Éduquer, gouverner: lire Émile ou De l'éducation de Rousseau avec Michel Foucault
 9782343107844, 234310784X

Table of contents :
Introduction
Première partie : Un gouvernement de l’autre
1. Un personnage conceptuel
2. La question de la liberté
3. Une vigilance éducative
4. Gouverner dans une relation d’égalité
Deuxième partie : Gouverner selon la nature
1. Gouverner à l’intérieur d’un ordre du monde
2. La loi de nature
3. Éthique éducative et chimie
4. L’éducation empiriste de l’homme sensible
Troisième partie : Gouverner et dire vrai
1. « Le courage de la vérité »
2. L’éducation comme acte alèthurgique
3. Fiction et vérité
Quatrième partie : Le gouvernement de soi
1. Le sujet et « l’ère de la gouvernementalité »
2. L’émergence du souci de soi
3. Dire la conduite de soi
4. L’écriture comme « pratique de soi »
Conclusion
Bibliographie
Éditions de Émile ou de l’éducation de JJ. Rousseau
Éditions des autres oeuvres de Rousseau
OEuvres de Gilles Deleuze
OEuvres de Michel Foucault
Autres auteurs
Études sur
Études sur les autres oeuvres de Rousseau
Études sur Michel Foucault
Études sur Gilles Deleuze
Philosophie et sciences de l’éducation
Études sur le stoïcisme
Autres études
Dictionnaires
Table des matières

Citation preview

Valérie Pérez

ÉDUQUER, GOUVERNER Lire Émile ou de l’éducation de Rousseau avec Michel Foucault

Éduquer, gouverner Lire Émile ou de l’éducation de Rousseau avec Michel Foucault

La Philosophie en commun

Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Iván TRUJILLO, De la possibilité d’une fiction historique chez Jacques Derrida, Phénoménologie, grammatologie, poétique, 2016. Marcos AGUIRRE, Cécilia SANCHEZ, Réflexions sur la politique et la culture en Amérique latine. Marcos Garcia de la Huerta, lectures et délectures, 2016.

Valérie PÉREZ

Éduquer, gouverner Lire Émile ou de l’éducation de Rousseau avec Michel Foucault

Illustration de couverture : © Maxence Gonzalez https://www.facebook.com/ Gonza-196902544054072/ [email protected] © L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www. harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-10784-4 EAN : 9782343107844

À D. M.

Introduction « Un gouverneur ! Ô quelle âme sublime... » (Émile ou de l’éducation, Livre I, 263)1 . Dans ses Cours au Collège de France des années 1977-1979, Michel Foucault étudie ce que « gouverner » signifie. Il s’intéresse à l’époque qui va du milieu du XVIe à la fin du XVIIIe siècle et constate qu’une immense littérature de la gouvernementalité s’est développée sur cette période. Deux grands champs de réflexions en ressortent. Le premier concerne les différentes formes possibles de gouvernement. Le second vise à questionner les pratiques gouvernementales et leurs effets. Réfléchir à ce que « gouverner » signifie amène Foucault à constater que ce verbe renvoie à des pratiques multiples. Dans Sécurité, Territoire, Population, il cite Le miroir politique contenant diverses manières de gouverner de Guillaume de la Perrière2 dans lequel il trouve l’idée que « ces multiples formes de gouvernement » s’enchevêtrent et se laissent saisir « à l’intérieur de la société, à l’intérieur de l’État »3 . Un siècle après le texte de La Ferrière, La Mothe Le Vayer fait une « typologie des différentes formes de gouvernement »4 dans une série de textes adressés au Dauphin dans lesquels il identifie « trois types de gouvernement qui relèvent chacun d’une forme de science ou de réflexion particulière : le gouvernement de soimême qui relève de la morale ; l’art de gouverner une famille Toutes les références à Émile ou de l’éducation renvoient à l’édition des Œuvres complètes de Rousseau, Paris, Gallimard (Pléiade),1969. 1

2

Guillaume de la Perrière, Le miroir politique, œuvre non moins utile que nécessaire à tous monarques, roys, princes, seigneurs, magistrats, et autres surintendants et gouverneurs de Républicques, Lyon, Macé Bonhomme, 1555 ; 2e et 3e éd. Paris, 1567. Cité par Michel Foucault, in Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France, 1977-1978, édition établie par Michel Senellart, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2004, note 15, p. 115. 3

Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op.cit., 2004, p. 97.

4

Ibid.

9

comme il faut, et qui relève de l’économie ; et enfin, “la science de bien gouverner” l’État qui, elle, relève de la politique »5. La question du gouvernement ne renvoie donc pas seulement au sens politique de ce mot, mais elle surgit « à propos de bien des questions différentes et sous des aspects tout à fait multiples »6, jusqu’à témoigner aussi d’un renouveau du stoïcisme à travers le principe du gouvernement de soi-même et jusqu’à marquer la naissance du problème du gouvernement des enfants : « c’est la grande problématique de la pédagogie telle qu’elle apparaît et se développe au XVIe siècle »7. Les pratiques de gouvernement sont donc multiples : il y a celles du Prince, bien sûr, mais aussi celles du père de famille, du supérieur d’un couvent, du pédagogue, etc. Quel sens donner alors à la pluralité de ces pratiques ? Et à quelles conditions peut-on penser l’exercice d’un bon gouvernement ? Foucault remarque qu’au XVIIIe siècle, penser le modèle du « bon gouvernement » implique de se pencher sur l’économie et il se réfère au Discours sur l’économie politique dans lequel Rousseau affirme qu’il n’est plus possible de penser la gestion de l’État au sens originel d’économie, terme qui désigne, étymologiquement, « le sage gouvernement de la maison pour le bien commun de toute la famille »8 . Rousseau distingue en effet l’économie générale ou politique, de l’économie domestique ou particulière pour constater, comme le rappelle Foucault, que ces deux formes d’économie « diffèrent trop en grandeur pour pouvoir être administrées de la même manière, et il y aura toujours une extrême différence entre le gouvernement domestique, où le père peut tout voir par lui-même, et le gouvernement civil, où le chef ne voit presque rien que par les yeux d’autrui »9. En partant des textes politiques de Rousseau, Foucault note que l’art de gouverner « ou bien essayait de 5

Ibid.

6

Ibid., p. 92.

7Ibid. 8

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, Paris, Vrin, 2002, p. 41. 9

Ibid.

10

rejoindre la forme générale de la souveraineté, ou bien, ou plutôt en même temps, il se rabattait, et ne pouvait pas ne pas se rabattre sur cette espèce de modèle complet qui était le gouvernement de la famille. Comment faire pour que celui qui gouverne puisse gouverner l'État aussi bien, d'une façon aussi précise, méticuleuse qu'on peut gouverner une famille ? Et par là même, on se trouvait bloqué par cette idée de l'économie qui, à cette époque-là encore, ne se référerait jamais qu'à la gestion d'un petit ensemble constitué par la famille et la maisonnée. La maisonnée et le père de famille d'une part, l'État et le souverain de l’autre : l'art de gouverner ne pouvait pas trouver sa dimension propre »10. D’où le problème suivant : « comment ce sage gouvernement de la famille pourra-t-il, mutatis mutandis, et avec les discontinuités que l’on remarquera, être introduit à l’intérieur de la gestion générale de l’État ? Gouverner un État sera donc mettre en œuvre l’économie, une économie au niveau de l’État tout entier, c'est-à-dire [exercer] à l’égard des habitants, des richesses, de la conduite de tous et de chacun une forme de surveillance, de contrôle, non moins attentive que celle du père de famille sur la maisonnée et ses biens »11. Dans le prolongement de ces réflexions sur les différents champs d’action de l’acte de gouverner, surgit aussi, à partir du XVIIIe siècle, le problème de l’enfance : « il ne s’agit plus seulement de produire un nombre optimal d’enfants, mais de gérer convenablement cet âge de la vie »12. Si les rapports de soumission de l’enfant à l’adulte demeurent, Foucault observe qu’ils doivent cependant « être investis désormais par tout un ensemble d’obligations qui s’imposent à la fois aux parents et aux enfants : obligations d'ordre physique (soins, contact, hygiène, propreté, proximité attentive) ; allaitement des enfants par les mères ; souci d’un habillement sain ; exercices physiques pour assurer le bon développement de l'organisme : corps à corps permanent et contraignant des 10

Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op.cit., 2004, p. 106-107.

11

Ibid., p. 98.

Michel Foucault, « La politique de la santé au XVIIIe siècle », Les machines à guérir. Aux origines de l’hôpital moderne ; dossiers et documents, Paris, Institut de l'environnement, 1976, p. 11-21, repris dans Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 2001, p.19. 12

11

adultes avec les enfants »13. Philippe Ariès fait le même constat : « Au XVIIIe siècle, on retrouve dans la famille ces deux éléments anciens [le mignotage et le fait de considérer l’enfant comme une créature fragile] associés à un élément nouveau : le souci de l’hygiène et de la santé physique. Le soin du corps n’était pas ignoré des moralistes et des éducateurs du XVIIe siècle. On soignait les malades avec dévouement (avec aussi de grandes précautions pour démasquer les simulateurs) mais on ne s’intéressait au corps des bien portants que dans un but moral : un corps mal endurci inclinait à la mollesse, à la paresse, à la concupiscence, à tous les vices ! »14 Ces nouvelles règles, dont Foucault dit qu’elles sont très précises, codifient les relations entre les parents et les enfants et font de la famille non plus seulement « un réseau de relations qui s’inscrit (...) dans un statut social, dans un système de parenté, dans un mécanisme de transmission des biens » mais « un milieu physique dense, saturé, permanent, continu, qui enveloppe, maintient et favorise le corps de l'enfant. Elle prend alors une figure matérielle en se découpant selon une étendue plus étroite ; elle s’organise comme l'entourage proche de l'enfant ; elle tend à devenir pour lui un cadre immédiat de survie et d’évolution »15. Or, qu’est-ce qui constitue ce cadre ? Foucault dit qu’il participe de ce jeu du « soigneux » et du « soigné » qu’il a repéré dans le milieu hospitalier du XVIIIe siècle : s’il y a bien une loi morale essentielle de la famille16 , c’est celle qui consiste à bâtir autour de l’enfant un espace purifié et aéré, mais codifié et coercitif, qui lui assurera un corps sain. Lorsqu’en 1762 Rousseau fait paraître Émile ou de l’éducation, il se situe donc au cœur de deux grands champs de réflexions : les pratiques de gouvernement d’un côté et le soin à 13

Ibid.

14

Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Point Seuil, 1975, p. 185. 15

Foucault, art. cit., 1976, p. 19.

« En tout cas, depuis la fin du XVIIIe siècle, le corps sain, propre, valide, l'espace purifié, nettoyé, aéré, la distribution médicalement optimale des individus, des lieux, des lits, des ustensiles, le jeu du “soigneux” et du “soigné” constituent quelques-unes des lois morales essentielles de la famille » Foucault, art. cit., 1976, p. 20. 16

12

apporter aux enfants de l’autre. Dans cette œuvre, il imagine une nouvelle mise en scène de l’éducation qui se donne pour fin la liberté humaine, pour garant la nature et pour méthode une démarche négative17 qui consiste à supprimer, à éviter et à contourner tout ce qui peut mettre en péril la marche de la nature. Cette éducation sera conduite par un gouverneur. Mais qu’est-ce qu’un gouverneur par rapport à un précepteur ou à un professeur ? Ce personnage singulier permet à Rousseau de penser l’éducation des enfants en termes de « gouvernement » et de s’intéresser, à nouveau, à l’art de gouverner, après le Contrat social et le Discours sur l’économie politique. Or que constate Rousseau ? Selon lui, l’éducation des enfants ne saurait se faire ni dans sa famille, ni dans les institutions éducatives, dans lesquelles il a repéré de nombreuses contradictions. Les collèges sont de « risibles établissements » (Livre I, 250), et « l’institution publique », dont il trouve les grands modèles dans l’Antiquité, « n’existe plus » 18. Les éducations telles qu’elles sont menées à son époque sont, selon lui, pernicieuses, car elles mettent l’homme dans un grand danger : celui de la contradiction avec soi-même. Rousseau pose ce problème lorsqu’il définit sa méthode et qu’il réfléchit au choix d’un gouverneur et d’un contexte pour l’éducation de l’enfant. L’éducation, affirme-t-il, est soumise à trois influences, qui sont aussi trois milieux et trois maîtres : la nature, les hommes et les choses. Leur articulation est difficile, voire impossible. Or, « seul est bien élevé » celui pour qui ces trois maîtres sont toujours en accord. Si l’enfant est éduqué par trois maîtres qui se contredisent, il est alors un assemblage19 difforme de parties inconciliables. Vivre dans le désaccord avec soi est intenable. 17 Au

sens de l’éducation négative.

18

Un siècle plus tard, l’égalitaire Jacotot percevra l’institutionnalisation du progrès comme « un renoncement à l’aventure intellectuelle et morale de l’égalité » et « l’instruction publique comme le travail du deuil de l’émancipation », in Jacques Rancière, Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987, p. 223. Ce terme appartient au vocabulaire de la chimie tel qu’on le trouve dans l’article « chymie » rédigé par Venel en 1753 dans le tome III de l’Encyclopédie : « J'appelle masse ou corps agrégé, tout assemblage uniformément dense de parties continues, c'est-à-dire qui ont entre elles un rapport par lequel elles résistent à leur dispersion. » 19

13

Élevé dans la contradiction de ces trois maîtres que Rousseau identifie, l’individu vit dans un antagonisme constant avec luimême, avec la société et avec la nature. « De ces contradictions naît celle que nous éprouvons sans cesse en nous-mêmes. Entraînés par la nature et par les hommes dans des routes contraires, forcés de nous partager entre ces diverses impulsions, nous en suivons une composée qui ne nous mène ni à l'un ni à l'autre but. Ainsi combattus et flottants durant tout le cours de notre vie, nous la terminons sans avoir pu nous accorder avec nous, et sans avoir été bons ni pour nous ni pour les autres » (Livre I, 251). Pour Rousseau, cette situation est intenable : l’individu se perd, renonce à soi. Il ne se connaît pas lui-même et sa vie de contradictions est aussi une vie de contraintes, lesquelles l’éloignent de la vérité du rapport à soi. L’éducation semble alors dans une impasse : il est impossible d’accorder ces trois maîtres, dont les leçons, affirme Rousseau, se contrarient. Alors comment ne pas faire du choix d’un maître un dilemme insoluble ? Retrouver l’unité est autant un objectif anthropologique, en ce que cela concerne la nature de l’homme, qu’un défi éducatif. L’enjeu est crucial, car la cohérence avec soi apparaît, dans l’Émile, à la fois comme une nécessité vitale et comme l’expression d’une vérité que l’éducation doit viser. Car, si par l’éducation l’on parvient à ôter cette contradiction, alors voici « l’unité numérique », voici « l’homme naturel [qui] est tout pour lui », « l’entier absolu » (Préface, 249). Voici Émile, toujours en accord avec lui-même. Ce terme d’« unité » signifie que l’homme doit, pour être heureux et être dans la vérité, tendre toujours vers cet accord. Dans le projet d’éducation de Rousseau, la quête de l’unité et de l’accord avec soi-même a des implications méthodologiques importantes : il va falloir agir sur le milieu dans lequel vit l’enfant. C’est l’un des principaux objectifs de l’éducation négative. Ce problème de l’action du milieu sur l’individu est apparu, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans un tout autre contexte, à savoir celui de la fondation de l’hôpital. À cette période, écrit Foucault, « le grand modèle d’intelligibilité des maladies est la botanique »20, ce qui signifie que la maladie est pensée comme un phénomène naturel. La maladie, c’est « la Michel Foucault, « L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne », Conférence, 1978, in Dits et écrits II, op. cit., 2001, p. 517. 20

14

nature, mais une nature due à l’action particulière du milieu sur l’individu. Lorsque la personne saine est soumise à certaines actions du milieu, elle sert de point d’appui à la maladie, phénomène limite de la nature. L’eau, l’air, l’alimentation, le régime général constituent les bases sur lesquelles se développent dans un individu les différents types de maladies »21. L’idée était la suivante : « si l’on était convaincu qu’une action exercée sur le milieu guérissait les malades, alors il fallait créer autour de chaque malade un petit espace individualisé, spécifique, modifiable selon le patient, la maladie et son évolution »22. Quelles structures, quels milieux, allaient permettre d’intervenir sur le malade ? Nous retrouvons, dans l’Émile, un questionnement très proche : quelles structures, quels milieux pourraient permettre d’agir sur le développement de l’enfant dans le cadre de son éducation, de telle sorte que les contradictions dont il est menacé ne se produisent pas ? Il semblerait ainsi que, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, la question de la possibilité d’agir sur l’individu en agençant autour de lui un milieu choisi et contrôlé soit une modalité du gouvernement de l’autre, au moins dans le domaine de la santé et dans celui de l’éducation. Dans sa fiction éducative, Rousseau isole un individu dans un espace qu’il circonscrit (la campagne, la chambre, la maison du père, la forêt de Montmorency, etc.), et il agit sur le milieu de l’enfant, jusqu’à l’air qui l’environne et qu’il respire, car « [c]’est surtout dans les premières années de la vie que l’air agit sur la constitution des enfants (...) J’aime mieux qu’il aille respirer le bon air de la campagne que le mauvais air23 de la ville » (Livre I, 276). Il est frappant de constater cette convergence entre l’histoire de la fondation de l’hôpital au XVIIIe siècle, telle que Foucault la décrit, la manière de gouverner les malades et les 21

Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2001, p. 517. 22

Ibid., p. 518.

Foucault signale ces préoccupations au sujet de l’air respiré par les malades. Dans ses Institutions chimiques, Livre 2, chapitre 3, Rousseau s’intéresse aussi « aux différentes qualités de l’air et aux effets qu’il produit », Paris, Fayard, 1999, p. 165. 23

15

fondements de la méthode éducative de Rousseau dans l’Émile. Foucault relève, en effet, différentes caractéristiques de l’institution hospitalière dont les problèmes rejoignent la question centrale que soulève Rousseau pour élaborer un gouvernement de l’enfance, à savoir, comment composer avec cette capacité de l’enfant à être affecté par le milieu dans lequel il vit ? Instaurer un gouvernement des enfants est une réponse à cette question majeure. Le problème de Rousseau est en effet d’éviter à l’enfant de subir les contradictions dans lesquelles un milieu inadéquat soumet les individus. Pour lui, éduquer les enfants nécessite donc de commencer par agir sur leur milieu de vie. D’où la nécessité, pour Rousseau, de penser l’éducation en tant que « gouvernement de l’autre », car il y a, dans cette notion de « gouvernement », l’idée d’agir sur le milieu, de le contrôler, et de veiller à tout ce qui concerne la vie de l’individu. Ainsi, en faisant le choix d’un « gouverneur » plutôt que d’un « précepteur », Rousseau introduit, dans la pensée éducative, des concepts qui circulaient sur l’activité de gouverner, mais qui avaient été jusque-là exclus des traités d’éducation. Il semble donc que cette question de savoir ce que « gouverner » signifie, qui a tant occupé Michel Foucault, reste en suspens, si l’on met de côté l’Émile, texte qui subsume l’éducation des enfants en termes de « gouvernement » et qui fut publié à une époque où les textes sur ce sujet abondent. L’objet de ce livre consiste à questionner, par une lecture croisée, la possibilité de penser l’éducation en termes de gouvernement : comment Rousseau envisage-t-il les questions éducatives dans ce qui relève, selon les termes de Foucault, du « gouvernement de soi et des autres » ? D’autres philosophes pourront aussi éclairer notre lecture de l’Émile, lorsque le recours à leur pensée permettra de lever des difficultés. Il s’agit en particulier de Spinoza, Deleuze et Derrida. Nous faisons ainsi l’hypothèse méthodologique d’une lecture accompagnée qui consiste à relire Émile ou de l’éducation à la lumière des concepts qui concernent la gouvernementalité, afin de mieux comprendre, peut-être, les paradoxes et les enjeux de la pensée éducative de Rousseau.

16

La première partie de cet ouvrage s’intéressera à l’émergence de la figure du gouverneur, en tant que personnage conceptuel, au sens de Deleuze. Le personnage conceptuel, dans l’Émile, est ce qui permet de penser l’éducation en termes de gouvernement. Dans le roman d’éducation, Rousseau pense la possibilité d’un gouvernement de l’enfance comme condition à l’émancipation de l’homme, et pour ce faire, il soulève le problème des conditions de vie du bébé, du bien-être de son corps, de sa liberté de se mouvoir et d’étendre ses membres. À partir de cette liberté première, il est possible d’examiner en quoi consiste l’action du gouverneur et de s’interroger sur l’élaboration du dispositif qui rend possible son action. La seconde partie clarifiera les fondements, les méthodes et les objectifs de l’éducation selon la nature. L’auteur d’Émile postule que, dès sa naissance, l’enfant est déjà le disciple de la nature. La première tâche assignée à l’éducateur est de l’y maintenir, en suivant toujours l’ordre naturel. L’action pédagogique est ainsi indexée à la nature, en tant que loi à laquelle il faut obéir. Mais en quel sens l’auteur d’Émile parle-til de « loi » dans le syntagme « loi de la nature » ? En quoi cette obéissance est-elle le corollaire d’une éducation pensée en tant que gouvernement ? La troisième partie explorera le travail philosophique de Rousseau du point de vue de la vérité. En quel sens peut-on dire que le roman d’éducation relève d’un discours de vérité ? En écrivant son traité d’éducation, Rousseau a eu le courage de dire des vérités auxquelles il croyait profondément. La publication d’Émile ou de l’éducation lui a fait prendre des risques qui ont bouleversé toute la suite de son existence. En d’autres termes, Rousseau a exercé la parrêsia : il a eu « le courage de la vérité »24 . L’Émile est en effet une œuvre qui prétend dire la vérité sur l’homme et construire une anthropologie fondée sur l’éducation selon la nature. Elle est donc, en quelque sorte, saturée, surchargée de vérité, tant dans les prétentions de son contenu que dans son dispositif énonciatif Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1984, édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2009. 24

17

qui, nous le verrons, lie le dire-vrai, la parrêsia, à l’énonciation philosophique et à l’écriture de fiction. La dernière partie de cet ouvrage réfléchira à la possibilité d’un passage du gouvernement de l’autre au gouvernement de soi. En relevant les relations qui existent entre le traité d’éducation de Rousseau et son œuvre autobiographique, l’on s’aperçoit que sa pensée éducative a pu constituer une voie vers des pratiques et des « techniques »25 permettant de se connaître et de se dire. C’est la continuité au sein même de l’écriture de Rousseau qui est engagée dans ce problème : qu’est-ce que cela signifie produire un discours vrai sur soi-même alors qu’existe déjà en amont, l’Émile, en tant que discours vrai sur l’homme ?

25 Au

sens foucaldien (Voir quatrième partie de cet ouvrage).

18

Première partie : Un gouvernement de l’autre Rousseau est arrivé au problème du gouvernement éducatif en partant du constat que la vie des enfants, à son époque, est une vie de douleurs et de désolations. Dans Émile ou de l’éducation, au Livre I, il montre que les parents, les nourrices et les médecins font subir au corps du nouveau né des pratiques qui contrarient son développement, tels que le pétrissage de la tête, l’emmaillotement et les machines orthopédiques, qui sont autant de dispositifs qui l’atteignent dans sa vie même, au sens du bios. Rousseau éloigne donc de l’enfant la nourrice et les parents, en raison des préjugés qui les font agir contre les lois de la nature. Il évince aussi le médecin et le prêtre, le premier parce qu’il apporte avec lui les mensonges de son art, et le second, parce qu’il traîne derrière lui une sombre vision de l’homme, héritée du péché originel. Afin de construire son projet d’éducation, Rousseau crée alors la figure du gouverneur, personnage conceptuel qui permet de manifester, de poser et de raconter les problèmes auxquels le philosophe se confronte pour penser l’éducation. Mais qu’est-ce que concevoir un projet d’éducation, pour un gouverneur ? Aux pouvoirs coercitifs de ceux qui se chargent d’élever les enfants, Rousseau oppose un gouvernement éducatif, qu’il pense à partir du développement du corps et de ses élans vitaux. L’enjeu d’un tel gouvernement est l’émancipation car, certes, « l’homme est né libre », mais il lui faut conquérir sa liberté, puisqu’en naissant, constate le philosophe, l’enfant perd sa liberté naturelle. De cette liberté native, celle des premiers âges de la vie, Rousseau fait la condition essentielle de la liberté de l’homme et de son émancipation. Le gouvernement des enfants prend alors la forme d’une prise en charge de la vie qui vise à préserver, garantir et favoriser leur liberté de se mouvoir. D’où, dans le roman d’éducation, des réflexions sur les pratiques qui investissent « le corps, la santé, les façons de se nourrir et de se loger, les conditions de vie, l’espace tout entier de l’existence »26 . De cette façon, Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1994 [1976], p. 189. 26

19

gouverner ce serait exercer une vigilance pouvant être comprise comme une attention de tous les instants au développement du corps de l’enfant. Le contrôle exercé sur l’enfant est en effet absolu : il porte sur tous les aspects de sa vie. Corollairement à cela, ce gouvernement vigilant se construit et s’élabore en faisant fond sur la liberté de l’individu en train d’être éduqué. Car la liberté est une condition pour que l’exercice du gouvernement de l’autre, entendu comme mode de conduite exercé sur un être libre, puisse mener à l’émancipation de l’homme. Comment comprendre alors ce paradoxe d’une éducation qui vise la liberté et l’émancipation, tout en mettant en place un dispositif faisant jouer un contrôle vigilant et continu de l’enfant ?

20

1. Un personnage conceptuel « Je ne parle point ici des qualités d'un bon gouverneur, je les suppose, et je me suppose moi-même doué de toutes ces qualités » (Livre I, 265). Avec l’émergence de la figure du gouverneur, Rousseau suggère que, jusqu’à présent, le problème de l’éducation avait été mal posé : « Je parlerai peu de l'importance d'une bonne éducation ; je ne m'arrêterai pas non plus à prouver que celle qui est en usage est mauvaise ; mille autres l'ont fait avant moi, et je n'aime point à remplir un livre de choses que tout le monde sait. Je remarquerai seulement, que depuis des temps infinis il n'y a qu'un cri contre la pratique établie, sans que personne s'avise d'en proposer une meilleure. La littérature et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu'à édifier. On censure d'un ton de maître ; pour proposer, il en faut prendre un autre, auquel la hauteur philosophique se complaît moins » (Préface, 241). Édifier et proposer une meilleure éducation pose à Rousseau un problème de méthode qui tient à la nature même de son projet. Aussi commence-t-il par s’intéresser à la légitimité de l’éducateur et s’exclut lui-même d’emblée : « à l'exemple de tant d'autres je ne mettrai point la main à l'œuvre mais à la plume, et au lieu de faire ce qu'il faut je m'efforcerai de le dire » (Livre I, 264). Dans le Contrat social, figure une distinction du même ordre entre celui qui réfléchit aux conditions de possibilité du contrat et celui qui agit : « On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la Politique ? Je réponds que non, et que c’est pour cela que j’écris sur la Politique. Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais, ou je me tairais. » (Contrat Social27 , 351). Au début du Contrat social et de l’Émile se posent donc d’emblée le problème de la posture et de la légitimité de celui Toutes les références au Contrat social renvoient à l’édition des Œuvres complètes de Rousseau, Paris, Gallimard (Pléiade),1964. 27

21

qui traite du gouvernement des hommes. Dans ces deux textes, Rousseau prend ses distances... pour mieux approcher son sujet28. Être citoyen légitime la rédaction et la publication du Contrat social, mais n’implique pas l’exercice du pouvoir. Il en va autrement dans l’Émile, où, par la fiction, Rousseau fait surgir un double de lui-même capable de gouverner les enfants, car il sent « trop [son] incapacité pour accepter jamais un pareil emploi [élever un enfant] de quelque part que ce soit » ; il est « hors d’état de remplir la tâche la plus utile » (Livre I, 264). Ainsi, nous lisons dans le Contrat social une pléthore d’arguments et de précautions rhétoriques pour s’affranchir de l’action, et, dans le roman d’éducation, un dispositif d’écriture qui construit l’émergence d’une figure conceptuelle résolvant l’un des problèmes majeurs de l’Émile : comment penser les conditions de possibilité d’une éducation selon la nature, sans la mener réellement ? Sentant son incapacité à remplir « les devoirs d’un précepteur » (Livre I, 264), Rousseau imagine un personnage résolvant ces problèmes pratiques, qui sera aussi l’agent d’énonciation de l’expérimentation pédagogique. En ce sens, le gouverneur apparaît comme une condition à la création des concepts de l’éducation naturelle. Avec lui, surgit une figure qui dit la possibilité d’une éducation selon la nature en termes de gouvernement. Autrement dit, ce monde possible d’une éducation naturelle « n'est pas réel, ou pas encore, et pourtant n’en n'existe pas moins »29, car, l’identité de fiction que prend Rousseau dans l’Émile fait du gouverneur un « personnage conceptuel » au sens de Deleuze et Guattari30 . Reportons-nous encore à ce que dit Rousseau : « J'ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer l'âge, la santé, les connaissances, et tous les talents convenables pour travailler à son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance 28

Nous verrons, dans la troisième partie de ce livre, que cette distanciation n’est pas seulement une posture énonciative. Elle correspond aussi à la figure du parrèsiaste. 29

Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., 1991, p. 22. À propos du « personnage conceptuel » voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., 1991, p. 60 sqq. 30

22

jusqu'à celui où devenu homme fait il n'aura plus besoin d'autre guide que lui-même. Cette méthode me paraît utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s’égarer dans des visions ; car dès qu'il s'écarte de la pratique ordinaire, il n'a qu'à faire l'épreuve de la sienne sur son élève ; il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui s'il suit le progrès de l'enfance, et la marche naturelle au cœur humain. Voilà ce que j'ai tâché de faire dans toutes les difficultés qui se sont présentées » (Livre I, 264). Cet extrait est l’acte de naissance d’Émile et de son gouverneur en tant que personnages de fiction. L’apport de Deleuze à la réflexion sur le personnage dans l’œuvre philosophique nous semble crucial pour comprendre ce texte31. En effet, Rousseau parle en tant que gouverneur, mais le gouverneur n’est pas le représentant du philosophe : « le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie. Les personnages conceptuels sont les hétéronymes du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. Je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits »32. Cette « aptitude de la pensée » est affirmée au Livre I de l’Émile de manière très précise : « J'ai donc pris le parti de (...) de me supposer l'âge, la santé, les connaissances, et tous les talents convenables » (Livre I, 264) écrit Rousseau. Se joue ici un élément fondamental de sa philosophie, à savoir celui de l’énonciation philosophique dans sa rencontre avec la fiction. Rousseau prend la parole en tant que gouverneur pour s’assurer de ne pas « s’égarer dans des visions », laissant entendre qu’il serait de sa part trop présomptueux de se prétendre soi-même gouverneur ou précepteur. Mais n’y a-t-il pas une inconséquence à fonder un 31

Quelques études mentionnent cette invention deleuzienne du personnage conceptuel, mais rares sont les études qui tentent d’en élargir le champ. On peut citer par exemple Marie Daney de Marcillac, « Fables philosophiques d'Emmanuel Levinas et de Michel Serres : Ulysse et les bêtes », Littérature, 2012/4 n°168, p. 71-84. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., 1991, p. 62. 32

23

projet d’éducation tout en reconnaissant que l’on est soi-même incapable de remplir cette mission d’éducateur ? Comment résoudre ce paradoxe ? Si le gouverneur apparaît bien comme cette « aptitude de la pensée à se voir », cela ne fait pas pour autant de lui une personnification ou une allégorie des idées de Rousseau sur l’éducation. Alors qu’est-ce que cela signifie que le gouverneur soit « une aptitude de la pensée » au sens de Deleuze ? Dès le début de l’Émile, au Livre I, Rousseau justifie ce qu’il appelle sa « méthode ». Dans cet extrait crucial, il explicite sa démarche philosophique : concevoir un traité d’éducation amène deux grandes séries de difficultés : celles qui viennent de l’auteur lui-même et celles qui viennent du sujet dont on parle. De là « le parti de [se] donner un élève imaginaire » (Livre I, 264). « Cette méthode » est à comprendre comme l’explicitation du champ d’expériences de l’Émile, qui est un champ conceptuel. En effet, en affirmant que « cette méthode [lui] paraît utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s’égarer dans des visions ; car dès qu'il s'écarte de la pratique ordinaire, il n'a qu'à faire l'épreuve de la sienne sur son élève » (Livre I, 264), Rousseau dit qu’il considère « un champ d’expériences pris comme monde réel non plus par rapport à un moi, mais par rapport à un simple “il y a”... »33. Cet « il y a » est posé dès le début de l’Émile comme une réponse devant « toutes les difficultés qui se sont présentées » (Livre I, 264) en élaborant le projet d’une éducation selon la nature. Ainsi, dans l’Émile, pour produire de la pensée, pour penser une éducation en accord avec la nature, il a fallu donner corps au gouverneur, c’est-à-dire à un personnage qui rende possible le récit des progrès de la nature. Autrement dit, Rousseau pense et éduque en gouverneur, de même que Nietzsche pense et veut « en tant que Zarathoustra »34. L’énonciation philosophique, au sens de Deleuze, consiste à penser par l’intermédiaire d’un personnage. L’une des grandes questions à laquelle répond, dans l’Émile, l’énonciation philosophique, est la suivante : qu’est-ce que cela veut dire éduquer un enfant en tant que gouverneur ? Ce 33

Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 63. 34

Ibid.

24

problème nécessite que le gouverneur soit le véritable agent d’énonciation de l’Émile. En conséquence, ce « je », dans les termes de Deleuze, est aussi une troisième personne. Dès lors, on ne peut considérer le gouverneur seulement comme un personnage de roman, car dans l’Émile, l’enjeu est moins de faire parler ou agir un personnage qui serait un gouverneur, que de mettre en scène et de déployer ce que peut être un gouvernement de l’enfance sous l’égide de la nature. En ce sens, le personnage conceptuel est du côté du devenir, et l’on peut dire de Rousseau ce que Deleuze dit de Socrate et de Platon : Rousseau devint le gouverneur, en même temps qu’il fit devenir le gouverneur philosophe35. Le gouverneur est à cet égard un mode de pensée, en même temps qu’une figure originale et centrale du traité d’éducation. Dans le projet de Rousseau, concevoir une éducation selon la nature appelait une telle figure, une figure capable de porter une théorie éducative dans un récit de fiction. Dans le Contrat social, en revanche, les aspects législatifs ne nécessitent pas de récit, aussi le personnage conceptuel du législateur n’a-t-il pas besoin de prendre corps : « Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais, ou je me tairais ». A contrario, les enjeux de l’éducation naturelle que sont la liberté, l’expérience et la vérité, enjeux orchestrés tout au long de l’Émile, ont entraîné, pour Rousseau, la nécessité de tenir ces deux positions de gouverneur et de philosophe, dans une œuvre à la confluence de la littérature et de la philosophie. Le gouverneur est ainsi le mode d’expression philosophique de l’œuvre romanesque, en ce qu’il permet de penser les grands concepts éducatifs de Rousseau. Le premier des concepts est celui d’éducation négative, qui est une tentative de réponses aux problèmes posés par l’éducation en tant que gouvernement de l’autre. Ceci étant posé, comment asseoir l’autorité éducative d’un tel personnage ? Dans l’Émile, l’autorité du gouverneur sur l’enfant commence lorsque Rousseau évoque une convention entre la famille et le gouverneur : « Émile est orphelin. Il n'importe qu'il « Là encore, c’est Platon qui commença : il devint Socrate, en même temps qu’il fit devenir Socrate philosophe » in Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, op. cit., 1991, p. 64. 35

25

ait son père et sa mère. Chargé de leurs devoirs, je succède à tous leurs droits. Il doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu'à moi. C'est ma première ou plutôt ma seule condition » (Livre I, 267). L’on sait que, pour Rousseau, toute autorité est de convention, et que c’est cette convention même qui la rend légitime : « puisqu’aucun homme n'a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes » (Le Contrat social, Livre I, chapitre 4, « De l’esclavage »). Une telle convention est-elle transposable dans le registre de l’éducation ? Qu’est-ce qui la légitime dans le cadre d’une éducation entendue comme un gouvernement de l’autre ? Dans l’Émile, l’accord entre le gouverneur et la famille ne surgit pas ex nihilo, mais il suit une réflexion sur le rôle des pères et des mères. Aux yeux de Rousseau, la mère qui ne remplit pas ses fonctions nourricières ne doit guère s’étonner de voir le père négliger l’éducation de ses enfants au profit de ses affaires. Pour autant, dans ces pages sur le rôle parental, ce n’est pas seulement une critique sociale qu’il faut lire, mais l’assise même de l’exercice du pouvoir du gouverneur et de son autorité. Sur ce point, l’on remarquera que la mise en place de l’autorité du gouverneur implique une lutte, « un rapport d’affrontement »36, même virtuel. Foucault identifie dans l’instauration d’une relation de pouvoir « une sorte de limite permanente, de point de renversement possible », un jeu d’affrontement qui, en rencontrant « son terme, son moment final », fait se substituer, aux réactions antagonistes (ici le rôle que la nature, d’après Rousseau, assigne aux parents versus le rôle social), « les mécanismes stables par lesquels l’un peut conduire de manière constante et avec suffisamment de certitude la conduite des autres »37. S’il en est ainsi dans l’Émile, c’est que le rapport d’affrontement qui s’y joue prend la forme d’une opposition entre la nature et la société, et tend à justifier la prise en charge de l’éducation par un gouverneur. Sur la base d’un affrontement entre la société et l’éducation 36

Michel Foucault, Dits et écrits II, op. cit., 2001, p. 1061.

37

Ibid.

26

naturelle, dont l’accord passé avec les parents est en quelque sorte la manifestation, naît la possibilité, pour le gouverneur, d’asseoir son autorité auprès de l’enfant. Or, en quoi va consister ce gouvernement éducatif qui se met en place ? La mission que Rousseau assigne au gouverneur est de conduire l’enfant et de faire de lui un être libre. Car l’action de gouverner implique ces deux aspects : la conduite d’autrui et la liberté. Une liberté qui est un principe, un moyen et une fin. Une liberté qui porte, nous le verrons, les grands enjeux du gouvernement des enfants que Rousseau construit dans Émile ou de l’éducation, texte qui se situe au cœur des mutations que connaissent, au XVIIIe siècle, les réflexions sur l’art de gouverner.

2. La question de la liberté Le début du Contrat social pose la question de la liberté en affirmant le paradoxe suivant : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » (Contrat social, 351). Le traité d’éducation affirme sensiblement la même chose : « L’homme civil naît, vit et meurt dans l'esclavage : à sa naissance on le coud dans un maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière : tant qu'il garde la figure humaine il est enchaîné par nos institutions » (Livre I, 253). Dans ces deux grands textes, Rousseau postule l’existence d’une liberté native tout en niant qu’il existe, dans la société, une condition d’homme libre. S’il admet l’existence d’une liberté native, Rousseau constate pourtant qu’elle est, dès la naissance, entravée d’une part par les liens barbares de l’emmaillotement et d’autre part, par la faiblesse38 constitutive à la morphologie de l’enfant : « À considérer l'enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être Rousseau met souvent l’esclavage et la faiblesse sur le même plan car, selon lui, ils ont les mêmes conséquences. Nous avons repéré de nombreuses occurrences de « faible » et « faiblesse » allant dans ce sens. Citons en exemple la fiction de l’anneau de Gygès dans les Rêveries : « C'est la force et la liberté qui font les excellents hommes : la faiblesse et l'esclavage n'ont fait jamais que des méchants. Si j'eusse été possesseur de l'anneau de Gygès, il m'eût tiré de la dépendance des hommes et les eût mis dans la mienne » (Sixième Promenade, p.1057). 38

27

plus faible, plus misérable, plus à la merci de tout ce qui l'environne, qui ait si grand besoin de pitié, de soins, de protection qu'un enfant ? » (Livre II, 316). Ainsi, l’Homme naît libre, mais l’enfant naît misérable... La situation paradoxale de l’homme à sa naissance vient de ce qu’il est ontologiquement (sa faible constitution) et de ce qu’il subit (l’usage de l’emmaillotement). Avec ce constat, Rousseau indique une tension entre une liberté native mais théorique (l’homme), et une liberté empirique (l’enfant). Retrouver cette liberté première nécessitera de donner des forces à l’enfant faible et de l’éloigner des pratiques éducatives coercitives. Car, pour Rousseau, la liberté n’est pas même pensable tant qu’il y aura des enfants emmaillotés : « L’enfant nouveau-né a besoin d’étendre et de mouvoir ses membres pour les tirer de l’engourdissement où rassemblés en un peloton ils ont resté si longtemps. On les étend, il est vrai, mais on les empêche de se mouvoir ; on assujettit la tête même par des têtières. Il semble qu’on a peur qu’il n’ait l’air d’être en vie. Ainsi l’impulsion des parties internes d’un corps qui tend à l’accroissement trouve un obstacle insurmontable aux mouvements qu’elle lui demande. L’enfant fait continuellement des efforts inutiles qui épuisent ses forces ou retardent leur progrès. Il était moins à l’étroit, moins gêné, moins comprimé dans l’amnios qu’il n’est dans ses langes : je ne vois pas ce qu’il a gagné de naître » (Livre I, 254). Dans cette condamnation de l’emmaillotement, se joue l’opposition du philosophe à l’égard de toute tentative de disciplinariser les corps. Il s’agit ici, pour l’auteur d’Émile, non seulement de marquer sa volonté d’une rupture avec les usages de son temps, mais surtout, de tels propos lui permettent de situer l’entrée dans le mal dans des habitudes qui se prétendent éducatives, mais qui sont, en réalité, des pratiques sociales aliénantes. Cette entrée dans le mal, dont le gouverneur tâchera de garantir son élève, trouve, dès le début de l’Émile, une expression particulièrement forte et concrète dans la violence du tableau du bébé suspendu. L’enfant, à la lettre, est privé de sa liberté première : « au moindre tracas qui survient on le suspend à un clou comme un paquet de hardes, et tandis que sans se presser la nourrice vaque à ses affaires, le malheureux reste ainsi crucifié. Tous ceux qu’on a trouvés dans cette situation avaient le visage violet. La poitrine fortement

28

comprimée ne laissant pas circuler le sang, il remontait à la tête ; et l’on croyait le patient fort tranquille, parce qu’il n’avait pas la force de crier. J’ignore combien d’heures un enfant peut rester en cet état sans perdre la vie, mais je doute que cela puisse aller fort loin » (Livre I, 255). Ce récit, qui livre un tableau clinique (« visage violet », « poitrine fortement comprimée ne laissant pas circuler le sang »), oblige à se demander comment et sur quels fondements s’est constituée cette éducation. Nullement pour le bien de l’enfant, victime, dès son entrée dans la vie, des usages barbares de la société auxquels Rousseau opposera l’éducation selon la nature. Cette pratique, en disciplinant le corps, le prive de ses élans vitaux et permet à la nourrice de vaquer à ses occupations, tandis que la mère, dénaturée, est toute à la vie mondaine. Aucun regard n’est tourné vers le bébé, personne ne vient le délivrer. Il n’est plus un enfant mais, réifié, il devient « un paquet de hardes », un malheureux crucifié, un « patient »... Tout montre en lui les signes de la mort, mais nul ne les voit ni ne s’en préoccupe. Ce tableau de l’enfant suspendu, agonisant, est indispensable à Rousseau pour figurer concrètement l’entrée dans le mal et la vérité du corps, corps victime d’une éducation barbare, en forme d’agencement oppressif. Ce visage d’enfant exprime la possibilité de la barbarie, de la même manière que Deleuze dit qu’un « visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde »39. Dans le texte de Rousseau, la viabilité du nourrisson est l’objet d’une mise en scène de l’effondrement qui invite le lecteur à prendre au sérieux les conditions du développement de l’enfant. Rousseau, en effet, appelle à une lecture vraie des conditions de vie des enfants. Les éducations barbares qu’il fustige apparaissent comme des entreprises de destruction de l’homme, et, bébé, il n’a aucune possibilité de résistance contre ces agencements cruels et inhumains. Cette barbarie, présentée comme intenable et inacceptable, ne devrait recevoir l’approbation ni des mères, ni des nourrices, ni de la société. Prendre position contre l’emmaillotement n’est guère nouveau en 1762. Buffon traite cette question dans son Histoire Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 357. 39

29

Naturelle et Jaucourt rédige pour l’Encyclopédie l’article « Emmaillotter » 40 dans lequel il attribue à cette pratique de funestes conséquences. En mai 1762, un médecin, citoyen de Genève, Jacques Ballexserd, recevait un prix de la Société Hollandaise des Sciences pour sa Dissertation sur l’éducation physique des enfants depuis leur naissance jusqu’à l’âge de puberté. Rousseau, dans Les Confessions, l’accuse de plagiat... Mais Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, éditeurs des Confessions dans la Pléiade, affirment que sur ce point, « Rousseau se laisse entraîner par ses phantasmes. En 1761, la Société hollandaise des Sciences (Académie de Harlem) proposait un concours sur le sujet : “Quelle est la meilleure direction à suivre dans l’habillement, la nourriture et les exercices des enfants depuis le moment où ils naissent jusqu’à leur adolescence, pour qu’ils vivent longtemps et en bonne santé ?” Le 22 mai 1762, elle couronnait le mémoire d’un médecin genevois établi à Paris, Jacques Balexert (ou Ballexserd). Ce mémoire fut publié à Paris sous le titre de Dissertation sur l'éducation physique des enfants depuis leur naissance jusqu'à l'âge de la puberté, 238 pages. Le privilège d'imprimer est daté du 13 octobre 1762. On trouve dans ce livre un certain nombre d'idées exprimées par Rousseau dans « Notre méthode d'emmaillotter a de grands inconvéniens, & plusieurs desavantages. 1°. On ne peut guere éviter en emmaillottant les enfans, de les gêner au point de leur faire ressentir quelque douleur. Les efforts qu'ils font pour se débarrasser, sont alors plus capables de corrompre l'assemblage de leur corps, que les mauvaises situations où ils pourroient se mettre eux-mêmes s'ils étoient en liberté. Les bandages du maillot peuvent être comparés aux corps de baleine que l'on fait porter aux filles dans leur jeunesse : cette espece de cuirasse, ce vêtement incommode qu'on a imaginé pour soûtenir la taille & l'empêcher de se déformer, cause cependant plus d'incommodités & de difformités, qu'il n'en prévient. Bonne remarque de MM. Winslou & de Buffon. 2° Si le mouvement que les enfans veulent se donner dans le maillot peut leur être funeste, l'inaction dans laquelle cet état les retient, peut aussi leur être nuisible. Le défaut d'exercice est capable de retarder l'accroissement des membres, & de diminuer les forces du corps. Ainsi les enfans qui ont la liberté de mouvoir leurs membres à leur gré, doivent être plus forts que ceux qui sont emmaillottés : c'est pour cette raison que les Péruviens laissoient les bras libres aux enfans dans un maillot fort large ; lorsqu'ils les en tiroient, ils les mettoient dans un trou fait en terre & garni de quelque chose de doux, dans lequel trou ils les descendoient jusqu'à la moitié du corps : de cette façon ils avoient les bras en liberté, & ils pouvoient mouvoir leur tête & fléchir leur corps à leur gré, sans tomber & sans se blesser. » 40

30

l’Émile, mais on ne relève aucun vrai plagiat »41 . Il est vrai que le texte de Jacques Ballexserd est très proche de celui de Rousseau42, notamment sur ce sujet de l’emmaillotement. Parmi les nombreuses convergences, l’on retrouve l’étonnante anecdote de Rousseau43 au sujet du pétrissage de la tête du nouveau né 44. Ballexserd écrit en effet que « l’on ne doit jamais toucher à la tête d’un nouveau né, à moins qu’elle ne paroisse avoir été trop fortement comprimé au passage, ce qui aurait pu lui donner une forme vicieuse ; alors les mains d’un habile accoucheur doivent lui rendre sa forme naturelle »45 . Rousseau, quant à lui, ne souffre aucune exception, alléguant la nature, convoquant l’auteur des choses, dans un texte où l’on entend, comme en écho, la fameuse indignation du début de l’Émile : « Tout est bien sortant, sortant des mains de l’auteur 41

« Notes et variantes », in Les Confessions, Paris, Gallimard (Pléiade), 1959, note 3, p. 1556. D’autres ouvrages, antérieurs à l’Émile, traitent aussi de ces questions : Brouzet, Essai sur l’éducation médicinale des enfants, 1754 ; Desessartz J.-Ch., Traité d’éducation corporelle des enfants en bas âge ou réflexions pratiques sur les moyens de procurer une meilleure constitution aux citoyens, Paris, 1760. 42

43

Ce qui fait dire à Rousseau, dans le Livre XI des Confessions : « Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume, hors quelques platises dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre portait le nom d'un Genevois appelé Balexert ; et il était dit dans le titre qu'il avait remporté le prix à l'académie de Harlem. Je compris aisément que cette académie et ce prix étaient d'une création toute nouvelle, pour déguiser le plagiat aux yeux du public ; mais je vis aussi qu'il y avait à cela quelque intrigue antérieure, à laquelle je ne comprenais rien ; soit par la communication de mon manuscrit, sans quoi ce vol n'aurait pu se faire ; soit pour bâtir l'histoire de ce prétendu prix, à laquelle il avait bien fallu donner quelque fondement. Ce n'est que bien des années après que, sur un mot échappé à d'Ivernois, j’ai pénétré le mystère et entrevu ceux qui avaient mis en jeu le sieur Balexert » (Les Confessions, p. 575). 44

« On dit que plusieurs sages-femmes prétendent en pétrissant la tête des enfants nouveaux-nés lui donner une forme plus convenable, et on le souffre ! Nos têtes seraient mal de la façon de l'auteur de notre être : il nous les faut façonner au dehors par les sages-femmes et au dedans par les philosophes » (Livre I, 253). 45

Jacques Ballexserd, (1762) op. cit., p. 16-17.

31

des choses : tout dégénère entre les mains de l’homme » (Livre I, 245). Cette critique des usages en vigueur (le placement en nourrice des bébés et l’emmaillotement) fait apparaître ce qui est en jeu dans cette réhabilitation du corps du nourrisson, en traçant la problématique de la liberté dans l’Émile, à savoir que la toute première liberté dont il nous est possible de faire l’expérience est la liberté de se mouvoir, avant même l’acquisition de la marche. Ainsi, pour comprendre ce que signifie devenir un homme libre, Rousseau remonte à l’origine de la servitude dans laquelle l’homme social est enchaîné. Poser la question des origines est une méthode récurrente chez Rousseau depuis les Discours. Dans l’Émile, elle le conduit à penser la liberté du corps du nourrisson comme première expérience fondatrice de la liberté de l’individu. C’est en effet dans le champ des forces vitales que Rousseau déplace le problème de la liberté, dont il situe les fondements dans l’expérience première de la liberté du corps. Rousseau va très loin sur ce sujet : priver le corps de sa liberté revient à le mener inéluctablement à la maladie et à la mort. Car la nourrice, en emmaillotant le corps de l’enfant, le prive des soins qui sont indispensables à sa vie. L'emmaillotement fabrique alors des enfants faibles et malades, mais pour autant, ce n’est pas de médecin dont ils ont besoin, bien que le problème du corps privé de liberté soit pensé, à la lettre, en termes de maladie : « Les pays où l'on emmaillote les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus, de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de gens contrefaits de toute espèce46. De peur que les corps ne se déforment par des mouvements libres on se hâte de les déformer en les mettant en presse » (Livre I, 254). Dans ce texte, Rousseau convoque son lecteur à un défilé de corps difformes, bossus, cagneux, rachitiques. Rendre malade signifie ici déformer le corps et le priver de force et de puissance. L’esclave, c’est le bossu, le cagneux, ou le Les enfants emmaillotés ne sont pas les seuls à avoir le corps déformé. Sans doute Rousseau aurait-il pu envisager d’autres exemples, c’est du moins ce qui est venu à l’esprit de Voltaire, en lisant l’Émile, comme le montre une note en marge de son exemplaire personnel de l’Émile : « cela arrive aux enfants des ouvriers dont le métier déforme le corps », in Corpus des notes marginales de Voltaire sous la direction de Natalia Elaguina, Bibliothèque Nationale de Russie, Oxford, Voltaire Foundation, t. 143, 2012, p. 129. 46

32

rachitique.47 Mais ces maux du corps, d’où viennent-ils ? Sûrement pas de la nature48 ! Ce sont les contraintes sociales, dont l’emmaillotement est autant un symbole qu’une réalité, qui produisent ces difformités. C’est encore l’un des ponts entre l’Émile et le Contrat social : les corps perclus, bossus, difformes sont une affaire publique, politique. Le corps de l’homme, comme le corps social, est difforme, et il devient urgent de le repenser, de le redresser ; ou plutôt, ce que Rousseau oppose à la difformité, c’est moins la droiture et le redressement que la vigueur et la force, c’est-à-dire la nature elle-même. La nature, en effet, est comme la sève de la plante qui prend toujours « sa direction primitive » (Livre I, 248). Elle donne à l’homme des « dispositions primitives », que l’on peut comprendre comme l’hormê de la morale stoïcienne49. Car, si les corps des hommes, comme les plantes, devaient se redresser, s’ériger, s’élever, cela renverrait à une morale supposant une raison de se redresser extérieure à l’individu, voire supérieure à lui. A contrario, c’est de l’intérieur que l’homme doit se redresser. Émile n’a donc pas besoin des médecins ni des 47

Certaines passions, dans l’Émile, sont décrites comme des maladies : « Les passions impétueuses produisent un grand effet sur l'enfant qui en est témoin, parce qu'elles ont des signes très sensibles qui le frappent et le forcent d'y faire attention. La colère surtout est si bruyante dans ses emportements qu'il est impossible de ne pas s'en apercevoir étant à portée. Il ne faut pas demander si c'est là pour un pédagogue l'occasion d'entamer un beau discours. Eh point de beaux discours ! Rien du tout, pas un seul mot. Laissez venir l’enfant : étonné du spectacle il ne manquera pas de vous questionner. La réponse est simple ; elle se tire des objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage enflammé, des yeux étincelants, un geste menaçant, il entend des cris ; tous signes que le corps n'est pas dans son assiette. Dites-lui posément, sans affectation, sans mystère : ce pauvre homme est malade, il est dans un accès de fièvre » (Livre II, 327-328). 48

Du moins, dans ces pages, ce ne sont pas les maladies et les difformités de naissance qui intéressent Rousseau, mais celles qui viennent de certaines habitudes éducatives données par la société. « Le terme hormê permet de retrouver le vitalisme qui caractérise le stoïcisme » (…). Dans un premier temps, l’inclination à se conserver incite à l’action et inspire le désir. Le désir dépend ainsi de l’oïkeiôsis. L’hormê est alors l’inclination qui pousse à s’attacher aux choses qui conservent cette constitution » in Marie-Anne Zagdouin, « Problèmes concernant l’oïkeiôsis stoïcienne », Les stoïciens, sous la direction de Gilbert Romeyer Dherbey, édition de Jean-Baptiste Gourinat, 2002, Paris, Vrin, p. 322. 49

33

orthopédistes, qui envisagent, comme Nicolas Andry de Boisregard dans son traité L’orthopédie ou l’art de prévenir et de corriger dans les enfants les difformités du corps de 1741, de redresser les enfants comme des plantes. Dans l’Émile, « sont ainsi bannis tous les objets que la civilisation a inventés pour protéger l’enfant et qui en réalité interdisent cette relation immédiate aux choses qui seule permet de développer sa raison sensitive » 50. Le traité de Rousseau est ainsi à l’opposé des traités d’orthopédie du XVIIIe siècle qui préconisent des machines pour pallier la faiblesse physique des enfants : « Que dire de ces magasins de machines qu'on rassemble autour d'un enfant pour l'armer de toutes pièces contre la douleur, jusqu'à ce que devenu grand, il reste à sa merci sans courage et sans expérience, qu'il se croie mort à la première piqûre, et s'évanouisse en voyant la première goute de son sang ? Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d'apprendre aux enfants ce qu'ils apprendraient beaucoup mieux d'eux-mêmes, et d'oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu'on prend pour leur apprendre à marcher, comme si l'on en avait vu quelqu'un, qui par la négligence de sa nourrice ne sût pas marcher étant grand ? Combien voit-on de gens au contraire marcher mal toute leur vie, parce qu'on leur a mal appris à marcher ? Emile n'aura ni bourrelets ni paniers roulants ni charriots ni lisières, ou du moins dès qu'il commencera de savoir mettre un pied devant l'autre, on ne le soutiendra que sur les lieux pavés, et l'on ne fera qu'y passer en hâte. Au lieu de le laisser croupir dans l'air usé d'une chambre, qu'on le mène journellement au milieu d'un pré. Là qu'il coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois le jour, tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève aura souvent des contusions ; en revanche il sera toujours gai : si les vôtres en ont moins, ils sont toujours contrariés, toujours enchaînés, toujours tristes » (Livre II, 300-301). Cette critique de Rousseau est une réponse à ce que, sans doute, il a pu observer à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, période à partir de laquelle un tournant que Foucault

Christophe Martin, « Éducations négatives » Fictions d’expérimentation pédagogique au 18e siècle, Paris, éditions Classiques Garnier, 2010, p. 71. 50

34

qualifie de « famille médicalisée-médicalisante » 51 s’est formé. À cette époque, « on a cherché à organiser autour de l’enfant des soins médicaux, dont la famille aurait la responsabilité morale et une part au moins de la charge économique »52. Or, il apparaît que pour Rousseau, les instruments orthopédiques cités ci-dessus tendent tous vers un même but : celui de l’assujettissement. Que le corps de l’enfant soit prisonnier des liens du maillot, ou supporté par des machines afin de compenser la faiblesse de son corps, relève d’une même entreprise d’asservissement. Le corps cesse d’être un organisme, il est désarticulé. Dépendant des hommes et leurs machines, il est fermé à tout rapport à soi et au monde. Il ne saurait s’émanciper... Ne pouvant se mouvoir librement, l’enfant ne peut guère conquérir sa liberté. La critique de Rousseau portant sur ces instruments, en tant que machines et machineries de pouvoir a, semble-t-il, inspiré Kant dans Qu’estce que les Lumières ? À la suite du philosophe genevois, Kant rejette toute tutelle et voit une triste contemporanéité de l’enfant et de l’adulte. La tutelle est régression, privation de soi, impuissance : « Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne »53. Ce texte doit beaucoup, nous semble-t-il, à la lecture que Kant a faite de l’Émile. Dans ses Propos de pédagogie, Kant reprenait déjà presque mot pour mot les propos de Rousseau sur 51

Voir Michel Foucault, « La politique de la santé au XVIIIe siècle », art. cit., 1976, p. 21. 52

Ibid.

53

Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? Paris, GF, 2006, p. 43.

35

les conséquences dommageables de l’enseignement de la marche : « On utilise, pour apprendre aux enfants à marcher, la lisière et le chariot. Il est bien surprenant de vouloir enseigner la marche aux enfants, comme si l’absence de cet enseignement en avait rendu quelqu'un incapable. Les lisières en particulier sont très néfastes (...). De surcroît, munis de tels auxiliaires, les enfants n’apprennent pas à marcher avec autant de sûreté que par leurs propres moyens. Le mieux est de les laisser se traîner par terre jusqu’au moment où, peu à peu, ils se mettent à aller tout seuls. (...) Plus on use d’instruments artificiels, plus l’être humain devient dépendant d’instruments »54. Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant définit l’état de minorité comme une dépendance dans des termes similaires. Sur ce sujet, Foucault fait une remarque d’ordre linguistique particulièrement intéressante, à savoir que Kant « emploie une expression que les traducteurs français (...) n’ont pas très bien traduite. C’est le mot allemand « Gängelwagen », qui désigne ces espèces de petites voitures qu’on utilisait au 18e siècle (...) pour encadrer les enfants, on les mettait dans une sorte de trapèze avec des roues, qui les faisait marcher. Il dit que les hommes sont actuellement dans une sorte de Gängelwagen (ce n’est aucunement le « brancard » ou le « parc » dont parlent les traductions), ce qui suggère bien que l’homme est en état d’enfance. Mais Kant dit, au début du deuxième paragraphe, qu’en fait cet état de minorité dans lequel l’homme se trouve n’est aucunement une impuissance naturelle dans la mesure où les hommes sont, en fait, parfaitement capables de se conduire par eux-mêmes. Ils en sont parfaitement capables, et c’est simplement quelque chose – qu’il va falloir déterminer : un défaut, un manque, ou une volonté ou une certaine forme de volonté – qui fait qu’ils n’en sont pas capables. Donc, ne confondons pas cet état de minorité avec ce que certains philosophes pouvaient désigner comme l’état d’enfance naturelle d’une humanité qui n’a pas acquis les moyens et les possibilités de son autonomie »55. Dans l’Émile, l’incapacité des 54

Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, III, Paris, Gallimard (Pléiade), 1986, p. 1168. Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, édition établie par Frédéric Gros, Paris, GallimardSeuil-Hautes Études, 2008, p. 28. 55

36

hommes à se conduire était déjà de cet ordre-là. Rousseau condamne l’usage, imposé aux enfants, des bourrelets, des paniers roulants, des chariots et lisières. Kant blâme les « Gängelwagen » des adultes restés dans un état de minorité et de dépendance. Chez Rousseau comme chez Kant, il n’est pas question de l’enfance de l’humanité ni d’impuissance naturelle. Mais il s’agit de s’interroger sur la façon dont l’homme pourrait sortir de sa minorité dont il est lui-même responsable. Il y a bien, sur ce point précis, une continuité entre l’Émile et Qu’estce que les Lumières ? Rousseau pose les conditions du développement de la raison à partir de l’éducation négative ; Kant enjoint de se servir d’elle ! Mais à quelles conditions l’éducation peut-elle mettre les individus sur la voie de l’émancipation et permettre aux hommes de se conduire par eux-mêmes ? C’est précisément ce que Rousseau examine dans l’Émile, en partant du corps et en revenant à lui, en le mettant au centre de sa réflexion éducative et de son projet d’un gouvernement de l’enfance. C’est par le corps que l’éducation morale va construire la liberté de l’homme, le libérer de l’état de minorité dans lequel il se trouve. C’est encore le corps qui fait sens dans l’éducation morale d’Émile, et il n’y a pas de raison de s’en méfier, de le redresser ni de le punir : le corps d’Émile n’est pas le corps des chrétiens. Ni celui des médecins, ni des orthopédistes. Alors il faudra bien que l’enfant sache être malade, cela fait aussi partie des apprentissages 56 : « je déclare que n'appelant jamais de médecin pour moi, je n'en appellerai jamais pour mon Émile, à moins que sa vie ne soit dans un danger évident ; car alors il ne peut pas lui faire pis que de le tuer. Je sais bien que le médecin ne manquera pas de tirer avantage de ce délai. Si l'enfant meurt, on l'aura appelé trop tard ; s'il réchappe, ce sera lui qui l'aura sauvé. Soit : que le médecin triomphe ; mais surtout qu'il ne soit appelé qu'à l'extrémité. Faute de savoir se guérir, que l'enfant sache être malade ; cet art supplée à l'autre, et souvent réussit beaucoup mieux ; c'est l'art de la nature » (Livre I, 271).

