Élégies pour quelques-uns
 2867441323, 9782867441325

Table of contents :
table des matières
I. (NOWHERE, U.SA.)
II. (GRÀDINU CISMIGIU)
III. (LA DOUCEUR DE LA VIE)
IV. (L'OSSUAIRE DES SAISONS)
V. (PRÉFACE. LA MORT)
VI. (LES JEUNES HOMMES DE SIDON. ÉLOGE DE MA CHAMBRE. HOMMAGE À HYPPOLITE FLANDRIN)
VII. (PROSOPOPÉE DE L'ABSENCE)
VIII. (L'AMOUR DE BABEL)
IX. (FUGUE, AVEC INVOCATION À LA DIVINITÉ. L'ÉBLOUISSEMENT SUR LA TERRASSE)

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Renaud Camus

Elégies pour quelques-uns

P.0.L

ÉGLOGUES

l. Renaud Camus, Passage, Éditions Flammarion, collection «Textes», 1975. Il. Denis Duparc, Échange, Éditions Flammarion, collection « Textes», 1976. III. l Renaud Camus & Tony Duparc, Travers, Éditions Hachette/P.O.L, 1978. 2 Jean-Renaud Camus & Denis Duvert, Été (Travers Il), Éditions Hachette/P.0.L, 1982. Autres livres de Renaud Camus :

Chroniques autobiographiques : Tricks, Éditions Mazarine, 1979. Nouvelle édition complétée, Persona, 1982. Édition définitive, P.O.L, 1988. Journal d'un Voyage en France, Éditions Hachette/P.O.L, 1981. Journal romain 1985-1986, Éditions P.O.L, 1987. Roman: Roman Roi, Éditions P.O.L, 1983. Roman Furieux, Éditions P.O.L, 1987. MISCELLANÉES

1. Il. III. IV.

Buena Vista Park, Éditions Hachette/P.0.L, 1980. Notes achriennes, Éditions Hachette/P.O.L, 1982. Chroniques achriennes, Éditions P.O.L, 1984. Notes sur les manières du temps, Éditions P.O.L, 1985.

Renaud Camus

Élégies pour quelques-uns

P.O.L 8, villa d'Alésia, Paris 14e

© P.O.L éditeur, 1988

ISBN : 2-86744-132-3

... et d'abord pour le Jean de la rue de Buci, que je ne connaissais pas, qui souriait, qui mourut le premier.

mais le train passe et l'heure passe et le temps passe comment ô bien-aimés ai-je pu vivre sans vous une seule heure une seule je me le demande souvent le soir à cette heure... Pierre de Massot

On pourrait sans inconvénient majeur commencer la lecture de ce livre à la cinquième élégie, voire à la sixième ou plus loin, quitte à revenir ensuite, éventuellement, aux premières pages.

I (NOWHERE,.

U.SA.)

La lumière de San Francisco, m'a-t-il toujours~paru, c'est d'emblée celle du souvenir. Mais s'il n'en allait ainsi que pour moi? Ou bien cette vertu particulière tient-elle à quelque définissable essence, objective, sans pareille, notoire à défaut d'être nommable et que fomenteraient la transparence de l'air, le miroitement éparpillé de l'océan, le passage si rapide, au-dessus de nos têtes, des infimes nuages aux formes fugitives, aussitôt dérobées, qu'il ménage dans le ciel, dans nos regards, la journée, nos humeurs, presque en permanence, au fil des heures, des centaines de changements à vue? L'éloignement, aussi, doit jouer son rôle. Je ne suis jamais allé plus loin sur terre ; et cette pensée, le long des ondoyantes avenues droites, dans les jardins, sur les quais, près des fontaines, ne me quitte guère. Toujours est-il qu'une femme jeune, et dans ses bras un enfant endormi, peut-être, apparaissant au sommet d'une rue très en pente, dans le quartier de North Beach, et se détachant en entier, pure silhouette tandis qu'elle traverse, sur l'horizon et sur le souffle capricieux du large, arpentait déjà, certain matin de l'été dernier, mon insomnie de cette nuit. Et toutes mes insomnies à venir l'ont regardée disparaître, et le foulard vert et blanc de ses cheveux, et sa robe imprimée, légère, et li

son ombre oblique allongée, tremblante à peine, qui se tendait vers moi. J. et moi passions nos journées, une semaine durant, au soleil sur son toit. On avait froid lorsque l'on se tenait debout, à cause du vent, et pourtant l'on ne pouvait marcher les pieds nus sans les brûler sur les planches. Lui préparait une entreprise qui lui tenait à cœur entre toutes, la grande affaire de sa vie, disait-il presque sans rire. Il consultait des dossiers, il vérifiait des devis, il inspectait pour la centième fois des plans. Je ne me souviens plus de ce que je lisais.

Si : Vingt mille lieues sous les mers. J'avais commencé cette lecture à New York, au soleil déjà, sur le pier 42, au bout de Christopher Street. D'autres hommes à demi nus étaient allongés près de moi. Et j'étais sûr que s'ils voulaient bien me jeter un coup d'œil ils imagineraient, d'après la couverture de mon édition de poche, ornée de la photographie en couleurs d'un gigantesque monstre marin, la gueule béante, que j'étais plongé dans quelque adaptation, pour le livre, des Dents de la mer. Abîmé dans lui-même, frénétique, coupé du monde mais surexcité par les effets de quelque herbe puissante ou d'un autre stupéfiant, un grand Noir en culotte rouge, monté sur des patins à roulettes, dansait seul au bout du ponton, avec une hallucinante maestria. Il avait posé sur la dalle de ciment, à ses côtés, un énorme poste à transistor, tonitruant, tout noir. Je venais de recevoir une lettre de toi, la première depuis des mois. Ton écriture avait changé, irrégulière, désordonnée, presque indéchiffrable.

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Aux pages initiales du roman, lorsque l' AbrahamLincoln, quittant New York, s'avance dans les eaux de l'Hudson, Arronax, le narrateur, évoque avec enthousiasme « l'admirable rive droite du fleuve, toute chargée de villas ». Étendu sur une grosse poutre de bois gris, vermoulue, ma chemise repliée me servant d'oreiller, je ne voyais, à lever les yeux entre deux paragraphes, du côté du New Jersey, que de crasseuses usines et des entrepôts d'un autre âge, pourrissants, abandonnés sans doute; au-dessus d'eux des rochers noirs. Un autre été, des années plus tôt, comme je courais le long des quais, au petit matin, après une nuit d'insomnie, déjà - mais alors c'était la chaleur qui m'empêchait de dormir, je crois -, j'avais aperçu le France, énorme avec simplicité, sagement garé parmi les eaux rouillées, dépassant de très haut les maisons du quartier.

J'ai lu Vingt mille lieues sous les mers, aussi, sur une petite plage du Pacifique, près du château de Hearst. Un vieillissant hippie, nu, le corps blanc, avec une barbe rousse et flanqué d'un grand chien teigneux, sans illusions, dessinait sur le sable, à l'aide de galets plats, un signe vaste et mystérieux : offert à la lecture, qui sait, de dieux indifférents. Il était alors question, dans le livre, des baleines qui longeaient cette côte. Non; peut-être était-ce seulement dans la littérature (sic, moins l'accent : les prospectus) du motel où je m'étais arrêté, et qui s'appelait San Simeon Pines. Le dépliant publicitaire était très éloquent sur le romanesque passé du domaine, à perte de souvenir et de vue. Vers 1850, apprenait-on par exemple, un Portugais tombé du ciel avait construit là des bateaux de pêche, dans cette crique même, sous la petite fenêtre aux panneaux coulissants de la chambre, où s'agitaient de courts rideaux fleuris, de part et d'autre 13

d'un napperon brodé, sur la commode. A la tombée du jour, l'ombre est celle, torturée, d'un arbre rabougri, depuis toujours battu par les vents de la solitude et du large. Ou bien tout cela ne sort-il que d'un vieux film? Je voyageais à bord d'une énorme voiture. A l'aéroport de Los Angeles, au bureau de location, j'étais tombé, pas tout à fait par hasard, sur un jeune employé qui s'appelait Timothy. Son prénom était indiqué par une petite plaque noire aux lettres blanches, agrafée sur sa chemise d'uniforme. Très gentil, très bavard, Timothy s'était apparemment pris pour moi d'une vive amitié. Non, jamais il n'avait eu la chance d'aller en France, mais il comptait réaliser bientôt ce vieux rêve. Il était en train de mettre de l'argent de côté, il redeviendrait étudiant, et le plus tôt possible il irait apprendre le français, à l'université d'Aix-en-Provence. Oui, c'était une très bonne idée, une très jolie ville, la plus jolie ville de province, probablement. Coïncidence, j'y avais déjeuné quelques jours plus tôt, rentrant de la Côte d'Azur, la veille de mon départ pour les États-Unis. (Nous avions quitté l'autoroute et rejoint le cours Mirabeau. Nous avions perdu près d'une heure, par pur attachement à ce nom, aux Deux-Garçons, sans parvenir à nous faire servir ; puis un long moment encore à la terrasse suivante. J'étais en la compagnie de J. (autre J., Casque d'Or) et d'une de ses amies, qui faisait la tête parce qu'elle ne voulait pas rentrer si tôt vers Paris. L'atmosphère en était un peu tendue. Mais j'avais eu le temps de courir jusqu'à cette place jaune aux angles arrondis, presque entièrement close, que je n'avais pas vue depuis mon enfance. L'éclairage printanier, sur le cours, était d'une charmille de comédie. Passage des corps, ensablement des mots, légère torpeur, l'égrènement silencieux des destins. Et le regard de J., un 14

peu triste. Son sourire. En Californie, on m'a parlé trois fois d'Aix-en-Provence. « Connaissez-vous Vauvenargues?» « L'atelier de Cézanne était fermé. ») Bien entendu, je voulais une voiture du type le moins coûteux. Ah non, non, pas une de ces grosses Buick, je n'en ai pas les moyens ; quoique évidemment ce doive être drôle, une fois, surtout pour un Français, je n'ai jamais eu l'occasion d'en conduire. Vous savez, chez nous, il n'y a guère que de petites voitures. « Vraiment, ça vous amuserait? ~ Oui, bien sûr. Mais ça doit être beaucoup trop cher. - Attendez, je peux peut-être arranger ça. » Et c'est ainsi que pour le prix d'une Toyota je m'étais retrouvé maître d'un énorme bateau, un mastodonte de je ne sais quelle marque qui se parait en rutilant du titre de Marquise. Au conducteur il était impossible, même en se renversant complètement en travers, d'atteindre la porte de droite; et bien entendu c'était inutile, car tout était électriquement commandé depuis le tableau de bord. Il y avait une profusion de dispositifs et de commodités qui le premier jour m'ont paru tout à fait absurdes, et dont j'ai pensé, par la suite, ne plus jamais pouvoir me passer. Pas un bruit, les manœuvres d'un seul doigt et là-bas, au bout du capot, très loin, dressé sur le paysage, un signe pareil à un viseur, qui tenait le monde à distance et l'avertissait d'avoir à se tenir prêt pour notre arrivée, celle de Marquise et la mienne. La bonne radio pouvait capter toutes sortes de postes excellents, et je glissais solennellement, à toute allure mais dans une impression de moelleux ralenti, d'une voie l'autre le long des autoroutes, au son très approprié de la troisième symphonie 15

de Saint-Saëns, avec orgue. Un matin du début de juin, comme je sortais épuisé, mais dans une bonne fatigue, vers quatre heures, du 8709, le grand établissement de bains de la Troisième Rue, j'ai décidé d'aller voir le lever du soleil, depuis le sommet de Griffith Park. J'ai suivi Sunset Boulevard, puis Los Feliz. Le "parc" n'est qu'une montagne ravinée, sablonneuse, assez sauvage. Je ne me suis pas dirigé vers le grand observatoire blanc qui se dresse sur le plus visible sommet, mais j'ai suivi, sur la droite, après les tennis, une autre route en lacets où se croisent et se recroisent, dans la journée, de lents chercheurs d'aventure. A cette heure-là, personne, évidemment, etje ne m'en souciais guère. Tout en haut de la pente, cependant, le prolongement d'un vaste virage fait plus ou moins office de terrain de stationnement, et là se trouvait garée, solitaire, une modeste petite voiture. A son volant se tenait assis un homme d'une quarantaine d'années, peut-être un peu plus, d'origine mexicaine, probablement, très maigre, avec des cheveux noirs trop bien coiffés. Presque aussitôt après mon arrivée, il est sorti de son automobile, il a marché quelques instants, sans me quitter des yeux, sur le contrefort de terre battue de la route, puis il a disparu derrière lui. A mon tour, j'ai gravi ce léger renflement. L'homme était posté vingt mètres plus bas, au bord d'un fourré cachectique, non sans une étrange expression d'humilité dans son regard insistant. Il a fait encore quelques pas, la tête toujours tournée de mon côté pour m'attirer parmi quelques arbustes desséchés qui nous dissimuleraient tant bien que mal, éventuellement, à de très improbables coups d'œil. Lorsque je l'ai rejoint, il s'est agenouillé devant moi. Le lever du soleil était un peu décevant. De l'immensité de la ville, on ne pouvait rien distinguer clairement. L'océan 16

même n'était que son emplacement supposé, nuance à peine un peu plus pâle et lumineuse, peut-être, de la grisaille enveloppante ; un vide, un doute, une idée pas tout à fait éclose, une faille pour la mélancolie. La corruption de l'atmosphère, bien sûr : mais des proches collines coiffées de maisons basses, qu'entouraient des terrasses de bois sur pilotis, se détachaient à la japonaise de longues traînées de vraie brume, défroques ultimes et froissées de la nuit. Quand j'ai quitté le modeste inconnu, dans les premiers reliefs de l'aube, il avait l'air reconnaissant, et presque surpris que je lui sourie. Nous n'avons pas échangé1 la moindre parole. Il est resté sur place entre les bµissons pendant que je regagnais la voiture. Il faisait brusquement un peu froid. La radio diffusait, pendant mon retour vers la ville, un quatuor de jeunesse de Richard Strauss. J'ai roulé tout à fait au hasard dans Hollywood désert, pour en entendre la fin. Pourtant, lorsque je suis rentré dans ma chambre, au Tropicana Motel, je n'avais toujours pas sommeil. Je me suis mis à t'écrire, une longue lettre, la seconde depuis la tienne, mais beaucoup plus froide et pessimiste que la première, au point qu'elle en était presque contradictoire : non, je ne voyais pas, hélas, étant donné tout ce que tu savais et que nous nous étions mille fois répété, quel genre d'entente nous pourrions bien espérer d'établir entre nous. L'enveloppe dûment close et posée, debout, contre le miroir d'un guéridon, mon message agissant déjà, mais sur moi seul, j'ai regardé, de mon lit, un vieux film à la télévision. Il n'y avait presque pas de coupures commerciales, pour une fois. C'était encore le petit matin. Je n'ai dormi que deux ou trois heures. On était alors au beau milieu de la crise d'énergie, en Californie. Les gens ne pouvaient obtenir d'essence qu'un 17

jour ou deux, par alternance, selon le numéro d'immatriculation pair ou impair de leur voiture. D'effroyables files d'attente s'allongeaient devant toutes les stations-service. Moi j'allais faire remplir le réservoir à l'aéroport, au bureau de location, avec d'autant moins d'ennui que c'était à côté de Venice, de ses palais des Doges de pacotille et de sa plage. Timmy parlait avec moi de la France, du futur, d'Aix-en-Provence et des yeux bleus. Je suis parti vers le nord et pour San Francisco. J'avançais par petites étapes. La plupart du temps, je suivais la côte, mais je faisais aussi des incursions vers l'intérieur des terres, sur d'étroites routes de montagne qui n'étaient pas toujours goudronnées. Au-dessus de la vallée d'Ozai, je me suis assis sur un banc, comme le recommandait mon guide, à l'endroit précis d'où Ronald Colman avait considéré le même édénique panorama, dans je ne sais plus quel film dont l'action devait se dérouler en Inde, je crois bien. (Retrouvé le guide, Dollar-wise California : le film était Lost Horizons, et la vallée rien de moins que Shangri-la.) A Santa Barbara, j'ai dîné seul dans un restaurant tranquille aux tons pâles, rendez-vous feutré d'habitués amoureux. Chaque table était ornée d'un minuscule bouquet. Je me sentais passablement déplacé, mais ce n'était pas un sentiment désagréable; du moins n'en gardé-je pas un mauvais souvenir aujourd'hui. Le jour où j'avais visité le château de Hearst, à San Simeon, et comme j'avais repris la Grande Route numéro 1, toujours en direction du nord, le long de l'océan, sur les 18

pentes nues des montagnes la Marquise, sans qu'elle ait donné le moindre avertissement, est tombée soudainement en panne. Tout s'est arrêté d'un seul coup, en même temps que la radio. C'était à des dizaines de kilomètres de la plus petite ville. J'ai pu sans trop de mal me faire emmener, dans une voiture qui passait, jusqu'à la maison la plus proche, afin d'y téléphoner à la compagnie de location. En sens inverse, j'ai de la même façon regagné l'épave. On allait m'envoyer un dépanneur de Monterey. J'ai passé, l'attendant, deux ou trois heures en plein soleil, torse nu sur le sommet d'un petit monticule herbu, entre la route et la mer. Jules Verne, par chance, me tenait encore compagnie. L'agence de Monterey, le soir, s'est empressée d'appeler Los Angeles. Au vu de mon dossier, elle ne comprenait pas pourquoi ni comment j'avais une si grosse voiture, sans rapport avec ce que j'avais payé. J'ai dû valoir au pauvre Timothy toutes sortes d'ennuis. Et je me suis retrouvé, bien entendu, nanti d'une Toyota (dont j'étais forcé de proclamer, par écrit sur la vitre arrière, qu'elle était fantastic). A Sandor j'avais dit que j'étais en train de lire, ou de relire, tous les romans ou les poèmes dont les héros, les narrateurs ou les auteurs s'appellent Personne, sous une forme ou sous une autre. Mais j'avais cherché sans succès, dans toutes les librairies des États-Unis, un exemplaire de Transparent Things, de Nabokov. Sandor m'a offert le sien, dans l'édition originale, et reliée. Il avait glissé dans le livre une carte postale, qui ne présentait aucune image, son recto, même, étant entièrement blanc. Au verso la légende : Nowhere, U.S.A. Puis venait le texte manuscrit: As a memento of your visit. Much love. S. Sandor évidemment ne s'appelle pas Sandor. Ailleurs, 19

déjà, je l'ai gratifié de ce nom que j'aime, ou dont alors j'avais besoin pour la rigueur, sans doute, de quelque romanesque et périlleux réseau de signes. Il n'est pas d'origine hongroise, mais grecque. Sa famille, venant de Volos, s'est établie dans les abords de San Francisco juste après le grand tremblement de terre. A l'échelle américaine, c'est une immigration presque ancienne. Son grand-père, pourtant, n'a jamais su parler anglais. Sa mère habite de l'autre côté de la baie. Quant à lui, c'est une découverte de Mark, le voyageur, dont il fut longtemps amoureux, je crois bien, à Paris, où nous nous sommes tous rencontrés, au cours d'hivers qui s'embrument. Il est ton ami beaucoup plus que le mien. But he sure is sweet. Il y a quelques années, alors que Stanislas partait pour San Francisco, nous lui avions parlé de Sandor, comme d'un joli garçon très gentil qu'il pourrait aller voir de notre part, à telle adresse. Mais ils se sont rencontrés par hasard, dans un restaurant grec où Sandor travaillait alors. Il s'occupe de films, maintenant; je ne sais pas très bien à quel titre. Il habite un petit appartement à moitié souterrain, au fond d'un étroit jardin clos de planches grises.

II (GRÀDINU ÜSMIGIU)

Une nuit, vers deux heures du matin, à Paris, j_'ai reçu dans un demi-sommeil un coup de téléphone de San Francisco. C'était C., en voyage aux États-Unis en compagnie de deux ou trois amis. Malheureusement, il venait de se disputer avec eux. Il était dans un hôtel qu'il allait devoir quitter. Est-ce que je ne connaissais pas quelqu'un qui pourrait éventuellement l'héberger deux ou trois jours? Je lui ai donné le numéro de Jer. De retour à Paris, un mois plus tard, C. m'a raconté que J. l'avait en effet accueilli, très gentiment. J. recevait au même moment chez lui, pourtant, l'amant français dont il s'était séparé deux ans plus tôt : tous les deux couchaient dans le même lit. Ils avaient installé C. sur un divan, dans la pièce principale. Mais J. avait réveillé C., la première nuit ou peut-être la seconde, en lui demandant s'il dormait; car, pour sa part, il ne pouvait pas trouver le sommeil... J., donc, et C. : leurs épais cheveux noirs, à tous les deux ; yeux noirs ou bruns très sombres, moustaches, teint mat et pourtant clair, ou pâle, surtout chez C. (une mèche noire sur un front blanc). 21

