque les boules de pâte à modeler dans un coin, observe les livres de ma bibliothèque et les commente, se demande dans quel ordre ils sont classés et parle de sa propre bibliothèque dans laquelle elle a placé au beau milieu de ses livres d’étude, le guide des castors pour brouiller les pistes, une occasion durant cette séance de travailler sur l’ordre et le désordre, voire le temps discontinu. Elle m’envoie un de ses copains en consultation, un copain qui n’a pas besoin de drogue pour délirer (comme son amie Lucie qui, à cette occasion, réapparaît sur le devant de la scène dans le discours de Pauline). Elle m’interroge pour savoir si j’ai reçu son copain comme si elle testait l’attachement que je lui porte à elle. Le début de la prise en charge est d’autant plus chaotique que Pauline compense l’absence d’héroïne par une consommation importante d’antidépresseurs et d’ecstasy sans même parler du haschich qui va toujours rester très présent pendant toute la prise en charge. Les associations sont rapides, parfois simplistes comme l’antidépresseur assimilé à 211

sa mère. Puis en l’espace de six mois, l’addiction se déplace peu à peu du côté du sexuel, essentiellement du côté des hommes alors que Pauline se présentait d’emblée comme homosexuelle. Les amants se succèdent ; elle en parle crûment comme si elle cherchait à me choquer. Elle s’interroge devant moi sur ma propre sexualité. L’amie Lucie est alors idéalisée au point que Pauline va jusqu’à se faire faire des mèches rousses pour porter la même couleur de cheveux que son amie. Après une période de plusieurs mois au cours de laquelle surgit le manque véritable, le manque psychique, assorti cependant de douleurs multiples alors que Pauline est maintenant sevrée d’opiacées, la question ressurgit dès lors que se trouvent condensés dans le discours de ma patiente, trois éléments : l’échéance de neuf mois d’existence sans poudre – le temps d’une grossesse – dont Pauline se demande si elle doit le fêter, l’attente anxieuse du résultat d’une sérologie VIH à laquelle Pauline s’est résolue à la suite d’un rapport sexuel non protégé avec un amant de passage, enfin l’apparition des rêves en séances, en particulier d’un rêve d’inondation qui inaugure certaines préoccupations quotidiennes de Pauline. Apparaissent ainsi le thème de l’attente qui lui rappelle les moments où, étant petite, on oubliait parfois de venir la chercher à l’école ; celui des regrets lorsqu’elle pense à ses injections d’héroïne sans précautions qui ont pu lui faire contracter le sida ; puis le thème des hallucinations potentielles quand elle me dit avoir eu l’impression, sans avoir pour autant consommé, de voir une tête de monstre qui la regarde méchamment ou des objets environnants qui changent curieusement de taille et de volume comme si elle avait consommé des acides. Trois éléments (l’échéance du sevrage, celle de la sérologie et le retour des rêves) rassemblant le passé, l’avenir et le présent, ayant donc valeur d’événement, de « force à penser », de signe, de sorte que commence à se mettre en place, à la faveur de ces événements, une dialectique entre le monde éclaté de ma patiente et une autre monde possible, un monde plus tranquille. Ces événements vont la contraindre à penser, à créer du sens. Lorsque sa sérologie se révèle finalement négative ; lorsque les neuf mois d’abstinence relative sont replacés dans le contexte de la reconnaissance du vide (du manque) et des limites à lui donner ; lorsque les hallucinations sont resituées dans une dynamique fantasmatique plus générale, Pauline s’autorise alors ponctuellement à déprimer. C’est alors à mon tour d’entrer dans des moments d’incertitude extrême, car les éléments dépressifs qui n’ont d’ailleurs pas fait disparaître la consommation de certains produits, outre l’héroïne, prennent une 212

allure inquiétante, mélancoliforme, de sorte que je suis contraint de chercher moi-même des éléments qui me rassurent. Elle me dit avoir failli passer sous une voiture, se demande pourquoi vivre ; elle feuillette des ouvrages sur la défenestration. Mais « elle s’intéresse à moi malgré tout », me dis-je : elle remarque que je ne porte plus de lunettes, se souvient de la tonalité de nos rencontres antérieures. Ses idées de suicide lui rappelle qu’à l’âge de 10 ans elle avait déjà des idées de mort. Quand elle demande à réduire le rythme de nos rencontres, à un moment où le transfert n’a sans doute pas été suffisamment fort pour empêcher le passage à l’acte et où elle consomme donc à nouveau de l’héroïne de temps en temps, j’accepte de la voir moins souvent. Sans doute aussi parce que je suis un peu fatigué de l’entendre et un peu découragé. Toujours est-t-il qu’en acceptant le changement de rythme (à un moment où peut-être j’aurais dû lui proposer de venir plus souvent), je prends acte d’un changement de temps nécessaire, et me range à ses arguments, en me souvenant cependant de ce que me disait un de mes collègues autrefois à propos des suicidants dont nous nous occupions dans un service de post-réanimation : « Parfois on pense vraiment qu’ils vont mourir et finalement ils ne meurent pas ». Elle se rend compte bien sûr de mon désarroi puisqu’elle se demande à haute voix devant moi si je pense vraiment à ce qu’elle me dit. J’en profite pour lui proposer de réfléchir sur le lien entre la façon dont elle imagine qu’on la perçoit quand elle a consommé de la drogue et la manière dont on la perçoit quand elle n’en a pas pris. En fait je rame ! Je commençais à la voir reconstituer sa capacité dépressive – elle commençait à avoir accès à sa propre dépressivité – et voilà qu’elle consomme à nouveau. Ma remarque sur l’image qu’elle peut donner d’elle lui donne cependant l’occasion de parler de la réalité qu’elle dit percevoir comme du caoutchouc ou de la pâte à modelé à cause de leur aspect malléable. On pense ici aux théories infantiles de l’informe qui simultanément présentent la terreur et tentent d’y répondre. Je fais remarquer à Pauline, au passage, que le caoutchouc n’est pas si malléable qu’elle le dit. Je le différencie ainsi de la pâte à modeler qui, comme je l’ai dit précédemment, fait partie des objets dont elle a remarqué la présence dans mon cabinet. Je ne me rends pas compte sur le moment, mais seulement dans l’après-coup, que j’installe par cette simple remarque, quelque chose de l’ordre du clivage entre le dedans et le dehors pour favoriser l’ordonnancement des choses – laisser se développer la temporalité originaire – et faire advenir la distinction entre soi et l’autre. Mais ma remarque a une certaine portée puisque la 213

