En physique, pour comprendre 9782759812202

Le but de l'ouvrage est de montrer qu'une démarche qui valorise le raisonnement entraîne une vraie satisfactio

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En physique, pour comprendre
 9782759812202

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En physique, pour comprendre

Grenoble Sciences Grenoble Sciences est un centre de conseil, expertise et labellisation de l’enseignement supérieur français. Il expertise les projets scientifiques des auteurs dans une démarche à plusieurs niveaux (référés anonymes, comité de lecture interactif) qui permet la labellisation des meilleurs projets après leur optimisation. Les ouvrages labellisés dans une collection de Grenoble Sciences ou portant la mention « Sélectionné par Grenoble Sciences » (« Selected by Grenoble Sciences ») correspondent à : »»des projets clairement définis sans contrainte de mode ou de programme, »»des qualités scientifiques et pédagogiques certifiées par le mode de sélection (les membres du comité de lecture interactif sont cités au début de l’ouvrage), »»une qualité de réalisation certifiée par le centre technique de Grenoble Sciences. Directeur scientifique de Grenoble Sciences Jean Bornarel, Professeur à l’Université Joseph Fourier, Grenoble 1 On peut mieux connaître Grenoble Sciences en visitant le site web : http://grenoble-sciences.ujf-grenoble.fr On peut également contacter directement Grenoble Sciences : Tél (33) 4 76 51 46 95, e-mail : [email protected]

Livres et pap-ebooks Grenoble Sciences labellise des livres papier (en langue française et en langue anglaise) mais également des ouvrages utilisant d’autres supports. Dans ce contexte, situons le concept de pap-ebook qui se compose de deux éléments : »»un livre papier qui demeure l’objet central avec toutes les qualités que l’on connaît au livre papier, »»un site web corrélé ou site web compagnon qui propose : ››des éléments permettant de combler les lacunes du lecteur qui ne possèderait pas les prérequis nécessaires à une utilisation optimale de l’ouvrage, ››des exercices de training, ››des compléments permettant d’approfondir, de trouver des liens sur internet… Le livre du pap-ebook est autosuffisant et certains lecteurs n’utiliseront pas le site web compagnon. D’autres pourront l’utiliser, et chacun à sa manière. Un livre qui fait partie d’un pap-ebook porte en première de couverture un logo caractéristique. Le lecteur trouvera le site compagnon du présent livre à l’adresse internet suivante : http://grenoble-sciences.ujf-grenoble.fr/pap-ebooks/viennot

Grenoble Sciences bénéficie du soutien du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et de la Région Rhône-Alpes Grenoble Sciences est rattaché à l’Université Joseph Fourier de Grenoble

En physique, pour comprendre Laurence Viennot Avec la collaboration de Philippe Colin, Jean-Luc Leroy-Bury, Ivan Feller et Stéphanie Mathé

17, avenue du Hoggar Parc d’Activité de Courtabœuf - BP 112 91944 Les Ulis Cedex A - France

En physique, pour comprendre Cet ouvrage, labellisé par Grenoble Sciences, est un des titres du secteur Sciences de la matière Collection Grenoble Sciences (EDP Sciences), qui regroupe des projets originaux et de qualité. Cette collection est dirigée par Jean Bornarel, Professeur à l’Université Joseph Fourier, Grenoble 1. Comité de lecture de l’ouvrage ›› G. Aubert, professeur émérite, Université Joseph Fourier, Grenoble I, Conseiller scientifique CEA / DSM / Irfu ›› J. Ogborn, professeur émérite, Institute of Education, University of London ›› J. Ricard, professeur émérite, Université Paris Diderot, Paris VII. Membre de l’académie des sciences ›› M. Veyssié, professeur honoraire, Université Pierre et Marie Curie, Paris VI Cet ouvrage a été suivi par Jean Bornarel pour la partie scientifique et par Anne-Laure Passavant et Sylvie Bordage du centre technique Grenoble Sciences pour sa réalisation pratique. Les dessins ont été réalisés par Simone Gerlier, Pixel Project. L’illustration de couverture est l’œuvre d’Alice Giraud, d’après  : rayons lumineux – W. Kaminski ; jets d’eau – Gorazd Planinšič ; Effet Doppler –Pbroks 13, Wikimedia ; Montgolfières – Jean-Simon Asselin, Flickr. Cet ouvrage a été publié avec le soutien du Centre de Formation des Doctorants pour l'Insertion Profesionnelle (CFDIP, Université Paris-Diderot).

Autres ouvrages labellisés sur des thèmes proches (chez le même éditeur)  Naissance de la Physique (M. Soutif) • L’Asie, source de sciences et de techniques (M. Soutif) • Description de la symétrie. Des groupes de symétrie aux structures fractales (J. Sivardière) • Symétrie et propriétés physiques. Des principes de Curie aux brisures de symétrie (J. Sivardière) • Introduction à la mécanique statistique (E. Belorizky & W. Gorecki) • Mécanique Statistique. Exercices et problèmes corrigés (E. Belorizky & W. Gorecki) • La Cavitation. Mécanismes physiques et aspects industriels (J. P. Franc et al.) • La Turbulence (M. Lesieur) • Turbulence et déterminisme (M. Lesieur en collaboration avec l'institut universitaire de France) • Magnétisme : I Fondements, II Matériaux (Sous la direction d'E. du Trémolet de Lacheisserie) • Spectroscopie de résonance paramagnétique électronique, fondements (P. Bertrand) • Spectroscopies infrarouge et Raman (R. Poilblanc & F. Crasnier) • Du soleil à la terre. Aéronomie et météorologie de l'espace (J. Lilensten & P.L. Blelly) • Sous les feux du Soleil, vers une météorologie de l'espace (J. Lilensten & J. Bornarel) • La Mécanique Quantique. Problèmes résolus, Tome I et II (V.M. Galitski, B.M. Karnakov &V.I. Kogan) • Mécanique - De la formulation lagrangienne au chaos hamiltonien (C. Gignoux & B. Silvestre-Brac) • Problèmes corrigés de mécanique et résumés de cours. De Lagrange à Hamilton (C. Gignoux & B. Silvestre-Brac) • Physique des diélectriques (D. Gignoux & J.C. Peuzin) • Physique des plasmas collisionnels. Applications aux décharges hautes fréquences (M. Moisan & J. Pelletier) • Energie et environnement. Les risques et les enjeux d'une crise annoncée (B. Durand) • L'énergie de demain (Groupe Energie de la Société Française de Physique Sous la direction de Jean-Louis Bobin, Elisabeth Huffer & Hervé Nifenecker ) • Les milieux aérosols et leurs représentations (A. Mailliat) • Physique et Biologie (B. Jacrot) • Éléments de Biologie à l'usage d'autres disciplines, de la structure aux fonctions (Philippe Tracqui & Jacques Demongeot) • Sciences expérimentales et connaissance du vivant. La méthode et les concepts (Pierre Vignais & Paulette Vignais)

et d’autres titres sur le site internet : http://grenoble-sciences.ujf-grenoble.fr ISBN 978-2-7598-0656-0 © EDP Sciences, 2011

Préface Il y a bientôt dix ans, j’écrivais la préface de l’un des nombreux ouvrages que Laurence Viennot a consacrés à l’enseignement de la physique, ouvrage intitulé précisément « Enseigner la physique ». J’y insistais sur la désaffection des étudiants pour les filières scientifiques, très marquée aux États-Unis mais qui n’épargne pas les pays européens et la France en particulier. Ce nouvel ouvrage, «  En physique, pour comprendre  », aborde le problème sous un angle original que la première phrase nous révèle d’emblée : « La physique doit plaire, c’est, nous dit-on, urgent : en ce début du troisième millénaire, l’audience baisse, nous allons manquer de physiciens. » Il ne faut pas se méprendre, Laurence Viennot ne s’est pas ralliée au clan des pédagogues qui prétendent transformer tout enseignement en activité ludique. Certes, on peut apprendre en jouant mais l’objectif qu’elle s’est fixé est autrement plus ambitieux puisqu’il s’agit non pas tant d’apprendre que de comprendre aux fins d’en tirer une satisfaction intellectuelle bien plus profondément motivante. Pour nombre d’élèves ou d’étudiants, la physique ne va guère au-delà de « on applique la formule » pour réussir « à faire » le problème posé dans le respect le plus strict des conventions explicitées par les instructions détaillées des programmes officiels. Le système est suffisamment encadré et codifié pour que l’on puisse apprendre sans comprendre, ce qui n’est effectivement pas très séduisant. « En physique, pour comprendre », n’est pas un livre facile mais il peut heureusement être abordé par celles des entrées de la table des matières qui inspireront (ou intrigueront) plus fortement le lecteur. C’est aussi un livre qui dérange et il peut même interpeller les physiciens les plus avertis. Pour ne citer que l’un des exemples qui illustre la couverture, il y a beaucoup de choses à comprendre avant d’embarquer dans une montgolfière, fut-elle la « montgolfière d’enseignement » du paragraphe 6.1 !

La formule choisie du site web associé au livre permet de tirer le meilleur profit des nombreuses références bibliographiques. C’est ainsi qu’un autre exemple qui illustre la couverture, les bouteilles percées de l’annexe D, nous propose une belle collection d’erreurs historiques et grande fut ma déception d’apprendre que le génial Léonard de Vinci n’avait pas soumis ses conclusions en la matière à une vérification expérimentale, tout de même plus facile à réaliser que pour ses machines volantes. Je recommande la lecture de ce livre non seulement à tous mes collègues enseignant la physique et les autres disciplines scientifiques, à quelque niveau que ce soit, mais aussi aux étudiants, aux futurs enseignants et à tous ceux qui prendront plaisir à comprendre… Guy Aubert Professeur émérite à l’université Joseph Fourier de Grenoble Conseiller d’État en service extraordinaire honoraire Ancien directeur général du Centre National de la Recherche Scientifique

Table des matières Introduction 1

Première partie - S'approprier le raisonnement : des mots, des images, des fonctions Chapitre 1 - Comprendre : des outils incontournables 1.1 Des mots qu’il faut comprendre

9 9

1.2 L’image : parle-elle vraiment d’elle-même ?

10

1.3 Des graphiques et des fonctions

15

Chapitre 2 - Invariances surprenantes 2.1

Introduction

17 17

2.2 La vitesse de la lumière dans le vide

17

2.3 La propagation des signaux mécaniques

19

2.4 Les coefficients de frottement

20

2.5 Quand la masse ne compte pas

21

2.6 Le miroir

22

2.7 Puissance et non-évidence des invariances

24

Chapitre 3 - L’analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant

27

3.1 Numérique ou fonctionnel ?

27

3.2 Avant même les valeurs : la forme de la relation

28

3.3 Surveiller l’intervention d’une lecture causale des relations

29

3.4 Des facteurs non apparents dans une relation entre grandeurs : pas toujours sans importance 32 3.5 Des dépendances fonctionnelles et des graphiques : un exemple en optique géométrique 33 3.6 Des trésors négligés, des risques à expliciter

38

XII

En physique, pour comprendre

Chapitre 4 - Mise en pratique

41

4.1 Introduction

41

4.2 Le champ du miroir

44

4.3 La déviation d’une particule chargée par un champ magnétique

46

4.4 Glissade sur un plan incliné

49

4.5 Le projecteur de diapositives

52

4.6 Flottaison entre deux liquides non miscibles

57

Deuxième partie - La physique : facteur de rapprochement Chapitre 5 - L es rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

67

5.1 Introduction

67

5.2 Signaux différés : des astres aux chauves-souris

68

5.3 L’effet Doppler version graphique

72

5.4 Encore plus de liens ? Doppler et Römer

77

5.5 Investir ?

80

Chapitre 6 - Les rapprochements entre approches différentes d’un même phénomène 83 6.1 Une montgolfière d’enseignement

83

6.2 Un rituel qui pactise avec l’incohérence

84

6.3 Une mise en relation très inhabituelle

86

6.4 Des témoignages de satisfaction intellectuelle

87

6.5 Toujours plus de liens ? Le poids et la pression du gaz

89

6.6 L’intérêt des changements d’échelle d’analyse

90

Troisième partie - La simplicité : ruine ou triomphe de la cohérence ? Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage

95

7.1 Simplicité vaut-elle pertinence ?

95

7.2 La balance d’Archimède

96

7.3 Le verre d’eau retourné

97

Table des matières

XIII

7.4 L’éprouvette retournée

101

7.5 Au-delà des rituels

102

7.6 Les explications-échos et le raisonnement linéaire causal

104

7.7 Quand l’expérience simple pare le raisonnement simpliste

110

7.8 Le « baromètre d’amour » 

111

7.9 Remarques finales

113

Chapitre 8 - Vulgariser la physique :  quelle place pour le raisonnement ?

117

8.1 Mission incontournable, mission impossible?

117

8.2 Raisonnement, rigueur : quelques points critiques

119

8.3 Une tendance des profanes : les histoires en faveur

122

8.4 Auteurs (comme enseignants) : tendances à « l’explication-écho »

123

8.5 Une réelle marge de manœuvre

126

Conclusion 129 Annexe A - Ce que l'ouvrage doit à la didactique de la physique

135

Annexe B - Le poids de l’air, les chocs des molécules : quel rapport ?

137

B1 Analyse classique d’une colonne d’air isotherme

138

B2 Une autre façon de voir les choses

139

B3 Molécules, leurs chocs et leur poids : proposition d’analyse

140

B4 Remarques finales

141

B5 Le poids des molécules : un sondage auprès de professeurs en formation 143

Annexe C - Le raisonnement linéaire causal

147

Annexe D - Quand la physique devrait se conformer à la croyance :  des bouteilles percées

151

Annexe E - De futurs journalistes ou médiateurs scientifiques se prononcent devant une incohérence

157

Annexe F - Les « facilités » de la communication : hiérarchisation des risques par des élèves de Seconde

167

7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN

Introduction La physique doit plaire, c’est, nous dit-on, urgent : en ce début du troisième millénaire, l’audience baisse, nous allons manquer de physiciens. Bien des enseignants répondront qu’elle doit plaire de toute manière, dès lors qu’elle est proposée comme matière d’enseignement. Maintenant, comment plaire ? Ce texte propose une réponse partielle. Partielle mais relative à un aspect essentiel, du moins pour de nombreux enseignants. Certes, les objectifs d’enseignement relèvent d’un choix avant tout politique. Mais pour choisir, il faut connaître ce qu’il y a d’accessible au catalogue, à un prix abordable. Il est question ici de la satisfaction intellectuelle de ceux qui apprennent1. Le lecteur jugera lui-même à quoi peut bien servir le fait que nos élèves éprouvent du plaisir à raisonner en physique. Ce texte s’attache à présenter des éléments susceptibles d’aider les enseignants qui le souhaitent à agir de manière plus accentuée sur ce terrain. Les enseignants, bien sûr, cela compte beaucoup plus que les textes officiels, même si l’influence de ces derniers est forte. Si on leur parle de satisfaction intellectuelle, beaucoup diront qu’ils n’ont pas attendu des encouragements pour avoir cette belle ambition. Mais tant de contraintes  s’interposent  ! Le réalisme est donc un incontournable invité dans ce débat, et la modestie est nécessaire. Pourtant il n’est pas interdit d’envisager que les moyens à l’origine de tel ou tel effet bénéfique puissent se partager largement, dans un contexte réaliste d’enseignement ou d’information scientifique. Dans quelle mesure et comment peut-on enseigner dans des conditions réalistes tout en favorisant la satisfaction intellectuelle de nos élèves ?

1 Plusieurs chercheurs ont inscrit l’expression même de «  satisfaction intellectuelle  » dans leur problématique de recherche. Ainsi Viennot L. (2006) Teaching rituals and students, intellectual satisfaction, Phys. Educ. 41, 400-408 (http://stacks.iop.org/0031-9120/41/400) ; Feller I. (2008) Usage scolaire de documents d’origine non scolaire en sciences physiques. Eléments pour un état des lieux et étude d’impact d’un accompagnement ciblé en classe de seconde, Thèse, Université Paris Diderot (http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00366318/) ; Feller I., Colin P. & Viennot L. (2009) Critical analysis of popularisation documents in the physics classroom. An action-research in grade 10, PEC, 17(17), 72-96 ; Mathé S. & Viennot L. (2009) Concern for coherence in journalists and science mediators-to-be: are they open to this prospect? PEC, 11 (11), 104-128.

2

En physique, pour comprendre

Le propos du livre s’inscrit dans cette question, évidemment de façon limitée. L’attention se centrera sur la façon dont quelqu’un qui apprend peut s’approprier un raisonnement en relation avec la physique. Nous ne parlons pas de « démarche(s) scientifique(s)  », ni même plus modestement de «  démarche d’investigation  », expressions qui ont été très centrales dans les textes officiels français. C’est essentiellement à l’intelligibilité et à la cohérence d’un raisonnement formulé – par un élève, un auteur, une supposée autorité, de manière générale un interlocuteur – que nous nous intéressons ici. Intelligibilité et cohérence : comment inviter quelqu’un à ne pas renoncer sur ces deux terrains, comment apprécier le bonheur de celui qui, ne renonçant pas, se voit grandir intellectuellement ? Ces questions semblent situer les bénéficiaires supposés de cette démarche dans une attitude relativement passive, en réception de message. Marcherait-on à contre courant, en ces temps où l’on valorise l’action du sujet ? Oui et non. Ce qui est souligné ici est l’importance de la prise de connaissance au sens fort de l’expression, au sens actif, justement. Former en science n’est pas seulement former à la découverte, ni encore moins former directement à la découverte. Le futur citoyen, et même le futur chercheur, auront à prendre connaissance de ce que d’autres ont dit en matière de science. La façon dont on se situe devant les résultats ou prises de position des autres est cruciale. Même le chercheur ne passe pas tout son temps à chercher tout seul, loin de là. Il regarde aussi ce que font les autres, et se demande ce qu’il en comprend. « Il ne suffit pas d’avoir la solution d’un problème, il faut savoir en profiter »2 : ce message que nous adressons à nos élèves vaut plus largement. Invoquer cette aptitude, c’est faire référence à ce que l’on nomme souvent l’esprit critique. Ici, c’est essentiellement à l’une de ses composantes que nous nous intéressons : la recherche de l’intelligibilité, dans une visée d’évaluation de la cohérence et du champ d’application du propos analysé. Approche limitée, donc, puisque n’y sont pas abordées, notamment, la pertinence sociale des questions traitées, ou encore l’image du développement de la science donnée par tel ou tel texte. Mais il ne s’agit pas non plus d’une démarche qui se limiterait aux pratiques couramment recommandées, et certes très utiles, de « contrôle du résultat » d’un calcul,

2 Viennot L. (1997) Corrigés modes d’emploi, document LDAR (ex. LDSP), Université Paris Diderot, p 2.

Introduction 3

via des techniques classiques telles l’analyse dimensionnelle, ou encore celle des cas limites3. L’ambition qui inspire ce livre est plus large. Il s’agit de susciter, via une compréhension approfondie, la satisfaction intellectuelle des élèves. Pour cela, nous misons ici sur la cohérence interne des théories physiques en usage4, et sur leur pouvoir prédictif. La question est de savoir comment amener les élèves à en prendre conscience. Pourtant, avant de s’embarquer dans une évocation lyrique des vertus de la satisfaction intellectuelle, il faut bien convenir que celui qui cherche à maîtriser un raisonnement explicatif est confronté au préfixe du terme « satisfaction » (du latin satis : à suffisance) : qu’est-ce donc qui va « suffire » pour accéder à la compréhension ? Ogborn et al. (1996)5 soulignent qu’un raisonnement en sciences physiques, en termes de pouvoir explicatif, est comme « la pointe d’un iceberg » : il surmonte une masse de théorisation implicite, qui donne leur sens à la fois à l’explication fournie et à la question posée6. Les auteurs proposent cette analyse à propos des explications des enseignants en classe, mais celle-ci s’applique aussi aux raisonnements dits « de sens commun » : dans les deux cas, l’argumentation s’appuie sur des éléments admis sans discussion – sous la ligne de flottaison de l’« iceberg » – , soit parce qu’appris en classe auparavant et déjà quasi métabolisés, soit parce que relevant de l’évidence attribuée par Bachelard7 à la connaissance commune. Poursuivant l’analogie, il semble qu’un fondement essentiel pour la satisfaction intellectuelle de celui qui cherche à comprendre soit sa propre adaptation à la « ligne de flottaison » de « l’iceberg » qu’on lui propose. L’insécurité que génère la situation contraire est bien connue, et tout enseignant qui se respecte s’efforce de l’éviter. Au demeurant, il arrive que certains sentiments de sécurité soient bien abusifs : nous verrons des cas où l’intérêt peut surgir quand on comprend que l’on n’avait pas compris. Il arrive surtout – en fait toujours – que l’on doive se contenter d’un certain 3 Voir plus loin, chapitre 1, note 21. A propos de l’esprit critique, on peut regretter que cette attitude ait été, en fait, peu évaluée au baccalauréat. Voir à ce sujet la thèse de M. Rigaut (2005) L’épreuve écrite de physique au baccalauréat : analyse du point de vue du contrat didactique, une étude centrée sur les années 1999 et 2000, Université Paris 7. www.matthieurigaut.net/public/docs/these_didactique_matthieu_rigaut.pdf 4 A titre d’exemple : les lois de Newton. 5 Ogborn J., Kress G., Martins I. & McGillicuddy K. (1996) Explaining Science in the Classroom, Buckingham: Open University Press, 13. 6 Ils évoquent à ce propos l’analogie de comportement entre le Lithium, le Sodium et le Potassium lorsqu’on en jette un morceau dans l’eau, et l’explication liée à la classification périodique des éléments, ou encore les commentaires en termes de molécules sur les changements d’états de l’eau. 7 Bachelard G. (1938) La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris.

