Économie du travail : les réalités et les approches théoriques [4 ed.] 2762417058

L'économie du travail est une sous-discipline relativement récente de la science économique. Cependant, les sujets

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Économie du travail : les réalités et les approches théoriques [4 ed.]
 2762417058

Table of contents :
REMERCIEMENTS......Page 7
TABLE DES MATIÈRES......Page 9
LISTE DES TABLEAUX......Page 15
GRAPHIQUES ET SCHÉMAS......Page 17
INTRODUCTION GÉNÉRALE......Page 19
PREMIÈRE PARTIE : Les réalités du marché du travail......Page 45
CHAPITRE 1 : Portrait du marché du travail au canada et au québec......Page 49
CHAPITRE 2 : Les enjeux du marché du travai le t l'évolution des formes d'emploi......Page 81
CHAPITRE 3 : Le travail autonome et la sous-traitance......Page 109
CHAPITRE 4 : L'emploi et le chômage des jeunes......Page 133
DEUXIÈME PARTIE : Les théories en économie du travail......Page 151
CHAPITRE 5 : La théorie néo-classique (première partie) : le marché du travail et la demande de travail......Page 165
CHAPITRE 6 : La théorie néo-classique (deuxième partie) : l'offre de travail et l'analyse critique du modèle......Page 213
CHAPITRE 7 : Les nouvelles théories néo-classiques (de l'offre de travail)......Page 255
CHAPITRE 8 : Keynes, le niveau d'emploi et le chômage......Page 283
CHAPITRE 9 : De Marx à l'école de la régulation......Page 323
CHAPITRE 10 : Le dualisme et la segmentation du marché du travail......Page 353
CHAPITRE 11 : La théorie des marchés internes du travail......Page 389
TROISIÈME PARTIE : L'évolution des politiques en matière d'emploi......Page 429
CHAPITRE 12 : L'État et les politiques d'emploi et de formation......Page 433
CONCLUSION.........Page 459
ANNEXE : Le modèle « coût plus marge »......Page 461
BIBLIOGRAPHIE......Page 465

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ÉCONOMIE

DU TRAVAIL

Les réalités et les approches théoriques

,

Economie du travail

Les réa 1 ités et les approches théoriques

Diane-Gabrielle TREMBLAY

Télé-université Université du Québec à Montréal Québec ( Québec) Canada 2009

Du même auteur Tremblay, Diane-Gabrielle, et David Rolland (sous la dir.) (2003). La nouvelle économie : Où? Quoi? Comment?, Québec, Presses de l'Université du Québec, 224 p. (Collection Études d'économie politique). Tremblay, Diane-Gabrielle, et Lucie France Dagenais (sous la dir.) (2002). Ruptures, segmentations et mutations du marché du travail, Québec, Presses de l'Université du Québec, 318 p. (Collection Études d'économie politique). Tremblay, Diane-Gabrielle, et Pierre Doray (sous la dir.) (2000). Vers de nouveaux modes de formation professionnelle? Rôle des acteurs et des collaborations, Québec, Presses de l'Université du Québec, 288 p. (Collection Études d'économie politique). de Terssac, Gilbert, et Diane-Gabrielle Tremblay (sous la dir.) (2000). Où va le temps de travail? Toulouse, Éditions Octares, 284 p. Tremblay, Diane-Gabrielle, et David Rolland (1998). Gestion des ressources humaines: typologies et comparaisons internationales, Québec, Presses de l'Université du Québec, 415 p. Tremblay, Diane-Gabrielle, et Daniel Villeneuve (1998). L'aménagement et la réduction du temps de travail: les enjeux, les approches, les méthodes, Montréal, Éditions Saint-Martin, 362 p. Tremblay, Diane-Gabrielle (1997, nouvelle édition à paraître en 2004). Économie du travail, Montréal, Éditions Saint-Martin. Tremblay, Diane-Gabrielle, Travail et société: évolution et enjeux, Télé-université et PUQ, Québec, 628 p. Tremblay, Diane-Gabrielle et Vincent van Schendel (2004). Économie du Québec: régions, acteurs, enjeux, Télé-université et Éditions Saint-Martin, Québec, 930 p.

Ce document est utilisé dans le cadre du cours Économie du travail (ECO 3003) offert par la T élé-université.

Tous les droits de reproduction, de traduction et d'adaptation, en tout ou en partie, par quelque moyen que ce soit, sont réservés.

©T élé-université, 1990, 1997, 2003, 2004

ISBN 2-7624-1705-8 (T élé-université, 4' édition, réimpression 2009) ISBN 2-89035-384-2 (Éditions Saint-Martin, 4' édition)

Dépôt légal - Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2004 Dépôt légal - Bibliothèque et Aarchives Canada, 2004

Édité par:

Distribué par :

Télé-université

Éditions Saint-Martin

Université du Québec à Montréal

7333, Place des Roseraies, bureau 501

455, rue du Parvis

Ville d'Anjou (Québec) H1M 2X6

Québec (Québec) G1K 9H6

Canada

Canada

Remerciements Cet ouvrage constitue une version revue et mise à jour du manuel du même nom paru en 1997. Nous avons modifié les chapitres 1 à 4, de nature plus empirique, pour tenir compte de l'évolution récente du marché du travail. Les chapitres théoriques auraient aussi pu être revus, puisque nombre d'articles sont parus depuis 1997, mais les théories de base ayant peu changé, cela n'est pas apparu nécessaire pour ce manuel de base en économie du travail. Je veux tout d'abord remercier Catherine Chevrier qui a travaillé à la recherche et collaboré à la rédaction des chapitres 1 et 3. Je remercie aussi Bernard Lépine, pour le travail de conception graphique et de mise en pages, Sylvie Trottier pour la révision linguistique de ces chapitres, ainsi que Ginette Dumont pour la relecture des quatre premiers chapitres et le travail sur les guides d'accompagnement de ce manuel. Diane-Gabrielle Tremblay

Table des matières INTRODUCTION GÉNÉRALE Les notions de base en économie du travail Les sources de données Un peu de terminologie .. La portée et les limites des indicateurs de chômage Les formes du chômage .. Sommaire Pour en savoir plus ... . . . .

1 5 6 8 12 17 22 24

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PREMIÈRE PARTIE 27 29

Les réalités du marché du travail 1 ntroduction

CHAPITRE 1 Portrait du marché du travail au Canada et au Québec

1 .1 1 .2 1 .2 . 1 1 .2.2 1 .2.3 1 .2.4 1 .2.5

. .. La population active . .. .. . .. . . .................... . La population occupée L e taux d'emploi selon l'état civil ... .. . . ... . ........ Les mères occupées La présence des femmes au sein des professions au Canada Les professions au Québec .. ...... ..... . L.:appartenance au marché du travail : une réalité différente pour les femmes Le travail à temps partiel ........................................ . Le travail autonome ......................................... Le travail à domicile . . .. .. ... . . Les horaires de travail .. . . . . . ... . . Les femmes, le marché du travail et les soins aux proches Conflit travail-vie personnelle : une préoccupation davantage " féminine,, La syndicalisation.............. Les revenus selon les professions ... t..:écart salarial entre les hommes et les femmes au Canada La situation du chômage selon le sexe .

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1 .2.6 1 .2.7 1 .2.8 1 .2.9 1 .2. 1 O 1 .2. 1 1

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1 .2 . 1 2 1 .2 . 1 3 1 .2 . 1 4 1 .3

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31 32 35 36 37 40 42 43 45 47 47 48 49 50 51 52 52 55 57 58

Sommaire Pour en savoir plus . . . CHAPITRE 2 Les enjeux du marché d u travail e t l'évolution des formes d'emploi

2.1 2. 1 . 1 2 . 1 .2

Les formes d'emploi et les conditions de travail ... .. ...... . . . . ... . .. ... . Des horaires de travail plus contraignants Le lien avec le travail à temps partiel des femmes . .... .... ... . .

.

63 63 64 67

Comment les conditions de travail changent-elles? .......... . Les choix de modèles de gestion .. .. . . .. . . . . .............. L.:impact des nouveaux modèles de gestion ................. .... . Le paradoxe de l'autonomie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. Les facteurs qui façonnent les structures d'emploi : une vision non déterministe ................................................. 2.3. 1 Les choix au niveau de l'entreprise ............. ................. 2.3.2 . L.:impact des politiques publiques ............... .......... . ......

76 76 78 80

Sommaire ........ . Pour en savoir plus . . .

87 88

2.2 2.2. 1 2. 2. 2 2.2.3 2.3

«

82 83 84

CHAPITRE 3 Le travail autonome et la sous-traitance ...............................

3.1 3.2 3.2. 1 3.2.2 3.2.3 3.2.4 3.2.5 3.3 3.3. 1 3.3.2

Les motifs d e recours : les principes théoriques ... .. .. .... Les motifs de recours à la sous-traitance : au-delà des . ... ... .. . .. ... .. ..... constats factuels .. Un sondage portant sur la PME effectué pour le compte de La Banque Nationale ..... ..... .. ... ... .. .... . ..... . .. . ... . ... ... Enquête réalisée auprès de près de 2 000 mille entreprises canadiennes membres de la FCEI .... . .... .... . .. .. .. ... ..... ... Les études du Conference Board du Canada . ... .. .. ...... ... ... Le recours aux employés temporaires aux États-Unis . .... .. .... Le travail temporaire et les agences de travail intérimaire en France .. .. . ... . .. ..... ..... ....... .. ... .. ... ... .. Les avantages et les inconvénients qu'y voienti e s travailleurs . . .. .. . ... ........ .. indépendants . . Avantages pour le travailleur indépendant .. ... .... .. .. .. . . . ..... Inconvénients du travail indépendant .. .. ..

Sommaire ......... . Pour en savoir plus . . .

91 92 93 93 95 96 1 OO 1 01 1 03 1 04 1 06 110 111

CHAPITRE 4 . ... .. .. .... ... ... Le taux d'emploi en fonction de l'âge et de la scolarité ... . ... .. . . Les récents diplômés des universités canadiennes .... .... .. ... La répartition de l'emploi selon les champs disciplinaires Emploi à temps partiel des diplômés...... .. . ... .. .. .. .. . Le travail indépendant chez les diplômés ..... ... .. .. .. ... ... ... . . .. ...... .. .. Gains moyens des diplômés Taux de chômage des diplômés . ... ... .. ..... .. ... .. ... ... .. ... . Les politiques de l'emploi à l'intention des jeunes ... .. .. ... ...... L.:intégration des jeunes par le communautaire? . .. .. .. . .. . . . ... . .... ... .. .... ..... .. Conclusion

L'emploi et le chômage des jeunes

4. 1 4.2 4.2.1 4.2.2 4.2. 3 4.2.4 4.2.5 4.3 4.3.1 4.3.2

Sommaire Pour en savoir plus . . .

115 116 118 118 119 1 20 1 20 1 22 1 22 1 25 1 27 1 29 1 30

DEUXIÈME PARTIE Les théories en économie du travail ............ ... ..... .......... ... . Introduction ... ... .... .. .... . . .. ... ... ... ...... ..... ... .. Deux niveaux d'analyse : la micro-économie et la macro-économie ..... Les objectifs des théories d'économie du travail ... ... ... ... .... .. Deux grands paradigmes : les prix et le marché concurrentiel par opposition aux règles et à la hiérarchie . .... .. ... . .. .. . .. ...... ........ .... .. ... .. ..... ..... .. Deux grands postulats

1 38 1 42

Pour en savoir plus

1 44

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...

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1 33 1 35 1 35 1 36

CHAPITRE 5 La théorie néo-classique (première partie): Le marché du travail

. ..... ... ..... .... .. ... .. .... .. ... ... Introduction aux courbes d'offre e t de demande . . Deux postulats de base : la rationalité individuelle et le marché . L a rationalité des comportements individuels ... .. ... ... .. ... ... .. ... ... .. .. ... .. .. Trois outils d'analyse ..... .. .. Le marché de concurrence pure et parfaite au coeur du modèle néo-classique .......... ..... ... .... ... .. ........ ... .. L.:offre et la demande de travail.. .... ... .. ......... .. .... .. La détermination des taux de salaire et d'emploi.. ....... .. . Les déséquilibres sur le marché du travail . .. ... . Le marché du travail, les salaires et l'emploi dans différents secteurs ... .... ... . .... .. .. ... ... ....... ..... .... La demande de travail dans le modèle néo-classique .. ...... .. .... ...... ... . micro-économiqu.e Le taux marginal de substitution .................... ... ....... ... t..:analyse à court terme . .. ...... ... ... .. .... ... .. .. ... .. ..... . La loi des rendements décroissants .. ... .. .. .. .. ... .... ... .. Le modèle marshallien de concurrence parfaite..... .. .... ... t..:élasticité de la demande de travail .

et la demande de travail

5.1 5.2 5.2.1 5.2.2 5.2.3

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5.3 5.3. 1 5.3.2 5.3.3 5.4

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5.5 5.6 5.7 5.8 5.9

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Sommaire . . .. . Pour en savoir plus . . ......................................... . . .

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1 47 1 50 1 54 1 55 1 57 1 63 1 66 1 68 1 70 1 72 1 75 1 76 1 78 1 79 1 82 1 87 1 89 1 90

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CHAPITRE 6 La théorie néo-classique (deuxième partie): l'offre de travail et l'analyse critique du modèle ..................................... .

6.1 6.1 . 1 6.1 .2 6 . 1 .3 6.2 6.2. 1 6.2.2 6.3

Historique de la courbe d'offre de travail Les mercantilistes .............................................. De l'école classique (Smith, Ricardo) à Marx ................... L.:individualisme méthodologique des marginalistes ............. L.:analyse néo-classique de l'offre de travail .................... L.:équilibre entre le revenu et le loisir ............................ Les effets de substitution et de revenu .......................... Les " prédictions,, du modèle .................................. .

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1 95 1 97 1 98 1 99 200 202 205 207 21 1

6.3. 1 6.3.2 6.3.3 6.4 6.5

Les heures supplémentaires . ...... . .................... . L.:analyse néo-classique de l'aide sociale et de l'assurance.. ... .... .. .......... ....................... . chômage Une étude de cas : le partage du travail ......................... Résumé de l'offre de travail néo-classique ....................... Synthèse critique des hypothèses sous-jacentes au modèle concurrentiel néo-classique. ... . .. . . . ... ... .............. . Le modèle " concurrentiel" ..... . . ....... . ... . . ..... . . .. ....... Le rôle fondamental du salaire .................................. . L.:indépendance de l'offre et de la demande de travail ............ .

6.5. 1 6.5.2 6.5.3

Sommaire ........... Pour en savoir plus . . .

21 1 212 214 216 218 221 225 227 229 232

CHAPITRE 7 Les nouvelles théories néo-classiques (de l'offre de travail) . ... ... ..

7.1 7 .2 7.3 7 .3.1 7.4 7.5

L a théorie d u capital humain. .. .. ... .. ...... ... . La théorie du crible .... .. .......................... ... .. La théorie de la recherche d'emploi Uob search) . .. .. .. ....... Les critiques à l'égard de la thèse de la prospection d'emploi .. .... ... .. ...... ..... ... Uob search). ....... Les contrats implicites .... ... .. .. ...... ... ....... .... Les politiques de main-d'oeuvre découlant de ces thèses....

Sommaire.. Pour en savoir plus. . ... CHAPITRE 8

.. . .. ... ... .. .. Les grands axes de l'analyse keynésienne.. .. .. ... ............. . Une analyse fondée sur les circuits à l'échelle macroéconomique ... .. .... .. ... .... .. ....... .. . .. ..... ...... La contestation de la " loi de Say" .. .. .................... ...... Salaire réel, salaire nominal et emploi ............ ........ ... ... Le chômage involontaire et le sous-emploi .... ..... ...... ... ... .. L.:emploi plutôt que le travail . .. ... .... ... ... ... La politique économique keynésienne . ... .... ..... .. .. . Résumé des apports keynésiens ... ..... .. .... . Les contestations de la vision keynésienne .. ... .. ... .. ... .. ... .. .... La contestation structuraliste . ... ... . Les anticipations rationnelles . ... ... .. .... .. Les flux de main-d'oeuvre et la.dynamique du marché du travail... ... ... . ... .... .. ...... ..... .... . ... .. ... .. Le chômage chronique .. ... ... .. ... ... ....... .. ... .... .... ... ... L.:analyse post-keynésienne ...... ...... ....... ......... ..........

Keynes, le niveau d'emploi et le chômage

8.1 8. 1 . 1 8 . 1 .2 8. 1 .3 8 . 1. 4 8 . 1 .5 8.2 8.3 8.4 8.4. 1 8.4.2 8.4.3 8. 4.4 8.5

Sommaire .. Pour en savoir plus . . .

237 238 245 247 250 251 255 258 261

265 266 268 269 272 275 281 282 289 290 290 291 292 294 296 300 302

CHAPITRE 9 .. ... ... ... . . t.:origine des thèses de la régulation ... . . . . . . ... . . ...... . Le courant marxiste . .. .. ... .. De Marx à la régulation .. ... ... ... . .. ... ... .. .. . ... ... ... Les concepts de base La régulation ... ... ... .. .. ... .. . . . .... .. ... .. .. . . ....... . . Le rapport salarial . .... .... . ........... ,.... ... .. ... . . .. ...... L.:évolution historique du rapport salarial . ....... ....... . .. . .. .. . . L.:analyse régulationniste ,, du marché,, du travail ...... ..

De Marx à l'école de la régulation

9.1 9. 1 . 1 9 . 1 .2 9.2 9.2.1 9.2.2 9.2.3 9.3

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«

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Sommaire ......... ... Pour en savoir plus. .. .. .

305 305 306 31 1 31 4 31 4 315 31 7 325 329 331

CHAPITRE 1 0 Le dualisme et la segmentation du marché du travail ..

1 0. 1 1 0.2 1 0.2.1 1 0.2.2 1 0.2.3 1 0.2.4 1 0.2.5 1 0.3 1 0.3. 1 1 0.4 1 0.4.1 1 0.5 1 0.6

335 335 338 339 340 341 342 343 344 345 347 349 350

L e courant institutionnaliste . ... .......... .......... . Les post-institutionnalistes... ... . Les règles et politiques internes des entreprises .......... Grappes d'emplois et de salaires ........................ Le modèle des post-institutionnalistes ..................... La préférence pour la continuité du lien d'emploi.. .............. . La demande de travail domine l'offre ............................ Les économistes radicaux ...................................... . ......... ......................... . Diviser pour régner" Le dualisme du marché du travail .. ... ................. . ........... L.:origine des différenciations et la juste partition Du dualisme à la segmentation du marché du travail La segmentation du marché du travail au Canada et au Québec .......................................... 1 0.6.1 La segmentation au Canada ................ . . ......... ..... ..... ......... 1 0.6.2 La segmentation au Québec ... 1 0.7 Les apports des théories du dualisme et de la segmentation ....

355 356 358 362

Sommaire ........................... Pour en savoir plus. .. .............. .

365 367

"

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CHAPITRE 1 1 La théorie des marchés internes du travail ....... .... .. ....... ... .....

1 1 .1 1 1 .2 1 1 .3 1 1 .3.1 1 1 .3.2 1 1 .3.3 1 1 .3.4 1 1 .4

La notion de marché interne ..... .... .. ... .. .... ..... .... ..... ... Rigidité ou souplesse des règles ... ... .. . .. ... .. .. ... ... .... ... . L.:origine des marchés internes. ... .... ..... ... ... ... . .... .. . ... . La stabilité de l'activité de l'entreprise ... .. ... .... .. ... .... ... .. . ...... .... .. La cohésion sociale ... .. ... ... . La spécificité des qualifications Qualification, technologie et marché interne du travail Évaluation et aménagements à la notion de marché interne

371 374 378 381 384 348 385 386 391

1 1 .4 . 1 Le degré d'ouverture des marchés internes du travail .. 1 1 .4.2 La spécificité du comportement des entreprises " innovatrices ....... ... ... ...... . ... .. ... ... 1 1 .4.3 L.'.absence de " marché , ... ... .. ..... . . 1 1 .4.4 La multiplicité des sous-marchés internes .. .. . .. . . . . .... . . . . .. . .

392

Sommaire . .. ..... .. ..... .. ........ .. Pour en savoir plus . . ...

398 407

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393 394 395

TROISIÈME PARTIE 41 1 41 3

L'évolution des politiques en matière d'emploi

Introduction

. . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

CHAPITRE 1 2

L'État et les politiques d'emploi et de formation

1 2. 1 1 2. 1 . 1

41 5 41 5

La politique de l'emploi au Québec et au Canada Des années quarante aux années soixante : émergence et développement de la politique en matière d'emploi au Québec et au Canada ............. ..... ... ....... ... ..... .... 1 2. 1 .2 Les années soixante-dix : des mesures de création d'emplois pour les groupes cibles et une généreuse réforme de . .. ... .. ... ... ..... ....... .. .. ... l'assurance-chômage 1 2. 1 .3 Des années quatre-vingt à aujourd'hui : une remise en question des programmes passifs et un nouveau mode de gestion des sans-emploi . . .. .. . . . Que peut-on attendre des programmes de main-d'oeuvre? ..... 1 2.2 ...... .. ..... ... . 1 2.2.1 Le potentiel de la formation Les insuffisances des programmes de formation . ..... ... ..... . 1 2.3 Que doit faire l'État en matière d'emploi. .. ou quelle forme de 1 2.4 .. .. .... compétitivité?

433

Pour en savoir plus . . ...

437

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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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424

425 429 429 432

441

CONCLUSION . . . ANNEXE Le modèle " coût plus marge ,,

421

443

. .

BIBLIOGRAPHIE ... ... .. ..... ...... ...

.

447

Liste des tableaux Tableau 1 . 1

Tableau 1.2 Tableau 1 .3 Tableau 1 .4

Tableau 1 . 5 Tableau 1 .6

Tableau 1 .7 Tableau 1 .8 Tableau 1 .9

Taux d'activité selon l'état matrimonial, le sexe et l'âge, Canada et Québec, 2001

33

Taux d'activité des femmes de 1 5 ans et plus vivant dans les familles, selon la présence d'enfants et l'âge du plus jeune enfant,- Québec et Canada, 1 976 et 2001

33

Emploi, selon le sexe, Canada, 1 976 à 2001 , années choisies

35

Pourcentage de la population occupée de 1 5 ans et plus, selon le sexe, Canada et Québec, 1 976 à 2001 , années choisies

36

Taux d'emploi selon l'état matrimonial, le sexe et l'âge, Canada et Québec, 2001

37

Pourcentage des mères occupées, selon l'âge du plus jeune enfant, Canada, 1 976 à 2001 , années choisies

38

Répartition des mères de 1 5 ans et plus selon l'occupation d'un emploi, l'âge du plus jeune enfant et le type de famille, Québec, Canada, 2001

39

Répartition de l'emploi selon la profession, 1 987, 1 994 et 2001 , Canada

41

Répartition des personnes occupées selon le sexe, Québec, 2000 Tableau 1 . 1 0 Évolution du pourcentage des employés canadiens (selon le sexe) ayant un travail atypique de 1 989, 1 994 et 1 999

44

Répartition des travailleurs de 1 5-64 ans selon le caractère typique et atypique de l'emploi, le sexe et l'âge, Québec, 2000

44

Pourcentage de personnes travaillant à temps partiel, selon l'âge, Canada, 1 976 à 2001

Tableau 1 . 1 3 Raisons du travail à temps partiel, selon l'âge et le sexe, Canada, 2001

46

Tableau 1 . 1 5 Horaires de travail au Canada, 1 999

47

Tableau 1 . 1 1

Tableau 1 . 1 2

Tableau 1 . 1 4 Travail autonome, Canada, 1 976 à 2001 , années choisies

Tableau 1 . 1 6

42

46 49

Taux de syndicalisation selon certaines caractéristiques d'emploi et selon le sexe, Québec et Canada, 2000

51

Québec, 1 996

52

certaines caractéristiques liées à l'emploi, Canada, 1 997

53

Tableau 1 . 1 7 Revenu médian d'emploi selon le sexe par grande catégorie professionnelle,

Tableau 1 . 1 8 Différence entre le taux horaire de salaire des hommes et des femmes, selon Tableau 1 . 1 9 Différence entre le taux horaire des hommes et des femmes selon le niveau d'ins-

truction et le domaine principal d'étude, Canada, 1 997

54

Tableau 1 .20 Taux de chômage, selon l'âge, Canada, 1 976 à 2001

55

Tableau 2.1

Évolution des horaires de travail au Canada, 1 991 - 1 995

64

Horaires de travail au Canada, 1 999 Évolution du pourcentage des employés (selon le sexe) ayant un travail atypique de 1 989, 1 994 et 1 999

65

Raisons pour travailler selon des horaires non standards, Canada, 1 991 -1 995

66

Raisons du travail à temps partiel, selon l'âge, 2000 (Canada)

67

Semaine de travail habituelle des 1 5-64 ans consacrée à leur emploi principal selon le sexe, l'âge et le statut d'emploi, Québec, 2000

70

Tableau 2.2

Tableau 2.3

Tableau 2.4

Tableau 2.5

Tableau 2.6

65

Tableau 2.7 Tableau 2.8 Tableau 2.9

Évolution des travailleurs à temps partiel et des travailleurs autonomes au Canada 1 975 et 2000 Évolution des travailleurs à temps partiel et des travailleurs autonomes au Canada 1 975 à 2000

71

Proportion des employés rémunérés qui ont un horaire normal de jour selon le sexe et selon la situation familiale, Québec, Ontario et Canada, 1 995

73

Ontario et Canada, 1 976, 1 990 et 1 998

75

Tableau 2.10 Statistiques sur la semaine de travail, selon la durée, le sexe et l'âge, Québec, Tableau 3.1

Tableau 3.2 Tableau 3.3

Tableau 3.4

Tableau 3.5 Tableau 3.6 Tableau 4.1 Tableau 4.2 Tableau 4.3

Tableau 5 . 1

Tableau 5.2

Tableau 5.3

Tableau 5.4 Tableau 8.1

Tableau 1 0 . 1

Motifs pour lesquels les PME octroient des contrats en sous-traitance

94

Champs d'intervention pour lesquels les PME octroient des mandats de soustraitance

95

Motifs pour lesquels les PME réalisent des contrats de sous-traitance

95

Avantages et inconvénients que les travailleurs indépendants associent à leur statut

1 03

Aspect du travail indépendant qui plaît le plus aux travailleurs indépendants, en pourcentage

1 05

Aspect du travail indépendant qui déplaît le plus aux travailleurs indépendants, en pourcentage

1 09

Pourcentage de la population occupée, selon l'âge, Canada, 1 976 à 2001 , années 1 17 choisies Pourcentage de personnes occupées, selon l'âge et le niveau de scolarité, 2001 , Canada

1 17

Répartition des diplômés selon les domaines d'études

121

Les analyses marxiste, marginaliste e t keynésienne

1 49

Concurrence pure et parfaite

1 64

Les formes de marché

1 65

Loi des rendements décroissants

1 80

Les stratégies économiques des néoconservateurs et des keynésiens

287

Marchés primaire et secondaire

Tableau 1 0.2 Typologie des systèmes d'emploi (Osterman, 1 984, 1 987) Tableau 1 0.3 Variables de différenciation des secteurs Tableau 1 0.4 La segmentation de l'emploi au Québec Tableau 1 1 . 1

Les explications de l'origine des marchés internes

Tableau 1 1 .2 Principales oppositions entre les marchés internes et la vision néo-classique Tableau 1 2.1

71

350 354 357 360 383 402

Estimations des dépenses annuelles des gouvernements du Canada et de Québec au titre du marché du travail

41 9

l'OCDE, en pourcentage

420

Tableau 1 2.2 Dépenses au titre des programmes du marché du travail dans les pays de

Graphiques et schémas Graphique 5.1

La courbe de demande

1 51

La courbe d'offre

1 52

Graphique 5.4

!.:offre et la demande

1 53

La théorie néo-classique, le marginalisme et l'idéologie libérale

1 55

Graphique 5.6

Courbes d'indifférence et ligne budgétaire

1 59

Graphique 5.7

Les différents types de coûts de l'entreprise

1 62

Graphique 5.8

!.:offre de travail

1 67

Graphique 5.9

La demande de travail

1 68

!.:offre et la demande de travail

1 69 1 70

Déséquilibres sur le marché du travail : chômage et pénurie de main-d'oeuvre

171

Graphique 5. 1 3 Parfaite substitution des facteurs

différents secteurs d'activité

1 74

Graphique 5.15 Rendements croissants et décroissants

1 78

Graphique 5 . 1 7 Produit marginal et moyen

1 83

Graphique 5.19 La courbe de demande de travail de l'entreprise en concurrence parfaite

1 85

Graphique 6.2

!.:offre de travail chez les mercantilistes (à pente négative)

1 98

Graphique 6.3

!.:offre de travail chez les classiques (à pente positive)

1 99

Graphique 6.4

Courbes d'indifférence dans l'arbitrage revenu-loisir

203

Graphique 6.5

La contrainte budgétaire ou droit� de budget

205

Graphique 6.6

!.:offre de travail individuelle

206

Graphique 6.7

Effets de substitution et de revenu dans l'offre de travail

208

Graphique 6.8

Courbes d'offre de travail à l'échelle du marché

209

Explication néo-classique des heures supplémentaires

21 1

Revenus de travail et revenus hors travail

212

Graphique 5.2 Graphique 5.3 Graphique 5.5

Graphique 5. 1 0 Le salaire du marché concurrentiel détermine le salaire dans l'entreprise Graphique 5.11

Graphique 5.12 Marché d u travail e t détermination des niveaux de salaire e t d'emploi dans Graphique 5. 1 4 Substitution imparfaite des facteurs de production

G raphique 5.16 Coûts de l'entreprise

Graphique 5. 1 8 La courbe d'offre de l'entreprise et de l'industrie

Graphique 6.1

Graphique 6.9

Graphique 6.10 Offre de travail avec revenus hors travail Graphique 6. 1 1 Le partage du travail

·Schéma 6 . 1 2

1 77 1 82 1 84 1 87

21 3 21 6

Analyse néo-classique du marché du travail

219

Graphique 7.2

Effet de l'éducation sur les revenus É galisation des coûts et avantages marginaux

243

Schéma 8.2

Établissement du niveau d'emploi

270

Vision néo-classique des effets positifs de la flexibilité des salaires sur l'emploi

273

G raphique 7.1

Schéma 8.1

240

Schéma 8.3 Graphique 8.4

Analyse keynésienne d e l a flexibilité des salaires et d e ses conséquences sur le chômage

274

Théorie keynésienne du " sous-emploi ,, d'équilibre

277

Schéma 8.6

La logique keynésienne

278

Analyse keynésienne de l'emploi

280

Schéma 9.2

Lecture élémentaire de Marx

309

Analyse marxiste du chômage

310

Analyse " régulationniste ,, de la crise et du chômage

323

L.'.organisation en marchés internes du travail (mit)

390

Schéma 8.5

Schéma 9.1

Schéma 9.3

Schéma 1 1 . 1

Graphique 11.2 Typologie des marchés internes selon Gambier et Vernières Schéma 1 2 . 1

Liens entre politique monétaire e t emploi

396 418

Note

Dans c e document, l e générique masculin est parfois utilisé dans l e but d'alléger l e texte, e t sans aucune discrimination. L.'.auteure s'est toutefois efforcé d'utiliser une terminologie neutre. Pour équilibrer les choses, elle a également utilisé le féminin pour certains exemples, de sorte qu'à l'instar des exemples traitant de travailleurs, les exemples faisant référence à une ou des travailleuses doivent eux aussi être entendus comme des situations pouvant s'appliquer également aux hommes et aux femmes.

1

Introduction générale L'économie du travail est une sous-discipline relativement récente de la science économique. Cependant, les sujets qu'elle recouvre sont parmi ceux qui touchent le plus la majorité des gens dans leur vie quotidienne et que l'on retrouve régulièrement dans les manchettes des journaux. Évolution du travail à temps partiel, développement de l'emploi autonome ou de l'en­ trepreneurship, transition entre l'école et le marché du travail, chômage des jeunes, licenciements de travailleurs âgés, menaces de grèves pour l'obtention de hausses de salaires ou d'une plus grande sécurité d'emploi, équité salariale entre hommes et femmes, augmentation du nombre de femmes dans les postes de cadre ou de directrices, voilà autant de thèmes qui intéressent les économistes du travail, ·mais aussi nombre de chefs d'entreprises, de responsables syndicaux ou encore de personnalités politiques. En effet, les décideurs du monde des affaires comme du monde syndical ou politique font souvent appel aux économistes soit pour mieux connaître le secteur ou l'environnement économique plus large dans lequel leur entreprise se développe, soit pour tenter de formuler des politiques économiques en vue de s'assurer d'une bonne conjoncture économique en vue d'une réélection. De plus, sans qu'ils ne le mentionnent toujours expli­ citement, ces décideurs sont souvent implicitement dominés par une vision du monde élaborée par l'un ou l'autre des économistes du passé. Ainsi, comme le soulignait l'un des économistes les plus connus du vingtième siècle, John Maynard Keynes, les idées des économistes, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, sont beaucoup plus puissantes qu'on ne le croit généralement. Selon Keynes, les idées des économistes gouvernent le monde et les hommes pragmatiques qui se pensent exempts de toute influence intellectuelle sont généralement dominés par l'une ou l'autrè des théories conçues par des économistes du passé. Il faut d'ailleurs reconnaître que Keynes lui-même a certes influencé bon nombre de politiciens et de politiques mises en oeuvre dans la période de l'après-guerre. Ainsi, qu'il s'agisse du gouverneur général de la Banque du Canada privilégiant la lutte contre l'inflation aux dépens de la création d'emploi, ou encore d'un ministre vantant les mérites d'un programme de

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

2 formation professionnelle en vue d'une réduction du chômage, ou encore d'un syndicaliste défendant les avantages d'une hausse de salaires pour l'ensemble de l'économie, diverses théories économiques s,ont sous-jacentes à ces prises de position. Il devient donc de plus en plus important pour nombre de personnes présentes à divers titres sur le marché du travail (travailleurs et syndicalistes comme employeurs, etc.) de connaître les tendances de fond de l'évolution du marché du travail à l'aube du vingt-et-unième siècle. Il peut également être utile pour plusieurs de connaître les analyses théoriques qui sous-tendent diverses thèses ou politiques et ce, afin d'être mieux en mesure d'identifier non seulement les conséquences potentielles de ces choix, mais également les autres alternatives possibles. C'est dans cette perspective que le présent ouvrage commence par une introduction à quelques grandes problématiques de l'évolution du marché du travail canadien, pour aborder ensuite les différentes théories qui peuvent rendre compte de ces réalités. Cette démarche est d'ailleurs conforme à celle que suivent généralement les économistes. D'abord, on cherche à connaître les faits en recueillant des données, des statistiques, des informations relatives au sujet qui nous intéresse; ensuite, on organise ces données et l'on effectue une analyse économique en fonction d'hypothèses ou de principes issus des théories; enfin, surtout si l'on est à l'emploi d'un gouvernement, d'un syndicat ou d'une entreprise, on aura à formuler des

propositions, des recomm an dations ou des politiques

en vue de résoudre les

problèmes économiques identifiés. Dans les chapitres qui suivent, nous nous intéresserons ainsi aux faits concernant l'évolution récente du marché du travail au Canada et au Québec, tout en faisant un certain nombre de comparaisons avec la situation d'autres pays industrialisés, et surtout de notre voisin du Sud, les États-Unis. L'analyse comparative internationale est une des méthodologies les plus fréquemment utilisées par les économistes, et notamment les économistes du travail, puisqu'elle permet de repérer les spécificités propres à une économie donnée, de s'interroger sur le cours des événements en considérant d'autres parcours possibles (ceux des pays comparables) et, au besoin, de formuler des propositions visant à corriger les tendances passées, par exemple un taux de chômage élevé. Un grand nombre de sujets auraient pu faire l'objet d'une analyse dans la partie empirique de ce livre. Nous avons toutefois choisi de nous limiter à quatre chapitres dans lesquels seront abordées quatre dimensions de l'évolution récente du marché du travail. Dans le premier chapitre, nous nous

INTRODUCTION GÉNÉRALE

3 pencherons sur le portrait statistique du marché du travail au sein de la population active canadienne et québécoise en t enant compte de la différenciation selon le genre. Dans le deuxième chapitre, nous examinerons l'évolution récente des situations de travail et d'emploi, ainsi que les facteurs susceptibles de les influencer dans l'avenir. Certaines données sur les formes et les heures de travail y seront présentées et nous examinerons les changements dans la nature et la réalité du travail sous l'angle du contenu du travail. Dans le troisième chapitre, nous brosserons un portrait statistique du travail autonome tout en nous intéressant aux motifs de recours au travail autonome par les entreprises, ainsi qu'au recours à la sous-traitance. Enfin, dans le quatrième chapitre, nous aborderons certaines données sur la situation des jeunes sur le marché du travail et les comparerons à celles d'autres groupes d'âge. Nous nous pencherons plus particulièrement sur le cas des diplômés universitaires pour connaître leur situation sur le marché du travail. Pour terminer, nous passerons en revue les politiques d'emploi à l'intention des jeunes au cours des dernières décennies. En regard de ces réalités du marché du travail, les théories des éco­ nomistes du travail apportent divers éclairages. Au cours du vingtième siècle, les théories économiques ont connu d'importants progrès, certaines théories traditionnelles étant remises en question, des critiques étant formulées et de nouvelles constructions théoriques étant proposées. La théorie dominante en économie du travail, comme dans l'ensemble de la science économique, soit la théorie néo-classique, est ainsi de plus en plus contestée par un ensemble de théories que l'on qualifie de théories institutionnalistes.

»

Nous verrons donc successivement ces deux grands« paradigmes (ou visions du monde) en nous intéressant évidemment à leurs apports

spécifiques concernant le marché du travail, l'emploi et le chômage. Nous voyons donc, aux chapitres 5 et 6, la demande et l'offre de travail dans la théorie néo-classique de base, puis nous présentons rapidement quelques développements récents d'inspiration néo-classique, au chapitre 7. Au chapitre 8, nous nous intéressons à l'un des économistes les plus connus, soit Keynes, un économiste qui conteste la vision néo-classique et inspirera bon nombre des économistes dits institutionnalistes. Nous nous penchons ensuite sur des théories plus récentes qui, conjuguées à l'analyse keynésienne, représentent en quelque sorte l'alternative à l'analyse néo-classique. Il s'agit d'abord de la théorie de la régulation, que nous voyons au chapitre

9; celle-ci

étant en partie inspirée de l'analyse marxiste, nous ferons un bref détour par Marx pour la présenter. Au chapitre 10, ce sont les théories du dualisme et de la segmentation du marché du travail qui font l'objet d'étude, celles-ci nous

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

4

amenant à introduire le courant institutionnaliste américain, qui leur a donné

naissance. Enfin, au chapitre 11, nous nous penchons sur la théorie des marchés internes du travail qui, à l'instar des trois précédentes, conteste divers éléments de la théorie néo-classique.

Comme il s'agit ici d'une introduction au champ de l'économie du travail, les diverses théories sont présentées dans leurs grandes lignes, leurs principaux apports et lacunes étant mis en relief. On pourra évidemment nous reprocher certains raccourcis, notamment en ce qui concerne les déve­ loppements récents de la théorie néo-classique, ou encore l'analyse marxiste, mais il nous fallait évidemment faire des choix. Nous croyons avoir retenu les éléments les plus pertinents pour une introduction à l'économie du travail, et invitons les lecteurs à consulter les ouvrages donnés en référence lorsqu'ils souhaitent en savoir davantage sur un sujet donné. Nous avons notamment privilégié les théories institutionnalistes précisément parce qu'à notre connaissance, il n'existe à c� jour aucun ouvrage en langue française qui leur fasse une place respectable, tout en étant accessible à un public non initié à cette problématique. La problématique centrale de cet ouvrage se veut donc fortement en prise sur l'évolution récente des réalités du marché du travail, de même que sur la

«

mouvance

»

théorique que ces transformations du réel suscitent

et alimentent à la fois. Ce double intérêt pour le réel et pour l'abstraction est également un choix. Il est clair que de ce fait, nous nous situons clairement dans la tradition institutionnaliste pour laquelle, contrairement à la théorie néo-classique, les données du réel sont nécessaires à l'analyse économique. De ce choix découle l'importance que nous accordons aux variables institu­ tionnelles, en particulier les « normes » de l'emploi (salàire minimum et con­ ditions de travail), les politiques gouvernementales, les pratiques d'entre­ prises, de même que le rôle des institutions et des acteurs sociaux dans le domaine de l'emploi.

On pourrait nous reprocher de n'avoir pas suffisamm ent traité en profondeur de ces variables institutionnelles, et en particulier des institutions, politiques et programmes d'emploi, qui modèlent largement le marché du travail. L'évolution du syndicalisme, les négociations salariales, les program­ mes de formation de la main-d'oeuvre et les pratiques des entreprises en cette matière, doivent effectivement être pris en compte dans une perspective institutionnaliste, mais ils sont traités dans d'autres cours d'économie du travail. De plus, il nous est apparu important de commencer par une revue de l'évolution générale du marché du travail afin d'assurer une connaissance

·

INTRODUCTION GÉNÉRALE

5

des données et de certains problèmes particuliers d'intérêt social général : le chômage, la tertiarisation, la situation de différents groupes sur le marché du travail nous sont apparus incontournables. Puis, avant de nous intéresser aux programmes de main-d'oeuvre, il est important de bien connaître les théories qui les sous-tendent, de sorte que les théories néo-classiques et keynésienne s'imposent, d'autant plus qu'elles sont tout à fait fondamentales dans le champ de l'économie du travail. Les chapitres plus institutionnalistes (chapitres 9, 10, 11 et 12) mettent bien en relief l'importance de la dimension institutionnelle qui, si elle n'est pas détaillée dans tous les chapitres, est néanmoins souvent présente en filigrane tout au long de l'exposé. Cette dimension est toutefois plus particulièrement évidente dans les trois derniers chapitres théoriques (9, 10 et 11). Les politiques de l'emploi ou du marché du travail sont traitées

rapidement au chapitre 12; celles-ci font généralement l'objet d'approfondis­ sement dans un deuxième cours d'économie du travail, une fois que les bases théoriques et une connaissance minimale de la situation du marché du travail sont acquises1• Avant d'aborder l'analyse de l'évolution récente du marché du

travail et de certaines problématiques spécifiques, aux chapitres 1 à 4, voyons les notions essentielles à une compréhension des analyses concernant l'emploi et le chômage. Précisons que les personnes qui sont déjà familières avec ces concepts peuvent passer directement au chapitre l, à moins qu'elles ne jugent qu'un petit rappel serait utile.

Les notions de base en économie du travai l Avant d'entrer dans le vif du sujet et d'aborder l'évolution récente de l'emploi, définissons d'abord quelques concepts importants, que nous utiliserons tout au long de notre analyse de la situation du marché du travail. Rappelons d'abord qu'en économie du travail, c'est essentiellement au «marché du travail» que l'on s'intéresse, et précisons un peu ce que les éco­ nomistes entendent par là. On sait qu'un « marché » renvoie au lieu où se rencontrent un acheteur et un vendeur. Dans cette même perspective, le marché du travail représente la rencontre d'un acheteur et d'un vendeur de

travail, ou en d'autres termes, la rencontre d'une demande et d'une offre de «capacité de travailler», ou de produire des biens et services.

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

6

Sur le marché du travail, la demande de travail vient des em­ ployeurs, ainsi que des organismes gouvernementaux et autres {sociétés à but non lucratif, par exemple). Cette demande de travail correspond en gros au nombre d'emplois disponibles sur le marché du travail, ou aux postes de travail que les employeurs {entreprises, etc.) souhaitent combler. Quant à l'offre de travail, elle correspond au volume de travail, ou aux heures de travail, que les travailleurs sont disposés à offrir aux employeurs.

On peut également considérer que cela représente le nombre de

personnes qui souhaitent travailler; en effet, même si certaines d'entre elles ne réussissent pas à se trouver un emploi, elles font toujours partie de l'offre de travail, puisqu'elles offrent effectivement leurs services sur le marché du travail2. Si l'offre et la demande de travail sont égales, on se trouve dans une situation de plein emploi : toutes les personnes qui souhaitent travailler ont effectivement un emploi, et elles travaillent le nombre d'heures qu'elles désirent. En d'autres termes, il n'y a pas de chômage ni de sous-emploi, comme c'est notamment le cas lorsque des personnes désirent travailler à plein temps, mais ne trouvent qu'un emploi à temps partiel. Lorsque la demande de travail des entreprises est inférieure à l'offre des travailleurs, on se trouve en situation de chômage : le nombre d'emplois disponibles sur le marché est insuffisant pour occuper toutes les personnes qui souhaitent travailler. Nous reviendrons plus loin sur les différentes formes de chômage, mais commençons donc par apprivoiser la terminologie propre aux statistiques relatives à l'emploi, de même que les modes de collecte de ces informations.

Les sources de données Les données employées pour suivre l'évolution du marché du travail, et notamment celles que nous utilisons dans les premiers chapitres de cet ouvrage, proviennent de sources diverses. Pour l'essentiel, elles proviennent de Statistique Canada, de l'Institut de la statistique du Québec et, pour ce qui est des données internationales, du Bureau international du travail (BIT) et de !'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Ces sources ne sont bien sûr pas toujours comparables

INTRODUCTION GENERALE

7

entre elles. Ainsi, l'OCDE et le BIT effectuent-ils certaines «normalisations» afin de rendre comparables les données colligées, souvent de manière différente, par les divers pays. En effet, bien que la majorité des données sur l'emploi recueillies dans les pays industrialisés le soient par le biais d'un recensement ou d'une enquête auprès d'un échantillon représentatif d'individus, certaines

définitions et questions peuvent différer d'un pays à l'autre, d'où nécessité de normalisation lorsqu'on veut faire des comparaisons internationales. Ainsi, à titre d'exemple, mentionnons que les États-Unis définissent le travail à temps

partiel comme tout travail effectué pendant une durée hebdomadaire de

35 heures ou moins, alors que Statistique Canada établit le seuil à 30 heures par semaine. Par ailleurs, contrairement à plusieurs pays européens, le Canada s'intéresse davantage aux heures de travail effectuées ou au nombre de semaines de travail qu'aux statuts des personnes en emploi (emploi

«régulier à temps partiel», contrat à durée déterminée ou autre). De même, les questions menant à définir qu'une personne est en emploi, qu'elle est en chômage ou«inactive» peuvent varier quelque peu d'un pays à l'autre, bien que les organisations internationales comme le BIT et l'OCDE tendent à

favoriser une normalisation des pratiques des différents pays. Il est donc très important de connaître à la fois les définitions des concepts utilisés, les sources de données et la méthodologie employée pour recueillir les données. Au Canada, il existe deux principales sources de données sur le marché du travail : le recensement et l'enquête sur la population active, qui sont tous deux menés sous l'égide de Statistique Canada. Les données publiées par les organismes statistiques provinciaux, comme l'Institut de la statistique du QÜébec, sont souvent des compilations ou totalisations parti­

culières réalisées à partir des sources premières que sont les données de Statistique Canada sur le marché du travail.

Le recensement du Canada est une vaste opération de collecte de statistiques portant sur l'activité et le travail, mais également sur tout un éventail d'autres sujets. Il y a un recensement à tous les cinq ans: 1971, 1976, 1981, 1986, 1991, 1996 et ainsi de suite. Le recensement a l'avantage d'être fondé sur un échantillon plus important de la population canadienne que ce n'est le cas pour l'enquête mensuelle sur la population active, de sorte que les données peuvent être moins sujettes à des erreurs d'échantillonnage. Cepen­ dant, l'inconvénient principal du recensement, et ce n'est pas négligeable

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

8

en ce qui concerne l'emploi, c'est que le traitement des données qui en sont issues est plus long que ce n'est le cas pour les enquêtes sur la population active. Cette source d'information est donc peut-être plus fiable que l'enquête sur la population active, du fait qu'elle est fondée sur un plus grand échantillon, soit 20 % de la population canadienne, mais sa faible fréquence et les délais de traitement des données la rendent par contre un peu moins intéressante. Les deux sources d'information doivent donc être considérées comme complémentaires. L'enquête sur la population active est la seconde source. Il s'agit d'une enquête mensuelle menée auprès d'un échantillon représentatif de la

population considérée « en âge de travailler », soit la population civile de 15 ans et plus résidant au Canada. L'enquête rejoint quelque 52 000 ménages canadiens, de sorte qu'environ 96 000 répondants fournissent de l'informa­ tion sur leurs activités de travail3. L'échantillon est considéré représentatif de la population civile hors institutions des dix provinces du Canada. Sont spécifiquement exclus· de l'enquête les résidents du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest, les personnes vivant dans des réserves indiennes, les mem­ bres à plein temps des Forces armées canadiennes, ainsi que les résidents d'institutions (par exemple, religieux, prisonniers, etc.) qui n'offrent pas leurs services sur le marché du travail. Ensemble, ces personnes exclues repré­ sentent environ 2 % de l'ensemble des ménages canadiens. Cette enquête est menée tous les mois depuis novembre 1952 et les données sont publiées à chaque mois, notamment dans une publication de Statistique Canada intitulée La population active (no 71-001 au catalogue des publications de Statistique Canada). Précisons que la projection des données à partir de l'échantillon retenu est fondée sur les données du recensement du Canada, soit les dernières données disponibles.

U n peu de term i nologie Ayant défini les sources d'information, voyons donc comment les concepts servant à la constitution des statistiques sur l'emploi sont définis au Canada afin de mieux être en mesure de comprendre les réalités qui se

dégagent de ces statistiques. À cette fin, voici un petit glossaire des principaux termes utilisés dans le dom�ine de l'économie du travail pour décrire les réalités de l'emploi et du chômage. Commençons par définir la « population

INTRODUCTION GÉNÉRALE

9

en âge de travailler

»,

puis nous verrons des sous-ensembles de cette popu­

lation, soit la population inactive et la population active, cette dernière se divisant à son tour en personnes en emploi et en chômage. Graphiquement, on peut se représenter ces catégories comme suit :

Population en âge de travailler

population inactive

� �

population active

/ �personnes

personnes en emploi

en chômage

Voyons les définitions plus en détail :

Population en âge de travailler (PAT) : La population en âge de tra­ vailler représente la population civile âgée de 1 5 ans et plus, résidant au Canada, excluant les personnes vivant dans des réserves indiennes, les pensionnaires d'établissements, ainsi que les membres des Forces armées canadiennes. Celle-ci peut être divisée en deux groupes : la population active et la population inactive. Population inactive (Pl) : La population inactive représente l'ensemble des personnes qui ne travaillent pas à l'extérieur du foyer et ne cherchent pas de travail rémunéré, par exemple les étudiants, les retraités, les personnes handicapées ou inaptes au travail, et toutes les personnes qui choisissent délibérément de ne pas travailler. : La population active correspond en gros à la " main-d'oeuvre » ; il s'agit du nombre d'individus qui sont soit au travail, soit en chômage, dans l'ensemble de la population de 1 5 ans et plus. En effet, au Canada, c'est à 1 5 ans que l'on fixe le seuil relatif à la partici­ pation au marché du travail, alors que d'autres pays l'établissent à 1 6 ans, notamment les États-Unis.

Population active (PA)

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

10 Personnes occupées ou en emploi (E) : Les personnes occupées sont les personnes qui occupent effectivement un emploi rémunéré; qu'il s'agisse d'un emploi à plein temps ou à temps partiel. Personnes en chômage ou chômeurs (CH) : Un chômeur, au sens de l'enquête de Statistique Canada, est une personne sans emploi, et qui a activement recherché du travail au cours des quatre semaines ayant pré­ cédé l'enquête.

Les données sur ces catégories sont colligées tous les mois à partir de l'enquête sur la population active; l'encadré qui suit indique comment on procède pour classer les individus.

Enquête sur la population active

Lors de l'enquête on demande aux répondant-e-s s'ils ou elles ont un emploi. Si la réponse est : oui

non

On leur demande alors com­ bien d'heures par semaine ils ou elles travaillent, dans quel secteur, à quel salaire, etc.

On leur demande s'ils ou elles ont cherché un emploi dans les quatre dernières semaines

T

Réponse :

non

oui

personnes occupées

1

population en chômage

1

population inactive

' population active

Source : Adapté de V. van Schendel (1988). Économie et plein emploi. Document de formation. UQAM : Service aux collectivités. Notes ronéo. p. 8.

Les différents concepts de base présentés plus haut nous permet­ tent de définir quelques taux ou pourcentages : le taux de chômage, le taux d'activité et le rapport emploi-population. On met alors le signe du pour­ centage (%) à côté de ce chiffre.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

11

: Le taux de chômage se définit comme le nombre de chômeurs (au sens de l'enquête de Statistique Canada) divisé par le nombre de personnes dans la population active, et multiplié par cent (CH/PA X 1 00), pour obtenir le chiffre en pourcentage.

Taux de chômage (TC)

: Le taux d'activité se définit comme le nombre de personnes faisant partie de la population active, divisé par le nombre d'individus faisant partie de la population en âge de travailler ( 1 5 ans et plus, avec les exclusions mentionnées plus haut), et multiplié par cent (PA/PAT X 1 00) .

Taux d'activité (TA)

Rapport emploi-population ( R E P) : Le rapport emploi-population représente le nombre d'emplois, divisé par le nombre de personnes comptabilisées dans la population de 1 5 ans et plus (population en âge de travailler), multiplié par cent (E/PAT X 1 OO).

Ces taux sont peut-être plus souvent cités dans les médias que les chiffres de base, puisqu'ils illustrent plus simplement l'évolution de la situa­

tion du marché du travail. Cependant, il convient de bien garder à l'esprit les éléments composant ces taux, soit le numérateur et le dénominateur, puisque l'évolution d'un indicateur à la hausse ou à la baisse peut renvoyer à des

variations différentes du numérateur ou du dénominateur. Ainsi, une baisse du taux de chômage peut tout aussi bien être imputable à la diminution de la population active, par suite d'une mauvaise conjoncture économique ou d'un recul démographique par exemple, qu'à une baisse effective du nombre de chômeurs. Le rapport emploi-population, moins bien connu que les précé­ dents, est parfois utilisé par les économistes pour compléter l'analyse du marché du travail. En effet, certains considèrent que le taux de chômage est parfois trop sensible aux variations conjoncturelles de la population active {au dénominateur du taux de chômage), de sorte qu'ils ont recours à une autre mesure pour compléter l'analyse. Le concept de « rapport emploi-popu­ lation » permet de dégager une autre image de l'évolution de l'emploi; il exclut l'influence des entrées dans la population active, qui peuvent neutra­ liser l'effet théorique d'une création d'emplois sur le taux de chômage, à cause de l'effet des travailleurs additionnels qui joignent les rangs de la population active en raison de l'amélioration de la situation de l'emploi.

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

12

Revenons maintenant un peu sur la question du chômage, certes l'une des questions les plus importantes lorsqu'on s'intéresse au marché du travail.

La portée et les l i m ites des i ndicateu rs de chômage Tout le monde a une idée de ce qu'est un chômeur. Cependant, comme nous l'avons vu, les critères de l'enquête sur la population active sont plus spécifiques que ce que l'on considère généralement. Ainsi, pour être con­ sidéré comme une personne en chômage, ou un chômeur, au sens de l'enquête sur la population active, il faut satisfaire simultanément trois : ne pas avoir d'emploi, être disponible pour en occuper un et avoir fait une recherche active d'emploi au cours des quatre semaines ayant précédé l'enquête.

conditions

En d'autres termes, sont comptabilisées parmi les chômeurs les personnes qui répondent à l'interviewer de Statistique Canada qu'elles n'ont pas d'emploi, qu'elles sont disponibles pour en occuper un s'il s'en présentait un, et qui affirm ent avoir recherché activement un emploi4• Notons qu'aucune liste de recherches actives n'est exigée des individus en question, comme c'est parfois le cas lorsqu'on est bénéficiaire de l'assurance-chômage, mais une personne qui affirme ne pas chercher d'emploi, quelle qu'en soit la raison, ne sera pas comptée au nombre des chômeurs par Statistique Canada. Comme il y a parfois confusion à cet égard, soulignons également que le nombre de bénéficiaires d'assurance-chômage ne correspond pas au nombre de chômeurs ou au taux de chômage diffusés tous les mois par Sta­ tistique Canada. En effet, au Canada, le nombre 'de chômeurs et le taux de chômage sont établis à partir de l'enquête sur la population active, comme nous venons de l'indiquer, et ces chiffres ne correspondent pas nécessaire­ ment à ceux de l'assurance-chômage. Cela s'explique par le fait que certains chômeurs ne soient pas admissibles à l'assurance-chômage et ne reçoivent pas de prestations mais sont tout de même comptabilisés parmi les personnes en chômage. Par ailleurs, un bénéficiaire d'assurance-chômage qui serait décou­ ragé de chercher un emploi parce qu'il n'arrive pas à en trouver depuis plusieurs mois ne sera pas comptabilisé comme chômeur si cette personne déclare à l'interviewer de Statistique Canada qu'elle n'a pas fait de recherche d'emploi au cours des quatre semaines ayant précédé l'enquête. Cette personne sera alors classée au nombre des personnes inactives.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

13

Un jeune qui arrive sur le marché du travail, ou une femme qui y retourne après une grossesse, peuvent tous deux être comptabilisés comme des personnes en chômage, si elles déclarent avoir fait une recherche active d'emploi. De même, une personne ayant épuisé ses prestations d'assurance­ chômage mais continuant de rechercher un emploi sera comptée comme chômeuse; ainsi, une partie des bénéficiaires d'aide sociale ,péuvent-ils être comptés dans les statistiques officielles du chômage, s'ils sont toujours activement à la recherche d'un emploi. À l'inverse, on peut fort bien recevoir des prestations d'aide sociale, tout comme d'assurance-chômage, et ne pas être comptabilisé au nombre des chômeurs, mais plutôt dans la population inactive. Il ne faut donc pas confondre les « personnes en chômage » et les « bénéficiaires d'assurance-chômage ». L'encadré qui suit permet d'éclairer les rapports et les recoupements qui peuvent exister entre les différentes catégories.

Composantes de la population active et inactive

Population en âge de travailler (PAT) - ( 1 5 et plus) Personnes occupées (Emplois)

/ � Population inactive

Personnes en chômage Bénéficiaires d'aide sociale Bénéficiaires d'assurance-chômage

Population de 1 4 ans et moins Exclus de la PAT : Militaires, 1 nstitutions, Amérindiens, Yukon et T NO

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

14

La recherche d'emploi est donc un important critère de classification des personnes en .chômage, ce qui peut contribuer à rendre les frontières entre le chômage et l'inactivité quelque peu floues. En effet, lorsque le chômage augmente dans une société et que certaines personnes finissent par se décou­ rager de chercher un emploi, celles-ci ne sont pas comptées au nombre des chômeurs. Plusieurs économistes considèrent ainsi que le taux de chômage sous-estime fréquemment la gravité du problème, notamment en raison du fait que les « travailleurs découragés » ne sont pas comptabilisés dans les statistiques officielles du chômage divulguées tous les mois. Les travailleurs découragés sont des personnes qui n'ont pas d'em­ ploi, seraient disponibles pour en occuper un, mais n'ont pas fait de recherche d'emploi au cours des quatre semaines ayant précédé l'enquête sur la popu­ lation active parce

qu 'elles ne pensaient pas qu 'il y avait d'emplois disponibles.

Bien que Statistique Canada mène depuis 1 979 une enquête an­ nuelle (en mars de chaque année) sur les motifs pour lesquels des personnes inactives ne recherchent pas un emploi, on n'a toutefois pas corrigé le mode de calcul des statistiques mensuelles officielles pour tenir compte d�s per­

sonnes découragés de chercher en raison de la pénurie d'emplois. On peut donc considérer que le taux de chômage officiel sous-estime l'ampleur réelle du

chômage, en particulier dans les périodes de récession, où des travailleurs découragés de chercher du travail finissent par être exclus des chiffres officiels du chômage. De même, le taux de chômage ne tient pas compte des personnes qui se voient obligées d'accepter un travail à temps partiel à défaut de trouver un emploi à plein temps, ce qui est le cas d'un peu plus du quart

des travailleurs au Canada au cours des dernières années. On établit toutefois diverses m e s u res complémen taires du chômage, en tenant compte des personnes découragées et du temps partiel notamment, mais ces statistiques ne sont pas largement diffusées5• Par ailleurs, soulignons que tout comme l'évolution conjoncturelle peut amener certains individus découragés à se retirer de la population active lorsque le taux de chômage est élevé, de même, le rétablissement d'une bonne conjoncture économique peut inciter d'autres individus à se présenter de nouveau sur le marché du travail. Ainsi, il paraît souvent très difficile de réduire le taux de chômage parce qu'une forte création d'emploi dans l'éco­ nomie engendre souvent une hausse du nombre de personnes se présentant sur le marché du travail pour rechercher des emplois, de sorte que la popu­ lation active augmente. C'est ce que les économistes appellent l'effet du «travailleur additionnel».

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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Les travailleurs additionnels sont des personnes qui, à la suite d'une amélioration de la situation sur le marché du travail, sont en quelque sorte incitées à rechercher un emploi, ce qu'elles avaient auparavant cessé de faire parce qu'elles ne croyaient pas pouvoir trouver du travail, compte tenu de la conjoncture de l'emploi. Dans les faits, la situation de l'emploi se sera améliorée car il y aura plus de postes disponibles. Cependant, le portrait sta­ tistique de la situation du marché du travail véhiculé par le taux de chômage ne se sera peut-être pas amélioré autant, précisément en raison de ces nouvelles entrées dans la population active. L'importance de ces remarques relatives au travailleur additionnel ou au travailleur découragé s'explique par le fait que le calcul du taux de chômage est fait par rapport à la population active, et non par rapport à l'en­ semble de la population en âge de travailler. Cela met en relief la nécessité d'étudier conjointement divers indicateurs pour se faire une bonne idée de

La seule connaissance du taux de chômage est insuffisante pour connaître l'évolution de la situation .

l'évolution du marché du travail.

. Il faut également savoir si le taux d'activité a changé, c'est-à-dire si le pourcentage de personnes actives sur le marché du travail a augmenté ou diminué. A insi, une hausse du taux de chômage qui se produit simul­ tanément à une augmentation de la création d'emploi pourra s'expliquer par le fait que cette amélioration de la situation de l'emploi ait exercé un effet sur le marché du travail de nouvelles catégories de main-d'oeuvre ou

d'appel

d'individus. Cette hausse du nombre de personnes à la recherche d'un emploi se traduira précisément par une hausse du taux d'activité (c.-à-d. du nombre de personnes en emploi ou à la population en âge de travailler).

recherche d'u n emploi

divisé par la

Cette situation s'est produite à la suite des récessions de 1 982 et de 1 9 9 1 ; la reprise de l'emploi a par la suite ramené à la recherche d'emploi des personnes qui avaient cessé de chercher du travail pendant la récession. L'amélioration de la situation de l'emploi s'est alors traduite, plutôt paradoxalement, par une hausse du taux de chômage! En effet, alors que le nombre de personnes ayant un emploi. au Québec avait progressé le nombre de personnes en chômage avait aussi augmenté! Les personnes nouvellement comptabilisées dans les chiffres du chômage n'étaient pas nécessairement toutes des personnes qui venaient de perdre leur emploi; cette hausse du chômage s'explique également par le fait que des personnes qui avaient cessé de chercher du travail ont repris leurs recherches par la suite, lorsque les perspectives semblaient s'être améliorées. Ce comporte­ ment s'est traduit par une hausse du taux d'activité.

ËCONOMIE D U TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

16

Il faut donc faire preuve de prudence lorsqu'on interprète les indicateurs économiques relatifs au chômage, comme aux autres variables relatives au marché du travail. Pour bien évaluer la situation du chômage et de l'emploi, il est ainsi préférable de considérer simultanément différents indicateurs. En ce qui concerne plus particulièrement le chômage, nous avons déjà mentionné l'importance du taux d'activité. On peut également con­ sidérer le rapport emploi-population, que nous avons présenté plus haut; ce rapport nous permet d'évaluer la proportion d'individus qui occupent effec­ tivement un emploi par rapport à l'ensemble de la population, en éliminant certains effets de distorsion qui peuvent être imputables aux déplacements entre l'activité et l'inactivité. De plus, toujours relativement à l'analyse du chômage, il faut également tenir compte de la durée du chômage. En effet, une situation de chômage est d'autant plus grave que la durée moyenne du chômage est longue. L'augmentation du chômage de longue durée signifie que le chômage ne se traduit pas seulement par de nombreux courts passages par le chômage, mais bien que des personnes restent longtemps en chômage. Au fur et à mesure que la durée du chômage s'allonge, on peut craindre que des individus donnés ne soient écartés à plus long terme, voire à jamais, de l'emploi. La

concentration du chômage

au sein de certaines catégories de

main-d'oeuvre, notamment les jeunes et les travailleurs âgés de 45 ans et plus, mérite également d'être prise en compte. Selon une étude du Conseil économique du Canada, ce sont souvent les mêmes groupes qui subissent le chômage à répétition, les périodes de chômage étant parfois entrecoupées de brèves périodes d'emploi, comme c'est le cas pour les jeunes et certains travailleurs âgés. Enfin, on peut également considérer la proportion de la population qui se trouve en chômage à un moment donné dans l'année. Ainsi, si l'on a un taux de chômage d'environ 10 %, cela signifie qu'une personne sur dix se cherche activement un emploi au moment où Statistique Canada réalise son enquête sur la population active. Cependant, même si le taux reste aux environs de 10 % pour chacun des mois de l'année, cela ne signifie pas nécessairement que ce sont toujours les mêmes personnes qui sont en chômage. Au cours d'une année, une personne peut passer par le chômage, puis se trouver un emploi, puis être de nouveau en chômage, pour enfin se retirer de la population active. De ce fait, il se peut que ce taux de 10 %

/INTRODUCTION GÉNÉRALE

17

touche en fait plus de 10

% des individus composant la population active.

Ainsi, à un moment donné, Statistique Canada avait calculé que le taux de chômage d'environ 10 % enregistré au cours de cette année recouvrait en fait un taux beaucoup plus élevé de personnes qui étaient passées par le chômage à un moment ou l'autre dans l'année : un peu plus de 25 population active avait connu le chômage au cours de l'année.

% de la On constate

ainsi que le chômage touche davantage de gens que ne le laisse croire le seul taux de chômage. Toutes ces remarques nous incitent à interpréter prudemment les divers indicateurs qui nous servent à analyser le marché du travail. Dans les chapitres qui suivent, il conviendra de garder à l'esprit l'ensemble de ces remarques, qui invitent à une analyse attentive des données sur l'emploi et le chômage. Nous reviendrons d'ailleurs sur la plupart de ces dimensions du chômage dans le chapitre suivant. Malgré les limites des divers indicateurs, dont il importe de tenir compte, il n'en reste pas moins que les statistiques officielles nous permettent de bien cerner la situation du marché du travail et du chômage, surtout lorsqu'on utilise plusieurs sources et plusieurs indi­ cateurs conjointement.

Les formes du chômage La nature du chômage est un objet de débat incessant chez les économistes. Il ne s'agit toutefois pas là d'une question purement théorique et abstraite, puisque de l'interprétation de la nature du chômage dépendent les politiques qui seront mises en oeuvre pour tenter de juguler ce problème. De façon générale, les économistes s'entendent pour distinguer trois grandes catégories ou causes de chômage. Ce sont ces trois grandes catégories, issues d'une analyse plus descriptive que théorique, ou véritablement explicative, que nous pr ésentons ici; nous reviendrons plus loin sur les analyses proprement théoriques des causes du chômage. Les économistes distinguent donc le chômage conjoncturel ou cyclique, le chômage structurel et le chômage frictionnel. Le chômage conj oncturel ou cyclique est celui qui est le plus couramment étudié. Il renvoie à l'existence de cycles économiques qui font se succéder des périodes d'expansion, de contraction, de récession, puis de reprise menant de nouveau à l'expansion.

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

18 LE CYCLE ÉCONOMI QUE

Souvent, les économistes ne distinguent que les deux périodes

d'expansion et de récession, mais les périodes de renversement de la conjoncture vers l'une ou l'autre des situations peuvent également être considérées comme des périodes distinctes, d'où l'inclusion des périodes de contraction et de reprise, qui marquent ces temps de retournement. Quoi qu'il en soit, la mise en relief d'un chômage conjoncturel renvoie au fait que la demande globale6 dans l'économie est insuffisante. En d'autres termes, le chômage se présente à la suite d'une période où l'économie a atteint un stade de « surchauffe » , lorsqu'il y a retournement de la conjoncture, les investissements ayant alors tendance à diminuer et l'emploi régressant en conséquence. La récession et la hausse du chômage suivent donc une période d'expansion économique où les salaires, les prix et les taux d'intérêt ont tous augmenté. Dans un tel contexte, les entrepr ises réduisent leurs inves­ tissements et les consommateurs retardent leurs achats; le gouvernement peut également réduire ses investissements de crainte d'alimenter l'inflation. Bref, tous les agents économiques réduisent leur « demande » et ce ralentissement de la croissance des dépenses entraîne une augmentation des stocks des entre­ prises, qui est suivie d'une réduction de la production, et par conséquent de l'emploi et des revenus. On le voit, c'est alors tout un circuit économique qui devient grippé; la « machine à créer des emplois » ne fonctionne plus et le

INTRODUCTION GÉNÉRALE

19 chômage augmente. C'est alors que l'on parle de chômage cyclique ou con­ joncturel, c'est-à-dire un chômage dû aux fluctuations du cycle économique ou de la

conjoncture.

Une des solutions (la solution « keynésienne », comme nous le ver­ rons plus loin) à ce type de chômage consiste à injecter de l'argent dans l' éco­ nomie, que ce soit sous forme d'investissements gouvernementaux, ou encore de politiques monétaire ou fiscale augmentant les liquidités, et donc les dépenses des consommateurs et les investissements des entreprises dans l'économie. En bref, il s'agit de stimuler la « demande » pour les biens et ser­ vices, qui à son tour alimentera la demande de travailleurs pour produire ces biens et services. Le chômage frictionnel est une forme de chômage que l'on juge plutôt inévitable, voire acceptable, dans toute économie. Il s'agit essentiel­ lement du chômage imputable aux changements d'emploi, aux déplacements de per­

sonnes qui changent de région pour travailler, ou encore qui décident de se réorienter vers une nouvelle catégorie d'emploi. Ce chômage est habituellement de courte

durée et a généralement des conséquences moins graves pour les individus, d'autant plus que ce type de chômage est souvent de nature volontaire. En effet, contrairement au chômage conjoncturel ou structurel, sur lesquels les individus n'ont aucune influence, le chômage frictionnel est souvent dû au fait que des individus aient choisi volontairement de changer d'emploi ou de région. Ce chômage peut cependant être involontaire, notamment s'il est imputable à l'arrivée à terme d'un contrat à durée déterminée, une situation de plus en plus fréquente. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas à proprement parler de solution à ce type de chômage, si ce n'est des programmes facilitant la mobilité et la réintégration en emploi des travailleurs, notamment des services d'information, de placement, de formation, de recyclage ou de reclassement. Cependant; bien que le chômage frictionnel soit à priori moins grave ou pro­ blématique que les deux autres formes de chômage, il n'en demeure pas moins qu'une situation de chômage élevé peut aggraver les choses. En effet, une personne décidant de changer volontairement d'emploi dans une période où la conjoncture économique est bonne n'aura aucune difficulté (ou très peu) à se reclasser, alors qu'elle pourra rester longtemps en chômage lorsque la con­ joncture est mauvaise. Le chômage structurel est un mal un peu plus complexe que le chômage conjoncturel ou frictionnel. Comme le mot l'indique, il résulte de la

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et tes approches théoriques

20 non-concordance des structures industrielles ou socio-professionnelles sur le marché du travail. En d'autres termes, on parle de chômage structurel lorsque

les compétences demandées par les entreprises ne correspondent pas à celles qui sont disponibles sur le marché du travail. Précisons que la non-concordance des

structures peut être de nature professionnelle, comme nous venons de l'indiquer, mais elle peut également être géographique (par exemple, pénurie d'infirmières au Québec et surplus dans une autre province). De façon générale, lorsqu'il existe à la fois des emplois disponibles, ou des postes vacants, et un nombre élevé de personnes en chômage dans une région ou une économie, on considère qu'il y a un problème de chômage structurel. En gros donc, le chômage structurel renvoie à la non-concordance des structures de demande et d'offre de travaiF. En ce qui concerne les solutions possibles à ce type de chômage, il s'agit d'adopter des mesures d'intervention spécifique sur le marché du travail, ou encore de fournir de l'aide à des régions ou des secteurs donnés. Ainsi, les programmes d'aide au développement régional, les programmes de formation professionnelle et les incitations financières à la mobilité sont trois types de programmes qui ont été utilisés au Canada depuis les années soixante-dix pour tenter de corriger ce que l'on considère être un problème de chômage structurel. En effet, plusieurs sont d'avis que le Canada, ou tout au moins bon nombre de ses régions souffrent de problèmes imputables à la non­ concordance des structures d'offre et de demande de travail et c'est dans cette perspective qu'ont été mis en oeuvre les programmes cités. Enfin, le chômage

saisonnier

est généralement considéré comme

une forme particulière de chômage structurel. Certains économistes le considèrent toutefois comme une quatrième catégorie à part entière, compte tenu de ses particularités. Ainsi, cette forme de chômage peut ê.tre considérée comme une forme de chômage structurel parce qu'elle renvoie à la structure industrielle d'une région, par exemple, le fait qu'une zone soit caractérisée par des activités qui ne s'exercent que pendant une période donnée de l'année au Canada (pêche, agriculture, tourisme, construction, exploitation forestière, etc.). C'est alors en quelque sorte la structure industrielle de la région qui est en cause. Les frontières entre ces différents types de chômage ne sont pas toujours faciles à établir. De plus, soulignons qu'il s'agit ici de mesures de type macro-économique, qui renvoient à de grands agrégats et non à des situations individuelles; ainsi ne dira-t-on pas qu'une personne est en chômage friction­ nel, conjoncturel ou structurel, mais plutôt qu'une économie est caractérisée

INTRODUCTION GÉNÉRALE

21

par un chômage de nature essentiellement frictionnelle, conjoncturelle ou structurelle, souvent une combinaison de ces divers types. Cependant, l'un ou l' autre des types de chômage d ominera et l'on aura alors tendance à rechercher les solutions au problème en tenant compte de la prédominance d'une cause donnée et à adopter des politiques en ce sens. Si l'on a identifié un problème de nature essentiellement conjoncturelle, on aura tendance à stimuler la demande, alors que si l'on considère que le chômage est de nature structurelle ou frictionnelle, on adoptera des mesures plus sélectives visant à améliorer le fonctionnement du marché du travail, à soutenir des activités sectorielles précises ou des régions données.

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

22

Sommaire

Voilà donc l'essentiel des concepts nécessaires à une bonne compréhension de l'évolution du marché du travail. En résumé, voici les principales définitions à retenir :

Population " en âge de travailler » ( PAT) : population de 1 5 ans et plus, résidant au Canada, à l'exception des personnes vivant dans les réserves indiennes, des pensionnaires d'établissements et des mem­ bres des Forces armées canadiennes. Population active (PA) : main-d'oeuvre ou nombre d'individus qui sont au travail ou en chômage parmi la population de 1 5 ans et plus. Personnes occupées ou en emploi (E) : personnes qui occupent effectivement un emploi, qu'il s'agisse d'un emploi à plein temps ou à temps partiel. Personnes en chômage ou chômeurs (CH): personnes sans emploi, et qui ont activement recherché du travail au cours des quatre semaines ayant précédé l'enquête. Taux d'activité (TA) =

Population active Population de 1 5 ans et plus

Taux de chômage (TC) =

X 1 OO

Nombre de chômeurs Population active

=

X 1 00

=

X 1 00

=

PA/PAT X 1 00

CH/PA X 1 00

Rapport emploi­ population (REP) =

Emploi Population de 1 5 ans et plus

E/PAT X 1 00

Les travailleurs découragés sont des personnes qui n'ont pas d'emploi, seraient disponibles pour en occuper un, mais n'ont pas fait de recherche d'emploi au cours des quatre dernières semaines ayant précédé l'enquête sur la population active parce qu 'elles ne pensaient pas qu 'il y avait

d'emplois disponibles.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

23 Les travailleurs additionnels sont des personnes qui, à la suite d'une amélioration de la situation sur le marché du travail, sont en quelque sorte incitées à rechercher un emploi, alors qu'elles avaient auparavant cessé de demander du travail en raison de la mauvaise conjoncture et du chômage trop élevé.

Maintenant pour ce qui est des formes de chômage : Le chômage conjoncturel ou cyclique est imputable aux fluctuations de la conjoncture ou du cycle économique. Le chômage frictionnel est dû aux personnes qui changent d'emploi ou de région et représente habituellement des périodes de chômage de courte durée. Le chômage structurel s'explique par la non-concordance des struc­ tures d'offre et de demande sur le marché du travail, que ce soit du point de vue professionnel, industriel ou géographique. Le chômage saisonnier est relié aux variations saisonnières de certai­ nes activités; il peut être considéré comme une forme de chômage structurel, c'est-à-dire qu'il peut être à une structure industrielle carac­ térisée par des activités proprement saisonnnières.

ÉCONOMIE DU TRAVAIL Les réalités et les approches théoriques

24

Pour en savoir plus . . .

AKYEAMPONG, E.B. (1987). « Les inactifs en marge de la population active ». La population active. Avril. Ottawa : Statistique Canada, no 71-001 au catalogue. BELLEMARE, D., qussAULT, G., POULIN SIMON, L. et D.-G. TREMBLAY (1996). « L'emploi, le travail et les relations professionnelles : la vision des économistes nord-américains ». Dans : MURRAY, G., MORIN, M.-L. et I. DA COSTA (sous la dir.). L'état des relations professionnelles : traditions et perspectives de recherche. Paris : Éditions Octares, p. 466-486. JACKSON, G. (1987). « Mesures et concepts supplémentaires du chômage ». La population active, Ottawa : Statistique Canada, no 71-001 au catalogue, février, p. 85-120. LOWE, G., et G. SCHELLENBERG (2000). What's a Good Job ? The Importance of Employment Relationships. CPRN (Rapport de recherche). Draft no 8. MARSDEN, D. (1999). A Theory of Employment Systems. Micro-foundations of Societal Diversity. London : Oxford University Press. MEDA, D. (2000). « Travail et temps sociaux; pour une nouvelle articulation ». Dans : De Terssac, G. et D.-G. Tremblay. Où va le temps de travail? Toulouse : Éditions Octares. STATISTIQUE CANADA (1988). Guide d'utilisation des données de l'enquête sur la population active. Ottawa : Statistique Canada, no 71 -528 au catalogue.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

25 NOTES 1.

À la Télé-université, il s'agit des cours Formation et compétitivité (ECO 3004) et Développement éco­ nomique et emploi (ECO

3005); ailleurs, c'est parfois simplement Économie du travail Il. Les personnes 3003, ECO 3004 ou ECO 3005 de la Télé-université, approfondissent

qui suivent les cours ECO

davantage ces dimensions institutionnelles par le biais des documents audio-visuels qui accompagnent ces cours. En effet, celles-ci accordent une place très importante aux politiques d'emploi, de même qu'aux débats sur les problèmes du marché du travail et les solutions possibles, ces débats faisant souvent ressortir de façon claire l'importance de la dimension institutionnelle çiu marché du travail.

2.

Nous revenons plus en détail sur les concepts d'offre et de demande de travail dans les deux premiers chapitres de la partie théorique, consacrés spécifiquement à l'analyse de l'offre et de la demande. Nous verrons alors que dans la théorie keynésienne

l 'offre de travail correspond plutôt à une demande d'emplois travail des entreprises représente une offre d'emplois.

de la part des travailleurs, alors que la demande de

3. 4.

Enquête sur la population active, septembre 1996. Précisons que lorsqu'il s'agit d'un ménage interviewé pour la première fois l'interviewer se rend nor­ malement sur place; dans la plupart des régions, si !'enquêté y consent, les interviews subséquentes peuvent se faire par téléphone. D'après Statistique Canada, il ne semble pas que cette technique ait d'effet marqué sur les données; à ce sujet, voir la publication no

71-528 au catalogue de Statistique

Canada.

5.

Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur ces différentes mesures du chômage en étudiant les chiffres des dernières années au Canada.

6.

À ce sujet, consulter Jackson, G.

Nous verrons plus en détail le sens de la " demande globale

»

(1987).

au chapitre

8, portant sur la théorie

keynésienne. Pour le moment, retenons qu'il s'agit du volume total de biens et services que l'on se propose d'acheter dans une économie.

7.

Nous verrons ces concepts plus en détail dans les chapitres 5 et 6.

LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

29

I ntroduction Comme nous l'avons mentionné dans l'introduction générale, le présent ouvrage commence par une introduction à quelques-unes des grandes questions associées à l'évolution du marché du travail canadien. Dans un premier temps, nous nous intéresserons donc aux faits en nous penchant sur des données, des statistiques, des informations relatives à l'évolution récente du marché du travail au Canada et au Québec, mais également aux États-Unis et dans quelques autres pays industrialisés, qui nous serviront d'éléments de comparaison. L'analyse comparative internationale est fort utile pour l'analyse du marché du travail, puisqu'elle permet de repérer les spécificités propres à une économie donnée, de s'interroger sur le cours des événements en considérant d ' au tres possibilités, notamment l a situation d e s pays comparables. Ainsi, les quatre premiers chapitres nous fournissent un bon aperçu des réalités du marché du travail au Québec et au Canada, tout en mettant en évidence un certain nombre de problèmes que nous tenterons d'expliquer dans la deuxième partie de l' ouvrage, lorsque nous nous intéresserons aux théories d'économie du travail. Divers sujets auraient pu retenir notre attention dans ces quatre chapitres de nature plus empirique. Nous nous sommes cependant limitée à quatre sujets, qui nous amènent à étudier l'évolution du marché du travail sous quatre angles particuliers. Dans le premier chapitre, nous nous· penchons sur l'évolution générale du marché du travail au sein de la population active canadienne et québécoise, en tenant compte de la différenciation selon l e genre. Plus particulièrement, ce chapitre illustre l'accroissement de la présence des femmes sur le marché du travail, ainsi que la diversification des formes d'emploi. Dans le deuxième chapitre, nous examinons l'évolution récente des situations de travail et d'emploi, ainsi que les facteurs susceptibles de les influencer dans l'avenir. Des données sur les formes et les heures de travail sont présentées ainsi que les changements dans la nature et la réalité du

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

30 travail, et ce, sous l'angle du contenu du travail. Pour terminer, nous tentons de déterminer les facteurs qui expliquent l'évolution du marché du travail. Au chapitre 3, nous brossons un portrait statistique du travail autonome à partir de documents d'analyse produits par divers organismes. De plus, nous nous intéressons aux motifs de recours au travail autonome et à la sous-traitance par les entreprises, ainsi qu'aux avantages et incon­ vénients qu'y voient les travailleurs. Enfin, au quatrième chapitre, nous examinons des données sur la situation des jeunes sur le marché du travail en les comparant à celles de d'autres groupes d'âge. Nous nous penchons plus particulièrement sur le cas des diplômés universitaires pour connaître leur situation sur le marché du travail. Pour terminer, nous commentons certains éléments de l'évolution des politiques d'emploi à l'intention des jeunes ayant eu cours au cours des dernières décennies. Entrons donc sans plus tarder dans l'analyse du marché du travail, avant de nous engager dans l'analyse théorique.

31 CHAPITRE 1

Portrait du marché du travail au Canada et au Québec Ce chapitre présente un portrait statistique du marché du travail au sein de la population active canadienne et québécoise et tient compte de la différenciation selon le genre1• La place que les femmes occupent au sein de la population active peut être analysée sous plusieurs angles, notamment en fonction de l'âge, de la scolarité, de la profession ainsi que du type de famille et de la présence ou non d'enfants. Bien que l'accent soit mis sur les données les plus récentes auxquelles on peut avoir accès, l' an9-lyse portera aussi sur les changements survenus au cours des 25 dernières années. Cette analyse se fera en trois temps. La première partie du chapitre présentera la situation actuelle de la population active canadienne et québécoise, population regroupant autant les personnes qui travaillent que celles à la recherche active d'un emploi2. La population en emploi fera l'objet de la deuxième partie; on l'y étudiera sous les angles suivants : les caractéristiques et les formes d'emploi, les professions et l'écart salarial entre les hommes et les femmes. On traitera également dans cette partie du niveau de stress subi en raison de l a recherche d ' u n équilibre entre l a vie professionnelle et la vie personnelle qui comprend les soins aux proches que prodiguent les personnes en emploi. La troisième partie traitera brièvement de la situation du chômage. Avant d'aller plus loin, soulignons que Statistique Canada, dans le cadre d'un projet portant sur les groupes cibles, a publié en avril 2002 le document Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail3. Ce document a servi de toile de fond à notre texte. De façon complémentaire, d'autres études ont permis d'enrichir cette analyse•; c'est le cas notamment d'une étude publiée en 2001 et portant sur l'écart salarial entre les hommes et les femmes5•

PREMIERE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

32

1 . 1 La population active Depuis 25 ans, les femmes occupent une place de plus en plus importante au sein de la population active canadienne. C'est ainsi que : De 1976 à 2000, le nombre de femmes au sein de la population active canadienne est passé de 3,6 à 7,4 millions, ce qui représente une augmentation de 106 % . Durant la même période, le nombre d 'hommes sur l e m arché du tra vail a augmenté d e 40 % seulement, passant de 6,2 à 8,7 millions6• Au Canada en 2001, le taux d'activité des femmes s'établissait à 59,7 % alors que celui des hommes atteignait 72,5 %. Pour le Québec, ces données étaient légèrement inférieures, autant pour les femmes que pour les hommes, avec respectivement 56,6 % et 70,9 % . Les écarts entre ces taux sont toutefois accentués si l'on tient compte de l'état civil, du sexe et de l'âge. Les écarts sont moins importants pour les catégories d'âge 15 à 24 ans et 25 à 44 ans. Aussi, ils sont plus importants entre les femmes et les hommes mariés comparativement aux célibataires et aux divorcés / séparés (tableau 1 . 1 ). À ce titre, soulignons que le taux d'activité des femmes le plus élevé était celui des célibataires âgées entre 25 et 44 ans. Au C�ada, celui-ci atteignait 83,6 %, soit 2,7 points de pourcentage de moins que celui des hommes dans la même situation (86,3 %). Pour le Québec, ce taux est de 80,l %, soit 4,4 points de pourcentage de moins que le taux d'activité des hommes célibataires âgés entre 25 et 44 ans (84,5 % ) .

Chez les femmes, le taux d'activité varie grandement selon la présence d'enfants (tableau 1 .2). Ainsi, en 2001, au Canada, ce taux (toutes catégories d'âge) variait entre 56,3 % (sans enfant âgé de moins de 16 ans) et 80,7 % (avec enfants dont le plus jeune était âgé entre 6 à 1 5 ans). Au Québec, pour la même année, il variait entre 53,3 % (sans enfant âgé de moins de 16 ans) et 79,l % (avec enfants dont le plus jeune était âgé entre 6 à 15 ans). Comme le montre le tableau 1.2, au Québec, entre 1976 et 2001, la plus forte croissance du taux d'activité des femmes se situait chez celles dont le plus jeune enfant était âgé de 3 à 5 ans (augmentation de 42,9 points de pourcentage), alors qu'au Canada, c'est le taux d'activité des femmes dont le plus jeune enfant avait moins de 3 ans qui a le plus augmenté (33,8 points de pourcentage).

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

33

TABLEAU 1 .1 TAUX D'ACTIVITÉ SELON !.:ÉTAT MATRIMONIAL, LE SEXE ET L:AGE, CANADA ET QUÉBEC, 2001

Femmes

CANADA Hommes

Ensemble

Femmes

QUÉBEC Hommes

Ensemble

Total 1 5 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

59,7 63,3 80,4 41 , 5

72,5 66,1 92,1 57,1

66,0 64,7 86,3 48,9

56,6 60,0 79,9 37,7

70,9 65,2 90,1 55,6

63,6 62,7 85,5 46,1

Célibataires 15 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

67,1 6 1 ,9 83,6 49,7

7 1 ,3 64,2 86,3 52,2

69,5 63,1 85,2 51 ,0

61,1 56,7 80,1 4 1 ,8

69,6 62,8 84,5 5 1 ,4

65,8 60,0 82,8 46,5

Marié(e)s 1 5 à 24 ans 25 à 4 4 ans 45 ans et plus

63,2 71 ,4 79,4 47,5

75,0 90,0 94,9 59,7

69,1 77,6 86,7 53,9

61,6 76,0 79,6 43,9

73,8 90,5 94,0 58,2

67,7 81,0 86,4 51 ,5

Séparé(e)s/Divorcé(e)s 15 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

66,6 60,0 82,2 57,4

71 ,4 77,3 90,7 59,3

68,6 64,4 85,8 58,2

62,7 84,1 53,3

67,8

9 1 ,4 57,4

64,8

87,1 55,0

Veufs(ves) 15 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

1 1 ,0

1 5,9

1 1 ,9

7,2

1 5,0

8,6

69,3 9,8

83,6 1 4,4

71 ,8 1 0,6

66,7 6,3

1 4,2

66,7 7,7

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données fournies par Statistique Canada, Division de la statistique du travail (2002).