nouvelle consommation d’héroïne est de courte durée et que fait retour la « dépression agitée ». Car Pauline dès lors qu’elle commence à laisser advenir l’aspect tragique de sa personnalité semble tellement repliée sur elle-même qu’il me faut d’une manière ou d’une autre produire des contrastes. Ainsi sur le modèle qu’a pu décrire M. de M’Uzan, du clivage originaire et de la création d’un « double » pour qu’advienne un « sujet transitionnel » (marche obligatoire à franchir pour que se dégage un jour une suffisante distinction entre le soi et l’autre), je cherche à délier les associations qu’elle me propose pour l’amener à les problématiser. Ma difficulté à cette époque est d’éviter la bascule dans le néant dans la mesure où mes interventions, visant à décourager les passages à l’acte en séance et à faire en sorte que la situation analysante soit moins lacunaire, ont tendance à favoriser les processus anxio-dépressifs au détriment des mouvements maniaques. A terme, les transformations manifestes de ma patiente sont considérables et assez inattendues. Durant la troisième année de prise en charge, plusieurs somatisations de faible ampleur servent de prétexte à Pauline pour qu’elle réduise considérablement sa consommation de tabac qu’elle n’utilise plus que pour se confectionner des joints. Elle se marie, en cachette de moi, avec un homme dont elle me précise, avec engouement, qu’il a la même configuration capillaire que son amie Lucie, qu’il est roux lui aussi. Elle ne renie pas pour autant ses relations homosexuelles, mais elles ne sont plus d’actualité. Elle s’installe dans une relation de bonheur avec son compagnon de route. Puis c’est l’arrivée du premier enfant. Notre histoire pourrait s’arrêter là, mais voici que trois ans et demi plus tard, Pauline reprend rendez-vous. Elle a eu le temps de faire un deuxième enfant. Sa vie conjugale se poursuit calmement. Son activité professionnelle a changé. Elle compose et se produit beaucoup plus rarement en concert, mais elle fume maintenant 20 à 25 joints par jour et toute cette seconde tranche d’analyse, qui va durer encore plus longtemps que la précédente bien qu’à une cadence moins soutenue, va être rythmée par cette consommation incoercible. Voici donc une histoire qui « n’en finit plus de commencer », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d’Octave Mannoni. Toujours est-il que la temporalité originaire, à l’instar de la séduction qualifiée du même nom et qui a la particularité d’exister toujours en l’origine du présent se reconstitue aussitôt dans la cure pour une nouvelle aventure. Je précise pour finir que ma position apparente, en dehors du recadrage nécessaire au début de la cure, a toujours dû être extrêmement malléable. Durant tout le travail, j’ai cherché à devenir une forme 214

physique plastique – un moule propre à recevoir l’état informe dans lequel Pauline ressentait bien souvent son état, afin de faciliter le surgissement des formes élémentaires. Ma présence fut à la fois bienveillante et anxieuse, aux aguets, souvent malmenée par cette patiente qui cherchait toujours d’une manière ou d’une autre à entrer dans mon intimité. Et c’est manifestement en contrepoint de la force d’inertie dont j’ai fait preuve, que de nombreux changements se sont produits dans la vie de Pauline. L’organisation temporelle du traitement basé sur le fait que j’ai accepté de suivre le rythme de ma patiente et de passer par des états que j’appellerai métastables, en référence à la physique – des systèmes qui ne sont pas stables en théorie mais qui paraissent stables en raison d’une vitesse de transformation très faible – , a certainement joué un rôle majeur, ma propre dépressivité, à l’instar de l’état déprimé de ma patiente, venant régler ma véritable pensée, qui, comme le disait H. Poincaré « n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit. Mais (…) un éclair qui est tout. »