A C. je dois peut-être mon meilleur souvenir d'une première rencontre. La scène a pour cadre le Sept, rue Sainte-Anne, endroit que pourtant je n'ai guère fréquenté (ni, que je sache, lui non plus). Je l'avais remarqué d'emblée : il était pour moi, de très loin, le plus beau garçon qui soit là. Je l'avais beaucoup regardé, je lui avais souri, j'étais même allé jusqu'à danser près de lui. Tout cela parfaitement en vain, une heure durant. En désespoir de cause, je m'étais persuadé, non sans mal, de renoncer à lui. Mais comme je me préparais à quitter les lieux, au pied de l'escalier une main sur mon épaule, et ses yeux noirs qui souriaient : « Vous tenez absolument à partir seul?» Lui ne se souvient pas de cet épisode, ou pas tout à fait de cette façon. Dans mes périodes de plus grande pauvreté, il m'a plusieurs fois offert des pantalons à lui, des chaussures, un pull-over vert que je porte encore. Il est d'origine roumaine. Je lui dois aussi des cartes postales de Bucarest au début du siècle, et jusqu'à la dernière guerre : la reine Carmen Sylva debout dans son bureau, près de sa table de travail surchargée; Gradinu Cismigiu (tous les promeneurs font face à l'objectif, et paraissent au garde-à-vous); Minesterul Lucrtirilor publice; un grand hôtel où toujours Ilenea, jeune fille, allait se faire coiffer, m'a-t-elle dit quand je lui ai montré cette image. C., d'autre part, a fait un stage à Stanford, quand il avait dix-huit ou dix-neuf ans. Un soir, près de la porte de Saint-Cloud, dans la chambre de bonne qu'il habitait à l'époque de notre rencontre, il m'a longuement parlé d'une nuit d'été qu'il avait passée sur une plage de Californie, plusieurs années auparavant, donc, avec des amis : le feu sur 22

le sable, l'océan, son ressac, la cigarette d'herbe odorante qui tournait, sans doute ; coude sur une épaule, nuques au creux des hanches ; le bruit des voix, rien. Je suis jaloux des souvenirs des autres. Je n'en dors pas de jalousie. Pourquoi n'ai-je pas connu cela? Où étais-je? Que faisais-je? Pourquoi n'ai-je jamais rencontré, moi, l'aide-jardinier de Tarbes, ni marché tous les Jours le long de ces allées-là, parmi de petits groupes intimes, vers le kiosque ou vers le musée? Être étudiant à Pau : il suffit de l'évocation, involontairement nostalgique, qu'ébauche sans y penser un provincial transplanté, heureux de l'être, pour que rien au monde, sur l'heure, ne me paraisse plus désirable. « La mer dès le printemps, et l'hiver on va dans la montagne, pour faire du ski. Tout le monde est bronzé toute l'année. » Ce n'est pas tant le ski lui-même qui me fait rêver, que les retours, les lassitudes, les corps ambrés qui s'abandonnent, ou qui se prêtent. Avec une amie du Puy, j'ai marché dans ces banlieues universitaires de Montpellier, si laides aujourd'hui, mais où survivent, leurs grilles affaissées, quelques maisons classiques d'un jaune presque romain, et ce qu'elles ont pu sauver de plates-bandes, de termes, d'aubépines. Dans les profondeurs secrètes et gazonnées d'Oxford, un jeune Allemand qui ressemblait à Michael York et qui était amoureux de Chiara, comme je croyais l'être moi-même, habitait seul une petite maison de verre au bord d'un jardin sans allées, du côté de Keeble's. Mes rares souvenirs de lui, cependant, je suis certain, cette fois-ci, de les confondre avec ceux d'un film, est-ce Partner ou bien Accident? De C., je possède une photographie que j'aime, en couleurs. On l'y voit porter une superbe chemise rouge, large, épaisse et chaude. Un jour que Patrick M., adolescent, probablement, qui voyageait en Italie du Nord avec sa 23

grand-mère, se promenait seul, vêtu de même d'une chemise rouge, entre les vignes, un vieux paysan lombard au travail lui avait fait un grand signe de la main, de loin, et lui avait crié : « Eh, buongiorno, camicia rossa!», comme s'il était un compagnon de Garibaldi. Quand je rencontre des amis en chemise rouge, j'ai tendance à leur dire chaque fois « buongiorno, camicia rossa! » ce qui n'a de saveur que pour moi, et pas d'autre intérêt que d'évoquer à mon profit, sans que toujours je m'en rende compte bien distinctement, d'ailleurs, une scène chaleureuse et champêtre, dans la lumière des lacs italiens. Mais cette scène, je ne l'ai jamais vécue. Ce salut, je ne l'ai jamais reçu. Pourquoi marquèrent-ils Patrick au point que longtemps après leur surven;mce il me les ait décrits incidemment ? Et pourquoi se sont~us inscrits dans ma mémoire comme un souvenir à moi, plus trompeur encore que les autres, sans doute, mais non moins clair pour si peu : la pente, le lac, la transparence de l'espace, les toits roses d'un village en contrebas, l'appel, sa résonance dans l'air, un geste du bras, un éblouissement. Comme j'ai pu me sentir furieux à ton égard, une année, pendant des vacances de Pâques, entre Stresa, Varèse, et Bellagio ! Tu souffrais de mal de cœur en voiture, c'est vrai, mais tu ne paraissais pas autrement impressionné, de toute façon, par la villa Carlotta. La semaine suivante, tu n'as même pas voulu mettre pied à terre, à Frascati, pour entrer dans le parc de la villa Aldobrandini. Est-ce que j'ai lu dans Stendhal qu'on en pouvait deviner la façade, par temps clair, depuis le sommet des escaliers, à la Trinitédes-Monts? Mais il n'y a plus de temps clair. A Ravello, tu refusas de marcher jusqu'à la villa Cimbrone. Nous n'irions pas ensemble à Paestum. Dans l'Orne, un dimanche d'au24

tomne, je n'ai pas pu visiter le haras du Pin : tu voulais être à Paris pour dîner, ne pas trop rouler la nuit, rentrer pour

rentrer, me semblait-il, alors qu'il ne s'agissait jamais pour moi que d'une fatalité navrante, à repousser toujours autant qu'il se pouvait. Ma mère exceptée, la seule personne qui, pour les lieux, ait jamais témoigné d'une avidité comparable à la mienne est mon ami M. Nous avons fait tous les deux, chaque samedi, toute une saison, de frénétiques excursions autour de Paris, dans une petite Fiat bleu marine. En une seule après-midi : Rosny, Vétheuil, La Roche-Guyon, Villarceaux, Ambleviije, Maudétour, Guiry, Wy-dit-Joli-Village, Vigny, et Vile.ttc à la nuit tombée. Nous n'avions peur de rien, sauf de ne pas voir un pavillon blotti dans le fond d'un bois, près d'une eau morte. Nous escaladions des murs, nous nous perdions dans des taillis, nous nous déchirions le visage à des ronces, nous mentions à des gardiens, nous étions poursuivis par des chiens. A Vilette je suis retourné plus tard, avec un Canadien blond qui s'appelait John de G. Il disait descendre des propriétaires originels. Mais comme, des rameaux de cette famille, celui qui s'achevait en lui s'était fixé de longue date à Toronto, qu'il portait une chemise à carreaux largement ouverte et ne parlait pas un mot de français, les motifs de sa curiosité, et ses titres à la voir satisfaite, étaient assez peu convaincants. Néanmoins, on nous a laissés faire le tour du petit château, nous avancer sur les terrasses et marcher le long du grand bassin. La chemise à carreaux de ce John, et surtout son ample échancrure aux reflets dorés, faisaient sur moi grand effet, ainsi que sur mon ami M. Celui-ci connaissait mon goût, que 25

d'ailleurs il partageait, pour le torse des garçons, la partie de leur corps, sans doute, que je préfère. Il voulait donc savoir, à peine envieux : « Et où est-ce que tu l'as trouvé, ce torse-là?» Son envie fut satisfaite autant que la mienne, je crois bien, dans la minuscule chambre de la rue Princesse où j'étais passé deux ou trois fois. Nous n'étions pas jaloux de nos trésors, de toute façon si peu nôtres. M. est maintenant diplomate. Il est en poste à Washington. Il habite un bel appartement de fonction, où les visiteurs lui sont annoncés, d'en bas, par un portier tout galonné, comme un général ruritanien ou bordure. A son adresse, l'année dernière, j'ai fait parvenir un livre où s'étendait, affectueuse, une longue dédicace. Mais je n'ai reçu, de sa part, aucune réponse. Son ami L. dit que sa lettre a dû se perdre. C. les a vus tous les deux, par hasard, cet été, dans Castro Street, à San Francisco.

Je viens d'avoir la visite d'un garçon de là-bas, justement. Il m'a tiré sur le balcon pour me montrer sa voiture neuve, en bas, décapotable et rutilante. Il habite près de l'avenue Foch, dit-il, un étage d'un hôtel particulier où le reçoit lord R., jeune homme de dix-neuf ans dont il a fait la connaissance à Monte-Carlo, le mois dernier. A lord R. et à son mentor, il a parlé de toi et de moi, mais nos noms étaient ignorés de ces deux gentilshommes d'outre-Manche, qui pourtant lui avaient dit « connaître tout le monde ». De deux choses l'une : ou bien les Anglais se vantent, ou bien ... « ...

nous ne sommes personne, c'est plutôt ça.»

Mais il a pris notre défense, et plaidé pour notre existence, dont l'avait assuré Mark, je suppose, ou Sandor, ou les deux. Son snobisme est assez touchant, parce qu'il 26

n'use d'aucun détour: la voiture de sport, les nobles exilés, leurs royaux cousinages, l'hôtel de Paris, le yacht et l'avenue Foch sont mentionnés d'emblée, sans artificieux enrobages. Lui, le solide petit surfer, il reconnaît que tout cela l'amuse. (1979?)

III (Ll DOUCEUR DE U VIE)

Si je reviens aujourd'hui vers ce cahier, que je -n'avais pas ouvert depuis trois ans, c'est parce que je ne travaille à rien de suivi, ces temps-ci. Je l'ai glissé dans mon bagage à la dernière minute, sachant bien que les circonstances du voyage ne se prêteraient pas à la moindre entreprise de longue haleine, mais dans l'espoir qu'elles m'offriraient peut-être, en revanche, une chance et l'envie d'ajouter quelques pages à ces pages. Voilà précisément ce qui s'est produit cette nuit : un épisode si réussi, dans son genre, si parfait, que je décidais, le vivant, qu'il en fallait à tout prix quelque trace. Rien d'extraordinaire, au demeurant, rien de grandiose : sauf la vue. Nous sommes cinq, ils sont cinq, devrais-je dire plutôt, tant la scène, même si je m'efforce et me réjouis d'y tenir un petit rôle, est d'emblée, pour moi, sa représentation même, sa nostalgie, son image pieusement conservée, tableau, paragraphe, chapitre. Ils sont cinq au pied de la croix des Gardes, modestes barres de bois fichées à même le roc, très haut par-dessus Cannes. Il est deux heures du matin. La tour blanche du Suquet, l'église et son clocher sont d'autant plus éminents sur leur promontoire 29

qu'ils sont seuls illuminés, entre les deux arcs immenses que dessinent les lampadaires du bord de mer, et qui se déploient, l'un, sur la gauche, jusqu'à la pointe du Palm Beach, et l'autre, plus longuement encore, sur la droite, jusqu'à La Napoule. Le ciel noir se blasonne un moment des pierreries d'un petit feu d'artifice, tiré d'une fëte où j'étais convié; mais comme j'ai bien fait de ne pas m'y rendre! Notre surplomb rassemble donc mon cher bienveillant R., philosophe, souriant et courtois; un grand Américain de San Francisco, nu pour moitié déjà, singulièrement velu; et deux Toulonnais aux muscles ronds : l'un a servi plus tôt de cheville ouvrière à l'agencement du groupe; quant à l'autre, très petit, il est pour l'heure mon favori. L'Américain veut savoir si, le jour, il est possible, d'où nous sommes, de voir les Alpes et la neige. AR., il dit avoir lu quelque part, aussi, que dans dix ou quinze ans Sâo Paulo serait la plus grande ville du monde, la plus peuplée. Mais les Toulonnais, eux, n'ont pas la tête à la conversation. A vrai dire, moi non plus. Sous la croix le terrain est pierreux, accidenté, très en pente. J'ai beau me tenir nettement en contrebas, face au plus petit des Toulonnais, ses épaules ne dépassent pas les miennes. Nous nous allongeons tant bien que mal, moi sur lui. Des cailloux lui meurtrissent le dos. Je m'efforce d'éviter, pour les paumes de mes mains, les chardons. L'air de la nuit brasillante est embaumé d'une délicieuse odeur de menthe. Plus tard, tant bien que mal sur pied tous les deux, ma verge entre ses fesses, le petit Toulonnais, nettement penché vers l'avant, prend dans la bouche celle de l'Américain, qui 30

se rencontre énorme. En cette position précaire, d'une main s'appuyant sur un genou, de l'autre se branlant, il ne va pas tarder à jouir ; ni moi dans lui, presque en même temps, ma langue errant alors parmi les longs poils fins du torse de l'Américain, que l'autre Toulonnais s'efforce en vain d'enculer. R., assouvi le premier, se promène en sifflotant. Cinq minutes encore : Toulon minor et moi sommes assis côte à côte, chacun sur un bras de la croix. R. nous a rejoints. Les deux autres, plus bas, jurent en riant parce qu'ils n'arrivent pas à se tenir debout, à cause de la pente et de leurs pantalons, tombés bien sûr sur leurs chevilles. , L'année dernière, à la même saison, je suis venu pour la première fois à la croix des Gardes, avec un Cannois rencontré sur les marges du square Jean-Hibert. Il m'avait proposé de m'emmener chez lui, quoiqu'il habitât encore chez ses parents. Mais je ne pouvais passer avec lui la nuit et c'était là, semble-t-il, que commençait la désapprobation de sa mère : elle souhaitait rencontrer les amants de son fils à l'heure du petit déjeuner, et trouvait déplacé qu'après leur visite nocturne, sans attendre le jour et leur présentation devant elle, ils s'évanouissent dans la nature ... En sautant du rocher, au pied de la croix, j'avais fait une chute et m'étais, contre un caillou, blessé sous le menton. Une minuscule cicatrice m'en reste, invisible, mais que je dois éviter tous les jours en me rasant, ce qui me fait souvenir chaque fois de la croix des Gardes et de ce garçon, qui le premier m'y conduisit. Il est responsable de la piscine d'un grand hôtel, et son prénom, improbable en ces parages, m'aurait interdit, de toute façon, de l'oublier : c'est celui-là même qui me réveille, s'il vient à résonner dans mes rêves, comme il n'y est que trop prompt. 31

Lorsqu'il avait été clairement établi que personne, hier, ne disposait d'un appartement pour y recevoir les autres, c'est moi qui suggérai l'idée d'une promenade, et que nous montions jusqu'à la croix. Néanmoins je n'en connaissais pas le chemin. L'odeur de la menthe écrasée sous nos corps s'attardait encore ce matin sur mes doigts, mêlée pour plus d'évidence au parfum d'ambre solaire et de plage du petit Toulonnais. Son ami s'était joint à lui pour nous proposer, à R., à moi, sans doute à l'Américain, de les retrouver dans l'île, aujourd'hui, sur les rochers plats, derrière les eucalyptus. Mais il était deux heures de l'après-midi lorsque nous nous sommes levés. *

Je soupçonne de plus en plus fort que de tels moments, précieux entre tous à mes yeux, ne donnent à personne le même envahissant plaisir qu'à moi. Nous avons chacun nos bonheurs propres, que les autres ne ressentent qu'affadis, et dont ils ne jouissent qu'à peu près, par esprit d'imitation, par politesse, par crainte de manquer quelque chose. Mon ami Tim semble ne connaître pas de joies plus profondes que celles de la table, et de ses plus extrêmes raffinements. Huit jours durant, de Paris jusqu'à la Provence, nous avons erré ensemble à travers la France, établissant nos itinéraires, dans la vallée de la Loire ou le Périgord, selon la carte des restaurants que nantit d'étoiles le guide Michelin. C'était chaque soir d'interminables dîners, presque toujours exquis, qu'un long sommeil suivait seul, tout désir éteint : pas d'autre envie quand nous reposions nos serviettes sur la nappe, en effet, que de gagner au plus vite, mollement, nos 32

lits d'hôtel pour y tomber. Mais Tim, le matin suivant, avant même le petit déjeuner, était déjà plongé, tout frétillant d'excitation, dans sa bible rouge, pour tâcher d'y découvrir quelque temple écarté de la gastronomie la plus haute, où nous puissions faire étape à midi. Je croyais, avant cette expérience, apprécier raisonnablement la bonne chère. Or c'est bien cela: mon goût pour elle est raisonnable. Un repas fin tous les deux jours, tous les trois jours, ou seulement une fois par semaine, voilà qui suffit amplement au bonheur de mon palais. J'admirais la passion de Tim, je l'enviais, mais le rythme imposé par elle, à moi qui ne la partageais pas, ne faisait que me lasser, et même, à la longue, m'écœurait. Je ne pouvais plus voir fes moindres raviolis de truffes, ni les plus innocents foies gras chauds du Quercy dans leurs feuilles de choux. Je ne rêvais que d'une tranche de jambon. A chacun de ces festins, les fortunes que pour moi dépensait Tim, ou plutôt, sans le savoir, sa riche entreprise américaine, je ne pouvais m'empêcher de songer qu'elles eussent été mieux employées, selon l'économie particulière de mon désir, à m'assurer quelques jours à Barcelone, ou seulement à Montpellier. Tel vin précieux, certes excellent, m'aurait offert deux ou trois nuits d'hôtel, et ce minuscule et somptueux hors-d'œuvre deux repas tout à fait décents dans une amusante brasserie de Toulouse ou de Perpignan, où nous aurions pu voir, et qui sait, rencontrer, quelques beaux et gentils garçons. Le même degré d'intérêt modéré, raisonnable, légèrement exagéré dans son expression, par politesse, que je portais à notre pèlerinage gastronomique, Tim en témoignait devant moi pour les châteaux, les églises, les bourgs ou les paysages vers quoi m'emportait mon inépuisable curiosité, qui pour lui n'était qu'épuisante. Le haut clocher-porche de 33

Saint-Amant-de-Coly, dressé dans sa combe, ses pierres grises et dorées, son toit de lauzes, sans doute lui ont-ils plu, comme m'avaient plu la veille, à Savignac-les-Églises, de parfaits chaussons de truffes. Mais nos émotions simultanées, ici ni là, n'étaient pas comparables d'intensité, les unes conventionnelles et objectives, nées d'un goût fabriqué, gonflé par artifice, les autres passionnées et bouleversantes, fomentées par une convoitise vraie. Et lorsque dans la même journée que Saint-Amant nous avions vu la tombe d'Orélie-Antoine r', roi des Araucans et des Patagons, à Tourtoirac, les châteaux d'Hauterive et de Rastignac, la maison natale de La Boétie dans Sarlat et l'hospice où séjourna, juste avant de mourir, François Augiéras à Domme, et puis encore La Roque-Gageac, Beynac-et-Cazenac, Castelnaud, Les Milandes de Joséphine Baker, la forteresse de Bonaguil, Puy-l'Évêque, Grézels, Mercuès, le pont de Cahors et Saint-Circq-Lapopie, le pauvre Tim ne tenait pas outre mesure à un détour supplémentaire, neuf heures du soir bien sonnées, vers la place Nationale de Montauban. J'étais à peine moins fourbu qu'il ne l'était. Pourtant, de voir encore une fois cette place, ce n'aurait été pour moi qu'un plaisir de plus, annulant de lui-même l'effort qu'il exigeait sur ma fatigue. Ici, dans cette villa du cap d'Antibes, ou Je reviens souvent, j'aime une chambre entre toutes. Par une haute porte-fenêtre, elle ouvre sur un large balcon dallé, que ceint une balustrade blanche. Les arbres du jardin, chênes verts et palmiers, en contrebas, ont de tels contours qu'ils dissimulent précisément au regard toutes les laideurs de la côte, et qu'ils ne laissent voir, entre les deux moments heureux où l'on pousse ou tire les volets, que le théâtral profil de l'Estérel se précipitant vers la mer, Sainte-Marguerite étalant sur le bleu, depuis son fort sur son rocher, le vert très 34

soutenu de sa plate forêt d'eucalyptus, et les voiliers joueurs en travers de la baie. Mais cette chambre, à mon arrivée, cette année, n'était pas disponible. Mes amis m'ont donc installé dans une autre pièce, qui n'est tournée, celle-ci, que vers l'intérieur de la presqu'île. Or ce qui ajoute à mon regret (que je n'oserais évidemment exprimer ailleurs qu'entre ces pages, où de s'écrire, d'ailleurs, il s'adoucit), c'est l'impression où je suis, la quasi-certitude, que l'actuel occupant de ma chambre habituelle n'en apprécie les mérites que modérément, et qu'il lui serait presque égal, au fond, d'être ici plutôt que là. Certes il s'est en passant félicité, à une ou deux reprises, de la beauté de la vue qu'on a de chez lui; mais i11 semble n'en profiter guère. Il n'a pas, comme j'ai toujeurs fait quand j'étais à sa place, tourné sa table vers la fenêtre. Il ne reste pas des heures à observer, entre deux phrases lues ou tracées, la lente descente du soleil vers les collines ou vers les vagues. Je doute fort qu'à travers la fenêtre béante, entre les voilages qu'agite un vent léger, la vue vienne le happer et qu'elle s'empare de lui, pour l'emplir de la bienheureuse exaltation qui m 'habite, moi, quand je suis dans cette pièce, et qui suffit à la différence, pour mon camr, entre un tranquille séjour amical et le bonheur. (De l'émotion que procurent certaines vues, il est d'autant plus difficile de parler qu'elle est largement estimée, quoique honorable, ou parce que convenue, ridicule. Un peintre même, il est vrai très médiocre, se moquait devant moi, l'autre jour, d'une actrice vieillissante qui chez lui, dans Saint-Paul-de-Vence, au milieu d'un repas, s'était extasiée sur la beauté du panorama. Il l'accusait, force imitations à l'appui, de faire constamment du théâtre. Et pour désirer obtenir, dans les hôtels, ou dans les pensions de famille d'Italie, a room with a view, il faut être M. Bulot, un paysagiste rond-de-cuir, E.M. Forster, ou tout au moins une 35

vieille fille anglaise naïvement entichée du Magnifique, ou de Walter Savage Landor ... ) *

Autre soir, autre nuit. Nous avons, R. et moi, dîné hier d'une paradoxale choucroute, en plein air, sur la place de la cathédrale, au cœur du vieux Nice. Sur une maison jaune, latérale, une plaque annonce que commencent en ce lieu les amours d'Antonia, la marchande de journaux, et de Jarez le normalien, dans La Douceur de la vie. Elle ne précise pas, tant l'ouvrage est universellement connu, sans doute, qui diable peut bien être l'auteur de La Douceur de la vie. Pour ma part je n'en sais rien. Un gros petit garçon faisait un grand vacarme en jouant seul au football, sur la place, avec une boîte de Coca-Cola cabossée. Il était l'avant-centre et le goal, le public et l'arbitre, et surtout, non sans une enviable faconde de son cru, l'hystérique commentateur de la télévision, ou de la radio. Comme je me bouchais les oreilles, il s'est pris d'amitié pour moi, car c'était au moins le remarquer. Et lorsque nous avons quitté la place, il menait par dix-huit à zéro contre une borne de pierre blanche, la solitude, la pauvreté, le silence, le futur et la nuit. Au même endroit, quelques jours plus tôt, nous avions aperçu, dûment accompagné d'une jeune Américaine, un jeune Américain. Il était en culottes courtes, il portait un maillot vert, un petit sac à dos le cambrait. Il ressemblait à mon bel Inca de Florence. Hier est passé devant nous un autre Américain, plus directement excitant que l'homme au maillot vert, mais beaucoup moins troublant pour l'imagination. 36

Sortant de table et léchant des glaces, nous sommes montés jusqu'au parc du château. Toutefois nous l'avons trouvé, quoique illuminé, fermé. Plaque pour plaque, nous sommes allés voir, près du jardin Albert-1er, cette autre qui m'est chère et qui prévient, curieusement, que« Nietzsche et son génie tourmenté habitèrent cette maison » : ce charmant petit couple m'a toujours fait rêver. Au retour, consciencieux, nous n'avons pas omis d'effectuer encore une étape d'inspection dans un square d' Antibes, en bord de mer, Albert-ier non moins, je crois bien. Je suis entré seul dans la sombre pissotière, où je n'ai distingué, d'abord qu'un vieillard propret, qui se branlait minutie1fse- · ment. Mais le coup au cœur a jailli de l'ombre, sous les espèces irrésistibles, pour moi, d'un jeune marin, ou que j'aime à croire tel sur la foi douteuse de son chandail aux bandes alternées, blanches et bleues. Ce présumé navigateur pourrait avoir vingt ans, il est petit, musclé, viril, moustachu, et ses cheveux sont courts : rien en somme que de très prévisible, et pourtant d'inespéré. Voilà qu'il se saisit de mon sexe, avant même que moi du sien. Son ventre est joliment quadrillé, ses pectoraux bien marqués, ronds et couverts d'un duvet brun. D'être caressé là ne l'intéresse en rien, malheureusement, et que l'on puisse s'embrasser, au moins dans de pareilles situations, ne lui viendrait même pas à l'esprit. Il s'est penché pour me sucer la verge, c'est une courtoisie que je lui rends volontiers. A peine m'a-t-il entraîné dans un cabinet clos, cependant, qu'il me présente son cul. Or il me plaît bien trop pour que je ne souhaite avoir, avec lui, des rapports moins abrupts, plus chaleureux, prolongés, plus riches et plus doux. Mais il ne conçoit d'échanges sexuels, semble-t-il, ou du moins avec moi, qu'en dessous de la ceinture, et muets. Insatisfait, frustré, tout encombré d'une tendresse impérieuse, pataude et sans 37

usage, je ne bande plus assez fort, de toute façon, pour pouvoir m'introduire entre ses fesses rebondies, duveteuses elles aussi, très dures. S'il jouit néanmoins, nous branlant tous les deux, c'est sans que je puisse ou veuille l'imiter. Vient alors une courte panique. Il n'arrive pas à rouvrir la porte du cabinet. Nous nous imaginons déjà devant passer la nuit dans ce réduit, enfermés jusqu'à quelle redoutable délivrance? Il dit « merde ! » et ce sera le seul mot, hélas, que je l'entendrai prononcer. Puis le verrou veut bien se débloquer. Plus tard (et c'est l'image un peu mélancolique, parce qu'elle est pleine de désir inassouvi, pas seulement physique, que je voudrais garder de cet épisode), il se balance lentement sous le portique des jeux d'enfants, sur le sable, au beau milieu du square. La cigarette allumée qu'il tient à la main trace dans la nuit une courbe scintillante, régulière. A deux reprises, je me suis arrêté près de lui. Mais il n'a pas tourné la tête de mon côté.

