Ecologie intégrale - Le manifeste
 978-2-268-10131-6

Table of contents :
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Copyright......Page 5
Dedication......Page 6
I. Écologie ou barbarie dans l’Anthropocène......Page 9
II. Terriens contre Destructeurs......Page 16
III. Le discrédit des forces politiques actuelles......Page 20
IV. La nouvelle ère de l’écologie intégrale......Page 24
V. L’État-résilience......Page 28
VI. La République incorruptible......Page 32
VII. L’économie permacirculaire et biosourcée......Page 36
VIII. L’écoféminisme politique .......Page 42
IX. Un nouvel âge de l’humanité......Page 46
Postface de Dominique Bourg......Page 50
Petite bibliographie de l’écologie intégrale pour aller plus loin.......Page 58
Table......Page 60

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Écologie intégrale

Du même auteur Insoumise, Grasset, 2014.

Delphine Batho Écologie intégrale Le manifeste Postface de Dominique Bourg

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays. © 2019, Groupe Elidia Éditions du Rocher 28, rue Comte Félix Gastaldi – BP 521 – 98015 Monaco www.editionsdurocher.fr ISBN : 978-2-268-10131-6 EAN Epub : 9782268101422

Cela semble toujours impossible, jusqu’à ce qu’on le fasse. Nelson Mandela

Nous sommes toutes et tous des Terriennes et des Terriens. Par-delà nos mille et une différences, d’apparences, d’idées, de modes de vie, c’est notre condition commune. Le présent manifeste est un hymne à la vie sur Terre, à l’amour de la Nature et au respect des conditions d’existence des humains. L’enjeu de conserver une planète habitable pour l’humanité supplante en effet désormais tous les autres. L’écologie est devenue une question de vie ou de mort. Oubliez tout ce que vous avez aimé, imaginé, rêvé pour vous et pour l’avenir de vos enfants, dans le confort plus ou moins assuré d’une vie moderne. Tout est déstabilisé. Tout peut disparaître. Nos besoins les plus essentiels – respirer, boire, se nourrir –, sont menacés par le chaos climatique et la destruction massive du vivant sur Terre. Ce n’est plus une prévision scientifique pour plus tard, mais un fait et déjà une réalité sensible. Cette destruction s’accélère avec une violence inouïe. Elle est, en fait, la véritable cause de la crise politique internationale, européenne et française. L’histoire des grandes idéologies qui ont structuré le débat politique au XXe siècle est terminée, car le véritable combat est ailleurs. Si nous ne parvenons pas à conserver ce qui rend possible une vie harmonieuse sur Terre, à quoi bon les autres enjeux ? Continuer à vivre sur cette planète est désormais le but premier. Il appelle une pensée nouvelle, celle de l’écologie intégrale démocratique, qui propose une espérance en rupture totale avec le libéralisme et le socialisme qui sont, en réalité, les deux faces d’une même pièce : celle de l’effondrement de la nature qui est la racine cachée de ces modèles. Là est la cause de l’obsolescence des vieux appareils politiques traditionnels. Mais de nombreuses énergies positives émergent. Des Terriens luttent partout dans le monde pour inverser le cours de l’histoire et pour que l’humanité reprenne en main son destin. Leurs voix sont encore dispersées. Dans certains pays, elles et ils payent de leur vie leur engagement pour défendre leur terre, leur nature, face aux compagnies minières ou pétrolières. Dans les démocraties occidentales, elles et ils se heurtent à l’influence des industries polluantes qui tirent les ficelles des décisions publiques. Partout, ces forces ne sont encore considérées que comme des minorités agissantes, tenues éloignées du pouvoir. Depuis son émergence, l’écologie

partisane n’a que rarement assumé l’exercice des responsabilités, et toujours dans des stratégies d’alliance à géométrie variable qui ont abouti à des échecs. Les partis politiques actuels s’avèrent en effet incapables, quoi qu’ils en disent, de se reconnaître coupables de nous avoir conduits à l’abîme. Ils refusent de rompre avec toutes les dimensions du productivisme destructeur qui reste leur seul horizon et qui, loin d’améliorer le sort de l’humanité, en ruine les conditions d’existence. Faute d’apporter des solutions au principal enjeu vital en ce début du XXIe siècle, leur inconscience, voire leur cynisme, fait partout le lit des nouveaux fascismes. Quel que soit leur visage, le nationalisme et le totalitarisme prospèrent partout où le camp de la démocratie n’a, en fait, plus de projet de société. Dans ce désert, la peur domine parce qu’il n’y a pas d’espérance. C’est la dernière station avant le crash. Mais les peurs et les haines ne sont pas une fatalité. Dès qu’une étincelle d’espoir apparaît, les peuples s’en saisissent. Pour les citoyens, l’alternative est désormais entre l’écologie ou la barbarie. Entre les deux, il n’y a plus rien. Les enseignements de l’écologie scientifique, l’énoncé implacable des faits quant à la trajectoire sur laquelle est engagée irrémédiablement notre civilisation, ne sont pas suffisants en eux-mêmes pour provoquer le changement d’ère politique nécessaire. Ce changement requiert une pensée politique radicalement nouvelle, proposant le cadre théorique à même de dessiner des solutions et d’offrir aux luttes écologiques une perspective de conquête du pouvoir. Tel est l’objet de ce manifeste. L’écologie intégrale démocratique est le projet politique de ceux qui veulent lever une nouvelle espérance et conquérir le pouvoir démocratique par la nonviolence. Il s’agit de faire de notre appartenance à la Nature le nouveau moteur de l’histoire.

I Écologie ou barbarie dans l’Anthropocène

Nous tenons pour indiscutables des faits sans précédent et sans équivalent dans l’histoire désormais inséparable de la Terre et des êtres humains : – Le climat se réchauffe. Du fait des émissions de gaz à effet de serre produites par les activités humaines, la température est déjà supérieure de 1,1 °C à la moyenne de l’ère préindustrielle. Canicules, sécheresses, fonte du Groenland et de l’Antarctique, recul des glaciers en montagne, inondations, incendies, violence des cyclones, hausse du niveau de la mer… Au rythme actuel, le réchauffement planétaire atteindra 5,5 °C en 2100, et ce, sans tenir compte de possibles effets d’emballement. Les engagements pris par les différents pays dans le cadre de l’Accord de Paris, s’ils étaient respectés – ce qui est loin d’être le cas – aboutiraient à un réchauffement global de 3,5 °C, ce qui est totalement insoutenable. Les pires scénarios établis par les scientifiques ont jusqu’ici tous été dépassés par les faits. Le récent rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) souligne qu’il ne reste plus qu’une fenêtre d’action de douze ans, au cours desquels il faudrait diminuer les émissions de 45 %, pour espérer limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C. Tout le monde sait que rien de sérieux n’a été engagé jusqu’à ce jour pour y parvenir. – La biodiversité s’effondre à une vitesse effrayante. La sixième extinction de masse des espèces ne signifie pas seulement la disparition des grands animaux emblématiques comme les éléphants d’Asie, les pandas, les gorilles, les girafes… mais aussi la destruction massive de la biodiversité « ordinaire », vertébrés, insectes, – notamment les pollinisateurs –, oiseaux des champs. 80 %

de la biomasse des insectes a été détruite en trente ans, de même que 80 % de celle des grands prédateurs marins en quinze ans. Il y aura bientôt plus de plastique que de poissons dans les océans. Si elle était comparée à un accident atomique, la sur-accélération actuelle de la perte de biodiversité pourrait être assimilée à la fusion du cœur d’un réacteur nucléaire. Elle résulte de la surpêche et de l’agriculture indus-trielle, des pollutions chimiques, notamment par les pesticides de synthèse, de l’artificialisation des sols et de la destruction des milieux naturels. 73 % d’entre eux sont dans un état de conservation défavorable. Le réchauffement climatique risque de donner à l’ensemble de la faune et de la flore l’ultime coup de grâce. Jusqu’ici le vivant avait toujours su s’adapter aux modifications de son environnement, mais sur des milliers et des centaines de milliers d’années, et parfois au prix d’extinctions massives. – Les ressources naturelles sont épuisées, ou en passe de l’être. La consommation de res-sources renouvelables dépasse d’ores et déjà largement leur capacité de régénération. Ainsi, les quatre cinquièmes de la population mondiale sont menacés par le manque d’eau et le déficit global de ressources en eau atteindra 40 % en 2030. Quant aux ressources non renouvelables, l’extraction de matières premières a triplé au cours des quarante dernières années et les projections prévoient qu’elle doublera au cours des quarante prochaines. Concernant les métaux, nous chercherons à extraire des sous-sols d’ici à 2050 plus de métaux que ceux extraits à ce jour. L’épuisement des gisements de sables et graviers pour le béton notamment, de métaux et de terres rares est tel que l’on connaît d’ores et déjà le calendrier de la pénurie. Leur exploitation entraîne des pollutions massives et la raréfaction de ces ressources génère des coûts d’extraction toujours plus importants. De même, l’énergie coûte de plus en plus cher à extraire et transformer. Par exemple, autrefois il suffisait d’investir un baril de pétrole pour en récupérer 100, aujourd’hui un baril n’en rapporte plus que 20. Ainsi, tout en produisant plus, nous disposons en réalité de moins en moins d’énergie. Cette tendance pourrait rendre de plus en plus difficile l’extraction des matières premières à un coût énergétique croissant. Mais plus que la perspective d’une pénurie, ce sont les conséquences de l’utilisation des énergies fossiles qui imposent un choix volontaire. Limiter le réchauffement planétaire à 2 °C suppose en effet de laisser les trois quarts des réserves accessibles d’énergies fossiles dans le sol. – La santé humaine est en danger. La pandémie mondiale de maladies chroniques – pathologies cardiovasculaires, cancers, obésité, diabète, maladies

neurologiques, troubles de la reproduction…– est directement imputable à des facteurs environnementaux, liés aux conditions de vie, de travail, d’alimentation. À elle seule, la pollution de l’air tue 7 millions de personnes chaque année dans le monde et est la troisième cause de mortalité en France, après le tabac et l’alcool. Tous les milieux indispensables à l’existence humaine, l’air, l’eau, la nourriture, sont touchés par des contaminations polluantes qui impactent nos organismes. Comme l’illustrent l’effondrement de la spermatogénèse ou encore les effets transgénérationnels des perturbateurs endocriniens, cette imprégnation massive par les polluants conduit à transformer physiologiquement l’espèce humaine. Ces bouleversements interagissent entre eux et forment un tout : l’Anthropocène, c’est-à-dire l’époque géologique marquée par l’influence massive des activités humaines. S’il y a débat dans la communauté scientifique sur la datation du début de cette nouvelle ère – au début de la Révolution industrielle ou bien au début des Trente Glorieuses – ainsi que sur certaines de ses caractérisations, il ne fait plus aucun doute que l’influence de l’être humain est telle qu’elle marquera pour des millions d’années de son empreinte la biosphère. Nous avons enclenché une dynamique d’effondrement des conditions d’habitabilité de la Terre. Une accélération effarante est en cours. Nous sommes entrés dans la période où, sur l’ensemble des paramètres que nous venons d’évoquer, les courbes s’envolent, filent de manière exponentielle. Le fondement originel de cette dynamique destructrice est le déni organisé des limites planétaires, lesquelles ménagent pourtant l’espace de sécurité requis pour toute civilisation. C’est pourquoi l’Anthropocène n’est pas seulement pour nous la juste caractérisation historique de notre époque; c’est un fait dont tout projet politique doit procéder. En effet, les limites planétaires qui condition-nent la vie sur Terre sont dépassées ou en passe de l’être. Parmi celles pour lesquelles des seuils ont pu être déterminés par les scientifiques, quatre sont d’ores et déjà franchies : l’érosion de la biodiversité, le changement climatique, le changement d’usage des sols, la perturbation du cycle biogéochimique de l’azote et du phosphore. Deux autres seront dépassées d’ici à 2050 : l’acidification des océans et l’utilisation d’eau douce. Pour les autres limites, à savoir les pollutions

chimiques et la concentration en aérosols dans l’atmosphère, le seuil de franchissement est inchiffrable. Outrepasser les limites planétaires est possible. C’est ce que nous faisons tous les jours un peu plus. La conséquence concrète en est le changement d’état physique du système Terre, avec pour corollaire des difficultés grandissantes à y vivre, et probablement une baisse prochaine de nos capacités de production alimentaire. Voilà ce qui impose un retour au réel. Loin de la promesse d’un monde dématérialisé, ultra-connecté mais débarrassé des contingences matérielles, les flux de matière et d’énergie sont à la base de tout dans notre système de production et de consommation. Les flux immatériels n’existent pas. Derrière chaque ligne de code informatique, derrière la finance et chaque ligne d’écriture monétaire, derrière chaque information sur un écran de smartphone ou stockée dans un data center, il y a de la matière et de l’énergie. La consommation d’énergie augmente plus vite que la population mondiale. Celle des ressources augmente quant à elle plus vite que le PIB depuis les années 2000. La surconsommation de ressources et d’énergie est l’envers du décor de toute création de richesse dans notre système économique. La destruction « gratuite » de la nature est à la base du profit. L’épuisement des ressources, l’augmentation des coûts d’extraction qui en résulte, expliquent le régime de croissance faible, d’endettement massif et de concentration du capital qui caractérise le modèle économique actuel. Générer les taux de rentabilité élevés attendus par les actionnaires exige une destruction continue de la nature. La concentration des richesses équivaut à une accumulation du pouvoir de destruction des ressources et du vivant. Désormais, être riche, c’est s’octroyer un pouvoir de destruction de la nature plus important que les autres. Depuis le début du XXIe siècle, les 1 % les plus riches se sont approprié à eux seuls la moitié de l’augmentation de la richesse mondiale. Les dommages environnementaux dont ils sont responsables sont massivement subis par les plus pauvres. 10 % de la population mondiale émettent 50 % des gaz à effet de serre tandis que 50 % n’émettent que 10 % des émissions mondiales. L’extrême concentration de ce pouvoir destructeur entraîne une baisse tendancielle des conditions de vie du plus grand nombre et une explosion des inégalités. Le nombre de pays pauvres a doublé entre 1971 et 2017. Les écarts de richesses au