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J. MIERMONT

Addictions, personnes et familles : le toxique et l’écosystème Au cours de trente années de pratique des thérapies familiales où la clinique des addictions a été constamment présente, et plus récemment développée dans le service du Professeur Michel Reynaud1, j’ai été conduit à des évolutions importantes, tant dans l’exercice des interventions psychothérapeutiques que dans celui de la réflexion théorique. Lorsqu’une substance crée une dépendance toxique, elle n’a pas seulement des effets délétères sur la personne en prise à sa consommation. Surgissent également des impacts violents et éventuellement mortifères dans le champ social et familial. La famille apparaît comme l’écosystème impliqué de plein fouet par la toxicomanie d’un ou plusieurs de ses membres, mais il arrive souvent que les symptômes ayant valeur de signes d’appel se manifestent dans le milieu social : accidents, troubles du comportement, actes délictueux, désinsertion scolaire ou professionnelle, etc. Si les manifestations de violence et les risques vitaux surgissent tant dans la sphère privée que publique, la demande d’intervention est moins le fait du consommateur que de ses proches qui se trouvent particulièrement démunis, et encore plus fréquemment de personnes étrangères directement ou indirectement interpellées par la situation critique. Dans un tel contexte, les professionnels impliqués ne sauraient attendre que la demande émerge spontanément du sujet toxicomane. De plus, celui-ci est rarement à même de s’inscrire dans un cadre psychothérapeutique préétabli. Il lui arrive assez régulièrement de ne pas venir aux séances prévues, et à l’inverse de téléphoner ou de se déplacer en dehors des séances à des heures variables dans l’urgence de ses moments de détresse. Il s’avère que la participation des familles à des consultations avec la personne toxicomane devient alors une aide thérapeutique précieuse. La présence de la famille permet de stabiliser les rencontres

1. Service participant à la Fédération de Thérapies Familiales dont j’assure la coordination, EPS Paul Guiraud, Villlejuif.

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dans le temps et dans l’espace. Plusieurs cas de figure sont envisageables en fonction de la nature de la demande : – demande du thérapeute. Lorsque la personne toxicomane consulte seule, et lorsque l’alliance thérapeutique est acquise, l’intervenant (ou les intervenants) ont intérêt à solliciter avec son accord la participation de ses proches aux consultations ; – demande du thérapeute et d’un ou plusieurs membre(s) d’une même famille. Ceux-ci consultent pour la personne toxicomane qui refuse de participer à une rencontre conjointe. L’objectif est de créer le climat de confiance et de sécurité susceptible de rassurer l’absent, par personnes interposées, et de l’inciter de se joindre au groupe. Lorsque ce refus est durable, il est malgré tout envisageable d’entreprendre une psychothérapie avec les proches de l’absent qui motive leur démarche (cf. plus loin) ; – demande familiale. Le patient et les membres de sa famille qui se sentent concernés consultent d’eux-mêmes ; – demande sociale. Le patient et les membres de sa famille qui se sentent concernés consultent à la demande d’un ou plusieurs professionnels. La forme du processus thérapeutique variera plus ou moins fortement en fonction de la nature et des initiateurs de la demande. Le déroulement de la thérapie est susceptible de faire évoluer la ou les demande(s) initiale(s). On peut distinguer deux formes assez différentes de thérapies familiales : les thérapies de la famille d’une part, les thérapies avec la famille ou en famille de l’autre.

Dysfonctionnements intra-familiaux Notre esprit est ainsi façonné que face à une situation problématique, nouvelle et incompréhensible, nous avons un besoin irrépressible de trouver une explication. Nous cherchons des causes, et nous pensons qu’une fois identifiées, il sera facile de trouver la solution en les supprimant. Divers courants de thérapie familiale ont cherché à identifier certaines caractéristiques du fonctionnement de la famille et de ses membres. Pour M. D. Stanton et P. C. Todd (1982), la prise de toxique chez un adolescent relèverait d’une tentative de prise d’autonomie conduisant à une fausse individuation. Le symptôme deviendrait une forme paradoxale de résolution des dilemmes : maintenir ou dissoudre la famille, rester ou partir. En créant une euphorie analogue à 218

