Dynamiques religieuses et territoires du sacré au Maghreb médiéval [1 ed.] 840009994X, 9788400099947

Este volumen consta de ocho contribuciones a la historia religiosa del Magreb medieval. La primera parte se dedica a las

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French Pages 282 [286] Year 2015

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Dynamiques religieuses et territoires du sacré au Maghreb médiéval [1 ed.]
 840009994X, 9788400099947

Table of contents :
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INDEX GÉNÉRAL
INTRODUCTION
LA MALIKISATION DU MAGHREB CENTRAL (IIIe/VIe -IXe/XIIe SIÈCLE)
DES COMMUNAUTÉS IBADITES À KAIROUAN
LA DIFFUSION DE L’AŠ‘
SORCELLERIE BERBÈRE, ANTIQUES TALISMANS ET SAINTS PROTECTEURS AU MAGHREB MÉDIÉVAL
RÉCITS DE FONDATION ET ISLAMISATION DE LA MÉMOIRE URBAINE AU MAGHREB
ESPACES ET FIGURES DU SACRÉ DANS LE BASSIN D’OUARGLA. L’HISTOIRE D’UN LIEU DE MÉMOIRE
CULTE DES SAINTS ET TERRITOIRE :
REPRÉSENTATIONS DE LA SAINTETÉ AU MAGHREB : UNE ÉTUDE DU

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CYRILLE AILLET BULLE TUIL LEONETTI (eds.)

DYNAMIQUES RELIGIEUSES ET TERRITOIRES DU SACRÉ AU MAGHREB MÉDIÉVAL ÉLÉMENTS D’ENQUÊTE

ESTUDIOS ÁRABES E ISLÁMICOS M O N O G R A F Í A S

CONSEJO SUPERIOR DE INVESTIGACIONES CIENTÍFICAS

Últimos  9.  D

Kitā 10. M C

11. Patric y Luis

12. M Á

13. Salva

14. Elisa

l-Fara 15. M

16. M F Ignac

17. Jesús

Cyrille Aillet es profesor titular de Historia de los mundos islámicos medievales en la Universidad Lumière-Lyon 2, así como miembro del laboratorio CIHAMUMR 5648 y del Institut Universitaire de France. Su tesis doctoral sobre los mo­ zárabes fue publicada por la Casa de ­Velázquez en 2010 (Les Mozarabes. Islamisation, arabisation et christianisme en péninsule Ibérique, ixe-xiie siècle). Investiga sobre la historia del Occidente islámico medieval, los procesos de islamización y arabización y la formación de identidades colectivas. Actualmente colabora en un proyecto sobre la historia y la cultura material del ibadismo en el Magreb medieval y ha realizado varias estancias en Argelia, en Wadi Mzab y Ouargla. En 2012 editó un volumen de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée dedicado a L’ibadisme, une minorité au cœur de l’Islam. Bulle Tuil Leonetti es doctora en Arqueología del Occidente islámico medieval y pertenece al laboratorio del CNRS Islam Medieval-UMR 8167. Fue comisaria de la exposición sobre Marruecos medieval organizada por el Museo del Louvre en París de octubre de 2014 a enero de 2015. Se dedica al estudio del culto a los santos y de las prácticas funerarias en el Occidente islámico medieval, enfocado especialmente en la arqueología de la devoción.

18. Franc Irene

19. Delf

Cubierta:  mezquita Aljama de Tremecén (Argelia). Fotografía de Cyrille Aillet (noviembre, 2011).

DYNAMIQUES RELIGIEUSES ET TERRITOIRES DU SACRÉ AU MAGHREB MÉDIÉVAL ÉLÉMENTS D’ENQUÊTE

ESTUDIOS ÁRABES E ISLÁMICOS SERIE MONOGRAFÍAS 20

Directora Delfina Serrano, Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC) Secretaria Ana María Carballeira, Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC) Comité Editorial Julia María Carabaza, Universidad de Granada Juan Castilla Brazales, Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC) Miguel Ángel Manzano, Universidad de Salamanca Juan Pedro Monferrer, Universidad de Córdoba Nieves Paradela, Universidad Autónoma de Madrid Cristina de la Puente, Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC) Mónica Rius, Universitat de Barcelona Comité Asesor Camila Adang (Universidad de Tel Aviv) Cyrille Aillet (Université Lyon 2) Danielle Jacquart (Université Paris-Sorbonne) Camilo Gómez-Rivas (The American University in Cairo) Christian Müller (IRHT, CNRS. Francia) Ibrahim B. Murad (Université de La Manouba. Túnez) Annliese Nef (Université Paris-Sorbonne) Antonio Orihuela, Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC) Justin Stearns (New York University Abu Dhabi) Isabel Toral-Niehoff (Universidad de Gotinga)

CYRILLE AILLET BULLE TUIL LEONETTI (éds.)

DYNAMIQUES RELIGIEUSES ET TERRITOIRES DU SACRÉ AU MAGHREB MÉDIÉVAL ÉLÉMENTS D’ENQUÊTE

CONSEJO SUPERIOR DE INVESTIGACIONES CIENTÍFICAS MADRID, 2015

Reservados todos los derechos por la legislación en materia de Propiedad Intelectual. Ni la totalidad ni parte de este libro, incluido el diseño de la cubierta, puede reproducirse, almacenarse o transmitirse en manera alguna por medio ya sea electrónico, químico, óptico, informático, de grabación o de fotocopia, sin permiso previo por escrito de la editorial. Las noticias, los asertos y las opiniones contenidos en esta obra son de la exclusiva responsabilidad del autor o autores. La editorial, por su parte, solo se hace responsable del interés científico de sus publicaciones.

El presente trabajo ha contado con una aportación económica del Institut ­Universitaire de France y del CIHAM–UMR 5648. Catálogo general de publicaciones oficiales: http://publicacionesoficiales.boe.es Editorial CSIC: http://editorial.csic.es (correo: [email protected])

© CSIC ©  Cyrille Aillet, Bulle Tuil Leonetti (editores) y de cada texto, su autor ISBN: 978-84-00-09994-7 e-ISBN: 978-84-00-09995-4 NIPO: 723-15-141-4 e-NIPO: 723-15-142-X Depósito Legal:  M-32120-2015 Maquetación, impresión y encuadernación: Dagaz Gráfica, s.l.u. Impreso en España. Printed in Spain

En esta edición se ha utilizado papel ecológico sometido a un proceso de blanqueado FSC, cuya fibra procede de bosques ­gestionados de forma sostenible.

INDEX GÉNÉRAL

INTRODUCTION Aillet, Cyrille et Tuil Leonetti, Bulle...................................................11 UNE CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES DYNAMIQUES RELIGIEUSES Amara, Allaoua, « La malikisation du Maghreb central (iiie/vie-ixe/xiie siècle) ».............................................................................................25 Prevost, Virginie, « Des communautés ibadites à Kairouan et dans le Sāḥil jusqu’au xiie siècle ? Un nouvel examen des sources »..........51 Serrano, Delfina, « La diffusion de l’aš‘arisme et la réforme du credo malikite à l’époque almoravide : Ibn Rušd al-Ğadd, Abū Bakr Ibn al-‘Arabī et le qāḍi ‘Iyāḍ »...............................................................79 Coulon, Jean-Charles, « Sorcellerie berbère, antiques talismans et saints protecteurs au Maghreb médiéval ».......................................103 UNE CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES TERRITOIRES DU SACRÉ Valérian, Dominique, « Récits de fondation et islamisation de la mémoire urbaine au Maghreb ».............................................................151 Aillet, Cyrille, « Espaces et figures du sacré dans le bassin d’Ouargla. L’histoire d’un lieu de mémoire de l’ibāḍisme médiéval ».............169 Tuil Leonetti, Bulle, «  Culte des saints et territoire  : le cas d’Abū Madyan à Tlemcen (vie/xiie-ixe/xve siècle) » ................................... 209 Marín, Manuela, « Représentations de la sainteté au Maghreb : une étude du Mustafād d’al-Tamīmī »....................................................253

INTRODUCTION

INTRODUCTION Cyrille Aillet Université de Lyon 2, CIHAM-UMR 5648, IUF

Bulle Tuil Leonetti Islam médiéval-UMR 8167

Ce volume rassemble une série de contributions, pour la plupart issues d’un cycle thématique du Séminaire Islam médiéval d’Occident, organisé à Paris en 2008-2009, sur les « Pratiques et espaces religieux : la relation au sacré dans l’Occident musulman médiéval ».1 Nous avons voulu resserrer la publication autour de l’histoire religieuse du Maghreb médiéval, que nous abordons à travers des résultats d’enquêtes et des pistes de recherche sur les dynamiques religieuses et les territoires du sacré.2 Par l’expression « dynamiques religieuses », nous entendons la diffusion des doctrines rivales dans l’espace et dans la société, l’imposition d’un corpus de pensée juridique et théologique hégémonique au détriment 1 

Organisé par Cyrille Aillet, Sophie Gilotte (CNRS, CIHAM-UMR 5648), Annliese Nef (Univ. Paris 1-Sorbonne, UMR 8167), Christophe Picard (Univ. Paris 1-Sorbonne, UMR 8167), Dominique Valérian (Univ. Lyon 2, CIHAM-UMR 5648), Jean-Pierre Van Staëvel (Univ. Paris IV-Sorbonne, UMR 8167), Elise Voguet (CNRS, IRHT, UMR 8167). En plus du soutien de l’UMR 8167, de l’UMR 5648 et du Colegio de España, nous avions aussi bénéficié d’une participation du CCHS-CSIC (Madrid). 2  Nous tenons à remercier le CSIC d’avoir accueilli cet ouvrage, entièrement rédigé en français, dans la collection Estudios árabes e islámicos. Notre reconnaissance s’adresse aussi à Ana María Carballeira Debasa et à Delfina Serrano Ruano, pour leur suivi de la publication.

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des autres courants, ainsi que les inflexions qui scandent l’évolution des pratiques et des représentations religieuses. Cet ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité — ce qui supposerait la mise en œuvre d’un chantier beaucoup plus considérable —, mais souhaite contribuer à une telle entreprise grâce à des pistes nouvelles. La longue genèse d’une orthodoxie « sunnite », ou malikite, au Maghreb, mériterait à elle seule qu’on lui consacre de plus amples investigations, mais elle est examinée ici à travers quelques cas d’étude : l’introduction de la doctrine aš‘arite au xie siècle, la question du rapport avec les pratiques et les croyances dites « magiques », ou l’absorption, à partir du xiiie siècle, de l’économie de la sainteté développée par le soufisme. En retraçant parallèlement la progression du maḏhab malikite et le reflux progressif de l’ibāḍisme au Maghreb central et en Ifrīqiyya, notre recueil affirme par ailleurs l’intérêt d’élargir ce type d’enquête comparatiste, l’appliquant par exemple à la question du šī‘isme, ou à d’autres terrains d’observation. La diffusion et la concurrence des normes religieuses impliquent aussi une forme de territorialisation du sacré, que l’on peut comprendre comme une construction spatiale des différences religieuses, d’une part, et comme la création d’espaces de religiosité dans lesquels les communautés imaginaires peuvent se projeter, d’autre part. Plusieurs des études de cas rassemblées dans ce volume contribuent ainsi à une réflexion sur les mémoires urbaines, dont on peut observer la constitution à travers différents types de récits, qu’il s’agisse des récits de fondation ou des vies de saints. Une place importante est donnée aux lieux de mémoire — mosquées, tombes de saints ou muṣallā-s — et aux dispositifs rituels — ziyāra, rites prophylactiques — qui contribuent à délimiter le territoire des hom­ mes et à relier les générations successives aux figures tutélaires du passé. Tandis que la première partie de l’ouvrage s’intéresse aux dynamiques spatiales et aux mutations intellectuelles de l’islam au Maghreb médiéval, la deuxième partie développe plutôt une histoire des représentations et des pratiques religieuses, observées à l’échelle locale. Les objets d’étude et les approches méthodologiques des huit articles présentés dans ce volume sont variés, mais leur point commun est de participer à un mouvement historiographique plus large de décloisonnement de l’histoire religieuse du Maghreb médiéval.

Introduction

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1. UNE CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES DYNAMIQUES RELIGIEUSES DU MAGHREB MÉDIÉVAL Un décloisonnement tout d’abord lié à une meilleure prise en considération de la diversité doctrinale de cette région du Dār al-Islām. En 1996, un ouvrage collectif entendait déjà rompre avec la « vision monolithique de l’islam », mise en avant par les courants salafistes, en insistant sur « les expressions plurielles de l’islam dans le Maghreb contemporain ».3 Une attention particulière y était consacrée à la diversité des pratiques cultuelles et des croyances mais, en raison de l’éclairage contemporain donné à l’enquête, nulle place n’y était réservée aux courants non-sunnites qui avaient marqué, et continuaient d’influencer, l’histoire maghrébine. Or, la prise en considération des mouvances hétérodoxes permet d’échapper à la vision trompeuse d’un « islam maghrébin », qui se caractériserait essentiellement par la tension entre la doctrine officielle, dont les oulémas malikites seraient les gardiens, et les pratiques de dévotion « populaire », captées par le soufisme. Depuis les années 1990, des progrès considérables ont été effectués dans l’intégration de nouveaux pans de l’histoire religieuse du Maghreb. Un puissant courant d’étude a ainsi éclairé le programme idéologique de l’almohadisme, synthèse inédite du sunnisme et du mahdisme fatimide.4 Sous l’impulsion de l’Institute of Ismaili Studies de Londres, de nombreuses études, et des publications de sources nouvelles, ont permis de mieux connaître le mouvement fatimide, son implantation au Maghreb5 S. Ferchiou (dir.), L’Islam pluriel au Maghreb, Paris, CNRS Éditions, 1996, 1 et 10. suffira, pour notre propos, de citer les deux recueils suivants : P. Cressier, M. Fierro, L. Molina (éds.), Los Almohades : problemas y perspectivas, Madrid, Casa de Velázquez-CSIC, 2005, 2 vol. ; M. Fierro, L. Molina, The Almohad Revolution: politics and religion in the Islamic West during the twelfth-thirteenth centuries, Farnham, Ashgate, 2012. Sur le mahdisme, l’ouvrage de M. García Arenal, Messianism and Puritanical Reform: Mahdîs of the Muslim West, Leyde, Brill, 2006, présente l’originalité de déployer une enquête sur les deux rives du Détroit. 5  Parmi les références majeures, citons : F. Dachraoui, Le Califat fatimide au Maghreb (296-365 H. / 909-975 J.C.), Tunis, STD, 1981 ; H. Halm, The Empire of the Mahdi. The Rise of the Fatimids, traduit en anglais par M. Bonner, Leyde, Brill, 1996 ; M. Brett, The Rise of the Fatimids. The World of the Mediterranean & the Middle East in the Tenth Century C.E., Leyde, Brill, 2001 ; P. Walker, Exploring an Islamic Empire : Fatimid History and its Sources, Londres, I. B. Tauris, 2001 ; S. A. Hamdani, Between Revolution and State. The Path to Fatimid Statehood, Londres-New York, I. B. Tauris-The Institute of Ismaili Studies, 2006. 3 

4 Il

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et ses caractéristiques doctrinales.6 L’idée que l’isma‘īlisme aurait été une sorte de corps étranger, artificiellement implanté au Maghreb avant d’être extirpé par la restauration sunnite, ne s’est pourtant pas totalement évanouie. Les modalités exactes du prosélytisme ismaʻīlien, la profondeur de son enracinement social, le rythme et les conditions de son éradication par les dynasties zīrīde et ḥammādide et par les élites religieuses malikites jusqu’au xiie siècle, demanderaient à être précisés.7 En ce qui concerne les débuts de l’histoire du šī‘isme au Maghreb, ils sont mal connus. Les viiie-ixe siècles virent en effet la nébuleuse politique et doctrinale du parti de ʻAlī s’étendre dans la région  : d’abord dans la partie occidentale, dans sa version zaydite, où elle donna naissance à la dynastie idrīsside et aux principautés sulaymānides de Sūq Ibrāhīm et de Ténès;8 puis au Maghreb central, où le dāʻī ismaʻīlien s’installa en pays Kutāma, à Tazrūt près de Mīla, à la fin du ixe siècle.9 Ces deux situations posent différemment la question de l’empreinte sociale du šīʻisme et de son effacement. 6  Parmi de nombreuses études : P. E. Walker, Fatimid History and Ismaili Doctrine, Aldershot, Ashgate, 2008 ; S. N. Virani, The Ismailis in the Middle Ages: a History of Survival, a Search for Salvation, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; F. Daftary, Les Ismaéliens  : histoire et traditions d’une communauté musulmane, trad. de l’anglais par Z. Rajan-Badouraly, Paris, Fayard, 2003. Voir aussi les publications récentes de S. Makarem (éd.), The Shī‘ī Imamate: a Fatimid Interpretation. An Arabic edition and English translation of the Tathbīt al-imāma, attributed to the Fatimid Caliph-Imām al-Manṣūr, Londres, I. B. Tauris, 2013 ; A. Cilardo (éd.), The Early History of Ismaili Jurisprudence: Law under the Fatimids: a Critical Edition of the Arabic Text and English Translation of al-Qāḍī al-Nu‘mān’s Minhaj al-Farā’id, Londres, I. B. Tauris-The Institute of Ismaili Studies, 2012; D. De Smet, La philosophie ismaélienne : un ésotérisme chiite entre néoplatonisme et gnose, Paris, Le Cerf, 2012. 7  On pourra toutefois se référer à H. R. Idris, « Une des phases de la lutte du malékisme contre le shîʻisme sous les Zirides (xie siècle). Al-Tûnisî, juriste kairouanais et sa célèbre fatwa sur les Shîʻites  », Cahiers de Tunisie, 4, 1956, 508-517 ; id., La Berbérie orientale sous les Zīrīdes, xe-xiie siècles, Paris, II, 1962, 733-743. On trouve dans ce même ouvrage des informations sur les Ḥammādides, dont la relation avec l’ismaʻīlisme est étudiée aussi par A. Amara, La citadelle des Banī Ḥammād. L’histoire d’une dynastie berbère du Maghreb médiéval (ixe-xiie siècles), Thèse doctorale inédite, Université de Paris I-Sorbonne, sous la direction de F. Micheau, 2004. Voir enfin S. Hamdani, « The Dialectic of Power : Sunni-Shi’i Debates in Tenth-Century North Africa », Studia islamica, 90, 2000, 5-20. 8  M. García Arenal, E. Manzano Moreno, « Idrīssisme et villes idrīssides », Studia islamica, 82, 1995, 5-33 ; M. García Arenal, Messianism, 44-51. Voir aussi, dernièrement, C. T. Benchekroun, « Les Idrissides : l’histoire contre son histoire », al-Masāq, 23/3, 2011, 171-188. 9  H. Halm, The Empire of the Mahdi, 101-107.

Introduction

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Dans le premier cas, il semble que le ralliement des possessions idrīssides au malikisme se soit réalisé de manière assez souple. Dans le second cas, la malikisation commence brutalement, avec des massacres orchestrés contre les šīʻites de Kairouan et d’Ifrīqiyya en 407/1016, et mobilise le réseau déjà puissant des oulémas malikites.10 Quant au ḫāriğisme nord-africain, on ne le connaît encore que très imparfaitement. Comme le šīʻisme, il s’est diffusé au Maghreb sous la forme de deux courants distincts répartis entre le Maġrib al-Aqṣā, pour le ṣufrisme midrāride de l’oasis saharienne de Siğilmāsa (entre 140/757-8 et 342/953-4), et les régions comprises entre la Tripolitaine et le Maghreb central pour l’ibāḍisme. L’histoire politique des Midrārides est désormais mieux cernée, et l’on progresse aussi dans la connaissance archéologique de Siğilmāsa.11 Cependant, cette oasis n’était pas le seul îlot ḫāriğite dans la région : on sait par exemple, grâce aux monnayages et aux sources écrites, qu’une localité appelée Tudġa, dont la localisation est encore débattue, abritait l’une de ces enclaves autonomes à l’époque idrīsside.12 Les caractéristiques de la variante ṣufrite, connues principalement grâce à l’hérésiographie, demanderaient par ailleurs à être mieux décrites, comme celles d’autres mouvances régionales qui ne se limitent pas au cas des Barġawāṭa. Il serait souhaitable, idéalement, de réécrire l’histoire religieuse du Maghreb en prenant en compte l’ensemble de ces courants, jusqu’ici principalement appréhendés d’un point de vue politique. Dans le cadre de ce travail collectif, nous avons cependant choisi de mettre l’accent sur le parent pauvre des recherches sur l’hétérodoxie au Maghreb, à savoir l’ibāḍisme, la deuxième branche issue du ḫāriğisme en Occident. Ce groupe religieux suscite un intérêt croissant au sein de la communauté scientifique, qu’elle soit arabophone ou de langue occidentale,13 et ses La Berbérie orientale, I, 143-149. dernièrement, le bilan de P. Love, « The Sufris of Sijilmasa : towards a History of the Midrarids », Journal of North African Studies, 15/2, 2010, 173-188, et l’article de C. Capel, A. Fili, « Sijilmasa à l’ère midraride : premier bilan archéologique et nouvelles approches historiques », dans C. Aillet (éd.), L’ibadisme dans les sociétés islamiques médiévales  : modèles politiques, formes d’organisation et d’interactions sociales, Madrid, Casa de Velázquez (à paraître). 12  M. García Arenal, E. Manzano Moreno, « Légitimité et villes idrissides », dans P. Cressier, M. García Arenal (éds.), Genèse de la ville islamique en al-Andalus et au Maghreb occidental, Madrid, Casa de Velázquez-CSIC, 1998, 274-275. 13 En témoignent les congrès annuels organisés en Europe depuis 2010 sous les auspices du ministère omanais des affaires religieuses. 10  H. R. Idris, 11 Voir,

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caractéristiques dogmatiques sont désormais mieux délimitées.14 Des progrès ont également été accomplis dans la compréhension des rythmes, de la géographie et des modalités de diffusion, puis de disparition, de cette branche de l’islam. Les contributions d’Allaoua Amara et de Virginie Prevost, dans ce volume, contribuent d’ailleurs utilement à la cartographie du mouvement, entamée dans des travaux antérieurs.15 Allaoua Amara expérimente dans son article une approche sur le long terme du phénomène de la malikisation du Maghreb central. Grâce au croisement de sources très diverses, il réussit à rendre compte de la diversité doctrinale qui caractérisait le Maghreb central jusqu’au xe siècle et à reconstituer les grands tournants de son évolution religieuse. En s’appuyant notamment sur les sources juridiques, il reconstitue aussi l’évolution du traitement de l’hétérodoxie ibāḍite par les autorités religieuses, mettant en parallèle ces mutations discursives avec la politique de diffusion du malikisme parmi les tribus berbères. Cette enquête globale apporte donc de nouvelles pistes pour comprendre les modalités politiques, sociales mais aussi idéologiques du triomphe progressif du malikisme face à l’isma‘īlisme et à l’ibāḍisme. Dans son essai de restitution de la présence ibāḍite dans le Sāḥil et à Kairouan, Virginie Prevost démontre cependant que ce processus s’est déroulé dans la longue durée. Même dans cette région, qui servit de berceau au malikisme, la présence de populations ibāḍites peut être documentée jusque dans la première moitié du xie siècle. L’article met aussi en lumière le rôle des réseaux savants dans l’articulation et le maintien de ces communautés disjointes : aux cercles d’étude (ḥalqa) constitués autour des grands maîtres se substitue, à partir du xie siècle, le système de formation des élites religieuses dans le cadre de la ‘azzāba. On ne dispose pas encore d’approches scientifiques complètes sur le système de la ‘azzāba,16 la recherche sur l’histoire religieuse de ce courant Introduction à l’étude de l’ibadisme  ; ʻA.  Y.  Muʻammar, Al-Ibāḍiyya bayna l-firāq al-islāmiyya ʻinda kuttāb al-maqālāt fī l-taqdīm wa l-ḥadīth, Ghardaïa, 3.e éd. 2006 ; V. Hoffman, The Essentials of Ibāḍī Islam, Syracuse, Syracuse University Press, 2012. 15 A. Amara, « Entre le massif des Aurès et les oasis : apparition, évolution et disparition des communautés ibâḍites du Zâb », dans C. Aillet (éd.), L’ibadisme, une minorité au cœur de l’Islam, 115-135, et M. Hassen, « Peuplement et organisation du territoire dans une région d’implantation ibâḍite : le Jebel Demmer dans le sud-est de l’Ifrîqiya (ve/ xie-ixe/xve siècle) », dans Ibid., 137-154. 16  Voir cependant B. Cherifi, « La ḥalqa des ʿAzzâba: un nouveau regard sur l’histoire d’une institution religieuse ibâḍite  », Bulletin of the Royal Institute for Inter-Faith 14 P. Cuperly,

Introduction

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de l’islam n’en étant qu’à ses prémices. Par ailleurs, la sainteté et la religiosité ibāḍites, documentées par un matériel hagiographique abondamment conservé, constituent un champ d’investigation possible. Les lieux de dévotion ibāḍites, conservés principalement dans le Ğabal Nafūsa,17 l’île de Djerba,18 le Mzab19 et le bassin d’Ouargla, ont fait l’objet de descriptions plus ou moins précises, mais rarement d’études scientifiques satisfaisantes. Le riche patrimoine monumental du Mzab — très remanié et restauré, il est vrai — n’a lui-même pas été analysé de manière rigoureuse. Il faut donc se contenter de livres d’art comme celui de Manuelle Roche20 et découvrir dans l’ouvrage ancien de Marcel Mercier21 des informations qui éclairent, malheureusement de manière univoque, certaines pratiques locales de dévotion, comme celles qui sont liées aux cimetières et muṣallā-s funéraires. « Islam berbère » rétorquera-t-on volontiers pour caractériser toute anomalie apparente par rapport à l’orthodoxie. Cette catégorisation nourrit cependant les généralisations, car s’il est vrai, par exemple, que les alignements de miḥrāb-s de la « montagne des dévots », près de Ouargla, s’intègrent à une géographie locale du sacré, cette forme de dévotion ne semble pas se limiter à l’ibāḍisme ou aux seules populations berbères. Elle nous amène plutôt à réfléchir à des formes alternatives de religiosité, marginales ou tout simplement occultées par l’orthodoxie. Bien évidemment, les courants constitutifs du sunnisme forment un immense domaine d’investigation, que nous n’abordons ici que par ses Studies, 7-1, 2005, 39-68, et V. Prevost, « Genèse et développement de la ḥalqa chez les Ibāḍites maghrébins  », dans Les scribes et la transmission du savoir, Acta Orientalia Belgica, 19, 2006, 109-124 17  M. S. al-Muqīd al-Warfalī, Baʻḍ al-āthār al-islāmiyya bi-Ğabal Nafūsa fī Lībyā, s.d., en ligne sur www.tawalt.com ; V. Prevost, « Quelques mosquées anciennes du ğebel Nafūsa et leur évocation dans les sources ibadites », dans J. M. Mouton, M. Zink (éds.), Actes de la 1e Journée d’étude sur la Libye antique et médiévale (30 janvier 2010, Sorbonne, Paris), Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2012, 65-85 ; Ead., «  Des églises byzantines converties à l’islam  ? Quelques mosquées ibadites du ğebel Nafûsa (Libye) », Revue de l’histoire des religions, 3, t. 229, 2012, 325-347. 18 R. Mrabit, Mudawwana masāğid Ğirba, Tunis, Institut National du Patrimoine, 2002. 19  B.  Maʻrūf, Al-ʻimāra al-islāmiyya. Masāğid Mzāb wa-muṣallayātu-hu alğanā’iziyya, Alger, Dār Qurṭuba, 2007. 20  M. Roche, Le M’zab. La civilisation urbaine du Mzab. Ghardaïa la Mystérieuse, Paris, 1932. 21  M. Mercier, La civilisation urbaine : Ghardaïa la mystérieuse, Alger, [Imprimerie E. Pfister, 1922] 2.e éd., Imprimerie de J. Carbonel, 1932.

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marges, mais à travers deux articles qui nous semblent offrir des perspectives de recherche prometteuses. Grâce à une lecture exigeante des écrits théologiques de l’ère almoravide, Delfina Serrano parvient à corriger certaines contre-vérités concernant cette dynastie, dont le programme idéologique a souvent été réduit à une image de conservatisme et de conformisme religieux. Elle démontre pourtant que les idées et les méthodes nouvelles de l’ašʻarisme, né en Orient, se sont rapidement pro­ pagées dans les milieux de la cour almoravide, que l’on jugeait habituellement rétifs à l’influence du rationalisme philosophique. La rupture intellectuelle des Almohades, à qui l’on attribue l’introduction de cette doctrine en Occident, serait donc à nuancer dans ce domaine. Plus largement, en prenant l’exemple des Almoravides, réputés pour leur rigorisme interprétatif, l’article contredit l’idée d’une hostilité systématique des milieux malikites aux courants rationalistes. L’article de Jean-Charles Coulon explore d’une autre façon les limites de l’orthodoxie, ou de l’orthopraxie, puisqu’il pose la question du statut des pratiques et des croyances catégorisées comme « magiques ». Tout en démontrant qu’au Maghreb le phénomène de la magie est traditionnellement rattaché à la ruralité « berbère », il souligne aussi l’importance des croyances prophylactiques en milieu urbain,22 et plus largement la diffusion sociale des formes de communication avec l’invisible, que la sainteté soufie tentera d’ailleurs de canaliser et de récupérer à son profit.23 Le vaste monde de la magie, des talismans et de l’oniromancie, riche de textes et d’objets encore peu exploités, mérite en tout cas d’être mieux intégré à toute réflexion sur les croyances religieuses et leur évolution au Maghreb médiéval.24

22  Voir à ce sujet l’article de G. Calasso, « Les remparts et la loi, les talismans et les saints. La protection de la ville dans les sources musulmanes médiévales », Bulletin d’Études orientales, 44, 1992, 83-104. 23 Voir par exemple, sur le rôle des rêves et de leur interprétation, l’étude de J. G. Katz, Dreams, sufism and sainthood : the visionary career of Muhammad al-Zawāwī, Leyde, Brill, 1996, consacrée à un saint bougiote du xve siècle. 24  Voir l’ouvrage classique d’E. Doutté, Magie et religion dans l’Afrique du Nord, Alger, 1908, rééd. Maisonneuve-Geuthner, 1994. Voir aussi C. Hamès (dir.), Coran et talismans. Textes et pratiques magiques en milieu musulman, Paris, Karthala, 2007 et la thèse récente de J.-C. Coulon, La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, thèse de doctorat préparée sous la direction de MM. A. Cheikh-Moussa et L. Kalus, Université de Paris IV-Sorbonne, 2013, 4 vol.