sein des pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi importants depuis trente ans. Sur la planète, huit individus détiennent autant de richesses que… les 3,6 milliards de personnes les plus pauvres. Cela n’a donc aucun sens de séparer la question sociale de la question écologique, ou de penser leur articulation comme s’il s’agissait de deux dimensions antagoniques, puisqu’il s’agit d’un seul et même enjeu. Destructions écologiques et augmentation des inégalités ne sont pas seulement corrélées, elles sont inséparables et résultent de la même et unique cause. Nous affirmons donc une nouvelle façon de penser l’imbrication totale de l’écologie et des inégalités sociales. L’écologie n’est pas un luxe pour les riches, c’est une nécessité vitale pour tous, peuples et citoyens, et particulièrement pour les plus modestes dont les vulnérabilités s’aggravent. L’explosion des souffrances sociales liées aux inégalités environnementales prouve l’urgence de cette nouvelle approche. Pour la première fois depuis dix ans, la faim dans le monde progresse, principalement en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est et en Asie de l’Ouest, dans un contexte de conflits exacerbés par les inondations ou la sécheresse, aggravés donc par le changement climatique. La finitude planétaire, conjuguée à une population qui approche les 8 milliards, est la cause fondamentale de l’intensification des luttes pour l’accaparement des terres, de l’eau, de l’énergie, des minerais, qui sont à l’arrière-plan des conflits, des guerres, du terrorisme financé par les pétro-monarchies, des flux migratoires. La compétition entre nations pour la prédation des ressources a toujours existé. Elle a été le moteur de la constitution des empires et de la colonisation. Mais la caractéristique fondamentale du nouvel impérialisme de l’Anthropocène est qu’il agit en toute connaissance de cause des limites planétaires. Ce n’est pas une différence de degré avec l’ancien impérialisme, mais une différence de nature car on sait désormais que l’espace d’expansion du système de production de richesses est borné. À l’image de la Chine qui achète des terres agricoles partout dans le monde, on organise la captation d’un maximum de ressources stratégiques en prévision de leur raréfaction. L’intensité des prédations redouble par anticipation de la pénurie. C’est une course folle et cynique. Pour redonner un sens actuel à la formule de Jaurès, l’Anthropocène porte en

lui la guerre comme la nuée porte l’orage. 40 % des guerres civiles sont d’ores et déjà directement associées aux ressources naturelles. La sous-alimentation, la hausse des prix des denrées alimentaires, les déplacements de population résultant des changements climatiques contribuent au déclenchement des conflits armés. Deux milliards de personnes vivent d’ores et déjà dans des pays où règne la violence. Depuis 2010, le nombre de conflits armés non étatiques, de guerres civiles qui ensuite s’internationalisent, explose. Le nombre de personnes déplacées a doublé entre 2007 et 2016. Une personne sur 110 est déplacée dans le monde. Chaque année, 25,4 millions d’hommes, de femmes et d’enfants, sont obligés de fuir leur pays. L’ampleur des déplacements forcés est sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On estime à 213,9 millions le nombre de réfugiés climatiques entre 2008 et 2016. Ils seront un milliard en 2050. C’est en fait toute la répartition de la population sur la planète qui pourrait être bouleversée du fait de l’abandon des territoires devenus invivables. Nous sommes entrés dans la phase d’accumulation des forces de guerre : si les tendances actuelles se poursuivent, les facteurs de désagrégation des sociétés et des nations seront tels qu’aucune institution démocratique ou internationale ne résistera aux chocs à venir, elles voleront toutes en éclat, et avec elles l’ensemble des libertés conquises. Les déstabilisations géopolitiques liées à l’accès aux ressources vitales et au caractère habitable des territoires sont une machine à fabriquer des haines, des peurs, qui sont le terreau du fascisme. La dynamique des forces nationalistes et auto-ritaires qui ont le vent en poupe aux quatre coins du globe n’est pas seulement la xénophobie, le machisme, l’homophobie, la haine de la démocratie, c’est aussi le climatoscepticisme, c’està-dire la négation des causes mêmes du chaos. Le déni du changement climatique va de pair avec la xénophobie, car il faut nier un des principaux problèmes communs à l’humanité pour nier son universalité. La réponse nationaliste qu’apportent ces forces à la montée des peurs est fondée sur un mensonge, car, si les effets du réchauffement climatique sont pour l’instant inégalement répartis, aucune nation, aucun territoire, aucun peuple ne peut s’en extraire ni s’en prémunir. Nous sommes tous vulnérables. Notre interdépendance à l’état des écosystèmes est telle qu’il ne peut pas y avoir de solution dans le repli national. Ces forces réactionnaires vendent aux peuples une supercherie qui ne résiste pas à la confrontation avec le réel et ne peut trouver

d’autre issue que la recherche de boucs émissaires, à l’intérieur ou à l’extérieur. Demain, là où ils prennent le pouvoir, ces régimes autoritaires auront des visées expansionnistes. Ils fomenteront la guerre mondiale de l’effondrement. Nous affirmons donc qu’il n’y a pas d’échappatoire pour l’humanité à ce choix binaire : l’écologie ou la barbarie. Il n’y a plus d’autre combat. C’est la question historique dont nous proclamons qu’elle doit être l’objet supérieur, à même de provoquer un vaste mouvement de dépassement humain pour vivre en harmonie et en paix ensemble, dans et avec le vivant.

II Terriens contre Destructeurs

Un nouveau clivage structure la politique dans l’Anthropocène : Terriens contre Destructeurs. Bien qu’il soit déjà sous-jacent, ce clivage n’apparaît pas encore clairement dans la conscience commune. Mais il explique, parce qu’il en est à l’origine, ce sentiment largement partagé d’obsolescence des anciens clivages qui ont structuré le débat politique depuis plus d’un siècle. Il explique le dégagisme, qui se poursuivra d’élection en élection tant que la crise politique générée par l’absence de réponses politiques aux défis de l’Anthropocène, ne sera pas surmontée. L’effondrement de nos conditions d’existence impose en effet une nouvelle grille de lecture politique. La gauche et la droite, c’est terminé. Ces repères sont historiquement datés. Surtout, l’opposition entre la gauche et la droite est devenue factice. Ce n’est pas seulement que l’une comme l’autre soient dépassées face aux changements irréversibles en cours, dont elles partagent la coresponsabilité, mais qu’elles s’accordent sur l’essentiel. Elles ont en commun la négation des limites planétaires. Les philosophies dont elles sont issues considèrent toutes que nous pouvons à l’infini substituer des techniques à la nature détruite par nos activités. C’est une idée fausse. Ainsi, que les uns soient favorables à la poursuite sans limites de la création de richesses pour que, par ruissellement elles bénéficient à tous, ou que les autres considèrent qu’il faille poursuivre sans limites la création de richesses pour organiser leur redistribution immédiate, en dépit d’apparentes différences, revient strictement au même. Ces conceptions restent prisonnières du productivisme et ont fait de la croissance du PIB la condition de réalisation de leurs programmes. Ainsi, ils martèlent qu’il faut « favoriser » la croissance, « relancer » la croissance, « faire remonter la courbe » de la crois-sance, aller

chercher la croissance « avec les dents », « redistribuer les fruits » de la croissance, dans des discours qui sonnent de plus en plus creux. Et pour cause : la croissance est l’indicateur de la vitesse d’effondrement et de destruction de notre habitat, la Terre. Contrairement à la gauche et à la droite, nous ne pensons pas que « quand l’économie va, tout va », bien au contraire. L’augmentation du produit intérieur brut est totalement dépendante de la consommation d’énergie et de ressources, et passe sous silence la destruction du « capital » naturel qui en découle. Massacrer la nature, cela fait augmenter le PIB ! Voilà pourquoi chaque fois, ou presque, qu’il faut arbitrer entre les intérêts environnementaux et des enjeux économiques, la gauche et la droite sont en général d’accord pour choisir les seconds au détriment des premiers. Le cœur du projet de la social-démocratie est ainsi périmé. L’idée qu’il faut que la croissance augmente pour réduire les inégalités est démentie par les faits depuis plus de trente ans dans les anciens pays industriels. La croissance n’y est plus corrélée ni à l’augmentation du sentiment de bien-être, ni à la création nette d’emplois, ni à la réduction des inégalités. Elle a pour condition l’explosion de l’endettement des ménages et des États. Cela n’a donc aucun sens de courir après la nostalgie des Trente Glorieuses comme si cette période était la norme de référence, alors qu’elle a été, dans l’histoire, une exception et qu’elle portait en elle les germes du chaos actuel. Si le nouveau clivage entre Terriens et Destructeurs n’abolit pas certaines différences de valeurs, ni ne supprime tous les apports des philosophies politiques développées antérieurement par l’espèce humaine, nous affirmons que c’est le rapport à la Terre qui doit désormais tout structurer. Sur une Terre à l’habitabilité réduite, devenue hostile à la vie humaine, où nous devrions sans cesse nous protéger des événements climatiques extrêmes, où nous éprouverions des difficultés à nous nourrir, il n’est pas extravagant de se persuader de la fragilité des sociétés humaines. Les Terriens sont ceux qui veulent protéger les conditions d’existence de l’humanité. Ils sont très largement majoritaires. Ce sont ceux qui savent, intuitivement ou de façon plus savante, que l’humanité fait partie du vivant, que les êtres humains sont des êtres naturels dont le destin collectif est intimement lié à celui de l’ensemble du vivant. Les Terriennes et les Terriens sont toutes celles et ceux qui défendent, aux quatre coins de la planète, leurs moyens de subsistance, leurs paysages, leurs ressources naturelles, leur coin de nature, leur

santé. Les Destructeurs, ce sont tous les autres. Il y a bien sûr, des Destructeurs qui s’ignorent. Ceux-là pensent sincèrement que l’humanité peut prolonger sa trajectoire actuelle, qu’on peut continuer comme cela, qu’il n’y a pas de limite. Leur aveuglement trouve sa source dans la difficulté cognitive que représente la révision déchirante de tout ce en quoi ils ont cru. Ils préfèrent se mentir à eux-mêmes plutôt que d’affronter la vérité en face. Ils inventent ainsi de nouveaux vocables comme celui de la « croissance verte », promue par la gauche comme par la droite pour justifier de la prise en considération des enjeux écologiques. Celui-ci symbolise à lui seul le greenwashing politique, car la croissance ne peut pas être verte. L’augmentation du PIB n’a jamais été découplée des flux de matières, ni même absolument des flux d’énergie. Croître, c’est nécessairement consommer de l’énergie, transformer de la matière et polluer. La mystification de la croissance verte revient en fait à ne concevoir les enjeux écologiques que comme un nouveau relais de croissance, telle la bouée de sauvetage d’un système à bout de souffle. C’est une impasse. Mais il y a surtout des Destructeurs conscients. Ce sont les mafias et les terroristes dont l’exploitation illégale de mines, d’hydrocarbures, de bois, d’animaux et de ressources naturelles en tout genre est désormais la première source de financement selon InterPol. Ce sont les 100 entreprises, légales elles, qui sont responsables, à elles seules, de 71 % des émissions de gaz à effet de serre sur la planète. Ce sont les puissances financières abritées dans les paradis fiscaux où sont cachés les actifs polluants des avoirs éco-criminels. Ce sont les gouvernements corrompus du nouvel impérialisme de l’Anthropocène qui les servent et qui organisent partout l’intensification des prédations en toute conscience des limites planétaires. Ce sont les Trump, Bolsonaro, Poutine, Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, Xi Jinping et consorts, qui assoient leur puissance sur des écocides, c’està-dire des crimes contre la nature, autant que sur l’abaissement méthodique des libertés humaines. À l’échelle mondiale, comme dans tous les pays, les Destructeurs sont au pouvoir. Ils dominent jusqu’à présent les Terriens. Par la force et la violence dans les dictatures, par la puissance des grands lobbies industriels dans les démocraties, mais aussi par l’assise d’une domination culturelle installant la

société d’hyperconsommation comme norme universelle. Ainsi, les Destructeurs font croire aux Terriens qu’ils les empoisonnent et qu’ils détruisent tout… pour leur bien. Ils assurent, par un monopole, le contrôle du cyberespace qui permet à l’humanité de se relier tout entière par le partage de l’information et de la pensée. Ils déploient une industrie destinée à promouvoir dans la mondialisation des référentiels de richesse uniformisés afin de nourrir un sentiment de pauvreté et d’insatis-faction permanente qui est le ressort du « je consomme donc je suis ». Et ils manient partout et surtout leur arme de conviction massive : le chantage à l’emploi. Les ouvriers sont ainsi sommés, pour garder leur travail, de défendre les usines polluantes qui empoisonnent parfois leurs propres enfants. Les agriculteurs, pour conserver un piètre revenu, sont sommés de faire confiance aux firmes de l’agrochimie dont les produits sapent leur santé et tuent toute vie dans les sols. Les territoires les plus déshérités sont sommés de sacrifier leur beauté et leurs ressources naturelles pour accueillir des projets dévastateurs afin de se « développer ». Les Destructeurs demandent aux citoyens de coopérer à leur propre mort. Il n’y a pas d’objectif plus révolutionnaire que de renverser le pouvoir des Destructeurs. Cela suppose que les Terriens organisent leurs forces. Ils doivent se rassembler pour construire une nouvelle espérance.