l’attachement symbiotique maternel, le toxique créerait un sentiment d’omnipotence protectrice des désagréments de l’existence, des engagements affectifs et professionnels risqués. Un tel sentiment produit un décalage avec les risques réels encourus, les morts soudaines ou prématurées ayant une incidence élevée dans de telles familles. De fait, la prise de toxique pourrait être une manière de jouer à la roulette russe, ou de concevoir la mort brutale ou à petit feu comme une solution acceptable face aux problèmes trop lourds de l’existence. S. Cirillo et coll. (1992, 1997) sont allés plus loin dans le repérage de facteurs favorisant la prise de toxiques, facteurs qui pourraient se présenter et agir sur trois générations. Des processus carentiels seraient à l’œuvre dans la constitution des liens conjugaux des parents, et dans l’établissement des tout premiers liens de l’enfant. Il s’ensuivrait des expériences traumatiques circulant de génération en génération sous la forme d’abandons agis (familles à transactions sociopathiques), d’abandons méconnus ou déniés (familles à transactions psychotiques), d’abandons dissimulés (familles à transactions névrotiques). Pour ces auteurs, de telles descriptions ne relèveraient pas d’un véritable déterminisme, mais plutôt de facteurs de risques pouvant conduire aux conduites toxicomaniaques. P. Angel, N. Duriez et S. Angel (2004) ont proposé la notion de familiodépendance pour rendre compte des connexions étroites entre la personne toxicomane, le produit consommé et les relations familiales. Le recours à la toxicomanie renverrait à deux formes de transgressions : transgression des règles et lois sociales, se manifestant par le recours au vol, au deal, à la prostitution afin de pouvoir répondre au besoin de plus en plus irrépressible de consommer le toxique ; transgression des règles morales et familiales (adultère, comportements incestueux ou para-incestueux, effraction des frontières intergénérationnelles, atteinte de l’intimité, etc.). On peut ainsi aboutir à plusieurs hypothèses : 1. L’hypothèse d’une pathologie, voire d’une pathogenèse familiales. 2. L’hypothèse d’un auto-entretien des symptômes dans la famille, même si la famille n’est pas tenue pour responsable de leur apparition. 3. L’hypothèse de la recherche d’un nouvel équilibre autour des troubles, maintenu par les variables biologiques, en grande partie non conscients et non intentionnels, qui affectent les conduites, les systèmes émotionnels, sentimentaux et intellectuels, les styles d’interaction familiale. 219

Limites des typologies familiales Devant la diversité des situations cliniques des familles rencontrées, il apparaît difficile d’aboutir à l’existence de critères spécifiques ou pathognomoniques qui permettraient d’identifier aisément les familles confrontées à des conduites toxicomaniaques. Dès lors, l’idée d’un « portrait type » de familles de toxicomanes s’évanouit, ce qui rend l’hypothèse d’une pathologie familiale, voire d’une pathogenèse familiale très fragile sur le plan théorique, et le plus souvent contre-performante sur le plan thérapeutique. Dans la mesure où dans l’ensemble des sociétés humaines on constate le recours à l’usage de stupéfiants, on pourrait tout autant considérer que la genèse des toxicomanies se situe à ce niveau. Le terme d’« abandon » proposé par S. Cirillo risque de rendre implicitement responsable voire coupable la personne qui abandonne. Ne serait-il pas préférable de parler de souffrance des liens, de fibres distendues, inexistantes ou rompues, que le toxique vient tout à la fois remplacer et fragiliser encore davantage ? Les parents qui viennent consulter ont spontanément tendance à se sentir responsables, coupables, honteux de ce qui arrive à leur enfant toxicomane. Il apparaît non seulement inutile d’en rajouter par des théories stigmatisantes, de façon directe ou indirecte, mais encore on pourrait souligner qu’un processus thérapeutique commence à émerger à partir du moment où les thérapeutes renoncent à faire des corrélations entre l’émergence des troubles et les travers, défaillances, singularités plus ou moins hors normes des proches.

Produit toxique comme personnage artificiel Chaque substance créant une toxico-dépendance a sa propre manière de faire irruption dans la vie intime et publique de celui qui en consomme. Il existe cependant quelques points communs. Une telle substance crée des court-circuits entre les systèmes de plaisir et de déplaisir, en altérant le rapport au principe de réalité. Ces courts-circuits affectent les apprentissages par essais et erreurs et les apprentissages de niveau supérieur. Elle modifie les signaux de communication avec soimême et avec autrui, en générant des distorsions émotionnelles, sentimentales et cognitives plus ou moins perceptibles. En créant un lien électif et exclusif avec son consommateur, chaque substance s’impose à lui comme un personnage artificiel bien que 220

familier. Sourd, muet et aveugle, ce personnage sans états d’âme ne manque pas d’en provoquer d’exquis (tant sur le plan du plaisir que de la douleur) en supplantant les satisfactions plus nuancées issues de relations avec des personnes en chair et en os. Il agit, de façon relativement occulte ou masquée, comme un tiers asservissant, créant un triangle dans les échanges : il en devient un des sommets toujours plus attractif pour le patient et toujours plus répulsif pour les proches non consommateurs. Comment comprendre qu’une molécule ait une telle incidence sur le physique et le mental d’un individu, et de telles répercussions sur ceux de son entourage ? Et comment comprendre les incidences de la prise de toxique sur l’écosystème personnel, familial et social ?

L’accoutumance comme acquisition instinctive L’accoutumance se caractérise par la connexion entre la séquence instinctive de lien et le schéma contextuel qui devient désormais acquis par auto-renforcement ; la globalité de ce schéma contextuel est alors activement recherché en devenant indispensable au déclenchement de la séquence coordonnée héréditairement. C’est ainsi que la connaissance des familiers, au-delà du processus d’empreinte, repose sur l’accoutumance qui rend inconditionnel le lien préférentiel avec eux et permet la différenciation avec les relations étrangères à l’univers familial. L’accoutumance fait partie des modifications téléonomiques du comportement qui apparaissant très tôt dans le développement de l’enfant, comme le rodage des processus moteurs, la sensibilisation, l’habituation, la fuite résultant d’un traumatisme, l’empreinte, l’imitation (K. Lorenz, 1973). Contrairement aux modifications téléléologiques qui reposent sur une finalisation intentionnelle et consciente, les modifications téléonomiques sont régulées en fonction d’un but assigné qui ne dépend pas d’un contrôle volontaire, intentionnel ou conscient. Elles relèvent d’acquisitions liées aux effets émergents sur les finalités de l’évolution des espèces. Sur le plan du système nerveux sensori-moteur et du système nerveux végétatif, le renforcement indéfectible des liens, pour peu qu’ils soient sources de plaisir, se traduit par la sécrétion des morphines naturelles par des neurones spécifiques. Mais comme le souligne J.-D. Vincent (1986), l’état central fluctuant du cerveau oscille entre des mouvements de plaisir et de déplaisir. L’éducation consiste à supporter l’effort, source d’une certaine dose de déplaisir, de manière à accomplir des actions qui 221