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En physique, pour comprendre

niveau de maitrise des concepts en cause. « Satis », suffisamment. Mais où donc se situe cette ligne de flottaison qui permet de faire émerger plus de compréhension sans trop d’explicitations inutiles ou périlleuses ? Nulle réponse absolue, bien sûr, dans ce livre, juste des explorations au voisinage de celle habituellement admise. On sent bien aussi que l’appropriation d’un raisonnement n’est pas seulement l’acceptation « suffisante » de chacun des maillons de l’argumentation. A l’opposé de ce réductionnisme intellectuel, on peut éprouver ces sortes de déclics dont on ne sait dire les parts d’affectivité et de rationalité qu’ils impliquent. A en croire De Broglie8, « Une doctrine qui parvient d’un seul coup à réaliser une vaste synthèse […] produit incontestablement sur le théoricien une impression de beauté et l’incline à croire qu’elle renferme une grande part de vérité. » Pourquoi ne pas penser qu’à tout niveau de l’apprentissage ce type de sentiment puisse être rencontré, et motiver l’effort d’aller plus loin dans l’exploration intellectuelle ? Sans aller jusqu’à la « vaste synthèse » évoquée par De Broglie, souvent, le plaisir intellectuel s’associe à une extension des possibilités générées par le raisonnement. Ainsi, la convergence des conclusions de raisonnements empruntant des cheminements différents est une fête intellectuelle. On est loin de l’idée qu’une seule explication suffirait, du moins pour le plaisir. Une explication pour un vaste champ de phénomènes, ou plusieurs cheminements pour l’un d’entre eux9 : dans les deux cas le plaisir intellectuel ne rime pas avec pingrerie. Même si, finalement, l’explication qui semble la plus économe sera déclarée la plus « belle »10. On peut se contenter d’une démonstration pour décider qu’une conclusion est valide, mais pour le plaisir, qui peut affirmer qu’une explication suffise ? On a beaucoup dit que l'on apprenait d’autant mieux que l’on était motivé. Et d’ajouter que la motivation pouvait venir du sentiment d’utilité de la science, ou de son lien avec les techniques et les conditions de fonctionnement de la société. Egalement invoqué, le rêve, l’émerveillement potentiellement attachés à certains sujets, images à l’appui, tels la cosmologie ou les phénomènes à l’échelle nanoscopique. Dans un autre registre, un facteur favorable peut être le cadre de l’activité, comme celui des projets en université ou des Travaux Personnels Encadrés lancés en France en classe de Première en 1997. Il n’est pas question de nier le rôle de ces aspects dans l’envie 8 De Broglie L. (1941) Continu et discontinu en physique quantique, Albin Michel, Paris, p 87. 9 Voir l’exemple de la montgolfière au chapitre 6. 10 R. Feynmann écrivait dans The character of physical laws (1965), traduction H. Isaac, J.M. LevyLeblond et F. Balibar (La nature des lois physiques) en 1980 au Seuil, p 38 : « Mais la gravitation est simple et c’est bien là le phénomène le plus impressionnant (…). Elle est simple et donc belle ».

Introduction 5

de s’approprier ou de développer un raisonnement, cependant les exemples donnés ici les laissent au second plan. Voilà bien la question centrale de cet ouvrage : en accompagnant un élève sur la route d’un raisonnement, peut-on lui procurer un plaisir intellectuel indépendamment des facteurs de motivation usuellement mis en avant ? Cela vaut-il l’effort d’essayer11 ? Car c’est bien d’un effort qu’il s’agit : les cheminements proposés n’excluent pas l’abstraction, tout en se voulant accessibles. Les joies afférentes rappellent davantage la randonnée en montagne –  y compris dans l’évocation d’un sport accessible à tous – qu’une séance de bronzage au bord de l’eau. Les quelques remarques qui précèdent font, bien sûr, écho à celles qui émaillent régulièrement nos textes officiels d’orientation de l’enseignement. En ce sens, elles n’apparaissent pas comme bien neuves. Mais toute la question est de déplacer le curseur de nos pratiques pour mettre à profit les incitations ainsi proclamées. Le réalisme rendrait-il vaines ces exhortations ? Nous l’entendons dire souvent, les élèves n’auraient pas le sens critique et les enseignants n’auraient pas le temps de les aider sur ce terrain. Mais ici le parti pris est de refuser d’identifier réalisme et fatalisme. L’ouvrage est loin d’aborder l’ensemble des pratiques susceptibles de favoriser l’apprentissage de la physique, notamment en matière d’expérimentation. Il doit être compris comme un simple appel à dépasser quelques-uns de nos rituels, pour plus de plaisir partagé. Les propositions qui suivent sont illustrées par des exemples de pratiques enseignantes adaptées, typiquement, à la fin de l’enseignement secondaire ou au début du supérieur, mais extensibles, dans leur principe, à d’autres niveaux. Les contenus de physique associés sont délibérément simples. Les blocages liés aux tendances communes du raisonnement et les rigidités des rituels d’enseignement sont pointés, dans la perspective de faciliter des décisions pédagogiques mieux informées. En particulier, les ingrédients communément mis en œuvre pour rendre la physique « attrayante » sont revisités, qu’il s’agisse de petites manipulations surprenantes ou de textes de vulgarisation. La première partie de l’ouvrage analyse et illustre quelques composantes d’une activité de raisonnement fructueuse en physique. En bonne place parmi les outils évoqués : les dépendances fonctionnelles et les graphiques associés, dont l’illustration se limite à quelques cas simples (en 3.5 et au chapitre 4). Une seconde partie développe l’intérêt qu’il y a à confronter divers phénomènes dont le traitement relève du 11 L’idée d’un effort intellectuel est très communément exclue dans la définition de ce que devrait être la vulgarisation scientifique. « La vulgarisation se targue d’offrir une science sans douleur. », à en croire B. Jurdant (1975) La vulgarisation scientifique, La Recherche, 53, 149.

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En physique, pour comprendre

même formalisme, et différentes approches pour l’analyse d’une même situation. La troisième partie relativise les mérites des expérimentations conduites dans la ligne des «  petites manips  », lorsque celles-ci sont à ce point parées de vertus qu’elles en abaissent le niveau de vigilance des utilisateurs. Il s’agit d’en compléter l’usage habituel par une réflexion approfondie, qui tienne compte notamment des tendances communément observées chez les enseignants. Les thèmes ainsi abordés rejoignent celui de la vulgarisation. La conclusion reprend l’idée que nos choix, d’enseignants comme de vulgarisateurs éventuels, sont plus ouverts qu’il n’y paraît, et donc que notre responsabilité est d’autant plus engagée.

Chapitre 1 Comprendre : des outils incontournables 1.1 Des mots qu’il faut comprendre Si l’on décide d'entrée que, pour s’approprier un raisonnement, un élève doit comprendre les termes employés, on tombe dans le registre «  mission impossible  ». Comprendre ? Oui mais jusqu’où ? Il faudrait chaque fois définir le niveau précis de compréhension visé, en tout cas celui qui permet une intelligibilité (minimale ?) d’un raisonnement donné. Donnons quelques exemples, juste pour attirer l’attention sur des pseudo-évidences que l’on peut souhaiter surveiller de plus près : −− Un texte de mécanique parle de  « particule », ou de « point matériel ». Considérer qu’il s’agit d’un point de masse m est un peu court … et bien peu physique, vu la densité de masse infinie que cela semble impliquer. On peut souhaiter aller plus loin dans la compréhension de ce modèle. −− Un exercice d’optique amène à trouver la « région de l’espace » visible dans un miroir par un « œil » situé à telle distance de ce miroir, lequel est carré et de telle dimension. Un raisonnement mené en réponse à cette question devrait assumer une signification pour « région d’espace » (décrite via une longueur ? une surface ? un angle ? un angle solide ?) et « œil » (modélisé par un point ? une pupille suivie d’une lentille et d’un écran ? un système visuel comprenant la zone correspondante du cerveau ?)12. −− Le fait qu’un mouvement soit « uniforme » ne concerne pas, dans les usages en cours, sa direction, mais dire qu’un champ vectoriel – magnétique par exemple – mérite cet attribut, c’est affirmer que sa direction est aussi partout la même : le décodage est indispensable, pour comprendre les raisonnements relatifs à ces domaines.

12 Voir Chapitre 4, Exercice 4.2.

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La difficulté, s’il s’agit d’aider à l’appropriation d’un raisonnement, est de se situer juste à la limite, chez l’interlocuteur, entre la zone d’évidence où l’explicitation serait lassante et celle des incompréhensions insoupçonnées : si un terme chinois est inséré, la question du sens de ce terme se posera toute seule, mais rien n’attire l’attention sur un terme familier dont la signification n'est pourtant pas évidente. Cette question du sens des termes employés est cruciale en vulgarisation scientifique, même si elle est loin d’être la seule à faire obstacle. Ainsi l’usage des métaphores, déjà répandu au sein même des disciplines, y est porteur de bien des embûches : trous noirs et matière noire : s’agit-il du même noir ? Et, même en restant sur un terrain relativement scolaire et familier, cette question du sens des mots employés se pose de manière beaucoup plus aigüe que l’on ne pourrait le croire. Que dire de « l’agitation thermique », grande vedette de nos cours de thermodynamique, dès la classe de seconde : parle-ton de vitesse, ou d’énergie cinétique13 ? Préciser le sens des mots : voilà typiquement un terrain où seuls les exemples prendront un éventuel intérêt, les discours généraux souffrant, eux aussi, d’une apparente évidence. Les obstacles à l’appropriation d’un raisonnement sont parfois subtils, et résident dans des absences, dans ce qui n’est ni explicité ni évoqué par une image. Sans doute est-ce là la catégorie la plus représentée dans nos exemples. Mais, comme pour le vocabulaire, on est dans un registre appelant mesure et nuances : pas question de tout expliciter, évidemment. Les choix sont à faire en fonction des risques d’incompréhension, à évaluer donc en fonction de la cible. Entre évidence, redondance et sous-estimation des difficultés, la marge est parfois faible et le parcours d’explication difficile à négocier. Point de règles générales ici, mais quelques exemples qui mettront en contraste la désinvolture dont l’usage d’enseignement ou de vulgarisation semble parfois témoigner et les bénéfices d’un effort d’explicitation à coût raisonnable.

1.2 L’image : parle-elle vraiment d’elle-même ? En collaboration avec Philippe Colin Pour compléter l’explicitation verbale et/ou autoriser une description allégée, on peut choisir de s'appuyer sur une image. Puissant auxiliaire du discours, l’image n’a guère besoin d’être défendue, car elle n’est que peu questionnée par les enseignants. Pourtant, en analysant les enquêtes menées dans le sillage d’illustrations d’ouvrages 13 Voir Chapitre 3, notes 48 et 49.

Chapitre 1 - Comprendre : des outils incontrounables

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d’enseignement ou de textes d’examen, elle peut éveiller des soupçons14  : les figures 1.1 à 1.6 fournissent des exemples choisis en optique et susceptibles d’intervenir dans l’enseignement à un niveau élémentaire comme avec des étudiants plus avancés. Ces exemples d'image ne comportent pas, à proprement parler, d'erreurs, mais elle peuvent induire des interprétations qui, du point de vue de la physique, posent problème (références en note 14). Dans chaque figure, sont présentés sur la gauche des schémas ou figures recontrées dans les ouvrages scolaires ou universitaires dans un contexte qui est rappelé. Sur la droite de la figure, on trouve des interprétations formulées par les étudiants, éventuellement la légende qui peut poser problème et une mise au point de notre part ou une suggestion. Interprétation d'élèves : Les « rayons » seraient des objets visibles … « La loupe est utilisée pour montrer que les rayons sont très petits. » (Seconde) « La loupe sert à voir la trajectoire des rayons qui sont infiniment petits et que nous ne pouvons pas voir. » (Terminale) « La figure nous montre que la lumière se propage en ligne droite (grâce à la lumière blanche que l’on peut voir). » (Terminale) Mise au point : Un faisceau lumineux éclaire la surface rugueuse et cette lumière est diffusée dans toutes les directions. Les « rayons » sont des outils théoriques et non des objets visibles. Figure 1.1 - A model for a rough surface which diffuses the light (Un modèle pour une surface rugueuse qui diffuse la lumière) d'après Karplus15

14 Colin P., Chauvet F. & Viennot L. (2002) Reading images in optics: students «  difficulties

and teachers » views, International Journal of Science Education, 24 (3), 313‑332 ; Viennot L., Chauvet F., Colin P. & Rebmann G. (2005) Designing Strategies and Tools for Teacher Training, the Role of Critical Details. Examples in Optics, Science Education, 89 (1), 13‑27. Pour tout ce qui concerne interférences et diffraction, voir, dans le sillage de la thèse de P. Colin : Colin P. & Viennot L. (2000) Les difficultés des étudiants post-bac pour une conceptualisation cohérente de la diffraction et de l’imagerie optique, Didaskalia, 17, 29‑54 ; Colin P. & Viennot L. (2001) Using two models in optics: Students, difficulties and suggestions for teaching, Physics Education Research, American Journal of Physics Sup. 69 (7), S36‑S44. Pour un résumé sur ces thèmes : Viennot L. (2002) Enseigner la Physique, De Boeck, Bruxelles, chapitres 1 et 5. De façon plus générale, la « grammaire de l’image » et ses modalités de décodage ont fait l’objet de très nombreuses études. Voir par exemple Kress G. & Van Leeuwen T. (1996) Reading Images: the Grammar of Visual design, Routledge & Kegan Paul, London.

15 Karplus R. (1969) Introductory physics. A model approach, Benjamin INC., New York, W.A., 124.

12

En physique, pour comprendre % $

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Interprétation d'élèves : La flèche oblique semble interprétée comme un rayon (visuel ?) : ' «  Les rayons terrestres croisent les rayons solaires. » (Seconde) « CD est dans l’ombre, AB aussi. » (Seconde) Suggestion : Il faudrait éviter d’utiliser une même symbolisation pour des rayons et pour une ligne de visée.

Figure 1.2 destinée à expliquer la visibilité d’un satellite de Jupiter, Io d'après Botinelli et al 16

S1 S S2

P

Interprétation d'élèves : La lumière serait «  déviée  ». Les trajets émergents seraient chacun l’unique continuation du rayon incident correspondant : « La lumière est déviée. » (Seconde) « La lumière est déviée (raturé). La lumière ne peut pas suivre ces trajets. » (Terminale) Mise au point : Ce qui intervient au niveau des trous est un phénomène de diffraction.

S1 S S2

Suggestion pour un dessin moins ambigu ci-contre : Ce schéma suggère le phénomène de diffraction. Il signale comment analyser l’éclairement de l’écran en divers points. Cela implique la sélection des trajets de lumière pertinents pour chaque point d’arrivée considéré (« sélection par l’aval »).

Figure 1.3 - Le principe des interférences par les trous d’Young (S : point de la source de lumière, S1, S2 : ouvertures quasi ponctuelles dans le premier écran, en P : récepteur)

16 Version très simplifiée d’une image figurant dans l’ouvrage  : Botinelli L., Brahic A., Gouguenheim L., Ripert & Sert J. (1993) La Terre et l’Univers, Hachette, Paris, p 121.

Chapitre 1 - Comprendre : des outils incontrounables

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Interprétation des étudiants : Le point M serait l’image d’un point à l’infini, les rayons seraient « déviés » … M Onde plane incidente Objet diffractant

Ecran au plan focal image

«  Tous les pinceaux lumineux issus des trois trous convergent en un même point M de l’écran. En effet, ces trois faisceaux proviennent de l’infini  (…)  » (Première année universitaire)

«  Les rayons incidents sont parallèles à l’axe et sont déviés d’un même angle. Tous les rayons émergents arrivent sur la lentille parallèles entre eux.  » (Première année universitaire) « Les rayons lumineux arrivant sur les fentes sont parallèles entre eux. Au passage des fentes, ces rayons sont déviés mais restent parallèles entre eux. » (Première année universitaire). Mise au point : Les trajets de lumière en cause ne correspondent pas à une seule et même onde plane. Au-delà des trous c’est un modèle ondulatoire qui convient et il n’y a généralement pas concordance de phase en M. Figure 1.4 - Obtention de la figure de diffraction d’un objet Commentaire (problématique) de cette figure : Pour une direction u donnée, les surfaces d’onde correspondant aux rayons diffractés sont des plans perpendiculaires à u. (manuel scolaire) 3 6

2

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X

2

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Mise au point : Il est incohérent de parler de front ou de plan d’onde associés aux rayons diffractés alors que les tracés symbolisent des trajets de lumière dont la phase dans un tel plan n’est pas la même, en général (d’où les calculs classiques de l’amplitude lumineuse résultante). Le parallélisme de ces trajets suggère abusivement qu’il s’agit d’une onde plane. Figure 1.5 - Schéma d'un manuel scolaire17 17 Bertin M., Faroux J.P. & Renault J. (1986) Optique et physique ondulatoire ; Optique géométrique et optique physique. Phénomènes de propagation Cours de physique, 3e édition, Marketing, Paris.

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En physique, pour comprendre

En fait, il n’y a pas de règles permettant de qualifier a priori une image comme bénéfique ou dangereuse. Le risque de brouiller le message dépend évidemment de l’accent choisi pour celui-ci, qu’il serait trompeur de croire univoque. Pour en décider, la population envisagée comme cible est un paramètre essentiel. Vérité en deçà d’une ligne d’objectifs, erreur au-delà. Ainsi, la figure 1.6a montre une photo suggérant l’existence de «  rayons matérialisés  », d’un type souvent utilisé pour mettre en évidence la propagation rectiligne. Dans un cours introductif d’optique élémentaire, un usage désinvolte de la photo (figure 1.6 a)) pourrait laisser penser que des rayons de lumière, visibles, circulent dans le plan du support horizontal, rectilignement comme il se doit. Dans la figure 1.6 b), les traces sinueuses que constituent les impacts de lumière renvoient le dispositif à la catégorie appropriée : celle des ombres. Chaque point d’une trace lumineuse est visible par rediffusion de la lumière reçue, qui est parvenue là par un trajet rectiligne non parallèle au support. Ce recalage est aussi un soulagement : comment les soi-disant « rayons » horizontaux pourraient-ils ne pas contenir leur source, située deux centimètres au dessus de la feuille support ?

a) b) Figure 1.6 - a) Une petite ampoule, située derrière un écran où sont découpées des fentes parallèles, produit des traces lumineuses sur le support ; le dispositif b) permet d'éviter une lecture au premier degré : les traces observées sont dues au phénomène d’ombre, ce ne sont pas des rayons18. Photos W. Kaminski.

Ce type d’image et la démonstration effective correspondante peuvent donc induire en erreur sur la nature de la lumière. Celle-ci est invisible « de profil », on ne la voit pas se propager comme on verrait passer un train : de la lumière, on ne détecte ici que 18 Viennot L. (2004) The design of teaching sequences in physics - Can research inform practice? Lines of attention. Optics and solid friction In Research on Physics Education, Proceedings of the International School of Physics Enrico Fermi (Italian Society of Physics), Course CLVI, Societa Italiana di Fisica, Bologna, 505-520.

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les impacts sur le support de l’expérience. Mais il faut relativiser ces critiques dans les cas où l’usage de telles « visualisations » de la lumière n'ont pas pour objectif de conceptualiser la lumière elle-même. Un autre exemple est très répandu : les images en « fausses couleurs », en astrophysique ou dans le domaine nanoscopique. Par exemple tel « cliché » d’un atome le fait apparaître comme un joli rond bleu. Cela ne trompera pas un physicien, mais il vaut mieux prévenir le lecteur d’une revue de vulgarisation pour jeune public que l’atome n’est pas bleu19. Les remarques concernant l’image sont donc à considérer sans perdre de vue le caractère relatif des éventuels inconvénients dénoncés.

1.3 Des graphiques et des fonctions Plus ou moins bien présentés, les graphiques sont en général mieux définis quant au message qu’ils sont censés porter, et donc moins sujets à caution que les images à composantes figuratives ou symboliques. Mais parfois, dans leur absence d’ambigüité, ils apparaissent paradoxalement menaçants et se voient taxés d’abstraction redoutable. A l’opposé de l’image, souvent abusivement créditée de transparence, le graphique n’apparait pas comme un support naturel pour le raisonnement, mais plutôt comme une figure imposée. La situation semble relativement simple lorsqu’il s’agit d’un graphique liant deux variables d’espace, telle la représentation d’une fonction y = f (x). Encore que, s’il s’agit d’une trajectoire, celle-ci sera parfois abusivement20 comprise comme le trajet d’une route sur une carte géographique. Mais s’il s’agit d’une fonction qui met en jeu le temps, y = f (t) par exemple, la perplexité s’installe. Il faut rendre justice à cet outil théorique que constitue un graphique représentant une fonction. Il est lié, constitutivement, à l’analyse des dépendances fonctionnelles, lesquelles sont le fer de lance du raisonnement en physique. Revenons sur cette expression : « dépendance fonctionnelle ». Elle complète l’idée qu’une formule offre une possibilité de calcul. Une formule permet en effet de cal19 Voir par exemple dans La lumière et la matière, brochure (MNSER 2005) éditée pour les lycéens à l’occasion de l’année mondiale de la physique, la figure 21 page 13, dont la légende se borne à : « Atome de xénon (tache bleu clair) sur un support de nickel, vu par … » 20 Enregistrée dans un référentiel différent, la trajectoire d’un mobile est différente, alors que le tracé d’une route n’est pas modifié dans un tel changement. Cette distinction n’est nullement intuitive (Viennot L. (1996) Raisonner en physique, la part du sens commun, De Boeck, Bruxelles, p 68. Etude originale : Saltiel E. & Malgrange J.L. (1979) Les raisonnements naturels en cinématique élémentaire, Bulletin de l’Union des Physiciens, 616, 1325‑1355.)

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En physique, pour comprendre

culer une valeur de grandeur à partir d’autres qui sont connues. Mais si on lit la formule comme une relation de dépendance fonctionnelle, le champ des possibilités de raisonnement s’ouvre  :  c’est tout un ensemble de transformations qui s’invite dans l’analyse21. Partant d'un état déterminé, si l’on augmente telle grandeur en gardant telle autre constante, il se passe telle chose … Des évaluations numériques sur un état on passe aux transformations mutuellement dépendantes de grandeurs. Et si changer une grandeur ne change rien pour une autre, on a mis au jour une invariance. Autrement dit, une situation analysée devient l’emblème de tout un ensemble plus large. Si l’invariance est surprenante – nous en verrons des exemples – c’est bien sûr beaucoup plus intéressant que lorsqu’elle semble évidente. Ces préoccupations fonctionnelles amènent vite sur un terrain qui dépasse de loin la technique. Elles font découvrir le pouvoir de description synthétique réellement fascinant des théories physiques et leur élégante compacité. Au-delà de la boîte à outils, des aspects plus affectifs pourraient bien intervenir à cette occasion. Nous parlons ici de la satisfaction qu’il peut y avoir à comprendre, bonheur parfois profond et sans doute éphémère, mais – qui sait ? – peut-être bien suivi de plus d’effets qu’il n’y paraît.