III Le discrédit des forces politiques actuelles

Quinze mille scientifiques alertent et proclament : « Bientôt il sera trop tard », le rapport du GIEC (SR15) annonce qu’il reste douze ans pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C, et que font, que disent, que proposent les principaux partis politiques ? Rien ou si peu. Derrière les discours de façade sur l’écologie, c’est le vide sidéral. Nulle force politique n’a mis sur la table un projet politique de gouvernement sérieux et cohérent face à la trajectoire d’effondrement. Ceux qui gouvernent, en France, comme partout ailleurs dans le monde, ne sont pas victimes de la dictature du court terme qui les empêcherait de porter leurs regards vers l’horizon. En fait, ils savent que, pour une part, il est trop tard. Dans les cénacles des chefs d’État et des gouvernements, avant même la COP21, nombreux sont ceux qui considéraient qu’il n’y a strictement aucune chance de limiter le réchauffement planétaire à 2 °C. Les ruptures nécessaires avec notre modèle économique sont telles qu’ils les déclarent hors de portée. Au mieux, on estime que, quand bien même notre Nation serait exemplaire au prix d’un effort surhumain, de toute façon les autres pays ne s’engageront pas sur la même voie. Toutes les paroles officielles sur le climat sont ainsi fondées sur un mensonge. C’est la raison de leur discrédit. Et plus, le temps passant, les scientifiques soulignent qu’il est peut-être encore possible de limiter le réchauffement planétaire à la seule condition de procéder à des changements radicaux et extrêmement rapides, et plus ceux qui gouvernent se disent que c’est impossible. C’est ainsi qu’ils proclament qu’il faut continuer et amplifier des politiques publiques qui ont implacablement échoué parce qu’elles sont marquées du sceau de l’incohérence.

D’un côté, il y a les porte-étendards des Destructeurs comme Trump et Bolsonaro, mais de l’autre ? Aujourd’hui comme hier les « champions du climat » sont adeptes du « en même temps ». En même temps préparer la COP21 et proposer le concours des entreprises françaises à l’exploitation des sables bitumineux au Canada, hydrocarbures les plus sales du monde, à l’origine de la destruction de la forêt boréale en Alberta et de contaminations des populations. En même temps condamner la décision des États-Unis de sortir de l’Accord de Paris et inviter Donald Trump le 14 Juillet, jour de fête nationale depuis la Révolution française. En même temps appeler sur la scène internationale à « Make our planet great again » et autoriser le groupe Total à importer 300 000 tonnes d’huile de palme au mépris du fléau de la déforestation. En même temps les États généraux de l’agriculture pour une « alimentation saine et durable » et le refus de l’interdiction du glyphosate par la loi ou encore de la vidéo obligatoire dans les abattoirs. En même temps prôner la sortie des énergies fossiles et vendre des armes à l’Arabie saoudite. Cette realpolitik n’est pas l’apanage de l’actuel gouvernement. Elle a été celle de tous ses prédécesseurs. La raison d’État, conçue comme celle des intérêts géostratégiques des entreprises polluantes, l’emporte sur l’écologie, toujours. En apparence, presque tous les partis traditionnels affichent leur conversion à l’écologie. Ils ont faite leur la pensée mainstream du développement durable, concept daté et récupéré par les tenants du business as usual pour faire, au nom d’une prétendue conciliation, toujours primer l’économie sur les considérations environ-nementales et sociales. C’est ainsi qu’ils n’ont concédé à l’écologie que l’énoncé d’objectifs de long terme qui servent d’alibi à la prise de décisions quotidiennes contraires à l’écologie, à l’exception de rares progrès. Sont ainsi présentées comme des avancées remarquables les lois qui proclament des objectifs que la nation se fixe, à l’horizon 2020, 2025, 2030, 2040, pour réduire la consommation d’énergie, réduire les émissions de gaz à effet de serre, développer les énergies renouvelables, réduire la part du nucléaire. Aucune de ces dispositions n’a de portée normative effective. Aucun de ces objectifs n’a jamais été tenu. Mais qu’à cela ne tienne, quand le délai prévu par la loi est dépassé, une nouvelle loi le reporte dans le temps, comme la diminution de 50 % des pesticides reportée de 2018 à 2025, la diminution de la consommation d’énergie de 20 % reportée de 2020 à 2030, la réduction de la part du nucléaire qui sera bientôt repoussée de 2025 à 2035, et ainsi de suite. Dans ces conditions, on comprendra que présenter l’affichage d’un objectif de « neutralité carbone » en 2050 comme une conquête majeure paraisse plus que douteux. Il ne suffit pas de proclamer une perspective, même si elle est pertinente, pour l’atteindre.

Les objectifs de long terme font l’objet d’un consensus mou auquel le système politique en place ne consent qu’à la condition qu’ils n’engagent à rien, ou presque, pour les décisions présentes. Les mots de l’écologie sont récupérés, mais pas leur contenu. Le langage est manipulé pour en changer le sens et ces batailles sémantiques ne sont pas sans conséquences. La « transition » énergétique et la « transition » écologique suivent actuellement le même destin que le « développement durable », nous y reviendrons. L’écologisation des thèses politiques traditionnelles de la gauche n’est guère plus convaincante. Il en va ainsi de la social-écologie ou de l’éco-socialisme qui, en dépit des concessions dont ils témoignent à la pensée écologique, s’apparentent à de la publicité mensongère. Ainsi un même parti peut ajouter à son logo la « social-écologie » tout en déplorant l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, en soutenant celui d’Europacity ou encore en refusant de déposer au parlement un amendement pour l’interdiction du glyphosate. La social-démocratie aurait certainement pu s’imaginer un autre avenir. Mais la conversion de ses responsables en Destructeurs est une insulte à la sincérité de l’engagement de générations qui se sont battues pour une vie meilleure et pour changer le monde. Cette gauche n’est pas en crise, elle est passée de l’autre côté. Quant à la thèse écosocialiste, derrière le mot d’ordre de la « règle verte », elle préconise une relance économique par la mer, considérée comme un nouvel espace d’expansion où l’humanité pourrait aller chercher l’« or bleu » pour résoudre tous ses problèmes. Fondamentalement, ces conceptions ne veulent pas rompre avec l’idée que le partage des richesses constitue un impératif supérieur à la préservation de l’écosystème Terre. Nous avons déjà démontré en quoi cette vision de la jonction entre l’écologie et le social est totalement dépassée. Elle aboutit, dans les choix politiques concrets, à arbitrer souvent contre l’écologie. L’exemple le plus récent est le soutien apporté par ces appareils, sans réserve et sans nuance, à la contestation de la taxe carbone, aux côtés des forces les plus conservatrices et réactionnaires. Par conséquent, aucune de ces forces politiques en place ne peut être considérée comme le parti des Terriens. Le moment est venu de prendre acte du fait qu’elles ne feront pas leur révolution copernicienne écologique. Si elles en étaient capables, elles l’auraient déjà faite. Quant à l’écologie politique partisane, malgré la sincérité de ses militants et

de son expertise citoyenne, ses directions se sont hélas discréditées. Elles se sont enfermées dans des guerres picrocholines et dans le sectarisme. Elles s’avèrent incapables de se défaire d’une culture minoritaire qui marginalise la place de l’écologie dans la démocratie. Elles ne se revendiquent pas comme un parti de gouvernement. Au fond, l’écologie partisane actuelle, tellement habituée à perdre des batailles, à être une minorité agissante, à négocier avec les appareils traditionnels, en est devenue un. La tentative de transformation de cette structure viciée par un dépassement et une ouverture à la société civile a échoué, méthodiquement sabordée par des pratiques bureaucratiques. L’exercice du pouvoir lui-même a été davantage marqué par des postures relatives aux débats internes à la gauche que par une défense probante de l’écologie, au sujet de laquelle de mauvais compromis ont été acceptés. Tout cela a débouché sur le sabordage de l’écologie politique partisane par elle-même lors des dernières échéances démocratiques majeures, dont ses responsables ont choisi d’être absents. Tous ceux qui veulent défendre la cause des Terriens doivent quitter les partis actuels. Ils doivent choisir un projet et une stratégie politique indépendante du vieux système politique : celle de l’écologie intégrale.

IV La nouvelle ère de l’écologie intégrale

L’écologie intégrale consiste à ce que tout choix politique soit fondé, dans tous les domaines, sur et pour l’écologie. Elle place le respect de la Terre et notre interdépendance à la Nature au centre des décisions démocratiques. Elle propose une rupture radicale avec tous les programmes et toutes les pensées qui considèrent l’écologie comme un domaine parmi d’autres des choix collectifs propres aux sociétés humaines. L’écologie intégrale est démocratique, car cette transformation appelle une nouvelle souveraineté des Terriens pour reprendre le contrôle de notre destinée commune. Elle relie donc le combat démocratique et le combat écologique en un seul. Elle considère que le rapport à la Terre est le fondement de la citoyenneté. Elle combat par la non-violence, le droit et la mobilisation citoyenne. Elle vise la conquête du pouvoir, et pour cela se fixe pour ambition de rendre l’écologie démocratiquement majoritaire, à tous les échelons – territoriaux, nationaux, européens et mondiaux – car elle est, par l’essence même de son combat, proeuropéenne et internationaliste. Partout, la conscience collective des enjeux écologiques progresse. L’expérience des dérèglements du climat et de la destruction du vivant devient sensible. En profondeur, la société bouge. Toutes les révolutions ont commencé par l’alimentation. Or, de plus en plus de citoyens modifient leurs habitudes alimentaires, font le choix des produits biologiques, bons pour la santé et pour l’environnement. Une dynamique émerge à bas bruit dans l’action locale des territoires et de certaines entreprises, pour les circuits courts, les ressourceries, les énergies locales et renouvelables, la régénération de la biodiversité, le zéro

déchet, les monnaies complémentaires, l’économie collaborative du partage et de l’intelligence des usages. De plus en plus nombreux sont celles et ceux qui expérimentent, qui agissent. Mais beaucoup cherchent encore le chemin pour passer de la sensibilisation écologique à l’action, pas seulement pour polluer un peu moins ou un peu moins vite, mais pour faire bien et que leurs actes aient un impact positif. Des luttes écologiques se développent. Ici contre un projet routier. Là contre l’artificialisation des sols. Ailleurs contre des activités industrielles polluantes, pour la préservation des milieux aquatiques et marins, ou encore pour défendre des arbres en ville ou une forêt. Des mobilisations collectives émergent contre les pesticides et pour le climat. Elles s’élèvent faute d’une capacité des responsables politiques locaux et nationaux à stopper le rouleau compresseur des Destructeurs. Ce n’est que le début de l’entrée en action des citoyens-Terriens pour défendre la nature et leur cadre de vie. Mais ces luttes sont encore dispersées, et surtout isolées les unes des autres. Si elles ne sont pas adossées à un mouvement plus global à même d’ouvrir une perspective démocratique, les batailles concrètes seront perdues. Celles et ceux qui luttent seront défaits. C’est pourquoi l’écologie intégrale n’est pas seulement un cadre conceptuel, c’est un projet politique qui relie l’ensemble des combats écologiques pour leur donner un sens commun à même de décupler leur force. Elle ouvre une nouvelle perspective historique : celle d’une nouvelle ère dans l’histoire du développement humain, c’est-à-dire d’un changement de civilisation. Le modèle de civilisation de l’écologie intégrale démocratique est permacirculaire, c’est-à-dire qu’il vise l’objectif d’une empreinte écologique globale neutre. Pour mettre fin aux écocides, il reconnaît les droits de la nature, la respecte et s’en inspire dans l’organisation de la société par son rapport harmonieux à l’usage des ressources. Il inscrit le respect des limites planétaires dans les principes premiers de la République écologique, au sommet de la hiérarchie des normes. Ainsi la nouvelle loi fondamentale commune prône le respect d’une empreinte collective annuelle qui ne soit pas supérieure à ce que la planète peut produire comme ressources renouvelables. L’action publique organise donc la réduction progressive des flux de matière et d’énergie pour respecter cette loi fondamentale à moyen terme. Chaque citoyen contribue à cet effort de métamorphose à raison de ses facultés, c’est-à-dire proportionnellement à son empreinte initiale. L’effort ne sera donc pas le même pour les plus riches et

pour les moins nantis, et il contribuera à la réduction puissante des inégalités qui est la condition de l’écologisation de la société. Ainsi, l’écologie intégrale est par définition sociale. Elle affirme le but à atteindre, et ne s’en tient pas à évoquer la « transition » entre l’état actuel du mode d’organisation de nos sociétés et un horizon vague et indéfini. Ce projet justifie dans l’action un changement d’échelle et un changement de rapport au temps : – Changement d’échelle : l’écologie est intégrale, au sens d’« intégratrice ». Elle appréhende de façon systémique absolument tous les enjeux et tous les domaines de l’action publique à travers son paradigme. Ainsi, elle organise un changement d’échelle dans les réponses apportées aux défis de l’Anthropocène en faisant sortir l’écologie du ghetto, où elle est souvent reléguée, de la seule politique environnementale ou énergétique. Désormais, elle détermine aussi les relations sociales, le modèle industriel, le rapport au travail et à l’emploi, la politique éducative et culturelle, l’action pour la santé publique, la politique de la ville, l’aménagement du territoire urbain et de l’espace rural, la politique des migrations, du numérique, la politique étrangère et de défense… Elle refuse la séparation des enjeux écologiques des autres dimensions de l’action publique, mais elle procède également à une inversion fondamentale des règles du jeu : désormais, c’est l’écologie d’abord, le commun prime sur la liberté économique qui ne peut s’exercer que dans son respect. Il s’agit d’un renversement total des préceptes qui régissent actuellement l’action contre le changement climatique à l’échelle internationale. En effet, selon les termes de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, l’action pour le climat ne peut être menée qu’à la condition de ne pas entraver le libre commerce international. Elle est jugée secondaire alors que nous voulons l’ériger première. – Changement de rapport au temps : nous exprimons un désaccord net avec ceux qui appréhendent l’écologie seulement comme un enjeu de long terme. Ces conceptions sont largement dépassées et rendues caduques par la masse d’études scientifiques qui prouvent qu’il faut agir tout de suite. L’écologie intégrale démocratique consiste à ce que, maintenant, chaque jour, chaque décision soit fondée sur l’impératif écologique et cohérente avec les enjeux de court et de long terme qu’elle représente. Elle apporte ainsi une réponse à l’accélération de l’histoire, et elle est adaptée à la course de vitesse qui est engagée entre les Destructeurs et les Terriens.