donnent accès à une satisfaction secondaire qui « vaut la peine » et qui mérite d’être poursuivie tout au long du développement psycho-affectif. Lors d’un recours à la drogue, ce processus est inversé : l’obtention du plaisir immédiat lié à la prise de toxique débouche secondairement à une expérience de souffrance. Les opioïdes artificiels viennent se substituer aux endorphines sécrétées par le cerveau. L’accoutumance au produit rend sa consommation toujours plus contraignante et de plus en plus importante pour atteindre les mêmes niveaux de plaisir. Alors que l’accoutumance aux liens naturels conduit à une équilibration du comportement instinctif, l’accoutumance à un toxique aboutit à un épuisement du sentiment de plaisir, puis à un état de souffrance qui réclame toujours plus l’augmentation des doses du produit consommé. Cette hypothèse rejoint l’observation psycho-dynamique selon laquelle la prise de toxique reproduit artificiellement une relation symbiotique et régressive à une mère toute puissante. L’accoutumance au produit vient remplacer l’accoutumance aux liens interpersonnels. Dans cette perspective, l’objectif d’une prise en charge de la famille consiste moins à réactiver les situations supposées traumatiques, qu’à encourager l’effort de rencontres de manière à retrouver les satisfactions liées au développement des liens.

La démarche éco-étho-anthropologique des thérapies en couple et en famille Les perspectives éco-étho-anthropologiques, développées ailleurs (J. Miermont, 2000, 2004) proposent d’infléchir le modèle de la pathogenèse intra-familiale, voire de s’en dégager. Dans la mesure où les troubles de l’accoutumance (voir plus haut) concernent les circuits complets qui impliquent des modifications neurophysiologiques, émotionnelles et environnementales, il apparaît que les responsabilités éducatives, les traits de caractère, les interactions intentionnelles et conscientes n’ont qu’un impact mineur sur le déclenchement des troubles. Les perturbations qui affectent le tissage des liens concernent les niveaux proto-symboliques, qui court-circuitent la volonté, la responsabilité, le libre-arbitre. Dans cette perspective, on considère qu’une majeure partie des processus initiés dans la démarche thérapeutique échappe au contrôle volontaire, intentionnel et conscient des membres de la famille et des équipes de thérapeutes. La responsabilité thérapeutique est de favoriser les contextes assurant le renforcement de la sécurité des personnes et la 222

restauration des liens, en permettant d’augmenter les degrés de liberté personnelle et la possibilité des choix relationnels, face aux limitations drastiques imposées par les contraintes tyranniques des comportements addictifs. Lorsque la thérapie est couronnée de succès, elle échappe à l’action volontariste et à la compréhension des participants à l’entreprise. Autrement dit, les raisonnements qui relèvent de la « psychologie populaire », et qui nous permettent d’ordinaire de gérer la complexité des relations interpersonnelles, sont inappropriés pour appréhender les mécanismes fins de l’évolution thérapeutique. Une telle optique permet d’apprécier la raison pour laquelle le patient et ses proches sont pris dans des processus de méconnaissance, de cécité, de déni des troubles toxicomaniaques, et de la gravité de leurs conséquences. Les thérapeutes proposent à la famille de participer à des échanges, pour peu que les conversations soient essentiellement orientées vers la recherche de solutions constructives. Plutôt que de vouloir répondre à la question : « Pourquoi c’est arrivé ? », ils orientent l’intérêt vers la question : « Comment s’en sortir ? ». Dans cette perspective, il s’agit de créer une synergie thérapeutique entre les dispositifs de soins et les potentialités thérapeutiques de la famille. La thérapie familiale devient une thérapie en couple ou en famille, plutôt qu’une thérapie du couple ou de la famille. L’évocation de l’histoire familiale n’est explorée que si elle ne tombe pas dans l’ornière du « pourquoi », qui conduit souvent à considérer que la genèse des troubles est liée à la constitution même de la famille, et qui débouche alors sur des reproches, des accusations vis-à-vis de membres présents ou absents, ou encore des affirmations de culpabilité personnelle. Il semble que les évocations transgénérationnelles soient davantage envisageables lorsqu’il s’agit d’un parcours de type « abandon dissimulé » dans la classification de S. Cirillo et coll., alors qu’elles présentent rapidement un aspect inapproprié ou persécutif lorsqu’il s’agit des parcours de type « abandon méconnu » ou « abandon agi ». L’hypothèse sous-jacente à l’amélioration des troubles repose sur l’idée que le dispositif thérapeutique cherche à recréer artificiellement les processus d’accoutumance qui président au renforcement naturel des liens, en lieu et place de l’accoutumance pathologique à la drogue.