21 Cela donne notamment la liberté d’aller explorer les « cas limites » correspondant à ce qu’il advient d’un phénomène lorsqu’une variable présente dans la formule tend vers 0 ou vers l’infini. Ces cas limites étant éventuellement connus par d’autres voies (sens commun, problème déjà résolu…), cela permet un contrôle de la formule.

Chapitre 2 Invariances surprenantes 2.1 Introduction La couleur des cheveux de l’expérimentateur n’influe en général pas sur le résultat d’une expérience, pas plus que la disposition des planètes ou la valeur de tel indice boursier. Alors pourquoi indiquerait-ton les facteurs qui n’ont pas d’influence sur le phénomène étudié ?22 Dans l’enseignement d’une notion, dans le texte d’un exercice classique, il est traditionnel de ne mentionner que ce qui « compte » a priori, et qui s’identifie souvent aux grandeurs dont les symboles figurent dans les expressions algébriques mises en œuvre. Ceci résulte d’un processus de décantation draconien. L’histoire des idées est souvent celle de la disqualification de grandeurs qu’on croyait pertinentes. Une rédaction typique d’exercice reflète cet acquis et y rajoute une couche de simplification concernant d’autres grandeurs qu'il faudrait en principe prendre en compte : ô combien de « frottements négligés »… C’est déjà bien assez compliqué comme cela, entend-on dire. Laissons de côté, provisoirement, la question d’une modélisation parfois excessivement simplificatrice et considérons ce que l’on ne dit pas sur ce qui ne compte pas, ou plutôt ce que l’on ne met pas en valeur comme tel. Or ce qui donne de la valeur à une invariance (une non-dépendance), c’est son caractère surprenant. Illustrons cela par quelques exemples.

2.2 La vitesse de la lumière dans le vide Il est assez bien connu que la lumière, dans le vide ou, ce qui revient à peu près au même : dans l’air, va très vite. Sa vitesse, notée c, vaut à peu près 300 000 km/s 22 Dès 1983, une enquête de S. Rozier (L’implicite en physique : les étudiants et les fonctions de plusieurs variables, mémoire de tutorat, DEA de didactique, Université Paris 7) explorait cette question. Voir aussi Viennot L. (1996) Raisonner en physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 9.

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(c = 2,99792458.108m.s–1). Un symbole habituel et une valeur : a-t-on fait le tour de la question ? Lorsque l’on précise un peu les choses, on en vient à des considérations beaucoup plus intéressantes. La vitesse de la lumière ? De quelle radiation parle-t-on ? Pour la lumière visible, chacun sait qu’elle implique une infinité de longueurs d’onde (ou de fréquences, comme on voudra) correspondant chacune à une couleur. Au delà du spectre visible, par exemple dans les ondes radio, cela reste vrai. On ne parle plus de couleur (tout en gardant souvent l’adjectif « monochromatique » pour une onde de longueur d’onde donnée). Mais toutes ces ondes (ou radiations) vont-elles à la même vitesse ? Un deuxième implicite à surveiller : s’agissant d’une valeur de vitesse, il faut habituellement préciser le référentiel. En fait, on omet souvent d’en parler parce que cela ne compte pas. Pour toutes les longueurs d’onde (soit toutes les fréquences), les radiations électromagnétiques, visibles ou non, ont la même vitesse (en termes savants: « vitesse de phase ») dans le vide, et cela dans tous les référentiels galiléens23. Ce dernier point est particulièrement stupéfiant, et il a fallu du temps pour s’en convaincre : les noms fameux de Michelson et Morlay sont attachés à cette incroyable constat, dès 1881. Celui-ci fût longtemps remis en chantier, jusqu’à ce qu’Einstein tranche la question en 1905, dans son fameux article sur la relativité restreinte24. En début d’université, les étudiants sont majoritairement capables de dire que la vitesse de la lumière est une constante et de donner la valeur de c. Mais nombre d’entre eux ignorent, ou du moins ne peuvent formuler, les invariances que l’on vient de rappeler25. Cela vaut donc la peine de les souligner.

23 Une infinité de référentiels en translation rectiligne et uniforme les uns par rapports aux autres, et dans lesquels s’appliquent, pour des objets ayant des vitesses faibles devant celle de la lumière, les lois de Newton. 24 Einstein A. (1905) Zur Elektrodynamik bewegter Käorper, Ann. d.Ph., 17, 892‑921 (traduction par Solovine, Gauthier-Villars, 1955, 5). Voir aussi : Einstein A. (1907) Relativitätsprinzip und die aus demselben gezogenen, Folgerungen Jahrbuch der Radioaktivität, 4, 411-462 & 5, 98-99. 25 Viennot L. (1996) Raisonner en Physique, De Boeck, Bruxelles, p 172‑173.

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2.3 La propagation des signaux mécaniques Des signaux mécaniques comme une bosse sur une corde ou un son dans l’air peuvent se décrire par une onde dont la vitesse ne dépend que du milieu26. Que l’on demande maintenant ce qu’il advient lorsque l’émetteur du signal est plus puissant – la corde est secouée « plus fort » ou quelqu’un crie plus fort – et voilà qu’une bonne proportion des personnes interrogées27 prédit que l’ébranlement se propagera plus vite. Pourtant l’énoncé enseigné – la vitesse ne dépend que du milieu – est connue chez ces personnes. Mais, ce qui est certain, c’est que celles-ci n’ont pas réalisé une partie de ce que cela signifiait, c’est-à-dire une chose surprenante : la puissance de l’impulsion n'intervient pas dans la vitesse de propagation.

Les deux cordes sont identiques, et leur tension est la même. Quelle bosse arrivera la première au mur ?

Figure 2.1 - Une situation pour souligner la signification d’un énoncé bien connu : « Pour une corde tendue, la vitesse de propagation d’une bosse ne dépend que de la masse linéique et de la tension. » Dans ce modèle, la course de bosses est jouée d’avance : Egalité !

Profiter d’une connaissance comme celle-ci, à l’énoncé rituel – la vitesse de propagation ne dépend que du milieu – implique de questionner pour les uns, de mettre en valeur pour les autres, une invariance surprenante. On mesure alors que les théories physiques ne sont pas juste un recueil d’analyses de situations que l’on sait traiter, 26 Ceci dans un milieu dit « non dispersif », où les ondes de fréquences variées se propagent toutes à la même célérité, la forme de la « bosse » se conservant. L’expression de la vitesse de phase (ou

célérité) du son est c = 8 M B ½, où R est la constante des gaz parfaits, M la masse molaire du gaz, T la température absolue et γ un coefficient dépendant du nombre d’atomes présents dans une RTγ

molécule de gaz ; celle de la vitesse de propagation d’un ébranlement sur une corde est c = 8 Tm B ½ où T est la tension et μ la masse linéique de la corde.

27 Voir Maurines L. & Saltiel E. (1988) Mécanique spontanée du signal Bulletin de l’Union des Physiciens, 707, 1023‑1041  ; Viennot L. (1996) Raisonner en physique, De Boeck, Bruxelles, p 158‑160.

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En physique, pour comprendre

elles ont un pouvoir rassembleur pour des cas de figure que l’on pouvait croire distincts et qui ne le sont pas à tout point de vue. Il ne manque parfois qu’un soupçon d’explicitation pour déclencher cette bénéfique surprise.

2.4 Les coefficients de frottement Les coefficients de frottements statique ou dynamique pour deux surfaces en interaction couplent la valeur d’une composante normale de force de contact FN et celle de sa composante tangentielle FT. Dans les cours élémentaires classiques sur le frottement28, le coefficient μs permet de calculer la valeur maximale de la composante tangentielle admissible sans glissement : FT ≤ μsFN et le coefficient μd permet de trouver la valeur de la composante tangentielle une fois le glissement déclenché : FT = μd FN. Pour un bloc rectangulaire de masse m glissant sur un plan incliné (d’un angle θ par rapport à l’horizontale), l’écriture des bilans de forces et du principe fondamental de la dynamique, le frottement de l’air étant « négligé », conduit à la valeur de l’accélération tangentielle (axe orienté vers le bas) : a = g (sinθ – μd cosθ). Droit dans la pente on observe une course de skieurs de corpulences très différentes, avec les mêmes skis sur la même neige. Lequel arrivera le premier en bas de la pente ?

θ Figure 2.2 - Une situation qui permet de souligner ce que signifie la solution classique d'un exercice sur les frottements : « L’accélération d’un skieur le long de la ligne de plus grande pente vaut : a = g (sinθ – μd cosθ) », μd coefficient de frottement de glissement et g accélération de la pesanteur. Selon ce modèle, la course des skieurs serait jouée d’avance :  Egalité ! D’où vient l’invraisemblance ?

28 Pour une mise au point sur l’historique et les limites de ce modèle simple, on pourra lire Besson U., Borghi L., De Ambrosis A. & Mascheretti P. (2007) How to teach friction: Experiments and models, American Journal of Physics, 75 (12), 1106‑1113; et Besson U. (2005) Le mésoscopique en physique et en didactique, Bulletin de l’Union des Physiciens, 873, 441-462.

Chapitre 2 - Invariances surprenantes

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Imaginons – cas d’un examen de première année de premier cycle universitaire – que ce bloc soit censé modéliser un skieur dans la ligne de plus grande pente d’une piste. La solution est là, présentée à un groupe de travaux dirigés29. Que peut-on utilement ajouter ? Une question : si deux skieurs en tout point identiques ont des skis de largeur différente, que nous prédit la solution ci-dessus à leur propos ? On ne voit pas dans l’expression de l’accélération a la largeur de ski. Cette grandeur, la largeur du ski, serait-elle non pertinente, ou se cache-t-elle dans le coefficient μd  ? Sinon il faut admettre la solution de cet exercice qui prédit l’arrivée simultanée des deux skieurs partis en même temps. Ainsi est introduite une question que l'énoncé avait permis de négliger  : de quoi dépendent ces coefficients et de quoi ne dépendent-ils pas ? Il est surprenant que μd et μs ne dépendent pas de l’aire de contact. On peut discuter la valeur de ce modèle. Il faut au moins réaliser ce qu’il implique. La modélisation peut se compléter par l’idée que des aspérités, plus nombreuses en cas d’aire de contact plus grande, sont aussi d’autant moins écrasées et donc moins actives dans le frottement. L’un compensant l’autre, le résultat pourrait être le même. C’est en tout cas cette invariance que l’on enseigne couramment, plus ou moins explicitement. La souligner, alors qu’elle est surprenante, c’est inviter les élèves à une activité intellectuelle beaucoup plus gratifiante que la simple attribution d’une lettre à un coefficient, qui va rentrer dans une formule et permettre un calcul.

2.5 Quand la masse ne compte pas Parmi les grandeurs qui n’ont pas l’air de compter beaucoup, la masse occupe une place de choix. Etonnant, sachant que, cette fois, on trouve toujours le symbole correspondant au départ des textes de cours et d’exercices de mécanique élémentaire. Etonnant aussi au regard de l’expérience courante. La raison est bien sûr que, lorsque la valeur des forces impliquées est proportionnelle à la masse, le principe fondamental de la dynamique, (associé classiquement à la formule F = ma 30) conduit à écrire l’égalité de deux termes proportionnels à cette grandeur, qui « s’élimine ». Reprenons l'exemple du skieur schématisé par un parallélépipède rectangle. Prenons-en un autre de même forme mais beaucoup plus 29 Voir Exercice 4.4. 30 Notations classiques  : F   : vecteur force totale exercée sur une «  particule  » de masse m, a   : accélération de cette particule.

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léger (moins dense). Peut-on croire, là encore, que ces deux skieurs, partis ensemble, vont arriver ensemble au bas de la piste ? L’invariance du résultat par rapport à la masse n’est ici que le reflet de l’oubli volontaire des forces de frottements visqueux sur l’air, de module FV. Celles-ci ne dépendent pas de la masse, le résultat cinétique en dépend donc : en divisant par m les éléments du bilan pour obtenir la valeur de l’accélération, il reste un terme – celui qui est associé au frottement sur l’air – comportant cette grandeur au dénominateur  : a = g (sinθ – μd cosθ) – FV / m. Plus la masse est grande, plus ce terme retardateur, – FV / m, est faible, d’où l’intérêt d’être un champion très dense ! Même non passionné par la descente à ski, on peut garder des réflexions précédentes une formulation générale  : en mécanique élémentaire31, si toutes les forces exercées sur l’objet dont on analyse le mouvement sont proportionnelles à sa masse, celle-ci est un paramètre non pertinent ; si au contraire, certaines de ces forces n’en dépendent pas, le mouvement de l’objet en dépend. Pourquoi alors la fusée de « On a marché sur la Lune », moteur coupé, ne serait-elle pas attirée par l’astéroïde Adonis alors que le capitaine Haddock, imprudemment sorti sous l’emprise de l’alcool, s’en rapproche dangereusement32 ? Certainement pas parce que le pauvre capitaine serait moins massif que la fusée (moteur coupé, donc aussi passive que lui). Quant aux spectrographes dits « de masse », ils exploitent l’existence de forces dues au champ électrique, qui, elles, ignorent la masse de l’objet dévié : d’où l’influence de celle-ci dans la déviation observée. Pour la même raison, la trajectoire d’une particule chargée dans un champ magnétique dépend notamment de sa masse.

2.6 Le miroir Exercice bien classique en première ou en début d’université : le champ d’un miroir. La loi de Descartes en quatre traits de crayon (figure  2.3) et voilà le problème résolu. Résolu mais pas terminé, du moins pas de manière très intéressante. Si l’on décide de s’intéresser à la portion de plan parallèle au miroir et visible par « un œil » situé dans ce plan33, cela revient à se demander quelle portion d’elle-même une personne pourra voir dans sa glace. 31 Le cas considéré ici est celui d’un référentiel galiléen. Dans un système à deux ou plusieurs corps, dont le centre de masse ne s’identifie pas avec celui du plus massif, la situation se complique. 32 Voir Hergé, On a marché sur la Lune, Dargaud, Paris, p 8. 33 Voir Chapitre 4, Exercice 4.2.

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On peut faire une simulation miniaturisée de cette situation en distribuant dans une classe des petits miroirs carrés de 1 cm de coté34, ainsi que des petits cartons (carrés de 4 cm de côté) quadrillés au même format que les petits miroirs (carrés de 1 cm de coté) et percés en leur centre. En regardant à travers le trou central, œil collé au carton dont les carreaux sont tournés vers le miroir, on peut compter combien on en voit ; ceci revient à compter combien de centimètres carrés de son propre visage sont visibles dans le miroir. Et chacun de compter : « quatre » répondent les premiers étudiants, « moi aussi » enchainent les autres. Il n’est pas immédiat d’entendre : « ça ne dépend pas de la distance ! ». Peu à peu, on voit les uns et les autres rapprocher et éloigner leur miroir. Il est frappant de lire dans les gestes des personnes la succession des opérations intellectuelles : mesurer, dans la fixité de l’attention, puis mettre à l’épreuve une possible invariance en bougeant le bras.

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G P

Corrigé : on peut imaginer que la réponse attendue par l’enseignant est le dessin représenté ci-contre, fondé sur l’égalité des angles d’incidence et de réflexion. Pour plus de commodité, l’échelle n’est pas la même dans les deux dimensions.

Figure 2.3 - Un corrigé classique pour la question du champ du miroir : soit un miroir plan circulaire de 10 cm de diamètre. Si on place l’œil à 1 m, sur l’axe du miroir, représentez sur un dessin la région de l’espace que l’on peut voir dans ce miroir.

Intéressante car inattendue, cette non-dépendance par rapport à la distance signifie qu’il ne sert à rien de reculer pour voir sa ceinture dans la glace, si une première inspection rapprochée ne l’y a pas déjà fait apparaître.

34 Tels ceux qui ornent les boules chargées de réfléchir la lumière, qui tournent au plafond des soirées festives. Manipulation suggérée par W. Kaminski, communication personnelle.

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En physique, pour comprendre

Comme souvent, l’invariance surprenante relève de deux facteurs qui se compensent et dont l’un seulement était pris en compte spontanément. En matière de frottement, on pensait que l’aire de la surface de contact était déterminante sans réaliser que l’écrasement des aspérités était amoindri d’autant si cette aire augmentait. Avec un petit miroir, on s’imagine qu’en reculant on casera plus de sa propre surface dans une sorte de cône de visibilité sous-tendu par le miroir et dont la pointe serait à la position de l’image de l’œil dans le miroir. Mais on oublie que l’angle au sommet de ce cône (α en figure 2.3) diminue dans l’affaire. Le théorème de Thalès assure l’exacte compensation : l’image de l’œil est toujours deux fois plus éloignée du sommet de ce cône que ne l’est le miroir. Donc la surface du plan de l’œil qui est visible est toujours quatre fois plus grande que celle du miroir. En terme d’intérêt, quoi de commun entre le tracé des quatre traits de la figure 2.3 et l’épisode que l’on vient de décrire, riche de ses composantes complémentaires : expérimentation collective35, formulation de l’invariance, débat, démonstration revisitée ? Certes, les facteurs d’intérêt habituellement reconnus sont aussi bien là  : «  petite manip », débat, et lien avec la vie courante. Pourquoi les bouderait-on ? Cela n’invalide pas l’idée que la mise à jour d’une invariance inattendue est en soi source de satisfaction, même si l’on ne peut pas toujours analyser simplement, comme ici, à la fois l’attente initiale commune et la raison du résultat surprenant36.

2.7 Puissance et non-évidence des invariances Comment ne pas s’extasier lorsqu’on découvre une invariance inattendue  ? Voilà donc un ensemble vaste de situations pour lesquelles, une fois l’une d’entre elles traitée, il n’est plus nécessaire de se fatiguer, sinon pour spécifier précisément le domaine en question. Généraliser abusivement conduit à des déconvenues, mais le faire insuffisamment est injurier la puissance de la solution. La fonction y = Constant, ainsi qu’elle apparait souvent, demande en physique à être spécifiée  : constante vis-à-vis de quelles variables intéressantes, et sensibles aux variations de quelles autres  ?37. Les deux versants de cette analyse seront repris sous plusieurs angles 35 Il existe actuellement un consensus pour faire précéder toute manipulation d'un échange et d'une formulation, par les élèves, des résultats qu'ils pensent observer. C’est délibérément que la gestion proposée pour cet épisode est différente : l’émergence progressive de la question de l’invariance est ici visée, et serait court-circuitée par la gestion classiquement proposée. 36 Noter que c’est beaucoup moins facile dans le cas de la vitesse de phase d’une onde. 37 Voir Viennot L. (1996) Raisonner en physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 9.

Chapitre 2 - Invariances surprenantes

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dans la suite de cet ouvrage, la répétition en la matière ne semblant pas a priori trop nuisible, au vu des pratiques courantes. Nous verrons en particulier que ce qui vaut pour la valeur d’une grandeur s’applique également à des déclarations plus qualitatives. Ainsi cette proclamation, commentaire fréquent à propos de la relation des gaz parfaits (pV = nRT, en notations habituelles) : « Tous les gaz, dans la mesure où ils peuvent être assimilés à un gaz parfait, se comportent de la même manière ». Evidemment, tout dépend de ce que l’on appelle « comportement » (voir ci-après au chapitre 3). Le risque d’incompréhension est là. La thermodynamique n’est pas le seul domaine où ces préoccupations soient pertinentes. Une variable dont l’absence d’influence a de quoi surprendre, cela se célèbre. Un plaisir à surveiller, néanmoins.

7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN

Chapitre 3 L’analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant

3.1 Numérique ou fonctionnel ? En parle-t-on assez, des « formules » de la physique ! Elles sont de sinistre réputation. Un centrage exclusif sur cet aspect est à juste titre fréquemment dénoncé. Et l’on entend souvent vanter la valeur d’explications « sans aucune formule ». Tout le monde sait que ces « formules » permettent de calculer une grandeur à partir de toutes les autres qui y figurent aussi. Mais si l’on en reste là, il n’y a plus grandchose à leur crédit. On peut dépasser cet usage simplement calculatoire des relations entre grandeurs, qui permet d’attribuer une valeur à l’une d’elle dans telle ou telle situation que les autres contribuent à définir. Il est en effet bien plus fructueux de considérer aussi, ou même avant tout, l’usage fonctionnel de la relation  : si telle grandeur augmente, les autres sauf une restant inchangées, il se passe telle chose pour cette dernière grandeur. Ainsi la deuxième loi de Newton, F = ma . Dans un ensemble d’objets rigidement fixés les uns aux autres et partageant la même accélération, le plus massif est celui qui subit la plus grande force résultante. Ou encore : un objet peu résistant sera d’autant plus menacé de rupture que l’accélération qu’on lui impose est importante ; et s’il s’agit des supports a priori extrêmement fins38 qui éloignent de son enveloppe l’intérieur d’un cryostat prévu pour une tem-

38 L’existence de matériaux à mémoire de forme permet de disposer de supports relativement résistants, rétractables une fois réalisée ce que l’on nomme souvent l’apesanteur (on peut préférer « l’impesanteur »), laquelle se traduit par l’absence d’interaction de l’objet avec un support, l’un et l’autre étant immobiles dans le référentiel de la station (ce dispositif fût employé pour le satellite PLANCK, lancé en mai 2009, en charge d’analyse directionnelle du fond diffus cosmologique).

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En physique, pour comprendre

pérature extrêmement basse, le tout embarqué dans une fusée chargée de mettre un satellite en orbite, cela pose un problème aigu au décollage. Parfois ce type d’analyse fonctionnelle peut fonctionner en sens inverse. On a l’intuition des dépendances, on y retrouve la formule. Imaginons ainsi que l’on cherche à se souvenir de l’expression du rayon de courbure R de la trajectoire d’une particule chargée (de charge q et de masse m) dans un champ magnétique, B . On sait qu’elle implique une fraction, deux grandeurs sont au numérateur, deux autres au dénominateur. « qB sur mv » ou « mv sur qB » ? Trou de mémoire ! Une brève analyse de ce qui contribue à l’inertie de la particule (m et v) et de ce qui est susceptible d’intervenir dans la force responsable de la courbure (q et B), formuler que tourner peu c’est être sur une trajectoire à grand rayon de courbure, et le doute n’est plus possible :  R = mv . qB Tels sont, sur des exemples élémentaires, les types de raisonnement qui deviennent disponibles quand on se place dans le registre fonctionnel. Leur valeur est en principe très reconnue par une large majorité d’enseignants de physique. Il est d’autant plus opportun d’y revenir. Il s’agit de contribuer à accroître leurs chances d’intervenir fortement dans la pratique et de souligner quelques pièges éventuels à leur propos.