Aussi, nous appelons tout écologiste conséquent à rayer le mot « transition » de son vocabulaire. Ce mot d’ordre de l’écologie politique a représenté une étape dans le mouvement des idées. Mais bien que pertinent pour évoquer le nécessaire changement de notre modèle de développement, il induit en erreur. Il laisse à penser que l’écologie n’est qu’un enjeu de long terme. La transition a ainsi été récupérée par les tenants du conservatisme pour renvoyer l’action à plus tard, comme un prétexte à l’inaction présente. C’est autour de cette notion que se noue le consensus trompeur qui nie la nécessité de trancher maintenant, de décider dès aujourd’hui et quotidiennement en faveur des enjeux vitaux. À son corps défendant, la dimension civilisationnelle du concept, dont témoigne par exemple l’expérience des villes en transition, a été niée au profit d’une interprétation paresseuse qui réduit les changements à opérer à une simple transition technologique. Appeler à « accélérer » la transition ne peut pas être un mot d’ordre pertinent, puisque cela consisterait à faire plus vite ce que l’on fait mal ou pas du tout aujourd’hui. L’écologie intégrale est donc le nouveau cadre global à partir duquel nous voulons nous atteler à la construction d’un programme de gouvernement qui concerne toutes les sphères de l’action publique. Elle porte une vision systémique et interroge avec méthode toute décision à prendre selon les critères suivants : 1) Est-elle bénéfique, neutre ou nuisible pour le respect des limites planétaires ? 2) Qu’apporte-t-elle au bien-être collectif et avec quelles conséquences ? 3) Nous place-t-elle sur la bonne trajectoire à moyen et long terme ? Elle donne la priorité aux changements structurels immédiats et à effets dans la durée. Un immense travail commence. Il a besoin de l’expertise des citoyens, du savoir des scientifiques et des intellectuels, de l’énergie des militants, des compétences de tous les acteurs de la vie sociale et économique qui savent qu’il n’y a pas tâche plus urgente.

V L’État-résilience

Nous sommes réalistes et lucides : pour une part, certaines destructions des écosystèmes sont d’ores et déjà irréversibles. Un point de nonretour a été atteint pour la biodiversité, même si la nature peut vite reprendre ses droits lorsqu’on donne sa chance à sa régénération. Quant au climat, une trajectoire d’un réchauffement planétaire global de 1,5 °C ou 2 °C est d’ores et déjà quasi certaine. Encore faut-il souligner qu’il s’agit là d’une moyenne planétaire qui signifiera une élévation de la température proche du double en Europe, avec des extrêmes bien plus élevées par moments. Pour prendre un seul exemple, la France pourra connaître des températures records de 50, voire 55 °C, lors des canicules dans l’est du territoire métropolitain, selon une étude des chercheurs de Météo France. Notre pays sera méconnaissable. Toutes les conclusions politiques de ces vérités doivent être tirées dès à présent. Cette approche n’est pas un renoncement, mais un commencement. Il n’y a plus une minute à perdre pour l’action. Elle doit concerner autant la résistance, c’est-à-dire la lutte pour endiguer la dynamique des processus en cours, que la résilience, c’est- à-dire la capacité à faire face au choc, à l’absorber, à s’adapter. La part certaine des bouleversements à l’œuvre oblige dès à présent à organiser cette résilience pour maintenir les fonctions vitales et essentielles de nos sociétés. Notre projet politique unit écologie et sécurité. L’écologie intégrale est une politique de sécurité nationale. Nous affirmons en effet que tout ce qui a trait à l’écologie relève du nouveau rôle régalien de l’État, car il en va de la sûreté et de la sécurité de la population. La protection civile, la gestion de crises, le fonctionnement en toutes circonstances des infrastructures vitales, la prévention des risques, l’anticipation des facteurs de vulnérabilité, mais aussi l’action pour

sortir des énergies fossiles, assurer notre sécurité alimentaire par l’agroécologie, protéger la santé publique de l’impact des substances chimiques à l’origine d’une pandémie de maladies chroniques qui pourrait ruiner la Sécu, mettre fin aux modes d’élevages industriels qui génèrent la souffrance animale autant qu’ils ruinent les paysans et ont ravagé les paysages de bocage qui régulaient l’évaporation et évitaient les inondations… tout cela entre dans la définition même de la mission régalienne de l’État qui est d’assurer la sûreté de la vie en société et de protéger les conditions d’existence même de la Nation. L’Anthropocène vient ainsi fracasser le credo néolibéral de l’affaiblissement de la puissance publique, qu’elle soit locale ou nationale. Moins d’outils d’intervention et de services publics, c’est moins de sécurité. Pour preuve, le bilan désastreux des incendies meurtriers en Grèce au cours de l’été 2018 met en cause les conséquences des coupes budgétaires imposées à ce pays : bornes d’incendie hors service, matériel des pompiers vétuste ou insuffisant, données météorologiques inexistantes pour guider le vol des canadairs face aux vents, occupation anarchique des sols, absence d’entretien lié au démantèlement des services forestiers, absence de plan d’évacuation… Trente ans de néolibéralisme ont affaibli, et dans certains cas ruiné, la capacité d’intervention, d’anticipation, de planification des États. Le capital public, par opposition aux capitaux privés, a été méthodiquement sabordé. Selon le chercheur en sciences sociales Lucas Chancel, il est désormais proche de zéro dans les pays riches. Les États sont devenus pauvres tandis que le patrimoine privé explosait. Cette politique d’appauvrissement méthodique de l’État s’est aussi appliquée en France, où les services du ministère de l’Écologie ont été les plus impactés par la « révision générale des politiques publiques » et autres politiques de « modernisation de l’action publique » qui, en vérité, ont consisté à réduire drastiquement les moyens humains, en ingénieurs, techniciens, prévisionnistes, agents déployés sur le terrain dans les départements et dans les services de la police de l’environnement. Songez qu’après le retard de déclenchement de l’alerte rouge auprès des habitants de l’Aude lors des récentes inondations meurtrières, la loi de finances prévoit encore de nouvelles suppressions d’emplois à Météo France ! Lors de la tempête de 1999, toute la France avait éprouvé la fierté de ses services publics, qui s’étaient déployés partout pour porter secours aux habitants et réparer les infrastructures. Qu’en sera-t-il demain, alors que les événements climatiques extrêmes changent d’échelle ? Si la mobilisation de l’armée et des services de protection civile a permis de sauver

des vies lors du passage de l’ouragan Irma à Saint-Martin et Saint-Barthélemy en 2017, un an après, la reconstruction s’avère laborieuse. Les Outre-Mer, qui concentrent 80 % de la biodiversité française et permettent à la France d’être présente sur tous les océans, sont d’ores et déjà confrontés aux effets les plus violents du réchauffement climatique. Pour l’instant, nos services de gestion de crise sont encore globalement au niveau en comparaison d’autres pays, mais nous ne savons pas organiser la résilience des territoires. Nous ne savons pas davantage déployer des stratégies d’adaptation pour réduire l’impact des catastrophes. À terme, aucun modèle de financement privé ne pourra faire face aux risques majeurs résultant des dérèglements du climat. Les coûts des catastrophes climatiques ont déjà augmenté de 250 % au cours des vingt dernières années. L’ampleur des impacts est telle, qu’il s’agisse des événements extrêmes ou de la modification au long court des équilibres météorologiques, que ce risque sera bientôt inassurable. Le retour d’un État puissant et volontaire s’impose, en lui donnant les moyens d’assurer sa fonction régalienne afin de faire face aux enjeux de sécurité civile de la population, mais également pour organiser la prévention et l’adaptation, en un mot, la politique d’écologie intégrale. Nous appelons à une nouvelle étape historique de la construction républicaine, que nous nommons, après celle de l’État-providence, l’Étatrésilience. La construction de l’État-providence a été fondée sur la mutualisation des risques sociaux face à l’injustice de la maladie, au chômage, à la vieillesse. Elle a permis, de façon spectaculaire, de faire reculer la pauvreté et d’améliorer l’espérance de vie. La vulnérabilité de la population face aux risques écologiques de toute nature justifie une nouvelle forme de protection collective. Le rôle de l’État central est d’assurer la gestion de crise, mais aussi de fixer le cadre, les règles, les normes de la résilience et d’en permettre le contrôle par la police et la justice de l’environ-nement, cette dernière étant actuellement inexistante. Dans le cadre fixé, l’échelon local est celui qui doit organiser dans les territoires le déploiement des actions de prévention et d’adaptation au réchauffement climatique et de régénération de la nature, au plus près de leurs spécificités et en associant les citoyens. Par définition, résilience rime avec décentralisation car une plus grande autonomie d’action locale réduit les

vulnérabilités. L’État-résilience met un coup d’arrêt à la perte de sens du contrat républicain entre les citoyens et l’État, et contribue à refonder sa légitimité indispensable. Contre l’enlisement bureauratique et l’impuissance publique, il redonne à la République un but à atteindre. Il est porteur de sens et d’engagements pour tous les agents de la fonction publique qui, dans bien des domaines, souffrent de l’effacement de la légitimité de leurs missions. Il vise à apporter aux citoyens la sécurité sociale écologique qu’ils attendent. Il s’inscrit dans le prolongement du propos de Mendès France selon lequel la République est éternellement inachevée tant qu’il reste des progrès à accomplir. L’écologie intégrale en est un. C’est son nouveau moteur. Dans le désordre de l’Anthropocène, l’État-résilience est en première ligne pour protéger et remettre de l’ordre.

VI La République incorruptible

Toute politique d’écologie intégrale requiert un préalable : que la souveraineté des citoyens reprenne le contrôle réel de la démocratie. Si tant de citoyens n’y croient plus et s’en détournent, c’est parce qu’ils ont bien compris que le véritable pouvoir est ailleurs. Il n’y a là nulle théorie du complot mais un constat : il existe un lien évident entre la désaffection démocratique, la montée des populismes et la confiscation de la puissance publique par les lobbies. Une souveraineté cachée empêche en effet depuis des années d’accomplir de réels progrès au service de l’écologie, et plus largement de l’intérêt général : les gouvernements successifs se comportent comme des valets des lobbies. C’est ce qui explique ce sentiment largement diffus que les gouvernements passent, mais que les problèmes restent, et qu’au fond, ils mènent tous, à quelques différences près, la même politique. Les puissances polluantes mènent partout la guerre à la démo-cratie, en l’affrontant, mais aussi en la corrompant pour que la politique abdique de son pouvoir. Il n’aura échappé à personne que, dans les grandes nations où les Destructeurs sont au pouvoir, leurs premiers sponsors sont les grandes compagnies du pétrole, du gaz, de l’agrochimie. On a ainsi vu dernièrement le cours de l’action Bayer-Monsanto remonter après la victoire de Bolsonaro au Brésil. Mais dans nos démocraties, il ne s’agit pas, la plupart du temps, d’une corruption directe. C’est une forme de corruption bien plus subtile, de nature culturelle, afin que les très hauts fonctionnaires, les décideurs, les élus, confondent intérêt public et satisfaction des intérêts privés. Le phénomène de caste sait faire jouer les relations dans l’entre-soi des élites pour que la confusion opère, que les barrières s’effacent. L’écologie est en première ligne. Elle est la première victime des conflits d’intérêts, du pantouflage des hauts fonctionnaires partis dans le secteur privé,

du rétro-pantouflage des anciens hauts fonctionnaires partis dans le privé puis revenus dans le secteur public, des élus reconvertis dans les cabinets de conseil, c’est-à-dire le lobbying, de la fascination qui s’exerce, au sommet de l’État, pour les grands groupes industriels. Tout cela a fait perdre, dans les cercles du pouvoir, le sens et l’éthique de l’État. L’étape ultime de cette tyrannie des intérêts privés à l’encontre de la démocratie est en cours. Elle consiste à ériger les grands accords commerciaux internationaux, tels que le CETA entre le Canada et l’Union européenne, en normes supérieures aux lois démocratiquement adoptées. Ainsi les multinationales contrariées dans leurs profits par une législation environnementale, sanitaire ou sociale pourront déférer les États récalcitrants à leurs injonctions devant une parodie de justice, les tribunaux d’arbitrage privés. Dans le cas où les parlements et les gouvernements seraient perméables aux attentes citoyennes et y répondraient, les multinationales disposeront d’une arme de dissuasion massive. L’écologie est la nouvelle ligne d’affrontement avec les règles du jeu d’un système économique dont le profit est fondé sur la destruction environnementale. Mais ce n’est pas une fatalité. Le système économique a fini par accepter un compromis social avec le travail. Aujourd’hui, il n’en fait aucun, ou presque, avec l’écologie. Il s’agit de le lui imposer. C’est pourquoi l’écologie intégrale démocratique proclame la séparation de l’intérêt général des intérêts privés. Elle appelle à la construction d’une République incorruptible, rétablissant une frontière étanche entre le service de l’intérêt général et les intérêts privés. Elle annonce que tout départ d’un haut fonctionnaire du service de l’État sera un billet sans retour possible. Elle considère comme illégal le conflit d’intérêts. Elle réhabilite l’éthique de l’État. Elle fait un lien entre la logique centralisée, verticale, de la Ve République qui concentre le pouvoir dans les mains d’un seul, et l’influence des lobbies au sommet de l’État. Il s’agit, en fait, d’organiser une conquête démocratique. Elle passe, dans tous les domaines qui touchent à la santé publique et à l’environ-nement, par la reprise en main des missions d’expertise scientifique et technique sur la base desquelles sont prises les décisions publiques, ainsi que par le débat contradictoire et l’attention aux contre-expertises citoyennes. Le poids des