IV (L'OSSUAIRE DES SAISONS)

Le narrateur étonné se retrouve donc à Juan-les-Rins, par l'assez morne après-midi d'un très vague lundi de Pentecôte, dans un appartement qui s'est offert inoccupé, par hasard, entre deux locations. On conçoit mal endroit moins lyrique que cette station balnéaire, poétiquement plus vacant, plus innocent de culture, moins soupçonnable d'art : un lieu flagrant et nul, comme /'ossuaire des saisons. Un grand écrivain mineur américain l'a bien célébrée jadis, et la tendresse supposée de ses nuits, mais c'était pour des vertus qui depuis longtemps se sont inversées en leur contraire très imparfait. S'il est entre tous aujourd'hui parages impropres à la moindre destinée littéraire, ce paraît bien être ceux-ci. L'immeuble se dresse assez loin en arrière de la plage. A partir d'un vaste boulevard on y accède par de petites rues détournées, variant sans cesse de largeur et d'orientation, anciennes allées, sans doute, entre des jardins éventrés. Le bâtiment a probablement été construit dans les dernières années de la Quatrième République. Chacun de ses étages s'orne d'un balcon ventru dont les barres de métal, en forme de dauphin qui ferait le beau, sont d'un bleu très pâle, délavé. 39

L'homme est attablé dans ce qu'il faut bien appeler, ici, la « salle de séjour». Il écrit sur la face intérieure d'une pochette commerciale en papier, déchirée. Le plateau de la table est en formica, mais d'une couleur et d'un dessin qui veulent imiter les nodosités du bois; ses jambes, en revanche, sont d'un tracé sinueux de style Louis XV. Une autre table, plus petite, à roulettes et qui supporte la télévision, déploie des jambes de métal noir, divergentes. Le reste du mobilier relève de divers autres genres, où le rustique provençal le dispute sans complaisance au fané modernisme danois. Le papier mural, jaune et vert pâle, offre un unique motif floral indéfiniment répété, stylisé, jaune et vert pâle. L'idée d'une perfection désolée s'esquisse. L'âme se tient coite, fait ses comptes, s'apeure, se raidit, sourit jaune et vert pâle. A travers les barreaux du balcon, puis au-dessus d'eux, l'œil, de son côté, puisqu'on le laisse à lui-même, aperçoit deux palmiers. Ils sont également jaunissants, mais à cela près très différents : l'un est aussi court que trapu, l'autre est au contraire très élancé, son tronc frêle et presque droit portant haut dans le ciel son bouquet maigre de palmes beiges, effrangées. Le cœur, prudemment, s'interdit la moindre métaphore. Quelques petites maisons aux toits rouges, aux portes et fenêtres en plein cintre, telles qu'en montrent parfois les décors originaux des pièces de Raymond Roussel, sont enserrées parmi des immeubles assez élevés, certains d'entre eux inachevés encore. Beaucoup d'appartements sont vides, on le sent. Tous ont d'assez larges balcons. Sur certaines de ces terrasses s'affairent à des travaux de jardinage ou de rangement des femmes en robes imprimées, bras nus, idéalement coiffées de bigoudis, mais pas toujours, et des hom40

mes en culottes courtes, amis des casquettes de toile blanches, assez âgés pour la plupart. Le ciel est uniformément gris. Sur un fond de gazouillis de merles et de cyclomoteurs lointains, des pigeons pompeux se raclent la gorge, pour que le message de l'après-midi soit bien clair. De très petits chiens, cependant, dans de très petits jardins, se prennent d'aboiements soudains, qui vous rappellent on ne sait quoi, puis se taisent, et leur silence, dans la grisaille jaune et verte de tout, est d'une éloquence à peine moins vaporeuse. A grands coups réguliers du manche de son balai, un homme nettoie devant son seuil. On ne l'imiterait que trop. La veille, un visiteur, un grand Américain barbu rencontré dans les profondeurs du Sept, l'établissement de bains de la rue Foncet, à Nice, a dit que ce décor lui faisait penser à Los Angeles. JI est vrai qu'il vit à Francfort. Il y retourne aujourd'hui même. A l'heure où j'écris, il doit être en chemin. *

Quand je suivais les longues avenues de Los Angeles à bord de l'énorme "Marquise" dont m'avait gratifié le garçon blond de l'aéroport, j'imaginais ma visite là-bas comme le modeste avant-goût d'un séjour plus long, une simple préface à ce que serait un jour la Californie pour moi, dans l'aisance, l'intimité, la presque appartenance et la durée. Je me sentais un étranger, pour cette fois, condamné, par un malentendu provisoire, aux marges envieuses de la vraie vie locale, de ses plaisirs et de ses fastes. Pourtant, s'il arrivait que je retourne là-bas, ce serait dans la nostalgie de ce 41

voyage obscur, et d'autres plus lointains. *

Un ami qui rentrait de Rome m'a parlé récemment, avec un enthousiasme trop contagieux, des jardins du monte Caprino, sur les pentes du Capitole. J'ai passé deux ou trois heures nocturnes, en décembre dernier, à gravir ou dévaler, sous les lampadaires, ces escaliers vers ces terre-pleins et ces taillis : malgré le froid très vif, ils n'étaient pas déserts. Mais depuis le début du printemps c'est une foule de garçons, paraît-il, romains ou venus des quatre coins du monde, qui chaque nuit s'y retrouvent pour d'innombrables étreintes, entre les buissons et les ruines. Penser à eux, à leurs baisers, leurs rires, leurs corps pressés, souvent m'empêche de m'endormir. Pourquoi ne suis-je pas parmi eux? A quel jeu méchant joue la vraie vie, pour sans cesse se dérober ainsi? *

R. et moi nous allons sortir, et marcher dans les allées du jardin Thuret, où jamais il n'y a personne. Je m'y suis promené des heures, jadis, le cœur serré de penser trop à toi. Une fois nous nous sommes assis, toi et moi, sur une murette près du rivage, entre la route qui mène au bout du cap et la plage exiguë, rocheuse, d'une petite crique. Nous étions à deux pas de la fameuse villa qui s'appelle "Aujourd'hui". En face de nous, le soleil se couchait derrière les hauteurs de Vallauris, de l'autre côté du golfe, et toute la largeur de la baie s'ourlait en faisceau d'un long émiettement d'or pâle, où deux ou trois voiliers à contre-jour, les derniers, frissonnaient de se trouver soudain si seuls. Dans l'ombre déjà nocturne des pins parasols, je nous sentais 42

minuscules et précaires au bord du paysage, et je percevais confusément ce moment, par avance, comme une photographie narquoise et un peu floue, romantique à l'excès, sans doute, que je n'aurais jamais le courage de regarder avec attention, maintenant, si par hasard elle me tombait entre les mains.

(1982)

V (PRÉFACE.

LA MORT)

Je n'avais pas l'intention de revenir ces temps-ci vers ce "livre" abandonné par deux fois, ou plutôt par deux fois vaguement entrepris, pour ainsi dire par désœuvrement, sans nulle idée précise d'un terme, ni même de ce que pourrait être, si mince dût-il rester toujours, son épaisseur. A s'efforcer de lui donner un corps, une sorte de visage, une personnalité même incomplète, ambiguë, le présent, d'évidence, n'est pas très favorable. Si d'affronter cette tâche s'impose à moi cependant, c'est pour des raisons toutes contingentes, par élimination d'autres idées de travail. Je pensais plutôt me mettre à rédiger, pour les réunir ensuite en recueil, des notes « sur la situation culturelle », qui m'inquiète au moins autant que la Chine. Mais il s'agissait bien sûr, au premier chef, de la situation de la France, et de sa langue ; réfléchir à cela, l'observer, essayer de le décrire, ne serait-ce que par fragments, voilà qui peut difficilement se mener à bien depuis Rome, où je suis encore pour plusieurs mois. J'ai d'autre part le projet d'un livre méchant, et même affreux, dont les contours sont à cette date tellement vagues dans mon cerveau, je dois le dire, que si je me le désigne à moi-même, c'est comme Opus incertum. Parmi le peu que j'en 45

sache figure clairement, néanmoins, la certitude qu'il ne peut être écrit qu'après le petit recueil de notes, pour que la bile encore raisonnée, même si déraisonnable, qu'excite en moi notre état intellectuel, ne vienne pas s'égarer, ni se confondre, dans les éructations méthodiques, mais insensées, auxquelles je voudrais donner cours, pour voir, et pour ma perte, et pour la leur. Aux Églogues, enfin, il manque toujours trois volumes. Or j'aimerais inachever jusqu'au bout cette entreprise, et de préférence avant trop longtemps. Mais comment pourrais-je envisager de m'atteler à cette besogne ici, seul, sans mes compagnons d'écriture, sans ma bibliothèque familière, sans les milliers de pages de manuscrits qu'il s'agit, entre autres choses, à tout le moins de collationner? Et puis, pour se livrer à l'art des églogues, il faut avoir tordu le cou, sans esprit de retour, à tout désir d'expression, s'être désencombré du sens, n'avoir vraiment plus rien à dire. Je n'en suis pas encore, hélas, à ce degré-là de sagesse. Non, décidément, il n'est pas un seul de ces desseins, ni les Notes, ni l' Opus incenum, ni les autres Travers, ni l'éclairant Lecture du valeureux du Parc, qui puisse recevoir actuellement, de ma part, d'où je suis, ne serait-ce qu'un commencement de réalisation, suivant les cas, un début· de mise en forme, les corrections qui s'imposent, une pichenette vers le jour. Les Élégies, donc : encore n'entrent-elles guère, elles non plus, je dois me le répéter, dans l'esprit du lieu, ni dans les exigences de l'heure. Comment les imaginais-je en effet, quand j'y pensais d'abord? Comme une célébration de la rencontre amoureuse, entre les jeunes hommes, un panégyrique des carrefours qui les font se croiser, se connaître et s'aimer, un éloge des villes, des paysages, des voyages, de toute la géographie qu'un visage éclaire seul et résume, un

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corps, un sourire, un prénom, un soupir. Or, à ma grande surprise, et contrairement à mes souvenirs autant qu'à mes espérances, Rome ne vérifie pas pour moi, dans cette occurrence-ci, quand pour la première fois j'y séjourne longuement, cet accord joyeux des regards et des ciels, de la lumière et du désir, de l'espace et du sentiment, où j'ai pourtant éprouvé dans l'éblouissement, depuis toujours et que j'aime les garçons, la plus émouvante approximation du bonheur. Est-elle trop vieille, suis-je trop vieux? Ses beaux jardins le soir sont quasiment déserts, le fantôme de l'affreux Néron demeure à peu près seul à hanter les entours de la Maison Dorée, personne ne vient s'asseoir à mes côtés sur le bord des fontaines, et s'il arrive - moins souvent .que je ne l'aurais cru - qu'un enthousiasme me prenne, dans la rue, au croisement d'un inconnu, presque toujours il va son chemin sans me voir. Quant aux lieux de rencontre - car on ne saurait dire d'amusement - que propose le commerce, bars ou "discothèques", ils sont sinistres. La capitale du catholicisme, étriquée, pudibonde, sans gaieté, n'est pas du tout l'endroit propice, en 1987, à vous inspirer des chants en l'honneur du plaisir et de l'amour achriens; sauf des chants nostalgiques, peut-être, qui diraient le regret de terres plus voluptueuses, plus souriantes, plus libres et plus tendres. Mais y a-t-il un endroit propice, en cette année qui l'est si peu ? Et celles qui viennent de la précéder l'ont à peine été davantage, tandis que celles qui la suivront pourraient bien l'être encore moins. Les pays des joies les plus faciles de la chair sont devenus le terrain de sa pire souffrance. Dans les anciennes métropoles du désir, la mort tient férocement sa cour de grabataires captifs et de spectres. Les amours et les façons de vivre que nous avons aimées, leur liberté, leur légèreté, leur aisance et leur rapidité, est-ce bien le moment

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de les vanter, de s'en flatter, quand les voici de toute part associées, dans les esprits, au malheur sans retour? On les dirait condamnées, elles aussi, révolues, voire maudites. Pour moi, je ne les renierai certes pas, ni leur grâce intrépide, ni leur douceur, ni leur drôlerie. Je suis prêt à les adapter, à les entourer de précautions, à me plier pour elles à des règles nouvelles, à leur chercher quand il le faut d'autres modes, d'autres voies et d'autres expressions. Mes efforts et de nombreux autres, cependant, pourraient bien ne pas suffire à les sauver. Les fragiles libertés qu'elles s'étaient acquises, on les voit s'effondrer à la ronde, et s'étioler les quelques zones de sûreté qu'à grand-peine elles s'étaient gagnées. Beaucoup des contemporains qui partageaient avec moi le goût passionné que j'avais d'elles, des errances nocturnes, des quêtes, des brusques accordailles, des matinées de soleil, paraissent y renoncer; et ceux qui les ont toujours détestées voient l'occasion trop belle, dans le fléau de la maladie, de les écraser à jamais. Il ne se passe pas de jour sans qu'elles périclitent un peu davantage. Écrire d'elles, c'est écrire d'un monde qui disparaît; c'est évoquer, en survivant - mais pour combien de temps ? - un univers déjà presque aboli. Aussi bien semble-t-il que ce soit ma vocation. Et j'ai l'âge d'un adieu, d'ailleurs, à la jeunesse. Ce sont là bien des motifs, avec les malades, les mourants et les morts, pour que la célébration projetée se teinte, à tout le moins, d'une mélancolie mal résignée. Il est après tout des éloges funèbres : ce sont même les plus fameux, et souvent les plus enthousiastes. Ce qui se passe est très simple. Mon titre se venge. Il réclame tout son sens, dont je ne m'étais pas assez soucié. J'avais toujours imaginé d'intituler ce livre Élégies. C'est même ce qui fut premier, sans doute, dans l'idée qui m'en était venue. Le mot me plaisait, voilà tout. La seule incerti48

tude était de savoir, et le demeure, si ces Élégies-là devraient être sur quelques-uns, ou bien pour quelques-uns. Pour avait l'inconvénient, on ne manqua pas de me l'expliquer en haut lieu, de circonscrire à l'excès le nombre virtuel des lecteurs: comme si leur nombre réel n'était pas bien assez circonscrit par le sort, déjà, par la critique ou mes talents ! Mais quant à Élégies, nul doute. Or, que sont-elles? Par définition, un chant triste. A coup sûr, dans l'Antiquité, se caractérisaientelles davantage par leur métrique que par leur sujet. Mais comme je ne puis m'embarrasser de pentamètres et d'hexamètres, il m'en faut bien revenir à l'étymologie, EÀEYEtcx; et l'égayer tout de même un peu, si l'occasion s'en présente. Car à la mort, il ne s'agit pas non plus de faire la part trop belle. Elle n'aura de domaine que ceux dont elle se sera par les armes emparée, en passant sur nos corps. Elle a toujours été l'ennemie. Nous ne lui avons pas témoigné la moindre complaisance, à ses fourriers non plus qu'à ses masques, ses rabatteurs ni ses espions. Dans la jouissance, nous n'apercevions nullement ses orbites creuses, ni son épouvantable faux. Chaque plaisir, au contraire, chaque tendresse échangée, l'intimité même la plus brève, étaient une heure conquise sur elle, une journée qu'elle n'aurait pas, un jalon dans la soumission pacifique des saisons au bonheur. Innocents, gais, amoureux de l'amour et "amis des plaisirs", c'est vrai, nous étions peut-être égoïstes, inconscients, légers certainement, mais tout à fait étrangers au mal. Ses mises en scène nous ennuyaient, sa réalité nous faisait horreur. Le péché ni son châtiment, l'humiliation, les coups, les supplices même consentis, tout le grand théâtre du pouvoir, nous n'en voulions rien savoir. L'interdit que parfois on nous opposait encore, à nous qui ne rêvions que de caresses, nous ne le reconnaissions pas pour tel, et ne voyions en lui qu'une aberrante invention des malheureux et des méchants. Nous n'avions pas, dès lors, matière à "transgression". C'est dire 49

que "l'érotisme" n'était pas notre fait, même si de toutes nos forces nous poursuivions Éros en riant, dans des jardins publics, des salles de cinéma, des faubourgs, des dunes, des vapeurs et des gares impavides. Voici ce qui du moins n'a pas changé : le mal et la maladie sont l'hostile butée de nos phrases. Que j'écrive contre eux, en ce qui me concerne, c'est même tout ce dont je suis sûr. Car pour le reste j'ignore où nous allons, ces paragraphes et moi. Si j'en ai eu jadis quelque idée, la Ville éternelle et le malheur des temps l'ont dissoute dans l'air doré des crépuscules d'ici. Bien loin de plaider pour quoi que ce soit, ce petit livre ne sait pas ce qu'il dit. « Bah, nous verrons bien ! » C'est ce que répliquait bravement le vieux M. Renan, obèse et presque impotent, quand on le prévenait, à l'Académie française, que le candidat Loti passait pour avoir de certaines mœurs ...

VI (LES JEUNES HOMMES DE SIDON. ÉLOGE DE MA CHAMBRE. HOMMAGE À HYPPOLITE FUNDRIN)

Je n'ai pas relu sans étonnement, plus haut, ni recopié sans une ironie mêlée d'un peu d'amertume, le paragraphe où se trouvent évoqués par l'auteur, avec quel lancinant désir, les jardins du monte Caprino, leurs ombres, leurs colloques amoureux, leurs effusions, dans les nuits tièdes du printemps de Rome. Je suis à Rome, et nous sommes au printemps : au monte Caprino je pourrais, si je le voulais, passer mes nuits. Mais l'envie m'en a quitté. Serait-ce que l'ont chassée le réel, et la satisfaction offerte jusqu'à l'excès? Bien loin de là. La rêverie sensuelle sur les lieux plus ou moins lointains s'enfièvre certes à partir de riens, d'incises dans les relations de voyageurs enthousiastes, d'une page de roman, de trois images de film, d'une carte postale, voire d'un récit pornographique - de tous les genres littéraires, il faut bien le reconnaître pourtant, celui dont on devrait tenir le plus soigneusement à l'écart les interprétations littérales. Pour peu qu'elle soit voluptueuse à la fois et s'attache à des régions où l'on n'est pas, la convoitise, hélas, n'est pas si facile à raisonner. J'aurais mieux fait d'éviter le pied de la lettre, quand je lisais Numbers, par exemple, de John Rechy. 51

Sans doute n'avais-je pas tous les attraits du héros, mais Griffith Park pas tout à fait, non plus, toutes les ressources qu'il lui prête, ni Los Angeles, ni même la Californie en général. Je me souviens d'un lointain printemps de San Francisco qui sans être absolument chaste, non, ne fut pas aussi riche en aventures diverses, il s'en faut, que je l'avais par avance imaginé de loin. Non que les indigènes ne me plussent, ni que leur beauté ne fût facilement accessible à l'œil, et même à la main quelquefois; mais ils ne se disputaient pas pour me tomber entre les bras, comme j'ai bien peur de l'avoir confusément espéré, sur la foi de menteuses songeries hivernales et parisiennes. Il me suffit d'allumer un poste de télévision à l'heure des informations, en cette période qui dure trop longtemps, pour que le fantasme et sa dérisoire inanité se présente à moi simultanément, à propos du Liban, l'illusion complaisante avec son antidote : je trouve très désirables beaucoup des hommes que j'aperçois dans les rues de Beyrouth, de Tyr ou de Sidon, ou sur des chars dans la Bekaa : mais ils passent leur temps à s'entre-tuer. Et leurs quelques moments de paix, sans doute se soucieraient-ils comme d'une guigne de me les offrir. Autant rêver à la Turquie, dès lors, à la Sicile ou même à la Ruthénie subcarpatique; où l'organisation des plaisirs que j'envisage ne doit pas être telle, cependant, que j'aie grande assurance de me les voir prodigués à flots, me pointerais-je en ces cantons. Nous nous exagérons sans doute, dans la plupart des cas, le charme des existences exotiques, telles qu'elles se mènent et telles qu'elles nous seraient offertes, croyonsnous, si nous étions plus libres, ou plus riches, et si les jours avaient cent heures, et les années quarante-huit mois. Il se peut très bien que Madrid, par exemple, ces temps-ci, ne soit 52

pas tout à fait aussi gaie que me le répètent ma mémoire, mon ami Manuel et mes insistantes fantaisies du moment : et qu'à Madrid, Dieu me pardonne, je rêve de Rome. Même quand les villes sont conformes dans les faits à la flatteuse image que nous nous étions construite d'elles, il arrive que cette exactitude même de nos espérances nous lasse, après deux ou trois jours et la satiété, et qu'une déception nous prenne, que nul manque n'a fait naître, mais plutôt la réplétion. Encore n'ai-je écrit ces dernières lignes que par docilité prudente, hypocrite et propitiatoire, envers la sagesse des Nations : mon expérience et mon tempérament ne me convainquent nullement de leur justesse. Les Nourritures terrestres, comme toujours, me parlent mille fois mieux de moi-même : « Les plus douces joies de mes sens ont été des soifs étanchées ». Or c'est bien là que le bât blesse, s'agissant de Rome : les soifs de la chair n'y trouvent guère à s'assouvir. Que s'est-il passé? Où sont les ragazzi di vita, qui hantaient Pasolini? Qu'est-il advenu des mécaniciens apprentis, dans leur romantica tutta, tels qu'ils enchantaient Sandro Penna? Quelles catacombes du destin ont englouti les soldats, les marins, les rapins, et les cadets de la noblesse noire ? Si tous ces figurants de la nuit défilaient encore le long du Tibre, grouillaient sous les arcades du Colisée ou se pressaient sur les pentes du Capitole, comme on le racontait jadis et comme je l'ai de mes yeux vu, de mon corps apprécié, de tous mes sens vérifié, de mon foutre attesté sur l'herbe et sur le sable, si les mêmes cohortes volontiers lucifuges, mais palpables, ô combien, se livraient encore aux mêmes campagnes, aux mêmes jeux, aux mêmes investissements butés des mêmes recoins d'ombre, aux mêmes échanges parmi les ruines, les édicules de fonte et les lilas, si toutes ces chasses chorégraphiques se continuaient comme naguère et si per53

sonne, néanmoins, pas un de ces marcheurs obstinés ni de ces branleurs en ronde ne voulait de moi, la conclusion serait sans doute mélancolique, pour mon cœur et mes reins, mais évidente, et le conseil péremptoire. Mais non : changement à vue; et c'est au bénéfice du vide, d'une absence généralisée, d'une disparition si parfaite qu'elle insinue le doute sur le souvenir même, de l'évanouissement d'un monde. Dans l'amphithéâtre flavien, l'on ne peut plus pénétrer après le coucher du soleil ; des grillages en interdisent l'accès. Les bosquets de la Maison Dorée, en face, viennent d'être rasés. Les allées qui dévalent les flancs du Capitole sont éclairées du soir au matin, désormais, comme a giorno. Ce ne sont pas là, pourtant, de suffisantes explications. Celle qui se présente immédiatement à l'esprit est autrement plus grave. Mais dans des villes et des régions bien plus frappées que Rome, qui jusqu'à présent l'est comparativement assez peu, par les menaces du mal et par ses coups, ils ont certes entraîné de nécessaires et judicieux changements d'attitude, sans pour autant que devienne invisible, comme ici, toute une fraction de la population. Je n'ose écrire "une communauté", car ce terme, en ces parages, s'appliquerait aussi mal que possible. C'est peut-être l'inexistence, justement, de tout sentiment d'appartenance à ce qui pourrait constituer un groupe, de toute affirmation collective de soi comme de toute définition d'eux-mêmes, qui a laissé sans défense les anciens habitués de ces lieux contre un ensemble convergent d'agressions. On parle aussi d'attaques criminelles, quand on veut bien parler, et d'un assassinat. On a découvert un cadavre au monte Caprino. Mais les Tuileries, hélas, ont vu bien davantage de meurtres, et de drames de toute espèce, sans se dépeupler tout à fait pour autant. Le mystère demeure donc, qui devrait un jour intéresser quel54

ques savants : il n'y a pour ainsi dire plus trace, à Rome, d'une vie achrienne constituée, ni même d'activités improvisées. J'exagère. Il en demeure bien quelques lambeaux épars. Je ne peux pas prétendre qu'on ne rencontre jamais personne. Mais quelles que soient les petites satisfactions qu'on puisse alors ressentir, l'épreuve, hélas, n'a fait que se déplacer. On est passé d'une absence à une autre, qui n'est pas moins amère pour avoir une incarnation, éventuellement séduisante. Nous apercevrons des yeux, nous n'accrocherons pas un regard. La bouche sera plus prompte à }a morsure qu'au baiser, à la crispation d'amertume ..qu'au sourire, aux instructions et requêtes qu'aux paroles tendres ni joyeuses. Les mains n'auront pas de temps à perdre. Du corps, la plus grande part n'aura pas d'existence. L'échange est purement mécanique, le compagnon d'un instant, vous, moi, n'étant qu'un instrument plus ou moins malléable, plus ou moins adéquat, réduit à la seule fonction qu'on souhaite lui voir remplir. Et la jouissance, si malgré tout elle est atteinte, tombera comme un couperet, tranchant le peu d'intimité qui se serait instauré par miracle, et renvoyant chacun dans son isolement, à peine un instant entamé, le moins possible. La vie commune, peut-être, ou bien cela : aucune douceur, aucune bonté, nulle gentillesse, pas le moindre humour. L'autre est presque un ennemi, chez qui l'on a loisir de mépriser, sans doute, ce que l'on déteste en soi-même. C'est du moins ce que j'ai cru relever, mais je ne peux jurer de rien. Les Italiens me sont sur bien des points un irritant mystère, ou peut-être seulement les Romains. Sur l'énigme qu'ils présentent, il n'y a pas lieu de s'étendre ici, ni de se plaindre d'eux. Ce livre devient peut-être un recueil de regrets, ce ne sera pas un cahier de doléances. De l'atmosphère qui vient d'être rapidement évoquée, il me sera