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2. UNE CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES TERRITOIRES DU SACRÉ Le rôle du talisman et du saint protecteur dans la définition du territoire de la ville nous introduit à notre second volet, dédié à la question des territoires du sacré. Nous appréhendons cette vaste problématique de plusieurs manières. Le cas des tombeaux de saints ou des pratiques déambulatoires de la ziyāra nous introduit à la question des formes de spatialisation du rituel religieux,25 et du rôle de ce dernier dans la sacralisation des limites territoriales ou dans l’élaboration d’une mémoire des lieux.26 La dimension mémorielle est en effet centrale dans toutes ces contributions, qu’il s’agisse de l’étude du processus d’islamisation des récits de fondations urbaines, de la ziyāra de Ouargla, ou des destins associés de la ville et de son saint patron. Une place importante est aussi donnée à la pratique religieuse, dans ses aspects parfois les plus quotidiens : la codification des gestes, des déplacements, des vêtements, le choix des aliments, les modes de captation du charisme qui émane de la dépouille du saint… Or, comme le rappelle un ouvrage collectif récent : « L’Islam au quotidien, l’Islam ordinaire, est le parent pauvre des études sur la religion ».27 Notre volume contribue ainsi à l’histoire sociale du soufisme au Maghreb, illustrée par une tradition scientifique aussi productive que dynamique.28 M. Marín nous plonge dans une micro-histoire de la sainteté, vue à travers le prisme de la ville et du quotidien de ses habitants. B. Tuil Leonetti conjugue pour sa part l’analyse des sources hagiographiques avec une analyse archéologique du sanctuaire d’Abū Madyan, à Tlemcen. Une autre dimension que nous avons privilégiée — à la suite 25  Pour une approche anthropologique de la ziyāra, on pourra notamment se référer à A. Moussaoui, Espace et sacré au Sahara : Ksour et oasis du sud-ouest algérien, Paris, CNRS Editions, 2002. 26  Voir à ce sujet les réflexions pionnières d’Ernest Gellner sur le rôle de médiation et de représentation de la sainteté dans la définition des structures tribales et des territoires : E. Gellner, Saints of the Atlas, Chicago, Chicago University Press, 1969, et id., « Pouvoir politique et fonction religieuse dans l’islam marocain », Annales E.S.C., 25.e année, n.° 3, 1970, 699-713. 27  M. El Ayadi, H. Rachik, M. Tozy, L’Islam au quotidien. Enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc, Casablanca, Éditions La croisée des chemins, 2013, 45. Voir aussi J.-N. Ferrié, La religion de la vie quotidienne. Rites, règles et routine chez les Marocains musulmans, Paris, Karthala, 2004. 28  On retrouvera dans les articles de M. Marín et de B. Tuil Leonetti certaines de ses références majeures.

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des approches socio-anthropologiques définies par Clifford Geertz29 ou Dale Eickelman30, pour ne citer qu’eux —, est l’inscription dans une temporalité élargie, en particulier dans l’analyse de la ziyāra ibāḍīte de Sedrata. Celle-ci nous permet à la fois de retrouver dans le présent des éléments de compréhension du passé, et d’observer l’évolution des modes d’appropriation sociale de la tradition. Il ne s’agit pas d’évacuer ou de délayer l’effort de périodisation qui est au cœur de la discipline historique, mais de mettre en miroir des temporalités qui se répondent et s’informent mutuellement, comme l’a fait par exemple Catherine Mayeur-Jaouen à propos du pèlerinage de Tanta, en Égypte.31 Ce second volet de l’enquête débute par l’essai de Dominique Valérian sur la constitution de la mémoire urbaine, dont il recueille les « différentes strates d’élaboration ». En se penchant sur les légendes de fondation de plusieurs grandes villes du Maghreb médiéval, il analyse l’islamisation du récit, c’est-à-dire sa mise en conformité avec une histoire et des normes islamiques, voire dans certains cas sa réécriture à la lumière de l’orthodoxie sunnite, processus qu’il qualifie de « sunnisation » de la mémoire. L’article de Cyrille Aillet évoque un espace périphérique du point de vue politique et confessionnel, mais tout à fait stratégique dans les relations transsahariennes : le bassin d’Ouargla, au nord du Sahara. Dans cette oasis, la visite aux lieux de mémoire consacrés aux grandes figures locales dessinait les contours du territoire et de la communauté qui lui était associée. Le rite actuel de la ziyāra, tout en illustrant des problématiques nouvelles, constitue en quelque sorte le palimpseste d’une pratique médiévale. L’étude de Bulle Tuil Leonetti résulte aussi d’un travail de terrain. Pour retracer la formation et le fonctionnement du célèbre sanctuaire de Sīdī Abū Madyan à Tlemcen, l’auteur associe à la lecture des sources médiévales et au dépouillement des archives coloniales, la pratique de l’« archéologie du disparu », qui s’attache à recomposer des structures désormais invisibles à partir d’éléments survivants ou de témoignages 29 Cl. Geertz, Islam observed. Religious Development in Morocco and Indonesia, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1968. 30  D. Eickelman, « Islam in practice », dans id., The Middle East. An anthropological approach, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1981, 201-261. 31  C. Mayeur-Jaouen, Histoire d’un pèlerinage légendaire en islam  : le mouled de Tanta du xiiie siècle à nos jours, Paris, Aubier, 2004.

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multiples.32 Elle restitue ainsi toute une économie de la sainteté, qui repose sur un dispositif spatial de captation et de rayonnement de la baraka du saint, en liaison étroite avec l’essor urbain et l’affirmation du pouvoir politique qui lui est lié. Outre qu’elle nous apporte de nouvelles informations sur la représentation de la sainteté et sur les pratiques spirituelles qui lui sont associées, l’étude de Manuela Marín accorde également une grande place à la question de l’espace. Fès, bien sûr, est au centre du Mustafād d’al-Tamīmī, mais la riḥla, le voyage vers La Mecque, y joue aussi un rôle central. Par ailleurs, au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture de l’article, l’attention se fixe peu à peu sur un espace plus intime : la maison du saint, et son prolongement, la mosquée. 3. CONCLUSION Cet ouvrage aborde donc les dynamiques religieuses du Maghreb médiéval et la question des territoires du sacré à l’aide d’objets d’étude et de méthodes diversifiés, mais avec le souci de favoriser des formes de décloisonnement épistémologique. Intégrer à l’histoire religieuse régionale des courants jugés hétérodoxes, comme l’ibāḍisme, ou des pratiques que l’on qualifiait autrefois de « populaires » ou de « superstitieuses », comme la magie ; revisiter l’histoire intellectuelle du malikisme et la question de l’iğtihād ; enquêter sur la mémoire urbaine et sur les espaces et pratiques de dévotion ; croiser les données textuelles et matérielles en confrontant les formes de témoignage et d’observation : ce sont quelques-unes des pistes que nous avons jugé pouvoir contribuer efficacement au renouveau de ce champ en pleine effervescence.

32  Voir la réflexion épistémologique qui accompagne cet aspect de la discipline archéologique dans Y. Balut, « Les disparus de l’archéologie », Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale, 15, 2012, 1-5 (http://anthropologiedelart.org/ramage/ wp-content/uploads/2012/10/P-Y.Balut-Les-disparus-de-larch%C3%A9ologie.pdf, consulté le 20/09/2014).

UNE CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES DYNAMIQUES RELIGIEUSES

LA MALIKISATION DU MAGHREB CENTRAL (IIIe/VIe -IXe/XIIe SIÈCLE) Allaoua Amara Université Émir Abdelkader, Constantine

1. INTRODUCTION Le iie/viiie siècle, marqué par l’islamisation de la majorité des communautés autochtones du Maghreb central, vit les idées ibāḍites, ṣufrites, ši‘ītes et mu‘tazilites se propager. L’ibāḍisme trouva un terrain favorable chez les Nafūsa et les Zanāta du Maghreb oriental, tandis que le ṣufrisme se répandait parmi les Zanāta de la région de Tlemcen. Les ši‘ītes zaydites s’implantèrent parmi les communautés agricoles du Maghreb central et extrême, et ils y fondèrent plusieurs cités-principautés.1 Bien que l’influence de ces ‘Alīdes ait été limitée à l’est à la bourgade de Ḥamza (l’actuelle Bouira), leur action allait être complétée par les ši‘ītes isma‘īlites. Ces derniers créèrent plusieurs citadelles montagneuses dans le pays des Kutāma et à l’est de l’Aurès, lesquelles allaient servir de bases pour leur propagande, dont le résultat final fut la fondation du puissant califat fatimide en 296/909. Le mu‘tazilisme vint renforcer cette mosaïque confessionnelle en se diffusant parmi plusieurs communautés rurales berbères comme les 1  Les témoignages textuels et numismatiques permettent d’avoir une idée sur l’étendue de l’espace ‘alīde dans le Maghreb central, qui allait de l’est de M’sila jusqu’à Maġniyya. Cf. N. M. Lowick, « Monnaies des Sulaymanides de Suq Ibrahim et de Tanas », Revue numismatique, XX, 1983, 177-187.

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Awraba2 et quelques groupes de Zanāta. Après des alliances passées avec les ‘Alīdes et les Rustumides, il finit par disparaître dans des circonstances mal établies. Kairouan, la ville qui symbolisait l’islam des califes au Maghreb, n’a pas élaboré de doctrine propre. Cependant, elle allait s’approprier une doctrine venue de Médine, le malikisme, qui était d’ailleurs quasi-inexistant dans la composition socio-religieuse initiale de l’Islam maghrébin. À partir du ive/xe siècle, le malikisme allait progressivement triompher au détriment de toutes les autres tendances concurrentes. Dès lors, plusieurs questions peuvent légitimement se poser. Quand et comment le malikisme se propagea-t-il dans le Maghreb central ? Quels ont été les facteurs qui ont favorisé sa diffusion ? Y a-t-il un lien entre la malikisation de la région et l’action des pouvoirs politiques qui s’y sont succédé ? Pour répondre à ces questions, il convient de suivre les progrès de la malikisation du Maghreb au fil des siècles, tout en exploitant une documentation écrite et matérielle laissée par les principaux courants théo­logiques et juridiques qui existaient dans la région. La documentation dite malikite est lacunaire et tardive en grande majorité. De même, nos connaissances des autres tendances de l’islam maghrébin sont réduites à une pratique lettrée ibāḍite tardive et fragmentaire. Les textes isma‘īlites constituent également un apport important pour notre étude, car ils permettent d’avoir une autre vision des événements décrits par les sources malikites. 2.  UNE CONFUSION SUR LE DÉBUT DU MALIKISME3 Le point de départ du malikisme maghrébin fut Kairouan, lieu d’accueil de plusieurs doctrines orientales. Ce processus est mal connu et les protagonistes sont présentés par les auteurs malikites, ibāḍites et isma‘īlites comme des personnages quasi-mythiques. Nos informations sont rares et conditionnées par leur caractère tardif et rétrospectif. 2 

Une diffusion du mu‘tazilisme est signalée dans la région de Tāhart et surtout sur le territoire de Volubilis. Cf. Aḥmad b. Sahl al-Rāzī, Aḫbār Faḫḫ wa-ḫabar Yaḥyā b. ‘Abd Allāh wa-aḫīhi Idrīs b. ‘Abd Allāh, éd. M. Ğarrār, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1995, 174-175. 3  Nous emploierons par commodité le terme générique de malikisme, bien qu’au ixe siècle «  l’école malikite  » était précisément en train de se structurer, comme le montre l’emploi par les sources d’expressions qui se réfèrent à l’héritage de Mālik b. Anās ou à l’école médinoise (cf. infra, n. 15).

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Les textes disponibles affirment la prédominance du ḥanafisme à Kairouan avant l’action entreprise par Saḥnūn b.  Sa‘īd al-Tanūḫī (m. 240/854).4 Mais on est loin du tournant du milieu du xie siècle dont parlent les auteurs orientaux.5 Ces derniers font de la rupture politico-idéologique décidée par le prince bādiside al-Mu‘izz b. Bādīs le rétablissement du sunnisme malikite au Maghreb. Les auteurs en question, notamment Ibn al-Aṯīr (m.  630/1233), Ibn Ḫallikān (m.  681/1281), alNuwayrī (m.  633/1232) et al-Ḏahabī (m.  784/1347), reproduisent une chronique perdue d’Ibn Šaddād al-Ṣanhāği (m. après 600/1200), al-Ğam‘ wa-l-bayān fī aḫbār al-Qayrawān wā fī sā’ir bilād al-Maġrib min almulūk wa-l-a‘yān. Cette description émanant d’un prince bādiside a été rédigée à la gloire de sa dynastie pour montrer au public damascène le rôle joué par sa famille dans l’éradication de l’isma‘īlisme et le rétablissement du sunnisme, à l’instar de Saladin. L’idée d’une Ifrīqiyya ḥanafite avant cette rupture doit être reconsidérée,6 de même que son impact tel qu’il est relaté par l’historiographie bādiside, reprise par Ibn ‘Iḏārī al-Marrākušī (m. après 712/1312) :7 Lorsque al-Mu‘izz b. Bādīs accéda au pouvoir, il avait sept ou huit ans. Il fut élevé par son vizir Abū l-Ḥasan b. Abī l-Riğāl qui était un ascète. Toute l’Ifrīqiyya et Kairouan étaient ši‘ītes en opposition aux sunnites (ahl al-sunna wa-l-ğamā‘a) depuis leur passage sous l’autorité de ‘Ubayd Allāh. Ibn Abī l-Riğāl initia al-Mu‘izz b. Bādīs et l’éleva en lui recommandant la doctrine sunnite de Mālik.

De même, l’historiographie ḥammādide, représentée par Ibn Ḥammād al-Ṣanhāğī (m. 626/1228) et reproduite par Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) et

4  Cf. l’étude de S.  Ghrab, Ibn ‘Arafa et le mālikisme aux xiiie-xive siècles, Tunis, Publications de la Faculté des Lettres de la Manouba, 1992, I, 152. 5  Ibn al-Aṯīr, al-Kāmil fī l-tārīḫ, Beyrouth, Dār Bayrūt, 1983, IX, 257 ; Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-a‘yān wa-anbā’ abnā’ al-zamān, éd. I.  ‘Abbās, Beyrouth, Dār al-ṯaqāfa, V, 233-234  ; Ibn Ṭaġrībirdī, al-Nuğūm al-ẓāhira fī mulūk Miṣr wa-l-Qāhira, Le Caire, Wazārat al-ṯaqāfa wa-l-iršād al-qawmī, V, 71. 6  Ibn Šaddād al-Ṣanhāğī serait aussi à l’origine de cette description, évoquée par plusieurs auteurs orientaux, qui fait état d’une Ifrīqiyya ḥanafīte : Ibn al-Aṯīr, al-Kāmil fī l-tārīḫ, IX, 257 ; Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-a‘yān, V, 233-234 ; Ibn Ṭaġrībirdī, Al-Nuğūm al-ẓāhira, V, 71. 7  Ibn ‘Iḏārī al-Marrākušī, al-Bayān al-muġrib fī aḫbār al-Andalus wa-l-Maġrib, éd. É. Lévi-Provençal, G. S. Colin, Beyrouth, 1974, I, 18.

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Ibn al-Ḫaṭīb (m. 776/1376), fait de l’année 406/1025 la date du rétablissement du sunnisme malikite par le prince Ḥammād. Ces affirmations sont mises en cause par d’autres textes, car la malikisation du Maghreb semble avoir été un processus long et complexe, qu’il faut analyser de nouveau afin de mettre en lumière ses progrès depuis les principales villes de l’Ifrīqiyya jusqu’à Fès et Ceuta, deux autres foyers importants de cette doctrine à l’époque médiévale. Les premiers foyers formés par les disciples de Mālik b.  Anās au Maghreb furent établis dans les centres urbains de l’Ifrīqiyya, marqués par la présence des ğund-s de la conquête, comme Kairouan, Monastir et Tunis. L’installation des ğund-s et le mouvement inverse —  le voyage vers l’Orient en quête de savoir et pour le pèlerinage — furent à l’origine de la première propagation des tendances « loyalistes » en Ifrīqiyya. En revanche, les zones rurales adoptèrent les idées des tendances hostiles au califat. Kairouan devint rapidement le bastion des groupes se réclamant du sunnisme à la suite de la constitution progressive des réseaux savants et marchands par les adeptes des doctrines de Sufyān al-Ṯawrī (le ṯawrisme) et d’al-Awzā‘ī (l’awza‘isme). Ces premiers réseaux furent ­supplantés par les ḥanafites et les premiers élèves ifrīqiyyens de Mālik b. Anas (m.  171/787). Les biographes malikites retiennent les noms de ‘Alī b.  Ziyyād (m.  183/799), Ibn Ašras (m.  170/786), ‘Abd al-Raḥmān b.  Ziyyād b. An‘am al-Ma‘āfirī (m.  171/787) et al-Bahlūl b. Rāšid (m. 183/799).8 Ces derniers, tous d’origine yéménite, formèrent la première génération malikite, dont la zone d’influence se limita à l’Ifrīqiyya orientale. L’action du premier véritable grand savant malikite de l’Ifrīqiyya, Saḥnūn b. Sa‘īd al-Tannūḫī, intervint un peu plus tard. Ce dernier forma en fait la première véritable autorité juridique malikite au Maghreb. Bien que la doctrine des élites politiques et militaires aġlabides ait été très majoritairement ḥanafite, Saḥnūn réussit à s’imposer, notamment après sa nomination comme grand cadi de Kairouan en 232/849. Son action marqua sans doute un tournant majeur dans l’histoire religieuse de l’Ifrīqiyya, car il profita de son poste pour interdire les pratiques religieuses non Voir al-Qāḍī ‘Iyāḍ, Tartīb al-madārik wa-taqrīb al-masālik li-ma‘rifat a‘lām maḏhab Mālik, éd. A. B. Maḥmūd, Beyrouth, 1967, I, 54, qui écrit : « Quant à l’Ifrīqiyya et à ce qui est au-delà, l’école des Kūfites y prédominait au début jusqu’à ce que ‘Alī b. Ziyyād, Ibn Ašras, al-Bahlūl b. Rāšid et d’autres après eux tel que Asad b. al-Furāt […] arrivèrent avec l’école de Mālik » (trad. S. Ghrab, Ibn ‘Arafa et le mālikisme, I, 152). 8 

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conformes à l’islam sunnite (ḥāraba ahl al-ahwā’ wa-l-bida‘).9 Cette phase marque le début de l’appropriation du droit malikite par les Maghrébins, car la Mudawwana10 de Saḥnūn supplanta la recension irakienne du Muwaṭṭa’ de Mālik b. Anas, introduite par Asad b. al-Furāt. Au cours du iiie/ixe siècle, les élites urbaines de l’Ifrīqiyya adoptèrent donc deux doctrines «  loyalistes  » face à celles des communautés rurales en dissidence. Il s’agissait d’une position « quiétiste » par rapport aux tendances autorisant le recours aux armes contre les gouverneurs injustes. C’était à Dieu seul que revenait le verdict, et non aux créatures. Cette position était légitimée par le verset coranique «  O Croyants  ! Obéissez à Dieu et obéissez à son Envoyé, et à ceux parmi vous qui détiennent l’autorité ».11 Ce loyalisme fut approuvé par les cercles du pouvoir aġlabide pour contrer les insurgés ibāḍites, notamment lorsque le parti du califat qurayšīte, l’ordre de succession des quatre califes et la vénération des compagnons du prophète Muḥammad se furent imposés.12 La rivalité entre les premiers ḥanafites et les premiers malikites s’expliquerait en partie par le fait tribal et les enjeux politiques. Cependant, l’introduction de la profession de foi mu‘tazilite entraîna des querelles d’ordre théologique, bien loin d’une interprétation locale des fondements de l’islam. Certains des problèmes théologiques de l’islam oriental prirent une place importante dans les débats à Kairouan et dans d’autres centres urbains, tels que la prédestination de l’homme, la vision de Dieu, la création du Coran… Ces questions firent de Kairouan un lieu de rencontre pour maintes opinions, la scène de vives discussions et le théâtre de persécutions. Parallèlement à ce qui se passait en Orient, les mu‘tazilites y avaient développé une tendance rationaliste caractérisée par l’usage de la dialectique (ğidāl kalāmī).13 La question du Coran créé provoqua une 9  Cf. le témoignage dans le corpus d’al-Wanšarīsī, al-Mi‘yār al-muġrib wa-l-ğāmi‘ al-mu‘rib ‘an fatāwā ‘ulamā’ Ifrīqiyya wa-l-Andalus wa-l-Maġrib, éd. M. Ḥağğī et al., Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1981-1983, XII, 26. 10  Pour H. R. Idris, « L’aube du mālikisme ifriqien », Studia Islamica, XXXIII, 1971, 40, l’œuvre de Saḥnūn donna au malikisme la force de résister au ši‘īsme puis le dynamisme nécessaire pour entraîner la rupture annoncée par al-Mu‘izz b. Bādīs avec les Fatimides du Caire. Cette même opinion est exprimée par M.  Talbi, «  Kairouan et le Mālikisme espagnol  », Études d’histoire ifriqiyenne et de civilisation médiévale, Tunis, Publications de l’Université de Tunis I, 1982, I, 302-308. 11  Coran, IV, 59. 12  M. Talbi, L’Émirat aghlabide (184-296/800-909), histoire politique, Paris, 1966, 66-67. 13  Ibid., 62

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rupture totale entre les traditionnistes et les mu‘tazilites. L’introduction de la philosophie grecque provoqua aussi une vive réaction de rejet de la part des traditionnistes. Mais l’adoption de la raison démonstrative et de la philosophie grecque échoua en Ifrīqiyya, car l’action et l’œuvre de Saḥnūn entraînèrent une victoire des traditionnistes (ahl al-ḥadīṯ) au détriment des partisans de la raison (ahl al-ra’y) pour signifier l’attachement aux textes fondamentaux de l’islam et le refus de tout compromis avec la logique philosophique.14 Cette première réaction kairouanaise allait être complétée un peu plus tard par Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī lorsqu’il adopta la profession de foi aš‘arite. Au temps de Saḥnūn, le malikisme n’était pas encore majoritaire, même dans les centres urbains de l’Ifrīqiyya, mais son enseignement et son poste de cadi lui permirent de former la deuxième génération malikite dès son retour de Médine en 191/806. Les trois vocables utilisés dans la Mudawwana (maḏhab al-madaniyyīn, ahl al-madīna, maḏhab Mālik)15 laissent penser qu’il était trop tôt pour parler d’une école juridique malikite proprement dite. Cependant, l’autorité de Saḥnūn dans la transmission des textes malikites s’imposa, comme le montrent les études fondées sur l’analyse des textes biographiques et des ouvrages de jurisprudence.16 3. UNE PRÉSENCE MALIKITE TARDIVE DANS LE MAGHREB CENTRAL La plus ancienne mention qui laisse penser à l’existence d’une communauté malikite dans le Maghreb central remonte à la fin du iiie/début du xe siècle. Ibn al-Ṣaġīr mentionne en effet une mosquée des gens de Kairouan dans la ville de Tāhart sous le dernier imam rustumide. Cette nisba qarawī pourrait-elle renvoyer au malikisme  ? Il est difficile de l’affirmer pendant cette période, le sort de Kairouan n’étant pas tranché :

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A. Mellah, « Problème du déclin de la philosophie islamique : vers une approche critique du problème », al-Akādimiyya li-l-dirāsāt al-iğtimā‘iyya wa-l-insāniyya, 2008, 9. 15  Sur cette question, cf. N.  Hentati, al-Maḏhab al-islāmī fī-l-ġarb al-islāmī ilā muntaṣaf al-qarn al-ḫāmis al-hiğrī/al-ḥādī ‘ašar al-mīlādī, Tunis, Tibr al-zamān, 2004, 31-36. 16  Cf. à titre exemple l’étude de M.  Muranyi, Ein altes Fragment medinensischer Jurisprudenz aus Qairawān. Aus dem Kitāb al-Ḥağğ des ‘Abd al-‘Azīz b.  ‘Abd Allāh b. Abī Salama al-Māğishūn (st. 164/780-81), Wiesbaden, Franz Steiner, 1985, 19.

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le ḥanafisme était encore alors la doctrine majoritaire des élites politiques et militaires aġlabides. La description géographique de Muḥammad b.  Yūsuf al-Warrāq (m. 363/974), reproduite par al-Bakrī (m. 483/1090), constitue un témoignage important sur les réseaux malikites du Maghreb central au xe siècle. Ainsi, il est dit clairement que les gens de Biskra étaient malikites (wa-ahluhā ‘alā maḏhab ahl al-Madīna)17 et que les habitants de la localité des Banū Ğallidāsan, une petite localité située sur la rivière du Chélif, étaient des Kairouanais et donc très probablement malikites.18 On voit donc un début d’implantation malikite sur des axes routiers, laissant penser que les marchands kairouanais furent à l’origine de la première diffusion du malikisme au Maghreb central. Mais il n’est pas possible dans l’état actuel de nos connaissances de connaître l’implantation malikite hors ces deux centres urbains, notamment dans les cités nouvellement fondées par les marins andalousiens, à savoir Oran et Ténès. 4.  LE TOURNANT DU IVE/XE SIÈCLE D’après le Kitāb al-da‘wa, un ouvrage du ši‘īte al-Qāḍī al-Nu‘mān composé en 346/957, les communautés de l’est de l’Aurès se seraient converties au ši‘īsme isma‘īlite à la suite d’une activité missionnaire initiée par deux prédicateurs orientaux, Abū Sufyān et al-Ḥalawānī.19 Plus d’un siècle plus tard, la région comprise entre Bougie et Guelma allait connaître le même sort. La conversion à l’isma‘īlisme toucha notamment les communautés rurales du pays Kutāma20 et surtout deux grandes villes de l’Aurès  : Baġāya et Ṭubna. Ainsi, les mémoires d’Ibn al-Hayṯam, composées au début du califat fatimide, nous apprennent le passage en masse des habitants de Ṭubna à l’isma‘īlisme21 tout comme celui d’une partie des communautés urbaines de l’Ifrīqiyya. 17  Al-Bakrī, al-Masālik wa-l-mamālik, éd. Ğ.  Ṭulba, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 2003, II, 230. 18  Ibid., 251. 19  Al-Qāḍī al-Nu‘mān, Kitāb iftitāḥ al-da‘wa, éd. F.  Dachraoui, Alger-Tunis, 1986, 27. 20  Ibid., 109-191. 21  Ibn al-Hayṯam, Kitāb al-munāẓarāt, éd. W.  Madelung, P.  Walker, The Advent of the Fatimids: A Contemporary Shi’i Witness, Londres, I. B. Tauris and Institute of Ismaili Studies, 2000, 56-57.

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La première opposition malikite à l’isma‘īlisme se manifeste chez Sa‘īd al-Ḥaddād (m. 302/915), auteur d’un ouvrage de polémique.22 Cependant, la première manifestation importante du malikisme anti-fatimide fut le ralliement de plusieurs juristes malikites à la révolte ibādite-nukkā­ rite dirigée par Abū Yazīd Maḫlad b.  Kaydād al-Yafranī (333-336/943947).23 Ainsi, Abū l-‘Abbās al-Mamsī, Abū Isḥāq al-Sibā’ī, Rabī‘ alQaṭṭān et Abū l-‘Arab retirèrent leur obéissance aux gouverneurs, prirent les armes et tombèrent en martyrs dans les épisodes de la révolte. La nouvelle politique fatimide visant à rapprocher les malikites en désignant un cadi malikite, Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. Abī Manṣūr, en 334/945, n’eut pas de conséquence sur les rapports de force opposant les deux tendances de l’islam maghrébin et la politique anti-ši‘īte fut poursuivie par les juristes malikites.24 Dans le Maghreb central, la conséquence immédiate de l’échec de l’insurrection d’Abū Yazīd fut l’exode massif des communautés ibāḍites installées sur les territoires du Zāb vers les oasis du Sahara et surtout vers le sud du Maghreb extrême et al-Andalus.25 De même, les ‘Ağīsa et les Banū Dammar désertèrent leurs fiefs dans le Hodna. Cependant, il n’est 22  Pour plus de détails sur les rapports entre les malikites et les Fatimides, cf. H. Monès, « Le Malékisme et l’échec des Fatimides en Ifrīqiyya », Études d’orientalisme dédiées à la mémoire de Lévi-Provençal, Paris, 1962, I, 218-219. 23 Les épisodes de cette révolte sont rapportés par plusieurs auteurs médiévaux et  repris par les travaux modernes  : al-‘Azīzī al-Ğawḏarī, Sīrat al-ustāḏ Ğawḏar, éd. M.  K.  Ḥasan, M.  Ša‘īra, Le Caire, 1954, 48-49  ; al-Qāḍī al-Nu‘mān, Kitāb al-mağālis wa-l-musāyarāt, éd. M.  al-Ḥabīb Hīla et al., Tunis, 1978, 163-203  ; Aḫbār mağmū‘a fī fatḥ al-Andalus wa-ḏikr umarā’ihā raḥima-hum Allāh wa-l-ḥurūb al-wāqi‘a bi-hā baynahum, Bagdad, s.d., 155 ; Ibn Ḥammād, Aḫbār mulūk Banī ‘Ubayd wa-sīrati-him, éd. Ğ. A. al-Badawī, Alger, SNED, 1984, 33-44 ; al-Maqrīzī, Itti‘āẓ al-ḥunafā’ bi-aḫbār al-a’imma al-fāṭimiyyīn al-ḫulafā’, éd. H. Bonz, Jérusalem, Maṭba‘at dār al-a‘ṯam, s.d., 54. Les interprétations des causes de la révolte sont divergentes : H. Terrasse, La politique des califes de Cordoue au Maroc, Rabat, 1944, 6-7 ; P. Guichard, « Omeyyades et Fatimides au Maghreb  : problématique d’un conflit politico-idéologique (vers 929-vers 980)  », dans M. Barrucand (dir.), L’Égypte fatimide, son art et son histoire. Actes du colloque organisé à Paris les 28, 29 et 30 mai 1998, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, 55-67 ; R. Le Tourneau, « La révolte d’Abū Yazīd au xe siècle », Cahiers de Tunisie, II, 1953, 103-125 ; M. Yalaoui, « Controverse entre le Fatimide al-Mu‘izz et l’omeyyade al-Nasir d’après le Kitāb al-majalis wa-l-musayarat », Cahiers de Tunisie, XXVI, 1978, 7-33  »  ; H.  Halm, «  Der Mann auf dem Esel: der Aufstand des Abū Yazīd gegen die Fatimiden nach einem Augenzeugenbericht », Welt des Orients, 15, 1984, 144-204. 24  N. Hentati, al-Maḏhab al-islāmī, 139-157. 25  Ibn Ḥammād, Aḫbār mulūk Banī ‘Ubayd, 48-49.