lobbies a pour toile de fond l’affaiblissement technique, scientifique, et finalement politique et moral de l’État, qui a concédé, externalisé, sous-traité ses prérogatives sous couvert de complexité. Ainsi, qu’il s’agisse de l’autorisation de substances chimiques, des études d’impact environnemental des projets industriels ou d’infrastructures, de la mesure des émissions polluantes des véhicules mis en circulation, ou de bien d’autres exemples encore, un principe général prévaut : la puissance publique s’en remet aux données fournies par l’industrie. L’affaire des Monsanto Papers a montré que la falsification des données scientifiques relatives aux effets sur la santé du glyphosate n’entamait pas la confiance aveugle des institutions européennes dans les évaluations truquées présentées par la firme. Même en matière scientifique, désormais qui paye commande ! La puissance publique doit donc reprendre en main les prérogatives d’évaluation et de contrôle, par des procédures protégeant et garantissant l’indépendance de la recherche scientifique, laquelle doit être financée par l’impôt payé par les industriels qui sollicitent l’autorisation de leurs produits. La reconquête républicaine à opérer contre les souverainetés cachées concerne également le cyberespace, alors qu’une prise de contrôle des démocraties est en train de s’installer par la main-mise des oligopoles de l’Internet. Il s’agit d’une mise en danger fondamentale d’aspects vitaux de la société, à savoir la liberté de l’information et de la pensée. La révolution numérique, qui organise la reconfiguration de toutes les relations sociales, publiques comme privées, entrepreneuriales comme culturelles, ne peut échapper aux règles républicaines et à la souveraineté démocratique, pas plus que la valeur créée par l’exploitation massive des données ne doit être exemptée du paiement de l’impôt. La République incorruptible est la condition d’adhésion à un nouveau cadre de droits et devoirs pour les citoyens, à l’heure où de nouvelles obligations collectives, dans les comportements de chacune et chacun vis-à-vis des ressources, de l’énergie, du vivant, sont devenues indispensables. Elle est la base du consentement à de nouvelles obligations élaborées démocratiquement. Elle est le point de départ de tout changement institutionnel, qui, sans cette condition première de la réhabilitation de la souveraineté citoyenne contre l’influence des lobbies, ne parviendra jamais à approfondir la démocratie. Nous entrons en effet dans une époque nouvelle avec des institutions datées

et inadaptées. Elles sont le produit de l’histoire. La démocratie représentative classique n’arrive pas à prendre à bras-le-corps les enjeux de l’Anthropocène qui, de par leur complexité et leur caractère systémique, réclament une nouvelle gouvernance, ouverte aux connaissances scientifiques, à l’expertise citoyenne, au débat contradictoire et aux contrepouvoirs, aux conférences de citoyens, à l’innovation démocratique, à la décentralisation, à la démocratie délibérative, à l’innovation institutionnelle. Certains murmurent qu’il faudrait tirer une autre conclusion que celle que nous venons de proposer de la paralysie démocratique à l’œuvre. Ainsi, ils suggèrent à bas bruit que le seul recours serait d’attendre une catastrophe majeure ou une guerre pour que les peuples acceptent de s’en remettre à un despotisme éclairé, voire à une « dictature verte ». Dans leur esprit, l’impopularité des mesures à prendre pour l’écologie, en particulier la réduction de notre niveau de confort, justifierait qu’il n’y ait pas d’autre remède possible que celui d’une solution autoritaire. Peu importe, à leurs yeux, que toute l’histoire du XXe siècle ait prouvé, avec constance, que chaque fois que ceux qui prétendaient faire le bonheur du peuple au nom d’un idéal ont faite leur la politique du « la fin justifie les moyens », cela se soit terminé dans un bain de sang. Nous réfutons frontalement cette dérive grave. Aujourd’hui comme hier, les moyens déterminent la fin. La planète n’a pas besoin de dictateurs supplémentaires. L’incapacité à répondre à l’impératif écologique ne résulte pas d’un trop-plein de démocratie, mais de ses insuffisances. Le seul moyen d’ancrer la transformation écologique dans nos sociétés est de convaincre une large majorité de citoyens de sa nécessité et d’accomplir une révolution non-violente. Ce processus d’éducation et de conscientisation est à l’œuvre, il faut l’amplifier. C’est de la société que viendra le changement institutionnel. La démocratie n’est pas condamnée à l’inertie. L’écologie s’accomplira par plus de démocratie, par l’inventivité institutionnelle, jamais par la brutalité, l’ignorance et la tyrannie.

VII L’économie permacirculaire et biosourcée

L’économie permacirculaire et biosourcée est une alternative au modèle économique dominant, où le profit est fondé sur la pollution, la surconsommation et la compétition. Elle constitue un nouveau modèle économique en harmonie avec la Terre, qui respecte les limites planétaires, en organisant la réduction des flux d’énergie et de matière. Une clarification s’impose : la culture marxiste conditionnant la résolution des enjeux écologiques au renversement du capitalisme est une voie sans issue. Pas seulement en raison de considérations sur le caractère irréaliste de ce mot d’ordre qui revient à renvoyer la lutte écologique à plus tard et à la conditionner à un objectif supérieur, mais aussi pour des motifs plus fondamentaux. En effet, la propriété collective des moyens de production ne change rien au problème posé par le modèle dominant. Au regard des enjeux écologiques, la question n’est pas de savoir qui détient les moyens de production, mais de savoir si le système est ouvert – et consomme toujours plus de ressources –, ou fermé – et respecte les limites planétaires. Nulle part dans le monde, jamais dans l’histoire, la propriété collective des moyens de production ne s’est traduite par un progrès écologique. Les systèmes non capitalistes étaient tout autant destructeurs. Les politiques de nationalisation sur l’exploitation des ressources naturelles, pour organiser un meilleur partage des richesses produites, n’ont jamais été inspirées par des objectifs environnementaux. La nationalisation du pétrole au Venezuela ne peut pas être un modèle. La création d’une compagnie française d’exploitation du gaz de schiste et des ressources minières nationales, comme le préconisait un ancien ministre socialiste de l’Industrie, pas davantage. La seule tentative liant souveraineté sur les ressources et écologie a été l’initiative Yasuní ITT de l’Équateur. Elle a finalement échoué faute d’un cadre international permettant d’indemniser les pays renonçant volontairement à l’extraction

d’énergies fossiles pour protéger la nature. Reste que propriété privée ou collective des moyens de production, concentration ou redistribution des profits ne changent pas l’origine de la création de valeur, à savoir la destruction de ressources et la pollution. Du point de vue de la destruction du système Terre, capitalisme et marxisme sont les deux faces de la même médaille productiviste. Le système économique doit être fermé par une norme sociale transcrivant le caractère limité du système planétaire. Celle-ci vise à rendre rentable le bien commun et coûteuse la dégradation des ressources. Le laisser-faire laisser-aller ne conduira pas spontanément à la sobriété, ni assez vite. On ne peut s’en remettre à une vision mécaniste selon laquelle la raréfaction des ressources entraînerait d’elle-même une hausse des coûts qui freinerait leur exploitation. Certainement vraie à long voire à très long terme, cette tendance n’est de toute façon pas assez rapide pour espérer maintenir un relatif équilibre du climat et préserver la capacité des écosystèmes à se régénérer. Dans l’immédiat, on constate par exemple que le renchérissement des coûts d’extraction du pétrole a rendu rentables les investissements dans le gaz de schiste et les hydrocarbures non conventionnels, au prix de catastrophes écologiques supplémentaires. L’économie permacirculaire et biosourcée organise le retour progressif à une empreinte écologique égale à une planète et la réduction graduelle des flux d’énergie et de matière qui ont explosé les limites planétaires. Elle substitue au fur et à mesure aux matières premières extraites du sous-sol des matières recyclées ou issues de l’agroécologie. Elle met fin à l’aberration d’un modèle qui transforme en déchets ingérables la moitié de ce qui est produit. Elle organise de nouvelles logiques d’interdépendance des usages entre ce qui est produit, consommé, recyclé en générant de nouvelles solidarités. Elle renouvelle donc la légitimité des choix collectifs en matière économique et rétablit la primauté de l’intérêt général sur le marché. Elle considère que les règles de gestion des biens communs essentiels et stratégiques que sont l’eau, l’air, la terre, l’énergie, les ressources naturelles de toute nature, relèvent totalement de la souveraineté démocratique. Pour s’engager sur ce chemin, la première étape est de compter les coûts cachés de la pollution, de l’extraction des matières, de la destruction du vivant. Actuellement, la destruction de la nature ne compte pas. La pollution ne compte pas. La déstabilisation du climat ne compte pas. Les coûts écologiques sont ravalés au rang d’« externalités négatives ». Les entreprises sont invitées à les

réduire sans que les instruments normatifs ou fiscaux n’aient été mis en place à cet effet. Le terme de « dette écologique » est parfois utilisé pour décrire le fardeau que représente ce coût invisible des activités économiques. Il est inapproprié, car il suppose que les impacts seraient réversibles et que la dette puisse être un jour remboursée. On pourrait même, dans cet ordre d’idée, continuer de creuser la dette, pourvu qu’on la rembourse un jour ! Or ce qui a été détruit, pour l’essentiel, ne reviendra pas. Il ne s’agit pas d’une dette écologique, mais d’une destruction irréversible. En la matière, il faut se méfier des faux amis. Le même raisonnement peut être appliqué à toutes les notions qui empruntent au champ lexical de l’économie néoclassique. Ainsi le terme de « capital naturel », suppose que celui-ci soit illimité, ou reproductible, et revient à réduire la nature à un facteur de production et à sa seule valeur économique. Celui de « compensation écologique » suppose que tous les dommages causés à la nature puissent être compensés. Et ainsi de suite. Ces dernières années, on a même vu surgir, au détour d’un débat législatif, la notion d’« unité d’actifs naturels », comme si des quantités de nature pouvaient s’échanger dans une sorte de marché boursier autorisant les acheteurs « d’actifs naturels » à mener à bien leurs projets destructeurs. La finance impose son modèle culturel partout… Un premier changement structurel consiste donc, non pas à faire de la nature un objet de spéculation marchande, mais tout simplement à compter ce qui actuellement ne compte pas. Un tel changement entraînera mécaniquement un effondrement de la valeur des entreprises dont les profits sont les plus dépendants de la dégradation du climat et de la biodiversité, qui sont souvent les premières à monter au créneau pour combattre toute politique écologique. La norme sociale relative aux limites planétaires, en décidant que les réserves d’énergies fossiles accessibles ne doivent plus être exploitées, provoquera fatalement la faillite des entreprises dont les actifs sont surévalués en vertus des permis miniers dont elles disposent. De la même façon, l’interdiction des pesticides de synthèse doit provoquer la dévalorisation des actifs de l’agrochimie. Mais l’écologie intégrale n’entend pas bloquer l’initiative sociale ou privée, ni interdire la création de richesses si celles-ci respectent les limites planétaires. L’économie permacirculaire ne vise pas à organiser une économie administrée. Il s’agit pour la démocratie d’imposer un nouveau compromis historique par lequel

de nouvelles règles encadrent l’activité économique, à l’image des règles sociales patiemment conquises et parfois hélas remises en cause. De la même façon que nous avons interdit le travail des enfants, limité le temps de labeur, obtenu des congés payés, un droit à la retraite, il s’agit aujourd’hui d’interdire certaines activités polluantes, d’en restreindre progressivement d’autres, de limiter l’usage de l’énergie et la consommation de ressources jusqu’à atteindre une empreinte écologique égale à une planète. Ainsi les entreprises sont encouragées à développer une nouvelle créativité et à réexaminer toute leur chaîne d’approvisionnement et de production pour favoriser la circularité et l’économie d’usage des matières premières ainsi que la réduction de la consommation d’énergie. Autrement dit, il s’agit d’une nouvelle régulation écologique de l’économie de marché. Le cadre étant posé, le modèle permacirculaire doit pouvoir s’appuyer sur l’efficience, l’agilité et la réactivité, la force d’innovation qui caractérisent l’entreprise. En effet, en elle-même l’entreprise n’est pas l’ennemie de l’écologie. Nous ne confondons pas Monsanto et La Ruche qui dit oui, MacDo et Yuka, Amazon et Le Bon Coin, Ikea et la Camif, Unilever et Body Nature, Total et Enercoop. Toute une nouvelle génération d’entrepreneurs prend au sérieux les enjeux écologiques, invente de nouveaux modèles, fonde ses projets entrepreneuriaux sur des valeurs, considère que l’avenir de l’entreprise est dans son capital humain, ses savoir-faire et son ingéniosité. Ces entreprises, parfois pionnières dans leur domaine, sont des alliées dans la transformation écologique à accomplir. Pour s’orienter vers ces nouveaux modèles vertueux, les PME, ETI et TPE qui font la vitalité de l’économie dans les territoires et sont les principales créatrices d’emplois souffrent d’un déficit de considération. Au sommet de l’État règne en effet une vision de l’entreprise qui ne se résume qu’à quelques grands groupes cotés en Bourse. Ce sont eux qui inspirent la plupart des décisions de politiques publiques, souvent inadaptées aux besoins et injustes. Ce que les entreprises demandent, c’est un changement de la réglementation financière afin de favoriser l’innovation et les investissements dont la rentabilité n’est pas immédiate. Certaines militent aussi, à juste titre, pour une TVA responsable, incitant à produire et consommer dans le respect des limites planétaires. Changer radicalement notre modèle économique suppose un effort sans précédent d’investissements privés et publics. Il est comparable à l’effort d’une économie de guerre. Il faut provoquer un choc en matière d’économies