TABLEAU 1 .2 TAUX D'ACTIVITÉ DES FEMMES DE 15 ANS ET PLUS VIVANT DANS LES FAM I LLES, SELON LA PRÉSENCE D'ENFANTS ET L.:AGE DU PLUS JEUNE ENFANT, QUÉBEC ET CANADA, 1 976 ET 2001

1 976 Québec Canada

2001 Québec Canada

Moins de 16 ans

Moins de 6 ans

Moins de 3 ans

De 3 à 5 ans

De 6 à 15 ans

Sans enfant

35,4 % 43,1 %

30,2 % 35,7 %

28,9 % 32,0 %

32,2 % 41 , 1 %

40,1 % 50,1 %

40,4 % 44,2 %

75,4 % 75,4 %

70,6 % 69,0 %

67,3 % 65,8 %

75, 1 % 73:4 %

79,1 % 80,7 %

53,3 % 56,3 %

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données fournies par l ' I nstitut de la statistique du Québec, Direction des statistiques économiques et sociales (2002).

PREMIÈRE PARTIE LES RÈALITÈS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

34

Au Québec, en 2001, le taux d'activité des mères de 15 ans et plus ayant des enfants d' âge préscolaire qui vivaient au sein d'une famille monoparentale était inférieur au taux d'activité de celles qui se trouvaient au sein d'une famille biparentale (60,4 % pour les premières et 69,7 % pour les secondes ). Au Canada, la situation était semblable ( 63,2 % pour les premières et 70,l % pour les secondes). La différence entre ces taux d'activité était toutefois beaucoup moins importante au Canada qu'au Québec. Entre 1976 et 2001, au Québec; le taux d'activité des mères de 15 ans et plus ayant des enfants d'âge préscolaire (moins de 6 ans) a plus que doublé pour les mères de famille biparentale, puisqu'il est passé de 30,0 % à 69,7 % tandis que le taux d'activité des mères de famille monoparentale est passé de 33,7 % à 60,4 % (augmentation de 26,7 points de pourcentage). Au Canada, au cours de cette même période, le taux d'activité des premières a pratiquement doublé alors que pour les secondes, il n'a augmenté que de 18,8 points de pourcentage. Finalement, soulignons qu'en considérant l'âge du plus jeune enfant, on observe que plus celui-ci est jeune, plus l'écart entre le taux d 'activité des mères de famille biparentale et des mère s de famille monoparentale est élevé, le taux d'activité des premières étant supérieur au taux d'activité des secondes7• En considérant les mères de différentes tranches d' âge, nous constatons qu'il existe un lien positif entre l'âge et le taux d'activité des femmes ayant des enfants. Au Québec, en 2001, le taux d'activité des mères ayant des enfants de moins de 1 6 ans était plus élevé pour les femmes âgées entre 40 et 44 ans (80,5 % ) que pour les mères plus jeunes. Entre 1976 et 2001, le taux d'activité des mères (ayant des enfants de moins de 16 ans) âgées entre 20 et 44 ans a plus que doublé, passant de 36,7 % à 75,6 %. Le groupe des mères de 40-44 ans (augmentation de 40,3 points de pourcentage) a connu la plus forte croissance alors que la plus faible croissance a été celle du groupe des mères âgées entre 20 et 24 ans (croissance de 16,5 % points de pourcentage8).

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

35

1 .2 La population occupée

En 2001, la population occupée canadienne, qui comptait 15 076,8 milliers de personnes, était composée de 46,2 % de femmes et de 53,8 % d'hommes. En 1976, soit 25 ans plus tôt, la population occupée canadienne, au nombre de 9 9776,2 personnes, était composée de 37,1 % de femmes et de 62,9 % d'hommes. La place relative des femmes au sein de l'ensemble de la population occupée canadienne a donc augmenté de 9,1 points de pour­ centage depuis 1976. Entre 1976 et 2001, le nombre de femmes occupées est passé de 3 360,7 milliers à 6 145,5, ce qui représente une croissance de 91,9 %. Durant cette même période, l e nombre d'hommes occupés a connu une croissance de 32,0 % puisqu'on comptait 8 1 09,7 hommes en emploi en 2001 comparativement à 6 145,5 en 1976.

TABLEAU 1 .3 EMPLOI, SELON LE SEXE, CANADA, 1 976 À 2001 , ANN É ES CHOISIES

1 976 1 981 1 986 1 991 1 996 2001

Femmes de 1 5 ans et plus Total des femmes occupées en milliers

Femmes en % de l'ensemble des personnes occupées

Hommes de 1 5 ans et plus Total des hommes occupés en milliers

3 630,7 4 546,9 5 1 1 8,9 5 790,6 6 1 1 6,6 6 967,1

37,1 % 40,2 % 42,7 % 45,1 % 45,4 % 46,2 %

6 1 45,5 6 749,9 6 860, 1 7 060,0 7 346,0 8 1 09,7

Hommes de l'ensemble des personnes occupées

%

62,9 % 59,8 % 57,3 % 54,9 % 54,6 % 53,8 %

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique Canada (2002), no 89F0133XIF au catalogue, Tableau 1 , page 1 O.

Entre 1976 et 2001, le taux d'emploi des femmes est passé de 42,0 % à 55,6 %, ce qui représente une croissance de 13,6 points de pourcentage. Pendant ce temps, le taux d'emploi des hommes a diminué de 5,7 points de pourcentage, passant de 72,7 % à 67,0 %. Ces proportions sont légèrement inférieures pour le Québec. En effet, la proportion de femmes actives de 15 ans et plus est passée de 37,4 % à 51,8 % entre 1976 et 2001, alors que celle des hommes est passée de 70,4 % à 64,6 %.

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

36

TABLEAU 1 .4 POURCENTAG E DE LA POPULATION OCCUP É E DE 15 ANS ET PLus·. SELON LE SEXE, CANADA ET OU É BEC,1 976 À 2001 , ANN É ES CHOISIES 1 985

1 976 F

H

Canada

42,0

Québec

37,4

1 990

F

H

72,7

48,8

70,4

44,1

2001

1 995

F

H

68,6

53,7

69,9

52,3

65,9

48,6

67,0

48,0

F

H

F

H

65,5

55,6

67,0

62,3

51 ,8

64,6

• en fonction d1 u total des personnes du même sexe

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique Canada (2002), no 89F0133XIF au catalogue, Tableau 2, page 1 1 .

1 .2 . 1 Le taux d'emploi selon l'état civil

On constate généralement que le taux d'emploi des gens mariés est légèrement supérieur au taux d'emploi des célibataires et des personnes séparées ou divorcées. La différence entre le taux d'emploi des hommes et celui des femmes est plus importante pour les personnes mariées que pour les célibataires, les personnes séparées ou divorcées ou encore que les veufs et les veuves. En 2001, au Québec, le taux d'emploi des femmes mariées atteignait 56,0 % alors que celui des hommes mariés était de 69,2 %, soit une différence de 13,2 points de pourcentage. L'écart était légèrement inférieur au Canada; il se situait à 11,6 points de pourcentage.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

37

TABLEAU 1 .5 TAUX D'EMPLOI SELON L.: ÉTAT MATRIMONIAL. LE SEXE ET L.:AGE, CANADA ET QU É BEC, 2001 CANADA Femmes

QU É BEC Hommes

Ensemble

Femmes

Hommes

Ensemble

Total 1 5 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

55,6 56,3 75,3 39,2

67,0 56,5 85,9 54,0

6 1 ,2 56,4 80,6 46,2

5 1 ,8 52,8 73,8 34,7

64,6 55,5 83,3 5 1 ,7

58,1 54,2 78,6 42,7

Célibataires 15 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

60,8 54,9 77,7 46,0

62,3 54,5 77,5 46,0

61 ,7 54,7 77,6 46,0

54,3 49,7 72,4 37,2

59,6 52,9 73,9 42,9

57,3 51 ,4 73,3 40,0

Marié(e)s 15 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

59,6 64,6 74,8 45,2

71,2 82,0 89,9 57,0

65,4 70,5 81 ,9 51 ,4

56,0 68,3 74,1 40,9

69,2 82,2 88,0 54,9

63,3 73,0 80,7 48,4

Séparé(e)s/Divorcé(e)s 1 5 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

61 ,4 50,8 75,1 53,2

65,0

62,9 54,0

56.0

60,3

57,8

83,2 53,7

53,4

75,5 47,6

80,6 51 ,4

77,6 49,2

Veufs(ves) 15 à 24 ans 25 à 44 ans 45 ans et plus

1 0,3

14,5

1 1 ,0

6,3

14,0

7,6

61 ,3 9,2

72,7 1 3,2

63,6 9,9

53,8 5,5

1 3,4

54,2 6,9

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données fournies par Statistique Canada, Division de la statistique du travail (2002).

1 .2.2 Les mères occupées

L'augmentation importante des femmes au sein de la main-d'œuvre canadienne et, par le fait même, parmi la population occupée, est caracté­ risée par une activité sur le marché du travail plus importante des femmes qui ont des enfants de moins de 16 ans vivant à la maison. Entre 1976 et 2001, le taux d'emploi de celles-ci est passé de 39,2 % à 70,3 %. Les changements survenus en ce qui concerne l'activité des femmes sur le marché du travail sont en effet particulièrement remarquables en ce qui a trait à la catégorie des mères. Plus précisément, c'est chez celles ayant de très jeunes enfants que l'on note la plus forte croissance.

PREMIERE PARTIE LES REALITES DU MARCHE DU TRAVAIL

38

Durant la même période, soit de 1976 à 2001, le taux de partici­ pation au marché du travail des mères de nourrissons et de bambins a augmenté de 34,3 points de pourcentage puisque le taux de participation des femmes dont le plus jeune enfant avait moins de 3 ans est passé de 27,7 % à 62,0 % . Le taux de participation au marché du travail des mères d'enfants d'âge préscolaire a, quant à lui, augmenté de 30,5 points de pourcentage. Ainsi, au cours de cette même période, le taux de participation des femmes dont l'enfant le plus jeune était âgé de 3 à 5 ans est passé de 36,9 % à 67,4 % .

TABLEAU 1 .6 POURCENTAG E DES MERES OCCUP É ES, SELON l..'. A GE DU PLUS JEUNE ENFANT, CANADA, 1 976 À 2001 , ANN É ES CHOISIES

1 976 1 981 1 986 1 991 1 996 2001 1 976-2001

Enfant le plus jeune de moins de 3 ans

Enfant le plus jeune entre 3 et 5 ans

Total, enfant le plus jeune de moins de 6 ans

Enfant le plus jeune entre 6 et 1 5 ans

Total, enfants de moins de 16 ans

Total, personnes de moins de 55 ans sans enfants de moins de 16 ans

27,7 39,6 49,7 54,8 58,4 62,0

36,9 46,7 54,5 60,3 60,8 67,4

31 ,5 42,3 51 ,6 56,9 59,4 64,2

46,5 56,2 61 ,8 69,1 70,0 75,3

39,2 49,4 56,8 63,0 64,8 70,3

60,9 65,5 68,8 72,4 72,3 76,7

34,3 pts de %

30,5 pts de %

32,7 pts de %

28,8 pts de %

31 ,1 pts de %

1 5,8 pts de %

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique Canada (2002), no 89F0133XIF au catalogue, Tableau 5 page 1 3.

En 2001, tant au Québec qu'au Canada, les mères travaillaient davantage à temps plein qu'à temps partiel. En considérant l'âge du plus jeune enfant, on constate que la relation est inverse entre l'âge du plus jeune enfant et le fait d'occuper un emploi à temps plein. Aussi, plus le benjamin est jeune, plus le taux de sans-emploi (en chômage ou inactive) est élevé. Finalement, le taux d'occupation d'un emploi à temps partiel était plus élevé pour les mères ayant des enfants âgés entre 3 et 5 ans.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

39

La relation entre le fait d'occuper un emploi (à temps plein ou partiel) ou d'être sans emploi (en chômage ou inactive) et la présence de jeunes enfants est accentuée dans le cas des mères de famille monoparentales. De plus, les écarts entre les mères de famille monoparentale et les mères de famille biparentale étaient très importants d ans le cas de celles qui travaillaient à temps plein et qui avaient des enfants âgés de moins de 3 ans.

TABLEAU 1 .7 R É PARTITION DES MERES DE 1 5 ANS ET PLUS SELON !..'. O CCUPATION D'UN EMPLOI, !..'. A GE DU PLUS JEUNE ENFANT ET LE TYPE DE FAMILLE, QU É BEC, CANADA, 2001 Mères de famille biparê ntale Âge du plus jeune enfant

Total

Temps plein

Temps partiel

Sans emploi (en chômage ou inactive)

Moins de 3 ans Québec Canada

1 00 , 0 1 00,0

49,8 44,8

1 5,9 1 8,8

34,3 36,4

De 3 à 5 ans Québec Canada

1 00,0 1 00,0

54,0 47,9

1 6,2 20,6

29,8 31 ,5

De 6 à 15 ans Québec Canada

1 00,0 1 00,0

55,8 55,7

1 7,2 20,0

26,9 24,3

Mères de famille monoparentale Âge du plus jeune enfant

Total

Temps plein

Temps partiel

Sans emploi (en chômage ou inactive)

Moins de 3 ans Québec Canada

1 00,0 1 00,0

27,2 31,5

1 1 ,8 1 4,5

60,9 54,0

De 3 à 5 ans Québec Canada

1 00,0 1 00,0

46,1 .46,9

1 1 ,7 1 3,9

42,2 39,2

De 6 à 15 ans Québec Canada

1 00,0 1 00,0

57,1 59,7

1 3,5 1 4,0

29,4 26,2

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Compilation : Institut de la statistique du Québec. Données fournies par l'Institut de la statistique du Québec, Direction des statistiques économiques et sociales (2002).

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

40

1 .2.3 La présence des femmes au sein des p rofessions au Canada

Globalement, les femmes comptaient pour 46,2 % du total des personnes employées au Canada en 2001 . Cela représente une croissance de 3,2 points de pourcentage depuis 1987. En 2001, les femmes demeuraient très présentes au sein des professions libérales et du secteur qe la vente et services comparativement aux autres professions. En effet, pour la plupart des professions libérales ainsi que pour le secteur de la vente et des services, le poids relatif des femmes dépassait 50,0 % . Elles sont relativement moins nombreuses que les hommes au sein des emplois de gestion et dans les autres domaines. Chez les femmes, la proportion de main-d'œuvre la plus impor­ tante se situait, en 20tn, dans le domaine des soins infirmiers et thérapeutiques (87,0 % ) alors que la proportion la moins élevée était observée dans les emplois de la catégorie métiers, transports et construction (6,4 % ), comme en fait foi le tableau 1 .8. Le tableau 1 .8 présente les changements survenus dans certaines professions. Ces changements par rapport à la présence des femmes au sein des différentes professions varient énormément d'un secteur à l'autre. Entre 1987 et 2001, le changement positif le plus important a été observé dans le secteur sciences sociales et sciences religieuses (14,2 points de pourcentage), alors que la présence des femmes a légèrement régressé dans les emplois du secteur transformation, fabrication et services publics (-1,l points de pour­ centage9).

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

41

TABLEAU 1 .8 R É PARTITION DE L.:EMPLOI SELON LA PROFESSION, 1 987, 1 994 ET 2001 , CANADA 2001

1 987

Femmes en % de l'ensemble des travailleurs dans la Hommes profession

Femmes

Hommes

Femmes en % de l'ensemble des travailleurs dans la profession

Gestion Cadres supérieurs Autre personnel de gestion

0,4 5,8

1 ,6 1 0,0

1 6,9 30,6

0,2 6,4

0,7 1 0,2

23,4 35,4

Total - Personnel de gestion

6,2

1 1 ,6

28,9

6,7

1 0,9

34,8

1 ,9

2,1

40,7

3,0

2,7

49,6

1 ,8

6,6

1 6,7

2,9

9,8

20,4

2,3 5,0

1 ,9 2,8

47,8 57,3

4,1 5,2

2,1 2,6

62,0 63,3

0,9

0,9

44,1

1 ,2

0,9

54,4

8,0 2,8

0,9 2,0

87,3 50,4

8,0 3,3

1 ,0 2,4

87,0 53,7

22,8

1 7,3

49,8

27,8

21 ,6

52,5

29,6 30,9 2,4

7,7 1 8,5 7,3

74,4 55,7 20,0

24,9 32,0 1 ,4

6,9 1 9,9 5,4

75,5 58,1 1 9,1

2,0

27,1

5,3

2,0

24,7

6,4

Professions libérales Affaires et finance Sciences naturelles, génie et mathématiques Sciences sociales et sciences religieuses Éducation Médecine, dentisterie et autres professions du domaine de la santé Soins infirmiers, thérapeutiques et autres professions du domaine de la santé Arts, littérature et loisirs Total - Professions Libérales Travail de bureau et d'administration Vente et services Secteur primaire Métiers, transports et construction Transformation, fabrication et Services publics

Femmes

6,0

1 0,4

30,2

5,1

1 0,6

29,1

1 00,0

1 00,0

43,0

1 00,0

1 00,0

46,2

Total - Personnes occupées 5 299,3 (en milliers)

7 021 ,4

6 967,1

8 1 09,7

Total• ·

Comprend des emplois non classifiés

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique

Canada (2002), no 89F01 33XIF au catalogue, Tableau 1 1 , page 1 9.

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITES DU MARCHE DU TRAVAIL

42

1 .2.4 Les p rofessions au Québec

Au Québec, en 1 996, les femmes étaient relativement plus nom­ breuses que les hommes dans les professions des affaires, finance et adminis­ tration (75,l % ), secteur de la santé (79,8 % ), sciences sociales, enseignement, administration publique, religion (62,9 % ), arts, culture, sports et loisirs (55,9 % ) et ventes et services (58,3 %). On considère généralement comme « 'mixtes » les secteurs qui comptent entre 40 % et 60 % de femmes. On a observé que la proportion de femmes était inférieure à 40 % dans les secteurs suivants : gestion (34,7 % ), sciences naturelles et appliquées (21,8 % ), professions propres au secteur primaire (23,8 % ) et transformation, fabrication et services d'utilité publique (35,8 % ). En 2000, selon la classification de l'enquête sur la population active (Statistique Canada), les femmes étaient présentes dans une propor­ tion supérieure à 50 % au sein des professions libérales (55,9 % ), des profes­ sions techniques et connexes (53,1 % ), du travail de bureau (77,0 % ), du secteur des ventes et services (60,9 %). C'est le secteur métiers, transport, opérateurs et professions connexes qui comptait la proportion la moins élevée de femmes (7,5 % ).

TABLEAU 1 .9 R É PARTITION DES PERSONNES OCCUP É ES SELON LE SEXE, QU É BEC, 2000

Total Professions administratives Professions libérales Professions techniques et connexes Travail de bureau Ventes et services Métiers, transport, opérateurs et professions connexes Professions du secteur primaire Professions de la transformation, de la manutention et des services

Proportion de femmes

Femmes

Hommes

1 00,0

1 00,0

7,5

1 1 ,8

38,9

1 8,6

1 4,7

55,9

7,6

6,7

53, 1

24,5

7,3

77,0

32,4

20,8

60,9

1 ,9

23,3

7,5

1 ,1

4,0 1 1 ,5

21 ,6

6,5

36,1

Source : Compilation statistique effectuée par l'ISQ à partir des données de !'Enquête sur la population active de Statistique Canada. Données tirées du tableau 3 de l'annexe 3 du document : ISO, L'utilisation des technologies de l'information et des communications au travail en 2000, Collection Économie du savoir (2001 ) . Note : La proportion de femmes a été calculée à partir des données des colonnes 2 et 3.

CHAPITRE 1 PORTRAIT OU MARCHÉ OU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

43

1 .2.s L'.appartenance au marché du travail : une réalité différente pou r les femmes

Le marché du travail a connu au cours des dernières décennies une diversification des formes d'emploi10• Quelquefois, ces nouvelles formes d'emploi répondent à des choix des travailleurs alors que, bien souvent, c'est par la force des choses qu'on se retrouve, par exemple, travailleur autonome ou contractuel. L'ampleur de l' emploi non conventionnel a fait l' objet d'une analyse effectuée par le réseau canadien de recherche en politiques publi­ ques. Celle-ci a été réalisée à partir de !'Enquête sur la population active11• Les résultats de leur analyse portant sur l'ensemble des Canadiens au travail en 1998 étaient les suivants :

- 82 % étaient des employés rémunérés (18 % étaient autonomes); - 73 % é taient des employés rémunérés dans un emploi permanent; - 62 % étaient des employés rémunérés à temps plein dans un emploi permanent; - 54 % étaient des employés rémunérés à temps plein dans un emploi permanent d'une durée de six mois ou plus. Autrement dit, le modèle « type » de l'emploi permanent à temps plein ne s' appliquait qu'à environ la moitié des travailleurs canadiens, ce qui signifie que 46 % de la main-d' œuvre occupe des emplois « non conventionnels » sous une forme ou sous une autre12• Au Canada, la présence des femmes dans la catégorie du travail atypique est particulièrement importante. Les femmes sont en effet davan­ tage employées sous une forme ou une autre d'emploi atypique que les hommes, et ce, malgré le fait qu'elles représentent près de la moitié de la main-d'œuvre. La représentation féminine au sein du travail atypique se situait à 13 points de pourcentage de plus que la représentation masculine à la fin des années quatre-vingts et au milieu des années quatre-vingt-dix alors que cette différence atteignait 12 points de pourcentage en 1999.

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

44

TABLEAU 1 .1 0 ÉVOLUTION D U POURCENTAGE DES EMPLOY É S CANADIENS (SELON L E SEXE) AYANT U N TRAVAIL ATYPIQUE• D E 1 989, 1 994 ET 1 999 Femmes

Hommes

Écart F-H en termes de points de %

1 989

35 %

22 %

13

1 994

40 %

. 27 %

13

1 999

41 %

29 %

12

• Travail atypique : temps partiel, temporaire, autonome et emplois multiples. Une personne appartenant à plus d'une catégorie n'a été comptée qu'une seule fois.

Source : Statistique Canada, Enquête sociale générale et Enquête sur la population active. Données (sauf les écarts) tirées du graphique 5.7, page 1 1 0 de Femmes au Canada, Statistique Canada (2002), Ottawa. Mise à jour du chapitre sur le travail.

TABLEAU 1 . 1 1 R É PARTITION DES TRAVAILLEURS• D E 1 5-64 ANS SELON LE CARACTERE TYPIQUE ET ATYPIQUE DE !.:EMPLOI, LE SEXE ET !.:AGE, QU É BEC, 2000 Atypique

Typique Tous les travailleurs

Sexe et âge

'000

Hommes Femmes 1 5-24 25-54 55-64 1 5-64

1

Salarié permanent à te mps plein

Total

Salarié permanent à temps partiel

%

%

Autonome

Salarié temporaire

1

À temps À temps plein partiel

À temps plein

1

À temps partiel

1 860,6

1 00,0

67,3

32,7

4,8

7,5

3,3

1 5,5

1 ,6

1 540,8

1 00,0

59,6

40,4

1 6,0

7,5

6,1

7,9

2,9

ans ans

507,9

1 00,0

4 1 ,9

58,1

23,2

1 4,3

17,1

1 ,7

1 ,8

2 592,9

1 00,0

69,0

31 ,0

7,2

6,4

2,3

1 3, 1

2,0

ans ans

300,4

1 00,0

55,5

44,5

1 0,7

5,1

3,1

20,8

4,9

3 401 ,2

1 00,0

63,8

36,2

9,9

7,5

4,6

1 2, 1

2,2

• Excluant les travailleurs familiaux non rémunérés. Note : La somme des composantes n'est pas toujours égale au total en ·raison des arrondissements.

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Compilation : I nstitut de la statisiique du Québec. Source : Portrait social du Québec, Données et analyses, édition 2001 , Institut de la statistique Québec, Tableau 9.5.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

45

Au Québec, en 2000, 59,6 % des femmes âgées de 15 à 64 ans étaient occupées dans le cadre d ' un emploi typique (emploi salarié permanent à temps plein), alors que c'était le cas de 67,3 % des hommes de la même catégorie d'âge. Parmi les femmes exerçant une forme d'emploi atypique, 16 % travaillaient à temps partiel contre 4,8 % des hommes, alors qu'en ce qui concerne le travail autonome à temps plein, la proportion de femmes exerçant cette forme d'emploi représentait à peine plus de la moitié de la proportion des hommes (7,9 % contre 15,5 % ).

1 .2.e Le travai l à temps partiel

Les femmes sont beaucoup plus présentes au sein de la catégorie des travailleurs à temps partiel que les hommes. Au cours des 25 dernières années, soit de 1976 à 2001, la proportion de femmes parmi l'ensemble des travailleurs à temps partiel est demeurée relativement stable, passant de 70,2 % à 69,l %. Parmi l'ensemble des femmes actives, 23,7 % l'étaient à temps partiel en 1976 alors qu'en 2001 cette proportion atteignait 27,1 %. En revanche, parmi l'ensemble des hommes actifs, 5,9 % travaillaient à temps partiel en 1976 comparativement à 10,4 % en 2001. Pour ce qui est de l' âge, on remarque que les proportions de femmes âgées de plus de 25 ans travaillant à temps partiel sont demeurées relativement stables entre 1976 et 2001, alors que la proportion de femmes âgées de 15 à 24 ans travaillant à temps partiel a plus que doublé. Pour ce qui est des hommes, les proportions de travailleurs à temps partiel ont connu une hausse dans toutes les catégories d'âge mais ce sont surtout les jeunes hommes de 15 à 24 ans qui travaillent à temps partiel (37,3 %); alors qu'on trouve encore 21,2 % de femmes de 25 à 54 ans travaillant à temps partiel, il n'y a que 4,7 % des hommes dans cette situation (tableau 1 .12). Les raisons du travail à temps partiel varient grandement selon le sexe . En 2001, l'écart le plus grand entre les hommes et les femmes concernait la raison « prendre soin des enfants ». En effet, la proportion de femmes âgées entre 25 et 44 ans invoquant cette raison était supérieure de 31,2 points de pourcentage, comparativement aux hommes de cette même catégorie d'âge. Une autre différence importante a trait à la raison « études », surtout dans la catégorie des 25 à 44 ans. La proportion d 'hommes travaillant à temps partiel pour pouvoir se consacrer davantage à leurs études était beaucoup plus élevée que la proportion de femmes (16,l % pour les premiers et 5,4 % pour les secondes) (tableau 1 . 13).

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS OU MARCHÉ DU TRAVAIL

46

TABLEAU 1 . 1 2 POURCENTAGE D E PERSONNES TRAVAILLANT À TEMPS PARTIEL•, SELON L.:AGE, CANADA, 1 976 À 2001 Groupes d'âge

15 à 24 ans F H

25 à 44 ans F H

55 à 64 ans F H

45 à 54 ans F H

%

%

%

%

%

%

%

%

25,0

21,9

1 ,4 2,1

24,7

3,6

23,4

1 ,5 2,1

24,2

29,4

1 8,0 21 ,6

27,7

4,4

37,9

28,6

23,0

2,7

30,4

6,6

45,6 53,4

36,8 39,0

22,4 23,2

26,9 24,1

1 996

3,2 3,9 5,1

23,3

3,3 4,2

32,2 32,4

8,4 9,8

2001

51 ,0

37,3

2 1 ,2

4,7

21 ,4

4,3

29,2

9,9

1 976 1 981 1 986 1 991

27,6

En pourcentage de l'ensemble des personnes occupées.

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique Canada (2002), no 89F0 1 33XIF au catalogue, Tableau 8, page 1 6.

TABLEAU 1 .1 3 RAISONS D U TRAVAIL À TEMPS PARTIEL, SELON L.:AGE ET L E SEXE, CANADA, 2001 Hommes

Femmes Total

15 à 24 ans

25 à 44 ans

45 ans et plus

%

%

%

%

%

%

5,1

2,6

0,4

5,0

6,2

4,6

1 5,4

2,9 0,7

8,7 0,8 54,6

24,4 25,2

15 à 24 ans

25 à 44 ans

45 ans et plus

%

%

0,3 2,1

2,6 33,7

1,1 72,1 5,2

8,4 5,4 1 9,0

0,6 1 8,7

1 ,7

1 ,4

1 ,3

0,4

3,2

2,8

1 ,6

29,3

24,8

24,8

1 6,6

53,5

28,8

28,1

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

Total - Personnes travaillant à temps partiel 576,1 (en milliers)

756,8

554,7

1 887,6

441 ,0

1 92,5

21 0,5

844,0

2 1 ,2

24;5

27,1

37,3

4,7

7,4

1 0,4

Groupes d'âge

Maladie/incapacité Prendre soin des enfants Autres obligations personnelles ou familiales Études Préférence personnelle Autres raisons - choix personnel Autres raisons• Total

% de personnes travaillant à temps partiel..

51 ,0

6,3

2,5 0,5 77,1 4,9

Total

2,4

2,9

1 ,6

16, 1 1 7, 1

1 ,0 57,8

44,2 20,9

.

Tient compte des conditions économiques et de l'impossibilité de trouver du travail à temps plein . •• En pourcentage de l'ensemble des personnes occupées.

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique Canada (2002), no 89F01 33XIF au catalogue, Tableau 9, page 1 7.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

47

1 .2.? Le travail autonome

En 2001, l'ensemble des travailleurs autonomes comptait 33,9 % de femmes comparativement à 26,3 % en 1976. Au cours de ces 25 années, en pourcentage de l' ensemble des personnes actives, le pourcentage de travailleurs autonomes a augmenté de 2,6 points de pourcentage alors que celui de travailleuses autonomes a augmenté de 4,5 points13).

TABLEAU 1 .1 4 TRAVAIL AUTONOME, CANADA, 1 976 À 2001 , ANN É ES CHOISIES

1 976 1 981 1 986

Travailleuses autonomes (en milliers)

Travailleurs autonomes (en milliers)

% de travailleuses autonomes*

% de travailleurs autonomes*

Femmes en % de l'ensemble des travailleurs autonomes

3 1 3,9

879,3 1 031 ,6 1 1 64,6

8,6 9,0

1 4,3

26,3

1 5,3

9,6 10,1

1 7,0 1 8,4 1 9,4

28,4 29,7 30,9 34,2

1 8,8

33,9

4 1 0,9

1 991 1 996

491 ,5 583,4 743,0

2001

783,3

1 303,9 1 426,4

1 525,9

1 2, 1 1 1 ,2

• En pourcentage de l'ensemble des personnes occupées.

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique Canada (2002), no 89F0133XIF au catalogue, Tableau 1 O, page 1 8.

1 .2.a Le travail à domicile

Les habitudes relatives au travail à domicile varient selon le sexe. Globalement, à ce titre, les écarts entre les hommes et les femmes ne sont pas tellement importants. Toutefois, ils prennent de l'importance en fonction de la profession exercée et de la présence de jeunes enfants. Ainsi, en 2000, le travail à domicile était légèrement plus fréquent parmi les employés de sexe masculin que parmi leurs homologues de sexe féminin (10,6 % par rapport à 9,8 % ) et parmi les employés à temps partiel et ceux à temps plein (13,4 % par rapport à 12,8 % ). On observe aussi en 2000 des fréquences plus élevées que la normale chez les employés constituant le plus grand nombre de

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

48

travailleurs (25-54 ans) ( 1 2 % ) qui détenaient un diplôme universitaire (22,7 % reflétant en partie leur profession), ainsi que des travailleurs avec des enfants d'âge préscolaire (14,8 % ). Par contre, de très faibles fréquences ont été enregistrées parmi les jeunes (4,6 % ) et parmi les employés n'ayant pas de diplôme d'études secondaires (3,9 % ).

[ . . . ] cette modalité de travail est plus répandue parmi les travail­ leurs en sciences sociales et ceux du secteur de l'enseignement et moins répandue parmi les travailleurs du secteur de la fabrica­ tion, de la construction, des services d'hébergement et de restau­ ration, des métiers, du transport et de la machinerie ainsi que les travailleurs du secteur de la santé14 En 1999, une recherche sur le télétravail a été menée au Québec15• Dans un article (Tremblay, 2001 16), la différenciation du télétravail en fonction du sexe a été analysée sous l'angle particulier de la différenciation des tâches, de l'autonomie de décision de faire du télétravail, de l' organi­ sation du travail et des conditions de travail. Entre autres résultats, la recherche a montré que le travail à domi­ cile, le télétravail, n'était pas vécu de la même manière, selon que ce sont les femmes ou les hommes qui le pratiquent. Ainsi :

[ . . . ] Les femmes sont plus concentrées dans les activités de comptabilité, de traitement de textes et de secrétariat, et elles doivent plus souvent soumettre leur désir de télétravailler à leur supérieur. Les hommes sont davantage concentrés dans les postes de cadres, gestionnaires, professionnels et techniciens et ils prennent plus souvent seuls la décision de télétravailler17•

1 .2.9 Les horaires de travail

Les données relatives aux horaires de travail en vigueur au Canada en 1999 montrent que la proportion de femmes travaillant à temps partiel est plus élevée que la proportion d'hommes. De plus, les femmes travaillaient davantage selon les régimes de travail « semaine de travail réduite » ou « régime de la semaine comprimée » que leurs homologues masculins. Les horaires variables ainsi que le travail le samedi ou le dimanche concernaient une proportion plus élevée de femmes que d'hommes.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

49

TABLEAU 1 . 1 5 HORAIRES D E TRAVAIL A U CANADA, 1 999 % des employés qui travaillent habituellement : Catégorie

Plein temps

Temps Partiel

Semaine de travail réduite

Régime de la semaine comprimée

Horaire variable

Samedi ou dimanche

Ensemble

83,3

1 6,7

4,9

2,9

39,7

24,9

Sexe Hommes Femmes

91,3 75,9

8,7 24,1

3,4 6,2

3,6 2,3

43,4 36,3

2 1 ,4 28,2

Âge Moins de 25 ans 25 à 44 ans 45 ans ou plus

62,3 87,5 83,0

37,7 1 2,5 1 7,0

1 0,9 4,0 4,3

2,9 3,0 2,8

43,9 40,2 37,6

54,0 21 ,6 2 1 ,3

Remarque : Plus de la moitié des gestionnaires travaillaient des heures flexibles et près de la moitié des travailleurs du commerce de détail et des services aux consommateurs travaillaient habituellement la fin de semaine.

Source : Statistique Canada, Enquête sur le milieu de travail et les employés. Compendium, données de 1 999, Ottawa : Statistique Canada (2000), no 71 -585-XI F a u catalogue, Tableau 1 2 , page 34.

En 2000, les hommes travaillaient en moyenne six heures de plus par semaine que les femmes. La semaine moyenne de travail des hommes comptait 39 heures alors que celle des femmes en comptait 33. Une proportion plus élevée d'hommes que de femmes travaillait un nombre d'heures équivalent à la semaine normale {entre 35 et 40 heures). La semaine normale de travail était en effet la réalité de 56,8 % des femmes et de 64,9 % des hommes. La semaine courte (moins de 35 heures par semaine) rejoignait 36,7 % des femmes mais seulement 14,6 % des hommes alors que la semaine longue (plus de 40 heures par semaine) n'était vécue que par 6,5 % des femmes alors qu'on y retrouvait 20,5 % des hommes.

1 .2 . 1 0 Les fem mes, le marché du travai l et les soi ns aux p roches

De façon générale, les femmes canadiennes sont plus nombreuses que les hommes à dispenser des soins informels. De plus, lorsqu'elles le font, elles consacrent beaucoup plus de temps à leurs proches que ne le font les hommes. En 1996, les femmes représentaient 61 % des pourvoyeurs de soins informels au Canada; parnù celles-ci, les deux tiers étaient également sur le

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

50

marché du travail rémunéré. Elles consacraient

à ce type d'activité en à trois heures pour les

moyenne cinq heures par semaine, comparativement hommes'8•

Pour ce qui est des mères ayant un emploi, elles consacrent généralement deux fois plus de temps que les pères en emploi aux soins personnels aux jeunes enfants (à les nourrir, les laver, les habiller). À ce titre,

en 1998, les mères employées des familles à double revenu ayant un enfant de moins de 5 ans consacraient en moyenne 91 minutes par jour aux soins personnels des enfants, comparativement à 47 minutes pour les pères'9•

1 .2 . 1 1 Conflit travail-vie personnelle : une préoccupation davantage

«

féminine

»

Les femmes sur le marché du travail sont davantage affectées que leurs homologues masculins par ce qu'il est convenu d'appeler les conflits rattachés à la conciliation emploi-vie personnelle20• Cette réalité transparaît dans les résultats préliminaires d'une enquête nationale menée auprès de 24 000 employés dans 81 organisations privées, publiques et sans but lucratif partout au Canada. En l'an 2000, 58 % des employés interrogés indiquaient être large­ ment « dépassés » par leur rôle professionnel et familial (impres­ sion d'être bousculé, vidé et écrasé par la pression de rôles multiples), comparativement

à 47 % en 1990, quand l'enquête avait

d'abord eu lieu. Cette surcharge dépend à la fois du type de travail et du sexe. C'est dans la catégorie professionnelle et de la gestion que cette pression est la plus forte chez les ·femmes et les hommes, et non chez ceux et celles qui exercent une profession non orientée sur la carrière comme les employés du domaine technique, de la production, du secrétariat ou de l'administration. Plus des deux tiers (67 %) des femmes de la catégorie professionnelle ou de la gestion signalent une forte surcharge, comparativement à 60 % des femmes qui occupent un emploi non orienté sur la carrière. Bien que les hommes soient en général moins surchargés que leurs homologues féminines, les modalités d'emploi étaient les mêmes : plus de la moitié (56 % ) des hommes des catégories professionnelle et de la gestion indiquaient une forte surcharge, comparativement

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

51

à 47 % de leurs homologues occupant un emploi non orienté sur la carrière21•

1 .2 . 1 2 La syndicalisation

Le taux de syndicalisation diffère selon le sexe, étant donné les. différences importantes relatives à la présence des hommes et des femmes au sein des professions, mais aussi selon qu'il s'agit du secteur public ou privé, ce dernier étant nettement moins syndiqué. Le tableau 1.16 présente les principales différences quant à la syndicalisation des hommes et des femmes au Canada en 2000. Notons aussi que la rémunération entre les hommes et les femmes syndiqués différait en fonction du statut d'emploi. C'est ainsi qu'en 2000 : En moyenne, la rémunération horaire des travailleuses à temps plein syndi quées a représenté 90 % de celle de leurs collègues masculins. A l'opposé, les travailleuses syndiquées à temps partiel ont touché une rémunération supérieure de 8 % à celle de leurs homologues masculins22• (Tableau 1 . 16)

TABLEAU 1 . 1 6 TAUX D E SYNDICALISATION* SELON CERTAINES CARACT É RISTIQUES D'EMPLOI ET SELON LE SEXE, QU É BEC ET CANADA, 2000 QU É BEC

CANADA Hommes

Femmes

Hommes

Femmes

42,2

37,3

En général

33,1

31 ,3

Secteur Secteur public Secteur privé

72,3 24,9

75,1 1 4,5

Régime de travail Temps plein Temps partiel

34,8 1 7,9

33,1 26,1

Situation d'emploi Posies permanents Postes non permanents

34,3 24,0

32,0 26,5

• Taux d'assujettissement à une convention collective, employés syndiqués et non syndiqués.

Source : Enquête sur la population active. Données tirées de Statistique Canada, L'emploi et Je revenu en perspective, édition en l igne, janvier 2002, Fiche " La syndicalisation du travail '" Tableau 2.

PREMIÈRE PARTIE • LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

52

1 .2 . 1 3 Les revenus selon les professions

Comme on le voit dans le tableau suivant, au Québec, les écarts entre les revenus médians des hommes et des femmes étaient, en 1 995, supérieurs à 10 000 $ et plus prononcés pour les grandes catégories profes­ sionnelles suivantes : gestion, métiers, transport et machinerie, sciences sociales, enseignement, administration publique et religion, ainsi que trans­ formation, fabrication et services d'utilité publique.

TABLEAU 1 .1 7 REVENU M É DIAN D'EMPLOI• SELON L E SEXE PAR GRANDE CAT ÉGORIE PROFESSIONNELLE, QU É BEC, 1 996 Grandes catégories professionnelles

Gestion Affaires, finance et administration Sciences naturelles et appliquées et professions apparentées Secteur de la santé Sciences sociales, enseignement, administration publique et religion Arts, culture, sports et loisirs Ventes et services Métiers, transport et machinerie Professions propres au secteur primaire Transformation, fabrication e t services d'utilité publique

Total

Hommes

Femmes

Écart

$

$

$

H-F $

21 1 1 9

26 025

1 6 574

9 451

35 035 22 946 37 1 02 27 941

40 077 28 401 39 070 35 798

7 335 21 1 09 30 049 26 046

12 742 7 292 9 021 9 752

36 036 14 891 1 0 950 24 690 12 024 19 784

42 845 1 6 910 16 548 25 054 13 813 24 960

32 069 1 2 497 8 340 1 2 067 8 016 1 2 957

1 0 776 4 413 8 208 12 987 5 797 1 2 003

• Revenu total d'emploi en dollars canadiens (équivalent à 0,65 du $ US environ) en 1 995 pour les gens ayant un revenu d'emploi positif.

Source : Statistique Canada, Recensement de 1 996. Dans : Institut de la statistique du Québec : www.stat.gouv.qc.ca. 14 juin 1 999.

1 .2 . 1 4 L.:écart salarial entre les hommes et les femmes au Canada

Selon les résultats de l'enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR), le ratio des gains entre les femmes et les hommes travaillant à temps plein toute l'année s'établissait à 72,5 % en 1 997. Pour les autres

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

53

travailleurs, ce ratio était de 78,6 % alors qu'il était de 63,8 % pour les travailleurs qui étaient soutiens de famille. Dans l'ensemble, en considérant le taux horaire, ce ratio s'établissait à 80,3 %. Il existe une relation négative entre l'âge et le ratio. Plus les femmes sont âgées, plus l'écart relatif au taux horaire était, en 1997, élevé. Finalement, la présence d'enfant était associée à un plus grand écart entre le taux horaire des femmes et des hommes comparativement à une situation d'absence d'enfant ou d'enfants de plus de 19 ans23•

TABLEAU 1 .1 8 DIFFÉ RENCE ENTRE LE TAUX HORAIRE D E SALAIRE, DES HOMMES ET DES FEMMES, SELON CERTAINES -CARACT É RISTIQUES LI É ES À l..'.EMPLOI CANADA, 1 997 Hommes

Femmes

Ratio

Dans l'ensemble

1 8,84 $

1 5, 1 2 $

80,3 %

Statut Temps plein Temps partiel

1 8,94 1 5,02

1 5,32 1 3,87

80,9 92,3

Syndicat Présence d'un syndiqué Non syndiqué

20,63 1 7,80

1 7,86 1 3,61

86,6 76,5

Ancienneté Moins d'un an 1 -5 ans 6-1 0 ans 1 1 - 1 9 ans 20 ans et plus

14,17 1 6,37 1 9,00 2 1 ,54 22,92

1 1 ,22 1 3, 1 6 1 5,71 1 7,49 1 8,99

79,2 80,4 82,7 8 1 ,2 82,9

Profession Professionnel/gestionnaire Sciences naturelles et sciences sociales Emploi de bureau Ventes Services Secteur primaire, transformation, machinerie Construction Autres

23,94 23,72 1 5,41 1 7,85 1 4,74 1 7,34 1 8,43 1 6,84

1 8,89 1 9,70 1 3,36 1 1 ,86 1 0,03 1 1 ,43 1 2,82 1 4,60

78,9 83,1 86,7 66,4 68,0 65,9 69,6 86,7

Taille de l'entreprise Moins de 20 employés 20-99 employés 1 00-499 employés 500 employés et plus

1 4,46 17,1 1 1 9,55 2 1 ,55

1 1 ,99 1 3,97 1 5,77 1 7,08

82,9 81 ,6 80,7 79, 3

Source : Enquête sur la dynamique du travail et du revenu, 1 997. Données tirées de Drolet, Marie, L.: Écart persistant : Nouvelle évidence empirique concernant l'écart salarial entre les hommes et les femmes au Canada, Ottawa : Statistique Canada (2001 ), no 1 1 F001 9M PE, série no 1 57 au catalogue, Tableau 7, page 29.

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

54 TABLEAU 1 . 1 9 DIFF É RENCE ENTRE L E TAUX HORAIRE D E S HOMMES ET D E S FEMMES SELON L E NIVEAU D'INSTRUCl lON ET LE DOMAINE PRINCIPAL D' ÉTUDE, CANADA, 1 997 Hommes Dans l'ensemble Niveau d'instruction et domaine principal d'études Inférieur aux études secondaires Études secondaires Études postsecondaires incomplètes Diplômes ou certificat d'études postsecondaires Éducation, récréologie, counseling Beaux-arts et arts appliqués Humanités et domaines connexes Sciences sociales et domaines connexes Commerce, management et administration des affaires Agriculture et biologie Génies, sciences appliquées et commerce Santé, sciences et technologie Mathématiques Aucune spécialisation Université - baccalauréat Éducation, récréologie, counseling Beaux-arts et arts appliqués · Humanités et domaines connexes Sciences sociales et domaines connexes Commerce, management et administration des affaires Agriculture et biologie Génies, sciences appliquées et commerce Santé, sciences et technologie Mathématiques Aucune spécialisation Diplôme d'études supérieures Éducation , récréologie, counseling Beaux-arts et arts appliqués Humanités et domaines connexes Sciences sociales et domaines connexes Commerce, management et administration des affaires Agriculture et biologie Génies, sciences appliquées et commerce Santé, sciences et technologie Mathématiques

1 8,84$

Femmes 1 5, 1 2$

Ratio 80,3 %

1 5,49 1 6,64 1 7,20

1 0,71 1 3,04 1 3,85

69,1 78,4 80,5

1 9,13

1 5,19

1 7,08 1 6,43 1 7,41 1 7,89 1 9,56 1 4,44 1 9,75 1 8,05 2 1 ,97 1 7,41

1 4,65 1 2,61 14,95 14,45 1 4,80 1 2 ,97 1 5,65 1 7,67 1 6,28 1 3,80

79,4 85,8 76,7 85,9 80,8 75,7 89,8 79,2 97,9 74,1 79,3

24,34 22,36

20,57 1 9,98 19,1 1 20,01 20,31 2 1 ,29 1 8,08

23, 1 9 22,66 24,91 22,68 26,84 na 24,80

24,05 22,23

27,77 27,37

22,55 23,35

2 1 ,27 26,81 29,06 31 ,27 25,66 33,38 32,21

1 8,32 26,69

23,84

84,5 89,4 na 86,3 89,6 85,5 79,7 na na 89,6 na 81 ,2 85,3 na 86,1 99,6 na na na 7 1 ,4 na

Source : Enquête sur la dynamique du travail et du revenu, 1 997. Données tirées de Drolet, Marie, L'Écart persistant : Nouvelle évidence empirique concernant l'écart salarial entre les hommes et les femmes au Canada, Ottawa : Statistique Canada (2001 ), no 1 1 F001 9MPE, série no 1 57 au catalogue, Tableau 5 , page 27.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

55

Toùjours en

1 997, les différences entre les taux horaires des

femmes et des hommes étaient moins importantes pour celles qui avaient des niveaux de scolarité élevés ainsi que pour les domaines d'études pour lesquels les proportions de femmes sont importantes. Le statut d'emploi

à

temps partiel était caractérisé par un écart entre le taux horaire des femmes et des hommes plus important que pour le statut temps plein. Aussi, le régime de travail syndiqué contribuait

à réduire l'écart entre le taux horaire

des femmes et des hommes. L'écart était plus prononcé dans les professions et l e s domaines d ' é t u d e p o u r l e s q u e l s la p r é s e n c e d e s f e m m e s est relativement moins élevée. L'écart était légèrement plus grand au sein des entreprises de grande taille. Finalement, l'effet d'ancienneté ne contribuait pas

à aggraver les écarts.

1 .3 La situation du chômage selon le sexe En 2001, le taux de chômage des femmes au Canada était de 6,8 % alors que celui des hommes atteignait 7,5 %. Entre 1976 et 2001, la croissance globale du nombre de chômeuses était légèrement supérieure à celle du nombre de chômeurs (59,5 % pour les premières comparativement à 57,6 % pour les seconds).

TABLEAU 1 .20 TAUX DE CHOMAGE, SELON l.'.AGE, CANADA, 1 976 À 2001 Ensemble des personnes faisant partie de la population active - Groupes d'âge 15 à 24 ans

1 976 1 981 1 986 1 991 1 996 2001

25 à 44 ans

Total*

45 à 64 ans

F %

H %

F %

H %

F %

H %

F %

H %

1 1 ,4 1 1 ,6 1 3,3 1 2,8 1 3,7 1 1 ,0

1 2,9 1 3,7 1 6, 1 1 8,5 1 6,9 1 4,5

7,4 7,5 9,2 9,4 8,9 6,3

4,7 5,5 8,6 1 0,2 9,5 6,7

5,0 5,2 7,4 7,9 7.4 5.4

3,7 4,4 6,5 7,5 7,4 5,6

8,1 8,2 9,8 9,7 9,3 6,8

6,4 7,1 9,5 1 0,9 9,9 7,5

• Comprend les personnes de 65 ans et plus.

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur Je travail, Ottawa : Statistique

Canada (2002), no 89F0133XIF au catalogue, Tableau 1 3 , page 2 1 .

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

56

En 2001, le taux de chômage des jeunes femmes (15 à 24 ans) était inférieur à celui des jeunes hommes. L'écart en fonction de l'âge s'établissait à 3,5 points de pourcentage. Les différences sont moins importantes lorsque l'on compare le taux de chômage des femmes et des hommes âgés de plus de 25 ans. Pour les 25 à 44 ans, le taux de chômage des femmes était inférieur au taux de chômage des hommes de 0,4 point de pourcentage, alors que 0,2 point de pourcentage séparait le taux de chômage féminin du taux de chômage masculin pour les 45 à 64 ans. C'est à partir du début des années quatre-vingt-dix que le taux de chômage des femmes âgées de 25 ans et plus a commencé à être inférieur à celui des hommes. Cela conclut votre revue rapide des réalités du marché du travail au Canada et au Québec. Dans les trois prochains chapitres, nous nous penchons plus en détail sur les formes d'emploi (chapitre 2), sur le travail autonome et sur le chômage et l'emploi des jeunes.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

57

Sommaire

Le marché du travail a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Nous avons vu plus haut différents éléments qui illustrent l'accroissement de la présence des femmes sur le marché du travail, ainsi que la diversification des formes d'emploi. Nous avons aussi observé que si la présence des femmes s'est accrue, elles sont toutefois nombreuses à être encore confinées dans des situations d'emploi atypique dont le temps partiel et le travail de fin de semaine ne sont que deux exemples. La double tâche visant à concilier famille et emploi semble aussi davantage les concerner que leurs homologues masculins, au point de vivre différemment les contraintes liées au facteur temps24• Bien qu'elles s'affirment davantage dans des emplois appartenant aux secteurs traditionnellement masculins, les femmes ont encore des revenus inférieurs à ceux des hommes. Même si, globalement, elles travaillent moins d'heures par semaine, elles gagnent encore un salaire horaire inférieur à celui de leurs collègues masculins. L' expérience grandissante sur le marché du travail et la hausse des qualifications n'ont pas encore donné les résultats escomptés dans la plupart des secteurs d'emploi. L'écart salarial tend cependant à être moins important pour les jeunes travailleurs, pour les travailleurs syndiqués, ainsi que pour les employés des entreprises de petite et moyenne taille. Les femmes travaillent davantage à temps partiel que les hommes et elles le font pour des raisons bien différentes. Aussi, les pratiques de télétravail diffèrent selon le sexe puisque le nombre d'heures et les tâches effectuées en télétravail ainsi que l'autonomie quant à la décision d'en faire ou non sont des facteurs qui varient grandement selon le sexe. Finalement, les différences quant aux caractéristiques qualifiant la situation des femmes et des hommes sur le marché du travail sont toujours présentes mais moins importantes cependant pour les nouvelles générations de travailleurs, comme le montre l' étude sur les diplômés récents des universités canadiennes.

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

58

Pour en savoir plus . . .

TREMBLAY, D.-G. (2004). « Articulation emploi-famille et temps de travail : l'offre de mesures de conciliation et les usages différenciés du temps chez les pères et les mères ». Nouvelles pratiques sociales, vol. 16, no 1, p. 76-93. TREMBLAY, D.-G. (2003). « Que pensent les pères de la conciliation emploi­ famille? ». Les politiques sociales. vol. 63, no 3-4, Bruxelles : Fonda­ tion universitaire de Belgique, p. 70-86. TREMBLAY, D.-G. (2002) . « Balancing work and family with telework? · Organizational issues and challenges for women and managers. Women in Management, vol. 1 7, no 3-4, Manchester : MCB Press, p. 157-170. TREMBLAY, D.-G. (2002). « Les femmes et le marché du travail au Canada et au Québec : horaires et formes d'emploi atypiques et difficultés d' articulation emploi-famille » . Travail, genre et sociétés, no 8, septembre, Paris L'Harmattan et CNRS. TREMBLAY, D.-G. (2002). « Articulation emploi-famille et temps de travail. Comment concilier profession et famille dans les secteurs à horaires variables? ». Dans : Tremblay, D.-G. et L.-F. Dagenais. ·

Segmentations, fragmen tations et ruptures du marché du travail.

Québec : Presses de l'Université du Québec. TREMBLAY, D.-G. (2002). Articulation emploi1amille et temps de travail : résultats

de l 'analyse statistique des données recueillies auprès des secteurs de la santé, de l'éducation et des bureaux. Rapport de recherche. Note de recherche de la Chaire du Canada sur les enjeux socio-organisa­ tionnels de l'économie du savoir. Montréal : Direction de la recher­ che, Télé-université. Voir : http: / / www. teluq. uquebec.ca / chaireecosavoir

TREMBLAY, D.-G. (2002). Articulation emploi-famille et temps de travail : résultats de l'analyse statistique des données recueillies auprès des secteurs de la santé, de l'éducation et des bureaux,· Rapport de recherche. Montréal : Télé-université. TREMBLAY, D.-G. (2002). Analyse du conflit entre le travail et la famille. Texte 2.8. Voir le site Web du cours RIN 2013 de la Télé-université : www. teluq.uquebec.ca.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

59 TREMBLAY, D.-G. et C.H. AMHERDT (2003). Articulation emploi-famille, mesures

de conciliation et temps de travail : analyse différenciée selon le sexe,

Rapport de recherche, Montréal : Direction de la recherche, Télé­ université. Voir : http: / / www. teluq.uquebec.ca / chaireecosavoir / TREMBLAY, D.-G. et C.H. AMHERDT (2003). Articulation emploi-famille et temps

de travail : résultats de l'analyse s tatistique d'une enquête en ligne (comparaison SCFP et hors SCFP). Rapport de recherche. Note de

recherche de la Chaire du C a n a d a sur les enj eux socio­ organisationnels de l'économie du savoir. Voir : http: / / www. teluq.uquebec.ca / chaireecosavoir / TREMBLAY, D .-G. et C.H. AMHERDT (2002 ) . La vie en double. Les obstacles

organisationnels et socioculturels à la conciliation des responsabilités parentales et professionnelles chez les pères et les mères. Rapport de recherche. Texte 2.3. Voir le site Web du cours RIN 2013 de la Télé­ université : www.teluq.uquebec.ca .

TREMBLAY, D.-G., AMHERDT, C.H. et M.K. DE SÈVE (2003). La conciliation

emploi-famille : des mesures et des pratiques à développer dans les milieux de travail. Résultats d'enquête auprès de sept organisations

rattachées au Syndicat canadien de la fonction publique, Montréal : Direction de la recherche, Télé-université. TREMBLAY, D.-G. et M.K. DE SÈVE (2002). Articulation emploi1amille et temps de

travail; résultats de l'analyse qualitative dans les secteurs de la santé et de l'éducation. Rapport de recherche. Montréal : Direction de la recherche, Télé-université.

TREMBLAY, D.-G. et c. VAILLANCOURT-LAFLAMME (2000). La conciliation des

responsabilités parentales et professionnelles chez les employés de bureau : résultats d'une recherche menée au Québec. Texte 2.1. Voir le site Web du cours RIN 2013 de la Télé-université :

www.teluq.uquebec.ca

TREMBLAY, D.-G. et D. VILLENEUVE (1998). L'aménagement et la réduction du temps de travail : les enjeux, les approches, les méthodes. Montréal : Éditions Saint-Martin. TREMBLAY, D.-G. et D. VILLENEUVE (1997). (( Aménagement et réduction du temps de travail : réconcilier emploi, famille et vie personnelle » . Loisir et société, vol. 20, no 1, septembre, Québec : Presses de l'Université du Québec, p. 107-159.

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

60

NOTES 1.

Recherche documentaire e t statistique réalisée par Catherine Chevrier, qui a rédigé avec nous un rapport sur cette question pour la Télé-université. On peut le trouver dans les notes de recherche de la Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socio-organisationnels de l'économie du savoir, à l'adresse suivante :

2.

www.teluq.uquebec.ca/ chaireecosavoir.

La terminologie de base relative au marché du travail est présentée dans l'introduction de ce manuel.

3.

Statistique Canada (2002).

Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail.

Ottawa :

Statistique Canada, no 89F0133XIF au catalogue, avril. 4.

Tremblay, D.-G. (2002). « Les femmes et le marché du travail au Canada et au Québec : horaires et formes d'emploi atypiques et difficultés· d'articulation emploi-famille ».

Travail, genre et

sociétés, no 8, septembre, Paris L'Harmattan et CNRS .. 5.

Drolet, M. (2001).

L'écart persistant : nouvelle évidence empirique concernant l'écart salarial entre les hommes et les femmes au Canada. Ottawa : Statistique Canada, no 1 1 F0019MPE, no 157 au catalogue, janvier.

6.

Statistique Canada (2001). « Le Canada en statistique : main-d'œuvre et taux de participation ». Citation tirée de

7.

Travail-vie personnelle 2001, p. 9.

Voir la note de recherche de Chevrier et Tremblay sur le site www.teluq.uquebec.ca / chaireecosavoir pour obtenir l'ensemble des tableaux détaillés, dont plusieurs ont été retranchés dans cet ouvrage, pour ne pas trop alourdir la présentation.

8.

Voir la note de recherche de Chevrier et Tremblay sur le site www.teluq.uquebec.ca / chaireecosavoir.

9.

Voir Chevrier et Tremblay sur pages de commentaires et

10.

un

www.teluq.uquebec.ca/ chaireecosavoir

au besoin pour quelques

tableau sur les écarts.

Pour plus de détails, voir Tremblay, D.-G. (2002). « Nouveaux modes d'exercice et nouvelles formes de travail? Quelles évolutions pour l'avenir? ». Dans : Tremblay, D.-G. et L.-F. Dagenais.

Segmentations, fragmentations et ruptures du marché du travail. Québec : Presses de l'Université du Québec. 11.

Lowe, G. Schellenberg, G. et

K.

Davidrnan (1999).

Re-thinking employment relationship.

Ottawa :

Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques. 12.

Résultats cités dans le recueil

Travail-vie personnelle 2001, 150 statistiques canadiennes sur le travail, la famille et le bien-être (Université de Guelph et DRHC), p. 33.

13.

Nous reviendrons plus en détail sur le travail autonome au chapitre 3.

14.

Akyeampong, 'E .B. et R. Nadwodny (200 1 ) . « Évolution du lieu de travail : le travail à domicile ». Dans : Statistique Canada (2001).

L'emploi et le revenu en perspective. Faits saillants.

Édition en ligne, septembre, vol. 2 no 9. 15.

Tremblay, D.-G. (2001).

Le télétravail : articuler qualité de vie et performance.

remis au Cefrio et accessible sur le site du Cefrio :

www.cefrio.qc.ca.

Rapport de recherche

Voir aussi : Tremblay, D.-G.

(2001). « Le télétravail : les avantages et les inconvénients pour les individus et les défis de gestion des ressources humaines ».

Revue de gestion des ressources humaines,

no 42. Paris :

Éditions ESKA, p. 2-14. 16.

Tremblay, D.-G (2001). « Le télétravail : ses impacts sur l'organisation du travail des femmes et la conciliation emploi-famille ».

Recherches féministes, vol.

1 4 no 2, p. 53 à 83.

CHAPITRE 1 PORTRAIT DU MARCHÉ DU TRAVAIL AU CANADA ET AU QUÉBEC

61

17.

Op. cit., p. 11.

18. Frederick, J. et J. Fast (1999). « Le profil des personnes qui prodiguent des soins aux aînés ». Tendances sociales canadiennes, automne, Ottawa : Statistique Canada; Silver, C. (2000). « �tre présent : le temps que les couples à deux soutiens passent avec leurs enfants ». Tendances sociales canadiennes, Ottawa : Statistique Canada, été. 19.

Id.

20. Voir aussi plusieurs résultats de recherches sur la conciliation emploi-famille sur le site :

www.teluq.uquebec.ca / chaireecosavoir. Calculs spéciaux de L. Duxbury, Université Carleton, et C. Higgins, Université Western Ontario, avril 2001. Cité dans le recueil Travail-vie personnelle 2001, 150 statistiques canadiennes sur le travail, la famille et le bien-être (Université de Guelph et DRHC), p. 52. 22. L'emploi et le revenu en perspective, édition en ligne, janvier 2002, Fiche « La syndicalisation », p. 4. 23. Voir la note de recherche de Chevrier et Tremblay sur www.teluq.uquebec.ca/ chaireecosavoir. 24. Pour plus d'information S4f ce thème de l'articulation emploi-famille, voir 1 'ensemble des textes réunis sur le site du cours RIN 2013 (Conciliation emploi-famille et temps de travail) de la Télé-université, ou encore les textes sur le site de la Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socio-organisationnels de l'économie du savoir à l'adresse suivante : www.teluq.uquebec.ca/ chaireecosavoir. 21.

63

CHAPITRE

2

Les enjeux du marché du travai l et l'évolution des formes d'emploi Le présent chapitre a pour but d'examiner l'évolution récente des situations de travail et d'emploi, ainsi que les facteurs susceptibles de les influencer dans l'avenir. Les questions auxquelles nous tenterons de répondre ici sont les suivantes : quelle est la situation en matière de formes d'emploi et d'heures de travail? Comment et pour qui le travail change-t-il? Assistons­ nous à une amélioration ou à une détérioration des conditions de travail? En premier lieu, nous présenterons un certain nombre de données sur les formes d'emploi et les heures de travail en tentant, dans la mesure du possible, de différencier ce portrait selon le sexe. Deuxièmement, nous examinerons les changements observés dans la nature et la réalité du travail sous l'angle du contenu et des relations de travail. Les ouvrages contemporains de gestion font abond amment référence aux notions d'autonomie, d'engagement, de responsabilité et de travail d'équipe.

Mais, pour la plupart des employés, les signes censés montrer que

la nature du travail se serait transformée en conséquence sont pour le moins contradictoires. Enfin, nous tenterons de déterminer l' importance de divers facteurs, dont la mondialisation, la technologie et les politiques publiques, qui, parmi d'autres, pourraient influer sur la nature du travail.

2 . 1 Les formes d'emploi et les conditions de travail Nombre de changements se sont produits sur le marché du travail et dans les relations d'emploi (Tremblay, 1997a; Tremblay et Rolland, 1998). Nous en présentons ici les grandes lignes.

PREMIERE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

64

2. 1 . 1 Des horai res de travail plus contraignants

Soulignons d'abord que nous assistons au déclin progressif et constant de l'horaire de travail normal de jour (le « 9 à 5 ») au profit des horaires atypiques ou non standards : horaires rotatifs, de soir, de nuit, irréguliers, brisés, etc. Le tableau qui suit montre l'évolution des horaires de travail entre les années 1991 et 19951• Exception faite de l'horaire normal de jour et du travail sur appel, qui ont régressé durant cette période, tous les autres types d'horaires, qui sont en l'occurrence des horaires non standards, ont progressé. Les femmes dans les services sont très concernées par ces développements, puisqu'elles représentent la majorité des employés dans les secteurs des commerces, de la santé, de la restauration, où ces horaires sont les plus fréquents.

TABLEAU 2.1 ÉVOLUTION DES HORAIRES DE TRAVAIL AU CANADA, 1 99 1 - 1 995 Types d'horaires Horaire normal de jour Travail sur appel Horaire rotatif Horaire irrégulier Horaire de soir régulier Horaire de nuit Horaire brisé Autre

1 991 %

1 995 %

70 2,6 9,2 1 0,2 4,9 1 ,4 0,8 0,9

68 2,4 1 0,2 1 0,5 5,1 1 ,8 1 ,0 0,9

Source : Enquête sur les horaires et les conditions de travail, Statistique Canada, données citées dans Lipsett et Reesor ( 1 997).

Les données plus récentes ne peuvent être comparées directement avec celles du tableau 2.1, mais certains éléments sont apparentés. Notons, à cet égard, que plus de la moitié des gestionnaires travaillaient selon des horaires flexibles et que près de la moitié des travailleurs du commerce de détail et des services aux consommateurs travaillaient habituellement la fin de semaine.

CHAPITRE2 LES ENJEUX DU MARCHÉ DU TRAVAIL ET L'ÉVOLUTION DES FORMES D'EMPLOI

65

TABLEAU 2.2 HORAIRES DE TRAVAIL AU CANADA, 1 999 % des employés qui travaillent habituellement : Catégorie

Plein temps

Temps Partiel

Semaine de travail réduite

Régime de la semaine comprimée

Horaire variable

Samedi ou dimanche

Ensemble

83,3

1 6,7

4,9

2,9

39,7

24,9

Sexe Hommes Femmes

91 ,3 75,9

8,7 24,1

3,4 6,2

3,6 2,3

43,4 36,3

2 1 ,4 28,2

 ge Moins de 25 ans 25 à 44 ans 45 ans ou plus

62,3 87,5 83,0

37,7 1 2,5 1 7,0

1 0,9 4,0 4,3

2,9 3,0 2,8

43,9 40,2 37,6

54,0 2 1 ,6 2 1 ,3

Source : Enquête sur le milieu de travail et les employés. Compendium, données de 1 999, Ottawa : Statistique Canada, no 71 -585-XIF au catalogue, Tableau 1 2, page 34.

TABLEAU 2.3 ÉVOLUTION DU POURCENTAGE DES EMPLOY ÉS (SELON LE SEXE) AYANT UN TRAVAIL ATYPIQUE" DE 1 989, 1 994 ET 1 999

1 989 1 994 1 999

Femmes

Hommes

35 % 40 % 41 %

22 % 27 % 29 %

• Ici, la notion de travail atypique comprend : temps partiel, temporaire, autonome et emplois multiples. Une personne appartenant à plus d'une catégorie n'a été comptée qu'une seule fois.

Source : Statistique Canada, Enquête sociale générale et Enquête sur la population active dans Femmes au Canada, Ottawa : Statistique Canada (2000), no 89-503-XPF au catalogue.

La progression des horaires non standards répond de plus en plus à une exigence des employeurs et non pas à une préférence des employés, et généralement pas davantage à un objectif d'articulation emploi-famille, quoique certains le prétendent. C'est du moins ce qui ressort des raisons fournies par les salariés qui travaillent avec ce type d'horaires (tableau 2.4). Parmi les salariés à temps plein, ceux qui travaillent involontairement selon des horaires non standards sont proportionnellement plus nombreux que

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

66

ceux qui, parmi les salariés à temps partiel, se trouvent dans la même situation; mais dans les deux cas, les horaires non standards imposés ont progressé entre 1991 et 1995. Dans une enquête sur l'articulation emploi-famille, nous avons d'ailleurs observé que moins de 20 % des entreprises du secteur privé au Québec offrent des horaires flexibles choisis par les salariés, alors que c'est là la demande la plus fréquente des parents qui souhaitent mieux harmoniser leurs responsabilités professionnelles et familiales (Tremblay et Amherdt, 2002; Tremblay et Vaillancourt-Laflamme, 2000). Il convient de souligner ce paradoxe, mis en évidence par les recherches précitées2• Si les horaires non standards occasionnent souvent des difficultés pour l'articulation emploi­ famille, les horaires souples ou variables, la semaine réduite à quatre jours et le travail à temps partiel sont considérés par bon nombre de femmes comme une des solutions aux problèmes de conciliation, comme elles nous l'ont indiqué dans nos enquêtes. Ces horaires réduits peuvent toutefois être source de discrimination à l'endroit des femmes et nuire à leur progression de carrière; c'est apparemment ce qui se produit, même lorsqu'on affirme le contraire dans les milieux de travail. En effet, la discrimination prend des formes plus subtiles qu'auparavant.

TABLEAU 2.4 RAISONS POUR TRAVAILLER SELON DES HORAIRES NON STANDARDS. CANADA, 1 99 1 - 1 995 % d'employés à plein temps

% d'employés à temps partiel

Raisons

1 991

1995

1991

1 995

Exigence de l'emploi Raisons personnelles Autre

86,9 7,5 5,6

90,2 5,9 3,9

47,5 47,1 5,4

53,4 42,4 4,2

Part de l'emploi salarié

8 1 ,8

82,0

1 8,2

1 8,0

Note : Les employés à plein temps travaillent 30 heures ou plus par semaine, les employés à temps partiel, moins de 30 heures.

Source : Lipsett et Reesor ( 1 997 : 7). Calcul basé sur les données de !'Enquête sur les horaires et les conditions de travail, Statistique Canada.

Des données existent aussi sur les motifs du travail à temps partiel.

On observe des différences selon qu'on est un homme ou une femme, ainsi

que selon l'âge, comme le montre le tableau suivant.

CHAPITRE2 LES ENJEUX DU MARCHÉ DU TRAVAIL ET L'ÉVOLUTION DES FORMES D'EMPLOI

67

TABLEAU 2.5 RAISONS DU TRAVAIL À TEMPS PARTIEL, SELON L'.AG E, 2000 (CANADA) Groupes d'âge Raisons

Femmes

Hommes

15 à 24 ans

25 à 44 ans

45 ans et plus

%

%

Maladie 0,3 2,2 Prendre soin des enfants Autres obligations personnelles ou familiales 1 ,0 Études 70,8 Préférence personnelle 6,1 Autres raisons - choix personnel 0,4 19,1 Autres raisons• 1 00,0

Total

Total - Personnes travaillant à temps partiel (en milliers) 571 ,5 % de personnes travaillant à temps partiel..

51 ,4

Total

15 à 24 ans

25 à 44 ans

45 ans et plus

%

%

%

%

%

%

2,4 32,9

4,1 3,8

2,2 1 5,2

0,5

4,4 2,4

6,1

2,8 0,7

8,2 5,2 20,4

8,5 0,8 57,5

6,1 24,0 26,7

0,6 76,3 5,1

2 ,8 1 6,7 17,1

2,9 58,7

1 ,7 43,9 2 1 ,4

2,0 28,9

2,0 23,2

1 ,5 24,3

0,4 1 7,0

4,2 52,4

3,3 28,1

2,0 27,5

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

1 00,0

Total

762,3

538,1

1 871 ,8

436,7

181,1

2 1 1 ,9

829,7

2 1 ,3

24,8

27,3

37, 1

4,4

7,7

1 0,3

• Tient compte des conditions économiques et de l'impossibilité de trouver du travail à temps plein. •• En pourcentage de l'ensemble des personnes occupées.

Source : Femmes au Canada, Chapitre sur travail-mise à jour, Ottawa : Statistique Canada (200 1 ) , no 89F01 33XIF au catalogue, Tableau 9, page 1 7.

2 . 1 .2 Le lien avec le travail à temps partiel des femmes

En 2000, selon Statistique Canada, 15 % des femmes travaillent à temps partiel parce qu'elles doivent s'occuper de leurs enfants et 6 % le font en raison d'autres responsabilités familiales ou personnelles. Parallèlement, seulement 2 % des hommes travaillent à temps partiel pour l'ensemble de ces raisons. Précisons que, pour cette même année, les femmes âgées entre 25 et 44 ans sont plus nombreuses que les autres femmes à travailler à temps partiel en raison d'obligations personnelles ou familiales.

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

68

En 1999, le nombre de personnes ayant choisi de travailler à temps partiel atteignait 2 millions; il représentait 14 % de l'emploi total et 73 % de l'emploi à temps partiel. Ces travailleurs étaient plus souvent des jeunes de 15 à 24 ans (40 %) ou des femmes de 25 à 54 ans (40 %)3• Le choix personnel était également la principale motivation invoquée par 45 % des femmes et 44 % des hommes de 25 à 54 ans qui travaillaient à temps partiel par choix. Dans ce groupe d'âge, toutefois, de nombreux travailleurs à temps partiel avaient choisi ce régime de travail pour d'autres raisons. Environ 35 % des femmes, contre 4 % des hommes du même âge, ont déclaré avoir opté pour le travail à temps partiel afin de s'occuper de leurs enfants. En outre, 9 % des femmes ont invoqué d ' a utres obligations familiales, notamment les soins à donner à un parent âgé. (Marshall, 2000).

Des liens entre les horai res et les emplois non standards

La sphère du travail est aussi en pleine transformation pour ce qui est des horaires et des forme s de .t ravai l . Un phénomène s' installe graduellement avec l' avènement du travail atypique. Contrairement au travail typique : - où les tâches sont exécutées par une seule personne contre un salaire, en vertu d'un contrat de travail; - où la salariée ou le salarié n'occupe qu'un seul emploi; - pour lequel le lieu de travail est indiqué par l'employeur (il s'agit le plus souvent de sa place d'affaires); - pour lequel la durée du contrat de travail est indéterminée; qui s'exerce à temps plein, toute l'année, le plus souvent selon une durée hebdomadaire variant de 35 à 45 heures; - où des régimes d'avantages sociaux publics s' appliquent4; toutes les autres formes de travail qui ne correspondent pas à ces caractéristiques sont considérées comme atypiques. Le Conseil du statut de la femme (2000) définit ainsi le travail atypique : « . . tout ce qui s'éloigne de la forme dominante d'emploi, qu'il s'agisse de lien d'emploi, de durée du travail, de contrat de travail ou de lieu de travail » tels « . . le travail à temps .

.

CHAPITRE 2 LES ENJEUX DU MARCHÉ DU TRAVAIL Ef L'ÉVOLUTION DES FORMES D'EMPLOI

69

partiel, le travail autonome, le travail temporaire (contrat de travail à durée déterminée, occasionnel ou saisonnier), le travail à domicile et le télétravail5 » . Les horaires de travail non standards6 sont be aucoup plus fréquents dans les emplois atypiques, tels que l'emploi à temps partiel, l'emploi occasionnel ou temporaire ou, encore, le travail à son compte, que dans les emplois standards (réguliers à plein temps). Il semble en effet que les caractères « non standards » du travail se retrouvent d ans les mêmes emplois7 : le travail par poste8 est bien plus répandu chez les personnes qui travaillent à temps partiel (61 %) que chez celles qui occupent un emploi à plein temps (23 % ) (Sunter, 1993) ; - parmi les personnes qui travaillent à temps partiel par poste, 65 % ont des horaires irréguliers, des horaires brisés ou sont sur appel, alors que chez les personnes qui travaillent par poste à plein temps, ce pourcentage est seulement de 39 % (Sunter, 1993); - parmi les hommes qui occupent un emploi à temps partiel, seulement 29 % travaillent selon des horaires normaux de jour, alors que 71 % ont un horaire par poste (57 % chez les femmes) (Sunter, 1993); - parmi les personnes qui occupent un emploi à temps partiel (dont les trois quarts sont des femmes, rappelons-le), une sur quatre travaille la fin de semaine, comparativement à une sur 13 chez les personnes qui occupent un emploi à plein temps (Winters, 1 994; pas de données plus récentes sous la même forme). La diversification des formes d'emploi est aussi une tendance de fond qui caractérise l'ensemble du marché du travail nord-américain depuis les années soixante-dix (Tremblay, 1997a). La majorité des emplois demeurent pour l'instant des emplois standards, mais les emplois ncin standards tiennent une place grandissante par rapport à l'emploi total. Ainsi, entre 1976 et 1995, la proportion d'emplois non standards a augmenté régulièrement au Canada, elle est passée, selon les évaluations les plus conservatrices, de 25 % à 30 % de l'emploi total, tandis que 44 % de la croissance globale de l'emploi était attribuable à une progression de l'emploi non standard9• Certaines évaluations vont même jusqu'à dire que près de la moitié des emplois actuels ne sont plus des emplois standards; les données des derniers recensements

PREMIERE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

70

(1 991 et 1 996) indiquent d' ailleurs qu'à peine une personne sur deux a travaillé « régulièrement à plein temps toute l'année » selon la formulation de la question du recensement. Pendant cette même période, au Québec (de 1976 à 1995), les emplois correspondant au travail atypique sont passés de 16,7 % à 29,3 %, ce qui représente un emploi sur trois comparativement aux emplois salariés classiques qui, eux, progressaient de 6,6 % . Matte et al. (1998)10 croient que les emplois atypiques seront plus nombreux en 2017 que les emplois typiques si l'on tient compte de l'évolution actuelle du taux de croissance moyen et du nombre d'emplois créés depuis 1976 : à temps plein (38,9 % ), à temps partiel involontaires (25,8 % ) et travail autonome (34,4 % ). Le Conseil du statut de la femme abonde dans le même sens puisque les employeurs, y compris les gouvernements, tendent à faire exécuter en sous­ traitance davantage de tâches habituellement exécutées par leurs employés réguliers. La croissance des emplois atypiques ne semble pas près de se résorber, puisqu'elle est liée étroitement à celle du secteur des services, un secteur en plein développement. TABLEAU 2.6 SEMAINE DE TRAVAIL HABITUELLE DES 1 5-64 ANS CONSACR É E À LEUR EMPLOI PRINCIPAL SELON LE SEXE, L.'.AGE ET LE STATUT D'EMPLOI', QU É BEC, 2000 Semaine longue > 40 heures

Durée moyenne hebdomadaire

6 1 ,2 64,9 56,8

1 4,2 20,5 6,5

36,2 39,0 33,0

51 ,0 19,1 27,1

42,3 65,7 54,9

6,7 1 5,2 1 8,0

28,8 37,6 36,9

2 91 5,3 2 506,1 409,2

24,6 20,8 47,7

66,2 69,7 45,1

9,2 9,5 7,2

35,2 36,1 29,6

486,0 1 94,5 291 ,5 1 1 5,8

23,8 9,7 33,2 50,8

32,1 31 ,4 32,6 40,2

44,1 58,9 34,2 9,0

42,6 48,3 38,8 30,6

Semaine courte < 35 heures

Semaine normale 35-40 heures

Total Hommes Femmes

3 409,6 1 863,3 1 546,3

24,6 1 4,6 36,7

15-24 ans 25-54 ans 55-64 ans

51 0,2 2 597,9 301 ,5

Salarié Permanent Temporaire

Sexe, âge et statut d'emploi

Nombre de travailleurs

Autonome· Avec personnel Sans personnel Cumul des emplois••

h

%

'000

.

Excluant les travailleurs familiaux non rémunérés. •• La durée moyenne incluant tous les emplois est de 44,6 heures, comparativement à 30,6 heures pour l'emploi principal.

Source : Portrait social du Québec 200 1, Institut de la statistique du Québec, Tableau 9.7, page 235. Statistique Canada, Enquête sur la population active.

CHAPITRE 2 LES ENJEUX DU MARCHÉ DU TRAVAIL E"T L'ÉVOLUTION DES FORMES D'EMPLOI

71

Le tableau 2.7 présente le pourcentage de la population active occupant des emplois à temps partiel ou étant travailleur autonome, pour les hommes et les femmes, en 1 9 75 et en 2000. Le tableau 2 . 8 complète l'information sous un autre angle.

TABLEAU 2.7 ÉVOLUTION DES TRAVAILLEURS À TEMPS PARTIEL ET DES TRAVAILLEURS AUTONOMES AU CANADA 1 975 ET 2000 Travai lleurs autonomes

Emplois à temps partiel 1 975

1 975

2000

2000

H

F

H

F

H

F

H

F

3,6 %

1 3,6 %

1 0,3 %

27,3 %

2,4 %

3,4 %

1 9,4 %

1 2,4 %

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique Canada (2001 ) , no 89F01 33XIF au catalogue.

TABLEAU 2.8 ÉVOLUTION DES TRAVAILLEURS À TEMPS PARTIEL ET DES TRAVAILLEURS AUTONOMES AU CANADA 1 975 À 2000 Emplois à temps partiel

1 975 1 980 1 985 1 990 1 995 2000

Travailleurs autonomes

Femmes

Hommes

Femmes

Hommes

1 3,6 % 26,0 % 28,4 % 26,9 % 28,6 % 27,3 %

3,6 % 6,9 % 8,8 % 9,2 % 1 0,8 % 1 0,3 %

3,4 % 9,2 % 1 0,6 % 9,9 % 1 1 ,7 % 1 2,4 %

2,4 % 1 4,9 % 1 7,4 % 1 7,4 % 19,1 % 1 9,4 %

Source : Statistique Canada, Enquête sur la population active. Données tirées de Femmes au Canada : une mise à jour du chapitre sur le travail, Ottawa : Statistique Canada (2001 ) , no 89F01 33XIF au catalogue.

Des données de l'OCDE (1991) montrent que le travail à temps partiel est lié à une fréquence plus élevée d'horaires atypiques contraignants : travail de soir, de nuit, de fin de semaine. Les horaires susceptibles d'être modifiés à brève échéance se retrouvent aussi plus fréquemment dans l'emploi à temps partiel involontaire par comparaison au temps partiel choisi.

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

72

On peut observer que ces conditions de travail inférieures à celles offertes aux employés salariés typiques amènent le plus souvent une précarité en raison de l'inapplication ou de la difficulté d'application des lois sur le travail. Même si les hommes sont touchés par cette reconfiguration de l'emploi, les femmes le sont davantage. Cette tendance serait généralisée dans les pays de l'OCDE (Ballé,

1997). Même si le nombre de travailleurs à temps partiel involontaire est demeuré stable au cours des années quatre-vingts dans les pays autres que les États-U nis et le Japon, ce sont les périodes de récession qui font augmenter leur nombre. La diversification des formes d'emploi et celle des horaires de travail constituent deux tendances étroitement liées l'une

à l'autre

et qui ne cessent de se poursuivre. Dans la mesure où l'on peut parler ici d'une flexibilité plus grande du temps de travail, il est clair que cette flexibilité est dictée par les préfé­ rences des employeurs et non par celles des employés. Du point de vue des parents en emploi, cette évolution va exactement dans le sens contraire d'un assouplissement des horaires de travail. Pour eux, la progression des horaires atypiques de travail ne peut avoir pour effet que d'imposer de nouvelles difficultés : difficulté accrue pour les membres de la famille de coordonner entre eux leurs horaires, difficulté également d'arrimer les horaires avec ceux des services publics (garderies, écoles, transports, etc.), fatigue due à l'étalement et

à la surcharge des horaires, etc.

Tout se passe comme si la norme de l'emploi à plein temps, concentré dans l'industrie et occupé quasi exclusivement par des hommes, était en voie de céder la place à une diversification des formes d'emploi et des statuts qui accompagnent l'essor des services, dans lesquels se retrouvent largement les femmes11•

La polarisation des heures de travail

On observe une polarisation importante (évoquée plus haut) sur les horaires, ce qui se traduit essentiellement par un allongement des heures de travail pour les hommes et une diminution des heures pour les femmes. On peut aussi étudier les données sur les heures de travail selon la configu­ ration familiale.

CHAPITRE2 LES ENJEUX DU MARCHÉ DU TRAVAIL ET L'ÉVOLUTION DES FORMES D'EMPLOI

73

La répartition différenciée du travail salarié se traduit également dans la division du temps de travail productif, incluant les activités domestiques. Les données de l'Institut de la statistique du Québec et de Statistique Canada montrent que les femmes s'investissent encore davantage que les hommes dans la sphère familiale, même si ces derniers ont fait quelques progrès . . . Nous avons obtenu des témoignages allant dans le même sens dans le cadre d' une recherche sur la participation des pères à la conciliation emploi-famille (Tremblay 2003a, 2003b ).

TABLEAU 2.9 PROPORTION DES EMPLOY É S R É MUN É R É S QUI ONT UN HORAIRE NORMAL DE JOUR" SELON LE SEXE ET SELON LA SITUATION FAMILIALE, QU É BEC, ONTARIO ET CANADA, 1 995 Total

Sexe

Situation familiale des hommes

H

F

Avec conjoint et enfants < 16 ans

Sans conjoint mais avec enfants < 1 6 ans

Autre**

Situation familiale des femmes Avec conjoints et enfants < 16 ans

Sans conjoint mais avec enfants < 16 ans 62,00

Québec

70,34

69,48

71 ,30

76,94

66,28

78,96

Ontario

67,28

64,47

70,40

69,70

62,96

73,70

Canada

67,97

66,75

69,30

72,64

65,01

73,37

44,84

- Donnée non significative en raison de la taille de l'échantillon. . Le travail commence le matin et se termine l'après-midi, donc comprend l'horaire type de 9 h OO à 1 7 h OO . •• Autre situation. Enfants de 16 ans ou plus et personnes seules.

Source : Statistique Canada, Enquête sur les horaires et les conditions de travail, novembre 1 995. Dans : Institut de la statistique du Québec : www.stats.gouv.qc.ca.

Outre la polarisation des horaires, nous avons noté dans nos recherches que le fait d' avoir ou non un horaire normal de jour peut compliquer la situation. Les données qui suivent témoignent de la fréquence de l'horaire de jour selon le sexe et la situation familiale. Il est clair que les femmes avec enfants recherchent généralement un horaire normal de jour pour pouvoir assumer leurs responsabilités parentales. Certaines nous ont clairement indiqué que cela avait une incidence sur leur carrière en réduisant leurs chances d' avancement : soit parce qu'elles refusent le temps supplémentaire en soirée, soit parce que les emplois de jour dans leur service sont moins valorisés et limitent les promotions, comme c'est le cas dans le

PREMIÈRE PARTIE LES RÉALITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL

74

secteur policier (Tremblay, 2003b ). Il n'en reste pas moins que nombre de femmes occupent des emplois à horaires variables principalement dans les services de santé, les commerces, l'hôtellerie et la restauration, et les services policiers et de sécurité. On observe actuellement une polarisation des heures de travail. Ainsi, les hommes font des heures de plus en plus longues : 10,5 % faisant entre 41 et 49 heures et 15 % faisant 50 heures et plus par semaine selon les dernières données disponibles ( 1 99 8 ) . Pour leur part, les femmes se retrouvent davantage concentrées dans les horaires plus courts : la majorité (54 % ) travaille entre 35 et 40 heures, mais les autres font plutôt 30-34 heures (18 % ) ou 15-29 heures (11 % ). Aussi la polarisation des heures de travail observée se traduit-elle par une différenciation selon le sexe et les secteurs d'activité ou les catégories professionnelles. Les femmes travaillent plutôt dans les services et les commerces et font 40 heures ou moins, alors que les hommes ouvriers et cadres (bien que les femmes gestionnaires soient de plus en plus nombreuses) se retrouvent dans les groupes qui font souvent 40-50 heures et plus. On note que la présence d'enfants tend à faire croître le taux de participation des hommes au travail domestique (incluant les soins aux enfants). Alors que 83 % des hommes vivant seuls avec leur conjointe participent aux activités d omestiques, ils sont 79 % à y participer en présence d'enfants de 5 à 19 ans et 90 % à participer lorsqu'il y a au moins un enfant de moins de 5 ans. Si leur participation s'est accrue, le temps affecté par les femmes au travail domestique est supérieur; toutefois, les hommes ont toujours leur champ privilégié d ' a ctivités d omesti ques (réparations, tonte du gazon et entretien extérieur, etc.).