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J.-P. JACQUES

Psychanalyse et substitution La substitution, chacun croit savoir de quoi il s’agit : on remplace une drogue par un médicament, moins nocif, moins cher, moins réprouvé socialement. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le médicament de substitution soit la même molécule que celle qui est vendue en rue comme drogue ; c’est le cas de la diacétylmorphine dans les programmes de remise contrôlée d’héroïne. Ceci nous indique que le remplacement dont il s’agit n’est pas purement pharmacologique. Autrement dit, outre la molécule, autre chose est remplacé. Quel est cet autre chose, qui vient en excès de la mise en concurrence de deux psychotropes, le légal et l’illégal, le mafieux ou le pharmaceutique ? On a coutume de dire que c’est l’accompagnement, ou la relation d’aide, l’assistance psychosociale. C’est sur ce quelque chose qui vient en sus de la pure dimension moléculaire, et qui doit s’y articuler, que je voudrais attirer votre curiosité. En d’autres termes, il s’agit de se demander comment on écoute un patient. Comment l’écouter, quand et comment lui répondre ? Que faire de son dire ? Le considérer comme un matériel digne d’intérêt ou comme un parasitage encombrant et inévitable dans notre fonction de soin ? L’entendre comme une sorte de bruit de fond inéliminable mais dépourvu de valeur ou comme la quintessence de la vérité subjective ? Dans la logique médicale, biologisante, qui prédomine aujourd’hui, en particulier dans les univers inspirés du monde anglo-saxon, la clé de tout traitement réside dans la pharmacologie : la bonne molécule pour une indication bien posée, un dosage adapté, des prescriptions concomitantes appropriées, un contrôle régulier des paramètres de laboratoire. Ce modèle, qui a envahi la psychiatrie à partir de la médecine interne, a gagné également le champ des addictions. Le corps y est considéré comme un objet de la nature parmi d’autres, comme ceux des amibes ou des rats. A la limite, une fois le traitement de substitution décidé et bien appliqué, tout s’interrompt. Les questionnements ouverts par la rencontre avec le patient, par le choix du diagnostic et du traitement font place à quelque chose de plus pragmatique, ce qu’on appelle le « management » du cas, sa gestion, une sorte de popote quotidienne. Cette routine n’est généralement troublée que par des incidents déplaisants, comme une 225

tentative de suicide, une expulsion du domicile pour loyers impayés et d’autres événements perturbateurs que les médecins dédaignent et abandonnent aux travailleurs sociaux, avec l’idée qu’il n’y aurait aucun rapport entre ces épiphénomènes et l’addiction au nom de laquelle le patient avait consulté. Le trouble principal que représentait la consommation de drogues de rue doit disparaître, les autres symptômes, de dépression ou d’angoisse seront maîtrisés par un recours judicieux aux antidépresseurs ou anxiolytiques convenables, pour atteindre, dans les meilleurs délais, le silence des organes. C’est ainsi que, dans une formule célèbre, le chirurgien René Leriche, au début du XXe siècle, présentait la santé : « La santé, c’est la vie dans le silence des organes ». Une certaine médecine nourrit cette ambition-là, ramener tout ce qui faisait désordre dans la conduite, dans les humeurs, dans les propos du patient à l’ordre et au silence fonctionnel. Et si, malgré ses efforts, le patient insiste pour parler encore de choses et d’autres, on délègue à un subalterne, travailleur social ou psychologue, une écoute de ce bla-bla. Cette écoute est confiée à ce paramédical non pas dans la perspective qu’elle puisse contribuer à la guérison, ou à la compréhension du cas, mais afin de soulager le patient, dans une visée compassionnelle. Accessoirement, cela peut soulager aussi le médecin qui ne doit plus s’encombrer d’une écoute fastidieuse de plaintes dont il ne sait que faire, puisqu’elles résistent à sa science, à la puissance de la pharmacologie et à son désir légitime de bien faire. Ces derniers temps, l’écoute est en train de changer radicalement. Lassés d’en attendre la guérison, découragés de la voir réduite à un dispositif charitable, les thérapeutes nord-américains, issus de ce pays où l’efficacité à court terme doit régner coûte que coûte, ont inversé le vecteur de l’écoute. Auparavant, c’est-à-dire depuis S. Freud, le médecin, le psy, le thérapeute, le terme importe peu, écoutaient le patient, lui répondaient quelque peu, une interprétation par exemple, et le vecteur de la parole était principalement dirigé dans le sens patient-locuteur vers le thérapeute-auditeur. Depuis une vingtaine d’années, le courant circule en sens opposé : c’est le thérapeute qui parle au patient lequel doit écouter. Le thérapeute, dûment formé, sait comment le patient doit modifier ses comportements, c’est la thérapie comportementale. Il sait aussi comment il doit modifier ses convictions, ses pensées, c’est la thérapie cognitive. Et le vocabulaire a suivi. Le thérapeute est désormais « counselor », conseiller ; il est en sorte devenu le Premier ministre du patient. Ou, plus moderne, il est devenu « coach », le cocher, celui qui conduit le véhicule de la vie 226