d’énergie, de sortie des énergies fossiles, de développement des énergies renouvelables, de politique industrielle biosourcée et d’agroécologie. Le grand programme d’investissements nécessaires a été évalué à 2 à 3 % du PIB par les économistes Alain Grandjean et Gaël Giraud, soit 45 à 75 milliards d’euros par an. Cette évaluation est raisonnable et crédible. Elle peut être financée par la mobilisation de l’épargne, mais aussi l’investissement public en sortant les investissements écologiques du calcul des déficits. Il est absurde que l’Europe considère comme des dépenses de fonctionnement des investissements d’avenir décisifs pour organiser la métamorphose de notre économie et la résilience de nos sociétés. Ces investissements ne remettent pas en cause la sacro-sainte stabilité, ils assurent au contraire une stabilité durable ! Dans la mutation à accomplir, la relation ambivalente entre la révolution écologique et la révolution numérique tient une place particulière et stratégique. Actuellement, elles divergent plus qu’elles ne convergent. Même si le numérique ne représente à ce stade que 2,7 % de la consommation mondiale d’énergie, celle-ci progresse de 9 % par an. Les data centers, ordinateurs, smart-phones, et autres objets connectés, consomment aussi beaucoup de ressources, et notamment de métaux et de terres rares dont les conditions d’extraction sont écologiquement déplorables. La course sans fin au high-tech doit, elle aussi, être contrainte par les limites planétaires, en favorisant les low-tech chaque fois que possible. Mais surtout, la révolution numérique n’a pas été déployée dans tout son potentiel d’efficience au service des économies d’énergie, de la gestion de la production et de la consommation des énergies renouvelables, de la réduction des flux de matière, de l’évaluation environnementale de l’ensemble des biens et services. La puissance de calcul de l’intelligence artificielle doit, elle aussi, être mise au service de la sobriété dans l’usage des ressources. La clef d’un tel changement est dans la souveraineté numérique permettant de poser de nouvelles règles, de sortir de la dictature des licences et de s’appuyer sur les outils du logiciel libre. Enfin, le projet politique de l’écologie intégrale entend réconcilier l’écologie et la valeur travail. L’économie permacirculaire, c’est plus de travail, et non pas la fin du travail. Nous refusons de confondre les transformations en cours du travail, notamment du fait de la révolution numérique, avec l’annonce prophétique de sa disparition. À moyen terme, l’économie permacirculaire détruira des emplois dans les anciennes activités polluantes, mais elle va en créer bien davantage dans l’effort d’économie de guerre lié à la transformation de

notre modèle économique et social. Surtout, nous croyons à la nécessité du travail humain pour se réaliser soi-même dans la transformation du monde réel. Nous considérons la privation de travail, le chômage, comme un gâchis humain. Nous faisons un parallèle entre la façon dont les salariés sont traités comme des produits jetables et un système tout entier basé sur la voracité dans son rapport aux ressources, aussi bien humaines que naturelles. Nous affirmons la place centrale du travail dans la construction de la personnalité et de la sociabilité. Nous voulons redonner sens à la reconnaissance de la créativité du travail humain, manuel et intellectuel. L’économie permacirculaire organise non pas l’oisiveté, mais la réappropriation d’un nombre infini d’activités économiques laissées en jachère. Elle est une économie sociale et solidaire. La valeur du travail est centrale dans l’écologie intégrale parce qu’elle entend organiser la mobilisation générale des ouvriers, des ingénieurs, des salariés de tous métiers, du secteur privé comme du secteur public, des agricultrices et des agriculteurs, des artistes, des urbanistes, des scientifiques… bref, de toutes les forces vives et de toutes les intelligences dont les savoir-faire doivent se mettre en mouvement pour inventer l’avenir.

VIII L’écoféminisme politique

L’écoféminisme politique reconnaît le lien intrinsèque entre écologie et émancipation des femmes. Le combat universel pour la féminisation du pouvoir est un des leviers les plus puissants, au niveau mondial, pour accomplir la révolution de l’écologie intégrale. La nature est un mot féminin et il y a bien plus qu’une analogie entre l’oppression des femmes et la domination de la nature. Nature est issu du latin natura, qui selon le Littré signifie « l’engendrante, la force qui engendre ». L’exploitation de la nature par les humains et des femmes par les hommes relève des mêmes mécanismes ancestraux accordant un statut inférieur à la féminité. Les femmes sont oppressées en raison de leur prétendue nature. Leur travail a été rendu invisible et gratuit, tout comme le système économique considère invisible et gratuite la destruction de la nature. Cette infériorisation commune des femmes et de la nature est au cœur des luttes, de la pensée et de la culture écoféministes. Ce mouvement multiforme a connu de nombreuses variantes, au point qu’il conviendrait plutôt de parler des écoféminismes au pluriel. Il est né dans le contexte de la Guerre froide et des mobilisations anti-nucléaires aux États-Unis. Le terme a également été utilisé ultérieurement au sujet des luttes des femmes investies dans le combat pour l’écologie dans les pays du Sud, qu’il s’agisse de Vandana Shiva ou de Wangari Muta Maathai. En France, l’écoféminisme est apparu dans les années 1970 au sein du Mouvement de libération des femmes, où avait été créé un groupe « Écologie et féminisme ». Hélas, cet apport est longtemps sorti des écrans radars du féminisme en France. Cette pensée féconde a été écartée, pour ne pas dire farouchement

combattue. Une philosophie essentialiste a été – le plus souvent à tort – prêtée aux écoféministes, parce qu’elles se réappropriaient leur féminité, opposaient à la misogynie une exaltation du féminin qu’elles exprimaient par l’art, par les émotions, par leurs corps. Leur avant-gardisme constituait une contribution majeure pour les combats écologistes comme féministes et aurait dû trouver des prolongements. Au lieu de cela, les partis d’inspiration marxiste l’ont combattu, préférant subordonner le féminisme à la lutte des classes, alors que le patriarcat existait bien avant le capitalisme. Féminisme comme écologie ont été accusés de détourner l’attention du combat principal. L’écoféminisme doit être aujourd’hui redécouvert. Les progrès des droits des femmes sont la plus grande avancée de l’histoire du XXe siècle. Mais ce combat est loin d’être achevé. L’écoféminisme le prolonge, dans une perspective allant au-delà même des revendications liées à l’éradication des violences sexuelles, à l’égalité salariale et à la féminisation du pouvoir autant politique qu’économique et culturel. Il est porteur d’une révolution anthropologique qui abolit la domination sur la nature par l’espèce humaine, autant qu’il abolit l’infériorisation des femmes. Il libère les hommes de l’injonction à surjouer leur virilité, qui est un piège qui les prive de l’expression d’une part essentielle de leur sensibilité. Le rôle moteur des femmes dans la transformation écologique doit enfin être reconnu. Il n’est pas lié à une quelconque différence de tempérament ou à une prédisposition qui serait le fait de leur genre, mais à leur expérience concrète de la domination. Exclues du pouvoir, les femmes ont été reléguées à tout un ensemble de tâches matérielles qui a paradoxalement construit leur science de la relation à la nature. Ce n’est pas une question de génétique, mais de culture. Bien sûr, le sexe n’efface pas les différences d’idées et il y a des femmes réactionnaires et anti-écologistes. Mais l’expérience commune des femmes de la mise à l’écart du pouvoir dans tous les domaines, alors qu’elles sont majoritaires dans la société, les rend plus promptes à vouloir transformer ce pouvoir et à réinventer une relation positive de tous – hommes et femmes – au vivant. Le présent manifeste combat donc farouchement toute interprétation de l’écologie intégrale consistant, à l’inverse, à promouvoir des valeurs réactionnaires pour confiner les femmes au monde naturel et à leur fonction reproductrice. Vouloir travestir le sens de l’écologie intégrale pour en faire une arme contre les femmes, contre leur droit à maîtriser leur corps, contre le droit à

l’avortement et à la contraception, contre les progrès de la bioéthique, contre les libertés individuelles, à commencer par la faculté de vivre librement son orientation sexuelle que l’on soit homme ou femme, c’est exactement le contraire de la révolution anthropologique nécessaire. À l’inverse, nous faisons de l’émancipation écoféministe le levier de la transition démographique pacifique dont la planète a besoin. L’émancipation des femmes est la seule alternative sérieuse à tous les projets malthusiens totalitaires face à la croissance galopante de la démographie mondiale. La pression démographique, avec une population mondiale de 8,7 milliards en 2030, est assurément un facteur majeur de dégradation environnementale et d’épuisement des ressources. Encore faut-il refuser toutes les visions simplistes qui passent sous silence que l’empreinte écologique de chaque humain n’est pas équivalente sur Terre. On ne répétera jamais assez que 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont le fait des seuls 10 % les plus riches de la population, et que la consommation d’énergie et de ressources augmente plus vite que n’augmente la population mondiale. Maîtriser la croissance du nombre d’habitants sur Terre sans transformer radicalement notre modèle de civilisation n’en changerait donc pas le caractère insoutenable. Une étude scientifique a même démontré qu’il était possible de nourrir 9 milliards d’êtres humains en 2050 avec 100 % d’agriculture biologique, à condition de réduire le gaspillage alimentaire et la consommation de protéines animales. Reste que la démographie doit assurément être maîtrisée. Or, 214 millions de femmes en âge de procréer n’ont, à ce jour, pas accès à la contraception. Près de 40 % des grossesses en Afrique et 50 % en Amérique latine sont non désirées. Le nombre d’enfants par femmes est directement corrélé à l’éducation et à l’insertion professionnelle dans la vie active. Or dans de nombreux pays, les filles subissent encore l’exclusion scolaire. Le taux d’emploi des femmes n’est en moyenne que de 47 % dans le monde, avec de très fortes disparités selon les continents. 70 % des personnes les plus pauvres dans les pays du Sud sont… des femmes. L’égal accès des femmes et des hommes à l’éducation, au travail, au pouvoir, à la liberté de procréer ou de ne pas procréer, ainsi que la lutte implacable contre toute forme de machisme, sont le seul chemin. L’écologie ne pourra pas s’accomplir contre les libertés humaines les plus fondamentales, mais avec elles.

L’écologie intégrale reconnaît donc comme ses adversaires toutes les idéologies et les pratiques politiques qui justifient ou tolèrent toute forme d’oppression des femmes. Elle les combat farouchement.

IX Un nouvel âge de l’humanité

Toute femme, tout homme, tout être humain est appelé à devenir Terrien. Nous sommes des êtres naturels enracinés dans le vivant. Face à nos peurs légitimes, à l’état de sidération que provoquent les destructions de la nature que nous constatons désormais de visu, à l’angoisse que nous ressentons devant la catastrophe planétaire en cours, il faut redonner ce sens à nos vies : nous sommes des vivants. C’est notre joie de vivre, la fraternité avec nos semblables, l’amour de la nature, notre harmonie avec l’ensemble du vivant qui peuvent soulever des montagnes, augmenter notre puissance d’agir et abattre l’ordre ancien des Destructeurs. L’écologie intégrale entend rassembler autour de son projet par la raison et la conviction, mais aussi par les sentiments et les émotions. Elle va puiser ses forces dans une écologie intérieure qui représente une nouvelle étape de l’évolution humaine. La révolution mentale que nous devons accomplir est d’embrasser l’ensemble du vivant comme étant partie de nous-mêmes. Il s’agit pour l’humanité d’une entrée dans l’âge de la maturité et de l’humilité. De la même façon que la révolution copernicienne a bouleversé nos repères en établissant que la Terre n’était pas au centre de l’univers et tournait autour du Soleil, notre représentation du monde doit mettre fin au mythe d’une humanité supérieure et détachée de la Nature. Nous sommes des millions à le savoir, à en éprouver l’expérience sensible dans notre rapport contemplatif aux paysages, notre appétence pour les activités de plein air, notre sensibilité au bienêtre animal, notre besoin physique d’être au contact des éléments naturels, notre passion pour le jardinage, et bien d’autres choses encore. Mais la société nous a arrachés à cette part de nous-mêmes. Elle a construit une représentation du

monde dans laquelle notre rapport à la nature n’est qu’utilitariste pour respirer, boire, manger, se chauffer, se déplacer, comme si les écosystèmes étaient un hypermarché de ressources sur étagères. Aujourd’hui, nous redécouvrons qu’être coupés, privés de la nature, est une forme de déshumanisation. Voilà pourquoi les nouvelles découvertes scientifiques sur la sensibilité du végétal nous fascinent et ont une si forte résonance en nous. Même les arbres et les plantes sont des êtres sensibles. Ils communiquent entre eux, déve-loppent une communauté – la forêt –, activent des mécanismes de protection contre les agresseurs et s’entraident. En explorant ces nouvelles connaissances, nous découvrons un nouveau continent de savoirs qui augmente nos propres qualités humaines. Nous apprenons qu’il n’y a pas seulement interdépendance entre le végétal et l’animal, mais une unité du vivant dont nous faisons partie. La science apporte la preuve d’un ressenti. Il était de longue date au cœur des cultures des peuples premiers et autochtones dont nous avons tant à apprendre. Nos sociétés souffrent du syndrome du manque de nature. Elle s’est effacée peu à peu de la culture commune, à mesure que la société urbaine a affaibli la transmission, de génération en génération, des savoirs liés aux origines rurales des familles. Mais elle s’est effacée presque autant dans les territoires ruraux dont les modes de vie ont été rurbanisés. Elle s’est estompée aussi dans les représentations. Ainsi une étude du Muséum d’histoire naturelle a montré que l’évocation de la nature dans les dessins animés de Walt Disney a diminué de 30 % et qu’elle n’y est plus dépeinte par des références à la nature sauvage, mais à la nature domestiquée et artificialisée. Elle s’est effacée surtout, dans nos existences et dans celles de nos enfants. En France, on constate une progression fulgurante de la myopie, dont 40 % de la population est atteinte contre 20 % il y a dix ans, directement corrélée bien sûr à la société des écrans, mais aussi au manque de temps passé à la lumière du jour, les deux allant souvent de pair. Quatre enfants sur dix ne jouent jamais dehors dans la semaine. Il a été prouvé que la carence en contact avec la nature a des conséquences directes sur le développement cérébral des enfants, qui sont ainsi privés de l’expérimentation des mille et une facettes de leurs sens – toucher, sentir, voir de loin – et des aptitudes sociales que développe l’immersion dans la nature – le calme, la concentration, l’imaginaire. Ce déracinement est une expatriation qui prive l’humanité d’une partie essentielle de ses potentialités. C’est dans la nature que nous pouvons trouver bien des remèdes aux maux de notre époque, au stress, à la souffrance psychique, à l’agitation permanente, au mal-être.