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pas possible de parler d’une disparition totale des communautés ibāḍites après la pacification fatimide. Ainsi, Ibn Ḥawqal, qui visita la région un peu plus tard, insiste sur le peuplement berbère ibāḍite dans le Hodna, en mentionnant notamment les ‘Ağīsa, les Mazāta et les Banū Zindāğ.26 Cette situation allait favoriser la pénétration des tribus hilāliennes puis la malikisation de la région. Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī (m. 386/996) et Abū l-Ḥasan al-Qābisī (m.  403/1012) adoptèrent tous les deux les positions aš‘arites, mais il est difficile de connaître avec précision la nature exacte de leur ralliement à cette doctrine. Toutefois, ces positions aš‘arites donnèrent un dynamisme aux malikites pour combattre à la fois les mu‘tazilites et les isma‘īlites lorsqu’ils introduisirent la raison (al-naẓar al-‘aqlī) comme fondement de la croyance (al-īmān) aux côtés de la tradition.27 L’aš‘arisme fut donc à l’origine des développements théologiques du malikisme maghrébin. Sur le plan juridique, Ibn Abī Zayd, issu des Berbères Nafza, marqua le triomphe final du malikisme à Kairouan, à tel point que H. R. Idris le considère comme son artisan.28 En effectuant un nombre considérable de consultations juridiques et en intégrant les pratiques sociales au discours normatif malikite, il donna en effet au malikisme jusque-là élitiste, une popularité assez notable, notamment dans les centres urbains. Ses élèves, Ibn al-‘Ağūz al-Kutāmī et Abū ‘Abd al-Malik b. Marwān al-Būnī allaient ensuite diffuser le malikisme respectivement dans les régions de Ceuta et de Bône. 5. L’INTERVENTION OMEYYADE ET LE PASSAGE DES ALLIÉS AU MALIKISME Les textes narratifs nous fournissent des données importantes sur les conséquences de l’intervention militaire omeyyade dans le Maghreb central. Dès le début du règne du calife omeyyade ‘Abd al-Raḥmān III al-Nāṣir, l’envoi des troupes et le soutien aux Berbères insurgés ne Ibn Ḥawqal, Kitāb ṣūrat al-arḍ, Beyrouth, Dār maṭba‘at al-ḥayāt, s.d., 193. Y.  Ahnāna, Taṭawwur al-maḏhab al-aš‘arī fī l-Ġarb al-islāmī, Rabat, Ministère des affaires religieuses, 2007, 92-93. 28  Sur les activités et l’œuvre d’Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī, cf. H. R. Idris, « Deux juristes kairouanais de l’époque ziride : Ibn Abī Zaid et Al-Qābisī (xe-xie siècle) », Annales de l’Institut d’études orientales, XII, 1954, 122-198. 26  27 

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cessèrent d’augmenter.29 La réussite de la politique omeyyade dans le rapprochement puis le ralliement des chefs berbères, des Zanāta en majorité, allait se traduire par une conversion communautaire au sunnisme malikite que les textes désignent par l’expression de la « prédication omeyyade  » (al-da‘wa al-umawiyya) ou la «  prédication mar­ wānide » (al-da‘wa al-marwāniyya).30 Ainsi, on évoque la diffusion de cette prédication dans la région s’étendant d’Oran à l’Atlantique et même dans la province du Zāb.31 Ce mode de nomination de chefs locaux permit de propager le malikisme, car cette prédication omeyyade, de même que l’obéissance aux Omeyyades de Cordoue, n’étaient pas de nature exclusivement politique. Le témoignage rapporté par Ibn Ḥazm de Cordoue (m.  456/1063) est important à ce sujet  : «  Abū Muḥammad Būyaknā al-Birzālī al-Ibāḍī, un dévot ibāḍite et un bon connaisseur de la généalogie des Berbères, m’a dit que les Maġrāwa, les Banū Yafran, les Banū Wāsīn, les Banū Dammar, les Banū Birzāl, les Banū Wartānīn, les Banū Yazdārīn, les Banū Samġār et les Banū Ġazūl sont mu‘tazilites à l’exception des Banū Birzāl et des Banū Wāsīn, qui sont ibāḍites. Quant aux Banū Maġrāwa et Banū Yafran, ils sont sunnites ».32 Avant l’intervention omeyyade au Maghreb, les Banū Yafran et les Maġrāwa étaient ibāḍites nukkārites, mais leur alliance politique s’accompagna d’une conversion au sunnisme malikite. Cette nouvelle conjoncture, marquée donc par la propagation du malikisme attira l’attention des voya-

Ibn ‘Iḏārī al-Marrākušī, al-Bayān al-muġrib, II, 311, rapporte qu’en 332/943 le calife al-Nāṣir envoya au Maghreb le chef Qāsim b Muḥammad pour combattre les Idrissi­ des ḥassanides. Aussi, en 341/952 arriva à Cordoue Futūḥ b.  al-Ḫayr b. Muḥammad b. Ḫazar le puissant chef des Zanāta au Maghreb, accompagné des notables de Tāhart et d’Oran… En 343/954 arriva à Cordoue une délégation des Azdāǧa qui s’était soumise au calife al-Nāsir. Dans la même année parvint une correspondance de Fatḥ b. Ḥamīd b. Yasil, chef des alliés des Omeyyades au Maghreb, pour annoncer la conquête de la ville d’Aslān et la diffusion de la prédication omeyyade dans sa région (al-Bayān al-muġrib, II, 319 et 381). 30  Mais les auteurs fatimides utilisent une autre expression « māla ilā Banī Umayya », c’est-à-dire celui qui se rallia aux Omeyyades. Al-Qāḍī al-Nu‘mān, al-Mağālis wa-lmusāyarāt, 170. 31  Ibn Ḥayyān, al-Muqtabas fī aḫbār balad al-Andalus (al-Muqtabas V), éd. P. Chalmeta, F. Corriente, M. Sobh, Madrid, 1979, 384-386. 32  Ibn Ḥazm, Ğamharat ansāb al-‘arab, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 2001, 498. 29 

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geurs orientaux33 dont les témoignages insistent sur un malikisme majoritaire au Maghreb. C’est à partir de cette époque précisément que des noms de juristes malikites apparaissent dans le Maghreb extrême et central : Darās Ismā‘īl Abū Maymūna (m. 357/967) à Fès, Ibn al-‘Ağūz al-Kutāmī (m. 413/1022) à Ceuta et Abū Ğa‘far Aḥmad b. Naṣr al-Dāwudī (m. 402/1012) à Tlemcen. Ce dernier mérite une attention spéciale, car il marqua son temps en composant le plus ancien texte malikite du Maghreb central et en légitimant l’éradication des communautés dont l’islam était jugé non conforme aux positions orthodoxes. Originaire de M’sila, Abū Ğa‘far Aḥmad b. Naṣr al-Dāwudī vécut sa jeunesse à Tripoli. Il fut amené à une série de déplacements à la suite de sa prise de position interdisant tout établissement sur les territoires gouvernés par les Fatimides. C’est pour cette raison qu’il s’installa définitivement à Tlemcen, ville gouvernée par les Berbères Maġrāwa et Banū Yafran. Ceux-ci s’étaient convertis au sunnisme malikite au cours des luttes opposant les Omeyyades aux Fatimides. Al-Dāwudī est célèbre pour avoir composé plusieurs ouvrages de jurisprudence et rendu un nombre important de consultations juridiques. Parmi ses ouvrages, citons un commentaire du Muwaṭṭa’, un commentaire du recueil de traditions prophétiques de Buḫārī, une épître de polémique intitulée al-radd ‘alā al-qadariyya, un traité de droit s’intitulant Kitāb al-amwāl, et enfin un corpus de consultations juridiques, le Kitāb al-as’ila wa-l-ağwiba. Le Kitāb al-amwāl permet de situer l’action d’al-Dāwudī et son rôle dans la diffusion du malikisme et l’islamisation du Maghreb central et du Maghreb extrême. Il fut à l’origine de la fatwā dirigée contre les communautés rurales dont la religion était jugée hérétique. La mise à mort et la réduction en esclavage frappèrent ces communautés, légitimant ainsi les razzias organisés par les Zīrides et plus tard les Almoravides. Les Suswāla de la région d’Ašīr furent frappés et amenés de force au sunnisme malikite.34 L’œuvre du savant al-Dāwudī s’inscrit dans la troisième étape de la production de la norme juridique malikite.35 Après une première période 33  Al-Iṣṭaḫrī, al-Masālik wa-l-mamālik, rééd. Francfort-sur-le-Main, IMAIS, 1992, 35  ; al-Muqaddasī, Kitāb aḥsan al-taqāsīm fī ma‘rifat al-aqālīm, éd. M.  J.  De Goeje, Francfort-sur-le-Main, IMAIS, 1992, 236. 34  Sur les Suswāla, cf. A. Amara, « Texte méconnu sur deux groupes hérétiques du Maghreb médiéval », Arabica, LII/3, 2005, 348-372. 35  Sur la classification de la production juridique malikite, on se reportera à N. Hentati, al-Maḏhab al-islāmī, 185-213.

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dans laquelle les recensions du Muwaṭṭa’ furent rédigées et une deuxième marquée par un intérêt accordé aux questions (masā’il) de la doctrine, des abrégés et des commentaires furent composés, comme ceux du juriste de Tlemcen. Le Maghreb central n’a joué aucun rôle fondamental dans l’élaboration des normes juridiques malikites, mais dans les derniers siècles du Moyen Âge, il allait se distinguer dans la composition de ces recueils de textes juridiques.36 6.  LE MALIKISME : UN ENJEU DE POUVOIR L’histoire religieuse des Ṣanhāğa est peu connue avant le ve/xie siècle. Soumis à l’autorité de Kairouan vers 80/700 par le gouverneur Mūsā b.  Nuṣayr,37 les Ṣanhāğa servirent par la suite alternativement toutes les tendances nouvellement émergées dans la région : le ṣufrisme,38 l’ibāḍisme rustumide,39 le zaydisme ‘alide40 et enfin l’isma‘īlisme fatimide. Leur alliance avec ce dernier courant reste ambigüe en raison de l’absence de tout indice concernant la période du second imam fatimide al-Mahdī (297322/909-934).41 Nous savons que sous son règne, ils obtinrent la fondation de la ville fortifiée d’Ašīr, dans le massif de Tīṭarī, afin de défendre les territoires occidentaux de la dynastie. Le rôle des Ṣanhāğa au sein du califat fatimide prit de l’ampleur après qu’ils eussent activement participé 36  La

mise en recueil des consultations juridiques connut un développement notable dans la région de Tlemcen et dans celle de Mazūna. Faut-il rappeler que les auteurs des deux célèbres corpus juridiques, al-Wanšarīsī et al-Mazūnī, sont originaires de cette dernière région ? 37  Ibn Qutayba, al-Imāma wa-l-siyāsa, Sousse, Dār al-ma‘ārif, 1997, II, 293. 38  ‘Abd Allāh b. Sakardīd al-Ṣanhāğī est mentionné comme étant l’un des chefs du mouvement ṣufrite lors du soulèvement du deuxième siècle de l’hégire, Ibn al-Aṯīr, al-Kāmil fī l-tārīḫ, V, 221. 39  Le rôle des Ṣanhāğa au temps des Rustumides nous est connu grâce à deux auteurs. Ibn al-Ṣaġīr, Aḫbār al-a’imma al-rustumiyyīn, éd. M.  Nāṣir, I.  Baḥāz, Beyrouth, 1986, 108  ; al-Bakrī, al-Masālik wa-l-mamālik, II, 249. Il est notamment dit que les Ṣanhāğa participèrent à la défense de la ville de Tāhart aux côtés de l’imam Abū ḤātimYūsuf b. Muḥammad (281-294/894-906). 40  Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-‘ibar, Beyrouth, Mu’assasat Ğamāl, s.d., VI, 153 rapporte que Mannād b. Manqūš, chef des Ṣanhāğa, aurait servi les ‘Alīdes installés dans la petite ville de Ḥamza (Bouira). 41  Sur les événements survenus sous le règne de ce calife, cf. H. Halm, The Empire of the Mahdi, the Rise of the Fatimids, traduit de l’allemand par M. Bonner, Leyde, Brill, 1996, 121-127.

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à l’écrasement de la révolte ibāḍite et aux expéditions de pacification dans la région de Tlemcen.42 Mais rien n’est dit sur leur appartenance à une ou plusieurs doctrine(s). L’absence de tout personnage issu de cette confédération dans la hiérarchie isma‘īlite laisse croire, cependant, qu’ils ne s’étaient pas convertis au ši‘īsme et que leur alliance fut plutôt politique et militaire. La première manifestation pro-malikite des Ṣanhāğa se déroula dix jours après le départ des Fatimides en Orient. Ainsi en 371/981, Bulukīn b. Zīrī, gouverneur du Maghreb pour le compte des califes du Caire, assista aux funérailles du grand savant malikite Abū Sa‘īd Ḫalaf b. ‘Umar, connu sous le patronyme d’Abū Hišām al-Rabī‘ al-Ḫayyāt.43 Ce rapprochement de l’élite dirigeante des Ṣanhāğa avec les élites malikites coïncida avec l’adoption d’une onomastique arabo-islamique au détriment de la culture autochtone, mais il n’exclut pas la possibilité que des éléments issus de cette confédération professassent encore une religion qualifiée d’hérétique par le juriste malikite de Tlemcen, al-Dāwudī. Les nouveaux maîtres du Maghreb, détachés de leur territoire tribal dans le Maghreb central, se transformèrent en défenseurs acharnés du sunnisme malikite lorsqu’ils prirent les armes contre les communautés hérétiques, sous la pression des juristes. Ils participèrent activement à la grande transformation religieuse du Maghreb central et extrême, en razziant les Suswāla, les Ġumāra44 et les Barġawāṭa. Et un peu plus tard, ils provoquèrent des massacres des derniers fidèles isma‘īlites dans le Maghreb oriental. Si l’on en croit un passage d’Ibn Ḫaldūn, puisé dans la chronique perdue d’Ibn Ḥammād al-Ṣanhāğī intitulée al-Nubḏa al-muḥtāğa, le fondateur de la dynastie ḥammādide, Ḥammād b.  Bulugīn (395-419/10041029) serait à l’origine de la rupture politico-idéologique entre le Maghreb 42  Les auteurs ayant rapporté les récits de ces événements  sont nombreux  : Ibn Ḥayyān al-Qurṭubī, al-Muqtabas fī aḫbār al-Andalus, éd. ‘A. ‘A. al-Raḥmān Ḥağğī, Beyrouth, 1983, 36-38 ; Mafāḫir al-Barbar, éd. É. Lévi-Provençal, Fragments historiques sur les Berbères au Moyen Âge, extraits inédits d’un recueil anonyme compilé en 712/1321, Rabat, 1934, 6-8 ; al-Nuwayrī, Nihāyat al-arab fī funūn al-adab, éd. Ḥ. Naṣṣār, ‘A. ‘A. alAhwānī, Le Caire, 1983, XXIV, 160-161  ; Ibn al-Ḫaṭīb, Kitāb a‘māl al-a‘lām, éd. A.  M.  al-‘Abbādī, M.  I.  al-Kattānī, Casablanca, 1964, 452-453  ; Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-a‘yān, II, 343 ; al-Ṣafadī, Al-Wāfī bi-l-wafayāt, éd. B. Radtke, Wiesbaden, 1979, XV, 59-60 ; al-Maqrīzī, Itti‘āẓ al-ḥunafā’, 53, 59-60 ; ‘Imād al-Dīn Idrīs, ‘Uyūn al-aḫbār wafunūn al-ātār, éd. M. Ya‘lāwī, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1985, 415-435, 487. 43  Al-Qāḍī ‘Iyāḍ, Tartīb al-madārik, II, 169. 44  Ḥā Mīm, prophète des Ghumāra, fut capturé dans le Rīf et exécuté à Ašīr par Zīrī b. Mannād, chef des Ṣanhāğa. Al-Nuwayrī, Nihāyat al-arab, XXIV, 162-163.

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et le Caire fatimide. Cette décision aurait été aussitôt accompagnée par des massacres perpétrés à grande échelle dans la plupart des cités du Maghreb oriental.45 L’année 407/1016 fut marquée par des violences anti-ši‘ītes dans la plupart des villes, notamment à Kairouan et à Mahdia.46 Les derniers fidèles isma‘īlites parmi les populations urbaines furent massacrés à Bāġāy dans l’Aurès en 409/1018 et parmi eux figuraient deux grands poètes  : Abū l-Ḥasan ‘Alī b. Sa‘īd al-Qaysī et Maymūn b.  ‘Abd Allāh al-Hawwārī.47 Cette réaction violente fut le résultat de la politique religieuse fatimide48 et surtout de la montée en puissance d’une idéologie du ğihād,49 dirigée contre les non sunnites : « Louange à Dieu Maître des Mondes  ! Les Kairouanais n’ont cessé de mener la guerre légale contre les sectes aberrantes et la masse des hérétiques  ».50 La ville de Nafṭa et le pays des Kutāma échappèrent à ces massacres. Bien que le sort des isma‘īlites ait été la conversion au malikisme ou la mise à mort, le destin des communautés isma‘īlites du pays Kutāma reste obscur, et leur sort ne nous est pas connu. La persistance de l’héritage isma‘īlite dans la tradition orale de la région d’Igğān,51 berceau du mouvement d’Abū ‘Abd Allāh al-Dā‘ī, laisse penser que l’isma‘īlisme n’a pas complètement disparu du paysage religieux maghrébin, au moins dans les premiers siècles qui suivirent le départ des Fatimides en Orient. La violence perpétrée à l’égard des communautés isma‘īlites entraîna une rupture politique avec les califes du Caire que l’historiographie offiIbn Ḫaldūn, Kitāb al-‘ibar, VI, 171. Ibn al-Aṯīr, al-Kāmil fī l-tārīḫ, IX, 294-295. 47  Ibn Rašīq, Anmūdağ al-zamān fī šu‘arā’ al-Qayrawān, éd. M.  ‘A.  al-Maṭwī, B. al-Bakkūš, Tunis, al-Dār al-tūnisiyya li-našr, Alger, ENAL, 1986, 286-288, 420. 48  Sur cette politique, cf. W.  Madelung, «  The Religious Policy of the Fatimids toward their Sunnī Subjects in the Maghrib », dans M. Barrucand (dir.), L’Égypte fatimide, 97-101. 49  Les traces de cette idéologie sont visibles dans la documentation juridique et littéraire. Outre les fatāwā kairouanaises, les poètes composèrent plusieurs poèmes pour inciter les malikites à tuer tous les isma‘īlites, à l’image d’Abū l-Ḥasan b. ‘Alī al-Kātib connu sous le patronyme de Zinğī (m.  416/1025) et Abū Bakr b. ‘Atīq b.  Muḥammad al-Warrāq al-Tamīmī (m. 420/1029). Voir Ibn Šākir al-Kutubī, ‘Uyūn al-tawārīḫ, les années 411-449 h. et 524-560, sur microfilm de l’IRHT, n.°  16769-16770, reproduisant le manuscrit de la Bibliothèque Sulaymaniye, Istanbul, ff. 28-29. 50  H. R. Idris, « D’al-Dabbāgh, hagiographe et chroniqueur kairouanais du xiiie siècle et son jugement sur les Fāṭimides », Bulletin des études orientales, XXIX, 1977, 247. 51  Les traditions orales recueillies par Riḍā Ban Niyya dans la région d’Igğān montrent un ancrage local de l’isma‘ilisme. 45  46 

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cielle bādīside qualifie de rétablissement du sunnisme au Maghreb. Il est dit que le prince al-Mu‘izz b. Bādīs décida cette rupture afin de ramener le Maghreb au sunnisme. Cependant, la glorification de cette décision devient un enjeu de la principauté bādīside, affaiblie par la menace hilālienne, notamment après la défaite de Ḥaydarān et la perte de leur capitale, Kairouan. Les Bādīsides, comme les Ḥammādides, trouvèrent dans le malikisme un instrument pour se maintenir au pouvoir et légitimer les actes politiques. Les témoignages épigraphiques de Kairouan documentent la prise de conscience d’une appartenance au sunnisme à partir de la première moitié du ve/xie siècle. Ainsi, une inscription sur la stèle funéraire d’un certain ‘Alī b. Abī Bakr b. ‘Abbās al-Naḥḥās (m. 437/1045) montre comment on s’identifie au sunnisme par la désignation al-islām wa-l-sunna wa-lğamā‘a.52 On voit donc le rôle joué par le pouvoir politique dans l’orientation religieuse de la région vers un islam sunnite malikite. 7.  LA CONQUÊTE DES TERRITOIRES IBĀḌITES La défaite militaire des ibāḍites face aux troupes fatimides avait entraîné un déplacement forcé de plusieurs communautés du Zāb vers les oasis et le Maghreb extrême. Cette politique de pacification (amān) fut poursuivie par les successeurs des Fatimides, bādīsides et ḥammādides, sous l’impulsion des juristes malikites. Les ibāḍites furent contraints de se convertir au malikisme ou de déserter leurs territoires pour se réfugier dans les régions oasiennes. Après une première diffusion à Tozeur et à Biskra, deux centres urbains situés en territoire ibāḍite dès la période aġlabide,53 un processus de malikisation des communautés eut lieu avec le soutien du pouvoir politique et juridique. La conversion collective des habitants de la ville d’al-Ḥāmma dans le Djérid est significative à cet égard. Malgré les efforts du savant ibāḍitewahbīte du Souf, Abū ‘Amrū ‘Uṯmān b.  Ḫalīfa al-Sūfī pour reconvertir ces anciens ibāḍites,54 la majorité des communautés oasiennes finit par 52  B. Roy, P. Poinssot, Inscriptions arabes de Kairouan, Tunis, Ministère des Affaires Culturelles, 1950, 587. 53  Abū Bakr al-Mālikī, Riyāḍ al-nufūs fī ṭabaqāt ‘ulamā’ al-Qayrawān wa Ifrīqiyya, éd. B.  al-Bakkūš, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1994, II, 392  ; al-Qādī ‘Iyāḍ, Tartīb al-Madārik, II, 129. 54  Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ bi-l-Maġrib, éd. I. Ṭallāy, Constantine, 1974, II, 484.

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abandonner son appartenance à l’ibaḍisme au profit du malikisme, et dans des circonstances mal établies. Le statut réservé aux ibāḍites dans la jurisprudence malikite donna une légitimité aux mesures politiques et militaires prises par les Bādīsides et les Ḥammādides contre les communautés non malikites. Sans vouloir nous attarder ici sur ce débat,55 il nous faut signaler que les ibāḍites n’étaient considérés ni comme des apostats, ni comme des infidèles, ni encore comme de vrais musulmans. Le discours normatif malikite de Kairouan élabora ensuite une vision radicale dans la première moitié du iiie/ixe siècle, qui se consolida au ive/xe siècle, et se traduisit par des faits au ve/xie siècle. Les fatāwā rendues par Abū l-Qāsim ‘Abd al-Ḫāliq, connu sous le nom d’al-Suyūrī (m.  460/1067), et al-Laḫmī (m.  478/1085) illustrent cette nouvelle situation : les ibāḍites furent considérés soit comme apostats (murtaddūn) soit comme polythéistes (mušrikūn), et ne furent pas rangés parmi les musulmans hérétiques.56 Ce statut permit au pouvoir politique de les persécuter, de les emprisonner, de les déporter et de les massacrer. Les sources nous livrent des renseignements notables sur les ibāḍites qui firent l’objet de razzias par les troupes ḥammādides et bādisides. Ainsi, Bāġāy et sa région, à majorité ibāḍite, furent razziées par une armée sous le commandement de Ḥammād b. Bulugīn. Ce dernier détruisit aussi le village ibāḍite de Tāmrīnat, entraînant un exode forcé de sa communauté, dont le chef était Ismā‘īl al-Baṣīr Ibrāhīm b.  Mallāl al-Mazātī.57 Les razzias ḥammādides furent complétées par celles organisées par le prince bādiside al-Mu‘izz, qui massacra plusieurs communautés villageoises au sud de l’Aurès et dans le Djérid en 440/1048. Ce fut notamment le cas de Qal‘at Darğīn, totalement détruite, et dont les habitants trouvèrent refuge à Souf.58 Bien que l’immigration hilālienne ait mis fin aux razzias bādisides, les Ḥammādides poursuivirent leurs expéditions anti-ibāḍites durant la 55  Nous avons analysé les différentes fatāwā et le statut des ibaḍītes d’après la littérature juridique malikīte dans A. Amara : « Entre la conversion et la mort : le statut et le sort des ibāḍites maghrébins d’après les textes juridiques mālikites  », dans M.  Meouak (éd.), Biografías magrebíes. Identidades y grupos religiosos, sociales y políticos en el Magreb medieval, Madrid, CSIC, 2012, 65-85. 56  Al-Burzulī, Ǧāmi‘ masā’il al-aḥkām mimmā nazala min al-qaḍāyā bi-l-muftīn wa-l-ḥukkām, éd. M. al-Ḥ. Hīla, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 2002, I, 336. 57  Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, II, 413. 58  Ibid., 407; al-Šammākhī, Kitāb al-siyar, Constantine, 1883, 439.