« Vivre est le métier que je lui veux apprendre. (...) Celui d'entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé » (Livre I, 252). 56

37

Dans ce texte, Rousseau charge doublement le médecin. En effet, premier grief, le médecin amène avec lui les préjugés de son « art mensonger » (Livre I, 270) : à la demande des mères, il n’hésite pas à plaider contre l’allaitement maternel57 ; pire encore, contagieux des maux de la société, il transmet des maladies « bien funestes », à savoir « la lâcheté, la pusillanimité, la crédulité, la terreur de la mort » (Livre I, 269). Ce que Rousseau condamne dans la médecine, c’est la malfaisance et l’outrecuidance des individus qui l’incarnent58. Ceux-ci semblent d’ailleurs cacher leurs vices sous leurs habits, comme Toinette, flattant les folies d’un Argan en se faisant médecin, sans autre qualification que le costume de la comédie de la médecine. Pour autant, ce choix d’un élève en bonne santé étonne. Rousseau veut élever un enfant selon la nature, mais la santé n’est pas plus dans la nature que la maladie ! Le problème de Rousseau concerne la fonction même de gouverneur : « Celui qui se charge d’un élève infirme et valétudinaire59 change sa fonction de gouverneur en celle de garde-malade (...). Je ne me chargerais pas d’un enfant maladif et cacochyme, dût-il vivre quatre vingts ans » (Livre I, 268). Alors où trouver cet élève 57

Rousseau blâme les femmes qui refusent d’allaiter et font adroitement intervenir en leur faveur « les époux, les médecins » (Livre I, 256). 58

« On me dira, comme on fait sans cesse, que les fautes sont du médecin, mais que la médecine en elle-même est infaillible. À la bonne heure ; mais qu'elle vienne donc sans le médecin : car tant qu'ils viendront ensemble il y aura cent fois plus à craindre des erreurs de l'artiste qu'à espérer du secours de l'art » (Livre I, 270). Valétudinaire : le mot n’est pas si fréquent. On le trouve sous la plume de Marivaux pour qualifier une santé fragile, non par nature, mais du fait des circonstances : la jalousie d’une épouse rend l’époux valétudinaire : « Je suis un homme sans ambition, d'une humeur douce, d'une santé vigoureuse, aimant la joie, et d'assez bon commerce, à ce que disent mes amis; j'ai du bien plus qu'il ne m'en faut pour vivre à mon aise, et pour laisser mes enfants passablement riches. Sur cela, vous allez croire que je suis heureux. Eh! non, mon cher Monsieur ; j'ai une femme qui broche sur le tout, et qui m'enlève tous les avantages de ma fortune, de mon tempérament, et de mon caractère ; je suis triste, en dépit de mon humeur joyeuse ; je vis dans la pauvreté, en dépit de mon bien, dont j'ai bonne envie de jouir, et suis toujours valétudinaire, en dépit de la meilleure santé du monde » in Marivaux, Le Spectateur français (1721-1724), 1728, p. 173, Le spectateur français, douzième feuille, [6 décembre 1722]. 59

38

vigoureux ? Le recours à la fiction permet de contourner cette probabilité, très forte au XVIIIe siècle, d’un élève chétif et malade. Dans la perspective de l’éducation d’Émile, certes le gouverneur exclut la médecine, entendue comme pourvoyeuse de vices, mais c’est surtout en choisissant un élève exempt de tous maux qu’il y parvient ! Il nous semble saisir ici certains des rouages de la fiction que Rousseau déploie pour démontrer les principes et les possibilités d’une éducation selon la nature. Cette condition de la bonne santé de l’enfant est ce qui lui permet de mener in extenso sa fiction expérimentale. En outre, cette décision de choisir un élève en bonne santé est également, dans l’Émile, une façon de s’opposer aux théories de Locke et d’Helvetius pour lesquels l’éducation consistait à corriger la nature. Ce choix entre alors dans la logique de l’éducation négative qui « se définira, dans l’Émile, comme l’art de ménager les conditions qui permettent à la nature de se déployer sans entrave. On voit qu’en un sens, le souci essentiel de Rousseau est d’éviter au pédagogue de se retrouver dans la situation topique du philosophe trompé par la nature »60 . La santé 61 fait partie de ces conditions 62. Mais surtout, le problème 60

Christophe Martin, Éducations négatives, op. cit., 2012, p. 59.

61

Mais peut-être la santé est-elle aussi à entendre au sens des Stoïciens ? En effet, conseille Sénèque à Lucilius, « si tu pratiques la philosophie, cela va bien. C’est elle, en effet, qui donne la vraie santé. Sans elle, notre âme est malade. Le corps lui-même, si fortement constitué qu’il soit, n’a que la vigueur de santé des forcenés, des frénétiques. Que la santé de l’âme soit donc le principal objet de tes soins ; tu pourvoiras, mais seulement en second lieu, à celle du corps, qui te coûtera peu, si tu ne veux que te bien porter » (Sénèque, Lettres à Lucilius, in Sénèque, Entretiens - Lettres à Lucilius, édition établie par Paul Veyne, Paris, Laffont, [1993], 2010, II, 15, 2, p. 635). Les critiques de Rousseau à l’encontre de la philosophie portent sur les systèmes et sur les positions dogmatiques. Il nous semble, tout au contraire, que l’Émile propose une philosophie pratique, au sens de la philosophie antique avec, de surcroît, cette singularité de faire commencer cette sagesse aux tout débuts de la vie. Comme nous le verrons au cours de cette étude, la philosophie stoïcienne a quelque chose à nous dire sur l’éducation telle que Rousseau la conçoit. Il y aurait des liens intéressants à faire, sur ce point, entre le Contrat social et l’Émile. En effet, Rousseau écrit, dans le Contrat social, que « les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent » (Livre I, chapitre 6, p. 360). De même, l’éducation selon la nature ne consiste pas à créer chez l’homme de « nouvelles forces » mais à développer celles que la nature (donc sa nature) lui a données. 62

39

que pose Rousseau dans cette diatribe contre les médecins est celui des modalités du rapport au monde et à soi. En effet, deuxième charge contre le médecin : il s’octroie un pouvoir qu’il tire de la faiblesse des hommes, toujours prêts à dépenser beaucoup d’argent dans l’espoir d’un remède pour gagner quelques mois de vie supplémentaires63 . Tout pouvoir conquis sur la faiblesse des hommes est une abomination, qu’il émane de médecins, de prêtres ou encore de philosophes. En effet, « naturellement l'homme sait souffrir constamment, et meurt en paix. Ce sont les médecins avec leurs ordonnances, les philosophes avec leurs préceptes, les prêtres avec leurs exhortations, qui l'avilissent de cœur, et lui font désapprendre à mourir. Qu'on me donne donc un élève qui n'ait pas besoin de tous ces gens-là, ou je le refuse. Je ne veux point que d'autres gâtent mon ouvrage : je veux l'élever seul ou ne m'en pas mêler » (Livre I, 270). L’on retrouve, dans ces lignes, les orientations que Rousseau donne à l’action du gouverneur : celui-ci doit opérer des choix dans l’entourage de l’enfant. Parce que l’homme, par nature, sait souffrir avec constance et mourir en paix, il lui faut éviter la compagnie de ces gens néfastes que sont les médecins, les philosophes et les prêtres. Sur ce point, l’on pourrait ajouter avec Spinoza que ce sont ceux-là, les gens de la tristesse ! En effet, comme Spinoza, Rousseau écrit contre ceux que Deleuze qualifie de « trinité moraliste », à savoir l’esclave, le tyran et le prêtre : « Spinoza dans toute son œuvre ne cesse de dénoncer trois sortes de personnages : l’homme aux passions tristes ; l’homme qui exploite ces passions tristes, qui a besoin d’elles pour asseoir son pouvoir ; enfin, l’homme qui s’attriste sur la condition humaine et les passions de l’homme en général (il peut railler autant que s’indigner, cette raillerie même est un mauvais rire) »64. Il nous semble que, dans l’Émile, le médecin est de cette sorte-là, tout comme le prêtre de cette « Église qui décide tout, qui ne permet aucun doute » (Livre IV, 568). La trinité moraliste, chez Rousseau, est composée du médecin, du prêtre et du philosophe. Tous tiennent l’homme par la bride de 63

Diatribe que l’on trouve aussi chez Sénèque.

Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 37. 64

40

sa faiblesse ; ce qui les unit, « c’est la haine de la vie, le ressentiment contre la vie »65 . La philosophie de Rousseau, dans l’Émile, est au contraire une philosophie de la vie : « vivre est le métier que je lui veux apprendre » (Livre I, 254) et sa méthode consiste d’abord à enlever, si l’on peut étendre jusque là le principe de l’éducation négative, tout ce qui, dans les usages de la société, fait obstacle à la liberté native de l’être humain. D’où une méfiance à l’encontre des discours que les médecins et les prêtres tenaient sur le corps. Rousseau prouve, avec l’Émile, que le discours sur le corps appartient aussi à la pédagogie et à la philosophie. À ce sujet, Michel Foucault, dans Le souci de soi66 , revient sur les propos de Plutarque pour souligner que l’on a bien tort de reprocher aux philosophes de s’occuper du corps. La médecine n’a pas l’exclusivité de la vérité sur le corps et la santé. C’est d’ailleurs quelque chose qui a toujours existé, cette méfiance à l’égard des médecins, qui peut prendre aussi le visage de la contestation devant une autorité. Rousseau ôte ainsi aux médecins toute légitimité, car la médecine lui paraît fondée sur un savoir douteux. Et l’auteur d’Émile part en guerre contre tout savoir douteux. Le traité d’éducation est écrit dans ce contexte-là, dans cet esprit critique qui est à la fois gage de liberté et recherche de vérité. « La manière dont ceux-ci [les médecins] parfois s’emparaient de l’existence de leurs clients pour la régenter dans les moindres détails faisait l’objet de critiques, au même titre que la direction d’âme exercée par les philosophes »67 . L’Émile est explicitement ancré dans ce rejet des directeurs de conscience, auxquels Rousseau opposera un guide : le gouverneur. Aussi le philosophe fustige-t-il ces éducations qui, au nom du péché originel et d’une vision pessimiste de l’homme héritée, entre autres, de l’augustinisme, font expier à l’enfant un mal qu’il n’a pas commis. L’anthropologie que Rousseau construit dans l’Émile exclut le péché, d’une part parce qu’il donne de la nature de l’homme une vision pervertie, et d’autre part en raison des craintes qui, inévitablement, tourmentent le 65

Ibid.

66

Michel Foucault, Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 136. 67

Ibid.

41

pécheur : le chrétien, même baptisé, est incessamment inquiet68, « jamais il n’est sûr, jamais il n’est au repos »69 , jamais il ne sait avec certitude s’il sera finalement sauvé. Avec la doctrine du péché originel, qui implique un rapport à soi inquiet et tourmenté, le chrétien a donné congé au sage. Or, Rousseau, dans l’Émile, invite l’homme à suivre le second plutôt que le premier. Dans Du gouvernement des vivants, Michel Foucault fait le constat de cette éviction du sage au profit du chrétien à partir du baptême, « [a]vec cette idée que le baptême doit se préparer par la crainte et maintenir le chrétien dans un état de crainte (...) ; c’est le congé qui est au fond donné à ce thème qui avait été si important pendant toute l’Antiquité, pendant toute la période hellénistique, pendant les deux premiers siècles et demi du christianisme : le thème du pur, du parfait, du sage. Congé qui, à vrai dire, n’est pas définitif, parce que toute l’histoire du christianisme, même du christianisme occidental, est perpétuellement traversée par le retour, la récurrence de ce thème ou (...) de cette nostalgie d’un état de sagesse auquel on pourrait accéder à partir d’une purification particulièrement intense, d’une ascèse particulièrement réussie ou, tout simplement, par le fait d’une élection et d’un choix de Dieu »70. Dans Émile ou de l’éducation, si la figure de l’enfant peut apparaître comme un retour du sage, « car il vit joyeux du présent, insoucieux de l’avenir » 71, celui-ci est motivé par ce constat que fait Rousseau, à savoir que la société tout entière s’oppose aux enfants : pour l’Église, ils sont nés pécheurs et condamnés à une vie de supplices expiatoires « sans être Rousseau entend a contrario inciter l’homme à trouver le repos, à ne pas s’en laisser conter, à ne pas adhérer à ce qui vient du dehors et qui n’est point lui : « Nous n'existons plus où nous sommes, nous n'existons qu'où nous ne sommes pas. Est-ce la peine d'avoir une si grande peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste ? Ô homme ! Resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable » (Livre II, 308). 68

69

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France, 1979–1980, édition établie par Michel Senellart, Paris, GallimardSeuil-Hautes Études, 2012, p. 123. 70

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 123.

Sénèque, La vie Heureuse, in Entretiens - Lettres à Lucilius, op. cit., 2010, p. 255. 71

42

assurés que tant de soins leur seront jamais utiles »72 ; leurs mères ne les allaitent plus ; et leurs éducateurs, par une « malheureuse prévoyance », (Livre II, 303), ne songent qu’à assurer leur avenir. Le présent, qui est le seul temps dont l’enfant ait vraiment la conscience, lui est ôté73 : « Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d'instants que la nature leur donne : aussitôt qu'ils peuvent sentir le plaisir d'être, faites qu’ils en jouissent ; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle ils ne meurent point sans avoir goûté la vie. Que de voix vont s'élever contre moi ! J'entends de loin les clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette incessamment hors de nous, qui compte toujours le présent pour rien, et poursuivant sans relâche un avenir qui fuit à mesure qu'on avance, à force de nous transporter où nous ne sommes pas nous transporte où nous ne serons jamais. C'est, me répondez-vous, le temps de corriger les mauvaises inclinations de l’homme » (Livre II, 302). Pour Rousseau, l’enfant n’a pas à expier quel que mal que ce soit, il n’a pas à être puni. Qu’un homme puisse être pécheur dès la naissance est incompatible avec le projet d’un gouvernement éducatif, aussi le gouverneur d’Émile a-t-il vocation à prévenir les forfaits, plutôt qu’à les punir. En ce sens, l’éducation négative relève bien d’un gouvernement de l’autre, pensé dans la continuité des réflexions politiques de Rousseau. En effet, dans le Discours sur l’économie politique, Rousseau affirme que le véritable homme d’État sait prévenir les forfaits plutôt que de les punir, car « c’est sur les volontés encore plus que sur les actions qu’il étend son respectable empire. S’il pouvait obtenir que tout le monde fît bien, il n’aurait lui-même plus rien à faire, et le chef-d’œuvre de ses travaux serait de

72

Dans l’Émile, en opposition à l’évêque d’Hippone, aucun recours à la grâce divine n’est envisagé. Sur cette question du temps, voir notre article, Valérie Pérez, « Le philosophe, le gouverneur et l’enfant : trois figures du temps stoïcien dans Émile ou de l’éducation » in L’Émile de Rousseau : regards d’aujourd’hui, sous la direction de A.-M. Drouin-Hans, M. Fabre, D. Kambouchner et A. Vergnioux, Paris, Hermann, collection « Colloque de Cerisy », 2013, p. 273-282. 73

43

pouvoir rester oisif » 74. L’on retrouve ici, dans son principe, la démarche même de l’éducation négative, dans laquelle le gouverneur cherche à obtenir que l’enfant fasse bien en agissant sur sa volonté : « Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache ? Sans doute, il ne doit faire que ce qu'il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va dire » (Livre II, 363). En somme, que dit Rousseau ? L’enfant croit faire sa volonté, mais en réalité il suit celle de son gouverneur. Et, loin d’être soumis à une autorité arbitraire, l’élève du gouverneur est libre ! L’argument de la nature permet de comprendre ce paradoxe, car la volonté du gouverneur suit, comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce livre, la marche de la nature, en tant qu’elle est un garant de la liberté de l’enfant. Précisons pour l’instant que le gouverneur parvient à obtenir que son élève ne fasse rien qui soit contraire à la nature. En ce sens, le gouvernement des enfants et l’éducation négative apparaissent comme des concepts irréductibles l’un à l’autre : gouverner, c’est empêcher, c’est instaurer des délais, c’est aussi, parfois, ne pas agir car ainsi l’exige la nature. Aussi le gouverneur s’efforce-t-il de différer ses instructions quand cela est nécessaire, car « à chaque instruction précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête on plante un vice au fond de leur cœur » (Livre II, 321). La démarche négative que met en place le gouverneur montre que l’éducation des enfants ne doit guère s’appuyer sur la croyance en leur mauvaise nature75, mais elle doit être déplacée du côté du développement des forces physiques et morales de l’individu. C’est précisément pour cette raison que l’éducation est pensée en termes de gouvernement. Dire que l’éducation est un gouvernement de l’autre, c’est dire que les méthodes éducatives sont dirigées vers le développement des forces vitales d’un individu libre. D’où la prise de position très forte de Rousseau contre l’emmaillotement76 en tant que pratique 74

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, Paris, Vrin, 2002, p. 51. 75

Ce que Rousseau condamne au début de l’Émile.

76

Voir supra.

44

coercitive qui prive l’individu, dès sa naissance, de la liberté de se mouvoir et de la possibilité d’accroître ses forces. Car, ce que Rousseau veut absolument préserver, c’est la liberté native de l’individu, en tant qu’elle garantit le développement des forces qui permettront à l’enfant de devenir un homme libre. C’est en ce sens que la liberté apparaît d’une part, comme l’un des fondements de l’anthropologie de Rousseau (« l’homme est né libre »), et d’autre part, comme un principe qui légitime le gouvernement éducatif. Autrement dit, l’on ne peut gouverner que des hommes libres.

3. Une vigilance éducative La question de la liberté est explicitement rattachée, au XVIIIe siècle, à celle du gouvernement des hommes. Selon les termes de Foucault, elle est à la fois une « idéologie » et une « technique de gouvernement » 77. Elle « doit être comprise à l’intérieur des mutations et transformations des technologies de pouvoir »78 , que Foucault étudie notamment dans la dernière partie de La volonté de savoir. Quelles sont ces transformations ? D’une manière générale, il ne s’agit plus d’exercer un pouvoir qui fonctionnerait comme « instance de prélèvement, mécanisme de soustraction »79. Le pouvoir était « un droit de prise » sur tout : « les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; il culminait dans le privilège de s’en emparer pour la supprimer »80. Ce pouvoir devenu autre est désormais « destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner, plutôt que voué à les barrer, à les faire plier, ou à les détruire. Le droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d’un pouvoir qui gère la vie et à s'ordonner à ce qu'elles réclament »81. Ainsi, il ne s’agit plus tant d’assurer la défense 77

Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., 2004, p. 50.

78

Ibid.

79

Michel Foucault, La volonté de savoir, op. cit., 2011, p. 178.

80

Ibid., p. 179.

81

Ibid.

45

du souverain que de permettre au corps social « d’assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer »82 . Quels contenus sont alors donnés, au XVIIIe siècle, à cette notion de liberté, en tant qu’elle appartient à une technique de gouvernement ? Michel Foucault insiste sur la liberté de mouvement et de circulation, qu’il oppose aux « franchises » et aux « privilèges qui sont attachés à une personne »83. C’est la naissance même du sens moderne de « liberté », qui est possibilité et faculté de se déplacer. Or, le déplacement est l’un des objectifs des procédures de gouvernement. Foucault le constate : au XVIIIe siècle, le gouvernement des hommes ne s’appuie plus sur leur mauvaise nature. Tout au contraire, surgit l’idée d’un gouvernement « qui penserait avant tout à la liberté des hommes, à ce qu’ils veulent faire, à ce qu’ils ont intérêt à faire, à ce qu’ils pensent faire ». L’idée fondamentale est qu’un tel pouvoir est un gouvernement de l’autre ou des autres « qui ne peut s’opérer qu’à travers et en prenant appui sur la liberté de chacun ». Autrement dit, le gouvernement des hommes, au XVIIIe siècle, implique des procédures qui s’appuient sur leur liberté, entendue au tout premier chef comme la liberté de se mouvoir, de circuler, de se déplacer. Ainsi, que fait Rousseau lorsque, dans l’Émile, il pense la liberté de l’homme à partir des conditions de vie de l’enfant ? Dans ces pages où il est question de la liberté et de la nécessité de favoriser les élans vitaux du bébé, Rousseau établit les domaines dans lesquels le gouvernement éducatif, en tant que gouvernement de l’autre, va s’exercer. A savoir qu’il va s’exercer sur tout ce qui concerne la vie de l’enfant ; il va s’exercer aussi sur son environnement, sur sa maison, jusqu’à sa chambre, et jusqu’aux personnes qui vont l’entourer. Autrement dit, en rédigeant l’Émile, Rousseau se livre à une réflexion sur les pratiques gouvernementales elles-mêmes. Il en examine les finalités et les modalités, il détermine la position de celui qui gouverne et de celui qui est gouverné. Il décide de ce qui est à faire et à ne pas faire. En somme, il n’a de cesse, tout au long du traité d’éducation, d’anticiper les conséquences de 82

Ibid.

83

Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., 2004, p. 50.

46

ce qui est à faire ou à éviter et d’en examiner les effets ; il délimite, il évalue, il mesure, il calcule : si l’on fait ceci ou cela, que va-t-il arriver ? Si bien que, dans l’Émile, la question éducative est posée à l’intérieur même « du champ de la pratique gouvernementale et en fonction de ses effets »84, comme l’a été, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, celle de l’économie politique. Car, dans l’Émile, le problème de Rousseau n’est pas seulement de rechercher ce qui peut fonder l’autorité éducative et les pratiques d’éducation, c’est aussi, corollairement, d’examiner les effets du gouvernement des enfants, afin de déterminer les pratiques qui ont des effets positifs du point de vue de la vie, de la liberté de l’individu, de l’accroissement de ses forces et de son émancipation. Dans cette perspective, le rôle assigné à la fiction est déterminant car elle permet à Rousseau de déployer, d’analyser et de justifier les effets de la pratique gouvernementale qu’il propose. Sur ce point, il faut encore se référer au modèle de l’économie politique que Foucault étudie dans ses Leçons de 1979. Foucault remarque en effet que la loi de nature est convoquée à l’intérieur même des réflexions sur l’économie et sur les pratiques gouvernementales, comme explication de ce qu’il se passe : « il y a une nature propre à cette action gouvernementale elle-même et c’est cela que va étudier l’économie politique » 85 . Ce texte de Foucault est particulièrement éclairant pour notre propos, en ce qu’il montre que les pratiques de gouvernement ne sauraient être pensées sans y inclure ce qu’il appelle « la naturalité propre »86 de tout ce qui est concerné par l’action même de gouverner. La nature, écrit Foucault, « c’est quelque chose qui court sous, à travers, dans l’exercice même de la gouvernementalité »87. Elle est le « corrélatif perpétuel »88 de la gouvernementalité, si bien que 84

Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, édition établie par Michel Senellart, Paris, GallimardSeuil-Hautes Études, 2004, p. 17. 85

Ibid., p. 18.

86

Ibid.

87

Ibid.

88

Ibid.

47

« la pratique gouvernementale ne pourra faire ce qu’elle a à faire qu’en respectant cette nature »89. À partir de ces constats, il apparaît que ce qui fait un bon gouverneur, c’est qu’il connaît la naturalité des choses, il connaît les lois de la nature, il en connaît les mécanismes et les effets, et ajuste son action en conséquence. Or, comment se manifeste cette connaissance ? Être gouverneur implique une capacité à regarder, à observer, à adapter et à ajuster. Le gouverneur « épie avec vigilance 90 la première lueur de son faible entendement, comme aux approches du premier quartier les musulmans épient l'instant du lever de la lune » (Livre I, 279). Le contrôle exercé sur l’enfant est absolu : il porte sur tous les aspects de sa vie. La mère de famille, dans La Nouvelle Héloïse n’agit pas autrement : « Après avoir admiré l'effet de la vigilance91 et des soins de la plus respectable mère de famille dans l'ordre de sa maison, j'ai vu celui de ses recréations dans un lieu retiré dont elle fait sa promenade favorite et qu'elle appelle son Élysée » (Quatrième partie). L’enfant est observé, épié, car le gouvernement des enfants, selon Rousseau, implique une observation attentive des effets de ce qui est mis en œuvre pour son éducation. Gouverner, c’est exercer une vigilance qui est une veille pédagogique, un soin permanent, constant, répondant aux exigences de l’ordre naturel : « Le gouverneur ne fait qu'étudier sous ce premier maître92 [la nature] et empêcher que ses soins ne soient contrariés » (Livre I, 279). Parce qu’elle met 89

Ibid.

90

Nous soulignons.

91

Nous soulignons.

Que le gouverneur ne fasse qu’étudier sous ce premier maître qu’est la nature est loin d’être aussi simple que la tournure grammaticale (la négation exceptive ne … que) le laisse entendre. En effet, le terme même de « nature », dans le sens courant des sciences de la nature, ne renvoie-t-il pas aussi à une opposition entre ce qui est naturel, fruit du hasard, et l’art ou la technè ? Dans l’Émile, la nature commande et guide : elle commande ce qu’il faut faire et guide le gouverneur qui sait l’observer. Que le gouverneur suive la nature présuppose, d’après Rousseau, deux exigences majeures : élever un enfant dès sa naissance et le faire dans un cadre privé. Il faut donc comprendre que dans l’Émile, l’attribut fondamental de la nature est d’être première, au sens d’un principe premier. L’intervention du gouverneur consiste à ajuster sans cesse la conduite de l’enfant pour qu’elle soit conforme à ce principe premier. 92

48

en jeu une dimension fondamentale et spécifique de l’action de gouverner, la vigilance en est un mode opératoire permanent qui commence dès la naissance de l’enfant. Furetière donne de la vigilance la définition suivante : « Attention, soin exact que l'on prend à faire quelque chose. La vigilance est la première qualité requise à un Prince, à un Général d’armée »93. Il semble que Rousseau en fasse la première qualité du gouverneur. Ce qui nous intéresse dans le choix du terme « vigilance », est qu’il dit une « qualité », comme le confirme le dictionnaire de l’Académie française de 176294. Or, en quoi consiste cette qualité ? Le gouverneur doit être capable de percevoir ce que les autres (parents, précepteurs, société) ne voient pas, car « le grand inconvénient de cette première éducation est qu'elle n'est sensible qu'aux hommes clairvoyants, et que dans un enfant élevé avec tant de soin des yeux vulgaires ne voient qu'un polisson » (Livre I, 424). Parmi les exemples que donne Rousseau, il y a celui du langage de l’enfant : « à table on ne manqua pas selon la méthode française de faire beaucoup babiller le petit bonhomme. La vivacité naturelle à son âge, et l'attente d'un applaudissement sûr, lui firent débiter mille sottises, tout à travers lesquelles partaient de temps en temps quelques mots heureux qui faisaient oublier le reste. Enfin vint l'histoire du médecin Philippe : il la raconta fort nettement et avec beaucoup de grâce. Après l'ordinaire tribut d'éloges qu'exigeait la mère et qu'attendait le fils, on raisonna sur ce qu'il avait dit » (Livre II, 349). Gouverner, dans l’Émile, ce n’est pas se livrer à ce genre de mise en scène. A contrario, l’action du gouverneur consiste à boucher « d’avance toutes les portes de la vanité » (Livre II, 93

Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les sciences et des arts, Éditeur : A. et R. Leers (La Haye), 1690, consultable sur le site Gallica. « Qualité. Attention sur quelque chose, ou sur quelqu'un, accompagnée de diligence et d'activité. Grande vigilance. Extrême vigilance. Vigilance pastorale. Il a beaucoup de vigilance. La vigilance est une qualité essentielle à un Général. Il a eu dans cette affaire toute la vigilance possible. Manquer de vigilance. Se reposer sur la vigilance d’autrui », Dictionnaire de l’Académie française, Quatrième édition, Paris, Publié chez la Veuve Brunet, 1762, consultable sur les sites Gallica et ATILF. 94

49

420). Tout autre est donc le langage d’Émile : « N’attendez pas, non plus, de lui des propos agréables, ni qu'il vous dise ce que je lui aurai dicté ; n’en attendez que la vérité naïve et simple, sans ornement, sans apprêt, sans vanité » (Livre II, 420). En faisant entendre le langage des enfants, Rousseau oppose le langage simple et naïf d’Émile au « babil » des autres. Selon lui, le développement du langage et celui du corps sont porteurs de vérité. À cet égard, la vigilance du gouverneur s’exerce sur les intentions de l’enfant lorsqu’il prend la parole. Ainsi, « il faut avoir moins d'égards aux mots qu'il [l’enfant] prononce, qu'au motif qui le fait parler. Cet avertissement, jusqu'ici moins nécessaire, devient de la dernière importance aussitôt que l'enfant commence à raisonner » (Livre III, 436). L’intention dont il est ici question est la volonté de s’instruire. Non pas s’instruire pour faire montre de ses connaissances, car ce savoir-là, pour Rousseau, n’a aucune validité. Mais plutôt s’instruire pour soi, au sens stoïcien, qui veut que l’éducation consiste à se doter de ce que l’on n’a pas95 . En effet, aux signes ostentatoires et trompeurs, Rousseau substitue, dans l’Émile, d’autres signes, des signes de convenance, qui marquent que l’enfant est avec ce qui lui convient. Avec cette question du sens des paroles de l’enfant, Rousseau marque son opposition aux usages communs qui veulent que l’éducateur ait besoin de signes ostensibles du progrès de l’enfant. Rousseau est dans une toute autre perspective, si bien que nous qualifierons ces signes que le gouverneur doit savoir lire de « signes quasiimperceptibles ». En effet, cette problématique sémiologique permet d’ériger en principe la nécessité, pour le gouverneur, de se détourner des traces tangibles et trop visibles des progrès de l’enfant. Depuis le Discours sur l’origine de l’inégalité, le « progrès presque insensible des commencements » (second Discours, 167) est précisément ce qui intéresse Rousseau. Dans le contexte éducatif de l’Émile, il explore les signes de l’acquisition du savoir pour en isoler un critère de vérité quasiimperceptible mais porteur de significations vraies. Rousseau en use de même lorsqu’il mesure la valeur d’une personne ou d’un personnage historique, à savoir qu’il se fie de préférence A ce sujet, voir notre article, Valérie Pérez, « “Le référent de l’expression” : La littérature en exercice », in Le Télémaque, 2014/1 n° 45, p. 83-93. 95

50

aux anecdotes. Les « bagatelles », comme il les note chez Plutarque, en disent davantage sur la grandeur des hommes que leurs actions éclatantes : « La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions : c'est dans les bagatelles que le naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop communes ou trop apprêtées, et c'est presque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de s’arrêter » (Livre IV, 531). Ce serait donc dans les petites actions, celles de l’ombre, de l’intimité, de la discrétion, que l’on reconnaîtrait le grand homme, l’homme généreux, l’homme moralement bon. Et aussi l’enfant « bien élevé ». Il nous semble en effet que Rousseau transpose, dans le domaine de l’éducation, cette puissance de significations du signe quasi-imperceptible qu’il a repérée sur d’autres plans, y compris autobiographique96. L’une des raisons en est que les grandes actions, pour Rousseau, sont toujours suspectes de l’éclat qu’elles projettent et de l’intention qu’elles masquent. Le signe quasi-imperceptible posséderait donc, paradoxalement, une puissance sémiologique supérieure à ce qui se laisse voir avec ostentation. On ne confondra pas le signe imperceptible avec une vérité cachée à découvrir derrière les apparences. Le signe quasi-imperceptible est dans la nature elle-même : les grands changements qui marquent la vie de l’être humain, comme par exemple cette seconde naissance dont parle Rousseau, « s’annonce par le murmure des passions naissantes 97 » (Livre IV, 489-490). Ce « murmure » dans

96

Nous y reviendrons dans la toute dernière partie de cet ouvrage.

Mais ce murmure sera vite suivi des signes tumultueux de l’éveil des passions, dans une page magnifique où Rousseau raconte la peau, la voix, les yeux et tout ce qui signe l’inquiétude de l’adolescent. 97

51

l’Émile relève du signe quasi-imperceptible98 . L’attention à de tels signes implique, de la part du gouverneur, un questionnement sur la valeur de ce qui semble n’en point avoir ; c’est aussi dans une telle attention, prêtée à ces signes discrets, que le philosophe trouve la vérité de l’homme99 . Ces signes sont, pour les autres, dénués de signification. Mais le gouverneur est celui qui sait les voir et les interpréter, et ce faisant, il nous convie à une lecture du monde qui mène à la vérité. Le signe quasi-imperceptible attribue au petit fait et à l’anecdote une vérité qui importe dans les grandes choses de l’éducation. Ainsi, gouverner, dans l’Émile, c’est interpréter. Interpréter jusqu’aux silences mêmes de l’enfant. Interpréter les signes que la nature envoie pour dire les progrès des forces corporelles : « Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa pensée, il affecta de m'importuner pour avoir le gâteau restant » (Livre II, 394). Cette compétence du gouverneur est à l’œuvre à tous les instants de l’éducation d’Émile. Il s’agit, en effet, d’observer l’enfant dans chacun de ses apprentissages afin d’être toujours au plus près de cet ajustement et de cette mesure que la nature exige du gouverneur. D’où cette mise en garde, au Livre III, adressée à ceux qui se chargent d’élever un enfant : « Tenez donc toujours l'œil au guet, et, quoi qu'il arrive, quittez tout avant qu'il s’ennuie ; car il n'importe jamais autant qu'il apprenne, qu'il importe qu'il ne fasse rien malgré lui » (Livre III, 436).

98

Michel Foucault parle des événements quasi-imperceptibles qui, pour Kant, font sens au cœur même de la Révolution française. Ces événements se rapportent d’abord à la manière dont la Révolution « fait spectacle » et « dont elle est accueillie ». Pour autant, « ce n'est pas dans les grands événements que nous devons chercher ce signe qui sera remémoratif, démonstratif et pronostique du progrès. C'est dans des événements qui sont quasi imperceptibles. C'est-à-dire qu'on ne peut pas faire cette analyse de notre propre présent dans ses valeurs significatives sans se livrer à une herméneutique ou à un déchiffrement qui permettra de donner à ce qui, apparemment, est sans signification et sans valeur, la signification et la valeur importante que nous cherchons » in Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., 2008, p. 18. Non pas de l’Homme en tant qu’essence, non pas l’Homme au sens de l’espèce humaine, mais l’individu, tel individu avec ses singularités. 99

52

À la discrétion du signe quasi-imperceptible répond une herméneutique de la nature et de l’enfance qui implique l’omniprésence du gouverneur auprès de son élève. Or, comment comprendre cette vigilance de tous les instants sans y voir l’excès du contrôle et de la surveillance ? Il semble que, a contrario, au pouvoir excessif et aux institutions coercitives, le gouverneur oppose une présence continuelle, un guide bienveillant, suggérant ainsi que l’être humain a besoin d’autrui pour se construire et bien conduire sa vie. Un autrui qui n’est pas de ces gens que Rousseau trouve dans la société et qui ne sont mus que par leurs intérêts et leurs préjugés. Cet autre que cherche Rousseau pour gouverner les enfants est quelqu'un ayant la capacité de renvoyer l’individu à soi et de favoriser, par l’éducation, le progrès des forces et la construction de soi. Sans doute la relation entre le gouverneur et son élève est-elle une composante du concept de l’éducation négative, en ce qu’elle pose le problème de la possibilité de rendre libre celui qui est éduqué par un maître herméneute.

4. Gouverner dans une relation d’égalité Faire de la liberté un principe de la relation pédagogique est, pour Rousseau, revendiquer une relation responsable et morale entre le maître et l’élève dans la continuité de l’héritage du stoïcisme. Pour comprendre cet héritage stoïcien, relisons le texte dans lequel figurent la demande et la supplication d’Émile, jeune adulte, au Livre IV : « ô mon ami, mon protecteur, mon maître ! Reprenez l'autorité que vous voulez déposer au moment qu'il m'importe le plus qu'elle vous reste ; vous ne l'aviez jusqu'ici que par ma faiblesse, vous l’aurez maintenant par ma volonté, et elle m'en sera plus sacrée » (Livre IV, 651). Ce texte est fondamental pour comprendre le sens que Rousseau donne à l’acte de gouverner en contexte éducatif. En effet, le gouverneur y apparaît comme un guide pour la vie, au sens stoïcien de ce terme, dans la lignée d’un Sénèque conseillant à Lucilius de « faire choix d'un homme de bien et l'avoir constamment devant [ses] yeux de manière à vivre comme sous son regard et à régler toutes [ses]

53

actions comme s’il les voyait »100. Émile reconnaît à son gouverneur cette fonction lorsqu’il l’implore en ces termes : « rendez-moi libre en me protégeant contre mes passions qui me font violence ; empêchez-moi d'être leur esclave et forcez-moi d’être mon propre maître en n'obéissant point à mes sens, mais à ma raison » (Livre IV, 652). Telle est bien la fécondité de ce problème premier qui se pose à l’éducateur : Sénèque reprend à Épicure l’idée d’un gardien, d’un Mentor101, à savoir qu’il faut à l’homme un témoin, « [i]l faut quelqu'un à notre âme, quelqu’un qui lui inspire respect et dont l'autorité sanctifie jusqu'au plus secret d’elle-même. Heureux l'homme dont la présence, dont la simple idée rend meilleur. Heureux qui porte le respect du modèle au point de créer en soi harmonie et bon ordre rien qu'à son souvenir. Qui porte à ce point le respect du modèle n’attendra guère pour être respectable »102 . Ajoutons aussi qu’il faut quelqu'un qui, par sa conduite et ses discours, nous conduise au souci de soi, comme nous le montrerons dans la dernière partie de ce livre. Les pages dans lesquelles Rousseau expose comment choisir un gouverneur et comment le gouverneur peut choisir son élève sont déterminantes pour comprendre les enjeux de la relation pédagogique dans l’Émile. En effet, toute l’audace de la philosophie éducative de Rousseau semble contenue dans ces pages où il est question des choix : choisir un gouverneur (ce que fait Rousseau en se choisissant lui-même), se choisir un élève (ce que fait le gouverneur) et se choisir un guide (ce que fait Émile au livre IV). Une comparaison philosophique s’impose sur ce point : en renouvelant les liens qui le lient depuis l’enfance à son gouverneur, Émile, au Livre IV, agit comme le sage stoïcien qui reconnaît la nécessité de se donner un guide pour bien gouverner sa vie. Ce choix se fait à l’âge adulte, comme le rappelle Sénèque à Lucilius : « choisis Caton ; s'il te semble trop raide, choisis un caractère moins tendu, un Lélius. Choisis celui chez qui tout t’agrée, sa vie, son langage et jusqu'à son visage où se lit son âme : ramène-le continuellement 100

Sénèque, Lettres à Lucilius, in Entretiens - Lettres à Lucilius, op. cit., 2010, I, 11, 8, p. 624. 101

Ibid.

102

Ibid.

54

devant toi, comme un gardien, comme un exemple. Oui, oui, nous avons besoin de quelqu’un au patron duquel notre caractère vienne s'ajuster. Ce qui est de guingois, tu ne le rectifieras qu’à la règle »103. La filiation stoïcienne de la philosophie de Rousseau est manifeste à travers la relation choisie qui se dessine, dans l’Émile, entre l’élève et son maître104. Rousseau, en effet, reprend l’idée stoïcienne de la nécessité de se donner un guide pour toute sa vie et il l’inscrit dans son projet éducatif comme une réponse aux maux de la modernité qu’il dénonce dans ses œuvres. Ces maux sont ceux qui nous éloignent de soi, comme cette « vile et trompeuse uniformité » qui fait que « tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce qu'on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent » (Discours sur les sciences et les arts). Le changement décisif dans l’Émile, par rapport aux autres modèles éducatifs de son temps, réside dans la réponse apportée à ces problèmes, à savoir l’instauration d’une relation fondée sur un paradigme antique. Dans cette filiation antique, l’on comprend mieux ce que la critique de la société a de si décisive dans la pensée éducative de Rousseau. Alors que la nature de l’homme l’appelle à la liberté, tout, dans la société, tend à le rendre esclave, y compris esclave de lui-même. La mission urgente de l’éducation est de délivrer l’homme de l’ardeur despotique de ses appétits105 , de la crainte, du manque de courage, non pas par la déliaison du corps et de l’âme, mais au contraire, en renforçant leur unité, et en faisant de cette unité le point nodal de l’éducation et la mission première de la relation du gouverneur à l’enfant. La réponse apportée par Rousseau au 103

Ibid.

104

Cette filiation est également remarquable dans les Rêveries, qui peuvent être lues comme le manifeste stoïcien de Rousseau, comme nous le montrons à la toute fin de cet ouvrage. Les appétits qui lui sont donnés par l’opinion et par les préjugés de la vie en société. 105

55

problème de la liberté de l’homme et de son bonheur consiste en effet à poser la thèse d’une relation duelle issue de la philosophie stoïcienne, et plus précisément de Sénèque. Cette relation duelle est une relation d’égalité, concept produit par le personnage conceptuel du gouverneur. Si cette hypothèse est valide, alors nous devons à présent vérifier ce que cette relation rend possible. Le gouverneur exerce une autorité sur son élève, mais celleci n’est pas autoritaire. Il exerce un pouvoir, mais il n’est pas coercitif, ou du moins, Rousseau atténue les aspects négatifs du principe du contrôle lorsqu’il pense la relation pédagogique en termes de gouvernement. Ainsi, le gouverneur veille sur Émile et il a des relations amicales avec lui : « Voyez l’Émile : le précepteur d’Émile est un surveillant ; il faut aussi qu’il soit un camarade » écrit Michel Foucault106. La vocation de ce paradoxe est de penser les conditions grâce auxquelles la relation pédagogique instaurée dans le gouvernement de l’enfance peut émanciper l’homme. Ainsi, lorsqu’il explicite la méthode qu’il suivra dans l’Émile, Rousseau s’intéresse à l’attachement qui liera l’enfant et son gouverneur : « Je remarquerai seulement, contre l'opinion commune, que le gouverneur d'un enfant doit être jeune, et même aussi jeune que peut l'être un homme sage. Je voudrais qu'il fut lui-même enfant s'il était possible, qu'il put devenir le compagnon de son élève, et s'attirer sa confiance en partageant ses amusements. Il n'y a pas assez de choses communes entre l'enfance et l'âge mûr pour qu'il se forme jamais un attachement bien solide à cette distance. Les enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne les aiment jamais » (Livre I, 265). Cet extrait est crucial. L’on y retrouve toutes les composantes de l’attachement, qui apparaît comme une condition du bon déroulement de l’éducation, à savoir : être le compagnon de quelqu’un, la confiance, le partage, avoir des choses en commun, l’amour. L’homme est « capable d’attachement » (Livre IV, 520) et le gouverneur entend non seulement développer cette capacité chez son élève, mais encore, il en fait l’un des ressorts de son éducation. Ce qui est « L’œil du pouvoir » (entretien avec J.-P. Barou et M. Perrot) in Bentham (J.), Le Panoptique, Paris, Belford, 1977, p. 9-31, repris dans Dits et écrits II, 2001, op. cit., p. 196. 106

56

au centre de cet extrait, et qui, d’une certaine façon, donne du sens à l’attachement, est la confiance. L’enjeu, pour Rousseau, est en effet de montrer que la confiance est la condition, comme l’écrit Laurence Cornu, de la « relation entre êtres humains »107 . La confiance peut relever d’une « institution symbolique » qui est aussi « une expérience d’espace libre, un sentiment de nonpouvoir entre des êtres. Elle est reconnaissance, acte commun d’émancipation »108. Car, si la confiance peut « instituer l’autre comme sujet autonome », c’est en raison d’un « renoncement au contrôle sur ses actes ». En outre, la confiance « ne peut être pensée comme un moyen efficace d’agir, même dans l’éducation, car ce serait poser autrui comme sujet connaissable d’une action prévisible »109. Alors en quoi consiste la confiance dans l’Émile ? N’y a-t-il pas une contradiction manifeste entre ces deux aspects du gouvernement de l’enfant que sont la confiance accordée à l’enfant et le contrôle de ses actes ? En quoi le projet de rapporter l’éducation à la fois à la confiance et au contrôle permettrait-il d’atteindre l’émancipation ? Singulière et inattendue, la confiance dont parle Rousseau vient du gouverneur, en tant que personnage conceptuel. Rousseau met au centre de la relation pédagogique une confiance qui dit l’inséparabilité du gouverneur et de l’enfant. Et cette relation est aussi la manifestation du jeu (et du je) énonciatif entre la philosophie et la fiction, comme nous le voyons lorsque Rousseau écrit que si le gouverneur était un enfant, il pourrait « devenir le compagnon de son élève, et s'attirer sa confiance en partageant ses amusements ». Autrement dit, le lien d’amitié serait une forme possible de la relation pédagogique. En effet, quel sens donner « à l’étonnant attachement du précepteur à son élève qui, en dehors de tout motif religieux, consent à sacrifier toute vie propre et tout désir “pour le bien” de l’enfant »110 ? Le problème que soulève Rousseau dans l’Émile est bien celui de la relation à l’enfant, de 107

Laurence Cornu, « La confiance », in Le Télémaque, 2003/2 n ° 24, p. 21.

108

Laurence Cornu, art. cit., 2003, p. 22.

109

Ibid.

110

Christophe Martin, Éducations négatives, op. cit., 2012, p. 297.

57

telle sorte que l’éducation puisse s’accomplir. Rousseau propose une familiarité avec l’autre, un compagnonnage… mais en même temps, que faire de tous les aspects liés à la surveillance et à la vigilance ? Ce problème paradoxal peut être résolu en considérant, à la suite de Laurence Cornu, que la confiance n’est pas une méthode, mais un principe : avec la confiance, « nous ne sommes pas (…) dans une technique applicable, avec des causes et des effets linéairement ordonnés, nous ne sommes pas même dans l'étude d'une telle technique, car ce serait implicitement admettre ou permettre son emploi. Pas de méthode, pas de recette pour la confiance : un principe confié à chacun. L’éducation peut ne plus être pensée comme une action efficace d’un être sur un autre, mais comme rapport de sujet à sujet, à des places différentes, rapports susceptibles de faire advenir un nouveau sujet humain dans son imprévisibilité »111. À cet égard, l’on peut dire que Rousseau permet de penser l’éducation en termes de « places différentes » qui n’excluent pas la confiance et vont jusqu’à une égalité émancipatrice que nous allons tâcher de démontrer. Il semble que l’un des concepts majeurs de l’Émile, l’une des créations fécondes et fondatrices de la philosophie de l’éducation de Rousseau est la relation d’égalité. Cette relation, il ne l’appelle pas égalité, mais il lui donne un autre nom, magnifique, et à notre sens resté sans réelle postériorité dans les théories de l’éducation d’aujourd’hui, qu’elle s’appelle sciences ou philosophie de l’éducation. Ce concept, Rousseau l’appelle « apprenti ». Le concept d’apprenti. Nous parlons de concept au sens de Deleuze : à savoir qu’un concept est une création majeure, importante, vitale, qui signe la pensée d’un philosophe et répond à des problèmes. Ces problèmes gravitent tous autour de la notion de liberté. Or, si Rousseau pense résoudre par l’éducation le problème de la liberté de l’homme, c’est parce qu’il a créé le concept d’apprenti. Il n’a ni créé le mot, ni la chose, ni même ce à quoi renvoie le terme « apprenti » dans les dictionnaires et dans les domaines de l’apprentissage. Mais il a créé le concept d’apprenti.

111

Laurence Cornu, art. cit., 2003, p. 27.

58

En effet, si des « places différentes » sont occupées par celui qui enseigne et celui qui apprend, si une relation de pouvoir et de guidage peut s’imposer entre un maître et son élève ou ses élèves, pour que de l’autonomie surgisse l’émancipation, il faut un apprenti. Car « l’apprenti » dit le savoir en train de se former, mais surtout il dit, en même temps que la formation des savoirs, la relation entre les sujets, entre les membres qui constituent la relation pédagogique. En somme, « l’apprenti » dit qu’il y a quelque chose qui se passe, qui est de l’ordre d’une émancipation réciproque par le vouloir de celui qui l’initie (le gouverneur) en tant qu’il provoque et rencontre la volonté de l’autre (l’élève). L’enjeu du concept d’apprenti est clair : il s’agit de mettre fin aux rapports d’infériorité versus supériorité qui font des ravages dans l’éducation. Rousseau formule ce principe très clairement dans les Dialogues : « il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d'être tout. (…) Le sentiment de l'infériorité à un seul égard empoisonne alors celui de la supériorité à mille autres, et l'on oublie ce qu'on a de plus pour s'occuper uniquement de ce qu'on a de moins. Vous sentez qu'il n'y a pas à tout cela de quoi disposer l'âme à la bienveillance » (Deuxième Dialogue, 806). Ce sentiment d’infériorité n’aura-t-il pas son intensité la plus forte en contexte éducatif, puisqu’un individu surpasse l’autre dans le champ des savoirs ? Et n'est-il pas du même ordre que ce que Jacques Rancière nomme « la croyance en l’inégalité »112 : « point d'esprit supérieur qui n'en trouve un plus supérieur pour le rabaisser ; point d'esprit inférieur qui n'en trouve un plus inférieur à mépriser » 113 ? De fait, l’air supérieur du maître, du professeur qui considère ses élèves comme des « ratés », des « nuls », des « bons à rien » : ce mépris professoral peut exister encore aujourd’hui. Que dire alors de cette hauteur méprisante qui rend l’élève tout petit ? Émile, quant à lui, n’est pourtant pas un géant, mais il est aussi grand que son maître. Et Rousseau montre cette égalité dans une composante du concept d’apprenti : c’est « nous ». Pronom 112

Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., 1987, p. 70.

113

Ibid.

59

magnifique qui dit la relation d’apprentissage. Nous. Nous, sujets apprenants. Nous dans l’égalité. À la suite des travaux de Jacques Rancière, il faut noter, comme le fait Laurence Cornu, que l’émancipation ne saurait « être instaurée en modèle pédagogique »114. Elle est au contraire création et invention. Cette création, si elle paraît relever du maître, revient, en réalité, à celui qui apprend, et la méthode de Jacotot que Rancière étudie est bien « la plus vieille de toute et ne cesse d'être vérifiée tous les jours, dans toutes les circonstances où un individu a besoin de s’approprier une connaissance qu'il n'a pas le moyen de se faire expliquer. Il n’y a pas d'homme sur la terre qui n’ait appris quelque chose par lui-même et sans maître explicateur » 115. De la même façon, Rousseau se méfie de l’explication et de tout ce qui détourne de penser par soi-même : « Je n'aime point les explications en discours ; les jeunes gens y font peu d'attention et ne les retiennent guère. Les choses, les choses ! Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots : avec notre éducation babillarde nous ne faisons que des babillards » (Livre III, 447) ; et aussi : « Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les sens, la première raison de l'homme est une raison sensitive ; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est pas nous apprendre à raisonner, c'est nous apprendre à nous servir de la raison d'autrui » (Livre II, 370). Ce principe de l’appropriation autonome du savoir est celui que Rousseau identifie dans le roman de Defoe, Robinson Crusoé, et c’est celui qu’il souhaite voir appliquer par son élève : Émile apprend parce qu’il a besoin de s’approprier une connaissance, aussi son gouverneur n’est-il pas un maître explicateur. La pédagogie de Rousseau n’est pas une « pédagogie bavarde »116 ! Loin d’être une question théorique, la méthode de l’égalité se traduit, dans les termes de Rancière, citant Jacotot, comme un « enseignement par soi-même » qui 114

Laurence Cornu, art. cit., 2003, note 1, p. 21.

115

Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., 1987, p. 30.

Philippe Meirieu, Apprendre... Oui, mais comment, Paris, ESF éditeur, 1987, p. 92. 116

60

« a réellement formé tous les grands hommes ». C’est d’ailleurs la formation dont Rousseau se réclame maintes fois dans Les Confessions117. Jacotot s’étonne de ce que « tout homme a[it] fait cette expérience mille fois dans sa vie, et cependant jamais il n’était venu dans l’idée de personne de dire à un autre : J’ai appris beaucoup de choses sans explications, je crois que vous le pouvez comme moi »118. Jacotot disait « vous pouvez apprendre seul, comme moi-même je l’ai fait », le gouverneur, un siècle avant, aurait plutôt dit « apprenons ensemble ». Ainsi, dans l’Émile, le disciple est pris avec son maître dans tous les apprentissages, comme par exemple la création des machines, « nos machines » précise Rousseau, car le maître, lui aussi, est engagé dans son devenir, dans une éducation métamorphique où il s’empare de la possibilité de devenir élève à son tour. Les scènes d’apprentissage dans lesquelles le gouverneur dit « nous » sont légion. Et pourtant, il ne s’agit pas d’inverser les rôles. L’enfant ne devient pas le maître. Mais la possibilité d’être disciple est inscrite dans la fonction même du gouverneur, dans le concept de « gouverneur », comme condition du perfectionnement de soi-même et de l’éducation tout au long de la vie. Ainsi, tout repose sur l’idée que l’émancipation consiste à être, dans ses apprentissages, libre de toute tutelle. Jacotot va plus loin en déclarant que les intelligences étant égales, la seule relation possible entre le maître et l’élève est une relation d’égalité. Il nous semble que sur cet aspect-là de l’émancipation, « l’apprenti » est le concept fondamental de l’Émile119 . En effet, former un apprenti, c’est donner à l’enfant la possibilité d’être libre pour la raison que, dans l’Émile, les valeurs portées par ce concept sont à l’exact opposé des éducations qui forment l’homme pour un état social. Aussi 117

Par exemple au sujet de l’arithmétique : « Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien transcendante, il en fallait assez pour m’embarrasser quelquefois. Pour vaincre cette difficulté, j'achetai des livres d'arithmétique, et je l'appris bien, car je l'appris seul » (Les Confessions, Livre Cinquième, 179). 118

Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., 1987, p. 30.

Concept qu’il serait urgent de repenser dans le champ de l’éducation d’aujourd’hui. 119

61

Rousseau blâme-t-il les parents et les éducateurs qui travaillent à former un enfant « exclusivement pour un état ». Selon lui, une telle visée est incompatible avec son projet éducatif car elle revient à nier la perfectibilité de l’homme. Or, le terme même d’« état », dans le texte de Rousseau, est problématique. Le gouverneur veut faire d’Émile un menuisier, et, plus précisément, écrit-il, « notre ambition n'est pas tant d'apprendre la menuiserie que de nous élever à l'état de menuisier » (Livre III, 478). N’est-il pas paradoxal de désapprouver ceux qui forment un enfant « exclusivement pour un état » et d’affirmer dix pages plus loin que c’est moins la menuiserie que vise le gouverneur que « l'état de menuisier » ? En quoi le projet du gouverneur peut-il être différent de ce qu’il critique ? Que signifie « état » dans ces deux propositions ? Ce problème surgit au moment de l’entrée du jeune homme dans la société, c’est-à-dire au moment où se joue le passage entre le fait d’être gouverné par un autre et le gouvernement de soi. Cette période est cruciale car elle permet à Rousseau de montrer que par le travail, l’homme peut vivre selon la nature120. Cette hypothèse semble hautement paradoxale, puisque le travail est un corollaire de la vie sociale. L’action du gouverneur consistera donc à orienter Émile vers le choix d’un métier qui n’entre pas en contradiction avec l’éducation naturelle, mais tout au contraire, la légitime encore davantage. Gouverner, implique, en effet, dans l’Émile, de faire des choix compatibles avec les principes de la nature. Et gouverner est aussi, dans ce contexte précis du choix d’un métier, permettre à l’autre de faire, pour lui-même, des choix en accord avec les critères de la nature.

Le travail est également un gage de liberté en ce qu’il fait partie de ce « triptyque conceptuel qui traverse toute la pensée économique et politique de Locke : “les biens, la liberté et la vie, choses que je nomme, d’un nom général, propriété”. Le travail est ce qui fait la synthèse de ces trois dimensions de la propriété et les unit en une seule réalité inextricable : le travail est une action de mon corps vivant, une mise en œuvre de ma liberté, et il a pour résultat une appropriation ou une production de biens économiques ; inversement, sans biens appropriés, la vie n’est pas possible, et encore moins, a fortiori, la liberté » in Blaise Bachofen, « Une “robinsonnade“ paradoxale : les leçons d'économie de l'Émile », Archives de Philosophie, 2009/1 Tome 72, p. 75-99. 120

62

Quels sont ces critères ? Le critère essentiel de ce métier en accord avec la nature est de convenir au sexe et à l’âge d’Émile. Ce sera donc tout le contraire d’une « profession sédentaire et casanière qui effémine et ramollit le corps » (Livre III, 475). Rousseau pense en effet le travail au creuset de la possibilité de la vie selon le nature au sein de la société : « L'homme et le citoyen, quel qu'il soit, n'a d'autre bien à mettre dans la société que lui-même, tous ses autres biens y sont malgré lui ; (...) Celui qui mange dans l'oisiveté ce qu'il n'a pas gagné lui-même, le vole ; et un rentier que l'état paye pour ne rien faire, ne diffère guère, à mes yeux, d'un brigand qui vit aux dépens des passants. Hors de la société, l'homme isolé ne devant rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l'homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon » (Livre III, 470). Ce qui est en jeu dans cette apologie du travail, est qu’il permet de se conserver par la subsistance qu’il apporte et qu’il rend autonome celui qui l’exerce. L’autonomie et la conservation de soi sont en effet deux propriétés essentielles de la vie à l’état de nature. En outre, cette hypothèse d’un possible maintien des avantages de l’état de nature dans la société, par l’exercice du travail, s’appuie sur le choix d’un métier qui exclut les activités dénuées d’utilité pour la communauté. Enfin, elle se fonde sur une réflexion sur la notion d’« état » qui semble paradoxale. En effet, Rousseau exclut d’abord « l’état » au sens de rang social. Ce faisant, il s’oppose à l’organisation de la société et condamne les choix éducatifs qu’elle fait. L’ironie cinglante

63

dont il fait preuve à propos du « riche appauvri »121 est autant un argument contre ces éducations qui rendent les hommes misérables, qu’un topos hérité de la sagesse antique. Cette misère-là tient de l’indigence morale, car l’homme qui a perdu tous ses biens ne se croit plus rien. Il est comme le sot que Sénèque oppose au sage : « quelle différence y a-t-il entre moi le sot et toi le sage, si tous deux nous voulons posséder ? — une très grande, car les richesses sont chez le sage en esclavage, chez le sot au pouvoir. Le sage ne permet rien aux richesses, elles vous permettent tout. Vous, comme si quelqu’un vous en avait garanti la possession éternelle, vous vous y accoutumez, vous vous y attachez : le sage s’entraîne surtout à la pauvreté quand il se tient au sein des richesses. (...). Pour vous, une belle maison, comme si elle ne pouvait ni brûler, ni s’écrouler, vous rend insolents ; les richesses, comme si elles bravaient tout péril, comme si elles étaient trop vastes pour que la Fortune pût venir à bout de les anéantir, vous stupéfient. (...) Quiconque enlèvera les richesses du sage lui laissera tout son bien, car il vit joyeux du présent, insoucieux de l’avenir »122. Lorsqu’il est question de se pencher sur l’avenir de l’homme, l’éducation se heurte aux contradictions et aux aléas de la société moderne. L’opposition bien connue de Rousseau à la société est alors pensée, dans l’Émile, au creuset du stoïcisme, qui apparaît comme une réponse aux problèmes que soulève le philosophe. Rousseau, en effet, a saisi toute 121

« Appropriez l'éducation de l'homme à l'homme, et non pas à ce qui n'est point lui. Ne voyez-vous pas qu'en travaillant à le former exclusivement pour un état, vous le rendez inutile à tout autre ; et que s'il plaît à la fortune, vous n'aurez travaillé qu'à le rendre malheureux ? Qu'y a-t-il de plus ridicule qu'un grand seigneur devenu gueux, qui porte dans sa misère les préjugés de sa naissance ? Qu'y a-t-il de plus vil qu'un riche appauvri, qui, se souvenant du mépris qu'on doit à la pauvreté, se sent devenu le dernier des hommes ? L'un a pour toute ressource le métier de fripon public, l'autre celui de valet rampant, avec ce beau mot : il faut que je vive. Vous vous fiez à l'ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu'il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d'en être exempt ? Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors ? » (Livre III, 468-469). Sénèque, La vie Heureuse, in Entretiens - Lettres à Lucilius, op. cit., 2010, XXVI, 1-4, p. 255. 122

64

l’importance méthodologique de la philosophie stoïcienne et de ses concepts qui se rapportent à la sagesse comme pratique. Aussi le gouvernement de l’enfance se resserre-t-il sur une question très concrète : quel état permettra à Émile de posséder, plutôt que des richesses, la sagesse ? Cette question rejoint celle du souci de soi telle que Michel Foucault l’étudie dans L’herméneutique du sujet. Le souci de soi, s’il a un « côté formateur qui est essentiellement lié à la préparation de l’individu », ne renvoie pas pour autant au choix d’un métier. En effet, « il s’agit, indépendamment de toute spécification professionnelle, de former [l’individu] pour qu'il puisse supporter comme il faut tous les accidents éventuels, toutes les disgrâces et toutes les chutes qui peuvent l'atteindre. Il s'agit, par conséquent, de monter un mécanisme d'assurance. Il ne s'agit pas d'inculquer un savoir technique et professionnel, lié à un certain type d'activité. Cette formation, (...) cette armure protectrice à l'égard du reste du monde, à l'égard de tous les accidents ou événements qui peuvent se produire, c'est ce que les grecs appelle la paraskheuê, et qui est à peu près traduit par Sénèque par instructio. L'instructio, c’est cette armature de l'individu face aux événements, et ce n'est pas du tout la formation en fonction d'un but professionnel déterminé »123. En ce sens, l’éducation d’Émile vise bien la paraskheuê, l’instructio, notions qui font sens dans les oppositions que Rousseau manifeste à l’égard des modèles éducatifs de son temps. La préférence pour un métier est une question d’éducation et de société. Rousseau en fait un problème philosophique : dans quelle mesure le choix d’un métier peut-il s’accorder avec une vie selon la nature ? Quel état peut permettre à l’homme de « supporter comme il faut tous les accidents éventuels, toutes les disgrâces et toutes les chutes qui peuvent l’atteindre » ? Existe-t-il un métier qui serait ce « mécanisme d’assurance » dont parle Foucault ? Les pages qui portent sur le choix d’un métier montrent la mise en pratique de la finalité de l'éducation telle qu’elle est formulée au début du traité, à savoir que « l'éducation naturelle doit rendre un homme propre à toutes les conditions humaines » (Livre I, 267). Le choix d’un métier est un point de tension entre la vie selon la nature et la vie en société, du fait que la 123

Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 91.