On pourra nous objecter que ces démonstrations sont anthropocentrées et que la nature, elle, n’a pas besoin de nous pour vivre. L’effondrement colossal de la biodiversité qui résulte des activités humaines invite désormais à modérer cette affirmation. Comme le souligne le biologiste Gilles Bœuf, désormais, sur Terre, il n’y a plus des écosystèmes, mais que des sociosystèmes, c’est-à-dire des écosystèmes devenus dépendants de la modification des grands équilibres géophysiques qui résulte de notre mode de développement. Une communauté de destin unit l’ensemble du vivant. La cause originelle de la trajectoire de l’Anthropocène étant à rechercher dans la façon dont l’espèce humaine a considéré la nature, c’est en l’humanité qu’il faut susciter le désir de changer. L’écologie intégrale comporte une dimension éthique qui s’adresse à l’intimité de chacun autant qu’à la société dans son ensemble. Elle est totalement laïque, car la laïcité est la condition de toute spiritualité ou écologie intérieure libre. Elle appelle à rompre avec la religion de l’hyper-consommation et affirme que le consumérisme rend malheureux. La société d’hyperconsommation, avec ses achats impulsifs et compulsifs, repose tout entière sur une imposture, à savoir que nos besoins matériels sont infinis. Elle précipite dans la spirale infernale d’une vie à crédit, par l’endettement et le surendettement. Pour l’écologie intégrale, adopter un mode de vie plus simple et attentif à son impact environnemental n’est pas un sacrifice, c’est une libération. Notre projet est profondément émancipateur. Il permet à chacune et chacun de reprendre du pouvoir et le contrôle de sa vie en même temps que de notre destinée collective. D’ores et déjà, des milliers de citoyens retrouvent un pouvoir d’agir par la non-coopération au consumérisme et le refus d’achat de produits truffés d’additifs, de perturbateurs endocriniens et autres substances cancérogènes, d’emballages aussi volumineux qu’inutiles. Ils entrent dans la conscience d’être Terriens. Un changement culturel profond est à l’œuvre et ne fait que commencer. Nous affirmons que tout citoyen dispose du droit d’accéder, par l’éducation, par la culture, par l’information, à cette conscience et à cette émancipation et a le devoir d’en être acteur. Le nouvel âge de l’humanité s’appuie sur la conscience personnelle et collective de la communauté de destin qui nous unit au vivant humain, animal et végétal. Il réenvisage tous les rapports entre Terriens, et des Terriens avec la nature, comme une relation symbiotique de coopération plutôt que de compétition. En ce sens, il est un âge de l’entraide et tourne la page des

valeurs individualistes représentant la société comme une guerre de tous contre tous. Le nouveau récit de l’écologie intégrale est celui d’une réconciliation avec la nature, avec notre nature profonde d’êtres vivants, et avec nos semblables. Nous l’inscrivons dans le prolongement de la Révolution française, comme une nouvelle étape du progrès humain.

Postface

Lorsqu’il a démissionné sur France Inter de ses fonctions ministérielles fin août dernier, Nicolas Hulot a fait part en direct de l’angoisse, devenue intenable pour lui, que lui inspirait l’inaction du gouvernement et de la société face à la montée des périls écologiques. Démissionner non pour telle ou telle arrièrepensée stratégique et picrocholine, mais parce qu’un mélange d’émotions et de sens des responsabilités vous submerge, et le tout alimenté par une connaissance fine, mûrie et éprouvée au fil des ans, d’une situation écologique à la dérive, est évidemment impensable pour ces animaux à sang froid que sont les politiques. D’ailleurs ils en sont restés cois et sont rapidement retournés à leurs mangeoires respectives. Le box ministériel est bien resté vide un certain temps, mais le manège habituel a fini par reprendre le dessus. Tout est rentré dans l’ordre. Ce petit monde est retourné à ses affaires, lesquelles sont de moins en moins les nôtres. Nombre de citoyens ont, en revanche, capté 5 sur 5 le message de Hulot. Pour la première fois, ce sont plus de 100 000 personnes, 100 000 citoyens ordinaires, non rompus aux manifestations de rue, qui ont battu le pavé pour le climat, le 8 septembre en France, alors que ces manifestations ne mobilisaient auparavant que des centaines de militants. Le thème de l’effondrement possible de la civilisation thermoindustrielle se répand désormais au sein de la société, et tout particulièrement de la jeunesse, comme une traînée de poudre. Le livre qui en France a beaucoup compté pour diffuser ce diagnostic, Comment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne et Michael Stevens, est toujours, trois ans après sa parution, en tête des ventes des livres dédiés à l’écologie. Les interrogations sur l’avenir de la planète montent comme les températures l’été, angoisses et émotions diverses tambourinent, s’abattent sur nos tympans comme s’acharnent désormais les précipitations violentes sur nos tuiles et fenêtres. Le monde politique reste quant à lui impavide et impassible. Il est affairé ailleurs. Pire, quand on ne sait par quel hasard les pouvoirs publics taxent essence et diesel, l’opposition en chœur, y compris ceux qui clamaient la veille leur profession de foi écologique, exige la suppression de la taxe carbone, au lieu de chercher à répondre de façon durable à la précarité énergétique de nombre de Français. Un

peu comme si de prétendus pompiers en venaient soudainement à détester l’eau. Alors que nous dévalons dans notre autobus une pente vertigineuse, le chauffeur, hilare, arrache la pédale de freins et nous demande de surveiller les deux migrants assis au fond. Pendant que nombre de politiques s’affairent, qui à conforter le camp progressiste, qui à sauver la gauche, qui à reconstruire la droite, une femme politique, ancienne ministre, Delphine Batho, décide de tourner la page, de proposer un cadre nouveau, l’écologie intégrale, afin de repenser de fond en comble l’action publique. On ne trouvera pas ici un programme en bonne et due forme, avec une série de mesures concrètes, mais le cadre et les principes pour le construire. Et le construire de telle sorte qu’il soit à la mesure des défis de l’heure et offre d’authentiques réponses collectives aux menaces de glissement du sol sous nos pieds. Un des concepts phares proposé par Delphine Batho est celui d’Étatrésilience. Pour construire cet État-résilience, il convient de chercher à mobiliser la société autour de la confrontation qui décidera de notre avenir, celle qui oppose désormais les Terriens, ceux qui veulent maintenir des conditions favorables à la vie sur Terre, aux Destructeurs, ceux qui veulent continuer à détruire l’habitabilité de la planète, quelle que soit d’ailleurs la raison qu’ils invoquent. Et si les raisons de ces derniers sont en apparence multiples, elles exigent toutes néanmoins la poursuite des activités économiques, leur croissance et celle des flux d’énergie et de matières qui la sous-tendent. La raison économique appelle diverses raisons secondaires. D’aucuns prétendent en effet que la croissance permettra de mettre au point les technologies futures qui nous sauveront ; d’aucuns qu’elle nous permettra d’aller chercher sur Mars ou sur quelque entité spatiale les métaux qui nous feront défaut ; d’aucuns, plus audacieux, qu’elle nous permettra de « terraformer » Mars, de rendre cette planète habitable et d’y fuir (pour-quoi rendre la Terre impropre à la vie et se réfugier ensuite sur une planète impropre à la recevoir ?) ; d’autres, enfin, plus délirants encore, prétendent qu’elle nous permettra de poursuivre l’aventure humaine sous une forme entièrement artificielle, en téléchargeant nos cerveaux sur du silicium ! Et ceci toujours au bénéfice pécuniaire de quelques investisseurs. Autant livrer au feu des espaces toujours plus nombreux de la maison commune sous prétexte que les pompiers finiront bien par arriver. Or, par-delà tous ces fantasmes d’élites rendues folles par l’appât du gain et

par des raisonnements d’un autre âge, ceux des années 1950 où l’on rêvait de l’an 2000, force est de constater que la maison commune a d’ores et déjà commencé à brûler. Et l’incendie n’a pas pris dans les étages, mais se répand entre les piliers qui soutiennent l’édifice. Il le menace d’effondrement. Il est en effet trois formes d’incendie qui menacent l’édifice de la civilisation industrielle. La première est le dérèglement climatique, la seconde l’effondrement de la vie sur Terre, la troisième l’épuisement des ressources à défaut desquelles nos activités économiques cesseraient, et au premier chef le pétrole et les énergies fossiles. Ces trois raisons ne renvoient pas à des menaces lointaines, mais à trois procès en cours. L’incendie se répand déjà et grosso modo dans l’indifférence, quand ce n’est pas le déni, de ceux qui nous dirigent. Prenons la mesure de chacune de ces menaces. En matière climatique, il importe de comprendre que le dérèglement s’accélère. Pour reprendre l’image connue de la crosse de hockey, illustrant à un moment donné l’envol des températures, nous sommes désormais dans le coude. Premier indice, l’explosion du coût des événements climatiques extrêmes aux États-Unis, à savoir les vagues de chaleur et sécheresses, les inondations et incendies, et autres cyclones et tempêtes. Les dégâts provoqués augmentent de façon exponentielle : leur coût moyen aux États-Unis est passé de 3 milliards de dollars dans les années 1980 à 20 milliards durant la première décennie du siècle, à 40 milliards durant la première moitié de la seconde décennie (près de 50 milliards pour le seul Sandy de 2013), avec un pic de 180 milliards en 2017, imputable au seul cyclone Harvey et aux inondations hors normes qui l’ont accompagné. Chacun de nous peut désormais ressentir cette accélération. Les vagues de chaleur ont, durant l’été 2018, touché tout l’hémisphère Nord, et non plus telle ou telle zone circonscrite. Du nord au sud de cet hémisphère, des températures record ont été atteintes, ce qui n’avait nullement été le cas durant la canicule de l’été 2003. Nombreux sont ceux d’entre nous qui ont quasi suffoqué certaines nuits de l’été passé, qui dans son appartement, qui dans sa maison, sous le coup de températures nocturnes qui ne redescendaient pas ou si peu. De façon plus spectaculaire encore, nous connaissons à maints endroits des précipitations hors normes, que ce soit avec le cyclone Harvey déjà mentionné, avec Florence un an plus tard, ou en juillet 2018 au Japon, ou simplement à Lausanne et à Sion, en mai et août 2018, et bien sûr en octobre en France, dans l'Aude. Autrement dit, le dérèglement climatique devient une réalité sensible, dont nous faisons et ferons de plus en plus souvent, à des titres divers, l’expérience. Et c’est probablement

ce qui explique qu’il commence désormais à inciter les citoyens à réagir, comme ce fut le cas lors des manifestations de rue des 8 septembre et 13 octobre derniers. Mais surtout, l’étape suivante devrait être un affaiblissement progressif et régulier de nos capacités de production alimentaire dans les prochaines années et décennies (la photosynthèse cesse lorsque la température descend à 5 °C, mais elle diminue lorsqu’elle dépasse largement les 30 °C pour cesser entre 40 et 45 °C). Ce que confirment les vagues de chaleur et de sécheresse antérieures, de 2003 jusqu’à 2018, en passant par 2007 ou 2010, mais encore de nombreuses études prospectives. La seconde menace est la disparition autour de nous de la vie sauvage. Rappelons quelques données désormais bien connues. Une étude pourtant conduite dans une région protégée d’Allemagne a établi que 75 % des insectes volants avaient disparu en vingt-sept ans. Un constat que chacun de nous peut dresser de façon plus approximative avec le peu de traces d’insectes écrasés sur son pare-brise durant la période estivale. Et ce sont désormais les populations d’espèces ordinaires, à commencer par les oiseaux, qui voient leurs effectifs diminuer et leurs habitats se restreindre. Nombre d’espèces se réfugient sur les cimes, en altitude, ultime refuge. Les premiers rapports de l’IPBES, le panel inter-gouvernemental concernant la biodiversité et les services écosystémiques, publiés en mars, tant sur l’état de la biodiversité par grandes zones géographiques que sur l’état des sols, viennent encore de confirmer ces diagnostics alarmants. Notons enfin l’édition 2018 du rapport « Planète vivante » du WWF selon lequel les populations de vertébrés sauvages ont chuté de 60 % entre 1970 et 2014. Ces effondrements de populations ne peuvent que conduire à une sur-accélération du taux d’extinction des espèces qui est déjà 1000 fois supérieur à ce qu’il a été durant l’histoire de la Terre. Eu égard au vivant, nous sommes dans une situation de « fusion du cœur », pour recourir à une métaphore nucléaire. Comment peut-on avoir la naïveté de constater que le vivant, de notre fait, s’écroule autour de nous et de croire en même temps que cela ne saurait nous atteindre, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Il m’est impossible de ne pas évoquer ici la célèbre étude d’Anthony D. Barnosky et de son équipe, étayant l’idée d’un probable basculement des écosystèmes, autrement dit l’avènement d’un nouvel état du vivant qui aurait fort peu de chances de nous être favorable. La troisième menace n’est autre que la diminution générale des ressources. Concentrons-nous ici sur la catégorie de ressources qui commande l’exploitation