% %

40-49 heures

50 heures et plus

9,2 10,4

1 0,8

7,1

35,4

1 0,5

25,9 31 ,5 7,5

1 5,0

1 0,5

1 9,3 41 ,0

6,3 4,7

1 1 ,8 7,8

9,9 6,1 25,8

3,3 5,0

4,9

1 841 ,6

40,1

36,9

39,8

28,1

44,0

3 327,5

36,9

33,5

36,8

20,0

1 0,0 1 7,9

7 802,6

40,9

Hommes

3 1 72,1

37,5

34,1

37,5

21 ,0

26,1 36,1

1 7,8

1 4 326,4

37,4

1 998 Total

Source : Institut de la statistique du Québec : www.stats.gouv.qc.ca.

% %

35-39 heures

40 heures 42,6

5,2 23,7

%

%

3,2 5,7

2 553,6

38,5

35,5

39,2

%

'000

h

h

h

01-14 heures 1 5-29 heures 30-34 heures

(durée habituelle)

Nombre de travailleurs

(excluant absents)

Durée moyenne réelle

(incluant absents)

Durée moyenne réelle

Durée moyenne habituelle

Québec

%

19,3

45,5

%

41 heures et plus

23,5 39,1

22,9

%

1 6,3

1 2,2

30-39 heures 40 heures

13 1 65,1

38,2

1 990

9 776,1

39,0

%

'000

h

1976

Moins de 30 heures

Nombre de travailleurs (durée habituelle)

Canada Durée moyenne habituelle (à tous les emplois)

Unité

3,7 5,0

1 9,8

4,0

5,9

25,3

1 3,0

25,4 8,6

1 8,5 1 1 ,6 34,1

1 7,7

467,3

28,9

27,4

28,9

11,1

27,3

43,6 1 8,3

2 101 ,9

29,1

1 5-24 ans

7,2

1 485,9

32,8

29,4

33,0

26,6 1 0,4

35,8

27,2

6 523,8

33,3

Femmes

7,8 1 1 ,2

32,8

29,1

9,2 7,5

2,5

2 559,3

38,4

34,8

38,2

2 1 ,4

38,3

1 2,2 28,0

10 806,1

39,1

1 5,3

7,1

9,1 1 8,2 30,5

7,0 1 2,7

300,9

36,9

32,7

36,9

32,6 22,5

22,7

22, 1

1 41 8,4

37,1

25-54 ans55 ans et +

STATISTIQUES SUR LA SEMAINE DE TRAVAIL, SELON LA DUR É E, LE SEXE ET 1..'. AGE, QU É BEC, ONTARIO ET CANADA, 1 976, 1 990 ET 1 998

TABLEAU 2.1 0

til

;11 Q



Cl



m

m èl :0

0 -

y

y

Keynésiens et

Néo-classiques

Keynésiens

post-Keynésiens

orthodoxes

néo-classiques

(section 8.8)

(chap. 5-6)

(5 -6

+

8) Marxistes et

.....:­

néo-marxistes

(section 9.1 . 1 .) lnstitutionnalistes et post-institutionnalistes

1 890-1960 . . . (sections 1 0. 1 e t 1 0.2) Nouveaux in stitutionnal istes

1 960-1 980 . . . Théories : du capital humain, de la prospection d'emploi et des contrats implicites (chap. 7)

1 970 ... Théories

:

... _ '6--_ _ _ _J

de la régulation (chap. 9), de la segmentation du marché du travail (chap. 1 0), et des marchés internes (chap. 1 1 )

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

140

Le second paradigme, soit le paradigme institutionnaliste, com­ prend les institutionnalistes, mais également les post-keynésiens, quiadoptent la vision macro-économique keynésienne, mais ont une vision micro­ économique d'inspiration institutionnelle. Il regroupe donc l'ensemble des économistes et des théories qui rejettent le modèle unique du marché et mettent plutôt l' accent sur le rôle des institutions dans la dynamique économique. Dans la mesure où Marx s'oppose également à une vision axée sur le modèle unique du marché, la théorie marxiste peut également être considérée comme faisant partie du paradigme institutionnaliste. Ce paradigme comprend également des théories plus récentes, notamment les théories de la régulation, de la segmentation du marché du travail et des marchés internes du travail, que nous verrons en détail dans des chapitres ultérieurs. Ces dernières s'opposent toutes à la vision néo-classique dans leur explication du fonctionnement du « marché » du trav_ail. Nous avons mis le terme « marché » entre guillemets précisément parce que, rappelons-le, la distinction fondamentale entre les deux grands paradigmes en économie du travail a trait au mécanisme d'allocation des emplois, et que l'expression de « marché » du travail renvoie en fait à la théorie néo-classique2• En effet, dans le cas de la théorie néo-classique, l'allocation ou l'affectation des emplois à des individus donnés passe par le mécanisme du marché : la distribution des emplois est déterminée par le jeu des prix fixés par les mécanismes concurrentiels. Les néo-classiques considèrent que l'allocation de la main-d'oeuvre dans les emplois se produit selon le même mécanisme que l'allocation de toutes les autres marchandises, soit par le biais des prix résultant du jeu de la concurrence. Nous y reviendrons en détail dans le chapitre 5. Les théories des marchés internes et segmentés, pour leur part, proposent un autre mécanisme d'allocation des emplois. Selon ces théories, les individus sont affectés à des emplois par le biais de mécanismes institu­ tionnels, déterminés par les rapports sociaux, et notamment par un mécanisme que l'on appelle les « marchés internes » du travail. Les théories des marchés internes et segmentés mettent donc en relief l'importance des relations sociales collectives, de même que des poli tiques p ubliq ues et pra tiques d'entreprises, qui modifient la nature fondamentale de la relation de travail à l'échelle de l'entreprise, ainsi que du « marché » du travail en général. La théorie des marchés internes explique donc l'affectation des facteurs par le rôle des conventions et des règles d'affectation des emplois, bref des facteurs de nature institutionnelle, par opposition au jeu des prix concurrentiels et au mécanisme d'échange impersonnel sur un marché du travail concurrentiel.

INTRODUCTION

141

Nous verrons plus en détail ce que cela signifie lorsque nous approfondirons ces différentes théories. Pour le moment, contentons-nous de les distinguer grossièrement afin que les caractéristiques de chacune ressortent mieux ultérieurement. Une autre façon d'envisager les deux grands paradigmes consiste explication de la répartition des revenus entre salaires et profits. La théorie néo-classique considère que la répartition optimale des revenus entre les salaires et les profits est déterminée par le fonctionnement du marché concurrentiel, le mécanisme des prix et les conditions techniques de production dans les entreprises. Dans cette p�rspective, toute tentative d'intervention de la part des syndicats, d'une corporation professionnelle ou du gouvernement en vue de modifier les prix du marché aura pour effet de nuire à l'affectation optimale des ressources; il en résulterait un niveau de production inférieur au potèntiel maximal3. Ainsi, si un syndicat empêche que le niveau de salaire ne soit réduit en période de chômage, son intervention sur le marché devrait, selon la théorie néo-classique, se traduire par une réduction du niveau d'emploi et une hausse du chômage.

à les distinguer sous l'angle de leur

Le deuxième paradigme, que nous qualifions d' « institutionnaliste » au sens large, affirme que la répartition des revenus est le fruit d'une évolution historique et plus particulièrement du jeu d'institutions et de règles ou de conventions agissant sur le « système d'emploi ». Au nombre des « institu­ tions » prises en compte, figurent évidemment les syndicats, les organisations patronales et industrielles, ainsi que l'État (surtout ses interventions en matière de législation commerciale et de travail), mais également des facteurs comme l'état de la technologie, les structures industrielles (degré de concen­ tration, type de production, etc. ), et ainsi de suite. Sont également privilégiés dans les analyses « institutionnalistes » des variables macro-économiques comme le niveau de l'emploi et le niveau de la demande pour les produits à l'échelle de l'économie. Différents modèles s'inspirent de cette vision plus institutionnelle, à partir des modèles keynésien, « post-keynésien » et évolutionnistes jusqu'aux modèles des « régulationnistes » ou des « radi­ caux », sur lesquels nous nous pencherons plus loin. Deux grandes tendances dominent donc dans le domaine de l'économie du travail : la première est l'approche orthodoxe est fondée sur une coordination par les prix et sur l'existence d'un marché concurrentiel permettant d'en arriver à un équilibre des prix et des quantités; la seconde est fondée sur une coordination par des règles, des conventions, des variables

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de nature institutionnelle et propose une vision plus historique ou évolu­ tionniste. Si l'on adopte la première vision, on peut presque se contenter d'étudier la théorie pour prédire les comportements des agents économiques, mais les prédictions risquent d'être souvent fausses. Entretemps, toutefois, les « conseillers du Prince » auront fait leur travail : les économistes auront fourni aux décideurs des prédictions de « spécialistes » facilitant la prise de décision. Et l'on pourra toujours justifier l'erreur par l' apparition de phénomènes nouveaux, imprévisibles, etc. Cependant, si l'on s'inscrit plutôt dans la seconde vision, la connais­ sance des réalités du marché du travail est essentielle pour comprendre les phé­ nomènes économiques reliés à l'emploi et au chômage, de même que pour tenter de formuler des solutions. Dans cette perspective, la connaissance des réalités concrètes alimente en quelque sorte la théorie.

Deux grands postu lats Il convient enfin de souligner deux grands postulats fondamen­ taux que l'on retrouve dans la majorité des écrits en science économique, postulats qui prédominent surtout dans la théorie néo-classique : d'une part, la rareté des ressources en regard des besoins illimités des individus et, d'autre part, la rationalité du comportement des agents économiques (les employeurs et les travailleurs). L'hypothèse de rareté des ressources signifie simplement que la société, ainsi que les individus qui la composent, ne disposent pas de toutes les ressources nécessaires pour satisfaire des besoins illimités ou tous leurs désirs. En d'autres termes, le fait d'affecter certaines ressources à une fin donnée (la production de tel bien ou tel service, par exemple) les rend inutilisables pour la satisfaction d'un autre besoin, d'une autre demande. Par exemple, si l'on affecte des fonds publics à la fabrication de sous-marins nucléaires, ces mêmes sommes ne pourront être utilisées pour bâtir un hôpi­ tal, créer un réseau de garderies, etc. Les fonds publics, comme les ressour­ ces naturelles (eau, pétrole, forêts, etc. ) existent en quantité limitée, tout comme, dans une certaine mesure, la main-d'oeuvre (il peut exister des pénuries de spécialistes). C'est pour cette raison que l'analyse néo-classique s'intéresse aux choix possibles, aux décisions concurrentes, que peuvent

INTRODUCTION

143

prendre les entreprises, les employeurs et les travailleurs, dans un contexte où leurs choix sont contraints par l'existence de ressources limitées. Le second postulat fondamental est celui de la rationalité du com­ portement des agents économiques. Ce postulat donne cependant lieu à des interprétations différentes chez les néo-classi ques et chez les institu­ tionnalistes, où il est sous-jacent, mais intervient moins dans l'analyse. Ainsi, les économistes néo-classiques postulent que tous les individus (et les entre­ prises) ont des objectifs en vue et qu'ils poursuivent ces objectifs de façon cohérente, agissant ainsi de manière rationnelle. Lorsqu'il s'agit des indivi­ dus, l'analyse néo-classique affirme qu'ils cherchent à maximiser leur « satis­ faction » ou l' « utilité » des biens et services qu'ils consomment; c'est cette même analyse économique de base qui sera appliquée au comportement de ces personnes sur le « marché » du travail. On suppose ainsi que les individus essaient de se rendre le plus heureux possible en faisant des choix (sous contrainte de ressources rares) en matière de consommation, d'heures de travail et d'heures de loisirs. En ce qui concerne les entreprises, l'analyse néo-classique considère que celles-ci cher­ chent à maximiser leur profits; en fait, il s'agit là d'une spécification de la maximisation de l' « utilité » ou de la satisfaction pour les entreprises, les éco­ nomistes néo-classiques supposant alors que l'aspect financier est prioritaire, les éléments non pécuniaires (par exemple la participation des salariés, la stabilité de l'emploi ou la qualité des produits) étant négligeables dans le comportement de l'entreprise. D'après ce que nous en avons dit, l'analyse néo-classique peut sem­ bler fort simple, voire simpliste. Il est évident qu'elle a donné lieu, au fil des années, à une série de développements plus complexes, particulièrement du point de vue de l'appareillage mathématique utilisé pour rendre compte des comportements individuels et, surtout, pour tenter de calculer les consé­ quences potentielles de diverses mesures (politiques, programmes, etc. ) en fonction de ce schéma de base. Nous n'approfondirons pas ici ces appa­ reillages mathématiques plus complexes4, mais verrons plutôt les construc­ tions théoriques de base qui président aux relations mises en oeuvre dans ces modèles5• Pour le moment, passons donc à une revue détaillée des diffé­ rentes théories d'économie du travail, des théories qui tentent de rendre compte des phénomènes observés en ce qui concerne l' affectation des emplois dans ce qu'il est convenu d'appeler le « marché » du travail6•

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144

Pour en savoir plus . . .

Les personnes qui ne sont pas très familières avec les théories éco­ nomiques, ou encore qui souhaitent approfondir ou revoir leurs connais­ sances théoriques, peuvent consulter l'un ou l'autre des ouvrages indiqués plus bas pour une introduction à la pensée économique en général; ces ouvrages apportent également des compléments aux exposés présentés dans l'ensemble des chapitres théoriques suivants. BASLÉ et al. (1988). Histoire des pensées économiques. Tome 1 : les fondateurs. Tome 2 : les contemporains. Paris : Éd. Sirey. 373 p. et 543 p. BEAUD, M. et DOSTALER, G. ( 1 993 ). La pensée économique depuis Keynes. Historique et dictionnaire des principaux auteurs. Paris : Éd. du Seuil. 598 p. BRÉMOND, J. et GÉLÉDAN, A. (1984). Dictionnaire des théories et mécanismes économiques. Paris : Éd. Hatier. Format poche. 464 p. COLLECTIF. Initiation à l'économie : les concepts de base, les techniques, les grands économistes. Paris : Éd. Hatier. Format poche. CORIAT, B. et WEINSTEIN, O. (1995). Les nouvelles théories de l'entreprise. Paris : Librairie générale française. Collection Livre de poche. 218 p. HEILBRONER, ROBERT L. (1986). The Worldly Philosophers. The Lives, Times and Ideas of the Great Economie Thinkers. 6• édition. New York : Simon and Shuster. 348 p. SALORT, M.-M. et KATAN, Y. (1988). Les économistes classiques. D'Adam Smith à Ricardo, de Stuart Mill à Karl Marx. Paris : Éd. Hatier. Collection de poche. 261 p. SAMUELSON, A. (1985). Les grands courants de la pensée économique. Concepts de base et questions essentielles. Grenoble : PUG. 343 p.

Les ouvrages de Baslé et al. Brémond et le Collectif sont d'accès plus facile, le premier étant particulièrement complet. Les ouvrages de Beaud et Dostaler ainsi que celui de Samuelson sont également très complets, mais peut-être un peu plus difficiles d'accès que celui de Baslé et al.; celui de Beaud

INTRODUCTION

145

et Dostaler a été réédité en version réduite et format de poche. L'ouvrage de Heilbroner adopte une perspective plus philosophique, tout en suivant un cheminement historique comme Samuelson et Baslé et al. Enfin, l'ouvrage de Salort et Katan constitue une excellente introduction à la science économique en général par le biais de la pensée des économistes classiques, que nous ne voyons cependant pas dans le présent ouvrage.

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146

NOTES

Nous tenons à souligner que ce schéma s'est inspiré en partie de la vision de notre collègue économiste Ruth Rose, qui a relu et commenté une première version de cette introduction et nous a proposé cette présentation schématique de la matière. 2. Nous parlons de la théorie néo-classique en faisant référence à un corps théorique que nous verrons dans les chapitres 5 et 6, mais nous pouvons également parler du paradigme néo-classique pour englober diverses théories spécifiques élaborées à partir du modèle théorique offert par la vision néo­ classique. Lorsque nous parlons de « modèles », nous faisons référence à une présentation schématique ou une vision spécifique définie dans une théorie. Ainsi, dans la théorie ou le paradigme néo-classique, on trouve des modèles de concurrence pure et parfaite (modèle dominant), de concurrence imparfaite, etc. Pour plus de simplicité, considérons simplement que les paradigmes regroupent des écoles de pensée qui ont leurs théories, qui elles-mêmes incluent des modèles théoriques représentant la réalité. 3. Il s'agit ici du modèle de l'entreprise en concurrence parfaite à court terme, que nous verrons en détail plus loin. 4. Celles-ci font plutôt l'objet de cours spécialisés en méthodes quantitatives. 5. Pour plus de détails sur les théories orthodoxes plus récentes de la firme - ce qui rejoint en plusieurs .p oints l'analyse du marché du travail -, on consultera avec intérêt l'ouvrage récent de Benjamin Coriat et Olivier Weinstein (1995). Les nouvelles théories de l 'entreprise. Paris : Librairie générale française, collection Livre de poche. 218 p. 6. Soulignons que l'expression de « système d'emploi » est sans doute plus appropriée que celle de « mar­ ché » du travail lorsqu'on traite des thèses institutionnalistes et autres visions apparentées. Cependant, étant donné le recours plus fréquent à l'expression « marché du travail », celle-ci sera souvent utilisée ici dans un sens plus général. Nous verrons plus loin les distinctions qui s'imposent. 1.

·

147 CHAPITRE

5

La théor ie néo-classique (première partie) : Le marché du travai l et la demande de travai l L a théorie néo-classique d u marché d u travail a été élaborée autour des années 1870, au moment où s'est effectué ce que l'on a appelé la « révolu­ tion marginaliste ». Pour situer cette « révolution » dans le développement de la pensée économique, soulignons que cette théorie remettait en question la théorie classique de la valeur des biens admise jusqu'alors (voir l'encadré sur la théorie classique). En effet, l'analyse néo-classique affirme que la valeur des biens ne dépend pas du temps de travail nécessaire pour les produire (vision classiqu�), mais plutôt de l'utilité ou de la satisfaction que ces biens procurent à la personne qui les consomme. Outre cette différence de vues quant à l'origine de la valeur, ce nouveau courant de pensée place l'analyse marginaliste, ou « à la marge », au coeur de la compréhension des phéno­ mènes économiques, y compris ceux relatifs au marché du travail.

LA TH ÉORIE CLASSIQUE Les premiers économistes étaient ... . . . médecins

Les traités d'histoire de la pensée économique attribuent généralement les origines de. l'étude scientifique des phénomènes économiques aux phy­ siocrates qui furent, au 1 8• siècle, les premiers à proposer une vision globale du fonctionnement de l'économie.

À la façon des grands penseurs de l'époque, ils cherchaient à comprendre les lois naturelles régissant le fonctionnement et l'équilibre harmonieux de la nature et de l'univers. C'est à partir de leurs études sur le corps humain que ces médecins en vinrent à établir un sché_m a pour expliquer le fonctionnement et l'équilibre de cet autre système naturel jusque-là méconnu : le système économique . .. .ils développèrent une vision de l'économie où la monnaie, circulant à travers différents marchés... , passant du consommateur à l'entrepreneur, puis de l'entrepreneur au travailleur qui redevient consommateur. . . , permet

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148

au système économique de renouveler constamment son équilibre natu­ rel, un peu comme le flux et le reflux du sang qui coule à travers les multiples vaisseaux du corps humain et lui permet d'équilibrer harmonieu­ sement le fonctionnement de ses différentes parties . . . Cette vision, fondée sur l a croyance e n u n équilibre naturel des marchés, a fait office de théorie économique largement acceptée jusqu'au début du 20• siècle. On appelle classiques , les économistes à l'origine de cette théorie et néoclassiques '» leurs successeurs. "

,

"

«

Laisser faire et fiez-vous à la main invisible!

»

... disait la théorie classique

Tel que l'exprimait, dès 1 776, un des " pères ,, de la théorie classique, Adam Smith, le mécanisme naturel des marchés agit miraculeusement comme si tous les individus et les entreprises étaient guidés par une espèce de " main invisible ,, : en poursuivant simplement son intérêt per­ sonnel, chacun agit de façon à ce que l'intérêt général et collectif soit automatiquement maximisé. Selon les économistes classiques, il faut donc laisser faire les mar­ chés '» .laisser les vendeurs et les acheteurs se rencontrer librement sur ces marchés. La concurrence, à travers l'implacable loi de l'offre et de la demande, déterminera alors automatiquement et " démocratiquement ,, , pour l'ensemble de la société, les prix et les quantités les plus souhaita­ bles de chaque bien, de chaque produit et de chaque service. «

En résumé, la théorie classique prétend qu'il faut laisser faire les marchés puisque le mécanisme de la concurrence assure non seulement la satis­ faction des véritables besoins des consommateurs et des consomma­ trices, mais également l'utilisation optimale de tous les facteurs de production et de toutes les ressources humaines par les entrepreneurs. Ce jeu de la concurrence offrira la production socialement idéale de biens et de services, au plus bas coût possible.

[ ] ...

Si la notion de marché et la loi de l'offre et de la demande ont acquis autant de faveur auprès des économistes, c'est qu'il existe des marchés pour certains biens qui fonctionnent à peu près comme le décrit la théorie. Les mouvements des prix des produits agricoles illustrent effectivement des ajustements entre l'offre �t la demande. Mais l'erreur est de croire que le recours au mécanisme du marché est la meilleure façon de réaliser toutes les activités économiques. Selon les classiques et les néoclassiques, l'offre et la demande de travail détermineraient le prix d'équilibre de la force de travail c'est-à-dire le taux

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

149

de salaire auquel la quantité de travail demandée par les entreprises rencontrera exactement l'offre faite par les travailleurs et les travailleuses. C'est pourquoi, selon le modèle classique, il ne peut y avoir de chômage car, s'il devait y avoir de la main-d'oeuvre excédentaire sur le marché du travail, les salaires baisseraient automatiquement jusqu'à ce qu'ils soient assez bas pour que tous ceux et celles qui veulent travailler à ce taux puissent le faire. Le plein emploi serait atteint automatiquement. Source : Payette, M. (1 988). Le défi du plein emploi. Synthèse de l'ouvrage du même nom de D. Bellemare et L. Poulin Simon (1 986). Bulletin de l'Institut de recherche appliquée sur le travail. Montréal : I RAT. 23-25.

Les concepts centraux de l'analyse marginaliste sont ceux de marché et d'équilibre entre l'offre et la demande ; les néo-classiques s'intéressent aux con­ séquences des choix rationnels effectués par des individus1•

TABLEAU 5.1

LES ANALYSES MARXISTE, MARGINALISTE ET KEYN ÉSl ENNE

Analyse marxiste

Analyse marginal iste

valeur-travail

valeur-utilité, satisfaction

Analyse keynésienne

équilibre de marché

flux et circuits

choix rationnels individuels

grands équilibres

Ces caractéristiques de l'analyse économique néo-classique concer­ nent tout autant le marché du travail que le marché des biens de consom­ mation. En effet, les économistes néo-classiques considèrent que le marché du travail est un marché comme les autres, notamment le marché des produits, qui constitue le marché déterminant dans l'analyse néo-classique. De ce fait, pour bien comprendre les rouages du marché du travail chez les néo­ classiques, il faut d'abord connaître le fonctionnement général du marché des produits, tel que le conçoivent ces économistes. C'est d'autant plus important en ce qui concerne le marché du travail que la demande de travail des entreprises (ou le niveau d'emploi qu'elles établiront) est une demande dérivée

de la demande pour le produit.

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150

En effet, la demande pour le travail se distingue fondamentale­ ment de la demande pour des services ou des biens de consommation. Alors que ces biens et services sont présumés répondre directement à des besoins ou des désirs (pour ces biens ou services), que les biens et services en question ont une utilité, que leur consommation apporte une certaine satis­ faction en soi, la demande de travail, pour sa part, ne répond à des besoins que de manière indirecte, dans la mesure où les entreprises s'en servent pour fabriquer les biens et services en cause. L'entreprise elle-même ne retire pas directement de satisfaction ou d'utilité de l'embauche de travailleurs. Elle cherche plutôt à réaliser des profits et ce n'est qu'à cette fin qu'elle se sert du travail. Dans le cas des entrept"ises publiques ou parapubliques, qui repré­ sentent des employeurs importants au Québec et au Canada, l'objectif visé n'est pas le profit, mais leur demande de travail n'en demeure pas moins dérivée de la demande de biens ou, le plus souvent, de services exprimée par la population. La demande de main-d'oeuvre ne peut que découler de la demande pour les biens et services, et é est pour cette raison que nous devons faire un détour par l'analyse de la production ou l'analyse micro-économique de la firme chez les néo-classiques afin de comprendre leur analyse du marché du travail. Dans cette perspective, nous commençons par un aperçu général de la théorie néo-classique du marché (de concurrence pure et parfaite). Nous voyons d ' abord un élément central de la théorie micro-économique de l'entreprise, soit l'analyse des courbes d'offre et de demande. Nous nous penchons ensuite sur deux postulats à la base de l'analyse néo-classique, soit la rationalité des comportements individuels et la régulation par le marché. Ayant établi les bases du modèle néo-classique général, nous pourrons voir comment ces principes ont été appliqués à l'analyse du marché du travail.

s.1

I ntroduction a u x cou rbes d'offre et de demande

L'analyse des courbes d'offre et de demande renvoie à l'analyse du comportement du consommateur, à ses décisions d'achat et aux conséquen­ ces pour l'entreprise. Supposons qu'une entreprise produise des fleurs en serre. Lorsque le prix des fleurs est élevé, les consommateurs en achètent moins que lorsque ce prix est plus abordable. Il est évident que le besoin de fleurs est limité, mais le désir de fleurs ne l'est pas nécessairement. On pourrait souhaiter en garnir toutes les pièces de la maison,· pendant toutes les périodes de l'année, en plus d'en planter à l'extérieur, dans un grand jardin.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (t• partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

Or, si l'on souhaite mettre des fleurs partout, on se limitera né anm oins en raison du prix élevé des fleurs. Cependant, si de nouvelles techniques de production permettent à l'entreprise de baisser ses prix, les consommateurs rationnés par un prix élevé pourront se procurer davantage de fleurs, compte tenu de leur budget. Ainsi établit-on la relation entre le prix et la quantité demandée ou achetée. Plus le prix est élevé, plus la quantité demandée est faible; plus le prix est bas, plus la quantité demandée est forte, plus les gens achètent le produit en question, qu'il s'agisse de fleurs, de vin, de viande, de vêtements. Nous en concluons que la quantité demandée varie en fonction inverse de la variation des prix, comme l'illustre le graphique 5.1. Nous y avons porté différents niveaux de prix sur l'axe des Y, et les quantités demandées à ces divers prix sur l'axe des X. La courbe de demande qui en résulte regroupe l'ensemble des points représentant les intentions d'achat pour chaque prix du produit. S'il y a déplacement de la courbe, cela signifie que pour un mê_me prix, l'acheteur désire se procurer une quantité différente. Un déplacement de la courbe vers la droite signifie que les acheteurs souhaitent une quantité supérieure au même prix, alors qu'un déplacement vers la gauche signifie qu'ils désirent acheter une quantité inférieure pour un prix donné.

GRAPHIQUE 5.1

LA COURBE DE DEMANDE

Prix

D = Demande Quantité 10

14

151

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152

Si nous nous plaçons maintenant du point de vue de l'entreprise, celle-ci aura au contraire intérêt à offrir davantage de produits au fur et à mesure que les prix augmentent. De ce fait, on constate que la quantité de produits offerts varie dans le même sens que les prix, comme l'illustre le graphique 5.2. Des prix plus élevés entraînent une quantité de produits offerts plus élevée, alors que des prix plus faibles incitent l'entreprise à réduire la quantité de produits qu'elle offre sur le marché. Nous y avons porté les différents niveaux de prix sur l'axe des Y, et les quantités offertes à ces divers prix sur l'axe des X. La courbe d'offre ainsi réalisée réunit l'ensemble des points représentant les différents niveaux de production que réaliserait l'entreprise selon les prix existants sur le marché. GRAPHIQUE 5.2 LA COURBE D'OFFRE Prix p

O = Offre

3 $ 1----/ -

0

8

12

a = Quantité

Si nous réunissons sur un même graphique les projets de vente des entreprises (quantité de produits offerts) et les intentions d'achat des consommateurs (quantité demandée) en fonction des différents niveaux de prix, nous nous retrouvons au graphique 5.3. La réunion des deux courbes nous permet de définir le prix du marché. En effet, supposons que nos fleurs

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ OU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

se vendent à un prix Pl. À ce prix, les consommateurs sont disposés à en acheter une quantité Q2, alors que les entreprises ne sont disposées qu'à en offrir la quantité Ql .

GRAPHIQUE 5.3 !.:OFFRE ET LA DEMANDE

Prix

0

P2

------

Prix = Pe

- - - - - -

d'équilibre

p1

- - - - - ' ï

Courbe d'offre

- -

. 0 Courbe de demande

0

01

02

Quantités

Par contre, si les fleurs se vendaient au prix P2, les consommateurs les trouve­ raient trop coûteuses, et seulement les plus aisés d'entre eux s'en procureraient (Ql ), alors qu'à ce prix, les entreprises seraient intéressées à en produire bien davantage (Q2). Dans un tel cas, les entreprises auraient des surplus de production (écart entre Q2 - Ql), ce qu'elles cherchent normalement à éviter. Ainsi, on constate que ces deux niveaux de prix ne peuvent tenir; il y aurait des ajustements successifs de la part des entreprises et des consommateurs qui conduiraient ultimement à une situation d'équilibre. Un seul point correspond en fait à l'égalité entre les intentions d'achat et de vente (ou les courbes de demande et d'offre). Il s'agit du point représentant le prix Pe, à l'intersection des courbes de demande et d'offre. À ce prix, les entreprises produiront exactement la quantité de fleurs demandées par les consommateurs : il s'agit donc du prix d'équilibre du marché.

153

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

154

C'est précisément ce prix d'équilibre du marché qui fixe le prix pour l'ensemble des entreprises dans la situation de concurrence pure et parfaite, qui préside au modèle néo-classique. Pour les néo-classiques, ce prix d'équilibre stable est le meilleur prix possible. Lorsque le marché conduit à l'établissement d'un tel prix d'équilibre stable, les consommateurs et les entreprises sont tous parfaitement contents de leur sort. Les consom­ mateurs peuvent acheter exactement la quantité qu'ils désirent et les entre­ prises peuvent vendre tout ce qu'elles ont produit. Aucune entreprise ne peut par ailleurs produire davantage, car le profit réalisé est tout juste suffisant pour maintenir ce niveau de production; au-delà, les consomma­ teurs n'achèteraient pas davantage au prix du marché. Ainsi, d'après la théorie néo-classique, grâce à une série de varia­ tions successives et d' influences réciproques de la production et des intentions d'achat, entraînant des hausses et des baisses de prix, l'ensemble des marchés devraient en arriver à un équilibre général stable entre l'offre et la demande. C'est ce que les néo-classiques appellent l'équilibre général de Walras (du nom de l'économiste qui conçut cette approche). Il nous faut · admettre que le processus que nous avons décrit, soit la formation d'un prix d'équilibre général, est fort simple par rapport à l'ensemble de la théorie de l'équilibre général de Walras; pour des raisons pédagogiques toutefois, nous nous en tiendrons à cet exposé général, qui suffit pour une introduction à la théorie néo-classique. Voyons maintenant les deux postulats fondamentaux de l'analyse néo-classique, qui sont sous-jacents à l'ensemble de la vision néo-classique du marché du travail, mais également à l'ensemble de la théorie micro­ économique (théories de la consommation, du bien-être, etc. ).

s.2

Deux postulats de base : la rationalité individuelle et le marché

Chez les néo-classiques, l'analyse du fonctionnement des économies, et notamment du marché du travail, est fondée sur deux grands postulats : 1.

Les individus ont des comportements rationnels, cherchant tou­ jours à optimiser leur satisfaction.

2.

Le marché est le coeur de la régulation économique.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

5.2.1

La rational ité des comportements individuels

La rationalité de l'individu est un postulat fondamental de la pensée libérale du dix-huitième siècle, où triomphe la raison. Le libéralisme écono­ mique et la théorie néo-classique n'étant pas sans lien, bien que la méthode marginaliste et la théorie néo-classique dépassent (englobent) en fait l'idéologie libérale, cette rationalité demeure à la base du modèle néo-classique2. GRAPHIQUE 5.4 LA TH ÉORIE N ÉO-CLASSIQUE, LE MARGINALISME ET t.:ID É OLOGIE LIB É RALE

Méthode d'analyse à la marge

Théorie néo-classique

Idéologie libérale

Source : Albertini et Silem ( 1 983). Comprendre les théories économiques. Tome 2. Petit guide des grands courants. Paris : É d. du Seuil. Coll. de poche. 59.

À ce premier postulat de rationalité est cependant associé un se­ cond postulat essentiel à l'économie néo-classique, celui de la recherche de la maximisation ou de l'optimisation du plaisir, qui vient en quelque sorte préciser la forme de rationalité postulée. En effet, même les économistes qui ne sont pas néo-classiques pourraient admettre une forme quelconque de rationalité des individus. C'est la forme spécifique de rationalité postulée par le modèle néo­ classique et la place fondamentale qui lui est réservée dans l'analyse qui permettent vraiment de caractériser la théorie néo-classique. Ainsi, l' analyse néo-classique considère-t-elle que les individus cherchent avant tout à maximiser ou à optimiser leur plaisir, celui-ci étant défini en termes d'utilité des biens et services consommés. Cette définition de la rationalité des individus est d'ailleurs reliée au changement dans la

155

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définition de la valeur, soit au passage de la valeur-travail des classiques à la valeur des produits définie en termes d'utilité. On présume ainsi que les individus vont s'adonner à des séries de calculs relatifs à l'utilité ou la « désutilité » de différents biens ou services, de même que de diverses actions qu'ils pourraient faire ou, au contraire, éviter. La rationalité indivi­ duelle ainsi définie est donc au coeur du modèle néo-classique qui considère comme le plus efficace le modèle d'une économie gouvernée par des choix rationnels d'individus placés en situation de concurrence. La théorie économique néo-classique s'intéresse donc à l'analyse de l'allocation des ressources qui sera retenue par les individus rationnels dans un contexte de concurrence. On peut considérer qu'une telle construc­ tion est irréaliste, que cet « homo oeconomicus » s'éloigne considérablement de la réalité. C'est juste. Il faut toutefois reconnaître que les économistes néo­ classiques ne cherchaient pas à reproduire fidèlement le comportement réel des individus, qui obéit à diverses motivations dépassant le champ de la science économique (des aspects psychologiques, sociaux, idéologiques, etc. ) et qui s'éloigne souvent de la raison pour se rapprocher de pulsions et de motivations tout à fait irrationnelles. Comme en témoignent différents épis­ témologues ou analystes de la science économique3, l'objectif visé par les néo-classiques, ou les marginalistes, est plutôt de faciliter la prévision, la prise de décision à partir de modèles excluant les variables ne relevant pas de la dimension économique. De ce point de vue, il faut l'admettre, leur construction théorique et les outils d'analyse qui y sont associés sont cohé­ rents et relèvent d'une logique unique, exclusivement économique4• On peut évidemment s'interroger sur la possibilité de généraliser le comportement présumé d'individus rationnels à l'ensemble de l'économie ou, en d'autres termes, sur le passage de comportements observés à l'échelle micro-économique à une généralisation macro-économique. C'est notam­ ment ce que mettra en cause l'analyse de Keynes, que nous verrons plus loin. Pour le moment, soulignons que du point de vue des néo-classiques, cette généralisation est tout à fait justifiée; en effet, puisqu'une seule forme de rationalité économique est admise, la généralisation ne présente aucun problème. C'est ainsi que pour les économistes néo-classiques l'ensemble de la science économique peut être ramené à une science des choix individuels

rationnels5•

Cette science des choix rationnels s'est donné un certain nombre d'outils d'analyse; voyons maintenant les principaux instruments utilisés dans cette analyse des choix en micro-économie néo-classique.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1• partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

Au fond, la question que l'on aborde alors a trait au raisonnement du consommateur et du producteur. Le comportement du consommateur est fondé sur l'utilité des biens qu'il peut acheter en vue d'optimiser le plaisir que lui procureront ces biens. De son côté, le producteur se comportera de façon analogue, cherchant à maximiser sa satisfaction, celle-ci renvoyant dans son cas à la réalisation d'un profit maximal.

s.2.2

Trois outil s d'analyse

Trois outils d'analyse sont à la base de cette théorie néo-classique : le calcul à la marge, la notion d'utilité marginale de la consommation et le calcul des coûts de production.

Le premier outil d'analyse : le calcul à la marge

Ce concept est extrêmement important dans l'analyse néo-classique et fonde largement sa spécificité par rapport à la vision des économistes clas­ siques qui la précèdent, de même que par rapport aux thèses keynésiennes qui lui succéderont et la concurrenceront encore aujourd'hui. Ce calcul renvoie essentiellement au fait qu'un individu rationnel (un producteur ou un consommateur) ne s'intéressera pas seulement au pro­ fit total ou à la satisfaction totale qu'il peut obtenir, mais bien à la satisfaction ou au profit obtenu de la dernière unité produite ou consommée et ce, compte tenu du coût associé à cette production ou consommation. Prenons le cas d'une entreprise, ce qui nous rapprochera de notre objet d'étude premier, soit l'économie du travail. Si cette entreprise augmente le nombre de ses ouvriers affectés à la production, on peut penser qu'il en résul­ tera une hausse de ses ventes et, par conséquent, de ses profits. Cependant, comme le rendement associé à la mise au travail d'un individu supplémentaire n'est pas toujours le même, les rendements ayant tendance à croître · puis à décroître, compte tenu de la capacité limitée des équipements en place (ou de l'appariement travailleurs-machinerie), l'entreprise n'a pas intérêt à accroître indéfiniment son niveau d'emploi. Nous y reviendrons plus loin lorsque nous traiterons de la loi des rendements décroissants, sur laquelle ce calcul à la marge est fondé. Pour le moment, contentons-nous de cette approche intuitive.

157

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

158

Le rendement associé à l'ajout d'un travailleur supplémentaire n'est donc pas constant : en raison de la capacité limitée des équipements de production, du fait que les machines sont conçues pour fonctionner avec un nombre donné de travailleurs, le rendement augmente jusqu'à ce que l'on attE�igne ce seuil optimal de rendement, puis il y a rendement décroissant lorsqu'on dépasse la capacité de la machine, les travailleurs supplémentaires étant alors inutiles (ou presque) .

Un deuxième outi l : l'util ité marg i nale de la consommation Tout comme l'entrepreneur, le consommateur peut également faire des calculs à la marge. Le consommateur ne s'intéresse toutefois pas au calcul du coût ou du profit marginal, mais plutôt à l'utilité marginale que peut lui procurer. la consommation d'une unité6 supplémentaire d'un produit. L'analyse néo-classique part ici du postulat suivant : au fur et à mesure que l'on consomme davantage d'un bien ou d'un service, l'utilité ou la satisfaction qui en découle diminue. Chaque unité supplémentaire consom­ mée fournit moins de satisfaction que la précédente, et l'on peut même en arriver à un stade de dégoût, l'utilité ou la satisfaction marginale étant alors négative. Ainsi, compte tenu de la quantité de biens qui s'offrent à lui, le consommateur devrait chercher à égaliser l'utilité marginale des différentes consommations (en fait des dernières unités consommées). En effet, à chaque consommation qu'il effectue, il a intérêt à choisir le type de consommation qui lui procure la satisfaction marginale la plus forte; de ce fait, lorsque les utilités marginales sont égales, c'est qu'aucune consommation ne lui offre de satis­ faction supérieure à une autre. C'est à partir de ce postulat que les marginalistes ont élaboré l'ana­ lyse du consommateur, une analyse que l'on retrouve dans l'analyse de l'offre de travail, c'est-à-dire dans le comportement des travailleurs par rapport à leur « consommation » de revenu ou d'heures de travail. Il con­ vient de préciser que si les économistes du dix-neuvième siècle ont d'abord voulu quantifier les niveaux de satisfaction, ils ont dû se rabattre sur une solution d'ordonnancement des préférences, plutôt que de hiérarchisation quantifiée avec précision. En effet, il est apparu impossible de quantifier de façon réaliste les utilités ou les satisfactions, et c'est au début du vingtième siècle que l' écono­ miste Pareto a contourné la difficulté en entraînant l'analyse vers une utilité

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

159

ordinale (ordonnancement des préférences) par opposition à l'utilité cardi­ nale autrefois recherchée. Ainsi, on ne raisonne plus sur l'utilité spécifique d'un bien donné, mais plutôt sur l'utilité comparée ou relative de deux ou plusieurs biens. Prenons un exemple pour plus de clarté. Supposons que vous souhaitez consommer du vin avec du fro­ mage, mais que vous disposez d'un montant d'argent limité. Pour un mon­ tant donné, vous pouvez obtenir soit une bouteille de vin sans fromage, soit un plateau de fromages sans vins, soit une demi ou un quart de bouteille ou encore un verre de vin, avec des assiettes de fromage plus ou moins consis­ tantes. Différentes combinaisons sont donc possibles, mais toutes ne procu­ rent pas le même niveau de satisfaction. Par ailleurs, différents niveaux de satisfaction sont également possibles. Reportons sur un graphique l'ensemble des points représentant différentes combinaisons fournissant un même niveau de satisfaction; nous obtenons ce que les économistes appellent une courbe d'indifférence. Si nous voulons illustrer les différents niveaux de satisfaction possibles, nous obte­ nons une série de courbes d'indifférence, dont les plus éloignées par rapport à l'origine représentent les niveaux de satisfaction les plus élevés. GRAPHIQUE 5.5 COURBES D'INDIFFÉRENCE ET LIGNE BUDGÉTAIRE

Portions de fromage 9 8 7 6 5 4

3 2

0

2

3

4

5

6

7

a

9

Verres de vin

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

160

Quelle combinaison allez-vous choisir? Cela dépend évidemment tout d'abord de la somme d'argent dont vous disposez. Comme l'indique le graphique 5.5, l'argent dont vous disposez vous permettrait de consommer environ huit portions de fromage ou cinq verres de vin, ou encore trois portions de fromage et trois verres de vin, mais vous préférez cinq portions de fromage et deux verres de vin. En effet, le point de satisfaction maximale est celui où la ligne budgétaire est tangente à une courbe d'indifférence. Les courbes inférieures donnent une satisfaction inférieure, de sorte que les points de rencontre entre la ligne budgétaire et les courbes inférieures à celle plus grasse ne seront pas retenus par un individu rationnel recherchant une satisfaction maximale. Par contre, les courbes de satisfaction supérieure sont inaccessibles compte tenu de votre budget. C'est donc le point M qui repré­ sente le niveau de satisfaction maximal que vous retiendrez en tant qu'indi­ vidu rationnel. Encore là, nous ne présentons que les éléments de base du modèle, laissant de côté les perfectionnements de plus en plus subtils mis au point par divers économistes (dont Hicks) afin de ne retenir que les éléments essentiels de l'analyse micro-économique néo-classique qui sous-tendent l'analyse du marché du travail. Terminons cette brève revue des instruments d'analyse néo-classique avec l'étude des coûts de production et les calculs du producteur, qui sont déterminants pour les niveaux d'embauche.

Le troisième outil : le calcu l des coûts de production

Lorsque nous avons abordé le calcul à la marge, nous nous som­ mes déjà introduits dans le calcul des coûts de production. Complétons ici la présentation en précisant les divers types de coûts pris en compte par l'en­ treprise dans ses décisions, notamment en matière d'emploi.

D'abord, quelques définitions essentielles des principales catégories de coûts : Les coûts fixes sont les coûts de base, qui ne varient pas, quelle que soit la quantité produite. Ainsi, les équipements et l'amortissement des installations entrent dans le calcul du coût fixe, puisqu'ils ne changent pas, quel que soit le niveau de production.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

Le coût variable, comme son nom l'indique, varie en fonction du niveau de production. La variation n 'est cependant pas touj o u rs constante. Ainsi, si l'on fait faire des heures supplémentaires à un moment donné, le coût d u travail augmentera de façon plus que p roportionnelle au nombre d'heures ajoutées en raison de la prime salariale accordée pou r les heures supplémentaires. Le coût total représente évidemment la somme du coût fixe et du coût variable. Nous avons adopté une perspective générale, voyons maintenant les différents concepts applicables dans une analyse établie en fonction des diverses unités produites. Le coût total moyen par unité produite représente le coût total divisé par le nombre d'unités produites. Le coût variable moyen par unité produite représente le coût variable divisé par le nombre d'unités produites et il varie évidemment selon le niveau de production. Le coût fixe moyen varie également selon le niveau de production; cepen­ dant, comme le coût fixe ne varie pas en fonction du nombre d'unités, le coût fixe moyen diminue plus le niveau de production augmente. Enfin, dans l'analyse marginaliste, un dernier concept de coût est parti­ culièrement important; il s'agit du coût marginal, soit le coût d'une unité additionnelle de production. Les coûts fixes ne variant pas, étant donc en quelque sorte payés, le coût marginal ne comprend donc que les coûts variables supplémentaires associés à la production d'une u nité addi­ tionnelle.

Si l'on présente ces divers coûts sous forme graphique, on constate que le coût fixe moyen est le seul qui diminue, du moins jusqu'à ce que l'on décide d'agrandir les installations, par exemple. Les autres coûts commen­ cent par diminuer au fur et à mesure que le niveau de production augmente, et que l'on se rapproche du niveau de production optimal du point de vue de la combinaison « personnes-machines » retenue. Puis, après avoir atteint un plancher (minimum), ces coûts augmentent en raison de la loi des rende­ ments décroissants (capacité limitée des machines et augmentation des coûts variables imputables aux travailleurs).

161

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL ·

162 GRAPHIQUE 5.6 LES DIFFÉRENTS TYPES DE COÛTS DE L.'.ENTREPRISE Coût

; Coût marginal

' '

,

Coût moyen total

--- : ------' ' ' ./ ' , , _,,/

Coût variable moyen

-- - , !__ _ _ __

Coût fixe moyen 0

Quantité

En ce qui concerne plus particulièrement le coût marginal, il est d'abord confondu au coût variable lorsqu'on ne produit qu'une seule unité. Lorsque la production augmente, le coût marginal commence à diminuer jusqu'à ce que l'on atteigne un seuil optimal d'appariement « travailleurs­ machines ». On peut alors accroître la production sans qu'il n'en coûte beau­ coup plus, puisqu'on augmente en fait le taux d'utilisation des machines en place. Puis, le coût marginal commence à augmenter parce qu'au-delà du seuil défini plus haut, il faut embaucher davantage de personnel et payer pour des heures supplémentaires. Tant que le coût marginal est inférieur au coût moyen total, il tire le coût moyen à la baisse, mais dès que le coût marginal devient supérieur au coût moyen, il tire au contraire ce coût moyen à la hausse. Ces différentes courbes permettent de déterminer les diverses stratégies de production possibles pour les entreprises. Ces stratégies dépendent évidemment du type de marché dans se trouve l'entreprise. Le modèle néo-classique est fondé sur l'hypo­ thèse de la concurrence pure et parfaite. Dans ce cas, l'entreprise ne déter­ mine pas le prix sur le marché; elle adopte simplement le prix déterminé par

· lequel

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

l'offre et la demande pour le produit à l'échelle du marché. Dans un tel cas, l'entreprise établira sa production au niveau où le coût marginal est égal au prix du marché. En effet, au-delà de ce point, une unité de production sup­ plémentaire se traduit par des pertes, puisque le coût marginal est supérieur au prix. D'autres situations de_ marché entraîneraient des choix différents. Ainsi, dans le cas d'un monopole (un seul vendeur) qui domine un grand nombre d'acheteurs, le monopole peut fixer ses prix de façon différente. Il en est de même . pour le cas d'un oligopole, où quelques vendeurs peuvent se concerter pour fixer le prix que paieront un grand nombre d'acheteurs. Les situations sont multiples dans la réalité, mais comme nous l'avons indiqué, le modèle néo-classique se concentre sur la situation du marché de con­ currence pure et parfaite, dont les caractéristiques sont résumées dans le tableau 5.2.

5.2.3

Le marché de concurrence pure et parfaite au coeu r du modèle néo-classique

Comme nous l'avons noté précédemment, le marché de concur­ rence pure et parfaite est la situation que décrit le modèle néo-classique. Les économistes néo-classiques sont partisans de la libre concurrence et placent ainsi la concurrence (pure et parfaite) au coeur de leurs constructions théoriques, négligeant totalement les autres types de marchés possibles. Bien sûr, d'autres économistes développeront des théories parallèles ou opposées, traitant d'autres situations, mais le modèle de concurrence parfaite conti­ nuera de dominer la vision néo-classique. Pour les néo-classiques, le marché est l'idéal pour favoriser la cir­ culation de l'information concernant les choix des entreprises, des consom­ mateurs et de l'ensemble des agents économiques. Dans le modèle de l' éco­ nomiste Walras, on trouve ainsi un marché que l'on peut se représenter comme un marché « à la criée »OU un encan, où un « commissaire-priseur » annonce les prix des offres et des demandes jusqu'à ce qu'on en arrive au prix d'équilibre auquel se fera effectivement la vente. Tant que l'ajustement entre les intentions d'achat et de vente n'est pas totalement terminé, tant qu'il n'y a pas égalité entre prix d'achat proposé et prix de vente accepté, l'échange ne peut se réaliser.

163

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

164

En laissant fonctionner le marché librement, les néo-classiques considèrent que l'on en arrive à la meilleure satisfaction possible pour l'ensemble des agents économiques, ainsi qu'à la meilleure allocation des ressources, et notamment au plein emploi. Le tableau 5.2 résume les aspects essentiels de ce modèle de con­ currence pure et parfaite, tout à fait fondamental dans l a théorie néo­ classique en général, et plus particulièrement la théorie néo-classique du marché du travail, ce dernier étant également empreint des caractéristiques de la concurrence pure et parfaite.

TABLEAU 5.2 CONCURRENCE PURE ET PAR FAITE

CONCURRENCE PURE ET PARFAITE Dans l'analyse néo-classique, le marché est dit de concurrence pure et parfaite parce que l'on présume que les hypothèses suivantes sont satisfaites : Hypothèse d'atomicité

Les acheteurs et les vendeurs sont en très grand nombre, de sorte qu'aucun d'entre eux ne peut, à lui seul, influencer l'établissement des prix sur le marché (ou des salaires sur le marché du travail).

Hypothèse d'homogénéité

Les produits que l'on échange sur le marché sont identique et peuvent se substituer les uns aux autres; ainsi la main-d'oeuvre sur le mar­ ché du travail est homogène et non d i ffé­ renciée, un travailleur pouvant se substituer à n'importe quel autre.

Hypothèse de parfaite mobilité des facteurs

Les facteurs de production (capital et travail­ leurs) sont parfaitement mobiles, aucune bar­ rière à la mobilité, ni aucune réglementation n'existe qui pourrait empêcher le capital de s'investir là où c'est le plus rentable, ou les travailleurs de travailler là où· le salaire est le plus élevé.

Hypothèse de parfaite information

!..'. information circule librement et est disponible pour l'ensemble des agents économiques.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

165

Ce modèle est évidemment un modèle idéal. Dans la réalité, il existe de nombreuses imperfections. Différents facteurs, comme la publicité, les habitudes de consommation, le manque d'information, l'absence de mobilité, etc. nuisent effectivement à la concurrence (pure et parfaite). Certains économistes, notamment des économistes britanniques comme Marshall, Chamberlin et Robinson, en ont effectivement tenu compte. Ils ont alors abandonné le modèle de l'équilibre général (de Walras) pour élaborer plutôt des modèles fondés sur les équilibres partiels. Ces économistes négligeaient alors les liens d'interdépendance entre les différents marchés pour se concen­ trer sur des marchés particuliers, de même que sur des situations de concurrence imparfaite (oligopoles, monopoles, etc.). Le tableau 5.3 illustre bien la muitiplicité des formes de marché pouvant exister, au-delà de la concurrence pure et parfaite privilégiée par les économistes néo-classiques.

TABLEAU 5.3 LES FORMES DE MARCHÉ

Un seul acheteur

Quelques acheteurs

Très grand nombre d'acheteurs

Très grand nombre d'acheteurs, mais avec d'autres hypothèses d'imperfection

monopole bilatéral

monopole contrarié

monopole

monopole imparfait

Quelques vendeurs

monopsone contrarié

oligopole bilatéral

oligopole

oligopole imparfait

Très grand nombre de vendeurs

monopsone

oligopsone

concurrence pure et parfaite

concurrence imparfaite des acheteurs

Très grand nombre de vendeurs, mais d'autres formes d'imperfection

monopsone imparfait

oligopsone imparfaite

concurrence imparfaite des vendeurs

concurrence doublement imparfaite

Demande

Offre

Un seul vendeur

Sources : Tableau inspiré de Stackelberg, repris par le professeur H. Guitton ( 1 953) dans son Précis d'économie politique, publié chez Dalloz, et reproduit dans Albertini et Silem (1 983), op. cit.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

166

Ayant posé les bases du modèle néo-classique, voyons maintenant les grandes lignes de son application au marché du travail, en commençant par l'offre et la demande de travail.

5.3

�offre et la demande de travail

Lorsqu'on s'intéresse au marché du travail, ou aux échanges de travail, c'est plus précisément sur l'offre et la demande de travail que l'on se penche. Du côté de l'offre de travail, c'est le comportement des travailleurs et des demandeurs d'emploi7 (travailleurs potentiels) que l'on analyse. Du côté de la demande de travail, c'est le comportement des employeurs (entre­ prises et organisations diverses) qui fait l'objet d'étude. En fait, la théorie néo-classique du marché du travail vise essentiel­ lement à expliquer l'établissement des niveaux de salaire et la détermination du niveau d'emploi dans une entreprise ou une économie, en situation de marché. Dans l'analyse néo-classique, c'est la combinaison de deux analyses, soit celles de l'offre et de la demande de travail, ou encore du comportement des travailleurs (réels et potentiels) et des employeurs, qui permet d'ex­ pliquer le niveau des salaires, de la rémunération globale, de même que les conditions de travail. C'est également sur ces analyses que sont fondées l'explication du chômage, celle de la répartition de la main-d'oeuvre entre les di.verses professions, employeurs et secteurs d'activité économique. Si nous nous rappelons les chapitres empiriques précédents8, nous pouvons considérer que les données statistiques portant sur les postes de travail dans des régions ou des secteurs donnés représentent la demande de travail des entreprises à un moment donné (dans le modèle néo-classique9), alors que les chiffres de la population active représentent l'offre de travail ou les personnes qui travaillent ou qui souhaitent travailler à un point dans le temps. En gros, à l'échelle de l'ensemble de l'économie (ou d'un secteur d'activité en particulier), l'offre de travail représente le nombre de personnes qui font partie de la population active (en emploi ou en chômage ) par rapport à l'ensemble des personnes en âge de travailler. Sur un graphique, la relation se présente comme suit, l'offre de travail augmentant au fur et à mesure que le salaire augmente.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

GRAPHIQUE 5.7 L:OFFRE DE TRAVAIL

Salaire s

0 = Offre de travail

0

T

=

Heures de travail

Pour ce qui est de la demande de travail, toujours à l'échelle d'un secteur ou de l'ensemble de l'économie, celle-ci est, contrairement à l'offre, en rapport inverse avec le salaire. Comme la demande de travail renvoie au comportement de l'employeur, dans la théorie néo-classique, on comprendra que sa demande de travailleurs diminue au fur et à mesure que le salaire augmente. Nous verrons plus en détail comment se calculent les coûts et les revenus issus de l'embauche d'un travailleur, mais pour le moment, retenons simplement cette relation négative entre le niveau de salaire et la demande de travail. Graphiquement, cela se présente ainsi, la quantité de travail demandé diminuant avec la hausse du salaire (graphique 5.8)_ Comme nous l'avons fait précédemment concernant le marché des produits, nous pouvons réunir les courbes d'offre et de demande afin d' obte­ nir le prix du marché, le salaire étant évidemment le « prix » en jeu sur le marché du travail. Demeurons encore un peu dans la vision m acro­ économique de l'ensemble du marché du travail avant de nous pencher plus spécifiquement sur l'offre et la demande à l'échelle d'une entreprise donnée. L'interaction de l'offre et de la demande nous conduit, comme dans le cas du marché des produits, à l'établissement d'un salaire (prix) d'équilibre_

167

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

168

GRAPHIQUE 5.8 LA DEMANDE DE TRAVAIL

s

D 0

5.3. 1

=

Demande de travail

T = Heures de travail

La détermination des taux de salaire et d'emploi

C'est donc la rencontre de l'offre et de la demande à l'échelle d'un secteur d'activité ou d'une économie entière qui permet d'établir les niveaux de salaire et d' emploi10, niveaux qui seront qualifiés de salaire et d'emploi « d'équilibre », en analyse statique. Le graphique 5.9 illustre bien la situation sur le marché du travail, une situation qui s'apparente fort à celle du marché des produits à laquelle nous avons fait allusion précédemment. Ainsi déterminé, le niveau de salaire d'équilibre (S*), établi par le marché et correspondant à une quantité de travail (ou niveau d'emploi) d'équilibre (E*), devient une contrainte pour chacune des entreprises, dans une perspective d'économie concurrentielle. Selon ce graphique, au taux de salaire S*, où se rencontrent la demande de travail des entreprises et l'offre de travail des travailleurs, toutes

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

les. personnes souhaitant travailler trouvent effectivement un emploi. Caracté­ ristique importante de ce modèle, il n'y a pas de chômage involontaire dans le modèle néo-classique du marché du travail. Les personnes qui se trouveraient en chômage le sont volontaireme1;1t, parce qu'elles n'acceptent pas le salaire du marché. C'est dans cette perspective que l'on parle du salaire d'équilibre, ainsi que d'une quantité de travail offerte et demandée à l'équilibre. On considère qu'à ce taux de salaire, toutes les personnes qui souhaitent travailler devraient effectivement se trouver un emploi_ Cependant, si elles exigent un salaire supérieur au salaire d'équilibre, elles seront en chômage « volontaire11 ».

GRAPHIQUE 5.9 L'.OFFRE ET

LA

DEMANDE DE TRAVAIL

s 0

=

Offre de travail



D 0

=

Demande de travail

E

Au taux de salaire S*, les entreprises en concurrence pure et parfaite peuvent embaucher toute la main-d'oeuvre dont elles ont besoin. La limite à la demande de travail sera établie par la demande pour le produit. Les entreprises n'ont toutefois pas d'influence sur l'établissement des salaires, puisque celui-ci est fixé par le marché.

169

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

1 70

GRAPHIQUE 5.10 LE SALAIRE DU MARCH É CONCURRENTIEL D ÉTERMINE LE SALAIRE DANS l..'. E NTREPRISE

Marché

Entreprise

s

s

0

s· -

-

-

-

-

-

-

-

D 0

5.3.2

-

D E

0

T

Les déséqu i l i b res sur le marché d u travail

Il peut cependant exister certains déséquilibres sur le marché du travail. Selon les néo-classiques, ces déséquilibres ne sont que de court terme, et les variations du salaire s'empresseront de corriger ces déséquilibres. Ainsi, par exemple, si le salaire s'établit en dessous du niveau qui assurerait l' équi­ libre du marché du travail, il s'ensuit que l a demande de travail sera supérieure à l'offre. En effet, si le salaire est excessivement bas, les entreprises voudront embaucher un grand nombre de travailleurs et auront effectivement de la difficulté à trouver ces travailleurs, au salaire offert. Il y aura demande excédentaire sur le marché du travail ce qui peut s'apparenter à une situation de pénurie de main-d'oeuvre. Bien que l'on n'ait pas connu ce genre de situation depuis de nom­ breuses années à l'échelle de toute l'économie canadienne ou québécoise, certaines professions se trouvent parfois temporairement dans ce genre de situation. Cela se produit notamment lorsque de nouveaux métiers ou pro­ fessions émergent et que le système scolaire ne fournit pas suffisamment de gens ayant ces qualifications recherchées par les entreprises. Ce fut le cas, pendant un certain temps, dans certaines spécialités informatiques. C'est

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

parfois aussi le cas lorsque certains métiers n'attirent plus suffisamment de candidats, soit en raison des conditions de travail, soit en raison des salaires jugés trop faibles. C'est le cas, par exemple, des cordonniers et des briqueteurs. Dans un tel cas de pénurie de main-d'oeuvre, la théorie néo­ classique stipule que les entreprises offriront des salaires supérieurs; le niveau de salaire s'élèvera alors de façon à revenir au point d'équilibre. Sur le graphique, on se trouverait alors à passer du niveau de salaire 51 au niveau 52, soit le niveau d'équilibre du marché. Le fait d'augmenter les salaires attirera évidemment des travailleurs d'autres professions, fera entrer un plus grand nombre d'étudiants dans ces professions « en demande » et, à terme, l'équilibre devrait être rétabli. Il se peut toutefois que l'offre dépasse finalement la demande. Ainsi, si le salaire est supérieur au salaire d'équilibre (53 > 52), l'offre de travail sera supérieure à la demande de travail. Cette situation devrait théoriquement entraîner une baisse du salaire, de façon à ce que l'équilibre soit rétabli. En effet, une hausse du salaire entraîne une hausse de l'offre de travail, alors qu'une baisse de salaire induit une réduction de l'offre de travail, d'après la théorie néo-classique. C'est cependant là un des points ,d e contestation importants de la théorie néo-classique.

GRAPHIQUE 5.1 1 D É S ÉQUILIBRES SUR LE MARCH É DU TRAVAIL : CHÔ MAGE ET P É NURIE DE MAIN-D'OEUVRE

s Chômage



0

3



1

2 - - - - - - --' - - - - '

1 1

-----

1

- - - - - � - - - - -

: 1

' Pénurie

0

T1

T•

-

1 :

- -

-

- -

·

D

M0

To

T

1 71

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

1 72

En effet, de nombreux économistes, dont les tenants des thèses de J.M. Keynes, que nous verrons plus loin, sont d'avis que non seulement une baisse de salaire est-elle improbable, voire impossible dans nos économies, mais de plus, elle aurait des effets néfastes sur la consommation globale, et donc par ricochet sur la demande de travail des entreprises et le niveau d'emploi dans une économie. La théorie néo-classique traitant d'un modèle concurrentiel, celle­ ci fait peu de cas de ces réalités actuelles. La théorie néo-classique n'admet

en fait pas la possibilité que persiste une telle situation de sous-emploi ou de chômage. D' après cette théorie, les salaires baisseront et, de ce fait, la demande de travail des entreprises augmentera jusqu'au point où elle rejoin­ dra l'offre de travail (qui, pour sa part, diminuera en raison de la baisse de salaires). À court terme, et quasi automatiquement, l'offre et la demande de travail devraient toutes deux se situer au point d'équilibre, au niveau du salaire d'équilibre, soit S* sur le graphique 5.11. À ce niveau de salaire, on se trouvera au niveau d'emploi d'équilibre de l'économie, soit T*. Dans la théorie néo-classique, on peut dire que les niveaux d'em­ ploi et de salaire sont donc déterminés par l'intersection ou la rencontre entre l'offre et la demande, alors que les variations d'emploi et de salaire sont déterminées par l'écart existant entre l'offre et la demande. S'il y a demande excédentaire pour le travail (demande supérieure à l' offre), les salaires augmenteront jusqu'à ce qu'ils atteignent le niveau d'équilibre; ce faisant, ils feront augmenter l'offre de travail au salaire du marché, permettant aux entreprises d'embaucher davantage. Si, au contraire, il y a offre excédentaire de travail (l'offre dépasse la demande, c'est-à-dire qu'il y a chômage), alors les salaires devraient évoluer à la baisse et, parallèlement, moins d'individus devraient être intéressés à travailler au salaire du marché.

5.3.3

Le marché du trava i l , les salai res et l 'emploi dans différents secteu rs

Nous avons jusqu'ici traité d'un seul marché du travail. En effet, même lorsqu'il s'agissait d'un secteur d'activité ou d'une économie, ce marché du travail était considéré être le seul. Cependant, on peut penser

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

1 73

qu'il existe différents secteurs d'activité et diverses catégories profession­ nelles dans une économie12• Dans ce cas, si les salaires sont déterminés comme nous l' avons indiqué pour chacun des secteurs, les niveaux de salaire et d'emploi peuvent néanmoins être différents d ans ces divers secteurs. Que se produira-t-il alors?

·

D'après la théorie néo-classique, les salaires s'ajusteront et il y aura ultimement uniformisation des salaires sur l'ensemble du marché du travail. Si, dans un premier marché du travail, correspondant à une catégorie professionnelle (disons les infirmières), les salaires sont relativement infé­ rieurs à ceux versés dans une deuxième catégorie (disons les secrétaires de direction ou les techniciens et techniciennes en informatique), qu'adviendra­ t-il sur le « marché » du travail? Dans un tel cas, la théorie prédit que les infirmières, étant informées des salaires supérieurs versés dans une autre catégorie profes­ sionnelle13, auront tendance à quitter leurs emplois d' infirmières pour devenir secrétaires de direction ou encore techniciennes en informatique. Ainsi, alors que les salaires étaient initialement supérieurs dans les deuxièmes catégories professionnelles (secrétaires de direction et techniciens en informatique), les salaires diminueront dans ces deux catégories du fait de l'augmentation de l'offre de travail dans ces secteurs. À l'inverse, ayant de plus en plus de difficulté à recruter des infirmières, les employeurs devront augmenter les salaires offerts à cette catégorie professionnelle afin de retenir et d'attirer la main-d'oeuvre vers ces emplois. Comme l'offre de travail diminuera sur le premier marché, alors qu'elle augmentera sur le second, les salaires évolueront en sens inverse : ils augmenteront sur le premier m a rché (infirmière s ) e t i l s d i m inueront dans le deuxième (marché 2), dans la mesure où la demande de travail (ou le nombre de postes offerts par les hôpitaux dans ce cas) demeure la même. On voit ainsi que si les salaires déterminent le niveau d'emploi, ce niveau d'emploi, ou plus précisément l'offre de travail, peut également influer sur le niveau des salaires. En effet, les déplacements de main­ d' oeuvre en réaction aux écarts de salaire existant sur le marché du travail induisent à leur tour des changements dans le taux de salaire. C'est la conjonction de tous ces effets qui, dans le modèle néo-classique, assure que l'on arrive toujours, ultimement, à l'équilibre. Mais pour que cet équilibre soit assuré, un certain nombre de conditions ou d'hypothèses doivent être respectées, notamment celles de la concurrence pure et parfaite.

DEUXIÈME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

1 74

GRAPHIQUE 5.12 MARCH É DU TRAVAIL ET D ÉTERMINATION DES NIVEAUX DE SALAIRE ET D'EMPLOI DANS DIFFÉ RENTS SECTEURS D'ACTIVITÉ

Marché 2

Marché 1

s

s 0

0

Quantité de travail

0

Quantité de travail

L'analyse peut être complexifiée à volonté, mais il n'en reste pas moins que le modèle présenté ici, s'il est simplifié à des fins pédagogiques, expose néanmoins les relations fondamentales postulées par la vision néo­ classique du comportement des agents économiques présents sur le marché du travail. Pour l'essentiel, les développements ultérieurs de la théorie néo­ classique sont soit des applications à des cas plus précis, soit des modifications mineures du modèle de base découlant de la suppression d'une hypothèse ou d'une caractéristique jugée irréaliste ou contredite par des analyses empiriques récentes. Ainsi, pour l'essentiel, les économistes néo-classiques considèrent que si certaines des hypothèses du modèle néo-classique doivent être supprimées (parce qu'irréalistes ou contredites par la réalité), ils jugent le plus souvent que le modèle demeure valable dans la mesure où il permet des « prédictions » généralement conformes aux résultats observés. Passons maintenant à une analyse plus précise de la demande de travail à l'échelle micro-économique de l'entreprise, plutôt que du marché du travail en général; avec l'offre de travail, c'est là le coeur de l'analyse néo­ classique. La dimension macro-économique de l'ensemble du marché du travail n'est fondamentalement qu' une addition des comportements observés à l'échelle micro-économique.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

5.4

La demande de travail dans le modèle néo-classique micro-économique

Rappelons d'abord que dans l'analyse micro-économique, l 'objec­ tif premier des entreprises est de maximiser le profit réalisé grâce à la production de biens ou de services vendus sur le marché. Ainsi, les entreprises chercheront-elles à combiner les facteurs de production nécessaires à la réalisation du produit, soit essentiellement le travail et le capital (les machines, la technologie), de manière à réaliser le profit maximal. Cepen­ dant, diverses contraintes s'imposent à l'entreprise, notamment le niveau de la demande pour le produit, les technologies disponibles14 et le prix des facteurs de production (travail et capital). Rappelons également que la demande de travail est une demande dérivée de la demande pour le produit, ce qui nous a amenée à faire le détour par l'analyse de la production, que nous avons amorcée plus haut, notamment en présentant le calcul des coûts dans l'entreprise. L'existence d'une demande de travail15 dépend donc non seule­ ment des conditions existant sur le marché du travail (prix du travail, quan­ tités échangées, surplus ou pénuries de main-d'oeuvre), mais également de la situation sur le marché des produits, à savoir le niveau de la demande pour l'ensemble des biens et services. Les entreprises qui veulent produire une certaine quantité de biens doivent faire certains choix relatifs à des combinaisons de facteurs de production. Ainsi doivent-elles déterminer la quantité et le type d'équipe­ ments et de technologie nécessaires, de même que le volume de main­ d' oeuvre nécessaire à la production. C'est par le concept de la fonction de production que les économis­ tes passent de la demande pour le produit à la demande de travail (ou de tra­ vailleurs) des entreprises. La fonction de production représente la relation « tech­ nologique » entre les facteurs de production et la production elle-même, soit les extrants ou l' « output », ou encore le résultat de la combinaison optimale des facteurs de production (capital et travail surtout, mais également matières premières), la combinaison optimale étant celle qui permet de réaliser la production voulue au moindre coût. Il faut noter qu'il y a évidemment des possibilités de substitution entre les facteurs travail et capital; le capital faisant notamment référence à la technologie ou aux équipements utilisés d ans la production, on peut

1 75

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

.

1 76

évidemment substituer de nouvelles machines permettant d'obtenir le même niveau de production, ou même une production supérieure, avec un nombre de travailleurs inférieur à celui requis pour une machine plus ancienne. Toute la question des changements technologiques met en relief l'importance des possibilités de substitution de certains facteurs de production, par exemple les machines, à d'autres facteurs, comme la main-d'oeuvre. Cela nous amène à un concept important dans l'analyse économique : le taux

marginal de substitution.

5.5

Le taux marginal de substitution

Le taux marginal de substitution du travail pour le capital est le rapport de la baisse d'une unité de travail sur l'augmentation des quantités de capital nécessaires pour compenser la baisse de l'intrant en travail, le niveau de production étant maintenu constant. En d'autres termes, il s'agit de la quantité de capital qu'il faudrait ajouter à la production pour remplacer un travailleur que l'entreprise aurait licencié. Soulignons que l'analyse néo­ classique traite plutôt d'unités de travail (faisant référence à des heures de travail) que de travailleurs; c'est d' ailleurs là une des critiques souvent adressées à cette théorie, soit le fait qu'elle postule une parfaite divisibilité du « facteur travail », alors que l'on ne peut évidemment pas utiliser un quart ou un huitième de travailleur, si ce n'est sous l'angle des heures de travail {à temps partiel ou réduit, etc.). Si l'on dessine une ligne droite reliant les points correspondant à un même niveau de production (parmi l'ensemble des possibilités de produc­ tion), et que celle-ci a une pente négative, cela signifie que les facteurs sont parfaitement substituables. En d'autres termes, pour maintenir un niveau donné de production, chaque unité d'un facteur que l'on pourrait éventuel­ lement retirer de la production devrait être remplacée par une unité (ou une quantité constante) de l'autre facteur. Ainsi, si l'on retirait une unité du facteur travail, et que le travail et le capital étaient parfaitement substituables, il faudrait ajouter une unité de capital pour maintenir le même niveau de production {graphique 5.13).

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

1 77

Par contre, si les facteurs ne sont pas parfaitement substituables, ce qui correspond davantage à la réalité, la ligne reliant les différentes com­ binaisons possibles pour un même niveau de production ne sera pas droite. Si cette ligne n'est pas droite et qu'elle est convexe par rapport à l'origine, cela signifie que la substitution entre facteurs de production est imparfaite, tout au moins en certaines parties de la courbe. Dans ce cas, il faudrait, par exemple, ajouter plus qu'une unité de capital pour remplacer la réduction d'une unité de travail. Ainsi, au graphique 5 . 14, la diminution de deux unités de capital exige que l'on ajoute trois travailleurs à la production. GRAPHIQUE 5.13 PARFAITE SUBSTITUTION DES FACTEURS

NP1 NP2

s

= =

niveau de production 1 niveau de production 2

(par exemple, 1 00 unités) (par exemple, 200 unités)

Unités de capital

.

.

.

.

NP-2

. 4 - - - - � - - · - ' ' '

NP-1

' '

0 4

7

10

T

Unités d e travail

Le graphique 5. 14, représentant les différentes substitutions possi­ bles, pour différents niveaux de production, est parfois appelé une « carte d'isoquants ». Le niveau de production augmente au fur et à mesure que l 'on

s'éloigne de l'origine.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

1 78

GRAPHIQUE 5.14 SUBSTITUTION IMPARFAITE DES FACTEURS DE PRODUCTION

NP1 NP2

s

= =

niveau de production 1 niveau de production 2

(par exemple, 1 00 unités) (par exemple, 200 unités)

Unités de capital

:-� '

0

5.6

2

:

NP-2 NP-1

'

5

T

Unités de travail

L.:analyse à court terme

L'analyse néo-classique orthodoxe est essentiellement fondée sur une analyse de court terme, en ce sens que le capital est fixe, alors que l'autre facteur de production, soit la main-d'oeuvre, est variable. Le capital ne peut être modifié au cours de la période étudiée, alors que l'on peut embaucher plus ou moins de travailleurs si on le souhaite. On peut cependant admettre la possibilité de modifier le capital (ou les machines en place) dans l'horizon de long terme, mais les économistes néo-classsiques ont tendance à négliger la distinction entre le court terme et le long terme, le court terme étant privilégié.

À court terme cependant, le capital est un facteur fixe en ce sens que même si le prix du travail (le salaire) change, l'entreprise ne modifiera pas ses installations de production. Ainsi, s� le prix du travail (le salaire) augmente par rapport au capital, l'entreprise devra d'abord s'assurer qu'il demeurera assez longtemps élevé par rapport au coût des équipements de substitution potentiels avant d'effectuer des achats, ou de modifier ses installations de production par de nouveaux achats de machines.

CHAPITRE 5 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

Ainsi, dans une perspective de court terme, le niveau de production sera déterminé par les variations possibles (augmentations-baisses) du recours au facteur travail. Selon la théorie néo-classique, l'employeur aura recours à des mises à pied ou à de nouvelles embauches, ou encore à des variations dans la durée du travail (temps réduit ou temps supplémentaire) pour ajuster son niveau de production en fonction de l'évolution de la demande pour le produit. À long terme évidemment, il pourrait envisager de modifier ses installations de production, d'acheter de nouvelles machines, de substituer de nouvelles techniques de production aux anciennes, mais à court terme, le capital (équipement de production, technologié, etc.) ne change pas16•

5.7

La loi des rendements décroissants

Comme nous l'avons noté précédemment, la « loi » des rendements décroissants est l'une des lois fondamentales de l'analyse néo-classique de la production. Voyons-la maintenant plus en détail, en particulier en ce qui concerne son incidence sur le niveau d'emploi. Le tableau 5-4 illustre cette Joi économique qui, en gros, dit ceci : chaque travailleur supplémentaire que l 'on

adjoint à un processus de production fait augmenter la production, mais à partir d'un certain seuil, les rendements obtenus de l 'ajout d'un travailleur commencent à décroître.

Quelques définitions s'imposent d'abord. La production ou le produit marginal (Pm) est la production supplémentaire associée à l'embauche d'un travailleur supplémentaire, ou encore la production ajoutée par le dernier travailleur embauché. On pourrait également parler du produit marginal physique pour le différencier de la valeur de ce produit marginal sur le marché ou la valeur du produit marginal (que nous verrons plus loin). En d'autres termes, il s'agit de la variation de la quantité totale produite (Q) par rapport à la variation unitaire de travail Pm

=

v. Quantité produite v. unitaire de travail

La production ou le produit moyen (PM) correspond à ce que chaque travailleur produit en moyenne, soit la production ou la quantité (Q) totale divisée par le nombre de travailleurs (T). PM

=

Quantité Travail

=

Q T

1 79

DEUXIÈME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

180

Sous forme de tableau, la fonction de production de l'entreprise se présenterait ainsi :

TABLEAU 5.4 LOI DES RENDEMENTS D ÉC ROISSANTS

Quantité de travail 8 unités 9 unités 1 0 unités 11 12 13 14 15 (Max.) 16 17 18

••

Production 6 10 16 23 29 34 38 41 43 44 44

unités unités unités

Produit marginal ou " Productivité "•

4 6 7 6 5 4 3

..

2 1 0

Produit moyen

1 ,60 2,09 2,41 2,60 2,71 2,73 2,68 2,58 = productivité marginale nulle

Production supplémentaire obtenue de l'ajout d'un travailleur à la production Début des rendements décroissants

On observe que l'entreprise obtient d'abord des rendements crois­ sants, ou une productivité marginale croissante (3e colonne) par l'ajout d'un travailleur et cela se poursuit dans ce cas-ci jusqu'à ce qu'elle atteigne 11 tra­ vailleurs. Puis, les rendements deviennent de moins en moins importants, jusqu'à devenir nuls, l'ajout d'un travailleur supplémentaire à la production devenant de moins en moins intéressant pour le niveau de production. Il est clair que ce n'est pas ce dernier travailleur lui-même qui est responsable de la baisse du rendement obtenu. C'est plutôt le fait que la complémentarité capital-travail n'est alors pas respectée ou, en d'autres termes, que le nombre de travailleurs dépasse la capacité limitée des équipements.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

Cette loi des rendements décroissants vise surtout à mettre en évidence cette

complémentarité capital-travail

en indiquant qu'il existe des

limites à la hausse de production qu'on peut obtenir en augmentant un seul facteur de production et en laissant l'autre au niveau antérieur. Bien que l'on mette généralement l'accent sur la loi des rendements décroissants, on peut également formuler une

«

loi des rendements crois­

avec un volume donné de capital, l'ajout de travailleurs peut entraîner pendant un certain temps (ou jusqu'à un certain niveau d'unités de travail) de fortes hausses de la production. Pourquoi en serait­ sants», qui s'exprimerait comme suit :

il ainsi? Parce que la division du travail peut être plus poussée, permettant des gains de productivité résultant d'une plus grande spécialisation des travailleurs dans leurs diverses tâches17• Il existe évidemment des limites aux possibilités de division du travail et une parcellisation trop forte des tâches peut entraîner une baisse de productivité, ce qu'illustre la loi des rendements décroissants. Comme nous l'avons mentionné plus haut, la production connaît d'abord des rendements croissants avec l'ajout d'un travailleur, puis des ren­ dements décroissants, la production supplémentaire du dernier travailleur ajouté (le travailleur « marginal ») étant toutefois encore positive. Lorsqu'on atteint le point de productivité marginale nulle (3), cela signifie que l'ajout d'un travailleur n'augmente alors aucunement la production. Bref, ce travail­ leur est inutile, compte tenu de la capacité limitée des équipements existants à court terme. Enfin, lorsque la productivité marginale est négative, cela signifie que non seulement l'ajout d'un travailleur n'augmente pas le volume de production, mais cela nuit carrément à la production, puisque le niveau de production baisse. On peut penser qu'aucune entreprise ou organisation ne se placerait volontairement dans une telle situation18! D'après cette théorie, on peut cependant déduire le niveau d'emploi que retiendra une entreprise en calculant le produit marginal et le produit moyen par travailleur19• Connaissant les données sur le produit i:noyen et le produit mar­ ginal d'une entreprise, on peut établir les courbes du produit moyen et du produit marginal, qui permettront d'établir le niveau de la demande de travail à

court terme.

181

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

182

. Ainsi, la fonction de production à court terme se présente graphi­ quement de la façon suivante :

GRAPHIQUE 5.15 RENDEMENTS CROISSANTS ET D ÉC ROISSANTS

p 2

Rendements décroissants

' ' '

'

3 Productivité marginale

nulle

Rendements croissants

4

Productivité marginale négative

T

5.8

Unités de travail

Le modèle marshallien de concu rrence parfaite

Il existe différents modèles micro-économiques de la demande de travail. Nous verrons ici un modèle mis au point par l'économiste Alfred Marshall, soit le modèle marshallien de concurrence parfaite20• Soulignons d'abord que le modèle marshallien est un modèle de court terme. Les perspectives de long terme du modèle représentent en fait une situation de court terme, dans laquelle les forces poussant au change­ ment (notamment les facteurs poussant à investir) se sont neutralisées et l'économie se trouve dans une période de stabilité. Nous verrons donc suc­ cessivement le modèle marshalllien de court terme et l'établissement de la courbe de demande de travail des entreprises.

·

CHAPITRES LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (J" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

Le modèle marshallien de concurrence parfaite à court terme nous renvoie aux courbes de coûts qui ont été introduites au graphique 5.6 et sont reprises au graphique 5.16, soit le coût marginal, le coût total moyen et le coût variable moyen, ainsi q u ' à de nouvelles courbes intro duites au gra­ 'phique 5.17, soit celles représentant le produit moyen et le produit marginal, que nous avons définis plus haut (section 5.7).

GRAPHIQUE 5.16 COÛTS DE L.:ENTREPRISE

p

p•

0

·

Quantité

Comme l'entreprise fonctionne dans un régime de concurrence pure et parfaite, elle ne détermine pas le prix, mais se le voit imposer par le marché21• Cette entreprise choisira évidemment de produire au niveau de production qui lui permet de maximiser ses profits, soit le point où le prix est égal au coût marginal de production. MAX profits :

Prix = Coût marginal ou

P =

Cm

183

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

184

Dans un tel cas, la courbe de coût marginal représente alors la courbe d'offre de produits; le point où le prix (P*) croise la courbe de coût marginal détermine la quantité à produire (Q*). Par ailleurs, la somme des courbes des entreprises individuelles nous donne la courbe d'offre de produits de l'ensemble de l'industrie, comme l'indique le graphique 5.18. À ce prix, tous les acheteurs peuvent acheter la quantité de produit qu'ils désirent et les vendeurs réussissent à vendre tout ce qu'ils ont produit et souhaitent vendre. On a alors un prix dit d'équilibre, en ce sens que personne n'a intérêt à modifier ce prix, à la hausse ou à la baisse.

GRAPHIQUE 5.1 7 PRODUIT MARGINAL E T MOYEN

P = Production PM

Pm

0

T = Unités de travail

Dans le graphique 5 .18, l'entreprise fait encore un profit « pur », c'est-à-dire un profit supérieur à celui qu'elle pourrait obtenir dans d'autres secteurs d'activité où l'entrepreneur aurait pu investir. Dans un tel cas, le capital sera attiré vers ce secteur où l'on peut réaliser des profit purs : de nouvelles entreprises pourraient être créées et les entreprises existantes

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ OU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

185

pourraient prendre de l'expansion. De ce fait, la courbe d'offre de l'industrie se déplacerait vers la droite (de 01 à02). À long terme, le prix d'équilibre diminuera jusqu'à ce que les profits purs soient éliminés pour l'entreprise « type », c'est-à-dire l'une ou l'autre des multiples entreprises quasi identi­ ques constituant le marché22•

GRAPHIQUE 5.18 LA COURBE D'OFFRE DE L.:ENTREPRISE ET DE L.:INDUSTRIE

01 p

$/Q

p•

p•

02

Offre à long terme

D

0

Entreprise

cl a

0

Industrie

Q2

Ainsi, à long terme, les profits purs sont neutralisés. En d'autres mots, en situation de concurrence pure et parfaite, le taux de profit tend à s' égaliser dans les différents secteurs d'activité. Voyons maintenant la courbe de demande de travail en concurrence parfaite. Dans le graphique 5.19, on suppose également que le marché en est un de concurrence pure et parfaite, de sorte que le salaire est fixé par le marché et l'entreprise doit adopter ce prix (salaire) de marché. Ce salaire correspond au coût marginal d'un travailleur pour l'entreprise. Rappelons

DEUXIEME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

186

que dans l'analyse marginaliste ou néo-classique, l'entreprise embauchera un travailleur supplémentaire dans la mesure où il lui rapporte davantage que ce qu'il lui coûte. Ce que le travailleur rapporte à l'entreprise est représenté par la courbe de la valeur du produit marginal (VPm), soit le résultat de la multiplication du produit m arginal physique (production du travail­ leur-graphique 5 .17) par le prix du produit23• Ainsi, l'entreprise choisira­ t-elle de produire au niveau où le salaire est égal à la valeur du produit marginal : s

= VPm

= p

X

Pm

On peut également considérer que le niveau de production est fixé par le point où le produit marginal physique (Pm) est égal au salaire réel, soit le salaire nominal divisé par les prix (ou l'inflation) : S

= Pm

p

En d'autres mots, la courbe de demande de travail de l'entreprise est égale à la courbe de valeur du produit marginal. Ainsi, pour maximiser ses profits, l'entreprise doit donc embaucher des travailleurs jusqu'au point où la valeur du produit marginal (VPm) est égale au salaire versé au travailleur (S*). Tant que la valeur du produit marginal (VPm) est supérieure au salaire versé au travailleur (S*), elle a intérêt à continuer d'embaucher. L'illustration graphique de cette situation de l'entreprise en concurrence parfaite2• fait voir qu'un niveau de salaire plus élevé a pour conséquence un niveau d'embauche inférieur. En effet, si l'on passe du niveau de salaire Sl au salaire 52, le volume de travail diminue de Tl à T2 (graphique 5.19). La courbe de demande de travail de l'ensemble du marché est pour sa part égale à la somme des courbes de la valeur du produit marginal (VPm) de l'ensemble des entreprises individuelles. La courbe de la demande de travail de l'entreprise jouissant d'une situation de concurrence parfaite correspond donc à la partie de la courbe de la valeur du produit marginal (VPm) en deçà de son point de rencontre avec la courbe de la valeur du produit moyen (VPM).

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

GRAPHIQUE 5.19 LA COURBE DE DEMANDE DE TRAVAIL DE !..'. E NTREPRISE EN CONCURRENCE PARFAITE

$/Q

52

VPm

=

PmxP

51 . Demande d e travail

0

5.9

T

T1 •

L..: é lasticité de la demande de travail

Il convient de définir ici un autre concept, celui de l'élasticité de la demande de travail. Cette expression représente en fait la variation du nombre de travailleurs demandés par l'entreprise en fonction de la variation du taux de salaire. Ainsi, on dira que la demande de travail est très élastique si ses réactions aux variations {en hausse ou en baisse) du salaire sont très fortes. À l'inverse, on dira que la demande de travail est relativement inélastique si elle varie peu en réaction aux variations du salaire. Une demande de travail peut être inélastique si les travailleurs en question sont tout à fait essentiels au processus de production et que l'entreprise ne peut les remplacer par d'autres, ni par une machine. Au contraire, la demande sera très élastique si, par exemple, une forte hausse de salaire entraîne une forte baisse du nombre de travailleurs demandés par l'entreprise. Ainsi, l'élasticité de la demande de travail représente-t-elle le pourcentage de variation (à la hausse ou à l a baisse) du nombre de

187

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

188

travailleurs demandés par rapport au pourcentage de variation (à la hausse ou à la baisse) du taux de salaire25• Donc, si

le nombre de travailleurs demandés le salaire É lasticité de la et Edt demande de travail % de variation de DT % de variation de S on dira que la demande est élastique quand l'élasticité de la demande de travail est supérieure à 1 , c'est-à-dire lorsque : > 1 Edt et on dira que la demande est inélastique lorsque l'élasticité de la demande de travail est inférieure à 1 , c'est-à-dire quand : Edt < 1 DT

S

= =

C'est donc ainsi, dans l'optique néo-classique, que sont déterminés les niveaux d'emploi retenus par les entreprises; agrégés, ces niveaux d'emploi des entreprises individuelles permettront d'établir le niveau d'emploi d'une économie. En effet, dans la théorie néo-classique, la demande de travail à l'échelle de l'économie correspond simplement à la somme des demandes des diverses entreprises. Comme nous l'avons mentionné précédemment, l'explication de l'établissement de la demande de travail peut sembler simpliste, mais elle représente bien les relations de base postulées dans la vision néo-classique du marché du travail, une vision qui, comme nous l'avons noté, exclut les varia­ bles historiques et institutionnelles de l'analyse pour se concentrer sur les effets de coûts et de prix. Notons cependant qu'un autre modèle quelque peu moins ortho­ doxe explique différemment la détermination du nombre de travailleurs em­ bauchés; il s'agit du modèle dit « coût plus marge » qui, s'il est un modèle micro-économique� n'est cependant pas « néo-classique ». Il s'agit d'un mo­ dèle s'appliquant à des situations de concurrence imparfaite et de déséquilibre26, et qui, de ce fait, décrit de façon plus réaliste le processus par lequel les entre­ preneurs prennent leurs décisions. Nous n'entrons pas ici dans les détails de ce modèle, mais le présentons à l'annexe 1 pour les personnes intéressées à en connaître davantage. Nous reviendrons plus loin, à la fin du chapitre 6, sur un certain nombre de critiques adressées au modèle concurrentiel du marché du travail, mais pour le moment, reprenons brièvement les grands traits caractéristiques de ce modèle.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1" partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

Sommaire

1. La demande de travail est une demande dérivée de la demande pour le prodtùt. 2. La fonction de production de l'entreprise est fondée sur les con­ ditions teclmiques de production et le fonctionnement du marché de concur­ rence pure et parfaite. Ce type de marché repose sur quatre hypothèses : atomicité des agents, homogénéité des facteurs de production, parfaite infor­ mation et parfaite mobilité des facteurs. 3. À court terme, le facteur « capital » est fixe et seule la quantité de travail utilisée dans la production peut varier afin d'accroître ou de diminuer le volume de production. 4. Compte tenu de la complémentarité existant entre le travail et le capital, la production donne d'abord lieu à des rendements croissants; à partir d'un certain seuil cependant, les rendements deviennent décroissants, jusqu'à devenir nuls. C'est à l'intérieur de cette plage que se situera la demande de travail (ou le niveau d'emploi) de l'entreprise, soit à partir du point où l'on a atteint le maximum dans la croissance du rendement jusqu'au point où la croissance devient nulle (puis négative). En effet, tant que le rendement est croissant, on a intérêt à embaucher davantage; à partir du moment où le rendement est négatif, il serait tout à fait inutile, pour ne pas dire non économique, d'embaucher davantage.