65

première suppose l’autonomie de l’homme et son indépendance, quand la seconde est asservissements et préjugés. Selon Rousseau, l’homme qui vit dans la société est contraint d’aliéner sa liberté, au profit de la satisfaction de ce qui lui est utile et de sa sécurité124. L’hypothèse de conserver les avantages de l’état de nature, tout en vivant dans la société est donc, a priori, exclue. Plus l’enfant avance en âge, plus le projet même d’une éducation selon la nature semble aporétique : « En sortant de l'état de nature, nous forçons nos semblables d'en sortir aussi ; nul n'y peut demeurer malgré les autres, et ce serait réellement en sortir, que d'y vouloir rester dans l'impossibilité d'y vivre. Car la première loi de la nature est le soin de se conserver » (Livre III, 467). Le problème que pose ici l’éducation d’Émile est le suivant : à quelles conditions peut-on, en devenant adulte, conserver les avantages de l’état de nature tout en vivant en société, puisqu’il n’est guère possible de vivre autrement qu’en son sein ? Le choix du métier de menuisier pourrait bien permettre à Rousseau de résoudre cette difficulté. L’éducation d’Émile a construit sa connaissance du monde sur les rapports d’utilité, de sûreté, de conservation et de bien-être. Ce sont alors ces rapports qui vont l’orienter dans le choix d’un métier. Ainsi, l’élève du gouverneur préfère le fer à l’or, le verre au diamant, et le cordonnier, le maçon et le pâtissier au joaillier, à l’orfèvre et à l’homme de science. Même l’horloger ne trouve pas grâce à ses yeux, car il voit le temps avec le même regard que celui qu’il pose sur les matières, sur les objets et sur les activités des hommes, à savoir qu’il les considère sur les rapports sensibles qui lui conviennent. Le choix du métier de menuisier est dans cette continuité, en même temps qu’il témoigne d’une réussite de l’éducation, puisqu’il montre la capacité d’Émile à entrer dans « un travail inlassable pour plier le corps aux habitudes nécessaires, pour commander à l’intelligence »125. Émile exercera donc un métier dans lequel il pourra utiliser toutes les compétences que son gouverneur aura développées chez lui, en particulier les habiletés du corps et des sens. Car, écrit Rousseau, ce métier « est propre, il est utile, il peut s'exercer 124

Voir Du Contrat social, Livre I, chap. 2.

125

Jacques Rancière, Le maître ignorant, op. cit., 1987, p. 95.

66

dans la maison ; il tient suffisamment le corps en haleine, il exige dans l'ouvrier de l'adresse et de l'industrie, et dans la forme des ouvrages que l'utilité détermine, l'élégance et le goût ne sont pas exclus » (Livre III, 478). Dans ces pages sur le choix d’un métier, Rousseau anticipe sur les conséquences d’une éducation selon la nature : qu’advient-il une fois que l’enfant a grandi et qu’il se trouve plongé dans la société ? Quels critères retenir dans le choix d’un métier ? Le gouverneur retient le critère de la nature, qu’il est possible d’adapter à la vie en société : Émile se rendra utile aux autres, tout en gardant son autonomie ; il ne sera pas oisif et son métier lui permettra de continuer à exercer les habiletés du corps et des sens. Quant à sa raison, elle sera orientée vers la pratique et l’habileté, comme le suggère l’emploi du substantif « industrie ». Émile, adulte, sera utile, mais en comité restreint ! L’élève du gouverneur n’est donc pas appelé à jouer un rôle politique, au sens du « gouvernement des autres », mais il est utile à son village, et, plein de sagesse, il sait se gouverner lui-même. Le sage, en effet, « n’essaiera pas de révolutionner les mœurs ; il n’attirera pas sur lui les regards du public par la singularité de sa vie »126. Ainsi, Rousseau, jusque dans le choix du métier de menuisier, laisse apparaître son opposition à la société et aussi à une longue tradition philosophique : celle de l’éducation du prince. Pourtant, en 1762, le terme de « gouverneur », renvoie bien à l’éducation du prince. Le Dictionnaire de l’Académie de cette année donne en effet de « gouverneur » la définition suivante127 : « Celui qui est commis pour avoir soin de l'éducation et de l'instruction d'un jeune Seigneur, d'un jeune Prince. Gouverneur de M. le Dauphin. Habile gouverneur. Sage gouverneur ». Mais la question de Rousseau dans l’Émile n’est pas de savoir qui élever et pour quel état. Il ne s’agit nullement de réfléchir à l’éducation qui saura rendre tel homme suffisamment vertueux 126

Sénèque, Lettres à Lucilius, in Entretiens - Lettres à Lucilius, op. cit., 2010, II, 14, 14, p. 634-635. La première partie de la définition de ce dictionnaire définit ainsi le « gouverneur » : « Celui qui commande en chef dans une Province. Gouverneur de Guyenne. Et on appelle Gouverneur, dans une Place forte, Celui qui commande les troupes. Gouverneur d'Arras, etc. Gouverneur de la Citadelle de... ». 127

67

pour gouverner. À ses yeux, le bon prince n’est pas celui qui est bien éduqué. Cette conception relève de l’utopie éducative128 . Le bon prince est celui qui peut gouverner dans de bonnes institutions129. C’est le droit qui fait le prince juste, pas sa vertu 130. De surcroît, si l’éducation du prince est rigoureusement exclue, c’est aussi parce que Rousseau doute de la possibilité d’une éducation politique. S’il veut former un sage, comme nous le croyons, ce n’est nullement dans le but qu’il gouverne la cité. Dans l’Émile, Rousseau déplace cette tradition-là vers une autre forme de gouvernement, que Foucault appelle « le gouvernement de soi » 131 : Émile doit devenir capable de se gouverner lui-même. La corrélation ainsi établie entre la nature et le métier de menuisier permet de concevoir la possibilité d’un prolongement de l’éducation naturelle : l’effet de l’éducation selon la nature est de porter l’homme vers l’exercice d’un métier manuel pensé comme une pratique de la sagesse. La main est l’instrument que la nature donne à l’homme pour qu’il pourvoie à ses besoins et à ceux des autres, comme le soulignait déjà Cicéron : « l’on comprend comment, grâce aux mains des artisans qui s’appuient sur les inventions de l’esprit et sur les perceptions des sens, nous pouvons être abrités, vêtus et en bonne santé, et comment nous avons des villes, des murs, des maisons et des temples »132 . Les propos de Cicéron nous semblent particulièrement éclairants pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans les pages du traité de Rousseau sur le choix d’un métier. La pensée de l’éducation est 128

Une utopie éducative contre une autre, en quelque sorte !

D’où la quasi contemporanéité du Contrat social et de Émile ou de l’éducation. 129

130

Voir par exemple : « Même en pleine guerre un prince juste s'empare bien en pays ennemi de tout ce qui appartient au public, mais il respecte la personne et les biens des particuliers, il respecte des droits sur lesquels sont fondés les siens » (Du contrat social, Livre I, chap 4, 357). 131

Michel Foucault, sur ce point, ne se réfère pas à Rousseau, mais comme nous essayons de le montrer dans ce livre, certains concepts foucaldiens forment un cadre théorique pertinent pour comprendre les enjeux philosophiques et éducatifs de l’Émile. Cicéron, De la nature des dieux, II, LX, in Les Stoïciens I, Paris, Gallimard, 1997, p. 462. 132

68

le lieu d’une réflexion sur les productions humaines et sur leur valeur, en tant qu’elles permettent de retrouver certains avantages de la vie selon la nature. Ainsi, dans ces pages décisives de l’Émile, l’artisan est le parangon de l’homme bien éduqué, du sage, en ce qu’il use et discipline son corps autant que son intelligence. Et de ce fait, l’habileté de la main est sans doute la première disposition du sage, en ce qu’elle convertit les habiletés du corps en une activité utile pour soi et les autres. Alors que « tout dégénère entre les mains de l’homme » (Livre I, 245), tout est bien sortant des mains d’Émile.

69

Deuxième partie : Gouverner selon la nature « Pour être bien conduit, l’enfant ne doit suivre qu’un seul guide » (Émile ou de l’éducation, Livre I, 252).

Dans l’Émile, Rousseau montre que pour bien éduquer un enfant, il faut suivre la nature. Ainsi, tandis que toutes les réflexions sur l’art de gouverner en font une activité réalisée à l’intérieur de la société et par rapport à elle, Rousseau pense autrement. Le gouvernement de l’enfance qu’il propose n’est pas indexé à l’État, il n’est pas opérant à l’intérieur de la société. Mais, pour le dire avec les mots de Foucault, il est pensé dans l’immanence des pratiques de gouvernement par rapport à la nature. Cette proposition d’un gouvernement selon la nature est utile à Rousseau afin de poser le principe d’un enchaînement temporel et d’une marche à suivre imposés par l’existence d’un ordre naturel, et elle a aussi des implications méthodologiques, puisque l’éducation de l’enfant se fera sous l’autorité d’un gouverneur qui agira sous l’égide de la nature. Dans cette réconciliation que cherche Rousseau entre l’éducation et la nature, le gouverneur lutte contre les méfaits de la société, il livre une bataille contre ce qui peut entraver la marche de la nature. Car il y a, dans l’Émile, l’idée que la société engendre des désordres chez les enfants qui sont éduqués en son sein. La première tâche assignée à ce gouvernement selon la nature est donc d’aménager la notion d’éducation négative, en tant que moyen de ne pas faire entrer les vices de la société dans le cœur de l’enfant : « à chaque instruction précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête on plante un vice au fond de leur cœur » (Livre II, 321). En ce sens, l’action de « gouverner » et « l’éducation négative » apparaissent comme des concepts irréductibles l’un à l’autre : gouverner c’est empêcher, c’est instaurer des délais, parce la nature l’exige. Et c’est aussi favoriser le progrès des forces et la connaissance de ce qui les dirige, car c’est d’abord par l’usage de ses forces et de ses ressources physiques que l’enfant va agir sur le monde et être affecté par lui. Dans ce contexte, le gouvernement selon la nature a pour finalité la création de situations singulières qui augmenteront la puissance de l’enfant, à la condition que ces situations lui

71

conviennent. L’éducation de l’enfant, dans les trois premiers livres, consiste alors à déterminer ses rapports avec le monde, à faire en sorte qu’il se connaisse et fasse l’épreuve de soi dans ses rapports aux choses (Livres I, II et III de l’Émile), avant de se connaître dans ses rapports moraux aux hommes (Livres IV et V). Dans cette perspective, gouverner est autant diriger l’enfant vers les choses qui lui conviennent, que diriger les choses elles-mêmes vers l’enfant, de sorte qu’il expérimente ce sur quoi il agit et ce dont il pâtit. Ses apprentissages lui permettent de créer des rapports adéquats avec lui-même et le monde, si bien que le gouverneur d’Émile ne gouverne pas avec des lois ou avec des commandements, mais il gouverne avec des rapports. Dans le traité d’éducation, la théorie des rapports repose sur un modèle chimique qui oriente le gouverneur vers une pédagogie empiriste : il s’agit de faire l’expérience de soi et du monde, pour se connaître et apprendre à vivre. Cette idée amène à explorer l’hypothèse selon laquelle la sensibilité, dont Rousseau fait « le principe de toute action » (Livre IV, 586), sert de fondement à sa théorie des rapports, et permet, dans l’Émile, de passer de l’éducation des choses à l’éducation morale.

72

1. Gouverner à l’intérieur d’un ordre du monde La nature donne à l’enfant des parents qui le soignent et le nourrissent. Mais de façon très étonnante, Rousseau estime qu’ils ne sont pas capables de l’éduquer : « [l]a nature y pourvoit [à la faiblesse de l’enfant] par l'attachement des pères et des mères ; mais cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus. Des parents qui vivent dans l'état civil y transportent leur enfant avant l'âge. En lui donnant plus de besoins qu'il n'en a ils ne soulagent pas sa faiblesse, ils l'augmentent. Ils l'augmentent encore en exigeant de lui ce que la nature n'exigeait pas ; en soumettant à leurs volontés le peu de force qu'il a pour servir les siennes ; en changeant de part ou d'autre en esclavage la dépendance réciproque où le tient sa faiblesse et où les tient leur attachement » (Livre II, 310). De la même manière, le philosophe constate qu’aucune ressource fiable n’est disponible dans la société pour se charger de l’éducation des enfants : « Je n'envisage pas comme une institution publique ces risibles établissements qu'on appelle collèges. Je ne compte pas non plus l'éducation du monde, parce que cette éducation tendant à deux fins contraires, les manque toutes deux ; elle n'est propre qu'à faire des hommes doubles, paraissant toujours rapporter tout aux autres, et ne rapportant jamais rien qu'à eux seuls » (Livre I, 250). Ces deux extraits montrent la radicalité de la critique sociale de Rousseau dans l’Émile. Il y apparaît que l’on ne peut se rapporter à l’éducation en usage sans se confronter, corollairement, au risque de ne former que des « hommes doubles ». Or, Rousseau est en quête d’un sentiment d’unité pour son élève, d’un accord avec soi et le monde. Tout ce qui divise l’homme devra être écarté, selon le principe de l’éducation négative. Le philosophe estime que c’est à son éducation que l’homme doit ce malheureux état de duplicité. Il rejette alors la gouvernante, le précepteur et le maître dans des pages133 où il établit une distinction entre l’éducation, l’institution et l’instruction, distinction qui lui permet d’affirmer que c’est la nature qui doit guider, orienter et planifier l’éducation de l’enfant. Le problème pointé par Rousseau est le suivant : « chacun de nous est (...) formé par trois sortes de 133

Livre I, 252.

73

maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d'accord avec luimême » (Livre I, 247). Parmi ces trois maîtres que sont la nature, les hommes et les choses, c’est au premier que l’auteur d’Émile s’en remet. Or, si nous admettons avec Rousseau que l’homme, pour ne pas vivre en contradiction avec soi, doit être élevé selon la nature et tenu éloigné de l’état civil tant qu’il n’est pas capable d’y vivre, il convient alors de rechercher un dispositif éducatif qui puisse soutenir un tel projet. L’enjeu des critiques de Rousseau contre les institutions scolaires et les usages de son temps134 peut ainsi être situé dans la nécessité d’élaborer un cadre éducatif original et d’examiner ce qu’il est possible d’en attendre. L’éducation va ainsi devenir « un système de suppléance destiné à reconstituer le plus naturellement possible l'édifice de la nature »135 . L’auteur d’Émile postule que, dès sa naissance, l’enfant est déjà le disciple de la nature136. La première tâche assignée à l’éducateur est de l’y maintenir, malgré les tempêtes de la vie sociale : gouverner, c’est maintenir un cap ! Le rôle du gouverneur est donc, nous l’avons vu, de veiller à ce que ce premier maître ne soit pas contrarié : « Avant la vocation des 134

Ces critiques trouvent aussi leur justification dans l’idée ancienne que la sagesse est à rechercher dans le livre du monde et non dans les livres et les habitudes des hommes. « Ce qui se fait » (Livre II, 402) est suspect : « Prenez le contre-pied de l’usage et vous ferez presque toujours bien » (Livre II, 324). Sur ce point encore, Rousseau est stoïcien, il semble suivre Sénèque dans La vie heureuse : « Les affaires humaines ne marchent pas tellement bien que les meilleures solutions plaisent au plus grand nombre. La preuve du pire, c’est la foule. Cherchons donc ce qu’il y a de mieux à faire, non ce qui est le plus en usage ». Chercher ce qui est le mieux à faire pour élever un enfant selon la nature consiste à rechercher par soi-même, à se détourner de la foule et à renoncer radicalement aux usages du temps. Cette attitude que Sénèque désigne comme une voie vers la félicité, permet à Rousseau, dans l’Émile, de penser l’inanité de l’éducation des hommes, telle qu’elle est menée de son temps, et de tout ce qui provient de la société, éducateurs et parents confondus. À ce moment du texte, les problèmes de l’éducation naturelle ne se posent pas encore en termes de savoirs à acquérir. La question de Rousseau consiste plutôt à se demander comment faire pour échapper à la coercition sociale. 135

Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 209. 136

Livre I, 279.

74

parents la nature l’appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre » (Livre I, 252). Si l’éducation commence à la naissance, il importe d’après Rousseau, qu’Émile ait un gouverneur avant même de naître. L’enjeu, ici, est de penser le paradoxe de la relation pédagogique à la fois dans la nature et en dehors d’elle. Que se situent hors de la nature les conditions d’une éducation selon la nature rend compte de la difficulté d’un tel projet, et c’est à ce problème que répond la création du personnage du gouverneur. Ce dernier apparaît en effet comme un moyen de résoudre la difficulté de concilier l’exigence d’une éducation indexée à « la marche de la nature » (Préface, 242) et le choix, pour la conduire, d’un individu dont la fonction, contrairement à celle de parent, n’existe pas dans la nature. Le principe de l’éducation négative et son paradoxe reposent donc sur le fait que l’enfant ne saurait avoir de lien avec la nature sans la médiation d’un tiers. Dans cette perspective, le gouverneur parle et agit au nom de la nature en tant qu’autorité originelle. Or, à quelles conditions la nature peut-elle être revêtue de cette autorité qui fait d’elle un guide sûr et incontestable ? S’interroger sur les enjeux de l’acte de gouverner requiert l’identification du soubassement originel de cette autorité de la nature sur laquelle le gouverneur va s’appuyer et, dans ce contexte, il faut comprendre « autorité » non seulement comme la compétence à laquelle se référer pour mener le projet d’une éducation selon la nature, mais aussi comme l’instance qui impose qu’on lui obéisse. Le problème de Rousseau est donc de faire correspondre le dispositif mis en place par le gouverneur avec l’ordre naturel. Comment ce paradoxe central de l’Émile peut-il être résolu ? L’état de nature n’existe plus, ou n’a même peut-être jamais existé, comme le dit Rousseau dans la Préface du second Discours. Pourtant cet état est, dans l’Émile, une hypothèse qui permet au philosophe de penser les principes de son projet d’éducation. Sur ce point, l’acception que Rousseau donne au terme de « nature » se rapproche du Kosmos des Stoïciens, pour qui la nature est à connaître, à comprendre, non dans le but de la posséder, mais dans celui de se posséder soi-même. L’enfant ne sera donc pas le maître de la nature, mais il en suivra les progrès. Ainsi, dès la Préface, Rousseau affirme que son projet éducatif repose sur la « marche de la nature ». Cette « marche de la nature », au sens d’enchaînement et de succession

75

temporels, au sens, aussi, d’organisation spatiale, guide les choix éducatifs du gouverneur, la démarche qu’il suit consistant à mettre en œuvre « les moyens propres à le [l’enfant] maintenir dans l’ordre de la nature » (Livre IV, 501). Sur cette question, Rousseau pointe la nécessité de chercher toujours les situations et les exemples dans lesquels « les développements successifs se font selon l’ordre de la nature » (Livre IV, 501). Mais que signifie, dans l’Émile, gouverner à l’intérieur d’un ordre de la nature ? En quoi un tel ordre peut-il légitimer la place que Rousseau accorde au gouverneur auprès de l’enfant ? Dans le contexte éducatif de l’Émile, admettre un ordre naturel revient à affirmer la reconnaissance d’un ordre du monde qui oriente la progression des apprentissages, grâce aux interventions du gouverneur. Rousseau, en effet, évoque l’ordre naturel pour renvoyer à « l’ordre et [aux] progrès de nos connaissances, relativement à notre constitution » (Livre IV, 523). Or, en quoi l’éducation naturelle permet-elle de penser l’acte de gouverner à l’intérieur d’un ordre du monde ? Et qu’est-ce qu’un ordre du monde ? Imaginons un instant. L’enfant serait un empire à gouverner. L’Émile serait comme l’écho « de ce que les grands empereurs stoïciens du IIe siècle avaient voulu faire : ne gouverner l’Empire qu’à l’intérieur d’un ordre manifeste du monde et faire en sorte que le gouvernement de l’Empire soit la manifestation en vérité de l’ordre du monde »137. Comparons Émile à un empire au temps des Stoïciens ! Cette comparaison nous est utile pour penser la place de l’ordre naturel dans l’Émile. Car, dans le traité d’éducation, n’est-il pas question de gouverner Émile à l’intérieur d’un ordre du monde que Rousseau appelle « la nature », ordre longuement commenté, d’ailleurs, par le vicaire savoyard ? Si l’on regarde la façon dont le gouverneur justifie ses choix éducatifs, l’on remarque que c’est à la nature, en tant qu’ordre du monde auquel il faut se conformer, qu’il se réfère constamment. Ce constat est aisé à faire : « Voici donc le temps des travaux, des instructions, des études ; et remarquez que ce n'est pas moi qui fais arbitrairement ce choix, c'est la nature elle-même qui l’indique » (Livre III, 428). 137

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 6.

76

« Voulez-vous mettre l'ordre et la règle dans les passions naissantes ? Étendez l'espace durant lequel elles se développent, afin qu'elles aient le temps de s'arranger à mesure qu'elles naissent. Alors ce n'est pas l'homme qui les ordonne, c'est la nature elle-même ; votre soin n'est que de la laisser arranger son travail » (Livre IV, 500). « Au lieu donc de destiner dès l'enfance une épouse à mon Émile j'ai attendu de connaître celle qui lui convient. Ce n'est point moi qui fais cette destination c'est la nature138 ; mon affaire est de trouver le choix qu'elle a fait » (Livre V, 765). Le problème posé par ces trois extraits est celui de la relation réciproque que le gouverneur doit maintenir entre l’ordre du monde et l’enfant, c’est-à-dire entre l’acquisition des « connaissances » données par l’éducation et la « constitution » de l’enfant telle que la nature l’a déterminée. Cette exigence de l’éducation naturelle a pour corollaire un postulat décisif dans le roman d’éducation, à savoir que c’est dans la connaissance que le gouverneur possède de l’ordre naturel, dans sa capacité à « trouver le choix qu'elle [la nature] a fait » que se joue l’éducation. Autrement dit (et l’ensemble du traité s’appuie sur ce principe), l’éducation d’Émile est soumise à un savoir du gouverneur qui n’est pas un savoir pédagogique. En outre, l’on ignore de qui le gouverneur tire son savoir, car pour Rousseau, gouverner un enfant ce n’est pas s’appuyer sur des théories éducatives existantes, et cela pour au moins deux raisons : la première est parce qu’il les trouve mauvaises ; la seconde repose sur une distinction fondamentale que fait le philosophe entre éduquer et gouverner. Pour gouverner un enfant, que fautil connaître ? De quels savoirs le gouverneur, par rapport au précepteur, tire-t-il sa légitimité ? Si c’est la nature qui légitime la fonction du gouverneur, l’on doit alors ajouter avec Pierre Billouet qu’elle « éduque l’éducateur et l’éduqué »139. Le gouverneur tire son savoir de la nature, tandis que le précepteur 138

C’est nous qui soulignons dans ces trois exemples.

Billouet Pierre, « Rousseau peut-il comprendre Émile ? », in Le Télémaque, 2003/1 n° 23, p. 134. 139

77

tire le sien des traités d’éducation. Le rôle éducatif assigné à la nature permet à Rousseau d’instituer la compétence du gouverneur, en même temps qu’est affirmée l’existence d’un ordre de la nature qui concerne autant le maître que son élève : « gouvernants et gouvernés seront en quelque sorte acteurs, co-acteurs, acteurs simultanés d’une pièce qu’ils jouent en commun et qui est celle de la nature en sa vérité »140 . La compétence du gouverneur ne relève donc pas d’un savoir, mais elle est obéissance à l’ordre naturel et témoignage de soi au sens où Didier Moreau écrit que « [l]a supériorité provisoire du maître ne tient pas à ce qu’il posséderait le secret initiatique de l’accès à la transcendance, mais en ce qu’il manifeste clairement du travail qu’il a effectué sur lui-même dans la connaissance du Kosmos, par lequel il a conquis sa place et peut l’occuper le mieux possible »141. Le gouverneur est ainsi celui qui guide le développement de l’enfant en suivant l’ordre du monde. Sa compétence est une forme de sagesse : gouverner signifie guider, diriger, sans qu’une érudition particulière ne soit requise, dans la continuité de l’Antiquité, puisque, « depuis Socrate, on sait bien que pour diriger et pour guider quelqu’un, on n’a pas besoin de connaissances, au sens théorique, spéculatif »142. En somme, le gouverneur sait et ne sait pas. Son savoir n’est ni théorique ni spéculatif. Il faut aussi ajouter cette chose essentielle qui n’est pas tant l’absence de savoir du gouverneur, que le fait de ne pas se revendiquer d’un savoir. Ne pas agir au nom d’un savoir théorique, est, dans ce contexte, ne pas agir au nom d’un savoir quel qu’il soit. Cette posture du gouverneur permet de distinguer, en suivant Foucault, le pouvoir et le gouvernement. Gouverner et exercer un pouvoir sont deux manières différentes de diriger les hommes. L’homme de pouvoir invoque un savoir c'est-à-dire quelque chose « dont on peut parler dans une pratique discursive qui se trouve par là spécifiée : le domaine constitué par les différents objets qui 140

Michel Foucault précise que cette idée est celle de Quesnay. Elle a eu « une importance considérable dans la pensée politique en Europe », in Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 15. 141

Didier Moreau, « Racines philosophiques de l’éducation tout au long de la vie », Séminaire doctoral, du 14/11/2012, Paris 8. 142

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 263.

78

acquerront ou non un statut (...) ; un savoir c’est aussi l’espace dans lequel un sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours (...). Il y a des savoirs qui sont indépendants des sciences (qui n’en sont ni l’esquisse historique ni l’envers vécu), mais il n’y a pas de savoir sans une pratique discursive définie »143 . Exercer un pouvoir implique donc d’indexer son action à la société et à des savoirs qu’elle approuve. Gouverner, dans l’Émile, c’est indexer son action à la nature en tant qu’autorité garante de la vérité, c'est-à-dire de ce qui convient à l’homme. Le gouverneur sait l’ordre du monde, il sait les lois de la nature, mais il ne se réclame d'aucun savoir. La nature lui apparaît comme un guide dont il faut reconnaître les signes, et il y adosse ses décisions comme à une autorité garante de ce qui est juste et vrai. Cette vérité, à partir du moment où il est capable de la discerner, lui évite de balancer sur les choix à faire : ceux-ci s’imposent d’eux-mêmes, comme le montrent les exemples cités dans les trois textes ci-dessus. D’après les analyses de Foucault dans Du gouvernement des vivants, « plus il [celui qui gouverne] indexera son action à la vérité, moins il aura à gouverner au sens que moins il aura à prendre des décisions qui s’imposeront d’en-haut, en fonction de calculs plus ou moins incertains »144 . En ce sens, gouverner, ce n’est donc pas calculer, mais suivre les ordres dictés par la nature et ajuster son action afin que coïncident les progrès de l’enfant et la volonté de la nature. L’éducation selon la nature, du point de vue du gouverneur, évite alors au pédagogue des « calculs plus ou moins incertains » dans l’élaboration des choix pédagogiques en même temps qu’elle les justifie. D’une manière tout à fait étonnante, trouver les fondements de l’éducation ne nécessite pas, dans l’Émile, de peser ce que l’on doit faire, ni d’examiner les choix sous d’autre lumière que celle de l’évidence de la nature. Gouverner, c’est ainsi accepter de reconnaître la loi naturelle et s’efforcer de la suivre. À aucun moment, d’ailleurs, le texte n’instaure le doute sur les choix du gouverneur, mais a contrario, se déroule la cohérence logique de l’ordre de la nature, dans le cadre de processus et de 143

Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 246-247. 144

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 15.

79

procédures que la fiction de l’Émile déploie dans les cinq Livres. Dans l’Émile, la nature s’impose avec évidence, elle prescrit ses choix et indique ses directions, de sorte que cette évidence même apparaît comme l’une de ses qualités145 avec lesquelles il faut compter. Cette évidence inhérente à la nature conduit à concevoir l’ordre naturel comme l’ordre des choses ou « la dépendance des choses » (Livre II, 311). S’il y a bien une évidence de la nature et de ses règles, comment peut-on la comprendre et la définir ? L’évidence, au sens de Malebranche, est un « sentiment intérieur », comme le rappelle André Charrak dans un article sur Descartes et Rousseau146 . L’évidence ainsi définie permet de penser la connaissance que je peux avoir de la nature et elle permet de comprendre que le gouverneur s’appuie sur ce sentiment pour donner son assentiment aux vérités de la nature. Dans l’Émile, lorsqu’il est question de suivre la nature, l’évidence apparaît comme une propriété de l’ordre naturel : dire que la manifestation de la vérité de la nature est fondée sur l’évidence, c’est admettre que « dans l’évidence, la manifestation du vrai et l’obligation dans laquelle je me trouve de le reconnaître et de le poser comme vrai coïncident exactement »147. L’évidence se manifeste, et je me trouve dans l’obligation de la reconnaître. La coïncidence dont parle Foucault est intéressante en ce qu’elle invite à poser la question du rôle du gouverneur en tant qu’interprète et agent de la nature. Gouverner, dans l’Émile, suppose que le gouverneur, en tant qu’opérateur des vérités de la nature, mette en œuvre la parfaite coïncidence entre l’ordre naturel et l’ordre des progrès de l’enfant, la nature imposant un ordre qui n’est perçu ni comme discutable, ni comme douteux, ni comme contraignant. Les contraintes, selon Rousseau, ne viennent que des hommes. L’autorité de la nature est, quant à elle, affirmée de manière catégorique et incontestable à maintes reprises : « c'est la nature elle-même qui l’indique », « ce n'est pas l'homme qui les ordonne, c'est la nature elle-même », « ce n'est point moi qui 145

Il nous semble que l’évidence est, pour Rousseau, la toute première caractéristique de l’ordre de la nature. 146

André Charrak, « Descartes et Rousseau » in Rousseau et la philosophie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 19-30. 147

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 93.

80

fais cette destination c'est la nature ». Le vocabulaire de Rousseau correspond au vocabulaire révolutionnaire de son siècle : on obéit aux lois et non pas à un homme (« ce n'est pas l'homme qui les ordonne »). Si dans l’Émile la nature a ses lois, elles ne sont pas perçues comme une contrainte aliénante. La nature de Rousseau n’est pas la nature transcendante des métaphysiciens. Car, selon l’auteur d’Émile, c’est dans l’obéissance à ses lois que l’homme pourra être libre, vivre pleinement son humanité et trouver sa place dans l’ordre du monde. Cette pensée n’est pas étrangère à la définition de la liberté dans le Contrat social comme obéissance à la loi qu’on s’est prescrite. Dans l’Émile, la loi à laquelle on décide d’obéir est celle de la nature. Dans ses textes politiques, Rousseau se penche sur les rapports qui se jouent entre le gouvernement et la loi. Le gouvernement n’est pas le maître des lois mais il en est le garant. Pour autant, ce n’est pas de sa sévérité à les faire respecter que dépend l’obéissance du corps social. La puissance des lois, écrit Rousseau dans son Discours sur l’économie politique, « dépend encore plus de leur propre sagesse que de la sévérité de leurs ministres ». Dans l’Émile, ce principe se traduit par le caractère inconditionnel de la bonté de la loi naturelle, aussi la sévérité est-elle totalement étrangère au personnage du gouverneur. En somme, le gouverneur est le ministre de la nature et l’enfant obéit sans que le gouverneur ne commande ! Le rôle de ce ministre consiste à faire apparaître la justice et l’utilité des lois de la nature, si bien que, à l’âge adulte, Émile sera capable de leur obéir de lui-même ; il y règlera sa conduite parce qu’il y trouvera le moyen d’être toujours lui, d’être toujours libre. Tel est le grand enseignement de l’éducation selon la nature. Car l’obéissance à la nature, selon Rousseau, est un moyen de se garantir de toute menace de dépossession de soi par la société. La nature, ici, est le contraire des préjugés de l’opinion et des valeurs illusoires de la société. Dans cette perspective, l’obéissance aux lois naturelles rend intelligible notre rapport au monde (au contraire, par exemple, de l’emmaillotement dont nous avons vu qu’il instaurait un rapport au monde menaçant et aliénant). L’obéissance à la nature, en tant que fondement et principe éducatifs, élucide les conditions de possibilité de la liberté humaine, du rapport à soi et du rapport au monde.

81

2. La loi de nature En défendant, dans l’Émile, la possibilité d’élever un enfant selon la nature, Rousseau pose comme principe premier la nécessité d’obéir à sa loi. Or, le terme même de « loi » est problématique. Si pour éduquer les enfants il faut obéir à la nature, alors en quel sens l’auteur d’Émile parle-t-il de « loi » dans le syntagme « loi de la nature »148 ? En quoi l’obéissance aux lois naturelles est-elle le corollaire d’une éducation entendue comme un gouvernement des enfants ? Et en quoi n’est-elle pas asservissement mais émancipation ?149 Émile fait d’abord cela : expérimenter les lois de la nature, à commencer par la loi fondamentale, qui est le soin de se conserver : « la première loi de la nature est le soin de se conserver » (Livre III, 467). Au chapitre 2 du Livre I du Contrat social, Rousseau affirme sensiblement la même chose : « Sa première loi est de veiller à sa conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même » (Livre I, chap. 2, 352). Alors en quel sens peut-on dire que le soin de se conserver constitue une loi ? Et en quoi la loi de nature peut-elle être un principe pour penser le gouvernement des enfants ? À propos du souci de se conserver, André Charrak écrit qu’en somme, il « ne se rapporte pas à un soi et reste silencieux quand sont procurées les choses aimables qui satisfont les besoins ». Rousseau constate en effet que « [l]e malaise des besoins s'exprime par des signes quand le secours d'autrui est nécessaire pour y pourvoir. De là les cris des enfants. Ils pleurent beaucoup, cela doit être. Puisque toutes leurs sensations sont affectives, quand elles sont agréables ils en jouissent en silence150 , quand elles sont pénibles ils le disent dans leur langage et demandent du soulagement » (Livre I, 285). Ils « en jouissent en silence », cela signifie que l’enfant à qui ces aimables choses sont procurées compose des rapports avec 148

L'expression « loi de la nature » apparaît à cinq reprises dans l'Émile.

149

Ce qui serait alors le versant éducatif de la liberté entendue comme l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite. 150

C’est nous qui soulignons.

82

elles. Ces rapports peuvent être définis ici en termes de jouissance, de bien-être et de satisfaction d’un besoin vital. Émile, bébé, puis enfant, expérimente ses rapports constituants et la coïncidence entre lui-même et ce qui convient à sa conservation et à sa nature. Quand il y a au contraire décomposition de rapports (la faim, la soif, la chaleur excessive, l’emmaillotement, la maladie, etc.) l’enfant pâtit, l’enfant pleure : « Comme le premier état de l'homme est la misère et la faiblesse, ses premières voix sont la plainte et les pleurs. L'enfant sent ses besoins et ne les peut satisfaire, il implore le secours d'autrui par des cris. S'il a faim ou soif il pleure, s’il a trop froid ou trop chaud il pleure, s'il a besoin de mouvement et qu'on le tienne en repos il pleure, s’il veut dormir et qu'on l'agite il pleure. Moins sa manière d'être est à sa disposition, plus il demande fréquemment qu'on la change. (...) De ces pleurs qu'on croirait si peu dignes d'attention naît le premier rapport de l'homme à tout ce qui l’environne : ici se forge le premier anneau de cette longue chaine dont l'ordre social est formé » (Livre I, 286). Ce « premier rapport de l’homme à tout ce qui l’environne » est au cœur de la réflexion éducative de Rousseau et permet de comprendre ce qu’il entend par « loi de nature ». En effet, Rousseau ne veut pas dire que se conserver relèverait d’une obligation ou d’une obéissance à une autorité. La loi, dans le syntagme « loi de nature », n’est ni une règle ni un commandement, mais elle est un principe de composition des rapports entre l’individu et lui-même d’une part, et entre l’individu et le monde d’autre part : rapports à soi et rapports au monde. Car, si la loi de nature n’est pas pensée du point de vue d’un commandement mais du point de vue de la création de rapports, la suivre apparaît alors comme la condition de possibilité d’une éducation selon la nature, dont les finalités sont situées du côté de la réalisation de soi, de l’émancipation et du développement des forces naturelles. Posons en effet l’hypothèse suivante : les compositions de rapports entre la première loi de nature (le soin de se conserver) et le corps de l’enfant, pourraient bien, dans l’Émile, être définies comme un schème à partir duquel il est possible de penser les relations entre l’individu et le monde, i.e. entre l’individu en tant que corps et les autres corps. L’on remarque en effet que les besoins alimentaires, qui relèvent du soin de se

83

conserver, fournissent à Rousseau un schème à partir duquel il est possible de penser ce qui convient à la nature de l’enfant : « Il y a des tempéraments auxquels le lait ne convient point, et alors nul absorbant ne le leur rend supportable ; les autres le supportent sans absorbants. On craint le lait trié ou caillé ; c'est une folie, puisqu'on sait que le lait se caille toujours dans l'estomac. C'est ainsi qu'il devient un aliment assez solide pour nourrir les enfants, et les petits des animaux : s'il ne se caillait point, il ne ferait que passer, il ne les nourrirait pas. On a beau couper le lait de mille manières, user de mille absorbants, quiconque mange du lait digère du fromage ; cela est sans exception » (Livre I, 275). La nourriture consommée par l’enfant a des conséquences d’une part en fonction de ce qu’il absorbe (« un enfant (...) dont la nourrice ne vivrait aussi que de végétaux, fut jamais sujet aux vers » Livre I, 275) et d’autre part, en fonction de son « tempérament ». Ce que questionne ici Rousseau, ce sont les conditions dans lesquelles se créent les rapports entre le corps de l’enfant et d’autres corps : le lait se caille dans l’estomac et nourrit l’enfant. Il s’agit bien de composer des rapports avec le lait : il y a des propriétés du lait qui se combinent avec des propriétés de l’estomac de l’enfant. Ce lait qui se caille est le signe d’une bonne rencontre entre deux corps. Bonne parce qu’elle convient à l’enfant en lui apportant ce dont il a besoin pour grandir et se bien porter151. Et c’est précisément cela qui intéresse Rousseau : par l’examen rigoureux des modes alimentaires, il détermine ce qui convient à la nature de l’enfant et ce qui ne lui convient pas. Plus précisément, le philosophe se penche sur ce qui convient à la nature d’un enfant en particulier, puisqu’il existe aussi des « tempéraments auxquels le lait ne convient point ». Le rapport entre le lait et l’enfant est exprimé par le verbe « nourrir ». Mais dans quelle mesure y a-t-il composition de rapports ? Rousseau l’explique très précisément. Le processus ne se limite pas aux effets bons ou mauvais de la digestion de tel aliment chez tel enfant, mais celle-ci est décrite comme une réaction entre deux corps (l’estomac et le lait) : le lait, au contact de l’estomac, se caille et À la différence de la bouillie : « Il a été reconnu que la bouillie n'est pas une nourriture fort saine. Le lait cuit et la farine crue font beaucoup de saburre et conviennent mal à notre estomac » (Livre I, 292). 151

84

c’est ainsi qu’il devient un aliment substantiel. D’autre part, certains troubles, parfois, viennent des corps extérieurs : « Les paysannes mangent moins de viande et plus de légumes que les femmes de la ville ; ce régime végétal paraît plus favorable que contraire à elles et à leurs enfants. Quand elles ont des nourrissons bourgeois on leur donne des pot-au-feu, persuadé que le potage et le bouillon de viande leur font un meilleur chyle et fournissent plus de lait. Je ne suis point du tout de ce sentiment, et j'ai pour moi l'expérience qui nous apprend que les enfants ainsi nourris sont plus sujets à la colique et aux vers que les autres » (Livre I, 274). Pourtant, certains enfants ne supportent guère le lait. Pour ces derniers, il est un liquide qui ne nourrit pas, qui n’apporte pas du bon mais du mauvais. À cela on ne peut rien, « nul absorbant ne le leur rend supportable ». Rousseau n’évoque pas ici pas un cas d’exception : la bonne digestion n’est pas une norme, mais une modalité, une manière de réaction d’un organe du corps. Ce n’est donc pas en termes d’anomalie que Rousseau pose ce problème mais en termes de modalité : il y a ce qui convient à ma nature particulière et ce qui ne me convient pas. Alors dans quel mode de réaction vais-je entrer avec les corps extérieurs ? Quelles seront les réactions de mon corps ? Comment vais-je y répondre ? Vais-je insister et trouver des subterfuges pour que ce qui ne convient pas « passe » quand même ? Non, dit Rousseau : « nul absorbant ne le leur rend supportable ». Il faut donc renoncer à ce qui ne me convient pas. Ce qui est très audacieux dans ces pages sur l’alimentation, est qu’elles ne relèvent pas d’un traité pédiatrique sur l’alimentation du jeune enfant. Il y a bien sûr cette dimensionlà, (« c’est à toi que je m’adresse, tendre et prévoyante mère », Livre I, 245), mais pas seulement. Parce qu’en abordant cette question majeure de l’alimentation du nourrisson depuis l’allaitement maternel, Rousseau pose les fondements d’une éducation éthique qu’il appelle éducation « selon la nature ». Une éthique plutôt qu’une morale, selon la distinction que Deleuze a repérée chez Spinoza. Il faut s’expliquer sur ce sujet. Que signifie « vivre selon la nature » ? Les pages sur l’alimentation nous apprennent que c’est vivre selon ce qui convient à ma nature. Si je ne digère pas le lait, s’il me rend malade, eh bien alors, que je n’en consomme pas ! Si ces pages

85

nous semblent si importantes, c’est parce que nous y percevons un grand principe de la philosophie de Rousseau, qui est véritablement une philosophie pratique, en ce qu’elle pose une question très proche de la philosophie ancienne, stoïcienne en particulier, à savoir : en quel sens peut-on parler de vie bonne ? Comment vais-je me comporter dans la vie, lorsque je serai confronté(e) à des agressions extérieures ? Ces agressions peuvent être perçues comme telles pour deux raisons : la première est mon incapacité à répondre de manière adéquate à certains objets du monde. C’est le modèle de l’allergie. Le rejet du lait ne vient pas de la nature du lait, mais de sa rencontre avec mon corps, du fait de mon « tempérament ». La seconde relève d’une nocivité intrinsèque du corps qui va à la rencontre du mien. C’est le modèle de l’empoisonnement. Alors face à ces deux modalités de rencontre, ce que Rousseau questionne, dans l’Émile, est la chose suivante : à quelles conditions vais-je être capable de mener ma vie ? À quelles conditions vais-je la mener le mieux possible, en suivant la nature et ma nature, c’est-à-dire sans me nuire à moi-même, et si possible aussi, sans nuire à autrui ? À partir de ce problème de l’alimentation, il est possible d’affirmer que ce que Rousseau construit dans l’Émile quand il instaure l’obéissance à la loi de nature, est une éthique dans un sens très proche de Spinoza. À savoir qu’une éthique, comme le montrent admirablement les études de Deleuze sur Spinoza152 , ne cherche pas à montrer ce que l’homme doit faire au nom d’une règle, d’un dieu ou d’une loi morale. Une éthique réfléchit à ce qu’un homme peut faire. Non pas l’homme en général, cela, c’est encore l’objet de la morale. Mais plutôt ce que tel homme en particulier, dans tel contexte singulier, peut. À la suite de cette perspective éthique que nous définissons en termes de mise à l’épreuve de ce dont nous sommes capables, plutôt qu’en termes de ce que nous sommes obligés faire, il est légitime de se demander comment l’enfant évitera de se trouver dans des situations qui lui nuisent. Ce problème justifie l’action du gouverneur, en tant que dépositaire de l’autorité de la nature et garant des actions et des choix de l’enfant. Gouverner un enfant, c’est le conduire à suivre toujours la nature, à suivre le mouvement (hormê) qui le conduit à se conserver, selon 152

Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie pratique, op. cit., 1981/2003.

86

l’oikeiôsis des Stoïciens. En effet, le modèle de l’allergie que nous évoquions n’est-il pas une forme de l’allotriôsis, à savoir un mouvement de répulsion, de fuite, à l’encontre de ce qui peut nous nuire ? Sur ce point, la nature de Rousseau doit beaucoup à la philosophie stoïcienne en ce qu’elle permet de penser l’éducation selon ce que l’enfant peut éviter et ce qu’il peut rechercher. L’enfant ne recherche pas le bien. Le bien moral n’est pas à sa portée, Rousseau le dit explicitement dans l’Émile. En revanche, lorsqu’il est petit, l’enfant fait l’expérience du bon et du mauvais, à travers ce qui est diminution de puissance (la maladie par exemple) et augmentation de puissance (satisfaction des besoins vitaux et relationnels). Expliquer quelle nourriture convient à l’enfant permet donc à Rousseau de distinguer deux modèles de mauvaise rencontre avec le monde, à savoir l’empoisonnement et l’allergie, qui sont deux formes de nocivité. Nous ne prétendons nullement renvoyer ici à l’état des connaissances médicales en matière d’allergie au XVIIIe siècle. Le terme d’allergie date d’ailleurs du début du XX e siècle, tout comme les pratiques expérimentales qui ont permis à la médecine de progresser dans ce domaine. Mais, étymologiquement, l’allergie est une réaction altérée153 : αλλοζ signifie « autre » et ἔργον « action ». Or, c’est bien une réponse altérée de l’organisme que Rousseau identifie lorsqu’il évoque ces « tempéraments auxquels le lait ne convient point » 154. L’allergie n’est pas une aberration immunologique, elle est une modalité. Cette notion de modalité est intéressante pour penser les modes de relations entre l’enfant et le monde. Car, si Rousseau insiste autant sur les transformations opérées par la digestion, ce n’est pas seulement au motif que l’alimentation joue un rôle important pour la croissance et la santé de l’enfant. Mais c’est aussi parce que l’alimentation pose le problème de la rencontre entre les corps et celui des rapports qu’ils composent ou ne composent pas, 153

Les dictionnaires médicaux traduisent par « réactivité altérée ».

Encore que dans cet exemple-là, la distinction entre l’allergie et l’intolérance est empiriquement impossible. Mais ce qui nous intéresse est le fait que la réaction vienne du tempérament, comme dit Rousseau, ou de l’organisme, pour employer un mot d’aujourd’hui. 154

87

notamment en fonction de leur nature ou de leur tempérament. Dans le champ de ces problèmes, le concept deleuzien de « devenir » pourrait permettre de penser l’éducation en termes de création de rapports. En effet, ce concept dit les processus d’asymétrie et de réciprocité dans les relations à l’autre et au monde. Il est donc opérant dans le contexte éducatif de l’Émile, où se joue l’interaction créatrice entre les corps. Le devenir se comprend au sens d’une relation réciproque, qui construit le rapport à soi. Le problème posé par l’alimentation est d’abord celui de la santé. Il montre de manière concrète que « la vie, quel que soit l'âge, est un processus de réorganisations, de reconstructions et de transformations continues » comme l'écrit Michel Fabre dans un autre contexte155. La viande cause à l’enfant des maux de ventre et lui donne des vers. C’est l’exemple même de la mauvaise rencontre avec un agent extérieur. Ces maux de ventre le font pleurer, il en subit les effets. Subir des effets négatifs… Ce n’est pas ainsi qu’Émile devra se comporter dans la vie. De même que l'enfant doit éviter la viande, il lui faudra aussi, plus tard, éviter de se mettre dans des situations qui lui nuisent. Rousseau est précis sur ce problème crucial de l’Émile, et voit la consommation de viande comme une pratique mauvaise pour trois raisons : la première, est qu’elle n’est pas dans la nature : « une des preuves que le goût de la viande n'est pas naturel à l'homme est l'indifférence que les enfants ont pour ce mets-là et la préférence qu'ils donnent tous à des nourritures végétales » (Livre II, 411). La seconde, qu’elle détruit la vie d’un animal dont l’homme n’a même pas besoin pour se nourrir156 tant la nature est déjà prodigue ; et la troisième raison tient au fait que, comme chacun sait, manger de la viande rend méchant ! Ce passage de l’Émile 155

Michel Fabre, « Liberté et méthode chez John Dewey : La modulation de l’expérience » in Méthode et philosophie. La descendance éducative de l’Émile, Études coordonnées par Michel Soëtard, Paris, L'Harmattan, 2012, p. 153. À ce sujet, Rousseau cite le texte de Plutarque : « hommes cruels, qui vous force à verser du sang ? Voyez quelle affluence de biens vous environne ! Combien de fruits produit la terre ! Que de richesses vous donnent les champs et les vignes ! Que d’animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir et leur toison pour vous habiller ! Que leur demandez-vous de plus, et quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant de vivres ? » (Livre II, 413). 156

88

est très étonnant parce que la cruauté de l’homme qui tue la bête pour en faire de la viande rend cruel celui qui en mange. Il y a dans ces pages de l’Émile, les prémices d’une éthique alimentaire : « il importe surtout de ne pas dénaturer157 ce goût primitif et de ne point rendre les enfants carnassiers : si ce n'est pour leur santé c'est pour leur caractère ; car de quelque manière qu'on explique l'expérience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes » (Livre II, 411). La mauvaise alimentation a donc ceci de commun avec la vie sociale qu'elle dénature l’homme. Selon l’auteur d’Émile, manger de la viande rend méchant : c'est une mauvaise rencontre qui produit sur l'homme cet effet. Rousseau observe les rapports que les aliments, en tant que corps, produisent avec le corps de l’homme. L’hypothèse des rapports permet alors d’aller vers l’inconciliable que nous avons pointé au début de cet ouvrage : Rousseau, au début de l’Émile, montrait déjà la discordance avec la nature de l’enfant, lorsque, nourrisson, il est suspendu comme « un paquet de hardes ». Autrement dit, ne pas créer de rapports avec le monde, c’est pâtir : « Il faudrait une nourrice aussi saine de cœur que de corps : l'intempérie des passions peut comme celle des humeurs altérer son lait ; de plus, s'en tenir uniquement au physique, c'est ne voir que la moitié de l'objet. Le lait peut être bon, et la nourrice mauvaise ; un bon caractère est aussi essentiel qu'un bon tempérament. Si l'on prend une femme vicieuse, je ne dis pas que son nourrisson contractera ses vices, mais je dis qu'il en pâtira158 » (Livre I, 273). En somme, si c’est « une femme vicieuse » que l’on prend pour nourrice, les soins qu’elle lui prodiguera lui seront nuisibles. Les rapports avec lesquels la nourrice « vicieuse » entre avec l’enfant ne correspondent pas à la nature de celui-ci, ni à ce qu’il est en tant qu’enfant (gardons toujours à l’esprit cette exclamation audacieuse de Rousseau : « On ne connaît point l’enfance »). Il y a, dans le fait même de s’alimenter et d’alimenter le nourrisson, une dimension éthique. De même qu’Émile, devenu grand, préfère un repas préparé par des 157

Nous soulignons.

158

Nous soulignons.

89

paysans159 faisant eux-mêmes le pain avec le blé de leur récolte, dans une maison où l’on mange de grand appétit, où l’on boit gaiement et où l’on rit de bon cœur, à celui qui est fourni par une opulente maison dans laquelle seule compte l’exhibition vaine et vaniteuse de sa magnificence, de même, il faut que le mode de vie de celle qui allaite l’enfant entre dans un rapport éthique avec lui : « [n]e lui doit-elle pas, avec son lait, des soins qui demandent du zèle, de la patience, de la douceur, de la propreté ? Si elle est gourmande, intempérante, elle aura bientôt gâté son lait ; si elle est négligente ou emportée, que va devenir à sa merci un pauvre malheureux qui ne peut ni se défendre ni se plaindre ? Jamais en quoi que ce puisse être les méchants ne sont bons à rien de bon » (Livre I, 273). Ne « sont bons à rien de bon » écrit Rousseau. Qu’est-ce que ce « bon » que le méchant n’est pas capable de faire ? C’est intéressant parce que Rousseau ne dit pas qu’ils ne sont bons à rien de bien. Il dit qu’ils ne sont bons à rien de bon. C’est le bon qui l’intéresse, dans des pages où la question de l’alimentation rejoint précisément celle des manières de vivre et des manières de se comporter dans la vie. En effet, ce qui est pointé dans ce texte, c’est la manière d’être de la nourrice : « gourmande, intempérante », « négligente ou emportée ». Quel mode d’existence implique cette gourmandise ou cette négligence ? Quel mode d’existence cela implique-t-il chez une nourrice le fait de suspendre un bébé ? Quelle est cette existence où le fait de suspendre un nourrisson par ses langes est quelque chose de faisable, est quelque chose dont la nourrice est capable ? C’est exactement ce même problème que posera Rousseau dans la Neuvième Promenade où il raconte que des gens de lettres s’amusaient de voir des enfants pauvres se battre pour des parts de pain d’épice : quelle est donc cette existence, cette manière d’être, cet êthos, où le fait de voir des enfants pauvres et affamés se battre pour de la nourriture apparaît comme quelque chose de drôle ? C’est précisément contre toute une manière d’être et d’exister que Rousseau écrit l’Émile. Il est tout à fait frappant dans ces pages du Livre I de l’Émile, de voir que Rousseau, sur cette question des manières d’être, du bon et des rapports, est spinoziste. Il y a une convergence de pensée entre Spinoza et Rousseau sur ce sujet des rapports et des modes de 159

Livre III, p. 464.

90

vie qui est tout à fait étonnante160. Pour Spinoza, « le bon, c’est lorsqu’un corps compose directement son rapport avec le nôtre, et, de tout ou partie de sa puissance augmente la nôtre. Par exemple, un aliment. Le mauvais pour nous, c’est lorsqu’un corps décompose le rapport du nôtre, bien qu’il se compose encore avec nos parties, mais sous d’autres rapports que ceux qui correspondent à notre essence : tel un poison qui décompose le sang. Bon et mauvais ont donc un premier sens, objectif, mais relatif et partiel : ce qui convient avec notre nature, ce qui ne convient pas »161. Nous avons relevé le lait, qui se caille dans l’estomac pour nourrir l’enfant, et la viande, qui lui cause des maux de ventre et lui donne des vers. La viande encore, qui rend cruel. Tout cela est très cohérent parce que Rousseau, dans l’Émile, recherche pour son élève les conditions dans lesquelles il peut avoir une vie bonne, et cela implique d’exclure ce qui la rend mauvaise. Ainsi, nous n’en avons pas fini avec l’alimentation... Mais comment comprendre que l’alimentation puisse être un 160

Il existe une bibliographie sur les rapports entre Rousseau et Spinoza mais les concepts et les notions qui nous intéressent ici, à savoir ceux de puissance, du bon et du mauvais n’y sont guère abordés. Un article d’André Charrak « Nature, raison, moralité dans Spinoza et Rousseau » traite la question du droit naturel chez les deux auteurs, ainsi que du fait que « la définition d’un comportement typiquement humain oscille entre les mêmes termes : la pitié (droit naturel originaire chez Rousseau) et la raison (droit naturel raisonné dans le texte retenu du Contrat social). » Sur cette question fondamentale de la pitié chez Rousseau, André Charrak écrit que « l’important, dans la pitié, réside en ce qu’elle me permet d’identifier, en autrui, mon semblable dans l’humanité : « Pour devenir sensible et pitoyable il faut que l’enfant sache qu’il y a des êtres semblables à lui, qui souffrent ce qu’il a souffert, qui sentent les douleurs qu’il a senties ». De la même façon, chez Spinoza, le principe de la pitié réside dans l’humanité d’autrui, par laquelle je l’identifie comme mon semblable : « La commisération est une tristesse qu’accompagne l’idée d’un mal arrivé à un autre que nous imaginons être semblable à nous ». André Charrak constate que les convergences entre l’Émile et l’Éthique, sur ce sujet de la pitié, sont nombreuses. Idem pour ce qui est du dictamen de la conscience chez Rousseau qui « apparaît alors comme la version finaliste du dictamen de la raison qui se prononce chez Spinoza ». Il pointe aussi leurs différences, notamment en ce qui concerne leurs conceptions du rapport entre la genèse des relations morales et le droit naturel. In André Charrak, « Nature, raison, moralité dans Spinoza et Rousseau », in Revue de métaphysique et de morale, 2002/3 n°35, p. 399-414. 161

Gilles Deleuze, Spinoza - Philosophie pratique, op. cit., 1981, p. 34.

91

schème des relations de l’homme au monde ? Comment penser ce qui convient à la nature de l’homme ? Ce que Deleuze appelle « le modèle de l’empoisonnement »162 nous semble particulièrement intéressant pour éclairer cette difficulté que pose Rousseau lorsqu’il questionne ce qui convient ou non à l’enfant : « D'abord après l'accouchement on lave l'enfant avec quelque eau tiède où l'on mêle ordinairement du vin. Cette addition du vin me paraît peu nécessaire. Comme la nature ne produit rien de fermenté, il n'est pas à croire que l'usage d'une liqueur artificielle importe à la vie de ses créatures » (Livre I, 277). Dans ce texte, l’auteur d’Émile montre que le corps de l’enfant ne compose pas de rapports avec le vin. La rencontre de ces deux corps ne crée rien. L’action d’un corps sur un autre peut, comme on le voit dans cet exemple, ne pas correspondre à la nature de l’enfant. Or, éduquer selon la nature, c’est rechercher ce qui convient à la nature de l’enfant, ce avec quoi il pourra créer des rapports. L’enfant, en tant que « mode existant », a un degré de puissance et une aptitude à être affecté d’un très grand nombre de façons. Et c’est précisément sur cela que l’éducation négative, telle que Rousseau la pense, est fondée. L’éducation selon la nature est fondée sur le déploiement des aptitudes à être affecté et à affecter soi-même le monde qui nous entoure. Gouverner les enfants, c’est donc leur permettre d’affecter et d’être affecté d’un très grand nombre de façons163 , de manière sélective, dans une démarche de création sans cesse renouvelée. Aussi, les passages dans lesquels il est question du vin dans l’Émile sont-ils importants pour comprendre cette dimension essentielle de l’éducation selon la nature. Rousseau, en effet, examine les rapports que les corps composent quand ils se mélangent. Certains forment une mauvaise rencontre, ils empoisonnent : « La falsification des vins verts ou aigres se fait avec de la litharge : la litharge est une préparation de plomb. Le plomb uni aux acides fait un sel fort doux qui corrige au goût la verdeur du vin, mais qui est un 162

Ibid., p. 48.

Dans l’Éthique de Spinoza, Deleuze distingue le pouvoir d’être affecté d’une infinité de façons, qui est le fait de Dieu, et l’aptitude à être affecté, qui est le fait des existants. Voir Gilles Deleuze, Spinoza - Philosophie pratique, op. cit., 1981, p. 198. 163

92

poison pour ceux qui le boivent 164. Il importe donc avant de boire du vin suspect de savoir s'il est lithargiré ou s'il ne l'est pas. Or voici comment je raisonne pour découvrir cela » (Livre III, 451). Qu’est-ce que ce poison ? Qu’est-ce qui peut être un poison pour l’homme ? Les analyses que Deleuze a faites sur la puissance, les affections et le problème du mal, en particulier dans les lettres échangées entre Spinoza et Blyenbergh, peuvent nous permettre d’éclaircir cette problématique de l’empoisonnement, c’est-à-dire du mal. La différence entre l’éthique et la morale que Deleuze repère chez Spinoza est utile pour comprendre les problèmes posés par l’éducation morale dans l’Émile. Il est en effet possible de comprendre les fondements de l’éthique éducative de Rousseau à partir de la métaphore de l’empoisonnement chez Spinoza. Cette perspective, fondamentale dans le contexte de l’éducation naturelle, invite à s’intéresser plus précisément au rapport de Rousseau avec les sciences, et particulièrement avec la chimie.