du patient. D’ici peu, le terme de « séance » sera peut-être remplacé par celui de « leçon », plus approprié. On conçoit sans difficulté que ce modèle d’intervention « psy » rencontre un succès croissant auprès des médecins et des politiques, puisqu’il est conforme à l’esprit général de la médecine : le savoir appartient au médecin qui le communique, de façon appropriée, au patient. Au patient incombe le devoir d’exécuter la prescription, de se montrer réceptif, collaborant, compliant. Sinon, c’est qu’il refuse de guérir et l’on attendra qu’il se montre mieux disposé dans l’avenir. Voici donc ce qu’il advient de l’écoute et de la parole du patient dans la logique médicale contemporaine, y compris en santé mentale et dans le champ des addictions. * *

*

Mais que faire des sujets non compliants, de ceux dont le ratage ou l’insoumission est la signature, leur mode d’exister ? C’est ici qu’intervient un autre abord, position partisane que je défends. Une fois mise en route la substitution, c’est là que tout commence. Au bénéfice de la substitution, qui apaise assez le sujet pour réduire l’urgence, la famine, la ruine, la panique ou le passage à l’acte impérieux, une relation thérapeutique peut s’instaurer, que l’on appelle une clinique. Historiquement, la clinique, c’est la position assise du médecin au lit, au chevet du malade (klinein en grec, être couché). L’ambition, dans ce paradigme, est donc strictement l’inverse de celle du modèle quasi vétérinaire, que j’ai exposé en premier, de façon caricaturée, je le concède. Le corps est cette fois considéré comme un objet dénaturé par le langage, par le lien social, par le jeu du désir ou du manque de ce dernier. Il s’agit ici de mettre la science médicale, l’expertise pharmacologique, la pourvoyance du substitut au service d’une mise en parole et de l’établissement d’un lien que, depuis S. Freud, on appelle transférentiel. Nous verrons que cette position est infiniment moins commode et plus risquée qu’il n’y paraît à première vue, mais qu’elle recèle des potentialités différentes, et pour tout dire incomparables. Précaution capitale : il ne s’agit aucunement de renoncer aux ressources de la pharmacologie, et j’ajouterais d’une pharmacologie exigeante et rigoureuse. Le traitement de substitution, lorsqu’il est indiqué, doit être prescrit de manière appropriée, quant au dosage, à la fragmentation des doses, aux contrôles éventuels de taux plasmatique, etc. Aucune approximation ne peut être tolérée sur ce point. Il en va de même pour les médicaments connexes. 227

Mais, et la différence majeure se trouve ici, l’objectif de ces prescriptions ne se résume pas à la stabilisation du patient, dans ce que j’appelais plus haut « le silence des organes ». Il s’agit au contraire de procurer les conditions d’apaisement suffisant pour que le patient puisse commencer à s’intéresser à ce qui lui arrive, qu’il se sente invité à en parler et à chercher remède autrement que dans le recours exclusif aux psychotropes. Prenons l’exemple de l’insomnie. Combien de patients dits toxicomanes ne se plaignent-ils pas d’insomnie ? Comment y faire face ? Beaucoup de médecins tachent de ruser avec ce symptôme. Ils savent que les somnifères auront une efficacité limitée dans le temps, que le risque de voir s’installer une dépendance à ceux-ci est majeur, et qu’au lieu d’avoir résolu le problème, ils l’auront compliqué. Mais ils savent aussi que s’ils ne répondent pas, s’ils s’abstiennent de prescrire de quoi soulager ce symptôme, d’autres risques non moins sérieux les attendent. Le patient peut perdre confiance, s’adresser à un prescripteur moins sourcilleux, chercher remède dans l’alcool, des médicaments ou des drogues obtenus au marché noir, ou pire, décompenser, passer à l’acte, etc. Entre la peste et le choléra, les médecins ne savent que choisir. Les plus astucieux ont recours à des sortilèges que le patient n’envisageait pas. Ils prescrivent des molécules peu courantes, des neuroleptiques, des antidépresseurs sédatifs, des myorelaxants, des antiépileptiques. Les plus hardis suggèrent la relaxation par hypnothérapie, le yoga, l’acupuncture. Certains médecins, avertis du lien entre insomnie et style de vie, investiguent celui du patient, pour lui recommander des changements raisonnables d’horaire, d’activité avant l’heure du coucher. Mais fondamentalement, la plupart partagent la perspective du patient qui estime que ce symptôme est intolérable, sans le moindre intérêt et doit être gommé sans tarder. Que se passe-t-il si l’on prend ce symptôme comme éventuellement porteur d’un message à décoder ? Si l’on se permet de dire au patient, que, bien entendu, cette insomnie est assurément très gênante, mais qu’elle est peut-être une source d’information providentielle sur ce qui se passe en lui, à son insu, mais qui gagnerait à être pris en compte. Sans faire pour autant de l’analyse des rêves, comme dans le bon vieux temps, n’est-ce pas ! Pourtant, je dois mettre en garde contre un abus de cette approche, alors que je la défends pourtant vigoureusement. Parmi nos patients sévèrement dépendants, une forte proportion se révèlent, à l’usage, bien plus proches de la structure psychotique de la personnalité que de la structure névrotique. Pour ces patients, la question fondamentale n’est 228