189

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

190

Pour en savoi r plus . . .

Un chapitre plus analytique sur l'économie du travail néo-classique : GAMBIER, D. et VERNIÈRES, M. (1982). Le marché du travail. Paris : Éd. Econo­ mica. 213 p. (Réédition 1991) (Sur la théorie néo-classique et ses développements, voir le chapitre II, soit les pp. 47 à 72.)

Et si vous pouvez lire l 'anglais, nous vous recommandons plus particu­ lièrement les manuels suivants, par ordre de priorité : GUNDERSON, M. et RIDELL, W. C. (1993). Labour Market Economies. Theory, Evidence and Policy in Canada. 3• édition. Toronto : Mc Graw-Hill. 746 p. Mc CoNNELL, C. R. et BRUE, S. (1986).

Mc Graw-Hill. 593 p.

Contemporary Labor Economies. Toronto :

EHRENBERG, R. G. et SMITH, R. S. (1985) Modern Labor Economies. Theory and Public Policy. 3• édition. Boston : Scott, Foresman and Co. 699 p.

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (1"partie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

191

NOTES 1.

Par opposition, notons que l a théorie d e Keynes, que nous verrons a u chapitre 8, met plutôt e n relief des

flux et des circtiïts et que les économistes keynésiens s'intéressent davantage aux grands équilibres

comptables nationaux qu'aux choix individuels.

2.

Albertini et Silem ( 1 983).

Comprendre les théories économiques (2 tomes). Paris : Éditions du Seuil,

collection « Points-économie », p. 104.

La méthodologie économique. Paris : Economica.

3.

Voir Blaug, M. (1982).

4.

L'irréalisme des hypothèses n'est pas un problème pour les néo-classiques, notamment pour des économistes contemporains (monétaristes) comme Milton Friedman; pourvu que les hypothèses

permettent de faire des prédictions sur l'avenir de manière cohérente et, par conséquent, de faire des recommandations de politique économique, c'est tout ce qui importe pour des économistes positivistes.

À ce sujet, voir Blaug, op. cit. 5.

Au cours des dernières années, on a d'ailleurs vu se multiplier les applications de la science

économique à tout un éventail de thèmes, notamment l'analyse du mariage, du sexe, de la drogue, etc.

À

l'instar de Albertini et Silem ( 1 983), nous sommes d'avis qu'en appliquant ainsi l'analyse

économique à toute une gamme d'objets, on risque d'en faire une « science sans objet

6.

».

Nous parlons d'une unité pour plus de simplicité, mais il s'agit en fait d'analyser des ajouts de

quantités constantes, ce que nous pouvons rapprocher de l'unité, comme on le fait généralement dans

les manuels de base.

7.

Notons que dans la théorie keynésienne, la demande d'emploi des travailleurs correspond à l'offre de travail (des travailleurs) dans la théorie néo-classique; de même, la demande de travail des entreprises

dans la théorie néo-classique correspond à l'offre d'emploi (des entreprises) dans la théorie

keynésienne. Ces différences de point de vue théorique ne sont pas sans conséquences sur les politiques économiques que l'on peut proposer en s'inspirant de l'un ou l'autre des modèles

théoriques.

8.

Soit les chapitres 1 à 4.

9.

Évidemment, dans le modèle keynésien, on parlera de l'offre d'emploi des entreprises.

10. Notons que plusieurs économistes contestent le fait que l'échange de travail puisse être analysé comme

n'importe quel marché où s'échangeraient des marchandises quelconques. Mais pour le moment, avec

les néo-classiques, faisons l'hypothèse que le travail peut effectivement être échangé, comme toute

autre marchandise, sur un « marché » .

11. Certaines différences d e salaires seront admises par la théorie d u « capital humain » , une théorie d'inspiration néo-classique que nous verrons au chapitre 7.

12. On pourrait ainsi parler d'une certaine « segmentation » du marché du travail, comme nous le verrons plus loin, lorsque nous traiterons des théories « alternatives » à la théorie néo-classique. La théorie néo­ classique peut cependant admettre une certaine différenciation au sein du marché du travail.

13. Exigeant par ailleurs un niveau de scolarité analogue et présentant des conditions de travail souvent plus faciles.

14. Nous verrons en fait que la disponibilité et les caractéristiques réelles des technologies ne font pas tellement l'objet d'analyse dans le modèle néo-classique; on postule que pratiquement n'importe quel

volume de travail peut être combiné à n'importe quel volume ou n'importe quel type de technologie pour produire un bien donné. La technologie ne fait pas l'objet de spécification dans l'analyse

économique.

15. Rappelons qu'on pourrait également parler d'« offre d'emploi », ce qui se rapproche davantage du

langage courant, mais dans le modèle néo-classique, ce ne sont pas des emplois, mais des heures de

travail qui sont échangées sur le marché du travail; c'est pourquoi, il convient de parler d'une demande de travail de la part des entreprises et d'une offre de travail de la part des salariés, lorsqu'on se situe dans l'analyse néo-classique. Par contre, nous verrons plus loin que l'analyse keynésienne repose

plutôt sur l'emploi, ce qui nous autoriserait alors à parler d'offre d'emploi de la part des entreprises.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

192

16. En fait, la majorité des changements dans Je rapport capital-travail se font à la suite de changements technologiques, et non pas par suite de variations dans les prix relatifs. Il faut cependant reconnaître que l'innovation technologique modifie les rapports de prix, et qu'il est alors pratiquement impossible de comparer l'ancien équipement ancien au nouveau avec une unité de mesure commune. De toute manière, même si les salaires ne varient pas, l'innovation technologique tend à se propager dans les entreprises non pas seulement sur la base de comparaisons de coOts, mais parce que la technologie nouvelle est « supérieure » sous de nombreux aspects (permettant une plus grande flexibilité, une meilleure qualité, etc.). Il ne semble pas non plus que le prix du travail (les salaires) joue aujourd'hui un grand rôle dans la réalité des choix des entreprises en matière d'innovation technologique. Voir Tremblay (1989a). 17. L'exemple classique d'Adam Smith (1 723-1790) qui, dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, indique que la fabrication d'aiguilles peut être plus productive lorsque la division du travail est plus poussée et que chacun des travailleurs se spécialise dans une tâche donnée, qu'il maîtrise ainsi beaucoup mieux. On montrera les limites de cette théorie avec la généralisation du fordisme (cf. chapitre 9), car on observera que la parcellisation des tâches entraîne une plus grande monotonie du travail, une baisse de la motivation et de la productivité en résultant ensuite. Il semble donc que ce soit le respect de la complémentarité capital-travail qui explique les rendements croissants. 18. Notons qu'il s'agit d'une fonction de production théorique, en ce sens que les valeurs données précédemment, de même que les points de retournement et de croisement des droites ne sont donnés qu'à titre indicatif. Il n'existe pas de données générales permettant d'établir avec précision les points exacts de renversement de telles relations pour des secteurs d'activité ou des entreprises données, si ce n'est qu'ex post, à la suite d'essais-erreurs ou de tâtonnements dans les entreprises, permettant de dégager après coup le niveau de production offrant la meilleure rentabilité. 19. Revoir les définitions plus haut au besoin. 20. Outre le modèle marshallien, les deux autres modèles sont le modèle de Walras, fondé sur une analyse d'équilibre général, ainsi que le modèle marshallien de concurrence imparfaite. Nous nous fondons ici sur l'analyse de Ruth Rose ( 1987). Fondements théoriques de la demande sur le marché du travail : approches walrasienne, marshallienne et keynésienne. Montréal : Université du Québec à Montréal (ronéo). 21. L'analyse présentée au graphique 5.10 concernant l'établissement du salaire de marché vaut également pour l'établissement du prix des produits sur le marché des biens.

22. Rappelons que compte tenu des hypothèses d'atomicité et d'homogénéité qui sous-tendent le modèle néo-classique, cette notion d'entreprise type est fondamentale. Dans l'ensemble, les entreprises ont des conditions de production analogues et si jamais l'une ou l'autre de ces entreprises réussissait à produire à des coOts considérablement inférieurs à ceux de l'ensemble du marché, elles verraient leurs activités prendre de l'expansion et le marché concurrentiel disparaîtrait au profit d'un oligopole ou même éventuellement d'un monopole. 23. On devrait en fait déduire du prix du produit le coût des matières premières nécessaires à la fabrication du produit afin de ne conserver que la valeur ajoutée par unité de produit. Le coût unitaire des matières étant cependant présumé constant dans l'analyse, il est plus simple d'en faire abstraction afin de rendre la présentation plus claire. 24. Où il y a information parfaite de tous les agents économiques qui sont suffisamment nombreux pour qu'aucun d'entre eux ne puisse agir sur les prix, et qu'il n'y a pas de collusion entre eux (atomicité des agents). 25. Notons que le même concept peut être appliqué à l'offre de travail. L'élasticité de l'offre de travail représente la variation de la quantité d'heures de travail " offertes " par un individu en fonction de la variation du taux de salaire. 26. Par opposition à l'équilibre de l'offre et de la demande sur le marché qui préside au modèle néo­ classique, il y a déséquilibre dans ce modèle. Comme le note Ruth Rose (1987), op. cil., « les économistes persistent à traiter cette situation de marché (non concurrentiel) comme une approximation plus ou

CHAPITRE S LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE {lère parlie) : LE MARCHÉ DU TRAVAIL ET LA DEMANDE DE TRAVAIL

193

».

moins parfaite de la situation de concurrence parfaite Selon Rose toutefois, « il s'agit d'une situation qualitativement différente où les marchés ne sont jamais en équilibre et où les prix ne peuvent en aucun cas jouer leur rôle théorique pour équilibrer l'offre et la demande Élément important à souligner également, ce modèle donne des résultats « non détenninistes qui dépendent plutôt des stratégies mises en oeuvre par les entrepreneurs et des aléas du marché, alors que le modèle néo­ classique donne des résultats uniques, déterministes... ce qui facilite l'analyse. C'est peut-être pour cette raison qu'il est plus souvent enseigné que le modèle de concurrence imparfaite, pourtant plus proche de la réalité. Voir Rose, R. (1987), op. cit.. »

».

195 CHAPITRE 6

La théorie néo-classique (deuxième partie) : l'offre de travail et l 'analyse critique du modèle La théorie néo-classique accorde beaucoup d'importance à l'offre de travail. Il s'agit en fait de l'analyse de la quantité d'heures de travail que les travailleurs vont « offrir » à leur employeur. Ainsi, alors que l' analyse de la demande de travail nous fournit surtout des indications sur le volume de travail que les entreprises souhaitent faire exécuter, sur les embauches, les licenciements, ou encore le taux de chômage, l'analyse de l'offre de travail peut s'appliquer à l'explication du travail à temps partiel, des heures rédui­ tes, ou du « partage du travail » . Vue sous l'angle de l'offre de travail, la théorie néo-classique s'inté­ resse au comportement des travailleurs qui offrent leurs services ou leur « force de travail » (si l'on adopte la terminologie marxiste). En d'autres termes, on pourrait également parler de la demande d'emploi (des travailleurs), comme on le fera dans la théorie keynésienne, que nous verrons plus loin. Tout comme le modèle de la demande de travail, le modèle écono­ mique de l'offre de travail est un modèle utilitariste, fondé sur le concept d'utilité, ou plutôt de « désutilité » du travail, par opposition à l'utilité ou à la satisfaction que procure le loisir. La détermination du nombre d'heures de travail et de loisir qu'auront les travailleurs est ainsi vue comme le résultat d'un choix volontaire qu'exerceraient les personnes en cause. Rappelons que l'analyse néo-classique porte sur des choix individuels, et non sur le com­ portement collectif des travailleurs; ce n'est qu'en additionnant ces décisions individuelles que l'on obtient l'offre de travail à l'échelle d'un secteur ou d'une économie. La théorie pose que la détermination des heures de travail est le résultat d'un choix individuel; il est évident par ailleurs que nombre de contraintes qui pèsent sur les choix individuels ne sont pas prises en compte dans le modèle. Qu'il suffise de penser à la relative pénurie de garderies, aux frais qui sont associés aux services de garde, aux horaires d'ouverture et aux heures d'achalandage de divers services, de même qu'aux horaires « stan­ dards » qui en découlent, ces considérations sont généralement exclues du modèle théorique.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

196

De plus, les heures de travail sont également contraintes par les négociations conduisant à des horaires définis dans des conventions collec­ tives, de même que par les lois sur la durée « normale » ou « légale » du travail1, et enfin parfois par les contraintes découlant de l'organisation de. la production en continu ou semi-continu. De ce point de vue, on peut penser que la demande de travail des entreprises, en lien avec les normes imposées par l'État, intervient tout autant, sinon plus, dans l'établissement des heures individuelles de travail que l' « offre » des individus. Quoi qu'il en soit, le modèle postule que l'offre de travail des individus est indépendante de la demande et qu'elle revêt une grande importance. En effet, le modèle néo-classique se veut général et cohérent par rap­ port à la vision d'égalité présumée de l'offre et de la demande de travail. Ainsi, le modèle néo-classique pose que le nombre d'heures de travail réalisées par un individU ' correspond au nombre qu'il ou elle a « choisi » en décidant d'opter pour une combinaison donnée de

revenu

et

d'heures de loisir.

Cette analyse est

fondée sur un modèle identique à celui que nous avons vu au chapitre 5 (graphique 5.5); l'analyse du choix entre revenu et loisir s'apparente tout à fait à

l'étude que nous avons faite du choix entre vin et fromage. D'après ce modèle, ce ne sont effectivement pas des heures de travail que l'individu choisit, mais bien une

combinaison donnée de biens

«

utiles

»,

soit le

revenu

et le

loisir,

lui

procurant un niveau de satisfaction ou d'utilité donné. À l'inverse, le travail est considéré comme un résidu, un bien auquel est associé une certaine « désutilité ».

·

Sous cet angle, la théorie néo-classique de l'offre de travail s'inspire de l'analyse néo-classique de la consommation. La personne « choisit » un nombre donné d'heures de loisir et un niveau de revenu donné. Les heures de travail deviennent en quelque sorte un résidu, soit le solde des heures restantes après les heures de loisir. Si cette vision peut sembler contraire à la réalité, il convient de préciser que c'est effectivement là une conception relativement récente si l'on considère l'ensemble de l'histoire de la pensée économique. En effet, cette thèse date des années 1870, avec la « révolution marginaliste2 » dont nous avons traité au début du chapitre 5. Il y a longtemps eu désaccord au sujet de la vision que l'on devait adopter à l'égard du travail et ce désaccord persiste d'ailleurs toujours au sein de la communauté des économistes. La théorie néo-classique de l'offre de travail s'appuie donc sur les « préférences » des travailleurs et peut être assimilée à la théorie de la consommation3• Ces préférences sont elles-mêmes fondées sur l' « utilité » du revenu, par opposition à la « désutilité » (ou le caractère pénible) du travail, ainsi que sur la satisfaction globale issue de la combinaison de loisir et de revenu ainsi obtenue. Notons qu'à une certaine époque (avant Marshall), on

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

considérait que c'était le loisir qui représentait le résidu de temps qui restait une fois qu'on avait déduit les heures de travail4• Par ailleurs, certains économistes ont souligné qu'il existe une certaine complémentarité entre les facteurs en cause dans l'analyse de l'offre de travail5• En effet, il faut bénéficier d'un certain niveau de revenu (et donc d'un emploi) pour pouvoir profiter des heures de loisir dont on dispose. Si l'on dispose du maximum possible d'heures de loisir, mais qu'on est en fait sans emploi, il n'est pas éVident que l'on puisse jouir de ces heures de loisir; on aura sans doute plutôt tendance à considérer qu'un emploi serait fort utile et satisfaisant, alors que le loisir apparaît plutôt inutile dans un tel contexte. De même, il faut disposer d'un certain nombre d'heures de loisir pour pouvoir jouir de son revenu. De façon générale, aucun bien ne donne satisfaction en soi; il faut habituellement consacrer un certain temps à la transformation d'un bien donné en une source de satisfaction. Pensons à la nourriture que l'on transforme en repas, aux spectacles, au cinéma, aux livres, qui exigent du temps pour donner satisfaction. Bref, il existe des liens entre la « consommation » de loisir et de revenu (ou de travail) et la majorité des individus préfèrent disposer d'un certain niveau de l'un et de l'autre bien. Voyons donc comment a évolué la vision qu'ont les économistes du travail avant d'étudier plus particulièrement l'approche des néo-classiques en termes d'utilité ou de « pénibilité » du travail.

6.1

H istorique d e l a cou rbe d'offre d e travail

Il est intéressant d'étudier l'évolution historique de la vision écono­ mique de l'offre de travail puisque cet exemple montre bien comment les théories économiques reposent, dans une certaine mesure, sur une « vision du monde ». Certaines de ces théories ou visions du monde peuvent être testées, mais d'autres demeurent en bonne partie impossibles à vérifier, ou tout au moins reposent sur des prémisses qui ne peuvent faire l'objet de vérification. C'est ainsi que la vision du travail a évolué au fil des ans et des théories économiques, prenant parfois un caractère positif (utile), étant parfois consi­ déré comme une activité essentiellement pénible, inutile, donc négative. Selon l'époque, et selon la vision du monde qu'avaient les théoriciens, la pente de la droite représentant graphiquement l'offre de travail a donc été aussi bien positive que négative, et même nulle.

197

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

198

6. 1 . 1

Les mercantilistes

Ainsi, chez les mercantilistes6, aux seizième et dix-septième siè­ cles, le travail était vu comme une nécessité pour la majorité des gens, mais également comme une activité plus ou moins « utile » ou « satisfaisante », bien que ces termes ne soient pas employés comme tels avant les néo­ classiques. Pour reprendre la vision néo-classique, on pourrait dire que l'offre de travail avait une pente négative, bien que les auteurs de l'époque ne le disent évidemment pas en ces termes; en effet, les économistes de l'époque ne faisaient pas d'équations, de graphiques ou d'autres formalisa­ tions mathématiques pour exprimer leurs théories. Les mercantilistes postulent en fait que les bas salaires sont non seulement une façon d' aug­ menter les profits (ou de baisser les coûts de production) mais également une manière d'obliger le peuple à travailler davantage. Plus le salaire versé est faible, plus les gens offriront de travailler plus d'heures afin d'obtenir davantage de revenu. Si l'on emploie les outils de l'analyse néo-classique, cette thèse peut s'illustrer dans le graphique 6.1. On y constate que plus le salaire est élevé, plus la quantité de travail offerte par les individus est faible.

GRAPHIQUE 6.1 l..'.O F FRE DE TRAVAIL CHEZ LES MERCANTILISTES (À PENTE N ÉGATIVE}

Salaire

S

Offre de travail à pente négative

0

T

Heures de travail

CHAP/TRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" parlie) : L 'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE .

e.1 .2

De l'école classique (Smith, Ricardo) à Marx

À partir de l'école classique7, et notamment d'Adam Smith (17231790), on est plutôt d'avis que les travailleurs offriront davantage d'heures de travail si leur salaire est plus élevé et ce, même si cela va à l'encontre de leur santé. Ainsi, au risque de nuire à leur santé, les travailleurs seraient disposés à travailler davantage d'heures si le salaire off�rt est supérieur; c'est en quelque sorte le principe qui sous-tend l'idée d'offrir une prime pour les heures supplémentaires. L'offre de travail telle que vue par les classiques peut donc être considérée comme une offre à pente positive; rappelons toutefois qu'il s' agit là d' une interprétation graphique de leurs écrits, puisque aucun des auteurs classiques n'a exprimé cette idée sous forme graphique_ GRAPHIQUE 6.2 !.:OFFRE DE TRAVAIL CHEZ LES CLASSIQUES (À PENTE POSITIVE)

Salaire

S

Offre de travail à pente positive

0

T

Heures de travail

L'analyse de David Ricardo (1772-1823) est semblable à celle de Smith, mais Ricardo distingue le salaire « courant » du salaire « naturel ». À ses yeux, il convient de distinguer le salaire « courant », issu de l'interaction des forces d'offre et de demande sur le marché du travail. Ce salaire courant se distingue toutefois du salaire « naturel », résultant de forces économiques

199

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

200

plus fondamentales, ou de tendances de longue période. Ainsi, le niveau des salaires serait-il déterminé à la fois par une tendance de long terme, issue de forces fondamentales, et par des effets d'offre et de demande à court terme (pénuries et surplus de main-d'oeuvre dans des secteurs donnés, par exemple). Autre trait caractéristique de l'école classique : celle-ci s'intéresse davantage au comportement des travailleurs comme « groupe » alors que les néo-classiques, on le verra, analysent le comportement de l' individu­ travailleur. Ainsi, Marx (que l'on peut associer à l'école classique, bien que son analyse s'en distingue sous plusieurs aspects) étudie-t-il le compor­ tement des travailleurs en tant que groupe opposé à la classe capitaliste. Il s'intéresse surtout à l'écart existant entre la valeur des biens produits par les travailleurs et la masse salariale qui leur est versée ou, pour reprendre la ter­ minologie marxiste, à l'écart entre le « temps de travail socialement néces­ saire » pour produire et reproduire la force de travail (correspondant au salaire) et la durée totale du travail. Cet écart entre le coût du travail pour les employeurs et la valeur totale de la production est, pour Marx, la source de l'exploitation de la force de travail par les capitalistes; l'extorsion de cette plus-value issue du travail permet au capital de se reproduire et de s'accumuler. Globalement, les auteurs classiques, dont Smith et Ricardo, auxquels nous pquvons également associer Marx, s'intéressent aux actions collectives et aux comportements collectifs des travailleurs, de même qu'aux changements moyens observés dans l'économie. Sans avoir une analyse identique, ils se distinguent néanmoins en cela des auteurs néo-classiques qui adoptent une vision centrée sur l 'individu et les changements à la marge (production et productivité marginale).

6. 1 .3

L.'.individualisme méthodol ogique des marginal istes

La vision marginaliste (ou utilitariste) étant tellement dominante aujourd'hui, surtout dans le monde anglo-saxon, il convient de rappeler que ce n'est en fait qu'à la fin du dix-neuvième siècle que ce courant est devenu dominant, bien que certains précurseurs de cette vision soient apparus au dix-huitième siècle. C'est donc au dix-neuvième siècle qu'on a effectivement commencé à analyser le fonctionnement de l'économie comme le résultat de

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODELE

choix individuels qui peuvent être exprimés par le biais du marché concur­ rentiel8. Cependant, cet « individualisme méthodologique » caractérise aujourd'hui bon nombre d'analyses économiques9•

Si nous revenons aux auteurs marginalistes10, ceux-ci considèrent que le travail est pénible. Dans leur analyse économique, il sera considéré sous l'angle de sa « désutilité », de sa difficulté ou de son utilité négative. Selon ces auteurs, les travailleurs offrent leurs services jusqu'au point où la désutilité marginale de travailler davantage soit égale à l'utilité marginale que procurent les biens et services achetés grâce au revenu du travail. En d'autres termes, tant que le revenu supplémentaire associé à une heure de travail

additionnelle vaut, à leurs yeux, davantage que la difficulté associée à cette heure supplémentaire, ils continueront d 'offrir de travailler davantage.

En fait, les auteurs marginalistes ne s'entendront toujours pas sur la pente de l'offre de travail. Pour Jevons, un économiste britannique de la fin du dix-neuvième siècle (1835-1882), la pente de l'offre est indéterminée, mais les faits empiriques le portent à penser que les mercantilistes ont raison : la pente serait négative et la hausse du salaire entraînerait une baisse des heures de travail. Selon Jevons, il est possible que ceux dont le travail est moins pénible travailleront davantage si on leur offre un salaire plus élevé, mais les ouvriers qui effectuent un travail difficile, pénible, voire dangereux, opteront pour la solution inverse. Ainsi, seul un faible pourcentage de la main-d'oeuvre (de l'époque surtout) serait disposé à travailler davantage si l'employeur offrait un salaire supérieur.

À l'inverse, pour Marshall (1842-1924), un autre auteur margina­ liste, les individus travailleront davantage si on leur offre un salaire plus élevé. Ainsi, selon Marshall, le salaire doit compenser le caractère pénible du travail. À ses yeux, le travail n'est jamais intéressant en soi; ce n'est que le salaire qu'il procure qui intéresse les gens. Selon Marshall donc, la courbe d'offre de travail a une pente positive parce que les gens développent sans cesse de nouveaux besoins ou désirs qu'ils ne peuvent combler qu'avec un salaire plus élevé. Dans cette perspective, plus le travail effectué est pénible, plus le salaire doit être élevé. Il existe toutefois une limite à l'offre de travail parce que ce travail devient de plus en plus pénible au fur et à mesure que le nombre d'heures de travail augmente. Le loisir est donc plus valorisé que le travail à partir d'un certain point11• Pour conclure, jusqu'à Marshall, on considère que les travailleurs choisissent d'offrir un certain niveau d'heures de travail à un taux de salaire

201

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE OU TRAVAIL

202

donné en fonction de la difficulté du travail et de l'utilité du revenu. Le loisir émerge alors comme résidu, soit les heures qui restent libres après qu'on en ait affecté une certaine quantité au travail. Le principal changement apporté à l'analyse, avec Marshall, c'est donc que le travail devient un résidu. Aujourd'hui, selon la théorie néo­

classique, les travailleurs choisissent une combinaison donnée de biens utiles, dont le revenu et le loisir, en vue de maximiser leur satisfaction. Comme on le constate, il s'agit d'un comportement apparenté à celui du consommateur.

Le problème essentiel que posait l'analyse marginaliste de l' épo­ que consistait à évaluer le degré de difficulté ou le caractère pénible du travail. C'est là un problème qui sera résolu par l'introduction du concept de « courbes d'indifférence12 ». L'économiste Pareto (1848-1923) introduira la notion d'utilité « ordinale », par opposition à l'utilité « cardinale » (consi­ dérée comme mesurable), ainsi que le concept d' « optimum économique », que nous verrons plus loin. Cette solution du classement par ordonnan­ cement des préférences du travailleur, comme du consommateur, permettra de résoudre le dilemme de la mesure de l'utilité du revenu et de la difficulté du travail. En effet, on peut ainsi postuler que les travailleurs « devraient » (encore là, toutes choses étant égales par ailleurs13) se comporter de telle ou telle façon lorsque les contraintes et les prix auxquels ils sont confrontés sont connus.

6.2

L.:analyse néo-classique de l'offre de travail

On en arrive donc à une analyse où les travailleurs peuvent ordon­ nancer les différentes combinaisons de revenu et de loisir possibles, les

classer de façon « ordinale » selon le niveau de satisfaction que ces combinai­ sons leur procureraient. Ils n'ont pas besoin de mesurer avec précision le niveau de satisfaction potentiel de l'une ou l'autre combinaison, mais simplement de les classer par ordre de préférence (comme nous l'avons déjà fait pour le vin et le fromage).

Ainsi, le travailleur (ou consommateur de revenu et de loisir) établira une série de courbes d'indifférence qui, associées à sa droite de budget définie en fonction des prix existants, déterminera le lieu de l'optimum

économique.

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

203

GRAPHIQUE 6.3 COURBES D'INDIFF É RENCE DANS L.'.ARBITRAGE REVENU - LOISIR

500

200

-

-: '

-

' ' '

0

10

-

:

'

-

-

-

-

' ' ' '

20

45

Loisir

Rappelons que les différentes courbes, que l'on appelle « courbes d'indifférence », représentent des niveaux de satisfaction ou d'utilité diffé­ rents, correspondant à des niveaux de consommation différents de revenu et de loisir. Sur une même courbe cependant, on obtient un niveau de satisfac­ tion identique, quelle que soit la combinaison de travail (en fait de revenu) et de loisir retenue. Ainsi, dans cet exemple, le travailleur obtiendrait le même niveau de satisfaction ou d'utilité (Ul ) aux points A, B et C En clair, cela signifie qu'il est « indifférent » entre les diverses options que cela représente : soit avoir un revenu de 1 000 $ par semaine et 10 heures de loisir (option A); soit recevoir un revenu de 500 $ et avoir 20 heures de loisir (B), ou encore jouir de 45 heures de loisir par semaine, mais ne gagner que 200 $ par semaine (C). Le solde des heures non consacrées au loisir est implicitement consacré au travail; il s'agit d'un résidu d'heures qui fournissent du revenu. Les chiffres précis ne sont pas importants ici; ce qu'il importe de retenir, c'est que l'analyse néo-classique explique les heures de travail des individus par ce schéma de décisions individuelles fondées sur l'arbitrage ou le choix entre diverses combinaisons possibles de revenu et de loisir.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

204

Par ailleurs, on se retrouve devant des courbes (et non des droites) parce qu'il n'y a pas parfaite substitution entre les deux « biens » à tous les niveaux de « consommation » . En termes économiques, l'utilité marginale du revenu du travail, tout comme celle du loisir, est décroissante. Cela signifie que plus on a un revenu élevé, plus le supplément de revenu doit être important pour que l'on accepte de sacrifier des heures de loisir (voir l'extrémité A de la courbe). Ou encore, plus on jouit d'heures de loisir, moins on est disposé à sacrifier du revenu pour obtenir encore davantage d'heures de loisir; ainsi, au point C, il faudrait que l'employeur accorde vraiment beaucoup d'heures de loisir supplémentaires pour que la personne accepte une diminution de revenu. En d'autres mots encore, si une « travailleuse-consommatrice » (de revenu et de loisir) dispose de peu de revenus, elle sera prête à sacrifier beaucoup d'heures de « loisir » pour obtenir un meilleur revenu. De même, si cette travailleuse jouissait de revenus importants, elle ne serait pas tellement disposée à sacrifier des heures de loisir pour du revenu supplé­ mentaire. Voilà donc le coeur de l'analyse néo-classique de l'offre de travail. Mais tous les niveaux de satisfaction ne sont pas indifférents pour la travailleuse en cause, et tous ne lui sont pas accessibles. En effet, dans ce même graphique, plus les courbes s'éloignent de l'origine, plus le niveau de satisfaction est élevé. Par exemple, pour 45 heures de loisir en un point B, on n'aura que 200 $ sur la courbe Ul, alors qu'on aura plus de 1 000 $ sur la courbe U2. C'est ici qu'intervient de nouveau l'hypothèse de rationalité sous-jacente à l'analyse. Selon cette hypothèse fondamentale au modèle, toute personne rationnelle préférera toujours une situation où elle jouit à la fois de plus de revenu et de loisir plutôt que moins des deux à la fois. En se plaçant sur la courbe d'indifférence la plus éloignée de l'origine, la personne maximise sa satisfaction, ce que toute personne rationnelle devrait faire. Mais qu'est-ce qui détermine si notre travailleuse peut avoir accès au niveau de satisfaction U2 ou U3? Ce sont les contraintes qui s'imposent à cette personne qui détermineront si elle peut avoir accès à tel ou tel niveau de satisfaction; en termes économiques, on parlera de sa contrainte b,udgétaire ou de sa ligne budgétaire. Cette expression est utilisée en économie du travail comme dans la théorie économique générale de la consommation. Tout comme pour une analyse de consommation, on suppose ici que la contrainte budgétaire exprime le maximum de revenus qu'une per­ sonne pourrait retirer de son travail si elle n'avait pas du tout de loisir (D),

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

205

ou encore le maximum de loisirs dont elle pourrait jouir si elle ne travaillait pas du tout (F). La droite reliant ces deux points constitue la contrainte budgétaire de la personne en question. On peut penser qu'une personne plus scolarisée, dont les qualifications sont davantage recherchées sur le marché du travail pourra atteindre un niveau de revenu supérieur à celui d'une personne peu scolarisée, dont les compétences sont désuètes. Mais alors, où se situera l'équilibre entre le revenu et le loisir?

GRAPHIQUE 6.4 LA CONTRAINTE BUDG ÉTAIRE OU DROITE DE BUDGET

Revenu du travail

D

E

0

6 .2 . 1

F

Loisir

Léquil ibre entre le revenu et le loisir

La détermination du nombre d'heures de travail qu' offrira un travailleur quelconque sur le marché du travail se fait donc à partir des préférences (courbes d'indifférence) de cette personne, de même que de son potentiel du point de vue d'un emploi productif (la contrainte budgétaire ou droite de budget). C'est donc au point de tangence (le point E) entre la courbe d'indifférence la plus éloignée de l'origine et la droite de budget (ici D-F sur le graphique 6.5) que s'établira l'équilibre choisi par ce travailleur entre heures de loisir et heures de travail (ou revenu).

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

206

GRAPHIQUE 6.5 t:OFFRE DE TRAVAIL INDIVIDU ELLE

Revenu du travail

D

H

_

_

_

1 1 \ _

\.. _ '

_

' ., ' " J . ...... ' ' ' ' ' '

0

U3 U2 K

U1

F

Loisir

Pourquoi en est-il ainsi? Parce que cette personne ne peut se situer sur une courbe plus élevée du fait que le niveau de salaire payé pour ses compétences ne permet pas d'atteindre une courbe plus élevée; sa contrainte budgétaire {D-F) lui permet d'atteindre au maximum la courbe où se situe le point E. Notons que les autres points situés sur sa droite de contrainte budgétaire correspondent à des courbes d'indifférence de niveau inférieur (par exemple, les points H, J et K), c'est-à-dire qui lui procureraient moins de satisfaction. La personne rationnelle aura donc tendance à choisir le point E de préférence aux points J ou K notamment. Soulignons également qu'il s'agit toujours là d'un équilibre « stati­ que ». En d'autres termes, le point E est celui qui sera retenu pour un taux de salaire donné et une structure donnée de préférences en matière de revenu et de loisir. On postule ici que les capacités, les besoins et les préférences des travailleurs, de même que les « prix » des biens entre lesquels le travailleur doit choisir (ici le revenu et le loisir) sont posés une fois pour toutes. L'analyse néo­ classique de l'offre de travail permet donc de « prédire » le nombre d'heures de loisir et le niveau de revenu qu'une personne choisira, en fonction de son niveau de salaire actuel et de ses préférences à ce même moment. Il ne s'agit donc pas ici d'une analyse dynamique, qui permettrait de tenir compte de modifications dans les compétences, les besoins et les préférences des travailleurs au fil des mois ou des ans.

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (28 partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

Par ailleurs, comme dans l'analyse de la demande de travail, la variable salariale demeure déterminante. En effet, le salaire auquel une per­ sonne peut prétendre détermine l'emplacement de la droite de budget, qui, combinée aux courbes d'indifférence, permet d'établir la « consommation » de revenu {ou de travail) et de loisir qui fournira la satisfaction individuelle maximale à cette personne.

6.2.2

Les effets de substitution et de revenu

Dans l'analyse de l'offre de travail, il ne faut pas négliger les effets qu'engendrent les variations de salaire. En effet, le salaire étant au coeur de l'analyse de l'offre comme de la demande, le fait de poser des niveaux de salaire différents aura des conséquences sur l'offre de travail. Voyons donc quels peuvent être ces effets.

�effet de substitution

Lorsqu'on traite des effets de substitution relatifs à l'offre de travail, c'est aux effets des variations de salaire (hausse ou baisse) sur le nombre d'heures de travail offertes qu'on s'intéresse. On tente alors de déterminer la

variation du nombre d'heures de travail d'un individu par suite d'une variation du salaire. Ainsi, si nous reprenons l'analyse graphique du phénomène, pour plus

de clarté, nous verrons comment une hausse ou une baisse du salaire peut influer sur les « choix » de l'individu. Supposons d'abord qu'il y a une hausse du salaire dont peut béné­ ficier une travailleuse. Dans l'analyse néo-classique, la hausse de salaire peut s'apparenter à une hausse du « prix » du loisir car il faudrait en quelque sorte sacrifier davantage de revenu pour obtenir plus de loisir. Ainsi, la hausse de salaire étant interprétée comme une augmentation du prix du loisir, la théorie prédit que la travailleuse augmentera la quantité de travail qu'elle offre. Si l'on ne tient compte que de l'effet de substitution « pur » il y aura alors déplace­ ment du choix de la travailleuse de « a » vers « b ». Il y a pivotement de la droite A-B parce qu'il y a changement dans les rapports de prix du revenu et du loisir. Cependant, un effet-revenu vient se conjuguer à l' effet de substitution, de sorte que le comportement de la travailleuse ne l'amènera pas en « b », mais en « c ».

207

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

208

GRAPHIQUE 6.6 EFFETS DE SUBSTITUTION ET DE REVENU DA!'J S l..'.O FFRE DE TRAVAIL Revenu du travail

c B

0

A

Loisir

L.'.effet de revenu

En fait, une variation du salaire a un effet de revenu sur l'offre de travail. En d' autres termes, pour le même nombre d'heures de travail (ou de

loisir), on obtient un niveau de revenu supérieur lorsque le salaire horaire est plus élevé. Ainsi, la hausse du salaire entraîne un déplacement de la çlroite de

budget de manière à tenir compte de l'augmentation de revenu qui résulte de la hausse de salaire. Ainsi, alors que dans un premier temps, la mise en relief de l'effet de substitution tient compte exclusivement des conséquences du changement dans les rapports de prix des deux biens « consommés » ici (soit le revenu et le loisir), il nous faut également tenir compte de l'augmen­ tation de revenu qui résulte du changement et ce, à tous les niveaux de . durée de travail (ou tous les niveaux de loisir, comme le veut le modèle). Ainsi, par suite d'une augmentation de salaire, la travailleuse préférera le point « c ». Ce choix résulte de la somme des deux déplacements, soit l'effet de substitution et l'effet de revenu.

L'effet de substitution incite la travailleuse à diminuer son temps de loisir parce que le loisir apparaît alors plus coûteux en termes de perte de salaire. Le second effet, soit l'effet-revenu, l'incite par ailleurs à accroître son temps de loisir puisqu 'elle peut alors consommer davantage les deux « biens » que sont le

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (28 partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

revenu et le loisir, grâce à la hausse de salaire. L'effet ultime dépend donc de l'importance relative des deux effets. Ainsi, la prédiction du modèle en un tel cas se limite à indiquer que si l'effet-revenu l'emporte sur l'effet de substitution, la quantité de travail offerte diminuera avec la hausse de salaire. À l'inverse, si l'effet de substitution domine, la quantité de travail augmentera avec la hausse de salaire et l'on aura alors une courbe d'offre « normale », à pente positive. Si les comportements individuels sont agrégés, on aura l'une ou l'autre des situations présentées dans le graphique 6.7 : offre normale et offre « à re­ broussement » à l'échelle macro-économique. De ce fait, si l'effet-revenu l'emporte sur l'effet de substitution à partir d'un certain point, la quantité de travail diminuera avec la hausse de salaire et l'on aura un� offre dite « à rebroussement » dont la pente devient négative. Dans le cas inverse, c'est-à-dire dans le cas d'une offre « normale », c'est l'effet de substitution (loisir-revenu) qui devrait dominer et la quantité de travail offerte augmentera avec la hausse du salaire. Rappelons que ces courbes d'offre de travail considérées à l'échelle du marché correspondent à la somme des offres de travail retenues par les individus sur diverses courbes d'indifférence. C'est en effet ainsi que se trouve établie l'offre de travail à l'échelle de l'économie.

GRAPHIQUE 6.7 COURBES D'OFFRE DE TRAVAIL À l.'. ÉCHELLE DU MARCH É

Revenu

Offre " à rebroussement "

Offre " normale "

0

Travail

209

DEUXIEME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

210

Un certain nombre de principes de base sous-tendent ce modèle; ils sont résumés dans l'encadré qui suit. De plus, certaines observations ou « prédictions » découlent de ce modèle; nous en voyons quelques-unes afin de mieux fixer ce modèle néo-classique de l'offre de travail.

Les principes de base de l'offre de travail

Au terme de cette analyse de l'offre de travail dans la théorie néo­ classique, voici donc résumés les grands principes de base qui sous­ tendent l'analyse. 1.

L..'. analyse néo-classique de l'offre de travail se situe dans une pers­ pective individuelle et statique. Les négociations et conventions collectives n'y ont pas leur p lace , pas plus que les législations établies en matière d'heures de travail. Par ailleurs, il s'agit d'une analyse statique parce qu'elle n'admet pas de variations des valeurs en cause.

2.

Le travailleur-consommateur est placé dans un contexte social qui lui permet d'exprimer ses goûts et ses préférences sur le marché d u travail. L a théorie postule qu'il peut ajuster son offre de travail (ses heu res de travail) à ses goûts et ses préférences14• Les travailleurs " choisissent ,, ainsi un certain nombre d'heures de loisir et un niveau de revenu et ce, essentiellement en fonction du salaire auquel ils peuvent prétendre, mais également en fonction de leurs goûts ou préférences pour le revenu ou le loisir, ainsi que de leurs responsabi­ lités financières (ou familiales) q u i influent sur la configuration de leurs courbes d'indifférence.

3.

Ce modèle postule que l'offre désirée correspond à l'offre réalisée : si une personne souhaite travailler tant d'heures et avoir tant d'heures de loisir, elle pourra effectivement le faire. Tout comme le précédent principe, celui-ci représente une hypothèse plutôt forte. On peut se demander jusqu'à quel point ce n'est pas l'offre réalisée-observée qui est posée comme correspondant aux désirs des personnes en cause. De toute manière, il est certes difficile de vérifier, et la théorie néo­ classique ne cherche au fond qu'à fournir un modèle permettant de faire des prédictions ,, . . . toutes choses étant égales par ailleurs. «

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODELE

6.3

Les " prédictions

»

211

du modèle

Ayant postulé la possibilité de choix fondés sur le niveau de sa­ laire et les préférences des travailleurs, un certain nombre de prédictions peuvent être faites quant au comportement de ces mêmes travailleurs si certaines variables du modèle sont modifiées. Nous dégagerons ainsi quatre « prédictions » issues de ce modèle.

6.3. 1

Les heu res supplémentaires

La première des « prédictions » découlant de ce modèle est que les travailleurs pourraient accepter de faire des heures supplémentaires contre un taux de salaire plus élevé et ce, même s'ils travaillent actuellement le nombre exact d'heures qui leur convient. Cette « prédiction » du modèle se traduit graphiquement par le déplacement de la droite de budget à gauche du point initial d' « optimum » retenu par le travailleur (El), ce déplacement lui permettant d'atteindre une courbe d'indifférence plus élevée, soit U2 au point E2.

GRAPHIQUE 6.8 EXPLICATION N ÉO-CLASSIQUE DES HEURES SUPPL É MENTAIRES

Revenu du travail

U3 U2

0

Loisir

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

212

6.3.2

�analyse néo-classique de l'aide sociale et de l'assurance-chômage

Une deuxième prédiction intéressante que l'on peut dégager de ce modèle serait que l'augmentation du revenu provenant d'autres sources que l'emploi devrait inciter à une réduction de l'offre de travail, à taux de salaire inchangé. Si l'on se réfère à la vision graphique de la situation, c'est la droite de budget qui se transforme et, en s'éloignant de l'origine, permet d' attein­ dre un niveau de satisfaction plus élevé, tout en travaillant moins (et en jouissant de plus de loisir). Il convient peut-être d'approfondir cette « pré­ diction » puisqu'elle correspond à la vision néo-classique des conséquences de programmes comme l'assurance-chômage ou l'aide sociale. Comme les conséquences de tels programmes ont fait couler beaucoup d'encre au cours des années, il n'est pas sans intérêt de voir comment l'analyse néo-classique permet d'alimenter certaines thèses à ce sujet. Voyons donc comment les préférences des travailleurs peuvent évoluer s'ils peuvent disposer de revenus hors travail, par exemple de l'assurance-chômage ou de l'aide sociale, les cas-types auxquels cette ana­ lyse est appliquée. Une illustration graphique permettra, encore là, de mieux comprendre cette vision des choses.

GRAPHIQUE 6.9 REVENUS DE TRAVAIL ET REVENUS HORS TRAVAIL

Revenu du travail (S) et hors travail (Rht)

s

R

Rht

0

y

Loisir

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODELE

213

GRAPHIQUE 6.10 OFFRE DE TRAVAIL AVEC REVENUS HORS TRAVAIL Revenu du travail

s

Sc Sa

U2

Sb

U1

0

La

le

Lb

L

Loisir

Dans le graphique 6.9, la droite horizontale (Rht-R) représente le niveau de revenu hors travail, par exemple le montant d'un chèque d'assurance-chômage (que l'on appelle maintenant l'assurance-emploi), ou d'aide sociale. Ainsi, si une travailleuse avait le choix entre le point A, correspondant à un nombre donné d'heures de travail ou de loisir (La) et un revenu donné (Sa), et le point B, représentant des prestations d'assurance­ chômage ou des allocations d'aide sociale correspondant à un niveau de revenu Sb, l'analyse néo-classique indique que celle-ci aurait tendance à préférer B. En effet, elle obtient alors une plus grande satisfaction, ou une plus grande utilité, se trouvant sur une « courbe d'indifférence » plus élevée (U2 > Ul). En d'autres termes, cela signifie que la combinaison revenu-loisir obtenue en B est préférée à celle représentée par le point A Dans la situation B, la personne dispose en effet de beaucoup plus de temps libre (Lb = loisir) qu'en A, bien que son revenu soit un peu inférieur. Pour que cette personne préfère travailler, il faudrait que le taux de salaire qui lui est offert soit plus élevé, afin de lui fournir une combi­ naison revenu-loisir qui serait préférée à celle offerte en B. Ce serait effecti­ vement le cas en C par exemple, où les heures de loisir sont nettement inférieures à celles en B, mais où l'écart salarial (Sc - Sb) est suffisamment important pour qu'il soit acceptable pour l'individu de sacrifier des heures

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

214

de loisir en faveur du travail. N'oublions pas qu'il s'agit toujours ici d'un modèle où le travail est vu comme quelque chose de plutôt négatif, sa diffi­ culté et son caractère pénible étant mis en relief dans l'analyse15• De plus, il convient de rappeler que cette analyse postule que l'offre de travail est essentiellement déterminé par les prix ou salaires, sans aucune considération pour une des principales caractéristiques que recherchent les salariés, soit la sécurité économique, ou la stabilité du revenu d' emploi16• C'est donc sur ce genre de raisonnement néo-classique que sont en quelque sorte fondées un certain nombre de politiques relatives au marché du travail. Ainsi, les suppléments de revenu versés à des bénéficiaires d'aide sociale17 dont le salaire n'est pas très élevé ont précisément pour fonction de rendre le revenu suffisamment attrayant pour que la personne demeure en emploi, plutôt que de dépendre de l'aide sociale. Il est clair qu'il faut maintenir un certain écart entre les revenus d'emploi et les allocations ou prestations sociales si l'on veut préserver l'incitation au travail, surtout dans le cas de catégories professionnelles où les revenus et le travail lui-même ne sont pas toujours des plus intéressants, de même que lorsqu'il est difficile de trouver un emploi correspondant à ses qualifications. Cependant, le modèle néo-classique néglige tout à fait les aspects positifs et valorisants du travail au profit d'une vision plutôt négative. Voilà donc deux « prédictions » générales qui découlent de l'ana­ lyse néo-classique de l'offre de travail. Voyons maintenant plus en détail un des cas auquel cette analyse a été appliquée récemment dans le domaine des politiques économiques.

6.3.3

Une étude de cas : le partage du travail

Le partage du travail en situation de chômage élevé peut donner lieu à une application de l'analyse néo-classique de l'offre de travail. Le partage du travail renvoie à une situation où les travailleurs réduisent leurs heures de travail afin d'éviter la mise à pied ou le licenciement de certains de leurs collègues, tout en bénéficiant de prestations d'assurance-chômage pour les heures non travaillées (donc « chômées18 » ) . Si la théorie néo-classique ne nous semble pas tout à fait satisfaisante pour expliquer le recours effectif au partage du travail, au Canada et dans divers pays européens notamment, il s'agit néanmoins d'une application relativement vraisemblable qui permet tout au moins d'illustrer davantage le modèle théorique.

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L 'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

L'analyse néo-classique du partage du travail19 (ou du « travail partagé » si l'on veut se référer au programme canadien) prédit que les tra­ vailleurs qui font plus d'heures de travail qu'ils ne le souhaiteraient sont les plus favorables au partage du travail en situation de pénurie d'emploi. Cela va presque de soi. Cependant, même les travailleurs qui ne sont pas ainsi « sur­ employés » et ceux qui ne risquent pas d'être mis à pied peuvent être inté­ ressés. En effet, selon la théorie, ces travailleurs peuvent atteindre un niveau de satisfaction supérieur en participant à un tel programme, si celui-ci leur permet d'accroître considérablement leurs heures de loisir, tout en dimi­ nuant relativement peu leur revenu. Si nous nous reportons de nouveau à l'analyse graphique, nous constatons facilement comment cela peut se produire pour le programme canadien de travail partagé. Dans le cadre d'un tel programme, les travail­ leurs acceptent de réduire leurs heures de travail afin de maintenir en emploi un certain nombre de leurs collègues. Les heures non travaillées ne sont évidemment pas rémunérées, mais elles font cependant l'objet de prestations d'assurance-chômage. Ainsi, pour un nombre accru d'heures de « loisir », les travailleurs jouissent d'un niveau de revenu supérieur à ce qu'il aurait été en l'absence du programme. Cela se traduit au graphique 6.11 par un relèvement de la droite de budget à la droite de l'optimum initial. En effet, l'obtention du loisir supplémentaire ne se fait alors plus au prix d'une perte de revenu proportionnelle. L'optimum se déplace donc pour se situer sur une courbe d'indifférence plus élevée, donnant ainsi un meilleur niveau de satisfaction à la personne en question. Ainsi, la perte de revenu « normalement » encourue avec une réduction des heures de travail correspond à l'écart entre Sl et 52. Avec un programme de partage du travail incluant une indemnisation pour les heu­ res de travail perdues, la baisse de revenu n'est plus proportionnelle à la réduction d'heures et l'on se retrouve en 52'. C'est ce qui permet à l'individu de se trouver dans une situation qu'il considère préférable à celle qu'il con­ naissait auparavant (niveau de satisfaction U2 > Ul). Notons que le bas du graphique peut être lu de deux façons. Ainsi, si l'on veut regarder les choses du point de vue du loisir on aura 0 heure de loisir à l'origine et (disons) 70 heures de loisir au point A, où l'on se consacre exclusivement au loisir. Par contre, sous l' angle des heures de travail, on aurait l'inverse : soit 0 heure de travail en A et 70 heures de travail au point d'origine de l' abcisse et de l'ordonnée. Ainsi, la réduction des heures travaillées de 48 à 35 heures, par exemple, entraînerait une augmentation du l oisir de 22 heures à 35 heures, ce qui, compte tenu des allocations versées en complément du

215

DEUXIEME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

216

salaire, permet à l'individu de se trouver plus satisfait de la nouvelle situa­ tion que de la situation initiale20•

GRAPHIQUE 6.1 1 L E PARTAGE D U TRAVAIL

C D

Revenu

= =

optimum initial avec partage du travail

B

51 52' 52

��--+-��_,._��� Oh 22 h 70 h 35 h A 48 h 35 h 70 h 0 h

0

de loisir de !travail

En fait, si la théorie néo-classique peut être utilisée pour extra­ poler de telles « prédictions » à l'égard du partage du travail, il convient de noter que cette théorie fait peu de cas d'une telle possibilité de sous-emploi (ou même de sur-emploi) car elle prédit qu'il y aura toujours ajustement automatique par le biais des variations de salaire. Le partage du travail n'en offre pas moins un cas d'application intéressant pour l'analyse de l'offre de travail.

6.4

Résumé de l'offre de travail néo-classique

1. L'analyse néo-classique de l'offre de travail est une analyse . fondée sur des choix individuels rationnels, déterminés essentiellement par le niveau de salaire, sans considération aucune pour les autres avantages liés au

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (28 partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODELE

travail (épanouissement personnel, sécurité économique, etc.). L'individu détermine son optimum en matière d'heures de travail en réalisant un arbi­ trage (un choix) entre le revenu et le loisir. Le travail est ainsi le résidu des

heures non affectées au loisir.

2. L'utilité marginale du revenu comme du loisir est décroissante; en d'autres termes, plus on dispose déjà de l'un ou l'autre « bien » (revenu ou loisir), moins il paraît utile, moins il peut donner de satisfaction supplé­ mentaire, et plus on est disposé à en sacrifier pour obtenir ne serait-ce qu'un peu de l'autre bien, dont on dispose moins. 3. Dans ce modèle l'offre de travail que souhaitent faire les indi· vidus se trouve nécessairement réalisée : l'offre désirée est égale à l'offre réa­

lisée. Le contexte p�rmet non seulement au travailleur d'exprimer ses goûts et ses préférences, mais également de les trouver réalisés, l'employeur ayant présumément « intérêt » à se conformer le plus possible aux attentes de ses (futurs) salariés. 4.

Parmi les prévisions du modèle, notons essentiellement que

les effets de substitu tion et de revenu peuvent influer sur le comportement du travailleur en cas de variation de salaire. Ainsi, s'il y a hausse du taux salaire, le

coût du loisir apparaîtra en conséquence plus cher, de sorte qu'il y aura hausse de la demande de revenu et hausse de la quantité de travail offert et ce, si l'on tient compte uniquement de l'effet de substitution « pur ». Par contre, un effet-revenu entre en jeu; la hausse de salaire entraîne alors un déplacement de la droite de budget, qui incite à une « consommation » supplémentaire des deux biens que sont le revenu et le loisir. L'effet de revenu inciterait donc le travailleur à prendre également plus de loisir à la suite d'une hausse de salaire. Ainsi, l'effet net conjugue les deux aspects (effet..:revenu et effet de substitution) et dépend ultimement de l'importance relative des deux effets dans une situation donnée. 5. Les travailleurs pourraient accepter de faire des heures supplémentaires contre un taux de salaire plus élevé et ce, même s'ils travaillent

actuellement le nombre exact d'heures de travail qu'ils désirent. L'em­ ployeur qui verse une prime pour les heures supplémentaires se trouve à déplacer la droite de budget du travailleur et lui permet ainsi d'atteindre un niveau de satisfaction supérieur. 6. La possibilité d 'obtenir un revenu hors travail peut, à taux de salaire inchangé, inciter à une réduction de l 'offre de travail. En effet, si l'on

adopte la perspective néo-classique, fondée sur une vision « pénible » du travail, il peut être plus satisfaisant de jouir d'un grand nombre d'heures de

217

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

218

loisir et d'obtenir un revenu d'autres sources que l'emploi, plutôt que de travailler un grand nombre d'heures pour un revenu d'emploi à peine sUpérieur à celui dont on peut bénéficier d'autres sources telles l'assurance­ chômage ou l'aide sociale. 7. Le chômage est un phénomène essentiellement volontaire; pour le réduire, il faut surtout jouer sur l'offre de travail, tenter de l'adapter à la de­ mande de travail.

Voilà donc résumés, presque schématiquement, les grands prin­ cipes et hypothèses de base de l'offre de travail dans la perspective néo­ classique21.

6.5

Synthèse critique des hypothèses sous-jacentes au modèle concu rrentiel néo-classique

Arrivé à ce stade de notre étude de la théorie néo-classique, il con­ vient maintenant de faire une synthèse critique des hypothèses et prémisses essentielles au fonctionnement de l'ensemble de ce modèle théorique. Ainsi, en guise de conclusion sur les chapitres 5 et 6, nous présentons une revue des hypothèses sous-jacentes aux deux volets de la théorie néo-classique, soit l'offre et la demande de travail, ce qui nous permettra de mieux comparer les théories institutionnalistes des derniers chapitres à venir au paradigme néo-classique. Mais commençons d'abord par un bref rappel schématique de l'ensemble du modèle néo-classique du marché du travail. Le schéma 6.12 illustre l'ensemble des éléments composant le modèle néo­ classique du marché du travail.

À gauche du schéma, on trouve les éléments composant l'offre de travail, alors que les facteurs déterminant la demande de travail se trouvent à droite. Prenons d'abord la perspective micro-économique de la demande de travail. D'une part, la productivité marginale du travail détermine le niveau de salaire individuel qui, à son tour, détermine la demande de travail. D'autre part, les préférences . individuelles déterminent le niveau de l'offre de travail. En ce qui concerne l'offre de travail, celle-ci est également sous l'influence des facteurs démographiques, qui déterminent le volume de main-d'oeuvre disponible.

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

219

SCHÉMA 6.12 ANALYSE N É O-CLASSIQUE DU MARCH É DU TRAVAIL

->-1

Offre de travail

Main-d'oeuvre disponible

1

Préférences individuelles : revenu/loisir

�>-

Marché du travail (salaire et niveau d'emploi)

....

Demande de travail

t

Quantité de travail utilisé

Salaire

Q = f (T,C)• Fonction de production

Productivité marginale du travail

t

t Démographie

Offre globale (de produits)



Demande globale (de produits)

....

Revenus salariaux

La quantité de biens et services produits (Q) est fonction (1) de la quantité de travail utilisé (T) et de la quantité de capital (C) utilisé.

Comme le montre le schéma 6.12 c'est la confrontation de l'offre et de la demande sur le marché du travail qui détermine le salaire du marché et le niveau d'emploi. Il en découle un volume d'utilisation du travail donné. La quantité de biens et services produits, ou l'offre globale, dépend pour sa part de cette quantité de travail, de même que de la quantité de capital mise en oeuvre dans la production. Nous entrons évidemment alors dans la perspective macro-économique. Sous cet angle, on constate que si l'offre de produits est déterminée par la fonction de production à l'échelle de l'entre­ prise, elle est également sous l'influence de la demande globale de produits, elle-même déterminée par les revenus salariaux et, ultimement, par la productivité marginale du travail. On notera que cette dernière dépend également de la fonction de production, car la productivité du travail n'est pas indépendante du capital ou des machines mises en oeuvre dans le processus de production (complémentarité travail-capital ou machines).

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

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Ainsi observe-t-on les relations étroites existant entre les niveaux micro et macro-économiques sur le marché du travail. Les liens d'inter­ dépendance traversent les frontières de l'un et l'autre des deux niveaux, comme le montre bien le schéma 6.12. À titre d'exemple, soulignons notam­ ment que la productivité marginale du travail détermine le niveau des salaires (du point de vue micro-économique), de même que les revenus sala­ riaux versés (sous l'angle macro-économique). L'offre globale de produits est pour sa part reliée tout autant à la demande globale pour les produits qu'à la fonction de production à l'échelle de l'entreprise. Ayant rappelé les grands éléments constitutifs du modèle néo­ classique, analysons maintenant les hypothèses sous-jacentes à ce modèle. Pour ce faire, nous nous inspirons en particulier de la lecture critique qu'ont fait Gambier et Vernières (1982) du modèle néo-classique, cette lecture nous paraissant à la fois fort juste et très complète. Qu'il nous soit donc permis ici de nous référer à leur analyse. Gambier et Vernières regroupent en trois grandes catégories les hypothèses qui sous-tendent le modèle concurrentiel du marché du travail proposé par la théorie néo-classique, hypothèses qui sont essentielles au fonctionnement du modèle théorique. En d'autres termes, si l'on n'admet pas ces prémisses de base, ou si elles sont contredites par la réalité, on peut penser que le modèle théorique ne représente pas la réalité et, en consé­ quence, qu'il ne permet peut-être pas de « prédire » correctement ce qui se passera dans l'avenir, ou encore les conséquences possibles de divers pro­ grammes ou politiques d'emploi concurrents22• Quelle que soit la position que l'on adopte, il est important de bien avoir à l'esprit les hypothèses sous-jacentes à ce modèle qui, quoi qu'on en dise, demeurent la référence principale de l'enseignement des sciences économiques. En effet, si d'autres « paradigmes23 » concurrents font ressortir de plus en plus de failles ou de points de contestation de la théorie néo­ classique, il faut bien reconnaître qu'elle demeure le point de référence principal dans bon nombre de milieux universitaires et politiques, peut-être surtout en Amérique du Nord. C'est donc cette théorie qui influence le plus la formulation des politiques du marché du travail au Canada. Reprenons donc ici ces différentes hypothèses essentielles à la logique du modèle néo-classique, hypothèses sans lesquelles toute cette construction théorique ne tient pas.

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L 'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

6.5. 1

Vernières

Le modèle " concurrentiel ,, La première catégorie d'hypothèses identifiées par Gambier et : 56-57) tourne autour du caractère concurrentiel du marché

(1982

décrit dans la théorie néo-classique. Un certain nombre d'hypothèses décou­ lent de ce modèle, des hypothèses que nous avons rapidement exposées au début du chapitre 5. Nous reprenons ici plus en détail ces hypothèses néces­ saires à l'existence d'un marché dit « concurrentiel », un marché de « concur­ rence pure et parfaite » en d'autres termes.

Homogénéité du " facte u r travail ,, L'hypothèse d'homogénéité du « facteur travail » est tout à fait fondamentale dans le modèle néo-classique. Dans ce modèle, il n'y a pas de « qualification » du travail; les travailleurs et travailleuses ne sont pas distin­ gués selon les compétences, connaissances, savoirs et savoir-faire qu'ils ont acquis, ou encore selon leurs diverses aptitudes. Le « facteur travail » est posé homogène, aucune diversité ou hétérogénéité du travail n'étant prise en compte. Cette absence d'hétérogénéité ou de qualification du travail signifie impliàtement deux choses. D'une part, elle peut impliquer que les qualifi­ cations, compétences et connaissances requises sur le marché du travail sont très faciles à acquérir, comme on le suppose impliàtement lorsqu'on affirme que les travailleurs peuvent se déplacer d'un secteur ou d'une catégorie professionnelle à l'autre lorsque les écarts de salaire leur paraissent favorables ailleurs. Cela pourrait peut-être s'appliquer davantage dans des économies peu développées, peu industrialisées, mais. dans un contexte où la sàence et la technologie prennent de plus en plus de place dans les industries, où les techniques et technologies utilisées dans pratiquement tous les emplois ont beaucoup évolué, il paraît diffiàle de soutenir une telle hypothèse. D'autre part, l'absence d'hétérogénéité suppose impliàtement une très grande faàlité d'acquisition des différentes qualifications ou compétences demandées sur le marché du travail. Les variations de salaire enregistrées dans une catégorie d'emploi entraîneraient ainsi de fortes variations de l'offre de travail dans une autre catégorie.

À l'instar de Gambier et Vernières (1 982 : 57), nous considérons que sans aller jusqu'à dire qu'il y a autant de types de compétences ou de qualifications à distinguer qu'il y a de postes de travail ou d' « offreurs de

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travail », il reste effectivement que cette hypothèse de l'homogénéité du travail apparaît peu vraisemblable, du moins à court et moyen terme. Il est peut-être vrai qu'à long terme, toutes les qualifications, compétences et con­ naissances peuvent s'acquérir, mais on n'aurait pas alors d'ajustement aussi rapide que le pose la théorie néo-classique. Et encore. là, il faudrait adjoindre à l'hypothèse d'homogénéité du travail des hypothèses complémentaires concernant la rapidité d'adaptation du système d'éducation et de formation professionnelle, de même que les pratiques des entreprises en matière de formation continue ou de formation sur le tas. De plus, comme le notent les mêmes auteurs, « cette hypothèse d'homogénéité masque le fait que tout processus productif est organisé et que les emplois se situent les uns par rapport aux autres dans le cadre d'une division du travail qui n'est pas juxtaposition de tâches. Ceci marque l'hété­ rogénéité du trava i l, même si c'est au sein d ' un ensemble ordonné » ajoutent-ils. Ainsi, pour que l'on puisse parler d'un marché du travail concur­ rentiel au sens néo-classique, il faut d'abord qu'il y ait homogénéité du « facteur travail » . L'hypothèse semble peu compatible avec l'existence d'un processus productif où existe une certaine division du travail, ce que l'on a effectivement observé dans la majorité des économies industrialisées au cours du vingtième siècle. Mais d'autres hypothèses relèvent également du modèle concurrentiel.

Une information parfaite Une deuxième hypothèse renvoie à l'existence d'une information parfaite sur le marché du travail, comme sur tous les autres marchés auxquels on peut s'intéresser en micro-économie. Cette information parfaite est une condition essentielle pour assurer la transparence de toutes les tran­ sactions qui se produisent sur le marché en question, ici le marché du travail. En d'autres termes, pour réagir comme le prévoit la théorie à la suite . d'un événement donné (variation de prix, par exemple), il faut évidemment que les agents concernés soient bien informés du changement qui s'est produit. S'ils ne sont pas parfaitement informés de la situation, ils ne pourront réagir comme le prévoit le modèle. En fait, bien que si la concurrence suppose l'information, il n'en demeure pas moins que le contrôle et la rétention d'information sont au

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nombre des principales armes de la concurrence, comme le font remarquer Gambier et Vernières. En effet, le contrôle et la rétention d'information peuvent permettre à une entreprise en situation présumée concurrentielle, à priori, de se constituer un monopole partiel. Et si les entreprises peuvent certes être tentées de retenir de l'information pour s'assurer un tel monopole sur le marché du produit, le contrôle de l'information peut également être utile en ce qui con­ cerne le marché du travail. En effet, comme nous l'avons vu, la demande de travail étant fonction de la demande pour le produit et l'établissement des salaires étant fonction du niveau de la demande de travail, en lien avec l'offre, la rétention ou la transformation de certaines « informations » peut parfois être avantageuse. Si l'on se place sur un plan plus concret, il faut également recon­ nai"tre que les acteurs présents sur le marché du travail (entreprises, salariés et syndicats notamment) n'ont pas vraiment la possibilité de s'assurer une connaissance parfaite des données du marché. De plus, même s'ils en avaient la possibilité, les acteurs, en particulier les acteurs individuels que sont les travailleurs, n'ont pas nécessairement tous la volonté de poursuivre des recherches incessantes pour s'assurer d'obtenir toute l'information disponible. Cela renvoie en quelque sorte aux analyses plus récentes sur les coûts des transactions » pour les diverses parties intéressées à ces transac­ tions. Pour bien connaître le marché du travail, comme les autres marchés, il faut évidemment que les acteurs assument certains coûts : coûts de recherche d'emploi, coûts de négociation, de recherche d'information pertinente pour la négociation, etc. Bref, un ensemble de coûts sont inévitablement associés à · l'acquisition d'information, de sorte que l'hypothèse de parfaite information sur le marché du travail parait: difficile à soutenir. «

Il existe une telle multiplicité d'obstacles à la libre circulation de l'in­ formation (sur le marché du travail comme sur le marché des produits), et les coûts d'acquisition de cette information peuvent être tels qu'il paraît difficile de retenir l'hypothèse d'une parfaite information. Cependant, cette hypothèse n'en demeure pas moins essentielle au fonctionnement du modèle néo­ classique.

Une parfaite mobilité s u r le marché Cette dernière hypothèse associée au modèle concurrentiel pose qu'il existe une parfaite mobilité des agents sur le marché du travail; cette

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hypothèse est essentielle pour assurer que l'on obtienne véritablement la situation optimale sur le marché du travail. En d'autres mots, chacun est libre d'entrer sur le marché du travail, d'en sortir lorsqu'il le souhaite, de se déplacer vers un emploi correspondant davantage à son « optimum », etc. Cette hypo­ thèse est également au centre du modèle concurrentiel qui, comme nous l'avons vu plus haut, repose sur l'idée que les travailleurs font des choix individuels optimaux entre différentes possibilités qui se présentent à eux. Il convient d'ajouter que la mobilité est le seul moyen pour les sa­ lariés d'exprimer leur insatisfaction à l'égard de leurs conditions de travail. Or, l'immobilité ou le fait de demeurer dans une entreprise peut être con­ sidéré comme un avantage pour les salariés; dans ce cas, d'autres méca­ nismes sont utilisés par les salariés pour exprimer leur insatisfaction (baisse de productivité, grèves, etc.24). Cette hypothèse est tout à l'opposé de la vision marxiste selon laquelle les travailleurs sont contraints de travailler, étant donné qu'ils ont été expropriés, qu'ils n'ont pas la propriété des moyens de production. Ils sont donc en quelque sorte obligés de vendre leur force de travail pour survivre. Il faut effectivement reconnaître que les salariés « choisissent » leur situation d'emploi sous l'effet conjugué d'un certain nombre de con­ traintes : contraintes familiales, contraintes financières, (im) mobilité géogra­ phique ou professionnelle, etc. Par ailleurs, l'explosion démographique de l'après-guerre (le fameux baby-boom) a bien montré que la « liberté » d'entrer sur le marché du travail peut n'être qu'illusion lorsque les effectifs intéressés à travailler se trouvent gonflés par une poussée démographique mais que la croissance économique n'est pas au rendez-vous, comme ce fut le cas au début des années quatre-vingt. Le modèle néo-classique fait par ailleurs abstraction de toutes les contraintes et obstacles qui peuvent en fait bloquer la mobilité des travail­ leurs : les barrières linguistiques (non négligeables au Canada); les « inves­ tissements » des salariés dans leur maison, leur famille, etc.; le travail du conjoint; enfin, l'importance des connaissances ou des « contacts » dans l' ob­ tention d'un emploi. Voilà autant d'obstacles qui, de fait, rendent la mobilité moins intéressante (du point de vue de l'efficacité économique); de ce fait, ils tendent à nuire à la mobilité, voire à la bloquer. Ajoutons simplement qu'à tous ces facteurs de nature plutôt individuelle se conjuguent divers éléments associés à la dynamique même du « marché » du travail, à l'importance du chômage ou de la pénurie d'emplois à une époque donnée25• En fait, les facteurs de nature individuelle sont eux-mêmes en partie construits et

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modelés par la conjoncture économique; en effet, le travail de la conjointe et les « contacts » issus d'emplois passés26 ne sont pas sans lien avec le fonction­ nement même du marché du travail et de l'économie. Pour compléter notre revue des hypothèses sous-jacentes au modèle concurrentiel néo-classique, il nous faudrait également souligner l'hypothèse d'atomicité des acteurs, soit le fait qu'aucun des agents économiques ne soit suffisamment puissant pour influer sur les prix ou les comportements sur le marché. Nous avons fait état plus haut des différents types de marchés (monopoles, oligopoles, etc.) qui contredisent cette hypothèse pour certains marchés réels particuliers.

6.5.2

Le rôle fondamental du salai re

La deuxième grande catégorie d'hypothèses mises en relief par Gambier et Vernières a trait au rôle fondamental que joue le salaire dans le modèle néo-classique du marché du travail concurrentiel. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, le salaire est LA variable d'ajustement sur le mar­ ché du travail. L'offre et la demande de travail sont déterminées exclusive­ ment en fonction du taux de salaire, aucun autre facteur n'étant admis dans l'analyse néo-classique. En fait, des développements théoriques plus récents en micro­ économie ont bien montré que le salaire n'est pas la seule variable d'ajustement de l'offre et de la demande de travail27• En particulier, les analyses indiquent que l'offre de travail doit être considérée non pas dans une perspective indivi­ duelle, mais bien dans la perspective du « ménage ». Ainsi, tenant compte de la famille ou du ménage, les analyses micro-économiques ont montré qu'à court terme, l'offre de travail est très peu sensible aux variations des taux de salaire. De façon analogue, la demande de travail serait relativement insensible à court terme aux variations de salaire, contrairement à ce que pose la théorie néo­ classique; d'autres variables de nature à la fois qualitative et quantitative influeraient tout autant, voire plus, que le salaire sur les décisions des entreprises à court terme28• Dans une perspective de long terme, différentes variables, dont la démographie, l'évolution du partage entre salaires et profits, les modalités d'accumulation du capital (de réalisation et d'accumulation de profits) sont au nombre des facteurs qui influent tant sur l'offre que sur la demande de

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travail. Le salaire ne peut donc à lui seul déterminer le comportement des offreurs et demandeurs de travail. Par ailleurs, la théorie néo-classique considère les écarts de salaire comme une « compensation » pour de mauvaises conditions de travail : une indemnisation monétaire serait versée pour compenser des désavantages non monétaires associés à des emplois devant s'effectuer dans des condi­ tions difficiles, dangereuses ou pénibles. Si l'on peut bien admettre que ce soit parfois le cas, il reste que dans la majorité des cas, c'est aux emplois et aux salaires élevés que sont associés les meilleures conditions de travail (Ibid.). Notons que ce constat a d'ailleurs donné lieu à une théorie concur­ rente que nous verrons plus loin, soit la théorie de la segmentation ou du dualisme du marché du travail, la division en un marché primaire et un marché secondaire essentiellement. Un autre élément du rôle des salaires dans la théorie néo-classique a été contesté par l'observation empirique. C'est l'hypothèse selon laquelle les salaires joueraient le rôle fondamental dans la dynamique des déplace­ ments géographiques et professionnels de la main-d'oeuvre. En fait, diverses études29 ont permis de constater que le salaire ne jouait qu'un rôle mineur dans les mouvements de main-d'oeuvre entre régions ou entre secteurs d'activité économique ou professionnelle. En fait, on a constaté que la continuité de la relation d'emploi est fort valorisée par les travailleurs30, et qu'il s'ensuit une certaine inertie des salaires sur le marché du travail. Comme le note J. Hicks31, les employeurs « seront réticents à augmenter les salaires à cause seulement d'une rareté du travail, car le fait d'offrir des salaires plus élevés à certaines qualifications qui sont devenues plus rares aurait pour effet de bouleverser la grille des salaires. Ils sont réticents à baisser les salaires simplement parce qu'il y a du chômage ». Il se développe donc une certaine tendance à la stabilité ou à l'inertie des salaires sur le marché du travail; ceux-ci ne sont pas renégociés tous les j ours, les travailleurs ne vérifient pas quotidiennement leur « valeur » sur le marché du travail. Cela met en relief la spécificité du « marché » du travail par rapport aux autres marchés. En effet, si l'on peut dans une certaine mesure comparer l'échange de travail à l'échange d'autres marchandises, il n'en reste pas moins que les caractéristiques réelles du « marché » du travail nous obligent à constater qu'en de nombreux points, ce « marché » ne fonctionne pas comme les autres marchés, et surtout qu'il ne fonctionne pas selon les prémisses du modèle concurrentiel. Ainsi, comme le notent Gambier et Vernières, il paraît

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (28 partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODELE

difficile de postuler que les salaires ont un comportement analogue à celui que l'on attribue aux « prix flexible� » dans la théorie micro-économique. Sont ainsi mis en relief à la fois l'importance de la. continuité de la relation d'emploi et le fait que les travailleurs accordent plus d'importance aux (maintien des) écarts dans les grilles de salaires des entreprises qu'aux niveaux généraux de salaires sur le marché du travail. Ce sont des éléments qui seront mis en relief par des thèses de nature plus « institutionnaliste », que nous verrons plus loin. Enfin, pour terminer, soulignons que de regrouper l'ensemble des caractéristiques sous le seul signe du prix (du salaire) représente une sim­ plification extrême de l'information que l'on voudrait voir transmise sur le marché du travail. En effet, il fait peu de doute que rares sont les personnes qui choisissent un emploi uniquement en fonction du taux de salaire. À l'instar de Gambier et Vernières, nous considérons que le prix ne peut aucu­ nement résumer, à lui seul, l'ensemble de l'information relative aux caracté­ ristiques d'un emploi. Comme le dirait par ailleurs Bartoli (1986), le caractère « multidimensionnel » du travail et de la relation d'emploi se trouvent alors occultés. Et si l'on regarde du côté de l'analyse sociologique de l'emploi et du travail, nombre d'études ont montré que l'emploi représente également un statut social, des possibilités précises en termes de mobilité socio­ professionnelle, et non seulement une source de revenu, bien que cet aspect ne soit pas négligeable. En ce sens, au-delà de l'affectation de cette ressource « rare » qu'est le travail, le marché du travail joue également un rôle de distribution des places, du statut social et des perspectives d'avenir32•

6.5.3

!.:indépendance de l'offre et de la demande de travail

La dernière catégorie d'hypothèses mises en évidence par Gambier et Vernières a trait à l'indépendance et à l'égalité postulées de l'offre et la demande dans le modèle néo-classique. Certes, l'indépendance de l'offre et de la demande à un moment donné est nécessaire à l'établissement de prix d'équilibre instantanés. Cependant, comme ce prix « informe » les offreurs et demandeurs (potentiels et réels) de travail et qu'il provoque alors des modifications du volume et des caractéristiques de l'offre et de la demande pour le travail, l'offre et la demande deviennent defait interdépendants33•

227

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228

Comme le notent Gambier et Vernières (1982 : 59), l'indépendance présumée vient du fait que les deux éléments sont fonction de deux facteurs totalement indépendants, l 'offre dépendant des préférences individuelles, alors que la demande serait fonction des conditions techniques de production. L'inter­ dépendance des deux éléments vient cependant du fait que l'on passe de l'offre à la demande ou inversement par le biais du salaire, élément unifica­ teur et créateur de l'interdépendance entre les deux. Le débat à ce sujet est l'un des grands débats en économie du tra­ vail. L'offre et la demande sont-elles autonomes ou indépendantes? Les « déséquilibres » ou « dysfonctions » du marché du travail (hausse du chô­ mage) au cours des dernières années sont-ils imputables à une autonomie croissante de l'offre et de la demande? Ou au contraire, la demande de travail a-t-elle toujours été déterminante et continue-t-elle d'expliquer les déséquilibres actuels, dont le chômage? Autant de questions qui font tou­ jours l'objet de débats. Personnellement, nous nous situons plus près des thèses « institu­ tionnalistes » au sens large et considérons que la demande joue un rôle struc­ turant indéniable. Cependant, nous sommes plutôt portée à adopter une vision non déterministe, c'est-à-dire à ne pas négliger les facteurs d'offre sur le marché du travail, pour reprendre la terminologie néo-classique. De plus, bien que les stratégies des entreprises (et donc la demande de travail) nous paraissent fort importantes dans l'explication des réalités du marché du travail, nous n'adoptons pas non plus une vision instrumentaliste des stra­ tégies d'entreprises. Les entreprises doivent composer avec la main-d'oeuvre et de ce fait, sont souvent appelées à négocier, à accorder des concessions, à réaliser des compromis avec leurs salariés. Les analyses que nous avons menées sur la gestion de la main­ d' oeuvre et l'évolution des formes d'emploi (Tremblay, 1996; 1995; 1994; 1989b, c, d) de même que nos études de nature plus théorique (Tremblay, 1989) nous conduisent, en effet, à une vision en quelque sorte intermédiaire, entre les deux extrêmes que peuvent représenter les théories néo-classique et marxiste. Nous y reviendrons plus loin lorsque nous traiterons des thèses de la régulation et de la segmentation.

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (28 partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

Sommai re

Dans ce sommaire, nous rappelons d'abord les principes de base de l'offre de travail, qui composaientt la première partie du chapitre, puis nous exposons les principales critiques adressées à l'ensemble du modèle concurrentiel, soit l'offre et la demande de travail, afin de conclure ces deux chapitres sur la théorie néo-classique du marché du travail.

Les principes de base de l'offre de travai l 1.

L'analyse néo-classique de l'offre de travail est fondée sur des choix individuels rationnels, déterminés essentiellement par le niveau de salaire, sans considération aucune pour les autres avantages liés au travail. L'individu détermine son optimum en termes d'heures de travail en réalisant un arbitrage (un choix) entre le revenu et le loisir. Le travail est le résidu des

heures non affectées au loisir. 2.

L'utilité marginale du revenu comme du loisir est décroissante; plus on dispose déjà de l'un ou l'autre « bien » (revenu ou loisir), moins il paraît utile et plus on est disposé à en sacrifier pour obtenir ne serait-ce qu'un peu de l'autre bien, dont on dispose moins.

3.

Dans ce modèle l'offre de travail que souhaitent Jaire les individus se trouve nécessairement réalisée : l'offre désirée est égale à l'offre réalisée.

4. Parmi les prévisions du modèle, notons essentiellement que les effets de

substitution et de revenu peuvent influer sur le comportement du travailleur en cas de variation de salaire. L'effet net résulte de la conjugaison des deux

aspects et dépend ultimement de l'importance relative des deux effets dans une situation donnée. 5.

Les travailleurs pourraient accepter de faire des heures supplémentaires contre un taux de salaire plus élevé et ce, même s'ils travaillent actuellement le nombre exact d'heures de travail qu'ils désirent.

6.

La possibilité d'obtenir un revenu hors travail peut, à taux de salaire inchangé,

7.

Le chômage est un phénomène essentiellement volontaire.

inciter à une réduction de l'offre de travail.

229

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

230 Les principales critiques du modèle concurrentiel

Pour conchue au sujet des deux derniers chapitres, rappelons sommairement les principales critiques que nous pouvons adresser à l'en­ semble du modèle néo-classique concurrentiel. 1.

Le modèle concurrentiel ne tient pas compte des nombreuses spécificités qui font du marché du travail et de la « marchandise » qui y est échangée (le travail) un « marché » difficilement comparable aux autres marchés, si même l'on peut admettre l'existence d'un tel « marché ». Il convient notamment de sou­ ligner que le marché du travail, contrairement à ce que l'on présume des autres marchés concurrentiels, ne donne pas lieu à une vente « à la criée », avec possibilités d'enchères sur les « prix » du travail. Par ailleurs, les hypothèses sous-jacentes à l'existence d'un marché con­ currentiel ne semblent pas tenir dans le cas du travail : homogénéité du produit (travail), parfaite information et parfaite mobilité ne sont pas au rendez-vous sur le « marché » du travail.

2.

Contrairement à ce qui découle du modèle concurrentiel, la population en emploi ne retourne pas régulièrement sur le « marché » du travail, pour vérifier l'état de la conjoncture, de sorte que les prix ou les salaires ne reflètent

pas quotidiennement l'état de l'offre et de la demande sur le marché.

Au contraire, il semble que la continuité du lien d'emploi soit fortement va­ lorisée par les salariés, de même que certaines entreprises, et ces dernières hésitent à modifier les salaires lorsqu'il y a pénurie ou surabondance de main-d'oeuvre, car elles ne veulent pas défaire l'organisation des grilles salariales. 3.

En gros, s'il a l'avantage d'être relativement simple, le modèle néo­ classique a en quelque sorte les défauts de ses qualités. En effet, le schéma apparaît nettement trop simplifié, voire simpliste, dès que l'on veut com­ prendre le fonctionnement réel du marché du travail, tenter de prévoir les évolutions ou conséquences possibles de certaines politiques, etc. Le modèle ne tient pas compte de l'évidente hétérogénéité des travail­ leurs et des emplois. Il ne tient pas non plus compte de la rupture appa­ rente entre la détermination des salaires d'une part, et l'établissement d'un niveau d'emploi, d'autre part; ces deux processus ne sont pas aussi étroitement liés que voudrait le faire croire la théorie. Enfin, soulignons que les nombreuses transformations institutionnelles intervenues depuis une époque où la concurrence pouvait peut-être

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L 'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

représenter la dynamique économique fondamentale font que ce modèle paraît désuet_ Les modèles visant à le corriger « à la marge » (notamment ceux que nous verrons dans le prochain chapitre) n'ont pas réussi à lui redonner toute sa vigueur. Il faut cependant reconnaître que si les nom­ breuses contestations ont réduit son pouvoir explicatif et son hégémonie au sein de la « science économique », il n'en reste pas moins que ce modèle constitue toujours une référence importante, notamment pour les nombreuses tentatives de modélisation de l'économie.

231

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232

Pou r en savoir plus . . .

Un manuel d'inspiration néo-classique : CousINEAU, J. M. (1981 ). Économie du travail. Chicoutimi : Gaëtan Morin Édi­ teur. 268 p.

Des analyses de l'économie du travail néo-classique : GAMBIER, D. et VERNIÈRES, M. (1982). Le marché du travail. Paris : Éd. Econo­ mica. 213 p. (Sur la théorie néo-classique et ses développements, voir le chapitre Il, soit les pp. 47 à 72.) CORIAT, B. et WEINSTEIN, O. (1995). Les nouvelles théories de l 'entreprise. Paris : Librairie générale française. Collection Livre de poche. 218 p.

Et si vous pouvez lire l'anglais, nous vous recommandons plus particu­ lièrement les manuels suivants, par ordre de priorité : GUNDERSON, M., RIDELL, W. C. (1993). Labour Market Economies. Theory, Evi­ dence and Policy in Canada. 3• édition. Toronto : Mc Graw-Hill. 746 p.

Mc CONNELL, C. R. et BRUE, S. (1986). Contemporary Labor Economies. Toronto : Mc Graw-Hill. 593 p. EHRENBERG, R. G. et SMITH, R. S. Modern Labor Economies. Theory and Public Policy. 3• édition. Boston : Scott, Foresman and Co. 699 p.

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NOTES

1.

A u Québec, l a Loi sur les normes d u travail fixe l a semaine « normale » à 44 heures, alors qu'au Canada, le gouvernement fédéral a fixé un maximum de 40 heures par semaine et de huit heures par jour. Au-delà de ce seuil, l'entreprise est tenue de verser une prime de temps supplémentaire, ce qui accroît ses coftts de production. Dans certaines conventions collectives, le seuil peut être fixé à uri niveau inférieur, de sorte que les entreprises doivent alors verser une prime à partir d'un nombre inférieur d'heures de travail.

2.

Rappelons que cette expression renvoie à la mise en évidence, dans les années 1870, du principe de l'utilité marginale et du recours à l'outil d'analyse que constitue le calcul à la marge, deux thèmes que nous avons traités au début du chapitre 5.

3.

Soit l e choix d e consommation d e vin o u d e fromage présenté a u graphique 5.5 d u chapitre 5.

4.

De même aujourd'hui, un bon nombre d'économistes sont plutôt d'avis que le travail est utile pour l'individu et qu'il est également important en termes de valorisation sociale. Ainsi, la théorie néo-classique a longtemps été contestée sur cette question de l'utilité ou de la satisfaction que procure le travail, et elle continue toujours de l'être. Voir notamment le livre de Bellemare et Poulin Simon (1983), notamment le chapitre Il.

5.

C'est ce que soulignait l'économiste Gary Becker dans un article intitulé « A theory of the allocation of time », publié dans le Economie Journal, en 1965, vol. 75, p. 493-517.

6.

Le mercantilisme est une doctrine de politique économique dominant en Europe occidentale aux seizième et dix-septième siècles. Il s'agit d'un système qui vise à doter un pays de la plus grande richesse par le biais du commerce extérieur, et notamment en amassant des métaux précieux. S'il ne s'agit pas à proprement parler d'une doctrine économique ayant fait l'objet de théories développées, mentionnons tout de même l'ouvrage d'Antoine de Montchrestien qui, dans son Traité d'économie politique, publié en 1615, résumait bien les principes essentiels de ce système, qui reposait surtout sur l'application de réglementations et de recommandations. Voir Ibarrola et Pasquarelli (1981 : 416).

7.

Pour en savoir davantage sur cette école de la pensée économique, voir l'excellent (et peu coftteux) ouvrage d'introduction à ces théories, publié par Marie-Martine Salort et Yvette Katan (1988) : Les économistes classiques. D 'Adam Smith à Ricardo; de Stuart Mill à Karl Marx. Paris : Éditions Hatier, format de poche.