3. Éthique éducative et chimie Ce qui n’était pour nous, au départ, qu’une intuition sur la pensée chimique de Rousseau, a été conforté par la lecture de La fabrique des concepts de Bruno Bernardi165, ouvrage dans lequel l’auteur s’est intéressé, entre autres, à la culture chimique de Rousseau. B. Bernardi a constaté que « ce serait une tentative d’emblée vouée à l’échec que de vouloir identifier une doctrine chimique de Rousseau ». Mais, poursuit-il, il n’est pas impossible « de voir en quoi la réelle culture chimique de Rousseau, aussi hésitante et disparate soit-elle, a pu jouer un rôle dans la formation de ses schèmes de pensée et dans ce que nous avons convenu d’appeler invention conceptuelle »166. Il précise ensuite ce point très important pour nous, à savoir que « la problématique de la chimie que Rousseau cultive est (...) 164

Nous soulignons.

165

Bruno Bernardi, La fabrique des concepts, Paris, Honoré Champion, 2006.

166

Ibid., p. 46.

93

centrée sur la composition des corps et la spécificité de la mixtion chimique » 167, puis il montre que ces catégories « sont aussi au cœur de la théorie des corps politiques »168. D’où ces trois concepts qui jouent un rôle primordial dans la pensée politique de Rousseau : le couple agrégation/association, l’usage proprement rousseauiste de la notion de corps politique, et le statut des gouvernements mixtes dans la théorie du gouvernement. A travers ces trois axes d’études, il est possible, pour Bernardi, de montrer « de façon certaine que la référence chimique est intervenue à un stade précisément assignable dans la rédaction de Rousseau »169. Il ne s’agit pas pour autant, dans le travail de Bruno Bernardi sur l’invention conceptuelle, de « dresser un répertoire des exemples, des métaphores, des emprunts au langage de la chimie dans l’œuvre de Rousseau » ni « de prétendre assigner “un sens chimique” aux concepts examinés mais plutôt de voir comment Rousseau en use pour redéfinir en compréhension des concepts proprement politiques ». Nous n’entendons pas non plus nous livrer à un tel inventaire. Cependant, il nous semble que, dans l’Émile, si Rousseau a recours à ce domaine extérieur à l’éducation qu’est la chimie, c’est parce que cette démarche lui permet de poser le problème, crucial à notre avis, de la composition des rapports. Dans un article de 2003, « Rousseau chimiste »170 , Bernadette Bensaude-Vincent et Bruno Bernardi constatent qu’un inédit de Rousseau, les Institutions chimiques, découvert en 1905 et publié quelques années plus tard, n’a guère conduit à une véritable prise en compte de « ce Rousseau chimiste ». Qui plus est, « les Œuvres Complètes ignorent les Institutions chimiques 171, les études qui y font référence se font rares. 167

Ibid.

168

Ibid., p. 47.

169

Ibid.

170

Bernadette Bensaude-Vincent et Bruno Bernardi, « Rousseau chimiste », in Rousseau et les sciences, sous la direction de B. Bensaude-Vincent et B. Bernardi, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 59-76. L’article sus-cité indique que ce titre est « affreusement banal à l’époque », et rappelle, entre autres, les Institutiones et experimenta chimiae de Boerhaave (Paris, 1724) et les Institutiones Chemiae de R.A. Vogel (Gottingen, 1755). 171

94

Pourtant, Rousseau s’est bel et bien occupé de chimie, de manière durable et sérieuse au point d’entreprendre la rédaction d’un traité. Ce traité, inachevé et constitué d’emprunts divers, est rédigé dans un style narratif où Rousseau intervient souvent à la première personne. Les ouvrages dont il s’inspire étaient en revanche écrits dans un ton impersonnel et suivaient, dans la forme, une démarche plus scientifique (énoncé de la thèse, expérience, corollaires, scolies) »172. Sans trop entrer dans les détails, il convient de clarifier les grandes notions de la chimie du XVIIIe siècle qui ont pu orienter, comme nous allons essayer de le montrer, la pensée éducative de Rousseau. Notre hypothèse est la suivante : dans l’Émile, Rousseau pense les conditions de possibilité des relations entre l’homme et la nature, entre l’homme et la société, entre l’homme et tout ce qui compose le monde qui l’entoure. Ces rapports peuvent être bons pour lui, comme une bonne soupe de légumes après une journée passée à marcher dans le froid173 ; et ils peuvent aussi être mauvais, comme un fruit empoisonné, comme une mauvaise rencontre. Cette notion de « rapport » appartient à la chimie, et Rousseau en fait un concept philosophique majeur que l’on retrouve jusque dans ce qu’il qualifie de « matérialisme du sage ». Mais nous n’en sommes pas encore là. À l’époque de Rousseau, dans le contexte des enseignements de Rouelle, la chimie est une activité qui consiste essentiellement à décomposer et recomposer des corps. L’article de B. Bernardi et B. Bensaude, sur lequel nous nous appuyons, précise que le « vocabulaire varie légèrement entre “unir”, “désunir”, “séparer”, ou “résoudre”, mais il est clair qu’au milieu du XVIIIe siècle, la chimie a une identité stable, bien définie ; que son but est la connaissance des principes constituants de la nature ; et que son territoire s’étend aussi au corps artificiel. Contre la légende d’une chimie prélavoisienne livrée à l’obscurantisme alchimiste ou à la routine empirique des partisans, il faut souligner avec force cette cohérence d’un

172

B. Bensaude-Vincent, B. Bernardi, art. cit., 2003, p. 69.

L’on nous pardonnera la trivialité de cette comparaison... Car après tout, Rousseau aimait la marche et la soupe ! 173

95

projet cognitif allié à une orientation jamais démentie vers les arts, les techniques » 174. À cette définition, s’ajoute la distinction établie par Stahl175 « entre l’agrégat qui ne change pas de propriétés lors de la décomposition et le mixte dont les propriétés disparaissent quand on le décompose [et cela] fournit la base conceptuelle de la chimie. Cette distinction donne un statut bien particulier aux principes dont la connaissance est le but de la chimie : ils sont invisibles et n’ont pas les mêmes propriétés que les mixtes qu’ils forment. Analyse et synthèse, mixtes et agrégats, telles sont les définitions axiomatiques des Institutions de Rousseau, comme des autres textes »176 . Alors en quoi la chimie peut-elle être un schème pour penser non seulement les relations de l’homme au monde et à soi, mais encore, pour penser les conditions de son éducation selon la nature ? Les expériences de chimie mettent des corps à l’épreuve ; les réactions des mélanges provoqués peuvent mener à l’altération, jusqu’à la destruction de l’un de ces corps. Au moyen d’une expérience de chimie, Émile apprend ainsi la composition et la décomposition des rapports ; il apprend qu’un « rapport n’est pas séparable d’un pouvoir d’être affecté. (...) La structure d’un corps, c’est la composition de son rapport. Ce que peut un corps, c’est la nature et les limites de son pouvoir d’être affecté »177 . La leçon de chimie montre à Émile que la falsification s’explique par la nature du corps affecté et par l’influence de la « litharge », qui est l’autre corps entendu comme cause extérieure. C’est ce qui se nomme la mixtion en chimie : « la mixtion change la nature des éléments qui entrent en composition »178. Bruno Bernardi analyse la façon dont Rousseau est passé du concept de mixtion à celui

174

Ibid., p. 69.

175

Chimiste allemand, (1660- 1734).

176

Ibid., p. 73.

177

Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie pratique, op. cit., 1981, p. 198.

178

Bruno Bernardi, La fabrique des concepts, op. cit., 2006, p. 64.

96

d’association179 : « c’est là précisément ce que doit opérer l’institution d’un peuple : “transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être” ; “altérer la constitution de l’homme pour la renforcer” ; “substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature” (CS, II, VII) ». Dans l’Émile, il ne s’agit pas d’« altérer la constitution de l’homme pour la renforcer » mais, au contraire, de la renforcer par le fait même de ne pas l’altérer, selon le principe de l’éducation négative. L’image de la sève de la plante que l’on trouve au Livre I est ainsi proche de la « force inhérente »180 que Venel identifie dans la réaction chimique, et que Bernardi appelle « agent immanent »181. Dans ce contexte, le rôle du gouverneur consiste à créer les conditions adéquates dans lesquelles Émile composera des rapports de cet ordre-là avec le monde, des rapports qui conviennent à sa nature. Ainsi, ce que Rousseau retient de la chimie dans l’Émile ce sont peut-être moins des connaissances et une réelle culture scientifique, que des principes, à savoir ceux de la composition et de la décomposition de rapports182 . Les termes d’association et d’agrégation employés par Bernardi nous paraissent aller dans le même sens : « l’agrégation est une somme, telle que les propriétés du tout sont de même nature que celles des éléments qui la composent. L’association au contraire est une union de telle nature que le tout a des propriétés qui lui sont propres, et d’un autre ordre que celles de ses constituants. Constitution, composition, liaison, sont les notions au moyen desquelles on peut penser l’idée d’association. Cela ne saurait vraiment nous étonner, puisqu’il s’agit là du vocabulaire de base de la pensée politique de Rousseau dans le Contrat social. Mais ici Rousseau 179

Ibid.

180 Article 181

« Mixte & Mixtion » de l’Encyclopédie § 5.

Bruno Bernardi, La fabrique des concepts, op. cit., 2006, p. 65.

Ou encore ce que Spinoza appelle « les petites perceptions », à savoir la capacité de discernement dont une molécule est capable. Voir l’exemple du chyle. 182

97

dit explicitement quel est le référent à partir duquel il constitue son vocabulaire de base : la chimie. Et il ne s’agit pas d’une référence vague : la seule affirmation que les composés chimiques sont formés de mixtes et non d’éléments comme on l’attendrait a priori montre le degré de précision de son vocabulaire (et pourrait ouvrir des horizons sur la notion d’individu chez Rousseau : à ses yeux un individu pourrait bien être un mixte) » 183. En effet, Rousseau, dans ses Institutions chimiques, examine ce dont les corps sont capables. Par exemple, dans le chapitre intitulé « De la combinaison » il fait remarquer que « les corps capables seulement de la fermentation acide peuvent ensuite passer à la putride » et que « les corps ne sont pas tous également propres à la fermentation »184. Le vocabulaire de Rousseau, dans ce texte, nous ramène aux préoccupations de l’Émile en ce qu’il examine de quoi les corps sont « capables », « susceptibles » ou encore à quoi ils sont « propres » ou encore « sujets ». Ce modèle chimique « ne vaut pas seulement pour le mal que nous subissons ». D'où cette définition spinoziste du bon et du mauvais que Deleuze explicite et qui est si nécessaire pour comprendre l’Émile : « Sera dit bon tout objet dont le rapport se compose avec le mien (convenance) ; sera dit mauvais tout objet dont le rapport décompose le mien, quitte à se composer avec d'autres (disconvenance) »185. Cette référence de Deleuze à Spinoza et au « rapport » nous paraît fondamentale parce que déplacer le bien et le mal du côté du bon et du mauvais permet de comprendre que la philosophie morale de Rousseau, dans le traité d'éducation, ne tend pas à mettre au-dessus de l'enfant une instance transcendante garante du Bien. C'est au contraire la recherche, par l'expérience, de ce qui est bon pour l’individu, de ce qu'il peut, de ce dont il est capable (mettre l'enfant à l'épreuve pour voir jusqu'où il peut aller du point de vue du perfectionnement du corps et du perfectionnement moral) qui fonde l'éthique éducative de Rousseau.

183

Bruno Bernardi, La fabrique des concepts, op. cit., 2006, p. 55.

184

Rousseau, Institutions chimiques, op. cit., 1999, p. 326.

185

Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., 1981, p. 47.

98

4. L’éducation empiriste de l’homme sensible Si l’on admet qu’éduquer selon la nature c’est favoriser des alliances ou des rencontres entre l’enfant et le monde, se pose aussitôt le problème des moyens pour y parvenir et celui du choix d’une démarche éducative. Cette démarche devra conformer l’éducation à la nature de l’enfant, s’adapter à lui, à ce qu’il est dans ses singularités. Elle devra répondre à ses besoins et non à ceux, changeants et instables, de la société et le rendre capable de s’adapter aux circonstances quelles qu’elles soient : « Appropriez l'éducation de l'homme à l'homme, et non pas à ce qui n'est point lui. Ne voyez-vous pas qu'en travaillant à le former exclusivement pour un état, vous le rendez inutile à tout autre ; et que s'il plaît à la fortune, vous n'aurez travaillé qu'à le rendre malheureux ? (...) Vous vous fiez à l'ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu'il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants » (Livre III, 468). On le voit, le philosophe invite à penser l’éducation non pas comme une suite de compétences et de connaissances à faire acquérir, mais plutôt comme des passages et des transformations rendus possibles par ces connaissances et compétences. Or, pour bâtir une éducation selon la nature, il faut admettre la possibilité d’un rapport entre un sujet et la nature. Ce rapport suppose des facultés sensibles qui permettent de percevoir le monde en tant que donné. Dès le début de l’Émile, Rousseau érige en principe que le premier rapport de l’homme au monde est fondé sur la sensibilité : « nous naissons sensibles, et dès notre naissance nous sommes affectés de diverses manières par les objets qui nous environnent » (Livre I, 248). La force des propos de Rousseau tient à ce qu’il fait de la sensibilité une caractéristique fondamentale et première de l’état originel de l’homme, non seulement dans l’Émile mais également dans les Rêveries du promeneur solitaire. Dans un écho bien singulier avec le traité d’éducation, la Deuxième Promenade186 rapporte l’épisode tout autant fâcheux que Si Rousseau qualifie les Rêveries d’appendice de ses Confessions, il semble aussi que ce texte puisse être lu comme un prolongement de la théorie de l’homme développée dans l’Émile. 186

99

fameux de la chute de Ménilmontant. Dans un récit de l’accidentel, le philosophe recrée le postulat de la sensibilité originelle : « L'état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la description. La nuit s'avançait. J'aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j'étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l'activité des plaisirs connus » (Deuxième promenade, p. 1005). « Je naissais dans cet instant à la vie » écrit Rousseau... Ce moment figure l’état originel de l’homme, qui, au moment de sa naissance, est un éveil des sens dans lequel l’être ne dépasse pas le donné187 et ne se constitue pas encore comme sujet. Cet extrait des Rêveries montre « cette sensation originaire postulée par les empiristes pour construire toutes les connaissances », sensation dont il est courant de dire, signale André Charrak, qu’elle n’est qu’une « abstraction et qu’on ne la rencontre jamais comme telle »188. Le promeneur en fait pourtant l’expérience ! Suite à sa chute, il est dépourvu d’idées, et c’est à cette condition qu’il est capable de percevoir le monde sensible. Les sensations qu’il éprouve sont théorisées par le vicaire qui, dans la Profession, affirme que « par la sensation, les objets s'offrent à moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature » (Livre IV, 571). L’état que décrit Rousseau à propos de l’accident de Ménilmontant peut donc être rapproché de ce moment où l’individu, qui n’est encore qu’un nourrisson, vit 187

À propos du donné, voir l’article « Leçon de choses, leçon de morale », de Francine Markovits, Colloque Émile 2007, Chambéry (http://pagespersoorange.fr/oeil.chambery/Colloque%20Journee%20JJR.html). André Charrak, Rousseau de l’empirisme à l’expérience, Paris, Vrin, 2013, p. 90. 188

100

dans un état de pures sensations. La Deuxième Promenade et l’Émile constituent donc deux manières de figurer cette sensation originaire à partir de laquelle l’éducation de l’enfant sera élaborée189. S’éveillant de son évanouissement, le promeneur ne peut qu’affirmer et non inférer. Il voit le monde et il le dit, il en voit des parties, comme le ciel, les étoiles, son sang, mais il n’infère aucune connexion entre ces éléments entre eux, ni entre ces éléments et lui. La sensation ne suffit donc pas à inscrire notre relation au monde. L’affirmation selon laquelle « nous naissons sensibles » trouve alors, dans les Rêveries, une expression relativement proche de l’empirisme humien, à savoir que l’empirisme part des perceptions distinctes de ces images, de ces impressions, de ces sensations. Hume distingue en effet perceptions simples et complexes : « les perceptions simples, impressions et idées, sont telles qu’on ne peut y faire ni distinction ni partage. Les perceptions complexes sont le contraire de celles-là et l’on peut y distinguer des parties. Bien que cette pomme réunisse une couleur, une saveur et une odeur particulières, il est facile de percevoir que des qualités ne se confondent pas, mais peuvent au moins être séparées les unes des autres »190. L’on retrouve ici précisément la distinction entre la passivité du sentiment et l’activité de comparaison qu’André Charrak a identifiée dans l’Émile. Percevoir des qualités qui ne se confondent pas, pour reprendre les termes de Hume, relève de l’activité de la raison : « tel est, nous semble-t-il, le point essentiel que Rousseau a en vue : non seulement la différence cartésienne entre l’image et l’idée mais bien la dimension de comparaison, accessible au raisonnement, qui spécifie l’idée » 191. L’expérience est bien cette succession, ce « mouvement des idées séparables en tant qu’elles sont différentes. (...) De cette expérience il faut partir, parce qu’elle est l’expérience. Elle ne suppose rien d’autre, rien ne la 189

Le projet éducatif ne saurait donc faire abstraction d’une théorie de la connaissance. 190

Hume, L’entendement. Traité de la nature humaine, Livre I, Traduction de P. Baranger et P. Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 42. André Charrak, Rousseau de l’empirisme à l’expérience, op. cit., 2013, p. 95. 191

101

précède »192. Les expériences que le gouverneur met en place pour son élève, comme celle du bâton brisé, montre que le rapport au donné ne va pas de soi, et il reviendra donc à l’éducation d’agir sur la connaissance et sur la transformation de ce donné pour garantir Émile de l’erreur. De surcroît, à propos de l’Émile, A. Charrak parle d’un empirisme qu’il qualifie de « méthodique », sans pour autant se référer à Hume193. L’empirisme de Rousseau dans l’Émile « se réclame de faits positifs et donnés (la sensation) ».194 Il s’agit en effet, dans l’Émile, « de se prononcer sur le progrès qui élève l’individu au-dessus du plan des images ou sensations représentatives »195. Ainsi, le promeneur solitaire et le vicaire savoyard font un constat du même ordre : le premier voit le sang couler sans établir de rapport avec son propre corps ; pour le second, les objets du monde font impression, mais « leur rapport n’est pas senti pour cela ». C’est ce que dit le vicaire au sujet de l’être sensitif : « Voir deux objets à la fois ce n'est pas voir leurs rapports, ni juger de leurs différences ; apercevoir plusieurs objets les uns hors des autres n'est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant l'idée d'un grand bâton et d'un petit bâton sans les comparer, sans juger que l'un est plus petit que l'autre, comme je puis voir à la fois ma main entière sans faire le compte de mes doigts. Ces idées comparatives, plus grand, plus petit, de même que les idées numériques d'un, de deux, etc. ne sont certainement pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu'à l'occasion de mes sensations. On nous dit que l'être sensitif distingue les sensations les unes des autres par les différences qu'ont entre elles ces mêmes sensations : ceci demande explication. Quand les sensations sont différentes, l'être sensitif les distingue par leurs différences : quand elles 192

Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 2007, [1953], p. 93.

193

Même si l’on peut relever certaines convergences de pensée entre Rousseau et Hume, la question des rapports entre le philosophe écossais et Rousseau, indépendamment de la brouille, ne se poserait pas en termes d’influence. 194

André Charrak, Rousseau de l’empirisme à l’expérience, op. cit., 2013, p. 91. 195

Ibid., p. 92.

102

sont semblables, il les distingue parce qu'il sent les unes hors des autres. Autrement, comment, dans une sensation simultanée, distinguerait-il deux objets égaux ? » (Livre IV, 572). Dans l’Émile, ce postulat d’une sensibilité originelle, non seulement dit la possibilité de l’éducation, mais encore, il suppose la présence et l’action du gouverneur. Le problème est une fois de plus posé dès la naissance : « nous naissons faibles », « nous naissons dépourvus de tout », « nous naissons stupides », « nous naissons sensibles » ; nous avons donc besoin d'un éducateur qui va opérer sur nous en tant qu'individu « auquel on va tendre la main et que l’on va sortir de l’état, du statut, du mode de vie, du mode d’être dans lequel il est. C’est une sorte d’opération qui porte sur le mode d’être du sujet luimême, ce n’est pas simplement la transmission d’un savoir qui pourrait venir prendre la place de, ou se substituer à, l’ignorance »196 . Or, cet enfant qui naît faible, dépourvu de tout, stupide et sensible, cet enfant jeté dans le monde, n’est-il pas une preuve, pour Rousseau, qu’il va falloir devenir ? Devenir libre et raisonnable, devenir éthique, c’est-à-dire devenir homme : « Vivre est le métier que je lui veux apprendre. En sortant de mes mains il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement homme ; tout ce qu'un homme doit être, il saura l'être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit, et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne » (Livre I, 252). L’homme de la nature, dans l’Émile, est donc moins l’incarnation de qualités naturelles qu’un être en devenir. Ce devenir est rendu possible par la sensibilité, dont l’étendue des possibilités ouvre la voie au gouverneur. Il n’y a donc pas d’essence de l’homme à réaliser dans l’Émile, il n’y a pas

196

Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 131.

103

d’essence bonne de l’homme à réaliser197 par l’éducation. La question de Rousseau est plutôt de chercher à quelles conditions l’homme peut devenir bon et être heureux. Il s’agit donc moins d’affirmer ce que l’homme est, que d’expliquer et de montrer ce qu’il peut. Et là encore, la position de Rousseau est extrêmement précise. Il n’entend pas montrer ce dont l’homme est capable, mais ce qu’un individu en particulier peut faire. Que peut Émile ? De quoi est-il capable ? À quelles conditions est-il « capable de perception, de mémoire, et même de raisonnement » (Livre II, p. 359) ? Puisqu’il y a ce qui convient à notre nature et ce qui ne lui convient pas, comment savoir ce qui convient à l’enfant, ou plutôt, à tel enfant en particulier ? Peut-on savoir jusqu’où est capable d’aller un individu ? Peuton savoir ce que peut un corps ? On ne sait même pas ce que peut un corps, écrit Spinoza dans l’Éthique198. Ce problème se pose aussi dès le début du traité d’éducation : « On connaît donc, ou l'on peut connaître le premier point d'où part chacun 197

Et d’ailleurs, selon Rousseau, l’homme de la nature n’est ni bon ni méchant, puisqu’il n’a aucun intérêt à l’être. La bonté est plutôt de l’ordre d’une capacité que l’éducation peut actualiser. S’il n’y a pas, dans l’Émile, d’essence bonne de l’homme, il y a en revanche, dès le berceau, un sentiment du juste et de l’injuste à partir duquel l’éducation morale pourra être fondée : « Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'injuste fut inné dans le cœur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu » (Livre I, 286). « Personne, en effet, n’a jusqu’ici déterminé ce que peut le corps, c’est-àdire que l’expérience n’a jusqu’ici enseigné à personne ce que, grâce aux seules lois de la Nature, – en tant qu’elle est uniquement considérée comme corporelle, – le corps peut ou ne peut pas faire, à moins d’être déterminé par l’esprit. Car personne jusqu’ici n’a connu la structure du corps assez exactement pour en expliquer toutes les fonctions, et je ne veux rien dire ici de ce que l’on observe chez les bêtes et qui dépasse de loin la sagacité humaine, ni des nombreux actes que les somnambules accomplissent durant le sommeil et qu’ils n’oseraient pas faire éveillés ; ce qui prouve assez que le corps, par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné. (...) Mais, dira-t-on, que l’on sache ou non par quels moyens l’esprit meut le corps, on sait cependant par expérience que, si l’esprit humain n’était pas capable de (apta) penser, le corps serait inerte. (...) Mais j’ai déjà montré qu’on ne sait pas ce que peut le corps ou ce que l’on peut déduire de la seule considération de sa nature, et que l’expérience nous apprend que par les seules lois de la nature arrive un très grand nombre de choses qu’on n’aurait jamais cru pouvoir se produire sans direction de l’esprit ». Spinoza, Éthique, IIIe partie, prop. 2, scolie, Gallimard, (Pléiade), Paris, 1954, p. 416–417. 198

104

de nous pour arriver au degré commun de l’entendement ; mais qui est-ce qui connaît l'autre extrémité ? Chacun avance plus ou moins selon son génie, son goût, ses besoins, ses talents, son zèle, et les occasions qu'il a de s'y livrer. Je ne sache pas qu'aucun philosophe ait encore été assez hardi pour dire : voilà le terme où l'homme peut parvenir et qu'il ne saurait passer. Nous ignorons ce que notre nature nous permet d’être199 ; nul de nous n'a mesuré la distance qui peut se trouver entre un homme et un autre homme. Quelle est l'âme basse que cette idée n'échauffa jamais, et qui ne se dit pas quelquefois dans son orgueil : combien j'en ai déjà passés ! Combien j'en puis encore atteindre ! Pourquoi mon égal irait-il plus loin que moi ? » (Livre I, 281). Si nous ignorons ce que notre nature nous permet d’être, comment le gouverneur saura-t-il pour un autre, comment saura-t-il ce que la nature d’Émile lui permet d’être ? Cet extrait est très important pour comprendre et justifier la démarche empiriste de Rousseau dans l’Émile. Si nous lisons l’Émile comme une anthropologie, alors celle-ci consiste à caractériser l’homme et à le décrire selon ce qu’il peut, et non selon ce qu’il est ou selon ce qu’il doit. Le propos de Rousseau consiste à expliquer ce que peut et ne peut pas l’enfant en fonction de sa nature propre, du milieu dans lequel il vit et des conditions dans lesquelles il est placé. L’éducation d’Émile s’évertue ainsi à concilier la Nature et la nature singulière de l’enfant, au sens de la philosophie stoïcienne qui fait se coïncider la volonté générale et la volonté particulière. C’est la métaphore des cercles qui coïncident dans l’ancien stoïcisme. Quelles épreuves peut-il ou non supporter ? Nous avons vu plus haut qu’il ne peut pas supporter les liens de l’emmaillotement, mais dans la suite de l’œuvre, Rousseau montre que son élève est capable d’une endurance et d’une résistance physique dans bien des domaines. C’est donc parce que Rousseau considère son élève selon les critères de ce qu’il peut et ne peut pas à un moment donné que l’expérimentation pédagogique peut commencer. Que peut manger Émile ? Sur quoi peut-il dormir ? Peut-il supporter le froid et le chaud ? Est-il capable de se diriger dans l’obscurité ? Les premiers livres de Émile ou de l’éducation sont le récit de l’expérimentation de ce que l’enfant peut. En termes 199

C’est nous qui soulignons.

105

spinozistes, nous pouvons dire que la quantité de ce que peut Émile constitue sa puissance. La puissance désigne les actions et passions dont quelqu’un (ou quelque chose) est capable. Qu’est-ce qu’Émile est capable de supporter ? C’est une affaire de singularité : Émile peut ce que les autres ne peuvent pas, Rousseau, d’ailleurs, ne cesse de le répéter en comparant son élève et « le vôtre » : « Savant précepteur, voyons lequel de nos deux élèves ressemble au sauvage et lequel ressemble au paysan ? Soumis en tout à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait rien que sur parole, il n'ose manger quand il a faim, ni rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter une main pour l'autre, ni remuer le pied que comme on le lui prescrit, bientôt il n'osera respirer que sur vos règles. À quoi voulez-vous qu'il pense, quand vous pensez à tout pour lui ? » (Livre II, 360). On le voit dans cet exemple, tel enfant ne peut pas ce que tel autre peut. Or, ce qui distinguera Émile des autres, c’est la quantité de puissance dont il est capable. Sur ce point fondamental, Rousseau s’oppose aux autres éducations de son temps. Émile peut beaucoup, et qui plus est, il peut beaucoup par lui-même. Son éducation est fondée sur la puissance, c’està-dire sur ce qu’il peut, sur ce que peuvent son corps et ses sens. La dimension éducative de cette vision des capacités de l’enfant figurait déjà chez Spinoza : « celui qui, comme le tout petit enfant ou le jeune garçon, a un corps apte à très peu de choses est tout à fait dépendant des causes extérieures, a un esprit qui, considéré en lui seul, n’est presque en rien conscient de lui-même, ni de Dieu, ni des choses. Au contraire, celui qui a un corps apte à un très grand nombre de choses a un esprit qui, considéré en lui seul, est très conscient de lui-même, et de Dieu, et des choses. Dans cette vie donc, nous faisons avant tout effort pour que le corps de l’enfant se change, autant que sa nature le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à un très grand nombre de choses et se rapporte à un esprit qui soit le plus possible conscient de lui-même, et de Dieu, et des choses, et tel que tout ce qui se rapporte à sa mémoire ou à son imagination ait à peine d’importance au regard de l’entendement » 200. Rousseau prolonge cette vision spinoziste des corps et de l’éducation en instaurant, pour son élève, des expériences qui 200

Spinoza, Éthique, op. cit., V, 39, scolie, p. 592-593.

106

lui permettront de se constituer dans le donné, c'est-à-dire de développer sa puissance en se mettant à l’épreuve du monde. Ce donné, en tant qu’ensemble de phénomènes, renvoie d’abord à la perception des images, comme le disent le promeneur (le ciel, les étoiles, le sang) et le vicaire (un grand bâton, un petit bâton, les doigts), mais aussi à des impressions ou des sensations : « cette première sensation fut un moment délicieux (...) Je sentais dans tout mon être un calme ravissant ». Pour autant, il n’y pas forcément accord entre le sujet et le donné, mais il revient au gouverneur de faire en sorte que se produise l’accord entre l’élève et la nature. D’où les difficultés auxquelles le gouverneur doit faire face : l’imagination et l’interprétation erronées des sensations forment deux difficultés majeures. Nous ne nous étendrons pas ici sur ces problèmes fort difficiles et déjà admirablement étudiés par A. Charrak. Nous nous limiterons à l’évocation du bâton brisé, expérience au cours de laquelle le gouverneur met la vue de l’enfant à l'épreuve du vrai et du faux, de la sensation et du jugement : « La première fois qu'un enfant voit un bâton à moitié plongé dans l'eau il voit un bâton brisé, la sensation est vraie, et elle ne laisserait pas de l'être, quand même nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il voit, il dit : un bâton brisé, et il dit vrai ; car il est très sûr qu'il a la sensation d'un bâton brisé » (Livre III, 482). La sensation est vraie, mais il faut s'en défier. Et c'est seulement par l'expérience que l'on peut savoir qu'il faut s'en défier. L'erreur fait partie de l’expérience. La vérité est dans les choses, écrit Rousseau, et non dans le jugement que j'en porte. La raison amène à la connaissance des choses et du vrai. Mais elle peut aussi se tromper. Alors comment est-il possible de s'en sortir puisque toutes les facultés paraissent nous tromper ? L'éducation rousseauiste répond à ce problème en mettant en

107

œuvre « l’affinement du sensible »201 dans lequel « sont en jeu des relations émancipatrices »202. « Ce bâton qui trempe à moitié dans l'eau est fixé dans une situation perpendiculaire. Pour savoir s'il est brisé comme il le paraît, que de choses n'avons-nous pas à faire avant de le tirer de l'eau ou avant d'y porter la main ? 1 d'abord nous tournons tout autour du bâton et nous voyons que la brisure tourne comme nous. C'est donc notre œil seul qui la change, et les regards ne remuent pas les corps. 2 nous regardons bien à plomb sur le bout du bâton qui est hors de l’eau ; alors le bâton n'est plus courbe, le bout voisin de notre œil nous cache exactement l'autre bout. Notre œil a-t-il redressé le bâton ? 3 nous agitons la surface de l’eau ; nous voyons le bâton se plier en plusieurs pièces, se mouvoir en zigzags et suivre les ondulations de l'eau. Le mouvement que nous donnons à cette eau suffit-il pour briser, amollir et fondre ainsi le bâton ? 4 nous faisons écouler l'eau et nous voyons le bâton se redresser peu à peu à mesure que l'eau baisse. N'en voilà-t-il pas plus qu'il ne faut pour éclaircir le fait et trouver la réfraction ? Il n'est donc pas vrai que la vue nous trompe, puisque nous n'avons besoin que d'elle seule pour rectifier les erreurs que nous lui attribuons. Supposons l'enfant assez stupide pour ne pas sentir le résultat de ces expériences ; c'est alors qu'il faut appeler le toucher au secours de la vue. Au lieu de tirer le bâton hors de l'eau, laissez-le dans sa situation, et que l'enfant y passe la main d'un bout à l'autre, il ne sentira point d'angle. Le bâton n'est donc pas brisé. Vous me direz qu'il n'y a pas seulement ici des jugements, mais des raisonnements en forme. Il est vrai ; mais ne voyez-vous pas que sitôt que l'esprit est parvenu jusqu'aux idées, tout jugement est un raisonnement » (Livre IV, 485). Dans ce texte, « le problème est d'apprendre à regarder autrement que dans cette captation du regard, apprendre à savoir voir, à développer du jugement dans le voir, très 201

Laurence Cornu, Une autre république, 1791, l'occasion et le destin d'une initiative républicaine, Paris, L'Harmattan, 2004, Coll. « La philosophie en commun », p. 104. Expression que nous sortons de son contexte pour lui donner un autre sens dans la perspective éducative de l'Émile - in Laurence Cornu, art. cit., 2003, p. 104. 202

108

exactement du discernement, ce qui suppose de la “distance”, métaphore d'espace encore » 203. Rousseau se méfie de ce qui est susceptible d'étendre l'homme au-delà de lui ; et la vue est, de tous les sens, celui dont il importe le plus de se méfier : « autant le toucher concentre ses opérations autour de l'homme, autant la vue étend les siennes au-delà de lui. C'est là ce qui rend cellesci trompeuses » (Livre II, 391). Les opérations de la vue204 sont trompeuses. Ce sens « fautif (...) parce qu'il est le plus étendu » fait naître « une multitude de sensations » dont le nombre même et l'étendue empêchent de bien juger : « Dans cette multitude de sensations simultanées et de jugements qu'elles excitent, comment ne se tromper sur aucun ? » (Livre II, 391). Face à ces questions, comment l'enfant peut-il « s'étudier par ses rapports avec les choses » (Livre IV, 493 ) ? L’enfant du Livre II « ne se connaît que par son être physique ». Or, écrit Rousseau, non seulement le sens de la vue précède tous les autres, mais encore, il porte l'homme au-delà de lui-même. Voilà donc un sens qui tend à contrarier le projet éducatif de Rousseau ! Cette suspicion à l'égard de la vue soulève un vaste problème du point de vue de l’acquisition des connaissances : ce sens nous trompe, mais les illusions mêmes nous sont nécessaires pour connaître. Ses opérations à la fois « trop promptes » et « trop vastes » précédent « de bien loin tous les autres » et ne permettent pas aux autres sens de rectifier l'erreur. Est-ce alors au gouverneur de suppléer cette incapacité des sens ? Comment éduquer ce sens dont « les illusions mêmes de la perspective nous sont nécessaires pour parvenir à connaître l'étendue et à comparer ses parties. Sans les fausses apparences nous ne verrions rien dans l’éloignement ; sans les gradations de grandeur et de lumière, nous ne pourrions estimer aucune distance, ou plutôt il n'y en aurait point pour nous » (Livre II, 391). Des illusions nécessaires, des fausses apparences permettant de connaître les perspectives, l'éloignement, la distance, tout cela est fort troublant ! Sur ce 203

Ibid., p. 103.

Sans doute y-a-t-il une belle postérité de Rousseau dans « l'idée d'un usage politique et pédagogique du visible » in Laurence Cornu, Une autre république, op. cit., 2004, p. 103. 204

109

point, le rôle du maître s’avère fondamental : seule l’éducation qu’il prodigue à l’enfant pourra apporter de la justesse, comme le suggère Rousseau dans l’hypothèse suivante : « Supposons qu'un enfant eut à sa naissance la stature et la force d'un homme fait, qu'il sortit, pour ainsi dire, tout armé du sein de sa mère comme Pallas du cerveau de Jupiter ; cet homme-enfant serait un parfait imbécile, un automate, une statue immobile et presque insensible. Il ne verrait rien, il n'entendrait rien, il ne connaîtrait personne, il ne saurait pas tourner les yeux vers ce qu'il aurait besoin de voir. Non seulement il n'apercevrait aucun objet hors de lui, il n'en rapporterait même aucun dans l'organe du sens qui le lui ferait apercevoir » (Livre I, 281). Cet enfant de fiction, qui naîtrait avec la stature d'un adulte, souffrirait d'abord de l'incapacité de se servir de ses sens. Ce n'est pas qu'il entendrait ou verrait mal. Il n'entendrait et ne verrait rien. Pour autant, ce n'est pas cela qui intéresse Rousseau. L’un des problèmes de la vue, est qu'elle ne nous permet pas de mesurer, avec vérité, les distances et les hauteurs. La vue les apprécie, pourrions-nous dire, avec le même outil de mesure : « le sens de la vue n'a pour juger la grandeur des objets et leur distance qu'une même mesure, savoir l'ouverture de l'angle qu'ils font dans notre œil ; et comme cette ouverture est un effet simple d'une cause composée, le jugement qu'il excite en nous laisse chaque cause particulière indéterminée, ou devient nécessairement fautif. Car comment distinguer à la simple vue si l'angle par lequel je vois un objet plus petit qu'un autre, est tel parce que ce premier objet est en effet plus petit, ou parce qu'il est plus éloigné ? » (Livre II, 391-392). Je regarde un objet et je ne sais s'il me paraît plus petit qu'un autre parce qu'il l'est réellement ou parce qu'il est plus éloigné. Émile a donc besoin d'un principe régulateur qui lui permette de comprendre qu'il est faux que le soleil soit à deux cents pieds, mais il est vrai que je vois le soleil à deux cents pieds 205 ou encore, écrit Rousseau : « Quand les deux sensations à comparer sont aperçues, leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis, mais leur rapport n'est pas senti pour cela. Si le jugement de ce rapport n'était qu'une sensation et me venait uniquement de l'objet, mes jugements ne me tromperaient jamais, puisqu'il n'est jamais faux que je sente ce 205

Voir Spinoza, Éthique, op. cit., 1955, II, 35, sc., p. 389.

110

que je sens. Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux bâtons, surtout s'ils ne sont pas parallèles ? Pourquoi dis-je, par exemple, que le petit bâton est le tiers du grand, tandis qu'il n'en est que le quart ? Pourquoi l'image qui est la sensation n'est-elle pas conforme à son modèle qui est l’objet ? C'est que je suis actif quand je juge, que l'opération qui compare est fautive, et que mon entendement qui juge les rapports mêle ses erreurs à la vérité des sensations qui ne montrent que les objets » (Livre IV, 572). Assurément, il est impossible de voir les vraies mesures des choses, mais il est possible de les estimer. En outre, si nous voyions chaque objet avec sa taille réelle, finalement, nous ne verrions plus rien : « Si de deux arbres égaux, celui qui est à cent pas de nous, nous paraissait aussi grand et aussi distinct que celui qui est à dix, nous les placerions à côté l'un de l'autre. Si nous apercevions toutes les dimensions des objets sous leur véritable mesure, nous ne verrions aucun espace, et tout nous paraîtrait sur notre œil » (Livre II, 391). En termes spinozistes, nous pourrions dire que l’enjeu, ici, est la formation des idées adéquates, qui seules peuvent nous permettre de rattacher des effets à leurs vraies causes. S’il faut bien s'accommoder des illusions des sens, les surmonter, il faut aussi ajuster nos jugements sur la connaissance de ce que nous savons être faux. Ici commence l’éducation à la vérité : à quelles conditions vaisje créer avec mon corps un rapport vrai avec d'autres corps ? Comment vais-je orienter ma vue sur les corps pour les connaître, sans confondre l'illusion produite par mes sens avec la vérité ? L'apprentissage du dessin est une réponse pédagogique à ces questions. Seul compte le dessin d'après nature, pourvu que l’enfant « acquiert la perspicacité du sens et la bonne habitude du corps qu'on gagne par cet exercice » (Livre II, 397). La « bonne habitude » du corps est celle qui convient à l'enfant et qui est création de rapports vrais au monde. Car, former des idées adéquates par l’éducation implique de se demander comment présenter son corps pour composer avec le monde des rapports vrais ; la connaissance étant un rapport vrai, et l'erreur, décomposition de rapports. L'expérience que fait Émile dans l'épisode du bâton brisé obéit à la même exigence de la formation des idées adéquates. Dans l’épisode du bâton, « la sensation constitue (...) un jugement,

111

mais dans sa forme la plus pauvre206 ». Au cours de cette expérience, « la raison, comme activité de mise en rapport, ne peut par elle-même, décider ; la réflexion sur l'objet suppose un contact avec cet objet. Car il importe de toujours saisir les choses dans la vérité de leur nature, de ne pas fausser l'ordre naturel des rapports, par la mise en rapport, active, de l'être intelligent : “je sais seulement que la vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que j'en porte, plus je suis sûr d'approcher de la vérité ; ainsi ma règle de me livrer au sentiment plus qu'à la raison est confirmée par la raison même” »207. La leçon de l'épisode du bâton est que la vérité est dans les choses. Pour qu’elle soit bien comprise de son élève, le gouverneur doit veiller à ne pas fausser « l'ordre naturel des rapports ». À cette condition, la conscience permettra à Émile, à l’âge d’homme, de mettre des bornes aux jugements erronés, parce qu'il aura, auparavant, appris à mettre des bornes dans l'ordre du concret. Il aura appris que juger est aussi, si l'on n'y prend pas garde, mal juger. D’où cette question qui semble guider le gouverneur d’Émile : comment positionner son corps pour voir juste ? C'est l’expérience commune des enfants qui se mettent sur la pointe des pieds pour voir par-dessus la palissade. Tendre son regard. Ajuster son corps. C’est Émile, perdu dans la forêt de Montmorency : dans quelle position mettre mon corps pour regarder dans la bonne direction ? Car voir, c'est aussi mettre son corps dans une posture telle que la vision soit possible et juste. Cet effort d’ajustement est une capacité donnée par l’éducation et elle est aussi l’une des conditions de l’émancipation d’Émile : apprendre à voir juste dans l’espace sera une condition qui permettra, sur le plan moral et dans les relations sociales, de distinguer le vrai du faux. Ainsi, dans l’Émile, Rousseau entend émanciper l’homme, le sortir de l’état de minorité, de servitude et d’esclavage par l’expérience. Cette dimension émancipatrice de l’expérience forme la grande leçon du Livre III : « Sans contredit on prend 206

Florent Guénard, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 148. 207

Ibid., p. 162.

112

des notions bien plus claires et bien plus sûres des choses qu'on apprend ainsi de soi-même que de celles qu'on tient des enseignements d'autrui, et outre qu'on n'accoutume point sa raison à se soumettre servilement à l'autorité l'on se rend plus ingénieux à trouver des rapports, à lier des idées, à inventer des instruments que quand, adoptant tout cela tel qu'on nous le donne nous laissons affaisser notre esprit dans la nonchalance, comme le corps d'un homme qui toujours habillé, chaussé, servi par ses gens et traîné par ses chevaux perd à la fin la force et l'usage de ses membres » (Livre III, 442). Dans ce texte, c’est toute la question du courage, en tant que rapport adéquat à soi et au monde, qui intéresse Rousseau : comment rendre l’individu capable, plus tard, à l’âge adulte, de ne pas voir ses rapports se décomposer par les douleurs de la maladie et la peur de la mort ? Le début du Livre deuxième s’ouvre sur cette idée stoïcienne que Rousseau reprend, pour l’étendre à l’éducation, à savoir qu’il importe au bonheur de l’homme d’apprendre à considérer le caractère inévitable de certaines souffrances, en particulier celles du corps, en se gardant bien de les intensifier par des craintes nourries par la faiblesse et l’opinion. Aussi Émile construit-il, durant son enfance, les forces dont il aura besoin à l’âge adulte : « c’est à cet âge qu’on prend les premières leçons de courage, et que, souffrant sans effroi de légères douleurs, on apprend par degrés à supporter les grandes » (Livre II, 300). Quelles sont ces « légères douleurs » ? Rousseau énumère les petites blessures courantes d’une enfance passée à jouer et à courir dans les campagnes : « s’il tombe, s’il se fait une bosse à la tête, s’il saigne du nez, s’il se coupe les doigts, au lieu de m’empresser autour de lui d’un air alarmé, je resterai tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, c’est une nécessité qu’il l’endure ; tout mon empressement ne servirait qu’à l’effrayer davantage et augmenter sa sensibilité. Au fond, c’est moins le coup que la crainte qui tourmente, quand on est blessé » (Livre II, 300). S’il est important que l’enfant ressente et comprenne les douleurs inévitables et qu’il supporte les petites blessures enfantines, cela, bien entendu, n’entre pas dans une perspective doloriste. Car, dans l’Émile, la douleur est vécue comme une expérience du corps porteuse de vérités. Il importe, pour Rousseau, que Émile soit conscient de tout ce qui lui arrive,

113

afin de ne pas être la proie de maux imaginaires, comme la crainte. La capacité à supporter les efforts ou la souffrance permettrait ainsi de développer sa capacité à ne pas être la proie de ces maux de l’esprit auxquels, d’après Rousseau, sont sujets la plupart des hommes. L’attitude du gouverneur est en pareil cas déterminante. Il renvoie à l’enfant l’image de la tranquillité de l’âme, de la constance, du sang-froid que l’enfant doit acquérir dans les situations difficiles. Le gouverneur est, dans ce contexte précis, l’exemple vers lequel l’enfant doit tendre. Le rôle de l’éducateur est déterminant, il donne une leçon de courage en même temps qu’il apprend à l’enfant à devenir courageux. Rousseau écrit que l’enfant « jugera de son mal comme il verra que [le gouverneur] en juge ». Dans cet apprentissage du courage, la conscience de soi et de son propre corps a besoin, pour être dans le vrai, du secours d’autrui. Il veut que l’enfant ait une conscience juste et vraie de ses sensations, sans les tourments de l’imagination, car il importe de rendre l’enfant capable de traverser courageusement les malheurs qui peuvent arriver dans l’existence. Il est patent que ce début du Livre deuxième renvoie à un problème fondamental du projet éducatif de Rousseau : à quelles conditions l’éducation peut-elle permettre à l’homme de surmonter les inévitables faiblesses de sa condition humaine ? Comment lui apprendre à supporter les maux de cette vie, sans pour autant sombrer dans la résignation ni dans le secours incertain d’une vie meilleure après la mort ? C’est hic et nunc qu’il faut apprendre à vivre, et cela signifie aussi qu’il faut apprendre à souffrir, c'est-à-dire à agir afin que les souffrances inévitables ne décomposent pas nos rapports. La nature ellemême, selon Rousseau, indique que la condition de l’enfant permet l’apprentissage sans danger des douleurs inévitables de la condition humaine : « il semble que les enfants ne soient petits et faibles que pour prendre ces importantes leçons sans danger. Si l’enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la jambe ; s’il se frappe avec un bâton, il ne se cassera pas le bras ; s’il saisit un fer tranchant, il ne serrera guère et ne se coupera pas bien avant » (Livre II, 300). La réflexion autour du courage et de la douleur, en tant qu’expériences de vérité, est quelque chose que l’on retrouve maintes fois dans l’œuvre de Rousseau. Les mises à l’épreuve de soi, du corps, des douleurs du corps apparaissent comme des modalités constitutives de la

114

vérité dans la relation à soi et à l’autre. C’est quelque chose de récurrent, sous sa plume, que de prendre pour principe et pour conduite de vie, la capacité à supporter les maux qui ne dépendent pas de nous et qui n’ont pas pour origine une main malveillante. Rousseau y revient dans sa toute dernière œuvre. Ainsi, dans la Quatrième Promenade des Rêveries du promeneur solitaire, Promenade qui porte sur la vérité, l’on voit le jeune Jean-Jacques qui passait un dimanche chez M. Fazy. Il y avait là une fabrique d’indiennes dans laquelle ses doigts restèrent coincés par la faute du jeune Fazy, l’enfant de la famille : « je fis un cri perçant, Fazy détourne à l’instant la roue, mais les ongles ne restèrent pas moins au cylindre et le sang ruisselait de mes doigts. Fazy, consterné, s’écrie, sort de la roue, m’embrasse, et me conjure d’apaiser mes cris, ajoutant qu’il était perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha, je me tus (...). Il me supplia avec larmes de ne point l’accuser ; je le lui promis et le tins si bien, que plus de vingt ans après personne ne savait par quelle aventure j’avais deux de mes doigts cicatrisés, car ils le sont demeurés toujours ». Les blessures de l’enfance, non intentionnelles, fruits du jeu, des hasards, des accidents, ont, pour Rousseau, des vertus éducatives en ce qu’elles permettent à l’enfant d’entrer dans le monde moral. Dans cet exemple des Rêveries, l’enfant parvient à affronter sa douleur en se laissant prendre à la douleur morale de l’autre. C’est le blessé qui épargne celui qui l’a meurtri. Rousseau n’évoque aucune intention malveillante du jeune Fazi, et ce point-là est essentiel208. L’événement est accidentel, mais le jeune étourdi risquait pourtant de se faire sévèrement punir. Le jeune Fazi, en fondant en larmes, éprouvait-il davantage de crainte pour lui-même en raison du châtiment qu’il encourait, que de pitié pour la souffrance aiguë de JeanJacques aux doigts meurtris ? Le texte le suggère. Mais ce qui importe, c’est que, dans la relation à l’autre, l’enfant apprend à affronter les souffrances du corps. Cet accident du cylindre de la fabrique a des vertus éducatives. L’enfant y expérimente la douleur sans se laisser dominer par elle, en la surmontant courageusement, et ce courage lui est donné par la première des dispositions dans la relation à autrui, à savoir la pitié. C’est en Rousseau explique en effet, dans une autre Promenade, que l’intention de nuire blesse davantage que le coup. 208

115

effet la pitié pour le châtiment à venir de Fazi qui a permis au jeune Jean-Jacques de faire passer sa souffrance au second plan. Un autre exemple relativement proche suit immédiatement celui-ci. Au cours d’une dispute à coup de maillet, le jeune Pleince frappe fortement Jean-Jacques Rousseau sur le crâne : « je tombe à l’instant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille à celle de ce pauvre garçon voyant mon sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut m’avoir tué. Il se précipite sur moi, m’embrasse, me serre étroitement, en fondant en larmes et poussant des cris perçants. Je l’embrassais aussi de toute ma force en pleurant comme lui dans une émotion confuse qui n’était pas sans quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d'étancher mon sang qui continuait de couler, et voyant que nos deux mouchoirs n'y pouvaient suffire, il m'entraîna chez sa mère qui avait un petit jardin près de là. Cette bonne dame faillit à se trouver mal en me voyant dans cet état. Mais elle sut conserver des forces pour me panser, et après avoir bien bassiné ma plaie elle y appliqua des fleurs de lys macérées dans l'eaude-vie, vulnéraire excellent et très usité dans notre pays. Ses larmes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au point que longtemps je la regardai comme ma mère et son fils comme mon frère jusqu'à ce qu'ayant perdu l'un et l'autre de vue, je les oubliai peu à peu ». Dans ce second récit, l’on voit encore comment la relation à l’autre, marquée d’empathie et de pitié, permet à l’enfant de dépasser sa douleur. Rousseau parle d’une « émotion confuse qui n’était pas sans quelque douceur ». Cette émotion peut correspondre à la pitié naissante et à la communion avec autrui dans la douleur ; douleur physique pour le « pauvre JeanJacques », douleur morale pour Pleince, pris à la fois par le remords et la pitié qu’éveille le spectacle du sang s’écoulant du crâne de son ami. La douleur est ici une voie d’accès à la sensibilité morale de l’individu dans sa relation à autrui. Dans l’Émile, la douleur est perçue différemment. Elle est cette « certaine science » dont parle Montaigne dans l’essai « De l’expérience ». Elle ne trompe pas. L’expérience de la douleur est l’une des expériences du rapport à la vie. Le point commun de ces souffrances d’enfant dans l’Émile et dans les Rêveries est peut-être à chercher dans l’idée d’une dépossession de soi momentanée, qui fait que l’individu ne s’identifie pas à la souffrance physique qui est pourtant la

116

sienne. Il la vit sans y ajouter les tourments et les craintes de l’opinion. Dans les Rêveries, l’enfant place au premier plan sa relation à l’ami ; dans l’Émile, il apprend à laisser la douleur à sa place, épurée de tout sentiment, tels que la crainte et l’effroi. Tout cela doit être replacé dans ce que Rousseau dit de la santé de l’enfant, santé perçue comme puissance vitale nécessaire à l’accomplissement des desseins de la nature. Autrement dit, ce qui importe dans l’Émile n’est pas de faire l’expérience de la douleur pour elle-même, mais, à travers les petites blessures de l’enfance, apprendre à donner son assentiment, au sens stoïcien, au caractère inévitable de certaines souffrances et de certains événements de la vie. C’est ainsi qu’Émile aura des contusions pour être libre, joyeux et toujours en mouvement : « Au lieu de le laisser croupir dans une chambre, qu’on le mène journellement au milieu d’un pré. Là, qu’il coure, qu’il s’ébatte, qu’il tombe cent fois le jour, tant mieux : il en apprendra plus tôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève aura souvent des contusions ; en revanche, il sera toujours gai. Si les vôtres en ont moins, ils sont toujours contrariés, toujours enchaînés, toujours tristes. Je doute que le profit soit de leur côté » (Livre II, 301). Dans cette conquête du corps et de ses possibilités, l’enfant accède à la liberté et au courage. En effet, c’est l’expérience de la liberté et des limites du corps pendant l’enfance qui fera, d’après Rousseau, qu’un individu ne sera pas « une âme servile » (Livre I, 286). L’exercice du corps permet de poser les fondations de l’âme. Un esprit libre se construit dans un corps libre, capable de se mouvoir, certes, mais aussi capable de s’affranchir de ses souffrances et connaissant parfaitement ses limites. C’est ainsi que commence la connaissance de soi. Ce rapport entre les souffrances du corps et la vie morale se complexifie encore quand, au Livre Deuxième, Rousseau établit une corrélation explicite entre les petits maux du corps que l’enfant sent pendant l’enfance et les grands biens de l’âme auxquels il aura accès à l’âge adulte : « oui, je le soutiens : pour sentir les grands biens, il faut qu’il connaisse les petits maux ; telle est sa nature. Si le physique va trop bien, le moral se corrompt. L’homme qui ne connaîtrait pas la douleur, ne connaîtrait ni l’attendrissement de l’humanité, ni la douceur de la commisération ; son cœur ne serait ému de rien, il ne serait

117

pas sociable, il serait un monstre parmi ses semblables » (Livre II, 313). Ce texte admirablement construit est particulièrement difficile à interpréter. L’on peut, dans un premier temps, y percevoir la naissance de la pitié à l’endroit d’autrui, pitié faite d’empathie par la comparaison entre les maux dont nous avons l’expérience et ceux que l’on perçoit chez les autres. La capacité à souffrir serait alors la condition sine qua non de la pitié. Mais nous n’en sommes ici qu’aux prémices de la naissance de la pitié dans le cœur de l’homme. Par ailleurs, nous retrouvons ici l’idée d’un rapport et d’une mesure de quantité entre « petits maux » et « grands biens ». Comment ces rapports peuvent-ils s’équilibrer ? Les « grands biens », plutôt que de s’équilibrer avec les « petits maux », sont en fait à comprendre de manière absolue. Les « grands biens » renverraient ainsi au souverain bien (à savoir la vérité et la justice par exemple). Dans cette perspective aux accents stoïciens, les « petits maux » dont Émile fait l’expérience sont toujours des moindres maux, ce sont les maux du corps, les maux de notre humaine condition. Les maux du corps sont toujours petits en comparaison des biens de l’âme, qui sont toujours de grands biens. Cette morale stoïcienne, dans le contexte éducatif de l’Émile, amène Rousseau à poser le principe d’une comparaison : « l’homme qui ne connaîtrait pas la douleur, ne connaîtrait ni l’attendrissement de l’humanité, ni la douceur de la commisération » (Livre II, p. 314). Aussi l’enfant ne peut-il préférer le bien, il ne peut l’aimer, sans faire l’expérience, non pas du mal mais des maux du corps. L’une des grandes audaces de Rousseau consiste ainsi à poser les fondements d’un gouvernement éducatif selon la nature sur l’observation de ce dont l’enfant est capable, de ce qu’il peut expérimenter et supporter, plutôt que sur des valeurs morales préexistantes et antérieures à lui. Le traité d’éducation fonde ainsi une morale pratique, c’est-à-dire une morale dont les principes ne viennent pas des opinions, mais d’une démarche empiriste et de l’observation concrète de ce que peut faire un homme depuis sa naissance. En d’autres termes, la signification de l’expérience de la faiblesse humaine et des souffrances du corps dans l’Émile est éducative et morale : c’est l’expérience de sa condition humaine qui rend l’homme accessible à la vertu et à la pitié.

118

En outre, cette expérience, d’après Rousseau, est inscrite dans la nature : l’enfant, de par sa constitution, peut mettre son corps à l’épreuve sans se mettre en danger. Paradoxalement, c’est sa faiblesse naturelle qui protège l’enfant. De la même manière, la conscience de cette faiblesse, dont il faut tenir compte au cours de l’éducation, pourra le garantir d’autres maux plus importants comme la maladie, la crainte de la mort et les souffrances morales. Rousseau fait de cette idée un principe éducatif : « celui d’entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé » (Livre I, 252). Sur ce point, il y a bien dans l’Émile une transposition, sur le plan éducatif, de l’éthique stoïcienne en tant que réponse aux maux de la modernité. Cette transposition passe d’abord par le langage : lorsque Rousseau traite de la douleur au Livre deuxième, c’est pour évoquer le rapport de l’enfant au langage. Il doit apprendre à taire sa douleur, à taire les cris qu’elle peut provoquer, jusqu’à ce qu’il soit capable de lui substituer une parole personnelle et mesurée. Une parole vraie. Ainsi, « dès qu’une fois Émile aura dit : J’ai mal, il faudra des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer » (Livre II, 299). C’est la première fois que Rousseau fait parler son personnage.

119

Troisième partie : Gouverner et dire vrai

La dernière philosophie de Foucault209 nous conduit, à partir d’un corpus de textes de l’Antiquité, sur les chemins de l’exercice philosophique et de la pratique du discours vrai. Les textes que Foucault interroge lui permettent de penser les rapports que notre modernité essaie d’entretenir avec la vérité et ses discours. Ses travaux sur le dire-vrai, dans les cours donnés au Collège de France, vont nous permettre de reposer certains problèmes du franc-parler et du parler-vrai, en tant qu’ils sont deux qualités majeures du dire philosophique, dont l’auteur d’Émile se réclame dans son œuvre et à travers le choix de sa devise. Tout au long de l’œuvre de Rousseau, en effet, il y a bien ce discours un peu déroutant de la vérité et du parlervrai : l’écriture de la préface de l’Émile et le préambule des Confessions prétendent édifier le langage souverain et transparent210 qui fait naître la vérité. Mais en quel sens peuton lire Émile ou de l’éducation comme un discours vrai, alors même que ce texte est une fiction ? En quoi sa rédaction et sa publication constituent-elles un acte accompli au nom de la vérité et par vérité ? Une première réponse peut être apportée en regardant les circonstances de la publication et ses conséquences dans la vie de l’auteur : la devise de Rousseau, vitam vero impendere, n’a cessé d’y être mise à l’épreuve. La condamnation du traité pédagogique en 1762 a montré le risque d’une devise qui fait de la vérité et du dire-vrai des principes de vie, des enjeux d’écriture et les fondements mêmes de toute la philosophie de Rousseau. Durant les sombres mois qui suivirent la condamnation de l’Émile, le philosophe fit preuve du « courage

209

Celle des derniers Cours au Collège de France.

210

Selon la terminologie employée par Starobinski.

121

de la vérité »211, assumant le risque de l’incompréhension et de l’erreur d’interprétation que la réception de son œuvre suscita. Car, écrire Émile ou de l’éducation constituait un acte qui portait la nécessité de convaincre ses contemporains de sa théorie de l’homme, de s’ouvrir à la postérité et d’agir au nom de la vérité. Ce courage n’est donc pas seulement une posture d’écrivain, il se trouve déjà inscrit dans l’écriture. Dans l’Émile, se forme en effet, entre l’éducation et la vérité, un jeu de rapports complexes qui tissent les enjeux de l’écriture philosophique. Le problème de Rousseau est le suivant : comment dire la vérité de l’éducation et l’éducation dans sa vérité ? L’une des grandes originalités de Rousseau est d’avoir fait de l’écriture sur l’éducation une pratique philosophique de la vérité qui se déploie dans la fiction, une fiction qui produit du vrai avec du faux. Car la fiction n’est pas la même chose que l’erreur qui, elle, est du côté de la méprise et fait prendre le faux pour le vrai. La fiction ne prend pas le faux pour le vrai. La fiction, telle que Rousseau la pratique dans l’Émile, est fondée sur l’idée que l’erreur est une menace pour la pensée 212, ce que la fiction n’est pas. L’écriture narrative du roman pédagogique aurait ainsi la propriété de faire de la vérité avec de la fiction et de la fiction avec des idées vraies... Comment comprendre ce paradoxe ?