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deuxième moitié du xie siècle. Ce fut au tour de Wāġlāna, un village ibāḍite wahbīte de l’extrême sud du Zāb, d’être la cible des troupes ḥammādides.59 Portés par un discours malikite anti-ibāḍite, les Ḥammādides parachevèrent une politique violente initiée par les Fatimides, provoquant un recul net de l’ibāḍisme des Hauts-Plateaux. Réfugiés dans les oasis lointaines, les ibāḍites furent contraints d’affronter la pénétration malikite de leurs fiefs. Nous savons que le pouvoir ḥammādide intervint en faveur des tribus malikites, comme à Tīn Zīrātīn où des affrontements les opposèrent aux ibāḍites. Ce fut dans ces conditions que les ibāḍites Tāksinat se convertirent au malikisme et se retrouvèrent face à leurs anciens coreligionnaires, les Banū Yarītan. Une unité de l’armée ḥammādide persécuta ces derniers à la suite de la consultation d’un muftī malikite local, Maẓhar b. Naffāṭ.60 8. L’APPORT CENTRAL DES RÉSEAUX SAVANTS ET MARCHANDS Si l’implication du pouvoir politique dans le processus de la malikisation du Maghreb central est indéniable, les réseaux marchands et savants ont aussi joué un rôle notable dans l’expansion de cette doctrine dans d’autres espaces. La formation de grands axes routiers et l’installation massive des Andalousiens dans les villes portuaires du Maghreb central eurent une conséquence immédiate sur la diffusion du malikisme. Le premier témoignage concerne la ville de Bône (Būna) où s’installa le savant malikite Abū ‘Abd al-Malik Marwān b.  ‘Alī al-Qaṭṭān al-Būnī (m. vers 440/1048). Originaire de Cordoue, cet ancien élève d’Abū l-Ḥasan al-Qābisī et d’al-Dāwudī61 composa un commentaire du Muwaṭṭa’ intitulé le Kitāb tafsīr al-Muwaṭṭa’.62 Il reçut la visite de plusieurs quêIbid., 439. Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, II, 482. 61  Al-Qāḍī ‘Iyāḍ, Tartīb al-madārik, II, 709-710  ; al-Ḍabbī, Buġyat al-multamis fī tārīḫ riğāl al-Andalus, éd. I. al-Abyārī, Le Caire, Dār al-kitāb al-miṣrī-Beyrouth, Dār alkitāb al-lubnānī, 1989, II, 613 ; Ibn Baškuwāl, al-Ṣila, Beyrouth, Dār al-kitāb al-lubnānīLe Caire, Dār al-kitāb al-miṣrī, 1989, III, 889. 62  Al-Ḥimyadī, Ğaḏwat al-muqtabis fī tārīḫ ‘ulamā’ al-Andalus, éd. I.  al-Abyārī, Beyrouth, Dār al-kitāb al-lubnānī-Le Caire, Dār al-kitāb al-miṣrī, 1989, II, 546; al-Qāḍī ‘Iyāḍ, Tartīb al-madārik, II, 709-710; al-Ḍabbī, Buġyat al-multamis, 613; Ibn Ḫayr alIšbīlī, Fahrasa, éd. I. Abyārī, Le Caire, Dār al-kitāb al-miṣrī-Beyrouth, Dār al-kitāb 59  60 

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teurs de savoir juridique et devint le saint patron de la cité. On apprend du témoignage de son élève Abū l-Qāsim Ḥātim b. Muḥammad, de passage à Bône en 405/1014, qu’il fut consulté par plusieurs savants et que son commentaire du Muwaṭṭa’ circula largement.63 Ce marchand (cotonnier) faisait partie d’un vaste réseau de marchands-savants andalous connus pour avoir transmis le savoir juridique malikite, à l’image d’Ibn Abī l-Baḥr, qui fréquenta dans le cadre de son commerce plusieurs villes portuaires et transmit plusieurs ouvrages.64 Les guerres qui opposèrent les Ṣanhāğa et les Zanāta provoquèrent des migrations intenses de populations de la région de Tāhart et de M’sila.65 Ceuta et les villes d’al-Andalus constituèrent des lieux de refuge. Ce fut à Ceuta que se formèrent les éléments du premier réseau malikite de la Qal‘a des Banī Ḥammād sous la direction d’Ibn al-‘Ağūz al-Kutāmī. Les textes biographiques permettent de suivre cette mobilité. Issu d’une famille originaire de M’sila, le cadi Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. ‘Īsā b. Ḥusayn al-Tamīmī (m. 505/1111), l’un des grands savants malikites de Ceuta et le maître du Qāḍī ‘Iyāḍ, était originaire de M’sila. Il avait fait ses études à Ceuta sous la direction d’Abū Muḥammad al-Masīlī, un autre savant venu du Maghreb central.66 Cette situation entraîna le développement du voyage scientifique et marchand (riḥla), notamment en al-Andalus. C’est donc grâce à Ceuta que prit forme l’un des deux premiers véritables réseaux malikites de l’arrière-pays du Maghreb central. Plusieurs élèves d’Ibn al-‘Ağūz al-Kutāmī (m. 420/1029) s’organisèrent à la Qal‘a des Banī Ḥammād autour d’Abū Ḥafṣ ‘Umar b. Abī l-Ḥusayn al-Ṣābūnī. Parmi les autres membres de ce réseau figurent également Abū ‘Uṯmān al-lubnānī, 1989, I, 108  ; Ibn Baškuwāl, al-Ṣila, III, 889  ; Yāqūt al-Ḥamawī, Mu‘ğam al-buldān, éd. F. Wüstenfeld, Leipzig, 1866-1867, I, 512 ; Ibn ‘Abd al-Malik al-Marrākušī, al-Ḏayl wa-l-takmila li-kitābay al-Mawṣūl wa-l-Ṣila, éd. M. Ibn Šarīfa, Rabat, Maṭbū‘āt akādimiyyat al-mamlaka al-maġribiyya, 1984, VIII/1, 212. 63  Ibn Baškuwāl, al-Ṣila, III, 889-890. 64  Al-Qāḍī ‘Iyāḍ, Al-Ghunya, éd. M. Z. Ğarrār, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1982, 173-174, écrit qu’il le rencontra plusieurs fois à Ceuta au cours de ses transactions et qu’il apprit sous sa direction les ouvrages du cadi Abū l-Walīd b. Rušd. 65  Tāhart et M’sila connurent un destin identique au début du ve/xie siècle. Pour la première, C. Aillet, « Tāhart et les origines de l’imamat rustumide  », Annales islamologiques, 45, 2011, 58-59, a montré l’effacement de l’ancienne capitale des Rustumides au ve/xie siècle. Quant à M’sila, elle perdit son importance à la suite du départ des Fatimides en Orient. Cf. P. Massiera, M’sila du xe au xve siècle, Tunis, 1974, 19-21. 66  Al-Qāḍī ‘Iyāḍ, al-Ghunya, 27-46.

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b. Abī Suwwār et Abū ‘Uṯmān b. Sawlab.67 La conquête de Kairouan par les tribus hilāliennes provoqua un exode massif des savants malikites et certains d’entre eux s’installèrent à la Qal‘a des Banī Ḥammād, créant de fait le deuxième réseau. Parmi ses membres, citons ‘Abd al-Ğalīl b. Abī Bakr al-Rab‘ī al-Qayrawānī (m.  469/1076), Abū l-Faḍl b.  al-Naḥwī (m.  513/1119) et Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. Abī l-Farağ al-Māzarī, dit al-Ḏakī (m.  après 500/1106). Le maître de ce groupe fut ‘Abd Allāh b. Dāwud, grand cadi de la cité ḥammādide.68 Les élites malikites de la Qal‘a des Banī Ḥammād étaient en relation avec les principaux centres du malikisme maghrébin, comme le montre l’exemple de Muḥammad b.  Dāwud b. ‘Aṭiyyah b.  Sa‘īd al-Ğarāwī (m. 525/1130). Né à la Qal‘a, il fit ses études sous la direction de ‘Abd al-Ğalīl al-Rab‘ī, puis il fut désigné cadi à Tlemcen, Séville et Fès. Il fit la rencontre de malikites andalous, comme Abū ‘Alī al-Ġassānī.69 Ces élites, avec l’appui du pouvoir politique, mirent en place un système judiciaire basé sur le droit malikite, entraînant une large diffusion de cette doctrine sur les territoires contrôlés par le pouvoir central. Il semblerait que les cités de l’arrière-pays aient perdu de leur importance en faveur de la façade maritime, où les réseaux malikites d’origine andalousienne étaient très actifs.70 Les tableaux obtenus par Saad Ghrab71 à partir des catalogues de savants confirment cette tendance, et nous permettent de remarquer la place acquise par les Andalousiens installés dans les villes portuaires du Maghreb dans la transmission des ouvrages de référence sunnito-malikite comme le Muwaṭṭa’, le Ṣaḥīḥ d’al-Buḫārī (m. 256/870) et le Ṣaḥīḥ de Muslim (m. 261/875).72 La première moitié du vie/xiie siècle marqua une consolidation des réseaux malikites depuis les villes d’al-Andalus jusqu’aux premières grandes métropoles orientales. La place acquise par les juristes malikites Id., Tartīb al-madārik, II, 721, 778-779. Ibid., 792. 69  Ibn Baškuwāl, al-Ṣila, III, 874-875. 70  Sur les Andalousiens du Maghreb central, cf. en particulier D.  Valérian, «  Les Andalous à Bougie (xie–xve siècle)  », dans M.  Balard, A.  Ducellier (dir.), Migrations et diasporas méditerranéennes (xe-xvie siècles). Actes du colloque de Conques (octobre 1999), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, 313-330. 71  S. Ghrab, Ibn ‘Arafa et le mālikisme, 263, 266-267. 72  Sur les voies de transmission du Muwaṭṭa’ en Occident musulman, on se reportera à A.  M. Turki, Théologiens et juristes de l’Espagne musulmane. Aspects polémiques. Paris, Maisonneuve et Larose, 1982, 354-356. 67  68 

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dans l’État almoravide, ainsi que l’installation en masse des Andalousiens dans les villes côtières, favorisèrent encore une diffusion plus large. Cette situation précéda l’émergence progressive d’élites locales favorables au malikisme. Pour le Maghreb central, Bougie et Tlemcen symbolisèrent cette évolution, entraînant notamment la constitution de familles savantes malikites.73 Le Ṯabt, catalogue des ouvrages étudiés par al-Ġubrīnī, atteste du rôle joué par ces Andalousiens dans la transmission des ouvrages malikites à Bougie aux vie/xiie et viie/xiiie siècles.74 9.  LE PROBLÈME DE LA MALIKISATION DES TRIBUS HILĀLIENNES Sans verser dans la polémique sur les conséquences de l’arrivée des tribus hilāliennes au Maghreb,75 il est nécessaire de rappeler quelques faits marquants sur leur rapport au malikisme. Il faut signaler au préalable qu’il n’y a aucune relation entre les processus d’islamisation et de malikisation du Maghreb central et le fait hilālien. Néanmoins, aucun doute n’est possible sur la conséquence de leur établissement sur les Hauts-Plateaux et les Steppes : il entraîna une modification importante du tissu social. Les Zanāta perdirent leur territoire et se réfugièrent aux confins du Sahara et au Maghreb occidental. Dans ces régions conquises par les Hilāliens, il est difficile de parler d’un territoire malikite. La lecture des consultations juridiques malikites montre bel et bien que les Hilāliens étaient considérés comme des brigands et leur repentance (tawba), conditionnée par la remise de tous les biens volés. Les juristes malikites étaient donc hostiles au monde hilālien. Seuls les réseaux mystiques acceptèrent les Hilāliens repentis, ce qui allait entraîner la malikisation progressive des tribus sous l’impulsion du soufisme. Celui-ci avait été intégré dans le giron du sunnisme et il joua 73  D’après le ‘Unwān al-ḍirāya d’al-Ġubrīnī et pour le cas de Bougie, D.  Urvoy a montré l’importance du groupe malikite composé d’Andalousiens : D. Urvoy, « La structuration du monde des ulémas à Bougie au viie/xiiie siècle », Studia Islamica, XLIII, 1976, 87-106. 74  Une présence remarquable des Andalousiens dans les chaînes de transmission des ouvrages est à signaler. Al-Ġubrīnī, Ṯabt, dans le ‘Unwān al-ḍirāya fī-man ‘urifa min al-‘ulamā’ fī l-mi’a al-sābi‘a bi-Biğāya, éd. ‘A. Nawīhaḍ, Beyrouth, 1979, 364-386. 75  Sur ce débat, cf. A. Amara, « Retour à la problématique du déclin économique du monde musulman médiéval  : le cas du Maghreb hammadide, xie-xiie siècles  », The Maghreb Review, 28/1, 2003, 2-26.

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à son tour un rôle de diffusion du savoir juridique. Nous avons plusieurs exemples qui témoignent de ce processus, dont les initiateurs furent les deux élèves du fédérateur des courants mystiques maghrébins, Abū Madyan Šu‘ayb al-Ġawṯ. Le premier fut Abū Yūsuf al-Dahmānī (m. 621/1224), qui joua un rôle central dans la transformation socioculturelle de la région s’étendant de Kairouan à Misrāta.76 Le second fut Saʻāda al-Raḥmānī, un membre des Riyyāḥ, qui fut à l’origine du mouvement qui fit basculer la région du Zāb dans le soufisme sunnite. Originaire de l’oasis de Tolga, il fit ses études à Tlemcen sous la direction du quṭb, et de retour dans son village, il fonda un mouvement confrérique basé sur le principe de l’égalité sociale et de la loi religieuse. Bien qu’il ait été tué dans des affrontements contre les Banū Muznī, une puissante famille dirigeante de Biskra, l’influence religieuse de son mouvement dépassa les limites du Zāb méridional.77 C’est à partir de cette époque qu’apparaissent des noms de savants malikites de l’Aurès, comme Abū-l-‘Abbās Aḥmad al-Niqāwusī, né à N’gaous dans l’Aurès et auteur de plusieurs ouvrages de droit malikite.78 10. UNE MALIKISATION INACHEVÉE : MAINTIEN DU SAVOIR JURIDIQUE LOCAL ET DE L’IBĀḌISME La malikisation du Maghreb central eut-elle pour conséquence une diffusion globale et exclusive du discours normatif malikite ? Les régions rurales furent-elles touchées dès le départ par ce processus  ? Ou bien, assiste-t-on davantage à un phénomène d’acculturation, voire d’interaction progressive ? Ces questions se posent pour toutes les époques historiques du Maghreb. Pour l’Antiquité maghrébine, Gabriel Camps avait judicieusement remarqué que la religion populaire s’est toujours accommodée de compromissions avec d’autres croyances non orthodoxes.79 76  Sur les activités d’al-Dahmānī, cf. S.  Alouani, Tribus et marabouts. Aʻrâb et walâya dans l’intérieur de l’Ifrîqiya entre le vie/xiie et le xiie/xviiie siècles, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, 2010, 144-156. 77  A.  Amara, «  al-Hidjra al-hilāliyya wa-aṯaruhā fī taġyīr al-biniya al-iğtimā‘iyya li-bilād al-Zāb », Revue des lettres et sciences humaines, 10, 2009, 9-26. 78  Aḥmad Bābā al-Tinbuktī, Kifāyat al-muḥtāğ li-ma‘rifat man laysa fī-l-dībāğ, éd. M. al-Muṭī‘, Rabat, Wazārat al-awqāf, 2000, I, 91-92. 79  G.  Camps, «  Comment la Berbérie est devenue le Maghreb arabe  ?  », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 35/1, 1983, 18.

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De la lecture des consultations juridiques malikites se dégage l’idée de l’existence d’un savoir juridique oral et local que les textes désignent sous les vocables ‘āda, ‘urf… Il s’agissait de pratiques sociales, rurales pour leur écrasante majorité, qui résistèrent à l’islamisation complète de la vie quotidienne. Si l’on en croit les textes malikites tardifs, les pratiques coutumières avaient été respectées par le fondateur du malikisme. De ce point de vue, le droit coutumier était perçu comme la source des règles qui régissaient certains secteurs de la vie de tous les jours au Maghreb central. L’exemple du droit successoral est significatif  : les juristes malikites entérinèrent l’exclusion de la femme de toute succession et il fallut attendre les derniers siècles du Moyen Âge pour assister à la première contestation juridique de cet état de fait par le malikisme. Abū Sālim Ibrāhīm al-‘Uqbānī, un grand juriste de Tlemcen, réfuta alors catégoriquement le recours au droit coutumier, qui était en contradiction avec le droit légal.80 Cette malikisation n’entraîna pas la suppression totale du savoir juridique local que les documents tardifs désignent sous le vocable qānūn (« loi »).81 Or, cette place acquise par le droit coutumier ne s’inscrit pas dans le schéma d’Ibn Ḫaldūn pour expliquer la diffusion du malikisme et l’attachement des maghrébins à son égard.82 Ce dernier avance en effet l’idée de la ressemblance du mode de vie du Maghreb et du Hiğāz pour expliquer la diffusion du malikisme, alors qu’il n’y avait pas véritablement de trait commun entre ces deux entités géographiques. Cette rencontre entre le droit coutumier local et le droit malikite donna naissance dans plusieurs cas à un savoir coutumier « malikisé » dont l’élaboration fut l’œuvre d’une élite urbaine de juristes. Mais cette rencontre n’échappait pas au contraste entre la théorie et la pratique, qui caractérise toute l’histoire du droit musulman.83 Dès l’époque de Saḥnūn, Fatwā d’Abū Sālim Ibrāhīm al-‘Uqbānī, Al-Wanšarīsī, al-Mi‘yār al-mughrib, XI, 293-294. 81  Le savoir juridique local connut une mise par écrit à une époque tardive, ce qui montre un attachement des communautés rurales à ce droit coutumier. Voir à titre d’exemple le qanūn des Aït Hichem en Grande Kabylie. L. Milliot, « Le qanûn des Aït Hichem », Mémorial Henri Basset. Nouvelles études nord-africaines et orientales, Rabat, 1928, 153-167. 82  La thèse khaldūnienne a fait l’objet de plusieurs travaux, notamment A. M. Turki, Théologiens et juristes de l’Espagne musulmane, 339. 83  J. Schacht, Introduction au droit musulman, trad. de l’anglais P. Kempf, A. M. Turki, rééd. Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, 165. 80 

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les juristes malikites acceptaient les pratiques sociales, à condition qu’elles soient passées au filtre de leur théorie et subordonnées à leur critique. Cependant, ils durent donner leur accord à certaines pratiques courantes des communautés rurales qui ne comportaient pourtant pas de référence aux fondements du droit malikite. Cette évolution juridique n’est pas propre au malikisme, et elle concerne toutes les écoles juridiques. Le cas ḥanafite étudié par Baber Johansen est significatif : le droit ḥanafite commença à intégrer les pratiques sociales dans son discours normatif à partir du ive/xie siècle.84 Ce rapport droit malikite-savoir juridique local est plus visible dans les textes malikites du début des temps modernes. Ainsi, le cas des Ağwiba d’Ibn Nāṣir al-Dar‘ī (m. 1085/1674), étudiés par Houari Touati, montre comment le fiqh et les pratiques sociales entretenaient des rapports mouvementés, mais canalisés grâce aux efforts des juristes : le premier pouvait absorber ou légaliser une partie des pratiques sociales, tandis que ces dernières se redéployaient grâce aux nouvelles conditions de juridicité, ce qui leur permettait de s’adapter ou de résister.85 Si les territoires septentrionaux sont passés dans leur totalité au malikisme, cette malikisation n’a jamais été générale  : des communautés ibāḍites se sont maintenues dans les oasis du Maghreb central, quand les territoires méridionaux connurent une importante poussée malikite, notamment avec la propagation du soufisme parmi les tribus hilāliennes et avec le recul de l’ibāḍisme. La conversion des Hilāliens au malikisme provoqua sans doute l’apparition d’une nouvelle carte religieuse des régions steppiques et oasiennes. 11. CONCLUSION Au terme de cette étude, on peut s’interroger sur les facteurs qui ont bouleversé le destin du Maghreb central, comme le reste du Maghreb, après des débuts de l’islam marqués par le succès des tendances anti-califales ḫāriğites et ši‘ītes. Bien que cette question ait fait l’objet de plusieurs travaux, il faut rappeler les résultats obtenus par N. Hentati, qui a 84  B. Johansen, « Coutumes locales et coutumes universelles aux sources des règles juridiques en droit musulman hanéfite », Annales islamologiques, XXVII, 1993, 29-35. 85  H. Touati, « La loi et l’écriture, fiqh, ‘urf et société au Maghreb d’après les Ajwiba d’Ibn Nāṣir (m. 1085/1674) », Annales islamologiques, XXVII, 1993, 107-108.

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synthétisé lesdits facteurs, en mettant en avant le rôle de Saḥnūn : il s’agit de l’intégration des pratiques sociales maghrébines, du pèlerinage et du voyage scientifique, de la ressemblance du mode de vie maghrébin et arabe, du conservatisme de l’Ifrīqiyya, de l’expérience malheureuse des gens de l’Ifrīqiyya avec le ḫāriğisme, et enfin de l’autorité politique.86 Bien qu’ils soient pour l’essentiel admis, ces facteurs sont à relativiser. Ainsi, l’argument de la convergence des modes de vie est à écarter. Faut-il interroger d’autres facteurs  ? Pourquoi les tendances pionnières connurent-elles une disparition  ? Pourquoi fit-on le choix du malikisme et non du ḥanafisme, par exemple ? Il me semble que le triomphe du malikisme ne peut être séparé de deux facteurs essentiels : les réseaux andalousiens et l’enjeu de pouvoir. L’adoption du malikisme par les Omeyyades pour s’opposer au ḥanafisme abbasside allait créer un vaste réseau malikite, notamment après la consolidation du malikisme ifrīqiyyen au temps de Saḥnūn. L’établissement des Andalousiens, marins et marchands pour l’essentiel, entraîna en effet la formation d’un espace culturel largement dominé par les juristes malikites. Ces réseaux créèrent à leur tour des points de diffusion du savoir juridique grâce aux cercles d’enseignement. Ce climat fut défavorable aux autres tendances, de plus en plus isolées. Comme l’a judicieusement remarqué Jaques Thiry à propos des communautés ibāḍites du Sahara libyen, l’abandon lent et graduel de leur doctrine initiale en faveur d’un rapprochement avec le malikisme peut être dû au fait que les structures politisées de cette école pouvaient leur fournir une protection.87 Quant à la thèse du bouleversement provoqué par les Hilāliens, elle n’est pas suffisante pour fournir une explication à ces mouvements de fond. Le second facteur est incarné par le pouvoir politique à partir de l’époque omeyyade. Au cours des épisodes de luttes contre le califat fatimide, les Omeyyades se rapprochèrent des communautés berbères, ibāḍites pour l’essentiel, afin de combattre leurs ennemis communs. Cette alliance déboucha au fil des années en un rapprochement religieux, qui fit basculer vers le malikisme la région allant de Ténès à Ceuta. Les dynasties berbères, zīride puis almoravide, émergèrent dans des régions « malikisées » et revendiquèrent cette doctrine. Cette étatisation du malikisme renforça les réseaux malikites déjà en place et permit une N. Hentati, al-Maḏhab al-islāmī, 59-95. J.  Thiry, Le Sahara libyen dans l’Afrique du Nord médiévale, Louvain, Peeters, 1995, 233. 86  87 

La malikisation du Maghreb central (iiie-vie / ixe-xiie siècle)

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large diffusion de la jurisprudence malikite. Les Zīrides (Bādīsides et Ḥammādides) et les Almoravides se présentèrent comme les défenseurs du sunnisme malikite qu’ils imposèrent aux hérétiques, les Ġumāra, les Suswāla et les Barġawāṭa, ainsi qu’aux ibāḍites du Zāb et du Djérid. À ces deux facteurs s’ajoutent des problèmes internes liés à l’évolution de l’ibāḍisme, qui se subdivisa en plusieurs groupes, ainsi qu’à la pénétration hilālienne qui provoqua une situation sans précédent  : les Zanāta des Steppes furent repoussés à l’ouest et au sud, entraînant un éloignement géographique des communautés ibāḍites.

DES COMMUNAUTÉS IBADITES À KAIROUAN ET DANS LE SĀḤIL JUSQU’AU XIIE SIÈCLE ? UN NOUVEL EXAMEN DES SOURCES Virginie Prevost Université libre de Bruxelles

1.  INTRODUCTION Les sources ibadites1 fournissent un grand nombre d’informations sur des groupes ayant vécu pendant plusieurs siècles à Kairouan, dans la région du Sāḥil2 et dans les campagnes de l’Ifrīqiyya (fig. 1). Ces petites communautés ont fait l’objet de peu de recherches : les études d’histoire régionale négligent le plus souvent de mettre à profit les auteurs ibadites, et plusieurs textes importants n’ont été édités que tout récemment. Cet article recense, de la façon la plus exhaustive possible, tous les témoignages disponibles sur ces groupes du centre de l’Ifrīqiyya. La plupart ont déjà été évoqués il y a plusieurs décennies dans les articles de Tadeusz Lewicki, qui a effectué un admirable travail de défrichement des sources 1 

Cet article s’insère dans le projet «  Maghribadite  » de l’Agence Nationale de la Recherche, dirigé par Cyrille Aillet. 2  Voir la carte. Nous adoptons ici la définition courante du Sahel, qui couvre à l’est de Kairouan une vaste zone, en partie littorale, de la Tunisie centrale, et dont la ville principale est Sousse. Pour M.  Hassen, au ixe  siècle, les limites du Sāḥil étaient Hergla, Sfax au sud, et El-Djem à l’ouest : voir M. Hassen, « Les ribāṭ du Sahel d’Ifriqiya. Peuplement et évolution du territoire au Moyen Âge », dans J.-M. Martin (éd.), Castrum 7. Zones côtières littorales dans le monde méditerranéen au Moyen Âge : défense, peuplement, mise en valeur, Rome-Madrid, École française de Rome-Casa de Velázquez, 2001, 147, et F. Mahfoudh, « Le nord de la petite Syrte au moyen âge, questions de toponymie », IBLA, LXI, 182, 1998, 193-221.

Figure 1. La région de Kairouan et du Sāḥil.

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ibadites sur la base des manuscrits conservés en Pologne. Toutefois, T. Lewicki a souvent eu tendance à amplifier les informations qu’il tirait, pour la première fois, de ces récits. Faisant référence au ixe siècle, il écrivit ainsi que les ibadites constituaient « une grande partie de la population du district d’as-Sāḥil, le Sahel de nos cartes »,3 ce qui paraît exagéré. À l’opposé, certains chercheurs ont considéré que dès la seconde moitié du xe  siècle, après l’échec de la révolte d’Abū Yazīd, l’ibadisme avait été cantonné aux régions qu’il occupe encore de nos jours.4 Il paraît dès lors intéressant de tenter d’estimer quelle a pu être l’importance de ces groupements de Kairouan et du Sāḥil et d’analyser quelles étaient les raisons de leur présence dans cette région. 2. LES COMMUNAUTÉS IBADITES DU SĀḤIL À L’ÉPOQUE DE ‘ABD AL-WAHHĀB Le plus ancien témoignage sur la présence d’ibadites au Sāḥil est manifestement celui apporté par Abū Khalīl al-Īdarkalī, un des savants nafūsī qui avaient eu le privilège de s’instruire auprès des cinq ḥamalat al-‘ilm,5 les « porteurs de science » revenus au Maghreb vers 140/757-758 après avoir étudié auprès des autorités ibadites de Baṣra. Abū Khalīl alĪdarkalī incitait ses élèves à rejoindre des ḥalqa-s — c’est-à-dire des groupes d’étudiants réunis autour d’un savant  — où qu’elles se trouvassent, mentionnant un homme qui avait quitté le djebel Nafūsa pour rejoindre des ḥalqa-s dans le Fazzān, à Ghadamès et dans le Sāḥil.6 Un passage de la chronique d’al-Wisyānī, se rapportant au règne du deuxième imam rustumide ‘Abd al-Wahhāb (c. 784-823), évoque une importante communauté d’ibadites dans le Sāḥil.7 3  T. Lewicki, « Les ibāḍites en Tunisie au moyen âge », Conferenze, fasc. 6, Rome, Academia Polacca di Scienze e Lettere, 1958, 14. 4  Par exemple R. Le Tourneau, « La révolte d’Abû Yazîd au xe siècle », Cahiers de Tunisie, I, 2, 1953, 124-125 ; H. Halm, The Empire of the Mahdi, the Rise of the Fatimids, Leyde-New York-Cologne, Brill, 1996, 322. 5  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt al-mašā’iḫ bi-l-Maġrib, éd. I. Ṭallāy, Constantine, 1974, 299-300. L’ouvrage d’Abū l-‘Abbās Aḥmad b. Sa‘īd al-Dağrīnī, rédigé après 1253, reprend pour partie le texte du Kitāb al-Sīra wa-aḫbār al-a’imma d’Abū Zakariyyā’. 6  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 301. 7  Al-Wisyānī, Siyar al-Wisyānī, éd. ‘U. Bū ‘Aṣbāna, Mascate, Wizārat al-turāṯ wa-lṯaqāfa, 2009, 3 vol., 351-352. Les Siyar d’Abū l-Rabī‘ Sulaymān b.  ‘Abd al-Sallām alWisyānī dateraient de la seconde moitié du xiie siècle.

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On a rapporté d’après l’imam ‘Abd al-Wahhāb — que Dieu soit satisfait de lui  — que ce dernier écrivit une lettre aux Nafūsa, mille hommes qui quittaient le djebel en se soustrayant à son autorité (wa-hum al-ḫāriğūn ‘an-hu). L’imam redoutait qu’ils ne soient en proie au changement et à la dispersion (taštīt). Il leur écrivit une lettre par l’intermédiaire du gouverneur (‘āmil) qu’il avait chez les Nafūsa et leur attribua un vaste territoire (wa-aqṭa‘a lahum arḍ kaṯīra). Les frontières de cette terre étaient circonscrites par les lieux suivants : [de] Bāz.d.q.lūriya à T.nūğ.d.t à Qabr al-Ṣayyād à Fağğ al-Maṣābīḥ à Zaytūna al-Ṣa‘āfīr. Pour nous et pour les musulmans, plantez-y des arbres sur notre ordre et cultivez-y avec notre permission. Abū Muḥammad a dit : Abū Zakariyyā’ Yaḥyā Wīğamman (sic) a dit  : le Sāḥil tout entier est compris dans ces quatre (sic) frontières. Ils s’y installèrent et y vécurent avec ceux qui les accompagnaient. Jusqu’à nos jours (ilā yawminā haḏā), ce sont les créatures de Dieu les plus heureuses, les plus pures, les meilleures, les plus aptes à l’éducation et les plus obéissantes. Ils se distinguent par leur piété et leur éducation, grâce à la bénédiction de l’imam.8

Il est probable que la lettre de ‘Abd al-Wahhāb aux Nafūsa émigrés — sans doute extraite de son recueil Kitāb Masā’il Nafūsat al-ğabal — soit parvenue à al-Wisyānī par l’intermédiaire de son informateur Abū Muḥammad, cité dans le texte. Il s’agit d’Abū Muḥammad ‘Abd Allāh b. Muḥammad al-‘Āṣimī al-Lawātī (m. 528/1133-1134), historien et poète qui vécut dans le wādī Rīġ. Le second personnage est son maître Abū Zakariyyā’ Yaḥyā b. Wīğman al-Hawwārī, un célèbre traditionniste vivant dans la même région et qui mourut en 467/1074-1075.9 Il paraît donc qu’avant cette date, la communauté ibadite du Sāḥil existait toujours. 8 

Ce texte a été également édité et traduit par T.  Lewicki, «  Un document ibāḍite inédit sur l’émigration des Nafūsa du djabal dans le Sāḥil tunisien au viiie/ixe siècle  », Folia Orientalia, I, 1959, 178-179. E. Savage, A Gateway to Hell, a Gateway to Paradise, the North African Response to the Arab Conquest, Princeton, The Darwin Press, 1997, 117-118, estime que chez les auteurs ibadites le terme «  Nafūsa  » englobait différents groupes berbères qui habitaient dans le djebel et qui ont été assimilés aux Nafūsa sans souci généalogique. 9  La date de la mort du premier est donnée par al-Wisyānī, Siyar, 471, celle du second figure id., 734. Les Siyar al-mašā’iḫ, datés de la seconde moitié du xiie siècle, ont été récemment édités comme s’ils faisaient partie d’al-Wisyānī, Siyar, 517-761. Sur ces deux personnages et sur le recueil Kitāb Masā’il Nafūsat al-ğabal, voir T. Lewicki, « Un document ibāḍite inédit  », 179-182. Voir aussi M.  Bābā‘ammī et al., Mu‘ğam a‘lām alibāḍiyya min al-qarn al-awwal al-hiğrī ilā al-‘aṣr al-ḥāḍir, qism al-Maġrib al-islāmī, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1999-2000, II, 272-273, 464.