8.

Notons que certaines théories plus récentes prévoient également l'expression des préférences individuelles de façon collective et « politique » par le biais des marchés publics, ou des marchés pour les biens publics (la sécurité, le plein emploi, un environnement propre, etc.), soit les biens qui ne peuvent être obtenus que si l'ensemble des individus se mettent d'accord pour atteindre l'objectif en question.

9.

En raison de certaines caractéristiques propres au « marché » du travail et à la « marchandise » qui y est échangée (le travail), il faut toutefois reconnaître que d'autres écoles, notamment celles d'inspiration institutionnaliste (courants de la régulation, de la segmentation du marché du travail, etc., que nous verrons plus loin) sont néanmoins bien vivantes dans le champ de l'économie du travail.

10.

Rappelons que l'expression « révolution marginaliste » renvoie à la mise en relief, dans les années 1870, du principe de l' « utilité marginale » auquel nous avons fait référence plus haut. Ce principe a été mis en évidence par trois auteurs de pays différents, soit Jevons (Grande­ Bretagne), Menger (Allemagne) et Walras (France). À ce sujet, voir Brémond et Gélédan (1984 :

13-17).

.

11.

C'est e n quelque sorte cette même complémentarité entre le travail (revenu) e t l e loisir que mettra en relief Becker (1965, op. cit.) plus récemment.

12.

Une idée de l'économiste Edgeworth, qui sera reprise par Wilfredo Pareto.

13.

N'oublions pas cette hypothèse de base de l'analyse néo-classique, selon laquelle l'environne­ ment ne change pas autour des « preneurs de décision », dans ce cas-ci les travailleurs.

233

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

234

14.

Notons qu'un sondage récent mené dans la fonction publique québécoise indiquait que le tiers des personnes sondées préféreraient travailler moins d'heures. Par ailleurs, une enquête sur le temps partiel montre également que bon nombre de personnes travaillant à temps partiel préféreraient travailler davantage d'heures. Voir Langis (1987).

15.

Évidemment, si l'on adopte une vision différente du travail, par exemple si on le considère comme outil de valorisation sociale nécessaire à l'épanouissement des individus, une telle théorie apparaît insoutenable. Cependant, si l'on admet la vision néo-classique du marché du travail, et notamment l'hypothèse concernant le caractère pénible du travail cette analyse est tout à fait cohérente.

16.

À ce sujet, voir les études de Bellemare et Poulin Simon (1983, 1986).

17.

Par exemple, les programmes en vertu desquels un supplément est versé aux bénéficiaires d'aide sociale qui acceptent un emploi à bas salaire afin de rendre le revenu obtenu suffisamment élevé pour justifier le retour au travail, plutôt que le maintien de la dépendance à l'égard des prestations d'aide sociale.

18.

Pour plus de détails sur ce programme, sa logique économique, ses avantages et inconvénients pour les participants, voir Tremblay (1984), (1984a) et (1985), cités en bibliographie.

19.

Réalisée notamment par une équipe de l'Université de Toronto, Center for Industrial Relations. Voir Meltz, N.M., Reid, F. et G.S. Swartz (1981). Sharing the Work : An Analysis of the Issues in Work-sharing and Jobsharing. Toronto : Toronto University Press, de même que Reid, F. (1983). Conceptual Issues in the Evaluation of Work sharing in Canada. Ottawa : Emploi et Immigration Canada, février.

20.

Pour une explication plus complète, et non seulement néo-classique, de l'intérêt de ce type de programme pour les travailleurs et les employeurs, voir notre mémoire de maîtrise : Tremblay, D.-G. ( 1 984). Le travail partagé : essai d'in terprétation de sa logique économique. Montréal : Université du Québec à Montréal. Voir également Tremblay, D.-G. et D. Villeneuve (1997). Aménagement et réduction du temps de travail : défis et perspectives. Voir aussi notre mémoire de DEA (3" cycle) : Tremblay, D.-G. (1985). Partage du travail et flexibilité : les cas de la France et du Québec. Paris : Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, ainsi que l'article suivant, qui compare également le cas français au cas canadien : Tremblay, D.-G. (1989). From work-sharing to flexibility : the passage from an employment objective to a search for competitiveness : a comparative analysis of France and Canada in the eighties ». Dans : Boivin, J. (sous la dir.). Sorne Aspects of International Industrial Relations. Québec : Presses de l'Université Laval, p. 393-412. Enfin également : Tremblay, D.-G. et L. Poulin Simon (1984). Le travail partagé : une expérience utile, mais. .. Bulletin de l'Institut de recherche appliquée sur le travail, no 20, Montréal : IRAT. «

21.

Inutile de dire qu'un certain nombre d'éléments de cette théorie pourraient être contestés du point de vue de leur réalisme, de leur capacité à rendre compte de la réalité. Bon nombre des hypothèses et prémisses de cette théorie ont effectivement fait l'objet. de cont.estation de ce point de vue notamment. Cependant, comme nous l'avons souligné, il s'agit d'un modèle théorique général et si l'on en admet les prémisses et hypothèses, le raisonnement qui en découle est logique, bien qu'il soit peut-être incomplet, notamment du fait qu'il ne tient pas compte de facteurs non négligeables, comme l'épanouissement personnel et surtout la sécurité économique que procure le travail. Le débat concernant l'importance du " réalisme " des hypothèses est un débat qui se poursuit au sein de la communauté des économistes, de sorte qu'il convient de garder ces quelques remarques à l'esprit. De plus, cela permet de comprendre pourquoi la " science " économique peut donner lieu à des interprétations différentes, voire des théories carrément opposées quant à leur explication des phénomènes et aux relations qu'elles postulent entre différentes variables. Les personnes qui souhaitent approfondir ces questions d'ordre épistémologique peuvent lire l'un ou l'autre des deux ouvrages suivants, le premier étant cependant plus facile d'accès : Blaug, M. (1 982). La méthodologie économique. Paris : Economica.; Schmidt; C. (1985). La sémantique économique en question. Paris : Calmann-Lévy.

22.

Certains économistes (dont Milton Friedman) diront cependant que le réalisme des hypothèses

CHAPITRE 6 LA THÉORIE NÉO-CLASSIQUE (2" partie) : L'OFFRE DE TRAVAIL ET L'ANALYSE CRITIQUE DU MODÈLE

23.

24.

n'a aucune importance; seuls comptent les résultats issus du modèle théorique, les « prédictions » du modèle. Nombre d'autres économistes soutiennent au contraire qu'il est peu probable que des hypothèses fausses puissent fournir une vision correcte du comportement éventuel des acteurs présents sur le marché du travail et que, de toute manière, on aura de la difficulté à agir sur les situations (chômage, discrimination salariale, par exemple) pour tenter de les modifier si l'on ne connaît pas les motivations réelles et le parcours réel qui conduisent aux situations observées ex post. On pourrait également parler de « visions du monde » ou de « programmes de recherche », selon l'état d'avancement des diverses thèses prétendant au statut de « théorie » d'économie du travail. Pensons à la théorie de Hirshman exposée, Exit, voice and loyalty; selon cette théorie les salariés peuvent soit demeurer fidèles à l'entreprise (loyalty), soit quitter l'entreprise (exit) ou encore exprimer leur mécontentement par la grève ou d'autres moyens (voice). La théorie de Hirshman s'applique en fait à divers comportements autres que ceux des salariés, notamment ceux des électeurs dans un système politique. Au sujet de l'importance de la conjoncture économique, de même que de la pénurie d'emploi, voir les travaux de Bellemare et Poulin Simon (1983, 1986). Ou, en d'autres termes, du passage dans des « filières de mobilité » données, ce que nous verrons lorsque nous traiterons de la théorie des marchés internes du travail. Voir notamment Coriat et Weinstein (1995) pour un résumé de ces théories. L'analyse renvoie ici plus particulièrement à Vernières, M. (1974). Théorie du salaire. Paris : Cujas. Voir le rapport de l'OCDE (1965). Les salaires et la mobilité de la main-d'oeuvre. Cité dans Gambier et Vernières (1982 : 58). Voir également une étude du Conseil économique du Canada (1976). Des travailleurs et des emplois. Ottawa : Conseil économique du Canada. À ce sujet, voir M. Segal (1986), ainsi que J. Hicks (1955). « Economie foundations of wage policy ». Economie Journal, septembre. Ce dernier est cité dans Gambier et Vernières (1982 : 58). Hicks, J. (1955). « Economie foundations of wage policy ». Economie Journal, septembre; cité dans Gambier et Vernières (1982 : 58). À ce sujet, voir Vincens (1979), cité dans Gambier et Vernières (1982 : 58). À titre d'exemple, pensons aux emplois de chargés de cours, d'assistants de recherche universitaires, de journalistes-pigistes, de chercheurs à la pige ou d'autres emplois présentant des conditions de travail relativement précaires. Le salaire obtenu à court terme pour ce travail ne justifie souvent pas l'intérêt des gens pour ce type de travail. Ce sont plutôt les perspectives quant aux chances d'accès à des emplois plus stables ou mieux rémunérés (professeur, journaliste « régulier », etc.), de même que l'absence de choix ainsi qu'un certain statut social qui expliquent l'intérêt pour ce type de travail. Ainsi, observe-t-on que l'emploi représente également un statut social, des possibilités de mobilité professionnelle, tout autant qu'une source de revenu à court terme. À ce sujet, voir Vincens (1979 : 29-31), cité dans Gambier et Vernières (1982). .

25. 26. 27. 28. 29.

30. 31. 32.

33.

235

237 CHAPITRE

7

Les nouvel les théories néo-classiques (de l'offre de travail) D e nouvelles réalités étant apparues sur l e marché d u travail, de nouvelles questions ayant surgi et la théorie néo-classique ayant fait l'objet de nombreuses contestations, ses défenseurs en ont retravaillé certains postulats et prémisses. C'est ainsi que sont apparues de « nouvelles » théo­ ries d'inspiration néo-classique, dont certaines ont connu un très grand succès, comme c'est le cas en particulier de la théorie du « capital humain1 ». Compte tenu des critiques exposées précédemment, il convient de présenter les quelques aménagements récents apportés par des économistes néo­ classiques ou orthodoxe2 en ce qui concerne notamment l'analyse du comportement « rationnel » des travailleurs. Il faut toutefois reconnaître dès le départ qu'aucune de ces « nou­ velles » théories néo-classiques ne présente le même niveau de généralité que la théorie néo-classique de base, que nous venons de voir dans les cha­ pitres 5 et 6, ce qui favorise sans doute cette dernière et contribue à expliquer qu'elle ait aussi bien préservé sa prédominance. Par ailleurs, il faut admettre qu'aucune des théories concurrentes ou alternatives que nous verrons par la suite, dans les chapitres 9 à 11, n'a jusqu'ici réussi à renverser la prédominance de la théorie néo-classique; cela s'explique sans doute en partie également parce qu'elles ne présentent pas le même niveau de généralité et d' abstraction3• Cependant, ces théories institu­ tionnalistes commencent à être envisagées comme des alternatives viables, de véritables concurrentes, comme en témoignent clairement les tentatives de certains économistes du travail néo-classiques d'intégrer des dimensions institutionnelles ou contractuelles, issues de ces théories concurrentes, dans le paradigme dominant. De ce fait, la théorie néo-classique de base a évolué au cours des dernières décennies et certains économistes de tendance néo­ classique intègrent aujourd'hui des éléments d'inspiration institutionnaliste dans leurs théories d'inspiration néo-classique, comme c'est notamment le cas avec la théorie des « contrats implicites », que nous voyons plus loin. Plusieurs théories et hypothèses ont été avancées au fil des ans, mais nous retiendrons ici trois grands axes en ce qui concerne l'évolution de

DEUXIÈME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

238

la théorie néo-classique du marché du travail depuis les années soixante. Premièrement, on s'intéresse à l'étude des décisions d'investissement des travailleurs dans leur propre « capital humain » afin d'améliorer leurs pos­ sibilités d'emploi. Deuxièmement, on analyse leurs décisions de se déplacer sur le marché du travail' afin de régler les dysfonctionnements du marché du travail par leur mobilité, ce qui renvoie à la théorie de la recherche ou de la « prospection d'emploi » (job search4). Enfin, on a conçu la théorie des « contrats implicites », en vertu de laquelle les mises à pied temporaires constitueraient une réponse optimale aux variations de la demande. Voyons donc ces théories un peu plus en détail.

7.1

L a théorie du capital humain

Il s'agit d'une théorie qui remonte au début des années soixante. En effet, c'est en 1962 que le Journal of Political Economy publiait un supplément portant sur « l'investissement » dans l'être humain. Ce supplément de la revue comprenait entre autres quelques articles de Gary Becker qui, en 1964, allait devenir le « père » de la théorie du capital humain5• En fait, si Becker applique alors cette théorie au champ de l'éduca­ tion, il s'agit d'une extension de la théorie néo-classique orthodoxe à plusieurs phénomènes économiques. Cette théorie veut mettre en relief la dimension qualitative de l'offre de travail, un aspect jusqu'alors totalement négligé par les économistes. Ainsi, la théorie renvoie à l'éducation, à la formation profession­ nelle, à l'information recherchée sur le marché du travail, à la mobilité professionnelle des individus, de même qu'à leurs « investissements » dans leur propre santé. Dans ce cadre théorique, on considère que l'individu « investit » en capital humain, dans son propre capital humain, afin d'accroître la productivité de son travail et, en conséquence, son salaire. Dans cette théorie, le salaire est toujours déterminé par la productivité marginale du travail. Selon la théorie du « capital humain » (Becker, 1964), les salaires sont donc fonction du « capital humain » accumulé par les travailleurs ou, en d'autres termes, des investissements qu'ils ont faits pour accroître leurs compétences, leurs qualifications ou simplement pour améliorer leur état de santé. Dans cette perspective, plutôt que de résulter simplement du jeu de l'offre et de la demande, la rémunération résulte du rendement d'un capital d'aptitudes professionnelles, à la fois innées et acquises par l'éducation, et d'autres comportements concourant à accroître la productivité (par exemple, une bonne santé).

CHAPITRE l LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

239

Ainsi, selon cette théorie, les individus ne dépensent pas seule­ ment en vue d'obtenir des plaisirs immédiats, mais ils « investissent » égale­ ment dans le but de s'assurer des revenus futurs, à la fois de nature pécu­ niaire et non pécuniaire (statut social lié à l'emploi notamment). Les gens peuvent, par exemple, dépenser de l'argent pour s'offrir une meilleure éducation, un niveau de scolarité supérieur; c'est là le cas « classique » de Becker. Cependant, ils peuvent également investir dans une meilleure con­ naissance du marché du travail, c'est-à-dire « acheter » plus d'information ou une information de meilleure qualité concernant les emplois disponibles sur le marché du travail. Ils peuvent aussi se déplacer géographiquement afin de profiter de meilleures possibilités d'emploi, s'abonner à des centres de conditionnement physique afin de s'assurer une meilleure santé, choisir un emploi moins bien rémunéré qu'un autre, mais offrant davantage de possibilités de formation en cours d'emploi, ouvrant la voie vers des filières de mobilité professionnelle plus prometteuses. L'ensemble de ces comportements peuvent être considérés comme un « investissement » plutôt que comme une consommation et ce, qu'ils soient le fait d'individus agissant pour et par eux-mêmes, ou encore le fait de l'ensemble de la société agissant pour le compte de ses membres (en les contraignant à un certain niveau de scolarité obligatoire, par exemple). Comme c'est essentiellement sous l'angle des comportements en matière d'éducation que cette théorie a été développée, c'est sur ce thème que nous mettrons égale­ ment l'accent ici. Soulignons cependant que l'on a tenté d'utiliser cette théorie pour expliquer les écarts salariaux entre hommes et femmes par le fait que les hommes auraient investi davantage que les femmes dans leur « capital humain » ou leur scolarité; les tests empiriques n'ont toutefois pas permis de confirmer la théorie à partir de ces comparaisons. La théorie permet cependant d'expliquer des comportements qui

auraient paru « irrationnels » dans une perspective de consommation immé­ diate, par exemple, le fait de choisir un emploi moins bien rémunéré, mais offrant de meilleures possibilités de formation, le fait de continuer à étudier avec de maigres revenus de bourses d'étude, plutôt que d'accepter un emploi bien rémunéré. Envisagés sous l'angle d'un investissement, ces phénomènes prennent une toute autre signification et peuvent apparaître « rationnels », redonnant ainsi une certaine cohérence à l'analyse néo-classique. Les individus prennent alors des décisions rationnelles, les gains attendus dans le futur justifiant des comportements apparemment irrationnels si l'on ne tient compte que des gains immédiats.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

240

Ainsi, selon cette théorie, le coût d'acquisition d'une maîtrise, d'un doc�orat ou d'une formation. professionnelle donnée, serait compensé par des salaires supérieurs dans l'avenir. En des termes plus économiques, la demande d'éducation, au-delà de la scolarité obligatoire, serait responsable à la fois des écarts dans les coûts directs et indirects de la formation pour diffé­ rents individus, et des écarts salariaux liés aux années supplémentaires d'études. On pourrait ainsi considérer que les étudiants qui prolongent leur scolarité font un certain « pari » sur le salaire qu'ils pourront retirer à la fin de leurs études, considérant que le salaire auquel ils renoncent immédiate­ ment se trouve en quelque sorte investi et que ce comportement rapportera un salaire supérieur à la fin des études. La théorie présume que les person­ nes en question peuvent estimer correctement les écarts de salaire dont ils bénéficieront en reportant leur entrée sur le marché du travail à plus tard.

GRAPHIQUE 7.1 EFFET DE !.: É DUCATION SUR LES REVENUS

Coûts marginaux

Revenus marginaux

0 E•

t Coûts directs (livres, etc.)

Source : Adapté de Gunderson ( 1 988 : 367).

É ducation

CHAPITRE ? LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

24 1

Notons que la théorie pose par ailleurs que l'investissement dans la constitution d'un capital humain individuel diminue nécessairement avec l'âge, puisque l'on dispose de moins en moins d'années par la suite pour faire fructifier ce capital. De plus, si les gains salariaux continuent de croître avec l'âge, ils augmentent généralement à un taux décroissant. Ainsi, l'allure des gains sur l'ensemble de la vie active pourrait être représentée graphiquement par une courbe concave par rapport à l'origine. Cette forme concave traduit le fait que les gens sur le marché du travail continuent d'acquérir de l'expérience et parfois également de la formation en cours d'emploi (ou « sur le tas »). Cette expérience accrue aug­ mente leur productivité et leur salaire, mais le « rendement » de l'expérience diminue au fil des ans. De façon générale, les gains des personnes ayant un niveau de scolarité supérieur sont plus élevés que ceux des individus moins scolarisés. En effet, les gains de niveau 3 sont supérieurs à ceux des ni­ veaux 2 ou l . Cependant, ces derniers peuvent avoir acquis p l u s d'expérience pendant que les premiers étaient toujours aux études. En raison de l'effet positif de l'expérience sur la productivité, il est donc possible que les individus les plus scolarisés commencent à un niveau de salaire inférieur à celui des gens moins scolarisés de la même cohorte d'âge; ils pourront toutefois atteindre des niveaux de salaire supérieurs au fur et à mesure qu'ils acquièrent de l'expérience. Les moins scolarisés plafonneront à un niveau inférieur. La courbe de gains « 1 » plafonne en effet assez rapidement et il n'y a pas de rattrapage au fil des ans, de sorte que l'on n'atteint jamais les niveaux des courbes 2 et 3. Dans la représentation graphique des décisions, on retrouve les coûts et avantages (ou gains) associés aux prises de décisions dans la vision néo-classique. Ainsi, un individu qui choisirait de terminer son cours collé­ gial (cégep) pour accéder au niveau de revenu 2, plutôt que d'entrer immé­ diatement sur le marché du travail et d'avoir la courbe de gains 1, devrait sacrifier les gains immédiats représentés par la surface « a ». Il y gagnerait cependant une somme correspondant à la surface « b + e ». De même, l'individu qui souhaite prolonger davantage ses études, en allant à l'université en vue d'accéder à un revenu de niveau 3, devrait sacrifier les revenus immédiats correspondant à la surface « a + b + c », en plus d'assumer les coûts directs correspondant à « d » (frais de scolarité, livres, etc.), pour éventuellement obtenir des gains supplémentaires cor­ respondant à la surface « f ». L'une des principales conclusions du modèle

DEUXIEME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

242

est que les « investissements scolaires » devraient être faits le plus tôt possible dans la vie d'une personne afin de rapporter le plus possible. Plus on tarde, plus le rendement total potentiel baisse, puisque l'on dispose de moins de temps pour accumuler les profits issus de cet « investissement ». Il faut préciser que certaines hypothèses de base sous-tendent ce modèle, et que celles-ci sont essentielles si l'on veut tenter de faire des prévisions à partir de cette théorie. Premièrement, on postule que les heures de travail (ou d'études) sont fixes et identiques pour tous; en d' autres termes, la quantité de loisir consommée est la même pour tous et l'on peut les comparer uniquement du point de vue de leur revenu. Deuxièmement, on postule que les gens ne retirent aucune satis­ faction directe des études elles-mêmes; ce n'est que dans la perspective d'un revenu futur plus élevé qu'ils s'y intéressent. Cela signifie que l'on considère ici l'éducation uniquement comme un « investissement » et aucunement comme une « consommation » ou un plaisir immédiat. Troisièmement, on présume que les individus peuvent tous em­ prunter l'argent nécessaire aux études à un taux d'intérêt donné; on postule ici que l'on se trouve sur des marchés de capitaux « parfaits » et que per­ sonne n'a de problèmes financiers. Enfin, pour faire des prédictions de comportement à partir de ce modèle, il faut postuler que les individus connaissent avec certitude les différents schèmes de revenus qui pourraient s'offrir à eux dans les diffé­ rentes situations; l'incertitude et les risques sont exclus de l'analyse. L'im­ pact d'une situation de chômage élevé des jeunes sur les revenus de cohortes spécifiques n'est pas pris en compte explicitement, bien que des études empiriques aient montré que cela pouvait influer sur les niveaux de salaire d'une cohorte pléthorique, résultant d'une explosion démographique (ou

baby-boom6).

En fait, les prédictions issues du modèle sont essentiellement de deux ordres. D'une part, dans sa version ambitieuse, la théorie prétend pouvoir prédire les effectifs prévisibles dans les différents champs d'études de l'enseignement supérieur, et même le volume de candidatures dans les différents types d'institutions offrant les deuxième et troisième cycles universitaires. D'autre part, plus modestement, la théorie cherche à prédire les effectifs dans les cycles d'études au-delà de la scolarité obligatoire, compte tenu des différentes rémunérations que l'on peut en attendre. La

CHAPITRE l LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

243

majorité des études empiriques inspirées par cette thèse ont effectivement pris la forme de modèles mathématiques et de calculs visant à expliquer les rémunérations des individus (variable dépendante) à partir de variables (indépendantes ou exogènes) comme le niveau de scolarité, l'expérience pro­ fessionnelle, le statut professionnel, mais également l'intelligence, le contexte familial, le lieu de résidence, etc.

GRAPHIQUE 7.2 ÉGALISATION DES COÛTS ET AVANTAGES MARGINAUX

Coûts marginaux

Revenus marginaux

0

E*

Éducation

Source : Adapté de Gunderson (1 988 : 369).

Dans cette perspective, nombre d'études empiriques ont tenté d'établir les choix que feraient différents individus, ou cohortes d'âge. Il est présumé que les individus choisiront la quantité d'éducation qui leur permet de maximiser la valeur nette actualisée de leurs gains sur l'ensemble de leur vie. Sans entrer dans les détails mathématiques d'une telle étude, on peut simplifier en disant que les individus choisiront le niveau de scolarité qui leur permet d'égaliser les revenus marginaux et les coûts marginaux (sup­ plémentaires) associés au prolongement de la scolarité. On retrouve bien là l'argumentation néo-classique. En termes clairs, à partir du moment où les coûts d'une prolongation de la scolarité sont supérieurs aux revenus que l'on

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

244

peut en attendre, les individus mettront fin à leur éducation et entreront sur le marché du tra.vail. Par ailleurs, en ce qui concerne la formation professionnelle, Becker introduit une distinction fondamentale entre la formation générale et la formation spécialisée ou spécifique à l'entreprise. Cette distinction l'amène à dire que si les entreprises sont disposées à assumer le coût de la formation spécifique à l'entreprise, ce sont les travailleurs qui doivent assumer le coût de la formation générale, sous forme d'une diminution relative de leurs gains pendant la période de formation. On expliquerait ainsi le fait que les salaires soient relativement plus faibles en début de carrière, lorsque les travaillems acquièrent un complément de formation « sur le tas » en vue d'être plus pro­ ductifs par la suite. Notons que si cette théorie a surtout été appliquée à la détermina­ tion des salaires, certains se sont aussi penchés sur l'explication des écarts de salaire selon le sexe, ce que la théorie explique fondamentalement par la sociali­ sation, ou le rôle « social » affecté aux femmes, qui aurait pour effet de dimi­ nuer leurs investissements en matière de formation et leur degré d' « attache­ ment » au marché du travail. Au-delà de cela, on s'est également demandé pourquoi certains écarts de salaire subsistaient entre des hommes et des fem­ mes ayant fait des « investissements » identiques dans leur capital humain. Ainsi� si le capital humain est un capital comme un autre, on peut penser qu'un capital identique devrait fournir le même rendement à toutes les personnes qui le possèdent. Pourtant, il existe toujours des écarts de salaire entre des hommes et des femmes ayant fait le même investissement scolaire7. Or, la théorie du capital humain n'arrive pas à expliquer de tels écarts. Et si cette théorie constitue certainement une avancée en ce qui concerne l'explication des niveaux de salaire, le modèle ne tient pas toujours lorsqu'on s'intéresse aux inégalités de rémunération entre races, ou entre hommes et femmes ayant des investissements en capital humain identiques8• Au nombre des critiques les plus importantes de cette théorie9, plusieurs économistes ont souligné que si l'on veut retenir le concept de « capital humain », et donc la vision classique du capital, deux classes de capitaux identiques devraient obtenir le même rendement, ce qui n'est pas toujours le cas. Enfin, on a noté que cette théorie n'explique pas les différences existant entre le capital « social » accumulé par les différents individus, pas plus qu'elle ne tient compte du contexte institutionnel, qui paraît pourtant pouvoir jouer un rôle non négligeable en matière de « capital humain » .

CHAPITRE 7 LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

245

Pour conclure, soulignons que la théorie du capital humain res­ pecte toujours l' « individualisme méthodologique » qui caractérise la vision néo-classique. En effet, tant les formulations de Schultz10 et de Jacob Mincer11 que celles de Becker sont caractérisées par le même individualisme méthodologique dans lequel baigne la théorie néo-classique orthodoxe. En d'autres termes, la théorie du capital humain maintient l'idée que tous les phénomènes sociaux peuvent s'expliquer par un comportement individuel, par la simple sommation d'individus agissant dans leur propre intérêt personnel. De même, cette théorie préserve l'idée selon laquelle le taux de rendement marginal de l'éducation serait égal pour tous les individus, le capital humain, comme tout autre capital, étant présumé offrir le même rendement pour des capitaux identiques. Enfin, si la théorie du capital humain offre certaines explications plus ou moins satisfaisantes de l'intérêt pour des individus d'accroître leur niveau de scolarité, elle n'est pas très convaincante pour ce qui concerne l'explication des écarts de revenus entre des individus ayant des « capitaux » à peu près identiques. Par ailleurs, notons que certains tenants de cette thèse du capital humain sous-estiment parfois le rôle de la formation sur le tas, en entreprise, ainsi que de la formation gratuite en général12• On peut donc dire que la théorie apporte des explications partielles aux phénomènes dont elle prétend effectivement rendre compte.

7.2

La théorie du crible

La théorie du « crible » ou du « filtre » est en fait un modèle qui s'oppose à la théorie du capital humain, un modèle rival en quelque sorte. Certaines versions de cette thèse se rapprochent des théories du dualisme ou de la segmentation du marché du travail. Nous en traitons néanmoins briè­ vement ici, puisqu'elle est une thèse concurrente à la théorie du capital hu­ main13. Fondamentalement, cette thèse postule que le niveau d'éducation ou de scolarité agit comme crible, ou comme filtre, permettant d'identifier les per­ sonnes les plus aptes ou les plus productives. Contrairement à ce que postule la théorie du capital humain, l'éducation n'agirait pas directement sur la productivité, mais servirait plutôt de filtre ou d'indicateur indirect de la productivité potentielle de divers individus. Selon cette thèse, le coût d' acquisi­ tion de l'éducation serait inférieur pour les travailleurs les plus aptes ou, en

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

246

d'autres termes, il serait plus facile d'acquérir un niveau de scolarité élevé si l'on est, à priori, plus apte ou plus intelligent. Les plus aptes feraient donc l'acquisition de titres de scolarité supérieurs aux autres afin d'indiquer aux employeurs qu'ils possèdent les qualifications et aptitudes nécessaires au travail, ces aptitudes étant par ailleurs difficiles à vérifier directement ou prenant un certain temps à évaluer dans une situation de travail donnée. Ainsi, les travailleurs se serviraient de l'éducation comme d'un signal ou d'un indicateur de leurs capacités et aptitudes à l'intention des employeurs, alors que ces derniers utiliseraient le niveau de scolarité comme filtre, afin d'iden­ tifier les travailleurs les plus aptes pour les postes en question. Il convient de noter que ce raisonnement ne peut s'appliquer que si les employeurs ne disposent pas de moyens plus simples et directs pour évaluer les capacités des travailleurs, donc sans doute s'il s'agit d'un travail d'une certaine complexité ou d'un certain niveau d'abstraction. De plus, il faut présumer que l'acquisition de titres scolaires est relativement plus facile pour les gens les plus aptes ou plus intelligents qu'elle ne l'est pour des gens ayant des capacités moindres. Sinon, à la fois les plus aptes et les moins aptes investiraient dans l'éducation, et celle-ci ne pourrait servir de crible. Donc, si l'on retient les hypothèses précédentes, l'éducation peut sans doute rapporter aux individus les plus aptes qui investissent dans leur niveau de scolarité. Du point de vue des employeurs, la théorie du crible ou du filtre permet de solutionner le problème de la sélection des travailleurs. En effet, étant donné la difficulté de prévoir le rendement futur des travailleurs, le niveau d'études servirait de filtre et d'indicateur des capacités d'appren­ tissage des différents individus. Les employeurs s'en serviraient pour trier les personnes postulant pour un emploi, en les différenciant selon leur degré de motivation, d'aptitude à la formation, etc. Le filtre ainsi utilisé permettrait en quelque sorte une sélection selon les traits de personnalité plutôt que selon les connaissances techniques. Ces dernières seraient alors acquises essentiellement par le biais de la formation en cours d'emploi, d'où l'intérêt pour les employeurs de sélectionner des personnes aptes à la formation, capables d'apprendre. Reste à déterminer si les études sont effectivement le mécanisme de sélection le plus efficace pout tout type d'emploi. Si l'éducation peut apparemment rapporter aux individus qui investissent dans leur formation, il faut également déterminer si cela rap­ porte à l'ensemble de la société. Selon cette théorie, contrairement à ce que postule la théorie du capital humain, l'intérêt de l'investissement dans l'édu­ cation, du point de vue de l'ensemble de la société, ne serait plus unique­ ment d'accroître directement la productivité, mais bien de permettre de

CHAPITRE l LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

247

filtrer et de sélectionner les gens les plus aptes

à occuper les postes plus

complexes. Cette version « extrême » de la théorie de la « sélection par les titres » suggère que le développement de l'éducation n'aurait pas de consé­ quence importante sur les capacités de travail ou les écarts de salaire, puisque l'augmentation du nombre de diplômés ne fera qu' accroître les exigences des employeurs pour différents postes. Ainsi, les diplômés de tous les niveaux verraient leur situation se dégrader et les écarts de salaire demeureraient les mêmes. Notons que la thèse du crible se concentre sur l'aspect « demande de travail », alors que celle du capital humain est surtout axée sur l'offre de travail. Dans une certaine mesure, on peut donc considérer que les deux thèses

sont complémentaires quant à l'explication du rôle de la scolarité sur le marché du travail. La théorie du capital humain semble toutefois décrire relativement mieux le comportement des travailleurs, par le rendement qu'ils

attendent de l'éducation, alors que la théorie du crible met plutôt en relief l'outil de sélection que représentent les titres scolaires pour les employeurs. Il faut reconnaître que les tests empiriques auxquels on a soumis cette thèse du crible, ou du filtre, n'ont pas été très concluants, comme c'est d'ailleurs le cas pour certaines prédictions de la théorie du capital humain14• Cependant, les gestionnaires reconnaissent généralement que l'éducation sert effectivement souvent de filtre pour des postes exigeant des compétences de nature générale, associées à la « personnalité » : aptitudes à la communication, à l'expression orale, à la négociation, motivation au travail, persévérance, etc. Par ailleurs, il faut reconnaître que les programmes scolaires menant

à des

professions spécifiques (médecine, droit, comptabilité, etc.), de même que de plus en plus de formations universitaires, en sciences pures comme en sciences sociales, sont bien davantage que de simples outils de sélection. Ainsi, si le niveau de scolarité peut agir, dans une certaine mesure, comme filtre, le champ d'étude spécifique a certes un rôle plus fondamental dans l'acquisition de compétences qui sont bel et bien nécessaires pour certains postes, de même que dans l'appariement des aptitudes et intérêts des individus aux postes offerts par les entreprises.

7.3

La théorie de la recherche d'emploi

(job search)

La théorie du job search, soit de la recherche ou de la prospection d'emploi tente de rendre compte du chômage et de la mobilité sur le marché

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

248

du travail. Celle-ci considère en gros que le chômage de certains individus s'expliquerait par leur

«

préférence

»

pour le chômage, un chômage

«

volon­

taire » consacré à la prospection d'emploi. Ces personnes préféreraient être en chômage afin de poursuivre leur recherche d'un meilleur emploi, un emploi plus rémunérateur, avec de meilleures conditions de travail. Cette thèse exclut la possibilité que le marché du travail soit en situation de déséquilibre, c'est-à-dire qu'il puisse exister des situations de chômage involontaire. En fait, cette théorie cherche surtout à expliquer les flux d'entrée en chômage et les durées de chômage, le temps consacré à la recherche d'un nouvel emploi étant considéré comme une forme d'investis­ sement en vue d'obtenir un emploi offrant un meilleur salaire. Apparue au début des années soixante 15, mais surtout mise à l'épreuve empiriquement dans les années soixante-dix, cette théorie postule que la recherche d'emploi est une démarche volontaire par laquelle le pros­ pecteur d'emploi tente de trouver un emploi qui lui assure un gain salarial net. Il s'agit donc d'un processus de cueillette d'information et d'évaluation des emplois disponibles, ainsi que de leurs caractéristiques. Partant du prin­ cipe qu'il existe des écarts de salaire entre différentes catégories socio­ professionnelles, ou pour différentes compétences, l'économiste Stigler con­ sidère que les demandeurs d'emploi peuvent exploiter ces écarts et que l'existence même de ces écarts permet de justifier la prolongation de la recherche d'emploi . . . ou la durée du chômage.

On le voit, le chômage apparaît alors comme une situation volon­ taire résultant du fait que le prospecteur d'emploi n'accepte pas le salaire du marché . Effectivement, la d é cision d ' a ccepter ou de rejeter une offre d'emploi repose alors sur l'évaluation de l'écart entre le salaire offert et le salaire dit « de réserve » (reservation wage) ou « d'acceptation16 ». Ainsi, le prospecteur d'emploi acceptera un poste dont le salaire est supérieur ou égal à son salaire de réserve ou d'acceptation, alors qu'il refusera tout emploi dont le salaire est inférieur à son salaire de réserve ou d'acceptation. Ce salaire de réserve ou d'acceptation est, pour sa part, fonction à la fois des coûts associés à la recherche d'emploi et du rendement que peut procurer la prolongation des recherches. En d' autres termes, ce salaire est défini comme l'évaluation du meilleur salaire auquel peut prétendre un individu en re gard de son appréciation de la dispersion des salaires existant dans sa profession et des coûts associés à la recherche d'emploi et au manque à gagner. Ainsi, le

CHAPITRE 7 LES NOUVELLES THEORIES NEO-CLASSIQUES

249

salaire de réserve ou d'acceptation est établi en fonction des aptitudes et des compétences du prospecteur ou du demandeur d'emploi, de ses revenus de placement et des prestations d'assurance-chômage le cas échéant, du coût de la collecte d'information et du taux de rendement escompté, mais également des conditions prévalant sur le marché du travail, de l'âge et du niveau de scolarité de l'individu (qui influent tous trois sur le taux de rendement escompté), ainsi que du salaire antérieur. De ce fait, tout facteur qui accroît le rendement escompté de la recherche d'emploi aura tendance à faire augmenter le salaire de réserve et la durée de la recherche. Par contre, toute hausse des coûts associés à la prospection d'emp loi entraîne une baisse du salaire de réserve et de la durée de la recherche. A l'inverse, tout ce qui contribue à diminuer le coût de la

recherche d'emploi augmente le salaire de réserve, et donc la durée de la recherche. Ainsi, toute modification du salaire de réserve ou d'acceptation aura une incidence sur la durée de la recherche d'emploi ou du chômage. Et tout accroissement des offres salariales diminuera la durée prévue de la recherche, « toutes choses étant égales par ailleurs » dans ces divers raison­ nements économiques. Les décisions sont donc toujours prises en fonction des avantages escomptés et des coûts. En effet, la recherche d'emploi n'est pas sans coût. L'individu à la recherche d'un emploi tiendra donc compte des coûts monétaires directe­ ment associés à cette recherche, soit les coûts résultant de la collecte d'infor­ mation au sujet des emplois existants (frais de déplacement, frais liés à la diffusion de son curriculum vitae, cueillette d'information, etc.), ainsi que le coût d' option17 » relié à la perte des revenus associés à un emploi refusé notamment. «

Ainsi, les premiers modèles conçus au cours des années soixante considèrent que le chômage est une activité productive et que le rendement positif escompté de la prolongation d'une recherche d'emploi, étant donné l'existence d'écarts de salaire pour une même compétence, explique que certains individus

«

préfèrent

»

le chômage dans une situation donnée. Dans

ce modèle, l'information ne se déprécie pas au cours de la recherche et le demandeur d'emploi détermine en quelque sorte au préalable la durée de sa recherche. La durée « optimale » de recherche correspond au point où le rendement est égal au coût encouru; ainsi, l'individu continuera-t-il de cher­ cher jusqu'à ce qu'il considère que les rendements escomptés d'une recher­ che supplémentaire sont inférieurs aux coûts associés à ces recherches additionnelles. Notons qu'il s'agit ici d'un modèle « non séquentiel » en ce

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

250

sens où l'on présume que les individus peuvent choisir entre les différentes offres d'emploi dans un cadre « atemporel » . Un certain nombre d e développements théoriques et surtout écono­ métriques plus poussés ont été apportés à la théorie au cours des décennies, mais le fond du modèle demeure le même aujourd'hui. Par ailleurs, des critiques ont été adressées à cette thèse; nous en ferons brièvement état dans. les lignes qui suivent.

7.3.1

Les critiques à l'égard de la thèse de la prospection d'emploi

(job search)

D'abord, certains auteurs ont critiqué le fait que la théorie soit axée essentiellement sur le salaire de réserve ou d'acceptation. La théorie néglige ainsi des facteurs importants en ce qui a trait aux critères de décision à l'égard d'une offre d'emploi, en particulier les aspects non pécuniaires reliés au statut de l'emploi en question, aux avantages non pécuniaires qui peuvent y être associés (durée de travail, jouissance de certains biens, etc . ) . Par ailleurs, la théorie ne tient aucunement compte de l'anxiété que peut engen­ drer une période de chômage prolongée. Elle néglige également l'existence de différences non négligeables dans les « marchés » des différentes catégories professionnelles : marchés plus ou moins protégés, plus ou moins précaires, risques de déqualification, durée du travail (temps plein et temps partiel) sont autant d'éléments qui méritent une certaine considération quant à la durée de la recherche d'emploi. Enfin, la· crédibilité de la théorie repose fondamentalement sur les gains réels qu'obtiennent les individus au terme de leur période de chôma­ ge; quand on constate qu'un bon nombre des périodes de chômage se termi­ nent par une sortie du marché du travail vers l'inactivité (Hasan et de Broucker, 1985), la théorie se doit d'être questionnée. Elle a effectivement été remise en cause sous cet angle. De plus, il convient de noter .que la conjonc­ ture économique n'est pas sans influer sur le résultat d'une recherche d'em­ ploi; ce constat sera mis en relief par les keynésiens, de même que par les (post-) institutionnalistes (Segal, 1986; Kaufman, 1988). Quoi qu'il en soit de la validité théorique du modèle, ou de l'irréa­ lisme de ses hypothèses, il convient de faire état de quelques-uns des résultats empiriques qui en sont issus. Les résultats d'un certain nombre d'études empiriques indiquent qu'il y aurait baisse des exigences salariales au fur et à

CHAPITRE 7 LES NOUVELLES THEORIES NEO-CLASSIQUES

251

mesure que se poursuit la recherche d'emploi. Par ailleurs, certains résultats indiquent que la recherche d'emploi ne s'effectue pas de la même façon chez les hommes et chez les femmes; en fait cette différenciation serait largement imputable au fait que les deux groupes n'effectuent pas leurs recherches dans le même environnement. Les hommes se situent davantage sur ce que .les théoriciens du dualisme du marché du travail appellent le marché « primaire », offrant les meilleurs emplois, les meilleurs salaires, les meilleures conditions de

travail. À l'inverse, les femmes sont davantage présentes sur ce qu'il est convenu d'appeler le marché « secondaire », soit le secteur offrant tout l'inverse du premier : emplois instables, précaires, souvent de courte durée et à durée de travail réduite (temps partiel),

à bas salaires, etc.18

Par ailleurs, les différentes raisons

à l'origine de la cessation d'em­

ploi des individus (licenciement ou cessation volontaire) auraient une inci­ dence sur la durée de la recherche d'emploi. Les personnes ayant quitté vo­ lontairement leur emploi resteraient moins longtemps en chômage parce qu'elles auraient acquis davantage d'information concernant les postes va­

cants. De plus, ces personnes auraient généralement des salaires supérieurs à la suite de leur recherche d'emploi. Par ailleurs, une mauvaise conjoncture économique aurait tendance à déprimer le niveau des salaires obtenu à la suite d'une période de chômage19• Un certain nombre d'études indiqueraient enfin que l'indemnisation du chômage entraîne une augmentation de la durée du chômage, ainsi qu'une hausse du salaire de réserve ou d'acceptation. Ainsi, par exemple, F. Tremblay

(1988) a tenté de déterminer par un test empirique les déterminants du salaire

de réserve ou d'acceptation pour un échantillon de la population montréalaise francophone de l'Est de Montréal âgée de 20 à 49 ans. Les résultats de l'étude indiquent que le salaire antérieur exerce une influence positive sur le salaire de réserve. De plus, l'âge et le niveau d'instruction ont également tendance à faire augmenter le salaire d'acceptation : plus on est âgé et plus on est instruit, plus on demande un salaire élevé. Par contre, les résultats tendent à montrer que l'assurance-chômage n'influe pas sur le niveau du salaire de réserve.

7.4

Les contrats implicites

D'autres théories ont été élaborées concernant le comportement des offreurs de travail et les dysfonctions du marché du travail; voyons donc quel­ ques éléments de la théorie des « contrats implicites20 », qui viendra compléter cette très brève revue des « nouvelles » théories d'inspiration néo-classique.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

252

À l'origine, cette théorie cherchait à expliquer pourquoi les salaires ne diminuaient pas en période de chômage élevé, de manière à rétablir l'équi­ libre en résorbant le chômage sur le marché du travail. En effet, la· théorie néo­ classique affirme qu'en période de chômage élevé, les salaires auront tendance à s'ajuster à la baisse, de sorte que les entreprises embaucheront davantage et que le chômage se résorbera ainsi automatiquement. Or, la réalité a montré que les salaires n'étaient pas aussi flexibles que le présumait la théorie et qu'au contraire, il y avait même une importante rigidité à la baisse des salaires, mal­ gré un taux de chômage élevé. Des économistes ont donc cherché à expliquer ce phénomène contredisant apparemment la théorie néo-classique reçue en recherchant la rationalité sous-jacente à cette rigidité des salaires à la baisse. En fait, la théorie des contrats implicites tente d'expliquer le phéno­ mène de la rigidité des salaires d'une part, et des mises à pied d'autre part. Ainsi, la théorie est fondée sur l'hypothèse que l'invariabilité des salaires est due à la rigidité des salaires établie dans les ententes salariales. Fondamentale­ ment, cette analyse renvoie à l'idée selon laquelle les salaires et l'emploi refléteraient un « partage du risque » entre l'employeur et les travailleurs. Ce partage du risque s'expliquerait par une différence dans les attitudes des deux groupes quant aux risques associés aux fluctuations économiques et à l'incertitude en général. Les deux parties auraient ainsi avantage à partager le risque. D'une part, les travailleurs qui ont une certaine aversion à l'égard des variations de revenu préfèrent recevoir un revenu moyen plus faible lorsque la conjoncture est stable et être mieux protégés financièrement lorsque la_ con­ joncture leur èst moins favorable. Pour sa part, l'employeur aura avantage à retirer des profits moyens plus élevés du fait de la baisse du coût du travail. Pour ce qui est de l'aversion des travailleurs à l'égard du risque, elle s'expliquerait par le fait que ceux-ci dépendent essentiellement de leur travail pour leur revenu, et peut-être également par le fait que les personnes qui craignent moins le risque auraient tendance à devenir entrepreneur. Les salariés seraient, de façon générale, des personnes plus prudentes que les employeurs, craignant davantage le risque. Ce sont du moins là les explica­ tions avancées à cet égard. Selon la théorie des « contrats implicites », les employeurs et les salariés s'entendraient donc implicitement, à l'échelle de l'entreprise, pour fixer le niveau des salaires et le volume d'emploi, et ce, en fonction de leur percep­ tion de la conjoncture économique et de leur aversion à l'égard du risque. Dans cette perspective, les travailleurs concluent des ententes for­ melles ou informelles avec leur employeur, ententes en vertu desquelles les

CHAPITRE 7 LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

253

mises à pied temporaires, plutôt que des ajustements de salaires à la baisse, constituent une réponse optimale aux variations de la demande. Il faut souligner que l'assurance-chômage favorise certes une plus grande accep­ tation des mises à pied21• On obtient ainsi un ajustement par les quantités (nombre de travailleurs en emploi) plutôt que par les prix (salaires), ce qui contribuerait à expliquer la rigidité des salaires à la baisse, en période de sur­ plus de main-d'oeuvre, de même que la persistance de l'inflation (alimentée par les salaires élevés). En fait, s'il existe d'une part des contrats explicites, notamment des conventions collectives entre employeur et syndicat, les contrats implicites concernent plutôt les ententes informelles entre employeurs et travailleurs non syndiqués. Différentes explications ont été présentées pour justifier la mise en place de tels contrats implicites. La première explication a trait au fait que les travailleurs aient une certaine « aversion à l'égard du risque ». Étant ainsi peu enclins à assumer des risques, les travailleurs préféreraient accepter un salaire inférieur, mais garanti, quelles que soient les fluctuations économiques, plutôt qu'un salaire plus élevé, mais sans garanties face aux renversements de conjoncture. La seconde explication stipule que les travailleurs et leur employeur en arrivent à une entente en raison des coûts associés à la formation. Ainsi, les travailleurs retirent en quelque sorte un « surplus » en demeurant chez l'employeur où ils ont été formés (formation spécifique) et où leur « quali­ fication » est utile; pour sa part, l'employeur est disposé à accepter une certaine entente contractuelle pour conserver ses salariés, en raison des coûts qui seraient associés à l'éventuelle mobilité des travailleurs et la perte conséquente de son investissement en formation22• Notons par ailleurs qu'étant donné la difficulté, pour l'une et l'autre partie à un tel contrat implicite, de connaître les fluctuations écono­ miques ex ante, à la fois employeurs et salariés pourraient avoir intérêt à s'entendre sur des salaires relativement fixes afin de se protéger contre un comportement opportuniste de la part de l'autre partie. Ce serait en raison de cette asymétrie de l'information relative aux motifs justifiant d'éventuels ajustements salariaux que les parties préféreraient conclure un contrat implicite en vertu duquel les salaires demeureraient fixes, alors que le nombre de travailleurs en emploi pourrait être appelé à varier. Ainsi, les travailleurs seraient-ils amenés à accepter des salaires inférieurs à ceux qu'ils pourraient exiger en période de haute conjoncture, et

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

254

ce, en contrepartie d'un accord tacite en vertu duquel leur salaire serait maintenu en période de basse conjoncture. En fait, en vertu d'un tel accord, les travailleurs accepteraient même d'être mis à pied temporairement, moyennant certaines indemnités. On se trouve ainsi en face d'un contrat implicite d'as­ surance de revenu intertemporel entre salarié et employeur. Le salarié renonce à un niveau de salaire « normal », supérieur à son salaire effectif, en échange d'une police d'assurance contre les fluctuations (à la baisse) de son revenu. Notons que certains économistes précisent que cette théorie ne s'applique qu'aux relations d'emploi à long terme. Ainsi, pour plusieurs, si la relation d'emploi en est une de long terme, les prix ou salaires ne s'ajusteront pas à chaque période de manière à égaliser l'offre et la demande. Évidemment, si l'on parle ainsi d'un lien de long terme et d'un partage du risque, il faut constater que l'on s'éloigne quelque peu du modèle néo-classique orthodoxe. L'intérêt premier de ce modèle, à nos yeux, est qu'il introduit dans une certaine mesure la dimension contractuelle et qu'il repose sur l'hypothèse de la préférence des travailleurs pour une continuité du lien d'emploi. Cet attachement à long terme à l'entreprise s'explique lui-même par le fait que les salariés en cause aient développé un capital humain qui n'est pas (ou peu) transférable vers une autre entreprise. Ainsi, pour diverses raisons, dont l'aversion à l'égard du risque et l'existence de l'assurance-chômage (ou assurance-emploi), on s'entendrait pour que les salaires demeurent fixes au cours de la période couverte par l'entente et l'on permettrait aux entreprises de s'ajuster aux fluctuations de la demande en délestant temporairement une partie de leur main-d'oeuvre (mises à pied). Encore là, on maintient le fond de la théorie néo-classique, excluant le chômage involontaire, de même que la possibilité que le marché du travail se maintienne en situation de déséquilibre. Dans cette perspective, plutôt que d'avoir un système entièrement régi par l'aj ustement des prix de marché, nous obtenons donc un système fondé, en partie tout au moins, sur des négociations et des compromis entre les stratégies des deux parties sur le marché du travail. Cependant, bien que reconnaissant cette particularité « contractuelle », l'analyse fondée sur les contrats implicites reste inscrite dans la vision néo-classique du marché du travail : la perspective individualiste, le marché et les prix dominent toujours l'analyse. Ainsi, ce « renouveau » de l'analyse néo-classique s'inscrit néanmoins dans une perspective subjectiviste, comme bon nombre des « nouvelles » théories néo-classiques, qui ont « transformé la théorie des prix de marché en une théorie générale du choix humain23 ».

CHAPITRE 7 LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

255

7.5

Les politiques de main-d'oeuvre découlant de ces thèses

Pour conclure ce chapitre sur les nouvelles théories d'inspiration néo-classique, voyons quel type de politique découlerait de l' adoption de l'une ou l'autre des thèses comme explication des problèmes du marché du travail. Cela permettra d'illustrer les conséquences concrètes de l'adhésion à _une vision du monde par opposition à une autre. En effet, il est évident que les solutions aux problèmes du chômage ou de la discrimination en emploi ne seront pas les mêmes selon que l'on se réfère à une vision néo-classique ou à une vision institutionnaliste du monde du travail. Ainsi, si l'on souhaite améliorer la situation de l'emploi et corriger les problèmes de discrimination et de ségrégation en emploi que subissent les femmes ou diverses minorités visibles, voyons ce que nous proposent les différentes théories exposées ici. D'abord, la théorie du capital humain nous mènerait à penser que le problème du chômage de certaines catégories de main-d'oeuvre est dû au fait que ces personnes n'ont pas suffisamment investi dans leur « capital humain », de sorte que les entreprises ne les embauchent pas. Dans cette perspective, des programmes de formation de la main-d'oeuvre seraient la solution appropriée. Si l'on est d'avis que la discrimination exercée à l'égard des femmes dans l'accès à l'emploi s'explique également par le fait que celles-ci n'ont pas suffis amment investi dans leur capital humain, on aura tendance à les inciter à prolonger leurs études, ou à s'inscrire à des programmes de formation si elles sont déjà en emploi ou encore en chômage. De la même manière, si une partie de l'écart salarial entre les hom­ mes et les femmes était imputable à l'insuffisance de la formation des femmes, à des investissements plus faibles en capital humain de la part des femmes, il faudrait encourager les femmes à s'instruire davantage. Or, nous avons vu précédemment24 qu'entre un huitième et un quart seulement de l'écart salarial entre les hommes et les femmes serait attribuable à la différence de scolarité, de sorte que cette solution ne serait que partielle; de plus, les femmes domi­ nent aujourd'hui dans de nombreux domaines de formation, sont majontaires au premier cycle à l'université et de plus en plus présentes aux 2e et 3e cycles. Cependant, il faut tenir compte de l'évolution prévue du marché du travail au cours des années à venir, c'est-à-dire le fait que l'on prévoit que la formation sera de plus en phis importante pour l'accès à l'emploi25, de même que des constats faits précédemment au sujet des taux de chômage plus élevés

DEUXIÈME PARTIE · LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

256

chez les personnes moins diplômées26• Dans cette perspective, il faut reconnaître que l'investissement en formation, ou en«capital humain», n'est certes pas à négliger, bien que cette théorie ne rende pas parfaitement compte de l'ensemble des problèmes observés sur le marché du travail, et ne permette sans doute pas de les résoudre totalement. Si l'on retient la thèse du crible, et que l'on considère que la for­ mation ou le niveau de scolarité n'est qu'un filtre permettant d'identifier les personnes les plus aptes à occuper un emploi, sans que le contenu de la formation ne soit toujours pertinent, la poursuite des études ou la formation permanente demeurent fort importantes pour les individus qui souhaitent se tailler une bonne place sur le marché du travail. Plusieurs économistes consi­ dèrent que si cette théorie n'est pas totalement admise, elle n'en conserve pas moins une part de vérité empirique. Les entreprises reconnaissent se servir des diplômes comme mode de sélection, mais soulignent par ailleurs que le diplôme ou le certificat n'est souvent pas déterminant. Compte tenu de l'augmentation généralisée du niveau de scolarité, les entreprises n'ont généra­ lement pas de difficulté à trouver des salariés diplômés, souvent même surqualifiés pour certains postes. C'est donc au-delà du diplôme que s'opère la sélection : les attitudes personnelles et la motivation des individus ressortent dans nombre d'enquêtes de terrain comme des éléments déterminants, le diplôme demeurant effectivement un filtre préliminaire27• Quant à la théorie de la prospection d'emploi (job search), celle-ci explique le chômage de certains individus par leur « préférence » pour le chômage, une période qu'ils consacrent à la recherche d'un meilleur emploi. On l'aura compris, cette thèse permet de justifier l'inaction ou la non­ intervention de l'État dans le domaine du marché du travail, puisque l'on considère que le chômage est une situation volontairement choisie par des individus en vue de mieux se placer sur le marché du travail. Si cette thèse vaut peut-être pour certaines catégories de main­ d'oeuvre, par exemple des catégories très en demande sur le marché, elle est globalement peu satisfaisante. En effet, les gens faisant partie de catégories professionnelles très en demande ne passent pas souvent par le chômage, alors que les personnes en chômage sont souvent disposées à prendre des emplois de moindre qualité, comme ce fut notamment le cas à la suite des récessions des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. En effet, un bon nombre de travailleurs mis à pied dans le secteur manufacturier ont dû accepter des emplois moins bien rémunérés dans le secteur tertiaire pour sortir de leur situation de chômage28•

CHAPITRE l LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

257

Quoi qu'il en soit, la thèse de la prospection d'emploi ne conduit à aucune politique spécifique; au contraire, elle tend à appuyer les tenants du libéralisme, qui considèrent que l'État n'a pas à intervenir dans le fonctionne­ ment des marchés, puisque son action nuirait à l'atteinte d'une solution optimale sur le marché du travaiL Pour terminer, mentionnons la théorie des contrats implicites, qui vise en fait à expliquer pourquoi les salaires ne baissent pas en période de chômage élevé_ Cette théorie cherche surtout à expliquer une réalité observée, la rigidité des salaires, qui ne concorde pas avec les prédictions de la théorie néo-classique. Elle permet à la théorie néo-classique d'admettre que certaines négociations et conventions puissent jouer un rôle économique. Cette théorie n'a pas de conséquences directes en termes de politique d'emploi, si ce n'est qu'elle reconnaît que .certains éléments de nature contractuelle, pour ne pas dire institutionnelle, puissent avoir une incidence positive sur le fonction­ nement du marché du travail. En ce sens, si cette théorie n'impose pas des prescriptions spécifiques en ce qui concerne la dynamique du marché du tra­ vail, elle admet que les partenaires sociaux puissent se concerter de manière à diminuer pour chacun les risques associés à l'incertitude de la conjoncture économique. Ainsi, elle ajoute du réalisme à la théorie néo-classique. De ce fait, nombre d'économistes se sont intéressés à cette théorie au cours des der­ nières décennies, soit pour la contre-vérifier, soit pour y ajouter d'autres déve­ loppements. La théorie du salaire d'efficience est au nombre de ces dévelop­ pements, que nous ne détaillons pas ici puisqu'elle fait plutôt partie de l'économie de l'entreprise (cf Coriat et Weinstein, 1995), mais qui s'inscrit au nombre des nouvelles théories néo-classiques.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

258

Som mai re

Dans les pages précédentes, nous avons vu les grands axes des développements théoriques récents du paradigme néo-classique. Au fil des ans, les théories ne cessent de se multiplier et de s'affiner, de sorte qu'il est difficile de rendre compte de l'ensemble des évolutions en quelques pages. Il s' agissait donc essentiellement de montrer comment une théorie peut évoluer pour tenter de mieux expliquer les réalités observées et comment le marché du travail pose sans cesse de nouvelles interrogations aux théori­ ciens et chercheurs en économie. Résumons donc les grandes lignes des théories exposées dans ce chapitre. D'abord, la théorie du capital humain s'intéresse à l'étude des déci­ sions d'investissement des travailleurs dans leur propre « capital humain » afin d'améliorer leurs possibilités d'emploi. Selon la théorie du capital humain, les salaires sont fonction du capital humain » accumulé par les travailleurs ou des investissements qu'ils ont réalisés pour accroître leurs compétences, leurs qualifications ou même leur état de santé. Les niveaux de salaire sont alors considérés non pas comme le fruit du jeu de l'offre et de la demande, mais plutôt comme le rendement . d'un capital d' aptitudes professionnelles, à la fois innées et acquises par l'éducation, et d'autres comportements concourant à accroître la productivité (par exemple, une bonne santé). «

La théorie du capital humain permet peut-être d'expliquer l'inté­ rêt pour des individus d'accroître leur niveau de scolarité, mais elle n'est pas très convaincante en ce qui a trait à l'explication des écarts de revenus entre des individus ayant des « capitaux » à peu près identiques. Par ailleurs, certains théoriciens sous-estiment parfois le rôle de la formation sur le tas, en entreprise, ainsi que de la formation gratuite en général. On peut donc dire que la théorie du capital humain apporte des explications partielles aux phénomènes dont elle prétend effectivement rendre compte. La théorie du « crible » ou du « filtre » est un modèle concurrent ou un rival de la théorie du capital humain. Fondamentalement, cette thèse postule que le niveau d'éducation ou de scolarité agit comme crible, ou comme filtre, permettant d'identifier les personnes les plus aptes ou les plus productives dans l'ensemble de la population. Contrairement à ce qu'avance la théorie du capital humain, l'éducation n'agirait pas directement sur la

CHAPITRE l LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

259

productivité, mais servirait plutôt de filtre ou d'indicateur indirect de la productivité potentielle de divers individus. Selon cette thèse, le coût d'acquisition de l'éducation serait inférieur pour les travailleurs les plus aptes ou, en d'autres termes, il serait plus facile d'acquérir un niveau de scolarité élevé si l'on est, à priori, plus apte ou plus intelligent. Les plus aptes feraient donc l'acquisition de titres de scolarité supérieurs aux autres, afin d'indiquer aux employeurs qu'ils possèdent les qualifications et apti­ tudes nécessaires au travail, ces aptitudes étant par ailleurs difficiles à vérifier directement ou prenant un certain temps à évaluer dans une situation de travail donnée. Ainsi, l'éducation agirait comme un signal ou un indicateur des capacités et aptitudes des travailleurs et les employeurs se serviraient du niveau de scolarité comme filtre, afin d'identifier les travail­ leurs les plus aptes pour les emplois disponibles. Dans la théorie de la recherche ou de la prospection d'emploi (job search), on analyse les décisions des travailleurs de se déplacer afin de régler les dysfonctionnements du marché du travail par leur mobilité sur le marché externe du travail. Cette théorie considère que le chômage de certains individus s'expliquerait par leur « préférence » pour le chômage, un chômage « volontaire » consacré à la prospection d'emploi. Ces personnes préféreraient être en chômage afin de poursuivre leur recherche d'un meilleur emploi, un emploi plus rémunérateur, avec de meilleures conditions de travail. Cette théorie exclut la possibilité que le marché du travail soit en situation de déséquilibre, c'est-à-dire qu'il puisse exister des situations de chômage involontaire. En fait, elle cherche surtout à expliquer les flux d'en­ trée en chômage et les durées de chômage, le temps consacré à la recherche d'un nouvel emploi étant considéré comme une forme d'investissement en vue d'obtenir un emploi offrant un meilleur salaire.

À l'origine, la théorie des contrats implicites cherchait à expliquer pourquoi les salaires ne diminuaient pas en période de chômage élevé, de manière à résorber le chômage sur le marché du travail. Rappelons que selon la théorie néo-classique, les salaires auront tendance à s'ajuster à la baisse en période de chômage élevé. Les entreprises embaucheront alors davantage et le chômage se résorbera automatiquement. Or, la réalité a montré que les salaires n'étaient pas aussi flexibles que le présumait la théorie et qu'au contraire, il y avait même une importante rigidité à la baisse des salaires, malgré un taux de chômage élevé. Des économistes ont donc cherché à expliquer ce phénomène contredisant apparemment la théor:le néo-classique reçue en recherchant la rationalité sous-jacente à cette rigidité des salaires à la baisse.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

260

En fait, la théorie des contrats implicites tente d'expliquer le phé­ nomène de la rigidité des salaires d'une part, et des mises à pied, d'autre part. Ainsi, la théorie est fondée sur l'hypothèse que l'invariabilité · des salaires est due à la rigidité des salaires établie dans les ententes salariales. Cela renvoie à l'idée selon laquelle les salaires et l'emploi résulteraient d'un « partage du risque » entre l'employeur et les travailleurs. Ce partage du risque s'expliquerait par une différence dans les attitudes des deux groupes quant aux risques associés aux fluctuations éco­ nomiques et à l'incertitude en général. Les deux parties auraient ainsi avantage à partager le risque. D'une part, les travailleurs qui ont une cer­ taine aversion à l'égard des variations de revenu préfèrent recevoir un revenu moyen plus faible lorsque la conjoncture est stable et être mieux protégés financièrement lorsque la conjoncture leur est moins favorable. Pour sa part, l'employeur aura avantage à retirer des profits moyens plus élevés du fait de la baisse du coût du travail. La théorie des contrats impli­ cites nous amène donc à considérer que les mises à pied temporaires cons­ tituent une réponse optimale aux variations de la demande. Enfin, nous avons fait état des politiques de main-d'oeuvre qui découlent des diverses explications que l'on retient des problèmes du marché du travail. Ainsi, si l'on considère que le chômage élevé de certaines catégories de main-d'oeuvre s'explique par le fait que ces personnes n'ont pas suffisam­ ment investi dans leur capital humain, on aura tendance à penser que des programmes de formation professionnelle constituent la meilleure solution au chômage. Une personne qui opte plutôt pour la thèse du crible, et considère que les diplômes permettent surtout aux employeurs de filtrer les meilleurs candidats, ne verra pas la formation professionnelle de la même façon. Quant à la théorie de la prospection d'emploi (job search), elle explique le chômage de certains individus par leur « préférence . » pour le chômage. Les chômeurs sont vus comme des gèns qui sont à la recherche d'un meilleur emploi. Cette théorie ne nous incite pas à mettre en place des mesures ou une politique de main-d'oeuvre, puisque le chômage est alors perçu comme volontaire. Enfin, la théorie des contrats implicites n'a pas non plus de consé­ quence importante en ce qui concerne l'orientation de la politique de main­ d'oeuvre, si ce n'est qu'elle nous amène à penser que des éléments de nature contractuelle peuvent avoir une incidence sur le marché du travail et notamment sur les situations de chômage.

CHAPITRE l 'LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

261

Pou r en savo i r plus . . .

BLAUG, M . (1976). The empirical status of human capital theory : A slightly jaundiced survey. Journal of Economie Litterature. Septembre. 829855. BoWLES, S. et GINTIS, H. (1975). The problem with human capital theory-a marxian critique. American Economie Review. Mai. 74-82. BUSINESS WEEK (1988). Needed : Human capital. Dossier spécial de la revue Business Week, 18 septembre 1988. 100-141. MICHON, F. (1982). L'analyse micro-économique du chômage. Quelques mys­ tifications de la « nouvelle » économie française. L'économie-fiction. Paris : Maspéro. 197-237. NoBLECOURT, M. (1988). La redécouverte du « capital humain ». Les nou­ veaux modes de gestion du personnel dans les entreprises. Le Monde. Le mercredi 5 octobre 1988. 1 et 44. TREMBLAY, D.-G. (sous la dir., 1997). Formation et compétitivité économique; perspectives internationales. Québec : Télé-université et Presses de l'Université du Québec.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

262

NOTES 1.

Ainsi, dans s a livraison d u 19 septembre 1988, l'hebdomadaire américain Business Week présentait u n dossier d'une quarantaine de pages sur le capital humain, considérant q u '« après d e s années d e négligence, l e problème du capital humain a entraîné une véritable crise aux États-Unis » (traduction libre de l'introduction à l'article « Needed : human capital », Le débat surgit également en France; ainsi

Business Week, 19 septembre 1988, p. 100). Le Monde titrait-il le mercredi 5 octobre 1988 (p. 1 et 44) :

« La redécouverte du » capital humain « : les nouveaux modes de gestion du personnel dans les

entreprises » . Notons enfin que ce problème de la « qualité » de la main-d'oeuvre fait également surface au Canada. Voir l'article dans le numéro d'hiver 1988 de la

Revue trimestrielle éditée par le Centre

canadien du marché du travail et de la productivité : « La nature changeante du marché du travail canadien : l'importance accrue de l'enseignement et de la formation

», Revue trimestrielle du marché du travail et de la productivité, p. 19-25. Outre ces textes à grande diffusion, il faut signaler un très grand

nombre de colloques, de conférences, d'articles et de rapports traitant de ce thème dans un langage plus spécialisé.

2.

La théorie néo-classique étant la théorie dominante en science économique à l'heure actuelle, les écono­ mistes néo-classiques sont souvent qualifiés d'économistes « orthodoxes », au sens où ils s'inscrivent dans Je courant dominant ou l'orthodoxie.

À

l'inverse, les économistes qui se rangent dans Je grand

paradigme institutionnaliste rejettent )'orthodoxie et sont donc des économistes « hétérodoxes ».

3.

Bien que nous n'en traitions pas explicitement ici, puisque nous nous intéressons essentiellement à la théorie néo-classique du « marché du travail » et aux théories concurrentes en cette matière, il convient de noter que le modèle de Kalecki devrait sans doute figurer au nombre des principales thèses concurrentes à la théorie néo-classique. Ce modèle de concurrence imparfaite accorde une place importante à la répartition du revenu dans la dynamique économique et, de ce fait, il est certes important comme source d'inspiration des modèles post-keynésiens et dualistes.

4.

Ces deux « programmes de recherche » ou théories renvoient aux théories dites du « capital humain » (Becker) et de la prospection d'emploi ou du job search. Au sujet de la première, voir Becker, G.S. (1964).

Human Capital : A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference Io Education . New York : J.J. Mac Cali (1976). « The econornics of job search : a survey ». Eonomic Enquiry. Première partie : vol. 14, juin, p. 155-189. Seconde partie : vol. 14, septembre, p. 347-368.

Columbia University Press. Au sujet de la prospection d'emploi, consulter Lippman, S.A. et

5.

Becker publiait en 1964 un ouvrage intitulé

Human Capital : A Theoretical and Empirical Antilysis with

Special Reference Io Education.

6.

À ce sujet, voir Dooley, M.D. (1986). « The overeducated Canadian? Changes in the relationship among

earnings, education, and age for Canadian men : 1971-1981 ».

Canadian Journal of Economies, 19, février,

p. 142-159. Selon lui, l'explosion démographique a, dans une certaine mesure, fait diminuer la croissance relative des salaires de la cohorte en question. Cependant, la réduction de l'écart relatif selon les niveaux de scolarité s'expliquerait également par des effets associés à la demande de travail, c'est-à­ dire par Je comportement des entreprises.

7. 8.

Voir Je chapitre 4 à ce sujet. Au sujet de l'explication fournie par la théorie du capital humain en ce qui concerne les écarts de salaire entre hommes et femmes, voir une étude du Bureau de la main-d'oeuvre féminine réalisée par Gunderson et Reid (1981). L'égalité en milieu de travail. Le marché du travail canadien : la discrimination fondée sur le sexe; théories, données et preuves. Collection de documents de travail. Série A, no 3, Ottawa : Bureau de la main-d'œuvre féminine de Travail Canada. Voir aussi Dussault (1983 et 1986), qui présente par ailleurs une analyse empirique démontrant l'incapacité de ce modèle à expliquer ces écarts de salaire.

9.

Pour une analyse critique plus détaillée de ce modèle, voir Blaug (1976). « The empirical status of human capital theory : a slightlyjaundiced survey ».

Journal of Econoniic Litterature, septembre, p. 829-

855.

10. Bien qu'il soit moins connu que Gary Becker, Théodore W. Schultz s'est en fait intéressé au capital

CHAPITRE l LES NOUVELLES THÉORIES NÉO-CLASSIQUES

263

humain avant Becker. Dès la fin des années cinquante, il écrivait un article intitulé « Investment in man : An economist's view », dans la revue Social Service Review (vol. 33, 1959), un article qui a influencé la plupart des économistes qui ont poursuivi les recherches sur le capital humain. Schultz s'intéresse en fait essentiellement au développement agricole et à la croissance. Il insiste sur l'importance du capital humain et sa sous-évaluation par rapport au capital physique dans les thèses sur la croissance économique. Ainsi, Schultz contestera-t-il le modèle de croissance standard de l'époque, soit le modèle de Harrod-Domar, qui relie le taux de croissance et l'accumulation du capital physique : « Il y a peu de doute que l'investissement qui améliore les capacités des gens crée des différences dans la croissance économique et dans la satisfaction vis-à-vis de la consommation. Nous savons maintenant que l'oubli du capital humain biaise l'analyse de la croissance économique », écrit-il. Après avoir publié un livre intitulé Education and Economie Growth (Chicago Press, 1961), Schultz entre au célèbre National Bureau of Economie Research (NBER), où Gary Becker publiera en 1964 son importante étude sur le capital humain. 11. Mincer, J. (1958). « Investment in human capital and persona! income distribution ». Journal of Political Economy, août, vol. 66, p. 281-302. 12. De plus en plus toutefois, l'importance de ce type de formation est mise en lumière, comme l'illustre d'ailleurs fort bien le dossier du 19 septembre 1988 paru dans l'hebdomadaire américain Business Week. Voir la note 1 de ce chapitre à ce sujet. 13. Pour une revue plus détaillée de cette thèse, voir l' article de Blaug (1976) cité précédemment, en particulier la section Vl, qui est consacrée à cette thèse du filtre ou du crible (screening hypothesis ou credentiallism). Au nombre des principaux auteurs et articles proposant cette thèse, mentionnons les suivants : Arrow, K. (1973). « Higher education as a filter ». Journal of Public Economy, juillet, vol. 2, no 3, p. 193-216. Stiglitz, J.E. (1975). « The theory of "screening", education and the distribution of income ». American Economie Review, juin, vol. 65, no 3, p. 283-300. 14. Blaug (1976) présente une revue des études économétriques réalisées en vue de tester ces théories. D'autres études ont été réalisées depuis cette date, mais elles ne permettent pas non plus de conclure de manière définitive. 15. L'économiste Stigler est un des premiers à définir les fondements de cette théorie. Voir notamment : Stigler, G.J. (1962). « Information in the labor market ». Journal of Political Economy, partie 2, octobre, vol. 70, no 5, p. 94-105. . 1 6 . E n français, o n parle aussi bien d u salaire d e réserve, soit l e salaire e n deçà duquel les gens se gardent « en réserve » pour une meilleure offre, que du salaire d'acceptation, soit le salaire auquel l'individu en question acceptera l'emploi offert. 17. En anglais : opportunity cost. Il s'agit du coût implicite résultant du fait d'avoir choisi une option plutôt qu'une autre, dans ce cas-ci, le fait d'avoir refusé un emploi plutôt que de l'accepter. L'expression " coût d'opportunité » est courante et désigne la même chose, mais il s'agit d'un anglicisme, traduction littérale de opportunity cost. 18. Tremblay, F. (1988). La recherche d 'emploi : évaluation empirique. Mémoire de maîtrise en science économique. Montréal : Université du Québec à Montréal. 19. Ibid.

À ce sujet, voir Rosen, S. (1985). « lmplicit contracts : a survey ». Journal of Economie Litterature, vol. 23, septembre, p. 1145-1175. Voir aussi le livre de Coriat et Weinstein (1995), cité en bibliographie. _ 21. L'existence de l'assurance-chômage, ou de l' assurance-emploi puisqu'elle est maintenant ainsi nommée, réduit évidemment les coûts associés à une période de chômage, facilitant l'acceptation par les travailleurs de la mise à pied; de ce fait, on n'a pas recours à la solution de la baisse de salaire, qui est préconisée par la théorie néo-classique pour rétablir l'équilibre du marché du travail. 20.

22. Comme nous l'avons souligné en introduction, certaines des « nouvelles » théories néo-classiques intègrent des éléments de théories institutionnalistes. Dans ce cas-ci, on intègre des aspects mis en relief par la théorie des marchés internes, que nous verrons plus loin.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

264

23. Gislain (1986 : 107). 24. Voir le chapitre 4. 25. Voir les divers textes de Tremblay, D.-G., (sous la dir., 1 997), cités dans la section plus . . . ».

«

Pour en savoir

26. Voir le chapitre 3. 27. Voir notamment l'enquête menée par la Fondation Ressources-Jeunesse (1989). Les jeunes et /afom111 tion en en treprise. Montréal : Rapport de recherche de la Fondation Ressources Jeunesse menée en collaboration avec la Chambre de commerce de Montréal.

28. Voir une étude réalisée à ce sujet par Statistique Canada, dont les résultats sont présentés dans le numéro de mars 1986 de La population active.

265 CHAPITRE

8

Keynes, le niveau d'emploi et le chômage Sans reprendre l'ensemble de la théorie de John Maynard Keynes1, il convient de faire ressortir un certain nombre de points plus particulièrement pertinents du point de vue de l'économie du travail. Rappelons d'abord que la théorie keynésienne est essentiellement une théorie macro-économique et qu'elle s'oppose à certaines des thèses défendues par les néo-classiques, surtout en ce qui a trait à l'explication des causes du chômage. L'ouvrage fondamental de Keynes, soit la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936) est certes l'un des livres les plus connus parmi les écrits des économistes. De plus, cet ouvrage a marqué non seulement la pensée de nombreux économistes du vingtième siècle, mais également les politiques économiques de nombreux pays au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. De ce fait, la théorie keynésienne mérite d'être prise en considération dans une introduction à l'éco­ nomie du travail, même si les thèses macro-économiques de Keynes dépassent le seul champ de l'économie du travail. La théorie keynésienne nous amène surtout à nous intéresser aux mécanismes de détermination du niveau d'emploi et de chômage, dans une perspective macro-économique. Bien que Keynes soit né en 1883, alors que Karl Marx mourait, ce n'est pas à la théorie de Marx que Keynes s'attaquera, mais bien aux thèses des néo-classiques du vingtième siècle auxquels il va s'opposer. La principale distinction qu'il convient de retenir entre la vision néo-classique et la vision keynésienne, c'est que cette dernière introduit la possibilité d'un chômage involontaire. Au contraire, pour l'école néo-classique, le chômage est en quelque sorte volontaire puisque les chômeurs sont vus comme des person­ nes qui refusent de travailler au salaire d'équilibre du marché. Les néo­ classiques sont d'avis qu'une baisse du niveau des salaires permettrait de faire diminuer le chômage, puisqu'elle résorberait l'offre de travail et accroîtrait la demande pour les produits. Ainsi, avant la crise des années trente, les économistes considéraient que si les travailleurs acceptaient de réduire leurs salaires, le problème du chômage trouverait sa solution. Les difficultés des années trente ont amené plusieurs économistes à rejeter ces thèses et à adhérer plutôt à la vision keynésienne. L' oeuvre de Keynes est effectivement fortement marquée par la crise de 1929; celle-ci amène Keynes à rechercher des moyens de résoudre de telles crises et d'assurer le plein emploi.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

266

De plus, il faut situer les écrits de Keynes dans le contexte de l'entre-deux guerres, une période au cours de laquelle le capitalisme se trans­ forme. Alors qu'on pouvait auparavant admettre la possibilité que des méca­ nismes concurrentiels puissent gouverner les prix et les marchés, la montée des monopoles, la croissance des syndicats, ainsi que le développement d'une plus grande rigidité des prix à la baisse incitent Keynes à adopter une autre vision de la dynamique économique et, par conséquent, de la politique économique à adopter pour assurer le plein emploi. Ainsi, à l'inverse de la thèse néo-classique, Keynes considère plu­ tôt que le chômage s'explique par l'insuffisance de la demande pour les produits (la « demande effective » ); de ce fait, il est d'avis qu'il ne faut pas faire baisser les salaires, mais plutôt les augmenter afin d'accroître la demande pour les produits. En effet, Keynes explique que l'erreur fondamentale de la théorie néo-classique, c'est de prétendre que ce qui vaut pour un individu ou une enti-eprise donnée vaut nécessairement pour l'ensemble de l'économie. Keynes montre que si une baisse des salaires peut permettre à une entreprise donnée d'embaucher davantage de travailleurs et d'accroître son volume de production, une réduction générale des salaires à l'échelle de l'ensemble d'une économie aura au contraire pour effet de diminuer la con­ sommation nationale, ce qui entraînera une baisse de la production des entreprises et, par conséquent, une augmentation du chômage, soit précisé­ ment l'inverse de l'objectif recherché initialement! C'est ainsi que Keynes explique la crise de surproduction et l'importance du chômage dans les années trente. Compte tenu de l'importance du chômage, il était impossible de vendre la production réalisée, de sorte que les entreprises diminuaient leur volume de production, ce qui engendrait encore plus de chômage, et ainsi de suite. L'économie ne peut se sortir d'elle-même de ce cercle vicieux, affirmait Keynes. Il faut alors que l'État intervienne pour stabiliser le niveau de la demande et de l'emploi, concluait-il. Voyons donc son argumentation un peu plus en détail.

a.1

Les grands axes de l'analyse keynésienne

D'abord, exposons les grands traits innovateurs de l'analyse key­ nésienne, que nous reprendrons ensuite de manière plus approfondie. Ces traits peuvent se résumer en quelques phrases, que voici :

CHAPITRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

267

1.

Il n'est pas du tout certain que le libre fonctionnement des marchés, les ajustements par la flexibilité des prix, assurent automatiquement le plein emploi, l'équilibre entre l'offre et la demande de travail.

2.

Si le plein emploi n'est pas du tout automatique, il peut exister du chô­ mage involontaire, du sous-emploi durable, et la baisse du salaire ne permettrait aucunement de régler ce problème.

3.

En fait, c'est la demande pour les produits (demande effective ou agré­ gée) et le pouvoir d'achat qui déterminent largement le niveau d'emploi d'une économie, et par ricochet, qui expliquent le chômage involontaire. Ainsi, compte tenu d'un certain nombre de variables, dont les taux de salaire (déterminés ici par le rapport de force employ�ur-employés) et la « propension à consommer » des travailleurs, de même que la consom­ mation qui en résulte, mais aussi l'offre de monnaie par les autorités monétaires et la préférence des individus pour l'argent liquide ou pour l'investissement, la. demande effective sera plus ou moins forte, et le niveau d'emploi de même.

4.

Conclusion : il peut être nécessaire pour l'État d'intervenir dans l'économie

afin d'assurer que celle-ci ne demeure pas dans une situation de « sous­

emploi » durable. Pour Keynes, le « sous-emploi » peut être une situation d'équilibre, en ce sens que les « forces du marché » peuvent fort bien en rester là. D'où il conclut que l'intervention de l'État peut parfois être essen­ tielle au maintien d'un haut niveau d'emploi, voire du « plein emploi ». On l'aura compris, les énoncés 3 et 4 « répondent » en quelque sorte aux constats 1 et 2, qui sont une réfutation de la théorie néo-classique. Voyons donc ce que tout cela signifie, tant en termes théoriques, que du point de vue de la politique économique qui en découle. Notons d'abord que la critique keynésienne de la théorie néo­ classique n'est pas seulement fondée sur une analyse théorique, mais égale­ ment sur une analyse empirique. Citons quelques lignes de la Théorie générale afin de bien fixer les idées à cet égard; Keynes dira ainsi au sujet de la thèse néo-classique2 : Que le chômage caractéristique d'une période de dépression soit dû au refus de la main-d'oeuvre d'accepter une baisse des salaires nominaux, c'est une thèse qui n'est pas clairement démontrée par les faits. Il n'est pas très plausible d'affirmer que le chômage aux États-Unis en 1932 ait été dû soit à une résistance opiniâtre de la

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

268

main-d'oeuvre à la baisse des salaires nominaux, soit à sa volonté irréductible d'obtenir un salaire réel supérieur à celui que le rendement de la machine économique pouvait lui procurer. Le volume de l'emploi connaît d'amples variations, sans qu'il y ait de changements apparents ni dans les s.alaires réels minima exigés par la main-d'oeuvre ni dans sa productivité. L'ouvrier n'est pas plus intransigeant en période de dépression qu'en période d'essor, bien au contraire. Il n'est pas vrai non plus que sa productivité physique diminue aux époques de crise. Ces faits d'observation forment donc un terrain préliminaire où l'on peut mettre en doute le bien fondé de l'analyse (néo-) classique3• Ainsi, selon Keynes, le chômage n'est pas un phénomène volon­ taire résultant des demandes salariales trop élevées des travailleurs. C'est au contraire un phénomène involontaire qui résulte du fait que la demande globale pour les produits, à l'échelle de l'économie nationale, ne permet pas de soutenir un niveau de production qui assure un emploi à toutes les per­ sonnes souhaitant travailler. Après avoir critiqué les postulats de la théorie néo-classique d'un point de vue empirique, à partir de l'exemple de la crise de 1929, Keynes e.ntreprend de remettre en question les bases théoriques de l'analyse néo­ classique. C'est ainsi qu'il critiquera le caractère statique et micro­ économique de la théorie néo-classique, l'impossibilité de chômage involon­ taire, ainsi que la « loi de Say » qui sous-tend la théorie néo-classique. Reprenons ces éléments un à un.

s. 1 . 1

Une analyse fondée s u r les c i rcuits à l'échelle macro-économique

D' abord, en ce qui concerne le caractère statique et micro­ économique de la théorie néo-classique, Keynes critique le fait que les néo­ classiques s'intéressent surtout au comportement atomistique d'un travailleur ou d'une entreprise et qu'ils postulent que l'évolution de l'économie puisse se déduire de la somme des comportements individuels. Au contraire, Keynes propose une approche macro-économique, basée sur les grands agrégats (revenus globaux, production totale, emploi global, épargne et investissements totaux notamment), plutôt que sur des données à l'échelle d'une entreprise ou d'individus pris isolément. À son avis, les économistes néo-classiques

CHAPITREB KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

269

commettent des erreurs importantes en étendant à l'ensemble du système économique des conclusions qui ne sont valables qu'à l'échelle d'une partie du système {une entreprise ou un individu, par exemple). Keyne s souligne l ' i mportance de certains effets m a cro­ économiques qui peuvent avoir des conséquences tout à fait opposées à celles obtenues à l'échelle micro-économique d'une entreprise. Ainsi, par exemple, si la baisse relative des salaires dans une entreprise peut favoriser celle-ci en tant qu'employeur de main-d'oeuvre, une baisse généralisée des salaires dans l'économie nuirait aux ventes de l'entreprise en cause, d'où nécessité d'étudier indépendamment les questions macro-économiques. Keynes met également en évidence l'existence de circuits dynamiques où l'ensemble de ces grands agrégats influent les uns sur les autres, par opposi­ tion au caractère essentiellement statique de l'analyse néo-classique.

a . 1 .2

La contestation de la

«

loi de Say

»

Dans la théorie néo-classique, on admet une « loi » économique formulée par l'économiste classique Jean-Baptiste Say, soit la « loi de Say », selon laquelle « l'offre crée la demande ». En effet, les économistes néo­ classiques considèrent que la production assure automatiquement des dé­ bouchés aux produits, que les consommateurs sont disposés à acheter autant de produits que le marché leur en offre et qu'il n'y a pas de problème de surproduction. De ce fait, les économistes néo-classiques s'intéressent peu aux variations de la demande et à ses conséquences sur l'emploi, notamment le chômage. Au contraire, Keynes conteste fortement la loi de Say, considérant que l'on ne peut aucunement compter sur un ajustement automatique de la production et des revenus, de même que des revenus et de la demande. Sans doute la crise de 1929 a-t-elle grandement influencé l'auteur, puisqu'elle a bien montré que des dérèglements et des déséquilibres étaient non seule­ ment possibles, mais qu'ils s'étaient effectivement réalisés et qu'ils étaient hautement probables dans un régime économique comme le nôtre. Keynes ne réfute pas totalement l'idée selon laquelle l'offre crée une certaine demande, mais plutôt la thèse selon laquelle cette demande pour les pro­ duits serait toujours automatiquement égale à l'offre de produits fabriqués par les entreprises.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

270

Ainsi, il est évident que la fabrication de produits implique le versement de revenus à des salariés et que ces revenus entraîneront une certaine demande. Cependant, il n'est pas assuré que l'ensemble des revenus seront ainsi réinjectés dans le circuit économique, d'où risque de crise de surproduction et de chômage. En effet, d'une part, des travailleurs peuvent conserver une partie de leur revenu sous forme d'épargne et, d'autre part, il n'est pas du tout certain que l'ensemble de l'épargne mise de côté par les salariés soit empruntée. et utilisée par les entreprises sous forme d'investisse­ ments (source de demande). De plus, si les entreprises mettent de côté une partie du résultat de leurs ventes afin d'acheter de nouveaux équipements, il n'est pas évident que l'ensemble de ces sommes sera effectivement réintro­ duite dans le circuit économique sous forme d'achats de biens d'équipe­ ments qui se traduisent eux aussi par des salaires versés aux salariés fabri­ quant ces biens.