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bien suffisant de noter qu'elle est le contraire exact de ce que je puis aimer, qui de la sorte se voit décrit en creux. Foin de voluptés volées, arrachées ou conquises de haute lutte, dans la hargne furtive et dans la solitude glacée. Le plaisir, en son idéale occurrence, est immédiatement amoureux. C'est un pacte d'alliance, conclu devant le génie du lieu. *

Lui, le genius loci, il est dans cette affaire le fond qui manque le moins. Je ne sais si je dois m'en réjouir ou m'en lamenter. Tant de grandeur, une telle beauté, pareille invention de la lumière, cette bienveillance de l'air, cette fallacieuse immobilité du temps, et si peu l'occasion d'en profiter avec quiconque, d'en partager la jouissance, de consacrer miennes, nôtres, provisoirement et pour toujours, ces pierres, cette terre, ces rèuillages, ces heures, par l'intercession d'un enthousiasme sentimental ou voluptueux - car l'investiture est double, réciproque : de ceux qui se plaisent et de leur union par la ville, de la ville, en eux, par leur plaisir et leur union. La déesse Rome, hélas, attend trop souvent en vain, pour les unir, les amants de rencontre, comme j'ai beaucoup attendu vainement, soirs et nuits, et jusqu'à perdre espoir, un inconnu qui va paraître, au monte Caprino : un pas va résonner sur ces marches, ces fourrés seront agités d'une présence, un sourire va venir éclairer ces jardins. Hélas, rien de tel. La désastreuse hégémonie des lampadaires ne pèse que sur des terrasses abandonnées, des bancs vides, des sentiers qui s'effacent, des escaliers sans voix, des balustrades sans visage. Les quelques obscurités qui demeurent, d'ailleurs, tapies sur leurs chats obséquieux, leurs racines, leurs excréments, leurs blasons effondrés et leurs orteils d'impératrices, n'ont guère plus d'explorateurs. Le peu qu'il s'en présente de loin en loin, par erreur ou par 56

hébétude, paraît ne pas vous voir, ne pas me voir. Mieux vaut imiter ces distraits, et détourner le regard entre les branches. On en est bien récompensé : tous les monuments d'alentour s'exposent à ces rampes de pair à compagnon, à ces ombrages face à face, à ces paliers de niveau. Inutile, pour une fois, de se renverser douloureusement la tête en arrière pour mieux distinguer ces acanthes, ces fenêtres géminées, cette galerie suspendue, ce lanternon. Devant la vasque noire d'une fontaine endormie, voici la plate-forme tranquille, que trop, d'où la Santa Maria de Carlo Rainaldi, sur l'étroite et longue place Campitelli qui lui donne son nom, se laisse observer sous l'un de ses angles les ,plus favorables, en profil presque parfait : n'est-ce pas la plus efficace épreuve, pour juger d'une vraie façade baroque? Quant aux trois colonnes de marbre blanc du temple d 'Apollon Sosiano, plus à gauche, on peut les considérer, si l'on veut, à hauteur de leurs beaux fûts cannelés, ou bien de leurs chapiteaux corinthiens : cinq ou six enjambées le long de cette côte suffiront à la différence. Le théâtre de Marcellus, si l'on gravit ce talus, il sera plutôt le palais des Orsini, qui s'est, en toute acrobatique simplicité féodale, installé benoîtement sur ses vestiges, par-decsus trois étages de ses arcades béantes. Le campanile roman d'une autre Sainte-Marie, in Cosmedin, il n'aura jamais l'air si honnête, ni si pur, ni si vieux, que dressé dans la nuit, servant d'étape à l'attention, même distraite, vers ceux de l 'Aventin sur leurs autres feuillages. Par un brusque caprice de la lune, le Tibre est un arc d'argent, qui scintille sous Sainte-Sabine et sous le prieuré de Malte. Ces marches, ce sable, ce rond-point : deux fois deux grands cyprès de la roche Tarpéienne, à deux pas de la falaise, encadrent à travers le vide le tympan élancé de la Consolation. Les emphatiques statues de SaintJean-de-Latran, de dos, est-ce que je ne les rêve pas, si lointaines sur l'horizon d'encre bleue ? Mais nullement, j'en 57

suis sûr, ce pan tout éclairé du Colisée, qui d'ailleurs paraît droit, entre la tour de Sainte-Françoise-Romaine et les palmiers touffus du Palatin, ni ces glycines, ni ces pins. Qu'on monte encore : ce sera vers ces maigres gazons suspendus, ces graviers, ces rares conciliabules, ces poussiéreuses haies, ces volets clos d'un palais vide, ces miaulements énamourés, ces murettes où l'on peut s'asseoir d'une seule fesse, pour des torsions du buste à la Bernin, et des profils perdus. Ce n'est rien, si l'on veut, ce pourrait être un square comme il en est des milliers de par le monde, et mieux tenus; mais c'est le sommet du Capitole, une odeur affolante de lilas, et tout ce forum désert à nos pieds, où n'en finit pas de s'émietter un empire. La première fois que j'ai visité Rome, à quatorze ou quinze ans, j'avais décidé que c'était là, sur ce jardin, que je voulais habiter un jour. Aucun autre endroit de la ville ne me semblait plus désirable, pour y vivre, mieux au cœur des choses à la fois et plus retiré, plus chargé de gloire ni plus tranquille. A présent, j'aime mieux ma chambre. Il est vrai que j'en suis amoureux. *

Lorsque le cardinal Ricci de Montepulciano fit construire, puis le cardinal de Médicis agrandir et aménager, la villa qu'on allait appeler Médicis, ces deux prélats poursuivaient la même utopie, que la Renaissance avant eux avait longuement entretenue, mais qu'ils pensaient pouvoir pleinement, eux, les premiers, convertir en réalité : une demeure qui fût en ville et dans le même temps à la campagne. Il leur fallait une colline, ils l'avaient : le Pincio. La cité venait battre à ses pieds. A toute l'agitation de Rome, à ses palais en construction, à ses dômes, ses cortèges, ses grandes 58

percées nouvelles et ses ruelles, son peuple, ses princes et ses fontaines, ils présentent sur un promontoire une forteresse, qui les domine tous. Au revers, à la hauteur de l'étage noble, ils ont un immense jardin en terrasse, des bosquets, des charmilles, des grottes, un labyrinthe de verdure puis, au-delà de ce muro torto, en contrebas, qui les protège sans se montrer, des prairies, des champs et des bois, des garennes, la nature à l'infini, jusqu'à leur Toscane commune, qu'ils peuvent rejoindre directement, si le besoin s'en fait sentir. Leur maison-château fort déploie, de ce côté-là, tous les plus souriants raffinements des grandes villas maniéristes : loggia, perron, bassins, jets d'eau, statues antiques, et bas-reliefs. Pourtant, à l'intérieur du bâtiment, trop épais tout de même, aucune pièce n'accomplit tout à fait l'utopie: chacune ouvre sur la ville ou bien sur la campagne, aucune sur les deux. La magnifique "chambre du cardinal", par exemple, la plus fameuse du palais, tourne le dos à l'Urbs et à ses pompes, à ses beaux crépuscules, à son fleuve et à cette illusion qui vous prend quelquefois, dans les fébriles nuits de printemps, que ce scintillement lointain c'est la mer. Si Ferdinand de Médicis veut voir le dôme de Saint-Pierre, la coupole du Panthéon ou le beffroi du Capitole, il lui faut franchir deux ou trois portes. Ma chambre est la seule où le rêve impossible s'accomplisse. Elle est dans une petite maison du parc, le pavillon Saint-Victor, qui se hausse du col en une façon de tour, au faîte de la rampe d'accès vers les carrés, sur le mur de clôture, du côté de la ville. Du rez-de-chaussée, qu'occupe pour l'essentiel un atelier de gravure presque toujours vide, ne me revient qu'une entrée fraîche, d'où part l'escalier de pierre grise. Le premier étage, sous mon administration, et lorsque je suis seul, ne sert qu'à l'intendance : une cuisine, une salle de bain, une assez grande pièce où je ne fais que 59

prendre mes repas. Mais elle peut accueillir des hôtes, des amis. Eux se trouvent alors au niveau des taillis, parmi les oiseaux et les feuilles. A deux pas de la place d'Espagne, ce n'est déjà pas si mal. Pour moi, je vis entièrement au sommet de la tour, dans la seule pièce du second étage. J'y dors, j'y veille, j'y lis, j'y

travaille, c'est là que j'écoute de la musique et que je reçois le plaisir ou l'amour, quand ils veulent bien monter si haut. Il faut savoir ce que l'on aime vraiment. Un ami m'a montré l'autre jour, triomphalement, dans l'un des plus beaux palais de la ville, en bas, une chambre somptueuse qu'on lui avait prêtée pour quelques jours : l'alcôve s'ouvrait par deux colonnes de marbre cipolin, les Muses se livraient avec les Vertus, sur les voûtes peintes à fresques, à de pastoraux concours de tarentelle, le lit s'étendait sous un lourd baldaquin dûment torse, et sur les consoles dorées s'aguichaient parmi les récifs de rocaille des bozzeni de tritons et de nymphes tandis qu'aux parois de brocart pendaient par des cordelières à gros glands, entre deux batailles de Courtois, méditatives dans la poussière d'or, d'insinuants cardinaux-neveux, peints par Charles Maratte, ou d'ombrageux princes marinistes, par Andrea Sacchi. Et dans tous les palais du Campo Marzo, de la Tor di Nona jusqu'à la Sa/ita del Grillo et même au-delà, il doit y avoir des dizaines de pièces semblables, aussi belles ou plus somptueuses encore, où tous les trésors de l'art des plus grands maîtres sont au service altier de fastes rutilants. Je les observe avec intérêt, quand par hasard j'y trouve accès; mais je n'échangerais pas une seule après-midi de ma chambre contre un mois de ces galeries d'apparat : elles ouvrent sur des rues de trois mètres de large, au mieux sur des places encombrées ou sur des cours profondes ; et quand ce serait 60

sur des jardins secrets, des buffets d'eau ruisselants de caryatides ou des fontaines moussues flattées par des bambous, j'aime mieux le ciel. Mon lit est un maigre matelas sur un large filet de ressorts et quatre pieds de fer. Ma table est une grande planche de bois montée sur deux tréteaux. Ma chaise branle sur les dalles descellées du carrelage qui tangue, et mon assez jolie commode louis-philipparde tout écornée, veuve de plusieurs de ses poignées, ne se tient sur ses pieds, comme la plupart des meubles de l'Académie de France, qu'à l'aide de béquilles d'infortune. Il n'est pas rare que 1des visiteurs soient surpris. Ils disent : « Je n'imaginais~pas ces logements si spartiates. » Je n'ai nul goût pour le spartiate en soi. Mais celui-ci m'est égal. Ma chambre est grande. Elle est à peu près vide. Elle est suspendue dans l'air. A Venise, pour quelques jours du mois dernier, j'avais fait une réservation dans une pensione du Grand Canal, toute voisine de l'Accademia, de son embarcadère et du pont, et que l'on m'avait chaudement recommandée : « une vue sensationnelle», m'avait-on dit. Ce n'était pas faux. Mais cette pension occupe l'entresol d'un palais, ma chambre s'y trouvait un cagibi, les grands ramages verts et bleus du papier complotaient avec les riches feuillages verts et rouges du tapis pour m'infliger, sous l'arbitrage fanfrelucheux des abat-jour, un tournis plein de regrets pour la terraferma. La fenêtre s'ouvrait dès le plancher, mais elle m'arrivait tout juste à la ceinture. Si l'on s'agenouillait, si l'on se penchait, si l'on se tordait le cou, alors, oui, la Salute déployait pour vous ses volutes, c'est vrai, le Grand Canal débouchait sous vos yeux sur le bassin de Saint-Marc, et vingt palais, se rengorgeant sur les ombres augustes de leurs dogaresses, d'Henry James ou de Monet, vous considéraient d'un air de 61

commisération flamboyante, à la fois, humide et trilobée. ô rien n'était plus beau! Pourtant ce me fut l'occasion, avant que j'émigre vers le grand air et le permanent éblouissement des Zattere, d'une très importante découverte. Que la vue soit accessible ne suffit pas. Telle, elle est peut-être une consolation pour le prisonnier, une ressource pour le chroniqueur et la providence du peintre du dimanche, s'il est assez souple. Mais elle n'est pas, pour moi du moins, un instrument de bonheur; tandis que d'entrer seulement dans ma chambre me remplit d'une joie vertigineuse. Ces quatre murs forment une stupéfiante machine à rendre heureux, un prodigieux réservoir d'énergie, une sorte d'accumulateur d'orgones, transparent, équanime, aérien. C'est peut-être, justement, qu'à l'exception d'un seul ils sont à peine des murs, tellement larges, en eux, les ouvertures. Tous sont peints en blanc mais le seul qui soit plein arbore un singulier rectangle noir, que j'ai pris d'abord pour quelque œuvre d'avant-garde, inspirée par Sol Le Witt, par exemple, et qu'eut laissée derrière lui l'un de mes prédécesseurs en ces lieux. C'était en fait, m'a-t-on expliqué rapidement, une simple couche de préparation pour une fresque, qui par chance ne fut jamais menée plus avant ; en son état d'ébauche, elle me convient tout à fait. Pour couvrir un trou bizarre en son milieu, j'ai suspendu là le mystérieux portrait de Mr Ley/and, par Wh., que m'a donné J. Lui répond près de mon lit un Bouguereau de jeunesse, le portrait de M. Deveaux, « graveur en taille douce» (c'est écrit), pensionnaire de l'Académie de France en 1848, et dont son jeune collègue, promis à de plus prospères destinées, a méticuleusement figuré les longues, soyeuses et mélancoliques moustaches blondes. J'ai choisi M. Deveaux plus que Bouguereau. Un obscur règlement - mais ils le sont tous-, dont j'ai seul excipé, je crois bien, autorise les pensionnaires 62

du moment à s'allouer, pour la durée de leur séjour, l'effigie d'un de leurs prédécesseurs. Mais la vénusté, dans l'ensemble, à l'exception possible de David d'Angers, n'est pas le fort des Prix de Rome de jadis. Face au faux Sol Le Witt une assez large baie, haut placée, regarde à travers les branches une autre maison-tour, le pavillon de San Gaetano, qui fait l'angle du parc avec la villa Borghèse, et qu'ont habité Ingres, Falguière, Henri Regnault : des plaques de marbre en témoignent. Mes amis Goux l'occupent actuellement. Ils sont très fiers, à juste titre, du panorama dont ils jouissent sur la ville. Il est, c'est vrai, plus vastê que le mien. Il est aussi plus sec à mgn gré, pour la même raison, qu'il n'est pas serti de feuillages. Surtout, il ne porte que sur un côté. C'est mon grand argument, quand nous nous amusons à rivaliser d'enthousiasme, mes voisins et moi, pour nos résidences respectives, comme si nous en étions les propriétaires, quand bientôt nous devrons les quitter pour toujours. De ma chambre, je vois tout Rome, mais aussi je suis parmi les arbres. C'est qu'en face des fenêtres qui regardent la ville une autre grande baie, par-dessus mon lit, quadrille les troncs penchés des pins parasols, rouges, ocres, dorés ou noirs selon l'heure, gigantesques ombres chinoises sous la lune, comme les branches qui s'en écartent vers les hauteurs, et leurs couronnes déployées. Si je vais du lit jusqu'à la table ou bien jusqu'aux rayons de livres pour y chercher une phrase, une image, la confirmation d'une allégresse, sa syntaxe ou sa ponctuation, je marche par-dessus les toits, les terrasses, les a/tanes et parmi les coupoles ; mais j'avance aussi parmi les ramures, les frémissements et les touffeurs d'un Éden silencieux, aimé des hirondelles et des engoulevents, désert, peuplé de pierres dressées aux visages sibyllins, forestier vers les hauts mais tiré près de terre au cordeau, dont libre 63

à moi, son veilleur enchanté, de rêver un moment qu'il est le monde. Si je me couche, le fond de mon lit est encore en plein ciel. Et je ne suis pas tellement abandonné du sort, malgré mes jérémiades, qu'il n'y ait eu, tout de même, au fil des saisons, deux ou trois longues après-midi parmi les couvertures rejetées où ce qui s'offrait en spectacle, aux amants entre deux élancements du plaisir, c'était le temps dans tous ses sens et dans tous ses états, passage des heures et celui des nuages, en variations de la lumière entre les plis du drap. Pas de lampe, pas de rideaux. Enveloppante, la nuit s'avance comme une alliée, comme un sommeil, comme une autre caresse. Elle n'est qu'un masque de la vue, coquetterie de sa part, voile de plus dans la danse de séduction qui nous fait ses captifs enthousiastes. Pourquoi sortir, en effet? A notre pas, que pourraient bien offrir ces colonnades, ces places, ces marbres, ces humanitées énervées, ces collines, cette rumeur, dont notre œil ne soit déjà, d'un simple long survol, et secrètement, le maître ? Le jour est toujours déjà là, l'air aussi, tout l'espace. Nul besoin de se mettre à genoux, ni sur la pointe des pieds, ni de se briser la nuque, ni même de faire trois pas jusqu'à l'une de ces fenêtres. Aucun effort à fournir. La vue ne se mérite ni ne se conquiert. Elle nous entoure tout entiers, jusqu'à se substituer à nous, voire à nous constituer même : épisode ou période du roman que nous lisons, strophe ou simple vers du poème, ligne encore à sécher sous notre plume, unique signification de nos mots, vague couleur de notre rêverie, résonance ultime de chaque musique, suprême résolution du moindre accord, impalpable substance de toute nostalgie comme de toute espérance, matière des heures, des émois et des jours. Voici que nous n'avons plus 64

d'autre corps. Nous ne sommes désormais, rétine absolue, que l'un des avatars de la vue, et parmi les plus provisoires. Car elle est présence pure, permanente et tranquille en ses fastes, distraite par assurance de soi et de l'éternité, absente par excès.

• Nullement par accident se rapprochèrent ici, à l'instant, le plaisir et la vue, l'œil et la volupté, la fenêtre et l'amour. Je vis dans une érotique du regard. Rien n'est plus masculin, paraît-il. Je veux bien le croire. Les femmes, elles, seraien~ plus sensibles aux incitations d'autres sens. Et c'est ~tant mieux, les concernant, car trente ou vingt siècles leur ont appris à marcher paupières basses. Cependant cette contrainte à plus d'une commence à répugner, comme étant moins dans la nature des choses, et des sexes, qu'on a bien voulu les en convaincre. En Italie, nombre d'hommes s'y soumettent, sans s'en apercevoir seulement, peut-être. Or ce seraient plutôt ceux dont la tendance, n'y prendraient-ils si bien garde, les porterait à regarder les hommes, ou les garçons. Ils se veulent beaucoup trop mâles pour se laisser aller à de pareilles faiblesses. Et donc ils vont les yeux à terre ou fuyants dès qu'on les fixe, comme ceux des femmes. Leur désir, pour s'exprimer, passe par d'autres chemins que le regard, plus détournés, d'autres manèges, et plus longs. Que puis-je faire, si le mien s'obstine en ses voies? La chambre le satisfait seul, ces temps-ci, qui comble l'œil et qui l'affole. Elle est ce que j'ai trouvé, dans Rome, de plus parfaitement érotique. Puisse, hélas, Éros la visiter plus souvent.. .