3.2 Avant même les valeurs : la forme de la relation Il est un exercice classique entre les classiques39 : justement, le calcul du rayon de courbure (R) de la trajectoire d’une particule chargée (charge q) dans un champ magnétique B . L’expression de la force, dite « de Lorentz », exercée sur la particule est F = q ( v # B ) . Avant de s’interroger sur la valeur des grandeurs, on peut observer que la force est toujours perpendiculaire au vecteur vitesse v (donc à la trajectoire), du fait du produit vectoriel impliqué. Donc un champ magnétique, dans ce modèle, ne saurait modifier la vitesse linéaire de la particule. Seule la direction du mouvement est susceptible d’être affectée par le champ. Il est frappant à ce propos que tant de professeurs stagiaires en formation, sans parler des étudiants, se trouvent déstabilisés par la question suivante, posée devant un corrigé donné dans le cas où B est uniforme: si le champ B n’est plus

39 Voir Chapitre 4, Exercice 4.3.

Chapitre 3 - L'analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant

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uniforme, la vitesse linéaire est-elle toujours constante ?40 On vient de le rappeler : l’expression de la force justifie une réponse affirmative et signifie qu’aucun champ magnétique ne peut augmenter ou diminuer la vitesse d’une charge. On en sait tout de même davantage avec cette formulation, même si l’on peut avoir la note maximum à l’exercice standard sans avoir jamais explicité cette puissante conclusion. L’invariance d’un résultat, la généralité d’une conclusion : tout sauf des banalités. En matière de forme des relations, il faut se réjouir que certaines soient très opportunément soulignées dans la pratique enseignante courante. Ainsi les relations linéaires entre grandeurs vectorielles, au premier chef en mécanique élémentaire. Ecrire la seconde loi de Newton avec un terme de force constant, c’est préparer une solution où l’on peut séparer ce qui concerne chaque dimension de l’espace. Là, on voit bien la puissance de la théorie, aussi réduite celle-ci soit-elle. On sait ainsi, sans calcul, qu’une force agissant dans une seule direction ( 0y par exemple) ne changera rien à l’évolution d’un mobile dans la direction perpendiculaire ( 0x )41. Qu’il s’agisse d’exemples classiques ou non, on ne soulignera jamais assez ce type de conclusion.

3.3 Surveiller l’intervention d’une lecture causale des relations Contrairement à une idée reçue, l’intervention de grandeurs dans une relation n’est pas nécessairement en correspondance simple avec une analyse causale de la situation. Ainsi, la situation proposée par Marie Curie à ses jeunes élèves42. Il est question d’un petit ballon immergé dans une cuve pleine d’eau. Il est troublant que les notes de son élève Isabelle Chavannes soient ainsi formulées : 40 Cette question, qui ne fait appel qu’à des choses « bien connues », doit sa mention ici à un fait d’expérience personnelle, sur quinze ans de formation de professeurs stagiaires (environ trois cent cinquante personnes, donc) : ceux-ci ne se l’étaient jamais posée auparavant, à de rarissimes exceptions près, et restaient souvent perplexes quant à la réponse à donner. On peut même s’entendre alors demander si la relation reste valable dans le cas d’un champ non uniforme. 41 Un exercice proposé lors d’une enquête à des élèves de Terminale met en scène cette propriété pour un spectrographe de masse : le temps de transit d’une particule de charge et vitesse données, parallèlement aux, et entre les plaques d’un condensateur plan dépend-il du fait que celui-ci soit chargé ou non ? Outre l’occasion d’un taux d’échec important, on peut y trouver une source de réflexion intéressante pour les élèves (Rigaut M. & Viennot L. (2002) Réduire le théorème du centre d’inertie : jusqu’où ? Bulletin de l’Union des Physiciens, 841, 419‑426). 42 Leçons de Marie Curie, recueillies par Isabelle Chavannes en 1907. Physique élémentaire pour les enfants de nos amis (2003) ouvrage coordonné par Leclercq B., EDP Sciences, Paris, p 33.

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En physique, pour comprendre

« Qu’est-ce qui a pressé sur le ballon qui est dans l’eau ? L’eau, évidemment, mais aussi l’air qui presse sur l’eau. Cette dernière pression se transmet à travers l’eau. Quand ce ballon était à la surface de l’eau, c’était seulement la pression atmosphérique qui le pressait ; quand je l’ai enfoncé dans l’eau, il a eu à supporter la pression atmosphérique et la pression de l’eau. » Figure 3.1 - Petit ballon immergé dans une cuve pleine d'eau. Deux lectures dans cette situation simple :  › Une vision causale de la pression hydrostatique. Explication de Marie Curie, rapportée par une élève : Qu’est-ce qui a pressé sur le ballon qui est dans l’eau ? L’eau évidemment mais aussi l’air qui presse sur l’eau. Cette dernière pression se transmet à travers l’eau.

z

› Lecture newtonnienne de la situation : Qu’est-ce qui a pressé sur le ballon qui est dans l’eau ? L’eau. Dans l'expression p(z) = patm + ρgz, il y a bien deux termes dans l’expression de p(z), mais cette grandeur caractérise localement l’eau et détermine son interaction avec le ballon.

Si l’on enlève les parties de ce raisonnement mises ici en gras italique, le texte est parfaitement cohérent. C’est l’eau qui exerce sur la surface du petit ballon (enfoncé à une profondeur z) des forces de contact dues à la pression, celle-ci répondant à l’expression p = p0 + ρgz (grandeurs en notations habituelles, axe 0z dirigé vers le bas, origine à la surface de l’eau). Même si cette relation comprend deux termes respectivement en relation avec la pression atmosphérique, p0, et avec la profondeur d’immersion, z, c’est bien l’eau et elle seule qui exerce des forces de contact sur l’enveloppe du ballon. Une lecture causale ne doit pas faire oublier la stricte signification de la relation. On trouve aussi, pour un niveau de compétence plus élevé43, un cas où la relation cache de façon troublante ce qui détermine la valeur d’une grandeur. Il s’agit de l’expression du champ électrique E au voisinage d’un conducteur en équilibre électrostatique : E = εσ0 n , n désignant un vecteur unitaire normal au conducteur dirigé vers l’extérieur au point considéré, σ la densité surfacique locale de charge et ε0 la permittivité du vide (figure 3.2).

43 Typiquement, en France : deuxième année universitaire ou classe préparatoire aux grandes écoles, deuxième année.

Chapitre 3 - L'analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant

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q E=

σ ε0

n

E2

E1 E1 contribution au champ des charges situées sur le conducteur E2 contribution directe au champ d’une charge extérieure (ici positive)

Figure 3.2 - Le champ électrique au voisinage d’un conducteur est normal à celui-ci. Son expression ne mentionne, en matière de charge, que la densité surfacique σ, au voisinage du point considéré, mais ce champ résulte de la contribution de toutes les charges de l’univers (ici, une seule charge extérieure, positive, est représentée, et σ est négative).

Lorsqu’on interroge sur les sources de ce champ E , c’est massivement que l’on s’entend répondre qu’il s’agit des seules charges situées sur le conducteur (localement, ou bien sur l’ensemble du conducteur)44. Pourtant, le principe de superposition impose que le champ en un point quelconque d’un dispositif quelconque soit la somme des contributions de toutes les charges présentes dans l’univers. La seule source admissible par les élèves devrait-elle se voir dans la formule45 ? Il se trouve que la variable σ s’adapte aux contributions cumulées de toutes les charges présentes, à l’extérieur du conducteur comme à sa surface, pour en retraduire à elle seule les effets au voisinage du point concerné. La puissance et le caractère non intuitif des théorèmes d’électrostatique apparaissent bien ici, et il n’est pas interdit de s’extasier sur le fait qu’une expression aussi réduite rende compte de situations potentiellement aussi variées. Il faut donc considérer avec prudence une lecture causale par trop directe des relations entre grandeurs physiques. Cette remarque s’étendrait d’ailleurs avec profit aux relations statistiques indûment interprétées comme si « corrélation » signifiait « relation causale », celle-ci faisant de plus l’objet d’une orientation arbitraire. Mais ceci est une autre histoire.

44 Voir l’étude à ce propos Rainson S. & Viennot L. (1998) Charges et champs électriques : difficultés et éléments de stratégies pédagogiques en Mathématiques Spéciales Technologiques, Didaskalia 12, p 31-59, et Viennot L. (2002) Enseigner la physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 4, p 131-155. 45 Dans l’étude de Rainson (note précédente), il est à ce propos fait mention du syndrome de « la cause dans la formule ».

32

En physique, pour comprendre

3.4 Des facteurs non apparents dans une relation entre grandeurs : pas toujours sans importance Le risque que nous commentons maintenant s’apparente au précédent. Il arrive que des variables susceptibles d’intervenir dans un phénomène soient ignorées sous prétexte qu’une formule importante ne les contient pas. Ainsi la masse moléculaire des gaz. Prenons-les « parfaits », ces gaz, pour simplifier, d’ailleurs ils sont souvent si proches de cet état… Alors, nous pouvons utiliser la célèbre formule pV = nRT, en notations habituelles46. Nous pourrions croire, hypnotisés par la relation des gaz parfaits, que la masse moléculaire n’a aucune importance ici47. Pourtant, à température donnée, la vitesse moyenne des molécules dépend de la masse moléculaire du gaz48 : c’est ainsi que parler dans l’hélium, gaz de faible masse moléculaire, confère une voie aigrelette, du fait d’une vitesse moléculaire moyenne supérieure à celle de l’air dans les mêmes conditions. Pour la même raison, l’hélium diffuse plus rapidement, à température donnée, que tout autre gaz dit « plus lourd ». Voilà pour l’aspect cinétique. Quant au comportement d’un gaz dans un champ gravitationnel, il ne faut pas s’attendre à ce que la masse moléculaire n’intervienne pas. Si l’hélium est utilisé pour la sustentation des ballons, c’est parce que c’est un gaz « léger ». Les propriétés de l’atmosphère, et même son existence, ont beaucoup à voir avec cette grandeur souvent ignorée : la masse moléculaire du gaz. Tout ceci devrait relativiser le péremptoire slogan,  scolairement répandu, qui revient à peu près à ceci : « à faible pression, tous les gaz ont un comportement identique »49. Or, cet énoncé se borne à rappeler, par précaution, que le gaz doit être dilué pour relever du modèle du gaz parfait. 46 p : pression, V : volume, n nombre de moles, soit le nombre de molécules N divisé par le nombre d’Avogadro (A = 6,023 1023), R : constante des gaz parfaits, T : température absolue. 47 Voir sur ce thème les travaux de Chauvet F. (2004) Une simulation pour explorer un modèle cinétique de gaz en seconde, Bulletin de l’Union des Physiciens 98 (866), 1091‑1105, ainsi que ses documents de formation en ligne : http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0306d/Gaz_a.htm 48 Les relations classiques montrent qu'à température T donnée, la vitesse quadratique moyenne v 2 est inversement proportionnelle à la masse moléculaire m : ec =

1 2

m v2 =

3 2

kT , où ec est l’énergie cinétique particulaire moyenne et k la constante de Boltzmann ( k = R n = R ). Notations  : N A voir note 46. 49 L’influence de la masse moléculaire d’un gaz, et même cette grandeur elle-même, ne sont pas mentionnées dans le programme de la classe de Seconde en usage dans la décennie 2000-2010 (MEN-Bulletin Officiel Hors série n°12, Août 1999). Le slogan mentionné ici est l’équivalent de phrases trouvées dans les ouvrages scolaires, ainsi Physique Seconde, Hachette Education, 2000, Durandeau et al., p 124 : « A faible pression, tous les gaz ont un comportement identique, celui d’un gaz idéal appelé gaz parfait ». La notion scolaire floue « d’agitation thermique », entité qui serait liée à la température, brouille encore les cartes : c’est en effet l’énergie cinétique moyenne par particule qui est directement liée à la température (voir note précédente).

Chapitre 3 - L'analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant

33

Il est important de souligner la puissance des lois, leur impressionnante généralité. Mais un regard aiguisé sur ce qu’elles disent vraiment peut éviter de gênants paradoxes.

3.5 Des dépendances fonctionnelles et des graphiques : un exemple en optique géométrique Affirmer l'utilité de représenter les fonctions par des graphiques, c’est risquer d’être taxé d’évidence. En effet, comme beaucoup de principes rappelés dans ce livre, il n’y a là rien de neuf. Il faut un exemple pour justifier d’y revenir. Un exemple qui illustre que la distance pourrait se réduire de la doctrine à la pratique. Profitons de cette occasion pour reconsidérer la ligne de partage entre les habitudes et les visions de principe. Restons dans l’élémentaire, ici l’optique géométrique élémentaire. Dans les conditions dites «  de Gauss  », dont le rappel serait fastidieux ici, une relation lie la position d’un « point-objet » (A), source de lumière, et celle de son image (A’) formée par une lentille mince ou un miroir sphérique. Comptées sur un axe (perpendiculaire à la lentille ou au miroir) orienté traditionnellement dans le sens supposé de la lumière incidente, de gauche à droite sur le schéma, et à partir du centre O de la lentille ou du sommet S du miroir, les abscisses de ces positions sont désignées respectivement par p (ou encore OA , ou SA ), et par p’ (ou encore OA’ , ou SA’ ). Les foyers étant désignés par F et F’ sont associés aux distances focales f = OF et f’ = OF’ ou leur équivalent pour les miroirs. Etre expert en la matière suppose de connaître les formules liant ces grandeurs algébriques. Lentille convergente ou divergente ? Une seule formule suffit : 1 – 1 = 1 p’ p f’ Une mine d’applications en découlent. Selon les signes des grandeurs impliquées, les divers cas de figure se déclinent à l’envi : image réelle (p’ >0), image virtuelle (p’0) ou divergente (f’ 0) ou de la courbe symétrique par rapport à l’un quelconque des axes (les lentilles : d.d’ μd)

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52

En physique, pour comprendre

Dans le texte, rien n’est dit sur le skieur, excepté qu’il a une masse non nulle. Le schéma du corrigé suggère-t-il que ce skieur est considéré comme ponctuel ? Une telle hypothèse est-elle requise pour mettre en œuvre ce corrigé, sinon que représente le point de concours des forces représentées ? La composante normale à la piste de la force exercée par la piste sur le skieur passe-t-elle ou non par le centre de masse de celui-ci ? L’interaction de frottement avec le sol est-elle de valeur uniforme sur toute la surface de contact ? Justifiez bien votre réponse. Dans le traitement qui vous est proposé pour ce problème, le coefficient μd dépend-t-il de θ ? Discutez de ce point de vue son expression donnée dans le corrigé, item d).

4.5 Le projecteur de diapositives Ce thème a déjà été abordé antérieurement au paragraphe 3.5. Est proposée une révision enrichie de l'énoncé du problème avec un pont entre présentation classique et présentation graphique proposée.

Version classique d'énoncé : On souhaite projeter sur un écran, situé à une distance L, une diapositive de hauteur h (L est la distance entre l’écran et la diapositive). Pour cela, on dispose d’une lentille convergente de focale f’. Où faut-il placer la lentille pour que l’image se forme sur l’écran ? A quelle condition sur f’ et L cela est-il possible  ? Combien y a-t-il de positions envisageables ? Donner l’expression littérale des positions demandées. Faire l’application numérique. On prendra f’ = 10 cm et L = 4 m. Simplifier le résultat en utilisant le fait que f’ est petite devant L. Pour cela, on rappelle que lorsque x est petit devant 1, 1 + x ≈ 1 + x/2. Laquelle des positions de la lentille choisissez-vous et pourquoi ?

Version enrichie d'énoncé : Les parties A et B de cet exercice peuvent se traiter indépendamment.

Chapitre 4 - Mise en pratique

A - Représentation graphique de la conjugaison optique Montrer que la formule de conjugaison habituelle entre les positions respectives de l’objet (p = OA ) et de son image (p’ = OA’ ) formée par une lentille de focale f’ peut se mettre sous la forme (p’ – f’) (p + f’) = – f’2. En effectuant le changement de variables d = p + f’, d’ = p’ – f’, exprimer et représenter la fonction d’(d). Représenter sur un autre graphique la fonction p’(p), dans le cas f’ > 0. Indiquer les valeurs de p pour lesquelles p’ = – p. Montrer que si A1 (OA1 = p1) et A’1  ( OA’1  = p’1) sont conjugués, A2 (OA2  = – p’1) et A’2 ( OA’2  = – p1) le sont aussi. Utiliser cette courbe pour trouver les positions de l’objet qui remplissent les deux conditions suivantes : l’image est réelle et plus grande que l’objet. B - Etude algébrique de la situation du projecteur de diapositives On souhaite projeter sur un écran, situé à une distance L, une diapositive de hauteur h (L est la distance entre l’écran et la diapositive). Pour cela, on dispose d’une lentille convergente de focale f’ : Où faut-il placer la lentille pour que l’image se forme sur l’écran ? A quelle condition sur f’ et L cela est-il possible  ? Combien y a-t-il de positions envisageables ? Donner l’expression littérale des positions demandées. Faire l’application numérique. On prendra f’ = 10 cm et L = 4 m. Simplifier le résultat en utilisant le fait que f’ est petite devant L. Pour cela, on rappelle que lorsque x est petit devant 1, 1 + x ≈ 1 + x/2. Laquelle des positions de la lentille choisissez-vous et pourquoi ? Interprétation graphique Tracer sur le graphique p’(p) demandé dans la partie A la droite représentant la fonction p’ = L + p et l’utiliser pour retrouver les réponses aux premières questions de la partie B. Reporter sur le graphique p’(p) la position p trouvée pour la diapositive étudiée en B et vérifier qu’elle est compatible avec votre réponse à la dernière question de la partie A.

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54

En physique, pour comprendre

Eléments de corrigé pour la version enrichie  (la partie B est identique à la version classique) Partie A On pose p = OA , p’ = OA’ , f’ = OF’ La formule de conjugaison habituelle est, quel que soit le signe de f’ : 1 – 1 = 1 p’ p f’ Soit f’ (p – p’) = pp’ or d’où Si on pose la relation

(p’ – f’)(p + f’) = – f’2 + f’ (p’ – p) + pp’ (p’ – f’)(p + f’) = – f’2 d = p + f’

et

d’ = p’ – f’

(p’ – f’)(p + f’) = – f’2 dd’ = – f’2

s’écrit

La courbe représentative est une hyperbole. La fonction p’(p) se déduit de la fonction d’(d) par changement de variables, ce qui correspond, pour la courbe, à un changement d’axes. Dans le cas d’une lentille convergente (f’ > 0), on obtient la figure 4.7 ci-dessous. p’

A2

2f’

A1 p1

p’2 = – p1

–2f’–f’

p

Figure 4.7 - Courbe représentative de la conjugaison objet-image pour une lentille convergente de focale f’

Chapitre 4 - Mise en pratique

55

p’ L

4f’

f’ –2f’

–f’

0

p

Figure 4.8 - Traduction graphique de la contrainte de distance imposée (L) entre objet et écran

Les sommets de l’hyperbole se trouvent aux abscisses telles que p’ = – p

Soit : donc

(p’ – f’)(p + f’) = – f’2

et

p + f’ = ± f’ p = 0

ou p = – 2f’

Il y a symétrie par rapport à la deuxième bissectrice, donc si un point associé à A1(p1, p’1) est sur la courbe, il en est de même du point associé à A2(p2 = – p’1) et (p’2 = – p1). Pour que l’image soit réelle (p < –  f’) et plus grande que l’objet (p’ > –   p), il faut et il suffit, comme l’indique le graphique de la courbe de conjugaison, que – 2f’ < p < –  f’

Partie B

La distance objet-image AA’ = AO + OA’ = – p + p’ est fixée

p’ – p = L

(1)

56

En physique, pour comprendre

1 – 1 = 1 p’ p f’

de plus

(2)

(1) + (2) $ p2 + Lp + f’L = 0



p est solution d’une équation du second degré qui a deux racines si et seulement si L2 – 4f’L > 0, soit : L > 4f’ (il y a une racine double si L = 4f’). p = L c– 1 ! 2



Or, pour x petit devant 1,

1–

soit

et

p’ = L + p

p = L ^ – 1 ! 1 – 0, 1 h 2

2 1 + x . 1 + x + x +... 2 8



4f’ m L

donc

1 – 0, 1 . 1 – 0, 05 – 0, 001

1 – 0, 1 . 0, 949 ,

ce qui conduit à : p1 ≈ – 3,898 m

p’1 ≈ 0,102 m

p2 ≈ – 0,102 m

p’2 ≈ 3,898 m

On choisit la position p2, car alors p’2 > p2, ce qui assure un grandissement p’ linéaire  γ supérieur à 1 en valeur absolue (γ = )  : l’image est donc plus p grande que la diapositive qui sert d’objet. Partie C La relation p’ = L + p est l’équation d’une droite de pente – 1, d’ordonnée à l’origine L. Pour que l’image se forme sur l’écran, il faut mettre la lentille à l’une des positions correspondant aux abscisses des deux points d’intersection de cette droite avec la courbe de conjugaison (figure 4.8). La position limite d’une telle droite pour qu’il existe des solutions est donnée par la tangente au point [– 2f’, 2f’] elle intervient pour L = 4f’. La position d’abscisse p2, très voisine de – f’, est bien dans la zone (hachurée sur la figure 4.8) telle que – 2f’< p < – f’, qui représente l’ensemble des points conjugués tels que l’objet est réel et l’image plus grande que l’objet. Cette image est inversée.

Chapitre 4 - Mise en pratique

57

4.6 Flottaison entre deux liquides non miscibles Il est courant de proposer l’exercice suivant lors d’un enseignement d’hydrostatique. La trame d’un corrigé – indiquée à la suite – permet d’évaluer la simplicité formelle du traitement classique. Les messages pour l'enseignant sont toujours donnés en italiques.

Version classique : énoncé Un corps solide cylindrique de hauteur H, de section droite S et masse volumique moyenne ρs est situé dans un récipient où se trouvent deux liquides non miscibles, de masses volumiques respectives ρ1 et ρ2, telles que ρ1 > ρs > ρ2. Déterminer la position d’équilibre du cylindre, en supposant que celui-ci est lesté (à l’intérieur) de manière à rester vertical. On peut choisir d’ajouter, ou non, l’un et/ou l’autre des commentaires suivants : −− Le corps flotte sur le premier liquide seul (ρ1 > ρs) et non sur le second seul (ρs > ρ2). −− L’équilibre hydrostatique « entre deux liquides » peut intervenir selon l’une des modalités a ou b représentées en figure 4.9. On peut demander aussi de préciser la condition du lest (centre de masse du cylindre en dessous du centre de poussée des fluides en cause).