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Le passage reproduit ci-dessus, qui permet à al-Wisyānī de mettre en évidence l’intelligence et la bienveillance de l’imam, est placé au début du chapitre qu’il consacre aux récits d’Asūf et d’Arīġ, le Sūf et le wādī Rīġ actuels ; il n’a pas de rapport avec les informations qui le précèdent et qui le suivent, ce qui est fréquent dans les sources ibadites. La présence de ce texte dans ces deux récits s’explique par le lien des informateurs avec le wādī Rīġ. Malheureusement, les indications géographiques qu’il fournit sur le Sāḥil, un peu différentes de celles figurant dans le manuscrit utilisé par T.  Lewicki,10 sont difficilement exploitables : ces toponymes ne se retrouvent ni chez les géographes médiévaux, ni sur les cartes anciennes ou actuelles de la région. La date du départ du groupe de Nafūsa pour le Sāḥil  n’est pas précisée  ; il est probable que ce départ ait coïncidé avec le séjour de l’imam dans le djebel, à la faveur duquel il nomma plusieurs gouverneurs (‘āmil-s) rustumides dans les provinces de son État,11 ou qu’il lui est un peu postérieur. Le texte affirme que le groupe d’émigrés comptait mille hommes, un chiffre sans doute hyperbolique mais qui suggère l’importance de ce groupe, auquel il faut ajouter «  ceux qui les accompagnaient », c’est-à-dire les femmes et les enfants. D’après T. Lewicki, le document démontre que ‘Abd al-Wahhāb «  se considérait, au moins à un moment de son long règne […] comme maître du Sāḥil, qu’il octroya à un groupe des émigrés des Nafūsa […], principal support des Rustumides dans l’Est de la Berbérie  ».12 Selon cette interprétation, l’imam aurait décidé, sans qu’il n’y ait été nullement contraint, d’implanter ces gens qu’il savait lui être fidèles loin de leur montagne natale. Il nous semble que le texte indique au contraire que ‘Abd al-Wahhāb a dû prendre une décision rapide pour organiser le départ d’un groupe «  se soustrayant à son autorité ». Cette formule pourrait laisser penser qu’il

10  L’édition de T. Lewicki donne : « Les frontières de cette terre étaient circonscrites par les lieux suivants  : [de] Ward Qalūriya à T.nūdj.d.t à Qabr al-Ṣayyād à Faḥm alMaṣābīḥ à Zaytūna al-Ma‘āṣīr  »  : T.  Lewicki, «  Un document ibāḍite inédit  », 178. Il remarque (Id., 182-183), que ces toponymes — dont on ne sait s’ils désignent des villes, des villages ou d’autres lieux — sont tous arabes sauf « Tinwadğdat » qui serait berbère. 11  Sur ce séjour qui aurait duré plusieurs années et pendant lequel s’est déroulé le siège de Tripoli par les Hawwāra en 811, soldé par un traité de paix entre Rustumides et Aghlabides, voir V. Prevost, « L’influence de l’État rustumide », 115-118. 12  T.  Lewicki, «  Un document ibāḍite inédit  », 184. L’auteur estime (Id., 186-187) le nombre des Nafūsa à 5000 environ.

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s’agissait de dissidents, opposés au pouvoir de Tāhart.13 L’octroi de terres fertiles aurait dès lors été le seul moyen que l’imam aurait trouvé pour conserver ce groupe sous son autorité. Le texte précise que les terres ont été attribuées aux Nafūsa sous forme d’iqṭā‘, ce qui témoigne d’une décision politique de l’imam.14 La fin du passage, qui fait l’éloge de cette communauté du Sāḥil, accrédite également cette hypothèse : la politique de l’imam réinsère ces anciens dissidents au sein de l’ibadisme orthodoxe. Tadeusz Lewicki avance que le chef de ce groupe de colons venus du djebel aurait pu être un certain Madmān al-Hurṭulī.15 Nous n’avons trouvé aucun élément susceptible de nous en convaincre : les Siyar al-mašā’iḫ le citent parmi une liste de cheikhs du djebel Nafūsa sous le nom de Mīdfān al-Burṭulī et indiquent qu’il était le qāḍī de ‘Abd al-Wahhāb.16 Al-Buġṭūrī affirme qu’il était le ‘āmil de ‘Abd al-Wahhāb, sans donner plus de précisions, alors qu’al-Šammāḫī note qu’il était son qāḍī ou son ‘āmil.17 Absolument rien dans ces textes ne le rattache au Sāḥil.18 13  Si cet épisode se situe, comme nous le pensons, dans la seconde décennie du ixe siècle, les dissidents dont il est question sont des nukkārites. Les mouvements d’opposition ḫalafite et naffāṯite, qui seront très suivis dans le djebel Nafūsa, apparaissent plus tardivement. 14 L’iqṭā‘ désigne à l’origine la concession par le souverain de terres issues du domaine public ; ces terres ne sont pas soumises à l’impôt du ḫarāğ mais seulement à la dîme, bien moins onéreuse. Cl.  Cahen, «  L’évolution de l’iqṭā‘ du ixe au xiiie siècle  », dans id., Les peuples musulmans dans l’histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, 232. Sur la notion d’iqṭā‘ en Ifrīqiyya, mais pour une époque plus tardive, voir R. Brunschvig, sous les Ḥafṣides des origines à la fin du xve siècle, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1982, II, 184-190. 15  T.  Lewicki, «  Les noms propres berbères employés chez les Nafūsa médiévaux (viiie-xvie siècle). Observations d’un arabisant. Deuxième partie », Folia Orientalia, XV, 1974, 17-18. 16  Siyar al-mašā’iḫ, dans al-Wisyānī, Siyar, 543. 17  Al-Buġṭūrī, Sīrat mašā’iḫ Nafūsa, éd. T.  al-Šaqrūnī, Mu’assasat Tāwālt al-ṯaqāfiyya, 2009, 39 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, éd. M. Ḥasan, Beyrouth, Dār al-madār alislāmī, 2009, 329. Maqrīn b. Muḥammad al-Buġṭūrī a terminé son ouvrage en 599/12021203  ; ce texte constitue l’une des sources les plus importantes de la volumineuse compilation de l’histoire des ibadites rédigée par Abū l-‘Abbās Aḥmad al-Šammāḫī (m. 1522). 18  Dans une note complémentaire à T.  Lewicki, «  Un document ibāḍite inédit  », 214-216, l’auteur mentionne une hypothèse que lui a communiquée H. H. Abdul-Wahhab. Selon cet historien, il faudrait voir dans le Sāḥil évoqué dans ce texte la zone littorale de la Tripolitaine comprise entre Zwāra et Tarhūna, zone que les habitants appellent précisément « Sāḥil », tout comme en Tunisie. Dans ce cas, « Qabr al-Ṣayyād » pourrait être lu

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Elizabeth Savage, notant que Tadeusz  Lewicki voyait dans ce texte une politique délibérée de colonisation qui aurait représenté l’apogée du pouvoir de Tāhart, avance pour sa part que le départ des Nafūsa pourrait simplement résulter des migrations qui ont suivi les précédentes défaites des ibadites et de la nécessité de trouver des pâturages et des ressources agricoles que le djebel Nafūsa ne pouvait plus procurer.19 S’il est vrai que le surpeuplement du djebel et ses fréquentes sécheresses ont entraîné au cours des siècles de nombreuses migrations, principalement vers la Tunisie,20 nous ne voyons pas quelle défaite pourrait expliquer ce départ. En 210/825, au début du règne du troisième imam rustumide Aflaḥ (c.  823-871), le Sāḥil fit partie, avec Gabès, le Nafzāwa et Tripoli, des quatre régions restées fidèles à l’émir aghlabide Ziyādat Allāh Ier, victime d’une insurrection du ğund.21 L’émir parvint à restaurer son pouvoir grâce à l’aide des Berbères du Nafzāwa. Estimant que les quatre régions étaient peuplées d’ibadites, T.  Lewicki considère qu’il y a eu un accord entre Ziyādat Allāh d’une part, et Aflaḥ ou ses ‘āmil-s d’autre part. Selon lui, le Sāḥil n’était pas encore lié étroitement à l’État aghlabide —  ce qui serait le cas après la défaite ibadite de 224/838-839 dans le Sud tunisien — et l’intérieur des terres, à l’exception des villes importantes de la côte, reconnaissait l’influence de Tāhart. Cette hypothèse, qu’aucune source ne suggère, nous semble assez hasardeuse.22 3.  LES IBADITES CHASSÉS DE KAIROUAN PAR SAḤNŪN Les sources sunnites témoignent de ce que la présence des ibadites dans la capitale était jugée naturelle, ou était au moins tolérée, jusqu’à «  Qaṣr al-Ṣayyād  » et correspondre à la localité de ce nom située à 22  km à l’ouest de Tripoli. Cette hypothèse est reprise par A.  al-Bāhī, Sūsa wa-l-Sāḥil fī l-‘ahd al-wasīṭ. Muḥāwala fi l-ğuġrāfiya al-tārīḫiyya. Tunis, Markaz al-našr al-ğāmi‘ī, 2004, 104-105, qui estime que les sources ibadites font la différence entre le Sāḥil libyen qu’elles nomment simplement « al-Sāḥil » et le Sāḥil tunisien qu’elles appellent « Sāḥil al-Mahdiyya ». 19  E. Savage, A Gateway to Hell, 125. 20  Cette immigration s’observe toujours au xxe  siècle. Voir J.  Despois, Le djebel Nefousa (Tripolitaine). Étude géographique, Paris, Larose, 1935, 165-169. 21  Voir notamment Ibn al-Aṯīr, Al-Kāmil fī l-ta’rīḫ, éd. C. J. Tornberg, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1982, VI, 332-333  ; Ibn ‘Iḏārī, Al-Bayān al-muġrib fī aḫbār al-Andalus wa-lMaġrib, éd. G. S. Colin, É. Lévi-Provençal, Beyrouth, Dār al-ṯaqāfa, 1983, I, 101. Sur cet épisode, voir V. Prevost, « L’influence de l’État rustumide », 120-122. 22  T. Lewicki, « Un document ibāḍite inédit », 185-186.

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l’interdiction promulguée au milieu du ixe siècle par Saḥnūn23. Selon Abū l-‘Arab, Saḥnūn, nommé qāḍī en 234/848-849, chassa de la grande mosquée de Kairouan les cercles hétérodoxes de ṣufrites et d’ibadites qui affichaient leur déviation.24 Le cadi ‘Iyāḍ ajoute que Saḥnūn les révoqua, les empêcha désormais d’enseigner ou de délivrer des avis juridiques, et leur interdit de se rassembler. Il châtia certains d’entre eux qui avaient enfreint ses ordres et les fit promener ignominieusement. Il en força d’autres à se repentir ; il les installait sur le minbar ou ailleurs afin qu’ils y proclamassent publiquement qu’ils abandonnaient leur hérésie.25 Les ibadites, violemment chassés de la grande mosquée de Kairouan, semblent donc désormais catalogués comme des hérétiques et les humiliations subies laissent penser qu’ils ont dû quitter en masse la capitale. Ce n’est pourtant pas le cas.26 4.  LE TÉMOIGNAGE D’IBN SALLĀM Un texte déterminant est conservé dans le Kitāb fī-hi bad’ al-islām attribué à Ibn Sallām et rédigé après 273/886-887, d’après la date la plus tardive qui y figure.27 Les renseignements qui nous intéressent sont regroupés dans un chapitre intitulé «  Mention de nos compagnons —  juristes, savants et notables — et de leurs descendants [qui ont vécu] dans la ville 23 

Pour T. Lewicki, « Culte du bélier », 199, les fractions berbères qui peuplent les environs de Kairouan seraient les restes des compagnons de l’imam Abū l-Ḫaṭṭāb, qui seraient demeurés sur les territoires conquis par leur chef entre 758 et 761. 24  Abū l-‘Arab, Ṭabaqāt ‘ulamā’ Ifrīqiyya, éd. M.  Ben Cheneb, dans Classes des savants de l’Ifrīqiyya, Paris, Ernest Leroux, 1915, 102. 25  ‘Iyāḍ b. Mūsā al-Qāḍī, Biographies aghlabides extraites des Madārik du Caḍī ‘Iyāḍ, éd. M.  Talbi, Tunis, 1968, 104. Il évoque des mu‘tazilites en plus des ṣufrites et des ibadites. Voir à ce sujet F. Bahri, Les hommes du pouvoir et les hommes du savoir en Ifrīqiyya aghlabide, Tunis, Institut National du Patrimoine, 2006, I, 75, 417-418. 26  Sur l’attitude de Saḥnūn vis-à-vis des ibadites, voir A. Amara, « Entre la conversion et la mort  : le statut et le sort des ibāḍites maghrébins d’après les textes juridiques mālikites », dans M. Meouak (éd.), Biografías magrebíes. Identidades y grupos religiosos, sociales y políticos en el Magreb medieval, Madrid, CSIC, 2012, 68-70. 27  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām  : Eine Ibaditisch-Maghribinische Geschichte des Islams aus dem 3./9. Jahrundert, éd. W.  Schwartz et S.  Ibn Ya’qūb, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1986, 109. Sur Ibn Sallām et la compilation qu’on lui attribue, voir C. Aillet, « A Breviary of Faith and a Sectarian Memorial  : a New Reading of Ibn Sallām’s Kitāb (third/ninth century) », dans E. Francesca (éd.), Ibadi Theology. Rereading Sources and Scholarly Works, Hildesheim-Zurich-New York, Georg Olms Verlarg, 2015, 67-82.

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de Kairouan et ses environs » ; ils sont reproduits et parfois complétés par al-Šammāḫī. Deux personnes évoquées dans cette liste sont liées à la fois à Kairouan et au Sāḥil. Faḍl Abū ‘Abd Allāh habitait à l’ouest de la ville de Kairouan, au milieu du marché du dimanche (sūq al-aḥad) dans le quartier d’Ibn (sic) Muḥriz.28 C’était un savant, un homme de loi et un muftī, connu pour sa propagande auprès des musulmans (ma‘rūf bi-da‘wat almuslimīn). Chaque année, du début de la moisson des céréales jusqu’à la moisson suivante, il se rendait à Manzil Abī l-Azhar chez ses compagnons de la tribu berbère des Hawwāra, qui se rassemblaient auprès de lui pour s’instruire. Ses compagnons, Hawwāra et Zanāta, se groupaient autour de lui et ils se rendaient par la sebkha à al-Marğ. Tous étaient des ibadites habitant un district proche de sept villages et de nombreuses mosquées. Ils rassemblaient pour Faḍl Abū ‘Abd Allāh ce qui lui fallait de blé, de fourrage d’orge pour sa monture, d’huile pour sa lampe et de coton pour l’habiller, lui et sa famille.29 Al-Šammāḫī précise que les Berbères suivaient son enseignement dans ces mosquées fréquentées et rajoute que lorsque Faḍl Abū ‘Abd Allāh revenait à Kairouan, il y rendait des fatwā-s.30 Ibn Sallām évoque ensuite un certain Sa‘īd ou Abū Sa‘īd al-Ḥādāy, un Arabe qui vivait dans le Sāḥil au sud d’al-Marğ et qui possédait de nombreuses boutiques à Kairouan dans le Simāṭ31 en face de la grande 28 Le sūq al-aḥad aurait été l’un des plus importants marchés de Kairouan, où l’on trouvait principalement des poteries et des tissus  ; le quartier nommé Ḥārat Abī Muḥriz se trouvait au milieu de ce sūq. H. R. Idris, La Berbérie orientale sous les Zīrīdes, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962, 419-420. 29  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 132-133. La sebkha évoquée ici correspond à la vaste sebkha Sīdī al-Hānī, située à l’est de Kairouan, tandis qu’al-Marğ semble identique à Bāṭin al-Marğ, qu’Ibn Sallām mentionne plus loin. Pour T.  Lewicki, «  Un document ibāḍite inédit », 176, Bāṭin al-Marğ est sans doute Baten de nos cartes, « une petite plaine alluviale, située au nord-ouest (sic) de Kairouan et longée par l’Oued Marguellil (Marğel-līl) ». Notons qu’en réalité, l’oued Marguellil coule au sud-ouest de la ville, avec à son nord, le djebel Batene  ; il existe également un village nommé al-Bāṭin / El Baten à dix kilomètres au nord-ouest de Kairouan. L’interprétation de T.  Lewicki ne s’accorde pas avec la description d’Ibn Sallām pour lequel al-Marğ se trouve de l’autre côté de la sebkha, soit manifestement à l’est de Kairouan. Ailleurs, T. Lewicki écrit que Bāṭin al-Marğ semble correspondre à la « partie septentrionale du Sāḥil », entre Sousse, Mahdiyya et la sebkha Sīdī al-Hānī, cf. T. Lewicki, « Les ibāḍites en Tunisie », 14. 30  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 412, le nomme Abū ‘Abd Allāh Faḍl et parle du quartier d’Abū Muḥriz. 31  Le Simāṭ était l’artère vitale de Kairouan, qui traversait la ville du nord au sud en longeant notamment le mur occidental de la grande mosquée ; cette voie était couverte et bordée d’une double rangée de boutiques : H. R. Idris, La Berbérie orientale, 417-418.

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mosquée. C’est lui qui réfuta à Kairouan l’argumentation des polythéistes adorateurs du bélier, qui furent ensuite tués par Abū Ğa‘far b.  Ḫazar.32 Al-Šammāḫī accorde une notice plus longue à ce savant, qu’il nomme Sa‘īd al-Ḥādā’ī, précisant que la kunya « Abū  » d’Abū Sa‘īd chez Ibn Sallām est un ajout du copiste. Selon lui, ce célèbre imam, grand juriste, savant et muftī de Kairouan, était riche et puissant.33 Il doit être identifié au célèbre controversiste kairouanais Abū ‘Uṯmān Sa‘īd b. Muḥammad b. al-Ḥaddād (m. 302/914-915), qui est revendiqué comme l’un des leurs par les ibadites. Ce personnage fut d’abord un disciple de Saḥnūn, puis il rompit avec le malékisme au point qu’il appela al-Mudawwana de Saḥnūn al-Mudawwada, c’est-à-dire « la véreuse ». Il reste célèbre, entre autres, pour ses critiques des différents rites, sa réfutation de la création du Coran en présence d’Ibrāhīm II et ses controverses avec les chiites.34 Évoquant cette ambiance anti-chiite, H. R. Idris émet l’hypothèse que les adorateurs du bélier, dont le savant a réfuté l’argumentation, étaient précisément des chiites. Leurs adversaires leur auraient imputé ce pseudo-culte du bélier afin de les stigmatiser et de leur faire en quelque sorte payer leur ésotérisme.35 Pour T. Lewicki, tout au contraire, il s’agissait d’ibadites installés dans la région de Kairouan qui auraient conservé cet ancien culte berbère dédié au bélier, ce qui eut pour conséquence les disputes religieuses soutenues par Sa‘īd b. al-Ḥaddād.36 Sachant que de nombreux anciens cultes berbères ont été longtemps conservés par les ibadites,37 cette hypothèse 32  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 133. La dernière phrase comprend une lacune qui peut être comblée grâce au texte d’al-Šammāḫī. 33  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 413, qui cite deux courts textes en faveur de Sa‘īd al-Ḥādā’ī, l’un du savant ibadite du xiie siècle Abū ‘Ammār ‘Abd al-Kāfī et l’autre d’Ibn al-Raqīq. 34  H. R. Idris, « Examen des sources attestant la survivance d’un culte du bélier au Maghrib vers le xe siècle », Arabica, IX, 1962, 302-304, et id., La Berbérie orientale, 747, n. 328. 35  H. R. Idris, « Examen des sources », 304-305. Voir aussi Y. Benhima, « Quelques remarques sur les conditions de l’islamisation du Maghrib al-Aqṣā : aspects religieux et linguistiques », dans D. Valérian (éd.), Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 322-323. 36  T. Lewicki, « Culte du bélier dans la Tunisie musulmane », Revue des études islamiques, IX, 1935, 200. 37  V. Prevost, « L’ibadisme berbère. La légitimation d’une doctrine venue d’Orient », dans A.  Nef, É.  Voguet (éd.), La légitimation du pouvoir au Maghreb médiéval. De l’orientalisation à l’émancipation politique, Madrid, Collection de la Casa de Velázquez (127), 2011, 67-70.

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paraît plus plausible. Reste à identifier Abū Ğa‘far b. Ḫazar qui, aux dires d’Ibn Sallām, a tué ces polythéistes adorateurs du bélier. Tadeusz Lewicki pense qu’il pourrait s’agir d’Abū Ğa‘far Aḥmad, fils de l’émir aghlabide Abū  ‘Iqāl Ḫazar, qui dirigea pendant un temps, vers 232/846-847, les affaires de l’État au nom de son frère l’émir Muḥammad.38 Pour Hady Roger  Idris, c’est invraisemblable puisque Sa‘īd b. al-Ḥaddād est mort quelque soixante-dix ans plus tard ; il propose de l’identifier à Abū Ḫazar Yaġlā b. Zaltāf.39 Cette dernière hypothèse, relative au savant ibadite qui fomentera la révolte de Bāġāya en 358/969, nous paraît elle aussi inconcevable, puisqu’Ibn Sallām rapporte ces faits à la fin du ixe siècle. Poursuivant sa liste, Ibn Sallām évoque l’Arabe Ḥāriṯ Abū l-Ġadīr Mahrānī (?), savant et grand muftī célèbre pour sa propagande auprès des musulmans, qui vivait à la sebkha de Manzil Abī l-Azhar al-Hawwārī, au sud de Sousse et à l’ouest de Kairouan.40 Bien que la situation géographique soit peu compréhensible41 — il faut sans doute lire « à l’est de Kairouan » même si la formule est reprise telle quelle par al-Šammāḫī — ce personnage paraît devoir être classé parmi les ibadites du Sāḥil. En effet, Ibn Sallām indique au début du chapitre que la population de Manzil Abī l-Azhar est constituée par des Hawwāra. L’auteur passe ensuite à Sulaymān b. Ğās, un juriste et savant arabe qui habitait à Qalūṭ, un territoire situé à l’est de Kairouan et à l’ouest de Sousse.42 Puis al-Šammāḫī introduit un personnage supplémentaire, Abū Ya‘qūb Yūsuf qui — selon Ibn Sallām, dit-il — était 38 

T. Lewicki, « Culte du bélier », 197. H. R. Idris, « Examen des sources », 305. 40  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 133. Passage similaire chez al-Šammāḫī, Kitāb alSiyar, 414, qui le nomme Ḥāriṯ Abū l-Ġadīr al-Hawwārī. T.  Lewicki, «  Un document ibāḍite inédit », 188, n. 2, souligne qu’une fraction de Hawwāra tripolitains a sans doute rejoint les Nafūsa pour gagner le Sāḥil. 41  A.  al-Bāhī, Sūsa wa-l-Sāḥil, 101, considère qu’à l’époque médiévale Sousse ne désigne pas la ville à proprement parler mais une unité géographique plus vaste. Cette intéressante proposition permet d’expliquer certaines contradictions apparentes dans les descriptions géographiques d’Ibn Sallām. 42  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 133. Même récit chez al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 414, qui le nomme Sulaymān b. Yāsir et supprime l’indication « à l’ouest de Sousse ». Il paraît évident que Qalūṭ doit être lu Baqlūṭ. Selon T.  Lewicki, «  Un document ibāḍite inédit  », 188, Baqlūṭ correspondrait à Bekalta, une localité située sur la côte entre Monastir et Mahdiyya. A.  al-Bāhī, Sūsa wa-l-Sāḥil, 417, se fondant sur des sources ismaéliennes, établit que Baqlūṭ est le lieu d’une bataille dans laquelle a triomphé Abū Yazīd en novembre 944 et un des endroits auxquels pensait al-Manṣūr pour construire une nouvelle capitale. Hanšīr Baqlūṭ se trouve à 2 km au sud du village d’al-Kanāyis à l’ouest de Sousse. 39 

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un Arabe qui faisait partie des savants ibadites installés sur un territoire où se trouvait une communauté, plusieurs villages et de nombreuses mosquées.43 Ce passage a disparu de l’édition d’Ibn Sallām, qui poursuit en évoquant Yūsuf al-Fattāḥ (m. 260/873-874), un homme clairvoyant dans le domaine de la jurisprudence qui étudia la science à Tāhart et fut le professeur d’environ cinq cents hommes sur un seul territoire,44 puis Abū Ḥabīb, un savant et juriste arabe qui habitait à Qafṣat al-Sāḥil à l’est de Kairouan, au sud de Sousse.45 Ibn Sallām mentionne enfin un membre de la tribu des Nafūsa, Abū ‘Umar Ḥafṣūn, qui demeurait à Bāṭin al-Marğ, parmi au moins cinq cents Nafūsa. C’était un juriste et un savant critique, versé dans la connaissance des préceptes divins.46 Le texte d’Ibn Sallām est très corrompu quant au dernier personnage qui nous intéresse et al-Šammāḫī n’en donne d’ailleurs qu’un bref résumé. Retenons donc simplement qu’al-‘Asīrī Hawwārī, savant et juriste clairvoyant, à la vaste science, habitait dans la plaine de Kairouan (faḥṣ al-Qayrawān). Il fut lésé par l’installation des mawālī et s’en alla.47 Nous ignorons qui il faut voir derrière ces mawālī, sinon des clients des émirs aghlabides. Avant de passer à Tripoli, Ibn Sallām cite un dernier savant, al-Samḥ b. ‘Abd al-Ğabbār Hawwārī,48 tandis qu’al-Šammāḫī termine par le Kairouanais Abū Ḥafṣ Sulaymān b. Ḥafṣ al-Farrā’, adversaire pour un temps des ibadites, avant de se repentir et de revenir vers eux.49 Le document d’Ibn Sallām atteste donc, pour la seconde moitié du ixe siècle, la présence d’ibadites à la fois dans les quartiers les plus prisés Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 414. Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 134. Al- Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 414, évoque Abū l-Fattāḥ, mort avant 260/873-874, qui aurait été le plus grand d’entre eux. 45  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 134, repris par al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 414. H. R. Idris, « Examen des sources », 301, n. 3, corrige Qafṣa par Tabṣa ; ce serait l’antique Thapsus ou Ra’s Dīmās. Voir aussi N.  Djelloul, «  Histoire topographique de Mahdia et de ses environs au Moyen-Âge », Les Cahiers de Tunisie, 162-163, 1992-1993, 94. A. alBāhī, Sūsa wa-l-Sāḥil, 418, s’oppose formellement à cette identification. 46  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 134. Récit similaire chez al-Šammāḫī, Kitāb alSiyar, 415, qui le nomme Abū ‘Amr Ḥafṣūn al-Nafūsī. Sur Bāṭin al-Mardj, voir supra. 47  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 134  ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 415, qui écrit al-‘Asīrī al-Hawwārī. Sur les clients des Aghlabides, voir M. Vonderheyden, La Berbérie orientale sous la dynastie des Benoû ’l-Arlab (800-909), Paris, Geuthner, 1927, 198-199. Pour M.  Hassen, «  Les ribāṭ du Sahel  », 157, le terme faḥṣ désigne une vaste plaine à vocation céréalière. 48  Ibn Sallām, Kitāb Ibn Sallām, 134 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 415. 49  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 415. Idem chez al-Wisyānī, Siyar, 328. 43  44 

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de Kairouan, dans la plaine environnant cette ville et dans le Sāḥil ; tous paraissent vivre en paix, à l’exception d’al-‘Asīrī Hawwārī, contraint de s’en aller à cause des mawālī. Bāṭin al-Marğ, dont étaient proches plusieurs villages et mosquées où les savants ibadites enseignaient librement, était situé soit dans les environs de Kairouan, soit dans le Sāḥil. Le texte laisse apparaître les relations étroites qui existaient entre la capitale et cette région, qui peut être considérée comme son arrière-pays, si bien qu’on l’appelait parfois Sāḥil al-Qayrawān.50 On ne sait si le territoire autour de Bāṭin al-Marğ correspondait à celui dans lequel s’étaient installés les migrants du djebel Nafūsa quelques décennies plus tôt.51 Le Sāḥil, tout comme le Cap Bon, comptait depuis l’époque aghlabide un grand nombre de manzil-s ;52 associé à un nom de tribu ou de personne, le manzil désignait « une grande exploitation foncière appartenant aux catégories sociales aisées  ».53 Manzil Abī l-Azhar [al-Hawwārī], mentionné deux fois, était sans doute l’exploitation d’un ibadite nommé Abū l-Azhar, appartenant aux Hawwāra. Cet endroit, appelé jadis « wādī l-Hawwārī »