• Éros se présente par exemple sous les espèces assez 65

athlétiques d'un joli jeune homme ami d'ami, qu'on m'envoie de Paris pour son petit "grand tour". Un Français! comme on disait avec la plus intense excitation à SaintPétersbourg ou dans les profondeurs du gouvernement de Toula, entre les pages des romans russes de jadis. Et que les romans russes avaient raison! Notre pudeur nationale, c'est la légèreté. Quel soulagement que de pouvoir se livrer à la conversation sans y tenir, et sans la menace de la voir verser parmi les états d'âme, dans les viscérales croyances et dans l'horrible "discussion"! Je l'éprouve en un long tête à tête, lors d'un dîner à Tivoli, sous le temple de la Sibylle. Puis c'est un tour archéologique et nocturne de la Rome des confins : les jardins de la Sirène et ceux de Galatée, vers les tombes des Scipions et la porte Latine; le bastion de Sangallo, le prieuré de Malte et la villa Lante : « La fatigue, la nuit, le repos, le silence.» Rien n'est grossier comme de se jeter sur un hôte, n'est-ce pas, et pour peu qu'on lui ait offert un toit, un lit, une table, de lui laisser entendre, ou un peu davantage, qu'en guise de contrepartie ... Sans compter que des arrangements de mon pensionnaire avec notre ami commun je ne sais rien, ni de la précise nature de leurs rapports. Chastes au revoir dans l'escalier de la tour, donc, et je lis sous ma lampe Quer pasticciaccio bruno de via Meru/ana. Mais tant pis pour Gadda, promis à choir dans la ruelle: « J'ai décidé de venir t'embêter», a dit une voix depuis la porte. Embêtez-moi plus souvent, sweet prince... Plus tard, et de nouveau c'est presque l'aube, mais la lune presque pleine bleuit encore le ciel pâlissant de la Ville, le jeune homme reste longuement assis, un peu périlleuse66

ment, les bras autour de ses jambes comme celui de Flandrin sur le bord de la mer, dans l'encadrement de la fenêtre ouverte. Et peut-être les fenêtres atteignent-elles seulement à leur perfection symbolique absolue, pour moi, lorsque je peux voir, depuis mon lit défait qu'il vient de quitter, s'y découper la silhouette rêveuse d'un garçon nu, par-dessus la cité lovée dans son sommeil.

VII (PROSOPOPtE DE L'ABSENCE)

Or la perte, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la possession; elle la termine, si vous voulez, elle /'affirme. Rilke. Autre surprise des premiers chapitres, lorsque sans plaisir et m'y reconnaissant à peine, ni mon propos, je m'y reporte, un tu dont jusqu'au sens m'échappe. Qui prétendait interpeller ainsi celui qui distraitement, peut-être, ou pour tuer le temps, quel chagrin, quel nébuleux espace de rancunes, d'océans et d'insomnies, écrivait ces pages indécises? Quelque absent qu'il aimait encore? Pour lui raconter des ébats de jardin public, des rencontres de bord de mer, des errances aux confins des villes, tout en impatients désirs? Qui sait? On a bien vu la mauvaise foi, l'inconscience ou la provocation, la colère ou même l'appel amoureux, la supplication, le cri, construire pour s'y piéger eux-mêmes, éventuellement, s'y perdre ou s'y ridiculiser, de plus perverses et plus contradictoires figures. Ou bien la plume sur le papier n'était-elle là qu'un instrument presque immatériel de la rêverie, méandreuse autant qu'un songe, pareillement insoucieuse de logique, de décence et de beaux enchaînements ? Le tu n'aurait été dès lors qu'un élément de pure syntaxe, bien assuré de n'avoir aucune chance d'être entendu jamais, ou de n'en courir aucun risque. 69

Cette hypothèse, qui n'est mélancolique - si tant est qu'elle le soit - qu'au regard de la suite des jours, de la psychologie des rapports humains, de la vie réelle, en somme (laquelle nous avons décidé de négliger un peu, pour une fois (Haussons un peu le ton, ô nymphes de Sicile)), cette hypothèse franchement désagréable, donc, a reçu ces jours-ci, par une de ces facéties un peu lourdes dont est coutumier le hasard quand il lui prend fantaisie de se faire passer pour un destin, une éclatante et tout à fait muette - comme il convenait - confirmation. Ce tu désincarné, voici qu'il retrouvait pour quelques heures son corps, son beau visage, son sourire tranquillement saccageur, sa voix, son langage même. Mais ce langage s'est tu, précisément, par une autre malice, et par fidélité narquoise aux lois de tout langage. Nous noterons pour l'histoire des mœurs, « pour le maintien des dieux parmi nous», comme dit Bonnefoy, et « pour l'instruction des biographes», comme dit Tristan Derême, que la scène, encore une fois, se déroule au pied du temple de la Sibylle, au bord de ce modeste précipice où l'Aniene, pontificalement détourné, ne se jette plus qu'à peine, vers les profondeurs fraîches qu'Horace et les autres ont chantées. En deux mots - quoique l'oracle sibyllin, lui, soit prolixe on ne peut davantage, très aimable, terriblement à l'aise : il parle de tout et de rien avec un air égal, sauf de certain fort volume, malheureux enfant de mes veilles, et dont on pourrait bien dire qu'en un certain sens il le concernait plus que quiconque, lui, même sije n'avais pas un seul instant rêvé, dans cette occurrence-là, d'aller le tutoyer. L'idée ne me serait jamais venue, non plus, de lui envoyer ce roman, s'il ne me l'avait, surprise, expressément demandé. Or, de cet envoi, pourtant parvenu de longue date à bon port, je le sais, pas un remerciement, pas une parole, malgré tant de virtuose affabilité par ailleurs. Je ne m'attendais pas à un commentaire sur le texte, sur le fond du 70

message, si l'on veut; dans ce domaine, j'ai depuis longtemps fait mes classes. Mais j'aurais cru pouvoir espérer, à tout le moins, un accusé de réception du paquet. Niente. Si ce lecteur-là, par réserve, par indulgence ou par distraction, n'a rien dit, les lecteurs en général, à propos du même trop gros ouvrage, ne se sont guère manifestés davantage. Pour eux comme pour lui, pour le monde, en somme, c'est comme si rien n'avait été écrit. Pas d'articles critiques, pas d'échos sur les toits ni les ondes, et bien entendu pas de ventes. Je ne parle de "lecteurs", donc, qu'à titre virtuel. Ils brillent par leur absence. Ici n'est pas le lieu, cependant, d~ me lamenter sur mes insuccès d'édition, après tous les autres. Celui-ci n'affleure au détour de cette élégie qu'à titre d'allégorie. Il ne représente qu'un cas extrême, hélas, d'une vérité constante. Le lecteur, en effet, et qu'il soit une foule n'y changerait rien, le lecteur est toujours absent. Il est inimaginable. Quand bien même il ne serait pas anonyme (or il l'est presque toujours (à moins qu'on ne soit lu que par ses amis (ce qui n'est pas une situation sans exemple (ni non plus sans espace pour le malentendu, sans ouverture pour la déception, sans cruelle efficacité pour mesurer les distances, et pour sonder les solitudes)))), ses goûts demeurent mystérieux, son humeur imprévisible, imparables ses caprices. Sait-on seulement quand il pratique, s'agissant de tel ou tel écrit particulier, l'activité qui lui mérite, et souvent bien abusivement, son nom si noble? A quelles heures est-on lu, dans quelles chambres, sur quels lits, de quel œil, dans quels trains, sur quelles plages (magari !)? De quelle main, se demandait même perfidement je ne sais plus qui, à propos de Tricks (mais ce tableau-là m'enchantait). Et comment pourrait-on prévoir les instants où l'attention se relâche, ou tel incident, la fatigue ou l'ennui, vont détourner les yeux de la page, les mots de leur sens, les phrases de leur rythme ; 71

où le lecteur aura des absences ? Il se peut que l'auteur, dans ce domaine, soit mal placé pour faire des reproches. S'il arrive au bon Homère de dormir, quel écrivain peut se croire à l'abri de petites (ou de gigantesques) somnolences ? Certains sont de véritables somnambules. Encore heureux quand ils avancent avec grâce le long de leurs gouttières, en bonnet de nuit, bras tendus devant eux à l'instar des aveugles ou d'Orion. Fénelon abonde en assoupissements onctueux. Gibbon est parfaitement capable d'écrabouiller trois empereurs et d'ensevelir tout un peuple sans se réveiller. Lamartine appellerait facilement le coup de coude, voire le coup de pied, si l'on ne craignait que son ange dans sa chute, tiré brusquement de sa léthargie, connaisse plus cruellement encore sa douleur. Et je sais des gens qui se font fort de régler dans leur tête tous leurs problèmes sentimentaux et tous ceux de leurs amis sans cesser de feuilleter Husserl et sans être secoués, à leur retour à la pleine attention, par de très notables coups de théâtre épistémologiques. Ce livre-ci, ce petit livre, qui te doit de vivre un laps, si présentement tu le tiens entre les mains, élusif lecteur (mais ton présent n'est pas le mien, il n'est même, tout au contraire, que l'un des moments de mon absence), ce livre écrit à temps perdu le long des années, durant quelques après-midi d'une saison lointaine, une ou deux matinées d'un autre été, tel soir d'un hiver en allé, il est tout creusé d'inexistence, de néant, de silence et d'oubli: simples arches jetées, sans que toujours elles se rejoignent, sur le vide des ans; simples piliers même, éventuellement, et d'une stabilité douteuse, peut-être, et qui tous n'ont pas reçu leurs chapiteaux historiés; simples traces sur le sol de papier, en palimpseste entre les cinéraires. Le seul précédent chapitre, 72

à dix reprises sa rédaction s'est vue soudain interrompue,

pour plusieurs semaines quelquefois. A peine était-elle entreprise en mars, je partais pour Venise. Plus tard ce fut un assez long voyage en Sicile ; entre-temps plusieurs obligations à la traverse, plaisirs, petits déplacements ou corvées, et tout récemment l'interminable correction d'un autre manuscrit. Le livre, quoi qu'il en soit, l'auteur même ne s'en dissocierait-il jamais, ni le lecteur n'aurait la moindre distraction, le livre est l'instrument (ou le balsamique, selon) de leur double et réciproque absence ; et la littérature le royaume où souveraine elle se déploie. La page, en cela comme en tant d'autres choses, n'est d'ailleurs que l'emblème, dans le meilleur des cas superbement désespérant, de la réalité la plus large. Plus elle est réussie, plus elle nous fait sadiquement ressentir pour ce qu'il est, dans le temps même qu'elle le suscite, le leurre d'un engagement étroit, de notre part, dans la totalité de l'expérience sensible et de son champ. Qu'on s'en avise, en effet (ou mieux encore pour la justesse du propos, qu'on ne s'en avise pas du tout, que le soupçon ne nous en effleure même pas) : l'absence est le mode le plus habituel, le plus normal, de notre rapport au monde - je serai tenté d'écrire de notre présence. Quantitativement, dans l'espace et dans le temps, notre absence l'emporte de si loin sur son contraire, en de telles proportions, que notre dérisoire, précaire et de toute façon tellement imparfaite adhésion à l'heure, à l'endroit, quoique nous ayons tendance à lui accorder, c'est bien excusable, une importance considérable, est en fait, par comparaison, tout à fait négligeable, insignifiante. Pour peu que nous soyons portés, même sans excès, à l'amour de la terre, des voyages, des villes où l'on n'arrive qu'au crépuscule, des fenêtres de chambres d'hôtel, des plages et des terrasses, nous sommes 73

des milliers de fois plus absents de tout ce que nous aimons que nous n'y sommes présents. Combien de temps nous sommes-nous appuyés à la balustrade suspendue d'Estaing, sous son grand arbre? Combien de fois ai-je vu le soleil du soir gravir comme un vieillard, parmi les ronces, ou plutôt comme un messager expirant, les marches descellées de l'abbaye perdue de Sanfim, dans le Minho, pour offrir aux vantaux de la petite église romane, qu'il ensanglantera, le tardif baiser du fleuve en feu? Kinnoul Hill, la colline enchantée qui regarde l'estuaire de la Tay, depuis Perth, combien d'après-midi lui ai-je offertes, ou m'a-t-elle accordées, parmi les siestes suggestives de jeunes Black Watchmen blonds aux kilts agités par la brise d'été, parmi les bouleaux, les rochers, les fausses ruines et les fiévreuses rondes des amateurs furtifs d'adolescents (dont je fus l'un)? Combien de tours m'a-t-il été donné de faire de l'absurde faux Parthénon de Nashville, dans le Tennessee, de la pagode de Chanteloup, de la chapelle Saint-Blaise, à Montepulciano? Puis-je croire n'avoir passé qu'une seule journée dans le détroit d'améthyste et le vent, mais si belle, entre Tanger et Tariffa (et ces fermes anglaises de l'Andalousie extrême, je jurerais néanmoins les avoir habitées) ? La Neretva dans Pocitelj, où nous avons déjeuné d'une truite, seuls sous le silence torride et méridien d'une treille, le Nervion sous ses noirs entrepôts, où pourtant j'ai si longuement traîné, "ce Bassento funèbre", dans la sauvage Lucanie, et l'avare Achéron, le Selinus en fleurs et mon Tage bien-aimé, et la Seine, la Seine, ces fleuves et ces ruisseaux daignent-ils couler moins bien sans moi, s'apercevoir seulement que je ne me penche plus sur leurs parapets, que je n'écarte plus leurs roseaux (Nymphes, si vous m'aimez, il faut toujours dormir)? Les jardins de Caserte ou de la Tour d'Auvergne, ceux de Le6n, ceux des Tuileries, ceux des remparts de Lucques ou des murs de Nauplie, le petit square d'Udine ou 74

celui de Soria, est-ce qu'ils frémissent un peu moins sous la bourrasque d'automne, parce qu'ils n'entendent plus mon pas? La Jeune Fille au turban pâlit-elle encore, de ne rencontrer pas mon regard ? Dans tous les musées de la terre, des Claude Lorrain se passent de moi, des Malevitch, des Véronèse et même des Valentin, les ingrats 1• Dans les minuscules pinacothèques municipales d'infimes bourgs toscans, des Piero della Francesca qui pourtant ne voient pas un seul visiteur, certains glacés matins d'hiver, n'en proclament pas moins hautement qu'ils jugeraient mon incursion sacrilège. Tachez seulement d'entrer dans un De Chirico! Les thèmes de l'adagio molto du cinquième quatuor ~ Bartok ne m'attendent pas pour s'évanouir en fumée, gé_néralement, ni ceux des Chants de l'Aube pour se fondre les uns dans les autres, et dans les brumes du Rhin. Quant aux silences des Fragmente-Stille de Nono, ces autres offrandes à Diotima, ils sont bien tout sauf des lits de repos dressés pour ma fatigue et mes tribulations. A moins que nous n'ayons choisi de concentrer notre amour sur un unique endroit, la maison d'une vie, un tableau familier, une barcarolle obsédante, c'est sans nous qu'exerce ses charmes, en permanence, tout ce qui sut le mieux nous plaire. Et n'aimer qu'une chambre et s'y tenir, qu'une toile, qu'une sonate, qu'un recueil ou tel poème à l'exclusion de tout autre, c'est faire plus belle encore, à notre absence, plus dévastatrice et plus nette, sa part immense. Impératrice adolescente, invisible et nourrie de la poudre des roses, dans ses palais de parchemin : elle flotte, légère, sur les siècles des siècles et sur tout l'univers, sur les forêts de livres et les forêts de vagues (ô notre absence des livres, galeries rongées par 1. « L'expérience dernière de Valentin, dit Bonnefoy, c'est le néant; et entre lui et ces créatures qu'il a fréquentées et qu'il aime, il sent grandir une nuit. » Rome 1630. 75

l'ombre des bibliothèques, et notre absence des mers, que sonde le seul noyé pensif!). La mort sera la chiquenaude qui corrigera cette presque imperceptible exception à notre absence universelle, nous, moi, je, ce corps ambitieux et pataud, et qui en achèvera d'un coup, d'un soupir, le nôtre, le sien, le dernier, la cristalline absolue perfection. Personne ne viendra tout gâcher, c'est ce qui nous reste à espérer, en proclamant platement que nous sommes décédé. Disparu, quoique ayant cours dans les mêmes cercles peu frottés de bonne langue, a cependant ses mérites : Mourir, dit Pessoa, c'est seulement n ëtre pas vu. Mais nous revendiquons la française et flavescente dignité de mort, son éclat crépusculaire et matinal, vermeerien, mordoré, ce petit pan de syllabe qui nous annule. Et nous jurerons qu'il en est un autre, le prévisible crétin qui se lèverait pour prétendre que nous ne sommes pas mort, malgré les apparences (nous qui n'aurons aimé que les apparences!), que nous sommes présent(c'était bien la peine de se donner tout ce mal !) , un peu là, toujours là, si ce n'est plus là que jamais. N'y comptez pas. Nous entrevoyons un plus gros héritage, et méditons de coller à la terre et ses hôtes de plus près. C'est notre pleine absence que nous revendiquons d'au-delà le pertuis, imputrescible, étale, et légèrement pompier, ainsi que nous nous plûmes à l'être. Néanmoins, il n'y a pas le feu: ce léger défaut qu'elle présente encore, qui vous cause et regarde l'heure, nous est cher, comme le serait celui d'une huître. Certains lieux nous empoignent d'emblée, parce qu'ils nous prennent en pitié et qu'ils ont la mansuétude de se montrer à nous, la première fois, la seule, qui sait, tels que sans nous ils auraient l'air de nous attendre, et paraîtraient nous être fidèles. Rien, en Sicile, sauf peut-être Ségeste après qu'un bref et très violent orage m'avait laissé seul sur sa lande, ne m'a tant ému que la place principale de Ragusa 76

lbla, très en pente, étroite, irrégulière et close, allongeant son unique ligne de très hauts palmiers sous les hauts degrés allongés de sa lourde église San Giorgio, qu'on dirait prête à l'envol, tant elle met de sinueuse complaisance, tout ample matrone qu'elle soit, à s'offrir à l'espace, à venir au devant de l'air, à déployer les voiles de ses statues, à crier son amour du vent. Sans doute avais-je été préparé, pour m'éprendre de cette esplanade, par telle séquence d'un beau film qui la montre, le Kaos des frères Taviani, qu'inspirent plusieurs nouvelles de Pirandello, dont celle où brille cette idée troublante, que nous sommes les yeux des morts, et que nous devons tout regarder avec d'autant plus d'attention et d'amour que nous voyons pour eux, à leur place. Il ~Y eut aussi que dans mon impatience de voir ce long parvis, j'y débouchais vers le milieu de la nuit, comme j'arrivais à Raguse, depuis Gela, dix fois fourvoyé sur la route par les perfides poteaux indicateurs de Sicile, très fiers chacun de narguer, dans la méritoire intention de dégager les itinéraires principaux, je suppose, les plus criantes évidences de la terre et des cartes : à peine illuminée, la piazza del Duomo sous ses maigres palmiers s'offrait dans la plus complète et résonnante solitude. Lorsque j'irai la revoir le lendemain vers midi, cependant, elle ne sera qu'à peine plus animée. Un jour de 1693, où le sol a tremblé dans tout l'orient de l'île, la vie s'est retirée de Ragusa Ibla sur son abrupt piton, pour élire comme résidence une autre Raguse, en face, sur des pentes qu'on espérait plus fermes. Elle n'est jamais tout à fait revenue. Or son absence semble prévoir la nôtre, l'attendre et lui frayer le vide, l'accueillir, lui donner tout son sens, ses fastes et ses aises. L'absence est seule capable de rendre le moment à ses volumes essentiels, de décanter la sensation, de cristalliser le sentiment, serait-ce en un polyèdre de douleur ou de 77

mélancolie. Son action est en somme celle-là même de l'art, au point qu'il n'est d'art, sans doute - du moins l'affirmerais-je volontiers aujourd'hui -, que de l'absence. Toute écriture est un travail du deuil, toute musique une leçon de ténèbres et chaque tableau nous en avertit, à l'instar de certain paragraphe du début de ce livre: « Ceci n'est pas une pipe. » Ces voyageurs, cette reine, cette sainte, ces héros n'embarquent pas sur ce quai, devant ces grandioses palais blonds qui poussent vers le ressac leurs péristyles aériens. Ce beau navire n'a jamais quitté ce havre majestueux, qu'illumine le couchant; ou bien il s'est depuis toujours dissous dans les sels d'or du large. (Je ne puis pas ne pas songer ici à ce Lorrain des Offices, qui me semble anticiper discrètement Magritte, par sa manière d'ôter d'entrée de jeu, à ce qu'il montre, toute prétention à la vraisemblance, et même à la représentation : Port de mer avec la villa Médicis... ) Dans une salle du Stedelijk Museum d'Amsterdam, L~urore aux doigts de rose ne touche pas Louise Point, et nous non plus. L'art abstrait ne fait que constater cette carence, dont il revient à un Ryman, par exemple, de tirer les conséquences ultimes - ultimes jusqu'à présent, il me semble. En remarquer l'existence, le rôle et la fécondité, est-ce à promouvoir une poétique, et une éthique, de l'abstinence? Rien, on s'en doute, n'est plus éloigné de ma pensée ni de mes vœux. C'est qu'il y a deux sortes d'absence, la bathmologie le sait bien, qu'on pourrait appeler pour les distinguer ante factum et post factum: l'une est un en deçà de la présence, l'autre est un au-delà. La première est celle des pays que nous ne connaissons pas, des musiques inouïes, des êtres que nous n'avons jamais rencontrés. Celle-là ne m'intéresse guère, même s'il arrive aussi qu'elle me hante. C'est une absence essentiellement conceptuelle, progressiste, dynami78

que et pour tout dire métaphysique. C'est par excellence l'absence de Dieu - malgré le court épisode de "l'Incarnation", que nous sommes quelques-uns à ne pas trouver pleinement convaincant. L'autre absence est bien plus humaine, nostalgique et sensuelle, conservatrice et, j'en ai peur, réactionnaire, même : elle connaît ce qui lui manque. Elle a - et c'est bien sûr sa cruauté, mais c'est aussi sa force, sa beauté, son efficace et sa vertu - elle a le son d'une voix, le grain d'une peau, l'odeur d'une pinède, d'une averse ou d'une chevelure. Elle luit du miroitement captieux d'un nom, de la couleur d'un moment, de la terrible acuité d'une volupté, d'un assentiment ou d'un cri. Sans doute est-elle UQ vide, nous ne l'éprouvons que trop. Mais comme dans les plus audacieuses et les plus belles des nefs, des coupoles et des cages d'escalier baroques, ce vide est l'élément constitutif d'un espace qu'il structure et qu'il modèle selon ses formes propres, son épaisseur, ses lois, ses caprices, ses lancinantes poussées.

* A propos d'escalier, c'est sur le plus illustre du monde, celui de la Trinité-des-Monts, juste en dessous de chez moi, que j'ai vu pour la première fois, certain matin du mois dernier, un garçon blond mal rasé qui, nonchalamment allongé sur les degrés poreux, faisait des plans pour sa journée, à l'aide d'une carte, d'un guide, d'un crayon et d'un petit calepin : voyageur, d'évidence, son léger sac à dos le confirmait. Par coïncidence, il s'est levé comme nous passions, l'un de mes collègues et moi, et nous avons marché quelque temps dans la même direction. Volontiers lui aurais-je proposé de venir avec nous sur les échafaudages de la colonne Trajane, honnête et même précieuse invitation, que nous tenions nous-mêmes des actuels restaurateurs : mais 79

son regard n'a paru m'offrir, d'une ruelle à l'autre, aucune plage où je puisse aborder en sûreté. En vain m'étais-je séparé de mon compagnon, sous un prétexte biscornu, fallacieux je l'avoue : le mensonge ne m'a servi de rien, j'ai perdu le visiteur. Ou bien j'ai renoncé finalement à le suivre. Peut-être étais-je impatient de l'ériger en mythe, en regret: l'Apparu della Sca/inata. L'étrange est que ce disparu, contrairement à la rigoureuse tradition, voulut bien s'offrir une seconde fois à mes regards, et même à ma voix. Je l'ai rencontré de nouveau, le soir même. Je me suis alors montré plus courageux et j'ai pu l'accompagner, très tard, jusqu'à son hôtel, la porte de son hôtel. Le quitter m'était un sacrifice léger, auprès du bonheur de l'avoir retrouvé. J'avais appris qu'il n'était ni lombard, ni piémontais, ni vénète, comme je l'avais cru, mais sicilien malgré sa blondeur, d'ailleurs pas si paradoxale, à se ressouvenir des Normands. J'avais appris aussi qu'il s'appelait Romano, Roman en somme, ce qui pour un étudiant passionné, comme je le suis, de l'histoire de la Caronie et de ses rois, Roman II, l'Exilé, et plus encore peut-être le lointain Roman rr, l' Absent (Celui-qui-doit-revenir), était à proprement parler bouleversant (les livres renvoient toujours à d'autres livres, absents; les mots à d'autres phrases, les illusions à d'autres espoirs, les blancs de la page à d'autres silences, d'autres rêveries; les malentendus à Dieu).