des autres, à savoir les énergies fossiles, et au premier chef le pétrole. Rappelons auparavant trois données fondamentales : les transactions touchant directement l’énergie ne représentent que 4 % du PIB, mais sans ces 4 %, c’est l’ensemble du PIB et de nos activités qui s’effondre ; l’ensemble des activités économiques reste à la hauteur de 80 % tributaires des énergies fossiles ; rappelons enfin que les êtres humains ne produisent pas d’énergie, elle est constante au sein de l’univers, mais ils parviennent à la capter, la transformer et à la transporter, en utilisant de l’énergie, et des matériaux, qui exigent eux-mêmes de l’énergie. Or, nous sommes sur un plan énergétique en train d’achever un cycle. Deux types d’approche sont possibles. La première est celle du pic pétrolier et concerne l’évolution de nos capacités d’extraction à l’échelle globale, celles incluant tous les gisements de pétrole conventionnel. Cette évolution peut être décrite par une courbe de Gauss aplatie au sommet : nos capacités extractives mondiales n’ont cessé de croître pour finalement atteindre un sommet en 2006 ; depuis lors elles stagnent et finiront par redescendre. Sur les 100 millions de barils par jour que nous consommons, seuls en effet 75-80 M/bj sont encore fournis par du pétrole conventionnel, et donc grosso modo 25 millions de barils relèvent de pétroles non conventionnels (off shore profond, pétroles lourds du Venezuela, sables bitumineux du Canada, huiles de schiste, pétroles de l’Arctique, voire gaz ou charbon liquéfiés), dont déjà 8 millions grosso modo de barils d’huiles de schiste. La diminution de nos capacités d’extraction ne peut que se produire, d’autant que les découvertes de nouveaux gisements sont désormais malingres. Or, elle sera selon toute vraisemblance plus rapide, avec un taux de réduction annuel oscillant entre 6 et 8 %, que la réduction qu’exigerait la sortie des fossiles dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, à savoir un taux annuel de réduction de 4 %, ce qui est déjà herculéen. Le second type d’approche relève du ratio clé en matière d’énergie, à savoir le Taux de retour sur investissement énergétique (TRE) ; rappelons que nous ne « produisons » de l’énergie qu’en en utilisant. L’idée ici est de considérer un taux global de TRE compatible avec une société industrielle complexe qui utilise de l’énergie avec des rendements par définition limités et donc des pertes importantes. Il semblerait qu’un TRE global de 15 soit un seuil en-deçà duquel le château de cartes des usages de l’énergie soit susceptible d’un effondrement brutal. Or, nous en sommes pour la source la plus importante et la plus favorable, le pétrole conventionnel, si on se fie à l’évaluation de Cutler J. Cleveland qui date en plus déjà du début des années 2000, à un TRE moyen de 20 (en investissant 1 baril on en extrait 20 ; au plus fort de la saga pétrolière, il suffisait d’investir 1 baril pour en retirer 100). La redescente de la courbe, avec ce type

d’approche, n’est plus gaussienne, progressive. La chute est alors brutale, quasi verticale, et on parle de courbe de Sénèque. Ces trois menaces – climat, biodiversité et énergie – ne s’excluent évidemment pas, mais se cumulent au contraire et sont liées entre elles. Climat et biodiversité constituent les deux faces interdépendantes de l’habitabilité de la Terre. Notre consommation démesurée d’énergie nous a conduits à la situation que nous connaissons, mais en même temps, un certain seuil de disponibilité énergétique conditionne nos capacités d’adaptation au monde changeant de l’Anthropocène. Le lecteur comprendra qu’une offre politique qui ne réponde pas à ces menaces ne présente aucun intérêt, elle aurait pour conséquence de nous condamner à des difficultés qui iront croissant et, in fine, à des drames. Certes, ces trois menaces ne dépendent pas que de nous, mais il dépend exclusivement de nous de nous y préparer, de construire une nation résiliente. En outre, il dépend de chaque nation, prise isolément, de contribuer ou non à un esprit de coopération internationale vigilant… ou de jeter de l’huile sur le feu. Alors quelle est aujourd’hui l’offre politique ? On ne peut que suivre ici Delphine Batho dans son rejet du paysage politique en place. Considérons les principales structurations des grands enjeux de société qui se partagent la scène partisane en France : le macronisme, la bipolarité gauche-droite et le populisme. Commençons par l’opposition chère au président Emmanuel Macron, celle des pro-gressistes aux nationalistes. L’appellation « progressiste » fleure bon la nostalgie des Trente Glorieuses, quand la croissance du PIB débouchait mécaniquement sur l’augmentation du bien-être des populations, sur le pleinemploi et la réduction des inégalités. Nous n’en sommes plus là et la croissance en question a plutôt tendance désormais à faire exploser les inégalités, à détruire des emplois et à éroder notre niveau de bien-être… Bref, à nous conduire sur les chemins de l’effondrement. L’époque où l’avenir était si limpide et radieux qu’il suffisait de suivre l’automatisme du progrès pour parvenir à la fin de l’histoire, est désormais révolue. En outre, ce progressisme-là n’était nullement incompatible, pour certaines de ses composantes, avec le nationalisme. Il n’est pas non plus nécessaire d’être progressiste pour être favorable à la construction européenne. Il suffit simplement pour cela d’aimer son pays. Que pourraient en effet 66 millions de Français face à ces empires nouveaux et menaçants que sont

les mastodontes démographiques chinois ou indiens, face encore à un empire nord-américain sur le déclin mais désormais plus agressif que jamais, instable et s’éloignant rapidement des idéaux démocratiques ? Seule l’appartenance à l’ensemble européen procure la taille et l’échelle nécessaires à notre défense. Envisageons rapidement l’opposition gauche-droite. Ni la justice, ni l’égalité, ni la fraternité n’ont la même implication dans un contexte où l’on croit pouvoir s’enrichir matériellement indéfiniment et dans le contexte d’une planète exsangue, avec une population de 8 milliards d’êtres humains. Dans un tel contexte, la fermeture ou limitation des flux de matière et d’énergie, et donc une sobriété matérielle, s’imposent. Sans elles, toute espèce de confort finirait par disparaître : comment en effet vivre confortablement sur une planète dégradée, en proie à des soubresauts violents, inapte à nous nourrir suffisamment ? L’émancipation ne signifie plus tant l’accès à des biens matériels en surnombre que la reconnaissance des droits, d’une égalité effective femme/homme, etc. ; la solidarité et la fraternité prennent une tournure plus concrète dans un monde naturel devenu plus hostile ; le sens des communs devient plus fort, car chacun peut mesurer de façon sensible le poids de leur dégradation ; la richesse change de sens, car étroitement corrélée à la destruction des ressources naturelles ; le savoir s’impose à nouveau face au seul savoir-faire. Et évidemment le fait de savoir si la planète est détruite par des capitaux privés ou publics n’importe guère. Quel sens pourrait avoir encore une focalisation sur la lutte des classes dans une perspective d’effondrement possible ? Le problème serait plutôt de conserver un maximum de savoirs et savoir-faire. En revanche, l’État-résilience, qu’appelle de ses vœux Delphine Batho, requiert des fonds publics importants et plus largement de solides moyens d’analyse et d’intervention, pour exercer sa nouvelle fonction régalienne : la sûreté environnementale collective, laquelle conditionne toutes les autres. Quant au populisme il devient, dans les circonstances que nous devrons affronter, éminemment dangereux. Certes, il n’existe pas de définition stabilisée du populisme, mais il existe néanmoins des dirigeants et des formations politiques qui prétendent représenter, voire incarner le peuple, opposé aux élites ou à toute autre catégorie. Or, s’il est une réalité fantomatique, c’est bien « le » peuple. Même dans le cadre d’élections avec une majorité écrasante, il y aura par définition une minorité : des inscrits qui ne se sont pas exprimés, des noninscrits, des mineurs, etc. Une population donnée est par définition plurielle en matière de sensibilités, de croyances, d’intérêts, d’idéologies, etc. L’aspiration à

l’unité, et plus encore la prétention à incarner les « vraies gens », sont porteuses d’une dynamique de dérapage, voire de sortie des mécanismes et valeurs démocratiques. Persuadé de faire un avec le peuple, on finit par considérer que l’on n’a plus d’adversaires politiques en face de soi, mais des ennemis qu’il serait illégitime et dangereux de laisser gouverner. Et évidemment, on déniera toute forme de droits à ces ennemis. Rappelons-le, ce ne sont pas les élections à elles seules qui font la démocratie, mais également les droits de la minorité qui transcendent la volonté de la majorité. Or, pour autant qu’il confond adversaires et ennemis, le populisme est une machine à produire de la haine et de l’intolérance. Il est voué à déboucher sur un débordement ou un refus des institutions judiciaires et politiques. Le populisme joue ainsi avec le feu, et ceci dans une situation tendue où couve déjà l’incendie social. C’est la pire dynamique qui puisse s’emparer d’une société menacée d’effondrement. Enfin, il reste non une ultime partition de la scène politique, mais un enjeu devenu volens nolens structurant, à savoir celui des migrants. Je n’aborderai pas ici l’épineuse question des vagues massives de migration que pourrait susciter le dérèglement climatique en cours. Je me bornerai à faire remarquer que la crispation sur les questions migratoires s’accompagne quasi systématiquement d’un déni de la question climatique. Que l’on songe à Trump, à Salvini ou à Orban. En conséquence, la protection que ces leaders prétendent apporter exposera le plus grand nombre aux scénarios climatiques les plus extrêmes, et à des vagues migratoires inconnues de toute l’histoire. C’est autour de l’opposition Terriens versus Destructeurs qu’il convient donc de réorganiser la vie politique. Et il semble que cette recomposition du paysage politique soit déjà en cours si on en croit les récentes élections allemandes où seuls les Grünen et l’AfD ont gagné des voix, ou encore la dernière élection présidentielle autrichienne. En termes traditionnels, les écologistes se sont retrouvés seuls sur la lice face aux populistes fascisants. Dominique BOURG Université de Lausanne

Petite bibliographie de l’écologie intégrale pour aller plus loin

ARNSPERGER Christian, BOURG Dominique, Écologie intégrale. Pour une société permacirculaire, PUF, 2017 BONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013. BOURG Dominique, Une nouvelle Terre, Desclée de Brouwer, 2018. BOURG Dominique, PAPAUX Alain (dir), Dictionnaire de la pensée écologique, PUF, 2015. CABANES Valérie, Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec l’écocide, Seuil, 2016. CICOLLELA André, Toxique planète. Le Scandale invisible des maladies chroniques, Points Seuil, 2017. COLLECTIF, Reclaim. Recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie HACHE, Cambourakis, 2016. DION Cyril, Petit Manuel de résistance contemporaine : récits et stratégies pour transformer le monde, Actes Sud, 2018. FOUCART Stéphane, Des marchés et des dieux. Comment l’économie devint religion, Grasset, 2018. Pape FRANÇOIS, Loué sois-tu. Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, Artège, 2015. GEMENNE François, Géopolitique du changement climatique, Armand Colin, 20152. HOREL Stéphane, Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, La Découverte, 2018. JOUZEL Jean, LARROUTUROU Pierre, Pour éviter le chaos climatique et financier, Odile Jacob, 2017. Préface de Nicolas Hulot. LARRÈRE Catherine, LARRÈRE Raphaël, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, La Découverte, 2018. LATOUR Bruno, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte,

2017. MOATI Philippe, La Société malade de l’hyperconsommation, Odile Jacob, 2016. MORIN Edgar, La Voie, Fayard, 2011. PITRON Guillaume, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018. ROBIN Marie-Monique, Sacrée croissance !, La Découverte, 2014. Préface de Matthieu Ricard. SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015. SERVIGNE Pablo, avec CHAPELLE Gauthier, L’Entraide, l’autre loi de la jungle, Les Liens qui Libèrent, 2017. SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, Une autre fin du monde est possible, Seuil, 2018. « Les mondes de l’écologie », revue Esprit, janvierfévrier 2018. « La Résistance française à l’écologie. L’écologie peut-elle transformer positivement le modèle français », note coordonnée par Lucile SCHMID, La Fabrique écologique, juin 2015 « Chroniques de l’Anthropocène », le blog d’Alain GRANDJEAN – https://alaingrandjean.fr

Table

I. Écologie ou barbarie dans l’Anthropocène II. Terriens contre Destructeurs III. Le discrédit des forces politiques actuelles IV. La nouvelle ère de l’écologie intégrale V. L’État-résilience VI. La République incorruptible VII. L’économie permacirculaire et biosourcée VIII. L’écoféminisme politique. IX. Un nouvel âge de l’humanité Postface de Dominique Bourg Petite bibliographie de l’écologie intégrale pour aller plus loin.

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