Trame de corrigé Pour toute position du cylindre, la relation fondamentale de l’hydrostatique, Δp = – ρ gΔz (axe des z orienté vers le haut), peut être utilisée pour évaluer, dans chaque fluide, la contribution à la poussée d’Archimède du « volume déplacé » correspondant (hauteurs respectives h1 et h2). Les différences de pression entre sections horizontales basse et haute des portions de cylindre immergées dans, respectivement, les liquides 1 et 2 sont données par :

Δp1 = ρ1 gh1

et Δp2 = ρ2 gh2

La contribution éventuelle de l’air à la poussée d'Archimède (cas  b) en figure 4.9) peut être négligée par rapport aux deux autres parce que la masse volumique de l’air est, typiquement, mille fois plus faible que celle des liquides.

58

En physique, pour comprendre z

Liquide 2

h2

Liquide 2

H

h1

h2

H

h1

Liquide 1

Liquide 1

Figure 4.9 - Deux situations différentes pour un solide cylindrique en équilibre hydrostatique entre deux liquides non miscibles. a) Le cylindre est recouvert par le liquide 2. b) Le cylindre n'est pas recouvert par le liquide 2. Une partie du cylindre est en contact avec l'air.

La position d’équilibre du cylindre en situation de flottaison est donnée par un bilan newtonien impliquant le poids du cylindre et les poussées des liquides sur chaque face. Dans cette configuration, la contribution des liquides s’évalue par la différence des forces exercées sur les faces horizontales basse et haute du cylindre, ce qui met en jeu la différence ΔpT des pressions à ces deux altitudes. Du fait de la valeur constante admise pour la pression atmosphérique au voisinage du cylindre, cette différence ΔpT est, dans le cas b) comme dans le cas a), égale à la différence des pressions entre la face horizontale inférieure immergée dans le liquide 1 et la section droite supérieure de la partie immergée dans le liquide 2.

ΔpT = Δp1 + Δp2

soit

ΔpT = ρ1 gh1 + ρ2 gh2

Le bilan newtonien à l'équilibre s’écrit donc soit ou encore

(ρ1h1 + ρ2h2) Sg – ρs HS g = 0, ρ1h1 + ρ2h2 = ρs H h1 = (ρs H – ρ2 h2) / ρ1

(1)

On note aussi, d’après le bilan newtonien, que la différence ΔpT des pressions entre les niveaux bas et haut du cylindre vaut, à l’équilibre hydrostatique,

Δpéq = ρs gH

(2)

Les relations ne préjugent en rien de la situation particulière en cause (a) ou b) en figure 4.9). Elles supposent seulement une situation de flottaison, c’est-à-

Chapitre 4 - Mise en pratique

59

dire qu’il y ait assez de liquide 1 pour que le solide flotte et ne repose pas sur le fond du récipient. Dans le cas a), où le cylindre est recouvert par le liquide 2, on a :

h1 + h2 = H

La relation (1) donne alors h1 = h2 (ρs – ρ2) / (ρ1 – ρs)

(3)

ou encore : h1 = H (ρs – ρ2) / (ρ1 – ρ2)

(4)

Dans le cas b), c'est la hauteur de liquide ajoutée qui fournit la valeur de h2 et permet d’utiliser directement la relation (1) pour trouver h1. Enfin, la relation (2) souligne bien que la différence de pression nécessaire à la flottaison, Δpéq, ne dépend (à valeur donnée de g) que du cylindre lui-même, via sa densité moyenne ρs et sa hauteur H.

Une autre approche, plus perturbante On peut appréhender le problème d’une façon qui, bien que formellement équivalente, se révèle bien différente du point de vue de l’intuition en proposant le questionnaire suivant54 : On considère le solide cylindrique précédent dans la situation de flottaison sur le liquide 1 seul. Question  : si l’on rajoute une certaine quantité de liquide  2 par-dessus le liquide 1 (en recouvrant ou non le cylindre : voir cas a) et b) de la figure 4.9), qu’advient-il du cylindre ? 1 - Il monte par rapport à sa position initiale définie par rapport au fond du récipient (pourquoi et jusqu’où ?). 2 - Il descend par rapport à sa position initiale (pourquoi et jusqu’où ?). 3 - Il reste à sa position initiale (pourquoi ?). 54 Ce questionnaire est inspiré d’une enquête récente : Bennhold C. & Feldmann G. (2005) Instructor Notes On Conceptual Test Questions, In Giancoli Physics - Principle with applications, 6th Edition, Pearson, Prentice Hall, p  290-291. Dans cette enquête, les questions sont posées légèrement différemment. Dans l’échantillon concerné (début d’université, effectif non spécifié), 75  % des étudiants donnent des réponses de type 2 ou 3. Voir aussi : Viennot L. (2011) Floating between two liquids : http://education.epsdivisions.org/muse/twoliquid.pdf

60

En physique, pour comprendre

La solution de l’exercice présenté précédemment fournit la réponse. L’équilibre hydrostatique se produit, d’après la relation (1), pour une valeur de h1 d’autant plus faible que celle de h2 est élevée. Donc, plus on rajoute de liquide 2, plus le cylindre atteint une altitude élevée. En d’autres termes, la contribution à la poussée d’Archimède du liquide 2 est additive, plus h2 est élevée plus cette contribution est grande. On peut aussi s’inspirer du cas où le liquide rajouté est le même que le liquide 1 : alors le cylindre remonte et flotte à la nouvelle surface. L’exercice pourrait donc sembler relativement simple et sans surprise. Pourtant ce questionnaire peut faire apparaître une forte proportion de réponses de type 2 ou 3, et beaucoup d’incertitude. Une centration sur le poids de liquide surajouté peut justifier la réponse 2, l’idée que le liquide 2 est inapte à faire flotter le cylindre peut favoriser la réponse 3. Dans les deux cas le raisonnement est invalidé par son caractère local : on ne considère que l’endroit où s’est visiblement produite la modification : le haut du cylindre, éventuellement l’interface entre les deux liquides. Cette remarque contribue à justifier la proposition suivante.

Pour une meilleure compréhension de la situation physique : exploiter des graphiques Les questions d’hydrostatique mettent en jeu, de manière cruciale, le gradient de pression. Si l’on représente graphiquement la dépendance de la pression p à l’altitude z (comptée à partir du fond du récipient), on visualise cet aspect, ici via la pente de la droite représentative de la fonction p(z). On peut donc amener les étudiants à tracer un tel graphique comme en figure 4.10, représentant la pression en fonction de l’altitude sans (courbe en pointillés) ou avec (courbe trait continu noir) le second liquide. Comprendre la relation entre un tel graphique et la situation physique n’est pas d’un abord immédiat. Il faut donc y consacrer un peu de temps. La proposition d’un travail sur cette base est donc d’investir dans une représentation qui est moins familière qu’un calcul algébrique, mais qui donne accès à une compréhension mieux ciblée sur l’essentiel, et libère des impasses de l’analyse exclusivement locale.

Chapitre 4 - Mise en pratique

61

Par ricochet, on peut espérer que ce type d’activité contribue, à la longue, à une meilleure appréhension de la relation linaire en physique sous sa présentation graphique. Ici, il pourra se révéler utile de discuter tout d’abord les questions suivantes : −− Signification physique d’une droite horizontale ? −− Signification de la pente d’une droite ? −− Signification de deux segments de droite parallèles ? −− Qu'advient-il du graphique si la pression atmosphérique augmente ? −− L’ordre de grandeur de la pression atmosphérique comparé à celui des différences de pression dans cette situation, permet-il de situer l’origine des pressions à l’intersection des axes ? Une fois ces aspects clarifiés, la phase d’exploitation proprement dite peut commencer. p

Surface du liquide 1

Surface du liquide 2

patm 0

z1

z2

z

Figure 4.10 - Graphiques représentant la pression p en fontion de l'altitude z avec pour origine le fond du récipient. Deux situations sont représentées. Celle d'un seul liquide 1 dans le récipient ; l'altitude de la surface du liquide est z1 (courbe en pointillé). Celle où un liquide 2 (ρ2 < ρ1) est ajouté au dessus de 1 : z2 est l'altitude de la surface du liquide 2 (courbe en trait continu).

Remarques à formuler ou susciter, et discuter avec les élèves : −− Rajouter le liquide 2, c’est modifier tout le champ scalaire des pressions dans le récipient. Ce point est essentiel pour libérer le raisonnement des limites d’une analyse locale.

62

En physique, pour comprendre p

a)

∆péq H ∆péq

patm 0

z

zi h1 H

p

b)

∆péq H ∆péq

patm 0

zi h1

H

h2

z

p

c)

∆péq H ∆péq

patm 0

zi

h1 h2 H

z

Figure 4.11 - Utilisation des graphiques p(z) en ajustant « l'équerre graphique » représentant Δpéq en vertical et H en horizontal. a) Avec le liquide 1 seul, le cylindre dépasse dans l'air. b) Le liquide 2 a été ajouté copieusement. Comme ρ2 < ρs, le cylindre ne dépasse plus la surface de liquide à l'air. Néanmoins sa surface inférieure a monté par rapport à la position zi de a (h1 est plus petite que dans le cas a). c) On a ajouté assez peu de liquide 2 et le cylindre dépasse à nouveau à l'air (h2 est égal à l'épaisseur de liquide 2). Là encore, h1 est plus petit que dans le cas a) donc le cylindre a monté par rapport à cette situation.

Chapitre 4 - Mise en pratique

−− L’ approximation faite plus haut sur le rôle de l’air – sa contribution négligeable à la poussée d’Archimède – a un équivalent graphique : une valeur constante de la pression atmosphérique au voisinage du récipient. −− Ce qui compte pour évaluer la poussée des fluides sur le cylindre, c’est la différence ΔpT des pressions au niveau des faces inférieure et supérieure du cylindre, c’est-à-dire à deux altitudes qui diffèrent de H (hauteur du cylindre). Sa valeur à l’équilibre, Δpéq, est déterminée par l’objet lui-même (son poids, sa section droite). −− Etablir un diagnostic sur telle ou telle position du cylindre (équilibre ou non, résultante des forces vers le haut ou vers le bas) revient à voir comment s’ajuste au graphique, caractéristique du milieu fluide, ou non, une sorte d’« équerre graphique », ensemble des segments perpendiculaires caractéristiques du cylindre, représentant les valeurs de Δpéq et de H. La manipulation mentale – ou même physique – de cette «  équerre graphique » jusqu’à son calage sur les pentes des droites représentant le champ des pressions symbolise l’adaptation mécanique de l’objet au milieu fluide. L'ensemble de la figure 4.11 présente les diverses situations possibles.

Expérimentation Un matériel extrêmement simple (verre en plastique ou en verre, tube de médicament ou œuf en plastique (type Kinder) lesté, eau, huile) permet de réaliser tous les cas de figure de façon imbriquée avec les analyses algébriques et graphiques présentées ici.

63

7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN

Chapitre 5 Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

5.1 Introduction Si l’on discute le rapport bénéfices/coût pour l’approche fonctionnelle et sa traduction graphique, il ne faut pas se limiter à une situation physique particulière. En effet, outre l’élégance des solutions qu’elle offre, cette approche facilite l’accès à un aspect remarquable de la physique même élémentaire – sans préjuger des autres sciences : peu de lois rendent compte de nombreux phénomènes55. Il importe bien sûr, dans l’enseignement, de mettre l’accent sur cet acquis prodigieux sans lui laisser perdre sa puissance à force d’évidence supposée. Or il existe un facteur supplémentaire de rapprochement : celui qui rassemble des phénomènes régis par des dépendances fonctionnelles de même forme mathématique. Ainsi le modèle de l’oscillateur harmonique, thème central par exemple du programme de Terminale de 199556, encore très présent à ce niveau dans le programme suivant57, ou encore thème en faveur pour l’introduction des ondes58. De même, la distribution de Poisson, l’exponentielle décroissante, le facteur de Boltzmann ont une puissance théorique à faire rêver tout enseignant de physique.

55 Voir le programme de Quatrième de 1992, BO n° 31 du 30 Juillet 1992, p 2088 : « L’enseignement doit faire ressortir que la physique est un élément de culture essentiel en montrant que le monde est intelligible et que l’extraordinaire richesse et complexité de la nature et de la technique peut être décrite par un petit nombre de lois physiques universelles qui constituent une représentation cohérente de l’univers ». Le terme anglais « parsimony » est utilisé couramment pour traduire cette idée. 56 MEN (1995) Bulletin Officiel de l’éducation Nationale du 16 février 1995, Programme de Terminale scientifique. 57 MEN (2001) Bulletin Officiel de l’Education Nationale, Hors série, 30 Août 2001, Programme des lycées, Cycle Terminale. Applicable à la rentée 2002. 58 e.g. Crawford F.S. (1965) Berkeley Physics Course, 3, Waves, McGraw-Hill Company, New York.

68

En physique, pour comprendre

Le parti pris maintenu de simplicité nous suggère l’exemple de la plus accessible des fonctions, la dépendance linéaire : y = ax (a étant un coefficient indépendant des variables x et y). Ici, ce sera d = vt , relation assortie de divers changements d’origine pour les variables. Verbalement, cela veut dire que la distance parcourue à vitesse constante augmente dans le même rapport que la durée du parcours. Nous voilà avec des problèmes de trains qui se croisent en perspective. Pourquoi pas ? Mais convenons que s’y limiter n’a rien d’excitant. Pour illustrer une approche alternative, nous ferons, un peu plus qu’auparavant, explicitement mention de travaux de recherche récents. Situons bien le propos, une fois encore. Le principe de pratique enseignante en cause ici n’est pas neuf, on parle seulement de mise en pratique  : accent envisageable, dosage accessible, exemple inusité et/ou surprenant de relative simplicité, effet produit sur diverses audiences.

5.2 Signaux différés : des astres aux chauves-souris En collaboration avec Ivan Feller Le programme de Seconde lancé en 200059 mentionne le thème des signaux différés, illustrés à l’échelle cosmique : la lumière des astres nous parvient après un délai, dû au fait que la lumière ne se propage pas à vitesse infinie. Pour la lune, la durée du voyage de l’information lumineuse est d’un peu plus d’une seconde  ; pour le soleil, elle est de l’ordre de 8 minutes ; pour les étoiles et les galaxies on arrive vite au million d’années voire quelques ordres de grandeur de plus. Dans le document d’accompagnement, on trouve une « situation-problème » destinée à attirer l’attention sur ce point (figure  5.1).  Deux extra-terrestres d’aujourd’hui (c’est précisé) contemplent des terriens poilus qui essaient de faire du feu. La question posée par l’un des extra-terrestres à son compagnon est renvoyée à l’élève : à quelle distance la planète d’observation peut-elle bien être de la Terre ? Si l’on datait la scène terrestre à, disons, trois cent mille ans avant notre ère, il en découlerait que cette distance vaudrait trois cent mille années-lumière. Susceptible d’attirer l’attention, ce document l’est en effet. Car les nécessités du dessin – il faut reconnaître la Terre – nous valent d’y observer commodément divers continents, sur un joli fond bleu. Or, on imagine mal que, vue à une telle distance, la Terre apparaisse autrement que comme un point, sans parler de sa problématique luminosité. 59 MEN, Bulletin Officiel, Hors série 12 Août 1999, Programme de Seconde Générale, Document d’accompagnement du programme de physique de Seconde, MENRT-CNDP-GTD, 2000.

Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

69

Activité B2 - Une image…en différé ! Cette image peut être tirée sur transparent et rétroprojetée. Elle pose une situation-problème autour de laquelle on peut organiser une discussion du groupe classe.

La scène se passe en l’an 2000. Pouvez-vous répondre à la question que se pose cet extra-terrestre ? Figure 5.1 - Un document proposé dans le document d’accompagnement du programme de Seconde (programme 2000) (voir le document couleur sur le site web compagnon de ce pap-ebook)

70

En physique, pour comprendre

Cette anecdote illustre l’« enfer pédagogique » pavé de ces bonnes intentions d’illustration, déjà commentées plus haut, et qu’il peut être utile d’exploiter positivement. Une façon de le faire est de conduire une analyse critique de ce document avec les élèves, notamment sous l’angle des contraintes de l’illustration vulgarisante60. Reprenons le thème des liens entre phénomènes. Des étudiants de première année ont été invités à trouver un phénomène familier relevant de la même description formelle. Quelquefois vient cette réponse très pertinente : le décalage entre la vue d’un éclair et la perception auditive d’un coup de tonnerre. Il est utile alors de figurer sur un graphique (figure 5.2) les courbes – des droites, en fait – représentant la propagation des divers signaux en cause. Les pentes de ces droites indiquent la vitesse de chaque signal. L’échelle des graphiques s’adapte aux phénomènes. Ainsi pour les signaux interplanétaires, il importe que la pente de la droite n’apparaisse pas comme infinie ; pour le cas de l’éclair, au contraire, on souligne que l’arrivée du signal lumineux est quasi instantanée au regard de celle du son. Distance à l’observateur Evénement : décharge électrique α

0

Perception visuelle

Perception auditive

Temps

Figure 5.2 - Type de graphique utilisé pour représenter les perceptions d’un événement atmosphérique : l’éclair lumineux est perçu avant le « coup de tonnerre » ; la pente de la droite représentant l’avancée du signal sonore tg α, est négative, de valeur proche de 330 m.s–1. Il faut adapter la graduation des axes.

Les travaux qu’on peut organiser sur cette base sont simples sans être immédiats, accessibles si l’on y porte une certaine attention, et d’une grande pertinence en 60 Une recherche récente a permis d’évaluer ce type de stratégie d’enseignement : voir la thèse d’Ivan Feller (2008) Usage scolaire de documents d’origine non scolaire : éléments pour un état des lieux et étude d’impact d’un accompagnement ciblé, Université Paris Diderot (Paris 7). En ligne : http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/36/63/18/PDF/These_Ivan_FELLER_op.pdf. Voir aussi l’annexe F et l’article : Feller I., Colin P. & Viennot L. (2009) Critical analysis of popularisation documents in the physics classroom. An action-research in grade 10, Problems of Education in the 21st century (17) 72-96.

Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

71

matière de formation. Dans des contextes variés et sur des échelles de temps différentes, on voit à l’œuvre le même formalisme : on éprouve alors cette valeur d’unification d’une théorie physique. Au passage, l’outil mathématique en cause y gagne en familiarité, ce qui n’est vraiment pas un luxe. Les arguments souvent développés61 à propos de l’oscillateur harmonique ou de l’exponentielle décroissante trouvent ici à s’illustrer avec un formalisme encore plus simple  : autant ne pas se priver des bénéfices potentiels. En tout cas, il ne paraît pas approprié de confondre « beaucoup plus simple » avec « trop simple pour être intéressant ». En effet, une fois maîtrisée la lecture des graphiques espace-temps discutés ici, nous voilà armés pour évoquer les échos, le sonar des sous-marins, les chauves-souris et les papillons. Pour ce dernier exemple, on peut comprendre, par exemple, pourquoi les chauves-souris ont une distance minimale et une distance maximale de détection d’obstacle (voir figure 5.3 et sa légende). Distance de l’obstacle à l’observateur

0

Temps

Figure 5.3 - Type de graphique utilisé pour représenter un signal sous forme de salves avec écho sur un obstacle fixe (chauves-souris, papillons). Un obstacle trop proche imbriquerait les arrivées et départs du signal pour une même salve. Un obstacle trop lointain imbriquerait les arrivées et départs du signal pour deux salves différentes. La graduation des axes est à adapter au phénomène (Rumelhard G., communication personnelle)

61 En fin de cycle secondaire et au-delà.

72

En physique, pour comprendre

5.3 L’effet Doppler version graphique En collaboration avec Jean-Luc Leroy-Bury Notre exercice de style unificateur peut sans peine être poussé plus loin. Prenons l’effet Doppler, affaire de signaux qui se propagent, donc bon candidat au regroupement avec nos premiers exemples. De quoi s’agit-il ? On s’en souvient : des signaux périodiques (de période TS ou de fréquence νS), leur source (S), un récepteur (R), une vitesse de propagation c (pour une onde : vitesse de phase, que nous notons c pour la lumière dans le vide). En cas de mouvement relatif entre récepteur et source (de vitesse relative νR), la période de réception TR est donnée par une relation du type TR –TS = vR . Selon les cas62, la période T à mettre au T c dénominateur s’identifie à TR ou à TS. Comment le montrer, au-delà des classiques figures de fronts d’onde qui se rapprochent ou s’éloignent les uns des autres avec le mouvement de la source, ou que rencontre avec une plus ou moins grande fréquence un observateur qui se déplace ? A une dimension63, il est fréquent de représenter le phénomène à l’aide d’objets déposés par une source sur un élément transporteur (bouchons dans une rivière, tache d’encre sur un tapis roulant) lequel avance par rapport au milieu à la vitesse de propagation du signal c. La source est susceptible de se déplacer à la vitesse νS par rapport à ce même milieu. Ce modèle s’adapte facilement au cas où c’est le récepteur, voire la source et le récepteur, qui se déplace(nt) par rapport au milieu. La figure 5.4 résume ce modèle élémentaire et le petit calcul qui conduit à la formule appropriée, dans le cas d’un récepteur qui s’éloigne d’une source. 62 Pour une source en mouvement par rapport à un milieu (vS), récepteur immobile, (TR  –  TS)/TS  =  vS/c  ; pour un récepteur en mouvement (vR), par rapport à un milieu, source immobile, (TR – TS)/TR = vR/c. Le cas de l’effet Doppler relativiste (c’est-à-dire de la propagation de la lumière dans le vide) légèrement plus complexe, n’est pas abordé ici. Pour de faibles vitesses relatives entre source et récepteur, toutes les expressions se rejoignent au premier ordre. Voir par exemple Bouyssy A., Davier M. & Gatty B. (1988) Physique pour les sciences de la vie, tome 3 : les ondes, Belin, Paris. 63 Toute la fin de ce chapitre est reprise d’une étude en collaboration avec J.L. Leroy Bury. En particulier, les figures sont reprises de l’une ou l’autre des publications suivantes  : LeroyBury J.L. & Viennot L. (2003) Doppler et Römer : physique et mathématique à l’œuvre, Bulletin de l’Union des Physiciens, 859, 595-1611 ; Viennot L. & Leroy J.L. (2004) Doppler and Römer: what do they have in common? Physics Education, 39 (3), 273-280.

Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

L1 S

R

c

L2 S

R

Instant de départ

Instant d’arrivée

τ

τ + L1/c TR = TS + (L2 – L1)/c

vR c

L2 = L1 + vR TR

73

τ + TS

τ + TS + L2/c

(TR – TS)/TR = vR/c

Figure 5.4 - Exemple de modèle et de calcul élémentaires pour un cas d’effet Doppler Des taches sont déposées sur un tapis roulant (de vitesse c par rapport au milieu) par une source S (de période TS, immobile par rapport au milieu). Les tâches sont recueillies par un récepteur R (de période TR), en mouvement par rapport à la source à la vitesse constante vR

Quel rapport avec notre affaire de relation linéaire, à part la formule d = vt évidemment à l’œuvre dans ce calcul ? Et même : où est le problème, s’il y en a un ? Il y en a un. De nombreux élèves à divers niveaux pensent bien, avant ou après enseignement, que le décalage en période entre signaux reçus et émis est dû à la vitesse relative entre récepteur et source. En témoignent leurs « waaaaahhoouou » évocateurs de courses de formule 1, ainsi que des résultats d’enquêtes plus formelles64. Mais ils répondent aussi comme si, cette vitesse relative étant donnée, la distance comptait dans cette histoire, alors que cette grandeur ne figure pas dans la relation traduisant l’effet Doppler. Ils ont de bonnes raisons de penser cela, chaque fois que distance et vitesse relative sont couplées. C’est le cas de la vitesse radiale (projetée sur la ligne qui joint source et récepteur) et de la distance au mobile lorsque, par exemple, une voiture de formule 1 passe à vitesse constante devant la tribune où est l’observateur, à bonne distance.

64 Références en note précédente.

74

En physique, pour comprendre

C’est surtout le cas pour le rougissement des galaxies associé à l’expansion de l’univers, très en faveur dans les media. La question n’est vraiment pas de faire un procès d’incompréhension aux élèves65, mais de les aider à s’y retrouver. On peut donc souhaiter mettre l’accent sur le fait que la substantifique moelle du phénomène, pour l’effet Doppler, c’est sa dépendance à la vitesse relative entre source et récepteur66. On peut rapprocher cette préoccupation de la perspective illustrée au début de ce chapitre : mettre à profit les graphiques exprimant la propagation unidimensionnelle des signaux, ici celle de l’intersection des fronts d’onde et de la ligne joignant source et récepteur. Partant de la figuration graphique du phénomène de réception par un récepteur à distance fixe de la source (figure 5.5), aussi à l’œuvre lorsqu’on analyse l’écho sur un obstacle fixe (figure 5.3), il est naturel de regarder ce qui se passe si l’obstacle ou le récepteur se déplace, à vitesse constante, par rapport à la source S (figure 5.6). x

Sig

na

l

Récepteur

α

TS

TR

Source

t Figure 5.5 - Graphe horaire de la propagation de signaux émis à intervalles réguliers par une source périodique immobile par rapport au milieu, et reçus par un observateur également immobile par rapport au milieu : la période de réception TR est égale à la période d’émission TS. 65 Il est particulièrement compréhensible que ceux-ci soient perdus lorsqu’on leur présente sur la même figure (dans le même référentiel ?) une longueur d’onde partant de la source, si l’on interprète ainsi un « vermicelle » dessiné sur la source, et une autre différente (autre « vermicelle ») arrivant sur le récepteur, dont le signal semble dès lors connaître l’existence avant d’être parvenu au but. Voir par exemple Bottinelli L., Brahic A., Gouguenheim L., Ripert J. et Sert J. (1993) La Terre et l’Univers, Col. Synapses, Hachette Éducation, Paris. L’effet Doppler-Fizeau. Encadré, p 137 ; ou Françon M. (1986) L’optique moderne et ses développements depuis l’apparition du laser, Col. Liaisons scientifiques, Hachette-CNRS, Paris, p 74. 66 Pour simplifier, nous évoquons le cas le plus général où l’un ou l’autre de ces éléments est immobile par rapport au milieu, si milieu il y a, ou bien au cas de la lumière dans le vide.

Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

75 Récepteur

∆xR

x

TS TR

Sig n

al

β

α

Source

t Figure 5.6 - Graphe horaire du déplacement de signaux émis à intervalles réguliers par une source immobile par rapport au milieu, et reçus par un observateur qui s’en éloigne à vitesse constante v par rapport au milieu: la période de réception TR est supérieure à la période d’émission TS. Le déplacement de l’observateur pendant la période TR, ΔxR, s’exprime de deux façons : ΔxR = vTR = c(TR – TS) soit (TR – TS) / TR . = v/c. x

Sig

na

l

Récepteur Source

α β

TR TS

∆xS

t Figure 5.7 - Graphe horaire du déplacement de signaux reçus par un observateur immobile par rapport au milieu, et émis à intervalles réguliers par une source qui s’y déplace à vitesse constante vS : la période de réception TR est inférieure à la période d’émission TS. Le déplacement de la source pendant la période TS, ΔxS, s’exprime de deux façons : ΔxS = vS TS = c (TS – TR), soit, en posant u = – vS, pour exprimer une vitesse d’éloignement (ici négative), (TR – TS) / TS = u/c

76

En physique, pour comprendre x

Sig n

al

Récepteur

α

TS TR

∆xS

β

Source t

Figure 5.8 - Graphe horaire pour une situation analogue à celle traitée en figure 5.6, la source s’éloignant cette fois de l’observateur S : la période de réception TR est supérieure à la période d’émission TS. Comme pour la situation de la figure 5.7, le déplacement de la source pendant la période TS, ΔxS, s’exprime de deux façons : ΔxS = vS TS = c (TS – TR) soit, en posant u = – vS pour exprimer une vitesse d’éloignement (cette fois positive), (TR – TS) / TS = u/c.

Le lecteur pourra construire lui-même d’autres cas, par exemple celui où la source se déplace comme en figure 5.8 et le récepteur comme en figure 5.6. Il pourra aussi vérifier que si source et observateur ont même vitesse par rapport au milieu, les périodes de réception et d’émission sont identiques. Les lignes obliques régulièrement espacées croisent maintenant la ligne oblique traduisant le mouvement du récepteur. Les écarts temporels sont – c’est visible sur le graphique – différents de ceux observés dans le cas du récepteur fixe. Autrement dit, la période de réception est différente, supérieure quand le récepteur s’éloigne de la source, inférieure quand il s’en rapproche. On voit bien que c’est une question de pentes, et que tout déplacement de droite parallèlement à elle-même (variation de distance) ne change rien à la période de réception. Cela veut dire qu’au fond de la classe l’élève entend la même note qu’au premier rang, lorsque l’enseignant émet un son pur, mais que celui qui se déplacerait rapidement entendrait une note différente. Est-ce à dire que l’on en reste à un niveau qualitatif assez flou ? Peut-on retrouver la relation en cause  ? La réponse tient en la considération de deux pentes, et de triangles rectangles associés. Comme le suggère bien le graphique de la figure 5.6, la variation de distance source-récepteur entre deux réceptions, ΔxR, peut se calculer

Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

77

dans chacun d’entre eux : c (TR – TS) = vR.TR. Seuls des temps et des pentes (ou des coefficients directeurs, en termes plus orthodoxes) et un écart entre deux positions sont intervenus dans ce calcul ; ce n’est pas du tout le cas des distances globalement parcourues par le signal. L’accent est mis sur l’aspect variationnel (le lecteur pourra vérifier l'intérêt de la méthode à l'aide des figures 5.5, 5.6, 5.7, et 5.8 et contruire luimême d'autres cas). Il ne s’agit donc pas d’un exercice un peu artificiel de gymnastique mentale, destiné à améliorer la pratique des graphiques. Ceux-ci peuvent être mis véritablement au service d’une solution dépouillée, centrée sur l’essentiel. Au demeurant, il n’est pas interdit de se réjouir si la pratique des graphiques et la compréhension de la signification des coefficients directeurs sortent renforcées de l’épisode.

5.4 Encore plus de liens ? Doppler et Römer Presque deux cents ans avant Doppler, l’astronome danois Ole Christensen Römer était confronté à un effet de déplacement relatif entre source et récepteur (1676). Source : l’un des satellites de Jupiter, par exemple Io, qui diffuse vers la Terre la lumière qu’il reçoit du Soleil, quand il n’est pas caché pas Jupiter. Récepteur : un observateur derrière une lunette de l’observatoire de Paris. Déplacement relatif  : principalement67 celui qui résulte du mouvement orbital de la Terre. En observant les retards ou les avances d’émergence des satellites de Jupiter selon la saison, Römer conclut que la vitesse de la lumière avait une valeur finie dont il fournit un bon ordre de grandeur. Sa démonstration cumulait les effets de décalage sur un diamètre entier de l’orbite terrestre. Mais on peut en donner une formulation équivalente qui souligne qu’il s’agit d’un effet Doppler avant la lettre (ou du moins avant son découvreur officiel). Résumons donc la fiche signalétique ci-dessus. Source : Io, qui fait de Jupiter une sorte de gyrophare de période 42,5  heures. Récepteur  : un observateur sur Terre. Déplacement relatif : associé aux mouvements orbitaux de la Terre et de Jupiter. Si ce dernier était fixe par rapport au soleil, sa distance à la Terre évoluerait d’une saison à l’autre comme une constante à laquelle s’ajouterait la valeur de la projection du rayon vecteur Soleil-Terre sur l’axe Jupiter-Soleil, autrement dit une fonction harmonique. C’est presque ce que l’on observe. La figure 5.9 reproduit les données de position correspondantes. Nous voilà loin d’une droite.

67 Jupiter se déplace aussi par rapport au Soleil.

78

En physique, pour comprendre r(t) (en u.a) Terre

4

Signal

6

2

0

Jupiter t

Figure 5.9 - Graphe horaire du déplacement de la Terre par rapport à Jupiter (référentiel jovien ; ua : unité astronomique, soit la distance moyenne de la Terre au Soleil). Quelques lignes obliques évoquent la propagation de signaux lumineux périodiques, depuis Jupiter vers la Terre (références en note 63).

Que fait-on en physique lorsqu’une courbe a le tort de ne pas être droite ? On en prend «  un petit bout  » (plus canoniquement, on s’intéresse à «  l’approximation linéaire locale  » de la fonction) et l’on raisonne avec ce segment de droite. Dans notre cas, lorsqu’on est au voisinage d’un extremum de distance entre planètes, tout se passe comme si le récepteur était à distance constante de la source : il n'existe pas d’effet Doppler (figure 5.10). Sur les flancs de l’orbite, vue de Jupiter, la situation est autre : la vitesse relative est maximale, dans un sens ou dans l’autre ; effet Doppler assuré (figure 5.11). D’un couplage entre position et distance, on est passé ici à un « anti-couplage ». Pour les distances les plus éloignées de la valeur moyenne, c’est-à-dire de la distance Jupiter-Soleil, il n’y a pas de décalage de type Doppler. Pour deux positions correspondant à cette même distance, les décalages prennent leurs valeurs extrêmes. De plus, ces graphiques sont une bonne occasion de retrouver la signification principale de la découverte de Römer. Il suffit de se demander ce que devient la figure 5.11 quand on suppose infinie la vitesse de propagation du signal. Les droites représentatives de la propagation se redressent alors, pour devenir verticales : alors, il n’y aurait aucune différence entre période de réception et période d’émission (figure  5.12). Römer a donc mis en évidence que la vitesse de la lumière n’était pas infinie.

Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

79

Il arrive que l’astronomie vienne au secours de l’enseignement, pourvu que l’on songe à en profiter. x

TR

Terre

Jupiter

TS

Figure 5.10 - A un extremum de distance entre la Terre et Jupiter, on observe l’émergence périodique d’un satellite de Jupiter sans décalage de type Doppler

t

x Terre

TR

TS

Jupiter t

Figure 5.11 - Quand la distance entre la Terre et Jupiter a une valeur intermédiaire, l’émergence d’un satellite de Jupiter est observée avec un décalage de type Doppler

80

En physique, pour comprendre x

Terre

TR

TS

Jupiter t

Figure 5.12 - Si la vitesse de la lumière était infinie, il n’y aurait aucun effet Doppler, quelle que soit la vitesse relative entre la Terre et Jupiter

5.5 Investir ? Cet exercice de style nous a donc promenés du simple coup de tonnerre à l’effet Doppler et à la découverte de Römer, en passant par l’usage de graphiques familiers à ceux qui enseignent la relativité et les « lignes d’univers » qui y fleurissent. Et pourtant nous n’avons eu besoin que de cette relation liant distance parcourue, vitesse constante et durée de parcours. Les plus réticents diront qu’en fait de simplicité on peut mieux faire. En effet, les calculs sont inexistants ou élémentaires mais il faut savoir lire un graphique. Nous le disions plus haut, dès qu’une variable n’est plus d’espace, la difficulté monte d’un cran. Des enseignants de mathématiques confrontés à ces analyses en témoignaient68 : ils avaient du mal. Ils ne sont pas tout à fait les seuls dans ce cas69.

68 Intervention Leroy-Bury et Viennot en stage de formation « Modélisation » à l’IREM de Paris, 2003. 69 Auprès de physiciens, cette difficulté s’est aussi manifestée : en formation IUFM (deux groupes d’une trentaine de stagiaires 2e année) et en licence « sciences physiques » (deux groupes d’une vingtaine d’étudiants, 3e année) ; référence en note 63.

Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle

81

Le prix à payer, en termes d’abstraction, est donc réel. L’exercice de style présenté ici vise l’illustration de cette idée : il s’agit d’un investissement rentable. Une relation, et voilà qu’une foule de phénomènes s’ouvre à la compréhension. En prime, une propriété de la physique est soulignée, celle d’être synthétique. De plus, il n’est guère cohérent, si l’on trouve cela difficile, de ne pas préparer avec un simple coup de tonnerre ou quelques chauves-souris ce que l’on va utiliser ensuite avec l’enseignement de la relativité et ses fameuses « lignes d’univers ». Pourquoi introduire ces dernières, cette fois brutalement et comme un outil sans mystère, auprès d’élèves de première année universitaire médusés que l’on a voulu « épargner » jusque là ?

7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN

Chapitre 6 Les rapprochements entre approches différentes d’un même phénomène Le chapitre précédant rapprochait des phénomènes à première vue différents sous la bannière d’une même relation entre variables. Celui-ci déclinera le thème des liens d’une manière complémentaire : c’est ici un seul phénomène, ou du moins un seul contexte, qui rassemble nos réflexions. Il y sera question d’approches différentes, notamment par l’échelle de description adoptée : macro ou mésoscopique, ou même particulaire. Une fois encore, l’exemple sera banal, et la physique adaptée réputée simple.

6.1 Une montgolfière d’enseignement Si l’on s’autorise un ton un peu caustique, on peut définir l’objet « montgolfière d’enseignement ». Pour une telle montgolfière, l’enveloppe ouverte à la base définit un espace intérieur de volume V, à l’intérieur duquel se trouve de l’air à température Tint et pression pint. L’ensemble, voyageurs compris, a une masse M. Il faut bien simplifier, et oublier provisoirement, par exemple, les turbulences générées par les brûleurs pour admettre qu’il y a équilibre. Dans un premier temps, les résultats n’en pâtiront pas trop et l’on pourra peut-être comprendre déjà beaucoup de choses. L’extérieur est également à définir : de l’air à la pression atmosphérique (pext = p0) et de température Text. Il est tout à fait courant70 d’ajouter à la modélisation l’égalité des pressions intérieure et extérieure (pint = pext = p0), au motif que l’enveloppe est ouverte. Une solution classique repose sur le théorème d’Archimède  : la poussée de l’air extérieur sur l’ensemble est opposée au poids d’un volume V 71 d’air extérieur. Reste 70 A titre d’exemple  : D.C. Giancoli (2005) Physics (6th  ed): «  Instructor Resource Center  » CD-ROM, Prentice Hall. 71 En négligeant par rapport à cette valeur celle du volume des matériaux de la nacelle et des cordes de suspension.

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En physique, pour comprendre

à évaluer ce poids ainsi que celui de l’air intérieur, pour faire un bilan de forces qui puisse légitimer l’équilibre requis. Les poids en question, correspondant au même volume, se différencient par suite de valeurs différentes de la densité de l’air, ellemême liée aux variables déjà introduites par la relation des gaz parfaits, à peine Mp transformée : ρ = . En trois ou quatre écritures facilitées par l’égalité des termes RT de pression, on peut relier les températures (via leurs inverses) et les données du problème72. Nous voilà en mesure de savoir jusqu’à quelle température chauffer l’air intérieur pour envisager un décollage, ou encore une stabilité ultérieure une fois en l’air.

6.2 Un rituel qui pactise avec l’incohérence Faut-il s’inquiéter des simplifications inhérentes à cette approche commune du problème, classiquement proposée, notamment aux étudiants de première année universitaire ? Certes oui. La physique, on le sait, commence par simplifier ses objets par la pensée. Mais là, on tombe sur une hypothèse qui, prise au pied de la lettre, enverrait la montgolfière au sol encore plus vite que le temps pris pour en saisir la raison. Si les pressions étaient, en tout point, égales à une valeur unique (« la pression atmosphérique »), la résultante des forces de pression sur l’enveloppe, de la part des gaz présents, serait nulle. En effet chaque portion de l’enveloppe subirait deux forces exactement opposées. Ou encore, aucune direction de l’espace ne serait privilégiée pour ce qui est des gaz : pourquoi pousseraient-ils alors vers le haut ? Ou encore, et c’est sans doute le plus choquant, utiliser le théorème d’Archimède, c’est exploiter la condition sine qua non de sa pertinence  : l’existence de gradients de pression, accompagnateurs indispensables de l’hydrostatique en situation de gravité. La pression de l’air externe diminue entre le niveau de l’ouverture et celui du sommet. Il en est de même pour l’air interne. Mais comme celui-ci est moins dense, la pression diminue moins vite, de bas en haut, à l’intérieur qu’à l’extérieur. Partant d’une valeur considérée comme identique au niveau de l’ouverture, les pressions internes et externes ne sont plus égales ailleurs, notamment au sommet de la montgolgière : 72 Pour une montgolfière de masse totale mc (pour les éléments solides), compte tenu de l’expression Mp de la masse volumique ρ dans un gaz parfait de masse molaire (moyenne) M, ρ = et du RT p p théorème d’Archimède, le bilan d’équilibre newtonien s’écrit : mc + M int V = M ext V . En R Tint R Text admettant que les pressions moyennes intérieure et extérieure sont très voisines de leur valeur p0 à l’ouverture, ce bilan conduit à la relation : [1/Text – 1/Tint] = mc R/(p0MV).

Chapitre 6 - Les rapprochements entre approches différentes d'un même phénomène

85

la plus élevée est la pression interne. On commence alors à saisir que l’enveloppe puisse être gonflée et maintenue en l’air malgré le poids de l’ensemble.

pint > pext ρint < ρext

∆pint = – ρint g ∆h ∆pext = – ρext g ∆h

Δh

pint = pext

p

pint pext

p

ouverture

haut

h

Figure 6.1 - Eléments pour comprendre la sustentation d’une montgolfière, ici représentée avec une forme cylindrique pour faciliter la compréhension de l’effet des forces de pression sur l’enveloppe (voir le texte et la note 73).

Cette analyse est résumée en figure 6.1 et illustrée avec une étrange montgolfière, cylindrique pour raison d’économie formelle  : point besoin d’intégrale compliquée pour admettre (et même vérifier formellement) que le théorème d’Archimède se réconcilie avec l’analyse locale des forces agissant sur l’enveloppe. L’analyse globale qu’autorise le théorème du gradient73 et sa conséquence en hydrostatique (l’expression de l’interaction d’Archimède) rejoint le bilan mécanique, local et plus direct, des forces en jeu. Deux approches, s’éclairant mutuellement, concourent à la 73 Théorème du gradient, applicable à une surface fermée S délimitant un volume V, et à un champ scalaire, ici p : 

##S pdS = ###V grad p dV  ; or dans un fluide en équilibre de masse volumique ρ

on a grad p = ρ g . Le théorème d’Archimède en découle immédiatement. Ce théorème amène ici à la relation [1/Text – 1/Tint] = mc R/(p0MV) (voir note précédente). Autre approche, ici avec une montgolfière cylindrique de hauteur Δh et de surface de base S, on a au premier ordre, au niveau du haut de celle-ci : pext ≈  p0 – ρ–ext  gΔh et pint ≈ p0 – ρ–int gΔh. La force de sustentation qui en découle sur la face horizontale supérieure, de surface S, équilibre le poids des éléments solides si et seulement si mc g = (pint – pext) S, ce qui conduit à la même expression que par le traitement global [1/Text – 1 /Tint] = mc R/(p0MV).

86

En physique, pour comprendre

compréhension du phénomène. Pour beaucoup d’étudiants, nous y reviendrons, ce fut l’occasion d’accéder à la substantifique moelle du théorème d’Archimède.

6.3 Une mise en relation très inhabituelle Arrêtons-nous sur le caractère inhabituel de cet exercice de style. Plusieurs études concordent quant à la réaction de personnes consultées à propos d’un exercice comportant l’hypothèse incriminée (en bref « la même pression partout »). Invitées à préciser ou à compléter le texte, la quasi-totalité de ces personnes rappellent consciencieusement ce qu’est un gaz parfait. Personne ne signale l’absurdité de considérer la pression comme uniforme, ou identique de part et d’autre de la paroi, ni encore moins ne propose cette formulation plus réaliste : les pressions moyennes, interne et externe, sont très voisines. De quelles personnes s’agit-il  ? Des étudiants de première (N  =  15) ou troisième année universitaire (N = 50), ces derniers se destinant à l’enseignement (N = 36) ou à des professions du journalisme et de la médiation scientifique (N = 14)74. Certes dira-t-on : « les étudiants n’ont pas le sens critique, ils ne songent qu’à appliquer des formules ». Voyons donc les enseignants. Outre ceux qui écrivent des livres75 et certains autres qui rédigent les sujets de partiel de première année universitaire, des enseignants stagiaires en IUFM en première année d’exercice, invités à améliorer la rédaction du texte prototypique, rejoignent massivement la cohorte des scrupules sur le gaz parfait sans rien dire de l’égalité des pressions : tous76 s’accommodent de l’incohérence latente. Qui peut jurer n’avoir jamais manifesté un tel aveuglement ? C’est que, lorsqu’une analyse permet de trouver le résultat de l’exercice traité, le jugement s’anesthésie. La valeur numérique trouvée pour la poussée d’Archimède – méthode classique – est peu affectée par l’hypothèse incriminée, et ceci fait de cet exemple un cas d’école. Lorsqu’on déclare égales les pressions moyennes interne et externe, l’erreur faite sur leur valeur est en effet très faible et modifie peu le résultat du calcul des densités moyennes correspondantes, qui en revanche dépendent fortement de la température. La poussée d’Archimède s’en tire bien, si l’on ose dire. Mais l’écart des pressions est indispensable conceptuellement. Certes 74 Viennot L. (2006) Teaching rituals and students intellectual satisfaction, Phys. Educ. 41,  400-408. http://stacks.iop.org/0031-9120/41/400 ; Mathé S. (2006) L’esprit critique d’étudiants peu spécialisés en physique, avant et après mise en alerte, Mémoire de Master Didactique, Université Paris Diderot. Voir annexe E. 75 Limitons nous à la citation de Giancoli, donnée en note 70. 76 A une exception près : 129 sur 130.