Poi nous avions un rendez-vous pour l'après-midi du lendemain, un dimanche, l'un de ces dimanches parfaitement dépeuplés du plein été romain. A trois heures, par un soleil implacable dont se riaient seulement, de tous leurs rayons de travertin, les héliaques ornements de cette fontaine, nous étions seuls autour de la Barcaccia de la place d'Espagne, au pied des fastes Spanish Steps, brûlants, abandonnés. A huit heures, Roman prenait un avion pour son île. 80

Or ce fut entre-temps, dans ma chambre aux persiennes closes harcelée de criquets, un long moment tranquille, doux, confiant, sentimental et chaste. Pour ma part, je l'eusse mille fois préféré moins chaste, bien entendu. A ce qu'il le restât, cependant, il devait y avoir, pour Roman, de bonnes raisons, à commencer par moi, j'en ai peur. Mais je crains aussi qu'il n'y en ait eu de moins justes, ou qui du moins soient tout à fait contraires à mes façons de voir, et de sentir. Je soupçonne en effet que pour ce tendre Sicilien, très italien en cela, deux ou trois heures partagées, au lendemain d'une rencontre, de n'avoir pas rapproché les mains, les bouches, les corps, en sont plus belles, P.Ius nobles, plus poétiques, plus "romantiques" probablement. Hélas, il en va pour moi tout à l'opposé. « Les plus-douces joies de mes sens (mais aussi de mon camr, etje serais tenté de l'écrire, au point où j'en suis, de mon âme) ont été des soifs étanchées. » Moins l'on désire, en ces parages péninsulaires, et plus l'on est. Mieux l'on contrôle les élans de son corps, plus précieuse en devient la personne, la journée, la liaison qui commence. Mais les élans du mien ne sont point criminels. Non seulement je les trouve de la plus parfaite innocence, mais c'est de les avoir suivis, même, et satisfaits quand je l'ai pu, d'emblée, le plus souvent possible, qui pour moi donne au temps qui s'écoule, à la terre et la vie, leur seule réalité lyrique, leur poids, leur saveur et leur sens, leur particule en moi d'éternité. « Toute caresse, toute confiance se survivent » : voilà ce que j'ose espérer, et qu'il me semble avoir jusqu'à présent vérifié. On remarquera que le poète, lui aussi, met la caresse avant la confiance. Mais il ne les dissocie pas. D'heureuses dispositions érotiques et sentimentales (ou que je juge telles parce que ce sont les miennes, admettons de l'envisager) m'ont fait associer, toujours, le plaisir et l'immédiate atfec-

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tion, la reconnaissance peut-être, la tendresse, un amour épars. Je n'ai pas eu besoin d'être amoureux, certes, comme d'aucuns, et surtout des femmes, soutiennent qu'ils doivent l'être, pour éprouver la volupté; mais elle m'a toujours inspiré, pour peu qu'elle füt partagée dans la douceur, l'amusement et la facilité, des sentiments qui étaient d'amour, oui, et qui le demeurent. C'est dire une fois de plus que m'est totalement étrangère, indifférente ou vaguement rebutante, même si par libéralisme je la respecte chez les autres, à condition qu'ils n'y contraignent personne, toute érotique de la violence, de l'animosité soit-elle jouée, de la douleur infligé ou subie. Je ne comprends rien à tout cela. En ce qui me concerne, foin des coups, des morsures et pincements. Et puisque Éluard ne recule pas devant le mot, je n'en craindrai pas non plus l'obscène fleur bleue : ne me plaisent que les caresses. Elles ont seules le pouvoir de fondre en une jouissance unique, la plus intense, les deux passions jumelles qui me font vivre, celle des garçons, celle des lieux. La plus belle des cartes du monde, c'est celle où les continents sont des sourires, où les provinces sont autant de prénoms, où les villes ont des yeux d'amants, des torses, des voix, des cœurs même s'ils nous oublient. In lspagna son già mille e tre. Sans doute. Mais (outre que nous en sommes loin), Don Juan n'aime pas ses "conquêtes", et ne songe qu'à les abandonner, les tromper, les mépriser; tandis que nous ne conquérons rien - comment le pourrions-nous, si seulement nous le souhaitions?-, ni personne. Le même baiser qui fonde pour nous la cité nous y dilue, la même jouissance qui bâtit la maison nous y dépouille encore de notre consistance empruntée, la plage qui s'offre à nos étreintes n'en garde que le sable où nous nous sommes en criant répandus. L'équinoxe effacera les traces. Nous n'aurons souhaité rien d'autre, sauf de faire plus harmonieusement résonner ce vide, notre absence, notre plus solennelle « résidence 82

sur la terre ». Roman a regagné Palerme. Nous nous sommes parlé quelquefois depuis lors, et toujours très affectueusement. Cependant son image se délite avec les semaines, sans que sa beauté que je me rappelle, les insondables et mélancoliques attraits de son nom, ni même sa gentillesse dont il me souvient soient tout à fait capables de résister, dans ma mémoire, à l'usure que leur infligent la distance, l'inaccomplissement et l'été. S'installe en revanche dans les contours toujours plus précis du souvenir, plus allégés de détails impertinents, mieux réduits à la forme essentielle, styli~ée, hiératique (et peut-être trompeuse, soit) d'une icône, d'une carte postale, d'un haïku, le visage et le corps, le corps, d'un autre Palermitain moins troublant pour le rêve et les reins, c'est possible (encore en suis-je de moins en moins persuadé), mais qui leur fit, lui, sans se faire trop prier, par une nuit de printemps, la souriante aumône de sa peau brune qui sentait déjà le soleil, les beaux jours et la mer. Ce Sicilien-là, pour changer un peu, était très content de son île, de sa ville, de son métier de garçon de plage, si j'ai bien compris, qui lui permettait d'être toute la journée dans l'eau, de sa famille et même de moi, semble-t-il, emporté qu'il était sans doute par l'insolite élan de bonheur qui faisait luire ses courtes dents blanches sous sa moustache et sous les papyrus. Une allée de la villa Bonanno tout en palmes nous avait réunis, non loin d'une vasque chantonnante aux nénuphars béats, en vue du palais des Normands. Le grillage d'une maigre villa romaine retrouvée nous offrit un moment son appui. Les seules lumières un peu vives, entre les troncs squameux espacés, étaient celles d'un poste de police tout proche, où se démenaient dans un sens et dans l'autre, en un grand déploiement de sirènes, de bruits de 83

bottes, de jurons, de rires gras, d'intermittentes lanternes bleues sur le toit des voitures et de crissements furieux de leurs pneumatiques, tout un peuple de carabiniers surexcités, chaotiquement dociles aux affreux crachotements de leurs radios de bord. Accidents, vols, viols et cambriolages, tout le malheur du monde et le tumulte de la nuit nous protégeaient. Et j'aimais que cela t'amusât sous les étoiles, d'envoyer ton foutre et le mien vers la poussière des mosaïques effacées, à cinquante pas des forces de l'ordre sur les dents. J'entends ton rire pour toujours, et ce soir sous ma lampe, parce que c'est l'immarcescible défi, tranquille et si peu querelleur, du plaisir, de la jeunesse, et de la candide assurance de leurs droits : encore un instant de bonheur ... Nous n'avions sur nous rien pour écrire, et très peu de mots qui nous soient communs ( « le peu de mots que nous fûmes ensemble ... ») Est-ce que tu comptais aller un jour à Rome, que tu ne connaissais pas? Cet été, peut-être? Est-ce que tu pouvais te souvenir de mon nom, et de celui d'une institution, qui suffirait pour trouver, dans n'importe quel annuaire, une adresse et un numéro de téléphone? Et lui, parmi les cris des policiers qui s'agitaient toujours, de répéter gentiment dans la nuit, mais d'un ton qui laissait peu d'espoir : Académie de France, Académie de France... « Rue Gît-le-Cœur... Rue Gît-le-Cœur... chante tout bas I' Ange à Tobie, et ce sont là méprises de sa langue d'Étranger. » Cependant, )'Étranger, c'était moi. Et de fait, jusqu'à présent, aucune nouvelle. Voici qu'un tu est revenu sans crier gare, à l'orée d'un autre silence. C'est que tu es une foule, ou peut-être seulement une légion, le Bataillon sacré, celui des amants, des bien-aimés. J'aime à croire que tu montes la garde, vigile du désir, scrutateur de l'absence, sur l'herbe et parmi les 84

buissons, les bassins, les statues aux gestes éternels et surpris, semblables aux tiens, d'un grand jardin désert éparpillé; comme si le regard, de s'intensifier encore, pouvait finir par susciter, depuis l'ombre et le vide, à force de concentration de l'attente et du vœu, le vagabond objet d'un grand amour en suspens. Or c'est une chose qui s'est vue.

VIII (L'AMOUR DE BABEL)

Quan"ll nous avons à ~ prendre sur nous », comme on dit de quelqu'un que le malheur frappe; quand nous avons à défier /'absence d'un être, le temps qui nous a dupé, le gouffre qui se creuse au cœur même de la présence, ou de l'entente, que sais-je, c'est à la parole que nous venons comme à un lieu préservé. Bonnefoy.

Si j'étais plus docile à mon envie, je mettrais des épigraphes à tous mes paragraphes, ou du moins de ces petits extraits d'autres livres, simples rappels, apostilles, contrastes, tels qu'en disposait Barthes, en manchette, le long de ses Fragments ou de La Chambre claire. Car je n'écris jamais que sur l'écrit, ni sans que me fasse cortège tout un essaim de phrases que j'aime et qui me tournoient dans la tête, infléchies ou voilées par des oublis partiels, des ajouts parasites ou par ma fantaisie. C'est au point que je me prends à songer, parfois - et sans doute ne suis-je pas le seul - qu'elles me suffiraient bien pour m'exprimer, et qu'à ce fonds si riche, d'où s'élèvent ces choreutes obligeants, il 87

n'est peut-être pas nécessaire d'ajouter encore, comme je fais par un automatisme darwinien, d'autre terre, d'autres vapeurs et d'autres ombres. Mais le démon d'écrire a tôt fait de noyer dans l'encre ce soupçon. Bien peu m'amuse, en général, ce dont s'amuse le monde. J'oppose un œil anglais aux criailleries de la farce, et les clowneries me laissent de marbre, ou de plâtre. Même la comédie qui passe pour plus fine, quoique je lui sois plutôt bon public, comme à tout, elle m'intéresse et me distrait, éventuellement, plus qu'elle ne me fait rire à proprement parler. Si les bouffons et les blagueurs, à de rares exceptions près, n'ont auprès de moi qu'un assez médiocre succès, les amateurs de mots d'esprit et de brillantes réparties me trouvent, en sens inverse, de très maigre ressource. Sauf peut-être à mes dépens, sans le vouloir, je n'ai pas le don précieux de divertir. Boutades et saillies ne me viennent pas facilement, et si d'aventure je m'expose, par un tardif scrupule social, à risquer quelque astuce, elle ne suscite, au mieux, qu'une indulgence affligée. Je lui trouve bien pourtant, moi, une certaine vertu comique. Mais cette qualité n'est en elle que par référence lointaine, confuse souvent, qui m'est tout à fait propre et qui ne transparaît pas du tout dans mes déplorables bredouillages. A l'extrême fin d'un article assassin, passablement ancien, un chroniqueur littéraire qui pourrait avoir été Bernard Matignon ( ou Renaud, je les ai toujours un peu confondus) décochait cette méchanceté bifide, qui m'éblouit par son élégance formelle (les noms ne sont pas indispensables à la structure, dans ce cas-ci, et je ne saurais juger de la pertinence du propos les concernant; mais les retire-t-on pour les remplacer par des lettres, j'en ai fait l'expérience, beaucoup du tranchant de cette double pointe s'émousse. 88

Qu'on ne les prenne donc ici que pour leur acérée musicalité. Un Matignon ou l'autre écrivait donc :) « Gonzague Saint-Bris veut être François-Marie Bannier ou rien. Ce n'est pas incompatible. » Voici qui doit bien prouver ma foncière mauvaise nature : je trouve cette sortie extrêmement drôle. Les années ont beau passer sur elle, elle ne cesse de m'amuser. Il suffit qu'elle me vienne à l'esprit pour qu'il en soit égayé. La seule dernière phrase est assez, même, pour que cet effet soit atteint. C'est d'ailleurs là que l'affaire se complique. Car la seule dernière phrase, en soi, n'a strictement rien de comique. Son efficace, dans ce domaine, ne peut s'éprouver que sur moi, par un effet métonymique de caractère exclusivement privé. C'est hélas un détail que parmi les périls de la conversation j'oublie tout à fait. Et si donc j'arrive à placer ces mots, « ce n'est d'ailleurs pas incompatible», même et surtout dans les contextes qui les appellent le moins, je suis sûr de lancer un trait spirituel et piquant, et je suis aussi surpris que peiné de constater qu'il ne déclenche pas autour de moi la plus modeste hilarité. Du même phénomène regrettable il existe quelques exemples et variantes d'ampleur plus vaste, et même d'application quasi générale. Une rapide enquête m'a permis de constater que les mots « les deux, mon capitaine » étaient à la ronde considérés comme appartenant au registre comique et qu'en faire usage relevait de la plaisanterie, serait-ce au degré le plus fruste ; mais que personne, dans ma génération en tout cas, n'avait la moindre idée de l'histoire ou de l'épisode dont, selon toute apparence, ils étaient la chute. Leur valeur humoristique, d'ailleurs assez réduite, est purement fiduciaire. Si l'on consent à leur accorder un demisourire, éventuellement, c'est tout à fait de confiance, et uans

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songer à leur demander de justifier leurs timides prétentions à l'arracher, ni ce que vient faire là ce capitaine, rescapé courbatu de quelque turlupinade troupière. Or c'est la langue tout entière, pour moi, et pas seulement dans ses rapports plus ou moins heureux avec l'humour, qui est hantée d'un déjà-dit mélancolique ou souriant qui la double, la mime, la trouble, la devance même parfois, altère subrepticement son cours et son rythme. Si je n'écris jamais que sur de l'écrit, de préférence mais pas toujours celui des maîtres - ou des petits-maîtres - que j'aime, je ne parle que sur un fond de voix lointaines ou toutes proches, ironiques, insidieuses, impérieuses ou tendres. Elles ne règlent pas rigoureusement les significations que j'émets, mes sens, mes pauvres sens, dont elles paraissent se soucier assez peu, mais souvent elles me dictent mes mots, mes tournures, mes intonations (dont il faudra bien que les sens s'accommodent comme ils pourront). Aurai-je le courage d'emprunter derechef à la poésie de Pierre de Massot le vocable dont il use sans fausse honte, après les plus langoureux des virtuoses classiques de la chaire, et de dire que ces voix sont celles des "bien-aimés"? Le départ que j'esquisse n'est pas strict entre les influences qui s'exercent sur la plume et celles qui pèsent sur la parole. Mais si c'est l'expression orale que tendent à modeler surtout les bien-aimés qui parlent en moi, c'est parce que leurs voix ont une voix, des inflexions particulières, un timbre, un accent même, bien souvent, et d'autant plus que beaucoup furent et sont étrangers. Ceux-là sont dans ma tête les plus bavards. Leurs démêlés avec le français devaient bien être un de leurs charmes, pour qu'ils ne cessent de se poursuivre en moi, des lustres et des années plus tard, dans certains cas. 90

Quand nous étions si pauvres que nos plus modestes projets se trouvaient d'avance condamnés, ce qui ne m'empêchait pas tout à fait d'en élaborer d'autres, et de plus ambitieux, tu me rappelais à la réalité d'une seule question, toujours la même, littéralement traduite de ta propre langue, je suppose, et qui portait la trace de tes rapports scabreux avec notre délicat partitif: « Mais avec quoi pour d'argent?» voulais-tu savoir. J'aimerais bien le savoir aussi. C'est une interrogation que j'ai souvent lieu de réitérer, et jamais elle ne se présente à mon insouciance, pour la gâcher, en d'autres termes. J'y suis tellement habitué qu'il m'arrive même de la formuler tout haut dans la conversation, sa~ y penser. Mon charabia, rejeton de ton sabir, ne laisse_pas de surprendre un peu. Tel autre pérégrin très aimé avait accoutumé de malmener la grammaire sans s'en montrer outre mesure préoccupé, dans l'ensemble, mais témoignait soudain des scrupules syntaxiques les plus délicats dans des phrases ou des expressions familières qui ne prennent chez nous tout leur sens que de s'en dispenser énergiquement. Lui, par exemple, s'il voulait manifester son indignation, sérieuse ou plus souvent feinte, car son caractère est complaisant, ou bien marquer son emphatique rejet d'une hypothèse qu'il estimait absurde, s'accrochait à la correction la plus stricte pour s'écrier : « Mais ça ne va pas, non ! » Je ne sais de quelles fréquentations méridionales antérieures à notre rencontre il avait contracté, du disgracieux mot con, qu'il finit par me faire trouver presque attachant, un usage non seulement exempt de toute malveillance, mais même plutôt affectueux. Si par exemple il me voyait de particulièrement bonne humeur, à la suite ou dans l'attente d'un plaisir ou d'un autre, il prenait un air narquoisement 91

attendri pour se dire à lui-même en souriant, dans un hochement de tête, avec son exotique élocution : « Il est tout contin, ce con! » Il n'y a pas que les étrangers pour maltraiter la langue, par méconnaissance ou plaisanterie. Van est bien français, de la Somme, qui disait: « En voilà une nouvelle qu'elle est bonne! » (ou bien « qu'elle est mauvaise», d'ailleurs). Ce que j'aimais le plus dans cette tournure, c'était sans doute celle de Van et sa mèche blonde, soit, mais aussi la fulgurante audace à mes yeux. La transgression, dont le concept m'ennuie tellement dans le domaine des mœurs, parce que de ce côté-là je ne perçois pas d'interdit (sauf bien entendu celui qui relève de la morale en général, la vraie, et proscrit l'égoïsme, la méchanceté, quelle atteinte que ce soit à la liberté de l'autre), la transgression ne manque jamais d'exercer sur moi le plus puissant effet dans le champ de la grammaire, où la loi fait l'objet de tous mes respects - fussent-ils inéclairés. Encore faut-il qu'elle se présente sous les actives espèces d'une secousse, d'un petit coup d'État syntaxique ou d'une plaisante échauffourée verbale, et non comme un long désordre mol qui ne reflète que laisseraller, ignorance ou mauvais goût. L'anacoluthe est la plus parfaite de ces escarmouches, à condition bien sûr qu'elle soit originale, inventée, même involontairement, plutôt qu'instituée et rituelle et telle que la prose journalistique en produit à longueur de copie, pour la plus grande polysémie de l'information. L'anacoluthe présente aussi le notable avantage, éminemment bathmologique, d'être une faute chez les méchants et une figure de style, parmi les plus attrayantes, chez les bons écrivains. Mais les attaques au bon ordre de la langue ne sont pas seules à laisser leurs -traces, frémissement lointainement 92

voluptueux, madeleine généralisée, dans le discours de l'amant nostalgique. De simples tics font aussi bien l'affaire, des mots singuliers, quelque hapax, des acceptions inédites, des constructions particulières ou seulement fortement récurrentes. Je pourrais pour ma part citer des dizaines d'exemples et d'abord, depuis mon plus lointain passé sentimental, ou presque, en témoignage dès lors d'une rare longévité d'influence, le comme tout à fait spécial, ne serait-ce que par son insistance, d'un adolescent de quinze ans qui voyageait avec moi, quand j'en avais dix-neuf, à travers la plus occidentale Angleterre et les confins des Galles. J'ai souvent revu ce compagnon, il n'a plus quinze ans mais il clit toujours, ainsi qu'il le faisait sur le pier de Weston..superMare, sur le Royal Crescent de Bath ou dans les jardins de Doddington Bouse : « C'est vrai, il est très sympathique, comme garçon», « Ah oui, elle est agréable, comme voiture», « Tu n'es pas trop fatigué, comme conducteur?»; ou, d'un aubergiste qui ne voulait plus quitter la chambre qu'il nous montrait, à Lytton (ou peut-être à Lynmouth) : « Il est un peu bizarre, quand même, comme hôtelier, non?». Et quelquefois : « Tu es plutôt gentil, tout de même, comme garçon. » Oui, comme garçon, bien entendu, reste l'archétype absolu de ce tour innombrable. Je ne sais plus si c'est le même O., son inventeur, qui l'avait malicieusement enrichi, d'emblée, d'un simple généralement taquin, qui, sans que j'y sois pour rien, était promis aussi, dans ma petite mythologie langagière, au plus tenace succès : « Tu es plutôt ingénieux, comme simple p'tit mec», « Eh bien, tu en sais des trucs, comme simple Brésilien», « Il en a une grosse queue, celui-là, comme simple bidasse». Etc. Toujours est-il que sur ce comme à la fortune inamissible flottent un sourire précis et la lumière atlantique de ces comtés orageux pleins de roses, le Gloucestershire, le Devon et la Cornouaille ultime, tout en légendes, en philtres et en promenades au phare. 93