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Voir M. Hassen, « Les ribāṭ du Sahel », 147-148. T. Lewicki estime pour sa part qu’il faut différencier les ibadites de Bāṭin al-Marğ de ceux du Sāḥil. Il énumère quatre colonies de Nafūsa émigrés en Ifrīqiyya  : ceux de Fillamağna près de Zaġwān, ceux de Qanṭrāra, ceux de Bāṭin al-Marğ et ceux du Sāḥil. T.  Lewicki, «  Un document ibāḍite inédit  », 175-177. Le souverain fāṭimide al-Qā’im (934-946) établit à Fillamağna (Qalamağna dans le texte) des mendiants étrangers appartenant aux Nafūsa et aux Hawwāra  : Al-Bakrī, Kitāb al-Muġrib fī ḏikr bilād Ifrīqiyya wa-l-Maġrib, éd. W. Mac Guckin de Slane, Paris, Jean Maisonneuve, 1965, 46. Quant à Qanṭrāra dans le Djérid, elle est peuplée de colons ibadites venus du djebel Nafūsa, évoqués au tournant des xie-xiie siècles par Abū Zakariyyā’ Yaḥyā ibn Abī Bakr al-Warğalānī sous le nom de Nafūsat Qanṭrāra  : Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra wa-aḫbār al-a’imma, éd. ‘A. Ayyūb, Tunis, Al-dār al-tūnisiyya li-l-nashr, 1985, 207. Al-Wisyānī, Siyar, 340, parle des Nafūsat Qanṭanār. Il faut ajouter à ces quatre groupes les Nafūsa installés à Amsannān dans le Djérid, dont les habitants sont nommés «  Nafūsat Amsannān  ». Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 336  ; al-Wisyānī, Siyar, 337 ; Siyar al-mašā’ikh, dans alWisyānī, Siyar, 704. Il existe encore un endroit nommé Hanšīr al-Nafūsīn à 7 km au sud de Manzil Kāmil dans la région agricole nommée Ra’s al-Marğ : A. al-Bāhī, Sūsa wa-lSāḥil, 477. 52  Sur les différents sens du terme manzil — habitation, peuplement rural ou villageois, étape — voir M. Hassen, « Villages et habitations en Ifriqiya au bas Moyen Âge. Essai de typologie », dans A. Bazzana, É. Hubert (éds.), Castrum 6. Maisons et espaces domestiques dans le monde méditerranéen au Moyen Âge, Rome-Madrid, École française de Rome-Casa de Velázquez, 2000, 238-239. Voir aussi F. Bahri, Les hommes du pouvoir, I, 296-297. 53  M. Hassen, « Villages et habitations », 238. 51 

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et célèbre pour les mosaïques qu’on y a découvertes, serait situé entre la ville de Moknine et la sebkha du même nom.54 5. LES IBADITES À KAIROUAN DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XE SIÈCLE Abū Zakariyyā’ rapporte qu’un habitant de Kairouan apprit que celui qui bâtirait une mosquée à l’endroit connu sous le nom de Tāṣrūt près de Djerba serait accepté auprès de Dieu. Il partit de Kairouan, équipé pour construire, et lorsqu’il arriva à cet endroit, il y trouva Abū l-Ḫaṭṭāb [Wasīl b. Sīntīn] qui y avait déjà élevé une mosquée, toujours connue à l’époque de l’auteur.55 Al-Darğīnī raconte la même anecdote, nommant le protagoniste Abū l-Ḫaṭṭāb Wasīm b. Santan al-Zawwāġī ; qu’il classe dans la septième ṭabaqa (300-350/c.  912-962).56 C’est manifestement dans la seconde moitié du xe siècle que le dénommé Abū Ṣāliḥ al-Yāğrānī, célèbre pour son voyage à Tādimakka, donna l’hospitalité à un groupe de ‘azzāba c’est-à-dire d’oulémas ibadites — alors qu’il se trouvait à Kairouan. Pendant la nuit, alors que les ‘azzāba lisaient, les djinns se mirent à leur répondre ; les ‘azzāba les entendaient mais ne voyaient personne.57 AlDarğīnī classe Abū Ṣāliḥ al-Yāğrānī dans la huitième ṭabaqa (350400 / c. 961-1010). La plupart des témoignages évoquant Kairouan sont en rapport avec le règne du calife fāṭimide al-Mu‘izz (953-975), connu pour ses liens avec les savants ibadites. On le voit ainsi offrir l’hospitalité à plusieurs d’entre eux et al-Šammāḫī précise qu’il y avait à cette époque de nombreux savants ibadites à Kairouan.58 La plupart provenaient du centre intellectuel que constituait au milieu du xe  siècle l’oasis d’al-Ḥāmma dans le Djérid, A. al-Bāhī, Sūsa wa-l-Sāḥil, 416. Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 187. Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 442, le nomme Abū l-Ḫaṭṭāb Wasīl al-Zawwāġī et indique que le Kairouanais était soit ibadite, soit d’une autre confession. 56  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 114, 339-340. 57  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 563. Sur ce personnage, voir V. Prevost, L’aventure ibāḍite dans le Sud tunisien (viiie-xiiie siècle). Effervescence d’une région méconnue, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, 2008, 208, 392-393. Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 311, rapporte une anecdote semblable, qui se déroule cette fois dans les grottes nommées Ġīrān Banī Ağğāğ. Idem chez al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 373. 58  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 515. 54 

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où se tenait une célèbre ḥalqa animée par deux savants, Abū Ḫazar Yaġlā b. Zaltāf et Abū l-Qāsim Yazīd b. Maḫlad. Abū l-Qāsim possédait vingt chameaux munis d’anneaux de paturon avec lesquels il se rendait à Kairouan. Il y était connu, fort estimé et réputé pour sa science, sa belle éducation et sa piété. Nous avons appris que lorsqu’il entrait à Kairouan, la ville entière s’agitait pour lui soumettre, dans les différentes branches du savoir, les questions insolubles qui avaient été gardées à son intention. Certains de ses contradicteurs, voulant apprendre sa doctrine, l’interrogeaient aussi, de sorte qu’il acquit un haut rang à Kairouan.59

Abū Zakariyyā’ montre ensuite Abū l-Qāsim discuter dans cette même ville des attributs de Dieu avec un papetier « anthropomorphiste »,60 puis parler poésie avec un Kairouanais. Grâce à sa grande science, Abū l-Qāsim obtint une position importante «  auprès de tous les sultans de Kairouan  ».61 On le voit en effet s’inviter à deux reprises chez le calife alMu‘izz : la première fois, il intercède en faveur des habitants de sa ville natale et évite l’attaque d’al-Ḥāmma par l’armée fāṭimide. La seconde fois, il lui demande de lui faire voir ḏū l-faqār, le sabre du Prophète Muḥammad : il tire doucement l’arme de son fourreau, la brandit puis la rend au calife. Dès ce moment, al-Mu‘izz se met à craindre le savant.62 Effectivement, il fomentait une attaque contre le calife qu’il voulait chasser de Kairouan. Al-Mu‘izz le fit finalement assassiner par son gouverneur à al-Ḥāmma. La mort du savant précipita la révolte ibadite connue sous le nom de « révolte de Bāġāya », menée par Abū Ḫazar Yaġlā b. Zaltāf et Abū Nūḥ Sa‘īd b. Zanġīl, et qui se solda par la défaite des ibadites en 358/969. Le calife fit alors rechercher les deux meneurs  : Abū Nūḥ fut fait prisonnier et al-Mu‘izz lui offrit son pardon.63 59  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 196. Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 122, qui n’évoque pas les contradicteurs. Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 525, mentionne à la fois des adeptes et des contradicteurs. 60  L’anthropomorphisme (tašbīh), qui assimile Dieu à ses créatures, est rejeté par les théologiens ibadites. 61  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 197. Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 122-123, n’évoque que l’anthropomorphiste et parle des rois de Kairouan, qui étaient à cette époque les chiites. Voir aussi al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 525. 62  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 198. Voir aussi al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 123124 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 525-526. 63  Sur cette révolte, ses protagonistes et leurs relations avec al-Mu‘izz, voir V. Prevost, «  La révolte de Bāghāya (358/969)  : le dernier soulèvement des ibāḍites maghrébins », Journal of Near Eastern Studies, 65/3, 2006, 197-206.

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Abū Zakariyyā’ donne plusieurs exemples de la présence d’Abū Nūḥ à Kairouan. On le voit notamment distribuer de l’argent que lui avait offert le calife à l’entrée du palais, et participer aux réunions de savants qu’organisait al-Mu‘izz, au cours desquelles le calife arbitrait leurs controverses ; il goûtait particulièrement la vaste science d’Abū Nūḥ et son art de la réplique.64 Il le convoquait de temps en temps auprès de lui et un jour il lui demanda où se trouvait Abū Ḫazar. Abū Nūḥ lui répondit qu’il n’en savait rien et al-Mu‘izz lui demanda alors s’il fallait craindre son compagnon. Abū Nūḥ affirma que si le calife accordait l’amān — c’est-à-dire la protection — aux populations, on ne le craindrait pas, mais que s’il n’accordait pas cet amān, il faudrait le craindre. Al-Mu‘izz apprécia le conseil et il envoya [des émissaires pour proclamer] l’amān dans toutes les régions (aqālīm) wahbites et pour interdire qu’on les combatte. Abū l-Rabī‘ Sulaymān b. Yaḫlaf a rapporté d’après Abū Ya‘qūb Yūsuf b. Naffāṯ que ce dernier a dit : « Les ibadites (ahl al-da‘wa) [jouissent de] cet amān jusqu’à nos jours ».65

Abū Ya‘qūb Yūsuf b. Naffāṯ appartenait aux Nafūsa établis à Qanṭrāra ; il fut tué dans le Djérid lors de la prise de Qal‘at Banī Darğīn par alMu‘izz b. Bādīs en 440/1048-1049.66 Ceci semble indiquer que dans la première moitié du xie siècle, la région de Qanṭrāra — ainsi que d’autres régions peut-être  — bénéficiaient encore de l’amān promulgué par alMu‘izz peu après la révolte de 969. Al-Darğīnī ne précise pas qui est à l’origine de cette information : il l’attribue, de façon évasive, aux notables (mašā’iḫ). Il ajoute que les ibadites ont voulu la paix et l’ont obtenue (sālamū fa-sūlimū).67 La mention d’Abū Ya‘qūb Yūsuf b. Naffāṯ est, par contre, reprise par al-Šammāḫī.68 64  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 210-211. Il donne d’autres exemples des discussions d’Abū Nūḥ en présence du calife  : Ibid., 212-213. Voir aussi al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 135-136 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 531-532. 65  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 210. Avant le déclenchement de la révolte, alMu‘izz avait déjà fait une proposition aux ibadites, en les invitant à retourner sur leurs terres, auquel cas les Fāṭimides resteraient eux aussi sur les leurs. Voir Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 202 ; al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 127 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 527. 66  Sur ce personnage, T. Lewicki, « Ibāḍitica, 1. Tasmiya shuyūkh Nafūsa », Rocznik Orientalistyczny, XXV/2, 1961, 108. Sur le massacre de Qal‘at Banī Darğīn, voir V. Prevost, L’aventure ibāḍite, 197-199. 67  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 135. 68  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 531.

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Par la suite, le calife apprit qu’Abū Ḫazar se trouvait dans le djebel Nafūsa et lui fit parvenir l’amān. Abū Ḫazar, confiant dans le respect de cet amān, rejoignit alors al-Mu‘izz à Kairouan. Ce dernier traita l’ancien rebelle comme un personnage de haut rang et lui accorda une place à ses côtés sur son trône. Lorsqu’al-Mu‘izz se prépara à quitter l’Ifrīqiyya pour l’Égypte, il décida d’emmener les deux savants avec lui : il ne voulait pas se séparer d’eux car il redoutait leur vengeance. Abū Nūḥ usa d’un stratagème pour rester et le calife gagna donc l’Égypte avec le seul Abū Ḫazar.69 Nous avons évoqué ailleurs les relations complexes qui unissaient le calife aux trois savants ibadites, pourtant coupables d’avoir intrigué pour sa perte.70 Disons rapidement que les trois cas sont différents : Abū l-Qāsim, finalement assassiné sur ordre d’al-Mu‘izz, semble à peine dissimuler sa prochaine révolte. Abū Nūḥ paraît contraint d’accepter ses rapports avec le calife, tandis qu’Abū Ḫazar — qui aurait pourtant été nommé imām al-difā‘ pendant la révolte71  — semble en être le plus proche, et accepte même de quitter sa terre natale pour suivre son protecteur.72 Il faut souligner que malgré l’évidente bienveillance du calife à l’égard de ces savants, les sources ibadites se montrent intransigeantes, faisant suivre sa kunya Abū Tamīm de l’expression «  que Dieu le maudisse  !  » et appelant les Fāṭimides « les imams noirs »,73 tout comme les ‘Abbāsides. Il n’y a absolument aucune complaisance de leur part vis-à-vis du pouvoir central. L’indulgence du calife envers les anciens rebelles est confirmée par les sources sunnites, qui soulignent qu’une pension fut accordée à Abū Ḫazar ;74 son attitude s’explique certainement par l’intérêt politique qu’il Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 213-216. Voir aussi al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 136-138 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 532-533. 70  V. Prevost, « La révolte de Bāghāya », 205-206. 71  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 203, dit ‘aqadū la-hu wilāya ‘alā l-difā‘. Idem chez al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, p.  128. Pour al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 528, Abū Ḫazar aurait pu être nommé imām al-ẓuhūr si les ibadites avaient remporté la victoire. 72  Selon Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 219, Abū Nūḥ critiqua Abū Ḫazar qui avait écrit un courrier à « un des émirs noirs » en lui adressant ses vœux, car cela ne convenait que pour un musulman ou pour un imam juste, pas pour un infidèle. Abū Ḫazar répondit que c’était justifié par leur situation. 73  Voir par exemple Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 199 et 219 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 534. 74  Ibn al-Aṯīr, Al-Kāmil fī l-ta’rīḫ, VIII, 599, rapporte que le rebelle vint demander sa grâce au calife et obtint de lui une forte pension en rabī‘ II 359 (février-mars 970). Voir aussi Ibn Ḫaldūn, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, trad. W.  Mac Guckin de Slane, Paris, Geuthner, 1999, II, 548-549. Pour Abū 69 

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trouvait à se concilier les chefs ibadites wahbites, peu de temps après la révolte nukkārite d’Abū Yazīd, mais aussi par le plaisir que lui procuraient la science et l’art de la controverse des trois savants. 6. TÉMOIGNAGES SUR LA PRÉSENCE IBADITE AU SĀḤIL APRÈS IBN SALLĀM Trois auteurs rapportent une anecdote narrée par Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. Bakr (m. 440/1048-1049). Accompagné d’une ḥalqa d’étudiants, le fameux savant rendit visite aux ibadites du Sāḥil et rencontra, dans un village, un vieux compagnon avec lequel il avait étudié. Ce dernier les fit entrer dans une maison où il introduisit également des agents des tyrans (a‘wān al-ğabābira). Les ibadites durent partager le repas avec eux et Abū ‘Abd Allāh fut scandalisé par leur gloutonnerie et leur manque d’éducation. À la fin du repas, les agents partirent et les ibadites allèrent dans une autre maison, dans laquelle ils se retrouvèrent entre eux et où on leur servit une nourriture qui leur convenait davantage.75 La mention des a‘wān al-ğabābira mis en cause dans ce récit et présentés comme des rustres est fort intéressante  : il s’agit peut-être d’habitants sunnites du village intrigués par l’arrivée de la ḥalqa, mais il est plus probable que les a‘wān al-ğabābira soient des agents chargés de renseigner les autorités. Dans ce cas, c’est à notre connaissance la seule information que fournissent les sources ibadites sur ce genre d’espions.76 Ṭāhir b. Yūsuf, contemporain d’al-Mu‘izz b. Bādīs (1016-1062), était originaire du « Sāḥil al-Mahdiyya ». Il y possédait une plantation d’oliviers, dont il devait verser comme impôt à al-Mu‘izz soixante-dix qāfiz d’huile. Le souverain exigeant indûment sept cents qāfiz, Ṭāhir b. Yūsuf se résolut à quitter l’Ifrīqiyya, qui ressemblait à un bain de sang (ḥawḍ al-dam) où « les choses licites s’étaient raréfiées face à la confusion des richesses et à l’abondance des suspicions ».77 À cette même époque, Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 217, al-Mu‘izz offrit à Abū Ḫazar des maisons et des immeubles. Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 534, y ajoute des richesses. Pour al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 137, il reçut une importante pension en rabī‘ II 359. 75  Al-Wisyānī, Siyar, 361-362  ; al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 387-388  ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 577. Al-Darğīnī utilise l’expression « bilād al-Sāḥil ». 76  H. R. Idris, La Berbérie orientale, 750. 77  Il gagna ensuite le djebel Nafūsa. Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 518-519. Il précise que Ṭāhir b. Yūsuf était de Harūġa (?) et qu’il était mustağāb al-du‘ā’, c’est-à-dire que ses prières avaient été exaucées.

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l-Ḫayr Tūzīn al-Zawwāġī fut imposé de la somme de cent dinars par l’immoral Tamṣūlat b.  Bakkār, violent et brutal mawlā d’al-Mu‘izz b.  Bādīs, alors qu’il n’avait pas d’argent. Craignant d’être maltraité s’il ne payait pas, il parvint à emprunter la somme à un proche et la donna à Tamṣūlat. Il alla ensuite faire des dévotions dans le Sāḥil.78 Plusieurs autres anecdotes se déroulant au xie siècle témoignent de la présence ibadite dans cette région. Ainsi, à Šaṭyāna (ou Saṭyāna) dans le Sāḥil, Abū Sa‘īd Yaḫlafatan al-Nafūsī mange des beignets en compagnie d’un groupe d’étudiants.79 Māksan b. al-Ḫayr séjourne dans la région avec ses compagnons  ; il s’y fait interroger par une vieille femme ibadite.80 Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b.  Sūdrīn (ou Sadrīn) se promène dans le Sāḥil lorsqu’il lui arrive une étrange aventure.81 Abū Muḥammad Māksan b. al-Ḫayr al-Ğarāmī al-Wisyānī s’y trouve lorsqu’on lui offre douze livres de Muḥammad b. Abī Ḫālid. Pensant que cet auteur était nukkārite, il refusa de les prendre, puis découvrit qu’il était bien wahbite (min ahl al-da‘wa) et qu’il avait récusé ceux qui rejetaient l’imamat de ‘Abd al-Wahhāb.82 Muḥammad b. Abī Ḫālid habitait lui-même le Sāḥil, manifestement à l’époque d’al-Mu‘izz b. Bādīs.83

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L’anecdote précise que Tamṣūlat lui rendit les cent dinars, persuadé que l’ibadite lui avait jeté un sort. Siyar al-mašā’iḫ, dans al-Wisyānī, Siyar, 545 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 511. Tamṣūlat b. Bakkār fut pendant une vingtaine d’années le gouverneur de la ville de Tripoli, qui avait été rattachée à l’État zīride en 367/977-978 ; il amassa une grosse fortune en se livrant à de multiples exactions. Voir H. R. Idris, La Berbérie orientale, 52, 520, qui ajoute (ibid., 99, n. 297) que Tamṣūlat n’était pas le mawlā d’al-Mu‘izz b. Bādīs. 79  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 687. Siyar al-mašā’iḫ, dans al-Wisyānī, Siyar, 674675, rapporte l’anecdote sans préciser que Saṭyāna (sic) se situe dans le Sāḥil. 80  Siyar al-mašā’iḫ, dans al-Wisyānī, Siyar, 729. 81  Il vit une maison à la porte ouverte, dans laquelle un homme assis sur une estrade donnait un dinar à toute personne qui lui tendait la main. Le savant ibadite reçut lui aussi son dinar mais fut plus tard pris de remords et retourna le rendre au généreux donateur, en lui disant : « Je ne suis pas de ta doctrine ». Ce dernier sourit, refusa de reprendre le premier dinar et lui en donna un second. Al-Wisyānī, Siyar, 482 ; al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 398  ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 583 et 680. Sur ce personnage, qui serait mort pendant l’attaque de Qal‘at Banī Darğīn en 440/1048-1049, voir M. Bābā‘ammī et al., Mu‘ğam a‘lām, II, 381-382. 82  Al-Wisyānī, Siyar, 384. Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 610, reprend cette anecdote à son compte en affirmant que c’est lui-même qui s’est vu offrir les livres. Abū Muḥammad Māksan b. al-Ḫayr al-Ğarāmī al-Wisyānī est mort en 491/1097-1098. Al-Wisyānī, Siyar, 387. 83  Al-Wisyānī, Siyar, 384 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 609.

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Al-Wisyānī rapporte d’après Abū Ya‘qūb Yūsuf al-Ġaffūlī, originaire de Yefren, que ce dernier avait rencontré dans le Sāḥil trois cents vieilles femmes qui prêchaient l’islam (‘ağūz yadda‘īna al-islām).84 Tadeusz Lewicki le nomme, d’après son édition, Abū Ya‘qūb Yūsuf al-‘Affūlī et ajoute qu’on ne sait pas si ces femmes pieuses propageaient l’ibadisme auprès des chrétiens ou des musulmans ; il conclut que ce témoignage est antérieur au milieu du xiie siècle.85 L’informateur dont il est question n’apparaissant manifestement dans aucune autre source ibadite, il est tout à fait impossible de dater cette propagande et l’on peut juste avancer, comme T. Lewicki, qu’elle est antérieure à la rédaction de l’ouvrage d’al-Wisyānī. Le nombre de ces femmes, même s’il paraît évidemment exagéré, et le sentiment qu’elles pouvaient prêcher librement, pourraient indiquer que ce témoignage se rapporte à une époque ancienne, peut-être au ixe siècle lorsque la communauté ibadite du Sāḥil était la plus nombreuse. Contrairement aux récits fournis par Ibn Sallām, qui laissent croire que les ibadites vivaient tranquillement dans le Sāḥil au ixe siècle, plusieurs des anecdotes précédentes indiquent que la situation se détériore aux xie et xiie siècles. Ainsi, il est question d’une surveillance exercée par de mystérieux a‘wān al-ğabābira, et d’exactions commises par le pouvoir en place vis-à-vis de Ṭāhir b. Yūsuf et d’Abū l-Ḫayr Tūzīn al-Zawwāġī. Cette évolution doit sans doute être mise en rapport avec celle de la position des juristes malékites. En effet, dans un premier temps, ces juristes ne parviennent pas à s’accorder pour conférer un statut légal et clair aux ibadites ; leur opinion se radicalise dans le courant du xie siècle, ce dont témoignent les attaques portées contre les ibadites par Ḥammād b.  Bulukīn et al-Mu‘izz b. Bādīs.86 Sur cette question, Allaoua Amara a mis au jour deux consultations juridiques concernant des ibadites habitant avec des sunnites et professant publiquement leur doctrine ; elles se rapportent certainement à la région dont il est question ici, puisque les sunnites semblent être majoritaires. Alors qu’un gouverneur sunnite a pris le contrôle d’une mosquée fréquentée par des ibadites, le juriste al-Suyūrī (m.  460/1067) s’oppose à la démolition de la mosquée mais ordonne Al-Wisyānī, Siyar, 324. T. Lewicki, « Un document ibāḍite inédit », 190-191. Toutefois, pour E. Savage, A Gateway to Hell, 154, cette anecdote suggérerait la persistance des ibadites dans le Sāḥil au xiie  siècle. Elle ajoute qu’al-Šammāḫī mentionne plusieurs cheikhs du xiie  siècle qui ont voyagé dans le Sāḥil. Il doit s’agir de personnages ayant vécu plus tôt. 86  A. Amara, « Entre la conversion et la mort », 74-78. 84  85 

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qu’elle soit occupée par les sunnites. Il interdit aux ibadites d’y entrer. Il exige qu’on mette fin à leurs mariages avec les sunnites et qu’on les emprisonne jusqu’à ce qu’ils renoncent définitivement à leur innovation (bid‘a). La seconde consultation est rendue par le juriste al-Laḫmī (m. 478/1085) : il commande au gouverneur d’un village dans lequel des ibadites viennent de construire une mosquée de les convertir au sunnisme et, s’ils refusent, de les battre sévèrement et de les emprisonner. S’ils persistent dans leur innovation, ils doivent être blâmés et chassés de leurs habitations. Al-Laḫmī interdit dans le même temps les mariages mixtes et ordonne la démolition des mosquées ibadites.87 Ces deux consultations juridiques sont particulièrement intéressantes puisqu’elles prouvent que dans le courant du xie siècle, certains ibadites affichent clairement leur différence religieuse. Dans les deux cas, ils sont durement sanctionnés et privés de l’usage de leur lieu de culte. 7. LES GROUPES IBADITES D’AL-BĀDIYA/BĀDIYAT IFRĪQIYYA Les sources font à plusieurs reprises allusion à des groupes ibadites d’al-bādiya,88 un terme qui désigne couramment la campagne ou la steppe parcourue par les nomades  ; nous le traduirons dans les anecdotes qui suivent par le terme générique de «  campagne  ». Il paraît probable que ces anecdotes, qui concernent les ixe-xie siècles, évoquent des zones rurales situées précisément dans les régions qui nous occupent, les environs de Kairouan ou le Sāḥil. Ainsi, une ḥalqa rend visite à des ibadites de la campagne (ahl al-bādiya min Ifrīqiyya), l’un d’eux gagnant Kairouan pour y vendre des moutons.89 Deux savants classés dans la sixième ṭabaqa (250-300 / c.  864-913) gagnèrent la campagne au printemps.90 Un homme de la septième ṭabaqa (300-350 / c. 912-962) se rendit à la camIbid., 82-83. Notons qu’elles évoquent également le terme al-bādiya et son pluriel al-bawādī pour qualifier la région des Banū Muṣ‘ab, c’est-à-dire le Mzab. Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 255  ; al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 183  ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 640, qui évoque quelqu’un qui s’y rend avec des moutons. Il est également question de bādiyat Ğarba, par exemple chez al-Wisyānī, Siyar, 280.  Sur ce terme, voir M.  Hassen, AlMadīna wa-l-bādiya bi-Ifrīqiyya fī l-‘ahd al-ḥafṣī, Tunis, Université de Tunis, 1999, 2 vol. 89  Siyar al-mašā’iḫ, dans al-Wisyānī, Siyar, 708-709. 90  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 335 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 430. 87 

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pagne puis parvint à la côte algérienne.91 Au xe siècle vraisemblablement, trente-deux savants de la campagne d’Ifrīqiyya se chargeaient des corvées de la ḥalqa et des besoins des étudiants. Pendant une année de sécheresse et de famine, le cheikh Abū ‘Ubayda Wašaq resta seul à s’occuper des étudiants. Il sacrifia tous ses biens pour mener sa tâche jusqu’au bout, mais les étudiants finirent par partir vers des terres fertiles.92 Al-Darğīnī rapporte qu’une année, Abū Ḫazar Yaġlā b. Zaltāf et Abū l-Qāsim Yazīd b. Maḫlad – dont nous avons suivi les aventures avec le calife fāṭimide al-Mu‘izz – se rendirent à la campagne avec un groupe de cheikhs, dans le but d’apprendre aux gens de cet endroit ce qu’ils ignoraient en matière de religion, de leur rappeler ce qu’ils avaient oublié et de les surveiller pour ne pas qu’ils changent et s’écartent du droit chemin [de l’ibadisme].93 Les cheikhs avaient l’habitude de partir pour la campagne au printemps, ce voyage étant principalement destiné à rendre visite aux Mazāta d’Ifrīqiyya qui étaient extrêmement riches et auraient compté à cette époque douze mille cavaliers et un nombre incalculable d’hommes. Avant de décider de faire assassiner Abū l-Qāsim Yazīd b. Maḫlad, al-Mu‘izz réalisa combien ce dernier avait soumis à ses ordres ces Mazāta « et d’autres ibadites des tribus d’Ifrīqiyya qui vivaient à la campagne ».94 Un autre récit rapporte d’après Abū Sa‘īd Yaḫlafatan al-Nafūsī, évoqué plus haut, soit au xie  siècle, qu’une ḥalqa formée d’environ deux cents étudiants rendit visite aux ibadites de la campagne d’Ifrīqiyya, pendant une année de disette.95 Ce dernier récit, tout comme celui mettant en scène Abū Ḫazar Yaġlā b. Zaltāf et Abū l-Qāsim Yazīd b. Maḫlad, est particulièrement instructif, puisqu’il montre bien le souci qu’avaient les savants ibadites de raviver la foi des communautés rurales les plus isolées. Une 91  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 352  ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 450. Ils citent les villes de Marsā l-Dağāğ, Marsā l-Ḫazar et Ğazā’ir Banī Mazġanān (Alger). Il est également question, à l’époque d’al-Mu‘izz b. Bādīs, d’un riche ibadite qui élevait des chevaux dans la plaine de Būna (Bône), l’actuelle ‘Annāba. Siyar al-mašā’iḫ, p. 589 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 568. 92  Siyar al-mašā’iḫ, dans al-Wisyānī, Siyar, 705-706  ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 566-567. 93  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 121. 94  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 124. Pour al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 526, ce furent ces Mazāta qui prévinrent al-Mu‘izz de la volonté qu’avait Abū l-Qāsim Yazīd b. Maḫlad de se révolter contre lui. 95  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 687-688. Voir aussi Siyar al-mašā’iḫ, dans alWisyānī, Siyar, 707.