211

Cette expression de Michel Foucault a donné son nom au titre sous lequel ses cours du Collège de France de 1984 ont été publiés. Ce furent ses derniers cours. C’est très explicite dans l’Émile. Le gouverneur se doit de protéger son élève de l’erreur en tant que menace pour la pensée : « La première fausse idée qui entre dans sa tête est en lui le germe de l'erreur et du vice ; c'est à ce premier pas qu'il faut surtout faire attention. Faites que tant qu'il n'est frappé que des choses sensibles toutes ses idées s'arrêtent aux sensations ; faites que de toutes parts il n'aperçoive autour de lui que le monde physique : sans quoi soyez sûr qu'il ne vous écoutera point du tout, ou qu'il se fera du monde moral dont vous lui parlez des notions fantastiques que vous n'effacerez de la vie » (Livre II, 317). 212

122

1. « Le courage de la vérité » 213 « C'est aussi par là qu'on m'attaquera sans doute » (Préface de l’Émile, 242). Dès la Préface de l’Émile, Rousseau pose la question de la possibilité d’un discours sur l’enfance et sur l’éducation, en même temps que celle de sa vérité, de son exhaustivité et de son contenu : « Malgré tant d'écrits, qui n'ont, dit-on, pour but que l'utilité publique, la première de toutes les utilités, qui est l'art de former des hommes, est encore oubliée. Mon sujet était tout neuf après le livre de Locke, et je crains fort qu'il ne le soit encore après le mien » (Préface, 241). L’étonnement de Rousseau vise les discours : comment se fait-il que parmi tant d’écrits qui se veulent utiles au genre humain, il y en ait si peu qui se préoccupent du soin214 qu’il faut apporter aux enfants ? Cette question si importante du souci des enfants est traversée par celle de la possibilité de tenir un discours vrai sur l’enfance. Or, qu’est-ce que cela signifie, dire avec vérité, dans un texte de fiction, comment il faut élever les enfants ? Et quelle est cette obligation, au cœur même de l’écriture rousseauiste, de manifester aux autres une telle vérité ? Ces questions sur la vérité du discours dans l’Émile sont tout aussi fondamentales que celles du contenu du projet éducatif et nous verrons plus bas comment la préface les articule. Pour commencer, l’on peut noter qu’au XVIIIe siècle, dire la vérité, la publier, c’est faire un acte de courage, en raison des risques que prend celui qui dit et publie une vérité qu’il pense vraiment et qui va à l’encontre des croyances des autorités politiques et religieuses. À cette époque, des livres sont brûlés, leurs auteurs, comme Diderot par exemple, sont embastillés. La condamnation du traité pédagogique en 1762 a montré le risque d’une devise qui fait de la vérité et du dire-vrai des principes de vie, des enjeux de l’écriture et les fondements mêmes de la philosophie de Rousseau. Le « courage de la vérité » dont le 213

Voir note 211.

Frédéric Worms a pu, dans ses séminaires à l’ENS, montrer que Rousseau permet de penser certains problèmes regroupés aujourd’hui dans le concept de « care ». 214

123

philosophe fit preuve durant les sombres mois qui suivirent la condamnation de l’Émile, impliquait une certaine posture du philosophe, des manières de dire et un contenu déjà à l’œuvre dans le texte même. Ce « courage de la vérité » se traduit de deux manières dans l’Émile. D’une part, dans l’affrontement de ses contemporains, lorsque Rousseau leur fait face pour les avertir que l’Émile est assurément une œuvre nouvelle, singulière et dérangeante par sa nouveauté même ; et d’autre part, dans une modalité du dire-vrai qu’il ne cesse d’élaborer et de mettre à l’épreuve dans et par l’écriture de fiction. Ces deux aspects construisent une modalité du dire-vrai aux conséquences immenses, non seulement dans la vie du philosophe, mais encore sur le plan de l’écriture. Aux condamnations prononcées par la justice lors de la publication de l’Émile, Rousseau n’a cessé d’opposer courageusement la vérité qu’il défend. Courageusement, mais aussi avec magnanimité au sens d’Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, qui affirme que l’homme magnanime « ne se jette pas dans des dangers qui n'en valent pas la peine (…). Mais il affronte le danger pour des motifs importants, et quand il s'expose ainsi il n’épargne pas sa propre vie, dans l'idée qu'on ne doit pas vouloir conserver la vie à tout prix »215 . Et en effet, c’est toute la posture même de Rousseau, c’est son ethos qui sont engagés au moment de la publication d’Émile ou de l’éducation, et c’est aussi sa vie, en tant que vie philosophique parce qu’elle est un engagement pour la vérité. L’engagement du philosophe va en effet jusqu’au risque pour sa vie, si bien que l’un de ses correspondants, dans une lettre datée du 10 juin 1762, fait entrer l’auteur d’Émile dans l’histoire des « victime[s] de la vérité », en le comparant à Socrate : « Je voudrois, si j’en avois le talent, faïre L’histoire de tous les honnetes gens persécutés pour avoir fait du bien à l’humanité, depuis Socrate jusqu’à Vous »216. En 1762, ce rapprochement avec Socrate était d’ailleurs dans tous les esprits. Dans une lettre du 14 juin, Moultou exhorte l’auteur d’Émile à se sauver pour épargner aux juges « un crime qu’ils n’ont pas droit de 215

Aristote, Éthique à Nicomaque, traduit par J. Tricot, Paris, Vrin, 1997, quatrième partie, 1124b, 10, p. 191. 216

Édition R.A. Leigh, Oxford Voltaire foundation.

124

commettre » ; il est pourtant vrai écrit-il, que « Socrate aima mieux mourir que s’enfuir mais c’était à Athènes qu’il était né et qu’il devait compte de sa conduite ». Moultou reprendra encore cet argument dans une autre lettre à Rousseau écrite deux jours plus tard : « quand Socrate refusa de fuir, il étoit dans sa patrie, & et je vous aurois dit moi-même, restez, si vous aviez été dans la vôtre ». La Condamine commentera, comme beaucoup d’autres, le départ précipité de Rousseau de Montmorency en écrivant qu’il a empêché de justesse que ne soit « renouvell[ée] de nos jours la scène de Socrate (...). Mr le Duc de Luxembourg son protecteur l’a fait partir malgré lui pour le soustraire aux poursuites du Parlement ». Enfin, dernier exemple parmi tant d’autres, en date du 21 juin, Bachaumont écrit dans ses Mémoires secrets que « les Comédiens françois se disposoient à donner dans la semaine la Mort de Socrate, tragédie en trois actes de M. de Sauvigny, ancien garde-aucorps du roi de Pologne, Stanislas. On craint qu’elle ne soit arrêtée par la police, à cause de la circonstance de l’affaire de Jean-Jacques qui présente la même scène que cet illustre Grec offroit à l’aréopage d’Athènes ». La représentation fut effectivement interdite en 1762. Ce qui est particulièrement frappant dans la correspondance de mai-juin 1762, ce sont ces rapports entre Rousseau et la vérité à laquelle il se lie, rapports que l’on peut comprendre en termes de parrêsia, notion que Foucault a longuement étudiée dans ses cours au Collège de France. Parmi les nombreuses significations de la parrêsia, l’on retrouve le franc-parler, la liberté de parole entendue comme vertu, devoir et technique. Mais surtout, dans ce franc-parler, ce qui est remarquable, c’est que le sujet s’y constitue comme disant la vérité et qu’il est reconnu comme tel par les autres.217. En outre, la parrêsia implique de lier sa vie à une prise de risque (exil, emprisonnement) qui n’est pas séparable de la vérité, et, ce En 1762, dans ce contexte de la publication de l’Émile, la devise de Rousseau, vitam impendere vero, relève aussi de la probité, au sens où Lyotard fait de la probité le devoir même de la philosophie. La probité consiste à ne pas rester sourd aux événements et aux discours, elle est « un appel à résister à l'indifférence, une obligation de principe ». In Olivier Dekens, « L’enfance de la philosophie : genèse et structure de la probité chez Jean-François Lyotard » in Symposium, Société canadienne de philosophie continentale, IV, 1 (2000), p. 33-53. 217

125

faisant, le parrèsiaste se lie à cette vérité qu’il énonce, à cette vérité qui lui est personnelle et qui met et sa vie et son livre en danger. Cette vérité de la parrêsia, celle pour laquelle Rousseau prit tant de risques, porte sur le soin à apporter aux enfants et sur la manière de les éduquer. Dans le contexte éditorial trouble du XVIIIe siècle, la rédaction même de l’Émile constituait un acte de courage impliquant un pacte entre l’auteur et ses lecteurs. Dès la préface de l’Émile, s’établit en effet un pacte qui, comme le « pacte autobiographique » 218, est un pacte de vérité. Ce pacte de vérité entre l’auteur et les lecteurs, ce pacte qui porte sur l’éducation du genre humain peut être qualifié de « pacte parrèsiastique », en reprenant cette expression à Michel Foucault. En effet, c’est au nom de la vérité que Rousseau, pour reprendre son expression, jette « ses feuilles dans le public ». La préface est alors ce lieu dans lequel se joue l’ancrage énonciatif de la vérité ; Rousseau y commente l’acte même de la publication, souligne son hésitation, pour finalement laisser la place à une détermination et à une affirmation qui entrent dans un jeu parrèsiastique avec le public, mais sans pour autant garantir la juste réception de ses idées. Dans cette perspective, l’écriture de la préface n’obéit pas aux conventions de la rhétorique, parce que celle-ci est une menace pour la vérité, en ce qu’elle implique « une technique qui concerne la manière de dire les choses mais ne détermine aucunement les rapports entre celui qui parle et ce qu’il dit »219. D’où la farouche opposition de Rousseau à la rhétorique et à tout ce qui est affectation de langage, car l’émergence de la vérité nécessite de conjurer tout « ce qu’il pourrait y avoir de trompeur dans le discours »220 . Cette idée rejoint en partie l’idéal de « transparence » que Starobinski a étudié dans Les Confessions. Mais en partie seulement, car les enjeux de la parrêsia dépassent le principe de la transparence pour se situer du côté de l’engagement du philosophe dans l’énonciation de la vérité en tant que prise de risque. En ce sens, la parrêsia est aussi un principe fondateur de 218

Notion forgée par Philippe Lejeune à partir des Confessions in Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. “Poétique”, 1975. 219Michel 220

Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., 2009, p. 14.

Ibid., p. 122.

126

la parole du gouverneur, qui n’est jamais du côté de la rhétorique et de ses ornements : « [c]omme insiste à juste titre Foucault, c’est la parrhésia221 du maître, sa libertas qui va constituer le point d’accroche de la relation pédagogique, comme expérience herméneutique. Le dire-vrai du maître est garanti par l’adéquation qu’il réalise entre ce qu’il sait et connaît et son action quotidienne. La parrhésia est l’assurance de la validité de ce dont il témoigne dans son enseignement pour former ma propre expérience. La philosophie se sépare de la rhétorique d’une manière nouvelle que le platonisme n’avait pas connue : la rhétorique est le moyen d’agir sur les autres par le discours – et deviendra ainsi le chemin de la conversion dans le discours magistral – lorsque la philosophie est conçue comme l’ensemble des moyens et des techniques que l’on met à disposition des autres pour qu’ils puissent prendre soin d’euxmêmes, donc accéder à la métamorphose »222 . À la différence du pacte autobiographique, le pacte parrèsiastique n’impose pas l’obligation de tout dire223 . Rousseau dit d’Émile ou de l’éducation que c’est « une espèce d’ouvrage, trop gros, sans doute, pour ce qu’il contient, mais trop petit pour la matière qu’il traite » (Préface, 241). Sur le contenu même du traité il ajoute encore : « mon sujet était tout neuf après le livre de Locke, et je crains fort qu'il ne le soit encore après le mien » (Préface, 241), et il paraît même en dénigrer la forme, Émile est qualifié de « recueil de réflexions et d'observations, sans ordre, et presque sans suite » (Préface, 241). Ces remarques de Rousseau sont bien davantage que des précautions oratoires et elles sont très importantes pour notre sujet. Elles signifient la rencontre méthodologique entre la vérité et l’éducation : l’écriture de l’Émile impliquera un 221

Foucault utilise des orthographes différentes pour ce terme. Nous employons celle des cours de 1984 (parrêsia). 222

Didier Moreau, « Transmission et spectralité : la formation de soi “tout au long de la vie” » in Biennale internationale de l'éducation, de la formation et des pratiques professionnelles, Juillet 2012, Paris, France, https:// halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00863841/ Et pourtant la signification même du « tout-dire » est comprise dans cette notion de parrêsia. Mais c’est dire tout ce que l’on pense être vrai sur un sujet, tout ce que l’on peut dire ; ce n’est donc pas nécessairement être exhaustif. 223

127

engagement personnel, des choix à faire, des sélections à opérer, des délais à envisager. En effet, il est possible de lire la préface de l’Émile comme l’acte discursif qui ouvre l’espace du dire-vrai224 éducatif et place l’ensemble du traité sous le signe de la parrêsia. Car l’Émile contient ces questions : qu’est-ce qu’un discours éducatif ? Qu’est-ce qu’un discours vrai sur l’éducation ? Autrement dit, penser l’éducation, pour Rousseau, implique de penser la possibilité et les modalités du discours sur l’éducation et aussi la prise en compte d’un destinataire auquel l’écriture fait place. Rousseau ne s’adresse pas à une élite, il ne prétend pas non plus être un philosophe : « Lecteurs, souvenezvous toujours que celui qui vous parle n'est ni un savant ni un philosophe ; mais un homme simple, ami de la vérité, sans parti, sans système ; un solitaire qui vivant peu avec les hommes a moins d'occasions de s'imboire de leurs préjugés, et plus de temps pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux » (Livre II, 348). Rousseau ne s’adresse pas non plus à la foule, qui préfère ce qu’elle a toujours fait : « Proposez ce qui est faisable, ne cesset-on de me répéter. C'est comme si l'on me disait : proposez de faire ce qu'on fait ; ou du moins, proposez quelque bien qui s'allie avec le mal existant ». Rousseau s’adresse plutôt aux parents, à la mère surtout, mais peut-être pas à tous les parents, ni à toutes les mères. Alors pour qui a-t-il écrit l’Émile ? Avec quel lecteur le pacte parrèsiastique peut-il être passé ? Ces questions suggèrent que ce qui est engagé, c’est la posture même de l’énonciateur en tant que philosophe de la vérité mais aussi la posture du lecteur qui reçoit cette parole. À qui la vérité sur le genre humain peut-elle être dite et en quels termes ? La Préface oriente la lecture et pose des exigences : le lecteur peut s’attendre à être dérouté : « à l'égard de ce qu'on appellera la partie systématique, qui n'est autre chose ici que la marche de la nature, c’est là ce qui déroutera le plus le lecteur ; c'est aussi par là qu'on m'attaquera sans doute » (Préface, 242). Le lecteur de Rousseau, et cela est inscrit dans le texte, doit se disposer à entendre une vérité à laquelle l’auteur croit fondamentalement : « si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n'est point pour en imposer au lecteur ; c’est pour lui parler À la suite de Foucault, nous écrivons dire-vrai avec un trait d’union lorsqu’il s’agit de la substantivation de l’action de dire vrai (le dire-vrai). 224

128

comme je pense ». À la suite de quoi, tout au long de l’Émile, Rousseau apostrophe son lecteur, environ une quarantaine de fois, car pour lire le traité d’éducation, il lui faut « jouer le rôle que lui propose le parrèsiaste en lui disant la vérité »225. Ce rôle ne consiste pas simplement à lire ou à comprendre le texte. Dans le contexte de la parrêsia, le lecteur reconnaît que le philosophe est un philosophe de la vérité et que, prenant des risques en s’engageant dans son dire-vrai, il doit être écouté. C’est dans ce rapport entre le parrèsiaste et celui qui l’écoute que Foucault situe le pacte « qui fait que si le parrèsiaste montre son courage en disant la vérité envers et contre tout, celui auquel cette parrêsia est adressée devra montrer sa grandeur d’âme en acceptant qu’on lui dise la vérité »226. Nous parlions plus haut de magnanimité à propos du philosophe, la grandeur d’âme est aussi du côté du lecteur de l’Émile, car le texte pose les conditions de sa réception. Ce qui est au cœur de la Préface, c’est donc bien la parrêsia entendue comme jeu d’énonciation et de réception complexe de la vérité. Qui peut entendre la vérité ? Qui peut la dire ? Qui peut l’assumer et la prendre en charge dans le discours ? Un homme simple, ami de la vérité ? Un philosophe ? Un gouverneur ? La figure du parrèsiaste, dans l’Émile, fait sens dans une multiplicité énonciative qui superpose les personnages et les énonciateurs, en ce qu’elle paraît donner la parole tantôt au gouverneur, tantôt à un philosophe et tantôt à Rousseau lui-même. La figure du gouverneur rend possible cette polyphonie, et elle rend possible aussi la parrêsia, comme concept réunissant tous les enjeux du dire-vrai. Vitam impendere vero pourrait être la devise du gouverneur qui, en éduquant Émile, consacre sa vie à la vérité et incarne cette grande idée : l’éducation est une pratique philosophique fondée sur la vérité. Ainsi, que signifie, dans l’Émile, que le gouverneur soit un sujet énonciateur de la vérité ? L’énonciation de la vérité est l’activité du sujet parlant dans laquelle le discours de vérité est produit. S’intéresser à l’énonciation de la vérité revient alors à poser le problème de la légitimité du sujet qui l’énonce.

225

Michel Foucault, Le courage de la vérité, 2009, op. cit., p. 14.

226

Ibid.

129

Cette question nous semble importante parce que le gouverneur est sujet des énonciations qu’il produit sur l’éducation en tant qu’énonciations de vérité, et en même temps, il est sujet dans sa relation avec Émile en tant que cette relation consiste à gouverner autrui. Autrement dit, s’intéresser au gouverneur en tant qu’énonciateur de la vérité n’a de sens que dans la prise en compte du fait que le gouverneur est aussi sujet dans une relation de gouvernement de l’autre. Ainsi, lorsqu’il parle de l’éducation, le gouverneur produit des actes de vérité. Foucault appelle « acte de vérité la part qui revient à un sujet dans les procédures d’alèthurgie227, part qui peut être définie par le rôle qu’il y joue comme opérateur, par le rôle qu’il y joue comme spectateur, par le rôle qu’il y joue en tant qu’objet même de l’alèthurgie ». Cela signifie que « le sujet peut être l’agent actif grâce auquel la vérité vient au jour »228 . Ainsi, le gouverneur est un sujet qui manifeste une vérité dans les scènes où le « je » explique comment la nature agit et comment il suit ses ordres. Plus encore, le gouverneur prend le lecteur à témoin de la vérité qu’il lui met sous les yeux : « Vous voyez que jusqu'ici je n'ai point parlé des hommes à mon élève, il aurait eu trop de bon sens pour m'entendre » (Livre III, 458). Dans cet extrait, dont on trouverait maints exemples semblables dans l’Émile, le gouverneur apparaît comme un opérateur de la vérité en ce qu’il montre au lecteur ignorant comment les choses se passent pour l’enfant. Il explique que l’enfant, en tant qu’être sensible, n’est pas capable de comprendre les relations morales entre les hommes. Écrire sur l’éducation est alors cette démarche qui fait apparaître des vérités sur l’homme. Quant au lecteur, il est ce témoin dont l’alèthurgie, d’après Foucault, a besoin : « Vous voyez », écrit Rousseau (une bonne quinzaine de fois dans l’Émile). Le 227

Michel Foucault a créé le mot « alèthurgie » pour désigner « l’ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène au jour ce qui est posé comme vrai par opposition au faux, au caché, à l’indicible, à l’imprévisible, à l’oubli » et aussi pour dire « qu’il n’y a pas d’exercice du pouvoir sans quelque chose comme une alèthurgie » in Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 8. Voir infra notre étude de l’éducation en tant qu’acte alèthurgique. 228

Michel Foucault, Du Gouvernement des vivants, 2012, op. cit., p. 78.

130

lecteur est ainsi celui qui voit, qui constate et qui juge aussi : « c’est au lecteur à juger si j’ai réussi » (Livre I, 255). L’enjeu posé par cette posture de vérité que se donne le gouverneur rejoint l’un des grands problèmes du traité de Rousseau : qu’est-ce qui justifie qu’un homme en dirige un autre ? Pour répondre à cette question, nous allons nous intéresser à la Profession de foi du vicaire savoyard, texte dans lequel Rousseau met en scène une forme de gouvernement de l’autre qui, loin de s’opposer à celle qui est opérante entre Émile et son gouverneur, permet de mieux saisir les enjeux de la direction d’autrui du point de vue de l’énonciation de la vérité. Le problème que nous identifions dans la Profession de foi est celui de la possibilité, pour un régime de vérité, de traverser la fiction de l’éducation d’Émile. Ce régime de vérité, dans la Profession de foi, est de l’ordre de l’aveu et de la confession. La complexité de ce texte et de l’introduction qui le précède dans l’économie de l’Émile confirme que ce qui est en tension dans la philosophie de Rousseau, est la vérité, son énonciation et sa manifestation. Sur ce point, le vicaire est bien un homme des Lumières, en ce qu’il cultive « une méfiance qui n'accordera crédit qu’à ce qu'elle aura scrupuleusement vérifié : savoir s'oppose à croire, première émancipation de l'esprit, et il faut “oser savoir”, penser par soi-même, sans préjugés, selon les termes de Kant »229. Aussi l’un des problèmes du vicaire est-il celui du rejet des signes contingents de la vérité. Il y a en effet, dans ce texte, une figure de témoin qui rend suspecte la manifestation de la vérité : « Apôtre de la vérité, qu'avez-vous donc à me dire dont je ne reste pas le juge ? Dieu lui-même a parlé ; écoutez sa révélation. C'est autre chose. Dieu a parlé ! Voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé ? Il a parlé aux hommes. Pourquoi donc n'en ai-je rien entendu ? Il a chargé d'autres hommes de vous rendre sa parole. J’entends : ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J'aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même ; il ne lui en aurait pas coûté davantage, et j'aurais été à l'abri de la séduction » (Livre IV, 610). Le problème que soulève ici le vicaire est celui de la contrainte qui oblige à croire en la « fantaisie des 229

Laurence Cornu, « La confiance », in Le Télémaque, 2003/2 n ° 24, p. 22.

131

révélations » (Livre IV, 608) et à accepter le prêche « d’une doctrine déraisonnable » (Livre IV, 614). Sur ce dernier point, il est possible de formuler le problème soulevé dans la Profession de foi avec les mots de Foucault : c’est le problème de « la coercition du non-vrai », en tant que coercition « de la contrainte du non vérifiable »230. Ce « non vrai » manifeste une emprise inacceptable sur l’individu et en même temps pose la question de la possibilité de la connaissance. La « contrainte du non vérifiable » est inconciliable avec l’exigence du rapport vrai à soi-même, rapport qui exige, en contexte éducatif, la présence de l’autre. Aussi, ce texte que nous venons de citer suit-il « l’acte réflexif de vérité »231 dans lequel le vicaire manifeste la vérité de ce qu’il est et qui fait de lui, nous en faisons l’hypothèse, un double du gouverneur. En effet, au Livre IV, nous lisons la confession d’un homme appelé à en diriger un autre, pratique héritée de la sagesse antique et aussi d’un christianisme ancien : « il me fit entendre qu'après avoir reçu mes confessions, il voulait me faire les siennes. J'épancherai dans votre sein, me dit-il en m'embrassant, tous les sentiments de mon cœur. Vous me verrez, sinon tel que je suis, au moins tel que je me vois moi-même. Quand vous aurez reçu mon entière profession de foi, quand vous connaîtrez bien l'état de mon âme, vous saurez pourquoi je m'estime heureux, et, si vous pensez comme moi, ce que vous avez à faire pour l’être » (Livre IV, 565). La confession et l’aveu, pratiques de soi héritées, d’après Foucault, du christianisme primitif, sont des « régimes de vérité » qui reposent sur l’obligation dans laquelle « se trouvent les individus d’établir à eux-mêmes un rapport de connaissance permanent » qui renvoient à une obligation de « découvrir au fond d’eux-mêmes des secrets qui leur échappent »232. Cette notion de « régime de vérité » est définie par Foucault comme « les types de discours » qu’une société « accueille et fait fonctionner comme vrais », ce qui renvoie à des « mécanismes » ou des « instances qui permettent de distinguer 230

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 93.

231

Ibid., p. 87.

232

Ibid., p. 82.

132

les énoncés vrais ou faux »233. Nous allons revenir sur cette notion fondamentale. Dans l’Émile, le vicaire, par l’examen de soi-même et par sa profession de foi, se rattache à une tradition qui dure, en réalité, depuis la culture antique et qui fonde le pouvoir de diriger autrui : il n’existe « pas de pouvoir juste et légitime si les individus ne disent pas vrai sur eux-mêmes »234. Pour que le gouverneur dirige Émile, il en va de même, et il lui faut des qualités que Rousseau s’attribue dans un jeu d’écriture mêlant l’illusion du réel (la figure de l’auteur) et la fiction (la création du personnage du gouverneur). Ce jeu de miroir entre le vicaire et le gouverneur permet à Rousseau de poser, dans l’Émile, la question de savoir ce qui peut légitimer qu’un homme en dirige un autre. Sur ce point, ce qui compte, c’est moins la foi et l’acte de foi que l’examen de soi, l’aveu, et l’auto-alèthurgie, à savoir le témoignage, par des actes, de la vérité sur soi-même235. D’où, dans l’Émile, l’insistance de Rousseau sur l’importance du bon témoignage de soi : le gouverneur doit agir en accord avec la vérité et avec ses principes. Le témoin de la « confession » du vicaire rapporte en des termes similaires ce principe fondamental : « Une bagatelle fera juger de l'art qu'employait cet homme bienfaisant pour élever insensiblement le cœur de son disciple au-dessus de la bassesse, sans paraitre songer à son instruction. L'ecclésiastique avait une probité si bien reconnue et un discernement si sûr, que plusieurs personnes aimaient mieux faire passer leurs aumônes par ses mains, que par celles des riches curés des villes. Un jour qu'on lui avait donné quelque argent à distribuer aux pauvres, le jeune homme eut, à ce titre, la lâcheté de lui en demander. Non, dit-il, nous sommes frères, vous m'appartenez, et je ne dois pas toucher à ce dépôt pour mon usage. Ensuite il lui donna de son propre argent autant qu'il en avait demandé. Des leçons de cette 233

« La fonction politique de l’intellectuel », Politique-Hebdo, 29 novembre5 décembre 1976, p. 31-33 repris dans Dits et écrits II, op. cit., 2001, p. 112. 234

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 82.

Nous pouvons ainsi supposer que la rédaction de l’Émile a été, pour Rousseau, un acte d’écriture qui a préparé celle des Confessions, qui en a été la genèse et le prélude du point de vue du dire-vrai sur soi-même. Nous examinerons cet aspect essentiel de l’écriture de Rousseau dans la dernière partie de ce livre. 235

133

espèce sont rarement perdues dans le cœur des jeunes gens qui ne sont pas tout à fait corrompus » (Livre IV, 562). La vérité qui est montrée ici est celle de la conformité des actions et des principes qui définissent la vérité morale en tant que quête et finalité pour l’éducation du genre humain : le rapport à soi-même, le rapport au monde et aux autres sont cohérents en ce qu’ils reposent sur un ordre du monde qui est celui de la nature. Cette leçon de « probité » qui prend forme dans le discours sur soi permet de poser le problème suivant : à quelles conditions le rapport à soi permet-il de penser la légitimité pour gouverner autrui ? Ces conditions sont d’une part, la puissance d’agir inhérente à la vérité, et d’autre part, la prise de conscience, par le vicaire, de ses responsabilités. À cet égard, notre hypothèse est qu’au Livre IV de l’Émile, c’est l’auto-alèthurgie, à savoir la manifestation de la vérité sur soi-même, qui est prise comme principe afin que l’éducation du jeune homme lui permette de se rapporter à son existence singulière. Plus encore, dans le texte cité ci-dessus, l’effort moral par lequel le vicaire s’estime comptable de ses actes explicite la responsabilité qu’il a à l’égard de soi-même et donc à l’égard de celui qu’il gouverne. En conséquence, ce qui est souligné dans cette rencontre entre « un jeune homme expatrié » (Livre IV, 558) et le vicaire savoyard, est le lien entre la manifestation de la vérité sur soimême et la direction d’autrui. Toute la première partie de la Profession de foi consiste en l’inscription, dans le texte, d’un rapport à soi et d’une pratique de soi au sens de Sénèque236 . La « bagatelle » citée ci-dessus explicite, en partie, la nature de ce rapport à soi entendu comme condition pour gouverner autrui. Elle laisse apparaître la « probité », l’intégrité morale du vicaire dans la cohérence entre ses convictions et ses actes à l’intérieur de sa relation à l’autre. La justification (« Non, dit-il, nous sommes frères, vous m'appartenez, et je ne dois pas toucher à ce dépôt pour mon usage. Ensuite il lui donna de son propre argent autant qu'il en avait demandé. ») rend compte de la dimension relationnelle de ce rapport à soi. Cette scène de la « bagatelle » constitue alors pour le « jeune homme expatrié » une L’on trouve en effet, dans les Lettres à Lucilius, de nombreuses directions pour la pratique de soi, comme par exemple l’examen de sa journée que Sénèque faisait le soir. 236

134

expérience morale qui prend sens dans ce double rapport à soi et à l’autre, à soi et au monde. En effet, en justifiant son refus de prendre de l’argent dans les aumônes qui lui sont confiées, le vicaire situe le rapport à soi hors de soi. Cette prise en compte du monde est la condition qui rend intelligible (pour soi comme pour le disciple) le rapport à soi ; l’enjeu étant à comprendre du point de vue de l’inscription du sujet dans la vérité, en tant que condition du rapport à soi et de la relation pédagogique. Mais peut-on toujours situer le rapport à soi et à l’autre dans la cohérence avec soi-même ? À la lecture du Livre IV, il semble que ce récit d’une « bagatelle » et sa valeur pédagogique ne font sens que confrontés à tout ce qui a menacé le rapport à soi, comme par exemple les débuts dans la vie du vicaire : « J'appris ce qu'on voulait que j'apprisse, je dis ce qu'on voulait que je disse ; je m'engageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu'en m'obligeant de n'être pas homme j'avais promis plus que je ne pouvais tenir. On nous dit que la conscience est l'ouvrage des préjugés ; cependant je sais par mon expérience qu'elle s'obstine à suivre l'ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce qu'elle nous prescrit » (Livre IV, 566). Le récit d’un engagement qui surpasse ce qu’il pouvait tenir conduit le vicaire à radicaliser son rapport au monde. En confessant son expérience personnelle et son histoire, il pense alors le rapport à soi en tant qu’il est pris dans des conditions extérieures aliénantes, sur le modèle de ce que nous avons vu dans notre partie sur la décomposition des rapports (l’emmaillotement et l’empoisonnement par exemple). De même, les interrogations philosophiques du vicaire, comme par exemple son rejet du scepticisme, lui sont apparues comme inconciliables avec le rapport à soi. Ces pages contre le scepticisme nous semblent très riches de sens du point de vue du traité d’éducation. Certes, elles peuvent être lues, comme le propose Henry Gouhier, comme des « méditations métaphysiques »237 dans la continuité d’un Descartes. Mais Henri Gouhier, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1984. 237

135

surtout, la Profession de foi du vicaire savoyard ancre le rapport à soi-même dans la pratique de l’exercice de soi sur soi indexée à « la vérité que l’individu peut découvrir au fond de luimême »238. Cet exercice de soi est hérité de la philosophie antique et de la pratique chrétienne de la pénitence, au sens de la metanoia dans les textes grecs de la période hellénistique et du IIe siècle chrétien239. La metanoia est la conversion, « le mouvement par lequel l’âme se tourne (...) vers la lumière, vers le vrai, ce vrai qui l’illumine, qui est à la fois la récompense de ce mouvement tournant de l’âme sur elle-même et le moteur de ce mouvement, puisque c’est parce qu’elle est attirée par le vrai et dans la mesure où elle est attirée par le vrai, que l’âme peut ainsi se diriger vers la lumière, une lumière qui lui donne le spectacle de ce qui lui était caché jusqu’ici et lui permet en même temps de se connaître elle-même entièrement, puisqu’elle va être maintenant traversée de lumière »240. Dans la Profession de foi, le vicaire instaure un rapport à soi qui oscille, dans ce mouvement de l’âme, vers la reconnaissance de soi dans la vérité et vers la reconnaissance de la vérité au fond de soimême241. Il semble que c’est en ce sens-là que l’on peut comprendre l’âme dans l’Émile, c’est-à-dire comme un principe qui fait l’objet d’un mouvement à la fois vers l’intérieur (se connaître soi-même) et vers l’extérieur (connaître le monde), en tension vers la vérité. L’éducation d’Émile invite à l’accomplissement d’un tel mouvement, qui part du souci de se conserver pour aller au souci de soi242. La metanoia, dans l’Émile, implique en effet la conservation de soi et la conversion à soi, sans que le corps ne soit pensé comme distinct de l’âme, à savoir que « l’âme et le corps se mettent, pour ainsi dire, en équilibre, et la nature ne nous demande plus que le mouvement nécessaire à notre conservation » (Livre I, 289). En outre, la metanoia est aussi un concept intéressant pour penser à 238

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 124.

239

Ibid., p. 125.

240

Ibid.

241

Ibid., p. 141.

242

Voir la toute dernière partie de ce livre.

136

la fois le mouvement (du corps et de l’âme, vers une même fin) et la tension vers la vérité et vers une vie qui s’approcherait le plus possible du vrai. L’éducation cherche visiblement ce « retourner vers » de la metanoia, au sens où la metanoia est aussi l’effort constant de l’âme pour tendre du côté de la vérité. Cette recherche, dans l’Émile, prend forme dans la patiente éducation de tous les sens, de toutes les facultés du corps, jusqu’à la mise à l’épreuve de soi, et jusqu’à ce que le monde fasse sens quand vient la seconde naissance. Il en est ainsi du baptême étudié par Foucault chez Tertullien : il y a une ascèse qui précède le baptême, une ascèse qui est introspection. Chez Tertullien, le baptême ne se donne pas de façon hâtive, il ne se donne pas aux enfants mais seulement aux adultes243. La seconde naissance est quelque chose qui se prépare. C’est en ce sens-là que, au moment de l’adolescence, Rousseau reprend l’expression et parle de « seconde naissance » : « C’est ici la seconde naissance dont j'ai parlé ; c'est ici que l'homme naît véritablement à la vie et que rien d'humain n'est étranger à lui. Jusqu'ici nos soins n'ont été que des jeux d’enfant ; ils ne prennent qu'à présent une véritable importance » (Livre IV, 489). L’expression même de « seconde naissance » dans l’Émile est donc très connotée puisqu’elle renvoie au baptême entendu comme purification donnant naissance à l’homme nouveau, c’est-à-dire à celui qui sait et qui conformera ses actions en fonction de ce qu’il sait. Le baptême, en tant que « seconde naissance », est le sacrement qui met sur la bonne voie. C’est une seconde naissance qui « nous met au départ d’une nouvelle vie qui, elle, ne sera pas impure, ne sera pas vouée aux mauvaises inclinations »244. Or, dans l’Émile, la seconde naissance n’est pas la naissance de l’homme nouveau. Elle n’est pas une conversion. Si Rousseau parle de « seconde naissance », s’il reprend cette expression, c’est en partie pour s’opposer, comme il le fait au début de l’Émile, à la conception chrétienne d’une nature humaine pécheresse, entachée par le péché originel, et devant expier le mal dans une vie de douleurs.

243

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 125.

244

Ibid., p. 103.

137

Nous n’entendons certes pas confondre l’éducation d’Émile et la préparation au baptême, et pourtant, les deux mènent à la Profession de foi, qui est l’acte de vérité premier ! Le problème qui leur est commun est le suivant : dans quelle mesure est-il possible de cheminer vers la vérité ? Ce que nous retenons, c’est ce mouvement commun de l’introspection, d’une marche vers la vérité, d’une quête prudente. Nous ne les confondons pas parce que Rousseau suit le mouvement inverse pour mieux s’opposer à l’idée d’une nature pécheresse : aux jeûnes, aux veilles, aux prières, répondent des repas adaptés, des courses en forêt, des jeux dans la nuit. Et pourtant, l’objectif poursuivi peut être formulé dans des termes semblables : « donner à l’individu la capacité, l’aptitude, la force et, pourrait-on dire l’habileté de lutter contre le mal »245. Ce mal, c’est Satan d’un côté, la société de l’autre. Les deux dénaturent l’homme, il faut donc imaginer un plan pour le sauver. Comme Satan, la société, à cause de son cortège de préjugés, « ne cessera pas de multiplier ses assauts et de les rendre de plus en plus furieux »246. Satan ou la fausse idée, qui plante un vice dans le cœur de l’homme ! À cela, il faut répondre par une ascèse qui est, comme le précise encore Michel Foucault, « une gymnastique physique », « une gymnastique corporelle », « une gymnastique spirituelle ». En somme, une ascèse, « c’est une gymnastique du corps et de l’âme pour cette lutte contre le mal »247. L’âme et le corps, dans l’ascèse chrétienne, sont donc mis à l’épreuve, mais la probation ne vise ni la vaillance ni la force, comme c’est le cas dans l’Émile. La préparation au baptême apprend à se détacher du mal et à le combattre, quand, dans l’Émile, il est question de prendre conscience de ses limites afin de se connaître et de trouver sa place dans le monde. En conséquence, s’il y a une manifestation de la vérité à chercher dans l’Émile de Rousseau, c’est peut-être du côté de l’injonction faite aux hommes de se soucier d’eux-mêmes. C’est cet aspect que Foucault identifie dans la parrêsia éthique : ce dont il faut s’occuper, ce n’est pas de l’âme mais 245

Ibid., p. 128.

246

Ibid.

247

Ibid.

138

c’est de la vie, c'est-à-dire de la manière de vivre248. La manifestation de la vérité, dans l’Émile, commence par le souci du corps, dont nous avons tâché de montrer les enjeux dans les deux premières parties de ce livre. Or, comment comprendre que l’éducation selon la nature puisse être une manifestation de la vérité ?

2. L’éducation comme acte alèthurgique « Si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n'est point pour en imposer au lecteur ; c'est pour lui parler comme je pense » (Préface, 242). Au vu des analyses précédentes, nous pouvons tenter de situer le gouvernement de l’enfant au creuset des manifestations de la vérité. À savoir, vérité sur l’homme, mais également, comme nous l’avons vu précédemment, sur l’ordre du monde : « Comment, en effet, pourrait-on gouverner les hommes, sans savoir, sans connaître, sans s’informer, sans avoir une connaissance de l’ordre des choses et de la conduite des individus ? Bref, comment pourrait-on gouverner sans connaître ce qu’on gouverne, sans connaître ceux qu’on gouverne, et sans connaître le moyen de gouverner et ces hommes et ces choses ? »249 Nous avons vu que la manifestation de la vérité sur soimême, l’auto-alèthurgie, pouvait fonder l’exercice de l’autorité d’un homme sur un autre. Mais en quel sens peut-on dire que l’éducation est une manifestation de la vérité ? Cette question est fondamentale chez Rousseau puisque c’est dans un cadre éducatif qu’il situe les vérités qu’il a à dire sur l’homme. Affirmer la nécessité de l’inscription de l’éducation dans l’ordre de la nature en tant qu’autorité, c’est affirmer que l’éducation est le lieu de la manifestation de la vérité, et au fond, on a l’impression que parler de l’homme, élaborer un dire-vrai sur l’homme, c’est cela qui a toujours été le problème de Rousseau, depuis le second Discours : « C'est de l'homme que j'ai à parler, 248

Michel Foucault, Le courage de la vérité, op. cit., 2009, p. 14.

249

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 6.

139

et la question que j'examine m'apprend que je vais parler à des hommes, car on n'en propose point de semblables quand on craint d'honorer la vérité » (Préface du Discours sur l’origine de l’inégalité), jusqu’aux Rêveries, et bien sûr aussi dans Les Confessions : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi » (Les Confessions, Livre premier). Se pose ainsi la question des conditions dans lesquelles le contexte éducatif de l’Émile permet à Rousseau de dire la vérité sur l’homme, une vérité autre que celle du second Discours ou des Confessions. La question est très paradoxale, puisque l’éducation d’Émile est fictionnelle, alors que l’autobiographie de Jean-Jacques Rousseau prétend à la véridicité. Rousseau, dans Les Confessions, veut prouver sa bonne foi, son bon caractère, ses bonnes intentions250. Donc une vérité sur soi. Dans l’Émile, c’est son anthropologie, sa théorie de l’homme et celle de la nature. Les deux, semble-t-il, se rejoignent, comme nous le verrons dans la quatrième partie de cet ouvrage. Pour l’instant, le problème qui nous occupe est celui de savoir « [d]ans quelle mesure l’art de gouverner les hommes implique quelque chose comme une manifestation de vérité »251. Cette question qui nous occupe est celle de l’alèthurgie. Dans les cours au Collège de France qu’il prononce entre 1982 et 1984, Michel Foucault introduit ce terme d’« alèthurgie » forgé sur le terme grec alêtheia qui signifie « vérité ». Cette notion dit « le dévoilement de la vérité », la « découverte de la vérité » et la « production de la vérité »252 que Foucault étudie dans la tragédie Ion d’Euripide. Ainsi, Ion doit apprendre la vérité sur sa naissance s’il veut un jour exercer la parrêsia : « il s’agit donc de quelqu'un qui est à la recherche de sa naissance, qui ne sait pas qui est sa mère, et qui veut par conséquent savoir à quelle cité et à quelle communauté sociale il appartient. Et pourquoi veut-il le savoir ? Il veut le savoir précisément pour

250

Pour dire les choses très rapidement.

251

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 51.

Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., 2008, p. 77. 252

140

savoir s’il a le droit de parler »253. À propos de la découverte de la vérité de la naissance athénienne de Ion, Foucault précise que tout ce qui n’est pas su par les personnages devra être dit254, et « ce passage du lieu où se dit oraculairement la vérité à la scène politique où se tient le langage raisonnable du gouvernement, ne pourra se faire que si le dieu et la femme, l'homme et la femme, le père et la mère disent, dans l’aveu de ce qu'ils ont fait, la vérité de la naissance de leur fils »255. La pièce met donc en scène trois dire-vrai, « celui de l’oracle, celui de l’aveu et celui du discours politique »256, qui sont aussi trois types de discours qui fonctionnent comme vrais, en raison d’instances et de mécanismes qui distinguent les énoncés vrais des énoncés faux. L’idée qui intéresse Foucault est que l’énoncé de vérité, comme c’est le cas dans la tragédie d’Œdipe, certes ne cache rien, mais il n’est pas immédiatement lisible : Ion doit partir en quête de ce qui va dévoiler la vérité, et se mettre dans une situation telle qu’il puisse avoir accès à la vérité. Ainsi, à propos d’Œdipe roi, dont il fait « une lecture aléthurgique »257 , Foucault ne cherche pas à montrer qu’à travers « les masques que portent les acteurs, la tragédie donne à entendre et (...) donne à voir du vrai »258. Car en ce sens, toute tragédie grecque est une alèthurgie. Ce qui intéresse Foucault, c’est que la tragédie de Sophocle, non seulement dit vrai, mais « elle représente le dire-vrai. Elle est en elle-même une manière de faire apparaître du vrai, mais elle est aussi une manière de représenter la manière dont (...) la vérité est venue au jour »259 . 253

Ibid., p. 69.

« Conjonction de la femme et du dieu, conception–connaissance de l'enfant, exposition par la mère, enlèvement par Apollon, tout ceci n'est pas su par les personnages, et c’est tout qui devra être dit » Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 77. 254

255

Ibid., p. 77.

256

Ibid.

257

Ibid., p. 24.

258

Ibid.

259

Ibid., p. 25.

141

Cette manière, dans Œdipe, c’est la péripétie. Et c’est aussi la reconnaissance : « non seulement la fortune des personnages se renverse, mais ce qu’on ne savait pas au départ se trouve découvert à la fin ». À partir de cette reconnaissance, Foucault tente d’articuler les manifestations de la vérité au « problème de la technique, des procédures et des rituels par lesquels s’opère effectivement la reconnaissance dans cette tragédie, les procédés de manifestation de la vérité » 260. Il souligne l’insistance bien connue sur la question de savoir ce que Œdipe pouvait ne pas entendre, ou ne pas ignorer. Mais un autre problème est celui des procédures : « comment les choses étaient-elles dites, quelle était la véridiction ou quelles étaient les véridictions qui cheminaient ainsi à travers la tragédie d’Œdipe et qui rendent peut-être compte des rapports étranges qu’il y a, dans le personnage même d’Œdipe, dans le discours d’Œdipe, entre l’exercice de son pouvoir et la manifestation de la vérité ou les relations que lui-même entretenait à la vérité »261 ? C’est ce que Foucault appelle la « mécanique de l’alèthurgie »262, mécanique qui, dans la tragédie de Sophocle, prend la forme d’une série d’emboîtements entre les discours divins, les prophéties et les choses visibles. La parole juste à laquelle il faut se soumettre apparaît dans cette complémentarité-là. Cette parole juste est la vérité et elle est « la loi, le lien et l’obligation propre à la vérité »263. La parole juste naît donc de ces ajustements entre les discours et les faits observables. Chaque manifestation de la vérité se divise en deux parties qu’il faut reconstituer : « l’ajustement des deux moitiés authentifie ce qui s’est passé et valide leur lien »264. Il n’est ni possible ni souhaitable, dans le cadre de cette étude, de reprendre la longue analyse de l’alèthurgie des dieux et de celle des esclaves. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que la tragédie d’Œdipe permet à Foucault de poser le problème de la 260

Ibid.

261

Ibid., p. 26.

262

Ibid., p. 27.

263

Ibid., p. 29.

264

Ibid., p. 32.

142

conjonction entre le pouvoir et le savoir et entre le gouvernement et la vérité que l’on sait. Ainsi, en partant des textes classiques, Foucault constate que le dire-vrai « s’autorise, pour se présenter comme énonciation, manifestation de la vérité, d’un pouvoir qui est toujours antérieur ou en tout cas extérieur à celui qui parle »265. Ce « pouvoir antérieur » est une notion particulièrement intéressante pour penser, chez Rousseau, la nature en tant qu’autorité de référence. Elle rend possible la proposition de voir, dans le rôle du gouverneur, la continuité d’un « processus multiple et complexe qui a été capital pour l’histoire de la vérité dans nos sociétés »266. En effet, l’on ne peut manquer d’être frappé par cette figure du gouverneur qui est, stricto sensu, la condition de l’émergence de la vérité de la nature, de la vérité de ce qui convient aux hommes, de la vérité de ce que doit être leur éducation. Dans les termes de Foucault, le dire-vrai s’authentifie de sa vérité dans « cette identification entre celui qui parle et sa source, l’origine, la racine de la vérité ». Or, cela est particulièrement frappant chez Rousseau, parce que cette alèthurgie tourne autour « du moi-même, du lui-même, du je, à travers un certain nombre de processus et de phénomènes »267. En effet, dans l’Émile, la vérité implique un sujet qui peut dire « je », qui peut dire « moi-même » ; c’est le gouverneur, dont la fonction est aléthurgique, la vérité se manifestant par son intermédiaire. Cette circularité entre le gouverneur et la nature rend compte de ce que Émile ou de l’éducation peut être lu comme une proposition vraie pour le genre humain. Sur ce point précis, l’on peut à nouveau reprendre les analyses de Foucault. Certes, comparer Œdipe et le gouverneur a nécessairement des limites... Mais si Foucault analyse la tragédie de Sophocle, c’est parce qu’il y décèle des problèmes qui nous concernent, et qui relèvent, comme il le dit lui-même, de la politique et de l’éducation. En effet, ce qui est intéressant ici, c’est qu’Œdipe « peut devenir celui qui sait à partir de son non savoir »268 . 265

Ibid., p. 48.

266

Ibid., p. 29.

267

Ibid.

268

Ibid., p. 56.

143

Cette transformation vient de sa perception des signes, des indices et des repères. Ce que nous essayons de saisir ici, c’est le processus même de la transformation chez celui qui a un pouvoir et qui devient celui qui sait sans passer par le savoir luimême. Peut-être y aurait-il là un glissement possible du concept de « transformation » à celui de « métamorphose », que nous empruntons à Didier Moreau269. À partir du concept d’alèthurgie, il est en effet possible de penser la métamorphose en tant que concept pédagogique. D’abord, il y a dans l’Émile, une métamorphose de fiction. Elle prend forme dans le passage du « je » figure de l’auteur, en gouverneur, et elle est à l’origine de la création de ce personnage. Mais l’enjeu du concept de la métamorphose n’est pas simplement dans la création d’un personnage ; c’est plutôt le passage, comme dit Foucault, d’un non savoir à un savoir, ou plutôt, d’un non savoir à une autorité pour gouverner. C’est ce passage que nous tentons de penser en termes d’alèthurgie, dans cette métamorphose d’un « je » identifiable à l’auteur (« je me suppose moi-même doué de toutes ces qualités »), où se joue l’autorité même de celui qui va gouverner Émile. En effet, ce qui est en jeu dans la fonction de gouverneur, et que Foucault repère dans un dialogue entre Tiresias et Œdipe, c’est la tekhnê, en tant que caractéristique du pouvoir. D’où la question fondamentale de savoir « dans quelle mesure l’exercice du pouvoir politique demande, implique quelque chose comme une tekhnê, comme un savoir, un savoir technique, un savoir-faire, qui autoriserait un apprentissage, un perfectionnement, des lois, des recettes, des manières de faire » 270. La question mériterait d’être posée à propos du Contrat social. Elle nous semble fondamentale dans l’Émile pour poser le problème de la vérité et de l’action du gouverneur. Les analyses qui précèdent nous permettent d’affirmer la superfluité, pour diriger autrui, de tout savoir spéculatif, puisque tout savoir vient de la nature et non du gouverneur. La tekhnê n’est donc pas à comprendre ici comme un savoir. Cette expression de la tekhnê désigne l’art 269

Didier Moreau, « Les paradoxes d’une éducation métamorphique : l’Émile de Rousseau », in A.M. Drouin–Hans (dir.), Rousseau vu d’aujourd’hui, Paris, Hermann, 2013, p. 443-462.. 270

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 51.

144

politique en général, l’art de gouverner les hommes, l’art de diriger les âmes271. Or, qu’est-ce que cela implique, dans l’Émile, qu’il y ait un art de gouverner les hommes par la vérité ? Penser l’éducation en tant qu’acte aléthurgique revient à admettre que la vérité apparaît dans et par la métamorphose. Celle-ci ne consiste pas en une transformation de l’homme ancien en un homme nouveau, mais, dans l’Émile, elle est la manifestation de ce que la nature ordonne (au sens d’un ordre naturel). Un peu sur le modèle de la chenille dont la vérité consiste non pas à être papillon, mais à le devenir. D’où ce choix du gouverneur : élever un enfant dès sa naissance, suivre « dès l’enfance un jeune homme qui n’aura point reçu de forme particulière » (Livre IV, 550), le choisir avant même qu’il ne soit né. Car la métamorphose n’est pas l’effacement de ce qui est. Ce n’est pas non plus l’éviction du passé, ce n’est pas la correction d’une nature corrompue. En effet, la métamorphose, en contexte éducatif, ne corrige pas les erreurs, mais plutôt, elle donne forme à l’accomplissement de ce qui doit être (la nature) et de ce qui peut être (tel individu en fonction de sa nature propre). En d’autres termes, la métamorphose est la manifestation d’une vérité, celle de la perfectibilité de l’homme, dont l’éducation doit penser les conditions de possibilité de son développement : « Chacun avance plus ou moins selon son génie, son goût, ses besoins, ses talents, son zèle, et les occasions qu'il a de s'y livrer. Je ne sache pas qu'aucun philosophe ait encore été assez hardi pour dire : voilà le terme où l'homme peut parvenir et qu'il ne saurait passer. Nous ignorons ce que notre nature nous permet d’être ; nul de nous n'a mesuré la distance qui peut se trouver entre un homme et un autre homme » (Livre I, 281). En conséquence, la prégnance d’une nature qui ne saurait être définie comme un ensemble de déterminismes nous met sur la voie d’une éducation métamorphique permettant d’accéder à la perfectibilité immanente de l’homme. La métamorphose évite en effet d’assigner un terme à l’éducation de l’homme, puisque, écrit Rousseau, « nous ignorons ce que notre nature nous permet d’être ». L’un des buts de l’éducation consiste alors à poursuivre la fin d’être toujours soi, chaque métamorphose 271

Ibid.

145

étant à la fois perfection de soi-même et affirmation de la cohérence du moi. L’éducation métamorphique est peut-être la seule voie possible pour ne pas être en contradiction avec l’éducation naturelle. En effet, elle nuance la « tentation pygmalionesque »272 du gouverneur « partout lisible dans l’Émile, qui n’est pas seulement une expérimentation pédagogique rendant ses droits à la nature mais bien aussi une expérience sur la nature »273. De surcroît, le concept de métamorphose en mettant un terme à la menace de l’éclatement du sujet, évite l’écueil de la contradiction, conséquence malheureuse qui naît de la contradiction des trois éducations, celle de la nature, celle des choses et celle des hommes274. La difficulté, en effet, demeure de maintenir une cohérence dans la perfectibilité, entendue à la fois comme attribut de l’être humain et comme but éducatif. Foucault frôle ce problème quand il évoque, chez Tertullien, la métaphore de la croissance des êtres vivants : « Au fond, quand on prend un animal, bien sûr l’animal depuis le moment de sa naissance jusqu’à sa maturité, c’est bien le même, c’est bien sa nature. Il n’en reste pas moins que rien de ce qu’il fait à l’état adulte, il ne pouvait le faire à l’état naissant. C’est en quelque sorte, à l’intérieur d’une seule et même nature, le passage d’une nature à une autre, c’est-à-dire un passage de l’un à l’autre à l’intérieur d’une même nature, et, dit-il, quand les animaux sont à l’état naissant, ils ne peuvent ni voir ni marcher. Et qu’est-ce que doit être leur formation ? C’est une transformation radicale qui va leur donner, à eux qui sont ce qu’ils sont, tous ces pouvoirs qu’ils n’avaient pas en naissant - ils étaient aveugles, ils trébuchaient, ils se traînaient »275. La « transformation radicale » évoquée par Michel Foucault pourrait permettre de penser l’éducation si elle ne menaçait pas la perfectibilité en prenant le risque de l’éclatement du sujet. 272

Christophe Martin, Éducations négatives, op. cit., 2010, p. 304.

273

Ibid.

274

« Tout ce que nous n'avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands nous est donné par l’éducation. Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes, ou des choses » (Émile, Livre I, 247). 275

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 120.

146

Tout au contraire, la métamorphose n’est pas transformation mais création, comprise dans un processus d’éducation. Parler d’éducation métamorphique, c’est alors se situer d’emblée dans l’espace de la relation pédagogique où l’autre est le déclencheur qui amènera la création de soi. Le moment, dans l’Émile, qui expose la création du gouverneur, élucide cette dimension relationnelle de l’éducation métamorphique. En effet, il suggère que la capacité du gouverneur à entrer en relation avec l’enfant constitue la première ressource de l’éducation de l’élève, mais aussi du gouverneur lui-même : « Je ne parle point ici des qualités d'un bon gouverneur, je les suppose, et je me suppose moi-même doué de toutes ces qualités. En lisant cet ouvrage on verra de quelle libéralité j'use envers moi. Je remarquerai seulement, contre l'opinion commune, que le gouverneur d'un enfant doit être jeune, et même aussi jeune que peut l'être un homme sage. Je voudrais qu'il fut lui-même enfant s'il était possible, qu'il put devenir le compagnon de son élève, et s'attirer sa confiance en partageant ses amusements. Il n'y a pas assez de choses communes entre l'enfance et l'âge mûr pour qu'il se forme jamais un attachement bien solide à cette distance. Les enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne les aiment jamais. On voudrait que le gouverneur eut déjà fait une éducation. C'est trop ; un même homme n'en peut faire qu’une : s'il en fallait deux pour réussir, de quel droit entreprendrait-on la première ? » (Livre I, 265). Si l’on suit toujours les analyses de Michel Foucault à propos de la tragédie d’Œdipe, l’on peut interpréter ce texte comme la « transformation de celui qui ne savait pas en celui qui sait »276. C’est tout le problème de l’éducation précise Foucault. C’est aussi celui de la démocratie. « Ce sont tous ces problèmes de la technique de transformation du non-savoir en savoir qui sont (...) au cœur du débat philosophico-politique, du débat pédagogique, du débat rhétorique, du débat sur le langage et l’utilisation du langage dans le Ve siècle athénien »277 .

276

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 55. Le problème d’Œdipe est de savoir comment il pourra se transformer lui-même. La métamorphose de Rousseau en gouverneur est rendue possible par le cadre fictionnel et énonciatif de l’Émile. 277

Ibid.

147

Dans l’Émile, Rousseau ne se suppose pas à lui-même un savoir mais, dit-il, des « qualités ». L’une d’elles est la jeunesse, certes parce qu’elle permet une relation d’attachement entre l’enfant et son guide, mais surtout parce qu’elle suppose une égalité (au sens de Rancière) entre celui qui enseigne et celui qui apprend. Il eût donc fallu que le gouverneur fût « aussi jeune que peut l'être un homme sage », ou mieux encore « qu'il fût lui-même enfant s'il était possible ». Mais surtout, si Rousseau énonce la possibilité un peu idéale et utopique que le gouverneur soit un enfant, c’est parce que la métamorphose peut être pensée comme une condition de l’alèthurgie, i.e. de la manifestation de la vérité sur l’homme. L’équivocité de l’âge du gouverneur paraît pourtant remettre en cause la nature même de la relation pédagogique. Mais c’est alors oublier qu’elle n’est fondée ni sur un savoir théorique ni sur l’expérience. Cette hypothèse de Rousseau sur la possibilité d’un gouverneur de l’âge d’un enfant porte à sa limite le concept de métamorphose, car elle signifie qu’il n’y a pas de réelle direction d’un individu par un autre. Que signifie ce paradoxe ? À la fois figure de l’auteur et du gouverneur, l’énonciateur du traité d’éducation se porte garant d’une connaissance à propos de la nature qui implique une vérité sur l’éducation du genre humain. Le gouverneur est celui qui sait une vérité qu’il transmet, et il la transmet parce qu’elle peut être utile à ceux qui liront ce livre : « si peut-être le double objet qu'on se propose pouvait se réunir en un seul, en ôtant les contradictions de l'homme on ôterait un grand obstacle à son bonheur. Il faudrait pour en juger le voir tout formé ; il faudrait avoir observé ses penchants, vu ses progrès, suivi sa marche : il faudrait, en un mot connaître l'homme naturel. Je crois qu'on aura fait quelques pas dans ces recherches après avoir lu cet écrit278 » (Livre I, 251). La Préface de l’Émile affirme sensiblement la même chose279 : « On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. (...) Je puis avoir très mal vu ce qu’il faut faire, mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer » (Préface, 242). Ce qui est en marche, dès le début de l’Émile, c’est donc l’impératif de la 278

Nous soulignons.

279

Idem dans la correspondance de l’année 1762.

148

vérité. Et plus précisément, c’est le gouvernement des enfants par la manifestation de la vérité de la nature telle qu’elle ne cessera d’être énoncée par le gouverneur tout au long du roman d’éducation. En termes foucaldiens, nous pouvons dire que ce qui se joue dans l’Émile sur ce point, c’est précisément le gouvernement des enfants par la manifestation de la vérité dans la forme de la subjectivité de l’énonciateur. Autrement dit, le gouverneur est sujet dans une relation de gouvernementalité et « sujet par lequel, pour lequel et à propos duquel se manifeste la vérité »280. Il se présente comme celui qui sait ce qu’est l’enfance et qui prend la parole pour dire ce qu’il y a de vrai à savoir, ce qui pose, dans l’Émile, un problème d’écriture majeur : à quelles conditions la fiction, en tant qu’instance paradoxale, peut-elle donner forme à un discours de vérité ?

3. Fiction et vérité Avec cette question, nous suggérons que, d’une certaine façon, Rousseau se confronte à la vieille problématique de la vérité, conçue comme une abstraction n’existant qu’à travers des discours. Il apparaît en effet que, dans l’Émile281 , le problème de la vérité n’est pas séparable de celui des conditions de son énonciation. Quelles sont ces conditions d’énonciation ? Dans le traité d’éducation, la question de la vérité se manifeste dans l’espace de la narration fictionnelle. Rousseau assigne à la fiction la tâche de mettre la vérité à l’épreuve, de la questionner, de la définir et de la déterminer. L’écriture de fiction apparaît en effet comme l’acte et comme la trace d’une pensée qui s’affronte au dire-vrai et à sa représentation. Or, ce faisant, Rousseau ne rend-il pas irréductibles l’un à l’autre ces deux champs, pourtant a priori opposés, que sont la fiction et la vérité ? Est-il légitime de parler de « vérité » à propos d’un récit de fiction ? La méthode assumée de la fiction, en tant qu’elle « montre les choses dans la distance du langage »282, n’est-elle 280

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 79.

281

Et aussi dans Les Confessions.