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très faible, cette différence multipliée par les centaines de mètres carrés d’enveloppe concernés rend bien compte de la sustentation. La valeur d’une mise en regard de plusieurs approches pour un phénomène donné n’est donc pas une hypothèse sans fondement. Mesurons bien, une fois encore, que ce n’est pas vers cette démarche que mène naturellement la facilité.

6.4 Des témoignages de satisfaction intellectuelle Il faut, en regard d’une exigence accrue, apprécier les bénéfices qu’il y a à dépasser un peu les rituels scolaires. Voici quelques éléments d’appréciation quant à l’effet de séances individuelles (entretiens) ou collectives (séances en cadre universitaire standard), limitées dans le temps (une demi heure) et consacrées à un travail de questionnement et de mise au point sur la base des lignes qui précèdent77. Le niveau académique des personnes concernées va de la première année universitaire à la seconde année d’IUFM pour des professeurs du second degré (PLC2) en formation. Il est important de préciser, concernant les étudiants, qu’il s’agit de personnes dont la section d’appartenance n’est nullement sélective, et qui ne sont même pas toutes déterminées à poursuivre en physique78. Ce ne sont pas non plus leurs réactions à un questionnement initial sur l’exercice habituel qui les désignent comme épris de cohérence. On l’a dit, pratiquement aucune de ces personnes ne détecte spontanément l’absurdité de l’hypothèse incriminée ici. C’est pourtant un ensemble significatif de réactions que l’on observe en fin d’interaction sur ce sujet. Lors d’une série de 15 entretiens individuels d’une demi-heure, en première année universitaire, tous les étudiants concernés ont jugé cette discussion accessible et importante à mener malgré le temps qu’elle avait pris. Leurs réactions vont de la satisfaction à la colère rétroactive. La satisfaction peut s’exprimer de manière simple et forte : −− « C’est moi qui vous remercie, j’ai appris … beaucoup ! » −− « Ça ne m’a pas semblé long. » −− « Merci à vous, si vous avez d’autres trucs comme ça, je reviens ! » 77 Viennot L. (2006) Teaching rituals and students intellectual satisfaction, Phys. Educ. 41,  400-408. http://stacks.iop.org/0031-9120/41/400  ; Viennot L. (2006) Modélisation dimensionnellement réductrice et traitement « particulaire » dans l’enseignement de la physique, Didaskalia, 28, 9-32. 78 On observe des réactions – similaires – d’un groupe d’étudiants en formation (troisième année universitaire) aux métiers du journalisme ou de la médiation scientifique : Mathé S. & Viennot L. (2009) Stressing the coherence of physics: Students journalists and science mediators reactions, Problems of education in the 21st century, 11 (11), p 104-128. Voir annexe E.

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En physique, pour comprendre

Elle ne signifie pas l’illusion d’avoir tout compris, ni d’être tout de suite capable d’éclairer à son tour un camarade. Elle est, semble-t-il, lié au sentiment d’être dans la ligne d’un objectif respectable et qui balaie l’ennui, d’y avoir passé un temps utile : −− « On se rend compte que c’est beaucoup plus intéressant d’avoir compris ... l’esprit critique c’est ce qu’il y a de plus important pour ma vie. » −− « Bon, les explications, y faut pas juste les dire comme ça, vous m’avez fait réfléchir, moi, même si on a du mal, c’est bien de réfléchir, on apprend beaucoup. » −− « Vous m’avez fait réfléchir, moi, merci ! » La colère est celle d’avoir perdu son temps dans le passé : −− « Ah si, ça vaut la peine, c’est ça qui est intéressant, autrement, ben, on est des robots. » −− « Par exemple moi, j’suis en première année, du jour au lendemain je vais faire de la recherche, alors je reviens en arrière, je trouve une hypothèse qui, ben, dans l’exercice, elle est fausse, donc mon passé il est fondé sur du faux, quoi ! » −− « Bien sûr que je préfère, ça rime à quoi de faire l’exo sans comprendre ! » −− « Pourquoi c’est la première fois que quelqu’un me dit ça ? » Notons aussi le réalisme de ces étudiants qui renvoient, en version positive ou négative, les enseignants à leur rôle : −− (Plus intéressant ?) « Absolument, à partir du moment où on nous apprend à le faire. » −− « Mais moi, personnellement si j’ai un exercice, si j’ai une hypothèse dedans, pas à un partiel, mais après, si j’ai le temps, je vais le faire, réfléchir dessus. » Un traitement en groupe en licence (troisième année universitaire) a donné lieu au même jugement –  oui cela vaut la peine d’y consacrer ce temps (le même qu’en entretien, soit environ une demi heure)  – chez 18 des 21 étudiants présents, dont 17 ajoutaient, sur question explicite, y avoir pris un réel plaisir (coté 3 ou 4 sur une échelle de 1 à 4). Il faut bien noter qu’il ne peut s’agir d’un enthousiasme suscité par la nouveauté du sujet, des applications fulgurantes, des révélations incroyables. Qu’une interaction personnelle en entretien soit un facteur favorable n’est pas à exclure, mais l’effet se maintient, semble-t-il, dans un cadre collectif. Osons suggérer que le plaisir était celui du raisonnement, de l’impression de maîtriser un tant soit peu les éléments rationnels d’un jugement de cohérence formelle.

Chapitre 6 - Les rapprochements entre approches différentes d'un même phénomène

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6.5 Toujours plus de liens ? Le poids et la pression du gaz Que ce soit sur interpellation ou grisé par l’expérience d’approfondissement, on peut se retrouver au défi de la poursuivre. Tel l’arroseur arrosé, celui qui commence à questionner se retrouve vite requis d’aller plus loin. On peut objecter que, en toute rigueur, la dépendance de la pression à l’altitude, dans un gaz, n’est pas linéaire mais exponentielle décroissante, comme l’exploite un exercice classique de début d’université, jolie initiation aux procédures différentielles et intégrales. Ajoutons qu’il faut beaucoup d’audace pour considérer que le gaz dans une montgolfière est à l’équilibre, entre deux salves des brûleurs. Bien sûr. Alors pourquoi faire tant d’histoires ? La réponse est, concernant l’hypothèse discutée ci-dessus, qu’il ne s’agit pas d’une obscure quatrième décimale à prendre ou à ne pas prendre en compte pour plus ou moins de précision. Il est question de reconnaître ou de nier le principe-même du phénomène. S’il s’agit de poursuivre dans la ligne amorcée ici, c’est donc aussi sur une question de fond que l’on peut préférer se diriger : le poids d’un gaz, de quoi s’agit-il ? Il est le plus souvent admis sans discussion qu’une colonne d’atmosphère exerce sur le sol une force égale à son poids. Même si l’on oublie de le préciser, il s’agit alors d’une situation d’équilibre. L’argumentation est simple : un bilan newtonien sur le système «  colonne d’atmosphère  » suivi d’une application de la troisième loi de Newton. Mais cette simplicité et l’imparable argument newtonien ne dissipent pas une question : certes « il faut bien que … », mais comment cela se fait-il ? Comment les molécules qui frappent le sol « connaissent-elles » le poids de toutes celles qui sont situées au dessus d’elles ? Comment se fait-il que la pression due aux chocs des molécules sur le sol corresponde exactement à ce que dicte un bilan newtonien, c’est-à-dire la valeur obtenue en divisant le poids d’une colonne d’air par l’aire de sa base  ? On trouvera, en annexe  B, une proposition pour rendre mécaniquement plus compréhensible ce résultat aussi banalement appliqué que surprenant, pour peu qu’on y réfléchisse pour de bon. Les sondages évoqués à ce propos auprès de professeurs stagiaires notamment, mettent en œuvre des formulations qui se veulent – et se révèlent – perturbantes, ainsi  : les molécules exercent-elles sur le sol la même force que si toutes celles de la colonne en cause se touchaient, immobiles ? Quelques résultats d’enquête reproduits en annexe B laissent soupçonner combien la réponse est contre-intuitive. Dans la proposition de clarification, on voit se glisser le facteur g, accélération de la pesanteur, que rien n’introduit dans les cours habituels sur

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En physique, pour comprendre

les gaz – discrétion rarement justifiée79. De manière significative, susciter ce type d’interrogation en amène d’autres, ainsi : « Mais alors, lorsque la pression atmosphérique varie, comme nous en informe tous les jours la météorologie nationale, ce résultat reste-t-il vrai ? ». Et voilà relativisée, de manière salutaire, la vision d’une atmosphère en équilibre. Lorsqu’on pousse un peu l’exigence du raisonnement, c’est bien souvent que les questions pertinentes se réactivent et s’enchaînent ainsi.

6.6 L’intérêt des changements d’échelle d’analyse Pas plus que les autres, cet exemple, qui confronte une analyse globale à une autre plus locale, voire particulaire, n’épuise le sujet qu’il illustre. Plus largement, l’aptitude à passer d’une échelle de description des phénomènes à l’autre est d’un bénéfice souvent crucial en termes de compréhension. En particulier, l’intérêt d’une échelle intermédiaire entre le macroscopique et celle – nanoscopique  – des phénomènes atomiques et moléculaires n’est plus à démonter. Cette échelle «  mésoscopique  » permet de définir des valeurs locales de grandeur, par exemple de pression et de température, tout en moyennant les effets moléculaires, proprement ingérables autrement. En hydrodynamique, par exemple, il semble qu’on n’ait pas le choix, l’unité de raisonnement – si l’on peut dire – est mésoscopique : c’est « l’élément de volume de fluide ». Mais il est moins habituel de mettre en œuvre cette échelle en hydrostatique. Ceci permet pourtant, par exemple, de mieux comprendre que la surpression au plafond d’une grotte sous-marine (figure  6.2) n’est pas nulle  ; ceci via l’analyse détaillées des interactions répulsives entre les éléments fluides ou solides du système80. Il n’est pas habituel non plus de traiter les frottements de façon à apaiser certaines révoltes intellectuelles : « Le sol, il est horizontal, il est lisse, il ne peut pas pousser (un marcheur vers l’avant) » . Alors que ceci peut se faire en évoquant des aspérités

79 Ce n’est même pas le cas pour un chapitre s’intitulé « L’air qui nous entoure » du programme de Seconde générale en France (2000 : MEN 1999). 80 Situation proposée dans Pugliese-Jona S. (1984) Fisica e Laboratorio, vol. 1, Loescher, Turin, et exploitée dans sa thèse par Besson U. (2001) ; voir aussi quelques publications en note suivante). Il est souvent avancé que le rocher ne pousse pas sur l’eau, et surtout qu’il n’y a pas « d’eau au dessus » du niveau du plafond de la grotte.

Chapitre 6 - Les rapprochements entre approches différentes d'un même phénomène

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mésoscopiques emboitées, entre sol et semelle, vision qui rapproche la situation de celle des starting-blocks et réconcilie intuition et formalisme81.

Figure 6.2 - Situation des deux poissons, pour une question qui se révèle perturbante : la pression de l’eau est-elle la même pour les deux poissons ?

On peut bien dire à chaque fois qu’« il faut bien que… »82 un point dans la grotte soit à la même pression que le point en pleine mer de même profondeur, ou que le sol pousse le marcheur vers l’avant, selon l’exigence du bilan newtonien. Mais la réconciliation entre ces nécessités d’une analyse macroscopique et une vision plus mécaniste, à échelle mésoscopique, se révèle d’un grand bénéfice, à en croire les commentaires d’élèves recueillis. Parcourant dans l’autre sens l’éventail des échelles, il arrive aussi que l’illustration macroscopique d’effets intervenant à échelle beaucoup plus réduite soit, au minimum, très stimulante pour la réflexion. L’équipe de didactique de Pavie nous propose ainsi, toujours à propos des phénomènes de frottement, une expérience introductive à la dissipation d’énergie83. Un chariot lancé contre un mur rebondit, en ce qui ressemble à une collision quasi-élastique ; ceci n’est plus le cas lorsque des lames oscillantes sont montées sur ce chariot. Alors, la collision avec le mur se traduit par la mise en branle des lames, et le chariot qui leur sert de support ne rebondit 81 Viennot L. (2002) Enseigner la physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 3. Sur l’étude de Besson, voir le même ouvrage, chapitre 3. Sur un plaidoyer en faveur d’une approche mésoscopique, voir aussi : Besson U. & Viennot L. (2008) Modèles à l’échelle mésoscopique dans l’enseignement de la physique, Exemples du frottement solide et de la pression dans les fluides, in Viennot L. (dir.) Didactique, épistémologie et histoire des sciences – Penser l’enseignement, Collection Sciences, histoire et société, PUF, Paris, 30-59 ; Besson U. & Viennot L. (2004) Using models at mesoscopic scale in teaching physics: two experimental interventions on solid friction and fluid statics, International Journal of Science Education, 26 (9), 1083-1110. 82 Ugo Besson a particulièrement souligné cette idée, voir références en note précédente. 83 Besson U., Borghi L., De Ambrosis A. & Mascheretti P. (2007) How to teach friction: Experiments and models, American Journal of Physics, 75 (12), 1106-1113. Vidéo téléchargeable http://fisicavolta.unipv.it/Didattica/Energia/ITA/irrevers.htm

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En physique, pour comprendre

plus sur l’obstacle. Tout n’est pas dit sur la dissipation d’énergie, phénomène interne au(x) corps qui s’échauffe(nt), accompagné ou non de transfert thermique entre ce(s) corps et l’extérieur. Mais cette expérience offre un très bon point de départ pour aborder ce thème quelque peu mystérieux. En bref, il est souvent très fructueux, des élèves nous le confirment, de mettre en œuvre plusieurs points de vue, voire différentes échelles d’analyse, pour rendre compte d’un même phénomène. Souhaitons que les exemples évoqués ici aient plaidé efficacement en faveur de cette idée. Mais quoiqu’il en soit, son importance va bien au-delà, et chacun pourra choisir comment l’illustrer.

Chapitre 7 Les expériences simples : comment en optimiser l'usage 7.1 Simplicité vaut-elle pertinence ? Au moins la question vaut-elle la peine d’être posée : à se reposer sur des soi-disant évidences, ou obligations de simplifier, ne fait-on pas dangereusement disparaître la saveur, voire la substance même de la physique ?84 Illustrée plus haut avec des questions bien réduites, en apparence, cette question peut se retourner en une tonifiante proposition  : à propos de la moindre question, un raisonnement physique respectueux de la cohérence peut être le support d’une avancée conceptuelle et, risquons le mot, d’une satisfaction intellectuelle. Selon la manière dont elle est déclinée, la « simplicité » peut se révéler suspecte ou très bénéfique. Cette double face de la « simplicité » s’illustre à nouveau, dans ce qui suit, à propos des «  petites manips  », objets de toutes les faveurs en ces temps où l’attractivité est un maître mot. Afin d’épargner au lecteur trop de dispersion dans des méandres théoriques, cette illustration se fera en reprenant des situations en rapport avec des thèmes de physique élémentaire déjà évoqués : mécanique et statique des fluides. La faveur dont jouissent beaucoup de «  petites manips  » tient à leur résultat surprenant, certains disent « contre-intuitif »85. Dans un premier niveau d’analyse, la surprise générerait l’intérêt, et contribuerait à inciter les jeunes à poursuivre dans une direction scientifique. Plus simplement, elle améliorerait l’image des sciences et des scientifiques. Dire que le résultat d’une expérience étonne revient à dire que la 84 Voir en particulier sur ce thème l’intéressante brochure  : Le partage des savoirs scientifiques, enjeux et risques, Réalités Industrielles (mai 2007, coord. M.J. Carrieu-Costa), série des Annales de l’Ecole des Mines, ESKA, Paris. 85 Richard Emmanuel Eastes  (2004) Un outil pour apprendre  : Intérêts, limites et conditions d’utilisation de l’expérience contre-intuitive, Bulletin de l’Union des Physiciens,  1197-1208 et  Annexe expérimentale de l’article précédent : http://udppc.asso.fr/bup/866/08661197.zip - Site de l’Union des Professeurs de Physique et de Chimie.

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prédiction qui vient à l’esprit des non-spécialistes à son propos est erronée. Avant de poursuivre, il est donc utile de s’attarder un instant sur l’analyse de telles « erreurs ».

7.2 La balance d’Archimède Le dispositif représenté en figure 7.1a suggère une question : si une boule de pâte à modeler est immergée, maintenue par un fil à mi-hauteur du récipient, le plateau de la balance qui lui sert de support va-t-il s’enfoncer, rester au même niveau ou s’élever ? La proportion de la prévision erronée majoritaire – le plateau reste à la même altitude – avoisine couramment 80 % ou plus, notamment chez des « moniteurs » de physique86. En fait, le plateau s’enfonce bien nettement. La boule immergée subit une force dite « d’Archimède » de la part de l’eau, l’ensemble eau- récipient subit donc de la part de la boule la force réciproque, en vertu de la troisième loi de Newton. Avant immersion, l’ensemble eau-récipient, à l’équilibre, subissait son propre poids et l’action du plateau, de valeur opposée. La balance indiquait le poids du récipient plein d’eau. Après immersion, l’ensemble eau-récipient, subissant une force supplémentaire vers le bas, ne peut être en équilibre sans une augmentation de la force vers le haut qu’exerce sur elle le plateau. L’enfoncement du plateau traduit le déséquilibre ainsi créé, tout en générant l’augmentation de force requise pour l’équilibre (figure 7.1b).

Figure 7.1 - L’expérience de « la balance d’Archimède » a) L’indication de la balance est égale au poids de l’ensemble eau+verre b) Une fois la boule immergée, l’indication de la balance est supérieure au poids de l’ensemble eau+verre 86 Doctorants en stage de formation à l’enseignement, effectif cumulé sur 15 ans (1994-2011), 340.

Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage ?

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Lorsque celui-ci est à nouveau atteint, la valeur de l’interaction entre le plateau et l’ensemble eau-récipient est supérieure à celle du poids de cet ensemble. La balance n’indique plus le poids du récipient plein d’eau, mais une valeur supérieure. C’est comme si un piston avait poussé l’eau vers le bas. S’il s’agit de trouver les racines de l’erreur commune – au-delà du simple constat : « c’est contre-intuitif » –, plusieurs hypothèses non exclusives se présentent sur la base de recherches antérieures. On peut avancer que tout le monde croit qu’« un objet exerce (toujours) son poids sur son support », pseudo-règle ici démentie par le récipient rempli d’eau87. L’erreur aurait donc une racine plus large que la simple ignorance. On peut remarquer aussi que la loi des actions réciproques est ici malmenée, car ignorer l’action de la boule sur l’eau revient à contredire cette loi. L’erreur de prévision sur le mouvement du plateau rejoindrait ainsi de nombreux autres cas88. Une formulation plus psychologique rattacherait le fait de négliger la troisième loi de Newton à un schéma mental de type Agent/Patient89 qui introduit une dissymétrie constitutive dans l’interaction. Comme des cercles concentriques, ces formulations élargissent progressivement les interprétations candidates. Nous les retrouverons plus loin. Un second exemple va dès maintenant souligner qu’elles peuvent, en effet, servir souvent.

7.3 Le verre d’eau retourné La figure  7.2 illustre une manipulation facile à réaliser. Rien de plus simple  :  un verre, de l’eau et un bout de carton. Moyennant une bonne humidification de celuici, l’ensemble retourné ne laisse pas s’échapper l’eau.

87 Remarquer que ce contre-exemple intervient en situation statique. En cas d’accélération du support – voir les problèmes d’ascenseurs – il est un peu mieux compris que l’objet n’exerce pas toujours son poids sur son support (cette formulation approximative paraphrase l’usage courant). 88 Viennot L. (1982) L’action et la réaction sont-elles bien égales et opposées ? Bulletin de l’Union des Physiciens, 640, 479-485 ; Menigaux J. (1986) La schématisation des interactions en classe de troisième, Bulletin de l’Union des Physiciens, 683, 761-778; Brasquet M. (1999) Actions, interactions et schématisation, Bulletin de l’Union des Physiciens, 816, 1220-1236. 89 Andersson B. (1989) The experiential Gelstalt of Causation: a common core to pupils preconceptions in science, European Journal of Science Education, 8 (2), 155-171.

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En physique, pour comprendre

Figure 7.2 - Un verre d’eau recouvert d’un carton et retourné

Il n’est pas rare que vienne l’explication suivante : l’atmosphère pousse le carton vers le haut, et cela empêche l’eau de tomber. Il arrive même que l’on ajoute sans sourciller que l’action de l’atmosphère sur le carton est cent fois plus importante que le poids de l’eau90. Doit-on conclure, dès lors, que le carton supporte sans peine cette charge ? Eléments de l’explication courante91 : Le carton subit le poids de l’eau. L’atmosphère supporte le poids de l’eau et le carton ne tombe pas. Ci-contre, à droite : schéma illustrant avec un facteur de disproportion non respecté, l’ordre de grandeur des forces mentionnées dans l’explication courante. Figure 7.3 - Une expérience simple qui donne lieu couramment à une explication problématique92 90 Atelier de formation d’enseignants, Mai 2006, référence réservée. 91 Ces éléments sont par exemple présents dans la notice de l'atelier cité en note précédente. 92 Viennot L. (2010) Physics education research and inquiry-based teaching: a question of didactical consistency, in K. Kortland (ed.). Designing Theory-Based TeachingLearning Sequences for Science Education, Cdβ press, Utrecht,  39-56 et Viennot L, Planinšič G., Sassi E. & Ucke C. (2010) Various experiments involving fluid statics: http://education.epsdivisions.org/muse/example-fluids-documents/fluids7.pdf

Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage ?