SCHÉMA 8.1 ÉTABLISSEMENT DU NIVEAU D'EMPLOI

Vision néo-classique :

Offre de travail

Marché du travail (niveau des salaires et de l'emploi déterminés conjointement)

Demande de travail

Vision keynésienne : - Demande prévue par les entreprises - Conditions techniques de production

Quantité de main-d'oeuvre requise

l=l ' ' 1::-1 �>-- �,._L_J

Selon Keynes, le niveau de l'emploi n'est pas établi par suite de confrontation de l'offre et de la demande, comme le soutiennent les néo­ classiques, mais résulte plutôt de décisions prises ailleurs que sur le marché du travail proprement dit. En effet, l'entrepreneur a un rôle important

CHAPITRE S KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

271

à jouer dans l' analyse keynésienne de l'emploi. Les anticipations des entreprises en termes de ventes prévues ou du niveau de demande pour leurs produits déterminent bien davantage le niveau de main-d'oeuvre qu'une entreprise embauchera. Si une entreprise s'attend à une demande élevée pour ses produits (ou services) elle embauchera plus de main­ d' oeuvre que si elle s'attend à une faible demande. De plus, quand la de­ mande fléchit, les entreprises tendent à licencier une partie de leur main­ d' oeuvre. Ainsi, selon Keynes, ni les salaires, ni le niveau d'emploi ne sont fixés par la confrontation de l'offre et de la demande de travail sur le marché, contrairement à ce que prétendent les néo-classiques La demande prévue ou anticipée par les entreprises est appelée » dans les écrits de Keynes. Il ne s'agit donc pas de la demande réellement observée après que la production ait été vendue, mais bien des anticipations des entreprises à l'égard de la demande future pour leur produit, soit la somme de ce que les consommateurs vont acheter et de ce que les entreprises et l'État vont investir. La demande effective corres­ pond donc à la somme de la demande pour les biens de consommation et pour les biens de production (ou d'équipement des entreprises). C'est donc la demande prévue ou effective qui détermine le niveau de production, et non la demande enregistrée dans une période passée. Cette vision montre bien comment Keynes attache de l'importance à la . dimension temporelle, aux décalages dans le temps entre la décision de produire des entreprises, la mise en marché des produits et la vente des marchandises. C'est également là un élément caractéristique de la vision keynésienne du circuit, par opposition à la vision néo-classique statique. «

demande effective

La demande effective est sans doute le concept le plus important de l'analyse keynésienne, avec le chômage involontaire, qu'elle permet d' expli­ quer. En effet, si la demande effective détermine le volume de main-d'oeuvre que les entreprises souhaiteront embaucher, l'insuffisance de la demande effective a évidemment pour conséquence le chômage, comme le souligne Keynes : En cas d'insuffisance de la demande effective, la main-d'oeuvre est sous-employée, en ce sens qu'il y a des hommes sans emploi dési­ reux de travailler pour un salaire réel inférieur à celui qui existe. À mesure que la demande effective croît, l'emploi augmente donc, sur la base d'un salaire réel égal ou inférieur au taux existant, jusqu'à ce qu'il ne reste plus de main-d'oeuvre disposée à travailler pour le salaire réel en vigueur.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

272

Ainsi, la demande effective est-elle au centre des problèmes de l'emploi et, surtout, du chômage. D'où l'importance de connaître les facteurs qui la déterminent. Mais avant de voir les déterminants de la demande effective, quelques précisions s'imposent concernant la question du salaire réel et du salaire nominal, deux expressions .que nous avons retrouvées dans les écrits de Keynes, et qui marquent également un objet de contestation de la théorie néo-classique par Keynes.

8. 1 .3

Salai re rée l , salaire nominal et emploi

Keynes ne rejette pas complètement le cadre d ' analyse néo­ classique, mais il n'en attaque pas moins des postulats tout à fait fondamen­ taux. En effet, Keynes attaque d'abord le postulat selon lequel l'offre de travail serait fonction du salaire réel, soit le salaire monétaire effectivement versé, une fois déduit le niveau d'inflation. Selon Keynes, il existe effectivement un salaire minimum en deçà duquel on refusera de travailler, mais l'offre de travail ne dépend pas exclusi­ vement du salaire réel, comme le prétendent les néo-classiques. Keynes refuse ainsi le postulat implicite chez les néo-classiques, selon lequel une baisse du salaire réel entraînerait une résorption de l'offre de travail et réglerait le problème du chômage. Tous les auteurs ne s'entendent pas sur les détails de l'analyse faite par Keynes à ce sujet, celle-ci étant d'ailleurs sujette à diverses interprétations, mais l'essentiel de sa thèse est qu'il y a absence de corrélation, ou de parallélisme, entre les variations du salaire nominal et du salaire réel. Selon Keynes, le salaire réel (c'est-à-dire une fois l'inflation dé­ duite) et le salaire nominal (ou monétaire, soit le montant effectivement versé) varient en fonction de facteurs différents, de sorte qu'ils n'évoluent pas nécessairement dans le même sens. Ainsi, si le salaire nominal aug­ mente, mais que les prix augmentent également, le salaire réel se trouvera à diminuer. Selon Keynes, c'est davantage le salaire nominal qui détermine l 'offre de travail, et non le salaire réel, comme le veut la théorie néo-classique. En effet, chez les néo-classiques, les travailleurs ne sont pas victimes d' « illusion monétaire »; la théorie considère que les travailleurs ajustent leur comportement en fonction du niveau des prix, ou de l'inflation, par rapport au salaire. Ainsi, même en cas de hausse du salaire, l'offre de travail ne varierait pas s'il y avait une augmentation parallèle des prix. Par contre, une baisse des

CHAPITRES KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

273

prix pourrait entraîner une hausse du salaire réel et augmenter l'offre de travail. Rappelons que cette thèse permet aux néo-classiques d'affirmer que pour diminuer le chômage, il suffit de faire diminuer le salaire réel, de manière à résorber l'offre de travail. Selon les néo-classiques, la baisse du niveau des salaires réels entraîne une hausse de la demande de travail des entreprises (embauche), de même qu'une résorption de l'offre de travail excédentaire (certaines personnes ne veulent plus travailler

à

un tel salaire); il

s'ensuit une baisse du chômage, qui elle-même entraîne une hausse de la demande pour les produits et une nouvelle hausse de la demande de travail. Bref, la flexibilité des salaires permet automatiquement d'assurer le plein emploi dans la perspective néo-classique. En réalité, l'effet serait simplement de diminuer la population active qui demande un emploi, sans toutefois créer davantage d'emplois.

SCHÉMA 8.2 VISION N ÉO-CLASSIQUE DES EFFETS POSITIFS DE LA FLEXIBI LITÉ DES SALAIRES SUR !..'. E MPLOI

Baisse du niveau des salaires réels

Offre de travail excédentaire (chômage)

Hausse de la demande de travail des entreprises

Résorption de l'offre excédentaire et baisse du chômage

Hausse de la demande pour les produits

Keynes s'oppose clairement à la thèse néo-classique selon laquelle la flexibilité des salaires permettrait d'assurer le plein emploi et de résorber totalement le chômage. L'essentiel de son argumentation tient au fait que les néo-classiques négligent l'effet de la baisse des salaires sur la demande globale, pour se concentrer sur l'effet bénéfique à l'échelle d'une entreprise, qu'ils projettent abusivement sur l'ensemble de l'économie. Or, si l'on tient compte de cet effet d'une baisse généralisée des salaires sur l'ensemble de l'économie, l'effet sur l'emploi serait tout autre selon Keynes. En effet, comme

DEUXIÈME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

274

le montre le schéma 8.3, qui résume la vision keynésienne du chômage et des conséquences d'une baisse des revenus, la baisse du niveau des salaires se traduirait plutôt par une baisse de l'emploi et une hausse du chômage que par une hausse de la demande de travail des entreprises.

SCHÉMA 8.3 ANALYSE KEYN É SIENNE DE LA FLEXIBILIT É DES SALAIRES ET DE SES CONS ÉQUENCES SUR LE CH Ô MAGE

Baisse du niveau des salaires

Baisse des revenus

Baisse de la consommation des ménages

Baisse de la demande effective

Baisse de l'emploi et hausse du chômage

Baisse de la production des entreprises

Ainsi, si le raisonnement néo-classique peut tenir à l'échelle d'une entreprise, Keynes montre bien qu'il ne tient pas à l'échelle macro-économique de l'ensemble de l'économie. En effet, la baisse du niveau des salaires se traduit par une diminution des revenus à l'échelle de l'économie; celle-ci entraîne une diminution de la consommation des ménages, de sorte que les entreprises anticipent une baisse de la demande (effective) et ajustent leur pro­ duction à la baisse, ce qui se solde par une baisse de l'emploi et une hausse du chômage. Les effets de bouclage du circuit keynésien nous font voir que si les conséquences positives d'une baisse de salaire mises en relief par la vision néo-classique peuvent effectivement être positives pour une entreprise donnée, il est plus probable que la réduction des salaires ait des effets négatifs à l'échelle de l'ensemble de l'économie. Keynes remet donc en question les mécanismes de fonctionnement du marché du travail postulés par la théorie néo-classique.

CHAPITRE S KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

275

Par ailleurs, pour ce qui est du salaire réel ou nominal, à l'inverse des néo-classiques, Keynes considère que les travailleurs ne peuvent connaître leur salaire réel (du moins pas ex ante, avant de décider de leur « offre de travail » ), de sorte que c'est essentiellement en fonction du salaire nominal qui leur est offert qu'ils décideront de l'importance de leur prestation de travail. De plus, Keynes note que les travailleurs pourraient accepter plus facilement une baisse de leur salaire réel par le biais d'une hausse de prix plutôt que par une diminution du salaire nominal. C'est d'ailleurs une option qu'il défend sur la base du principe d'équité sociale : tous seraient plus également touchés par une hausse de prix que par des baisses de salaires, qui ne seraient sans doute pas universelles et uniformes si elles sont déterminées par chaque entreprise. Il ne serait évidemment pas intéressant pour des groupes de salariés d'accepter des baisses de salaires en vue de faire diminuer le chômage sans avoir de garanties que les autres salariés et autres groupes économiques se comporteront de la même façon. En ce qui concerne plus précisément la diminution des salaires . réels, prônée par les néo-classiques, Keynes fait remarquer que celle-ci entraînerait un changement dans la répartition des revenus, soit un transfert de revenus des salariés vers les « rentiers » et les entrepreneurs. Or, selon Keynes, cela aurait un effet négatif sur la production globale et sur l'emploi puisque ces derniers groupes consomment une part moins importante de leur revenu que les travailleurs. L'investissement serait également touché, car la baisse des salaires entraîneraît non seulement une baisse de la consom­ mation immédiate, mais également des anticipations de baisses futures, de déflation de salaires et surtout de prix; la « confiance » des investisseurs serait affectée et cela nuirait à l'emploi. C'est pour cette raison, entre autres, que Keynes s'oppose à une politique de plein emploi qui serait fondée sur une diminution des salaires nominaux.

8 . 1 .4

Le chômage involontai re et le sous-em ploi

Keynes soutient donc qu'il est possible qu'il y ait du chômage involontaire parce que la production n'est pas touj ours entièrement vendue et que l'épargne et l'investissement ne s'égalisent pas toujours par le biais de variations des taux d'intérêt'. Keynes s'oppose ainsi à des postulats fonda­ mentaux de l'analyse néo-classique, le premier étant la « loi de Say », selon laquelle l'offre crée la demande, ce dont nous avons traité plus haut. Le

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE OU TRAVAIL

276

second postulat est également fondamental à l'analyse néo-classique, puis­ que celle-ci sup'pose qu'il y a parfaite flexibilité des prix, tant les salaires que les taux d'intérêt; ainsi, pour les néo-classiques, les variations de taux d'inté­ rêt assureraient automatiquement que toute l'épargne accumulée soit inves­ tie dans la production, de façon qu'ultimement les travailleurs se trouvent embauchés dans cette production et que le plein emploi soit assuré. Keynes affirme au contraire que le taux d'épargne ne varie pas, ou très peu, en fonction du taux d'intérêt, mais qu'il est plutôt déterminé par les revenus. C'est selon que l'on a un revenu élevé, ou un revenu faible, que l'on peut en affecter une partie à l'épargne, et non pas selon le niveau d'intérêt. De plus, selon Keynes, les variations du taux d'intérêt n'assurent pas l'éga­ lité entre l'épargne et l'investissement; en d'autres termes, les taux d'intérêt ne permettent aucunement d'assurer que l'épargne soit entièrement investie en tout temps et qu'il en résulte une demande pour les produits suffisante pour maintenir le plein emploi. De ce fait découle une possibilité de chô­ mage involontaire. La vision keynésienne s'oppose alors nettement à la vision néo-classique où la thésaurisation de l'épargne est exclue; toute pro­ duction est présumée être vendue et le revenu distribué mais non consommé (c'est-à-dire l'épargne) est automatiquement affecté à l'investissement. Bref, les hypothèses néo-classiques assurant le plein emploi ne tiennent plus dans la vision keynésienne. Contrairement à ce que l'on présumait jusqu'alors (dans les an­ nées trente), Keynes affirme que le plein emploi n'est pas l'état « normal » que postule la théorie néo-classique, mais qu'au contraire, l' « équilibre » peut fort bien se situer en un point de sous-emploi. Ainsi, le plein emploi ne serait qu'un seul des niveaux possibles d'emploi, et peut-être même une situation exceptionnelle, indique-t-il. Ainsi, Keynes considère-t-il que le niveau de l'emploi est déter­ miné fondamentalement par les entrepreneurs, par leurs décisions d' em­ bauche en regard de la demande effective globale qu'ils anticipent :

[ .. ] le volume de l'emploi (et par conséquent le niveau de la pro­ duction et du revenu réel) est fixé par l'entrepreneur en vue de rendre maxima ses bénéfices présents et futurs... ; et le volume de l'emploi qui rendra ses bénéfices maxima dépend de la fonètion de demande globale que lui donnent ses prévisions de la somme des produits résultant respectivement de la consommation et de l'investissement dans diverses hypothèses5 • .

CHAPITRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

277

Bien que Keynes lui-même n'ait pas illustré graphiquement sa théorie, l'interprétation suggérée par la lecture des écrits de Keynes se pré­ senterait comme suit :

GRAPHIQUE 8.4 TH ÉORIE KEYN É SIENNE DU " SOUS-EMPLOI

»

D' ÉQUILIBRE

Salaire

s 0

02 E C

=

Emploi

Chômage ou " sous-emploi » dû à la sous-consommation ou à la faiblesse de la demande (D).

Ainsi, chez Keynes, la courbe de l'offre de travail se décomposerait en deux parties. La partie de gauche, horizontale, traduit la rigidité à la baisse du salaire nominal quand l'emploi est à un niveau inférieur à celui d'équilibre. En effet, selon Keynes, les salariés refuseront d'accepter une baisse de salaire, même en situation de chômage élevé. Dans le contexte actuel, on pourrait considérer que les lois sur le salaire minimum et certaines conventions collec­ tives confirment la rigidité à la baisse des salaires (bien qu'il y ait eu des concessions salariales au cours de la récession de 1981-1982). D'ailleurs, selon la théorie keynésienne, cela aurait un effet négatif sur la demande, ce qui nuirait d'autant plus à la situation de l'emploi (schéma 8.3).

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

278

Évidemment, ce sous-emploi d'équilibre (ou plutôt ce déséquilibre de l'offre et de la demande6) peut disparaître avec une hausse de la demande effective. Ainsi, si l'on se déplaçait de Dl à D2, il y aurait possibilité de réduire ou d'éliminer le chômage; en effet, si la demande effective augmen­ tait, les projets de production des entreprises s'accroîtraient, de sorte que l'emploi serait en hausse et le chômage pourrait se résorber. On peut ainsi résumer la logique keynésienne par le biais d'un schéma simple :

SCHÉMA 8.5 LA LOGIQUE KEYN É SIENNE ema de e ective -ff__n __ D ___J _ � �

>-

L___ 1

'-

- ·

ell e rod ucti o --n r é__ Pdes entreprises �� - �



__:

_

t

��

veau de em loi -N i-- __ l ' _p----,- �� �



Dépenses prévues (cons. et inv.)

Anticipations des entreprises

Dépenses réelles

Revenus d'emploi

Ainsi, la logique keynésienne se traduit par ce circuit où la demande effective impulse la production des entreprises qui, à leur tour, sont à l'origine des revenus d'emploi versés, eux-mêmes responsables des dépenses réelles. Ces dernières alimentent à leur tour les anticipations des entreprises quant au futur, quant à la production qu'elles pourront écouler dans l'avenir. Ces anticipations se traduisent par des prévisions quant aux dépenses en biens de consommation et en biens d'équipement, ce qui se traduit par une demande effective. Et le circuit se renouvelle. Mais de quoi se compose précisément cette demande effective?

CHAPITRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

279

Il s'agit en fait de la somme de la demande privée (des entreprises et des particuliers) et de la demande publique. En d'autres termes, il s'agit de la somme d'une part, des dépenses de consommation (C), de l'investisse­ ment des entreprises (1), ainsi que de la demande étrangère nette (soit les exportations -X- moins les importations-M-), ces trois éléments constituant la demande privée, et, d'autre part, des dépenses publiques ou gouverne­ mentales (G). Ainsi : Demande effective

=

C+1+G

+

(X - M)

Sans entrer dans trop de détails concernant la dimension moné­ taire (taux d'intérêt, écarts de prix entre les importations et exportations), il convient de souligner que différents facteurs du genre influent sur le niveau de la demande effective totale, qui elle-même détermine le niveau de la production et, par conséquent, le niveau de l'emploi. Reprenons donc dans un seul schéma l'ensemble des composantes de l'analyse keynésienne de l'emploi (schéma 8.6). Le schéma 8.6 illustre bien le circuit macro-économique caractéris­ tique de la vision keynésienne. Ainsi, si l'on part des revenus d'emploi, ceux-ci déterminent à la fois la consommation et les anticipations des entre­ prises (revenus attendus, estimation du risque et des coûts). Ces anticipa­ tions des entreprises, conjuguées au niveau des taux d'intérêt déterminent le niveau des investissements des entreprises. Pour ce qui est de la consom­ mation, celle-ci est déterminée par les parts respectives que les ménages consacrent à l'épargne et à la consommation (propension à épargner ou à consommer), de même que par leurs anticipations face à l'avenir, et évidem­ ment leurs revenus (d'emploi, mais aussi d'autres sources - par exemple placements - non indiquées ici). Pour ce qui est des exportations et des importations, le niveau de celles-ci dépend de nombreux facteurs, dont les rapports de prix relatifs, la composition de la production nationale, etc. De même pour les dépenses publiques ou achats gouvernementaux, qui sont fonction non seulement des taux d'intérêt, mais également de diverses considérations d'ordre politique, qui dépassent le cadre de notre analyse. Keynes a donc mis en évidence le principe de la demande effective, qui détermine le niveau de la production des entreprises qui, à son tour, déterminera le niveau de l'emploi. C est sur les bases de cette théorie macro­ économique de l'emploi que Keynes établira sa proposition d'une politique d'intervention de l'État dans l'économie, politique destinée à soutenir l'investissement et la consommation afin d'assurer le plein emploi, même au

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

280

prix d'un déficit budgétaire. On retrouve là l'argumentation de base qui fut utilisée dans de nombreux pays occidentaux au cours de l'après-guerre, en gros au cours des années 1945 à 1975.

SCHÉMA 8.6 ANALYSE KEYNÉSIENNE DE L'.EMPLOI

Anticipations des entreprises : - Revenus attendus des investissements - Estimation des risques - Estimation des coûts

Niveau de l'emploi

Revenus d'elllploi

Niveau de la production de biens et services

Niveau de la demande effective totale

Comportements d'épargne (propension à épargner ou à consommer)

y

Investissement

Consommation

Exportations moins les importations

Achats des gouvernements

Taux d'intérêt

Anticipations face à l'avenir

CHAPITRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

28 1

s . 1 .s

Lemploi plutôt que le travail

Un des principaux changements introduits par Keynes a trait à la nature de la « marchandise » échangée sur le marché du travail. En effet, si pour les néo-classiques pré-keynésiens, c'est un temps de travail qui est échangé contre un salaire, chez Keynes, c'est plutôt un emploi ou un poste de travail qui fait l'objet d'une transaction. Nous avons vu précédemment que dans la théorie néo-classique, la durée du travail est censée être maîtrisée librement par l'offreur de travail. En fait, contrairement aux autres « marchandises » échan­ gées sur divers marchés, le travail est en fait soumis à certaines limites physiques et sociales; au nombre des limites de nature sociale, mentionnons les traditions et coutumes, nationales, régionales ou d'autre nature, les conven­ tions collectives, les lois sur la durée « normale » du travail, etc. Avec Keynes, on passe donc du travail à l 'emploi. En effet, dans l'analyse keynésienne, l'objet du « marché » du travail c'est la passation de contrats pour la mise en oeuvre de la « force de travail7 ». Ce « louage » de force de travail représente toutefois le début seulement de la relation de travail dans le cadre de laquelle se réalisera effectivement l'échange d'un temps de travail contre un salaire. De plus, le louage en question suppose l'existence d'un support à la conclusion de l'entente, soit un poste de travail, un emploi sur lequel porte le contrat entre l'employeur et le salarié. C'est ainsi que l'on sera amené à distinguer l'emploi du travail, dans la perspective de la théorie keynésienne. En effet, Keynes considère qu'il faut raisonner en termes d'emploi, et non de travail, car ce sont les entreprises qui, en fonction de la demande effec­ tive, fixent la quantité de main-d'oeuvre et donc d'emplois qui leur est néces­ saire. L'initiative de l'emploi appartient aux seuls employeurs dans le système keynésien, de sprte que la demande de travail domine nettement l'analyse, d'autant plus que l'offre de main-d'oeuvre est déterminée par des variables exogènes au modèle, dont les facteurs démographiques, culturels, etc. Il convient alors de se demander s'il ne vaudrait pas mieux parler de marché de l'emploi plutôt que de marché du travail. Dans la perspective keynésienne, on pourrait effectivement considérer que l'offreur de travail de l'optique néo-classique est en fait un demandeur d'emploi, alors que les deman­ deurs de travail (les entreprises) sont en fait des offreurs d'emplois ou de postes de travail. Dans cette perspective, l'emploi est en quelque sorte un intermé­ diaire, un passage obligé entre l'offre et la demande de travail, des concepts

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

282

que l'on ne peut retrouver comme tels chez Keynes, puisqu'il adopte une autre vision. L'emploi est alors le reflet concret des contraintes et conditions qui présideront à la transaction effective entre l'employeur et le salarié. Si l'on voulait emprunter les termes marxistes, on dirait que l'emploi, en tant que support de la transaction en cause, précise les conditions de vente ou de location de la force de travail.

8.2

La politique économique keynésienne

. Keynes a donc été à l'origine de changements importants dans les politiques économiques de nombreux pays. Contrairement à ce que les analyses économiques antérieures avaient porté à croire, la théorie keyné­ sienne a conduit plusieurs économistes à la conclusion que si l'on veut assurer le maintien du plein emploi, il convient d'accepter une forte intervention gouvernementale destinée à soutenir la demande effective et ce, quel qu'en soit le prix du point de vue du déficit budgétaire.

Les politiques économiques

Les outils et les instruments dont dispose l' É tat pour réaliser sa stratégie économique s'appellent des mesures, des programmes ou des politi­ ques économiques. On les divise généralement en deux grands blocs : les politiques macroéconomiques et les politiques microéconomiques.

LES POLITIQUES MACROÉCONOMIQUES,

comme leur nom l'indique, s'ad res­ sent de façon large à l'ensernble de la population et du pays, et visent habituellement à influencer les grandes variables de l'économie, avec lesquelles tout le monde doit fonctionner : taux d'inflation, taux de chô­ mage, taux d'intérêt, taux de change, etc.

Il s'agit donc surtout d'instruments comme la politique fiscale et budgé­ taire, la politique monétaire, celle du taux d'intérêt et du taux de change ou encore de la politique commerciale et tarifaire. [ . . .] Certains programmes de dépenses gouvernementales sont construits de façon à varier automatiquement en fonction des besoins de l'éco­ nomie. On les appelle des stabiliseurs automatiques. �assu rance-

CHAPITRE S KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

283

chômage en est l'exemple le plus classique : lorsque le chômage augmente, les allocations d'assurance-chômage sont plus nombreuses et provoquent une augmentation des dépenses gouvernementales; elles ont donc pou r effet de stimuler la demande nationale, contribuant ainsi de façon positive à relancer l'économie. I nversement, lorsque l'activité économique reprend et que le chômage diminue, cela se fait sentir à la baisse s u r le n iveau des dépenses gouve r n e mentales a u titre de l'assurance-chômage. Pour d'autres types de dépenses, les gouvernements doivent, à chaque fois, décider dans quel sens les faire varier. C'est ce qu'on appelle des mesures discrétionnaires. Il s'agit de mesu res plus ponctuel les, q u i visent à corriger l a situation dans u n e direction donnée, à u n moment bien précis et qui n'ont donc pas u n caractère permanent. Les meilleurs exemples sont tous les projets d'investissements publics que l'on peut décider d'accélérer ou de ralentir, en fonction des besoins de stabilisa­ tion de l'économie. Ces mesures ont en général u n. impact plus direct sur la demande nationale.

LES POLITIQUES MICROÉCONOMIOUES, comme leur nom l'indique, s'adres­ sent à des entités, des groupes ou des secteurs plus restreints et plus précis de l'économie. On les appelle parfois aussi des masures sélec­ tives parce qu'elles visent spécifiquement une région, une industrie, u n secteur, u n métier, u n e occupation, u n groupe démographique . . . bien ciblé et identifié.

On distinguera souvent parmi ces politiques microéconomiques, toutes celles qui sont relatives au marché du travail. On les appelle les politi­ ques du marché du travail ou encore les politiques de main-d'oeuvre. Elles comprennent tous les programmes de formation, d'apprentissage, de mobilité, de placement, d'égalité en emploi, voire même certains programmes de création d'emplois temporaires. Les autres politiques microéconomiques sont plutôt des politiques de développement économique industriel et régional, comme des program­ mes de subventions et d'avantages fiscaux aux entreprises, l'aide finan­ cière et technique aux P M E , ou les grands projets d'i nvestissement publics. [ . . . ]

: Payette, M. ( 1 988). Le défi du plein emploi. Synthèse de l'ouvrage du même nom de D. Bellemare et L. Poulin-Simon ( 1 986). Bulletin de l'Institut de recherche appliquée sur le travail. Montréal : IRAT. 23-25.

Source

DEUXIEME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

284

Selon Aglietta, la conclusion politique de l'analyse keynésienne se présenterait ainsi : « la société, en tant qu'unité politique, doit se substituer aux entrepreneurs dans la décision d' investir dans la mesure de leur carence8• » Ainsi, la critique keynésienne de la vision néo-classique ne se traduit pas par des conclusions politiques aussi radicales que celles de la théorie marxiste. À l' inverse de Marx, Keynes ne considère pas que le capitalisme est un système économique à proscrire, mais croit au contraire qu'il faut le sauver en lui associant une politique économique qui permette d'assurer le plein emploi. Ayant constaté que le plein emploi était lié à la croissance et au volume de la demande, Keynes conclut que pour sortir de la crise (des années trente comme celles qui pourraient suivre), il faut aug­ menter les dépenses publiques, même si l'on doit alors creuser un déficit budgétaire important. Celui-ci devrait se résorber automatiquement avec la reprise qui s'ensuivra. Dans les années quatre-vingt et encore aujourd'hui, les économistes qui revendiquent une politique de plein emploi s'inspirent toujours de la vision keynésienne.

Une politique de plein emploi en pratique

La politique de plein emploi se compose de trois volets : le volet macro­ économique, le volet du marché du travail et le volet du développement économique régional. ( . . . ) Mais le plein emploi pour chacun d'eux ne signifie pas alors seulement un objectif plus ou moins abstrait comme la poursuite du Graal, mais se traduit par des critères de décision précis au niveau du choix des politi­ ques. À titre d'exemple, une mesure spécifique de développement éco­ nomique ne sera pas préférée à une autre désormais exclusivement sur la base d'une comparaison des valeurs ajoutées qu'elle génère, mais aussi sur la base des emplois créés, perdus ou déplacés. Avant de décrire plus en détail ces trois volets, il convient de rappeler la définition que donne l'OCDE d'une politique de plein emploi : [ . . .] nous entendons ici l'ensemble des mesures et institutions des­ tinées à optimiser quantitativement et qualitativement le potentiel de main-d'oeuvre de la population, à en faire le meilleur usage possible, ainsi qu'à réaliser dans les meilleures conditions l'adaptation réci­ proque de l'offre et de la demande sur le marché du travail. Cette définition met clairement en évidence le fait que la politique doit viser à augmenter le potentiel de main-d'oeuvre et à créer des emplois productifs. I l est donc implicite qu'une politique de plein emploi n'est pas

CHAPITRE 8 KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

285

une politique d'exclusion du marché du travail ni une politique de création d'emplois inutiles. La politique de plein e m p loi i ntervient au n iveau de l'offre et de la demande de travail ainsi qu'au niveau des mécanismes d'ajustement. Au niveau de l'offre, la politique de plein emploi vise à inciter la participation de tous les groupes au marché du travail en accroissant, par exemple, le réseau des garderies, en augmentant les déductions fiscales pour garde d'enfant, en permettant aux travailleurs en âge de prendre leur retraite, d'améliorer leur droit de pension; elle consiste aussi en un programme de formation et de recyclage; elle implique également une politique d'éduca­ tion donnant accès à une formation générale qui pou rrait faciliter par la suite les recyclages; les interventions du côté de l'offre peuvent également se traduire pour les jeunes par des programmes d'apprentissage en entre­ prise. Du côté de la demande, la politique vise à augmenter le nombre d'emplois; les emplois créés peuvent être permanents et résulter par exemple de la mise en p l ace de services sociaux ou rés u lter d ' u n programme précis de développement économique d a n s une région précise ; les emlois peuvent être temporaires et consister de travaux publics administrés par les municipalités; le nombre d'emplois peut enfin être augmenté par une réduction du temps de travail. En ce qui concerne les ajustements de l'offre et de la demande, il s'agit alors de multiplier l'information et d'en réduire le coût, de favoriser la mobi­ lité du travail et du capital et d'implanter des programmes d'accès à l'égalité. [ . . .] Mais une politique de plein emploi se définit moins par les mesures spécifiques adoptées que par la nature des institutions qui l'administrent : pour qu'une politique de plein emploi soit efficace, les institutions q u i administrent les volets macro-économiques, du marché du travail e t du développement économique régional doivent avoir une nature perma­ nente, assurer la participation des g ro u pes concernés, être décen­ tralisées, mais aussi coordonnées et posséder une marge de manoeuvre financière. [ . . .] Le volet macro-économique

Dans le cadre d ' u n e politique de plein e m p l o i , la politique macro­ économique vise à assurer la stabilité des grandes variables économi­ ques afin de permettre le développement harmonieux des secteurs privé et publ ic. Plus particulièrement elle vise à stabiliser le niveau de la demande agrégée à un niveau suffisant pour permettre l'utilisation des capacités existantes et l'accroissement équilibré de ces mêmes capacités; elle vise aussi à stabiliser les taux d'intérêt à un niveau permettant la réa­ lisation des investissements souhaités et à stabiliser également le niveau des prix et la valeur du taux de change. ( . . . ]

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

286

Le volet du marché du travail

Cet aspect de la politique de plein emploi vise à influencer rapidement l'offre et la demande de travail et à assurer ainsi les ajustements à court terme sur le marché du travail. Plus spécifiquement, il a la responsabilité d'empêcher les pénuries de main-d'oeuvre qualifiée, de répondre aux b a isses cyc l i q u e s de la d e m a n d e agrégée par des program mes appropriés de création d'emplois temporaires et d'assurer l'équilibre à court terme sur le plan sectoriel et régional. C'est également à la politique du marché du travail que revient la responsabilité d'assurer à chacun des groupes l'accès à l'égalité dans l'emploi. [ . . . ) Le volet du développement économique régional

La politique de plein emploi doit aussi se préoccuper des ajustements structurels en particulier de nature sectorielle et régionale. Ainsi la politi­ que du développement économique régional doit veiller au développe­ ment des secteurs actuels et nouveaux et doit favoriser le développement industriel dans les régions où le chômage est élevé. Il ne s'agit donc pas de subventionner à long terme des entreprises non viables mais plutôt d'encourager les investissements productifs et les changements technolo­ giques nécessaires, d'inciter les entreprises à s'établir dans les régions désignées, d'aider les entreprises en difficulté temporaire, de procurer le capital financier nécessaire au financement d'entreprises rentables, d'offrir un soutien technique aux initiatives locales, et pour les fermetures d'usi­ nes, s'il y a lieu, de voir en collaboration avec la politique du marché du travail, à relocaliser les travailleurs ainsi mis à pied. [ . . . ) Source : D. Bellemare (1 984). Le plein emploi : un objectif techniquement réalisable mais un défi politique. Interventions économiques. No 1 2- 1 3 . Montréal : Éd. St-Martin. 1 09-123.

Notons que les néo-classiques (d'hier comme d'aujourd'hui) rejet­ tent toute politique destinée à augmenter les dépenses publiques, considé­ rant en quelque sorte que les gouvernements auraient ainsi « volé » des sommes devant être affectées à l'investissement privé; on parle alors d'un effet d'éviction (crowding out). Certains économistes contestent cette interpré­ tation de l' oeuvre de Keynes appelant à l' « interventionnisme » de l' État en vue de stabiliser l'activité économique. Cependant, si le débat se poursuit toujours au sein de la communauté des économistes quant à l'opinion réelle de Keynes à ce sujet9, il n'en demeure pas moins que ce sont ses écrits qui ont largement inspiré les thèses interventionnistes de l'après-guerre, qu'il

CHAPITRES KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

287

l'ait véritablement souhaité ou non. Peu de pays peuvent auj ourd'hui prétendre n'avoir jamais adopté de politiques économiques d'inspiration keynésienne. Ainsi, que ce soit volontaire ou non de sa part, Keynes a joué un rôle important dans la réorientation des politiques économiques, dans l' ac­ croissement du rôle de l' État en ce qui concerne la stabilisation du niveau de l'activité économique10• Le tableau 8.1 résume bien les différences fondamen­ tales qui opposent les stratégies économiques proposées par des économistes d'inspiration keynésienne à celles d'inspiration néo-classique (les néocon­ servateurs dans le tableau).

TABLEAU 8.1 LES STRATÉGIES ÉCONOMIQUES DES NÉOCONSERVATEURS ET DES KEYNÉSIENS KEYNÉSIENS

NÉOCONSERVATEURS

Allocation des ressources humaines et physiques





Laisser aux marchés, dans toutes les situations, le soin d'utiliser les ressources comme ils l'entendent afin de répondre aux besoins des consommateurs.

L.:État doit intervenir le moins possible sur les marchés. En particulier, il doit : - minimiser la réglementation; - encou rager la compétition; - intervenir seulement quand il y a présence de biens publics purs comme la défense ou la protection des d roits de propriété; - dans le cas d'effets externes, l' État ne doit pas intervenir mais compter sur les ententes volontaires; - ne pas intervenir au niveau du développement régional; - sur le plan du co�merce international, adopter une position de libre-échange; sur le marché du travail, combattre les rigidités de salaires et intervenir le moins possible.





Laisser aux marchés, lorsque ceux-ci fonc­ tionnent efficacement, le soin d'utiliser les ressources comme ils l'entendent afin de répondre aux besoins des consommateurs.

L.:État peut et doit intervenir lorsque les marchés ne fonctionnent pas efficacement pour la société. Il doit : - réglementer les monopoles; - encourager les biens publics purs mais aussi d'autres biens comme les biens méritoires; - adopter les réglementations nécessaires lorsque des effets externes sont présents; - influencer le développement régional en utilisant le critère de la valeur ajoutée, s'il y a lieu; - sur le plan du commerce international, adopter une politique souple qui obéit au critère de la valeur ajoutée; - sur le marché du travail, il ne sert à rien de combattre les rigidités de salaires; il faut plutôt adopter des mesures minimi­ sant les effets de ces rigidités comme des programmes de mobilité.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

288

TABLEAU 8.1 (suite)

KEYNÉSIENS

NÉOCONSERVATEURS







La répartition des revenus est dictée par les marchés selon des tests de récompenses et de punition. Cette répartition est considérée comme équitable. De plus, si les travailleurs et le capi­ tal sont mobiles, la répartition des revenus qui découle des marchés devrait être plus égalitaire.

Répartition

Les revenus d'intérêt, c'est-à-dire le taux d'in­ térêt, devraient être fixés par les marchés financiers. Les marchés internationaux, quant à eux, devraient déterminer la valeur du taux de change. En aucun temps, les salaires et les prix ne devraient être contrôlés.







La répartition des revenus qui émane des marchés peut être inéquitable. Les inégali­ tés qu'engendrent les marchés peuvent être socialement inacceptables. L.'.État doit alors intervenir au moyen de taxes et de transferts afin d'atteindre l'optimum social. L.'.État doit intervenir au niveau de la déter­ mination des taux d'intérêt et du taux de change de manière à protéger la société contre l'inflation.

Dans une perspective de lutte contre l'infla­ tion, il convient d'imposer un contrôle des prix et des salaires.

Stabilisation pour atteindre le plein emploi et une croissance non inflationniste



Pour l'État, la meilleure intervention au niveau de la stabilisation est de ne pas intervenir.





L.'.État doit équilibrer son budget en tout temps et ne pas s'endetter.









La banque centrale doit veiller à ce que la masse monétaire augmente à un rythme constant afin de ne pas gérer l'inflation. Dans ces conditions, les marchés assureront une croissance non inflationniste. Par ailleurs, le plein emploi est automatique. Avec le plein emploi, on peut statistiquement observer du chômage, mais du chômage volontaire.

Source :







L.'.État peut et doit intervenir au niveau du pouvoir d'achat et de la dépense nationale. En période de récession, il doit soutenir la dépense nationale par des régimes de sou­ tien des revenus ou par des travaux publics. En période d'inflation, il doit restreindre la dépense nationale. L.'.État peut encourir des déficits; mais il doit équilibrer son budget sur le cycle.

En période de récession, l' État doit accom­ pagner ses politiques de soutien du pouvoir d'achat de politiques sélectives au niveau de la main-d'oeuvre afin d'empêcher les pres­ sions inflationnistes de se développer.

L.'.État peut et doit utiliser la politique moné­ taire soit pour accompagner la politique fiscale dans sa lutte contre le chômage, soit pour lutter contre l'inflation.

Dans ces conditions, les marchés peuvent, sans trop de soutien, assurer une croissance non inflationniste. Mais le plein emploi est impossible à réaliser. On peut espérer atteindre un taux de chômage non accélé­ rationniste de l'inflation lequel, au Canada, oscille entre 6,5 % et 8 %. Et c'est par un régime de revenu minimum garanti que l'on peut penser solutionner le problème du chômage.

Bellemare, D. et Poulin-Simon, L. ( 1 986). Le défi du plein emploi. Tableau 1 , p. 90.

CHAPITRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

289

8.3

Résumé des apports keynésiens

Pour conclure, résumons les grandes lignes des apports de Keynes à l'analyse du marché du travail ou de l'emploi. En fait, nous le verrons, ces ap­ ports renvoient non seulement à la théorie économique elle-même, mais égale­ ment aux prescriptions politiques qui peuvent en découler. Voici donc les prin­ cipaux apports de la théorie keynésienne que nous souhaitons mettre en relief : 1.

Selon Keynes, l'équilibre macro-économique ne s'établit pas automatique­ ment au « plein emploi »; au contraire, il est fort possible que persiste une situation de sous-emploi, que l'on pourrait qualifier de sous-emploi dura­ ble ou « d'équilibre ». En fait, cela signifie qu'il peut y avoir équilibre sur le marché des produits, alors que persiste un déséquilibre sur le marché du travail.

2.

Keynes introduit ainsi la possibilité qu'existe du chômage involontaire, une situation de chômage imputable à une insuffisance de la demande effec­ tive, et non pas au fait que les travailleurs refuseraient la flexibilité des salaires.

3.

Il faut distinguer le rôle du salaire nominal et du salaire réel dans le com­ portement des salariés; chez Keynes, contrairement aux néo-classiques, les travailleurs sont victimes d' « illusion monétaire », en ce sens qu'ils ne peuvent connaître que leur salaire nominal, et non leur salaire réel, si ce n'est par la suite, lorsqu'ils disposent des données sur l'inflation. Tenant compte du refus des salariés d'accepter une baisse de ce salaire nominal, il est illusoire selon Keynes d'attendre la solution au chômage .d'une baisse du salaire. Chez Keynes, le salaire réel n'intervient dans la régulation économique que dans la mesure où il est vu comme revenu; en d'autres termes, le salaire réel limitera certes le niveau de dépenses, mais il n'entre pas en ligne de compte dans les décisions quant à la prestation de travail que les salariés réalisent.

4.

Dans la perspective keynésienne, compte tenu du rôle de la demande effective dans l'ex_plication du chômage, c'est davantage du côté d'une intervention de l'Etat en vue de stabiliser l'activité économique que l'on peut rechercher des solutions au chômage.

Ce qu'il importe enfin de retenir, c'est que la théorie keynésienne nous amène à distinguer deux fonctions assumées par le marché du travail ou de l'emploi, une différenciation qui a d'ailleurs été retenue par la majorité des économistes s'inscrivant dans le paradigme dit « institutionnaliste ». Le

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

290

marché du travail ou de l'emploi renvoie donc à deux fonctions dans la pers­ pective keynésienne : - une première fonction concerne la détermination des emplois nécessaires à la production, qui provoque une demande de travail de la part de l'entre­ prise; - une seconde a trait à l'affectation des salariés dans les emplois en question au sein des entreprises. Cette différenciation demeure un des apports fondamentaux de la théorie de Keynes, mis en relief dans son circuit macro-économique du niveau d'emploi. On retrouve d'ailleurs cette distinction des fonctions du marché du travail (ou de l'emploi) chez différents économistes institution­ nalistes, et notamment dans les théories de la segmentation où, contrairement à la vision néo-�lassique, le processus de fixation des salaires et celui d' affec­ tation d'individus à des emplois apparaissent de plus en plus comme deux processus distincts.

8.4

Les contestations de la vision keynésienne

Si la théorie keynésienne a inspiré de nombreux gouvernements de pays occidentaux, à des degrés divers, au cours des années 1945 à 1975, cette théorie s'est vue de plus en plus contestée à partir des années soixante. Nous n'entrerons pas dans les détails de ces contestations, mais nous nous conten­ terons de les signaler, parce que nombre d'entre elles n'ont pas donné lieu à de véritables théories, mais constituent plutôt des contestations de nature essen­ tiellement empirique.

8.4 . 1

La contestation structuraliste

Les premières contestations de la théorie keynésienne se sont mani­ festées dans les années soixante. Bien qu'admettant la thèse keynésienne du chômage involontaire et, par conséquent, la possibilité que l'intervention gouvernementale puisse avoir une incidence positive sur l'économie, certains économistes ont voulu souligner le fait qu'une action sur la demande globale n'était peut-être pas suffisante pour régler le problème du chômage. La vision

CHAPITRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

291 « structuraliste » soutient ainsi que compte tenu des différences de compor­ tement des travailleurs, de l'existence de différents secteurs d'activité et diverses catégories professionnelles, il faut adopter des politiques différen­ ciées. Une seule politique générale (politique fiscale ou monétaire indifféren­ ciée) ne suffit pas à régler des déséquilibres structurels associés aux différences

régionales, démographiques et autres.

En d'autres termes, même si l'on réussissait à rendre le niveau de la demande globale égal à celui de l'offre, il pourrait subsister des désé­ quilibres du point de vue des compétences offertes et demandées, de même que de la répartition régionale de la main-d'oeuvre et des emplois. Ainsi, si la structure industrielle ne correspond pas à la structure de la main-d'oeuvre du point de vue de ses compétences et de sa répartition géographique, il peut subsister des problèmes de chômage, même si la demande globale a été alimentée par l' État. C'est précisément ce type d'analyse qui a entraîné l'adoption de politiques de développement régional, ainsi que de program­ mes de mobilité géographique et de formation professionnelle, au cours des années soixante et soixante-dix au Canada.

8.4.2

Les anticipations rationnelles

Au cours des années soixante-dix, une nouvelle contestation a vu le jour. Celle-ci est associée à la théorie dite des « anticipations rationnelles ». Pour les tenants de cette thèse, le chômage ne découle pas de l'incapacité du système à créer des emplois, mais est plutôt dû à la réaction rationnelle des

individus aux différences qu 'ils perçoivent entre les salaires (et les prix) actuels et ceux qui prévaudront dans l'avenir.

En clair, bien que sous une nouvelle appellation, on revient à la · vision néo-classique, que l'on habille d'un appareillage mathémçitique un peu plus développé. Cette théorie a plutôt mal vieilli, bien qu'elle demeure relativement plus vivante en Amérique du Nord qu'en Europe11• Néanmoins, en ce qui concerne le chômage, elle soutient que le « non-travail » est un choix volontaire, découlant d'un arbitrage entre le revenu et le loisir. Pour certains, il y aurait substitution intertemporelle de loisir; on préférerait prendre plus de loisir (chômage! ) maintenant en attendant d'obtenir de meilleurs salaires plus tard.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

292 Appliquée spécifiquement au marché du travail, la théorie dite du « prospection d'emploi » s'inscrit dans cette lignée des analyses en termes d'anticipations rationnelles. Selon cette théorie de la prospection ou de la recherche d'emploi, les individus continuent de chercher un emploi jusqu'à ce que le revenu supplémentaire qu'ils pour­ raient retirer de la poursuite de leurs recherches soit inférieur aux coûts de la recherche d'emploi. Tant que les coûts sont inférieurs aux gains supplémen­ taires attendus (rationnellement) de la poursuite des recherches, les « offreurs de travail » continuent leur recherche... et restent en chômage.

job search ou de la

Si les individus ne peuvent être présumés avoir une connaissance parfaite des emplois qui pourraient éventuellement se présenter, encore moins des conditions de travail et de salaire qui y seront reliées, on postule qu'ils ont une certaine idée de la distribution de fréquence des emplois, avec salaires et qualifications associées. Et l'on espère que les prédictions issues d'une telle théorie se trouvent réalisées, malgré l'irréalisme des hypothèses! Dans ce cadre d'analyse, le chômage s'explique donc par cette sub­ stitution ou cette préférence intertemporelle pour le loisir. En conséquence, on s'en

sera douté, la solution au chômage consiste soit à exercer des pressions sur les chômeurs en vue d'accélérer leur réinsertion en emploi, par exemple en rédui­ sant leurs prestations, soit simplement à adopter une (non) politique du laisser­ faire. Dans cette perspective, les politiques monétaires et fiscales sont consi­ dérées comme n'ayant aucune incidence (positive ou négative) sur le chômage.

8.4.3

Les flux de main-d'oeuvre et la dynam ique d u marché du travail

Plus tard, à la suite d'études sur la nature persistante du chômage, études qui ont mis en relief la courte durée de certaines périodes de chômage et le roulement des individus dans la situation de chômage, des économistes élabo­ rent une autre conception du chômage. Celle-ci est axée sur les flux de main­ d' oeuvre, les entrées et les sorties du marché du travail, par opposition à l'approche de stocks (nombre de chômeurs à un moment donné) généralement retenue jusqu'alors. Au Canada, l'étude de Hasan et de Broucker (1985), réalisée pour le Conseil économique du Canada, ainsi que l'enquête sur l'activité de Statistique

CHAP/TRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

293 Canada

(1986-1990) peuvent être considérées représentatives de ce genre On s'y intéresse à la mobilité des individus entre divers statuts : les

d'analyse.

analyses de flux renvoient effectivement au nombre et à la fréquence des passages, des allers-retours entre l'emploi, le chômage et l'inactivité. Cette perspective de flux met en relief un aspect du problème du chômage qui avait généralement été négligé jusqu'alors, à savoir si ce sont toujours les mêmes personnes qui sont en chômage « chronique » ou si différents individus se suc­ cèdent dans cette situation, sans que les statistiques officielles ne fassent de distinction. Dans cette perspective de

personnes entre différents statuts,

«

flux », c'est le

taux de rotation des

ou les passages fréquents par la situation de

chômage, qui entraînerait une augmentation du taux de chômage officiel. C'est du moins ce qu'ont mis en relief différentes analyses, américaines surtout, qui soulignaient l'importance des passages fréquents par le chô­ mage, par opposition au chômage de longue durée. Dans cette optique, la durée du chômage peut effectivement apparaître secondaire et, de ce fait, le problème du chômage peut sembler moins dramatique. Ainsi, si certains groupes, notamment les femmes et les jeunes, peuvent parfois avoir des taux de chômage élevés, ce serait parce que diffé­ rentes personnes au sein de ces groupes sont souvent en chômage, et non parce qu'elles restent longtemps en chômage. Dans le cas des jeunes, on a effectivement observé des passages fréquents par le chômage, suivis d'em­ plois de courte durée. Cependant, si ces observations sont certes intéressantes, tous ne s'entendent pas sur les conclusions qu'il faut en tirer. Pour certains, ces taux de rotation élevés signifient qu'il n'y a pas de pénurie d'emplois, mais plutôt que les emplois offerts présentent peu d'intérêt et qu'en conséquence, les gens y demeurent peu de temps. Les théories de la segmentation ou de la prospection d'emploi apportent des explications partielles à ce genre de phénomène. Cependant, s'il y a certes là une part de vérité, il reste qu'au cours

des dernières décennies, bon nombre d'emplois ont pris fin par suite d'une décision de l'entreprise de rationaliser et de diminuer le nombre d'emplois. Le modèle axé sur les flux a également fait l'objet de contestations, tout comme le modèle keynésien qu'il contestait lui-même dans une certaine mesure. Cela s'explique entre autres parce que certains l'ont utilisé pour dire (encor e ! ) que le problème du chômage relevait fondamentalement des travailleurs eux-mêmes (changeant continuellement d'emploi) et non pas d'une pénurie d'emplois imputable à une insuffisance de la demande (thèse keynésienne).

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCO�OMIE DU TRAVAIL

294

Cette mise en relief de la dynamique du marché du travail et de l'importance des flux de main-d'oeuvre ne constitue toutefois pas une théorie; elle n'en demeure pas moins intéressante, puisqu'elle nous amène à prendre en compte des aspects jusque-là inexplorés du problème du chômage. Cependant, bien que ce modèle nous ait incités à nous intéresser tant à l'aspect « fréquence » qu'à la dimension « durée » du chômage, ce qui est bon en soi, le début des années quatre-vingt a entraîné une remise en question de cette vision privilégiant les passages fréquents par le chômage, et ce, surtout en Europe, où le chômage de longue durée est redevenu un problème extrêmement criant12• Quoi qu'il en soit, bien que cette préoccupation pour les flux sur le marché du travail ait pu inciter les gouvernements à remodeler quelque peu leurs interventions sur le marché du travail, elle ne remet pas en question la théorie keynésienne. Efllle conduit peut-être simplement à affiner les mesures de politique économique qui en découlent, tout comme la thèse concernant le chômage structurel.

8.4.4

Le chômage chronique

Pour terminer cette revue des thèses qui, dans une certaine mesure, représentent une forme de contestation de certains éléments de la théorie keynésienne, ou plutôt des prescriptions politiques qu'on en a dégagées, mentionnons l'une des dernières thèses à prendre le devant de la scène, soit la thèse du « chômage chronique ». Cette dernière thèse se situe plutôt dans la lignée des théories reconnaissant le caractère involontaire du chômage, dû à une pénurie d'emplois plutôt qu'au refus des travailleurs .de prendre les emplois disponibles. Comme dans les cas précédents, il ne s'agit pas ici de véritables « théories », mais davantage de thèses qui conduisent à interroger et à affiner la théorie keynésienne, et surtout ses conséquences pour les politiques économi­ ques. La thèse du chômage chronique nous amène à considérer que les taux de chômage élevés que nous connaissons sont attribuables essentiellement à la longueur des périodes de chômage des individus, par opposition à la fréquence des ntrées en chômage. En effet, la thèse du chômage chronique s'oppose essentiellement à la vision du chômage comme un phénomène de passages

CHAPITREB KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

295

fréquents par ce statut de chômeur. La mise en évidence du chômage chronique de certains groupes dans les années quatre-vingt (les Noirs et autres « minorités » aux États-Unis, les jeunes et autres minorités en Europe) rétablit ainsi en quelque sorte la vision keynésienne du chômage. En effet, c'est fonda­ mentalement l'insuffisance d'emplois qui est en cause ici, et non les carac­ téristiques personnelles ou l'instabilité des personnes en chômage. Le chômage est alors vu comme un symptôme du mauvais fonctionnement du marché. En ce qui concerne les politiques à mettre en oeuvre, il paraît alors important de mettre l'accent sur la création d'emplois, surtout pour les chômeurs chroniques, qui expliquent une part non négligeable du chômage. Il convient de noter que le chômage de longue durée a surtout caractérisé des pays européens au cours des dernières années, mais que certaines personnes se trouvent également dans cette situation au Canada, de même qu'au Québec, comme nous l'avons vu Et quel que soit le pays, de façon générale, plus l'exclusion du marché du travail est longue, moins les chances de retour sont élevées. .

Pour conclure, disons simplement que les débats sur les causes et la nature du chômage continuent de préoccuper les milieux universitaires et politiques. Si les économistes n'en sont pas encore arrivés à un consensus, il faut noter que les données empiriques permettent de soutenir une certaine indécision. En effet, il semble que la nature du chômage se transforme avec la dynamique économique. Cependant, les faits semblent appuyer à la fois la théorie keynésienne et la vision structuraliste, qui permettent en quelque sorte d'affiner l'interprétation. En effet, dans un État comme le Canada notamment, et en fait sur­ tout au Québec, il semble bien y avoir à la fois pénurie d'emplois, ou insuffi­ sance de création d'emplois de la part du système économique et inadéquation (géographique et professionnelle) entre les compétences des travailleurs et celles demandées sur le marché du travail13• D'ailleurs, même si la reprise économique de 1983 à 1989 comme celle en cours depuis 1993 ont entraîné un haut taux de création d'emplois au Canada (l'un des plus élevés parmi les pays industrialisés), les reprises laissent néanmoins subsister des déséquilibres importants sur le marché du travail, et notamment un chômage relativement élevé au Québec. Pour plusieurs, il est clair que des problèmes de nature structurelle subsistent et que la thèse structuraliste rend bien compte d'une partie du problème du chômage au Canada et au Québec, tout comme il . est évident qu'il y a également une certaine pénurie générale d'emplois.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

296

8.5

L'.analyse post-keynésienne

Nous avons vu l'essentiel des apports de la théorie de Keynes, voyons maintenant les thèses post-keynésiennes, qui nous introduiront en quelque sorte aux théories institutionnalistes qui suivront. En effet, si Keynes ne peut être rangé au sein du paradigme institutionnaliste, la combinaison d'une analyse macro-économique d'inspiration keynésienne et d'une analyse micro-économique d'inspiration institutionnaliste a mené à la création d'une école que l'on qualifie de post-keynésienne. Les économistes post-keynésiens nous conduisent à mettre en relief des éléments négligés par la théorie micro­ économique néo-classique, en s'ouvrant aux thèses institutionnalistes, mais ils demeurent fidèles aux grands enseignements de Keynes dans le domaine de la macro-économie. Pour schématiser, nous retenons ici trois grands piliers à la base de la théorie post-keynésienne, des éléments qui rendent bien compte de cette double inscription dans la lignée de Keynes, mais également des thèses institutionnalistes. Soulignons d'abord que la théorie post-keynésienne met l'accent sur les caractéristiques institutionnelles des entreprises, qu'elle considère comme de véritables organisations, ayant des objectifs, des buts, des stratégies, etc. En deuxième lieu, elle tient explicitement compte de la technologie utilisée dans les processus de production des entreprises. Enfin, elle postule que les entreprises jouissant d'un certain pouvoir sur le marché fixent leurs prix en ajoutant une marge de profit (mark-up). L'analyse construite sur ces trois piliers éclipse totalement la perspective néo-classique de la productivité marginale comme base de la demande de travail. Les caractéristiques « institutionnelles » mises en relief par l'analyse post-keynésienne reposent essentiellement sur le postulat du « dualisme » de la structure industrielle (l'économie américaine est prise comme exemple). Le caractère oligopolistique d'une partie de l'économie est considéré comme un facteur déterminant dans l'analyse post-keynésienne.

On aurait ainsi d'une part, une série d'industries caractérisées par des structures de marché oligopolistiques, utilisant une technologie très avancée, présentant un rapport capital-travail très élevé, recherchant des effectifs fortement scolarisés et stables en emploi, ayant des coûts de forma­ tion élevés pour leurs travailleurs qualifiés, leurs techniciens et leurs cadres, offrant des salaires élevés, et enfin, souvent caractérisées par la présence de syndicats forts.

CHAPITRE S KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

297 D'autre part, on aurait une périphérie regroupant des entreprises caractérisées par leur absence de pouvoir sur le marché, des techniques de management archaïques, de faibles besoins en capital, une main-d'oeuvre peu qualifiée, de bas salaires, des emplois saisonniers ou instables, et pas ou peu de présence syndicale (Appelbaum, 1979 : 107). Les entreprises en situation dominante sur le marché, dans une situation de monopole ou d'oligopole par exemple, peuvent fixer leurs prix de façon à permettre le remplacement du capital (notamment de façon à pouvoir intégrer les nouvelles technologies), tout en versant des salaires relativement élevés. Outre des taux de salaire plus élevés, ces entreprises du secteur oligo­ polistique sont aussi en mesure d'offrir à leurs salariés de meilleurs avantages sociaux, une plus grande sécurité d'emploi, de meilleures possibilités de pro­ motion et d'avancement dans leur carrière, ainsi que le type de protection généralement offert dans des organisations syndiquées. En conséquence, la main-d'oeuvre des entreprises de type oligopolistique serait relativement stable, ou « attachée » à son emploi. Dans ce contexte, la demande de travail de l'entreprise dépend de la part du marché qu'elle occupe ou qu'elle entend occuper, du niveau de pro­ duction qui y correspond, ainsi que des prix, qui sont fixés de manière à réali­ ser une marge de profit donnée. Par ailleurs, compte tenu des conditions techniques de production, la demande de travailleurs, aussi bien dans les entreprises du « centre » que de la « périphérie », dépend du niveau de pro­ duction prévu, ce qui nous rapproche de la théorie keynésienne. Pour ce qui est plus particulièrement des cadres, des professionnels et des techniciens spécialisés embauchés par les entreprises oligopolistiques, on les considère comme des facteurs « quasi fixes » de production1•. L'entre­ prise a besoin d'un volume donné d'employés de ces çatégories, quel que soit le niveau de production. Par ailleurs, si le niveau de production varie, la demande pour ces catégories de main-d'oeuvre variera aussi, mais pas de façon proportionnelle.

À l'instar de Keynes, un des principaux arguments de l'analyse post-keynésienne, par opposition à l'analyse néo-classique, c'est que la déter­ mination des salaires et la détermination du niveau d'emploi (ou le chômage) sont deux processus distincts. Ce n'est pas le salaire qui détermine le niveau d'emploi dans une économie, mais bien la demande effective, ou le niveau de demande anticipé par les entreprises. Ainsi, les variations du salaire ne

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

298

peuvent assurer l'ajustement de l'offre et de la demande de travail, comme le voudrait la théorie néo-classique. Mentionnons par ailleurs que l'analyse post-keynésienne a inspiré, sous certains aspects, les auteurs des analyses dites de la segmentation du marché du travail (Reich, M.D., Gordon, R.M. et Edwards, C.15), de même que la thèse des marchés internes du travail (Doeringer et Piore, 1971 (réédition 1985)). Par le biais de cette « passerelle », elles se rapprochent aussi des analyses dites de la régulation, que nous exposons plus loin. Sans entrer dans les détails de l'analyse de la segmentation, soulignons-en quelques éléments intégrés à l'analyse des post-keynésiens. En effet, il convient de noter que si bon nombre des tenants des thèses de la segmentation du marché du travail s'inscrivent dans le grand paradigme « institutionnaliste », incluant les post­ keynésiens, les thèses de la segment�tion ont inspiré un certain nombre d'économistes post-keynésiens, de sorte qu'il existe des effets de rétroaction entre les deux écoles16• Dans la perspective des thèses de la segmentation, le marché du travail est divisé en sous-marchés caractérisés par des différences de salaires, de conditions de travail et de possibilités de promotion. Pour certains auteurs (Appelbaum, 1979), la segmentation du marché du travail peut être vue comme un processus historique ayant mené d'une part, à l'apparition d'entreprises oligopolistiques à technologie avancée formant le « coeur » ou le « centre » de l'économie, et d'autre part, au développement d'une « périphérie » composée de petites entreprises peu avancées (voire carrément en retard) sur le plan technologique. Les processus de production des entreprises du centre seraient devenus de plus en plus complexes, hiérarchisés et interdépendants. Dans ce contexte, bon nombre des compétences nécessaires aux travailleurs ne pour­ raient être acquises qu'en demeurant dans un emploi ou une entreprise pendant une certaine période de temps. Plusieurs auteurs (dont Doeringer et Piore) ont souligné que les entreprises utilisant des technologies modernes sont ainsi incitées à encou­ rager la stabilité en emploi chez les groupes où la productivité est liée à la durée de l'emploi (ou de la pratique du métier). Ainsi, ces entreprises peuvent utilis�r aussi bien des « récompenses monétaires » qu'une améliora­ tion des conditions de travail, ou encore un système de promotions, pour en­ courager la stabilité en emploi de leur personnel. Nous verrons plus loin que

CHAPITRE B , KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

299 les « marchés internes du travail » sont au nombre des modes d'organisation qui peuvent favoriser une telle stabilité en emploi. Les filières promotionnelles, ou le marché interne du travail (Doe­ ringer et Piore) auquel nous reviendrons plus loin, peuvent ainsi servir à la fois à stratifier le personnel et à l'attacher à l'entreprise pendant une longue période. Les post-keynésiens reconnaissent ainsi qu'il serait devenu de plus en plus important pour les entreprises oligopolistiques du centre de différen­ cier les emplois, que cela soit relié à l'innovation, aux changements techno­ logiques ou à d'autres motifs, de nature politique notamment (diviser pour régner17! ).

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

300

Sommai re

Reprenons maintenant les principaux apports de la théorie keyné­ sienne mis en relief dans ce chapitre. D'abord, selon Keynes, l'équilibre macro-économique ne s'établit pas automatiquement au « plein emploi » . Bien a u contraire, i l est fort possible que perdure une situation d e sous­ emploi, que l'on pourrait qualifier de sous-emploi durable ou « d'équilibre ». Keynes introduit ainsi la possibilité qu'existe du chômage involon­ taire, une situation de chômage imputable à une insuffisance de la demande

·

effective, et non pas au fait que les travailleurs refuseraient la flexibilité des salaires. Selon Keynes, il faut distinguer le rôle du salaire nominal et du salaire réel dans le comportement des salariés. Contrairement à ce qu'indique la théorie néo-classique, Keynes pense que les travailleurs sont victimes d' « illu­ sion monétaire », en ce sens qu'ils ne peuvent connaître que leur salaire nominal, et non leur salaire réel, et que c'est sur ce salaire nominal que repo­ sent leurs décisions. Tenant compte du refus des salariés d'accepter une baisse de ce salaire nominal, il est illusoire selon Keynes d'attendre la solution au chômage d'une baisse du salaire. Chez Keynes, le salaire réel n'intervient dans la régulation économique que dans la mesure où il est vu comme revenu. Ainsi, le niveau de salaire réel limite le niveau de dépenses, mais il n'entre pas en ligne de compte dans les décisions quant à la prestation de travail que les salariés réalisent. Enfin, dans la théorie keynésienne, compte tenu du rôle de la demande effective dans l'explication du chômage, c'est du côté d'une inter­ vention de l'État que l'on peut rechercher des solutions au chômage. La théorie keynésienne distingue deux fonctions assumées par le marché du travail ou de l'emploi, une différenciation qui a d'ailleurs été retenue par la majorité des économistes s'inscrivant dans le paradigme dit « institutionnaliste ». Une première fonction concerne la détermination des emplois nécessaires à la production, qui provoque une demande de travail de la part de l'entreprise. Une seconde a trait à l 'affectation des salariés dans les emplois en question au sein des entreprises .. Cette différenciation constitue un des apports fondamentaux de Keynes à la théorie économique. On retrouve d' ailleurs cette distinction des fonctions du marché du travail (ou de l'emploi) chez différents économistes institutionnalistes, et notamment dans les théories de la segmentation où, contrairement à la vision néo-classique, le

CHAPITRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

301 processus de fixation des salaires et celui d'affectation d'individus à des em­ plois apparaissent de plus en plus comme deux processus distincts. La théorie keynésienne a inspiré de nombreux gouvernements de pays occidentaux au cours des années de 1945 à 1975. Cependant, cette théorie a fait l'objet de certaines contestations à partir des années soixante. Nous avons fait état d'un certain nombre de ces contestations de la théorie, en mentionnant les critiques des structuralistes et celles des théoriciens des anticipations rationnelles notamment. Outre les anticipations rationnelles, ces critiques n'ont pas donné lieu à de véritables théories, mais constituent plutôt des contestations de nature essentiellement empirique. Enfin, nous avons fait un bref survol de l'analyse post-keynésienne, une analyse qui met l'accent sur les caractéristiques institutionnelles des entreprises et des sec­ teurs d' activité économique, et qui ouvre en quelque sorte la voie aux analyses dites « institutionnalistes », auxquelles nous nous intéressons dans les chapitres qui viennent.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

302

Pou r en savoi r plus . . .

ALBERTINI, J . M . et SILEM, A . ( 1 983). Comprendre les théories économiques. 2 tomes. Paris : Éd. du Seuil. Points-économie. 348 et 217 p. (Sur Keynes : pp. 25 à 72 du tome 1 et pp. 9 à 46 du tome II). BELLEMARE, D. et POULIN-SIMON, L. (1986). Le défi du plein emploi. Montréal : Éd. Saint-Martin. 530 p. Voir surtout les chapitres 2 et 3 concernant la politique keynésienne. BOISMENU, G. et DOSTALER, G. - sous la dir. de (1987). La « Théorie générale » et le keynésianisme. Textes présentés au colloque organisé par le GRETSE et l' AEP. Collection Politique et économie. Montréal : Éditions de l' ACFAS. 193 p.

Keynes et les keynésiens aujourd'hui. Des solutions pour sortir de la crise? Paris : Éd. Hatier. 218 p.

BRÉMOND, J. (1987).

EICHNER, A. S. , ed. (1979). A Guide to Post-Keynesian Economies. New York : Random House / Sharpe. 202 p. KEYNES, J. M. (1936-1 975). Théorie générale de l 'emploi, de l 'intérêt et de la monnaie. Paris : Petite bibliothèque Payot. 383 p. PAYETTE, M. (1989). Le défi du plein emploi. Synthèse de l'ouvrage de Bellemare et Poulin-Simon (op. cit. ). Bulletin de l'IRAT. Montréal : Institut de recherche appliquée sur le travail. Voir la section 2, pp. 23-36.

STEWART, M. (1969). Keynes. Paris : Éd. du Seuil. Coll. Points-Économie. 141 p.

CHAP/TRE B KEYNES, LE NIVEAU D'EMPLOI ET LE CHÔMAGE

303

NOTES

1.

Pour une étude plus complète, on peut constùter son ouvrage de base, soit Keynes, J.M. (1975). Théorie générale de l 'emploi, de l 'in térêt et de la monnaie. Paris : Petite bibliothèque Payot. Première édition française : 1939, « Bibliothèque économique », Payot. Première édition anglaise : 1935. On peut également constùter l'ouvrage de Michael Stewart (1969). Keynes. Paris : Éditions du Seuil, collection « Points-Économie », ou encore la section 6.3 consacrée à Keynes dans l'ouvrage collectif de Baslé et al. (1988), qui résume fort bien les grandes idées de Keynes, qui traitent non setùement de l'emploi, mais également beaucoup de la dimension monétaire (taux d'intérêt, monnaie, etc.) de l'économie. Enfin, Bellemare et Poulin-Simon expliquent fort bien la théorie keynésienne et la stratégie politique d'inspiration keynésienne dans les chapitres 2 et 3 de leur ouvrage de 1986. La synthèse qu'en a fait M. Payette, pour l'Institut de recherche appliquée sur le travail, reprend les grandes lignes de l'analyse en quelques pages et elle est plus facile d'accès pour une première approche de Keynes. Voir les références exactes à la fin du chapitre ou dans la bibliographie générale.

2.

Keynes, J.M. (1936-1975). Théorie générale de l 'emploi, de l 'in térêt et de la monnaie. Paris : Petite bibliothèque Payot, p. 35.

3.

Notons que Keynes parlait des « classiques » pour désigner l'école que nous qualifions aujourd'hui de « néo-classiques », réservant le terme de « classiques » à une école plus restreinte comprenant notamment Smith, Ricardo et Say.

4.

Dans la théorie néo-classique, les taux d'intérêt sont considérés comme tout autre prix. On présume qu'ils sont fixés en fonction du niveau de la demande et de l'offre de capital et que la flexibilité des prix assure que l'on en arrive toujours à un prix (taux d'intérêt) d'équilibre, qui assure que l'épargne est entièrement utilisée sous forme d'investissement. L'épargne et l'investissement s'égaliseraient ainsi par le biais des variations des taux d'intérêt.

5.

Keynes, J.M. (1975 : 98).

6.

Notons que Richard Lipsey considère que l'analyse de Keynes est effectivement une analyse d'économies en déséquilibre (chômage et (ou) inflation), bien que Keynes lui-même utilise des concepts d'équilibre. L'aspect révolutionnaire de la théorie générale de Keynes résiderait justement, toujours selon Lipsey, dans cet équilibre de sous-emploi (unemployment equilibrium) postulé par Keynes, cet équilibre devant plutôt être perçu comme un déséquilibre. Voir Lipsey, R. (1981). The Understanding and Contrai of Inflation; ls There a Crisis in Macro-Economies? Document de recherche.

7.

Bien qu'il s'agisse ici d'une expression relevant de la théorie marxiste et non de la théorie keynésienne, cette expression paraît aussi plus juste que celle de travail dans le contexte keynésien puisque la transaction n'est pas achevée par la conclusion d'un contrat de travail.

8.

Aglietta (1978 : 104).

9.

De nombreux articles ont été publiés à ce propos dans le Journal of Post-Keynesian Economies.

10.

À cet égard, le rôle proprement politique de la théorie de Keynes est bien résumé par l'économiste Henri Denis (1977 : 650) : « Le problème du chômage sera donc résolu sans qu'on soit obligé de passer à la propriété collective des moyens de production ». Ainsi, Keynes présente-t-il en quelque sorte une alternative à la thèse marxiste, une amélioration du fonctionnement du capitalisme, plutôt que son abolition et le passage à une propriété collective des moyens de production. Compte tenu du contexte de l'époque, soit celui de la montée du fascisme en Europe et des lendemains de la révolution russe, la théorie de Keynes prend sans doute encore plus d'importance.

11. Il semble que cette « mayonnaise rationnelle » n'ait pas aussi bien « pris » en Europe comparativement à l'Amérique du Nord. 12. Soulignons que la nature des institutions régissant le marché du travail dans les pays européens n'est peut-être pas étrangère à cette situation. Voir les études de l'OCDE (de 1986 à 1996). Perspectives de l'emploi. Paris : OCDE.

13. Voir à ce sujet l'article publié par le Centre canadien du marché du travail et de la productivité (1988) : « La nature du chômage actuel : conclusions tirées des renseignements sur les postes vacants ». Revue trimestrielle du marché du travail et de la productivité. Ottawa : CCMTP, p. 31-35.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

304 14.

À ce sujet, consulter Oi (1962).

15. Voir L�bor Market Segmentation. Lexington, Mass. : D.C. Heath and Co., 1975; et market segmentation ». American Economie Review, vol. 63, no 2, 1973, p. 359-365.

«

A theory of labor

16. On reconnaît généralement certaines parentés ou certains parallélisme entre les thèses post­ keynésiennes et celles du dualisme ou de la segmentation, de même qu'entre celles-ci et la théorie de la régulation; nous serons en mesure de constater ces parentés possibles dans les chapitres qui suivent. En gros, comme nous l'avons indiqué dans notre introduction à la partie théorique, ces écoles et thèses que sont la régulation, la segmentation et le post-keynésianisme s'inscrivent toutes au sein du même paradigme « institutionnaliste », le mot étant alors pris dans son acception la plus vaste, et ne désignant pas la seule école américaine du vingtième siècle, dont nous traitons au début du chapitre 10, pour introduire la théorie de la segmentation du marché du travail. 17. Lorsque nous verrons plus en détail cette théorie de la segmentation, au chapitre 10, nous nous pencherons davantage sur les origines et les explications de cette segmentation. Pour le moment, nous ne faisons que signaler quelques éléments de convergence entre les théories post-keynésiennes et celles de la segmentation, toutes deux s'inscrivant dans le même paradigme.

305 CHAPITRE 9

De Marx à l'école de la régulation Dans ce chapitre, nous nous intéressons essentiellement à l'école de la régulation. Cette école a été développée essentiellement par deux équipes françaises regroupées d'une part, autour de Destanne de Bernis ( « école de Grenoble ») et, d'autre part, de Robert Boyer, Michel Aglietta et Alain Lipietz (« école parisienne1 » ). Cependant, les écrits des divers auteurs ne constituent peut-être pas une « théorie » au sens strict, mais bien davantage un « pro­ gramme de recherche ». En effet, de l'avis même de ses principaux auteurs, la recherche n'est pas tout à fait achevée, comme devrait en principe l'être une analyse prétendant au statut de théorie2• Nous nous y intéressons cependant du point de vue de l'économie du travail car cette école considère l'évolution du travail (ou .du rapport salarial) comme un des éléments fondamentaux de la dynamique macro-économique et elle représente un des courants les plus dynamiques de la recherche économique. Mais avant de passer à cette théorie, nous faisons un petit détour par l'analyse de Karl Marx, car outre la théorie de Keynes, c'est dans le courant marxiste que l'école de la régulation puise une partie de son inspiration.

9.1

L..: o rigine des thèses d e la régulation

L'école de la régulation se situe en effet en continuité avec deux courants de la pensée économique. D'une part, elle s'inscrit dans la filiation du courant marxiste, un courant qui accorde beaucoup d'importance aux rap­ ports sociaux et aux caractéristiques historiques institutionnelles, comme le fait l'école de la régulation. D'autre part, nombre d'auteurs régulationnistes se sont inspirés tout autant de la vision keynésienne, que nous avons vue précé­ demment. Ainsi, le détour par la théorie marxiste, comme la théorie keyné­ sienne, s'impose lorsqu'on veut mieux comprendre les thèses de l'école de la régulation. C'est dans cette perspective que nous présentons ici les grandes lignes de l'analyse de Marx avant de passer aux thèses de la régulation pro­ prement dites.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

306

9.1 . 1

Le cou rant marxiste

Il est évidemment fort difficile de résumer une pensée théorique en quelques pages et c'est peut-être d'autant plus le cas pour Marx, dont les écrits, portant sur des thèmes très vastes, sont nombreux et souvent difficile­ ment accessibles (non traduits ou faisant l'objet d'interprétations diverses). Néanmoins, il est possible de présenter les grandes lignes de l' analyse marxiste, ce que l'on pourrait considérer comme une lecture « élémentaire » de ses écrits. C'est donc cette vision schématique que nous présentons ici, une lecture qui permettra, nous l'espérons, de saisir les grands pôles d'opposition par rapport à la théorie néo-classique, ainsi que les éléments de continuité que l'on retrouve dans les écrits de l'école de la régulation. Précisons d'abord que la théorie marxiste se distingue fondamen­ talement des théories néo-classique et keynésienne du fait qu'elle tient compte des relations entre les dimensions économiques et sociales. Dans la vision marxiste, l'analyse économique ne peut être dissociée totalement de son envi­ ronnement social et les économistes ne peuvent donc pas se dispenser d'une analyse plus vaste des transformations sociales pour comprendre la dyna­ mique économique. La théorie marxiste repose essentiellement sur une « critique de l'économie politique », une analyse du fonctionnement de l'économie capita­ liste, de sa reproduction et de ses crises, que l'on retrouve dans l' oeuvre maîtresse de Marx, Le capital. La conclusion fondamentale de l' oeuvre de Marx, c'est que miné par ses contradictions internes, le système capitaliste devra un jour disparaître et céder la place à une forme « supérieure » d'organisation sociale, soit le socialisme. Marx rejette donc le système capitaliste, de même que l' institution fondamentale du marché, et défend le socialisme, soit une organisation fondée sur la planification et la propriété collective des moyens de production et d'échange3• La théorie marxiste présente une vision du monde et une explica­ tion du chômage fort différentes de celles que nous avons vues jusqu'ici. Le coeur de l'analyse marxiste repose sur une vision de la société divisée en deux grandes classes. Ainsi, dans nos sociétés capitalistes, la propriété des moyens de production permet à une classe dominante, soit la bourgeoisie, d'exploiter la classe ouvrière ou le prolétariat. Cette situation se traduit non seulement par l'exploitation du travailleur, c'est-à-dire par l'extorsion de son « surtravail » qui fournira des profits à l'employeur, mais également par l'aliénation de ce même travailleur, au sens où il n'est plus maître de son travail, qu'il ne se réalise pas dans son travail. ·

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

307

L'analyse marxiste réserve une place importante au traitement du travail, en particulier dans le Livre I de l'ouvrage Le capital, de Marx. Dans ce livre, Marx met en relief le double rôle du travail : le travail est une« valeur d'usage », au sens où le patron s'en sert pour produire des biens, et le travail est également une marchandise, du fait qu'il est vendu contre un salaire. En fait, Marx considère que ce n'est pas le travail (ou son résultat) qui est vendu

au patron, mais plutôt la force

de travail

du salarié, c'est-à-dire un«

potentiel

de travail » permettant de produire différents biens à l'aide de machines. Marx affirme que la force de travail a une valeur propre mais qu'elle permet de produire des valeurs qui lui sont supérieures, de sorte qu'on peut dire que la force de travail crée de la « plus-value », soit une valeur qui lui est supérieure. C'est ainsi le surtravail du prolétariat, source de« plus-value » qui permet à la bourgeoisie de se partager des profits, des rentes et des intérêts. Marx considère donc que seul le travail est producteur de valeur, et qu'outre la classe ouvrière, les personnes qui touchent de l'argent sous une forme autre que le salaire (profits, rentes et intérêts) s'ap­ proprient en quelque sorte le surtravail du prolétariat ou la « plus-value » qui en est issue. Cette plus-value ou ces profits peuvent ensuite être placés et permettre à la classe bourgeoise de gagner des intérêts ou des rentes. Les revenus autres que les salaires peuvent donc prendre des formes diverses, mais leur origine est unique : le surtravail de la classe ouvrière. Dans la théorie marxiste, la valeur ne correspond pas au prix. La valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire pour les produire. De ce point de vue, Marx s'inscrit bien dans la lignée des thèses« classiques » (antérieures aux néo-classiques), puisque c'est Ricardo qui a d'abord analysé la valeur des marchandises en termes de temps de travail« incorporé » en elles. Évidemment, la quantité de travail dont il faut tenir compte inclut alors tant le travail « vivant », mis en oeuvre pour la production immédiate d'un bien que le travail« mort », soit le travail incorporé dans les outils et les machines qui servent à la production d'un bien donné. Chez Marx, le salaire est analysé non pas comme la rémunération versée -pour un service (le travail), mais plutôt comme la valeur de la mar­ chandise effectivement achetée par le patron, soit la « force de travail ». Le salaire n'est donc pas un paiement pour un bien fourni par le travailleur à l'employeur, mais bien la« valeur » de sa force de travail. L'analyse marxiste considère donc que l'employeur versera au salarié l'équivalent de la « va­ leur » _de sa force de travail, celle-ci étant définie, comme pour toute autre marchandise, par le « temps de travail socialement nécessaire pour la

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

308

produire » . Dans le cas du travailleur, le temps de travail socialement néces­ saire pour le produire et le reproduire correspond en gros à ce qui est néces­ saire pour maintenir en vie le travailleur et sa famille (les futurs travailleurs qu'il produit). C'est notamment à partir de la mise en relief de l'écart existant entre ce qui est versé au travailleur et la valeur de la production réalisée (soit la « plus-value• ») que les marxistes pourront expliquer les crises de surpro­ duction. Marx explique que ce qui distingue la production en système capitaliste, c'est que celle-ci vise le profit. La recherche du profit et la con­ currence conduisent à l'accumulation et à la concentration du capital sous le contrôle d'un nombre de plus en plus restreint de capitalistes. Le profit vient de la plus-value produite par les travailleurs qui ne reçoivent en salaires qu'une partie de la valeur qu'ils ont contribué à créer. C'est de l'appropria­ tion par les capitalistes de cette plus-value (soit de cette « exploitation » ) que provient le profit. La poursuite de ce processus entraîne une tendance à la baisse du taux de profit, ce qui conduit périodiquement à des crises de surproduction. Les crises s'expliquent également par le fait que le pouvoir d'achat des salariés est inférieur à la valeur de ce qui a été produit par les entreprises et doit être écoulé et ce, précisément parce que les patrons ont retenu la plus­ value. Ces derniers consomment donc une part relativement moindre de leur revenu, puisqu'ils en placent une part souvent non négligeable dans des investissements financiers, d'où ils retirent intérêts et rentes. Le schéma 9.1 résume cette lecture élémentaire de Marx. C'est dans le chapitre du capital portant sur « la loi générale de l'accumulation capitaliste » que Marx présente son analyse du chômage. En fait, Marx n'utilise pas l'expression de « chômage », pas plus que ne le font les autres auteurs de l'époque (les classiques). Marx parle plutôt de « surpo­ pulation relative » et d' « armée de réserve industrielle », deux concepts qui ont un sens plus vaste que celui de chômage, tel qu'on l'entend aujourd'hui. Pour Marx, le progrès industriel et l'accumulation entraînent une surpopulation relative, c'est-à-dire un surplus de main-d'oeuvre par rapport aux besoins du capital. En effet, les capitalistes développent des moyens permettant de tirer plus de travail des salariés, soit en prolongeant la journée de travail, soit en intensifiant le travail. L'offre de main-d'oeuvre devient alors surabondante et le système fabrique des travailleurs surnuméraires ou une surpopulation relative, pour reprendre les termes de Marx. Il s'agit d'une

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

309 surpopulation « relative » au sens où elle ne provient pas d'un accroissement excessif de la population, qui dépasserait les limites de la richesse en cours d'accumulation, mais bien du fait que le capital réussit à se passer d'une partie plus ou moins importante de cette main-d'oeuvre, qui devient ainsi inutile. Cette population qui ne trouve pas de travail sera également appelée une armée de réserve industrielle, au sens où elle demeure disponible et peut toujours être appelée au travail pour répondre aux besoins du capital5•

SCHÉMA 9.1 LECTURE ÉLÉMENTAIRE DE MARX Valeur de la force de travail (V)'

Loi de la valeur * :

y

Exploitation capitaliste

Plus-value = S = VA-V Valeur ajoutée par la force de travail (VA)

La valeur (V) des marchandises dépend du temps de travail socialement nécessaire (ttsn) pour les produire.

Source : Adaptation d'un schéma tiré de Lipietz, A. dans Baslé et al. ( 1 988). Histoire des pensées économiques. Les fondateurs. Paris : É d. Sirey. p. 238.

Cette armée de réserve industrielle est d'autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, le nombre absolu de personnes com­ posant la classe ouvrière et la puissance productive du travail sont importants. Plus l'armée de réserve grossit par rapport à l'armée active au travail, plus la pauvreté progresse. C'est là ce que Marx appelle la « loi générale de l' accumu­ lation capitaliste ». Ainsi, contrairement à ce que l'on trouve d ans l' analyse néo­ classique, il n'y a pas, dans l'analyse marxiste, de « marché du travail » où les salariés et les employeurs (offreurs et demandeurs de travail) seraient sur un pied d'égalité et se rencontreraient pour fixer les salaires et les niveaux

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

310

d'emploi. Ce sont les mouvements de l'accumulation du capital et l'évolution de la puissance productive du travail qui déterminent l'évolution de l'« armée de réserve », ou du volume du chômage. En fait, il faut préciser que l'analyse de Marx s'opposait surtout au discours économique libéral de l'époque, soit celui porté par les économistes classiques. C'est à partir de cette fin du dix­ neuvième siècle que l'économie se divisera en deux branches concurrentes, fondées sur deux conceptions de l'origine de la valeur : d'une part, la valeur­ utilité des néo-classiques, et d'autre part, la valeur-travail des marxistes. SCHÉMA 9.2

ANALYSE MARXISTE DU CH Ô MAGE Concurrence capitaliste entre les entreprises Changements technologiques

Développement du machinisme : automatisation, informatisation, etc.

Part du travail vivant baisse

t Renforcement de la concurrence entre les entreprises

t

Tendance à la baisse du taux de profit (parce que c'est le travail vivant qui crée la valeur)

Hausse du chômage (et aggravation de la crise de la demande)

y Crise de la demande : la consommation baisse et les entreprises licencient des travailleu rs

Les entreprises freinent les hausses des salaires

.... _ . _ _

La baisse du taux de profit diminue les investissements

Source : Adaptation d'un schéma tiré de Lipietz, A. dans Baslé et al. ( 1 988). Histoire des pensées économiques. Les fondateurs. Paris : É d. Sirey. p. 239.

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

311

Pour résumer, l'analyse marxiste pose que dans le système capita­ liste, la force de travail est une marchandise, une marchandise qui a une valeur donnée, inférieure à la valeur qu'elle peut en fait produire. L'écart entre la valeur de la force de travail et de ce qu'elle produit correspond à la plus-value, qui sera partagée entre les capitalistes sous forme de profits, intérêts et rentes. Le schéma 9.2 présente une lecture plus détaillée de l' analyse marxiste du chômage. Dans ce schéma, c'est d'abord la concurrence entre les entreprises en régime capitaliste et les changements technologiques qui entraî­ nent le développement du machinisme (automatisation, informatisation, etc.). Ce développeme!1t du machinisme entraîne une réduction de la part du tra­ vail « vivant » dans la production, cette baisse se faisant à l'avantage de la croissance de la part des machines. Comme la valeur provient du travail vivant, la baisse de la part du travail vivant se traduit par une tendance à la baisse du taux de profit, qui entraîne une diminution des investissements. Les entreprises freinent alors la hausse des salaires et il s'ensuit une crise de la demande. La consommation baisse et les entreprises commencent à licencier des travailleurs. Il y a alors augmentation du chômage et, en conséquence, aggravation de la crise de la demande pour les produits, ce qui entraîne un renforcement de la concurrence entre les entreprises, de même que de la tendance à introduire de nouvelles machines dans le processus de production. C'est ainsi que se déroule le processus économique menant à une crise pro­ fonde du système économique et une hausse incessante du chômage. On voit bien le lien existant entre les crises et le chômage dans l'analyse marxiste. Nous avons présenté l'analyse marxiste de façon évidemment très schématique et, de ce fait, celle-ci peut paraître quelque peu caricaturale. C'est là un problème qui se pose chaque fois que l'on tente de synthétiser une théorie économique aussi vaste et complexe. Les éléments présentés ici permettent toutefois de dégager les grandes lignes de l'analyse marxiste, de voir à quel point elle s'oppose aux analyses néo-classique et keynésienne, et ouvre ainsi la voie à une meilleure compréhension des thèses de la régulation, sur lesquelles nous voulons attirer davantage l' attention6•

9 . 1 .2

De Marx à la régulation

Soulignons d'abord que le concept même de régulation n'est pas un concept tout à fait nouveau en économie, puisque diverses « écoles » ont utilisé, la notion, avant l'école parisienne des « régulationnistes » (Boyer, Aglietta,

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

3 12

Lipietz, etc.). Ainsi, les néo-classiques parlent parfois d' autorégulation du système, celle-ci étant assurée par le marché. Par ailleurs, la théorie des cycles de Schumpeter fait référence à une certaine régulation du système, par le biais du processus «. régulateur » de la crise7• Et si l'on voulait reculer plus loin dans le temps, il faudrait reconnaître que ce concept a été emprunté aux sciences dites pures, et plus particulièrement à la cybernétique et à la biologie. Cependant, les travaux plus récents auxquels nous nous intéres­ sons ici cherchent surtout à présenter un éclairage différent des théories éco­ nomiques orthodoxes, essentiellement la théorie néo-classique. S'intéressant à la dyµamique générale du système capitaliste, à son évolution historique (ce que néglige la théorie néo-classique), les auteurs « régulationnistes » pla­ cent le « rapport salarial8 » ou le travail, au centre de l'analyse de l'évolution du système capitaliste. Ayant fait un petit détour par la pensée de Marx, nous verrons bien comment la théorie de la régulation s'inscrit dans la filiation du courant marxiste, puisque les « régulationnistes » comme les marxistes accordent une grande importance aux rapports sociaux et aux caractéristiques historiques institutionnelles des sociétés. Dans un ouvrage où il fait le point sur la « théo­ rie » de la régulation, Boyer9 souligne d'ailleurs que depuis plusieurs années, des marxistes hétérodoxes cherchaient une manière d'établir des ponts entre les concepts et les intuitions de Marx et les transformations qui se sont produi­ tes depuis qu'il a écrit Le Capital. C'est d'ailleurs cette recherche qui aurait mené à l'élaboration de concepts intermédiaires, entre l'abstraction pure et l'étude descriptive ou em­ pirique, notamment celui de rapport salarial, qui est au centre de l'analyse. Par opposition au marxisme, la thèse des régulationnistes met cependant davan­ tage l'accent sur les éléments qui changent, les sources et les étapes d'inflexion dans la dynamique macro-économique, par exemple, en ce qui concerne les formes de la concurrence. Mais n'oublions jamais que l'école de la régulation s'inspire également de certains éléments de la théorie keynésienne ou post­ keynésienne. De plus, comme le souligne Margirier (1983 : 9), le contexte économi­ que et social qui a présidé à la naissance des thèses s'inspirant du concept de régulation, à savoir l'apparition de la crise et l'augmentation du chômage à la fin des années soixante-dix, n'est pas à négliger. Dans la théorie de la régula­ tion, la crise et le chômage sont vus comme des problèmes structurels, de long terme, des phénomènes s' inscrivant dans la dynamique du capitalisme (Aglietta, 197610).