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source sunnite mentionne cette pratique : Allaoua Amara rapporte que le juriste malékite al-Laḫmī (m. 478/1085) fut consulté au sujet d’ibadites qui s’étaient installés au milieu des sunnites et professaient publiquement leur doctrine grâce à une cinquantaine de ‘azzāba venus de régions diverses ; ces ‘azzāba séjournaient longuement chez ces ibadites et participaient à la célébration de leurs fêtes.96 Ce texte confirme que les communautés isolées étaient fréquemment visitées par des ibadites pieux et lettrés. 8.  LES IBADITES À KAIROUAN SOUS LES ZĪRĪDES La situation des ibadites paraît favorable à l’époque d’al-Manṣūr (984-996). Ainsi, Zīrī b. Luqmān al-Ḫāridjī, accompagné par un groupe de Maġrāwa, alla rendre visite à al-Manṣūr lorsque ce dernier arriva à Kairouan.97 Le chef (muqaddam) des Banū Darğīn, Wīğtīn, se rendit chez le souverain et y reçut des cadeaux.98 Al-Manṣūr convoqua ensuite Abū Nūḥ à Kairouan et l’accueillit avec égards, déclarant : « Mon épée est au service des wahbites » (sayfī li-l-wahbiyya).99 Abū Nūḥ séduisit le souverain par son art de la controverse à tel point que ce dernier lui offrit une forte récompense et lui permit de rentrer chez les siens.100 Les auteurs ibadites évoquent un qā’id du sultan qui appartenait aux Mazāta ibadites de Kairouan, mais était injuste et dépravé  ; plusieurs anecdotes mettent en scène ses relations ambiguës avec Abū Zakariyyā’ Faṣīl b. Abī Miswar al-Yahrāsanī, le chef des ibadites djerbiens, et la tribu des Banū Yahrāsan qu’il tente de ménager malgré le pillage qu’il inflige à l’île et les impôts qu’il veut lever.101 Ces anecdotes reviennent 96 

A. Amara, « Entre la conversion et la mort », 81. Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 379, qui ajoute (Ibid., 378) qu’il est le théologien (mutakkalim) des Banū Maġrāwa. 98  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 223-224. Voir aussi al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 145 (Waḥnīn b. Warīġūl) ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 537 (Wīğnīn b. W.rīġūl). 99  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 225. Pour al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 146-147, al-Manṣūr disait  : «  Ma lance est wahbite, mon épée est wahbite  », pour bien signifier l’amān à Abū Nūḥ et s’assurer qu’il n’y avait pas chez lui de rancune. Voir aussi al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 537. 100  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 225-226. Voir aussi al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 147-148 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 537-538. 101  Al-Wisyānī, Siyar, 297-299, consacre plusieurs pages à celui qu’il nomme Ibrāhīm b. Wanamū al-Mazātī. Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 362, appelle le qā’id «  Ibrāhīm b. 97 

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sous différentes formes dans l’ensemble de nos sources ; leur contexte est très difficile à établir.102 Elles ont toutefois le mérite d’attirer notre attention sur cette population de Mazāta ibadites vivant dans les environs de Kairouan, nommés Mazāta Qayrawān. Tadeusz  Lewicki estime qu’ils constituaient, avec des Hawwāra principalement, l’une des populations les plus importantes de la plaine de Kairouan (faḥṣ al-Qayrawān),  la particularité de ces Mazāta étant que, malgré leur foi ibadite, ils étaient de fidèles serviteurs des Zīrīdes.103 Ce n’était pas toujours le cas : après avoir étudié auprès d’Abū l-Qāsim Yazīd b. Maḫlad dans le Djérid, Abū Muḥammad Wīslān b. Ya‘qūb al-Dağmī décida de retourner dans sa région natale, le faḥṣ : sachant qu’il faisait partie des Mazāta, il s’agit sans nul doute de la plaine de Kairouan.104 Abū Zakariyyā’ rapporte qu’à l’époque d’Abū Nūh Sa‘īd b. Yaḫlaf, les ‘azzāba se rendaient en Ifrīqiyya et visitaient les Mazāta et d’autres tribus. Ils rassemblaient les dons et les changeaient en dirhams, puis donnaient la somme récoltée aux ‘azzāba les plus importants qui les redistribuaient aux autres.105 Il s’agit sans doute à nouveau d’une allusion à la plaine de Kairouan. Al-Šammāḫī, évoquant la première moitié du xie siècle, précise que les ibadites étaient nombreux dans les environs de cette ville.106 Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b.  Bakr (m. 440/1048-1049) fréquenta Kairouan à de nombreuses reprises  ; il y étudia la grammaire et la langue arabes.107 C’est également là qu’il alla se faire soigner les yeux, après les avoir montrés au médecin local.108 Abū Wānamwī ». Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 552, l’appelle « Ibn Waymī ». Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 243, l’évoque comme un gouverneur des Fāṭimides ou des Zīrides (‘āmil al-musawidda), que l’on voit (Ibid., 248) souhaiter se recueillir devant la tombe d’Abū Zakariyyā’ Faṣīl. Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 161 et 166, reprenant Abū Zakariyyā’, parle d’un des ‘āmil du sultan. Siyar al-mašā’iḫ, dans al-Wisyānī, Siyar, 572, rapporte qu’un ibadite vint se plaindre chez le qā’id de ce que le muezzin de Kairouan blasphémait contre les wahbites ; le qā’id le fit alors assassiner. 102  Si l’on en croit le seul al-Wisyānī, elles seraient liées à l’attaque d’al-Mu‘izz b. Bādīs contre Djerba en 431/1039-1040. Sur cette attaque, voir V.  Prevost, L’aventure ibāḍite, 194-196. 103  T. Lewicki, « Les ibāḍites en Tunisie au moyen âge », 15. 104  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 293. 105  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 357. Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 367, classe Abū Nūh Sa‘īd b. Yaḫlaf parmi les savants de la huitième ṭabaqa (350-400/c. 961-1010). 106  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 578. 107  Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 253  ; al-Wisyānī, Siyar, 359  ; al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 167 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 578. 108  Al-Wisyānī, Siyar, 360.

Des communautés ibadites à Kairouan et dans le Sāḥil jusqu’au xiie siècle ?

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Muḥammad Wīslān b. Ya‘qūb al-Dağmī al-Mazātī fréquentait lui aussi Kairouan.109 Le djebel Wasalāt, au nord-ouest de la capitale, semble avoir également accueilli une communauté ibadite. Al-Šammāḫī cite en effet plusieurs savants originaires de cette « montagne qui domine Kairouan » :110 ‘Abd al-Ġānī al-Wasalātī et son fils al-Manṣūr, Ğa‘far al-Wasalātī et son fils Abū Zakariyyā’ Yaḥyā, ce dernier ayant vécu dans la première moitié du xie siècle puisqu’il était contemporain d’Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b.  Bakr.111 Toutefois, l’auteur précise que Ğa‘far al-Wasalātī était né à Ağlū, donc dans le wādī Rīġ, bien loin de la région kairouanaise. La nisba n’assure évidemment pas que le personnage qui la porte a passé sa vie dans la région concernée. Ainsi, le célèbre savant Sulaymān b. Yaḫlaf al-Wasalātī al-Mazātī (m. 471/1079), dont les multiples voyages dans les régions ibadites sont bien connus, n’a d’après nos sources jamais séjourné dans le djebel Wasalāt.112 Toutefois, les Wasalāta étant une branche des Mazāta, on peut imaginer qu’ils étaient inclus dans les Mazāta Qayrawān. Le règne d’al-Mu‘izz b. Bādīs (1016-1062) est resté tristement célèbre chez les ibadites pour les deux massacres qu’il commit, l’un à Djerba en 431/1039-1040 et l’autre à Qal‘at Banī Darğīn en 440/1048-1049. Toutefois, son épouse Umm Yūsuf a eu un comportement différent vis-à-vis des ibadites. Abū Muḥammad Māksan b. al-Ḫayr al-Ğarāmī al-Wisyānī, qu’on a vu séjourner dans le Sāḥil, provenait d’une famille ibadite de Kairouan ; sa mère appartenait à la tribu des Mazāta.113 Umm Yūsuf entretenait des relations amicales avec la mère de Māksan : ce dernier était aveugle  depuis son très jeune âge et elle encouragea sa mère à ce qu’il poursuivît des études.114

Abū Zakariyyā’, Kitāb al-Sīra, 295. Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 579. Sur cette région, voir R.  al-Murābiṭ, « Al-intimā’ al-maḏhabī li-ğabal Waslāt bayna mu‘tiyāt al-nuṣūṣ wa-l-mu‘tiyāt al-aṯariyya », dans A.  El Bahi (éd.), Kairouan et sa région. Nouvelles découvertes, nouvelles approches. Deuxième colloque international (6-8 mars 2006), Kairouan, Miskiliani Éditions, 2009, 137-156. 111  Al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 579. Al-Wisyānī, Siyar, 359-360, évoque aussi alManṣūr b. ‘Abd al-Ġānī al-Wasalātī al-Mazātī. 112  Sur ce savant, voir M. Bābā‘ammī et al., Mu‘am a‘lām, II, 215-217. 113  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 431. 114  Al-Wisyānī, Siyar, 379 ; al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 430. Pour al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 606, c’est à la mère d’al- Mu‘izz b. Bādīs et non à son épouse que s’adresse la mère de Māksan. 109  110 

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9. CONCLUSION Les très nombreuses anecdotes rassemblées ci-dessus laissent penser que le Sāḥil et la vaste région autour de Kairouan ont été marqués par l’ibadisme au moins jusqu’au milieu du xie siècle. S’il convient de souligner qu’Abū Zakariyyā’ n’évoque pas le Sāḥil, la présence des ibadites y est largement attestée par nos autres sources. Al-Wisyānī y situe une importante communauté jouissant d’un vaste territoire qui lui a été attribué par l’imam ‘Abd al-Wahhāb au début du ixe siècle. Ce groupe d’ibadites, qui étaient peut-être à l’origine des dissidents nukkārites, y demeurait vraisemblablement toujours au xie siècle. Bien qu’au milieu du ixe siècle, Saḥnūn ait chassé les ibadites de la grande mosquée de Kairouan et les ait publiquement humiliés, Ibn Sallām affirme qu’à la fin de ce siècle, la capitale de l’Ifrīqiyya accueillait des marchands, des savants et des muftī-s ibadites, connus parfois pour leur propagande religieuse. Certains d’entre eux passaient une partie de leur temps dans le Sāḥil, où ils fréquentaient des groupes ibadites qui y sont mentionnés jusqu’au milieu du xie siècle au moins. De nombreux récits témoignent de la présence d’ibadites à Kairouan dans le courant du xe siècle et dans la première moitié du xie siècle. La plaine de Kairouan est également plusieurs fois citée par nos sources, ainsi que des zones rurales dans lesquelles vivaient, parmi les sunnites, des communautés visitées par des ibadites lettrés. Ces anecdotes mettent en scène à la fois des ibadites liés de près ou de loin aux notables, comme les savants d’al-Ḥāmma ou les Mazāta Qayrawān, et d’autres qui semblent fondus dans la population locale. Ces derniers étaient sans doute en grande majorité des agriculteurs qui avaient depuis longtemps fait souche dans ces régions fertiles, ou des commerçants dont certains négociaient probablement la vente des marchandises acheminées par les voies transsahariennes jusqu’à la capitale. Les chiffres que nous donnent les sources, et qui doivent être évidemment considérés avec prudence, sont assez élevés  : mille hommes avec ceux qui les accompagnent installés dans le Sāḥil sur ordre de l’imam, deux groupes de cinq cents personnes évoqués par Ibn Sallām dans cette même région, douze mille cavaliers et un nombre incalculable de fantassins chez les Mazāta vivant à la campagne. Il en va de même lorsqu’il s’agit d’évoquer l’encadrement religieux et intellectuel des ibadites ruraux : une ḥalqa de deux cents étudiants environ qui rend visite aux groupes de la campagne, trente-deux savants qui s’y occupent des étudiants. Le juriste malékite al-Laḫmī lui-même évoque une cinquantaine de ‘azzāba venus séjourner

Des communautés ibadites à Kairouan et dans le Sāḥil jusqu’au xiie siècle ?

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chez des ibadites installés parmi les sunnites. Ce corpus de témoignages suggère donc que les ibadites ont pu représenter localement des groupes importants, au ixe siècle principalement, puis dans les deux siècles qui ont suivi. À ces communautés de grande taille, sans doute bien organisées, s’ajoutaient certainement de petits groupes épars. Dans quelle mesure ces ibadites affichaient-ils leur différence religieuse  ? Malgré l’interdiction promulguée par Saḥnūn au milieu du ixe siècle, les plus anciens témoignages rapportés par Ibn Sallām font état de leur prosélytisme et Abū Zakariyyā’ dit clairement que certains Kairouanais se pressaient auprès d’Abū l-Qāsim Yazīd b. Maḫlad pour apprendre sa doctrine. Nous ne pouvons donc pas imaginer, comme Hady Roger Idris, que les savants qui fréquentaient les hautes sphères du pouvoir dissimulaient leur foi.115 Les éléments relatifs aux savants d’al-Ḥāmma liés à al-Mu‘izz montrent bien qu’ils ne cachaient pas leurs convictions religieuses, et qu’au contraire c’était leur art de la controverse qui plaisait tant au souverain. Il semble donc que ces savants défendaient librement certains points de la doctrine ibadite à la cour, la situation se reproduisant plus tard sous al-Manṣūr. Il en va peut-être autrement pour les ibadites vivant dans les campagnes et qui ne bénéficiaient pas de la protection du pouvoir central. Certains groupes de grande ampleur étaient sans doute homogènes et pratiquaient librement leur foi. D’autres ibadites étaient mêlés aux sunnites et dans ce cas, certains d’entre eux ont sans doute fait usage de la taqiyya, la dissimulation de la foi dans les paroles et dans les actes. D’autres ont choisi d’afficher publiquement leur doctrine et se sont réunis dans des mosquées qui leur étaient réservées. Les consultations juridiques malékites mises au jour par Allaoua Amara sont en ce sens d’un intérêt tout particulier, puisqu’elles montrent d’une part la volonté de certains ibadites de s’affirmer en milieu sunnite, et d’autre part les graves sanctions qu’ils ont subies au xie  siècle. Il paraît évident que ces condamnations ont provoqué le départ d’une partie des ibadites du centre de l’Ifrīqiyya vers d’autres régions, qu’ils en aient été les victimes ou qu’ils aient préféré devancer d’éventuels ennuis. Outre la radicalisation de l’attitude des juristes, la disparition de ces groupes ibadites s’explique par la mauvaise situation économique de cette vaste région. Mohamed Talbi démontre bien comment les famines et les épidémies se succèdent dès le tout début du xie siècle, provoquant notamment l’abandon des terres par les agriculteurs. Cette dégradation progres115 

H. R. Idris, La Berbérie orientale, 747.

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sive est accélérée par l’arrivée des nomades venus de l’est.116 Une bonne partie des exploitations foncières connues sous le nom de manzil, comme Manzil Abī l-Azhar, disparaissent aux xie et xiie siècles, alors que les infrastructures agricoles ont été abandonnées.117 Nous avons mentionné une anecdote qui illustre bien ce problème, même si elle se rapporte à une époque plus ancienne : à cause de la famine et de la sécheresse, les étudiants ibadites d’une ḥalqa installée à la campagne sont contraints de partir pour des terres plus fertiles. Il est probable que c’est la conjonction de ces raisons religieuses et économiques qui pousse les derniers ibadites du Sāḥil et de Kairouan à rejoindre progressivement d’autres communautés comme celles du Djérid.  Après la fin du règne d’al-Mu‘izz b.  Bādīs, les savants ibadites ne restent pas cantonnés dans les régions qui leur sont acquises : les sources indiquent à l’occasion leur présence dans des villes importantes, où ils séjournent dans le but de parfaire leur instruction. Ainsi, vraisemblablement dans la première moitié du xiie  siècle, Abū ‘Ammār ‘Abd al-Kāfī passe plusieurs années à Tunis, étudiant nuit et jour en profitant du fait qu’il est coupé de la langue berbère.118 Abū Ya‘qūb Yūsuf b. Ibrāhīm alSadrātī étudie pour sa part à Cordoue.119 À notre connaissance, à cette époque, on ne trouve plus aucune allusion à la présence de groupes ibadites en dehors des régions d’Ifrīqiyya où leur doctrine est encore majoritaire, comme le Djérid et Djerba.

116 

M. Talbi, « Droit et économie en Ifrīqiyya au iiie/ixe siècle. Le paysage agricole et le rôle des esclaves dans l’économie du pays  », dans Études d’histoire ifrīqiyenne et de civilisation musulmane médiévale, Tunis, Université de Tunis, 1982, 185-230. 117  M. Hassen, « Villages et habitations en Ifriqiya», 239. 118  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 485-486, qui le classe parmi les savants de la douzième ṭabaqa (550-600/c. 1155-1204). Voir aussi al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 640. 119  Al-Darğīnī, Kitāb Ṭabaqāt, 494 ; al-Šammāḫī, Kitāb al-Siyar, 643-644, qui place sa mort en 570/1174-1175.

LA DIFFUSION DE L’AŠ‘ARISME ET LA RÉFORME DU CREDO MALIKITE À L’ÉPOQUE ALMORAVIDE : IBN RUŠD AL-ĞADD, ABŪ BAKR IBN AL-‘ARABĪ ET LE QĀḌĪ ‘IYĀḌ Delfina Serrano CCHS-CSIC, Madrid

1. INTRODUCTION D’après ‘Abd al-Wāḥid al-Marrakušī, le chroniqueur des Almohades, l’émir almoravide ‘Alī b. Yūsuf (500/1106-538/1143) aurait déclaré, sous la pression des juristes, que la science du kalām (c’est-à-dire la théologie rationnelle) était blâmable. Il aurait également lancé des menaces contre quiconque possédait des ouvrages dans ce domaine et s’y consacrait :1 Les hommes de cette époque2 professaient (dāna) la nécessité de déclarer impie quiconque était réputé discuter d’un sujet lié aux sciences du kalām. Les juristes insistèrent auprès de l’émir pour le convaincre que la science du kalām était répréhensible et que toute personne qui s’y était intéressé devait être tenue en abomination. D’ailleurs, ils prétendaient avoir ‘Abd al-Wāḥid al-Marrakušī, al-Mu’ğib, éd. R. Dozy, Amsterdam, 1968, 122-124 ; éd. M. Z. M. ‘Azab, Le Caire, 1994, 150-152 ; trad. espagnole A. Huici Miranda, Colección de crónicas árabes de la Reconquista, vol. 4, Tétouan, 1955, 127-130. Voir également A. Bel, La religion musulmane en Berbérie. Esquisse d’histoire et de sociologie religieuse. I  : Établissement et développement de l’Islam en Berbérie du viie au xxe siècle, Paris, P.  Geuthner, 1938, 226, et J.  Bosch  Vilá, Los Almorávides, Grenade, Universidad de Granada, 1990, 246-247. 2  Nous modifions légèrement la traduction de H. Miranda. 1 

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évité tous ceux qui s’intéressaient à cette science, car elle introduisait dans la religion une innovation qui pouvait faire dégénérer les dogmes par des propos comme ceux que tenaient [ceux qui discutaient de questions théologiques]. Ils finirent par enraciner dans le cœur de l’Emir l’aversion pour la science du kalām et pour ses partisans. L’émir envoya alors à tout moment dans ses provinces des écrits qui rejetaient sévèrement la spéculation théologique, et où il menaçait quiconque serait surpris en possession de livres sur ce thème […].

Le passage en question a durablement contribué à forger l’image des Almoravides comme porteurs et propagateurs d’une idéologie intransigeante et ultraconservatrice. Un exemple significatif nous est donné par Ibn Ḫaldūn lui-même, lorsqu’il analyse la « mission salvatrice » d’Ibn Tūmart comme une réponse à la prolifération des croyances anthropomorphistes que les Almoravides avaient provoquée par leur prétendu rejet du kalām :3 Après [les Almoravides], le mahdī vint invoquer la cause de la vérité. Il avait adopté les doctrines (maḏāhib) des aš‘arites et reprochait aux habitants du Maghreb de s’en être écartés au profit d’une imitation servile (taqlīd) des pieux ancêtres (al-salaf). Il désignait ainsi l’abandon (tark) de l’interprétation (ta’wīl) du texte explicite (ẓawāhir) de la šarīʻa, au profit d’une interprétation purement anthropomorphiste (tağsīm), comme cela est bien démontré dans la doctrine aš‘arite. Il surnommait ses partisans les « unitaristes » en référence précisément aux positions qu’il réprouvait.

Cependant, depuis plusieurs années une série de travaux4 a démontré qu’il était absolument nécessaire de revisiter totalement cette vision de Ibn Ḫaldūn, Muqaddima, Le Caire, s.d., 161 ; trad. V. Monteil, Discours sur l’histoire universelle, I, 457-458. 4  Voir, entre autres, J.  M.  Fórneas, « Al-Tamhīd de al-Bāqillānī y su transmisión en al-Andalus  », Miscelánea de Estudios Árabes y Hebraicos, 26-28, 1977-1979, 433-440  ; id., « De la transmisión de algunas obras de tendencia ash’arí en al-Andalus », Awrāq, 1, 1978, 4-11  ; D.  Urvoy, Le monde des ulémas andalous du ve/ixe au viie/xiiie siècle.  Étude sociologique, Genève, Droz, 1978 ; id., Pensers d’al-Andalus. La vie intellectuelle à Cordoue et à Séville au temps des empires berbères (fin xie siècle-début xiiie siècle), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1990  ; ‘I.  Dandaš, Al-Andalus fī nihāyat al-murābiṭīn wa-mustahall al-muwaḥḥidīn  : ‘aṣr al-ṭawā’if al-ṯanī, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-Islāmī, 1988  ; id., «  Mawāqif al-murābiṭīn min ‘ilm al-kalām wa-l-falsafa  », Adwā’ ğadīda ‘alā l-murābiṭīn, Beyrouth, 1991, 83-99 ; N. Hentati, « Taṭawwur mawqif ‘ulamā’ al-mālikiyya bi-Ifrīqiyya min al-ğawd fī l-masā’il al-kalāmiyya wa-tabannī-him li-l-‘aqīda al-aš’ariyya », IBLA, 55, 1992, 297-322  ; V.  Lagardère, «  Une théologie dogmatique de la frontière en 3 

La diffusion de l’aš‘arisme et la réforme du credo malikite à l’époque almoravide

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l’histoire almoravide. Il est désormais impensable de s’obstiner à défendre la vieille idée du fanatisme et du rigorisme almoravides. Bien plus, nous pouvons à l’heure actuelle avancer sereinement l’idée qu’il y eut une forme d’« aš‘arisme almoravide », qui se différenciait de théologie almohade sur la question du taklīf, c’est-à-dire de la responsabilité individuelle du croyant dans la compréhension rationnelle des dogmes de la foi musulmane. De plus, les Almoravides, contrairement à leurs successeurs, n’ont jamais tenté d’imposer une profession de foi particulière à leurs sujets. Ces divergences paraissent en réalité avoir motivé l’accusation d’infidélité que les Almohades ont lancée contre les Almoravides, malgré les efforts de ces derniers pour diffuser une vision rationnelle et anti-corporelle du credo musulman. Les pages qui suivent exposent précisément en quoi ont consisté ces efforts, auxquels ont contribué trois des plus grands savants de cette époque  : Ibn  Rušd al-Ğadd, Abū Bakr Ibn al‘Arabī et le qāḍī ‘Iyāḍ. 2.  LA RECONNAISSANCE PUBLIQUE DE L’AŠ‘ARISME L’expansion almoravide, qui unit sous une autorité unique et pour la première fois dans l’histoire al-Andalus et l’Afrique du Nord, a permis une diffusion et un développement sans précédent de la doctrine théologique de l’aš‘arisme. Dans les territoires qu’ils dominaient, l’étude du kalām connaissait alors un essor spectaculaire. Les Almoravides auraient pu se contenter d’assister passivement à ce phénomène et de simplement tolérer ses promoteurs. Or ce ne fut pas le cas : ils mirent consciemment en marche une politique de soutien et de promotion de l’aš‘arisme, en s’inspirant en premier lieu de la figure d’Abū ‘Imrān al-Fāsī, puis en suivant la voie tracée en al-Andalus par al-Bāğī, bien que le mérite de l’introduction de la théologie rationnelle (littéralement la «  science des croyances  » ou ‘ilm al-i‘tiqādāt) dans le Maghreb extrême —  l’actuel Maroc  — revienne à Abū Bakr Muḥammad b. al-Ḥasan al-Murādī alḤaḍramī (m. 489/1095). D’un point de vue institutionnel, l’appui prêté par les Almoravides à l’aš‘arisme se traduisit en premier lieu par la reconnaissance publique de al-Andalus aux xie et xiie siècles  : l’asharisme  », Anaquel de Estudios Árabes, 5, 1994, 71-98 ; M. S. Chekar, « Otra visión sobre la vida intelectual en época almorávide », Miscelánea de Estudios Árabes y Hebraicos, sección Árabe e Islam, 47, 1998, 1-26.

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l’autorité des théologiens liés à cette école. Le procédé choisi à cet effet semble refléter les liens de cette politique initiale de légitimation avec les événements survenus auparavant en Ifrīqiyya. Dans cette région, les Zīrides avaient en effet proclamé l’abandon de la doctrine fatimide à partir de 440/1049, et l’obligation de professer les théories d’al-Aš‘arī avait pu s’imposer sans nécessité d’aucun décret. Au contraire, le virage pris par le sunnisme nous apparaît comme le résultat d’un processus graduel de consolidation du malikisme et d’absorption de l’aš‘arisme. Une série d’événements avait jalonné ce processus, en particulier la composition d’une épître en faveur d’al-Aš‘arī par al-Qabīsī (m. 403/1012), qui n’était autre que le maître d’Abū ‘Imrān al-Fāsī et un grand juriste et théologien comme lui. Il semble que l’initiative d’écrire ce texte provienne des cercles officiels, et que sa fonction ait été semblable à celle d’une fatwa émise un siècle plus tard en al-Andalus à la demande de l’émir almoravide, afin de convaincre les oulémas locaux de la nécessité d’adopter l’aš‘arisme. Déployant tout son tact et sa connaissance des spécificités intellectuelles et religieuses locales, le sommet de l’État s’était adressé à Ibn Rušd al-Ğadd (m. 520/1126), le juriste et théologien qui jouissait alors du plus haut prestige et de l’entière confiance du gouvernement, pour qu’il délivrât une fatwa concernant le statut d’al-Aš‘arī et de ses disciples, et la manière de procéder correctement avec ceux qui refusaient de reconnaître son autorité. L’émir [almoravide ‘Alī b. Yūsuf b. Tašufīn] consulta Ibn Rušd al-Ğadd au sujet des imams Abū l-Ḥasan [ʻAlī b. Ismāʻīl] al-Ašʻarī [al-Yamānī alBaṣrī (m. 330/942)], Abū Isḥāq [Ibrāhīm b. Muḥammad] al-Isfarāğinī (m. 418/1027), Abū Bakr [Muḥammad b. al-Ṭayyib al-Baṣrī al-Baġdādī, connu comme] al-Bāqillānī (m.  403/1013), Abū Bakr [Muḥammad b.  al-Ḥasan] b. Fūrak [al-Anṣārī al-Iṣbahānī] (m. 406/1015), Abū l-Mā’lī [‘Abd al-Malik b. ‘Abd Allāh al-Ğuwaynī (m. 473/1085) — que l’on surnommait l’imam des deux sanctuaires (imām al-Ḥaramayn)  — Abū l-Wālid [Sulaymān b.  Ḫalaf] al-Bāğī [al-Tuğībī al-Qurṭubī] (m.  474/1081).5 Il l’interrogea aussi sur d’autres savants qui comme eux professent la théologie rationelle (kalām), discutent des fondements des croyances religieuses (uṣūl al-diyānāt) et composent des œuvres pour réfuter ceux que se laissent entraîner par les passions (li-l-radd ‘alā ahl al-ahwā’) : « Ces imams (a’imma) peuvent-ils nous guider sur le droit chemin ou bien ne conduisent-ils au contraire qu’à la perplexité et à l’aveuglement ? » 5 

Premier et seul andalousien inclus dans la liste. On remarque par ailleurs l’omission d’al-Ġazālī.

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«  Et comment considères-tu  », poursuivit l’émir, «  ceux qui disent du mal des imams ašʻarites et les insultent, comme ils le font aussi pour tous ceux qui inclinent vers leur science  ? Ils les déclarent infidèles (yukaffirūna-hum) et se croient complètement étrangers à [leurs doctrines]. Ils ne leur reconnaissent aucune autorité (wilāya) et les pensent égarés sur la voie de la perdition, noyés dans l’ignorance. Que faut-il dire (fa-māḏa yuqāl la-hum) à ces gens-là  ? Comment procéder avec eux  ? Que faut-il croire à leur sujet ? Doivent-ils être abandonnés à leurs passions (ahwā’), ou au contraire arrachés à leurs excès ? Cette attitude est-elle une plaie (ğurḥa) ouverte dans leurs croyances religieuses (adyāni-him), ou bien un défaut (daḫal) qui entache leur foi ? Est-il licite de prier derrière eux, ou pas ? Explique-nous de manière générale et particulière (muğmilan mufaṣṣalan) quelle valeur (miqdar) il faut accorder aux imams mentionnés auparavant, et à leur rôle dans la religion. Éclaire-nous aussi bien sur ceux qui parlent mal d’eux et s’en écartent, que sur leurs partisans (al-mutawallī la-hum) ».