Du Suisse Bernard me vient un Euhhhhh ! très appuyé, mais aussi très prolongé, qui semble pouvoir servir aussi bien à marquer la surprise, la désapprobation, l'enthousiaste admiration, certainement le désir; tandis que ton quoi???!!! de deux syllabes au moins, qui paraissait d'abord s'étrangler gutturalement pour n'en jaillir que plus fort (kkkkkouwahhhhh ???!!!) finit par recouvrir chez moi, comme chez toi, sous la comique défroque de la plus vive protestation prétendue, un très cordial et presque tendre assentiment. Un visage, un langage, un paysage. Si je suis légèrement en délicatesse avec les Italiens, ces temps-ci, je garde intact mon amour à l'Italie, dont c'est l'un des principaux mérites et des charmes à mes yeux que de proposer, de cette équation qui pourrait bien être celle-là même du bonheur, l'une des plus élégantes formulations, fécondes et lyriques, que je connaisse. Nul, rencontré dans un parc, un colloque ou la rue, qui ne soit très intensément de quelque part, dans la péninsule et ses îles. Et ces lieux d'origine sont toujours très forts, puissamment chargés d'une histoire, d'une culture aux nuances distinctes, d'un vigoureux prestige poétique. En France, il faut bien le reconnaître, la plupart des patries locales, sauf Paris - mais de celle-là personne ne peut se targuer, tant elle est le bien commun - n'ont qu'un assez faible pouvoir d'évocation. Se dire breton, sans doute, c'est susciter encore, autour de soi, quelques images, des pompons, des binious ou Querelle; mais invoquer po~r terroir la Champagne, la Guyenne ou l'Artois, se proclamer de Châlons-sur-Marne ou de Bordeaux, de Grenoble ou d'Alençon, ce n'est pas, du moins me semble-t-il, faute d'exotisme de ces noms à mon oreille, peut-être, se parer d'un rayonnement comparable à celui dont Florence ou l'Ombrie, Trieste ou la Sicile, Naples, Agrigente ou Mantoue revêtent leurs enfants éloignés. La "francité" provinciale n'a 94

de séduction que globale, enveloppante, par ce qu'elle suggère encore, parfois, de ces vertus de droiture, de mesure et de loyauté dont Proust voyait la source ou le symbole à Saint-André-des-Champs. Un très vif attachement me lie, de façon d'ailleurs curieusement érotique, aux qualités morales de ce type qu'il a si bien dépeint (et donc un peu créé), le "Français de Saint-André-des-Champs". C'est cette entité de l'idéal qui m'émeut, pourvu qu'il n'y contredise pas trop, chez un Lochois, chez un Saintongeais ou chez un Anicien, plus que Loches, que la Saintonge ou que le Puy. Être vénitien, en revanche, c'est s'avancer, lourde responsabilité, dans la lumière de Bordone ou du Titien, parmi les moh:es et les damas de Véronèse, entre les nuées de Tiepolo. Watteau ne confère que bien peu de sa gloire aux Valenciennois, Ingres aux Montalbanais, Matisse aux garçons du Cateau, s'il y en a. Les Aixois ne me font que rarement penser à Cézanne, les Toulonnais à Puget, les Dijonnais à Rameau, jamais à Pascal les Clermontois; tandis que n'importe quel Urbinois, serait-il tout à fait inculte et ressemblât-il à Fred Mercury, profite sans le savoir d'une grâce raphaélesque, qu'on n'est pas d'Arezzo sans traîner après soi la Légende dorée de Piero ni sans en avoir les maxillaires plus marqués, et que dans mon ami d'Empoli, qui sans doute eût été bien surpris de l'apprendre, j'aimais aussi Pontormo. Encore l'art n'est-il pas seul à savoir orner les berceaux des Italiens, et donc eux-mêmes par contre-coup. La Calabre, malgré mon cher Mattia Preti, dont la statue naïve a reçu mon hommage à Taverna, sur les pentes ravinées de la Silla méridionale, n'adoucit pas les Calabrais de la formidable aura de génie que peuvent prodiguer Rome, Ferrare, Vicence ou la Toscane. Un détour cependant n'y sera jamais perdu, vers tel bourg égaré qu'invoquait spleenétiquement pour fief un camarade d'hiver, il y a plusieurs hivers, sur les 95

quais d'un Arno glacial. Un montagneux rivage, des pâturages suspendus, très haut par-dessus la mer tyrrhénienne, un vieux village sur un sommet : son nom sur la carte, par hasard aperçu, vous a fait quitter la grande route, suivre de mauvais chemins, serpenter entre des murs de pierre. Falconara Albanese : si ce promontoire était tout entier dans le cliquetis des petites cuillères autour d'une tasse de chocolat, au fond d'un café triste de Pise ou d'un brumeux décembre des monts Métallifères, eux, maintenant, Volterra, les Cascine, et Côme de Médicis sur son cava/lino de la Seigneurerie, lui rendent dans l'acide printemps la visite qu'il leur fit, par l'improbable intermédiaire de cet étudiant scénographe, qui règne aujourd'hui sur quelque théâtre de Bolzano, d'Otrante ou de Potenza. L'ardent intérêt que suscitait en moi sa patrie, et qu'elle n'a pas déçu, bien au contraire, était accru par la langue qu'on y parlait encore, me disait-il, l'albanais. Mais sans atteindre forcément à des pittoresques aussi marqués, chaque canton d'Italie se distingue par un dialecte, un accent, un vocabulaire, un usage qui lui soit propre de l'italien. Tondelli, dans son Pao Pao, très joli livre et qui très souvent me donne le regret de n'avoir pas été là, dans la contagieuse vivacité de ce qu'il raconte, un soir de Rome, des conciliabules de permissionnaires amoureux sur la piazza Colonna, des ivresses au Transtévère, évoque à merveille, éclatant dans une chambrée d'Orvieto, « tutta la

babele del/1talia rustica e regionale (. .. ), un casino poliglotta, una sarabanda del dialetto e del falsetto, tutta una kermesse del vocio nazional-popolare da dare i bividi. » Pourquoi n'y aurait-il pas des épigraphes de fin de chapitre? Écrire sur de l'écrit, parler sur de l'aimé. La langue est un paysage et la terre un langage, matière offerte d'un long roman foisonnant, d'un poème tumultueux et labile, épopée vers les hauts qui s'élégise en vergers dans les 96

creux, sur les bords des rivières où se taillent les calames et les flûtes. Ces géographies de syllabes, ces sentiers de campagne, ces mots, ces belvédères, ces places où l'on s'assied sur le bord des fontaines, ces membres de phrases, ces balcons en forêt, ces paroles qui traversent avec nous la rue, la page, les frontières et la vie, d'où leur viennent leur relief, leurs résonances, l'air qui nous rafraîchit à les entendre, à les chérir? De l'art des maîtres et de la voix des bien-aimés.

IX (FUGUE, AVEC INVOCATION À U DIVINITÉ. L'ÉBLOUISSEMENT SUR U TERRASSE)

« L'existence de Dieu ne regarde que lui»: ce tranchant aphorisme de Louis Scutenaire est cité dans l'article nécrologique que consacrait un Monde récent à l'auteur de Mes Inscriptions. « Comme si le destin faisait un clin d'œil », dit encore le journal, une crise cardiaque a terrassé le poète belge, le 15 août dernier, tandis qu'il regardait une émission sur son grand ami Magritte, diffusée pour le vingtième anniversaire de la mort du peintre, le 15 août 1967. De cette mort-là je me souviens parfaitement, à cause d'une autre coïncidence, moins funèbre. J'étais à la campagne, dans notre maison de Landogne, aux confins du Puy-de-Dôme et de la Creuse. Je suis sorti seul juste après le dîner, ce soir-là, pour faire une promenade à pied, toujours la même à cette heure, le long de l'étang, de la route du Montel et d'un petit chemin de crête entre deux haies, contournant ainsi la très vaste prairie qui déploie dès au-delà du jardin son hémicycle irrégulier. Au prix de ce plutôt long détour, je me suis trouvé précisément en face, mais assez loin - entre nous la petite vallée - de la façade sombre que perçaient seules, vivement éclairées parmi les feuillages noirs et sous la couverture très en pente des combles, les trois ou quatre fenêtres ouvertes d:y_ne salle à manger, d'une chambre ou d'un salon. Par-

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dessus la masse obscure des frondaisons et des toits, le ciel était si clair, cette nuit-là, qu'on voyait distinctement courir à travers lui les nuages, parmi ce qui paraissait encore du bleu. Et j'ai songé, bien entendu - j'y songeais d'ailleurs souvent à cette époque, surtout à cause de leur titre, peutêtre - à ces toiles sœurs mais non pas tout à fait jumelles des Musées royaux de Bruxelles et de la collection Guggenheim, à Venise, L'Empire des lumières. Lorsque j'ai regagné la maison, l'esprit tout occupé de ces tableaux, on m'a dit que Magritte était mort : le poste venait de l'annoncer. C'était encore cette période de l'année, proche de la Saint-Laurent et de ses larmes, où les constellations ne tiennent pas en place, où tout est signe, sur nos têtes, chutes d'étoiles, tumulte silencieux des astres affolés. Durant ce mois d'août lointain et solitaire, au fin fond de la campagne française, je pensais beaucoup à SaintTropez, d'où m'envoyait quelques lettres et deux ou trois cartes ce même O. qui, quelques semaines plus tôt, avait parcouru l'Angleterre à mes côtés. Il trouvait Saint-Tropez amusant, comme pays. C'était en principe tout ce que je détestais, la foule, les encombrements, les parades de gourmettes, de bronzages huileux et de rengaines. Pourtant, plus peut-être que la jalousie à l'égard de cet O., j'éprouvais l'envie de ses plaisirs. L'homosexualité confond facilement ces deux travers, puisqu'on peut y désirer ses rivaux. Enterré dans les plis herbagers des Combrailles profondes, je me représentais la Côte d'Azur comme une suite ininterrompue de voluptés, de caresses dans des caves, de baisers sur des ports ou des ponts, d'étreintes sur le sable, de chambres torrides, de draps froissés, repoussés par les corps enchevêtrés dans la sueur et dans l'assouvissement. 100

Cet été-ci, maintenant, vingt ans plus tard, c'est d'Ibiza qu'on me bombarde gentiment de cartolines ou de lettres enthousiastes. Voilà le quatrième correspondant qui s'étonne que je ne sois jamais allé dans cette île, et qui m'assure que j'en serais fanatique. A l'en croire et ses prédécesseurs, et je n'y suis que trop porté, tous les plaisirs se verraient là-bas offerts à profusion. La vie n'y serait que dances, enlacements, amours et longs loisirs. Comment puis-je me priver de cela, veulent-ils savoir? Je me le demande bien aussi. Quand j'ai commencé d'aller en Espagne, curieusement tard, visiter la Vieille-Castille, l'Estrémadure, la Manche ou l'Andalousie me paraissait plus urgent. Tandis que d'autres s'embrassaient en riant sur les plages de Sitgès, de Torremolinos ou des Baléares, j'étais étendu dans l'herbe au milieu du cloître de San Juan, à Soria, dans la forteresse de Gormaz, à Numance ou sur les bords du lac Noir. Castilla de la muerte ! Était-ce quelque désir de souffrir qui m'attirait sur ces plateaux pelés, gris de plomb, tachetés de rouille ardente, dans ses inquiétantes forêts de hêtres et de pins mêlés, sur ces montagnes bleues, terres du romancero? Voire une affectation, un dédain, une compulsion d'absence? Non : m'attendaient ou m'accompagnaient, aux sources du Duero, d'autres plaisirs, que je ne regrette certes pas d'avoir connus. Mais ceux d'lbiza me manquent, oui, que je ne fais qu'imaginer, peut-être plus vifs qu'ils ne sont en réalité. Est-il trop tard pour y goûter, trop tard pour moi, trop tard pour eux, trop tard pour Ibiza dont les fastes achriens sont sans doute un peu compromis, lorsque j'écris cela? Je n'ai débarqué sur Mykonos qu'à l'heure où déjà s'était bien estompée sa gloire, et j'ai pris en grippe ce rocher du jour au lendemain, qui m'a vu fuir vers Naxos, et vers ses pauvres kouroi mutilés, renversés dans des enclos potagers. Je n'ai pas connu Fire Island, ni Key West, ni Provincetown. J'ai beaucoup pratiqué San Francisco, mais 101

j'ai toujours eu l'impression d'y demeurer en marge, d'y

laisser échapper quelque chose, l'essentiel peut-être, d'échouer à pénétrer au cœur de ce qui pouvait s'y trouver d'unique (et d'un certain point de vue, ce n'est peut-être pas plus mal). De la vie gayd'Amsterdam, mes expériences sont anciennes, très fragmentaires, plutôt floues. Je sais peu de chose des sensualités de Londres, pratiquement rien de celles de l'Allemagne, rien du tout de celles du Brésil (telles du moins, veux-je dire, qu'on les goûte au Brésil). Mes amis ne se rendent pas compte du frémissement presque douloureux de concupiscence qu'ils déclenchent en moi, quand ils me parlent avec un lyrisme négligent d'un ponton à Genève, d'un fond discret du lac de Neuchâtel ou du café des Négociants, à Lausanne (le café des Négociants m'a tellement fait rêver, avec ses mythiques petits bûcherons descendus de leurs montagnes, de Gruyère ou des Pléiades, le samedi soir, qu'il a fini par changer de nom sans m'attendre). Même de Milan, la toute proche Milan, que connais-je, quant aux satisfactions des sens? Encore ne sont-elles pas tout, loin de là, sauf à convoquer tous les sens, et le « sentiment géographique». Pourquoi n'ai-je jamais vu Cuzco, ni Madère, ni Patmos, ni le Népal ou le Chaco? Quand toucherai-je enfin Byzance, et Samarcande, et Surgères, et Kyoto? Marcherons-nous dans Ouro Preto, mon bien-aimé? Dans Limerick, dans Odessa, dans Trébizonde, dans Laramie? Mais le train passe et /'heure passe et le temps passe... Poussin, bizarrement, représente pour moi ces jours-ci la figure emblématique de cette inquiétude d'adhérer si peu, si mal au réel, de « passer à côté», comme on dit, de l'existence. C'est à cause de quelques lignes de Bonnefoy, encore une fois, sur le « sentiment obsédant », chez ce plus romain des Français, « de la limitation personnelle», sur son « regret (étant donnée la sensualité que je disais tout à l'heure) des biens qu'il n'a pu saisir. Il s'ensuit un conflit de chaque instant, 102

une angoisse, et aussi un rêve, pour s'en guenr. Dans combien de tableaux de Poussin, encouragé à cela par l'exemple des Bacchanales du Titien - par la "couleur" vénitienne - s'est-il laissé aller à la rêverie d'une participation infinie à la richesse sensible, d'un surabondant âge d'or pour un être humain sans limites! C'est en quoi il peut être si voisin parfois de Cortone. Mais bientôt la blessure se réveille (attention, voici le plus beau) : et ce sont alors ces inscriptions sur des tombes, ces villes inaccessibles sur des collines, qui rappellent que la plénitude entrevue n'est qu'une illusion à jamais. Toujours Poussin sera déchiré par ces deux intuitions opposées d'une profusion du réel et des limites de la personne. » Sur cette longue citation m'arrive Philippe, hier soir, qui revient tout faraud du Québec et qui m'assure que Québec, la ville, et les petits Québécois (sic)« sont tout à fait pour toi. Je pensais à toi tout le temps. Tu deviendrais fou! » Hélas, je le suis déjà. Tout ce qui me reste à faire, c'est d'espérer que je ne supporterai pas leur accent ... Fragile barrière. Le Québec, maintenant ! Il ne manquait plus que ça ! Un pays « qui n'a su/ Même se procurer un Théocrite! » Il a su cependant produire un Nelligan, et j'ai toujours trouvé rudement joli Hector de Saint-Denys Garneau, dans les photographies des dictionnaires. Mais quand voulez-vous que j'aille au Québec? (le chœur ne cache pas qu'il s'en fout) A Ibiza? A Todi? Aux Négo, comme dit Bernard? A Londres? A New York où je ne suis pas retourné depuis bientôt dix ans? Et quand bien même j'en trouverais le temps, « avec quoi pour d'argent? » Barrès, récemment relu, est très explicite sur l'absolue nécessité de l'argent, pour l'Homme libre et pour l'expansion de son moi, très cher objet 103

de tous ses soins. Presque tous les Américains que je connais ont cette aisance qui leur permet de glisser tranquillement d'Hawaï à Taormina, de Saint-Bart à Louxor, de Londres à Venise. Les vilains sentiments d'envie que j'entretiens à leur endroit sont tempérés seulement par cette constatation méchante (il faut combattre ses petitesses par ses médiocrités, ses défauts par ses travers, ses vices par ses vices) : nombre d'entre eux, qui voyagent en effet beaucoup, ne voient cependant pas grand-chose ... Ou bien, effroyable soupçon, si Rome après tout c'était bien davantage les boutiques de la via Condotti que le mausolée de Constance, et l'Espagne les boîtes d'Ibiza que les hauteurs d'Urbion? Ach ! Et d'ailleurs, de toute façon, est-ce que je vois si bien moi-même, pour me permettre de faire le fier? Les musées, sans doute, autant que je peux, les églises, les palais, les places, les monuments, les parcs, les ruines, les jardins, oui ; et je m'efforce d'apprendre tout ce que je puis savoir de l'histoire du pays, de ses grands hommes, de ses artistes ; mais qu'est-ce que j'explore de sa réalité quotidienne, de son économie, des difficultés de la vie qu'on y mène? Et qui rencontré-je de ses habitants, à part les quelques garçons qui veulent bien de moi? Et même avec ceux-là, que de malentendus, que d'histoires qui se perdent à peine ébauchées, purs tropismes, phrases inachevées, mots pour un autre, points de suspension ... Comme s'il était fatal que nous butions toujours, tôt ou tard, très tôt, très tard, sur l'inaltérable altérité de l'autre, sur l'adèle profusion de la terre et sa spécieuse clarté, sur notre propre obstination stupide à courir toujours notre chance le long des mêmes couloirs, dans le labyrinthe tout en miroirs déformants des regards, des gestes et des paroles. Un soupçon vous prendra-t-il pas, l04

à la fin : et si ces quiproquos, ces chassés-croisés, ces pataquès n'étaient nullement des accidents, s'ils étaient de l'essence de notre rapport avec le monde, au contraire, si ce peu d'adhésion au temps, aux lieux, aux êtres était la norme, ou seulement la nôtre? Un troisième type d'absence s'entrevoit là qui n'a pas pour nature un regret nostalgique, ni davantage une attente, une espérance. Cette absence-ci ne porte pas sur ce qui nous est déjà connu, pas non plus sur le tout à fait inconnu. Ce sont les discours des autres ou leurs lettres, leurs silences, leurs dérobades ou celles des villes, des îles, des livres, des jours ou de notre volonté, que sais-je, qui nous la font ressentir comme douloureuse, au présent. C'est une absence cum facto. Pourquoi ne suis-je pas là-bas, anch'io, maintenant, avec eux, serait-ce seulement pour que me manque, comme il adviendrait sans nul doute, cet impalpable ici? Que me veut cet at home obèse ? Au lieu de quoi, si je m'échappe une après-midi de ma table, c'est pour lire consciencieusement Histoire de /'œil sur la plage d'Ostie, qui n'est plus ce qu'elle était, elle non plus. Combien j'ai pu le désirer pourtant, ce Bucco, le km. 8, comme on appelle dans la région ce segment de la côte et des dunes! Nous étions dans les montagnes de l'Espinousse, au-dessus de Saint-Pons-de-Thomières : F. me disait qu'il avait passé dans ces buissons, dans cette mer qui prend très lentement sa profondeur et qui même, après qu'elle l'a prise, y renonce pour vous offrir encore, loin du rivage et des regards, un plateau tranquille où l'on a pied pour d'aquatiques rapprochements, la plus belle journée de sa vie. La plus belle journée de la mienne, ce n'est pas Bataille qui va me l'offrir. Je l'ai toujours envisagé comme un ennemi : « Mais dès lors, il n'était plus de doute : je n'aimais pas ce qu'on 105

nomme "les plaisirs de la chair" en effet parce qu'ils sont fades. J'aimais ce que l'on tient pour "sale". » En quoi cela me concerne-t-il? Le "sale" ne m'excite en rien, je déteste les "petites saletés" et j'ai horreur de "l'érotisme", de ses absurdes mises en scène, de ses machines, de ses rituels, de ses défroques. « La débauche que je connais souille non seulement mon corps et mes pensées mais tout ce que j'imagine devant elle et surtout l'univers étoilé ... » Celle que je connais pour ma part, et qu'il ne me viendrait jamais à l'esprit de nommer ainsi, ne souille rien ni personne, et surtout pas l'univers étoilé, qu'elle m'ouvre et qu'elle offre à mon cœur, à mes souleurs, à mes vertiges. Bataille, cependant, est un très honorable adversaire. L'homme était certainement attachant, on ne le voit jamais que très élégamment vêtu, sur les photographies, son expression est vive, non dénuée d'un froncement de bonté, très légèrement doucereux; c'est une étincelante intelligence et c'est un très bel écrivain. Si je suis en permanence dressé contre tout ce qu'il avance, je puis reconnaître son art de faire circuler des signes, et l'apprécier d'autant davantage que ces motifs en leurs échanges s'agencent de préférence, comme tous ceux qui m'écrivent, autour de l'œil. Mais seule une pensée profondément religieuse, ou même lourdement chrétienne, au moins de formation et de moule, peut entrer sans répugnance, ou mieux encore avec une répugnance qui soit une délectation, dans cet univers où la chair et le mal ont nécessairement partie liée, et qui ne saurait trouver que dans le sacrilège, comme en témoigne le dernier chapitre du livre, la pointe la plus aiguë de sa jouissance. Bataille et moi sommes nés à quelques lieues à peine de distance. J'ai visité plusieurs fois le beau séminaire, tourné vers les immensités jaune pâle et bleuissantes de la planèze, où dans Saint-Flour il fit ses classes. Rien n'éclaire pour moi, néanmoins, les 106

arcanes sacrés où cet esprit processionne, avec les corps qu'il pousse devant lui pour qu'en soient souillés voluptueusement les sanctuaires. La religion, cependant, il se pourrait bien que jamais je ne m'en sois approché de si près qu'au fil mal tendu de ces Élégies. Ce n'est pas pour m'y soumettre, et ce n'est pas non plus pour la bafouer, autre forme, et rageuse, de l'hommage et de l'acte de foi. Mais nous vivons depuis des mois dans l'encerclement toujours plus étroit d'un fléau. Vers le fond de toutes les lettres, tapie dans les moindres échanges de nouvelles, fatal butoir de tous les tours d'horizon, se cachapt un moment de ce côté-là pour mieux ricaner de celuJ-ci, la mort, la mort, toujours la mort : fastidieuse, répétitive, terriblement dépourvue d'invention. La mort oblige à méditer sur l'absence, dont elle est le fin mot, et l'absence sur Dieu, dont elle est un des noms. C'est au point que nous vient aux lèvres une prière, qui n'a de sens que de ne pouvoir être entendue par Personne : « Dieu

qui n'êtes pas, notre Maître en absence, ouvrez-nous les chemins de la terre sans chemins. Laissez Votre silence nous enseigner le nôtre. Autant qu'à Vos églises, Vous manquez à la nuit, Suprême Carence, Vous manquez à la nature, aux déserts, aux forêts, aux plateaux comme à la mer, comme à nos âmes et à nos vies. Ce vide qui dans certains de ses épanouissements impeccables a seul été capable, parfois, de nous faire lointainement ressentir, par un gouffre qu'il ouvrait en nous, la majesté sans pareille de Votre néant, creusez-le davantage en nous. Daignez en aggraver notre soif, vivifiez-en notre désir. ô permanente Éclipse, et sans Vous commander, faites-nous participer de Votre formidable inanité. ô Très-Absent, Creux des Creux, Abyme dans l'Abîme, Dieu sans mémoire, sans origine et 107

sans avenir, ne nous en veuillez pas d'avoir été. Considérez plutôt la méticuleuse imperfection que nous y avons mise, et consentez d'y voir mieux qu'une ressemblance, une aspiration vers Votre essence, un fragment, déjà, de Votre divinité. Et permettez-nous désormais d'être Vous, ou de n'être Rien : ce n'est pas incompatible. » Cependant jusqu'à présent je ne meurs pas, comme il aurait semblé dans l'ordre des choses, pourtant, que je fisse, et des jours. Il sera toujours temps, plus tard, demain, de réparer cette anomalie. De mon point de vue, rien ne presse. Il me semble que je n'ai pas particulièrement peur de la mort, encore que ce soit sans doute bien autre chose d'en parler de loin, comme je fais, ou de très près mais sans la voir encore s'approcher, et de la regarder droit dans les yeux. La maladie m'effraie bien davantage, et la douleur. Je ne leur trouve pas de rime : rien qui les rattache à quoi que ce soit que j'aime, aucune résonance pour moi poétique, nul pouvoir d'exalter, fût-ce à la façon d'un affreux précipice. Elles ont toute une littérature, que j'ai peu pratiquée ; sans doute une musique, peut-être un grand art : je m'en suis toujours tenu craintivement à distance. Que ce soit à tort se pourrait bien. Mais il est trop tard pour changer, sauf par la force du mal. Est-ce que tout ce que je lis commente ce que j'écris, s'en moque, ironise, suggère en pouffant des ajouts, des notes, des retraits? Ou bien si je n'écris qu'en marge de ce que je lis? On dirait les deux activités confondues, l'une offrant à l'autre des milliers d'harmoniques, que l'instant ni la phrase, malgré leur désir de ne pas faire de choix, leur refus de tailler dans le vif, leurs bras ouverts, trop ouverts, ne peuvent accueillir toutes, sauf à se diluer avec elles. A peine avais-je quitté l' Histoire de /'œi/, c'était pour rejoindre, tout à fait par 108

hasard (ou presque, le presque étant la modalité la plus habituelle du hasard, aussi friand d'approximations qu'un amateur de calembours, qu'un Italien ou qu'un écrivain scripturaliste), Il Filo del/'orizonte. C'est à Tabucchi, l'auteur, aidé de son épouse Maria José de Lancastre, qu'on doit la merveilleuse édition italienne, bilingue, bien entendu, de la plupart des œuvres de Pessoa, de ses amis et de ses masques. Tout est passage dans l'absence; tout est signal, appel, échange ; et les secrets que nous ne savons pas, la nuit aux mille oreilles nous les chante, à travers la mer qui nous sépare... Le vide est plein d'échos. Or le Fil de cet horizon-là passe souvent par l'homme de Lisbonne, et le golfe de Gênes~ dans le roman, vous prend plus d'une fois des airs de-mer de Paille. « Le comptable Faldini a le visage de qui n'a fait qu'écrire, sa vie durant, des lettres pour des pays lointains en regardant par la fenêtre un paysage de containers et de grues. » Si l'enquêteur, un employé cinéphile de la morgue, et porté sur les Élégies de Duino, s'appelle Spino, non sans que Spinoza, cet autre Portugais, y soit un peu pour quelque chose, la victime, un jeune homme inconnu, meurt sous le nom d'emprunt de Noboldi, et même bientôt de Nobodi (« nessuno », n.dr.). Personne ne saurait s'étonner, dans ces conditions-là, si les investigations ne mènent nulle part, c'est-à-dire à Dieu, c'est-à-dire à Rien, comme nous croyons l'avoir hâtivement démontré (mais je ne suis pas sûr d'avoir bien compris). Nommons ce smog Père éternel. Le bon Spino, quoi qu'il en soit, s'avance la nuit le long des inquiétants dépôts portuaires, et les lampadaires anti-brouillard ne tirent pas de son corps moins de quatre ombres, projetées dans des directions opposées, « comme si elles voulaient fuir de lui à chacun de ses pas ». C'est moi, dit-il, je suis venu. Mais le dernier paragraphe est formel : « Solo in quel momento ho avuto /'assoluta certezza che in quel luogo non c'era nessuno. » 109