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

313

Ainsi, l'apport essentiel de Michel Aglietta ( 1976) à cette école consiste à avoir établi une périodisation des transformations structurelles du capitalisme. Son analyse de l'histoire des États-Unis retrace les grandes étapes, les grandes transformations qu'a connues l'économie américaine, ses périodes de croissance et de crises. L'évolution de ce que les « régulationnistes » appel­ lent le « rapport salarial » (soit les modalités d'échange du travail contre un salaire, ou les conditions d' « exploitation de la force de travail », pour reprendre la terminologie marxiste) permet d'expliquer la succession des périodes de croissance et de crise, de même que les transformations profondes de structures qu'a connues le système capitaliste. La rupture fondamentale par rapport aux théories orthodoxes réside précisément dans le fait de considérer le rapport salarial, ou la relation de travail, comme le rapport social fondamental, d'où son utilisation comme critère de base de la périodisation établie. On note déjà que le rapport salarial, ou le mode d'utilisation des ressources humaines, est au centre de cette théorie qui, en fait, s'intéresse plutôt à la dynamique macro-économique. . Précisons immédiatement que la périodisation établie pour les États-Unis (Aglietta, 1976) ou celle établie pour la France (Boyer, 1980, 1981) ne peuvent être appliquées telles quelles à d'autres pays. Cependant, l'ana­ lyse générale conserve une grande pertinence pour la compréhension du rôle des rapports de travail dans la dynamique économique de différents pays. Ainsi, le cadre d'analyse général est tout à fait applicable à l'analyse de sociétés diverses, même si l'on doit parfois adapter la périodisation ou les étapes de changement. Pour ce qui concerne le Canada toutefois, il faut reconnaître que la périodisation établie pour les États-Unis peut s'appliquer dans ses grandes lignes, si l'on introduit quelques décalages, quelques divergences, de même que certaines spécificités historiques propres au Canada. En effet, l'analyse fondée sur le concept de régulation met l'accent sur la prise en compte des spécificités historiques et institutionnelles des formations sociales en cause; de ce fait, cette théorie peut s'inscrire au nombre des thèses dites « institu­ tionnalistes », au sens large.

À l'instar de l'analyse « fondatrice » d' Aglietta (1976), les textes de Boyer montrent que l'évolution du rapport salarial permet d'expliquer l'éclatement et le déroulement de la crise. Ainsi, le rapport salarial et la régu­ lation sont les deux concepts fondamentaux à la base de l'analyse; il convient donc de les définir avant d'avancer dans la présentation de la théorie de la régulation.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

314

9.2

Les concepts de base

Nous présentons ici, pour plus de clarté, différentes définitions, certaines fournissant des exemples concrets d'éléments applicables à ce type d'analyse en ce qui concerne le marché du travail et l'emploi.

9.2 . 1

·

La régulation

Boyer définit ainsi le concept de la régulation, indiquant comment il se différencie de la vision néo-classique : Sous ce terme, on désigne le mode de fonctionnement global d'un système, conjonction des ajustements économiques associés à une configuration donnée des rapports sociaux, des formes institution­ nelles et des structures. Par définition donc, on s'oppose au cou­ rant néo-classique qui postule généralement un principe d' ajuste­ ment invariant identique sur tous les marchés, celui de la force de travail n'étant que l'un d'entre eux. Au contraire, on adopte ici la conception selon laquelle les ajustements économiques sur chaque « marché » dérivent d'institutions ou de structures dotées d'une certaine autonomie et ne peuvent donc être réduits à la projection

d'un mécanisme global qui ne ferait que mettre en oeuvre le principe de l'offre et de la demande. Pour Boyer, la régulation renvoie à l 'ensemble des mécanismes qui alimentent la dynamique économique, compte tenu des structures économiques et des formes sociales en vigueur. L'hypothèse fondamentale de la théorie d e la régulation est que l'évolution du système capitaliste peut prendre des formes différentes dans divers pays11, mais que les rapports de travail sont au coeur de cette dynamique. Cette différenciation des régimes d'accumulation (du capital ou des profits) distingue d'ailleurs l'analyse en termes de régulation de bon nombre d'écrits marxistes. En effet, ces derniers mettent surtout l'accent sur les caractéristiques permanentes, les invariants fondamentaux, qui ne changent pas d'une société à l'autre. � l'inverse, l'école de la régulation met en évidence les spécificités propres aux différentes économies, les divers facteurs qui contri­ buent à leur progression, à l'étalement ou à la résorption des déséquilibres qui les caractérisent. Parmi les éléments contribuant ainsi à expliquer la dynamique macro-économique de différentes économies, leurs phases de croissance, de

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

315

récession et de crise, l'école de la régulation privilégie plusieurs facteurs reliés aux relations de travail, au mode de mise au travail des salariés. Dans les termes des « régulationnistes », c'est l'évolution des formes du rapport

salarial

qui permet d'expliquer la dynamique macro-économique.

9.2.2

Le rapport salarial

La définition des formes du rapport salarial permet de caractériser relations existant entre différents types d'organisation du travail, ainsi que le mode de vie des salariés et les modalités de reproduction de la classe ouvrière (Boyer, les

1986 : 49). On voit donc que ce concept est au coeur du champ de l'économie

du travail. Ainsi, Boyer définit le rapport salarial comme l'ensemble des con­ ditions économiques, juridiques et institutionnelles qui régissent l'usage et la reproduction de la force de travail. Le rapport salarial englobe donc les éléments suivants : l'organisation de la production, essentiellement du point de vue du procès de travail; le type de division du travail ou de polarisation des qualifications; le degré de mobilité de la force de travail (ou des salariés); enfin, les facteurs déterminant l'établissement et l'utilisation du revenu salarial direct (le salaire versé), mais également les éléments constituant le salaire indirect. Voyons ce que signifient ces éléments plus en détail.

L'organisation du procès de travail renvoie au processus concret de la production dans une entreprise, un processus qui fait essentiellement appel au travail des salariés, mais également aux machines et outils avec lesquels ils réalisent la production. Le type de polarisation des qualifications fait référence à la façon dont est divisé le travail au sein de l'entreprise, à la manière dont les qualifications, compétences ou savoir-faire sont mis en oeu­ vre dans la production : division en tâches simples d'une part, et complexes d'autre part, parcellisation des tâches, enrichissement des tâches, autant d'éléments auxquels cette expression peut renvoyer. ·

Le

degré de mobilité de la force de travail nous conduit à déterminer si

les travailleurs sont disposés (ou non, et dans quelle mesure) à se déplacer d'une région géographique ou d'un secteur d'activité donné à un autre, éventuellement à savoir si leur mobilité est volontaire ou non. Les déter­ minants de la formation et de l'utilisation du salaire direct renvoient aux facteurs qui permettent d'expliquer le niveau du salaire directement versé

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

316

au travailleur, de même que ceux qui rendent compte de son utilisation ou de sa dépense. Enfin, quant au salaire indirect, il s'agit notamment des avan­ tages sociaux, contributions à divers régimes (retraite, assurance-maladie, etc.) et autres qui complètent en quelque sorte le revenu du travailleur. Selon Boyer, cinq composantes permettent de définir les transforma­ tions historiques du rapport salarial ou, en d'autres termes, d'analyser l' évolu­ tion historique du rapport entre le capital et le travail, puisque c'est en fait de ces deux « facteurs de production » dont il est question. L'étude de ces diffé­ rents éléments permet de voir comment ont évolué les rapports d'échange du travail (ou de la force de travail) entre les travailleurs et les employeurs, et notamment la répartition entre salaires et profits. Ainsi, dans le cadre de la théorie de la régulation, pour savoir com­ ment ont évolué les rapports entre employeurs et travailleurs, il convient donc d'étudier les aspects suivants : - l'évolution des « moyens de production » (machines, équipements, etc.); - la forme de la « division sociale et technique » du travail, c'est-à-dire la division du travail entre les différentes entreprises et, au sein même des entre­ prises, entre les travailleurs; - les « modalités de mobilisation et d'attachement des salariés à l'entreprise », c'est-à-dire les moyens utilisés par les entreprises pour s'assurer la meilleure productivité, pour éviter les départs des salariés qu'elles veulent conserver à leur emploi, par exemple des hausses de salaire ou la constitution de filières de mobilité fondées toutes deux sur l'ancienneté dans l'entreprise ou l'éta­ blissement; - les « déterminants du revenu salarial, direct ou indirect », soit le montant de salaire directement versé au travailleur, de même que les avantages sociaux et autres, qui composent le « salaire indirect »; - enfin, le mode de vie des salariés, notamment l'achat de marchandises, l'uti­ lisation de services publics non marchands, etc. Comme le concept de rapport salarial est fondamental dans la théorie de la régulation, il est sans doute utile d'en donner une autre défini­ tion, qui met en lumière certains des éléments concrets pouvant faire l'objet d'analyse dans ce cadre théorique. Voici donc la définition du rapport Sala­ rial selon Nivollet (1983 : 53) :

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

317 Le rapport salarial est un échange. (Je ne me - préoccuperai pas de savoir s'il est égal ou inégal.) •



Premier terme de l'échange : un salarié met à la disposition de l'employeur son travail, étant entendu qu'il l'exercera avec une intensité choisie par l'employeur et en respectant l'organisation du travail choisie par l'entreprise. Mots clés : savoir-faire de l'ouvrier, durée hebdomadaire du travail, cadences, organisation de l'atelier; Deuxième terme de l'échange : l'employeur paie un prix pour le travail fourni.

Mentionnons simplement que plusieurs « régulationnistes » contes­ teraient l'emploi du mot « échange >� dans ce contexte, étant entendu que le rapport de force entre les deux parties à l' « échange » (employeur et salarié) est généralement inégal. Il conviendrait sans doute de mettre en évidence les tensions, les médiations, ou encore les négociations qui conduisent éven­ tuellement à un compromis permettant de réaliser cet échange, mais pour plus de simplicité, nous parlerons simplement de l'échange, étant entendu que celui-ci ne se réalise pas spontanément. Il est clair que pour en arriver à une entente sur les modalités de l'échange du travail contre un salaire (intensité ou rythme du travail, organisation et division du travail, et salaire notamment), il faut bien souvent passer d'abord par certaines négociations ou médiations entre l'employeur et le salarié, parfois représenté par un syndicat.

9.2.3

L.'.évolution historique du rapport salarial

Pour l'école de la régulation, l'évolution historique du rapport sala­ rial est donc au coeur de l'explication de la dynamique économique (crois­ sance et crises) que connaissent les économies nationales. Étant donné l'im­ portance accordée à l' évolution historique du rapport salarial, ou de l' « échange » entre employeur et salarié, les auteurs régulationnistes se sont attachés à préciser les formes prises par le rapport salarial dans différentes économies au fil des ans. C'est cette évolution des formes du rapport salarial qui, pour eux, permet d'expliquer les périodes ·de croissance, de récession et de crise que connaissent les économies. À partir d'analyses du cas des États­ Unis (Aglietta, 1976) et de la France (Boyer, 1980), les auteurs ont défini trois grandes formes prises par le rapport salarial au fil des ans : le rapport salarial concurrentiel, le rapport salarial taylorien et enfinfordien.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

318

Ces trois formes sont définies en fonction des éléments mentionnés plus haut, à savoir formation et utilisation du salaire direct et indirect, mode d'attachement des salariés à l'emploi, ainsi que division du travail et organisa­ tion de la production. Le rapport salarial concurrentiel se caractérise par une régulation économique de type concurrentiel, au sens où il n'y a pas domination de mo­ nopoles dans les marchés (de produits et du travail) et où il y a flexibilité des prix, des salaires et de l'emploi. Ce rapport salarial concurrentiel est également caractérisé par une faible prise en compte de la consommation des travailleurs dans la production capitaliste elle-même, c'est-à-dire que les employeurs ne se préoccupent pas de ce que les salariés puissent consommer les biens qu'ils ont produits grâce à un salaire suffisamment élevé pour permettre de tels achats. Le mode de régulation concurrentiel s'écroule avec la crise de 1929, qui remet en cause cette forme de régulation économique. La seconde forme, soit le rapport salarial taylorien, renvoie à une importante réorganisation de la production, en fonction des principes de l'or­ ganisation scientifique du travail mis au point par Frédérick Taylor, d'où le nom associé à cette forme de rapport salarial. Cependant, si l'on assiste alors à une réorganisation considérable du travail, il n'y a toutefois pas de change­ ment aussi important en ce qui concerne le mode de vie. des salariés. C'est le rapport salarial fordien qui introduira cette mutation fondamentale du mode de vie des salariés, notamment de leur consommation. Ce n'est en fait qu'avec la troisième forme de r�.pport salarial, qui correspond à une nouvelle forme de régulation, fondée sur le fordisme, que prendra fin la crise des années trente et que la croissance sera relancée. La croissance fordiste repose sur deux éléments fondamentaux : la production de masse et la consommation de masse. En effet, l'appellation de rapport salarial « fordien » est associée au fait que Henry Ford se préoccupait précisément que ses travailleurs puissent être à la fois ses salariés et ses clients. Ainsi, Henry Ford introduisit des pratiques de gestion qui avaient pour but d'adapter les salaires des ouvriers, et donc la consommation de la classe ouvrière, à la pro­ duction que celle-ci était en mesure de réaliser. En gros, Ford voulait s'assurer qu'il y ait un marché pour ses produits, en l'occurrence ses voitures. Pour ce faire, il fallait s'assurer que les ouvriers gagnent un salaire suffisamment élevé pour pouvoir effectivement se procurer les automobiles Ford. Précisons que le rapport salarial fordien est construit sur la base des pratiques tayloriennes de préparation et d'organisation du travail, la

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

319 parcellisation des tâches étant considérée par Taylor comme source de gains de productivité importants. Dans le rapport salarial fordien (ou le fordisme) cependant, ces pratiques d'organisation du travail sont intégrées dans un dispositif de production plus mécanisé, soit la chaîne de production, qui favorise la production de masse. C'est ainsi que l'introduction de la chaîne de montage représente l'un des traits caractéristiques fondamentaux du fordisme, par opposition au taylorisme, qui fait surtout référence à l' orga­ nisation scientifique du travail, la division entre conception et exécution, sans chaîne de montage. Précisons toutefois que la division taylorienne du travail (con­ ception et exécution) et le mode de production fordien (à la chaîne) entraînent des gains de productivité importants uniquement si les produits sont standardisés et fabriqués en grande série. La croissance de l'après-guerre s'explique fondamentalement par cette « heureuse combinaison » associant division taylorienne du travail et chaîne de production de masse de produits standardisés. Cette combinaison a induit une hausse de la productivité qui a elle-même permis une augmentation des profits et des investissements d'une part, et une baisse des prix de vente (en termes réels), un accroissement des salaires et une hausse de la consommation, d'autre part. Cet accroissement des salaires est un élément essentiel du modèle de croissance d'après-guerre puis­ que la rentabilité des entreprises ne peut être assurée que si une consom­ mation de masse se développe en parallèle avec la production de masse. Si ce n'avait pas été le cas, il y aurait eu crise de surproduction, ou de sous­ consommation, selon l'angle d'analyse que l'on adopte.

Le mode de régulation fordien repose donc sur la poursuite d'une forte croissance de la productivité, celle-ci étant nécessaire pour qu'il y ait progression de la demande sans que le taux de profit des entreprises ne baisse. Différents éléments sont donc associés au modèle fordien, notamment l'inter­ vention de l'État, l'élaboration de certains accords entre pat�onat-État­ syndicats concernant en particulier le salaire direct et indirect : indemnités de chômage, indexation des salaires en fonction de l'inflation, hausse du pouvoir d'achat (ou des salaires réels) en fonction des gains de productivité, législation sur le salaire minimum, et ainsi de suite, autant d'éléments assurant une croissance soutenue de la demande pour les productions de masse. Une norme spécifique de rémunération du travail est donc essentielle pour que fonctionne la régulation fordiste. Cette « norme » permet d'ailleurs d'apparier le niveau de la demande (consommation de masse) au niveau de la production de masse. Cette « norme » est fondée sur une certaine garantie

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

320 d'emploi et une progression du salaire, elle-même fondée sur les gains de pro­ ductivité attendus de la parcellisation des tâches. On peut penser ici aux clauses d'indexation contenues dans nombre de conventions collectives de l'après-guerre : de nombreux travailleurs étaient assurés d'une augmentation salariale correspondant à un certain pourcentage des gains de productivité (ou profits) réalisés par l'entreprise. On peut également songer aux clauses d'indexation au coût de la vie, qui assurent que les revenus progressent plus ou moins en parallèle avec l'inflation. La progression du salaire est en effet fondamentale, puisqu'elle assure que l'augmentation de la demande de biens de consommation puisse suivre la hausse de la production. On constate que dans cette analyse, le respect de la « norme de consommation » qui est assoàée au fordisme est essentiel à la survie, ou au maintien en « bonne santé » du système économique. Pour les tenants des thèses de la régulation, les crises récentes seraient d'ailleurs préàsément dues aux ruptures observées de ce point de vue : l'annulation des augmentations de salaires en fonction des gains de productivité ou des hausses du coût de la vie serait largement responsable des difficultés connues dans les années quatre­ vingt, des problèmes assoàés à un excédent de produits à vendre par rapport aux possibilités de ventes ouvertes par les niveaux de salaire. Ainsi, la crise actuelle serait une crise du fordisme, c'est-à-dire une crise imputable au fait que plusieurs facteurs contribuent à diminuer les sources potentielles de l'accroissement de la productivité, une dimension fon­ damentale du modèle. En effet, dans la majorité des pays industrialisés, on a de plus en plus de difficulté à trouver de nouveaux secteurs de production auxquels on pourrait étendre l'application de ce modèle. Les ménages ont pour la plupart acquis les prinàpaux biens de consommation de masse (voi­ tures, appareils électro-ménagers, etc.) et la demande devient essentiellement une demande de renouvellement des équipements. Or, on a constaté que ce type de demande se caractérise par d'importantes fluctuations et par des possibilités de report des achats dans le temps. Ces caractéristiques de la demande exigent une plus grande flexibilité de la part des entreprises en termes de quantité à produire, de qualité et de diversité des produits. Cette évolution de la demande vers des produits plus diversifiés et souvent de plus grande qualité exige une modification des méthodes de production, la pro­ duction à la chaîne de masses de produits de (plus ou moins) moyenne gamme n'étant plus adaptée à la demande soàale. C'est cette réalité qui a induit les débats des dernières décennies autour du thème de la « flexibilité », soit la flexibilité des équipements de

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

321

production et celle du travail. Pour plusieurs, au nombre desquels des régu­ lationnistes, la sortie de la crise actuelle exige la mise en place de systèmes de production plus flexibles, d'une organisation du travail plus souple, ainsi que d'une plus grande polyvalence des travailleurs, mais avec maintien des garanties (avantages sociaux et protection de l'emploi). C'est ce que l'on

appelle la flexibilité offensive par opposition à une flexibilité défensive, qui reposerait plutôt sur des concessions salariales, le développement de formes d'emplois précaires, un ajustement serré des heures de travail en fonction du volume de production, le tout sans protection de l'emploi12• Chacune des formes du rapport salarial que nous avons identifiées renvoie donc à des caractéristiques différentes concernant l'organisation de la production et la rémunération (directe et indirecte) des salariés. L'organisation du travail, la division du travail, le mode d'attachement des salariés à leur emploi, l'intensité du travail, les cadences, le salaire direct et indirect, sont

autant d'éléments qui se transforment au fil de l'histoire, à l'issue de périodes de crise le plus souvent.

Soulignons cependant que la prédominance d'un rapport salarial dans une société, à un moment donné, n'exclut pas que d'autres modes de

gestion de la main-d'oeuvre puissent coexister avec celui-ci. En effet, la prédo­

minance d'une forme de rapport salarial à l'échelle d'une économie n'exclut aucunement que certains secteurs d'activité, certaines régions en particulier, ne soient pas tout à fait au même stade de développement et, par conséquent, n'aient pas le même type de rapports de travail. De plus, comme nous l'avons observé, les formes du rapport salarial ne sont pas sans lien avec l'évolution de la concurrence, ou les différents régi­ mes d'accumulation du capital. En d'autres termes, tout comme le rapport sala­ rial, les formes de la concurrence évoluent, passant d'un stade véritablement concurrentiel à des situations plus monopolistiques. Ces deux situations sont évidemment les deux extrêmes en ce qui concerne les formes

de la concurrence.

Lorsqu'une économie est caractérisée par la prédominance de mécanismes con­ currentiels, c'est-à-dire que la concurrence fonctionne effectivement sans obsta­ cle, sans barrières aux déplacements des capitaux ou des travailleurs, ou à peu près, on n'est pas trop éloigné de la vision néo-classique du marché du travail et des marchés de produits. Les mécanismes des prix et des marchés concur­ rentiels rendent bien compte du fonctionnement réel de l'économie, tant en ce qui concerne le marché du travail que les marchés des biens divers. Cependant, dans une situation monopoliste, où certaines entreprises dominent les marchés, il existe des barrières à la mobilité des capitaux et des

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE OU TRAVAIL

322 travailleurs, et la demande pour les produits fait généralement l'objet d'une certaine organisation ou socialisation. En clair, l'État keynésien, caractérisé par une forte intervention de l'État pour soutenir la demande sociale (ou effective), est généralement associé à une situation monopoliste, de même qu' à la prédominance d'un rapport salarial fordien. Ainsi se trouvent conjuguées trois formes institutionnelles compatibles qui permettent d'assurer une certaine dynamique économique cohérente : un État keynésien, assurant le maintien de la demande, des marchés où prédominent des situations de monopoles et un rapport salarial fordien, qui tous trois alimentent la dynamique économique. Il convient de noter que les analyses en termes de régulation met­ tent beaucoup l'accent sur les changements intervenus du point de vue de la concurrence, alors que les analyses d'inspiration marxiste ou même institu­ tionnaliste attachent plus d'importance aux phénomènes de concentration et de centralisation du capital pour expliquer la dynamique économique. Les deux aspects ne sont évidemment pas sans lien, mais cela n'en contribue pas moins à distinguer la vision régulationniste des thèses marxistes. Toutes deux sont cependant essentiellement de portée macro-économique, bien que la théorie de la régulation intègre à son analyse la dimension micro­ économique et, en particulier, les rapports de travail à cette échelle. Cependant, soulignons que cette vision macro-économique ren-, voie à la prédominance de certains arrangements micro-économiques, à l'échelle des entreprises, notamment en ce qui concerne l'organisation du travail et la mobilité dans l'entreprise. En particulier, la mise en place de « marchés internes du travail », dont nous traitons plus loin, et la constitu­ tion d'un « marché primaire » du travail, peuvent certes être mis en rapport avec la prédominance du rapport salarial fordien et le maintien d'une norme de consommation assurant la poursuite de la croissance économique. Rappelons enfin que l'existence d'un rapport salarial fordien peut être mise en correspondance avec la présence d'un Etat keynésien, de même qu'avec un régime d'accumulation monopoliste. En d'autres termes, il y a de plus grandes probabilités de trouver un rapport salarial de type fordien lorsqu'on est en présence d'un État ayant des politiques de type keynésien (politiques monétaires et fiscales alimentant la demande), d'une structure économique fortement monopolisée et d'une consommation de masse. De même, le rapport salarial concurrentiel était associé à une économie de type concurrentiel, à un État non keynésien, plutôt « libéral'3 ».

CHAPITRE 9 DE MARX A L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

323 SCHÉMA 9.3 ANALYSE " RÉGULATIONNISTE " DE LA CRISE ET DU CH Ô MAGE Crise du Fordisme et hausse du chômage

Fordisme : production de masse, avec standardisation des produits, longues séries, chaîne continue, division taylorienne du travail

y

Effets néfastes sur la motivation des travailleurs

Baisse de la croissance de la p roductivité

""""'



Baisse du prix des produits

Hausse de productivité

Possibilité d'augmenter les salai res



Hausse de la demande pour les produits



Surplus

y

Hausse des profits

cc

cercle vertueux » du fordisme

Extension de la production de type fordiste

Baisse ou ralentissement de la croissance de la demande

Baisse des taux de profit et ralentissement de la croissance des salaires Épuisement de la norme de production fordiste

Épuisement de la « norme de consommation ))

Développement d'une nouvelle " norme de consommation " : biens d'équipement ménager (réfrigérateurs, poêles, laveuses, sécheuses, téléviseurs, chaînes stéréos, ... ) et automobiles.

Hausse du taux d'équipement des ménages

y

Saturation et baisse de la demande

Démographie °"""-----< (chute de la natalité dans les pays développés)

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

324

Selon la thèse de la régulation, les compromis ou ententes réalisées à l'échelle des entreprises, de même qu'avec l'État {en lien avec le salaire indi­ rect notamment) ont des conséquences à l'échelle macro-économique : une fois réalisés, ces compromis engendrent des règles et des régularités dans l'évolu­ tion des dépenses des salariés, de même que dans les recettes publiques (impôts et taxes). Dans cette analyse, les rapprts de travail, les échanges de travail contre salaire direct et indirect, de même que l'intervention de l'État sont donc au coeur de la dynamique économique et, par ricochet, peuvent per­ mettre d'expliquer les périodes de croissance et de crise, de même que le chô­ mage associé aux périodes de récession. De ce point de vue, on constate aisé­ ment que ces thèses se rapprochent de la vision keynésienne. Pour conclure, reprenons l'ensemble du circuit mis en relief ici dans le schéma 9.3 représentant l'analyse « régulationniste » du fordisme, de la crise du fordisme et du chômage. Si l'on part du bloc représentant le fordisme, c'est-à-dire l'ensemble économique reposant sur la production de masse, avec standardisation des produits, production en longues séries, chaîne continue et division taylorienne du travail, on peut s'engager soit dans le cercle « ver­ tueux » de la croissance due au fordisme qui se reproduit (effets de bouclage du haut à droite), soit dans le cercle « vicieux » qui mène à la crise du fordisme et à la hausse du chômage (bouclages du bas et de la gauche du schéma

9.3).

Ainsi, si l'on commence par les enchaînements du cercle « vertueux » on observe que le fordisme entrafue une baisse du prix des produits et une hausse de la productivité. Cette hausse

de la croissance et de l'extension du fordisme,

de la productivité donne lieu à des surplus financiers qui entraînent une hausse des profits pour les entreprises, d'où il s'ensuit une extension de la production de type fordiste à de nouvelles entreprises ou encore à de nou­ veaux secteurs d'activité. Cela contribue évidemment à la croissance et à l'accumulation du capital. Cependant, les surplus dégagés de la hausse de productivité fournissent également la possibilité d'accroître les salaires, ce qui entraîne une hausse de la demande pour les produits. Celle-ci contribue à l'extension de la consommation de masse néces­ saire au développement d'une nouvelle « norme de consommation », que nous avons définie précédemment : les achats de biens d'équipement ménager (réfrigérateurs, laveuses, sécheuses, téléviseurs, chaînes stéréo et surtout automobiles) se développent et établissent précisément une « norme » d'équi­ pement des ménages. Il y a alors hausse du taux d'équipement des ménages qui conduit bientôt à une saturation des besoins et à une baisse de la de­ mande, à laquelle contribue également la chute de la natalité dans nombre de

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

325

pays industrialisés. De ce fait, il y a épuisement de la norme de consom­ mation, en ce sens qu'elle ne réussit plus à s'étendre de façon aussi importante à de nouveaux ménages ou de nouveaux biens d'équipement. En parallèle à l'épuisement de la norme de consommation, il y a épuisement de la norme de production fordiste, au sens où les nouveaux produits demandés par les consommateurs sont des produits diversifiés et de qualité supérieure (et non des produits standardisés) et ne peuvent, de ce fait, être fabriqués selon les procédés fordistes, c'est-à-dire à la chaîne, en grande série, avec une division taylorienne du travail (entre conception et exécution). Cet épuisement de la norme de production fordiste entraîne une baisse de la croissance de la productivité, une baisse des taux de profits et un déclin de la croissance des salaires. Conjugués à l'épuisement de la norme de consommation, ces élé­ ments entraînent un ralentissement de la croissance ou une baisse de la

demande. Paralèllement à toute cette évolution, qui représente le cercle « vicieux » menant à la crise, le fordisme a également ·des effets négatifs sur la motivation des travailleurs, effets négatifs qui se traduisent concrètement par une baisse de la croissance de la productivité. Ce ralentissement de la croissance de la productivité diminue les possibilités d'augmenter les salai­ res et d'alimenter le cercle « vertueux » de la croissance économique. Il s'ensuit une crise du fordisme et une augmentation du chômage.

9.3

L.:analyse

«

régulationniste ,. du " marché ,. du travail

L'analyse en termes de régulation propose évidemment une appro­ che du « marché » du travail fort différente de celle des théoriciens néo­ classiques, une approche qui fait une large place aux variables institutionnelles. Voyons comment Boyer (1981 : 186) définit cette approche :

[ .. ] même les marchés du travail dits concurrentiels supposent un cadre législatif, institutionnel et social : ils ne sauraient dériver d'un .

mythique état de la nature. Dans toute société se constituent des relations de pouvoir qui ont pour effet de nouer un certain nombre de rapports sociaux dont la prise en compte est une étape prélimi­ naire nécessaire à toute analyse dite « économique ». Cette considé­ ration est tout à fait essentielle pour quiconque chercherait à com­ prendre comment dans la présente crise évoluent les déterminants

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE OU TRAVAIL

326

de l'emploi ... En outre, les travaux des hi�toriens nous montrent qu'au cours du temps, les relations sociales du travail, supports de déterminismes dits « économiques » se transforment puisque la stratégie des divers groupes et leurs luttes modulent en perma­ nence les cadres sociaux de l'activité économique. L'école de la régulation met donc l'accent sur la dimension législa­ tive, les rapports sociaux qui se nouent dans les économies, notamment en ce qui concerne l'emploi. Bref, la dimension institutionnelle (État, lois, con­ ventions collectives, rapports sociaux, etc.) est au coeur de cette analyse de la dynamique économique, et notamment de ce qui s'y passe concernant l'em­ ploi. Pour l'école de la régulation, les changements dans les rapports de tra­ vail, dans le rapport salarial, sont des éléments fondamentaux pour expli­ quer les évolutions économiques passées et, en particulier, les ruptures associées aux crises, qui se traduisent notamment par du chômage. De toute évidence, cette vision est nettement opposée à l'approche néo-classique qui, pour sa part, est fondée sur une analyse en termes de « marché(s) » du travail. Selon Boyer, la vision néo-classique effectue une « naturalisation » des phénomènes sociaux et économiques. Ainsi, par oppo­ sition à l'approche « régulationniste », la vision néo-classique tend à analyser les évolutions économiques observées depuis les années soixante en termes de « perturbations au libre fonctionnement des marchés de concurrence pure et parfaite », ces marchés devant néanmoins imposer ultimement leur logi­ que et ce, quelle que soit la nature des formes sociales et institutionnelles qui régissent les relations de travail dans une société donnée14•

À

l'instar des théories institutionnalistes en général, la théorie de

la régulation recouvre un champ d'analyse et un champ d'explication des phénomènes plus vaste que l'analyse néo-classique, en ce qui concerne le travail. En effet, elle intègre des dimensions sociales, historiques, et même politiques dans certains cas, par le biais de l'accent mis sur le rapport salarial et les rapports sociaux en général. L'objet d'analyse est d'ailleurs défini différemment. Comme nous l'avons indiqué plus haut, il réserve une place importante au rapport salarial et, par conséquent, aux éléments liés à l'emploi et au travail qui compo­ sent les différentes dimensions de ce rapport. Reprenons le texte de Boyer

(1981 : 221 ) qui en traite : Loin de présenter un caractère « naturel », éest-à-dire de dériver de simples forces du marché, toute forme précise du rapport salarial

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

327 entretient des relations étroites avec l'état des structures économi­ ques et l'ensemble des formes institutionnelles, qui sont autant de résultats des luttes politiques et sociales antérieures. En ce sens, les présentes analyses (de la régulation) insistent sur l'historicité du rapport salarial, ce dernier se constituant dans et par l'histoire et non comme le simple reflet d'une théorie pure du marché du travail. En ce qui concerne les rapports entre les analyses en termes de régu­ lation et les théories du marché du travail, comme tel, il convient de noter que la notion de rapport salarial permet d'intégrer à l'analyse macro-économique les éléments institutionnels qui sont au coeur des théories du dualisme ou de la segmentation. En effet, les facteurs permettant de définir ces différents segments du marché du travail contribuent à expliquer les évolutions macro­ économiques puisqu'ils définissent les formes de l'échange employeur-salarié : salaire direct et indirect, division et organisation du travail, etc. Les régulationnistes sont d'avis que les modifications dans l' organi­ sation précise du rapport salarial jouent un rôle fondamental dans l'évolution des formes de la régulation, et tout particulièrement dans le passage d'une forme concurrentielle à une forme qualifiée de monopoliste. On voit bien là à quel point le rapport salarial, la configuration spécifique de la relation de travail, est importante dans la vision régulationniste de la dynamique économique. Le rapport salarial est au coeur du passage d'une économie con­ currentielle à une économie dominée par des monopoles. Par ailleurs, si la théorie de la régulation intègre les rapports sociaux dans son analyse de la dynamique macro-économique, Boyer note que les théories de la segmentation du marché du travail constituent « une tentative de prise en compte, dans la théorie du « marché du travail », de la spécificité du rapport salarial caractéristique des principales économies domi­ nantes contemporaines » . En ce sens, les thèses de la régulation et de la segmentation se « répondent » ou se complètent l'une l'autre. Il est vrai d'ailleurs que nous les situons dans la même perspective théorique. Elles se différencient essentiellement du point de vue de leur objet d'analyse, mais elles se rapprochent au contraire du point de vue de leurs sources d'inspira­ tion, les thèses keynésienne et marxiste ayant joué un rôle à cet égard, bien qu'elles aient toutes deux connu des modifications non négligeables dans les écrits sur la régulation et la segmentation du marché du travail.

On trouve donc ici une certaine tentative de réaliser une unification des visions micro-économique et macro-économique. Ce genre d'ouverture,

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

328 souvent recherchée par les économistes, semble facilité par la thèse de la régulation, qui intègre les relations micro-économiques à son analyse de la dynamique macro-économique. En effet, il est vrai que la théorie de la régu­ lation et les concepts qui la sous-tendent (rapport salarial, etc. ) relèvent clairement de. l'analyse macro-économique. À l'inverse, les analyses menées en termes de segmentation et surtout de marchés internes du travail, que nous verrons plus loin, relèvent davantage de l' analyse micro ou méso­ économique15. Il existe de toute évidence des « passerelles » possibles entre la théorie de la régulation et des théories plus micro-économiques, comme celle des marchés internes du travail. Les analyses menées en termes de régulation exigent que l'on s'intéresse à l'évolution des rapports sociaux et, par consé­ quent, que l'on se rapproche des acteurs sociaux et des pratiques de gestion de la main-d'oeuvre dans les entreprises, d'où un certain déplacement vers une analyse menée à l'échelle micro-économique. L'intérêt de cette théorie pour les économistes du travail tient d'ail­ leurs en grande partie au fait qu'elle tente d'intégrer les conséquences d'une transformation des modalités régissant le travail des salariés (organisation du travail, salaire direct et indirect, etc.) dans l'explication des grands mou­ vements macro-économiques : croissance, récession et crise notamment. Il faut cependant rappeler qu'il existe malgré tout d'importantes différences entre les analyses de la régulation, qui cherchent surtout à rendre compte de l'évolution d'ensemble du système économique, et les théories portant plus spécifiquement sur le « marché » du travail, interne ou externe selon le cas. L'objet et le niveau d'analyse ne sont pas les mêmes, mais il n'est cependant pas interdit de penser que l'une et l'autre problématique puissent se nourrir réciproquement. Les travaux de Boyer et d'autres chercheurs au cours des dernières décennies semblent effectivement indiquer que l'alimentation réciproque des théories est source de progrès dans les deux axes de recherche. Et il faut reconnaître que, quelle que soit leur école de pensée, les économistes ont toujours cherché à faire ce passage micro-macro afin de mieux rendre compte des phénomènes observés. Au cours des années quatre­ vingt-dix, les auteurs de travaux régulationnistes se sont penchés sur les modèles de production, faisant notamment des comparaisons entre les évolutions observées dans divers pays,. soit la France, le Japon, la Suède, 1' Allemagne et d' autres16.

CHAPITRE 9 DE MARX À L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

329

Sommaire

Pour terminer au sujet de la vision « régulationniste », résumons simplement en disant que l'apport de cette problématique réside essentielle­ ment dans la mise en relief du rôle des diverses composantes du rapport salarial dans la dynamique économique, ainsi que l'articulation existant entre organisation du travail, division du travail et rapport salarial en général, d'une part, et la dynamique macro-économique, d'autre part. Cette articulation se fait cependant essentiellement à l'échelle macro-économique, par le biais du concept de rapport salarial notamment. Il reste donc un certain problème d' « opérationnalisation » de cette théorie qui, bien qu'elle fasse référence à des données pouvant être construites à l'échelle micro-économique (durée du travail, salaires, statuts d'emploi, etc.), reste tout de même axée sur r analyse macro-économique. En effet, l'ensemble de l'analyse et l'essentiel des concepts opératoires de celle-ci relèvent du champ macro-économique et bien qu'on puisse facilement établir les correspondances à l'échelle (micro-économique) de l'entreprise, il n'est pas dit que cela con­ vienne vraiment toujours aux concepts. Il est d'ailleurs vrai que, pour l'essentiel, les critiques à l'égard de l'école de la régulation ont trait aux difficultés d'appliquer directement les concepts régulationnistes à une analyse empirique, ainsi que de l'absence de propositions présentées par cette école pour assurer une « sortie de crise ». La première critique nous paraît en partie valable, alors que la seconde nous semble plus douteuse. En effet, critiquer l'absence de propositions issues du modèle « régulationniste », c'est en quelque sorte critiquer son incapacité à prédire, ce qui, à notre avis, n'est pas nécessairement pertinent. Il est vrai que cette école permet surtout d'interpréter le passé et que pour certains, c'est uniquement _la capacité des théories à prédire qui permet de juger de leur pertinence. Pour notre part, il nous paraît important de construire d'abord un modèle relativement représentatif de la réalité et nous ne voyons aucun problème à ce que les thèses de la régulation ne permettent pas de prédictions, du moins à ce stade-ci17• Quoi qu'il en soit, les thèses de la régulation nous conduisent à mettre en évidence un aspect fondamental de la dynamique économique. Elles mettent en évidence le fait que tout un système de normes, de conventions et d'institutions est essentiel au fonctionnement d'un système économique. Mais ce système est toujours transitoire, car il est étroitement lié à une configuration

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

330 donnée du système économique, de sorte qu'il est nécessairement appelé à se transformer au fil des ans. C'est là une vision tout à fait différente des thèses néo-classiques, qui excluent ces variables institutionnelles et posent plutôt des ajustements automatiques, quasi invariants; en effet, quel que soit le contexte socio­ historique ou institutionnel, la théorie néo-classique pose un ajustement par le mécanisme des prix. Alors que l'école de la régulation met l'accent sur l'importance des variables institutionnelles, leur différenciation dans diverses économies et leur évolution au fil des ans, la théorie néo-classique n'admet en quelque sorte qu'une seule « institution », soit le marché concurrentiel. Du point de vue des « institutionnalistes » à l'inverse, le marché concurrentiel ne peut être considéré que comme une institution spécifique ou un cas particulier. En effet, bon nombre d'institutionnalistes admettent certes l'existence du marché concurrentiel, qui peut être considéré comme une forme institutionnelle spécifique, mais ils sont d'avis que nombre d'autres situations sont tout aussi probables. De ce point de vue, l'analyse menée en termes de régulation nous fournit llne vision non-déterministe de la dynamique écono­ mique, alors que la théorie néo-classique est essentiellement déterministe.

CHAPITRE 9 DE MARX A L 'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

331

Pou r en savoir plus . . .

BASLÉ ET AL. (1988). Histoire des pensées économiques. Les fondateurs. Paris : Éd. Sirey. 373 p. (Cf Marx, chap. 5 : pp. 231-293). BOYER, R. et SAILLARD, Y. (sous la dir. 1995). Théorie de la régulation. L'É tat des savoirs. Paris : Éd. La Découverte. 568 p. BOYER, R. (1986). La théorie de la régulation : une analyse critique. Paris : Éd. La Découverte. Coll. Agalma. 143 p. INSTITUT DE RECHERCHE ÉCONOMIQUE ET DE PLANIFICATION DU DÉVELOPPEMENT (1983). Sur le rapport salarial. Cahiers IREP-D no 4. 137 p. LE BAS, C . ( 1 987). La transformation du rapport salarial. Lyon : Presses universitaires de Lyon. LÉTOURNEAU, J. (1988). Croissance économique et régulation duplessiste : essai de position des problèmes. Interventions économiques. No 19 : Flexibilité du travail et de l'emploi. Montréal : Éd. Saint-Martin. 205225. MARx, B. (1979).

Comprendre l'économie capitaliste. Paris : Éditions sociales. 281 p.

SAMUELSON, A. (1985). Les grands courants de la pensée économique. Concepts de base et questions essentielles. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble. 343 p. (Cf Marx, voir les chap. 7 à 10 : 199-297).

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

332

NOTES

1.

L a première école s e regroupe autour d u GRREC (Groupe d e recherche sur l a régulation d e l'économie capitaliste), de l'Université de Grenoble, alors que la seconde se regroupe autour du CEPREMAP (Centre d'études prospectives d'économie mathématique ap pliquées à la planification), mais également dans d'autres centres de recherche et universités de Paris (École des hautes études, Nanterre, etc.).

2.

(1986). La théorie de la régulation : une analyse critique. Paris : Éditions La Découverte, ». Voir aussi Lipietz, A. (1984). Accumulation, crises et sorties de crise : quelques réflexions méthodologiques autour de la notion de « régulation » . Communication à la Nordic Sumrner University, Helsingor, 2-4 mars. Pour une évaluation plus récente, voir enfin Boyer, R. et Y. Saillard (sous la dir. 1995).

Voir Boyer, R. collection

3.

«

Agalrna

Dans ce paragraphe, comme dans cette section, nous nous inspirons en partie de l'analyse de la théorie

(1988) et V. Van Schendel (1985). L'emploi dans la théorie et la politique économique. Une analyse de la politique budgétaire du gouvernement fédéral, 1946-1983. Mémoire de maîtrise en science économique. Montréal : Uiversité du Québec à Montréal, p. 63-71 . marxiste présentée dans : Lipietz

4.

Pour plus de simplicité, on peut considérer que cela correspond en gros aux profits, bien que chez

5.

Marx

6.

Pour les personnes qui voudraient en savoir davantage sur l'analyse marxiste, voir les ouvrages

Marx, les deux expressions ne soient pas parfaitement équivalentes.

(1969). Le Capital. Livre 1. Paris : Garnier-Fl ammarion, p. 459.

à la fin de ce chapitre, notamment Brémond et Gélédan (1984); Samuelson (1985). Pour une analyse plus détaillée, voir les ouvrages de L. Gill (1976). L'économie capitaliste; une analyse marxiste (2 tomes). Montréal : Presses socialistes internationales. Pour une analyse marxiste du chômage, voir : B. Bellon (1975). Le volant de main-d'œuvre. Paris : Éditions du Seuil. d'histoire de la pensée indiqués en référence

7.

Soulignons cette opposition fondamentale dans les analyses de la "crise ... ou des crises. Pour certains, dont les tenants des thèses dites de la régulation, les crises marquent une rupture dans le processus de régulation économique; elles représentent un blocage, des problèmes dans l'accumulation du capital, la «

mise

à mort

»

d'un mode de régulation donné, qui n'exclut toutefois pas qu'un autre mode de

régulation se mette en place et maintienne le régime capitaliste. Pour d'autres, au contraire, la crise est elle-même régulatrice; elle aura automatiquement pour effet d'ajuster les prix et autres variables économiques de façon

à ce que l'économie reprenne son cours. Ainsi les néo-classiques peuvent-ils

parler de l'autorégulation du système, les crises étant une étape de cette autorégulation, permettant notamment l'élimination des

«

canards boiteux

»

(entreprises non concurrentielles). Notons enfin que

les marxistes considèrent également que les crises sont inévitables, et même nécessaires, dans la logique économique capitaliste. Bien que leur analyse se distingue évidemment tout néo-classiques, ceux-ci voient dans les crises des

«

à fait de celle des

périodes de perturbations violentes, de déséquilibres

économiques accentués qui coupent le cours de la reproduction capitaliste élargie et qui se traduisent par un écart très sensible entre le niveau de la production et celui de la demande solvable » (lbarolla et Pasquarelli,

1981 : 198); il s'agit alors fondamentalement de crises de surproduction. Mais lorsque Marx

parle de la crise, il s'agit d'une phase historique du capitalisme, débutant par une rupture du système capitaliste et se terminant par . . . le socialisme. En termes plus simples, disons que la distinction fondamentale est que les néo-classiques voient dans les crises des « turbulences passagères » alors que les marxistes et les régulationnistes y voient davantage une

«

rupture ,,; comme en témoigne l'ouvrage

L'Occident en désarroi; ruptures d'un système économique, publié en 1978, à Paris, aux Éditions Dunod. Une interprétation parallèle avait été demandée à des économistes néo-classiques, et le titre de leur ouvrage faisait plutôt référence à des « turbulences » passagères. Nous y revenons plus loin.

collectif

8.

Que nous définissons un peu plus loin.

9.

Boyer (1986

: 41).

10. Voir la note 7 au sujet des visions différentes des crises. 11.

À ce sujet, les analyses de la flexibilité du travail dans sept pays européens publiées sous la direction de

Robert Boyer sont fort claires. Voir Boyer, R. (sous la dir.) La Découverte.

(1986). La flexibilité du travail en Europe. Paris :

CHAPITRE 9 DE MARX A L'ÉCOLE DE LA RÉGULATION

333 12. L'ouvrage collectif que nous venons de citer, publié sous la direction de R. Boyer (1986), illustre les voies choisies par différents pays en matière de flexibilité. Ainsi, la RFA et l'Italie auraient plutôt opté pour des formes de flexibilité offensive, alors que la Grande-Bretagne et d'autres auraient adopté une flexibilité défensive. 13. Pour plus de détails sur le rapport salarial, voir la publication coordonnée par Christian Le Bas (1987). La transformation du rapport salarial. Lyon : Presses universitaires de Lyon. Voir aussi IREP­ Développement (1983). Sur le rapport salarial. Cahier no 4 de l'IREP-Dév. 14. Boyer (1981 : 185-186). 15. En d'autres termes, elles semblent se situer à macro-économie.

un

niveau intermédiaire entre la micro-économie et la

16. Voir les travaux du groupe international GERPISA. 17. Nous n'entrons pas ici dans les détails des contestations qui font souvent référence à une étude empirique précise, contestant l'interprétation des faits et données présentés comme illustration de la théorie de la régulation. Pour en savoir davantage, on peut cependant consulter un des articles qui résume le mieux, à notre connaissance, les critiques apportées au modèle théorique des " régulationnistes », soit l'article de Galibert et Pisani-Ferry (1984), suivi d'une réponse que Boyer apporte à ces critiques.

335 CHAPITRE 1 0

Le dual isme et la segmentation du marché d u travai l Alors que l a théorie marxiste et celle de l a régulation s'intéressent à la dynamique du système économique dans son ensemble, c'est-à-dire dans sa perspective macro-économique, les théories que nous voyons ici se penchent

plus particulièrement sur la dynamique du marché du travail. Rappelons que les thèses du dualisme et de la segmentation puisent leurs racines dans la

tradition institutionnaliste, un courant de pensée qui remonte aux années 1920-1930, et même à la fin du dix-neuvième siècle. Les institutionnalistes cherchaient surtout à introduire un peu plus de réalisme dans la théorie économique, à l'amener à prendre en compte diverses

institutions

ayant une

incidence sur la dynamique économique, en particulier en ce qui concerne ce qu'il est convenu d'appeler le « marché » du travail. Pour bien comprendre les théories du dualisme et de la segmentation du marché du travail, il convient donc de faire un petit détour pour mieux situer le courant institutionnaliste et ses principaux auteurs.

1 0. 1 Le cou rant i nstitutionnal iste Fondamentalement, l'école institutionnaliste s'est développée en réaction contre la théorie économique abstraite des néo-classiques ou mar­ ginalistes. Du point de vue méthodologique, elle se différencie très clairement de cette dernière, qui néglige totalement le contexte institutionnel, simplifiant ainsi l'analyse des phénomènes économiques. À l'inverse, les institution­

nalistes cherchent à mettre en relief les variables de nature institutionnelle; ils adoptent une méthode axée sur la recherche empirique, l'analyse de statis­

tiques ou de conventions collectives notamment, et, plus tard, l'enquête par entrevues visant à améliorer leur connaissance des pratiques réelles des entre­ prises. Il y a donc une différence fondamentale d ans la méthodologie employée par ces deux grands courants de la pensée économique. Alors que les économistes néo-classiques procèdent plutôt par déduction, les institu­ tionnalistes se fondent davantage sur l'induction, c'est-à-dire qu'ils partent des faits observés pour dégager une loi générale, ou encore s'inspirent d'étu­ des de cas pour aller vers des propositions plus générales.

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

336 Pour la majorité des institutionnalistes, les institutions associées au capitalisme, de même que les données issues de l'histoire économique et de l'analyse des réalités économiques contemporaines doivent être au premier rang des facteurs pris en compte dans les analyses économiques. C'est ainsi d'ailleurs que le développement de l'« économie du travail », comme champ d'application autonome de la théorie économique durant l'entre-deux-guerres, a fortement contribué au mouvement institutionnaliste. En effet, ce mouve­ ment issu d'abord essentiellement du champ des relations industrielles aux États-Urus a été fortement alimenté, à partir de cette époque, par l'économie du travail, tout comme celle-ci a de même été réciproquement influencée par le courant institutionnaliste (Mc Nulty, 1984 : 153). Trois grands noms sont associés à l'école institutionnaliste du début du siècle. Il s'agit de Thorstein Veblen (1857-1929), de John R. Commons (18621945) et de Wesley C. Mitchell (1874-1 948). S'ils n'ont pas nécessairement travaillé ensemble, ni sur les mêmes sujets précis, ces trois auteurs ont tous contribué à faire connaître et reconnaître cette vision institutionnaliste de l'éco­ nomie. Nous les présentons brièvement ici, car l'école institutionnaliste est généralement moins connue que les néo-classiques et il n'existe pas, à notre connaissance, d'ouvrages d'introduction à la pensée institutionnaliste1• Le premier, Veblen, est l'un des fondateurs de la New School for Social Research de New York. Auteur de plusieurs ouvrages, dont les plus connus sont entre autres Theory of the Leisure Class, The Engineers and the Price System et The Place of Science in Modern Civilization and Other Essays, il s'est

beaucoup intéressé à la science et à la technologie, de même qu'au rôle des variables institutionnelles dans la dynamique économique. Pour résumer la pensée de Veblen, on pourrait dire qu'à ses yeux, les « institutions » sont un facteur explicatif important des situations économiques et technologiques observées. Chez lui, les « institutions » renvoient à des « habitudes de pensée prédominantes en ce qui concerne les relations particulières de l'individu et de la communauté2 » ou, en termes plus clairs, aux syndicats, aux lois, aux insti­ tutions politiques et à l'ensemble du système de relations industrielles et de gestion de la main-d'oeuvre dans les entreprises. Pour ce qui est de John R. Commons, de l'Université du Wisconsin, sa principale contribution est une volumineuse (dix tomes) Histoire de la société industrielle aux États-Unis. Auteur également d'une Histoire du travail, de même que d'un grand nombre d'analyses socio-économiques empiriques, ses travaux ont inspiré un certain nombre de lois sociales adoptées dans l'Etat du Wiscon­ sin et aux États-Unis (Bellemare, Dussault, Poulin Simon et Tremblay, 1996).

CHAPITRE IO LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

337

Le rôle fondamental des institutions

Les institutionnalistes mettent l'accent sur le rôle fondamental des insti­ tutions. Mais comment définit-on ces institutions? Celles-ci sont définies dans trois champs disciplinaires : sur le plan du droit, de la sociologie et de l'économie. Le volet juridique renvoie aux droits et obligations auxquels sont sou­ mis les agents économiques, notamment ceux issus des lois, des régle­ mentations, des contrats formels, mais également des ententes ou con­ trats " implicites " . Du point de vue sociologique, les ïnstitutions considérées sont les systè­ mes de valeurs sociales, les rôle� et les statuts sociaux, qui répartissent inégalement droits et devoirs, ainsi que pouvoir social, récompenses et sanctions, selon les positions différenciées qu'occupent les individus dans un système social stratifié. Sur le plan économique enfin, les institutions désignent l'ensemble des règles, ententes ou conventions économiques qui permettent des relations économiques en dehors de l'existence de marché (pensons au troc, aux biens publics, aux " marchés internes du travail ,, (cf. chap. 1 1 ), etc.). Veblen et les autres économistes institutionnalistes soulignent su rtout l'importance des institutions agissant sur le plan économique.

Adapté de Baslé et al. ( 1 988). Histoire des pensées économiques. Les contem­ porains. Paris : Éd. Sirey. 465-466.

Enfin, Mitchell a mené des recherches quantitatives sur le cycle des affaires et impulsé de nombreuses recherches statistiques sur le revenu national, la productivité, les fluctuations économiques, et d'autres thèmes em­ piriques semblables. Il a également créé le National Bureau of Economie Research, qui demeure, encore aujourd'hui, une organisation importante dans le do­ maine de la recherche économique aux États-Unis. Les premiers institutionnalistes auxquels nous avons fait allusion ici seront en quelque sorte « suivis » par Arthur Ross, Clark Kerr et John T. Dun­ lop qui, dans les années quarante et cinquante, mettront également l'accent

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

338 sur le .rôle des institutions et des décisions humaines dans l'explication des phénomènes observés sur le marché du travail. Ces auteurs seront également

à l'origine des thèses de la segmentation du marché du travail et des marchés internes, en particulier Clark Kerr, qui écrit l'un des textes fondamentaux à cet égard en 19543• Voyons donc rapidement cette deuxième source d'inspiration des thèses de la segmentation, soit des auteurs que l'on regroupe parfois sous l'appellation de « post-institutionnalistes

».

1 0.2 Les post-institutionnalistes On pourrait se demander pourquoi nous qualifions les auteurs d'inspiration institutionnaliste des années quarante et cinquante de « post­ institutionnalistes » . En effet, ils ont tout de même une très forte parenté avec leurs prédécesseurs, soit les économistes institutionnalistes de la fin du dix­

neuvième et du début du vingtième siècle, dont nous venons de traiter (Veblen, Cornrnons et Mitchell). Il s'agit peut-être effectivement d'une distinc­ tion superflue, mais nous sommes portée à endosser cette distinction établie

par Segal (1986), entre autres, parce qu'elle ne nous paraît pas négligeable du point de vue des thèses concernant le marché du tr-avail. Précisons d' abord que ce qui distingue fondamentalement le groupe qualifié de « post-institutionnaliste » des institutionnalistes, c'est que les seconds attribuent un rôle important aux forces hors marché dans l'affecta­

tion et la rémunération du travail4, alors que les post-institutionnalistes se sont davantage intéressés au fonctionnement même du « marché » du travail (Segal,

1986 : 389).

Ajoutons que la distinction se justifie peut-être d'autant plus que nous réservons une place non négligeable aux thèses « institutionnalistes » au sens large dans notre approche des problématiques et théories en économie du travail. Il convient toutefois de reconnaître que si bon nombre d'éléments se

retrouvent à la fois dans les théories institutionnalistes du début du vingtième siècle, dans les théories post-institutionnalistes des années quarante et cin­ quante, et enfin dans les thèses plus récentes de la régulation, de la segmen­ tation et des marchés internes, il n'en reste pas moins que certaines diver­ gences subsistent entre ces divers courants de pensée. Les pages qui viennent et le chapitre suivant permettront de repérer à la fois les divergences et les rapprochements entre les diverses thèses et écoles.

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

339

Au nombre des principaux auteurs chez ceux que nous conve­ nons, avec Segal, d'appeler les « post-institutionnalistes », mentionnons Clark Kerr (1911-), John T. Dunlop (1914-), Lloyd G. Reynolds (1910-) et Richard A. Lester (1908-)5• John T. Dunlop et Clark Kerr ont tous deux obtenu leur Ph. D. en science économique de l'Université de Californie à Berkeley en 1 939. Le premier est depuis lors professeur d'économie à l'Université de Harvard, alors que le second a été professeur d'économie et de relations industrielles à Berkeley de 1 945 à 1973, et professeur émérite à cette même université depuis 1973. Dunlop et Kerr ont tous deux également présidé l'association américaine Industrial Relations Research Association, respectivement en 1960 et 1954, ce qui montre bien l'étroite liaison entre l'économie du travail et les relations industrielles au sein de cette école. Reynolds et Lester ont pour leur part tous deux obtenu leur Ph. D. en 1936, le premier de l'Université Harvard et le second de l'Université Princeton. Reynolds est depuis 1945 professeur à l'Université de Yale, alors que Lester l'est depuis la même date à l'Université de Princeton. Tous les quatre ont par ailleurs été fort actifs dans des commis­ sions gouvernementales et associations diverses, reliées aux domaines de l'économie du travail et des relations industrielles. Il serait trop long de les détailler6, mais ces caractéristiques de leu.r activité professionnelle témoi­ gnent bien de leur intérêt pour le « monde réel », l' analyse des faits de laquelle ces auteurs tirent l'essentiel de leurs propositions théoriques.

1 0.2.1 Les règles et politiques internes des entreprises

En ce qui concerne les apports des auteurs post-institutionnalistes, quelques éléments spécifiques méritent d'être soulignés, puisque c'est de ces idées que se sont inspirés les auteurs plus récemment associés aux idées de dualisme et de segmentation du marché du travail. Au premier rang de ces thèses, il convient de citer l'important article de Kerr (1954) sur la « balkani­ sation » des marchés du travail; l'auteur y met en relief la séparation du marché du travail en différents « sous-segments » et cet article constitue le véritable début des analyses dites de la segmentation. Kerr y présente en effet des idées proches de celles que l'on retrouvera ultérieurement sous le nom de « marchés internes » et de segments du marché du travail. Il affirme

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

340 que si l'on veut expliquer les salaires et la différenciation des emplois, les règles administratives et les politiques d'entreprise gouvernant l'organisation du travail à l'intérieur des entreprises ( « marchés internes ») sont plus impor­ tantes que les « forces du marché », mises en relief par la théorie néo-classique. Selon Kerr, la majorité des postes de travail sont effectivement organisés en fonction de règles et de politiques internes aux entreprises et ce sont ces règles qui gouvernent largement l'établissement des salaires. Ajoutons qu'un autre auteur de la même école, Arthur Ross, pour­ suivra cette idée au cours des années ultérieures, soit en 1 956 essentielle­ ment. Selon Ross, les salaires sont déterminés par des « décisions humaines conscientes », des entreprises et des syndicats notamment, et non par les for­ ces du marché concurrentiel. Les analyses de Ross mettent l'accent sur l'or­ ganisation syndicale, ses buts, son fonctionnement, son leadership, etc., considérant que ces aspects sont fondamentaux pour qui veut comprendre correctement le processus d'établissement des salaires. Observant que les salaires constituent l'objet d' analyse premier de la théorie néo-classique, Ross est d'avis que cette théorie néglige cependant les variables les plus fondamentales dans l'explication de leurs niveaux.

1 0.2.2 G rappes d'emplois et de salaires

En 1957, Dunlop mettra en évidence l'organisation des emplois en « grappes d'emplois », ou job clusters. Il identifie ainsi des groupes d'emplois ou de postes de travail dont les caractéristiques les soumettent à des politiques salariales communes. Ainsi, les salaires à l'intérieur d'une même « grappe » sont fortement dépendants les uns des autres. Dunlop met également en lumière l'existence de wage contours, soit en quelque sorte des « sous-systèmes salariaux », l'expression renvoyant à des relations salariales stables établies entre certaines entreprises entre lesquelles il existe des liens, du fait qu'elles se trouvent sur les mêmes marchés de produits, ou les mêmes marchés du travail, ou encore du fait qu'elles ont des habitudes, pratiques ou coutumes du même type. Dans cette perspective, le salaire d'un travailleur serait fonction de la grappe d'emploi dans laquelle se situe son poste, ou du sous-système salarial dans lequel il est placé. Ces concepts s'apparentent très clairement à celui de marché interne du travail, que nous verrons plus en détail au

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

341

chapitre suivant, de sorte que les liens de filiation entre les thèses institution­ nalistes, post-institutionnalistes et les théories du dualisme et de la segmen­ tation ne font pas de doute. Exposons maintenant les apports plus généraux de l'école que nous qualifions ici de « post-institutionnaliste7 » et ce, en nous limitant à ses contri­ butions en ce qui concerne le

«

marché » du travail, ses différences par rapport

à la théorie néo-classique, en excluant donc les nombreux écrits dans les

champs de l'histoire du travail, des relations industrielles ou d'autres domai­ nes connexes.

1 0.2.3 Le modèle des post-institutionnalistes Soulignons d'abord que comparativement au modèle néo-classique, le modèle post-institutionnaliste comme celui des institutionnalistes accorde

moins d'importance aux facteurs d'offre et à la mobilité du travail dans l'éta­ blissement des salaires. Il met davantage l'accent sur les éléments reliés à la demande de travail, de même que sur les pratiques salariales des entreprises et la négociation collective. En effet, dans ce modèle, les syndicats sont consi­ dérés comme une

«

institution économique » importante.

Rappelons que dans la théorie néo-classique, les déplacements ou la mobilité des travailleurs, ou de l'offre de travail, déplacements réalisés en

vue de trouver le meilleur emploi, contribuent à égaliser les avantages nets des différents emplois et influent donc directement sur la structure des salai­ res dans les diverses entreprises (Segal, 1986 : 390).

À l'inverse, dans le modèle post-institutionnaliste, la mobilité du travail n'a pratiquement pas d'incidence sur les structures salariales, ni sur l'égalisation des avantages offerts par les divers emplois. En effet, on consi­ dère que les travailleurs sont mal informés au sujet de l'éventail des emplois auxquels ils pourraient être admissibles. Ainsi, dans ce modèle, les jeunes ne

s'adonnent pas à une prospection systématique d'emplois (théorie du job search). Ils ont plutôt tendance à prendre le premier emploi qui leur est offert,

par le biais de connaissances ou de démarches (non systématiques) auprès d'employeurs. Si cet emploi lui déplaît, le jeune le quittera, en prendra un nouveau, qu'il pourra également délaisser si celui-ci ne lui plaît pas (ibid. ).

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

342

1 0 .2.4

La préférence pou r la continuité du l ien d'emploi

De la même façon, l'ensemble des travailleurs ne se prêterait que rarement à des comparaisons systématiques des différentes possibilités d'emploi. Dans ce modèle, les travailleurs cherchent (essentiellement par le biais de réseaux de connaissances) jusqu'à ce qu'ils trouvent un emploi qui corresponde au moins à la « norme minimale » qu'ils se sont établis. Si cet emploi leur convient, ils cessent généralement de s'intéresser au « marché » du travail, aux différentes possibilités qui pourraient exister ailleurs, etc. Ainsi, la majorité des travailleurs qui trouvent leur emploi satisfaisant développeraient un « attachement » à leur emploi, ou une préférence pour la continuité du lien

d'emploi,

considérant que les « bons » emplois sont rares et que la sécurité

d'emploi est importante. Le modèle post-institutionnaliste présente ainsi un comportement aussi « rationnel » du salarié que le modèle néo-classique, mais la rationalité à la base des comportements est différente. En effet, on introduit ici l'idée que la

stabilité d'emploi est un élément

aussi irùportant que le salaire dans les préfé­ rences des salariés. Dans le modèle néo-classique, les travailleurs n'hésitent pas à changer d'emploi lorsque les conditions économiques évoluent, et les chômeurs prolongent leur recherche d'emploi jusqu'à ce qu'ils trouvent le meilleur emploi; dans les deux cas, on présume qu'ils sont parfaitement informés des emplois et salaires potentiels. Cependant, à l'inverse, le modèle post-institutionnel place la continuité du lien d'emploi au coeur de l'analyse et au centre de la dynamique des comportements : ici, les travailleurs ne sont pas nécessairement parfaitement informés et ils privilégient la continuité du lien d'emploi aux possibilités incertaines d'obtenir une meilleure situation8• Dans cette perspective, on le verra, un certain nombre de phéno­ mènes considérés comme des anomalies dans le modèle néo-classique (écarts de salaire, différenciation des emplois, etc.) apparaîtront davantage comme des caractéristiques tout à fait fondamentales à la dynamique des marchés du travail « réels », des processus d'exclusion-inclusion tout à fait essentiels au fonctionnement des économies de marché auxquelles on s'intéresse9• Compte tenu de ce manque d'information des travailleurs et de leur « préférence » pour la continuité de l'emploi, les entreprises jouissent d'une certaine marge de liberté en ce qui concerne leurs pratiques salariales. Par ailleurs, dans ce modèle, le salaire ne peut plus assurer l'équilibre entre l'offre et la demande de travail, comme le postule le modèle néo-classique; en effet, si l'on reconnaît que les salariés tiennent compte de divers éléments dans le

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

343

choix d'un emploi et la décision d'y rester ou de partir, alors il nous faut admettre que l'offre de travail est influencée par d' autres facteurs que le salaire. De ce fait, il est impossible de déterminer le comportement des salariés à partir de la seule variable salariale. Ce non-déterminisme constitue une « condition permissive », permettant en quelque sorte le maintien d'écarts de salaires « réels » pour des emplois analogues. Cela nous amène à traiter de l'aspect « demande » de travail, qui est plus important que les facteurs d'offre dans le modèle post-institutionnaliste.

1 0.2.s La demande de travail domine l'offre

Les structures salariales sont ici davantage le résultat de la nature de la demande de travail, ou des pratiques des entreprises, que de l'offre de travail, ou du « capital humain » par exemple. L'analyse se rapproche ici de la vision post-keynésienne : la capacité à payer des entreprises est liée au fait qu'elles se trouvent dans une situation avantageuse sur un marché non concurrentiel. En effet, dans ce modèle, la concurrence « pure et parfaite » n'est qu'une des nombreuses situations qui peuvent exister dans les marchés « réels », et ce n'est pas nécessairement la plus fréquente. Fondamentalement, le modèle post-institutionnaliste indique que les entreprises se trouvant dans une situation non concurrentielle jouissent d'une certaine marge de liberté leur permettant de verser des salaires plus élevés si elles le souhaitent. Mais pourquoi ces entreprises paient-elles des salaires supérieurs au salaire théorique « du marché »? Les auteurs ont attribué ce comportement aux précédents établis par suite d'une période de pénurie de main-d'oeuvre, à la « tradition » de l'entreprise, de même qu'au fait que certains gestionnaires pourraient vouloir ainsi améliorer leur réputation, ou tout simplement considérer qu'il est préférable que les travailleurs soient satisfaits de leurs conditions salariales10• Les explications liées aux précédents établis et à la tradition se rapprochent de ce que nous retrouverons dans la théorie des marchés inter­ nes; elles nous paraissent plus « économiques » que les secondes, qui sont de nature plus « psychologique » . Au fond, les deux premières explications renvoient en quelque sorte à une cristallisation de compromis antérieurs auxquels l'une et l'autre partie ont intérêt à se tenir.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

344

C'est principalement par cet accent mis sur les règles, conventions ou traditions, explicites ou implicites, des entreprises, que la vision post­ institutionnaliste nous intéresse ici. Bien qu'elle soit principalement axée sur l'effet de ces pratiques des entreprises sur les salaires, elle n'en ouvre pas moins la voie à une vision différente du « marché » du travail et des pratiques des entreprises, une vision qui se rapproche de celle que nous exposons dans les pages qui suivent.

1 0.3 Les économ istes radicaux Si l'une des grandes écoles à l'origine des thèses de la segmentation est certes l'école institutionnaliste (incluant les post-institutionnalistes), les économistes radicaux ont également fortement contribué à développer ce courant de pensée. Il convient donc d'en éclairer cette seconde source d'inspiration. Notons d'abord que l'apparition d'une école de pensée économique dite « radicale » remonte au début des années soixante aux États-Unis. C'est à cette époque en effet que des économistes américains remettent en cause la vision néo-classique du marché du travail, considérant non seulement que celle-ci ne correspond pas à la réalité, mais au-delà, que des forces fonda­ mentales du capitalisme vont à l'encontre d'un tel fonctionnement. Ainsi, si la majorité de ces économistes avaient eu une formation universitaire relati­ vement traditionnelle, pour ne pas dire tout à fait orthodoxe (néo-classique), ils s'en éloigneront dans un contexte où racisme et répression dans les quar­ tiers noirs se conjuguent à l'échec des politiques d'éducation et de formation professionnelle destinées à corriger la pauvreté chronique des « minorités ethniques » aux États-Unis. Les économistes de tendance radicale adoptent alors une méthodologie très empirique d'analyse des faits pour contester les théories de leurs « maîtres » (surtout néo-classiques, mais parfois aussi keynésiens). C'est donc devant le constat de l'existence de discrimination et d'inégalités persistantes aux États-Unis que les économistes radicaux débou­ chent sur la conclusion qu'il y a un éclatement du concept unitaire du marché du travail. De plus, notent-ils, il n'y a pas plus homogénéité du travail qu'il n'y a un marché du travail unique. Ce premier axe d' analyse amène les économistes radicaux à souligner les aspects institutionnels des facteurs de

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

345

discrimination, de domination et de minorisation de certains groupes (les Noirs et les femmes principalement), rejoignant en cela les analyses propre­ ment institutionnalistes. Cependant, au-delà de ce constat, les radicaux vont mettre l'accent sur la dynamique du capital, sur le processus d'accumulation du capital, et donc sur le rôle de la demande de travail comme facteur structurant cette segmentation observée. Ainsi retrouve-t-on l'inspiration marxiste des thèses radicales : ce sont les mécanismes ou les liens unissant la segmentation du marché du travail et l'accumulation du capital qui seront au centre de l'analyse des éco­ nomistes radicaux.

1 o.3. 1

«

Diviser pour régner

»

En ce qui concerne les liens entre l'analyse radicale et l'analyse marxiste de l'accumulation du capital, rappelons que David M. Gordon, Michael Reich et Richard C. Edwards, en quelque sorte les « pères » de l' ap­ proche radicale dans le champ de l'économie du travail, expliquent le processus de segmentation du système d'emploi par la mise en oeuvre par le capitalisme monopoliste d'une stratégie visant le contrôle et la surveillance de la main-d'oeuvre. Ainsi, dans leurs écrits collectifs (Gordon, Reich, Edwards, 1973 et 1975), comme dans des oeuvres individuelles (Edwards, 1979), retrouvera­ t-on toujours la manifestation du vieux principe « diviser pour régner » comme principe structurant la dynamique capitaliste, et notamment le stade monopoliste contemporain. Il convient par ailleurs de noter certaines convergences entre les analyses radicales et la problématique de la régulation que nous avons vue précédemment. Alors que les deux se sont développées de part et d'autre de l'Atlantique, la régulation en Europe et l'analyse radicale aux États-Unis surtout, les perspectives et la méthode des deux approches sont fort apparen­ tées. En effet, si l'on retient plus particulièrement l'ouvrage de Gordon, Reich et Edwards (1983) intitulé Segmented work, divided workers, celui-ci est fondé sur une analyse historique très vaste qui retrace fondamentalement les trans­ formations intervenues dans le « rapport salarial » aux États-Unis au cours des dix-neuvième et vingtième siècles (1820 à 1970), mettant en relief le rôle de ces transformations dans l'accumulation du capital.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

346 La thèse fondamentale de cet ouvrage, c'est que l'économie améri­ caine a évolué et s'est développée à travers une série de cycles d'accumulation dont la dynamique n'est pas indépendante des formes de contrôle du travail. En effet, selon les auteurs, et c'est là la grande nouveauté de l'analyse, le pas­ sage des phases d'expansion aux phases de récession se traduit et s'explique par des crises du système de contrôle du travail (ou des travailleurs). Ce système renvoie en gros à l'organisation du procès de travail, à la structure des marchés du travail et à leur division en « segments ». On voit bien la conver­ gence avec les thèses de la régulation, puisque le coeur de l'analyse réside dans l'établissement de liens entre les tendances générales du développement et les changements intervenus dans les relations entre capital et travail, ou entre employeurs et salariés, du point de vue du contrôle du travail en particulier. En fait, si les auteurs s'inspirent quelque peu de l'analyse marxiste, ils tentent de situer leur étude à un niveau intermédiaire, entre l'approche plus abstraite du marxisme traditionnel et les analyses plus concrètes des institutionnalistes, souvent axées sur le « réel » à l'échelle des entreprises. Or, si les auteurs institutionnalistes s'entendent avec les économis­ tes radicaux sur les constats relatifs à la segmentation du marché du travail, les premiers et les seconds ne favorisent pas exactement les mêmes facteurs expli..: catifs. C'est donc essentiellement du point de vue des explications que les deux écoles se différencient, s'entendant par ailleurs sur le constat de dua­ lisme ou de segmentation. Les radicaux privilégient l'explication par la logi­ que du contrôle social, alors que les auteurs d'inspiration plus institutionnelle favoriseront la technologie, mais retiendront généralement plusieurs variables, comme nous le verrons dans les pages qui suivent. Mais quelle est l'importance quantitative de cette « école »? Difficile à dire. Au milieu des années soixante-dix, Puel (1974) les évaluait à environ 10 % de la profession, incluant les personnes inscrites en thèse de doctorat. Aujourd'hui, la pensée « radicale » a évolué, s'est diversifiée, a rejoint d'autres courants, de sorte qu'il est extrêmement difficile d'en évaluer l'importance. Quoi qu'il en soit, si l'on regroupe sous le terme d' « institutionnalistes » l'en­ semble des écoles de la régulation et de la segmentation, y compris les radi­ caux, on en arrive certes à un pourcentage plus élevé et à des courants qui se rejoignent effectivement et ce, tant aux États-Unis qu'au Canada et en Europe. Ces économistes se regroupent aujourd'hui au sein d'une association, la Union for Radical Political Economy (U.R.P.E.); la revue de l'U.R.P.E. publie réguliè­ rement des textes d'inspiration radicale ou institutionnaliste.

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

347

1 0.4 Le dualisme du marché du travail Le dualisme du marché du travail renvoie à un constat de

ciation dichotomique

différen­

du marché du travail. En effet, contrairement à ce que postule la théorie néo-classique, un certain nombre d'économistes ont observé, au début des années soixante-dix, que le marché du travail semblait divisé en

deux grands segments.

En analysant les caractéristiques socio-économiques des

travailleurs et de leurs emplois, on avait en effet été amené à conclure qu'il existait une structure dualiste, ou deux grands marchés du travail fonction­ nant selon des règles différentes et offrant des salaires et avantages sociaux différents. Selon la théorie du dualisme du marché du travail, celui-ci se trouve scindé en deux grands segments. Dans un premier segment, soit le marché primaire, on trouve les emplois généralement à temps plein, souvent syndiqués (quoique de moins en moins), offrant un salaire élevé, de bons avantages sociaux, de bonnes conditions de travail, la sécurité d'emploi, une certaine autonomie (ou tout au moins pas de contrôle serré), des possibilités de promotion, et ainsi de suite. Dans le marché secondaire, on retrouve plutôt l'inverse, soit des em­ plois souvent à temps partiel ou à durée déterminée, rarement syndiqués, avec de bas salaires, voire le salaire minimum, sans avantages sociaux ou à peu près, sans sécurité d'emploi, généralement faits sous contrôle et sur­ veillance serrés, n'offrant pas (ou peu) de possibilités de promotion, souvent très instables et occasionnant de fréquents passages par le chômage. Le dualisme des emplois s'étend en quelque sorte aux travailleurs eux-mêmes de manière à ce que se trouvent différenciés des travailleurs dits primaires et des travailleurs, plus souvent des travailleuses, secondaires. Les travailleurs primaires sont généralement des hommes d'âge moyen, possédant une formation professionnelle ou des compétences reconnues, ayant un salaire relativement élevé et, surtout, un emploi (et donc un revenu) stable. Dans un certain nombre de pays, dont les États-Unis et dans une moindre mesure le Canada, on pourrait ajouter qu'il s'agit généralement de personnes de race blanche et d'origine nationale du pays. Pour ce qui est des travailleurs et travailleuses secondaires, ce sont plus souvent des femmes, des jeunes, des immigrantes et immigrants, des gens de couleur, n'ayant pas ou peu de quali­ fications reconnues, et dont les salaires sont faibles et incertains, en ce sens qu'ils subissent fréquemment les aléas du marché. . . et du chômage.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

348

Certains auteurs (les post-keynésiens en particulier) ont également relié cette différenciation aux contextes économiques divers dans lesquels les entreprises exercent leurs activités. C'est ainsi que l'on peut relier les emplois et les travailleurs primaires à des entreprises de grande taille, exerçant leurs activités sur un marché de type oligopolistique ou monopolistique, dont les marchés sont importants, stables et peu exposés à la concurrence interna­ tionale; il s'agit souvent d'entreprises relativement innovatrices, qui ont une importante capacité d'investissement, et jouissent souvent de certaines avances technologiques. De la même façon, les travailleurs secondaires se retrouveraient plus fréquemment dans des petites et moyennes entreprises, fortement soumises à la concurrence nationale et internationale, sur des marchés instables, de taille plutôt réduite; il s'agit alors d'entreprises peu innovatrices du point de vue de la technologie comme du produit, d'entre­ prises qui disposent de faibles capacités d'investissement. La thèse du dualisme du marché du travail a connu un grand suc­ cès du milieu des années soixante-dix au début des années quatre-vingt. Par la suite, on a commencé à contester la restriction du nombre de « segments » constituant le marché du travail à seulement deux. Ainsi, au fil des ans, on en est venu à penser que le nombre précis de segments n'est peut-être pas important, mais qu'il faut néanmoins que subsistent des discontinuités, des ruptures claires entre les différents segments11• De ce fait, si l'on peut admettre qu'il existe plus de deux segments, il faut reconnaître que ceux-ci ne peuvent être multipliés à l'infini, car on risque alors de se retrouver avec une distri­ bution continue de situations différenciées entre elles, mais que l'on ne peut réunir dans des sous-groupes relativement homogènes. Se pose alors le problème des (ou de la) variables à retenir pour effectuer cette partition du marché du travail en segments spécifiques. Il ne suffit en effet pas d'effectuer des partitions, de constater des différenciations; encore faut-il que les distinctions et partitions introduites pour définir un nombre donné de « segments » correspondent bel et bien aux variables perti­ nentes pour exercer cette distinction. On ne retient donc plus ici la variable salariale, comme le voudrait la théorie néo-classique. Le choix des variables . pertinentes n'est pas chose simple, car l'on renvoie alors aux variables explica­ tives du dualisme ou de la segmentation et, par conséquent, aux analyses divergentes quant aux causes de la segmentation.

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

349

1 0.4. 1 LOrigine des différenciations et la juste partition

En effet, comme nous l'avons noté précédemment, les explications divergent sur les causes du dualisme et de la segmentation. Ainsi, dans les années soixante-dix, Michael J. Piore, l'un des principaux auteurs associés à cette analyse, a d'abord mis l'accent sur la technologie de production, puis sur l'incertitude et les variations imprévisibles de l'activité économique, qui inci­ teraient les entreprises à créer des postes de travail de type « secondaire ». Par ailleurs, les auteurs d'inspiration radicale considèrent plutôt que c'est là une expression de la dynamique du capitalisme qui s'exprime par une recherche de contrôle social. Enfin, les théoriciens de la régulation, dont nous avons traité au chapitre précédent, relient également le phénomène de la segmentation à la dynamique du capitalisme, mais plus particulièrement aux caractéristiques propres au « rapport salarial » dans un contexte de régulation monopoliste. Dans la perspective régulationniste, la segmentation du marché du travail est essentiellement un processus d'exclusion sociale. Selon Aglietta (1978), il s'agit là d'un processus qui ne s'explique aucunement par la technologie utilisée par l'entreprise, mais bien plutôt par l'organisation interne de l'entreprise en filières de mobilité et en postes exclus de ces filières professionnelles. Cependant, si les considérations d'ordre purement technologique peuvent être rejetées, certains mettent néanmoins en relief des explications reliées au type de procès de travail12, ce qui renvoie davantage à l'organisa­ tion et à la division du travail, mais n'exclut pas totalement la technologie. En effet, si l'on admet que la technologie ne détermine pas de manière exclusive l'organisation et la division du travail, et qu'à technologie donnée, il subsiste un éventail de possibilités en cette matière, il est également possible que des stratégies ou pratiques de gestion de la main-d'oeuvre soient choisies en compatibilité avec des choix techniques13• A insi, les choix en m a tière de te chni que et de division­ organisation du travail seraient-ils déterminés en parallèle, dans le cadre de la stratégie générale de l'entreprise, laquelle fait appel à des modes de mobi­ lisation de la main-d'oeuvre, au nombre desquels la possibilité de constituer des filières de mobilité ou « marchés internes ». Une fois regroupés, à l'échelle macro-économique, ces ilôts de s tabilité d'emploi que représentent les

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

350 marchés internes forment le marché primaire du travail. On voit donc qu'existent des liens très étroits entre la segmentation et les marchés inter­ nes. De toute évidence, il s'agit là de thèses complémentaires, s'inscrivant dans un même paradigme théorique et entretenant entre elles des liens étroits. Pour conclure, résumons en un schéma simple les grandes carac­ téristiques des marchés primaire et secondaire de la thèse du dualisme. TABLEAU 10.1

MARCHÉS PRIMAIRE ET SECONDAIRE

Caractéristiques Du rée du travail Salaires

Avantages sociaux

Conditions de travail

Sécurité d'emploi

Stabilité de l'emploi

Contrôle du travail Syndicalisation

Possibilités de promotion

Possibilités de formation

Marché primaire Temps plein Élevés

Importants

Bonnes

Assurée

G rande

Marché secondaire Temps partiel ou C.D.D." Faibles-salaire minimum

Aucun ou peu

Mauvaises

Aucune

Faible (+ risque chômage)

Faible

Grand

Fortes

Faibles

Fréquente

Fortes

Rare

Faibles

• C.D.D. = contrat à durée déterminée, travail " occasionnel " • etc.

1 o.s Du dualisme à la segmentation du marché du travail

Comme nous l'avons mentionné plus haut, de plus en plus d'éco­ nomistes considèrent qu'il n'y a pas simple dualisme du marché du travail, mais que la plupart des économies sont effectivement caractérisées par une segmentation du marché du travail. Ainsi a-t-on été amené à distinguer plus particulièrement trois grands « segments » : le secteur primaire supérieur, le pri­ maire inférieur et le secteur secondaire. Il faut par ailleurs noter que cette partition n'est pas sans lien avec les distinctions qui seront établies ultérieurement en ce qui concerne les types de marchés internes.

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ OU TRAVAIL

351

Ainsi, selon Osterman ( 1 984b : 1 67 ) il existe trois grands types d'organisation ou de systèmes d'emploi possibles dans une entreprise; dans un article ultérieur, Osterman (1987) ajoutera un quatrième système à sa typologie, ce dernier étant en quelque sorte une combinaison des caractéris­ tiques de deux autres systèmes.

À

l'échelle de l'ensemble de l'économie, le

regroupement de ces différents types d'organisation donne des marchés du travail de type différent. C'est ainsi qu'à l'échelle de l'économie on aura trois grands seg­ ments regroupant les entreprises ayant les différents types d'organisation : un marché primaire supérieur, regroupant essentiellement les systèmes de métier (ou professionnels) et les systèmes salariés; un marché primaire inférieur, composé essentiellement d'organisations de type industriel; et finalement, on

trouve le marché secondaire, associé à un système d'emploi de type

secondaire,

où la mobilité est en fait peu organisée et qui est plutôt associé à des caracté­ ristiques d'emploi négatives. En d'autres termes, si l'on regroupait l'ensemble des systèmes « de métier » et certains systèmes salariés d'une économie, on retrouverait le marché primaire supérieur; les systèmes industriels (et certains systèmes salariés) réunis constitueraient le marché primaire inférieur; enfin, le rassemblement des systèmes d'emploi de nature secondaire nous donnerait le marché secondaire. En effet, comme le marché primaire se compose de l'ensemble, ou de la grande majorité des marchés internes, il existe des liens évidents entre la description d'un marché interne et du « segment » donné du marché du tra­ vail qui correspond à l'assemblage de ces marchés internes. En fait, le marché interne est en quelque sorte une représentation du fonctionnement à l'échelle de l'entreprise, alors que la segmentation renvoie à l'échelle plus macro­ économique du marché du travail. Pour sa part, la théorie de la régulation fait référence à la dynamique de l'ensemble du système économique, y compris le marché du travail. Dans les derniers chapitres, nous sommes donc passés d'une vision macro-économique (keynésianisme et régulation) à une analyse du seul marché du travail, pour ensuite nous introduire à l'échelle de l'entre­ prise, au chapitre suivant. Mais avant d'y passer, voyons les types d'organisation de l'entre­ prise relevés par Osterman; ce dernier les présente comme des sous-systèmes de relations industrielles ou des systèmes d'emploi, considérant par ailleurs les « marchés internes du travail » comme une forme de système d'emploi. Nous verrons toutefois que l'on retrouve au sein de l'entreprise les caractéristiques

DEUXIÈME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

352 que la théorie de la segmentation nous conduit à distinguer à l'échelle du marché du travail tout entier. Les personnes faisant partie des systèmes d'emploi « de métier » con­ naissent une plus grande mobilité et ont un plus grand sentiment d'allé­ geance à l'égard de leur profession ou domaine de compétence (skill) qu'à l'égard de l'entreprise. Les compétences ne sont alors pas très spécifiques à l'entreprise, de sorte que les travailleurs disposent d'un plus grand pouvoir sur le marché (market power) que ceux régis par un . système industriel. La mobilité est davantage encouragée et même valorisée dans ce second sys­ tème, comparativement au premier. En fait, ce sont surtout la transférabilité des compétences et la flexibilité des portes d'entrée qui caractérisent ce sous­ système. Les informaticiens, de même que du personnel de vente de haut niveau, constituent des exemples types de groupes professionnels travaillant dans un contexte de système dit de métier. Dans le système industriel, les filières de mobilité sont peu nombreu­ ses et suivent un tracé délimité, plus souvent horizontal (déplacement de poste, sans réelle promotion). Les règles en matière de sécurité d'emploi sont définies par des procédures et des normes d'entreprise clairement définies. La forma­ tion est assurée par l'entreprise, soit à l'intérieur même de l'entreprise, soit par de courtes séances de formation à l'extérieur. De plus, la mobilité interen­ treprises est réduite. Outre les « cols bleus » (ouvriers), les gestionnaires, de même que certains professionnels et techniciens sont soumis à un tel système. Les systèmes secondaires sont dans une certaine mesure caractérisés par l'absence de véritable système d'emploi, du point de vue de l'organisation de la mobilité et de la « carrière ». Ce système regroupe les emplois qui présentent peu ou pas de possibilités d'avancement, parfois même peu de possibilités de « stabilisation » en emploi. Ces emplois sont généralement peu qualifiés et peu payants; ils ne s'inscrivent dans aucune filière de promotion; ils constituent en quelque sorte des « grappes » d'emplois stagnants. Les emplois de bureau, généralement occupés par des femmes, de même que nombre d'emplois de services, occupés essentiellement par des femmes et des jeunes hommes, sont souvent des emplois de ce type1•. Osterman (1987) définit finalement un quatrième système d'em­ ploi, qui se trouve en quelque sorte à combiner des caractéristiques des systèmes de métier et industriels. Il s'agit du système salarié, qui combine des règles administratives plus souples et plus personnalisées avec un engage­ ment plus ferme de l'entreprise à l'égard de la sécurité d'emploi. Dans ce

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

353 système, les descriptions de postes sont sujettes à être révisées par les cadres supérieurs et les salariés acceptent généralement d' assumer de nouvelles tâches, ce qui ne serait pas le cas dans le modèle industriel, où les tâches et règles de travail sont bien définies et souvent considérées comme quasi immuables. Ce système est également caractérisé par l'absence de filières de promotion clairement définies et par un mode de fixation des salaires plus personnalisé, ces deux aspects le distinguant également du système indus­ triel, mais le rapprochant du système « de métier ». Ce modèle caractérise évidemment bon nombre d'emplois salariés dans les services (services gouvernementaux notamment), mais il semble que certaines entreprises manufacturières parmi les plus innovatrices ten­ dent à évoluer vers ce type de système d'emploi reposant davantage sur la flexibilité et la fluidité dans les tâches et l'organisation du travail, en échange d'une plus grande sécurité d'emploi. Nous n'en ajoutons pas davantage ici, puisque nous revenons sur les marchés internes et systèmes d'emploi dans le chapitre qui suit, mais voyons tout de même quelques points de convergence entre la théorie de la segmentation et cette typologie des systèmes d'emploi d'Osterman (ta­ bleau 10.2). Les titres du haut sont associés à l'organisation des systèmes d'emploi à l'échelle de l'entreprise, alors que ceux du bas (marché pri­ maire ... ) sont associés à la segmentation du marché du travail. Ainsi, si les marchés primaires supérieur et inférieur se répartis­ sent les emplois insérés dans des marchés internes organisés (mais des mar­ chés internes de type différent15), le marché secondaire pour sa part regroupe essentiellement des emplois exclus de tels marchés, qui ouvrent la voie à des possibilités d'accès à d'autres postes, généralement de niveau supérieur.