Luca Paltrinieri, L’expérience du concept, Paris, Publications de la Sorbonne / La philosophie à l’œuvre, 2012, p. 200. 282

149

pas, paradoxalement, une manière d’outrepasser les limites entre fiction et vérité ? À cet égard, sans doute, Rousseau savait bien que ce serait moins sur les résultats de l’éducation fictive d’un personnage imaginaire qu’on l’attaquerait, que sur la fiction elle-même, en tant que cadre d’analyse de l’expérience pédagogique et en tant que genèse et création de la vérité. Car le problème n’est-il pas que, dans l’Émile, la fiction est le cadre d’une expérience possible et non pas réelle ? Rousseau, en posant ce cadre dès le livre I, fait de la fiction une méthode, un chemin de pensée et d’expérimentation capable de partager le vrai du faux et dont le résultat escompté est la vérité : « Cette méthode me paraît utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s’égarer dans des visions ; car dès qu'il s'écarte de la pratique ordinaire, il n'a qu'à faire l'épreuve de la sienne sur son élève ; il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui s'il suit le progrès de l'enfance, et la marche naturelle au cœur humain. Voilà ce que j'ai tâché de faire dans toutes les difficultés qui se sont présentées » (Livre I, 264). L’on est surpris, à la lecture de ces lignes, de la façon si rapide dont Rousseau justifie le choix de la fiction, c'est-à-dire d’un élève imaginaire, et l’on est surpris aussi de l’affirmation de ce paradoxe méthodologique : se donner « un élève imaginaire » permet au philosophe de ne pas « s’égarer dans des visions283 ». Alors certes, l’Émile est bien, comme l’écrit Anne-Marie Drouin-Hans, « une expérience de pensée, qui met Le terme même de vision n'est pas si fréquent chez Rousseau. On le retrouve dans les Dialogues avec un sens qui renvoie à la fois à la notion de vérité et à la création littéraire : « Faible ressource, allez-vous dire, que des visions contre une grande adversité ! Eh monsieur, ces visions ont plus de réalité peut-être que tous ces biens apparent dont les hommes font tant de cas » (Deuxième Dialogue). Voir aussi : « Ses visions chéries lui tenaient lieu de tout, et dans le feu de la jeunesse sa vive imagination surchargée, accablée d'objets charmants qui venaient incessamment la remplir tenait son cœur dans une ivresse continuelle qui ne lui laissait ni le pouvoir d'arranger ses idées, ni celui de les fixer, ni le temps de les écrire, ni le désir de les communiquer. Ce ne fut que quand ces grands mouvements commencèrent à s'apaiser, quand ses idées prenant une marche plus réglée et plus lente, il en put suivre assez la trace pour la marquer ; ce fut dis-je alors seulement que l'usage de la plume lui devint possible, et qu'à l'exemple et à l'instigation des gens de lettres avec lesquels il vivait alors il lui vint en fantaisie de communiquer au public ces mêmes idées dont il s'était longtemps nourri lui-même et qu'il crut être utiles au genre humain » (Deuxième Dialogue). 283

150

en scène des situations fictivement concrètes pour tester en pensée des solutions éducatives »284 . Mais sur ce point, reprenons à Franck Salaün ce questionnement : « Qu’est-ce qui est pensé dans le texte ? Qu’est-ce qui se pense par lui ? L’individu ? La société ? Telle ou telle question ? »285 L’obstacle majeur à surmonter du point de vue des prétentions à la vérité du roman éducatif est celui des conditions dans lesquelles la fiction permet de penser la vérité. En effet, dans quelle mesure est-il possible de ne pas faire de la fiction une contrefaçon de la vérité ? Et paradoxalement, en quel sens la fiction peut-elle ne pas être fictionnelle ? Le problème est complexe car il ne s’agit pas simplement d’accorder une valeur de vérité à un conte, mais d’accorder à la fiction, en tant qu’« expérience de pensée qui permet de prendre du recul par rapport à son propre mouvement de pensée »286 , une valeur de vérité. Sur ce point, on ne peut manquer de faire à Rousseau l’objection suivante : en quoi la mise à l’épreuve d’une méthode pédagogique dans l’imagination 287 et la fiction est-elle recevable ? À quelles conditions peut-il y avoir une compatibilité entre la vérité et la fiction ? Une piste de réponse possible consisterait à dire de l’Émile ce que Franck Salaün dit du Rêve de D’Alembert, à savoir que « la fiction ne se substitue pas à la théorie, ne la remplace pas, ne l’exprime pas, ne l’enveloppe pas mais installe autre chose »288. Le problème que nous posons est celui du statut que Rousseau donne à la fiction, 284

Drouin-Hans Anne-Marie, « L'éducation au cœur de l'autorité », in Le Télémaque, 2009/1 n° 35, p. 42. 285

Franck Salaün, Le besoin de fiction, Paris, Hermann, 2010, p. 52.

286

Luca Paltrinieri, L’expérience du concept, op. cit., 2012, p. 200.

287

Lorsque les commentateurs de l’Émile parlent de l’imagination, c’est en tant qu’elle « nous étend sur le monde » et que, ce faisant, « elle nous ramène à notre propre manque » Eric Zernik, « Le statut de l’imagination dans l’Émile », in Rousseau et la philosophie, sous la direction d’André Charrak et Jean Salem, Paris, Publication de la Sorbonne, 2004, p. 59. L’imagination est, dans ce contexte, une faculté avec laquelle le gouverneur doit composer. Ainsi, « c’est par l’imagination qu’Émile expérimente son rapport à l’altérité » (E. Zernik, art. cit., 2004, p. 61). Mais quid des rapports, au creuset de l’écriture, entre imagination, fiction et vérité ? 288

Franck Salaün, Le besoin de fiction, op. cit., 2010, p. 37.

151

à savoir que dans l’Émile, la fiction est pensée comme le mécanisme qui rend possible l’expérimentation pédagogique. La fiction pose et met en marche un statut de l’expérience qui rendra raison (« le lecteur sentira pour lui s'il suit le progrès de l’enfance ») de la méthode pédagogique. Ce paradoxe est formulé par Rousseau avec aplomb et détermination : faire l’épreuve de la validité d’une méthode pédagogique sur un élève de fiction est présenté comme une évidence, comme un aller-de-soi de la pensée. Car le paradoxe n’est pas inconciliable avec la vérité, comme le suggère Rousseau : « Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes ; soit : mais voyons si ce sont des vérités ». (Livre II, 352). Bruno Bernardi est revenu sur ce lieu commun des études rousseauistes qu’est le paradoxe. Il importe en effet de ne pas confondre paradoxe et contradiction289. « La contradiction oppose à une thèse la thèse contraire, le paradoxe retourne une thèse contre elle-même ou, c’est peut-être sa figure la plus intéressante, la détourne : il met en évidence que la thèse contient autre chose qu’elle-même. Le paradoxe chez Rousseau doit être ainsi entendu : toujours recevoir l’opinion transmise non comme ce qui doit être accepté comme un acquis mais comme une décision à remettre en question »290. Dans la perspective qui nous occupe, la thèse qui est retournée contre elle-même concerne la réalité : Rousseau montre dans sa pratique de la fiction que la réalité n’est pas un critère fiable pour penser ce que doit être l’éducation dans sa vérité. La réalité, pour le dire avec les mots de Bernardi, est retournée et détournée contre elle-même. Pour expliquer ce détournement et cet usage du paradoxe, nous nous appuierons sur un point commun que Rousseau repère entre la réalité et l’erreur. Cette caractéristique commune, ce point de rencontre entre la réalité et l’erreur, c’est l’illusion : « en fournissant l'objet imaginaire, je suis le maître des comparaisons, et j'empêche aisément l'illusion des objets réels » (Livre IV, 656).

289«

La force des paradoxes réside en ceci, qu’ils ne sont pas contradictoires, mais nous font assister à la genèse de la contradiction. Le principe de contradiction s’applique au réel et au possible, mais non pas à l’impossible dont il dérive, c'est-à-dire aux paradoxes ou plutôt à ce que représentent les paradoxes » Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., 1969, p. 92. 290

Bruno Bernardi, La fabrique des concepts, op. cit., 2006, p. 176.

152

Dans ces lignes, l’on comprend que c’est parce que la réalité est placée à l’état de simulacre que la fonction pédagogique de l’objet imaginaire est possible. Plus encore, à partir de ce texte, il est possible de dire que l’illusion a deux figures : la réalité et l’erreur. En effet, l’illusion opère dans l’Émile en empêchant que l’erreur et la réalité aient un rapport d’exclusion. D’où ce paradoxe qui consiste à affirmer que la réalité n’est pas la manifestation du vrai. Car c’est bien ce que dit Rousseau en affirmant « j'empêche aisément l'illusion des objets réels » : on ne peut pas se fier aux « objets réels » pour connaître la vérité ; ils produisent de l’illusion, des simulacres. Ce problème de la manifestation de la vérité dans l’écriture fictionnelle nous oblige à opérer une distinction entre vérité et réalité. Il y a l’éducation dans sa vérité, qui est celle que construit Rousseau dans l’Émile, et l’éducation dans sa réalité, qui est celle qui se pratique et à laquelle il s’oppose. Mais du côté de la vérité même, il y a encore bien des distinctions à opérer. Comprendre le paradoxe qui met en jeu la réalité et la fiction revient à identifier deux instances de la vérité qui font surgir l’étonnante proposition suivante : la vérité peut devenir une propriété de la fiction narrative. De là cette alternative que la fiction impose entre deux instances : l’aletheia et la veritas. Dire que la fiction, dans l’Émile, est vraie, c’est le dire au sens de l’aletheia, c’est-à-dire du dévoilement et de la manifestation du vrai. À l’autre pôle, la veritas est adéquation au réel, adéquation au déjà-là. Dès lors, il est inévitable que dans l’Émile l’aletheia et la veritas s’opposent. Et c’est dans cette opposition que nous situons le paradoxe de la fiction et de la vérité dans l’Émile. En effet, cette opposition apparaît comme la condition de la genèse de la vérité dans la fiction. Elle va jusqu’à la coupure radicale entre l’aletheia et la veritas, comme le montre par exemple le philosophème rousseauiste de l’homme vrai et de l’homme faux. L’homme faux est celui qui n’a pas été éduqué dans la vérité. Rousseau en fait pourtant un portrait conforme à la réalité ; c’est ce jeune homme qui se croit au centre de tout : « Qu'aperçoit-il d'abord en ouvrant les yeux ? Des multitudes de prétendus biens qu'il ne connaissait pas, et dont la plupart n'étant qu'un moment à sa portée, ne semblent se montrer à lui que pour lui donner le regret d'en être privé. Se promène-t-il dans un palais ? Vous voyez à son inquiète curiosité qu'il se demande pourquoi sa maison paternelle n'est

153

pas ainsi. Toutes ses questions vous disent qu'il se compare sans cesse au maître de cette maison ; et tout ce qu'il trouve de mortifiant pour lui dans ce parallèle, aiguise sa vanité en la révoltant. S’il rencontre un jeune homme mieux mis que lui, je le vois murmurer en secret contre l'avarice de ses parents. Est-il plus paré qu'un autre ? Il a la douleur de voir cet autre l'effacer ou par sa naissance ou par son esprit, et toute sa dorure humiliée devant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans une assemblée ? S'élève-t-il sur la pointe du pied pour être mieux vu ? Qui est-ce qui n'a pas une disposition secrète à rabaisser l'air superbe et vain d'un jeune fat ? Tout s'unit bientôt comme de concert ; les regards inquiétants d'un homme grave, les mots railleurs d'un caustique ne tardent pas d’arriver jusqu'à lui ; et ne fût-il dédaigné que d'un seul homme, le mépris de cet homme empoisonne à l'instant les applaudissements des autres » (Livre IV, 512). Avec ce texte, il est possible de comprendre le déplacement du problème de la représentation de la vérité vers celui de sa manifestation. Pour qu’il y ait vérité, il ne suffit pas qu’il y ait des faits, il ne suffit pas qu’il y ait une réalité observable. Il faut encore que ces faits observables manifestent la vérité et qu’ils la dévoilent. En outre, tout n’est pas vérité, Rousseau le dit très clairement dans les Rêveries en faisant cette fois le portrait de l’homme vrai, soit le contraire même du jeune fat évoqué cidessus : « En choses parfaitement indifférentes, la vérité qu'alors l'autre respecte si fort, le touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d'amuser une compagnie par des faits controuvés dont il ne résulte aucun jugement injuste ni pour ni contre qui que ce soit, vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu'un profit ou dommage, estime ou mépris, louange ou blâme contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais n’approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt, quoiqu’il se pique assez peu de l'être dans les conversations oiseuses : il est vrai en ce qu'il ne cherche à tromper personne, qu'il est aussi fidèle à la vérité qui l'accuse qu'à celle qui l'honore, et qu'il n'en impose jamais pour son avantage ni pour nuire à son ennemi. La différence donc qu'il y a entre mon homme vrai et l'autre, est que celui du monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert

154

jamais si fidèlement que quand il faut s'immoler pour elle » (Quatrième Promenade, 1031). Ces deux textes mettent en scène l’opposition entre l’aletheia et la veritas. Ils disent le jeu de l’affrontement entre la réalité et la vérité. Cet affrontement signifie qu’il appartient à la fiction d’exprimer les événements racontés dans leur coïncidence et dans leur tissage avec la vérité291. En quoi cette distinction entre l’aletheia et la veritas permet-elle de comprendre les enjeux du roman d’éducation du point de vue de la vérité ? Ce qui se joue dans la fiction de l’Émile est la densité d’une écriture qui se définit comme la possibilité d’une médiation entre les choses narrées et la manifestation de la vérité. Car la fiction de l’Émile est fondée sur une distinction entre la réalité et la vérité qui fonctionne comme un partage entre le vrai et le faux. En ce sens, la réalité correspond à ce qui se fait déjà, elle n’est pas la vérité : la réalité ne correspond pas à ce que devrait être la vérité de l’éducation. Il faut donc distinguer l’éducation dans sa réalité (ce qui se pratique, « le mal existant », « la pratique établie ») et l’éducation dans sa vérité, à savoir l’éducation selon la nature. À la suite de quoi, la tâche assignée à l’écriture narrative consiste à donner des représentations concrètes de l’éducation dans sa vérité et à en déployer les résultats, ce que permet l’expérience de pensée. L’écriture narrative, telle que Rousseau la pratique, aurait ainsi la propriété de faire de la vérité avec de la fiction et de la fiction avec des idées vraies, sans qu’il y ait pourtant ressemblance ni surtout coïncidence avec la réalité. L’audace du philosophe consiste à évincer la réalité au profit de la fiction et c’est à cette condition que l’écriture fictionnelle devient un système de pensée et un terrain expérimental légitimes. Dans une sorte de mouvement de réciprocité, la pensée investit la fiction, de même que la fiction investit la pensée de ses prétentions à la vérité. Entre la fiction et la pensée se nouent des rapports complexes dans lesquels se joue et se crée l’écriture même de

291

Vérité qui ne se confond pas avec la réalité.

155

l’Émile292 . Le problème de Rousseau est de faire surgir la vérité dans le récit. C’est un problème d’écriture qui porte sur la capacité des événements narrés à faire naître la vérité. Continuons sur ce problème : à quelles conditions la narration de fiction peut-elle être un processus par lequel la vérité se constitue ? Notre hypothèse sur ce point est que certains éléments du récit (i.e. des lieux, des personnages, etc.) ne sont pas seulement des composantes narratives mais sont aussi des concepts. Autrement dit, certains éléments de la narration ne sont pas séparables des problèmes philosophiques que posent l’éducation selon la nature et le gouvernement de l’enfance. Il y a en effet, dans la narration, des composantes qui sont une façon de poser les questions éducatives. Ainsi, par exemple, nous pouvons constater que le traitement des lieux, le choix des lieux dans lesquels Émile peut être éduqué, ne répond jamais à la question « où éduquer ? » mais à « que signifie éduquer selon la nature ? » Les lieux répondent au problème des conditions de possibilité du gouvernement des enfants selon la nature. Ils ne sont pas simplement un cadre que se donne la fiction romanesque. En effet, dans les coordonnées spatio-temporelles que trace la fiction, se retrouvent les grandes problématiques de la philosophie éducative de Rousseau. Si bien que les lieux dans l’Émile, sont des concepts, bien davantage qu’ils ne sont des composantes de la narration. Pour expliciter ce point, nous donnerons deux exemples. Le premier porte sur la signification de l’île dans le texte sur Robinson Crusoé. Le second traite de l’apprentissage du principe de la propriété dans les parcelles du jardinier Robert. Afin de démontrer l’apprentissage de l’autonomie et celui de la propriété, Rousseau a besoin de circonscrire des territoires. Ceux-ci vont donner du sens aux problèmes posés par l’éducation naturelle. L’un de ces problèmes trouve son origine dans l’adhésion de Rousseau au postulat condillacien suivant : « l’entendement est assigné aux bornes de l’expérience, c'est-à-dire rappelé à elles jusque dans les matières abstraites, et il est soumis à la nécessité Il importe alors que le lecteur donne son assentiment : en lisant le traité d’éducation, il doit accepter le principe suivant lequel la vérité peut être un attribut de la fiction. 292

156

d’un apprentissage » 293. Dans l’introduction de l’Essai sur l'origine des connaissances humaines, Condillac affirme que nos idées ont des « limites que la nature leur a prescrites ». C’est la connaissance des opérations de l’esprit humain qui permet de « fixer l'étendue et les bornes de nos connaissances ». Or, comment dire, dans l’espace de la narration, le problème que pose au pédagogue ces bornes de l’entendement ? Rousseau les représente par la délimitation des espaces d’apprentissage. Ainsi, il a besoin de lieux qui mettent l’enfant en situation de construire son autonomie. En effet, qu’est-ce qu’une île ? L’île, c’est la nature sous la forme d’une solitude. C’est l’espace clos qui est le contraire même de « l’errance de la stultitia » en tant que « désapprentissage fondamental du séjour de l’homme »294. Dans l’Émile, l’île ne laisse pas d’autre choix que de puiser en soi de quoi puiser en elle. Elle est le terrain sur lequel il est possible d’expérimenter le rapport de l’homme à la nature et ce rapport est pensé en termes de solitude et de vitalité. Car la solitude dans l’île n’est pas la solitude de l’ermite. C’est celle de l’enfant plein de vie. L’île se fait ainsi non pas espace de jeux, ou pas seulement, mais espace vital. L’île est aussi le contraire de la ville. Comme elle, elle est un espace clos mais cet espace ouvre sur l’infini de la liberté de l’enfant qui, construisant son rapport au monde et à la nature, se construit lui-même. L’île est aussi une mise en abyme de l’éducation métamorphique : « l’île change de figure au cours d’une série de dédoublements, non moins que Robinson change lui-même de forme au cours d’une série de métamorphoses. La série subjective de Robinson est inséparable de la série des états de l’île » 295. De plus, ce personnage, « Robinson, l’homme sans autrui sur son île »296 et Émile à travers lui, pose cette question à laquelle les Rêveries sont une réponse possible : que peut un homme sans autrui ? Cette question mène, paradoxalement, à André Charrak, Rousseau de l’empirisme à l’expérience, Paris, 2013, Vrin, p. 139. 293

294

Didier Moreau, « Forêts, îles et déserts : esquisse d’une topologie de la métamorphose », EXPERICE - Séminaire 22 mai 2013. 295

Ibid.

296

Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., 1969, p. 354.

157

considérer ce que peut l’homme en tant qu’homme (i.e. pas du point de vue du citoyen) dans la société. Montrer ce que peut un homme est l’un des objectifs de Rousseau dans l’Émile. Alors comment comprendre ce choix de l’île, cette mise en scène d’une île fictive, territoire de l’esprit, de l’autonomie et de l’imagination ? Jusque dans le choix des lieux, l’écriture fictionnelle cesse d’être l’envers de la vérité pour en devenir la manifestation. La fiction permet, par les « raisonnements hypothétiques » qu’elle déploie, d’« éclaircir la nature des choses » (second Discours, 133). La fiction se met donc en place en appelant des conjectures qui se manifestent au travers d’éléments faisant sens dans le scénario pédagogique. Le second exemple que nous pouvons donner de ces lieux de fiction qui se bâtissent à partir des problèmes pédagogiques que pose Rousseau, concerne la possibilité, pour l’enfant, de comprendre des principes, comme celui de propriété. La construction du synopsis éducatif et son tissage dans l’écriture de fiction permettent à Rousseau de faire émerger le principe de la propriété dans sa vérité, telle que Rousseau la conçoit : la propriété se définit par le fait d’avoir « quelque chose en propre » (Livre II, 330) dont on fait usage, et elle relève d’une convention sociale fondée sur l’acceptation que « le premier ayant enclos un terrain » puisse dire « ceci est à moi » et devenir, par cette affirmation-même, « le vrai fondateur de la société civile » (second Discours, 164)297. En tant que droit, la propriété surgit, dans le second Discours, avec l’apparition de l’agriculture et de la métallurgie. Dans l’Émile, Rousseau choisit l’agriculture, qui, selon lui, se prête bien aux activités de l’enfance et à son lieu d’élection, la campagne. Il bâtit alors un scénario de fiction pédagogique : l’introduction du personnage du « jardinier Robert », la mise en scène et le dialogue à trois personnages, le contexte agraire et l’expérience violente de la destruction de la parcelle cultivée, tous ces éléments de la narration contribuent à l’apprentissage de la notion de propriété, en même temps qu’ils tracent des territoires de fiction sur lesquels la vérité peut s’élever. Nous disons « territoire » au sens de la délimitation des lieux dans la Il y a encore beaucoup à dire sur ce principe de propriété. Le lecteur trouvera aisément une vaste bibliographie sur ce sujet. 297

158

géographie romanesque de l’Émile : la maison du père, la forêt de Montmorency, le jardin de Robert, le village de Sophie, etc. Ces délimitations, qui circonscrivent le champ des apprentissages et leur donnent du sens, ne préexistent pas, dirait Deleuze298. Certaines composantes du concept deleuzien de « territoire » sont opérantes pour penser les lieux de l’éducation dans l’Émile. Ainsi, Rousseau prend soin de placer l’apprentissage de la propriété dans un lieu où cet apprentissage a du sens pour l’enfant ; il a besoin de « composantes pour l’organisation d’un espace »299. Avec le choix de la campagne, il s’agit de tenir « les forces du chaos (...) à l’extérieur autant qu’il est possible »300 . Le conflit, bien connu dans la pensée de Rousseau, entre la ville et la campagne se traduit, dans l’Émile, par une typologie des lieux en fonction de leur convenance ou inconvenance avec les objets d’apprentissage. Ainsi, l’apprentissage du principe de la propriété devra, pour être effectif, se dérouler « loin des noires mœurs des villes que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants » (Livre II, 326). C’est donc bien le principe de l’éducation négative qui est encore à l’œuvre pour que la vérité soit dite, au sens où il y a dans cet épisode du jardinier « toute une activité de sélection, d’élimination, d’extraction »301 . Certains objets sont alors évincés de la mise en scène pédagogique : l’enfant ne saurait guère comprendre le principe de la propriété à partir de « ses hardes, ses meubles, ses jouets » (Livre II, 330). Le choix du lieu et celui d’évincer les objets qui appartiennent à la réalité sociale, tous ces choix, en somme, que fait Rousseau pour construire la fiction éducative, ont pour fonction d’amener le dévoilement de ce qu’est, dans sa vérité, la propriété. Ce principe surgit alors dans le récit des scènes de jardinage et dans le drame final de la destruction des fèves plantées par l’enfant. En donnant tous les éléments du scénario « Le chez-soi ne préexiste pas : il a fallu tracer un cercle autour du centre fragile et incertain, organiser un espace limité » in Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 382. 298

299

Ibid.

300

Ibid.

301

Ibid.

159

pédagogique, Rousseau livre en même temps toutes les ficelles de la narration fictionnelle de l’épisode qui fait du principe de propriété un objet d’éducation. La tâche assignée à la fiction est ainsi de rendre le principe de la propriété intelligible pour le lecteur et de lui faire « sentir la vérité » qui lui est attachée (« je me suis contenté de poser les principes dont chacun devait sentir la vérité » Livre I, 265). En ce sens, on peut dire que « c’est à travers la fiction que s’établit un certain rapport à la vérité »302. Cet épisode du jardinier Robert montre que dans le récit de l’éducation d’Émile, le verbe « gouverner » peut s’inscrire dans la fiction dans la mesure où elle permet des prévisions, des démonstrations et l’intervention de celui qui organise, planifie et se veut le « maître des objets qu’il voudra présenter à l’enfant » (Livre II, 326). Car le gouverneur se confond avec celui qui gouverne la fiction, qui en maîtrise les déploiements et en explore les possibles. Pour autant, si cette maîtrise de la fiction dans l’Émile est remarquable, elle n’est pas pour autant sans limite. La fiction ne peut pas tout. Et il semble que l’écriture de Rousseau laisse parfois entendre la résistance rencontrée par la fiction quand elle affronte la vérité. La vérité ne se laisse pas fabriquer d’un bout à l’autre de l’Émile, et il y a des fois où cela ne marche pas ! Sur ce point, notre hypothèse est que la fiction ne produit pas de la vérité sans qu’il arrive que l’écriture et la pensée ne résistent. Les dispositifs de l’écriture narrative et le choix d’un élève imaginaire ne sont pas toujours aussi efficaces que Rousseau le laisse entendre. Ainsi, son propre système paraît lui échapper dans ces moments où la fiction a besoin de ce que nous pourrions appeler « la surface de la narration » pour que « éduquer », « émanciper », « libérer », « expérimenter » deviennent, par la transformation opérée par l’écriture de fiction, des verbes de la vérité ou encore des « verbes réinventés » tels que le sont « devenir sujet, se connaître soi-même, se déclarer, se révéler — étudier, pratiquer, éc rire , dé sire r, dé ci d er, o s er, p arl er, d i re, créer, commencer …. »303. Nous appelons « surface de la narration » l’espace créé par le récit pour un au-delà du récit et pour un 302

Luca Paltrinieri, L’expérience du concept, op. cit., 2012, p. 198-199.

303

Laurence Cornu, art. cit., 2014, p. 30.

160

dépassement de la fiction dans le champ de la vérité. Dans l’Émile, la vérité investit cet espace de toute son intensité. Et par « verbes de la vérité », nous n’entendons pas seulement mettre l’accent sur ceux qui désignent l’action du gouverneur, mais plutôt souligner cette résistance que l’on peut percevoir dans ces moments du récit où l’écriture n’échappe pas à la distinction de ce qui revient à la fiction et de ce qui revient à la réalité. En effet, en quoi l’écriture fictionnelle de l’Émile diffère-t-elle du principe selon lequel il faudrait commencer « par écarter tous les faits » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Préface) ? Comme l’écrit André Charrak, « [s]’il faut d’abord « écarter tous les faits », c’est qu’il doit être possible de les engendrer à partir de principes qui ne les contiennent pas au préalable »304. Or, dans le traité d’éducation, Rousseau n’écarte pas systématiquement tous les faits. Il arrive que la fiction, quand elle a pour tâche la manifestation de la vérité, se heurte à la réalité et aux données observables, c'est-à-dire aux faits. Ainsi, par exemple, la vérité se distingue de la fiction et s’en éloigne à grands pas, lorsque Rousseau a besoin de généraliser, de s’appuyer sur des preuves, de recourir aux faits, comme dans cette évocation de la régulation de la température des enfants et de leur habillement : « En général, on habille trop les enfants et surtout durant le premier âge. Il faudrait plutôt les endurcir au froid qu'au chaud ; le grand froid ne les incommode jamais quand on les y laisse exposés de bonne heure : mais le tissu de leur peau, trop tendre et trop lâche encore, laissant un trop libre passage à la transpiration les livre par l'extrême chaleur à un épuisement inévitable. Aussi remarque-t-on qu'il en meurt plus dans le mois d'août que dans aucun autre mois. D'ailleurs il paraît constant par la comparaison des peuples du nord et de ceux du midi qu'on se rend plus robuste en supportant l'excès du froid que l'excès de la chaleur ; mais à mesure que l'enfant grandit et que ses fibres se fortifient, accoutumez-le peu-à-peu à braver les rayons du soleil ; en allant par degrés vous l'endurciriez sans danger aux ardeurs de la zone torride » (Livre I, 374). André Charrak, « Le rôle des fictions dans la théorie de l’homme » in Philosophie de Rousseau, sous la direction de Blaise Bachofen, Bruno Bernardi, André Charrak et Florent Guénard, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 145. 304

161

L’intérêt de cet extrait est qu’il explicite la question des rapports, dont nous avons parlé précédemment, pour les mettre en correspondance avec les premières capacités que le gouverneur veut développer chez son élève, à savoir la résistance devant l’adversité et l’acceptation de la dépendance des choses. L’enfant ne compose pas de rapports avec la chaleur, puisque celle-ci peut mettre sa vie en péril. La chaleur est donc, en termes spinozistes, décomposition de rapports. Quant au froid, c’est sous certaines conditions, qui sont le fait de l’éducation, que l’enfant composera des rapports avec lui : « le grand froid ne les incommode jamais quand on les y laisse exposés de bonne heure » (Livre II, 374). Dans ce texte, Rousseau explicite l’un des grands principes de son programme éducatif : seuls les rapports que l’on compose avec les choses permettent de vivre selon la nature et de ne pas être esclave des préjugés et opinions de la vie en société. Or, dans cet extrait, la manifestation de ce grand principe de l’éducation rousseauiste ne passe pas par la fiction. Cela peut s’expliquer de deux façons. D’abord, il faut noter que la vérité est située dans un petit nombre de principes qui serviront de référence et d’autorité à l’éducateur. Sur ce point, Rousseau avertit au Livre I que la vérité est située dans les principes : « Pour ne pas grossir inutilement le livre, je me suis contenté de poser les principes dont chacun devait sentir la vérité » (Livre I, 265). Ensuite, il apparaît que la narration fictionnelle doit parfois être écartée, mise de côté, pour céder la place à un autre discours qui mène l’analyse. Ce discours est plus général, dans la mesure où il ne concerne pas Émile mais des enfants indéterminés. Il est aussi scientifique, dans le sens où il s’appuie, ou paraît s’appuyer, sur un recueil de données. La vérité met ainsi la fiction en présence de ses limites dans des données concrètes et observables. Elle paraît jouer de sa puissance dans les faits : « le tissu de leur peau, trop tendre et trop lâche encore », « il en meurt plus dans le mois d'août que dans aucun autre mois » et aussi dans les prescriptions : « accoutumez-le peu à peu à braver les rayons du soleil ». L’on croit saisir ici la source de la vérité dans ces données objectives : le constat de l’augmentation de la mortalité infantile durant les mois d’été, la prise en considération des différences climatiques entre le nord et le sud. En mettant la vérité à l’épreuve de la fiction et de la réalité, Rousseau retranche la fiction dans ses limites. Il semble

162

en effet que la fiction, pour produire un discours vrai, se heurte parfois à la réalité, et de cette confrontation surgit la nécessité de généraliser, c'est-à-dire de sortir des exemples particuliers rattachés au personnage d’Émile. Autrement dit, ce qui est constamment en tension dans l’écriture de l’Émile, c’est bien la manifestation de la vérité. Ce problème de la manifestation du vrai a été très largement étudié dans Les Confessions, beaucoup moins dans Émile ou de l’éducation. Or, bien avant l’œuvre autobiographique, le surgissement de la vérité était déjà un problème d’écriture crucial pour Rousseau. Sur cette question de la vérité, il semble que l’Émile forme, par rapport aux Confessions, « [l]e surplomb du texte premier »305. Voyons plus précisément comment cela se manifeste dans le traité d’éducation. 4. De la vérité de l’Émile à celle des Confessions Dans le traité d’éducation, Rousseau raconte la possibilité d’une éducation selon la nature, et ce faisant, il prête à l’écriture fictionnelle la capacité de faire surgir la vérité. Pour autant, cette capacité de la fiction de l’Émile à créer du vrai ne constitue pas un schéma d’écriture capable de se répéter. Après l’Émile, il n’y a pas d’autres fictions306, mais il y a l’autobiographie, œuvre qui manifeste le désir de faire encore surgir la vérité dans le récit. Tout se passe comme si l’Émile n’avait pas épuisé l’idée que Rousseau se faisait de l’homme, comme si l’écriture n’était pas non plus venue à bout de ses possibilités de faire surgir la vérité. À partir de ces considérations, l’on peut poser l’hypothèse que l’Émile « permet de construire (et indéfiniment) des discours nouveaux : le surplomb du texte premier, sa permanence, son statut de discours toujours réactualisable, le sens multiple ou 305

Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 27.

La Nouvelle Héloïse a été publiée en 1761. Elle est aussi traversée, cela est bien connu, par les grandes thématiques éducatives de l’Émile et nombreuses sont les pages semblables, presque mot pour mot, entre les deux romans. Les limites de cette étude ne nous permettent pas de nous attarder sur le roman de Julie. Mais le lecteur trouvera sans peine une bibliographie sur ce sujet de l’éducation dans La Nouvelle Héloïse. 306

163

caché dont il passe pour être détenteur, la réticence et la richesse essentielles qu’on lui prête, tout cela fonde une possibilité ouverte de parler »307 . La solennité du préambule des Confessions annonce que Rousseau va « dire pour la première fois ce qui cependant avait été déjà dit »308 dans l’Émile, en se donnant pour fin d’aller au-delà de la sincérité des intentions, et en situant d’emblée la vérité autant du côté de l’énoncé que de l’énonciateur. Il semble que, chez Rousseau, l’écriture se réinvente à chaque fois qu’elle se donne pour tâche de dire la vérité, élaborant alors de nouveaux cadres dans lesquels elle pourra être reconnue. C’est donc du haut de la vérité que Rousseau choisit d’écrire. Et ce qui se joue dans l’Émile en tant que récit médiatisé par le gouverneur, et Les Confessions en tant que récit immédiat de soi-même, c’est la possibilité, pour la parole narrative, de coïncider avec la vérité, et pour la vérité, de circuler dans le récit. Rousseau s’empare de cette possibilité en suivant le schème de l’éducation : l’itinéraire autobiographique des Confessions hérite des savoirs de l’éducation élaborés dans l’Émile. L’expérience de soi et les rapports à soi qu’il construit dans Les Confessions se constituent au travers de l’Émile et se raccordent à lui, par contiguïté. Autrement dit, les savoirs contenus dans le traité d’éducation rendent possible le dire autobiographique. L’Émile dit la vérité des conduites humaines, ce qu’elles sont et ce qu’elles devraient être, et, ce faisant, forme « l’armature de savoirs à travers laquelle »309 nous pouvons comprendre la parole des Confessions. Il semble en effet que les concepts de l’Émile forment cette armature à travers laquelle la vérité peut surgir dans l’écriture autobiographique. Le « Je » des Confessions est analysé au regard de l’éducation selon la nature, en tant que concept produisant des discours aux effets de vérité. Ainsi, dès le Livre I des Confessions, l’écriture autobiographique établit une parfaite circularité avec les principes de l’Émile lorsque Rousseau pense la bienveillance et le respect dus à l’enfant gouverné, comme une condition du 307

Michel Foucault, L’ordre du discours, op. cit., 1971, p. 27.

308

Ibid.

309

Michel Foucault, L’ordre du discours, op. cit., 1971, p. 14.

164

développement de ses qualités naturelles : « J'étais doux ; mon cousin l’était ; ceux qui nous gouvernaient l'étaient eux-mêmes. Pendant deux ans entiers, je ne fus ni témoin ni victime d'un sentiment violent. Tout nourrissait dans mon cœur les dispositions qu'il reçut de la nature » (Les Confessions, Livre premier). Ces lignes de Rousseau sont essentielles. L’écriture de soi y suppose résolue la question de l’éducation en ce qu’elle implique des relations dont le rôle sur le développement de l’enfant est majeur. Sur cette question des relations, l’écriture du souvenir coexiste dans Les Confessions avec le savoir de l’Émile : les adultes agissent autour de l’enfant en accord avec la nature et permettent, par leurs interventions, que se fasse « la maturation naturelle »310 : « Tout nourrissait dans mon cœur les dispositions qu'il reçut de la nature ». Ainsi, à maintes reprises, l’énonciateur évoque l’entourage du jeune Jean-Jacques. L’on sait bien l’importance que Rousseau accorde, dans le traité d’éducation, à ces personnes qui entourent l’enfant, à commencer par le choix du gouverneur lui-même. Aussi l’enfance de Rousseau est-elle pensée à la lumière de sa théorie des trois maîtres dans l’Émile, et les pages relatant le séjour chez les Lambercier visent à justifier le fait que « sans l’éducation des hommes, les événements ne seraient pas guidés, interprétés, orientés vers de nouvelles possibilités ; strictement ils n’auraient pas de sens »311 . C’est sur ce terrain-là de l’autorité et des relations à l’entourage que l’on peut situer l’un des effets palimpsestes majeurs du traité : avoir rédigé l’Émile amène Rousseau, dans son autobiographie, à se demander comment il a été formé, interrogation qui est au cœur du principe du souci de soi. Ainsi, dans les premiers livres des Confessions, Rousseau donne à voir les grandes problématiques du traité d’éducation, sans s’interdire pour autant de dévier du modèle éducatif qu’il a construit : Jean-Jacques n’est pas Émile ! Et comme souvent, le philosophe n’hésite pas à manier les paradoxes. Ainsi, on le surprend jetant un œil sur l’Émile quand, en écrivant ses Confessions, il anticipe les objections qu’on pourrait lui 310

Drouin-Hans Anne-Marie, « L'éducation au cœur de l’autorité », in Le Télémaque 1/ 2009 (n° 35), p. 41. 311

Ibid.

165

faire : « quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent312, et qu'ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j'ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience : je savais qu'elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des J..-J.. Rousseau à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque » (Les Confessions, Livre second). Pour autant, le jeune Rousseau, s’il a des capacités supérieures à la moyenne, n’en demeure pas moins, suivant les principes de l’Émile, un être dont la raison se développe tardivement. Cette grande hypothèse anthropologique de l’Émile, cette idée que la faculté de raisonner se forme tardivement, est reprise dans l’autobiographie. Dans Les Confessions, le fait que la raison se développe tardivement permet à Rousseau de reposer la question de la morale en la déplaçant du champ des expériences du corps313 au problème des relations à autrui. Se remémorant son enfance, il estime qu’un entourage bienveillant et l’éducation des choses lui ont fait, pendant longtemps, ignorer toute forme d’iniquité. Cette analyse incluse dans le souvenir vient de l’Émile : la relation à l’autre est précisément ce qui peut empêcher le germe du vice dans le cœur de l’enfant. Sur ce point, il apparaît que le mode de rapport à soi existe dans les logoi de l’éducation pour répondre à un problème majeur de l’écriture autobiographique : à quelles conditions est-il possible de se 312

« L'obligation de croire en suppose la possibilité. Le philosophe qui ne croit pas a tort, parce qu’il use mal de la raison qu'il a cultivée, et qu’il est en état d'entendre les vérités qu'il rejette. Mais l'enfant qui professe la religion chrétienne que croit-il ? Ce qu'il conçoit, et il conçoit si peu ce qu'on lui fait dire, que si vous lui dites le contraire, il l'adoptera tout aussi volontiers. La foi des enfants et de beaucoup d'hommes est une affaire de géographie. Seront-ils récompensés d'être nés à Rome plutôt qu'à La Mecque ? On dit à l'un que Mahomet est le prophète de dieu, et il dit que Mahomet est le prophète de dieu ; on dit à l'autre que Mahomet est un fourbe, et il dit que Mahomet est un fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce qu'affirme l'autre s'ils se fussent trouvés transposés » (Émile ou de l’éducation, Livre IV, p. 555). À maintes reprises, en effet, Rousseau étaye sa théorie de la vigueur morale, qui s’appuie sur le développement des forces de l’enfant, selon le principe suivant, maintes fois décliné dans l’Émile : « Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à l’âme » (Livre I, p. 269). 313

166

raconter sans énumérer les événements de sa vie comme les différentes strates d’un document d’archive ? Comment ne pas être l’archéologue ou le géologue de soi-même ? En quoi l’écriture du souvenir peut-elle constituer une herméneutique de soi ? Des propositions de réponses peuvent être trouvées du côté de l’acte de (se) gouverner en ce qu’il donne un sens au récit de soi, qui est moins à situer dans le fait de se justifier devant les ennemis des coteries hostiles, que dans l’affirmation d’une vérité qui importe au genre humain et le concerne. Dans Les Confessions, Rousseau parle depuis la vérité de l’Émile, quand dans l’Émile il parlait depuis la vérité de la nature. D’où cette préoccupation constante qui consiste à analyser la façon dont il a été gouverné. Dans l’Émile, Rousseau s’est efforcé de montrer que, lorsque le gouvernement de l’enfance s’éloigne de la marche de la nature, lorsqu’à la bienveillance succèdent les vices de la société, c’est l’enfant qui en pâtit, c’est son être moral qui est mis en danger. L’exemple qu’il donne de ce principe dans Les Confessions est particulièrement intéressant, puisqu’il met en scène le jeune Rousseau sous l’égide d’un mauvais maître. Et là encore, l’autobiographe, en se penchant sur son passé, reprend les acquis de l’Émile : « Mon maître, appelé M.. Ducommun, était un jeune homme rustre et violent, qui vint à bout, en très peu de temps, de ternir tout l'éclat de mon enfance, d'abrutir mon caractère aimant et vif, et de me réduire, par l’esprit ainsi que par la fortune, à mon véritable état d’apprenti. (...) La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j'aurais aimé, et par me donner des vices que j'aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n’eus jamais plus d’éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie. Mais j’avais joui d'une liberté honnête, qui seulement s’était restreinte jusque-là par degrés, et s'évanouit enfin tout à fait. J'étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle ; je devins craintif chez mon maître, et dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n'eusse ma part, à

167

n'avoir pas un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon cœur sur mes lèvres : qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n'osais pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je n'y avais rien à faire, où, sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyais qu'objets de jouissances pour d'autres et de privations pour moi seul ; où l'image de la liberté du maître et des compagnons augmentait le poids de mon assujettissement ; où, dans les disputes sur ce que je savais le mieux, je n'osais ouvrir la bouche ; où tout enfin ce que je voyais devenait pour mon cœur un objet de convoitise, uniquement parce que j'étais privé de tout. Adieu l'aisance, la gaieté, les mots heureux qui jadis souvent dans mes fautes m'avaient fait échapper au châtiment, à l'esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque » (Les Confessions, Livre Premier). Ce texte314 important montre bien que l’écriture autobiographique s’efforce de prolonger la voix de Rousseau dans l’Émile et d’en confirmer les analyses. Il permet de penser l’opposition entre le gouvernement de l’enfance, fondé sur les relations visant l’émancipation, et le pouvoir qui, dans l’un des sens que lui donne Foucault, se définit comme un rapport de forces. On le note dans cet extrait, la voix autobiographique ne se donne pas pour objet la superposition des événements datés qui composent une existence au nom de la seule justification de soi. Mais pour que l’écriture autobiographique devînt une herméneutique, il a fallu s’approprier les discours de l’éducation. L’écriture de soi s’engage dans le récit de vie, éclairée par les principes de l’Émile. Certes, il y a bien l’éclairage nébuleux de la fissure de la persécution, mais ce n’est pas cette pâle lumière-là que suit Rousseau dans ses Confessions. Car, les commentaires de Rousseau sur sa propre vie apparaissent souvent comme des commentaires de l’Émile. C’est particulièrement évident, par exemple, dans le célèbre épisode des peignes, où Rousseau, peut-être, cherche moins à prouver l’innocence du jeune garçon qu’il était qu’à confirmer les analyses de l’Émile sur le rôle des interactions entre les adultes et les enfants et sur le sentiment inné du juste et de L’on nous pardonnera la longueur de cette citation, qui importait pour la clarté de notre propos... et pour le plaisir de sa relecture ! 314

168

l’injuste : « Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l’injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus : quel renversement d’idées ! quel désordre de sentiments ! quel bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ! je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible, car pour moi, je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi. Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. » La façon dont le philosophe parle de lui-même à la troisième personne montre un Rousseau prolongeant l’écriture de l’Émile. Le philosophe, en effet, généralise son discours et regarde sa propre enfance avec les yeux du gouverneur, faisant ainsi de l’éducation un mode de l’herméneutique de soi. Les commentateurs de Rousseau ont peut-être sous-estimé ce rôle de l’Émile, ce rôle des logoi de l’éducation sur la question du sujet et de l’écriture de soi dans Les Confessions. Il nous semble pourtant que c’est dans cette articulation entre ces deux grands textes que naît l’herméneutique de soi. Parler de soi, dans Les Confessions, impliquerait alors un point de rencontre entre la question de l’éducation, en tant que gouvernement de l’autre, et celle de la capacité à se gouverner soi-même.

169

Quatrième partie : Le gouvernement de soi Dans la préface de l’Émile, la question de l’énonciation de la vérité est située du côté d’une parole du gouvernement de l’autre impliquant la manifestation évidente (alèthurgie) de la nature. Après avoir expérimenté ce mode du dire-vrai dans le traité d’éducation, Rousseau a pu, dans le préambule des Confessions, reposer la question de la vérité en la déplaçant du problème de son énonciation ancrée dans l’évidence des prescriptions de la nature, vers celui de son énonciation subjective. L’acte même d’écrire Les Confessions n’est-il pas alors, par rapport à l’Émile, une seconde alèthurgie ? N’est-ce pas à nouveau la manifestation de la vérité qui est en jeu ? Relire Les Confessions, en prenant acte de l’antériorité de la rédaction de l’Émile, invite à se demander ce que cela signifie produire un discours vrai sur soi-même, alors qu’existe déjà, en amont, l’Émile, que Rousseau présente comme un discours vrai sur l’homme et la nature. L’écriture de l’Émile, si elle manifeste la vérité, si elle est de l’ordre de l’alèthurgie, a peut-être été, pour Rousseau, l’élan initial qui a conduit au discours autobiographique des Confessions. Sans doute, ces deux textes participent-ils d’un même événement, d’une même entreprise, d’un même engagement philosophique envers la vérité. Postulons donc que le traité d’éducation détermine les enjeux du dire-vrai autobiographique : écrire Les Confessions serait alors, pour Rousseau, s’inscrire dans la continuité d’une vérité sur l’homme déjà dite et l’éducation constituerait, dans l’œuvre autobiographique, un point singulier à partir duquel il est possible de penser la connaissance de soi. Du point de vue de « l'herméneutique du sujet »315, l'Emile, avant même Les Confessions, dit l'obligation de vérité dans le champ de la connaissance du sujet et dans l’espace de l’écriture qui porte cette connaissance. Le traité d’éducation, avant l’œuvre autobiographique, lie le sujet à l’énonciation de la vérité. Il s’avère, en effet, que toute une série de problèmes sont communs à l’Émile et aux Confessions et constituent l’enjeu Expression de Michel Foucault dans ses derniers cours au Collège de France. 315

171

fondamental de ces deux grands textes. Cet enjeu peut être identifié grâce aux analyses et aux questionnements de Foucault sur le sujet et la vérité : « comment le sujet a-t-il été établi (…) comme un objet de connaissance possible, souhaitable ou même indispensable ? Comment l’expérience qu’on peut faire de soi-même et le savoir qu’on s’en forme ontils été organisés à travers certains schémas ? »316. Nous postulons que le schéma fondateur et organisationnel, dans le corpus rousseauiste, est celui de l’éducation, dont le rôle dans la connaissance de soi est déterminant. Il est en effet possible de « formuler, élaborer la question “subjectivité et vérité” dans le sens suivant : quelle expérience le sujet peut-il faire de lui-même, dès lors qu'il se trouve mis dans la possibilité ou dans l’obligation de reconnaître, à propos de lui-même, quelque chose qui passe pour vrai ? Quel rapport le sujet a-t-il à lui-même du moment que ce rapport peut passer ou doit passer par la découverte, promise ou imposée, de la vérité sur lui-même ? »317

316

Michel Foucault, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France, 1980-1981, édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2014, p. 299. 317

Ibid., p. 13.

172

1. Le sujet et « l’ère de la gouvernementalité » « Nous vivons dans l’ère de la gouvernementalité, celle qui a été découverte au XVIIIe siècle » Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., 2004 p. 112. Le « gouvernement de soi » est l’un des aspects de la gouvernementalité que Foucault a étudié dans ses cours de 1981 sous le titre Subjectivité et vérité. Les cours de cette année avaient pour objet de « reprendre sous un autre aspect la question de la “gouvernementalité” : le gouvernement de soi par soi dans son articulation avec les rapports à autrui (comme on le trouve dans la pédagogie, les conseils de conduite, la direction spirituelle, la prescription des modèles de vie, etc.) »318 . Nous n’avons pas retenu le premier aspect de la gouvernementalité auquel Foucault fait allusion319 pour analyser les relations entre Émile et son gouverneur, puisqu’il s’est servi de ce terme de « gouvernementalité » pour penser le gouvernement des autres à partir, essentiellement, du problème du gouvernement des populations 320. En revanche, dans ses cours sur la subjectivité et la vérité321, Foucault introduit un autre usage du concept de « gouvernementalité » qui nous intéresse au premier chef parce qu’il permet de poser la question du gouvernement de soi, en tant qu’il peut coïncider avec ce qui convient322 au sujet. Lorsqu’en 1981 Foucault parle de « gouvernementalité », c’est pour renvoyer à la possibilité d’un gouvernement de soi 318

Michel Foucault, Subjectivité et vérité, Résumé du cours, op. cit., 2014, p. 300-301. Ses cours au Collège de France de 1978 publiés sous le titre Sécurité, territoire, population. 319

320

Il s’est en effet penché sur les traités donnant des conseils aux princes sur la manière d’exercer le pouvoir, traités qui, à partir du XVIe siècle et jusqu’au XVIIIe siècle, se sont donnés comme des arts de gouverner. À ce sujet, voir la première leçon de Sécurité, territoire, population. 321

Michel Foucault, Subjectivité et vérité, op. cit., 2014.

322

« Le parti que j'ai pris (...) est précisément celui qui me convenait. »

173

par soi. Il s’intéresse, entre autres, à ce qu’il appelle le « souspouvoir » du prince, à savoir son incapacité à se gouverner soimême, « sa non-maîtrise de lui-même, le prince en tant qu’il est passif par rapport à lui-même, et que cette passivité va se manifester par tout un tas de choses qui peuvent être aussi bien le roi malade (...) que le roi en proie à ses passions, le roi débauché » 323. Dans ce contexte, la gouvernementalité est un concept qui permet de penser le rapport à soi, la « relation de soi à soi »324 , y compris lorsqu’apparaît la difficulté voire l’impossibilité de se gouverner soi-même. Le concept de « gouvernementalité » ressurgit donc pour penser l’expérience de soi, le rapport à soi, et plus précisément, il s’agit de penser le gouvernement de soi-même « dans son articulation avec les rapports à autrui ». Aussi ce concept nous semble-t-il éclairant pour lire l’autobiographie de Rousseau, si on le considère du point de vue des modes de conduites liés, imbriqués au creuset de la relation à soi et à l’autre. La question qui se pose en lisant Les Confessions à la suite de l’Émile est donc celle des conditions dans lesquelles le traité d’éducation permet de penser le gouvernement de soi-même. Répondre à cette question nécessite de tenir compte de l’objectif pédagogique que se donne le gouverneur, à savoir l’émancipation à laquelle il tâche de conduire son élève. Émile n’est pas éduqué dans le but de gouverner la cité. Il a cependant vocation à gouverner sa maison, comme le montre, dans le Livre V, la rencontre avec Sophie et les projets de mariage. Mais est-il pour autant capable de se gouverner luimême ? On peut en douter, tant il paraît dépourvu de subjectivité. Car, non seulement, dans le roman, Émile est un personnage qui parle peu, mais encore, le gouverneur relate bien des situations pédagogiques dans lesquelles ce n’est pas Émile qui est concerné et prend la parole, mais d’autres

323

Ibid., p. 286.

324

Ibid., p. 293.

174

enfants325. L’élève du gouverneur est « cet individu quelconque, “abstrait” (Liv. I, p. 252), délesté des contingences sociales, réduit à sa nature et dont l'éducation peut à ce titre se présenter comme un modèle. (…) [C]et individu est générique. En lui est l’Enfance, en lui est l’Humanité, épurées de ce qui n’est pas leur essence »326. Or, concevoir un personnage qui soit un modèle, un personnage « générique » menace la cohérence même du traité d’éducation et peut le rendre caduque et inopérant ! L’Émile, en effet, laisse un problème en suspens : si l’éducation selon la nature consiste à gouverner l’enfant afin de lui permettre de s’émanciper, d’être libre et autonome et donc de se gouverner soi-même, le dispositif de fiction, tel que Rousseau le conçoit, ne laisse paradoxalement aucune place, ou très peu, à la subjectivité de l’élève du gouverneur qui, une fois adulte, ne peut pas se poser comme sujet moral de sa conduite 325

Ces épisodes sont le plus souvent présentés comme des souvenirs de Rousseau lui-même. Par exemple, au Livre II, le gouverneur est confronté à un épouvantable marmot capricieux. Cet enfant n’est pas Émile (évidemment !), mais il est le fils de certaines connaissances de Rousseau. Le précepteur de l’enfant ayant dû s’absenter, le philosophe accepta de le remplacer. Il eut alors en face de lui un enfant « ingouvernable » tant il avait coutume de faire ses volontés sans jamais se voir opposer de résistance. Dans cette sombre histoire, il s’agissait de « guérir de sa fantaisie » (Livre II, 366) cet enfant capricieux. Il veut sortir. Son gouverneur refuse de l’accompagner. L’enfant s’obstine, sort seul et se retrouve acteur, malgré lui, d’une mise en scène où « tout était préparé d’avance » (Livre II, 367), les moqueries fusent, l’enfant n’a pas le bon costume pour ce rôle : « seul et sans protection, il se voit le jouet de tout le monde, et il éprouve avec beaucoup de surprise que son nœud d’épaule et son parement d’or ne le font pas plus respecter » (Livre II, 368). Ce qui est très étrange dans ce récit, qui se présente comme un souvenir personnel de Rousseau faisant fonction de gouverneur, c’est que le monde y apparaît comme dangereux dans le but de dissuader l’enfant, avec pour effets de l’humilier, de le rabaisser, lui qui était sûr de lui jusqu’à l’arrogance. L’enfant doit comprendre que s’il désobéit, il se met en danger. Le problème est en effet de savoir comment rendre l’enfant obéissant et comment asseoir l’autorité du gouverneur. C’est le père de l’enfant, déjà averti du stratagème et y consentant, « je m’étais muni du consentement du père » (Livre II, 367), qui crédibilise et légitime l’autorité du gouverneur en mettant l’enfant face à un dilemme le contraignant à renoncer au monde. L’obéissance sans condition est alors le prix à payer pour sa sécurité... Perspective hautement paradoxale si l’on suit bien l’Émile. Pierre Kahn, « Émile et les Lumières » in L’éducation, approches philosophiques, sous la direction de P. Kahn, A. Ouzoulias, P. Thierry, Paris, PUF, 1990, p. 175. 326

175

et de ses actions. Tout au plus, il en est un agent. En effet, qu’est-ce qu’un sujet ? « Le sujet est le sujet du verbe que vous conjuguez en première personne, ou en deuxième personne. Ces deux pronoms ont une caractéristique étrange : ils n’ont pas de référent stable, unique, extérieur à celui qui parle. Il n’y a de “je” et de “tu” que s’il y a quelqu’un qui parle, qui s’adresse, qui actualise le sens disponible dans ces pronoms. Il n’y a de sujet que si quelqu’un parle ! Il n’y a ainsi de sujets en première personne, ou en seconde personne, qu’en relation d’adresse. On se pose sujet lorsqu’on s’adresse à quelqu’un d’autre, on est posé comme sujet lorsque quelqu’un d’autre s’adresse à nous. Pas de sujet sans reconnaissance réciproque, sans énonciation adressée, pas de sujet sans parole. Ni sans langue. La langue est structure. La parole en est la mise en œuvre, par un locuteur. Pas de sujet sans actualisation de la structure dans des phrases adressées, mais pas de sujet hors la loi de la langue. Le sujet est le sujet parlant »327. Or, Émile parle peu. Dans le roman éducatif de Rousseau, c’est surtout le gouverneur qui dit « je ». Il appert ainsi qu’un discours sur le gouvernement de soi-même ne saurait être convaincant dans l’Émile, puisque la fiction de Rousseau n’aboutit pas à la « construction d’un sujet »328. Plus encore, l'une des seules fois où l’élève du gouverneur prononce une parole aux accents personnels, c’est pour manifester son manque d’autonomie. Nous sommes à la toute fin du roman d’éducation : « Conseillez-nous, gouvernez-nous, nous serons dociles : tant que je vivrai j’aurai besoin de vous. J’en ai plus besoin que jamais, maintenant que mes fonctions d’homme commencent. Vous avez rempli les vôtres ; guidez-moi pour vous imiter, et reposez-vous : il en est temps » (Livre V, 868). Que veut dire ici Émile ? S’il est vrai que « toute l’œuvre de Rousseau est construite sur une recherche de l’immédiateté à soi-même, qui récuse tous les intermédiaires »329 , alors la fin de l’Émile pose problème. Anne-Marie Drouin-Hans voit dans ces derniers mots de l’Émile la preuve que l’éducateur « doit cesser son influence, il doit renoncer à son autorité et admettre que 327

Laurence Cornu, art. cit., 2004, p. 48.

328

Ibid.

Michel Soëtard, Rousseau et l’idée d’éducation, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 167. 329

176

l’éducation est partiellement réalisée par celui-là même qui est éduqué. Il faut donc faire le deuil de la réussite sans faille, qui si elle se réalisait se détruirait elle-même »330 . Or, dans ces derniers mots de l’Émile, ne peut-on pas considérer que l’élève du gouverneur exprime la nécessité d’avoir, tout au long de sa vie, un guide, dans la tradition stoïcienne331 : « Conseillez-nous, gouvernez-nous, nous serons dociles ». Ou encore, ce faisant, ne dit-il pas aussi son incapacité à se gouverner lui-même ? Et puis, qui est concerné ? L’interprétation de cet extrait est délicate. Émile dit tantôt « nous » pour renvoyer au couple qu’il forme avec Sophie et tantôt « je ». Le gouverneur n’avait pas douté un seul instant que l’élève gouverné dans ses principes ne réclamât encore son secours au moment des premiers émois de la sexualité : « Je ne doute pas un instant que si sur ces maximes j’ai su prendre toutes les précautions nécessaires et tenir à mon Émile les discours convenables à la conjoncture où le progrès des ans l'a fait arriver, il ne vienne de lui-même au point où je veux le conduire, qu'il ne se mette avec empressement sous ma sauvegarde, et qu'il ne me dise avec toute la chaleur de son âge, frappé des dangers dont il se voit environné : ô mon ami, mon protecteur, mon maître ! Reprenez l'autorité que vous voulez déposer au moment qu'il m'importe le plus qu'elle vous reste ; vous ne l'aviez jusqu'ici que par ma faiblesse, vous l’aurez maintenant par ma volonté, et elle m'en sera plus sacrée. Défendez-moi de tous les ennemis qui m'assiègent, et surtout de ceux que je porte avec moi et qui me trahissent ; veillez sur votre ouvrage, afin qu'il demeure digne de vous. Je veux obéir à vos lois, je le veux toujours, c'est ma volonté constante ; si jamais je vous désobéis ce sera malgré moi ; rendez-moi libre en me protégeant contre mes passions qui me font violence ; empêchez-moi d'être leur esclave et forcez-moi d’être mon propre maître en n'obéissant point à mes sens, mais à ma raison » (Livre IV, 652). À propos de cet extrait, Pierre Kahn affirme qu’il « est difficile de ne pas établir de parallèle entre ce texte et la théorie de la loi dans le Contrat social. De même, y obéir, en se mettant “sous la suprême direction” de la Volonté Générale garantissait 330 Anne-Marie 331

Drouin-Hans, art. cit., 2009.

Dans la continuité de Sénèque dans ses Lettres à Lucilius.

177

la liberté politique, de même Émile croit-il voir sa liberté personnelle sauvegardée par la “suprême direction” du gouverneur, véritable équivalent domestique de la Volonté Générale. Et le gouverneur forcera Émile à être libre, exactement comme la Loi quand elle s’impose à celui qui, dominé à nouveau par les “passions” de l’intérêt privé refuse ce qu’il a lui-même voulu »332. Certes, la continuité avec le Contrat social semble évidente. Pour autant, nous ne pensons pas que le gouverneur soit un « véritable équivalent domestique de la Volonté Générale ». C’est tout autrement qu’il nous semble possible de poser le problème de l’action du gouverneur dans le champ de la constitution du sujet. Si la fiction a été, pour Rousseau, un recours préférable à un système théorique, elle montre aussi, à la toute fin de l’Émile, ses limites quant aux résultats escomptés : on attendrait un Émile adulte autonome, sachant se dégager de l’autorité qui l’a élevé. Mais c’est tout le contraire qui advient à la fin de l’œuvre : Émile revendique sa docilité et la nécessité, une fois marié, d’être encore guidé par son gouverneur. Si l’objet de la philosophie éducative de Rousseau consiste à poser les conditions de l’émancipation au sens du gouvernement de soimême, alors le personnage même d’Émile et la fin du roman font du traité un modèle prescriptif dont les limites apparaissent comme paradoxales, si on les situe dans le projet d’une éducation à la liberté, à l’autonomie et à l’émancipation. Autrement dit, Émile ou de l’éducation ne va pas jusqu’au bout de l’émancipation au sens de la capacité à se gouverner soi-même, mais il permet pourtant de la penser. Comment comprendre ce paradoxe ?

332

Pierre Kahn, art. cit., 1990, p. 179.