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On est ici devant un cas différent du précédent. Au-delà d’une prévision éventuellement erronée (l’eau va tomber), c’est le commentaire explicatif courant qui mérite analyse. Le carton subit l’action de l’atmosphère vers le haut, et s’il ne subissait vers le bas qu’une force égale au poids de l’eau, cent fois moindre, il ne pourrait être en équilibre. Le suggérer viole la cohérence, si l’on admet la seconde loi de Newton. Il est donc faux, dans ce cadre, d’affirmer que le carton subit, vers le bas, « le poids de l’eau ». Il subit une force beaucoup plus importante, opposée à, et de l’ordre de celle exercée par l’atmosphère (figure 7.4). Pour comprendre la genèse de l’explication commune, on peut avancer l’existence de sources éventuelles maintenant familières. Au mieux, l’ambiguïté n’y est pas levée quant aux idées suivantes, déjà relevées : −− Il est courant de croire qu’« un objet exerce (toujours) son poids sur son support », pseudo-règle ici démentie par le verre d’eau retourné. −− La loi des actions réciproques est négligée. En effet, penser que le carton subit une force importante de la part de l’atmosphère devrait conduire à la question de la réciproque, impossible à assurer si ce léger objet ne subissait lui-même qu’une faible force vers le bas de la part de l’eau. −− Une vision de la situation en termes d’Agent (l’atmosphère) et de Patient (ce qui risque de tomber) serait favorable à l’explication abusivement réduite que l’on analyse ici. Ajoutons à cette liste un autre caractère de l’explication commune qui semble anodin, alors qu’il est probablement le plus déterminant et le plus répandu. −− Pour analyser un système d’objets en interaction, on commence par une extrémité, là où il se passe quelque chose93, et souvent on s’y limite. Ici, l’endroit où il risque de se passer quelque chose, c’est la partie basse du verre. Or, à ne regarder que là, l’essentiel échappe à l’analyse. La figure 7.4 récapitule les principales (du point de vue de leur valeur94) forces en présence.

93 Dès 1981, S. Fauconnet soulignait l’importance de ce phénomène dans sa thèse  : Etude de résolution de problème : quelques problèmes de même structure en physique, LDSP, Université Paris 7. 94 Les forces de capillarité, notamment, ont un rôle important dans le fait que l’air extérieur ne pénètre pas au dessus du carton mais leurs valeurs restent faibles par rapport à celles des autres forces en jeu.

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En physique, pour comprendre

Les forces représentées : Terre/eau (poids de l’eau)

Verre

atmosphère/carton atmosphère/fond du verre eau/carton eau/fond du verre

Eau

main/verre

Carton Chaque rectangle pointillé regroupe les éléments d’un bilan sur l’objet concerné (a) Composants dissociés

Décalage latéral des flèches : pour faciliter la lecture. Ordres de grandeurs non respectés : en fait, il y a un facteur de l’ordre de cent entre les valeurs des interactions atmosphère/carton et Terre/eau (poids).

(b) Composants regroupés : ensemble eau - verre - carton

Figure 7.4 - Les principales forces en action dans la situation du verre d’eau retourné sont représentées en considérant ses constituants séparément (a) ou de façon regroupée (b). Ne sont pas représentées ici, pour simplifier le schéma, l’interaction entre verre et carton95, le poids du carton et celui du verre. Ces forces, même si les premières peuvent jouer un rôle important, sont faibles devant les autres ou du moins, en tenir compte ne rend pas légitime l’idée que « le carton » ou « l’atmosphère » ne font que « supporter » le poids de l’eau. 95 Celle-ci peut s’envisager a priori comme répulsive (solide-solide) ou comme attractive (via la capillarité). Des situations de remplissage variées peuvent conduire à un équilibre analogue avec de l’air dans le verre. Voir à ce propos Weltin H. (1961) A paradox, Americal Journal of Physics, 29 (10), 711-712.

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Il y apparaît que le poids de l’ensemble verre-eau et l’action opposée du support sur le verre sont de faible importance devant les interactions de type compression (aircarton, carton-eau, eau/fond du verre, fond du verre/air) liées à l’atmosphère : là est le phénomène central. Pour cet exemple comme pour le précédent, les raisons susceptibles d’expliquer erreurs ou explications communes sont les mêmes. Pointe ici une idée qui prendra une place importante dans la dernière partie de ce livre : en situation de devoir expliquer certains phénomènes, il est fréquent, même chez les physiciens, de mettre en œuvre des raisonnements qui font écho à ceux des non-spécialistes. De ce jeu de miroirs, la cohérence de la physique ne sort pas renforcée.

7.4 L’éprouvette retournée Une éprouvette retournée sur une cuve pleine d’eau et contenant elle-même de l’eau n’est pas très différente du verre que l’on vient de mettre en situation analogue. En bas de l’éprouvette, on retrouve la surface libre de la cuve, à la pression atmosphérique. Dans l’éprouvette se trouve de l’eau, qui s’y maintient. Au dessus, avec ou sans couche gazeuse intermédiaire, est le fond de l’éprouvette maintenue par une main ou tout autre support. Les forces en jeu se transposent d’une situation à l’autre, seule leur importance relative peut changer. Plus la hauteur de la colonne d’eau est élevée, moins l’interaction de celle-ci avec le fond de l’éprouvette est importante. On le sait, pour dix mètres d’eau, cette interaction devient quasi-nulle, et si l’on élève encore l’enveloppe de verre, la pression de vapeur de l’eau à cette température détermine et limite la très faible interaction entre le fond et le contenu de l’éprouvette. L’équivalent de l’idée fausse désignant l’atmosphère comme support de l’eau du verre retourné est ici celle que la pression atmosphérique en surface de la cuve soutient le poids de la colonne d’eau de l’éprouvette, sans autre force à considérer. Or, par exemple, pour deux mètres d’eau au dessus du niveau de la cuve, la compression en haut de l’éprouvette serait, à l’équilibre, celle correspondant à quatre cinquièmes de pression atmosphérique (figure 7.5). Lisons ce qu’Isabelle Chavannes rapporte des leçons de Marie Curie aux enfants de ses amis, justement à propos de cette situation96 : « Elle (l’eau) reste jusqu’en haut du tube. Qu’est-ce qui soutient l’eau dans ce tube ? Qu’est-ce qui soulève cette colonne d’eau de 2 m ? C’est la pression atmosphérique 96 Chavannes I. (2003) 1907. Leçons de Marie Curie aux enfants de nos amis, EDP Sciences, Paris, p 46.

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qui appuie sur l’eau du récipient. Dans le tube, il n’y a pas d’air et aucune pression n’est exercée sur l’eau. » On retrouve les mêmes caractères d’explication que ceux qui accompagnent couramment le verre d’eau retourné. L’idée de support se retrouve dans le « soutien ». L’agent de ce soutien, ou de ce soulèvement, est l’atmosphère, implicitement chargée de compenser le poids de l’eau. Les choses se passent en bas de la colonne, tandis que l’interaction entre celle-ci et le verre en haut de l’éprouvette est explicitement niée, au mépris de ce qu’exige un équilibre newtonien.

2m patm

Explication citée : «  Qu’est-ce qui soulève cette colonne d’eau de 2  m  ? C’est la pression atmosphérique qui appuie sur l’eau du récipient. Dans le tube, il n’y a pas d’air et aucune pression n’est exercée sur l’eau. » (référence en note 95) Ci-contre, à droite : Schéma explicitant l’ordre de grandeur des forces agissant sur la colonne d’eau évoquées dans l’explication ci-jointe.

Figure 7.5 - Une situation analogue à celle du verre plein d’eau et retourné : une éprouvette sur une cuve à eau. L’explication citée (voir le texte) a les mêmes caractéristiques que l’explication commune concernant le verre.

Et c’est un prix Nobel qui parle, il est vrai à travers son élève. C’est dire que les limites déjà soulignées, en matière d’explication, ne sont pas des phénomènes aléatoires et marginaux. Ce ne sont pas non plus des détails relevant d’un purisme stérile. Ces limites entament la cohérence-même du propos. Ce thème sera repris plus loin. Le phénomène est trop important et trop peu souligné pour qu’on s’inquiète d’y mettre un accent trop fort. Le but, pourtant, n’est pas de se complaire dans la dénonciation. A peu de frais, en effet, on peut réorienter la présentation d’une expérience qui prête le flanc à la critique et, très probablement, modifier son impact sur les interlocuteurs concernés.

7.5 Au-delà des rituels Remarquons déjà que l’expérience de la boule immergée d’Archimède, telle qu’elle est présentée antérieurement en 7.2, prend à contrepied l’habitude enseignante. Il est

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en effet courant de mettre l’accent sur le fait que la boule, une fois immergée, tire moins sur le fil ou le ressort qui la supporte. Les leçons rapportées par Isabelle Chavannes mentionnent même abondamment la « perte de poids » d’un corps immergé97. Plus largement encore, on parle pratiquement toujours de la poussée d’Archimède, celle de l’eau comme « agent » sur la boule (« patient »), qui la « subit », voire la « reçoit »98. On peut au contraire souligner, comme dans les programmes français de troisième en 1992, qu’il s’agit d’une interaction. La situation du verre posé sur la balance (figure 7.1) met, elle, l’accent sur cette force réciproque tant négligée. On en apprend donc autre chose, surtout si l’expression « interaction d’Archimède » est martelée à ce propos. Quant à l’expérience du verre d’eau, une légère modification ne laisse plus planer les dommageables ambiguïtés que l’on vient de souligner. Puisque la question du support risque d’envahir abusivement cette question, en fait dominée par la compression atmosphérique, mettons le verre à l’horizontale (figure  7.6) et analysons les composantes de forces dans cette direction. A l’horizontale, l’atmosphère joue le même rôle qu’à la verticale : le rôle principal, celui de compression. Sortir de la disposition rituelle verticale permet de mettre en lumière l’essentiel99. Et ce n’est ni plus compliqué ni plus coûteux.

Figure 7.6 - En situation horizontale, l’eau du verre représenté en figure 7.2 ne s’écoule pas davantage que dans la situation verticale des figures 7.2 et 7.3

97 Par exemple p 64 : «  (…) dans l’eau, on perd une partie de son poids. » 98 Par exemple : Allègre C. (2006) Un peu plus de science pour tout le monde, Odile Jacob, Paris, p 31. 99 Il s’avère que le résultat de cette expérience modifiée peut surprendre même un physicien (constatation de l’auteur, non formalisée par une recherche).

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7.6 Les explications-échos et le raisonnement linéaire causal En matière de prévision ou d’explication, les deux exemples précédents illustrent la complicité de fait entre les tendances communes d’experts supposés et celles de novices. C’est le moment d’introduire un label évocateur, celui d’«  explicationécho  », chargé de rappeler cette proximité. Ce faisant, nous ne nous prononçons pas sur l’intentionnalité du dit « expert supposé » – désignant par là celui qui pense donner une explication experte. Il n’est pas exclu, par exemple, que Marie Curie ait choisi de ne parler que d’une extrémité de la colonne d’eau surplombant la cuve, afin de ne pas « compliquer » les choses, cela même au prix d’une grave entorse à la cohérence newtonienne. Le propos est ici de souligner la très grande occurrence de fait d’explications se présentant comme expertes et possédant la même structure que celles des non-spécialistes. Ces « explications-écho » véhiculent les mêmes limites que celles qui marquent le raisonnement commun. La structure d’explication la plus significative à cet égard est sans doute celle du « raisonnement linéaire causal ». L’annexe C rappelle les fondements de ce modèle de raisonnement et illustre le contraste que celui-ci présente avec le modèle des évolutions « quasi-statiques » ou « quasi stationnaires », si répandu en physique. C’est à travers ce contraste que le raisonnement linéaire causal prend tout son intérêt pour l’interprétation des difficultés de ceux qui apprennent. Ainsi, imaginons un système de deux ressorts (de longueurs au repos et raideur connues) mis bout à bout, suspendus au plafond, sur l’extrémité basse duquel on tire doucement. Le système peut être décrit par plusieurs variables (longueurs des ressorts, tensions des ressorts, longueur totale, force extérieure sur le ressort du bas). Des relations simples lient ces variables, ne serait-ce que celle qui lie la longueur totale à celle de chaque ressort. Lorsque le système s’allonge sous la traction extérieure, l’analyse dite «  quasi-statique  » du système consiste à considérer que les valeurs des diverses variables évoluent toutes en même temps, tout en respectant en permanence quelques relations simples. Celles-ci permettent de résoudre certaines questions – par exemple celle de la valeur du déplacement du point de jonction pour un allongement total donné. Un raisonnement linéaire causal typique, dans un tel cas, consiste à s’intéresser d’abord à ce qui se passe à l’extrémité basse de l’ensemble, en associant par exemple force extérieure, raideur du ressort du bas et déplacement du point bas (abusivement associé à l’allongement du ressort du bas, qui est moindre). «  Le ressort du bas s’allonge, la tension de ce ressort se transmet au ressort du haut, lequel, au bout

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d’un certain moment, s’allonge aussi. », peut-on lire sous la plume d’un élève100. Même sans le support visuel d’une ligne ou d’un circuit, qui sollicite naturellement un parcours quasi géométrique de la pensée, on observe fréquemment des explications qui « partent » d’un phénomène simple ou de l’évolution d’une seule variable, et poursuivent par une chaine de déterminations causales de type «  une cause-un effet  ». Il n’est pas question de variables évoluant toutes en même temps sous la contrainte permanente de relations simples (telle pV = nRT pour les gaz parfaits101) mais d’une séquence d’évolutions portant sur une seule variable à la fois, chacune à son tour. « Alors », tel est le connecteur typique de ce qui ressemble à une histoire : « Le volume diminue, alors la densité augmente, alors le nombre de chocs augmente, alors la pression augmente  »102, ou encore  : «  On chauffe le gaz, la température augmente, alors la pression augmente, alors le volume augmente »103. Indépendamment du risque d’erreur associé, on observe ici la structure de récit du commentaire explicatif commun. Par delà les erreurs particulières engendrées, c’est toujours pour ne pas avoir tenu compte en même temps de plusieurs aspects pertinents du système que le raisonnement linéaire causal se met en défaut. Même en se restreignant au cas simple des transformations quasi-statiques104, on ne peut savoir ce que devient la pression d’un gaz sans regarder en même temps son volume et sa température, ou sans considérer à la fois les transferts mécanique et thermique d’énergie qui le concernent. Pour reprendre la situation plus simple des deux ressorts mis bout à bout évoluant lentement, on ne peut savoir ce qu’il advient du ressort du bas lorsqu’on tire dessus sans connaître les caractéristiques du ressort du haut. 100 Très symptomatique du raisonnement linéaire causal, un énoncé aussi explicite n’est pas souvent rencontré, contrairement aux traces calculatoires de cette vison de la situation. Voir Fauconnet S. (1981) Etude de résolution de problèmes : quelques problèmes de même structure en physique, Thèse de troisième cycle, Université Paris 7, p 112. 101 cf cet ouvrage, Chapitre 3, note 46. 102 Cette explication, communément donnée pour une compression quasi-statique adiabatique, ne dit rien de la température. Sa conclusion pourrait être invalidée expérimentalement par la mise en contact simultanée du système avec une source froide. Voir : Rozier S. (1988) Le raisonnement linéaire causal en thermodynamique classique élémentaire, Thèse, Université Paris 7 ; Viennot L. (1996) Raisonner en Physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 5 ; Viennot L. (2004) Raisonnement commun en physique : relations fonctionnelles, chronologie et causalité, in Viennot L. et Debru C. (dir.), Enquête sur le concept de causalité, PUF, Paris, p 7-29. 103 Explication communément donnée pour une détente quasi-statique isobare. Voir référence en note précédente. 104 Cet adjectif signifie précisément que chaque état du système peut être assimilé à un état d’équilibre, ce qui autorise « en permanence » l’usage de relations simples relatives à ce cas (ainsi la relation des gaz parfaits).

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Après ce bref rappel, reprenons le fil de nos manipulations simples. Au passage, le lecteur aura noté que le centrage sur une seule extrémité du système a déjà retenu notre attention. Le verre d’eau retourné, l’éprouvette qui maintient une colonne d’eau au dessus d’une cuve : deux occasions d’observer que l’analyse se restreint, communément, à un antagonisme qui se jouerait en bas, là où l’eau risque de s’écouler. Prenons maintenant l’exemple d’un événement plus dynamique, sans doute plus propice au récit : le siphonage d’une cuve. Marie Curie nous donne sa version, via son élève Isabelle Chavannes105  : L’eau contenue dans la longue branche du siphon s’écoule. Un vide se fait et la pression atmosphérique fait monter dans la petite branche l’eau du récipient dans lequel elle est plongée.

patm

patm Figure 7.7 - Une situation de siphonage

La structure linéaire causale saute (maintenant) aux yeux : L’eau contenue dans la longue branche du siphon s’écoule → Un vide se fait → la pression atmosphérique fait monter dans la petite branche l’eau du récipient (…) Certes, le fait de remplacer une absence de connecteurs, ou bien le mot « et » par une flèche d’implication est le fruit d’une interprétation. Mais le critère le plus fiable pour déclarer une structure linéaire causale va apparaître rapidement. Commençons par la fin  : si la pression atmosphérique fait monter dans la petite branche l’eau du récipient, c’est parce qu’il y a un vide (implicitement : au dessus du récipient, quelque part dans le tube). Mais, de l’autre côté aussi, l’extrémité du tube est à la pression atmosphérique. Alors ? Passons sur le deuxième maillon – Un vide se 105 Chavannes I. (2003) 1907. Leçons de Marie Curie aux enfants de nos amis, EDP Sciences, Paris, p 62.

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fait – qui pose notamment la question de l’endroit où se produit l’événement, et de son caractère plus ou moins temporaire, voire purement hypothétique106. Le premier maillon est une affirmation non justifiée L’eau contenue dans la longue branche du siphon s’écoule. Est-ce à dire qu’il s’agit d’une évidence, par exemple : sans support, l’eau doit tomber (nous sommes en paysage familier) ? Cette affirmation, notons-le bien, se fait indépendamment de l’ensemble du système. On parle bien de la longue branche, mais est-ce parce qu’elle est plus longue que l’autre, ou bien parce qu’elle débouche à l’air libre, et que c’est là qu’il risque de se passer quelque chose ? Or, on n’a rien compris au fonctionnement d’un siphon si l’on ne réalise pas que cette même branche qui débouche à l’air libre peut donner lieu à circulation de l’eau en sens inverse. Il suffit de mettre la cuve plus bas que l’orifice à l’air libre (figure 7.8), et pas une goutte ne s’en échappera au moment de libérer cet orifice. Au contraire, l’eau remontera dans cette branche et ira remplir un peu plus la cuve.

patm patm

Figure 7.8 - Un dispositif de siphon à contre-emploi, représenté juste après libération de l’orifice situé à gauche sur la figure

Un siphon est typiquement un système où l’on est contraint de regarder des deux côtés à la fois. Suggérer le contraire est un déni frontal de l’analyse physique pertinente, ce n’est pas juste un détail mineur. La pratique courante est pourtant très compatible avec cette lecture du phénomène. Citons, par exemple, C. Santamaria107. Sur un dessin sans mystère du dispositif de siphon, et qui souligne la dénivellation entre surfaces libres par une lettre H, on voit sur la branche à l’air libre, de fait la plus longue, l’étiquette suivante : « Le poids du 106 Il est fréquent d’entendre que si l’eau ne montait pas côté cuve, il se créerait un vide, ce qui est impossible. 107 Santamaria C. (2007) La physique tout simplement – Ne vous noyez pas dans un verre d’eau, Ellipses, Paris, p 28.

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En physique, pour comprendre

liquide à droite va suffire pour entraîner le liquide présent dans le tube à gauche », tandis que du côté de la cuve (à gauche sur le dessin) cette idée est reprise : « le liquide est entraîné par celui présent à droite ». « Entrainement » : mot magique ? Certes l’auteur, par l’usage du terme « suffire », vise sans doute une comparaison108 entre ce qu’il y a du côté de l’extrémité à l’air libre et ce qu’il y a côté cuve. Mais si l’on s’intéresse au lecteur d’un tel texte, qui cherche à comprendre, force est de constater qu’il reste vraiment beaucoup de maillons de raisonnement à sa charge. a) En situation statique (axe orienté vers le haut)  A

pA, pB  : pressions aux points A et B dans le liquide patm – pA = ρgh1

h1

pB – pA = ρgh2 donc, puisque

h2

h2 – h1 = H H B

pB – patm = ρgH (on peut écrire cette égalité directement) Ici

H>0

et pB – patm > 0

b) Après libération de l'extrémité B, la cuve se vide

patm

patm Figure 7.9 - En situation statique a), une pression supérieure à la pression atmosphérique s’exerce sur l’objet fermant l’extrémité la plus basse du tube, à gauche sur la figure. En b) l'extrémité est libérée, l'eau s'écoule vers l'extérieur.

108 D’ailleurs à considérer avec prudence  : il suffirait que le conduit soit plus large du côté de la cuve pour qu’un faible poids d’eau du coté de la branche à l’air libre « entraîne », pour reprendre l’expression de l’auteur, un plus grand poids côté cuve. Voir à ce propos l’instructive video proposée par G. Planinšič : http://www.fmf.uni-lj.si/~planinsic/PEMbG.htm

Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage ?

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Alors ? Mission impossible ? Les figures 7.9 et 7.10 présentent une analyse de la situation statique précédant la libération de l’extrémité du tube qui sera dès lors à l’air libre. La simple écriture de deux bilans hydrostatiques règle la question. Il en ressort que, dans le cas des figures 7.7 et 7.9, et du fait de ce qui se passe du côté cuve avec le niveau de fluide plus haut que B, la pression statique avant libération de l’extrémité à l’air libre est plus grande que la pression atmosphérique. Libérer cette extrémité revient à abaisser brutalement la pression exercée sur l’eau à cet endroit, la colonne d’eau de ce côté-là n’est plus en équilibre, du fait d’une différence de pression trop faible sur ses extrémités. Elle tombe. Simultanément, la pression en haut du tube diminue, et la partie côté cuve, en déséquilibre, se met en branle vers le haut. a) En situation statique (axe orienté vers le haut)  h2

A h1

B H

Rappel : pB – patm = ρgH Ici

H