pas : « Quel est mon désir inconscient ? » ou encore, plus prosaïquement : « Quel est mon projet ? », mais plutôt : « Que me veut-on ? » ou « Pourquoi me persécute-t-on aussi systématiquement ? », « Pourquoi ai-je toujours la poisse ? » ou encore : « Puis-je faire confiance à ce thérapeute ; est-il un agent Smith du système ? » A la question posée dans une interview par un membre de l’équipe soignante, une patiente helvétique, bien installée dans un délire mystique, répondait finement : « Dieu a recommandé de ne pas faire confiance aux humains ». Cette même dame, prenant la parole à un colloque, ajoutait : « Ce qui m’amuse toujours, c’est les psychiatres qui disent : ‘J’entends bien’. Je suis content pour eux qu’ils aient une bonne ouïe ! ». Ces traits d’humour témoignent de l’ironie que doit mobiliser cette patiente pour se soustraire à la trop grande volonté de bien faire de son équipe soignante, qui pourrait dissimuler un désir foncièrement malveillant à son endroit. Pour de tels patients, la question de l’insomnie se présente très différemment que chez notre névrosé de référence. Elle témoigne de leur vigilance d’être traqué, de leur méfiance à l’idée de s’abandonner au sommeil, donc de se livrer aux menées hostiles de l’Autre, qui peut s’incarner dans n’importe quel compagnon de nuitée, réel ou imaginable. Pour ces patients, dans l’univers psychique impitoyable façonné par leur fond paranoïaque, l’insomnie est une condition de survie et les remèdes qu’ils lui trouvent sont plutôt du côté de l’assommoir. Ils ne s’endorment que knock-out, abrutis, comateux. Cette remarque nous ouvre à une autre dimension de notre écoute. Cette dernière participe au processus de diagnostic clinique, non pas tellement sur les critères de gravité de la dépendance, mais sur la structure du sujet. Cette question est cruciale et nous nous sommes longtemps enfermés dans l’idée chère au génial précurseur que fut Cl. Olievenstein que les toxicos n’ont pas de structure de personnalité. Cette question qu’il écartait comme non pertinente, revenait pourtant dans sa conception de la démesure du toxicomane, l’ubris, comme il disait. Il les décrivait volontiers comme des sujets réfractaires à la mesure. Traduisons à l’ordre phallique, normatif, corrélatif du Nom-du-Père. Cette démesure est un excellent indice de l’absence de ce facteur régulateur (et limitant) qu’on appelle la fonction paternelle. Je me bornerai ici à esquisser les conséquences cliniques de ces considérations, à commencer par recommander la prudence dans l’écoute de ces sujets. Si l’on admet, provisoirement, qu’un bon nombre de ces sujets addictés sont susceptibles de couver une psychose qui pourrait déclencher, nous ferions bien de nous abstenir de tout ce qui pourrait précipiter le 229

déclenchement, le débranchement, le passage à l’acte fou. D’où cette invitation à nous méfier de l’usage de l’interprétation, chez ces sujets qui d’ailleurs n’ont de cesse d’interpréter le monde. Et toujours selon la même lecture : ils disent subir la malveillance, au minimum, un complot, au pire. On ne peut pas délivrer des interprétations au sujet structurellement interprétatif. On aperçoit ici que la question diagnostique n’est pas but en soi, mais qu’en découlent des conséquences pronostiques et thérapeutiques. Nous devons régler nos interventions, notre position dans le transfert en fonction de cette hypothèse plausible d’une organisation de la personnalité qui ne soit pas réglée par la métaphore paternelle. Il convient alors de ne pas se faire le persécuteur, par le savoir ou par le désir de vouloir son bien, ou encore par l’interprétation et il nous revient de discerner à quelle place le sujet nous a mis. Comme on le voit, la pourvoyance de substitut n’est pas une croisière tranquille. Elle nous amène à rencontrer des êtres de discours à qui notre écoute peut révéler la vérité de leur folie. Mais si nous ne les considérons que comme des êtres de synapse, à négliger leur discours, nous négligerions aussi le discours à leur tenir. Nous postulerions un désir de guérir, qui leur est aussi inaccessible que tout désir en général, et ce faisant nous pourrions bien concourir à la malveillance du monde dont ils n’ont de cesse de se plaindre et qui les contraint à s’en abstraire par l’intoxication massive, que celle-ci soit demandée aux drogues illicites ou à celles de l’industrie du médicament, d’ailleurs. Aux sujets non compliants, indociles, révoltés, paranos ou qui résistent trop bien au bien que la médecine leur veut, nous proposons donc ce que nous appelons une écoute, qui est tout sauf compassionnelle, charitablement silencieuse ou dont nous attendrions qu’elle soit bienfaisante par elle-même. Nous y découvrons que la puissance de l’écoute se paie d’un risque sérieux, comme celui du déclenchement ou du pousse à l’intoxication. Et qu’écouter, c’est entre autre savoir quand et comment prendre la parole à notre tour.

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