178

2. L’émergence du souci de soi « Ce n'est pas simplement comme condition d'accès à la vie philosophique, au sens strict et plein du terme, qu'il faut se soucier de soi-même. (...) Ce principe qu'il faut s'occuper de soi-même est devenu, d'une façon générale, le principe de toute conduite rationnelle, dans toute forme de vie active qui voudrait en effet obéir aux principes de la rationalité morale », Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 11. Foucault s’est intéressé à la possibilité de former « une histoire du “souci de soi-même”, entendu comme expérience et aussi comme technique élaborant et transformant cette expérience »333 . Dans L’Herméneutique du sujet, il prend comme point de départ la notion d’epimeleia heautou334 , traduite chez les Latins par « cura sui ». Ce qui nous intéresse particulièrement dans ses analyses, c’est le nouvel ancrage tout à fait inhabituel à partir duquel il montre que l’on peut penser les rapports entre la subjectivité et la vérité. Des décennies d’études rousseauistes, depuis Starobinski, ont étudié les rapports entre ces deux grandes notions (la subjectivité et la vérité). Or, il nous semble que ces problèmes pourraient être posés autrement en partant de la tradition antique du souci de soi, telle qu’elle a été renouvelée par Michel Foucault. Afin d’expliciter et de justifier cette hypothèse du souci de soi, il nous faut revenir à l’émergence de ce principe dans la philosophie et tâcher de saisir ce que Rousseau a pu en faire. Dans son cours du 6 janvier 1982335 , Foucault explique que c’est à partir du gnôthi seauton que les rapports entre subjectivité et vérité ont été jusqu’à présent compris. Il retrace brièvement les différentes interprétations qui ont été données à ce principe du « connais-toi toi-même ». Inscrit sur le temple delphique, il pouvait renvoyer à la consultation des oracles et signifierait alors « fais donc attention en toi-même à ce que tu

333

Michel Foucault, Dits et écrits II, op. cit., 2001, p. 1032.

334

Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 4.

335

Ibid.

179

as besoin de savoir »336. D’autres interprétations vont dans le sens des conseils de prudence qui, dans le fond, ne sont pas à rattacher à la connaissance de soi, mais rappellent l’homme à sa condition de mortel : « il faut se rappeler sans cesse que l’on n’est après tout qu’un mortel et qu’on n’est pas un dieu, qu’il ne faut donc pas trop présumer de sa force ni s’affronter avec les puissances qui sont celles de la divinité »337 . Foucault constate que par-delà ces significations, c’est avec Socrate que le précepte est entré en philosophie, et il y est entré « d’une manière très significative, couplé, jumelé avec le principe du “soucie-toi de toi-même (epimelei heautou)” 338. Plus étonnant encore, la règle du “connais-toi toi-même” était soumise au précepte du souci de soi. De nombreux textes montrent en effet que le « connais-toi toi-même » apparaît « dans le cadre plus général de l’epimeleia heautou (souci de soi-même) comme une des formes, comme une des conséquences, comme une sorte d’application concrète, précise et particulière, de la règle générale : il faut que tu t’occupes de toi-même, il ne faut pas que tu t’oublies toi-même, il faut que tu prennes soin de toimême. Et c’est à l’intérieur de cela qu’apparaît et se formule, comme à la pointe même de ce souci, la règle “connais-toi toimême” »339. Foucault fait ensuite remonter à l’Alcibiade la naissance du souci de soi dans la réflexion philosophique340. À l’origine, l’impératif du souci de soi341, « était une vieille sentence dans la culture grecque »342 qui n’avait rien de philosophique mais était

336

Ibid., p. 6.

337

Ibid.

338

Ibid.

339

Ibid.

340

Ibid., p. 32.

341

« Il faut s’occuper de soi-même ».

342

Ibid., p. 32.

180

liée à un privilège économique, politique et social343. En outre, le souci de soi est une tradition spartiate relatée par Plutarque dont Rousseau a forcément eu connaissance344, ce qui nous conduit à tracer la filiation suivante : de même que Socrate, dans l’Alcibiade, part de l’impératif spartiate d’après lequel il faut se soucier de soi-même pour élaborer une philosophie du souci de soi, de même, Rousseau, grand lecteur de Plutarque et fervent admirateur de Sparte, a pu reprendre lui aussi cet impératif non philosophique pour élaborer une philosophie du sujet fondée sur le souci de soi. Dans l’Alcibiade, le souci de soi naît au moment où surgit la préoccupation de gouverner les autres. Socrate invite alors Alcibiade à se demander comment il a été formé. Alcibiade, après la mort de ses parents, a été confié au puissant et glorieux Périclès, mais celui-ci, commente Michel Foucault, « n'a pas été capable d'éduquer ses fils. Il en a eu deux, ce sont deux bons à rien. Par conséquent tu es mal tombé. Mais de ce côté-là il ne fallait pas compter beaucoup sur une formation sérieuse. Et d'autre part, ton tuteur Périclès a pris soin de te confier à un vieil esclave, vieil esclave qui était un monument d'ignorance et qui par conséquent n'a rien pu t'apprendre. Dans ces conditions, dit Socrate à Alcibiade, (…), il faut un petit peu que tu réfléchisses à toi-même, il faut que tu te connaisses toi-même ». Pour autant, se connaître soi-même, à ce moment du texte

343

Foucault cite une anecdote qu’il trouve chez Plutarque, à propos d’une question posée à un Spartiate au sujet des terres qu’ils (les Spartiates) possèdent en grand nombre sans les cultiver eux-mêmes. S’ils laissent des hilotes s’occuper de leurs terres c’est afin de pouvoir s’occuper d’eux-mêmes. Mais ce sens-là n’a rien de philosophique et il est lié à des privilèges sociaux. Socrate reprend alors l’expression du souci de soi (epimeleia heautou) pour fonder la grande théorie du souci de soi dans l’Alcibiade. Voir L’herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 33 sqq. Rousseau fait à maintes reprises référence à ses lectures de Plutarque, dans les textes autobiographiques, l’Émile et la Nouvelle Héloïse. Dans les Rêveries, il revient sur cette lecture qui a tracé bien des figures dans son imagination : « Dans le petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m’attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse ; c'est presque le seul auteur que je n’ai jamais lu sans en tirer quelque fruit » (Quatrième Promenade). 344

181

platonicien, c’est simplement « un conseil de prudence »345, et cela n’a aucunement le poids, la force du souci de soi. Dans Les Confessions, on retrouve bien ce thème de la défaillance de l’éducation, notamment lorsqu’il est question du frère de Rousseau : « J'avais un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenait la profession de mon père. L’extrême affection qu'on avait pour moi le faisait un peu négliger, et ce n'est pas cela que j'approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. (…) Enfin mon frère tourna si mal, qu’il s'enfuit et disparut tout à fait. Quelque temps après, on sut qu'il était en Allemagne. Il n'écrivit pas une seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là, et voilà comment je suis demeuré fils unique. Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n’en fut pas ainsi de son frère, et les enfants des rois ne sauraient être soignés avec plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui m'environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de la maison paternelle, on ne m'a laissé courir seul dans la rue avec les autres enfants, jamais on n'eut à réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu’on impute à la nature, et qui naissent toutes de la seule éducation » (Livre premier, 9-10). Dans la suite des Confessions, Rousseau évoque sa propre séparation avec son père et les rôles de guide et de maître que d’autres ont pu jouer : les Lambercier, Madame de Warens, etc. Tout cela est bien connu. Pour autant, cette évocation du père et du frère au Livre premier nous paraît décisive pour le problème qui nous occupe. Car, dans ce balancement entre deux images du père, dans ce discours au sujet de ce père à la fois aimant et en même temps négligent, se trouve une question essentielle, inhérente au souci de soi, à savoir : comment ai-je été formé ? Il nous semble que c’est cette question fondamentale qui constitue l’enjeu des premiers livres des Confessions ; c’est cette question qui signale, d’une part, les liens de réciprocité entre la connaissance de l’homme et son éducation (Émile), et d’autre part, l’éducation et la connaissance de soi (Les Confessions). Elle marque aussi le rapport de Rousseau à sa propre enfance : « En fait, pour parvenir aux sources, revenir à l’origine, il faut y être. Il faut non pas se souvenir de son 345Michel

Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 36.

182

enfance mais être en présence d’elle. Ou pour le dire autrement, il faut être enfant, avoir un père et que ce père soit absent. L’absence du père exécutée très rapidement (...) dans le récit des Confessions, est sans doute une clé fondamentale de la représentation de soi. Elle détermine le contact que Rousseau entretient avec sa propre enfance à travers la question de la paternité »346. Dans l’Émile, nous l’avons vu, le gouverneur supplée le père. Ce thème d’une défaillance de l’éducation parentale est crucial parce qu’il met sur la voie de la place que joue, dans le souci de soi, la question de Socrate : demande-toi comment tu as été formé. Nous verrons plus bas que c’est ce questionnement qui mène à la possibilité, pour l’éducation, d’être une pratique de soi où ce qui est en jeu, c’est la conversion à soi. Cet ancrage dans le questionnement sur la formation de soi apparaît non pas seulement comme une condition d’accès à la vérité pour le sujet, mais comme une façon de lier le sujet à la vérité. À propos de l’Alcibiade, Foucault rappelle encore que c'est Socrate qui invite son interlocuteur à considérer comment il a été formé et comment il pourrait pallier les défauts de son éducation. Dans ce contexte, le souci de soi est évoqué comme remède aux défauts de la pédagogie. Socrate constate en effet que la comparaison entre l’éducation spartiate et l’éducation athénienne ne se fait pas à l’avantage de cette dernière. Et de fait, il faut noter que l’Émile a également ce point de départ-là des défauts de la pédagogie : l’éducation, telle qu’elle se pratique en 1762, n’apprend pas à vivre, elle divise l’homme, l’éloigne de soi-même et de ce qu’il pourrait être dans toute la vérité de la nature et de sa nature. Le point de départ de ce projet est, explicitement, dans le texte de Rousseau, le constat de l’insuffisance de l’éducation. De la même manière, Socrate, dans l’Alcibiade, a eu besoin de partir de l’insuffisance de l’éducation grecque pour justifier le souci de soi, ce qui fait dire à Michel Foucault que le souci de soi s’inscrit « à l’intérieur du déficit pédagogique »347. Dans l’Émile, Rousseau pointait déjà 346

Anne Chamayou, « La Réminiscence : une écriture des marges ? », L'Ombre du souvenir, dir. J.-Y. Laurichesse, Classiques Garnier, 2011, p. 83-102. 347

Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 38.

183

les risques du manque d’éducation. Ces risques ne renvoient pas au fait de réussir ou de manquer sa vie socialement. Le premier risque, le plus grand risque du manque d’éducation est de ne pas être capable de se soucier de soi. Le telos de l’éducation naturelle, ce qui est visé par elle, pourrait bien être le souci de soi, entendu comme pratique dirigée vers soi. Celui qui se soucie de lui-même agit librement, il n’est pas l’esclave de l’opinion, mais il est conscient tout à la fois de ses limites et de ses forces. Dans l’Émile, la pratique du souci de soi n’est pas celle du jeune aristocrate qui doit savoir se gouverner pour gouverner la cité. Chez Rousseau, le souci de soi fait partie du gouvernement de soi qu’il manifeste, en tant que réponse à ces deux questions : quelles fins peut-on poursuivre ? Que peut-on faire de soi-même ? Ces questions, nous semble-t-il, sont communes à l’Émile et aux Confessions. Le traité d’éducation vise à montrer comment former l’homme et quels sont les effets de cette formation. À partir de là, il est possible de comprendre le souci de soi comme relevant de la dunamis, au sens de l’exercice d’une capacité qui pourrait venir de l’éducation. Cela oblige à opérer une distinction : le souci de soi, chez Platon, serait de l’ordre du principe, et chez Rousseau, il renverrait plutôt à l’exercice d’une capacité, capacité à reconnaître les besoins qui viennent de la nature, à les distinguer des désirs engendrés par la société. Dans l’Émile, le gouverneur est celui qui est compétent pour mener son élève au souci de soi. Il semble en effet possible de relire l’Émile dans cette perspective-là : l’éducation selon la nature comporte des exercices qui, conduits à l’initiative du gouverneur, sont autant de moyens de s’exercer au souci de soi. Par exemple, se soucier de soi, dans l’Émile, c’est être courageux devant les épreuves, devant la maladie et la mort. D’où cette question à laquelle le souci de soi forme une réponse : qu’est-ce que l’homme éduqué par rapport à celui qui ne l’est pas ? Le souci de soi se mesure à l’aune de la paideia : il s’agit de s’interroger sur les conditions de la formation de l’homme accompli qui sera capable de se soucier de lui-même. Le souci de soi semble ainsi être l’enjeu majeur de l’éducation naturelle, dont l’écriture de l’Émile dresse le plan qui servira de fondement et de foyer de réflexions aux Confessions. Car les pratiques d’écriture de Rousseau peuvent être comprises comme des moyens d’interroger philosophiquement l’éducation et sa propre vie à propos de

184

l’émergence du souci de soi : qu’est-ce que l’homme capable de se soucier de lui-même par rapport à celui qui, plutôt que de suivre ce qui lui convient, suit aveuglément les diktats de la société, ou encore, dirait Rousseau, l’opinion ? Le souci de soi peut être situé à différents moments de la vie. Premièrement, Foucault, dans l’Alcibiade, le situe au moment où le jeune homme sort de l’éducation ; deuxièmement, il le pose comme « une fonction générale de toute l’existence dans l’Apologie »348. Chez Rousseau, l’on retrouve bien ces deux grands moments du souci de soi. Le souci de soi, dans l’Émile, apparaît « comme un moment nécessaire dans la formation du jeune homme »349 alors que dans Les Confessions et dans les Rêveries il relève d’« une fonction générale de toute l’existence »350 : se soucier de soi, dans l’écriture autobiographique, c’est s’interroger sur la manière dont on vit et dont on se conduit soi-même. Ce point de basculement, que Foucault repère chez Platon et que nous identifions chez Rousseau, donne au souci de soi la forme d’une « obligation permanente de tout individu tout au long de son existence »351 qui existait déjà dans les philosophies épicuriennes et stoïciennes. Cette obligation porte sur la conduite de soi par soi et l’écriture autobiographique, telle que Rousseau la pratique, l’examine sous des formes diverses (notamment l’aveu et la rêverie). En outre, prendre soin de soi, implique de se connaître soi-même. En effet, la « technique qui permet de s’améliorer soi-même, pourrions-nous la connaître sans savoir ce que nous sommes nous-mêmes ? »352 Le problème de la connaissance de ce soi dont il faut s’occuper353 est le suivant : « celui qui connaît l’une des choses relatives à son corps connaît ce qui est 348

Ibid.

349

En effet, dans l’Alcibiade, la pratique du souci de soi concerne le jeune aristocrate destiné à gouverner les hommes. 350

Ibid.

351

Ibid., p. 39.

352

Platon, Alcibiade, 128e, in Platon Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Paris, 2008, Flammarion, p. 33. 353

Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 39.

185

à lui, mais ne se connaît pas lui-même »354 . Or, se connaître soimême est la condition qui mène au gouvernement de soi, dont le souci de soi est un aspect essentiel. Autrement dit, se soucier de soi implique un questionnement que Rousseau s’approprie pour lui-même, dans l’œuvre autobiographique, après en avoir, en amont dans l’Émile, pensé et pesé les enjeux. L’écriture de Rousseau procède ainsi d’un mouvement qui part des concepts de l’éducation pour aller vers l’herméneutique de soi. Le savoir éducatif du traité est infléchi pour penser la formation du sujet dans Les Confessions. D’où des effets de discours entre les deux textes. Car le langage qui se fait entendre dans Les Confessions est celui de la formation de soi. L’éducation est donc bien, comme l’écrit Derrida, « la pièce maîtresse de la pensée rousseauiste »355 . Elle opère dans l’analyse de soi en maintenant l’interrogation sur la formation de soi. Les événements racontés dépassent alors l’anecdote pour jouer un rôle herméneutique. Comment ai-je été formé ? Quelles conclusions dois-je en tirer ? Le récit de l’enfance de Rousseau est traversé par ces questions qui sont autant de logoi de l’Émile sur les grandes idées éducatives de Rousseau. Ainsi, dans le Livre I des Confessions, se trouve l’Émile palimpseste sur la question du développement tardif de la raison et des dangers de la lecture356 : « En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses, que j'éprouvais coup sur coup, n’altéraient point la raison que je n'avais pas encore ; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir ».

354

Platon, Alcibiade, op. cit., 2008, 131a.

355

Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., 1967, p. 209.

« La lecture est le fléau de l'enfance et presque la seule occupation qu'on lui sait donner. À peine à douze ans Émile saura-t-il ce que c'est qu’un livre » (Livre II, 357). 356

186

On le voit, l’intensité des grandes idées de l’Émile surgit dans l’autobiographie au sein de passages comme celui-ci, où l’herméneutique de soi se métamorphose, dans l’écriture, en commentaire du traité d’éducation. Les logoi de l’éducation forment des repères à partir desquels Rousseau pense la formation de son caractère : si la raison est bien une faculté tardive, alors ce qui fait la singularité de son caractère ne peut s’expliquer que par la puissance des « émotions confuses ». Le livre I des Confessions apparaît comme le récit de ce qui est digne d’être raconté du point de vue de la formation de soi. On y lit le développement de la raison, le sentiment, la sensibilité, les bienfaits de la vie campagnarde, la liberté, etc. Écrire l’Émile, on peut le supposer, a pu être pour Rousseau une incitation à considérer comment lui-même a été formé et comment il a poursuivi la formation de soi-même. Les références à Plutarque disent ce rapport entre la formation de soi et le discours autobiographique. En effet, il y a chez Rousseau maints usages de Plutarque, et c’est une lecture dont les rapports avec l’autobiographie sont complexes. L’évocation de ses lectures joue, dans Les Confessions un rôle d’importance. Elle montre que Rousseau pense son enfance dans Les Confessions en mettant l’éducation qu’il a reçue à l’épreuve de l’Émile. Dans l’extrait cité ci-dessus, il attribue ainsi à la lecture précoce des livres ce qui constitue pour lui un défaut de son caractère, à savoir qu’il a de la vie humaine « des notions bizarres et romanesques » dont il n’est jamais parvenu à se défaire. Singulièrement, ces notions, qui ont pris leur source dans des « émotions confuses », lui ont formé une « raison » que Rousseau ne définit pas. Il est possible de comprendre l’existence de cette raison qui siège dans les émotions, comme un principe à l’origine de ses manières de se comporter dans la vie. La suite des Confessions le confirme. Rousseau, en effet, se voit souvent, dans ses relations aux autres, la proie de ces notions qui sont autant de « visions romanesques » qui mettent en péril le gouvernement de soi-même : « J'avais vingt ans passés, près de vingt et un. J'étais assez formé pour mon âge du côté de l’esprit, mais le jugement ne l'était guère, et j'avais grand besoin des mains dans lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire : car quelques années d’expérience n'avaient pu me guérir encore radicalement de mes visions romanesques, et malgré tous les maux que j'avais soufferts, je

187

connaissais aussi peu le monde et les hommes que si je n'avais pas acheté ces instructions » (Confessions, Livre Cinquième). Cet extrait des Confessions montre que l’éducation que Rousseau a construite dans l’Émile constitue un point de vue sur soi dans l’écriture autobiographique. Ce point de vue permet de déployer, dans le récit autobiographique, l’« accès de l’individu au statut de sujet »357 dans la relation à l’autre. Les analyses de Foucault sur le souci de soi en tant que rapport à soi permettent de mieux comprendre le texte de Rousseau en ce qu’elles ouvrent deux champs de réflexions. D’une part, elles ouvrent sur un questionnement sur les relations à soi dans leur articulation avec les relations à l’autre, et plus particulièrement en tant qu’elles sont des relations de gouvernement de l’autre. Et d’autre part, elles ouvrent sur des problématiques autour des conduites de soi : qu’est-ce que cela signifie être capable de se gouverner ? Être capable de se conduire ? Qu’y-a-t-il dans la relation à l’autre qui permette de penser la relation à soi ? Ou encore, que dit la relation à l’enfant, de ce que peut être la relation à soi et le gouvernement de soi ?

3. Dire la conduite de soi L’articulation des relations à soi aux relations aux autres et le gouvernement de soi-même forment le nœud des problèmes qui se sont posés à Rousseau dans l’écriture de soi. La pensée éducative admet que le gouvernement de l’autre, en ce qu’il implique une attitude de responsabilité et de vigilance, est un mode de la relation à autrui, relation entendue comme un exercice éthique. Dans l’Émile, cet exercice consiste d’abord à décider des lignes de partage entre ce qui est bon pour l’enfant et ce qui est mauvais, entre ce qu’il convient de ne pas faire (selon l’éducation négative) et de faire. Comment établir ce partage qui est au fondement même du gouvernement de l’enfant ? Nous l’avons vu, le gouverneur adosse ses choix à la nature, en ce qu’elle détermine, pour chacun, ce qui lui convient. À partir de ce postulat, la relation pédagogique s’engage dans deux directions complémentaires. D’une part, elle est renvoyée au point de vue de l’ici et maintenant du temps de l’enfance : qu’est-ce qui convient à l’enfant et à ses besoins 357

Michel Foucault, Subjectivité et vérité, op. cit., 2014, p. 97.

188

immédiats ? De cette préoccupation naît l’attitude générale à l’égard de soi-même que le gouverneur entend développer chez son élève : l’individu éduqué, gouverné selon la nature sera capable d’envisager le rapport à soi en tant qu’il est constitutif du principe du souci de soi. D’autre part, la relation surgit sur l’horizon de l’émancipation en train de se constituer. Pour autant, la relation pédagogique ne s’affirme pas dans le tracé d’une temporalité qui engloberait la totalité d’un programme éducatif. Mais a contrario, elle se saisit de la densité qui se dégage du point indivisible de l’injonction vitale du présent et de l’image du futur se dessinant dans la figure, encore lointaine, de l’adulte émancipé : « Je fais son bien dans le moment présent en le laissant libre ; je fais son bien dans l'avenir en l'armant contre les maux qu'il doit supporter » (Livre II, 313). De là une propriété de l’éthique de la relation à l’autre et à soi que Rousseau construit en faisant jouer, dans l’exercice du gouvernement de l’autre, la conduite d’autrui, le gouvernement de soi et l’éducation, qui sont autant de pôles permettant de penser la relation à soi et le discours sur soi. Cette propriété a quelque chose à voir avec le kairos. Elle dit l’intelligibilité de l’instant, elle dit le moment où, ce qui est latent, s’ouvre sur une profondeur et sur une révélation de la vérité de l’autre et de soi. C’est le gouverneur, qui sait déjà de l’enfant ce que l’enfant ignore lui-même358 . C’est aussi le moment où la connaissance de soi forme, avec les problématiques de l’éducation, les ressources à partir desquelles l’identité peut s’affirmer et le sujet se gouverner. Autrement dit, la relation pédagogique permet de penser la relation à soi en ce qu’elle implique la fulgurance de ces instants où l’individu accède à la connaissance de soi. Dans l’Émile, l’élève du gouverneur apprend à se connaître à partir de circonstances créées, imaginées par son maître, qui sont autant de moments où l’épreuve de soi peut devenir manifestation de soi. C’est ce qu’il se passe, par exemple, dans le texte suivant : « Je vois de Par exemple au Livre II, p. 394 : « Ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, monsieur le chevalier s'avisa de soupçonner enfin que bien courir pouvait être bon à quelque chose, et voyant qu’il avait aussi deux jambes il commença de s'essayer en secret. Je me gardai d'en rien voir ; mais je compris que mon stratagème avait réussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa pensée, il affecta de m'importuner pour avoir le gâteau restant » (nous soulignons). 358

189

petits polissons jouer sur la neige, violets, transis, et pouvant à peine remuer les doigts. Il ne tient qu’à eux de s’aller chauffer, ils n'en font rien ; si on les y forçait ils sentiraient cent fois plus les rigueurs de la contrainte qu'ils ne sentent celles du froid. De quoi donc vous plaignez-vous ? Rendrai-je votre enfant misérable en ne l'exposant qu’aux incommodités qu'il veut bien souffrir ? Je fais son bien dans le moment présent en le laissant libre ; je fais son bien dans l'avenir en l'armant contre les maux qu'il doit supporter » (Livre II, 313). Ce tableau des jeux enfantins permet à Rousseau d’affirmer la nécessité d’habituer l’enfant aux contraintes naturelles, faisant ainsi « son bien dans l’avenir en l’armant contre les maux qu’il doit supporter ». Le contraindre à s’aller réchauffer serait lui imposer des incommodités bien plus rudes que celles du froid. L’éducation selon la nature consiste à expérimenter, en toute liberté, des contraintes naturelles, comme ici avec le choix de supporter les rigueurs hivernales au profit d’un amusement. Pour Rousseau, cette capacité à supporter la dépendance des choses est une disposition naturelle qui peut s’observer chez des enfants en plein exercice de leur liberté. En revanche, les rigueurs qui viennent des hommes et de la société, ne sont vécues par lui que comme des contraintes dénuées de signification. Si l’enfant s’habituait à ces contraintes plutôt qu’à celles de la nature, il courrait le risque de devenir un membre tout aussi corrompu que la société dans laquelle il vit, et serait incapable, plus tard, de supporter des rigueurs bien plus pénibles comme par exemple la maladie et la crainte de la mort. Ce spectacle des « petits polissons » jouant sur la neige, tableau à la fois simple et magnifique, met en scène l’idée, fondamentale dans la pensée éducative de Rousseau, de l’expérimentation de la dépendance des choses, dans l’objectif de se garantir des maux à venir. L’enfant, par le jeu et la jouissance de la liberté, fait ainsi l’apprentissage du gouvernement de soi. Rousseau veut un élève robuste, sain et vigoureux dans son corps. Mais c’est pour faire de lui un homme libre, c’est-à-dire un homme dont la conscience de ses limites, comme de ses possibilités, lui viennent de la nature, des choses, et non des hommes ou de leur société. Dans ce texte, l’enfant manifeste, en même temps qu’il la construit, sa capacité à résister et à se gouverner. À travers cet exemple, Rousseau montre que l’éducation est l’expérience fondatrice

190

qui, tout au long de sa vie, renvoie l’homme à sa vérité morale et l’amène à se dépasser, à se créer, à se gouverner. La relation à soi se forme, se déploie en un mouvement constant, propre à la relation à l’autre que l’éducation a l’art d’instaurer. Car penser le rapport à soi dans le sillage de la relation pédagogique, implique que surgisse une création inédite, qui est création de soi par le truchement d’un autrui. La relation rend donc également compte de l’action du maître, de ses capacités à s’adapter aux progrès de l’enfant et aux situations qu’il rencontre. Le gouverneur est un maître capable d’isoler ce que les expériences contiennent de densité, rendant ainsi l’autre créateur de soi-même en élargissant le champ de ses expériences, de telle manière que l’éduqué puisse en découvrir et en inventer de nouvelles. Ainsi, la figure de l’enfant surgit dans le paysage éthique pour nous permettre de penser une relation à soi émancipatrice, émancipation entendue comme une modalité du gouvernement de soi. Qu’en est-il dans Les Confessions ? Rappelons que d’après les analyses de Michel Foucault dans ses cours sur le gouvernement de soi et des autres, le gouvernement de soi consiste d’abord à dire vrai sur soi-même. Poser la question du gouvernement de soi, c’est donc s’interroger sur « l’obligation et la possibilité de dire vrai », en tant que cette obligation et cette possibilité « peuvent montrer comment l’individu se constitue comme sujet dans le rapport à soi et dans le rapport aux autres »359. Cette question rejoint la notion de parrêsia, dans le sens du « tout dire »360. Dans Les Confessions, tout dire serait avouer, se confesser, se soumettre au jugement d’autrui afin que la vérité soit rétablie. Tout cela est bien connu : la condamnation de l’Émile a fait passer Rousseau pour un monstre et il est demeuré incompris, comme il l’écrit au Livre XII des Confessions : « Ce qu'il y a de plus bizarre est qu'en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents qu’ils n'ont pas, ils sont toujours prêts à m'en prêter de si mauvais, qu'ils ne sauraient même entrer dans un cœur d’homme ; ils trouvent alors tout simple de me mettre en 359

Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., 2008, p. 42. 360

Voir la troisième partie de ce livre.

191

contradiction avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu'il n'en peut même exister. Rien d'absurde ne leur paraît incroyable dès qu'il tend à me noircir ; rien d'extraordinaire ne leur paraît possible dès qu'il tend à m’honorer ». Mais la démarche même de l’aveu, si nous la considérons du point de vue de l’expiation des fautes, nous semble paradoxale du point de vue du souci de soi. Nous essayons de penser la relation à soi à partir de la relation à l’autre. L’hypothèse que nous défendons consiste à dire que la relation à soi qui peut faire surgir la vérité de soi, peut être pensée à partir de la relation pédagogique. Or, la relation qui se crée entre celui qui confesse ou avoue ses fautes (le « Je » des Confessions), et celui qui les écoute et les juge (le lecteur) ouvre un certain nombre de problèmes. En effet, qu’est-ce qu’un aveu et qu’estce qu’une confession ? Si l’on suit les analyses de Foucault, l’aveu est une pratique de la vérité qui correspond au « moment où le sujet s’objective lui-même dans un discours vrai »361. Or, qu’est-ce qui est rattaché à l’aveu en tant que vérité qui se manifeste, sinon un lien d’obligation à la vérité qui tend à la renonciation de soi ? Que faut-il au regard intérieur, au regard sur soi-même, pour que le sujet soit sujet de vérité ? Certes, l’aveu traduit un regard intérieur et il est une manifestation de la vérité, mais permet-il pour autant une pratique et une herméneutique de soi ? À quelles conditions l’aveu peut-il être, selon les termes de Foucault, un régime de vérité indexé à la subjectivité ? L’acte de vérité qui peut être pensé en termes de processus de subjectivation suppose de découvrir une vérité à l’égard de soi-même. Et sur ce point nous pouvons dire que ce ne sont pas les aveux qui, dans Les Confessions, ont cette fonction auto-alèthurgique, au sens de la manifestation de la vérité sur soi-même.

361

Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 317.

192

Paradoxalement, peut-être, ce n’est pas lorsque Rousseau confesse, par exemple, ce « dangereux supplément »362 qu’il manifeste la vérité de soi. Bien sûr, Rousseau, dans Les Confessions, joue parfaitement le jeu de l’aveu. La fessée, les bêtises enfantines, le ruban, les amours cachés, les désirs coupables ou honteux. Dans le Livre II des Confessions, il rend compte de la difficulté de se livrer au regard de l’autre, y compris lorsqu’il est possible, par cette pratique, d’apaiser sa conscience. Mais le problème de l’aveu, est qu’il se trouve du côté de la faute et de la culpabilité. Le vol du ruban et l’accusation de Marion sont d’ailleurs décrits comme des crimes, dans un langage judiciaire : « Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime, comme s’il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu Expression de Derrida dans De la grammatologie à propos de l’aveu de la masturbation : « Voici l'irruption du dangereux supplément dans la nature, entre la nature et la nature, entre l'innocence naturelle comme virginité et l'innocence naturelle comme pucelage : « En un mot, de moi à l'amant le plus passionné il n'y avait qu'une différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état presque inconcevable à la raison. » Ici, l'alinéa ne doit pas nous dissimuler que le paragraphe qui suit est destiné à expliquer la « différence unique » et 1’« état presque inconcevable à la raison ». Rousseau enchaîne : « J'étais revenu d'Italie, non tout à fait comme j'y étais allé ; mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J'en avais rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avais senti le progrès des ans ; mon tempérament inquiet s'était enfin déclaré, et sa première éruption, très involontaire, m'avait donné sur ma santé des alarmes qui peignent mieux que toute autre chose l'innocence dans laquelle j'avais vécu jusqu'alors. Bientôt rassuré j'appris ce dangereux supplément qui trompe la nature et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur et parfois de leur vie » (Pléiade, I, pp. 108-109). On lit dans l'Emile (L. IV) : « S'il connaît une fois ce dangereux supplément, il est perdu ». Dans le même livre, il est aussi question de « suppléer en gagnant de vitesse sur l’expérience » (p. 437), et de 1'« esprit » qui « supplée » les « forces physiques » (p. 183). L'expérience de l'auto-érotisme est vécue dans l'angoisse. La masturbation ne rassure (« bientôt rassuré ») qu'à travers cette culpabilité que la tradition attache à cette pratique, obligeant les enfants à assumer la faute et à intérioriser la menace de castration qui l'accompagne toujours. La jouissance est alors vécue comme perte irrémédiable de substance vitale, comme exposition à la folie et à la mort. Elle se produit « aux dépends de leur santé, de leur vigueur et quelque fois de leur vie », in Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit., 1967, p. 208-209. 362

193

tranquille, il m'a moins tourmenté ; mais au milieu d’une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocents persécutés : il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à Mme de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience, et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d'écrire mes Confessions ». Dans ce texte, l’aveu fait du lecteur des Confessions un juge. Cette juridification du lectorat fait écho à l’évocation du tribunal de Dieu au Livre I : « Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge ». Dès l’ouverture des Confessions, Rousseau en appelle donc à ses lecteurs et à Dieu pour régler ses litiges avec ses contemporains. Or, le jugement instaure une relation de pouvoir impliquant des procédures qui mettent en scène une victime, un coupable et des accusations que le philosophe rappellera dans Rousseau juge de JeanJacques. Le juge est celui qui rétablit la vérité aux yeux du monde. Il innocente ou condamne. À partir des aveux de Rousseau et de son désir de tout dire, il serait possible de reprendre l’une des questions de Foucault dans ses cours au Collège de France : « Pourquoi est-ce que le pouvoir (et ceci depuis des millénaires dans nos sociétés) demande aux individus de dire non seulement “me voilà, me voilà moi qui obéis”, mais leur demande de plus de dire “voilà ce que je suis, voilà ce que j’ai vu, voilà ce que j’ai fait” ? »363. N’est-ce pas ouvertement ce que l’on entend au début des Confessions : « Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus » ? En se racontant, le philosophe se montre pris dans des relations de pouvoir, dont certaines, celles des cercles 363

Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., 2012, p. 81.

194

mondains, sont des micro-pouvoirs. D’autres, plus étendues, plus nocives peut-être, renvoient à la censure et à la persécution. Pratique discursive codifiée, ancienne ; fondée sur des conventions entre celui qui avoue et celui qui écoute, l’aveu est pris dans le jeu du pouvoir en même temps que dans le jeu discursif du vrai-faux. Avouer est donc moins manifester la vérité de soi, qu’entrer dans un jeu de pouvoir en se conformant à des pratiques qui visent le récit des fautes, des erreurs, des manquements. Cela est particulièrement vrai lorsque le discours sur soi porte sur la sexualité et le désir. Ainsi, lorsque Rousseau évoque ses fantasmes de soumission, le discours sur soi vise-t-il la constitution du sujet ou bien rejoint-il des pratiques punitives et culpabilisantes qui bâtissent leurs châtiments sur l’idée du péché originel ? Lorsque le « je » des Confessions met son lecteur en position de le juger, il ne se constitue pas en sujet de vérité. Mais il se soumet à un pouvoir, il se lie à une vérité qui a l’asservissement et la culpabilité pour principes, montrant ainsi les limites de l’ambition de tout dire. Aussi l’écriture des Confessions semblet-elle fondée sur un paradoxe : l’aveu, en tant que discours vrai, ne dit pas la constitution du sujet en tant que sujet de vérité, car le rapport qu’il instaure à soi-même est fait de culpabilité et de jugement. Cela signifie-t-il pour autant que toute forme d’aveu empêche tout rapport adéquat à soi-même ? La difficulté, finalement, porte peut-être moins sur la posture de l’énonciateur de vérité, que sur celle du lecteur, qui, en devenant juge, enferme Jean-Jacques364 dans des relations de pouvoir dont le « je » de l’autobiographie prétendait s’émanciper. La position que Rousseau fait occuper à son lecteur est donc fort délicate ! En se référant au Traité des Passions de Galien, Foucault fait remarquer que le souci de soi, le gouvernement de soi et la connaissance de soi ont besoin du regard de l’autre. On retrouve ici ce qui, finalement, est au fondement de la relation pédagogique : « Ceux qui se passent de la direction des autres tombent comme des feuilles en automne, dira la spiritualité chrétienne. (...) Galien disait déjà : quand on se passe du jugement des autres pour l’opinion qu’on a de soi-même, on tombe souvent. En revanche, (...) se trompent rarement ceux qui s’en sont remis à d’autres pour ce qui est du constat de leur 364

Nous désignons ici l’énonciateur des Confessions.

195

propre valeur »365. Si l’on admet l’hypothèse que Les Confessions, dans leurs résonances avec les logoi de l’éducation, constituent la forme moderne du principe stoïcien du souci de soi, alors les aveux de Rousseau peuvent être compris non plus comme une entreprise de justification de soimême et d’expiation des fautes, non plus seulement comme la recherche d’une transparence du langage, mais ils peuvent être lus en tant qu’ils s’articulent à un autre discours, qui est un discours de gouvernementalité. En effet, l’on peut comprendre les aveux des Confessions en tant qu’ils sont articulés à un autre discours vrai sur soi-même qui est un discours du gouvernement de soi. Car ce n’est pas l’aveu, en tant que mise en scène de la culpabilité, qui est un rapport de soi à soi-même, c’est l’aveu, dans le souvenir qu’il contient. Autrement dit, le récit autobiographique fait sens du point de vue d’une éthique de la réminiscence : qu’est-ce qui vaut la peine d’être mémorisé, non pas dans le but d’expier la culpabilité, mais pour agir sur soi ? L’écriture de soi, dans ces conditions, dévoile l’arrêt de celui qui réfléchit sur sa vie pour la confronter aux préceptes qu’il s’est donnés. En ce sens, l’écriture de soi est bien, selon l’expression de Foucault, une « technologie de soi », c'est-à-dire une « réflexion sur les modes de vie, sur les choix d'existence, sur la façon de régler sa conduite, de se fixer à soi-même des fins et des moyens »366 . Il semble que c’est bien cela que fait Rousseau dans ses Confessions, œuvre qui apparaît comme la mise en pratique des idées du philosophe sur ce qu’il appelle au Livre IX « la morale sensitive ». Rousseau projetait en effet de rédiger un ouvrage qui devait s’appeler « le matérialisme du sage » : « L'on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes, et semblent se transformer en des hommes tout différents. Ce n'était pas pour établir une chose aussi connue que je voulais faire un livre : j’avais un objet plus neuf et même plus important ; c'était de chercher les causes de ces variations, et de m’attacher à celles qui dépendaient de nous, pour montrer comment elles 365

Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., 2008, p. 44. 366

Michel Foucault, Subjectivité et vérité, op. cit., 2014, p. 301.

196

pouvaient être dirigées par nous-mêmes367, pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de nous ». Ce projet de livre laisse à penser que l’unité de la pensée de Rousseau peut être située dans le champ de la conduite de soi. À ce sujet, le Livre II des Confessions contient un texte décisif. Le philosophe y explicite ce qui constitue, nous semble-t-il, le principe fondateur du gouvernement de soi tel qu’on le trouve dans Les Confessions, à savoir « éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts » : « Cette conduite d'un père dont j'ai si bien connu la tendresse et la vertu m'a fait faire des réflexions sur moi-même qui n'ont pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J'en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d'usage dans la pratique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d'autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincère amour de la vertu qu'on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s'en apercevoir, et l'on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d’être juste et bon dans l’âme. Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur, et mise en pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m'ont donné l'air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m'a imputé de vouloir être original et faire autrement que les autres. En vérité, je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autrement qu'eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l'intérêt d'un autre homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là ». La notion de « conduite » rend explicite le gouvernement de soi et des autres tel qu’on peut le trouver dans l’Émile et l’œuvre autobiographique. Elle appartient au champ de l’éducation, depuis l’étymologie même de « pédagogie ». En effet, « la pédagogie est un mot grec qui désignait le rôle de l’esclave menant les enfants sur le chemin de l’école, puis celui du précepteur, et de l’éducateur. Nous avons gardé du grec l’idée métaphorique de conduite et d’éducation des enfants, mais dans l’usage contemporain, elle est à la fois collective, institutionnelle et morale. Bien que l’idée d’“accompagnement” 367

Nous soulignons.

197

ait quelque vogue de nos jours, elle est chargée d’une connotation parathérapeutique (et parfois charitable) dans des situations individuelles (on “accompagne” un mourant, on “soutient” un malade), et elle ne désigne pas l’essentiel de l’action pédagogique ni ne correspond à son histoire »368 . L’éducation, en tant qu’art de conduire les autres, devient donc, dans Les Confessions, l’art de se conduire soi-même. Ainsi, lorsque Rousseau réfléchit aux mobiles de ses actions, lorsqu’il élabore ses propres règles de conduite et décide de suivre sa raison, ne met-il pas en marche, même rétrospectivement, même dans l’écriture, ce grand principe de l’Émile que nous avons étudié dans la deuxième partie de cet ouvrage, à savoir que l’être humain augmentera sa puissance369, sera, enfin, « l'unité numérique, l'entier absolu qui n'a de rapport qu’à luimême ou à son semblable » (Livre I, 249) s’il parvient à agir sur les situations et à composer des rapports avec les objets du monde ? Le grand enjeu de l’Émile et des Confessions serait donc la conduite de soi et le matérialisme du sage, comme le montre le discours du gouvernement de soi des Confessions : « Allais-je donc, pour prix des bontés de la mère, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et l'enfer dans sa maison ? Cette idée me fit horreur ; je pris bien la ferme résolution de me combattre et de me vaincre si ce malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m'exposer à ce combat ? Quel misérable état de vivre avec la mère, dont je serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon cœur. Quelle nécessité d'aller chercher cet état, et m'exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j'avais d’avance épuisé le plus grand charme ? Car il est certain que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité ; le goût du plaisir y était encore, mais la passion n’y était plus. À cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation, à mes devoirs, à cette Maman si bonne, si généreuse, qui, déjà chargée de dettes, l'était encore de mes folles dépenses, qui s'épuisait pour moi, et que je trompais si 368

Laurence Cornu, Alain Vergnioux, La didactique en question, Paris, Hachette éducation, CNDP, 1992, p. 10. 369

Pour le dire en termes spinozistes.

198

indignement. Ce reproche devint si vif qu'il l'emporta à la fin » (Les Confessions, Livre Sixième, 259). Sans doute est-ce bien à partir des conduites de soi qu’il est possible de parler de vérité à propos du sujet, dans le sens où la vérité surgit dans ce qui dit la relation à soi. L’art de gouverner les autres, dans le traité d’éducation, rejoint, dans Les Confessions, celui de se gouverner soi-même. Car l’éducation permet de conduire sa vie et de faire usage de la raison, en sélectionnant ce qui nous convient ou non. Aussi le grand but que Rousseau assigne à l’éducation est-il sans doute celuici : devenir le gouverneur de soi-même. Tout au long de sa vie. Il semble ainsi que le vieillard des Rêveries, sur cette question du gouvernement de soi, regarde l’enfant du traité d’éducation. Il le regarde et se livre à une ultime pratique d’écriture, qui est une dernière pratique de soi, à l’intérieur d’un processus de subjectivation, concept qui « recueille aussi le sens de “pratique de soi”, puis même d’une éthique de soi, qui est aussi une “esthétique de l’existence”370 ». Car c’est toute la vie qu’il faut se soucier de soi-même, c'est-à-dire de la manière dont on vit. Il faut, selon les Stoïciens, « faire tendre sa vie le plus vite possible vers son objectif qui est l’accomplissement de soi dans la vieillesse »371 . Alors, « hâtons-nous d’être vieux »372.

370

Michel Foucault, « Une esthétique de l’existence », Le Monde, 15-16 juillet 1984, repris dans Dits et écrits, volume 4, texte n°357. Cité par Laurence Cornu. 371

Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 127.

372

Ibid.

199

4. L’écriture comme « pratique de soi » « On hésite parfois à nommer stoïcienne une manière concrète ou poétique de vivre, comme si le nom d’une doctrine était trop livresque, trop abstrait pour désigner le rapport le plus personnel avec une blessure. Mais d’où viennent les doctrines sinon de blessures et d’aphorismes vitaux, qui sont autant d’anecdotes spéculatives avec leur charge de provocation exemplaire ? » Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 174. Dans les Rêveries du Promeneur solitaire, Rousseau crée avec le monde un rapport radical, puisqu’il s’en retire. Se retirer du monde, c’est fuir la société des hommes. Et c’est aussi mourir. Singularité d’une écriture dont l’équilibre se joue constamment sur une tension entre la vie et la mort. Chaque promenade peut, en effet, être lue d’une part, comme une approche inévitable de la mort, et d’autre part, comme un élan vital que l’énonciateur ne cesse de recréer dans l’écriture. Cet élan prend forme dans la possibilité, même au bord de la tombe, même dans la solitude de la persécution, de tenir un langage qui dise l’authenticité du rapport à soi. En ce sens, l’écriture est une pratique de soi. Car les Rêveries ont été écrites au moment où il faut authentiquement être soi. Celui où il faut mourir, dans un dernier souffle de vérité. Car la mort n’est pas seulement un événement, elle est aussi l’ultime retrait du monde, l’ultime instant de vérité, vers lequel tend l’écriture des Rêveries. Ainsi, l’on ne saurait perdre de vue, en lisant la dernière œuvre de Rousseau, l’issue inéluctable qui attend le promeneur… La dernière rêverie est une promenade inachevée. Au fil des pages, le lecteur n’a cessé de pressentir que la fin des promenades sera donnée par la mort. Et c’est bien elle qui eut le dernier mot. Nous le savions depuis l’Émile : il faut se soumettre à la dépendance des choses. Il y a certes, dans la littérature, de nombreuses œuvres restées inachevées du fait de la mort de leur auteur. Mais les Rêveries sont peut-être le seul texte qui ne pouvait pas se terminer autrement. Rousseau écrit qu’il « commence à quitter sa dépouille » (Cinquième Promenade p. 1049) et la proximité de la mort est explicitement marquée tout au long de

200

l’œuvre : « le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, et déjà je sens qu’il touche à sa fin » (Septième Promenade, p. 1060). La mort se dit et se loge au sein de l’écriture autobiographique. Les Rêveries mènent à la mort et, de la même façon que pour un Stoïcien le terme donne son sens à la vie, dans les Rêveries, le terme donne son sens à l’œuvre, en tant que moment de vérité. La devise de Rousseau, vitam impendere vero, peut alors être à nouveau convoquée373 à la lumière des Rêveries : il ne s’agit plus de se battre en philosophe pour la vérité, mais de vivre en sage l’ultime instant de vérité, en acceptant la mort qui, d’abord de profil au début des Rêveries, se montre de face à la fin de l’œuvre. Cet ultime rapport à l’écriture constitue une pratique de soi dans la continuité de la sagesse stoïcienne. En effet, pour les Stoïciens, que la mort puisse arriver à n’importe quel moment, a au moins deux conséquences. La première est la nécessité de s’y préparer ; et la seconde, est la prise de conscience que la mort est déjà là. Et parce qu’elle est déjà là, elle entraîne « la possibilité d’une certaine forme de prise de conscience de soimême, ou une certaine forme de regard que l’on va porter sur soi-même à partir de ce point de vue (...) de la mort, ou de cette actualisation de la mort dans notre vie »374. Ainsi, à la fin de la Deuxième promenade, la mort, à la lettre, est bien là, surgissant dans le langage d’autrui comme de derrière un bosquet, prenant figure dans des « visages grimaçants »375 : « J’étais déjà sorti plusieurs fois et je me promenais même assez souvent aux Tuileries, quand je vis à l’étonnement de plusieurs de ceux qui me rencontraient qu’il y avait encore à mon égard quelque autre nouvelle que j’ignorais. J’appris enfin que le bruit public était que j’étais mort de ma chute, et ce bruit se répandit si rapidement et si opiniâtrement que plus de quinze jours après que j’en fus instruit le Roi même et la Reine en parlèrent comme d’une chose sûre » (Deuxième Promenade, p. 1009). 373

Voir supra notre étude de la parrêsia.

374

Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 458.

Michel Foucault, dans des émissions radiophoniques de 1964 consacrées à Rousseau, parle de la persécution qu’il définit, entre autres, par ces visages grimaçants que prend autrui. Voir archives de l’INA. 375

201

Cet épisode, qui annonce la mort de Rousseau et anticipe, à tort heureusement, le sort posthume réservé à son œuvre, a une issue décisive, puisqu’il le convainc de se retirer du commerce des hommes. Les désagréments habituels prennent en effet ici une tournure inédite : au cours de cette funeste promenade, se produit précisément tout ce que Rousseau abomine, à savoir attirer l’attention et être entouré de ténèbres. Non pas des ténèbres de la mort, mais celles, plus cruelles encore, de la persécution, qui ont conduit Rousseau vers sa dernière retraite. Devant ce récit d’une mort fabriquée, devant cette nouvelle machination, devant ces rapports tortueux à autrui, l’écriture surgit et permet la pratique de soi, apaisante et salvatrice. Elle dit le souci de soi, dernier geste emblématique d’un philosophe qui, à chaque promenade, s’éloigne un peu plus du monde et se rapproche de soi. Ainsi, il faut noter que ce récit fait suite à l’épisode des visites de Madame d’Ormoy, que Rousseau ne souhaite plus recevoir parce qu’une note du livre qu’elle vient de publier lui est faussement attribuée : « Je n’avais aucun moyen de détruire ce bruit et l’impression qu’il pouvait faire ». L’épisode des rêveries du fantôme solitaire des Tuileries est dans la continuité de cet incident avec Madame d’Ormoy : il est le signe, le tout dernier signe, de cette impossibilité d’être compris, d’être vu tel qu’il est. « Mais cette fois j’allais plus loin » écrit encore Rousseau. En quoi allait-il plus loin ? Passant pour mort et officiellement mort, il poursuit sa renonciation au monde d’une façon peut-être plus radicale et plus personnelle à la fois, faisant de celle-ci un rapport à soi qui le conduira, dans l’écriture, à une nouvelle forme d’introspection. En effet, cet épisode, en signant définitivement, pour Rousseau, la thèse du complot universel, édifie la figure du sage stoïcien donnant son assentiment aux événements, de la même manière qu’il fallait que l’enfant sentît la dépendance des choses et le joug de la nécessité. Car, aux deux extrémités de la vie, dans l’œuvre de Rousseau, se trouvent ces deux visages de la sagesse que sont l’enfant et le vieillard : « Laissons donc faire les hommes et la destinée ; apprenons à souffrir sans murmure ; tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra tôt ou tard ». Dans l’espace de l’écriture, ce moment viendra à la Dixième Promenade. Les autres Promenades donneront encore plus d’assise à cette posture, qui est à la fois un renoncement aux

202

impressions pernicieuses qu’il laisse et un nouvel accord avec soi-même, un rapport à soi qui dit un renoncement à contrer la destinée : « je ne peux rien à mon sort » (Septième Promenade). Ce renoncement n’est pas pour autant passivité ; il est au contraire assentiment au sens stoïcien, et prend forme dans le souci de soi au sens de l’acceptation de ce contre quoi on ne peut rien. S’il y a donc bien une morale du rapport à soi que construit l’écriture des Rêveries, elle est celle-ci : être digne de l’événement qui arrive, ne pas lui être inférieur. Or, à quelles conditions est-il possible d’être digne devant la solitude de la persécution, et d’être digne devant la mort qui se rapproche ? Cette dignité n’est pas un ressentiment contre les événements racontés d’une Promenade à l’autre, mais plutôt, elle semble suivre le tracé de ce qui est voulu et recherché dans l’événement, qu’il soit persécution, solitude, mort, maladie. Qu’il soit surtout rêveries, puisque l’événement est moins dans ce qui arrive que dans la saisie, par l’écriture, de sa singularité et de la fécondité de cette singularité dans l’acte de création. Dans cette même veine, l’autre grand stoïcien de la littérature française, est Montaigne, qui voulait que la mort le trouvât plantant ses choux. Il y a aussi quelque chose de cet ordre-là chez Rousseau, que les Stoïciens appellent « l’exercice du dernier jour », qui est un exercice de soi en ce qu’il consiste, puisque la vie n’est qu’une longue journée, à régler « chaque jour comme s’il devait fermer la marche, comme s’il était le terme de notre vie et sa conclusion suprême »376. Des choux montaigniens à la botanique de Rousseau, il n’y a qu’un pas que nous allons tenter de franchir. Pour un Stoïcien, prendre la mort comme point de vue sur soi-même revient à considérer que l’on est en train de vivre son dernier jour. C’est peut-être ce point de vue qui, dans l’écriture même des Rêveries, rend possible le souci de soi. Chaque promenade apparaît comme un nouvel « exercice du dernier jour ». Épictète le dit très clairement : « Ne sais-tu pas que maladie et mort doivent nous saisir au milieu de quelque occupation ? Elles saisissent le laboureur dans son labour, le matelot dans sa navigation. Et toi, dans quelle occupation veuxtu être saisi ? (...) Si tu peux l’être en train de pratiquer une Sénèque, Lettres à Lucilius, in Entretiens - Lettres à Lucilius, op. cit., 2010, I, 12, 8, p. 627. 376

203

occupation meilleure que la présente, pratique-la »377 . Dans les Rêveries, Rousseau consacre toute une Promenade, la Septième, à expliquer que la botanique est pour lui la meilleure occupation. Elle est « une folie », une « fantaisie » « très raisonnable » par sa démesure même qu’il détaille avec délectation : « Hors d'état de racheter des livres de botanique, je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu'on m'a prêtés ; et résolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j'y mette toutes les plantes de la mer et des Alpes et de tous les arbres des Indes, je commence toujours à bon compte par le mouron, le cerfeuil, la bourrache et le séneçon ; j'herborise savamment sur la cage de mes oiseaux et à chaque nouveau brin d'herbe que je rencontre, je me dis avec satisfaction : voilà toujours une plante de plus ». On le voit, la botanique lui permet de « prendre une sorte de vue plongeante et instantanée sur le présent »378 . Elle est donc bien l’activité la meilleure, celle qui convient dans ce gouvernement de soimême, car elle ramène l’âme à cette temporalité privilégiée qu’est l’instant, évitant ainsi à l’énonciateur des Rêveries de ressasser le passé ou de craindre le futur. La meilleure activité est aussi celle qui triomphe du monde extérieur, pour être heureux et être pleinement soi : « c’est me venger de mes persécuteurs à ma manière, je ne saurais les punir plus cruellement que d’être heureux malgré eux ». Enfin, elle a un fondement moral, car il faut, pour le dernier jour, « une activité dépouillée de toute fausseté », pour reprendre encore une expression de Marc Aurèle citée par Foucault. En outre, la Septième Promenade est l’une de celles où Rousseau insiste le plus sur la vieillesse, à partir de laquelle il regarde désormais le monde. Il était « déjà vieux » écrit-il lorsque de la botanique il « prit la première teinture en Suisse auprès du docteur d’Ivernois » ; un peu plus loin, il relate cet intervalle de sa vie parisienne où, « devenu plus que sexagénaire et sédentaire », il avait renoncé aux « grandes herborisations ». Puis surgit un temps très proche de l’écriture : « Tout à coup, âgé de soixante cinq ans passés, privé 377

Cité par Michel Foucault in L’herméneutique du sujet, op. cit., 2001, p. 459. 378

Ibid., p. 460.

204

du peu de mémoire que j’avais et des forces qui me restaient pour courir la campagne, sans guide, sans livre, sans jardin, sans herbier, me voilà repris de cette folie ». Ainsi, dès le début du texte, la botanique est une activité dont Rousseau ne saurait parler sans évoquer aussi son âge, ce qui est tout à fait singulier, à première lecture. Mais à première lecture seulement car, si l’on se réfère encore à la pensée stoïcienne et à l’exercice pratique du dernier jour, tout cela est extrêmement cohérent. En effet, cet exercice vaut d’abord pour l’organisation du temps qu’il suppose. L’activité que nous devons pratiquer comme étant la meilleure implique que la journée soit organisée sur le modèle de la vie (le matin étant l’enfance, le soir la vieillesse). Rousseau situe explicitement la botanique au soir de sa vie. Cela revient à dire : l’activité qui doit être la mienne au moment de mourir, alors que je me suis retiré du commerce des hommes, celle qui exprime le rapport que je crée à moi-même dans cette situation inédite, est l’herborisation. La botanique est, dans les Rêveries, une façon d’organiser le temps de la vieillesse, dont le critère est le plaisir, en tant que composition de rapports, qu’il procure proportionnellement aux forces qu’il lui reste : « la sagesse même veut qu’en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce qui me flatte, soit en public, soit à part moi, sans autre règle que ma fantaisie, et sans autre mesure que le peu de force qui m’est resté ». Et un peu plus loin « me livrer aux amusements qui me flattent est une grande sagesse et même une grande vertu ». Cette sagesse consiste à « mettre en balance nos forces et nos projets », comme l’écrit Sénèque dans De la tranquillité de l’âme379 . Ainsi, au fil des pages, la botanique se forme, se crée, se rêve. Rousseau en parle à la négative, considère d’abord ce qu’elle n’est pas : ni activité d’apothicaire, ni noirceur de la mine, ni puanteur de l’amphithéâtre du naturaliste. Puis, peu à peu, dans l’écriture, la botanique devient rêverie ; l’écriture recrée la promenade du botaniste solitaire dans des pages magnifiques bien connues, jusqu’à l’apparition d’un objet singulier, à la fin de la promenade : l’herbier, sorte de mise en abîme de cet « informe journal de [ses] rêveries » : « cet herbier est pour moi un journal d’herborisations qui me les fait Sénèque, De la tranquillité de l’âme, in Entretiens - Lettres à Lucilius, op. cit., 2010, p. 354. 379

205

recommencer avec un nouveau charme et produit l’effet d’une optique qui les peindrait derechef à mes yeux ». Il semble que toute la Septième Promenade tende vers l’apparition de l’herbier. Que reste-t-il, en effet, à un vieil homme solitaire proche de la mort, dont le goût le porte à la rêverie et à tout ce qui lui fait oublier la société ? Que reste-t-il à la fin d’une vie ? Que reste-t-il à celui qui a quitté le monde pour se soucier de soi-même ? Si e promeneur peut apporter à ces questions une réponse à la fois personnelle et universelle, sans doute l’herbier est-il de ce genre de réponse, et pas seulement parce qu’il renvoie à la nature ou au rôle que jouerait, aujourd’hui, un album de photographies que l’on feuillette pour se remémorer le passé. L’herbier, dans les Rêveries, va au-delà de la résurrection du passé. Par lui, le souvenir n’en finit pas de se continuer et d’être composition de rapports. L’objet crée dans cette retraite un « nouveau charme », c’est-à-dire un nouvel enchantement dans ce monde intime et personnel que l’auteur des Rêveries s’est forgé. Car, l’herbier n’est pas simplement une trace du souvenir, mais il est relation à soi au sens de la recréation d’une œuvre, d’un nouvel élan vital que Rousseau a voulu paisible, empli d’« innocents plaisirs », dans l’oubli de ce qui le heurte dans la société des hommes. L’herbier, comme l’écriture, est pratique de soi, il joue ce rôle d’éternel retour, de perpétuelle recréation, puisqu’il fait « recommencer avec un nouveau charme » les herborisations, « et produit l’effet d’une optique qui les peindrait derechef à [ses] yeux ». Il permet ainsi la mise en relation immédiate avec l’intérieur (Rousseau) et l’extérieur (la nature). Autrement dit, l’herbier, comme l’écriture des Rêveries du promeneur solitaire, est la possibilité de la promenade immobile, l’assise d’un monde intérieur où l’on attend la mort, dernier événement qui appelle à tout laisser derrière soi. Sans renoncer à soi. Car la mort, dans les Rêveries, est bien un événement, au sens de Deleuze. En effet, Deleuze tire de l’événement une vérité éternelle. Ou plutôt, un événement n’est un événement que lorsqu’il se nourrit de l’éternelle vérité. Aussi appartient-il au sujet de révéler la vérité éternelle de l’événement. La vérité est « le feu auquel il [l’événement] s’alimente »380 . Vouloir l’événement consiste à en dégager la vérité éternelle. Mais dans 380

Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., 1969, p. 175.

206

les Rêveries, où tout est anecdotes et discours sur soi, comment penser l’événement ? Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur les récits d’anecdotes, ces événements quasiimperceptibles. Les Rêveries portent la mort à chaque page et s’achèvent par elle dans un grand silence. Mais elles sont aussi une création vitale, car la vie y surgit dans une foule d’anecdotes, telles que la chute de Ménilmontant, la distribution des pommes de la petite fille dans une fête villageoise, la traversée avec le vieillard de l’école militaire ou encore celle des petites filles et de l’oublieur avec son tambour, etc. Pour analyser ces anecdotes, il faut se pencher sur ce que Deleuze a pointé chez Nietzsche et chez le stoïcien Diogène Laërce, à savoir qu’il « faut atteindre à un point secret où la même chose est anecdote de la vie et aphorisme de la pensée »381. C’est une question de méthode, écrit Deleuze, dans laquelle il s’agit de trouver « des Aphorismes vitaux qui soient aussi des Anecdotes de la pensée »382 . L’anecdote a ainsi deux sens, qui sont comme deux faces. Sur l’une d’elles, « des états de vie et sur l’autre face (...) les propositions de la pensée ». Nous reprenons cette expression d’« anecdote de la pensée » à Deleuze sans totalement suivre le même chemin que lui, et pour aller vers ce que nous pourrions qualifier d’« anecdote du souvenir ». Si « l’anecdote est dans la vie ce que l’aphorisme est dans la pensée : quelque chose à interpréter »383, que pourrait être, dans les Rêveries, une anecdote de la pensée ? Il y a beaucoup d’anecdotes dans les Rêveries, et elles ne sauraient être réduites à de l’anecdotique. Rousseau excelle en effet dans ce paradoxe de conter des anecdotes qui ne sont pas anecdotiques. Pas seulement parce que l’on peut en tirer des aphorismes sur la morale, sur l’homme, ou sur le bonheur, mais parce qu’elles prennent sens dans une écriture qui construit tout autre chose qu’une anecdote. En effet, Rousseau écrit pour luimême, et ce faisant, il construit un souvenir qui n’est pas seulement un acte de la mémoire. Les anecdotes des Rêveries 381

Ibid., p. 153.

382

Ibid.

Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, [1962], 2012, p. 126. 383

207

sont en effet des objets singuliers, des constructions qui prennent sens dans un contexte textuel qui les distinguent sensiblement des anecdotes racontées dans Les Confessions. Regardons le texte de plus près, afin d’expliciter notre propos, et prenons pour exemple l’anecdote des fillettes et de l’oublieur de la Neuvième Promenade. Dans cette anecdote, c’est un peu le monde social que Rousseau a quitté qui refait surface dans le souvenir. Il y a beaucoup d’enfants dans cette promenade384. D’abord, les « deux petits du Soussoi », l’hôte de Rousseau ; puis un rappel sous la forme d’un « reproche d’avoir mis [ses] enfants aux enfants trouvés » ; surgit ensuite « un petit enfant de cinq ou six ans qui serrait [ses] genoux ». Et enfin, Rousseau et Thérèse, assis sur un banc comme au spectacle, voient « une vingtaine de petites filles conduites par une manière de Religieuse ». Vint alors à passer un « oublieur avec son tambour et son tourniquet qui cherchait pratique ». La suite est bien connue : Rousseau paye de sa bourse une petite somme et chaque fillette aura des oublis, qui sont des petites pâtisseries. En quoi cette anecdote peut-elle être une anecdote de la pensée ? Que nous apprend-elle sur le rapport à soi et le gouvernement de soi ? La portée de cette anecdote est double. D’abord en elle-même, l’anecdote vaut pour Rousseau cette leçon qu’il est « vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est plus amie des liards que des louis ». Deuxièmement, elle prend sens dans une autre dimension, celle de la rêverie en tant que principe de recréation vitale et en tant que pratique de soi induite par le souci de soi. L’anecdote possède en effet, pour le Rousseau des Rêveries, des forces vitales en ce qu’elle lui permet de ressentir des émotions : il s’agit de revivre par la pensée des moments choisis pour le bonheur qu’ils apportent. Chaque anecdote vaut pour cela : elle est un morceau choisi, par un vieil homme qui tire à lui les principes vitaux qui sont à sa disposition, tant il est vrai que, comme le dit Rousseau à la suite de Sénèque, les vieillards tiennent plus à la vie que les enfants. Ces anecdotes, Rousseau les « rumine » comme il l’écrit encore dans cette Neuvième Promenade, et nous pourrions voir dans la rumination un autre principe de vie : « Il y a compensation à tout. Si mes plaisirs 384

Comment, en effet, ne pas revenir encore une fois à l’enfance ?

208

sont rares et courts je les goûte aussi plus vivement quand ils viennent que s’ils m’étaient plus familiers ; je les rumine pour ainsi dire par de fréquents souvenirs, et quelques rares qu’ils soient s’ils étaient purs et sans mélange je serais plus heureux peut-être que dans ma prospérité. Dans l’extrême misère on se trouve riche de peu. Un gueux qui trouve un écu en est plus affecté que ne le serait un riche en trouvant une bourse d’or. On rirait si l’on voyait dans mon âme l’impression qu’y font les moindres plaisirs de cette espèce que je puis dérober à mes persécuteurs. Un des derniers s’offrit il y a quatre ou cinq ans et je ne me rappelle jamais sans me sentir ravi d’aise d’en avoir si bien profité ». Dans cet extrait qui précède l’anecdote des petites filles et de l’oublieur, le souvenir n’a aucune fonction en lui-même, et ne vaut que par sa convocation et par sa transformation par la pensée : « je les rumine pour ainsi dire par de fréquents souvenirs » écrit Rousseau. La trace laissée dans le texte est un de ces stades, peut-être le dernier, de la rumination du souvenir. Celui-ci est soumis à plusieurs activités de la pensée, comme la mémoire ou le ressassement. Mais séparée du temps chronologique, l’anecdote devient alors anecdote de la pensée parce que, ruminée, elle est intégrée à l’écriture de la rêverie, elle en est un fragment qui fait sens dans un ensemble. Autrement dit, l’anecdote de la pensée devient un concept qui répond à la question suivante : qu’est-ce qu’un souvenir, en tant qu’objet soumis aux activités de la pensée ? En quoi les anecdotes peuvent-elles être comprises dans la perspective d’une pratique de soi qui est un gouvernement de soi ? Les anecdotes sont comme découpées à la surface de la mémoire, et ce découpage permet à Rousseau une auto-création de plaisir, une forme de jouissance de soi et par soi qu’il parvient à recréer plus ou moins bien, selon les limites de ses forces devenues déclinantes par la vieillesse. La métaphore de la rumination apparaît alors comme un principe capable de conserver le souvenir et d’en jouir, à défaut de se satisfaire de l’objet réel. La nostalgie, qui serait décomposition de rapports, ni a point de part. À cette rumination, il faut ajouter la métaphore monétaire. Le jeu des oppositions, au cœur de la citation précédente, entre l’extrême misère et la prospérité, entre le sous trouvé par le gueux et la bourse trouvée par le riche, signale non seulement la valeur accordée au souvenir,

209

comme seule richesse possédée par le promeneur solitaire, mais également, elle signale la possibilité, comme caractéristique de la pensée, de faire fructifier ce qui est à soi, à l’image de la métaphore stoïcienne selon laquelle la vertu est comme une somme d’argent donnée en dépôt. Celui qui est vertueux saura faire fructifier le peu qui lui est accordé ; le dépensier qui reçoit beaucoup perdra plus encore, et se perdra lui-même jusqu’à la dette. L’anecdote illustre donc bien le préambule qui la précède : la petite somme d’argent que Rousseau donne à l’oublieur a fait fructifier la joie. Ce n’est pas un échange ni un commerce, mais un placement qui change la valeur de la monnaie, selon la devise de Diogène, racontée par Diogène Laërce : « Change la valeur de la monnaie »385. « Les événements s’effectuent en nous, ils nous attendent et nous aspirent, ils nous font signe »386 . S’effectuer en nous, dans la Logique du sens de Deleuze signifie que nous sommes acteurs des événements qui nous arrivent. Nous les incarnons, et ils nous précèdent. Dans les Rêveries, Rousseau en est là. Les événements... La persécution, les livres condamnés, les brouilles avec les amis-ennemis précèdent chronologiquement les Rêveries et l’œuvre n’a peut-être pas d’autre vocation que de les incarner. Les événements s’effectuent dans l’écriture de soi, événement sans précédent, peut-être, dans la littérature. En effet, les Rêveries « font signe », non seulement à cet énonciateur singulier qui n’écrit que pour lui, mais aussi au lecteur-double, à savoir Rousseau lui-même et la foule de rêveurs qui le suit. Mais faire signe, dans les Rêveries, qu’est-ce que cela signifie, si l’on songe que l’énonciateur a pris congé du monde ? Il nous faut comprendre encore davantage comment les événements s’effectuent dans les Rêveries. Il ne s’agit plus, comme dans Les Confessions, de justifier les faits du passé. L’écriture autobiographique trouve ailleurs ses enjeux. Elle n’est pas restitution d’un événement mais elle le crée, dans ce qui est, pour Deleuze, le sens possible de la morale. Nous 385

Cité par Michel Foucault dans Le courage de la vérité, op. cit., 2009, p. 208-209. Il s’agit, entre autres, de modifier l’effigie de la pièce pour lui donner sa vraie valeur (notamment pour les Cyniques). 386

Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., 1969, p. 174.

210

l’avons dit plus haut : « ou bien la morale n’a aucun sens, ou bien c’est cela qu’elle veut dire : ne pas être indigne de ce qui nous arrive », c’est-à-dire « devenir le fils de ses propres événements, et par là renaître, se refaire une naissance, rompre avec sa naissance de chair »387. Or, dans cette ligne de fuite de la solitude des Rêveries, dans cette écriture qui aménage une distance entre soi et le monde, il est possible de formuler une objection que les ennemis de Rousseau ne renieraient pas : les textes des Promenades, lorsqu’ils évoquent la société laissée derrière soi, ne sont-ils pas des « plaies répugnantes »388 ? Car au contraire de la dignité devant l’événement, « saisir ce qui arrive comme injuste et non mérité (c’est toujours la faute de quelqu’un), voilà ce qui rend nos plaies répugnantes, le ressentiment en personne, le ressentiment contre l’événement. Il n’y a pas d’autre volonté mauvaise. Ce qui est immoral, c’est toute utilisation des notions morales, juste, injuste, mérite, faute »389 . C’est peut-être la fonction de la Première Promenade que d’évacuer les immondices : Rousseau ne décrit pas une humanité coupable à son égard ; c’est dans un tout autre registre, celui de l’étrangeté, qu’il contemple les hommes : « les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu ». L’édification de la grande solitude a commencé dès les premières paroles des Rêveries : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ». Ce premier événement des Rêveries, l’événement pur, le seul peut-être, est décisif pour saisir le rapport à soi dans toute sa vérité, et cette vérité est peut-être du côté de la solitude ontologique de l’homme. En effet, ce retrait du monde ne peut pas être confondu avec un ressentiment du philosophe contre ses semblables. Rousseau est fort loin de ces banalités... La solitude apparaît plutôt une doublure de l’événement de la persécution, une surface qui le réfléchit, mais non pas une surface lisse et uniforme qui en serait le reflet. Il s’agit plutôt, dans les Rêveries, d’une surface polymorphe qui ne cesse de renvoyer Rousseau au monde extérieur, et le monde extérieur à Rousseau. La solitude absolue exprimée dans les 387

Ibid.

388

Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., 1969, p. 174.

389

Ibid.

211

Rêveries est l’éclat de la volonté du vieil homme. Celle-ci ne se déprend pas de ce qu’il appelle ses « malheurs », mais puise en eux matière à création et mode d’existence. Se retirer du monde revient alors à se rendre digne de l’« accord unanime » qui l’a chassé du monde. Et en ce sens, c’est se soucier de soi. Ainsi, la première phrase des Rêveries ouvre bien sur cet événement pur de la solitude et du gouvernement de soi, et il n’y aura rien à chercher au-delà : « me voici donc seul sur la terre ». La force de la Première Promenade tient dans cette coïncidence parfaite qui est coïncidence à soi. La proposition affirme chaque état de l’événement pur : la désignation (« me voici »), la manifestation (« seul sur la terre »). L’œuvre à peine commencée affirme son dénouement. Jusqu’à ce « donc », si fréquemment commenté, et qui étonne encore pour ce qu’il implique. Car « l’implication est le signe qui définit le rapport entre les prémisses et la conclusion ; “donc” est le signe de l’assertion, qui définit la possibilité d’affirmer la conclusion pour elle-même à l’issue des implications »390. Les Rêveries s’ouvrent et se ferment sur l’assertion pure d’un événement pur : accord absolu entre le dit et le dire, entre le présent recréé du souvenir et celui, définitif, de la mort, entre le gouvernement de soi et l’ultime tracé du langage de la vérité.

390

Ibid., p. 24.

212

Conclusion Les œuvres de Jean-Jacques Rousseau se trouvent à la confluence de plusieurs pratiques de gouvernementalité. Gouvernement des autres dans ses textes politiques, gouvernement éducatif dans l'Émile, gouvernement de soi, dans le corpus autobiographique. Mais au terme de cette étude, que peut-on dire de l’acte de gouverner dans Émile ou de l’éducation ? Gouverner, c’est diriger autrui en vue de sa liberté, selon l’héritage de la direction stoïcienne. Pour conduire son élève à la liberté et à l’autonomie, le gouverneur d’Émile n’a de cesse d’ajuster continuellement ses démarches d’apprentissage à la marche de la nature. Sa tâche consiste à faire en sorte que l’enfant expérimente, à partir de ce que peut le corps, des rapports adéquats avec le monde, de telle sorte qu’il devienne un sujet capable de liberté, capable, aussi, de rechercher ce qui lui convient et ce qui est conforme à sa nature. La notion de « gouvernement », incarnée par la figure du gouverneur, porte ainsi cette possibilité de l’éducation de dépasser la paideia, pour diriger la formation de soi vers le souci de soi, en tant que condition de l’émancipation des individus. Éduquer et gouverner participent donc, dans l’œuvre de Rousseau, d’un même champ de préoccupations et d’un même mouvement de la pensée qui permettent au philosophe de poser la question des conditions dans lesquelles il est possible de vivre en accord avec soi et le monde. Cet accord implique un état de résistance. Il s’agit de résister à ce qui, dans la société, empêche l’homme de se soucier de soi, démarche qui, depuis l’Alcibiade, commence par un questionnement sur l’éducation que nous avons reçue et se poursuit sur le dire-vrai sur soimême. Réfléchir à la possibilité d’un accord avec soi et le monde a amené Rousseau à penser la condition de l’homme à partir de son enfance et de son éducation. Et penser l’enfance, dans le roman d’éducation, n’est-ce pas philosopher « sur l’homme en tant qu’il est un homo natura, ou encore en tant qu’il est un être

213

fini, dans cette mesure-là, est-ce que toute philosophie ne sera pas au fond, une anthropologie ? »391 La figure de l’enfant que peint Rousseau dans l’Émile apparaît comme un moment fondamental dans la pensée moderne, dans la mesure où elle « substitue la figure positive de l’homme au sacrifice qui, pour le christianisme, était la condition de l'ouverture du soi en tant que champ d'une interprétation indéfinie »392. Ce moment fondamental dure encore. Il nous semble en effet que nous avons besoin de la figure positive de l’enfant, nous avons besoin de l’Émile de Rousseau, pour penser la condition de l’homme face aux problèmes de la société et de l’éducation d’aujourd’hui. Ce champ de recherches est ouvert et fécond. Il dit l’importance du gouvernement de soi et la nécessité de ne pas renoncer à soi. Il dit aussi qu’en matière d’éducation, le problème n’est pas tant de réfléchir à ce que l’enfant doit ou ne doit pas faire et savoir, que de s’intéresser à ce qu’il peut ou ne peut pas, en fonction des capacités qu’il lui est possible de développer par l’éducation. Car pour Rousseau, l’éducation, en tant que gouvernement de l’autre, est du côté des singularités : elle a vocation à donner à chacun les moyens de créer des rapports avec soi et avec les objets du monde, rapports qui augmenteront sa puissance, au sens spinoziste de ce terme. Il importe, aujourd’hui, de reprendre à Rousseau l’idée selon laquelle la possibilité, pour l’individu, de ne pas être aliéné, consiste à s’émanciper des pouvoirs qui ont investi la société. Cette capacité à s’émanciper pourrait être donnée par l’éducation en tant que gouvernement de l’enfance. Un tel gouvernement permet de penser la possibilité, dans l’état social, de ne pas céder ses droits individuels à un autre gouvernement que celui de soi-même. Rousseau pense pourtant l’éducation en dehors du corps social. Ce n’est pas qu’il veuille faire d’Émile « un sauvage à reléguer dans les déserts » (Livre III, 483). Mais ce qu’il se demande, dans ce cadre étonnant, dans cette fiction philosophique, c’est à quelles conditions l’éducation peut 391

Michel Foucault, « Philosophie et psychologie » (entretien avec Alain Badiou), Dossier pédagogique de la radio-télévision scolaire, 27 février 1965, in Dits et écrits, I, Paris, Gallimard, 2001, p. 467. Michel Foucault, L'origine de l'herméneutique de soi, conférences prononcées à Darmouth College, Paris, Vrin, 2014, p. 90. 392

214

permettre à l’homme de jouir de ses droits fondamentaux. Et cette audacieuse question est toujours d’actualité. Elle nécessite d’être reposée en défendant l’idée selon laquelle l’éducation gagnerait à être pensée comme « un gouvernement », terme que la politique, nous en faisons la proposition, pourrait rendre à l’éducation.

215

Bibliographie Éditions de Émile ou de l’éducation de JJ. Rousseau - Œuvres complètes, t.IV, Paris, Gallimard (Pléiade), 1969. - Présentation et notes par André Charrak, Paris, Flammarion (GF), 2009. - Profession de foi du vicaire savoyard, édition de Bruno Bernardi, Paris, Flammarion, 2010.

Éditions des autres œuvres de Rousseau Confessions, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, (Pléiade), t. I, 1959. Confessions, Paris, Garnier, 1980. Considérations sur le gouvernement de Pologne [écrit en 1771-72, publié en 1782], Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard (Pléiade), 1964. Correspondance, Édition R.A. Leigh, Oxford Voltaire foundation, 1965-1998. Dictionnaire de botanique, Œuvres Complètes, t.IV, Paris, Gallimard (Pléiade), 1969, p. 1201-1247. Discours sur l’économie politique [1755], Édition, introduction et commentaires sous la direction de Bruno Bernardi, Paris, Vrin, 2002. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes [1755], Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard (Pléiade), 1964. Discours sur les Sciences et les arts [1750], Paris, Le Livre de poche, 2004. Du contrat social. Écrits politiques [1762], Œuvres complètes, t. III Paris, Gallimard (Pléiade), 1964. Institutions chimiques, texte revu par Bruno Bernardi et Bernadette Bensaude Vincent, Paris, Fayard, 1999. La nouvelle Héloïse [1761], dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), t. II, 1961. Lettre à Christophe de Beaumont [1762], Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard (Pléiade), 1969.

217

Lettres écrites de la montagne [1764], Œuvres Complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), t. III, 1964. Lettres sur la botanique [1771-1774], Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard (Pléiade), 1969. Lettre sur la vertu, éditée et présentée par Starobinski Jean & Wirz Charles, Annales J.-J. Rousseau, t. 41, 1997, p. 313-327. Mémoire présenté à M. de Mably sur l'éducation de Monsieur son fils [1740], Œuvres complètes t. IV, Paris, Gallimard (Pléiade), 1969. Notes sur « De l’Esprit » [1779, posthume], Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard (Pléiade), 1969. Rêveries du promeneur solitaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, (Pléiade), t. I, 1959.

Œuvres de Gilles Deleuze Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume, Paris, PUF, 1953. La Philosophie critique de Kant, Paris, PUF, 1963. Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968. Différence et répétition, Paris, PUF, 1968. Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969. Avec Guattari, Félix, L'Anti-Œdipe - Capitalisme et schizophrénie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972. Avec Guattari, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980. Spinoza - Philosophie pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981. Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986 / 2004. Le Pli - Leibniz et le baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988. Pourparlers 1972 - Paris, Les Éditions de Minuit, 1990. Avec Guattari, Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991. L'Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, édité par David Lapoujade, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002. Dialogues avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 1996. Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, édité par David Lapoujade, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003.

218

Œuvres de Michel Foucault Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966. L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), in Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 2001, p. 817-849. Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Gallimard, Paris, 1972. Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. « L’œil du pouvoir » (entretien avec J.-P. Barou et M. Perrot) in Bentham (J.), Le Panoptique, Paris, Belford, 1977, p. 9-31, repris dans Dits et écrits II. Histoire de la sexualité II : L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. Histoire de la sexualité III : Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984. Dits et écrits, Volumes I & II, Paris, Gallimard, 1994 / 2001. Il faut défendre la société. Cours au Collège de France, 1976, édition établie par Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 1997. Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, édition établie par Valeria Marchetti et Antonella Salomoni, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 1999. L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, édition établie par Frédéric Gros, Paris, GallimardSeuil-Hautes Études, 2001. Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, édition établie par Jacques Lagrange, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2003. Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France, 1977-1978, édition établie par Michel Senellart, Paris, Hautes Études, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2004. Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, édition établie par Michel Senellart, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2004. Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2008.

219

Le courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984, édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2009. Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970-1971, suivi de Le savoir d’Œdipe, édition établie par Daniel Defert, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2011. Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France, 1979–1980, édition établie par Michel Senellart, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2012. La société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973, édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2013. Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France, 1980-1981, édition établie par Frédéric Gros, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2014. Œuvres, tomes I & II - Édition publiée sous la direction de Frédéric Gros avec la collaboration de Jean-François Bert, Daniel Defert, Francois Delaporte et Philippe Sabot, Paris, Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 607), Gallimard Parution : 05-11-2015. Discours et vérité précédé de La parrêsia, Paris, Vrin, 2016.

Autres auteurs Arendt, Hannah, La crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1972. Aristote, Éthique à Nicomaque, traduit par J. Tricot, Paris, Vrin, 1997. Buffon, Georges Leclerc, comte de, Histoire naturelle, textes choisis et présentés par J. Varloot, Paris, Gallimard, collection « Folio », 1984. Cicéron, De la nature des dieux, trad. E. Bréhier, Livre II, in Les Stoïciens I, Paris, Gallimard, 1997. - Traité des devoirs, trad. E. Bréhier, ibid. - Des fins des biens et des maux, trad. E. Bréhier, ibid. Condillac Étienne Bonnot de, Œuvres complètes, Paris, Houel, 1798. - Traité des sensations, Londres, Paris, De Bure l’aîné, 1754. - Essai sur l’origine des connaissances in Œuvres philosophiques de Condillac, Corpus des philosophes français, Volume I, éd. G. Le Roy, Paris, PUF, 1947.

220

Diderot, Denis & d’Alembert, Jean le Rond (dir.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1751-1772. Diogène, Laërce, Vies et opinions des philosophes, Paris, Le Livre de Poche, 1999. Erasme, « Il faut donner très tôt aux enfants une éducation libérale », in Œuvres, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1992. Helvétius, De l’Homme [1773, posthume], Paris, Fayard, 1989. - Correspondance générale, University of Toronto Press. Oxford, Voltaire foundation, 1981. - De l’Esprit [1758], Corpus des Œuvres de philosophie en Langue Française (préface de Jacques Moutaux), Paris, Fayard, [1988] 2009. Hume, David, Enquête sur l'entendement humain, trad. André Leroy, Michelle Beyssade, Paris, Flammarion, GF, 2006. - Traité de la nature humaine I & II, trad. Philippe Baranger, Philippe Saltel, Paris, Flammarion, GF, 1999. Kant, Emmanuel, Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, (Pléiade), 1986. Lévi-Strauss, Claude, Mythologiques - Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1978. Locke, John, Deuxième traité du gouvernement. Essai sur l’origine, les limites et les fins véritables du gouvernement civil [1683], Paris, Vrin, 1997. - Essai philosophique concernant l’entendement humain ([1689-90] 1755) http://agora.qc.ca/dossiers/John Locke - Quelques pensées sur l’éducation, Paris, Vrin, 2007. Merleau-Ponty, Maurice, (dir.) Les philosophes de l’Antiquité au XXe siècle. Histoire et Portraits [1956], édition revue et augmentée (éd. Balaudé Jean-François), Paris, La Pochothèque, 2006. Montaigne, Essais (éd. Michel Villey), Paris, PUF, 1988. Platon, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2011. Sénèque, Entretiens - Lettres à Lucilius, édition établie par Paul Veyne, Paris, Laffont, [1993], 2010. - Questions naturelles, Paris, Les Belles Lettres, 2003. Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1955.

221

Worms, Frédéric, Revivre, éprouver nos blessures et nos ressources, Paris, Flammarion, 2012.

Études sur Émile ou de l’éducation Bachofen, Blaise, « Une « robinsonnade » paradoxale : les leçons d'économie de l'Émile », Archives de Philosophie, 2009/1 Tome 72, p. 75-99. Billouet, Pierre, « Rousseau peut-il comprendre Émile ? », Le Télémaque, 2003/1 n° 23. Bloom, Allan, « The Education of Democratic Man : Émile », in Daedalus, Cambridge, American Academy of Arts and Science, été 1978, p. 135-154. Bouvier, Bernard, « Notes inédites de Voltaire sur la Profession de foi du vicaire savoyard », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, n°1, 1926, p. 272-284. Charrak, André, Introduction, Émile ou de l’éducation, Paris, Flammarion, 2009. Chateau, Jean, Rousseau, sa philosophie de l’éducation, Paris, Vrin, 1962. Citton, Yves, « La preuve par l'Émile : dynamique de la fiction chez Rousseau », Poétique, n° 100, nov. 1994, p. 411-425 (en ligne : http://tecfa.unige.ch/proj/rousseau/preuve_emile.htm) Claparède, Edouard, « Jean-Jacques Rousseau et la conception fonctionnelle de l’enfance », Revue de Métaphysique et de Morale, XX, 3, 1912, p. 391-416. Compayré, Gabriel, J.-J. Rousseau et l'éducation de la nature, Paris, Paul Delaplane, « Collection Les grands éducateurs », 1901. Compayré, Gabriel, L’éducation intellectuelle et morale, Paris, Paul Delaplane, 1908. Coulet, Henri, “Le pacte pédagogique dans Émile,” in JeanJacques Rousseau : Quatre études, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1978, p. 69–93. De Negroni, Barbara, « Éducation privée et éducation publique : la politique du précepteur et la pédagogie du législateur », in Rousseau, l’Émile et la Révolution. Actes du colloque de Montmorency, 1989, Oxford, Voltaire Foundation, 1992, p. 119-134.

222

- « Le recours à la fiction dans l’écriture de l’Émile », Europe, oct. 2006. Debesse, Maurice, « L’influence pédagogique de l’Émile depuis deux siècles. Ses formes, son évolution », in JeanJacques Rousseau et son œuvre, problèmes et recherches, commémoration et colloque de Paris, Comité National pour la Commémoration J.-J. Rousseau, (16-20 octobre 1962), Paris, Klincksieck, 1962, p. 205-230. Eigeldinger, Frédéric S., (édition critique et préface), Rousseau, Émile et Sophie ou les Solitaires, Paris, Honoré Champion, 2007. Emberley, Peter, “Rousseau versus the Savoyard Vicar : The Profession of Faith Considered”, Interpretation, Vol.14, n° 2 & 3, May-Sept. 1986, p. 299-329. Espinas, Alfred, « Le “système” Jean-Jacques Rousseau », Revue internationale de l’enseignement, 1895, 2e semestre. Fabre, Michel, Jean-Jacques Rousseau, une fiction théorique éducative, Paris, Hachette, 1999. - « Praticabilité et application dans l’Emile », in Dupont P. & Termolle M. (eds.), Émile ou de la praticabilité de L’éducation, UMH. Université de Mons-Hainaut, 2005. - « Portrait de Jean-Jacques en Renard », dans Billouet P. (dir), Figures de la Magistralité, Maître, élève et culture, Paris, L’Harmattan, 2009. Fauconnier, Gilbert, Le vocabulaire pédagogique de J.-J. Rousseau, Genève, Slatkine, 1993. Goldschmidt, Victor, Anthropologie et politique, Paris, Vrin, 1974. Gouhier, Henri, « Ce que le Vicaire doit à Descartes », in Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 1984. Jimack,, Peter D., « Les influences de Condillac, Buffon et Helvétius dans l’Émile », Annales Jean-Jacques Rousseau, t. XXXIV, 1956-1958, Genève, Jullien, 1958, p. 107-138. - La Genèse et la rédaction de l’Émile de J.-J. Rousseau. Étude sur l’histoire de l’ouvrage jusqu’à la parution, Librairie E. Droz, Genève, 1960 (Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol.13). Jouvenet, Louis-Pierre, Jean-Jacques Rousseau : pédagogie et politique, Toulouse, Privat, 1984.

223

Mall, Laurence, Émile ou les figures de la fiction, Oxford, Voltaire Foundation, 2002. Martin, Christophe, « Les notes auctoriales dans l’Emile de Rousseau », Notes-Etudes sur l’annotation en littérature, éd. J.C. Arnould et C. Poulouin, Publications des Universités de Rouen et du Havre, Mont Saint-Aignan, 2008. - Educations négatives : Fictions d'expérimentation pédagogique au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012. - « L’enfance d’Émile et l’enfant des Confessions » in Séminaire Rousseau, Journée d’agrégation organisée par Laurence Macé, à l’Université de Rouen le 9 janvier 2013. (c) Publications numériques du CÉRÉdI, “Séminaires de recherche”, n° 2, 2013. Moreau, Didier, « Les paradoxes d’une éducation métamorphique : l’Émile de Rousseau », in A.M. Drouin-Hans, A. Vergnioux, (dir.), Rousseau vu d’aujourd’hui, Paris, Hermann, 2013, p. 443-462. - « D’un mauvais traitement infligé à (l’) Émile : la figure du pédagogue selon René Schérer. Bruno Cany & Yolande Robveille, René Schérer ou la parole hospitalière, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 75-95. Moreau, Pierre-François, Waterlot Ghislain, « Relire l'Émile aujourd'hui. », Archives de Philosophie 1/2009 (Tome 72), p. 5-8. Pérez, Valérie, « La publication d’Émile ou de l’éducation dans la correspondance de Rousseau de 1762 », in Rousseau en toutes lettres, sous la direction d’E. Francalanza, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 117-132. - « Le philosophe, le gouverneur et l’enfant : trois figures du temps stoïcien dans Émile ou de l’éducation » in L’Émile de Rousseau : regards d’aujourd’hui, sous la direction de A.M. Drouin-Hans, M. Fabre, D. Kambouchner et A. Vergnioux, Paris, Hermann, collection « Colloque de Cerisy », 2013, p. 273-282. Py, Gilbert, Rousseau et les éducateurs. Étude sur la fortune des idées pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau en France et en Europe au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1997. Ravier, André, « L'unité de l'homme d'après le livre IV de l'Émile, Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, n°26, p. 285-302.

224

R e d e k e r, R o b e r t , « J e a n - J a c q u e s R o u s s e a u e n phénoménologue de la vie ». Préface du livre de Paul Audi, Rousseau une philosophie de l’âme, Lagrasse, Verdier Poche, 2008. Roussel, Jean, « La liberté d’Émile et la ruse du gouverneur », dans Approches des Lumières. Mélanges offerts à Jean Fabre, Paris, Klincksieck, 1974, p. 431-438. Rueff, Martin, « L’ordre et le système. L’empirisme réfléchissant de Jean-Jacques Rousseau », dans Rousseau anticipateur-retardataire, éd. Josiane Boulad-Ayoud, Paris, L’Harmattan, 2000. - « Radicalement, séparément, Les théories contemporaines de la justice et la théorie de l’homme de Jean-Jacques Rousseau » in Morales et Politique (XVI- XVIII), Paris, Champions, 2005, p. 457-622. - « La doctrine des facultés de Jean-Jacques Rousseau comme préalable à la détermination du problème de la sensibilité », Philosophie de Rousseau, Bruno Bernardi et Florent Guénard (éds.), Paris, Classique Garnier, 2014, p. 193-214. - « “La vérité que j'aime n'est pas tant métaphysique que morale” : Dire la vérité dans la correspondance avec Dom Deschamps », Rousseau et l’authenticité, Jean-François Perrin et Yves Citton éds., Paris, Classique Garnier, 2014, p. 56-108 - « Rousseau, le maître à danser et le maître de philosophie – remarques philologiques sur la lettre à Méreau », in Mélanges Paule-Monique Vernes, Josiane Boulad-Ayoub éd. 2014, p. 63-83. - « La doctrine rousseauiste des facultés », Rousseau le moderne ? - Retour de Rousseau, retour à Rousseau Sous la direction de Nagami Fumio, Miura Nobutaka et Kawade Yoshie, Tokyo, Éditions Fûkôsha, 25 avril 2014, p. 142-163. - « La doctrine des facultés de Jean-Jacques Rousseau et le problème de la sensibilité », Centre Rousseau, Groupe d'études dédié à Jean-Jacques Rousseau, 2015, http://www.centrerousseau.fr/news-and-events/item/226-martin-rueff--la-théoriedes-facultés. Senellart, Michel, « Censure et estime publique chez JeanJacques Rousseau », Cahiers philosophiques de Strasbourg, mai 2002, p. 67-105.

225

- Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995. Soëtard, Michel, Rousseau et l'idée d'éducation. Essai, suivi de Pestalozzi juge de Jean-Jacques, Paris, Honoré Champion, 2010. - « Jean-Jacques Rousseau. », in Jean Houssaye (dir.) Quinze pédagogues. Leur influence aujourd'hui, Paris, Bordas, 2002, p. 23-36. - « L'action pédagogique de l'Émile : par-delà pragmatisme et idéalisme », Recherches en éducation, nº 5, juin 2008, p. 79-88. - Rousseau et l’idée d’éducation, Paris, Honoré Champion, 2012. Vargas, Yves, Introduction à l'Emile de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Presses universitaires de France, 1955. Vincenti, Luc, « L’Émile de J.J. Rousseau : philosophie de l’éducation et transformation sociale », in Écrits de civilité et d’éducation dans l’Europe des Lumières. Le Spectateur Européen, vol. 9, Montpellier, Université Paul Valéry, CIRBEL, 2007, p. 195-204 (en ligne : http://www.luc-vincenti.fr/revue/ emile_phil_transf.html). Wallon, Henri, « Introduction à l’Émile », Enfance, t.21, numéros 1-2, 1968. p. 53-89. Worms, Frédéric, Émile ou de l'éducation, Livre IV, Paris, Ellipses, 2001.

Études sur les autres œuvres de Rousseau Bachofen, Blaise et alii (dir.), Philosophie de Rousseau, Paris, Classiques Garnier, 2014 Audi, Paul, Rousseau une philosophie de l’âme, Lagrasse, Verdier Poche, 2008. Bensaude-Vincent, Bernadette & Bernardi, Bruno (dir.), Rousseau et les sciences, Paris, L’Harmattan, 2003. Berchtold, Jacques, – « Le carrosse et le jardinier: nature et dénaturation dans la Deuxième promenade », in The Nature of Rousseau’s Rêveries : physical, human, aesthetic, éd. John O’Neal, Oxford, The Voltaire Foundation, SVEC 2008 : 03, p. 117-127.

226

- « Vi t a m i m p e n d e r e v e r o . D é p e n s e , d e t t e e t dédommagement : autour de la devise de Rousseau », Europe, 930, 84e année (numéro spécial Jean-Jacques Rousseau dirigé par Michel Delon), octobre 2006, p. 141-160. Bernardi, Bruno, La fabrique des concepts. Recherches sur l'invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Honoré Champion, 2006. - Le principe d’obligation : sur une aporie de la modernité politique, Paris, Vrin / EHESS, 2007. - Édition de la Profession de foi du vicaire savoyard, Paris, Flammarion, 2010. - Introduction de J.-J. Rousseau, Discours sur l’économie politique, Paris, Vrin, 2002. Bloom, Alan, L’Amour et l’amitié, Paris, Éditions de Fallois, 1996. Burgelin, Pierre, La Philosophie de l’existence de JeanJacques Rousseau, Paris, Vrin, 2005. Cassirer, Ernst, Le Problème Jean-Jacques Rousseau [1932], trad. Marc de Launay, préface de Jean Starobinski, Paris, Hachette, 2006. Chamayou, Anne, « Du Sujet épistolaire au Sujet autobiographique : l’invention du mythe dans La Nouvelle Héloïse », Autobiographie et fiction romanesque— Autour des Confessions de J.-J. Rousseau, Nice, éd. J. Domenech, Publication de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, 37, 1996. - « L’Identité et ses altérations dans les Lettres à Malesherbes de Jean- Jacques Rousseau », in Les lettres ou la règle du Je, éd. A. Chamayou, Cahiers Scientifiques de l’Université d’Artois, 1998. - « La Réminiscence : une écriture des marges? », in L'Ombre du souvenir, dir. J.-Y. Laurichesse, Classiques Garnier, 2011, p. 83-102. Charrak, André, « Nature, raison, moralité dans Spinoza et Rousseau », in Revue de métaphysique et de morale, 2002/3 numéro 35, p. 399-414. - « Descartes et Rousseau » in Rousseau et la philosophie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 19-30. - Rousseau. De l'empirisme à l'expérience, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2013. - Le vocabulaire de Rousseau, Paris, Ellipses, 2002.

227

Cullen, Daniel E. Freedom in Rousseau's political philosophy, Northern Illinois university press, 1993. Delaporte, François, Le second règne de la nature, Paris, Flammarion, 1979. Deleuze, Gilles, « Jean-Jacques Rousseau précurseur de Kafka, de Céline et de Ponge », in Arts, n° 872, 6-12 juin, 1962, p. 3, repris dans L’île déserte Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 73 sqq. Derathé, Robert, « La place et l’importance de la notion d’égalité dans la doctrine politique de Jean-Jacques Rousseau, in Rousseau after two-hundred years, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 55-65. Derrida, Jacques, « Nature, culture, écriture, la violence de la lettre de Lévi-Strauss à Rousseau » dans Les Cahiers pour l’analyse, n° 4, septembre-octobre 1966. - De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967. Foucault, Michel, Présentation de Rousseau juge de JeanJacques, Paris, Colin, 1962, repris dans Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 2001, p. 200-216. Florent Guénard, Rousseau et le travail de la convenance, Paris, Honoré Champion, 2004. - « L’état et la famille » in Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, édition, introduction et commentaire sous la direction de Bruno Bernardi, Paris, Vrin, 2002, p. 88-102. Haymann, Franz, « La loi naturelle dans la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, XXX, 1943-1945. Hobson, Marian, Leigh John & Wokler Robert (dir.), Rousseau and the eighteenth century, The Voltaire Foundation, Oxford, 1992. Hermann, Léon, « Jean-Jacques Rousseau traducteur de Sénèque », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, n°13, 1920-21, p. 215-224. Hulliung, Mark, The Autocritique of Enlightenment, Rousseau and the Philosophers, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1994. Kelly, Christopher, Rousseau as Author. Consecrating One’s Life to the Truth, Chicago, University of Chicago Press, 2003. Launay, Michel, « Introduction », Émile ou de l’éducation, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 11-26.

228

Lévi-Strauss, Claude, “Rousseau, père de l’ethnologie”, in Courrier de l’Unesco, mars, 1963, p. 10-16. - « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme » in Jean-Jacques Rousseau, actes de célébration, Neuchâtel, La Baconnière, 1963. - « Essai sur l’origine des langues », in Les Cahiers pour l’analyse, 4, 1966. Masson, Pierre-Maurice, « Rousseau contre Helvétius », in Revue d’Histoire littéraire de la France, t. XVIIIe, 1911, p. 103-124. Masters, Roger, La philosophie politique de Rousseau, Paris, ENS-Éditions, 2002. Pérez Valérie, « “Tels étaient ces illustres romains” Rousseau lecteur de Cicéron », in Rousseau et la Méditerranée, dir. Jacques Domenech, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 201-212. - « La publication d'Émile ou de l’éducation dans la correspondance de Rousseau de 1762 », in Rousseau en toutes lettres, sous la direction d’E. Francalanza, Presses universitaires de Rennes, p. 117-132. - « Le philosophe, le gouverneur et l’enfant : trois figures du temps stoïcien dans Émile ou de l’éducation » in L’Émile de Rousseau : regards d’aujourd’hui, sous la direction de A.-M. Drouin-Hans, M. Fabre, D. Kambouchner et A. Vergnioux, Paris, Hermann, collection « Colloque de Cerisy », 2013, p. 273-282. - « L’éducation comme acte alèthurgique dans Émile ou de l’éducation de Rousseau », Strathèse, 3/ 2016. Relire Michel Foucault, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, URL : http://strathese.unistra.fr/strathese/index.php?id=596 Petit de Bachaumont, Louis, Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des lettres en France depuis 1762, t. I, « 30 juin 1762 », Londres, John Adamson, 1783. Philonenko, Alexis, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, t.1-3, Paris, Vrin, 1983. Radica, Gabrielle, « La loi, les lois, les mœurs chez Rousseau », Cahiers philosophiques de Strasbourg, t. 11, printemps 2001, p. 153-184. - L’Histoire de la raison : anthropologie, morale et politique chez Rousseau, Paris, Champion, 2008.

229

Rueff, Martin, « L’expérience extérieure de la liberté », in Entre Epicure et Vauvenargues. Principes et formes de la pensée morale, Jean Dagen, Paris, Champion, 1999, p. 99- 176. - « L’ordre et le système, l’empirisme réfléchissant de JeanJacques Rousseau» in Rousseau anticipateur retardataire, J. Boulad- Ayoub et P.M. Vernes éditrices, Paris, L’Harmattan, Laval, P.U.L., 2000, p. 275- 344. - « Radicalement, séparément, Les théories contemporaines de la justice et la théorie de l’homme de Jean-Jacques Rousseau » in Morales et Politique (XVI- XVIII), Paris, Champions, 2005, p. 457-622. - « Les pronoms de Jean-Jacques Rousseau », in Mélanges offerts à Jean Dagen, Paris, Champion, janvier 2007, p. 759-812. - « Rousseau juge de Foucault ? » in Annales Jean-Jacques Rousseau, 2012. Starobinski, Jean, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle ; suivi de Sept essais sur Rousseau, Paris, Gallimard, 1994. Strauss, Leo, « Sur l’intention de Rousseau » [1947], in Genette, Gérard et Todorov, Tzvetan (Dir.), Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, 1984, p. 67-94 Trousson, Raymond et Eigeldinger Frédéric S. (dir.), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Honoré Champion, 2006. Vargas, Yves, Introduction à l’Émile de Rousseau, Paris, PUF, 1995. Vergnioux, Alain, « Rousseau, lecteur d’Helvétius ». in A-M Drouin-Hans, M. Fabre, D. Kambouchner, A. Vergnioux (dir.), L’Emile de Rousseau : regards d’aujourd’hui (p. 37-55). Paris, Hermann, 2013. Alain Vergnioux, Laurence Cornu, La didactique en question, Paris, Hachette éducation, CNDP, 1992 Viala, Alain, Lettre à Rousseau sur l'intérêt littéraire, Paris, Presses universitaires de France, Quadrige, 2005. - Le Dictionnaire du Littéraire, Paris, P.U.F. (en collaboration avec P. Aron et D. Saint-Jacques, dir.). 2e édition revue et augmentée, coll. Quadrige, 2004.

230

Études sur Michel Foucault Le Télémaque, « Michel Foucault : héritages et perspectives en éducation et formation », n° 47, 2015/1. Artières, Philippe, Bert, Jean-François, Revel, Judith, Cahier Foucault, Paris, L’Herne, 2011. Artières, Philippe et Potte-Bonneville, Mathieu, D’après Foucault. Gestes, luttes, programmes, Paris, Points Seuil, 2012. Ball, Steven J. (Ed.)., Foucault and education: Disciplines and knowledge. London, Routledge, (1990 / 2012). Besley, Tina, Counseling youth : Foucault, power, and the ethics of subjectivity, Wesport, Praeger, 2002. Dreyfus, Hubert, & Rabinow, Paul, Michel Foucault : un parcours philosophique, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des sciences humaines », 1984. Fejes, Andreas and Katherine Nicoll (Eds), Foucault and lifelong learning : governing the subject, London ;/ New York, Routledge, 2008. Gros, Frédéric, (dir.), Foucault et la philosophie antique, Paris, Kimé, 2003. - Foucault. Le courage de la vérité, Paris, PUF, 2012. Jardine, Gail McNicol, Foucault & education, New York, Peter Lang, 2005. Leblanc, Guillaume, Foucault au Collège de France : un itinéraire, Presses universitaires de Bordeaux, 2003. La Pensée Foucault, Paris, Ellipses, 2014. Legrand, Stéphane, « Présentation de l’ouvrage de Michel F o u c a u l t , L’ h e r m é n e u t i q u e d u s u j e t » , i n h t t p : / / stl.recherche.univ- lille3.fr Oulc’hen, Hervé, (dir.), Usages de Foucault, Paris, PUF, collection « Pratiques théoriques », 2014. Paltrinieri, Luca, L’expérience du concept, Paris, Publications de la Sorbonne / La philosophie à l’œuvre, 2012. - (coord.), L’Usage des plaisirs et Le souci de soi de Michel Foucault. Regards critiques, 1984-1987, Imec/Presses Universitaires de Caen, 2014. - (coord. avec M. Mazalto), « Les espaces scolaires », Revue internationale d’éducation, Sèvres, n° 64, décembre 2013. Osborne, Thomas, « Foucault as Educator », in Peters, Michael A., et alii., Governmentality Studies in Education.

231

(Contexts on Education), Rotterdam, Sense Publishers 2009, p. 125-136. Potte-Bonneville, Mathieu, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, 2004. Prairat, Eirick, (dir.), À l’école de Foucault, Nancy, PUN, 2014. Veyne, Paul, « Foucault révolutionne l’histoire » in Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, collection « Points », 1971, p. 383-429.

Études sur Gilles Deleuze Alliez, Eric, (dir.) Gilles Deleuze, immanence et vie, in Rue Descartes, Paris, PUF, 1998. Boudinet, Gilles, Deleuze et l’anti-pédagogue, Vers une esthétique de l’éducation, Paris, L’Harmattan, 2012. Cherniavsky, Axel, « Les sources bergsonienne et kantienne de la théorie du concept de Gilles Deleuze », in Revue philosophique de la France et de l'étranger 4/2012 (Tome 137), p. 515-534. Ewald, François, « Foucault-Deleuze, un dialogue ininterrompu », in Magazine littéraire Deleuze, septembre 1988, n°257. Sardinha, Diogo, L’émancipation, de Kant à Deleuze : devenir majeur, devenir mineur, Paris, Hermann, 2013. Séverac, Pascal et Sauvagnargues, Anne, (dir.) SpinozaDeleuze : lectures croisées, Paris, ENS Éditions, 2016. Villani, Arnaud, Sasso, Robert, (dir.) Vocabulaire de Gilles Deleuze, Vrin, 2002. Villani, Arnaud, « Gilles Deleuze ou la possibilité de vivre. », in Revue internationale de philosophie 3/2007 (n°241), p. 301-322. Zourabichvili, François, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003.

Philosophie et sciences de l’éducation Claparède, Édouard, L'éducation fonctionnelle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1931 [Rééd. 1958].

232

- L’École sur mesure [1920], Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1958. Clastres, Pierre, La société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974. É Cornu, Laurence, Le barbare et l'écolier, essai sur la fin des utopies scolaires, en collaboration avec Jean-Claude Pompougnac, et Joël Roman, Paris, Calmann-Lévy, 1990. - Le métier d'instruire, (Direction colloque et actes), CNDPCRDP de Poitiers, mars 1992. - Une autre république : 1791, l’occasion et le destin d’une initiative républicaine, Paris, L’Harmattan, Coll. « La philosophie en commun », 2004. - « La confiance dans la relation pédagogique », in Le Télémaque, N° 13, mai 1998. - « Les métiers impossibles », Le Télémaque, n° 18, automne 2000. - « Penser autrement l’autorité », in Les idées en mouvement, Hors série N° 5, juin 2002, La ligue de l’enseignement. - « Confiance, éducation, émancipation », communication, (texte en français) Colloque Un mo de valors, sous la direction de Jordi Riba, Documenta universitaria, GIRONA, novembre 2003. - « Espace du monde, lieux de citoyenneté, liens d’hospitalité », in Citoyen du monde, sous la direction de Hubert Vincent, Paris, L’Harmattan, 2004. - Jacques Rancière, La philosophie déplacée, colloque de Cerisy sous la direction de Laurence Cornu et Patrice Vermeren, Paris, Horlieu éditions, 2006. - « Subjectivation, émancipation, élaboration », in Tumultes, 2014/2 n° 43, p. 17-31. Dewey, John, Démocratie et Éducation suivi de Expérience et éducation, Paris, Armand Colin, 2014. Dias de Carvalho, Adalberto, « Où sont, où vont les savoirs en éducation ? » (chap.) in Recherches, pratiques et savoirs en éducation, De Boeck Supérieur, 2002, p. 35-45. - « Des utopies contemporaines à la contemporanéité comme utopie », in Utopies et pédagogies. Actes du Colloque International, 2002. Musée Oberlin, Université de Rouen. - « La construction de la contemporanéité comme défi d’une nouvelle culture des limites », in A. Vergnioux et H.Peyronie

233

dir., Le Sens de l’École et de la Démocratie, Bern, Peter Lang, 2001, p.265-279. Drouin, Jean-Marc, « Les herborisations d’un philosophe. Rousseau et la botanique savante », in B. Bensaude-Vincent et B. Bernardi (dir.), Rousseau et les sciences, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 77-92. Drouin-Hans, Anne-Marie, « Émile, ou du bon usage de l'utopie », dans Soëtard Michel (dir.), Faire autre en éducation : L'Éducation Nouvelle, l’Émile et le Christianisme, Cahiers universitaires et professionnels angevins, Série Études et Recherches, 1995, p. 187-199. - « Rapport au savoir et utopie en éducation chez Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre », Dix-huitième siècle, n° 33, 2001, p. 548-558. - Éducation et utopies, Paris, Vrin, 2004. - « Imaginer Émile en banlieue ? », Argumentos de Razón Técnica, serie especial, n° 2, 2009, p. 171-178. Durkheim, Émile, L’évolution pédagogique en France [1938, posthume] Paris, PUF, 1990. Fabre, Michel, « Liberté et méthode chez John Dewey : La modulation de l’expérience » in Méthode et philosophie La descendance éducative de l'Émile Études coordonnées par Michel Soëtard, Paris, L'Harmattan, 2012. Fraisse, Geneviève, Les deux gouvernements : la famille et la cité, Paris, Gallimard, 2000. Gay, Peter, “Locke on the Education of Paupers” in Rorty Amélie Oksenberg (ed.), Philosophers on Education: Historical Perspectives, London, Routledge, 1998. Kambouchner, Denis, L’École, une question philosophique, Paris, Fayard, 2013. Kant, Emmanuel, Propos de pédagogie, Paris, Gallimard (Pléiade t.III), 1986. Larmore, Charles, The Autonomy of Morality, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. Meirieu, Philippe, Apprendre... Oui, mais comment, Paris, ESF éditeur, 1987, p. 92. - Emile, reviens vite... Ils sont devenus fous (en collaboration avec Michel Develay), Paris, ESF, 1992. - La pédagogie entre le dire et le faire - 1 : Le courage des commencements, Paris, ESF éditeur, 1995. - Pédagogie : le devoir de résister, Paris, ESF éditeur, 2007.

234

- Comment aider nos enfants à réussir, à l'école, dans leur vie, pour le monde, Paris, Bayard, 2015. Moreau, Didier, Éducation et Théorie morale, Paris, Vrin, 2011. - « La solitude de l’éducation de soi », Contribution au Colloque : Solitudes et éducation, Porto, 2011. - « Transmission et spectralité : la formation de soi “tout au long de la vie” in Biennale internationale de l'éducation, de la formation et des pratiques professionnelles, Juillet 2012, Paris, France, https://halshs.archives-ouvertes.fr/ halshs-00863841/ - « D’un mauvais traitement infligé à (l’) Émile : la figure du pédagogue selon René Schérer. Bruno Cany et Yolande Robveille, René Schérer ou la parole hospitalière, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 75-95. - « Forêts, îles et déserts : esquisse d’une topologie de la métamorphose », EXPERICE - Séminaire 22 mai 2013. - « Logique de la métamorphose morale : la valeur de l’enseignement philosophique à travers le Traité de logique et de morale (1939) de G. Canguilhem et C. Planet ». Louise Ferté, Aurore Jacquard et Patrice Vermeren, La formation de Georges Canguilhem. Un entre-deux- guerres philosophique, Paris, Hermann, 2013, p. 123-141. - « Les paradoxes d’une éducation métamorphique : l’Émile de Jean- Jacques Rousseau. » in A.M. Drouin-hans, M. Fabre, D. Kambouchner, A. Vergnioux, L’Émile de rousseau : regards d’aujourd’hui. Paris, Hermann, 2013, p. 443-462. - « La citoyenneté comme éducation de soi-même : les enjeux contemporains d’un enseignement de la morale à l’école », in J.F. Dupeyron et C. Miqueu, Éthique et déontologie dans l’Éducation Nationale, Paris, A. Colin, 2013, p. 113-128. - « L’utopie de la Spectralité : le problème de la transmission des savoirs chez Jules Verne », in P. Mustière & M. Fabre, coord., Jules Verne, Science, crises et utopies Rencontres Jules Verne, Nantes, Coiffard éditions, 2013, p. 77-84. - « De la critique de l’aliénation à la critique de l’irresponsabilité comme source des concepts éthiques d’une éducation à la consommation » in F. Jutras et A. Agundez Rodriguez (dir.), Enseigner et penser l’éducation à la consommation, Québec, PU Laval, 2013, p. 41-59.

235

- « Le “génie” de Pestalozzi et la méthode pédagogique : l’art de la métamorphose selon Dilthey », in M. Soëtard (coord.), Méthode et philosophie. La descendance éducative de l’Émile, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 131-151. - « La poétique de l’enfance : qui est le Gustav de Jean-Paul Richter ? in A. Kerlan et L. Loeffel (dir.), Repenser l’enfance ? Paris, Hermann, 2012. - « Éduquer ou dresser ? Pour une critique du « posthumanisme » Le Télémaque 2014/1 (n° 45), p. 35-56. - « L’éthique professionnelle des enseignants, le Gouvernement Pastoral et le Perfectionnisme moral » in : E. Prairat (coord.) L’éthique de l’enseignement, enjeux personnels, professionnels et institutionnels, Presses Universitaires de Nancy, 2014, p. 49-68. - « La formation universitaire à l’éthique de l’enseignement : Peut-on former à l’éducation tout au long de la vie ? » in J. Poulain coord., Éducation en Afrique et en Europe, Paris, L’Harmattan, coll. Philosopher en Afrique, 2014, p. 183-193. - « De la nouveauté en éducation : pour l’homme nouveau ou vers de nouvelles façons d’être soi ? » in E. Theodoropoulou, G. Weygand, A. Zambrano Leal,dir., Noema, Voix de philosophie de l’éducation, Sainte-Gemme, Presses universitaires, 2015. Ottavi, Dominique, De Darwin à Piaget, Pour une histoire de la psychologie de l’enfant, Paris, CNRS-Éditions, 2001. Paltrinieri, Luca, « L’économie politique : un art de gouverner polémique. Quesnay et Rousseau », in Louis Adrien, Revel Arianne, L’art de gouverner. Questions éthiques et politiques, Paris, Peter Lang, 2012, p. 129-155. Pérez, Valérie, « “Le référent de l’expression” : La littérature en exercice », in Le Télémaque, « L’éducation en exercice(s) » 2014/1 n° 45, p. 83-93. Pestalozzi, Johann Heinrich, « Méthode théorique et pratique de Pestalozzi pour l’éducation et l’instruction élémentaire » [1826], in Écrits sur la Méthode, vol. III, LEP, 2009. Poulet, Georges, Études sur le temps humain [1949], Paris, Union générale d’éditions, coll. 10-18, 1972. Quentel, Jean-Claude, L’enfant. Problèmes de genèse et d’histoire [1993], Bruxelles, De Boeck Université, Collection Raisonnances, 2è éd., 1997.

236

Rancière, Jacques, Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987. Renaut, Alain, La Libération des enfants, Paris, Hachette, 2002. Rey, Olivier, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme autoconstruit, Paris, Seuil, 2006. Ricœur, Paul, La métaphore Vive, Paris, Seuil, 1975. - Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. Ruby, Christian, L’interruption. Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique, 2009. Ruyer, Raymond, L’Utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950. Sévérac, Pascal, Spinoza. Union et désunion, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des philosophies », 2011. - Spinoza Éthique, Paris, Ellipses, 2015. - Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2005. Soëtard, Michel, Penser la Pédagogie, Paris, L’Harmattan, 2011. Tarcov, Nathan, Locke's Education for Liberty, Chicago, University of Chicago Press, 1984. Ulmann, Jacques, La pensée éducative contemporaine, Paris, PUF, 1982. Vergnioux Alain, Théories pédagogiques, recherches épistémologiques, Paris, Vrin, 2009. - « La notion d'expérience dans la pédagogie Freinet », in Freinet, 70 ans après, Actes du Colloque de Caen (23 oct. 1996) H. Peyronie (dir.), Caen, Presses universitaires de Caen, 1998, p. 59-70. Weil Eric, « Jean-Jacques Rousseau et sa politique », Critique, VIII, 1952, p. 3-28.

Études sur le stoïcisme Bénatouïl, Thomas, Faire usage : la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006. Bréhier, Émile, Les Stoïciens, Paris, Gallimard, 1962. Gourinat, Jean-Baptiste, Romeyer Dherbey, Gilbert, (dir.) Les stoïciens, Paris, Vrin, 2002. Goldschmidt Victor, Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1953.

237

Hadot, Pierre, N'oublie pas de vivre : Goethe et la tradition des exercices spirituels, Paris, Albin Michel, 2008. Hadot, Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002. Lagrée, Jacqueline, Juste Lipse et la restauration du stoïcisme, Paris, Vrin, 1984.

Autres études Ariès, Philippe, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Point Seuil, 1975. Charrak, André, Empirisme et théorie de la connaissance. Réflexion et fondement des sciences au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2009. Danion-Grillat A. et Bursztein C., Psychiatrie de l’enfant, Paris, 2001, Éditions Lavoisier, Médecine Sciences Publications. Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. Rancière, Jacques, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981. - Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000. - L’inconscient esthétique, Paris, Galilée, 2001. - Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004. - Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Éditions Amsterdam, 2009. Salaün, Franck, Le besoin de fiction, Paris, Hermann, 2010.

Dictionnaires Furetière, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les sciences et des arts, Éditeur : A. et R. Leers (La Haye),1690, consultable sur le site Gallica. Dictionnaire de l’Académie française, Quatrième édition, Paris, Publié chez la Veuve Brunet, 1762, consultable sur le site Gallica et ATILF.

238

Table des matières Introduction _______________________________________9 Première partie : Un gouvernement de l’autre __________19 1. Un personnage conceptuel__________________________21 2. La question de la liberté ___________________________27 3. Une vigilance éducative ___________________________45 4. Gouverner dans une relation d’égalité _________________53 Deuxième partie : Gouverner selon la nature ___________71 1. Gouverner à l’intérieur d’un ordre du monde ___________73 2. La loi de nature __________________________________82 3. Éthique éducative et chimie _________________________93 4. L’éducation empiriste de l’homme sensible ____________99 Troisième partie : Gouverner et dire vrai _____________121 1. « Le courage de la vérité » ________________________123 2. L’éducation comme acte alèthurgique ________________139 3. Fiction et vérité _________________________________149 4. De la vérité de l’Émile à celle des Confessions ________163 Quatrième partie : Le gouvernement de soi ___________171 1. Le sujet et « l’ère de la gouvernementalité »___________173 2. L’émergence du souci de soi _______________________179 3. Dire la conduite de soi ____________________________188 4. L’écriture comme « pratique de soi » ________________200 Conclusion ______________________________________213

239

Bibliographie ____________________________________217 Éditions de Émile ou de l’éducation de JJ. Rousseau _____217 Éditions des autres œuvres de Rousseau ________________217 Œuvres de Gilles Deleuze ___________________________218 Œuvres de Michel Foucault __________________________219 Autres auteurs ____________________________________220 Études sur Émile ou de l’éducation ___________________222 Études sur les autres œuvres de Rousseau_______________226 Études sur Michel Foucault __________________________231 Études sur Gilles Deleuze ___________________________232 Philosophie et sciences de l’éducation _________________232 Études sur le stoïcisme _____________________________237 Autres études ____________________________________238 Dictionnaires _____________________________________238 Table des matières ________________________________239

240

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino [email protected] L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

L’HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 657 20 85 08 / 664 28 91 96 [email protected]

L’HARMATTAN MALI Rue 73, Porte 536, Niamakoro, Cité Unicef, Bamako Tél. 00 (223) 20205724 / +(223) 76378082 [email protected] [email protected]

L’HARMATTAN CAMEROUN TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé 699198028/675441949 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] L’HARMATTAN BURKINA Penou Achille Some Ouagadougou (+226) 70 26 88 27

L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL SÉNÉGAL L’H 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com

ÉDUQUER, GOUVERNER Lire Émile ou de l’éducation de Rousseau avec Michel Foucault En faisant le choix d’un « gouverneur » plutôt que d’un « précepteur » pour éduquer Émile, Jean-Jacques Rousseau a introduit, dans la pensée éducative, des concepts qui avaient été jusque-là exclus des traités d’éducation. &H IDLVDQW LO V¶HVW LQVFULW GDQV OHV UpÀH[LRQV TXL RQW SRUWp DX XVIIIe siècle, sur le problème du gouvernement. Dans les cours qu’il a donnés au Collège de France à partir de 1978, Michel Foucault s’est interrogé sur ce problème de l’art de gouverner, à propos duquel il note un tournant majeur au milieu du XVIIIe siècle. À cette période, la formation d’un nouvel art de gouverner est pensée à SDUWLU GH O¶pFRQRPLH SROLWLTXH FH TXL DPqQH HQWUH DXWUHV j UHGp¿QLU OH U{OH HW l’action de ceux qui gouvernent. Prévenir les besoins, empêcher que les maux VH SURGXLVHQW  ¿[HU OHV FKRVHV j IDLUH HW j QH SDV IDLUH  UHFKHUFKHU OHV HIIHWV positifs des pratiques gouvernementales sont autant de préoccupations qui sont nées de l’économie politique, en tant que champ permettant de penser le gouvernement des hommes. Or, cette question du « gouvernement » qui a tant occupé Foucault, reste cependant en suspens, si l’on met de côté Émile ou de l’éducation de Rousseau, texte qui subsume l’éducation des enfants en termes de « gouvernement », et qui fut publié à une époque où les textes sur ce sujet abondent. Face à ce constat, il convient de prolonger les analyses de Foucault et GH UpÀpFKLU j OD SRVVLELOLWp GH FRPSUHQGUH OH JRXYHUQHPHQW GHV HQIDQWV dans le champ des études foucaldiennes sur les pratiques et les techniques JRXYHUQHPHQWDOHV4XHVLJQL¿HJRXYHUQHUVHORQODQDWXUHHWFRPPHQW5RXVVHDX envisage-t-il les questions éducatives dans ce qui relève, selon les termes de Foucault, du « gouvernement de soi et des autres » ? « Nous vivons dans l’ère de la gouvernementalité, celle qui a été découverte au XVIII e siècle » (Foucault, Sécurité, Territoire, Population). L’objet de ce livre est de montrer en quoi le roman d’éducation de Rousseau participe de cette découverte.

Valérie Pérez est agrégée de lettres modernes et docteur en philosophie. Elle enseigne à l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) de Guadeloupe, université des Antilles.

© FrankRJ

LA PHILOSOPHIE EN COMM U N Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren Illustration de couverture : © Maxence Gonzalez ISBN : 978-2-343-10784-4

24,50 €