On pourrait par exemple dire que toutes les personnes travaillant sur une base occasionnelle, temporaire, ou sur la base d'un contrat à durée déterminée, même si c'est pour une organisation gouvernementale ou une grande entreprise, font partie du marché secondaire. Cependant, certains économistes contestent cette interprétation, la jugeant un peu simpliste. Il est vrai que certains contrats à durée déterminée peuvent se renouveller à de nombreuses reprises, presque sans cesse pendant plusieurs années, de sorte que l'insécurité de l'emploi peut s'en trouver considérablement réduite. Par contre, certaines personnes ayant un poste possédant toutes les caractéristi­ ques de la stabilité peuvent être licenciées du jour au lendemain. Cela pose de nouveau la question du « critère pertinent » à retenir pour distinguer les

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE OU TRAVAIL

354

emplois et les travailleurs « primaires supérieurs », de ceux des segments « primaires inférieurs » et « secondaires ».

TABLEAU 1 0.2 TYPOLOG IE DES SYST È MES D'EMPLOI (OSTERMAN, 1 984, 1 987)

CARACT É RISTIQUES Système hiérarchie

salaires

conditions de travail sécurité d'emploi

de métier

salarié

industriel

secondaire

- promotions importantes

- lignes de promotion non claires (mais importantes)

- promotions importantes

- pas de promotion - exclusion de la hiérarchie

- élevés, au mérite

- moyens, liés aux individus, souvent au mérite

- moyens à élevés, liés au poste

- bas

- bonnes

- bonnes

- bonnes

- mauvaises

- peu importante

- assurée

- assurée

- absente

Salarié et Industriel mobilité

Segment

- mobilité interentreprises - verticale et horizontale - horiz. = valorisée

- plutôt restreinte à l'établissement - verticale essentiellement. - horiz. = non valorisée

- fréquentes rotations - horizontale et non verticale - mobilité non valorisée

marché primaire supérieur

marché primaire inférieur

marché secondaire

La recherche de ce critère a impulsé plusieurs recherches, en particulier aux États-Unis et en France. Au Canada cependant, les recherches n'ont pas été nombreuses. À notre connaissance, il n'en existe que très peu d'études empiriques sur la thèse de la segmentation. Il peut être intéressant

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

355 d'en rendre compte ici puisque même si des études empiriques ont établi l'existence d'un dualisme ou d'une segmentation du marché du travail pour les États-Unis ou la France, cela ne signifie pas nécessairement que la thèse est valable pour le Canada ou le Québec.

1 o.6 La segmentation du marché du travail au Canada et au Québec

Les données de Statistique Canada et d'autres exposées aux chapi­ tres 2, 3 et 4 témoignent bien de la différenciation et de la précarité des emplois sur le marché du travail en général, au Canada et au Québec. Ces données nous portent à penser qu'il ,existe une forte segmentation du marché du travail. D'autres enquêtes réalisées à l'échelle des entreprises illustrent éga­ lement une certaine segmentation, exposant plus particulièrement la diversité des situations caractéristiques des divers systèmes d'emploi sur le plan de la mobilité, des promotions, des salaires, des conditions de travail et de la sécurité d'emploi. Nous renvoyons à d'autres publications (Tremblay et De Sève, 1 996; Tremblay et Rolland, 1 996 notamment) pour des analyses détaillées de certains systèmes d'emploi d'entreprises, exposant ici les résultats de quelques études axées sur les secteurs d'activité. Il n'existe à notre connaissance que trois études ayant spécifique­ ment eu pour but de tester la validité de la thèse de la segmentation ou du dualisme au Canada. Il s'agit des études réalisées par Boyd et Humphreys (1979), Aw (1980) et Gislain (1986)16• Nous exposons ici quelques constats des deux dernières afin d'illustrer ce à quoi renvoient les thèses de la segmen­ tation. L'étude de C. F. Aw porte sur le Canada tout entier, mais elle est malheureusement limitée aux seuls secteurs manufacturiers. Notons par ailleurs que contrairement à nombre d'études sur le dualisme, Aw ne s'est pas intéressé aux caractéristiques des travailleurs pour définir le dualisme ou la segmentation, mais bien aux caractéristiques des entreprises ou secteurs d'activité. Pour sa part, Gislain s'est intéressé exclusivement au Québec, mais il couvre par contre l'ensemble des secteurs d'activité. Voyons successivement les résultats de ces études.

DEUXIEME PARTIE LES THEORIES EN ECONOMIE DU TRAVAIL

356

1 o.6. 1

La segmentation au Canada

D'abord, l'analyse de Aw l'a conduit à identifier un secteur « secon­ daire », où la rémunération horaire est inférieure d'au moins 20 % aux gains moyens du secteur manufacturier et un secteur « primaire supérieur », où les gains horaires sont supérieurs d'au moins 20 % à ceux de l'ensemble du secteur. Le secteur « primaire inférieur » se trouverait évidemment entre les deux extrêmes précités, mais il n'a pas spécifiquement fait l'objet d'analyse. Avant de présenter le profil des secteurs composant les deux pre­ miers groupes identifiés, mentionnons que l'auteur a également pu dégager de son analyse des variables « discriminantes », qui lui ont permis de réali­ ser la partition des « segments » du marché du travail au moyen de certains tests économétriques17• Les variables qui ressortent comme variables discri­ minantes sont associées à la demande de travail; il s'agit de la productivité, des économies d'échelle et de la part de marché occupée par l'entreprise. Par contre, Aw note que la rentabilité de l'entreprise ne ressort pas comme varia­ ble discriminante. Les industries qui se retrouvent dans le secteur secondaire, selon Aw, sont les industries de l'alimentation, du textile, du vêtement, de l' ameu­ blement, de même que la production de certains articles électriques. En gros, il s'agit surtout de secteurs traditionnels, que l'on qualifie souvent de sec­ teurs « mous ». À l'inverse, dans le secteur primaire supérieur, Aw cite les industries des brasseries, des pâtes et papiers, de l'imprimerie et de l'édition, du fer et de l'acier, de la fonte, de la fabrication de machines et de véhicules automobiles, des raffineries de pétrole, etc. En fait, seul le tabac s'écarte de l'ensemble, où l'on retrouve essentiellement de l'industrie lourde, et notam­ ment des secteurs d'activité fortement syndiqués. Aw a également relevé certaines caractéristiques associées aux conditions de travail dans ces entreprises, ce qui lui a permis de montrer que ce n'est pas tant celles-ci qui différencient les secteurs, contrairement à ce que l'on tend souvent à penser, mais bien les caractéristiques proprement industrielles des secteurs. Reprenons ici le tableau de ces différenciations.

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

357

TABLEAU 1 0.3 VARIABLES DE DIFFÉRENCIATION DES SECTEURS

CARACTÉRISTIQUES

DIFFÉRENCE ENTRE . LES DEUX SECTEURS

Performance - valeur ajoutée par heure-personne - bénéfice net en pourcentage du capital total

élevée faible

Taille - nombre d'établissements - terrain, usine et matériel par travailleur

élevée élevée

Part du marché - livraison de l'industrie en % du total des livraisons des ind. manufacturières (concentration)

élevée

Travail - gains horaires moyens - durée hebdomadaire moyenne (réelle) du travail - travailleuses de la production en % du nombre total de travailleurs de la production - paiement de la main-d'oeuvre en % de la valeur ajoutée - syndicalisation

moyenne faible élevée moyenne faible

CONDITIONS DE TRAVAIL Employés de bureau - heures normales de travail - congés

faible faible

Employés hors bureau - heures normales de travail - congés

faible faible

Professions - compétence professionnelle - salaires pour le même genre de travail

élevée faible

Source : C. F. Aw (1 980). Une analyse du double marché du travail. Étude des industries manufacturières canadiennes. Ottawa : Travail Canada. Direction de l'analyse écono­ mique. décembre. 67 p. •• .

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

358

Au terme de son analyse, Aw conclut que les écarts salariaux entre les deux secteurs extrêmes ne sont pas attribuables simplement aux écarts de productivité, mais également à la « dualité réelle du marché » (Aw, 1980 : 22). Par ailleurs, l'auteur note que « les caractéristiques des employeurs pour le secteur primaire diffèrent de façon significative de celles du secteur secondaire, de sorte que les structures du marché ne sont pas les mêmes. » (ibid. : 44). Ainsi, selon cette analyse, il existerait bel et bien des « segments » différenciés qu'il conviendrait de distinguer dans le marché du travail cana­ dien. En fait, il faudrait plutôt parler. de « marchés » du travail, au pluriel, devant un tel constat. Bien que cette étude commence à être un peu désuète, des travaux sur la polarisation des industries et des conditions de travail tendent à confirmer la persistance de cette segmentation sectorielle.

1 0.6.2 La segmentation au Québec

Quant à l'étude entreprise par Gislain (1986), les résultats ne peu­ vent, encore là, être considérés comme tout à fait concluants, selon l'auteur lui­ même; ils n'en demeurent pas moins fort intéressants. Ils le sont d'autarit plus qu'ils couvrent un champ d'activités économiques plus vaste que l'étude de Aw, même si ce champ est par ailleurs limité au Québec. Précisons également qu'à l'instar de Aw, Gislain n'a pas utilisé des données sur les travailleurs19 et n'a donc pas cherché à classer des travailleurs dans les marchés primaire et secondaire; il a plutôt mis l'accent sur les emplois, et donc sur l'analyse de la segmentation de l'emploi ou des postes de travail, et non des travailleurs. S'il existe certes des liens très étroits entre les deux perspectives, la différence doit tout de même être notée. L'analyse de Gislain conduit donc à identifier cinq « segments » dans l'ensemble des activités économiques québécoises. De plus, l'auteur a . constaté qu'il était impossible de ramener ces segments à deux seuls seg­ ments (comme le voudrait la thèse du dualisme), étant donné que l'utilisa­ tion de diverses variables discriminantes ne conduit pas toujours aux mêmes regroupements. En d'autres termes, les caractéristiques négatives et positives ne se trouvent pas toujours systématiquement réunies. Il est donc impossible, du moins à partir des données québécoises, d'en arriver à distinguer d'une part, un secteur primaire regroupant des emplois stables, bien rémunérés, plutôt

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

359 syndiqués, avec emplois à temps plein toute l'année et, d'autre part, un secteur secondaire caractérisé par les pôles inverses de ces variables. Certains emplois s'écartent toujours de l'un ou l'autre pôle, pour une ou deux variables données, de sorte qu'il convient plutôt de parler de « segmentation » que de « dualisme » pur dans un tel cas. Il est tout de même intéressant d'en arriver à distinguer cinq segments. Notons que ces segments ont été établis sur la base des don­ nées de 1984 concernant une quarantaine de secteurs d'activité, à l'exclusion de l'agriculture, la chasse et la pêche, pour lesquels il était difficile d'obtenir des données statistiques homogènes par rapport aux autres secteurs. Quant aux critères de différenciation des activités économiques,

ceux-ci sont reliés à des variables associées au statut d'emploi, et sont re­ groupées en trois catégories (Gislain, •

1986 : 129).

Les variables de rémunération hebdomadaire et horaire moyen­ nes, différenciées selon qu'elles s'appliquent aux postes d' em­ ployés ou de salariés rémunérés à l'heure.





Les variables de temps de travail hebdomadaire moyen et de temps supplémentaire pour les postes rémunérés à l'heure. Les variables de

conflits de travail et de syndicalisation.

En ce qui concerne la v:ariable de rémunération hebdomadaire, les écarts par rapport à la moyenne sont importants. Ils sont en fait plus impor­

tants dans la catégorie des salariés rémunérés à l'heure et celle-ci présente généralement des gains plus faibles que les employés (à l'exception des secteurs du pétrole et du charbon, ainsi que des transports). Ainsi, à une différence de rémunération importante entre secteurs d'activité se conjugue

une différence entre employés et salariés rémunérés à l'heure au sein de ces secteurs. De plus, cette seconde différence est habituellement plus forte lorsque la proportion de travailleurs rémunérés à l'heure est importante dans le secteur en question20• En cumulant l'ensemble des caractéristiques de rémunération,

l'auteur arrive donc à distinguer cinq segments (tableau

10.4).

Il semble que ce découpage fondé sur la 'rémunération recoupe par ailleurs les chiffres établis par le Groupe de travail sur la révision du salaire

minimum pour l'année 1981. Ces données montraient que les secteurs d' acti­

vité qui emploient le plus de travailleurs au salaire minimum se retrouvent généralement parmi les segments inférieurs du système d'emploi identifiés par Gislain22•

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

360

TABLEAU

1 0.4

LA SEGMENTATION DE ŒMPLOI AU QU É BEC

SEGMENT 1 (primaire supérieur) : - Électricité, gaz et eau - Tabac - Première transformation des métaux - Produits du pétrole et du charbon - Mines métalliques - Mines non métalliques - Papier - Communications SEGMENT 2 (primaire Inférieur) : - Enseignement et services connexes - Administration publique - Services miniers - Fabrication d'équipement de transport - Transport - Carrières et sablières - Construction - Fabrication de produits électriques - Fabrication de produits minéraux non métalliques SEGMENT 3 (intermédiaire) : - Forêt - Combustibles minéraux - Fabrication de machines - Imprimerie et édition - Entreposage - Fabrication de produits en métal - Aliments et boissons - Bois SEGMENT 4 (intermédiaire inférieur) : - Institutions financières - Assurances et affaires immobilières - Commerce de gros - Caoutchouc et matière plastique - Services fournis aux entreprises - Diverses manufactures - Textile" SEGMENT 5 (« secondaire ») : - Services médicaux et sociaux - Meuble - Services divers - Cuir - Bonneterie - Habillement - Divertissement et loisirs - Commerce de détail - Services personnels - Hébergement et restauration

Source : Gislain ( 1 986 : 1 32).

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTAT/ON DU MARCHÉ DU TRAVAIL

361

Sur la base de l'analyse du temps de travail, le premier découpage en cinq segments se confirme également à partir des données 1983-198423• En effet, le temps de travail hebdomadaire est relativement long et les heures sup­ plémentaires sont importantes dans les segments élevés. Par contre, dans les segments inférieurs, le temps de travail hebdomadaire est inférieur, sans doute en bonne partie à cause du temps partiel très courant dans ces secteurs, et les heures supplémentaires sont moins fréquentes. Si certains secteurs s'éloignent cependant de la situation type pour leur segment, notamment pour ce qui est du faible nombre d'heures supplé­ mentaires dans les secteurs de l'enseignement et de l'administration publique, ou encore en ce qui concerne les heures supplémentaires relativement impor­ tantes dans des secteurs comme la bonneterie et le meuble, cela s'expliquerait par des caractéristiques propres à ces secteurs ou à des entreprises particulières de taille importante. Il faut néanmoins reconnaître que cela diminue l' étan­ chéité des frontières entre segments, l'efficacité des variables discriminantes. Gislain a également étudié des variables concernant les conflits de travail et la syndicalisation, des données qui tendent à confirmer le découpage proposé en cinq segments. En effet, ces données indiquent que la présence syn­ dicale est fortement corrélée avec des conditions. salariales favorables. Ainsi, les secteurs où le taux de présence syndicale est le plus élevé se retrouvent géné­ ralement dans le premier segment identifié : électricité, gaz et eau, première transformation des métaux, tabac, pétrole et charbon, papier, communications, etc. À l'inverse, les secteurs des services privés qui sont caractérisés par un faible taux de syndicalisation {services personnels, hébergement et restauration, commerce de détail, etc.) font partie du segment 5, soit celui où l'on retrouve également les salaires les plus bas. Pour terminer, notons que la distinction des segments 2 à 4 se justifie du fait que les oppositions ne sont pas aussi nettes sur ces mêmes variables, certains combinant des salaires relativement élevés, mais peu d'heures, etc. Évidemment, comme le reconnaît Gislain, ces données sont insuffi­ santes pour conclure de façon définitive et pour préciser le rôle économique que jouent ces différenciations et hiérarchisations de l'emploi au Québec. Cepen­ dant, elles traduisent bien l'existence de ces différenciations et hiérarchisations, ce qui n'est pas sans intérêt en soi, puisque cela confirme tout au moins la perti­ nence de la théorie de la segrnentation24•

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

362

1 0.7 Les apports des théories du dualisme et de la segmentation Pour terminer cette revue des thèses du dualisme et de la segmen­ tation, voyons les principaux apports de cette problématique à la compré­ hension des réalités de l'emploi.

À nos yeux, l'apport le plus important de cette théorie consiste à mettre en relief l'existence d'un effet de structuration du (des) marché(s) du travail

impulsé par les en treprises.

Certains économistes ont parlé d'un « effet­

entreprise » qui se traduit par l'introduction de certaines distances ou disconti­ nuités entre métiers, entreprises ou industries, distances qui ont pour effet de limiter la mobilité des travailleurs. En d'autres termes, certaines barrières ou obstacles empêcheraient les personnes se trouvant dans des postes du marché secondaire, par exem­ ple, d'accéder à des emplois du « marché primaire supérieur ». On constate effectivement que cette « balkanisation » cette fragmentation ou cette segmentation touche en fait de nombreux aspects de la relation de travail. Plusieurs aspects de cette relation sont ainsi différenciés : durée du travail (hebdomadaire); durée de l'emploi (contrat à durée déterminée ou indéter­ minée mais aussi risques réels de licenciements ou de chômage, etc. ); niveaux de salaire; conditions de travail, etc. Ainsi, déjà en 1979, Sellier disait : «

en vue de segmenter, de diviser le travail

l'entreprise exerce une fonction active

en vue de produire des espaces techni­ ques qui déterminent à l'égard des travailleurs qui s'y insèrent des enchaîne­ ments nécessaires ... Il s'agit de refuser un pur et simple déterminisme technolo­ gique et de reconnaître leur place et leur rôle aux politiques de main-d'oeuvre25. » Ainsi, dans les théories du dualisme et de la segmentation, ce sont les entre­ prises elles-mêmes qui créent ou alimentent ce que les néo-classiques consi­ dèrent comme des déséquilibres ou des imperfections sur le marché du travail. La perspective de la segmentation nous amène à considérer ces im­ perfections ou dysfonctions du marché du travail non plus comme des anomalies

ou des déséquilibres temporaires, mais bien comme des réalités construites et modelées par les entreprises elles-mêmes, par la demande de travail pour repren­ dre la distinction néo-classique. Alors que pour la théorie néo-classique ces

dysfonctions sont en quelque sorte exogènes, elles sont au coeur même du modèle de la segmentation, au centre de la dynamique des marchés du travail et, par conséquent, tout à fait système d'emploi.

endogènes

et essentielles au fonctionnement du

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

363

Rappelons qu'en ignorant cette segmentation ou ces différenciations sur le marché du travail, la théorie néo-classique postule un marché du travail unique. De ce fait, les ajustements qui doivent s'y produire concernent automatiquement l'ensemble du marché du travail. Si toutefois on pose plutôt qu'il existe plusieurs segments ou marchés du travail, et que la mobilité des tra­ vailleurs est limitée par les stratégies des entreprises, alors il n'est pas du tout certain que les impulsions d'ajustement automatique traversent l'ensemble du champ du marché du travail. Ainsi, par exemple, si en réaction à une trop grande abondance de main-d'oeuvre (une main-d'oeuvre identique ou homo­ gène dans le modèle néo-classique), les salaires doivent diminuer pour inciter davantage de travailleurs à retirer leur offre de service, ce sont alors l'ensemble des salaires versés sur le marché du travail qui, en principe, diminuent. Or, la réalité indique qu'il existe certaines barrières empêchant la diffusion de cette baisse à l'échelle de l'ensemble du marché du travail. La théorie de la segmen­ tation rend précisément compte de l'existence de telles distorsions sur les marchés du travail. Dans la perspective de la segmentation, en effet, les mécanismes d'ajustement automatique du modèle néo-classique ne fonction­ nent pas. Au contraire, l'existence de segments accroîtrait les différences entre les diverses catégories de main-d'oeuvre. Prenons un autre exemple. Supposons26 que les salaires deviennent trop élevés, on peut penser que les employeurs souhaiteront utiliser davantage d'équipements permettant d'économiser la main-d'oeuvre. Dans un tel cas, le modèle néo-classique indi­ que qu'il y aurait alors baisse de la demande de travail et, en conséquence, baisse des salaires, ce qui rétablirait l'équilibre. Par contre, sans nier une telle possibilité, les tenants des thèses de la segmentation affirment que cette possibilité n'est pas la seule. Un certain nombre d'études empiriques les auraient amenés à constater qu'en fait, l'achat d'équipements plus modernes peut entraîner une hausse de la productivité du travail qui, à son tour, pourra donner lieu à une augmentation des salaires. En raison de la nature statique de l'analyse, où technologie et productivité ne varient pas, le raisonnement néo-classique ne tient pas dans un tel cas. Et c'est effectivement ce que l'on a constaté dans un certain nombre d'industries « de pointe ». Ainsi, face aux divers déséquilibres, les prédictions néo-classiques ne seraient plus les seules possibles; le rééquilibrage devient donc un processus incertain. De la même façon, supposons que dans un marché secondaire, des employeurs souhaitent utiliser un équipement exigeant beaucoup de main­ d' oeuvre plutôt que du capital, c'est-à-dire qu'ils veulent une production à forte intensité de travail, plutôt qu'une production « capitalistique », ou à forte

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

364

intensité de capital27. Dans un tel cas, la théorie néo-classique pose qu'il y aura augmentation de la demande de travail et, en conséquence, hausse des salaires, puisqu'on est présurnément en situation de plein emploi, ce qui n'est évidemment pas nécessairement le cas dans le monde réel. En fait, notent les tenants des thèses de la segmentation, il peut tout aussi bien en résulter une faible productivité et une stagnation des salaires.

On voit bien alors que les deux marchés, soit le marché primaire (supérieur ou inférieur) et le marché secondaire peuvent fort bien évoluer dans des sens tout à fait différents. Le marché primaire peut offrir de hauts salaires, utiliser de l'équipement très productif et continuer d'augmenter les salaires alors qu'au même moment, le marché secondaire utilisera beaucoup de main­ d'oeuvre relativement mal payée, qu'il continuera de mal payer parce que la productivité sera faible en raison du peu d'investissement dans de l'équi­ pement plus productif. En effet, bien que l'on parle souvent de la « productivité du travail », ou en fait de la « productivité apparente du travail », il faut recon­ naître qu'il est difficile pour des travailleurs d'être très productifs s'ils n'ont pas des équipements très productifs. Bien que cette expression soit encore couram­ ment employée, la productivité �nvoie fondamentalement à un bon apparie­ ment du couple travailleur-machine (ou équipement, outils). Dans la perspective de la segmentation donc, chaque marché, ou segment de marché, a sa propre cohérence et la majorité des travailleurs ne pourront se déplacer d'un segment à un autre. C'est là un des constats souvent mis en relief par les économistes radicaux : l'existence d'un « processus de développement divergent28 » selon les segments du marché du travail, processus qui ne fait qu'amplifier les écarts au lieu de les atténuer et de les faire dispa­ raître, comme le postule la théorie néo-classique.

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHE DU TRAVAIL

365

Sommai re

Ainsi, de façon générale, le modèle de la segmentation nous met en présence d'hypothèses tout à fait opposées à celles du modèle néo-classique. Reprenons-les schématiquement pour plus de clarté. 1.

Alors que le modèle néo-classique repose sur l'hypothèse d'homogénéité du travail, la théorie de la segmentation nous place dans un cadre où à la fois les travailleurs et les emplois sont différenciés, un cadre théorique où

l'hétérogénéité du travail est la règle.

2.

Alors que le modèle néo-classique se situe dans un cadre concurrentiel, les transformations institutionnelles et sociales sous-jacentes au modèle de la segmentation font éclater ce modèle de régulation concurrentielle. Bien que nous n'ayons pas insisté sur ce fait, il ressort que le modèle du marché primaire est associé à un mode de régulation monopoliste.

3.

L'existence d'un certain nombre de segments ou de marchés du travail, séparés par des barrières ou frontières, implique qu'il existe des obstacles importants à la mobilité et que la liberté d'entrer, de sortir, et d'aller où l'on veut sur le marché du travail (néo-classique) est en fait une illusion. Les règles institutionnelles et les pratiques de gestion de la main-d'oeuvre des entreprises contribuent largement à la création et au renforcement de ces barrières à la mobilité.

4.

Enfin, rappelons la rupture entre deux processus qui, dans le modèle néo­ classique, ne font qu'un. En effet, il y a ici rupture entre le processus de

détermination des salaires et celui de l'affectation des emplois. En d'autres termes, les variations de salaire n'assurent aucunement que l'on arrive automatiquement au plein emploi, comme le postule la théorie néo­ classique, le salaire n'étant en fait pas une variable d'ajustement automa­ tique, ce qui rejoint d'ailleurs les analyses keynésiennes. Voilà donc les hypothèses ou prémisses de base du modèle de la segmentation, dont nous poursuivons en quelque sorte l'exploration au cha­ pitre suivant, étant donné les liens étroits unissant la théorie des marchés internes et celle de la segmentation. Nous mettrons alors en relief d'autres caractéristiques propres à ce nouveau « programme de recherche », ou cette nouvelle théorie de nature institutionnaliste, qui alimente de plus en plus l'analyse économique.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

366

Si l'on voulait reprendre les termes de Kerr, le principal initiateur du courant institutionnaliste qui a donné naissance à la théorie de la seg­ mentation, on dirait que les règles institu tionnelles du marché du travail créent des frontières entre les différents marchés du travail et rendent les bar­ rières « naturelles » existantes plus difficiles à franchir. Ainsi, non seulement la théorie de la segmentation milite-t-elle en faveur d'une multiplicité de segments ou de marchés du travail, mais elle conduit également à diffé­ rencier deux processus au sein de la vision néo-classique du « marché » du travail. En effet, cette théorie distingue le processus d'affectation des salariés dans des emplois et le processus de détermination des salaires.

CHAPITRE 10 LE DUALISME ET LA SEGMENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL

367

Po u r en savo i r plus . . .

Azouv1, A . (1981). Théorie et pseudo-théorie : le dualisme du marché du travail. Critiques de l'économie politique. Nos 15-16. Avril-juin. 3-52.

BELLEMARE, D., DUSSAULT, G., POULIN SIMON, L. ET TREMBLAY, D.-G (1996). L'emploi, le travail et les relations professionnelles : la vision des économistes du travail nord-améri cains. Dans Murray, G . , M.-L. Morin e t 1. D a Costa (sous l a dir.- 1996). L'état des relations professionnelles. Traditions et perspectives de recherche. Paris : Éditions Octares. 466-486. GAMBIER, D. et VERNIÈRES, M. (1982). Le marché du travail. Paris : Economica. Chapitre IV, section II. GISLAIN, J. J. (1986). La segmentation du système d'emploi au Québec. Politi­ que et économie. No 3. Montréal : GRETSE-ACFAS. 101-143. GORDON, D. M., Edwards, R. C. et Reich, M. (i982). Segmented Work, Divided

Workers : The Historical Transformation of Labor in the United States.

Cambridge : Cambridge University Press. 288 p.

ÜSTERMAN, P. (1987). Choice of employment systems in internai labor mar­ kets. Industrial Relations. Vol. 26. No 1. Hiver. 46-67. ÜSTERMAN, P. (1984). Internai Labor Markets. Cambridge : MIT Press. 289 p. ProRE, M. J. (1983). Labor market segmentation : To what paradigm does it belong? American Economie Review. Mai. 249-253. REICH, M., GORDON, D. M. et EDWARDS, R. C. (1973). A theory of labor market segmentation. American Economie Review. Vol . 63. No 2. Mai. 359-373.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

368 NOTES 1.

En ce qui concerne les classiques, les néo-classiques et les keynésiens, nous avons signalé d'excellents ouvrages d'introduction permettant de situer les auteurs -

fermé

-

-

·

t--

-

------> sous-marchés internes

---



Source : Gambier et Vernières (1 982 : 1 00).

------>

-

·

CHAPITRE 1 1 LA THÉORIE DES MARCHÉS INTERNES DU TRAVAIL

397

Dans le second schéma, il existe des seuils au-delà desquels certai­ nes catégories de main-d'oeuvre ne peuvent aller. Les postes se trouvant au premier échelon de chacun des sous-espaces de mobilité ainsi définis sont en quelque sorte des portes d'entrée, mais celles-ci ne se situent pas toutes à l'échelon le plus bas. Les faisceaux de mobilité sont en quelque sorte super­ posés les uns aux autres, avec des seuils ou des barrières bloquant la mobi­ lité ascendante de l'un des faisceaux à un autre. Dans le premier schéma, on peut considérer qu'il y a homogénéité de l'ensemble de l'unité administrative, alors que dans le second, l'unité est divisée en segments ou en sous-marchés internes de niveau hiérarchique dif­ férent. On peut penser que dans ce deuxième cas, les pratiques de gestion appliquées aux diverses catégories de main-d'oeuvre sont hétérogènes, alors qu'elles seraient relativement homogènes dans le premier cas. ·

Au-delà de ces deux schémas, il existe toutefois une multitude de combinaisons possibles : le marché interne unique, soit ouvert, mixte ou fermé; les sous-marchés internes ouverts, soit autonomes, soit interdépen­ dants; et les sous-marchés internes fermés, encore là autonomes ou interdé­ pendants. La diversité des modèles est certes intéressante, mais il est aussi à craindre que la théorie ne perde une partie de son pouvoir explicatif, en raison même de cette multiplicit�. Quoi qu'il en soit, nous en concluons que l'intérêt premier du con­ cept des (sous) marchés internes, c'est qu'il met en relief l'existence d�une

gestion organisée par l'entreprise de la répartition et de la mobilité du personnel dans l 'entreprise, de même que l'importance de cette gestion de la main­

d' oeuvre au sein de l'entreprise dans le fonctionnement global du marché du travail. Ainsi, quelle que soit la terminologie retenue, que l'on parle de mar­ chés internes ou de sous-système d'emploi, c'est cette organisation de la gestion et de l 'affectation de la main-d'oeuvre qu'il nous paraît important de mettre en relief. Cet aspect est important pour la théorie économique puis­ que l'entreprise est vue non seulement comme une organisation économi­ que, mais également comme une organisation sociale, et qu'elle est donc soumise à une logique et des forces plus complexes que celles qui nous sont proposées par la théorie néo-classique.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

398

Sommaire Les apports de l'analyse des marchés internes C'est effectivement sous l'angle de la gestion, par des règles, des que le modèle théorique du marché interne du travail nous paraît le plus pertinent et le plus fructueux pour comprendre ce qui se produit sur le marché du travail, ou dans les « systèmes d'emploi4 9 », pour reprendre l'expression que nous préférons.

faisceaux de mobilité ou des filières professionnelles

Soulignons par ailleurs que les éléments mis en relief par la théorie des marchés internes apparaissent particulièrement utiles pour analyser les changements (techniques, organisationnnels et autres) qui influent sur les situations d'emploi, en particulier le mode de diffusion du changement et les médiations qui y sont associées du point de vue du système d'emploi. D'ail­ leurs, la résistance des travailleurs à l'égard des changements, de nature technologique, organisationnelle ou autre, est souvent considérée comme un obstacle important à la croissance économique. Ladite résistance à l'innovation n'est cependant pas universelle et plusieurs s'entendent pour dire que les règles internes d'une entreprise concernant la formation et la sécurité d'emploi représentent une considération importante dans un tel contexte. Il semble que l'établissement de règles offrant aux salariés éventuel­ lement « déplacés » la possibilité d'acquérir de nouvelles connaissances, de nouvelles compétences, la possibilité d'avoir accès à de nouvelles filières pro. fessionnelles, ainsi que la sécurité d'emploi, ou l'assurance que l'innovation ne leur coûtera pas leur emploi, peuvent influer sur le rythme et l'étendue de la diffusion d'une innovation donnée. En fait, tout cela fait l'objet de compromis, éventuellement de « conventions » entre les employeurs et les salariés. Ainsi, les règles ou conventions propres à un marché interne du travail peuvent influer sur le processus de l'innovation en déterminant, en partie bien sûr (les facteurs proprement économiques et techniques ne pouvant être négligés), le rythme de progression, de même que les formes et les modalités précises du changement. Dans le contexte d'internationalisation et de déréglementation que connaissent bon nombre de secteurs industriels et de plus en plus de ser­ vices50, les « arrangements institutionnels » ont souvent été mis en relief comme facteur explicatif de l'avantage comparé de certaines nations sur d'autres. N'a-t-on pas vanté les mérites du « modèle japonais », dont les règles

CHAPITRE 1 1 LA THÉORIE DES MARCHÉS INTERNES DU TRAVAIL

399

auraient une incidence très positive sur la productivité des entreprises et la compétitivité de l'économie japonaise?· Ne valorise-t-on pas de plus en plus un certain modèle scandinave de « pyramide inversée » faisant référence à une

transformation de la hiérarchie des emplois et des lignes d: autorité dans l'entreprise? Ne s'agit-il pas là en grande partie de différences relatives aux règles du système d'emploi, ou des marchés internes du travail? N'est-ce pas davantage le résultat de l'incidence de telles règles plutôt qu'une simple ques­ tion de « culture », qu'il s'agisse de culture nationale ou d'entreprise? Cette mise en relief des marchés internes et des règles internes ne vise pas à nier l'importance de facteurs externes à l'entreprise. Au contraire, ces facteurs nous paraissent avoir leur place, mais ils ne doivent pas occulter, comme c'est trop souvent le cas, toute une série d'autres facteurs importants, bien qu' évidemment difficiles à saisir de l'extérieur de la « boîte noire » que constituent généralement les entreprises. Une analyse détaillée de la dyna­ mique réelle des emplois dans l'économie enseigne effectivement que l'on ne peut se contenter d'un modèle de marché du travail qui ne tient compte que des transactions entre les travailleurs à la recherche d'un emploi et les entre­ prises ayant des postes à pourvoir.

On se limite

alors à une vision générale des

relations de long terme établies entre employeurs et employés, et l'on néglige totalement les multiples mouvements de main-d'oeuvre qui se produisent sans cesse non seulement sur le marché du travail externe aux entreprises, mais également à l'intérieur des entreprises. La vision que nous proposons ici con­ duit donc à accorder autant d'importance aux mécanismes de gestion de la main-d'oeuvre au sein des entreprises qu'aux mécanismes de mobilité externe qui mènent à une affectation de la main-d'oeuvre dans des emplois donnés. Dans l'analyse du marché du travail, ou des « systèmes d'emploi », il nous paraît utile de faire appel à une telle thèse axée sur les marchés internes

gestion, organisée par l'entrepris�, par le biais de règles, des faisceaux de mobilité ou des filières professionnelles.

du travail et, surtout, mettant en relief la

Cette théorie nous paraît d'autant plus pertinente qu'à l'instar de la ·

théorie de la régulation, et plus particulièrement de la vision multidimen­ sionnelle que défend Bartoli51, elle met l'accent sur le fait que l'objet de la coor­ dination sur le « marché » du travail n'est pas l'échange d'une marchandise, le travail, mais bien l'établissement d'un « lien

multidimensionnel », souvent fondé

sur un contrat, une règle, une convention, formelle ou informelle. Cette perspective théorique est d'autant plus intéressante qu'elle se situe en dehors des deux grands « mythes traditionnels », ou deux grandes

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

400

écoles théoriques, en ce qui concerne le fonctionnement du marché du travail, soit le mythe du « Système Inégalitaire », qui renvoie à Marx, et le mythe du « Marché Universel », qui origine de Walras52• Ces deux grands « mythes » représentent en quelque sorte des visions extrêmes, polaires, où dans un cas le contrôle du Capital est au centre des explications, et dans l'autre, c'est le marché (et les prix) qui est le principal vecteur de la coordination économique. Les dérèglements de l'économie au cours des dernières décennies et la persistance de la crise dans les années quatre-vingt ont rendu tout à fait inévitable une prise de distance par rapport aux théories d'avant la crise. C'est ainsi qu'au cours des dernières années, l'économie du travail a été amenée à remettre en question certains « dogmes », tout comme ce fut le cas dans d'autres champs spécialisés de la science économique. De nouvelles pistes d'investigation sont alors apparues, de nouvelles avenues de recherche et de compréhension des phénomènes économiques associées au travail et à l'em­ ploi se sont développées. Ainsi, la prédominance d'un autre mode d'allocation des ressources et des emplois que le marché {par le biais des prix et des rationnements), à savoir les

règles et les conventions internes

à l'organisation, commence à gagner

de plus en plus de terrain dans l'ensemble des champs de la théorie écono­ mique, y compris la micro-économie néo-classique. Ces nouvelles approches nous amènent à nous intéresser d'une part,

au couple poste de travail-qualification, et d'autre part, au couple hiérarchie carrière . Un poste de travail est alors défini comme « une collection de caracté­ ristiques dont le salarié fera progressivement l'apprentissage », alors que la qualification du travailleur est vue comme « une collection de caractéristiques, dont l'employeur fera progressivement l'apprentissage53 ». Cette approche met l'accent sur la

dynamique

de l' appariement

« emploi-salarié », sur l'évolution du rapport d'apprentissage en emploi, sur une vision du marché du travail où les salariés commencent par passer d'un emploi à un autre jusqu'à ce qu'ils soient bien assortis à leur emploi et se stabilisent dans cet emploi. De cette vision découle une perspective qui n'est aucunement néo-classique, selon laquelle la productivité n 'est le fait ni du travailleur, ni du poste, mais de la qualité de leur appariement54• Notons que ce

constat se vérifie de plus en plus, notamment dans les nombreuses études sur l'impact des changements technologiques et organisationnels55• Par ailleurs, si la succession dans laquelle les postes de travail sont occupés devient une variable endogène, que le modèle cherche à expliquer56,

CHAPITRE 1 1

LA THÉORIE DES MARCHÉS INTERNES DU TRAVAIL

401 alors apparaît la notion de carrière, une notion qui pourrait tout aussi bien dériver d'une analyse faisant intervenir promotions et hiérarchies internes. Quel que soit l'angle d'analyse retenu, il importe surtout de reconnaître en cette notion l'objet sur lequel porte effectivement la transaction caractéristique du marché du travail. En d'autres termes, l'enjeu des transactions sur le marché du travail n'est pas celui que propose la théorie néo-classique, mais plutôt la possibilité de s'inscrire dans une filière de mobilité, dans une carrière. C'est notamment la possibilité ou l'absence de toute possibilité de carrière (ou l'insertion ou l'exclusion du marché interne du travail, pourrions­ nous dire) qui distinguerait le marché « primaire » du marché « secondaire » du travail. Ainsi, l'analyse des marchés internes et la mise en relief de l' orga­ nisation et de la gestion de l'affectation de la main-d'oeuvre au sein de l'entre­ prise semblent bien pouvoir ouvrir la voie à un renouvellement fructueux de la théorie économique, et plus particulièrement de l'économie du travail. L'intérêt de cette thèse consiste à mettre l'accent sur la dimension sociale, la complexité des transactions qui s'effectuent sur le marché du travail, et plus particulièrement au sein d'entreprises données ou de filières de mobilité professionnelle données57•

Les apports des théories

cc

alternatives

»

en économie du travail

Dans cette dernière section, reprenons à grands traits les principaux apports des théories « alternatives » par opposition à la théorie orthodoxe en économie du travail, soit la théorie néo-classique. Cela nous amène à établir des passerelles entre les différentes théories que nous venons d'aborder, à savoir les théories de la régulation, de la segmentation et des marchés internes du travail. Nous verrons comment les apports combinés de ces théories peuvent être utiles pour une analyse des systèmes d'emploi contemporains.

Rappelons d'abord que les dernières théories s'opposent à la théorie néo-classique en plusieurs points, dont certains sont particulièrement fonda­ mentaux. La théorie néo-classique pose qu'il y a un seul marché du travail, constituant l'espace de mobilité ouvert à la main-d'oeuvre. Dans le modèle des marchés internes, il existe au contraire des espaces de mobilité différenciés, que nous avons appelés sous-marchés internes, sous-systèmes de relations industrielles ou encore « sous-systèmes d'emploi » (l'expression qui nous

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

402

semble la plus juste). Les contraintes imposées à la mobilité par ces règles et pratiques d'entreprises sont sans doute l'aspect le plus important, qui conduit nombre d'économistes à contester la théorie néo-classiqueS!! . Autre grande distinction : alors que la théorie néo-classique repose sur une coordination du marché pàr les prix, la théorie des marchés internes voit plutôt des organisations hiérarchiques (différenciées) coordonnées par des règles ou

conven tians.

Enfin, notons également que le postulat d'homogénéité du facteur travail dans le modèle néo-classique est remplacé par une hétérogénéité de la main-d'oeuvre dans le modèle de marchés internes. TABLEAU 1 1 .2 PRINCIPALES OPPOSITIONS ENTRE LES MARCH É S INTERNES ET LA VISION N ÉO-CLASSIQUE

Marchés internes

Vision néo-classique







Plusieurs espaces de mobilité, ou sous-marchés internes Contraintes à la mobilité; avantages à demeurer dans le marché interne



Un seul marché du travail Parfaite mobilité présumée; déplacements en fonction des prix du marché

• Main-d'oeuvre hétérogène



Main-d'oeuvre homogène, identique





Coordination du marché



Par les prix

Coordination d'organisations hiérarchiques

• Par le biais de règles et conventions

Au-delà de ces grandes distinctions entre le modèle néo-classique et les théories hétérodoxes, trois aspects nous paraissent devoir être mis en relief en ce qui concerne les trois derniers modèles. Premièrement, il ressort clairement que si l'objet d'intérêt principal de ces dernières théories n'est pas le même, on y retrouve toutefois des éléments communs. Pensons notamment à l'importance du « lien multidimensionnel » et du « rapport salarial » à l'échelle de l'entreprise et dé l'économie dans les théories des marchés internes et de la régulation respectivement.

CHAPITRE 1 1 LA THÉORIE DES MARCHÉS INTERNES DU TRAVAIL

403

Il convient également de souligner que les différentes

approches

sont très apparentées : l'accent mis sur la dimension sociale ou institutionnelle, l'importance accordée aux rapports de travail, la mise en relief de certaines régularités et de leur rôle dans le fonctionnement de l'entreprise ou de l'économie (selon le niveau d'analyse) sont autant d'éléments qui nous parais­ sent pouvoir ouvrir la voie à certaines passerelles entre les théories, ou du moins à des mises en correspondances fructueuses. Cependant, il faut rappeler que le niveau d'analyse des trois théories est différent, bien que les divers niveaux apparaissent en fait complémentaires. La théorie de la régulation se situe au niveau de la dynamique d'ensemble du système économique, soit à une échelle macro-économique; la théorie de la segmentation s'intéresse à la dynamique du marché du travail ou du système d'emploi; enfin, la théorie des marchés internes nous introduit dans les entreprises, à une échelle proprement micro-économique.

Il faut évidemment reconnaître que le développement de ces trois dernières approches théoriques n'est pas aussi avancé que ne l'est la théorie néo-classique. Celle-ci a par ailleurs l'immense avantage (dont elle abuse souvent), de disposer d'un « idéal type » relativement simple, qui assure une cohérence à ses diverses composantes. Si la théorie marxiste a également joui d'un tel avantage, d'un tel « mythe fondateur » unique, elle a perdu du terrain et ne s'est jamais imposée comme référence principale au sein de la commu­ nauté des économistes. Les nouvelles approches que nous venons de voir dans les trois der­ niers chapitres ne peuvent certes pas actuellement prétendre au même rayon­ nement que la théorie néo-classique. Cependant, elles sont au nombre des principaux programmes de recherche influençant le développement de la discipline. À ce titre, elles méritent certes de figurer au nombre des thèses pré­ sentées dans une introduction à l'économie du travail et ce, d'autant plus, qu'elles favorisent une meilleure appréhension des réalités du marché du tra­

vail, notamment par cette mise en relief de l'importance des variables institu­ tionnelles.

Les approches centrées sur les variables institutionnel les

On l'aura constaté à la· lecture des chapitres portant sur les théories elles-mêmes, celles-ci font une place importante aux variables institutionnelles.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

404

Dans le cas de la théorie des marchés internes du travail, la dimension institutionnelle constitue en quelque sorte son objet d'analyse privilégié, mais il n'en reste pas moins que divers éléments reliés au travail sont considérés comme facteurs endogènes d'explication des situations observées sur le « mar­ ché » du travail. Ainsi, la spécificité des qualifications et, plus largement, les règles concernant la gestion de la main-d'oeuvre ou, en d'autres termes, la gestion organisée par l'entreprise de la répartition et de la mobilité du personnel dans l'entreprise, sont mis en relief comme facteurs explicatifs de l'organisation de l'entreprise elle-même, mais aussi comme éléments agissant sur le fonction­ nement plus global du « marché » du travail ou des systèmes d'emploi. Pour ce qui est de la théorie de la régulation, s'intéressant aux phé­ nomènes plus vastes que sont la croissance, la crise et l'inflation, elle fait une place de choix aux variables relevant du travail, par le biais du rapport sala­ rial, concept fondamental dans l'articulation de la théorie, comme nous l'avons vu précédemment. La théorie de la régulation tente de mettre en relief des régularités assurant la reproduction économique d'ensemble et la définition d'un « mode de régulation » passe par les formes que prennent les « compromis sociaux ». Dans cette perspective, l'organisation d'un ou des marché(s) interne(s) du tra­ vail, ou encore de sous-systèmes d'erpploi, peut certes être vue comme une forme de compromis social, ou encore de forme institutionnelle ou structu­ relle, pour reprendre les termes des auteurs régulationnistes. Ne serait-ce que pour préciser quelque peu, on pourrait considérer que la gestion par les entreprises de la répartition et de la mobilité de la main­ d'oeuvre, ce que nous entendons par « marché interne », intervient dans l'évo­ lution des configurations historiques du rapport salarial. La forme de division sociale et technique du travail, le revenu salarial, et surtout les modalités de mobilisation et d'attachement des salariés à l'entreprise sont directement touchés par les décisions des entreprises en matière de gestion de main­ d' oeuvre: Il convient peut-être aussi de souligner que les marchés internes du travail ont contribué à la mise en place du rapport salarial fordien. Plusieurs caractéristiques des marchés internes (en particulier les systèmes industriel ou de métier, d'après la typologie d'Osterman), dont l'établissement de règles de mobilité favorisant la stabilité en emploi et la progression du salaire, auraient en effet alimenté la mise en place du rapport salarial fordien.

CHAPITRE 1 1 LA THÉORIE DES MARCHÉS INTERNES DU TRAVAIL

405

L'établissement de marchés internes du travail peut aussi être asso­ cié à la mise en place du régime d'accumulation dit monopoliste, puisque ces marchés établissent en quelque sorte des règles de socialisation ex ante de la production par le soutien d'une demande sociale d'un montant et d'une com­ position sensiblement équivalents à la production. La mise en place des règles que nous avons associées aux marchés internes contribuerait en quelque sorte aux fonctions assumées dans le cadre d'un mode de régulation, à savoir le mode monopoliste. Si nous reprenons la définition de Boyer, le mode de régulation est défini comme « un ensemble de procédures et de comportements, individuels et collectifs, qui a la triple pro­ priété de reproduire les rapports sociaux fondamentaux à travers la conjonction de formes institutionnelles..., soutenir et « piloter » le régime d'accumulation en vigueur, assurer la compatibilité dynamique d'un ensemble de décisions dé­ centralisées ... »; il ne fait pas de doute que les marchés internes du travail constituent une des formes institutionnelles favorisant des comportements qui concourent à ces fins. ·

Reprenant encore Boyer, on peut considérer que la « forme institu­ tionnelle » que nous avons qualifiée ici de « marché interne » peut être consi­ dérée comme un « compromis » réalisé à la suite de négociations, formelles ou informelles, et assurant une relative homogénéisation des comportements dans l'entreprise, de même qu'une certaine codification de ces comportements. On peut ajouter qu'à l'instar des autres, cette forme institutionnelle diffuse un principe de socialisation, aussi partiel soit-il, assurant ainsi une certaine cohésion socio-économique, prévue par le modèle régulationniste. Par ailleurs, cette forme institutionnelle que constituent les marchés internes est aussi appelée à se transformer sous l'effet des stratégies et des luttes des différents groupes qui ont contribué à sa mise en place, modifiant ainsi les cadres sociaux de l'activité économique. En cela encore, les marchés internes viennent rejoindre la théorie de la régulation, qui tient compte des rapports sociaux, notamment des rapports sociaux de travail, et de leur incidence sur les cadres sociaux de l'activité économique plus vaste. Ainsi, le concept de marché interne mettant lui-même l'accent sur une relation de long terme sur le « marché » du travail, et soulignant l'impor­ tance de la dimension institutionnelle (la règle, la convention, le compromis, etc.), de même que des rapports sociaux, il semble s'inscrire assez « naturelle­ ment » dans le même type de problématique ou d' approehe que la théorie de la

DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

406

régulation. C'est d'ailleurs sans doute l'orientation théorique des auteurs (généralement institutionnalistes ou marxistes) soutenant les théories qui explique cette parenté des approches. Dans les trois dernières théories présentées, les variables de nature institutionnelle influent sur l'issue du « jeu » des forces économiques, voire la déterminent. Bien sûr, il reste la différence d'objet d'analyse, mais les éléments fondamentaux dans la théorie des marchés internes ne disparaissent pas, sous l'effet d'une quelconque agrégation, dans la théorie de la régulation, de sorte que l'on peut considérer les approches comme complémentaires. Et les liens entre la théorie de la segmentation et les deux autres sont d'autant plus clairs, celle-ci se situant à un niveau intermédiaire d'analyse. Ces diverses approches alternatives sont donc fondamentalement complémentaires.

CHAPITRE 1 1 LA THÉORIE DES MARCHÉS INTERNES DU TRAVAIL

407

Pou r en savoir plus . . .

DAUBIGNEY, J . P. (1979). Le marché du travail interne à l'entreprise. Sociologie du travail. Paris : Seuil. No 5. 594-596. DOERINGER, P. et PIORE, M. J. (Réédition 1985, 1971 ). Infernal Labor Markets and Manpower Analysis. New York : ME Sharpe. GAMBIER et VERNIÈRES (1982). Le marché du travail. Paris : Economica. Cha­ pitre IV. GUILLON, R. (1979). Le marché interne de l'emploi. Sociologie du travail. Paris : Éd. du Seuil. 209-213. ÜSTERMAN, P. (1987). Choice of employment systems in internai labor mar­ kets. Industrial Relations. Vol. 26. No 1 . Hiver. 46-67. ÜSTERMAN, P. (1984). Infernal Labor Markets. Cambridge : MIT Press. 289 p. TREMBLAY, D.-G. (1992). « Innovation et marchés internes du travail dans le secteur bancaire. Vers un modèle multidimensionnel de l'innova­ tion ». Technologies de l'information et société, vol. 4, no 3, Paris : Dunod, p. 351-380. TREMBLAY, D.-G. (1988). Technological change, interna! labor m:arkets and women's jobs. Women, Work and Computerization. Amsterdam : Elsevier Science publishers. 263-272. TREMBLAY, 0 . - G . et L . -F. ÜAGENAIS (dir. , 2002) . Segmen tations, rup tures, différenciations du marché du travail. Québec : Presses de l'Université du Québec.

DEUXIÈME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

408

NOTES

l.

Voir notre thèse de doctorat, Tremblay (1989a), en particulier le chapitre 3, dont nous reprenons certains éléments ici. Voir également la thèse de doctorat de Favereau (1982), de même que son texte de 1985; voir aussi l'entrevue avec Favereau publiée par la revue Interventions économiques, no 20-21 (1988 : 13-18).

2.

Nous reprenons ici l'expression, peut-être abusive, mais très évocatrice, de Favereau (1985 : 12).

3.

Favereau (1985 : 12).

4.

Malheureusement, la majorité des manuels traditionnels ne lui réservent pas une très grande place et surtout, ne présentent pas ses éléments de continuité avec la tradition institutionnaliste. De plus, les apports majeurs de cette théorie et ses points d'opposition avec la théorie néo-classique y sont souvent à peine esquissés. C'est entre autres pour remédier à cette « négligence » que nous accordons ici à cette théorie un exposé détaillé.

5.

Cf. Osterman (1984) notamment.

6.

Voir les travaux sur les « contrats implicites », auxquels nous avons fait référence précédemment.

7.

Ra.ppelons que l'image du commissaire-priseur renvoie au jeu de l'offre et de la demande devant conduire à l'établissement des prix dans la théorie néo-classique, telle qu'exposée par l'économiste Léon Walras.

8.

Choeffel el al. (1985 : 2).

9.

Rappelons simplement qu'Osterman (1984, 1987) parle autant de marchés internes du travail que de sous-système de relations industrielles (industrial relations sub-system) ou de systèmes d'emploi (employmenl systems), des expressions qu'il juge apparemment comparables, bien que pas tout à fait synonymes. À notre avis, les marchés internes sont une forme particulière d'organisation des systèmes d'emploi, les systèmes d'emploi secondaires notamment excluant l'organisation en marchés internes.

10. Voir J.T. Dunlop (1 966). Job vacancy measures and economic analysis. The Measuremenl and Interpretation of Job Vacancies : A Conference Report. National Bureau of Economie Research. New York : Columbia University Press. 11. Voir Kerr, C. (1954). « The balkanization of labor markets » . Dans : Wignt Bakke, E. et al. 1.Abor Mobility and Economie Opportunity. Cambridge : The MIT Press, p. 92-110. 12. Il s'agit là de la traduction de Gambier et Vernières (1982 : 92). 13. De ce point de vue, la théorie des marchés internes du travail ne peut être considérée comme une alternative à la théorie micro-économique néo-classique, puisque son objet n'est pas le même, son niveau d'abstraction est différent et son champ d'application est plus restreint. C'est plutôt l'ensemble du paractigme « institutionnaliste » au sens large (régulation, segmentation, marchés internes, etc.) qui peut être considéré comme concurrent à la vision néo-classique des marchés du travail. 14. Favereau (1986 : 257). 15. Cf. Doeringer et Piore (1985, 1971 : 2). 16. Doeringer et Piore (1985, 1971 : 3). 17. Pensons à l'organisation de l'entreprise IBM par exemple. 18. C'est d'autant plus important de le souligner dans un contexte comme celui du Québec, où il y a un nombre important de petites et moyennes entreprises. En effet, il peut exister des marchés internes, par exemple ceux où se déplacent les gestionnaires, qui couvrent plusieurs entreprises d'un même secteur. Certains établissements ou entreprises offrent alors les « postes d'entrée » dans ce marché interne, alors que c'est dans les entreprises plus importantes que l'on retrouvera les postes intermédiaires ou supérieurs vers lesquels les gestionnaires se dirigent ultérieurement dans leur carrière. 19. Nous revenons plus loin sur les différentes configurations spécifiques que l'on peut retrouver dans diverses entreprises ou catégories professionnelles.

CHAPITRE 1 1 LA THÉORIE DES MARCHÉS INTERNES DU TRAVAIL

409

20. 21.

Comme toute forme institutionnelle.

À

Cf Boyer, 1986.

l'inverse, en France notamment, les employeurs doivent obtenir l'autorisation de licencier un

nombre donné de travailleurs, mais peuvent choisir plus ou moins librement parmi ceux-ci les personnes qui seront touchées par ces licenciements. La réglementation vise surtout à contrôler le nombre de licenciements, plutôt que l'ordre des licenciements. Soulignons qu'avec l'arrivée d'un gouvernement de droite au pouvoir en France, en 1986, certains changements ont été apportés à la réglementation, mais la philosophie de base demeurait la même; le retour du gouvernement socialiste par la suite n'a pas non plus fondamentalement modifié la situation .

22.

Cf Thévenot (1986).

23. Oi (1982). 24. Germe et Michon (1980). 25. Doeringer et Piore (1985, 1971 : 8). 26. Voir Osterman (1984a : 8-9), qui résume bien cette vision néo-classique des marchés internes. 27. Essentiellement des économistes américains, qui s'inspirent en partie de l'analyse marxiste. 28. En anglais, Doeringer et Piore (1985, 1971) parlent de

skill specificity, de on the job training et de customary

law. 29. Gambier et Vernières (1 982 : 95-99). Notons que les us et coutumes renvoient à l'expression de

customary law chez Doeringer et Piore. 30.

Gambier et Vernières (1982 : 95).

31. Outre le « contrat psychologique » mentionné dans certains ouvrages de gestion, il faut souligner que ce genre de thèse est également développé dans des écrits en relations industrielles. Différents articles de la revue

Relations industrielles

portant sur les différents modes d'introduction des changements

technologiques en témoignent. 32. Comme le font Jones et Wood (1984). 33. Lorsqu'on parle de formation sur le tas, on entend généralement une formation interne non structurée, en cours d'emploi, sur le poste de travail, généralement dispensée simplement par une personne occupant le poste de travail auquel on est destiné.

34.

Guillon (1979 : 213).

35. Voir Durand, M. (1966). De /'empirisme à

36.

la programmation. Paris

: Institut des sciences sociales du travail.

Guillon (1979 : 208).

37. Daubigney (1979 : 595). 38. Daubigney (1979 : 602 et 597) pour les références exactes. 39. Il s'agit là d'une expression qui se veut plus « neutre », que l'on retrouve fréquemment dans les textes des économistes du travail français, puisqu'il s'agit de la terminologie officielle des autorités publiques françaises. En fait, pour plusieurs, cette terminologie ne fait que « déguiser » la réalité du chômage ... 40. Pour reprendre l'expression néo-classique. 41. Germe et Michon (1980) et Freyssinet (1979) notamment.

42.

Gambier et Vernières (1982 : 98).

43. Voir notre thèse au sujet du secteur bancaire et de l'importance des ressources humaines dans un contexte où domine l'innovation de produit : Tremblay (1989a : chapitres 5 à 7 surtout). Voir aussi Tremblay, 1992a, 1992g.

44.

À notre avis, cela s'applique peut-être davantage au secteur manufacturier, et en particulier aux grands

groupes manufacturiers qu'aux entreprises de services.

45. C'est d' ailleurs là une des critiques majeures que nous adressons aux théories économiques de l'innovation; cf Tremblay (1989a, 2001a).

. DEUXIEME PARTIE LES THÉORIES EN ÉCONOMIE DU TRAVAIL

410 46. Ainsi, Favereau (1986) n'y fait pas allusion. 47. Voir à ce sujet Rodrigues (1987). L'expression de système d'emploi peut effectivement être utilisée au sens de système d'affectation de la main-d'œuvre dans la structure d'emploi et de mobilisation des capacités de travail de cette main-d'oeuvre. Nous reprenons alors la définition de Gambier et Vemières (1982 : 148), qui s'inspirent en fait d'une définition de B. Walliser. Ce dernier traite d'un système d'emploi comme « d'un ensemble en rapport réciproque avec un environnement, ces échanges lui assurant une certaine autonomie, d'un ensemble formé de sous-systèmes en interaction, cette interdépendance lui assurant une certaine cohérence, d'un ensemble subissant des modifications plus ou moins profondes dans le temps, tout en conservant une certaine permanence ». La citation est tirée de B. Walliser (1977). Systèmes et modèles. Introduction critique à l'analyse des systèmes. Paris : Éditions du Seuil, p. 10-11. Nous pourrions également renvoyer à la figure élaborée par Henri Bartoli (1986 : 43), une figure qui illustre des éléments comme la concertation, la mobilité interne et externe, la formation professionnelle, l' organisation du travail, la rémunération des salariés, la communication et l'information, soit un ensemble d'éléments constituant un « système d'emploi ». 48. Voir le chapitre précédent, en particulier le tableau 10.2, où nous avons présenté les différents types de systèmes d'emploi ou de marchés internes. Osterman (1984a) reprend une typologie élaborée dans Osterman, P. (1983). « Employment structures within firms ». British Journal of Industrial Relations, novembre. En anglais, les termes sont respectivement industrial, craft and secondary subsystems. Dans Osterman (1987), on ajoute le système salarié, ou salaried system. 49. Cette expression de « système d'emploi », que nous empruntons à Bartoli (1986) et à Rodrigues (1987), met bien en relief la dimension organisationnelle de l'entreprise. Elle renvoie à l'existence de différents « sous-systèmes » au sein de l'entreprise, sous-systèmes à dimensions économiques et sociales qui rendent bien compte de la complexité de cette organisation socio-économique qu'est l'entreprise, plutôt que de tout ramener à des effets d'ajustements quasi automatiques par le biais des prix. 50. Qu'il suffise de penser aux transports aériens ou au secteur financier notamment. 51. Voir notamment Bartoli (1977, 1 986), où il est question de cette vision « multidimensionnelle ». 52. Les expressions entre guillemets renvoient à l'analyse de Favereau (1985 : 2). 53. Favereau (1985 : 18). 54. Favereau (1985 : 18-19) fait ici référence à un texte de Miller, R.A. (1984). « Job matching and occupational choice ». Journal of Political Economy, décembre, p. 1086-1120. 55.

À ce sujet, voir Tremblay (1995c, 1995e, 2001 a).

56. Plutôt qu'une variable 1, ou une donnée, que l'on ne cherche pas à expliquer dans le modèle théorique, celle-ci étant considérée comme fixe, donnée. Cette analyse s'inspire également de Favereau (1985). 57. En effet, n'oublions pas que le marché interne peut dépasser le cadre d'un établissement ou d'une entreprise donnée, notamment dans le.cas de catégories d'emploi professionnelles ou techniques. 58. En particulier la théorie néo-classique orthodoxe de base, certaines « nouvelles » théories néo­ classiques ayant en partie intégré ces dimensions institutionnelles, mais n'étant pas dominantes dans le champ de l'économie du travail.

TROISIÈME PARTIE

,,

L'EVOLUTION DES POLITIQUES EN MATIERE D'EMPLOI '

4 13

I ntroduction Pour compléter cet ouvrage d'économie du travail, nous présentons ici un bref survol de l'évolution des politiques en matière d'emploi au Canada et au Québec. Les politiques d ' e mploi font généralement l ' objet d ' un deuxième cours en économie du travail1, et c'est pourquoi nous ne les abordons pas en détail ici. Toutefois, il est utile d'en présenter un bref aperçu pour compléter le portrait du champ global de l'économie du travail ainsi que l'analyse institutionnaliste. Les sections 3.5, 7.5 et 8.2 traitent également de politiques de main-d'oeuvre et d'aspects institutionnels. Dans ce chapitre, nous situerons, dans un premier temps, les programme s d'emploi par rapport aux théories vues précédemment (offre et demande de travail en particulier) et nous ferons un rapide historique des politiques d'emploi. Dans un deuxième temps, nous traiterons des enjeux actuels et, pour conclure, nous exposerons quelques pistes pour l'avenir tout en nous interrogeant quant à l'importance relative des préoccupations con­ cernant l'emploi et la formation au regard de l'objectif de la compétitivité, souvent mis de l'avant par les entreprises et l' É tat.

4 15 CHAPITRE

12

� É tat et les politiques d'emploi et de formation Ce chapitre comprend trois parties. Dans un premier temps, nous situons les programmes d'emploi par rapport au découpage théorique fait précédemment (offre et demande de travail) puis nous faisons un rapide historique des politiques d'emploi - ou programmes de main-d'oeuvre - au Québec et des tendances récentes à cet égard; nous nous inspirons pour cette partie d'un texte que nous avons écrit en collaboration avec Lise Poulin Simon, paru initialement dans la revue belge Critique régionale. Dans un deuxième temps, nous traitons des enjeux actuels et de ce que l'on peut attendre - ou non - des programmes de main-d'oeuvre dans le contexte actuel. Enfin, pour conclure, nous exposons quelques pistes pour l'avenir et nous nous interrogeons quant à l'importance relative des préoccupations concernant l'emploi et la formation au regard de la compétitivité des entreprises et des nations. Ces constats nous portent

à conclure qu'il existe deux principaux

enjeux en matière d'emploi et de formation. D'une part, le ·Québec et le Canada connaissent une situation de chômage non négligeable qui persiste depuis deux décennies et ce, malgré des interventions importantes sur le marché du travail . D ' autre part, nous avons vu qu'il y a également progression des situations d'emploi non standard ou précaires et les politiques d'emploi n'arrivent pas à enrayer ce deuxième problème. Passons maintenant à l'analyse de la politique et des programmes d'emploi adoptés dans les dernières décennies en vue de tenter de corriger ces problèmes.

1 2. 1 La pol itique de l'emploi au Québec et au Canada Le Québec connaît donc un chômage assez important, variant bien sûr selon les ans, depuis maintenant deux décennies environ et plusieurs provinces canadiennes subissent une situation semblable. Ces problèmes ont une double incidence sur les budgets des gouvernements : d'une part, ils se traduisent par un manque à gagner sur le plan de la fiscalité, ce qui nourrit

TROISIEME PARTIE L'EVOLUTION DES POLITIQUES EN MATIERE D'EMPLOI

416

des déficits budgétaires fréquents depuis quelques décennies, et, d'autre part, ils engendrent des coûts croissants pour les régimes publics d'assurance­ chômage et d'aide sociale. Un des principaux facteurs qui, à nos yeux, expliquent la situation de chômage élevé que nous connaissons souvent, c'est que l'essentiel de nos dépenses relatives au marché du travail sont constituées de dépenses « passives » plutôt que d'être consacrées à des programmes actifs, comme la formation ou la création d'emplois. Deux grands constats ressortent en ce qui concerne la politique de l'emploi au Québec et au Canada. Premièrement, il n'est pas certain que l'on puisse parler de « poli­ tique » au sens propre puisque, jusqu'ici, il s'agit surtout de « programmes » qui n'ont pas toujours une forte cohérence entre eux et qui, surtout, ne sont pas animés par une volonté associée à une véritable « politique » de l'emploi. Quoi qu'il en soit, si l'on retient l'expression de « politique » au sens plus faible, cette politique est plus passive qu'active. Précisons que la politique du marché du travail est dite « passive » lorsque les dépenses sont consacrées à des mesures de soutien du revenu, par exemple les prestations d'assurance-chômage et d'aide sociale, plutôt qu'à des mesures de création d'emplois, de formation professionnelle, d'aménagement du temps de travail ou toute autre mesure favorisant le maintien de l'emploi et la réinsertion des sans-emploi. Deuxièmement, les programmes sont davantage axés sur l'offre de travail des salariés (améliorer les qualifications, compétences des demandeurs d'emploi) que sur la demande de travail des entreprises (favoriser la création d'emplois). Or, si les compétences des chercheurs d'emploi peuvent être en cause, le problème du chômage est en partie dû à l'insuffisance des emplois disponibles sur le marché du travail (Tremblay, 1995j, 2003f). L'absence de politique active et l'orientation sur l'offre de travail ne peuvent à elles seules expliquer l'importance du chômage; d'autres facteurs d'ordre macro-économique, dont la crise économique internationale, les problèmes monétaires, l'évolution des taux de change et des taux d'intérêt, sont bien sûr en partie responsables des difficultés économiques du Québec et du Canada, et de ce fait du chômage élevé.

CHAPITRE 12 L'ÉTAT ET LES POLITIQUES D'EMPLOI ET DE FORMATION

417

À l'inverse toutefois, la crise économique internationale et les grands problèmes macro-économiques (taux de change et d' intérêt) ne peuvent cependant pas expliquer, à eux seuls, la détérioration de la situation du marché du travail au Québec et au Canada puisque d' autres pays comparables ne connaissent pas une situation aussi dramatique, même s'ils ont connu des périodes de crise oU: de récession semblables. Il faut donc attribuer la détérioration de la situation du marché du travail et le chômage à d'autres facteurs, notamment à l'adoption de politiques macro-économiques d'inspiration monétariste et ce, dès la fin des années soixante-dix. La lutte contre l'inflation est alors devenue la priorité du gouvernement fédéral, qui adopte dès lors une politique monétaire très restrictive (taux d'intérêt élevés en vue d'éliminer l' inflation), ce qui aggrave la pénurie d'emplois. Le gouvernement fédéral ayant maintenu cette politique restrictive pendant de nombreuses années, même lorsque l'inflation était quasi nulle, cela a rendu les emprunts et investissements des entreprises plus coûteux, de sorte que ceux-ci ont été réduits, ce qui a engendré du chômage. Nous n'en dirons pas davantage sur les politiques monétaires, puisque c'est là un autre sujet, mais il paraissait important d'en glisser un mot, étant donné l'incidence de ces politiques sur l' emploi, comme le montre le schéma 1 2. l . Nous nous concentrerons toutefois ici sur la faiblesse de la politique de l'emploi, qui est également en partie responsable de nos problèmes d'emploi. En ce qui a trait à la classification des dépenses du marché du travail au Québec, soulignons d' abord que les dépenses des programmes publics québécois relatifs au marché du travail se sont élevées à 9 milliards de dollars canadiens en 1992-1993, soit 5,9 % du PIB québécois2 (comparativement à 4,6 % en 1989-1990). Pour la même année, dans les pays de l'OCDE, ces dépenses représentaient en moyenne 2,48 % du PIB. (OCDE, 1992). Il semble donc que ce ne soit pas le niveau de dépenses au regard de l'emploi qui soit en cause, mais plutôt la nature des dépenses effectuées. Le tableau 12.l fait état des détails des dépenses effectuées au titre du marché du travail au Québec en 1992-1993 par les deux niveaux de gouvernement.

TROISIÈME PARTIE L'ÉVOLUTION DES POLITIQUES EN MATIÈRE D'EMPLOI

4 18

SCHÉMA 1 2.1 LIENS ENTRE POLITIQUE MON ÉTAIRE ET EMPLOI

Position économique internationale du pays

------->

1) politique monétaire expansionniste

Politique monétaire :

taux d'intérêt faibles

t

hausse des investissements des entreprises (à condition qu'il y ait de la demande de consommation!)

t

hausse du niveau d'emploi

t resserrement du marché du travail

t hausse des salaires

t inflation des prix en raison de la hausse des coûts de production.

t politique monétaire restrictive

t

2) politique monétaire restrictive

taux d'intérêt élevé

t

réduction des investissements des entreprises

t réduction du niveau d'emploi et

recherche de flexibilité des salaires en fonction

de la conjoncture (baisses de salaires)

t

baisse de la consommation

nouvelle baisse de l'emploi et

t

demandes de nouveaux ajustements salariaux (à la baisse!)

CHAPITRE 12 L'ÉTAT ET LES POLITIQUES D'EMPLOI ET DE FORMATION

419

TABLEAU 1 2.1 ESTIMATIONS DES D É PENSES ANNUELLES DES GOUVERNEMENTS DU CANADA ET DE QU É BEC AU TITRE DU MARCH É DU TRAVAIL

GOUVERNEMENT F É D É RAL Soutien du revenu - Assurance-chômage • RAPC (APTE) - PATA Mesures actives - Assurance-chômage - Programme d'emploi d'EIC - PATA - SEMO - Transition-travail - Service national de placement - Administration • Assurance-chômage • Trésor • Transfert au MMSRFP • Transferts aux CFP · Ajustement ( 1 ) TOTAL (gouvernement fédéral)

1 989-1 990

1 990-1991

1 991-1992

1 992-1 993

3 720,7 824,6 1 3,0

4 41 3,6 867,4 29,7

5 237,9 987,9 23,5

5 074,8 1 1 53,9 38,8

1 06,8 425,1 26,2 2,8 2,0 7,8

141 ,5 429,9 41 ,0 1 ,0 1 ,7 8,3

286,3 360,2 55,2 1 ,3 1 ,8 8,1

583,2 285,8 60,6 3,1 2,1

350,7 92,8 70,0 1 7,7 -1 7,7

359,4 98,2 73,7 1 9,2 -1 9,2

368,9 1 05,0 67,8 22;3 -22,3

404,2 1 03,7 74,4 21 ,3 -21 ,3

5 642,5

6 465,4

7 503,9

7 784,6

GOUVERNEMENT DU QU ÉBEC

1 989-1 990

Soutien du revenu - RAPC (APTE) - Allocations de maternité - APPORT - Sécurité du revenu chasseurs cris - PATA - PACTT

824,6 1 0,7 1 8,8 1 3, 1 5,6 0,4

747,4 1 8, 1 20,7 1 1 ,0 1 2,9 0,2

999,4 1 8,3 28,4 1 4,5 1 0,3 0,1

1 1 53,9 1 5, 1 28,0 1 5,8 1 7,0 0,1

Mesures actives - Adaptation et formation professionnelle - Dév. emploi et intégration marché travail - Autres - Administration du MMSRFP et CFP

45,7 1 23,2 1 5,9 1 55,8

50,6 205,0 1 3,9 1 58,8

46,1 236,9 1 4,5 1 63,2

68,3 290,0 1 4,4 1 59,5

1 990-1991

1 991-1992

1 992-1 993

TOTAL (gouvernement provincial)

1 21 3,8

1 238,6

1 531 ,7

1 762,1

TOTAL GLOBAL (féd. et prov.)

6 856,3

7 704,0

9 035,6

9 546,7

(4,6 % du PIB}

(5 % du PIB}

(5,8 % du PIB)

(5,9 % du PIB)

( 1 5 décembre 1 992)

(1) Il faut soustraire les transferts aux CFP car ceux-ci sont déjà comptabilisés dans l'assurance chômage et les programmes d'emploi d'EIC.

Source : Portrait comparatif des dépenses au titre des programmes du marché du travail - MMSAFP - Avril 1 993. Tableau tiré de Poulin Simon et Tremblay (1 994).

TROISIÈME PARTIE L'ÉVOLUTION DES POLITIQUES EN MATIÈRE D'EMPLOI

420 On peut constater que les dépenses passives dominent : les pro­ grammes de soutien du revenu constituent la majorité des dépenses des deux paliers de gouvernent. Une étude internationale réalisée par l'OCDE confirme que le Québec dépense plus que la moyenne des pays de l'OCDE au titre des dépenses passives : la part des dépenses allouées aux mesures passives au Québec représente 81,0 % en 1991, tandis que pour les pays de l'OCDE la moyenne est de 65,8 %. En Suède, pays reconnu pour ses politiques actives, le pourcentage de mesures passives n'était que de 44,8 % (tableau 12.2), et il s'agit là d'une hausse, car ce n'était auparavant que de l'ordre du quart (25 %); le chômage ayant augmenté de façon radicale en Suède toutefois, les dépenses passives se sont accrues, sans pour autant atteindre la moyenne des pays de l'OCDE. On peut donc considérer que ce pays conserve une politique plus active que les autres, comme c'est le cas également de la Norvège, dont le taux de chômage n'est toujours que de 5,3 %, contre 8,2 % pour la Suède3 En Norvège, les dépenses passives sont de l'ordre de 54 %, alors qu'elles sont de 56 % pour l'Allemagne et de 70 % pour les États-Unis, toujours en 19914•

TABLEAU 1 2.2 D É PENSES AU TITRE DES PROGRAMMES DU MARCH É DU TRAVAIL DANS LES PAYS DE !.:OCDE, EN POURCENTAGE

Année

Pays

Total (% PIB)

Administration et service de l'emploi

Mesures actives

Mesures passives

%

%

%

%

1 990

3,78

4,8

23,5

71 , 7

Canada

1 991 - 1 992

2,87

7,7

1 4,0

78,0

Québec

1 991 - 1 992

5,8

8,5

1 0,5

81 ,0

1 990

2,68

4,9

25,0

70,1

Belgique

France Allemagne

1 991

2,73

8, 1

36,3

56,0

Norvège

1 991

2,26

5,8

39,4

54,4

Suède

1 99 1 - 1 992

3,75

5,6

49,6

44,8

États-Unis

1 99 1 - 1 992

0,84

9,5

20,2

70,2

2,48

5,8

34,3

65,8

Moyenne OCDE

Source : OCDE, Perspectives de l'emploi 1992 et compilations spéciales du ministère de la Main-d'oeuvre, de la Sécurité du revenu et de la Formation professionnelle (1 993). Tableau provenant de Poulin Simon et Tremblay" ( 1 994).

CHAPITRE 12 L'ÉTAT ET LES POLITIQUES D'EMPLOI ET DE FORMATION

421 Au fil des ans, les coûts élevés des interventions, imputables à la pénurie chronique d'emplois, ont amené les gouvernements des deux paliers à tenter de réorienter certains de leurs programmes. Comme nous le verrons plus loin, la formation professionnelle est devenue un des axes majeurs de la stratégie des deux gouvernements, qui tentent d' « activer », dans une certaine mesure, leurs interventions. Pour comprendre la situation actuelle du chômage et les défis qu'elle pose pour une politique de formation, il est utile de faire un bref retour en arrière sur l'évolution historique des interventions gouvernementales et des responsabilités respectives des deux niveaux de gouvernement dans les domaines de l'emploi, de la formation et de la sécurité du revenu. Nous exposerons donc les principaux changements d'orientation qui sont survenus dans les politiques au cours des décennies à partir d'un découpage en trois temps : la naissance de la politique - ou des programmes - d'emploi au Québec (1940-1960); le développement de la politique de l'emploi (années 70); une remise en question des programmes passifs et une tentative d' « activer » la politique de l'emploi, tout en durcissant la gestion du chômage et de l'exclusion (années 80-90)5•

1 2. 1 . 1 Des années quarante aux années soixante : émergence et développement de la politique en matière d'emploi au Québec et au Canada

On sait qu'au Canada, les responsabilités des deux niveaux de gouvernement, fédéral et provincial, peuvent être établies par la constitution ou par des ententes politiques et administratives. En ce qui concerne l'emploi, les années quarante ont été déterminantes à cet égard. À la suite de l'im­ portante dépression des années trente, le gouvernement fédéral initie et prend en charge la responsabilité de la politique macro-économique, sans · que les provinces n'y soient directement associées. De 1 945 au milieu des années soixante-dix, les économistes considèrent que cette politique est généralement d'inspiration keynésienne. Dans les politiques nationales, on peut considérer que l'emploi a alors une certaine priorité, bien que ce soit surtout le cas lorsque l'inflation demeure faible.

TROISIÈME PARTIE L'EVOLUTION DES POLITIQUES EN MATIÈRE D'EMPLOI

422

Au tout début des années quarante, à la suite d'une entente avec les provinces, qui ont la responsabilité de la Sécurité du revenu, le gouvernement fédéral décide de mettre sur pied un programme national d ' assurance­ chômage géré par une nouvelle institution publique, la Commission d'assurance-chômage. Les Services publics de placement de la main-d'oeuvre, créés · par les gouvernements provinciaux dans les années dix, sont alors pris en charge par le gouvernement fédéral. Le transfert a pour but de coordonner l'action gouvernementale dans les domaines du placement et de l'assurance­ chômage. Notons toutefois que le gouvernement du Québec refusa longtemps de donner son accord à la mise sur pied d'un régime national d'assurance­ chômage sous la juridiction du gouvernement fédéral; il continuera d'ailleurs à maintenir et à développer ses propres Services publics de placement de la main-d'oeuvre. Il faut attendre les années soixante pour voir se développer une politique de main-d'oeuvre plus active; celle-ci vise alors à corriger le chô­ mage structurel qui, selon des analystes de l'époque, avait considérablement progressé depuis le milieu des années cinquante. La nouvelle politique fédérale inclut la création d'un nouveau ministère de la Main-d'oeuvre et de l'immigration, une loi sur la formation professionnelle des adultes, ainsi que diverses mesures visant à favoriser la mobilité et la réadaptation de la main­ d' oeuvre. L'élément clé de cette stratégie nouvelle sera la politique nationale de formation professionnelle, qui donne pour la première fois au gouver­ nement fédéral l'initiative en matière de formation de la main-d'oeuvre. Il orientera et financera entièrement le développement de la formation profes­ sionnelle pour les adultes sans emploi. Pour ce faire, il devra signer des ententes administratives avec chacune des provinces, responsables de l'édu­ cation, puisque les programmes sont surtout axés sur la formation en établis­ sement public, plutôt qu'en entreprise (Poulin Simon et Caroll, 1991). De ce fait, malgré certaines mesures visant à encourager les entreprises canadiennes et québécoises à s'engager dans la formation de leur main-d'oeuvre, celle-ci demeurera constamment faible comparativement à la pratique d'autres pays industrialisés (Bernier, C., G. Dussault et L. Poulin Simon, 1 993; Laflamme, 1 994). De plus, les entreprises canadiennes et les syndicats ne seront pas directement associés au développement de la politique gouvernementale. Les entreprises canadiennes en viennent donc à considérer

CHAPITRE 12 L'ÉTAT ET LES POLITIQUES D'EMPLOI ET DE FORMATION

423

que la formation professionnelle est une responsabilité exclusive du secteur public ou des individus (Tremblay, 1992f). Pour protéger ses champs de compétence constitutionnelle, le gouvernement du Québec adopte en 1969 sa propre Loi sur la formation et la qualification professionnelle de la main-d'oeuvre. Celle-ci prévoit entre autres la création de commissions régionales de formation professionnelle ainsi qu'une nouvelle législation sur les licenciements collectifs. Ces nouvelles admi­ nistrations publiques régionales, qui remplacent les commissions d' appren­ tissage créées en 1945, seront resporuiables de la gestion, sur leur territoire, des programmes fédéraux et provinciaux de formation professionnelle. Elles devront créer des comités consultatifs représentatifs des organisations patro­ nales et syndicales, qui seront chargés de les conseiller. Pendant cette période, on constate donc que la formation professionnelle prend de plus en plus d'importance dans les programmes publics d'emploi. Au cours des années soixante, une réforme en. profondeur du régime d'assistance sociale aura des incidences sur la politique du marché du travail. Jusqu'à cette période, chaque province avait son propre régime d'assistance qui présentait des différences en ce qui concerne les clientèles couvertes, les règles d'admissibilité et les prestations. Au milieu des années soixante, le gouvernement fédéral, dans la foulée de sa politique anti­ pauvreté, arrive à négocier avec les provinces un régime universel d'aide sociale pour l'ensemble du Canada. En vertu de ce régime, toute personne qui n'a pas d'autres sources de revenu et qui est dans le besoin a le droit de recevoir des prestations d'aide-sociale de dernier recours. La loi n'exige pas de ces personnes qu'elles recherchent un emploi. Elles n'ont qu'à faire la preuve de leurs besoins et de l'absence ou de la faiblesse de leurs revenus. Les prestations sont établies en fonction du nombre de personnes à charge. Le gouvernement fédéral accepte alors de prendre en charge 50 % du finan­ cement du régime. La gestion du régime demeure toutefois sous la respon­ sabilité des provinces, qui doivent respecter le montant minimal des presta­ tions, mais peuvent éventuellement les accroître. Notons que dans les années soixante, la clientèle de l'aide sociale est composée très majoritairement de personnes inaptes au travail. La forte croissance du chômage des dernières décennies a fait passer à 70 % le pourcentage de prestataires aptes au travail; cela contribue à créer des pressions financières très fortes et à nourrir les préjugés à l'égard de ces prestataires.

TROISIÈME PARTIE L'ÉVOLUTION DES POLITIQUES EN MATIÈRE D'EMPLOI

424

1 2. 1 .2 Les années soixante-dix : des mesures de création d'emplois pour les groupes cibles et une généreuse réforme de l 'assu rance-chômage Au début des années soixante-dix, les gouvernements adoptent une nouvelle stratégie de main-d'oeuvre. Le premier élément de cette stratégie consiste en une modification en profondeur du régime de l' assurance­ chômage; celui-ci devient plus universel et plus généreux. Parmi les prin­ cipaux changements, notons l'extension de la couverture à l'ensemble des salariés, y compris à ceux et celles qui en avaient été exclus au départ en raison de leur faible risque de chômage (par exemple, les fonctionnaires), ainsi qu'une réduction du nombre de semaines d'emploi exigées pour être admis­ sible aux prestations.

On introduit également des variations selon le taux de chômage régional. Ainsi, si dans une région le chômage est supérieur à la moyenne canadienne, le nombre de semaines de travail exigées pour avoir droit aux prestations est réduit et des prestations supplémentaires peuvent être versées (Gouvernement du Canada, 1981). Le régime est financé par les cotisations des employeurs et des employés à la caisse d'assurance-chômage et par le budget de l' État fédéral. Ce dernier prend notamment en charge le financement des prestations suppl�mentaires versées en raison du chômage élevé dans certaines régions. La proportion des dépenses d'assurance-chômage financées par l' État fluctuera entre un cinquième et un tiers, selon les années. Ces modalités feront en sorte que le régime d'assurance-chômage jouera alors un rôle encore plus important en ce qui a trait à la stabilisation conjoncturelle. Notons que lors de l'adoption de cette réforme, au début des années soixante-dix, le chômage est en baisse au Canada. Ensuite, le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec s'engagent pour la première fois dans le développement de programmes de

création directe d'emplois,

en particulier pour les jeunes et les femmes qui

retournent sur le marché du travail. Ces programmes d'aide à la création directe d'emplois prennent la forme de subventions pour le démarrage d'activités créatrices d'emplois, principalement dans le domaine des services sociaux (services de garderie par exemple). Les subventions sont surtout versées à des groupes communautaires, des organismes publics, ainsi qu'à des indivi d u s qui créent ainsi leur propre emploi. Ils ont pour nom des

CHAPITRE 12 L'ÉTAT ET LES POLITIQUES D'EMPLOI ET DE FORMATION

425 programmes comme Initiatives locales, Création locale d'emplois et d'autres qui se succéderont au fil des ans.

La hausse du chômage chez les jeunes devient une préoccupation grandis s ante à cette é p o q u e . Tro i s obj e ctifs sont a l o r s v i s é s p a r l e s

programmes de création directe d'emplois. Premièrement, on cherche à réduire les effets de la discrimination systémique qui empêche certains

groupes démographiques d'avoir un accès égal aux emplois, qui sont en pénurie. Deuxièmement, on veut augmenter la création d'emplois par des

mesures sélectives moins susceptibles que les politiques macro-économiques de créer des pressions inflationnistes qui commencent alors à se faire sentir.

Enfin, on tente d'éviter un chômage prolongé chez les jeunes, parce qu'on

craint que l'éthique du travail ne s'effrite au sein de toute une génération. Toujours en raison de cette préoccupation relative à l'éthique du travail (nous sommes au lendemain de Mai 68, rappelons-le! ), la hausse persistante du chômage amène le gouvernement fédéral

à modifier de nouveau certains

éléments du régime d'assurance-chômage, au milieu des années soixante-dix, de façon à le rendre moins généreux.

1 2 . 1 .s

Des années quatre-vingt à aujourd'hu i : une remise en question des p rogrammes passifs et u n nouveau mode de gestion des sans-emploi

La mondialisation de l'économie et les problèmes associés à la con­ currence internationale expliquent en p artie les problèmes que nous connaissons, mais ils ne peuvent à eux seuls expliquer les difficultés relatives au marché du travail que nous connaissons au Québec et au Canada. Cette

situation est aussi imputable à l'adoption de politiques macro-économiques d'inspiration monétariste qui se sont imposées au Canada dès la fin des années soixante-dix. L'inflation devient la priorité du gouvernement fédéral qui adopte dès lors une politique monétaire très restrictive, ce qui aggrave la

situation de l'emploi. Malgré la baisse de l'inflation, cette préoccupation pour l ' inflation de meurera, au fil