En somme Personne n'y est pas : c'est le moins qu'il puisse faire. Hors texte, juste avant la liste des volumes « de la même collection» (I Narratori), une note précise encore: « Ce livre est'débiteur d'une ville, d'un hiver particulièrement froid et d'une fenêtre. » Pour l'hiver froid je crois m'en souvenir, et suppose qu'il s'agit de celui de 1986, qui vit un demi-mètre de neige recouvrir le parc et les parterres, ici, et les branches des pins parasols se briser sous ce poids, pour former un chaos qui barrait les allées. Pour la fenêtre, à qui le dit-il : tous les livres ou du moins tous les miens sont « écrits à la fenêtre», et je suis heureux que le second mot qu'on ait jamais publié de moi, après celui qui désigne le travail, étroitement associés l'un à l'autre, soit précisément celui-ci: « Une table, une fenêtre, une table près d'une fenêtre, et la vue, les vues. » Quant à la ville, elle n'est pas nommée, sauf sur le dos de la couverture ; mais par chance on ne saurait dire d'elle, selon le cliché de rigueur, que « ce pourrait être n'importe quelle ville», ou « n'importe quel port de mer». Non, mille détails et cet ascenceur, qui fait communiquer avec ceux des hauteurs les quartiers historiques et passablement déchus du centre, ne trompent pas, même si je sais une machine de cet ordre à Bilbao, qui n'est pas sur la mer, et bien sûr à Lisbonne, à deux pas du Chiado. Gênes, donc. J'ai même un moment espéré voir paraître entre deux virgules ce jardin carré du palais Blanc, qui surplombe la Strada Nuova devant le palais Rouge, au-dessus de la petite galerie Locus Solus. Seuls tous les deux, nous y avons regardé des poissons rouges (go/dfish) dans un bassin rond, à la croisée d'allées de sable blanc, dans le précoce évanouissement d'un jour gris, au début de cet hiver qui justement allait être si froid. 0 p/ease remember those days of december : à travers les branches nues des arbres s'allumaient une à une, 110

autre empire des lumières, les hautes et très belles fenêtres des trois palais qui délimitent ce jardin. Le quatrième côté, lui, s'ouvre sur le flanc très abrupt de la montagne que dessert, légèrement sur la gauche, le fameux ascenseur. Je suis sûr qu'on ne voit pas la mer; mais je ne sais pas si par l'interstice de quelque ruelle dégringolant vers le port, et qu'enjambent d'abord, de très haut, les magnifiques passages suspendus bordés de balustrades qui relient, en plein ciel, les terrasses des palais, on n'aperçoit pas quelques mâts, des agrès, le sommet de deux ou trois grues. Probablement pas. Et sans doute la filière pessoane, renforcée par les tresses dont tu la ganses, m'a-t-elle déjà fait passer dans un autr~ jardin, à l'abri d'autres guillemets, au pied d'un ,utre musée : celui des Beaux-Arts, à Lisbonne, comme il était à prévoir. C'est de bien plus près qu'on domine là les activités des docks, et bien plus largement. Nous nous sommes souvent assis sous ces bambous, regardant distraitement, sur les injonctions impérieuses d'un Neptune déhanché, les cargos qui gagnent la passe de Belém, en direction du large, et les ferries qui traversent la baie, vers Almeida. Un été qui nous avait séparés, tu m'avais envoyé de ta campagne des antipodes une première traduction, littérale, du Mensagem de Pessoa, que nous devions ensuite, ensemble, mettre au point. Il écrit dans la nuit sa Chanson de /'.Ami, 0 p/antador de naus a haver, Il écoute en lui-même un silencieux murmure. Mais nous avons été pris de vitesse. Le Fil de /'horizon, qui s'achève donc sur cette Nota a margine, le mot d'yeux en étant le dernier, s'ouvre sur une épigraphe empruntée, de manière un peu surprenante, à Vladimir Jankélévitch. Écrire sur de l'écrit, qui lui-même à son tour ... Mais j'ai changé de lecture, depuis la page précédente. Je suis maintenant dans Rome, le livre des fonda111

tions, de Michel Serres. Et d'emblée : « Comme si un meurtre précédait toujours un meurtre. Comme si une fondation ne suffisait pas pour commencer vraiment. Comme si une origine demandait son origine. » Impossible de suivre toutes les pistes, cher Spino, si l'on entend remonter dans le temps. « ..• on oubliera la boîte du possible, la boîte de Pandore pour lui substituer une séquence analytique maigre, l'un des récits possibles, maigre et fausse, fausse et abstraite et infidèle à l'état des choses. » Serres en vient même à donner raison, peut-être, à Bergson : « L'analyse nous vient de nous retourner vers l'amont du temps. Le mouvement rétrograde du vrai place la vérité le long de chaînes uniformes.» J'en reviens donc à l'épigraphe du Fil, que je retraduis de l'italien vers le français sans pouvoir offrir nulle garantie, là non plus, de retrouver tout à fait l'origine : « l'avoir été appartient en quelque sorte à un "troisième genre", radicalement hétérogène à l'être comme au non-être». Quelle est la véritable première fois ? Qui fut vraiment notre "premier amour"? Tout ne dépend-il pas du sens qu'on donne à l'expression? Il est bien rare, j'imagine, que toutes les définitions désignent ici, sans conteste possible, la même personne. Quant à "premier amant", qu'on pourrait croire moins soumis à l'interprétation, il n'en va pas très différemment. Plus ou moins pour rire, je ne sais plus sous quel prétexte, nous nous battions dans un jardin anglais, à Battle (Sussex) ( maintenant que j'y pense), près des tennis. Et tout d'un coup, comme je le tenais plaqué contre le gazon (se peut-il qu'il n'ait pas été un peu consentant? C'est bien l'un des rares combats que j'aie jamais remportés ... ) je me suis rendu compte, non sans un affolement que submergeait provisoirement la jouissance, que j'étais en train de me répandre sur lui, et de faire sur mon pantalon blanc une grosse tache, qu'il me faudrait précipitamment cacher, en courant tout soudain, sans me retourner, vers la maison 112

(dûment victorienne). J'ai déjà raconté cela dix fois. Les hôtes, qui recevaient de jeunes Français pendant les vacances pour qu'ils apprennent la langue, se nommaient Pontifex. L'une des versions les plus satisfaisantes de l'épisode est celle où Marcel, aux Champs-Élysées, lutte avec Gilberte pour une lettre qu'elle refuse de lui rendre; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu'en fût à peine augmenté l'essoufflement que me donnaient l'exercice musculaire et l'ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l'effort, mon plaisir auquel je ne pus pas m'attarder le temps d'en connaître le goût; aussitôt je pris la lettre. Je m'aperçois aujourd'hui que je ne sais P.lus ' comment s'appelait ce garçon. A force de changer les noms, les vrais se dérobent. Au début, on a tâché de leur -trouver des équivalents, mais comme on ne peut se rappeler, par la suite, si l'on a déjà procédé, ou non, à cette opération, on cherche des substituts aux substituts, et l'on finit par revenir, sur épreuves, par un dernier malencontreux scrupule, au vrai nom d'où l'on était parti, qu'il fallait éviter, qui paraît toujours le plus juste. Ce Gilbert, en tout cas, j'ignore s'il s'avisa de ce qui s'était passé. Puis-je, dans ces conditions, le considérer comme mon "premier amant"? Ou bien Walter? Ou bien Marc? Ou bien toi? Et quand t'ai-je rencontré pour la première fois? Où donc était-ce? A l'Institut d'art et d'archéologie, rue Michelet, où d'abord tu m'es apparu, dans une pièce exiguë sous les combles où se donnait dans les petits matins un cours peu fréquenté sur « les formes romanesques » ( dont voici le beau résultat ... ) ? Au restaurant universitaire du Grand-Palais, où nous nous sommes parlé? Ou bien, avant ceci, mais après cela, dans la salle de la Sorbonne où nous suivions tous deux le séminaire de Jankélévitch (et là nous nous sommes souri)? L'essere stato appartiene in qua/che modo a un « terzo genere ». radicalmente eterogeneo a/l'essere come al non-essere. Nous appelle113

rons cette absence-là cum facto. Bientôt, tu repartais pour ton pays. Je t'avais offert un exemplaire de Terre lointaine, orné d'une dédicace que grâce à l'entremise de quelques amis avait apposée pour toi Julien Green. Vert, et puis blanc, le temps d'un battement de paupières, et puis vert de nouveau. L'autre jour, comme j'allais chercher mon linge chez la blanchisseuse, à l'autre extrémité du parc, j'ai vu sur le terrain de tennis le beau photographe, le fils de H., qui disputait très ardemment une partie, malgré la chaleur de l'après-midi commençante. Il est vrai qu'il était à peu près nu, n'ayant conservé pour jouer qu'un short, qu'il avait encore raccourci par d'ingénieux retroussements, sans doute pour exposer au soleil davantage de son corps, pourtant déjà très sombre en cette fin d'été. His body is a natural dark gold brown ; there is a fuzz of curly black haïr on his chest and belly and thighs. Je n'ai pu m'empêcher de longer à deux ou trois reprises les grillages du court, cherchant les prétextes les plus minces, tout à fait en vain, certainement, pour me donner l'air de passer par là par hasard, di ritorno da una lunga passegiata nel parco. Et j'avais tout à fait l'impression, plutôt mélancolique, forcément, d'être le professeur exilé du roman d'lsherwood, A Single Man. « Posso concedarti al massimo il vantaggio del servizio. Servi, su ! » Que voulezvous, c'était écrit. Le muro torto, qui imprime à son cours, justement à la hauteur des tennis, un virage très marqué, pourrait assez bien continuer les murailles de Ferrare ; certes, c'est en contrebas qu'il se développe, par rapport à l'action qui nous intéresse, mais il domine d'autres courts, publics ceux-là. On vient de présenter à Venise un film tiré des Occhia/i d'oro. La questione é che per giocare a tennis, e ballare, ci vuole il partner. mentre io a Venezia non conoscono nessuno di adatto. P., j'ai dû vous le rappeler déjà, meurt en réclamant ses lunettes. Mais tous les mots sont des mots de la fin. Mille chemins ouverts y conduisent 114

toujours. E poi te dico : Venezia sara bellissima, non discuto, pero non mi ci trovo. Le narrateur évoque à plusieurs reprises les heures passées là, à surveiller une certaine porte, celle de Mark, l'adolescent blond auquel il n'ose rien dire, qu'il perd de vue et qu'il ne reverra qu'une seule fois, vingt ans plus tard. Mais le campus est désert. C'est la fin de l'été indien. Jour de la reconnaissance! Quel temps! me dit-elle, au fond l'été sans fin a laissé la petite ville à elle-même. Vous ne faites rien ici? Who blew and were blown by those human seraphim, the sailors, caresses of Atlantic and Caribbean love. Oh ! vous savez, la fameuse lumière du Sud ... Mais le reste de ses paroles se perd. Jijen entendu, il lui avait dédicacé Passage. Puis dès la page suivante : Giocate, giocate pure : non è di voi che stiamo parlando. Mais de qui d'autre? Et de nouveau : Une table, une fenêtre, etc. George peeps out of the window between the slats of the Venetian blinds and sees in the far distance the two tennis-players still at their game. Maintenant, saurait-on être plus clair? Sans aucun doute. Des fenêtres de sa chambre, etc. Reprenons plutôt Le Fil (tous ces livres sont ouverts en même temps sur la table, retournés pour la plupart, en désordre) : l'unico nesso, frai due oggetti, erano i suoi occhi che li guardavano (p. 99). Dans le dictionnaire italien, le premier mot après nesso (lien, rapport, connexion) est nessuno. Mais ça n'a aucune importance. Ulysse, le cinéaste, est mort parmi les premiers. Ils croient aux signes : aux signaux, aux feux, aux entailles, aux indices ; à toutes les marques, claires ou moins claires, que d'autres ont laissées dans l'infinie forêt des associations. Avez-vous remarqué que they have nothing on their bodies but gym shoes and thick sweat socks and knit shorts etc., very short and very close-fitting etc. Il dit encore : « Et in Arcadia ego. » They are absolutely unaware of the passers-by, isolated in the intentness oftheir game. Mais bientôt 115

la blessure se réveille : et ce sont alors ces inscriptions sur des tombes, ces villes inaccessibles sur les collin.es, etc. You would think there was no net between them. En effet la Mort entre en Arcadie sous les espèces de etc. Le livre de fondations reproduit en couverture une toile de Caron, qui montre un Colisée peut-être un peu stylisé, un cirque colossal, une sorte de tour de Babel romaine. Derrière elle, d'autres monuments occupent l'horizon, un pont sur le Tibre, une mince pyramide, un temple, etc. « Non so se le piacera, padre », ha aggiunto, « é un libro che parla delle strane combinazione della vita ». J'entends à travers vous quel dialogue elle tente avec les chiens, avec l'informe nautonnier. i Padre !, gritaron, y cuando en el hueco de las rocas el eco repetia : i padre ! i padre ! i padre !, ya se los habia tragado el agua de la laguna sin fondo. Or voici que Roman m'appelle de son île : il se propose de venir me voir avant son départ. Il prete ha sorriso e lo ha guardato con indulgenza. Cependant son vrai nom serait Pierre, paraît-il. Il travaille dans une agence de voyages. « Solo Dio conosce tutte le combinazione dell'essistenza, ma solo a noi spetta di scegliere la nostra combinazione fra tutte quelle possibili », ha detto, « solo a noi ». Mais l'élégie peut-elle s'accommoder de l'églogue? L'encyclopédie n'est pas très claire à ce propos, quoiqu'elle soit nettement plus diserte sur l'une que sur l'autre : Sont ainsi fixées, dit-elle, les conventions modernes : scène pastorale, invocation aux muses, lien de la personne pleurée à la nature, méditation sur la destinée et le mal du monde, et conclusion sur une note d'espoir : la mort est le commencement de la vie. Mais non ! La mort est le commencement de la mort. La vie est le commencement de la mort. L'absence est le commencement de l'absence. Mais il y a deux morts, comme il y a deux absences, ou trois : la mort à la faux, la ricaneuse, l'épouvantable ennemie; et la mort terre des morts, l'arrière-pays que tu aimais, 116

ce non-lieu. Le mal, le malentendu, la maladie, voilà la mort à l'œuvre : nulle poésie, nulle grâce qui les puisse ramasser, nul émoi que d'horreur, de commisération et de colère; tandis que l'absence c'est un peu de l'empire des morts, où déjà nous pouvons marcher à Jeurs côtés, croire les entendre, les embrasser dans )a coïncidence, i nessi, les échos, les accords. Pour fëter le deuxième centenaire du séjour de Goethe, on donnait ce soir au Jardin botanique, que j'aperçois d'ici, zone d'ombre parmi les lumières de la ville, de l'autre côté de la vallée qu'elle occupe, sur les pentes du Janicule, un petit spectacle inspiré des Élégies romaines. Hier c'était Carmelo Bene qui depuis la grand-place de Recan-ati récitait quelques-uns des Canti, car on célèbre aussi dans la péninsule, à grand faste que j'approuve, cet été, le cent cinquantième anniversaire de la mort de Leopardi. Douce et claire est la nuit, et sans un souffle. Te souviens-tu que nous sommes allés voir la maison de Naples où il a rendu son asthmatique dernier soupir, sur l'avenue qui mène à Capodimonte ? Nous autres amants nous sommes pieux, nous adorons en silence tous les démons, et cherchons à nous rendre propice chaque dieu et chaque déesse. Dans la chambre vieillotte de la modeste pensione, la grosse armoire à glace renvoyait l'image du balcon, entre les rideaux agités au gré d'un vent léger, et rétablissait les lettres qui se découpaient à l'envers sur la balustrade de fer forgé, devant le golfe répandu, scintillant entre ses caps. Vaghe stelle del/'Orsa je ne pensais pas revenir encore vous contempler e ragionar con voi dalle jinestre. Le petit recueil de poche est orné d'un détail d'un tableau de Wilhelm Schadow, le frère de ce Rudolph qui repose à deux pas d'ici, dans Sant'Andrea delle Frate. Lire, ce n'est jamais que déchiffrer des tombeaux. Ce que Bergson disait du néant et Spinoza du mal, écrit Jankélévitch dans La Mort, le plus épais de ses livres, il faudrait le redire de la mort immanente. La mort domesti117

que, dont Rilke prétend qu'elle habite la vie, n'est pas plus un principe que le silence n'est un langage. Quand nous avons poussé le matin les volets de l'hôtel Nazionale, à Volterra, tout le paysage des plateaux, alentour, s'était évanoui dans la brume. Ombre, que l'ombre efface. Nous avons couru jusqu'au Musée d'art étrusque pour y revoir, malgré le froid, les salles des voyages aux Enfers. Car la présence est le commencement de l'absence: c'est pourquoi justement elle nous est si précieuse, et pourquoi ce nous est un devoir d'en jouir avec toute l'intensité dont nous sommes capables. Regarde, regarde de tous tes yeux ! Garzoncello scherzoso : l'ami des plaisirs, disait ma mère. Service ! crie l'une des voix. In der heroischen Zeit, da Gôtter und Gôttinnem liebten, Folgte Begierde dem Blick, folgte Genuss der Begier. Il croit entendre (ou il désire entendre, je ne sais) le bruit d'un échange de balles, ici - là, ici - ( ) là, si, ici - silence, le silence, et de nouveau, trois fois, quatre fois, davantage, le bruit de la balle prise de volée, relancée, ce mouvement, cet échange toujours épousé, toujours décevant, toujours brisé. Une ligne de caractères serrés, égaux, étonnamment réguliers, s'interrompt en son milieu, à la limite du tiers inférieur de la page. Le silence, donc, la nuit, la place Saint-Georges à Ragusa lbla, la place Saint-Georges à Paris pourquoi pas, le château Saint-Georges à Lisbonne, ses flamants roses, les dragons des sabliers, le lac Noir d'Urbion, l'escalier de Sanfim, cette chambre même que creuse ma lampe, à cette heure (mais la lumière du jour, quand elle y pénétrera, bientôt ne s'y croisera plus sur moi) ; cette table, ce papier blanc où plus rien ne s'écrit, ces murs qui fomentent ma disparition, ces fenêtres, cette ville endormie, tout, et toi qui t'es assis dans ce chambranle, voyageur, et l'adagio Kôchel 540 pour fermer les volets, dans un instant, le souffle haletant du vieux pianiste entre les notes, la rêverie, la fatigue, et demain cet 118

éblouissement sur la terrasse, à midi, chaque faille, chaque évidence, chaque vertige, c'est un peu de l'absence adorable des morts. Rome, villa Médicis, 13 septembre 1987.

I (NOWHERE, U. SA.) . • . . . . . . . . . . . . . • . . . . . • . • • II (GRÀDINU ÜSMIGIU) • . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . • . • . III (LA DOUCEUR DE LA VIE) . . . . • . • . . . . . . . . . . . . . . • IV (L'OSSUAIRE DES SAISONS) ......••••.......•• -. • V (PRÉFACE. LA MORT) . • . . • . • • • • . . • • . . • . • • • • . • . VI (LES JEUNES HOMMES DE SIDON. ÉLOGE DE AM CHAMBRE.

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HOMAMGE A- HYPPOLITE FLANDRIN) . . . • . • • • • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . •. •.

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(L'AMOUR DE BABEL) • • . • • . • • • • • . . . • • • • . • . • . • •

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VII VIII IX

(PROSOPOPÉE DE L'ABSENCE)

(FUGUE, AVEC INVOCATION À LA DIVINITÉ. L'ÉBLOUISSEMENT SUR LA TERRASSE) . • • . • • . . . . . • . . • . . . • • •

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Achevé d'imprimer le 11 mai 1988 dans les ateliers de Normandie Impression S.A. à Alençon (Orne) N° imprimeur : 880596 N° éditeur : 1138 Dépôt légal : mai 1988

~ neuf textes qui composent ce petit livre ont été rédigés sur presque une dizaine d'années, à des moments perdus, pourrait-on dire, du moins pour les premiers. Le vide, le regret, le silence et le temps qui passe ont eu tout loisir, dès lors, de s'immiscer entre eux, parmi leurs paragraphes, dans la matière même de leurs phrases, peut-être, et la couleur de leurs mots; c'est au point que ces proses ne trouvent leur résolution, sur le tard, qu'autour de ce thème, l'absence, dont on dirait qu'elles s'efforcent de constituer, distraitement, une sorte de bref traité, mélancolique, ardent et souriant. ~ Les Elégies pour quelques-uns sont le livre compagnon de Tricks, sa contre-épreuve, si l'on veut : mince puisque Tricks est épais, discursif puisqu'il ne commente pas, lyrique puisqu'il est impassible, sentimental puisqu'il ne parle que des corps et des gestes.

Maquette de couverture : Jean-Pierre Reissner

ISBN: 2-86744-132-3 F 10132-6-88

70 F