La tournure de la question (istiftā’) anticipe déjà une réponse favorable à al-Aš‘arī et à ses partisans, tout en contredisant ses détracteurs :6 Seul un imbécile et un ignorant, ou un innovateur qui doute de la Vérité et qui chancelle, peut penser que ceux-ci [les théologiens ašʻarites] se trouvent dans l’égarement et l’ignorance. Seul un impie (fāsiq) peut les insulter et les qualifier de ce qu’ils ne sont pas. D’ailleurs, Dieu le Très Haut a dit  : «  Quiconque blessera injustement la réputation des fidèles sera coupable d’un mensonge et d’un crime  ».7 Il faut donc ouvrir les yeux des ignorants, châtier les impies, et faire en sorte que les innovateurs qui s’écartent de la Vérité dans leurs propos se rétractent, si leur innovation (bid‘a) est considérée comme légère. S’ils ne se repentent pas, il faut leur infliger les châtiments corporels jusqu’à ce qu’ils s’exécutent, tout comme ‘Umar b. al-Ḫaṭṭāb [ordonna] de frapper Ṣabīġ, dont les croyances étaient suspectes, jusqu’à ce qu’il dise  : «  Oh prince des Croyants ! Si tu veux me guérir par un médicament, alors saches que tu as atteint la maladie. Par contre, si tu souhaites me tuer, alors achèvemoi ! » Il fut donc libéré.8 6  V. Lagardère, qui a traduit en français et étudié cette même fatwa, semble en avoir tiré une conclusion tout à fait différente. Selon ce chercheur, cette fatwa reflète un questionnement important sur l’aš‘arisme et une tentative effective de délaisser ses partisans. Voir V. Lagardère, « Une théologie ». 7  Coran, XXXIII, 56. 8  Ibn Rušd al-Ğadd, Fatāwā Ibn Rušd, ed. M.  al-Talīlī, Beyrouth, Dār al-Ġarb alIslāmī, 1987, II, 802-805, 943-945. ‘I. Dandaš, Al-Andalus, 363. D. Urvoy, Averroès. Les

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La même question fut envoyée au muftī « depuis la ville de Fès », et elle reçut la même réponse. Ibn Rušd fut de nouveau consulté à propos de l’autorité religieuse des disciples d’al-Aš‘arī, cette fois-ci par le gouverneur de Séville, Abū Isḥāq Ibrāhīm b. Yūsuf b. Tāšufīn, connu sous le nom d’Ibn Ta‘ayyašt. Ancien disciple d’Abū ‘Alī al-Ṣadafī, le gouverneur de Séville avait semble-t-il contribué au développement des sciences religieuses et des belles lettres, et son autorité était telle qu’il put obtenir du pouvoir almoravide, avec l’appui de son ancien maître, la restitution des propriétés qui avait été confisquées au père du grand savant Abū Bakr Ibn al-‘Arabī lors de la conquête de Séville. Cette nouvelle consultation souligne donc l’implication des différents niveaux de l’autorité publique dans la diffusion de l’aš‘arisme. Elle reflète aussi les premières réactions aux fatwas qu’avait auparavant émises Ibn Rušd al-Ğadd. Ces dernières avaient en effet suscité des objections qui ne font que démontrer à quel point les détracteurs du kalām répugnaient à accepter l’autorité religieuse des savants extérieurs à l’école juridique malikite et à suivre une autre profession de foi que celle par laquelle débute la Risāla d’Ibn Abī Zayd al-Qayrawanī. Interrogé sur ce type d’attitude, le muftī s’était montré relativement conciliant : L’émir Abū Isḥāq, fils du prince des croyants [Yūsuf b. Tāšufīn], consulta [Ibn Rušd] depuis la ville de Séville pour savoir si les imams ash`arites étaient malikites, ou non  ; si Ibn Abī Zayd [al-Qayrawānī] et les autres fuqahā’ maghrébins étaient ash`arites, ou non ;9 et si Abū Bakr al-Bāqillānī était malikite, ou non.

Appliquant un raisonnement de type analogique, Ibn Rušd avait répondu que l’autorité des imams aš‘arites mentionnés dans sa première fatwa ne provenait pas de leur appartenance à l’école malikite, mais de leur maîtrise de l’argumentation et des méthodes destinées à apporter des preuves relatives à la vérité des dogmes religieux. L’adhésion à la profession de foi par laquelle débute la Risāla d’Ibn Abī Zayd al-Qayrawanī était licite parce qu’il était impossible qu’Ibn Abī Zayd ait ignoré les ambitions d’un intellectuel musulman, Paris, Flammarion, 1998, 27-29  ; M.  S. Achecar, « Otra visión », 15-16 ; D. Serrano Ruano, « Los almorávides », 467-475. 9  H.  R.  Idris («  Essai  », 128-130, 139) estime qu’Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī était aš‘arite. N.  Hentati («  Taṭawwur  », 310) défend le contraire. Ibn Rušd, comme nous le verrons, répond de manière évasive à ce sujet, comme d’ailleurs à propos du malikisme d’al-Bāqillānī.

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fondements de la religion. Cependant, en vertu de cette même règle de trois, la reconnaissance de l’autorité des théologiens aš‘arites s’avérait tout aussi obligatoire : Concernant les fondements du dogme religieux et de la croyance dans les attributs divins (al-ṣifāt), les doctrines des sunnites ne divergent pas entre elles. Cela sert ensuite de base pour l’interprétation des problèmes qui apparaissent dans le Coran, dans les sunna-s et dans les ḥadīṯs du Prophète transmis sans interruption. En discutant des fondements du dogme et en se spécialisant dans ce domaine, les imams aš‘arites n’ont en aucune manière abandonné les doctrines des fuqahā’ concernant les normes légales (al-aḥkām al-šarʻiyyāt) qu’il est nécessaire de connaître pour appliquer les questions de rituel grâce auxquels Ses serviteurs rendent grâce à Dieu. Bien que les aš‘arites expriment bien des réserves dans ce domaine, leurs avis permettent de mesurer ce qui relève du vrai ou du faux dans les normes légales, qui en dépit de leurs divergences peuvent toutes être vérifiées à la lumière des fondements du dogme, dont elles sont issues et dont les aš‘arites et les experts semblables sont spécialistes. Il est peu probable qu’Ibn Abī Zayd al-Qayrawanī et ses compagnons aient ignoré ces mêmes fondements. Il suffit d’ailleurs de voir les articles de foi qu’il mentionne au début de sa Risāla pour s’en convaincre. Quant à Abū Bakr al-Bāqillānī, c’était un bon connaisseur des fondements du dogme religieux et des fondements du fiqh selon la doctrine de Mālik et d’après les autres écoles. Je ne sais pas (lā aqif) si pour lui la doctrine de Mālik prévaut sur les autres, ou pas, or n’est malikite que celui qui estime que la doctrine de Mālik surpasse les autres doctrines, soit parce qu’il connaît les fondements du tarğīḥ [la préférence donnée à une doctrine déterminée après les avoir toutes évaluées], soit parce qu’il croit que c’est la doctrine la plus correcte et qu’il penche pour cette idée sans réelle certitude (min ġayr ‘ilm). Pour posséder la certitude (al-‘ālim) de la vérité, il faut connaître les fondements et les articles de foi qu’il est nécessaire de professer. En raison de leur connaissance des fondements du dogme, ce sont les oulémas qui possèdent cette certitude (‘alā l-ḥaqīqa), mais aussi en raison de leur connaissance de ce qu’il est obligatoire, licite et illicite [de croire] à propos de Dieu — loué et glorifié soit-Il —, car il est impossible de connaître les dérivés (al-furū‘) sans connaître les fondements. C’est un devoir que d’admettre leurs mérites et de reconnaître leur prééminence (fa-min al-wāğib an yu‘taraf bi-faḍā’ili-him wa-yuqarr la-hum bi-sawābiqi-him), car c’est à eux que se réfère le Prophète dans son ḥadīṯ : « Cette connaissance sera transmise par les hommes justes, génération après génération, ils la purifieront de l’altération apportée par ceux qui dépassent les limites, de l’imitation des faussaires et de l’exégèse des ignorants ».

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Le résultat final de cet avis juridique consiste donc à célébrer la primauté de l’étude des fondements du droit et de la religion (uṣūl al-fiqh wa l-dīn) sur les autres disciplines, et la prépondérance des experts de ce domaine. En effet, contrairement à ce qu’affirmait ‘Abd al-Wāḥid al-Marrakušī, les oulémas qui combinaient l’étude du fiqh malikite et du kalām aš‘arite ne furent jamais persécutés ni inquiétés par les autorités. Bien au contraire, plusieurs d’entre eux exercèrent des fonctions juridico-religieuses de grande importance, comme la charge de qāḍī, et ils eurent de l’influence sur les décisions politiques importantes, soit de manière informelle soit à travers des consultations légales ou des écrits personnels. Les figures déjà mentionnées d’Ibn Rušd al-Ğadd et d’autres personnes de la génération immédiatement postérieure, comme Abū Bakr Ibn al-‘Arabī et le qāḍī ‘Iyāḍ, sont là pour en témoigner. 3. RÉFUTATION DE L’ANTHROPOMORPHISME ET DU LITTÉRALISME THÉOLOGIQUE Du point de vue de la doctrine, l’aš‘arisme qui s’est développé à l’époque almoravide a eu pour principal objectif d’éradiquer l’anthropomorphisme, dénoncé comme la conséquence la plus perverse du littéralisme théologique, et de lutter contre le phénomène inverse, à savoir l’interprétation ésotérique des textes sacrés. L’aš‘arisme était interprété comme un moyen terme parfait entre ces deux extrêmes. Les deux figures d’Ibn al-Sīd al-Baṭalyawsī et d’Abū Bakr Ibn al-‘Arabī se détachent dans ce combat contre l’anthropomorphisme à l’époque almoravide, mais al-Baṭalyawsī, contrairement au second, paraît avoir travaillé en toute indépendance à l’égard des autorités politiques et de l’establishment malikite.10 Ibn al-Sīd al-Baṭalyawsī (Badajoz 444/1052-Valence 521/1127) a composé un ouvrage intitulé Kitāb at-tanbīh ‘alā l-asbāb allatī awğabat al-iḫtilāf bayna l-muslimīn11 où cet excellent grammairien entendait 10  D. Serrano Ruano, « Ibn al-Sīd al-Baṭalyawsī (444/1052-521/1127): de los reinos de taifas a la época almorávide a través de la biografía de un ulema polifacético », Al-Qanṭara, 23, 2002, 53-92. 11  Sur cet auteur, voir la note précédente et S. Peña, « Ibn al-Sīd al- Baṭalyawsī, Abū Muḥammad », dans J.  Lirola Delgado (éd.), Biblioteca de al-Andalus, V, Almería, Fundación Ibn Tufayl de Estudios Árabes, 2004, 304-337. Sur l’œuvre, voir D.  Serrano Ruano, « Ibn al-Sīd al-Baṭalyawsī y su obra sobre la discrepancia entre los musulmanes »,

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démontrer l’utilité de la connaissance de la langue arabe pour résoudre les problèmes de divergences internes qui avaient divisé les musulmans à toutes les époques et en tout lieu. Il y réfutait aussi l’interprétation littérale des textes sacrés. Selon lui, les divergences en question provenaient du fait que l’on ignorait que le Coran et les ḥadīṯ-s formaient un tout, dont les parties étaient tellement étroitement liées entre elles que l’on ne pouvait analyser un passage concret sans tenir compte du reste. Ibn al-Sīd compare le lien entre les différentes parties de cet ensemble avec la relation syntaxique qui unit les mots d’une même phrase, et souligne ainsi l’unité grammaticale interne des sources de la Révélation. En leur sein, particulièrement dans le Coran, les figures rhétoriques comme les métaphores et les paraboles fonctionnent de la même manière que dans la langue arabe et la poésie pré-islamique.12 Même si cela peut nous paraître évident, l’auteur prend bien soin d’insister sur ces constatations, ce qui prouve bien que ses contemporains étaient loin de les avoir encore assimilées. En effet, d’un point de vue théologique, l’une des pires conséquences qu’engendre l’ignorance de la réalité de ces figures littéraires est précisément l’anthropomorphisme, considéré par Ibn al-Sīd comme une innovation blâmable, fruit de l’ignorance et de l’égarement que provoque le fait de se laisser guider par ses «  désirs  » (ahwā’).13 Afin d’aider le croyant à résoudre le dilemme entre l’obligation de concevoir Dieu tel qu’il est décrit par les textes sacrés et l’interdiction de l’assimiler à l’une de Ses créatures, Ibn al-Sīd conseille de rejeter toute interprétation qui nous invite à concevoir Dieu à l’image de Sa création. La vérité, affirme-t-il, « se trouve ailleurs ; il faut la chercher jusqu’à ce qu’on la trouve, et si l’on n’arrive pas à en comprendre le but et la signification, alors il vaut mieux se contenter du dogme établi, sans jamais douter de la sagesse de son Créateur ni remettre en cause Sa puissance ».14 Le cas d’Abū Bakr Ibn al-‘Arabī est encore plus significatif si l’on prend en compte le fait que ce fut le premier savant d’al-Andalus à étudier

dans A. Sidarus, B. Soravia, Literatura e Cultura no Gharb al-Andalus, Lisbonne, IICT/ Hugin, 2005, 221-244. 12  Ibn al-Sīd al-Baṭalyawsī, Tanbīh, éd. H. A. Kuhayl, H. ‘A. A. al-Naṣratī, Le Caire, 1982, 53. 13  Tanbīh, 8-9. Ce terme apparaît aussi dans la fatwa d’Ibn Rušd comme la source des réticences de certains juristes contre l’ašʻarisme. 14  Tanbīh, 148.

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avec al-Ġazālī15 en personne. Il fut le principal transmetteur de son œuvre au Maghreb et en al-Andalus, et contribua ainsi à l’assimilation de la pensée de son maître par ses nombreux disciples,16 à la consolidation du kalām, du néoplatonisme et de la logique dans l’Occident musulman.17 Dans son Kitāb al-‘awāṣim min al-qawāṣim, Abū Bakr Ibn al-‘Arabī se livre à une critique exhaustive du littéralisme théologique.18 À propos de la question de l’anthropomorphisme, il va plus loin qu’Ibn al-Sīd sans toutefois s’avancer jusqu’à la position des Almohades. Il ne catégorise pas les littéralistes comme des gens guidés par leurs désirs (ahl al-ahwā’) ou comme des extrémistes, mais comme des personnes abominables, dont les doctrines sont blâmables et qui doivent être rejetés « comme des enfants bâtards ». Pour lui, l’anthropomorphisme qui découle du littéralisme est un danger qui menace le cœur même de l’islam. Les anthropomorphistes, affirme-t-il, ont délaissé le Coran, la sunna et le consensus de la communauté musulmane ; leurs opinions ne peuvent servir à argumenter quelque croyance que ce soit, et on ne doit les mentionner que pour les réfuter. Il pousse même sa critique jusqu’à comparer les littéralistes aux juifs et à invoquer Dieu pour qu’Il les déclare infidèles.19 Après avoir décrit le problème dans toute son acuité, Ibn al-‘Arabī trace les grandes lignes d’un programme destiné à se mettre à l’abri (‘awāṣim) de cette calamité (qāṣima) que représente pour lui l’anthropomorphisme. Il faut pour cela établir une échelle d’évaluation de l’authenticité des traditions transmises (aḫbār) sur lesquelles se fondent le dogme et les préceptes de l’islam. Pour fixer cette échelle, il faut prendre en compte la nature de la transmission  : continue (mutawātir),20 répandue (mustafīḍ)21 ou unique

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Parmi les contemporains d’al-Ġazālī, Abū Bakr Ibn al-‘Arabī constitue la meilleure source d’information sur la vie et l’œuvre de son maître  : F.  Griffel, Al-Ghazali’s philosophical theology, Oxford, University Press, 2009, 62-71. 16  Voir D.  Urvoy, El mundo, 144, 196, 198-201; M.  Lucini, «  Discípulos de Abū Bakr Ibn al-`Arabī ». 17  D. Urvoy, Pensers, 168. 18  Abū Bakr Ibn al-‘Arabī, Kitāb al-‘awāṣim min al-qawāṣim, éd. ‘A. Ṭalibī, Doha, 1992, 208-248. Pour une analyse plus détaillée de ce texte et de son contexte, D. Serrano Ruano, « ¿Por qué…? », 824-837. 19  ‘Awāṣim, 213. 20  Informations transmises par des voies multiples, avec des chaînes de transmission fiables. 21  Informations transmises par au moins deux voies de transmission, dans lesquelles certains transmetteurs sont fiables, mais d’autres ne le sont pas.

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(aḥad).22 « Le Coran », pense-t-il, « nous offre suffisamment d’informations authentiques grâce à sa transmission continue. Dans les traditions prophétiques, quand une information a été transmise simultanément de manière répandue (mustafīḍ) et de manière unique (aḥad), il faut rejeter toutes les versions uniques.23 C’est ce que Mālik conseille quand les sources de la loi sacrée se contredisent ».24 La réalité des différents attributs divins ne peut en tout cas être établie que sur la base d’informations continues. Une fois que l’on a constaté qu’une description donnée de Dieu provient du Coran, il faut vérifier qu’elle se trouve en relation grammaticale avec Dieu. Si c’est le cas, alors on peut considérer ce terme ou cette allusion comme un véritable attribut de Dieu, qu’il convient d’analyser du point de vue lexical, en acceptant son sens littéral lorsque celui-ci s’impose plus naturellement qu’un prétendu sens métaphorique. Cependant, lorsque le sens littéral entre en conflit avec la raison parce qu’il implique quelque chose d’impossible — par exemple que Dieu ait un corps ou qu’il possède des caractéristiques propres aux créatures —, ou bien lorsque le contexte n’éclaire pas le sens exact du terme en question,25 alors il convient d’adopter l’interprétation non littérale. Enfin, si le sens littéral est absurde (bāṭil), il est illogique de se référer obstinément à un sens caché quand il est tout aussi absurde. On procède de la même façon avec les ḥadīṯ-s sains (ṣaḥīḥ).26 En acceptant que les ḥadīṯ-s isolés puissent servir de fondement textuel à l’établissement d’un attribut divin, les littéralistes et les adeptes du sens ésotérique (bāṭin) —  cette «  secte dont la conduite est si tortueuse »27 — se trompent. Tandis que les premiers « prennent pour évident ce qui est caché » et « frôlent ainsi l’anthropomorphisme (tašbīh) », les seconds «  prennent pour caché ce qui est évident  » et risquent ainsi de 22 

Informations transmises par une seule voie. Ibn al-‘Arabī ne précise pas quelle est la valeur probatoire des ḥadīṯ-s répandus en ce qui concerne la manière dont les croyants doivent concevoir Dieu. 24  ‘Awāṣim, 231. 25  La recherche des signes sur la manière correcte de comprendre un passage donné dans son contexte ou dans des sources faisant autorité du point de vue linguistique, comme la poésie préislamique, constitue pour Ibn Ḥazm la seule méthode valable pour donner une interprétation non-littérale d’un passage du Coran ou d’un ḥadīṯ : R. Arnáldez, Grammaire et théologie chez Ibn Hazm de Cordoue: essai sur la structure et les conditions de la penseé musulmane, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1981, 168 ; id. « Ibn Ḥazm », EI2. 26  En vertu de sa transmission continue (mutawātir). 27  ‘Awāṣim, 231. 23 

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« nier les attributs divins (ta‘ṭīl) ».28 Le cas des qadarites est moins grave, car « même s’ils en débattent, ils ne tiennent pas compte des informations transmises de manière isolée ».29 Ibn al-‘Arabī parie donc en faveur du recours à la raison dans l’interprétation des textes sacrés. Lorsque le sens littéral d’un ḥadīṯ entre en conflit avec la raison :30 C’est l’intellect qui établit l’authenticité de la loi divine et la validité du témoin, et il est impossible que le témoin invalide et discrédite le garant de la transmission, car cela reviendrait à annuler sa déclaration […]. L’intellect et la loi sacrée possèdent une seule et même racine (al-‘aql wa-l-šar‘ ṣinwān).

Des trois catégories qui, selon Ibn al-‘Arabī, relèvent de l’intellect (aḥkām al-‘aql), à savoir l’obligatoire, le possible et l’impossible (wāğib wa-ğā’iz wa-mustaḥīl), deux sont indépendantes de la loi sacrée :31 En ce qui concerne les catégories de l’obligatoire et de l’impossible, la loi sacrée ne les affirme ni ne les infirme, car elle n’a pas été révélée pour expliquer les choses sensibles ou les choses nécessaires (al-maḥsūsāt wa l-ḍarūriyyāt), mais pour déterminer ce qui relève du possible (ğā’iz) ou pour exposer les normes préliminaires (ḥukm ibtidā’ī). La loi sacrée [comme la raison et la logique] fonde ses preuves sur ce qui est nécessaire et sur ce qui est impossible  ; de cela découle son aspect probatoire, et la clarté de sens de la loi sacrée renvoie, grâce à la réflexion, à ces mêmes preuves.

Selon A.  J.  Wensinck, l’introduction de cette triade signale précisément l’adoption de la logique aristotélicienne32 par les théologiens rationnels musulmans, qui seraient ainsi parvenus à se hisser à la hauteur des capacités argumentatives dont disposaient leurs rivaux, en particulier les philosophes.33 Id., 214 et 248. Id., 231. 30  Id., 227. 31  Id., 231. 32  Nous avons déjà vu ce processus à l’œuvre chez Ibn Rušd al-Ğadd (cf. supra). 33  A.  J.  Wensinck, The Muslim Creed. Its Genesis and Historical Development, Cambridge, University Press, 1932  ; 2.e éd., Londres, Frank Cass, 1965, 274-275; W. Montgomery Watt, « Ash‘ariyya », EI2. 28  29 

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Pour ce qui est de la relation avec la responsabilité intellectuelle de l’individu (taklīf) concernant les questions de dogme, le savant sévillan affirme, comme Ibn al-Sīd :34 Il faut encourager tous ceux qui possèdent des capacités pour comprendre et interpréter le sens des paroles révélées qui entrent en conflit avec la raison, car c’est une excellente chose. Par contre, celui qui manque de telles capacités de réflexion doit s’en tenir à la foi et se contenter de louer le Seigneur. Il doit aussi refuser toute analogie (tašbīh) et s’abstenir de croire que le Seigneur connaît des infortunes ou peut faire l’objet de comparaisons. Ne vous égarez pas dans l’erreur et ne Lui attribuez que ce qui est avéré.

Dans une autre de ses œuvres, il explique très clairement pourquoi l’anthropomorphisme mine le principe fondamental de l’unicité divine. Les Almohades en feront d’ailleurs leur leitmotiv :35 Il est impossible d’assimiler Dieu à l’une de Ses créatures, car si jamais il existait un être semblable à Dieu, alors aucun des deux ne posséderait plus de capacité à être le Créateur que l’autre. Il est donc impossible qu’Il ait un semblable (šibh), ni du point de vue de Son essence, ni du point de vue de Ses attributs, ni du point de vue de Ses actions. Si quelqu’un ose le comparer à une créature, c’est un anthropomorphiste (mušabbih). Quiconque abandonne le principe (rasm) des unitaristes (al-muwaḥḥidīn) est un anthropomorphiste. Dieu l’a indiqué de manière explicite dans le verset suivant  : «  Ils seront précipités tous dans l’enfer, les séducteurs et les séduits, et toutes les armées d’Eblis. Ils s’y disputeront, et les séduits diront : Par le nom de Dieu ! Nous étions dans une erreur évidente, quand nous vous mettions de pair avec le souverain de l’univers. Les coupables seuls nous ont séduits  ».36 Parmi ceux qui incitent les gens à pécher, il y a les qadarites.

Le troisième chapitre de la quatrième et dernière partie du Ṣifā’ du qāḍī ʻIyāḍ37 aborde la question du délit d’« insulte à Dieu le Très-Haut », ‘Awāṣim, 221. Voir Abū Bakr Ibn al-‘Arabī, Qanūn al-ta’wil, M.  al-Sulaymānī (éd.), Beyrouth, 1990, 27, 127-128. Cet ouvrage a été composé en 533/1139. 36  Coran, XXVI, 94-99. 37  Kitāb al-Ṣifā’ bi-taʻrīf ḥuqūq al-Muṣtafā, édité avec le Muzil al-ḫafā’ ʻan alfāẓ al-Šifā’ d’Aḥmad b. Muḥammad b. Muḥammad al-Šumunnī (m. 872/1467) (‘Iyād, Kitāb al-Ṣifā’ bi-taʻrīf ḥuqūq al-Muṣtafā, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, s.d.). 34  35 

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délit qui selon lui convertit le musulman en infidèle (kāfir), dont il est dès lors licite de verser le sang. Au début du chapitre, il traite de la situation de celui qui «  ajoute à Dieu [des attributs] qui ne Lui correspondent pas  ». Peut-être plus conscient qu’Abū Bakr Ibn al-‘Arabī de l’usage que le mouvement almohade naissant faisait de cette accusation  pour discréditer les Almoravides, et désireux, par conséquent, de prévenir toute conséquence pernicieuse, ‘Iyāḍ classe cette dernière attitude parmi les «  déviations à l’égard de la juste croyance  ». Il estime qu’en dépit de sa gravité elle n’est pas nécessairement assimilable à de l’infidélité, et il cite à ce propos les fortes divergences des oulémas. Pour lui, l’infidélité de l’individu qui « attribue à Dieu ce qui ne Lui correspond pas  » n’est pas intentionnelle  : elle résulte d’interprétations erronées. Mālik et ses compagnons, affirme-t-il, n’étaient pas partisans de déclarer infidèles de tels individus ni de verser leur sang, mais ils étaient d’avis de les châtier durement et de les emprisonner jusqu’à ce qu’ils se repentent. Parmi les «  déviants  » qui interprètent le Coran dans un sens contraire à celui que lui donne le reste de la communauté, il cite les ibāḍites, les qadarites, les ḫāriğites, les murği’ites, et plus loin ceux qui assimilent Dieu à Sa création (al-mutašabbiha). Puis ‘Iyāḍ insiste de nouveau sur le manque de consensus sur la pertinence de déclarer infidèles ceux qui déforment le sens du Coran ; bien plus, il déclare que la majorité des fuqahā’ et des mutakallimūn (parmi lesquels al-Aš‘arī) s’oppose à leur exclusion de la communauté des croyants (iḫrāğa-hum min sawād al-mu’minīn). Selon lui, « parmi ceux qui recherchent la vérité par des moyens licites (al-muḥaqqiqūn), certains ont dit qu’il était très dangereux de déclarer qu’il était permis de verser le sang de ceux qui priaient et proclamaient l’unicité de Dieu (al-muṣallīna al-muwaḥḥidīna), car il est moins grave (ahwan) de se tromper en laissant s’échapper mille infidèles que de verser ne serait-ce qu’une goutte de sang d’un musulman en croyant lui appliquer un châtiment (miḥğamat min dam muslim waḥīd) ». Pourtant il reconnaît que la coexistence avec ces individus pose des problèmes dont les solutions font elles aussi l’objet de débats, comme par exemple la question de savoir si l’on peut participer à la prière du vendredi quand l’un d’entre eux dirige la cérémonie, ou bien le problème de la consommation de la viande qu’ils sacrifient, etc.38 38  Al-Ṣifā’, II, 294 et suiv. ; D. Serrano Ruano, « ‘Iyāḍ b. Mūsà », et plus spécialement 427. Dans la première question posée à Ibn Rušd al-Ğadd, il est fait allusion aux mêmes problèmes.

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4. LES PROFESSIONS DE FOI ALTERNATIVES : DES TENTATIVES DE VULGARISATION Les efforts consentis par les Almoravides et par les oulémas de cette période pour faire face au problème de l’anthropomorphisme et aux excès interprétatifs des tenants de l’ésotérisme ne se limitèrent pas aux cercles savants, ni même au milieu de l’enseignement avancé. L’objectif était aussi de toucher les masses grâce à la composition de professions de foi, tâche à laquelle Ibn Rušd al-Ğadd, Abū Bakr Ibn al-‘Arabī et d’autres aš‘arites contemporains comme Aḥmad b. Bašīr et Muḥammad b. Ḥakam al-Ğudāmī consacrèrent quelques-unes de leurs œuvres.39 Parmi ces professions de foi, celle qui paraît avoir été la plus populaire a été composée par le qāḍī ʻIyāḍ.40 Selon A. J. Wensinck, la ʻaqīda du qāḍī ʻIyāḍ présente la même structure que la Risāla qudsiyya qu’al-Ġazālī insère dans sa Revivification des sciences de la religion.41 Il n’est pas invraisemblable qu’il y ait eu une influence plus ou moins directe, car bien que ʻIyāḍ ne précise pas avoir étudié cette œuvre dans sa Ġunya, une anecdote transmise par son fils Muḥammad laisse entendre qu’il en avait pris connaissance par l’intermédiaire de l’un de ses principaux maîtres à Ceuta, ʻAbd Allāh b. Muḥammad b. Ibrāhīm b. Manṣūr al-Laḫmī al-Sabtī,42 qui pourrait lui-même à son tour en avoir eu connaissance grâce à l’enseignement d’Abū Bakr Ibn al-ʻArabī, comme nous le verrons. Même s’il ne le reconnaît pas, Iyāḍ aurait aussi bien pu l’avoir étudié avec Abū Bakr luimême, lors du passage de ce dernier par Ceuta, à son retour d’al-Andalus.43 39  D. Serrano Ruano, « Ibn Rušd al-Ğadd, Abū l-Wālid », dans J. Lirola Delgado et J. M. Puerta Vílchez (éds.), Biblioteca de al-Andalus: de Ibn al-Dabbag a Ibn Kurz, IV, Almería, Fundación Ibn Tufayl de Estudios Árabes, 2006, 617-626, spécialement 622  ; Ead., « Los almorávides », 500 et 509. Dans la plupart des écrits théologiques d’Abū Bakr Ibn al-ʻArabī, on peut trouver des références au credo musulman (voir infra). 40  Il s’agit des deux premiers chapitres de son al-Iʻlām bi-ḥudūd wa-qawāʻid al-Islām (‘Iyād, al-Iʻlām bi-ḥudūd wa-qawāʻid al-Islām, éd. M. S. al-Minsawi al-Suhaği, Le Caire, 1995 ; trad. A. G. Melara, Los fundamentos del Islam, Palma de Mallorca, 1999). 41  A. J. Wensinck The Muslim Creed, 2.e éd., 272-274. 42  Muḥammad b. ʻIyāḍ, al-Taʻrīf bi-l-qāḍī ʻIyāḍ, éd. M. Bencherifa, Muḥammadiyya, 2.e éd., 1982, 106-107. Le rôle de ce savant dans la diffusion de l’ašʻarisme au Maghreb extrême est important, comme nous le verrons plus loin. 43  Dans sa Ġunya, ʻIyāḍ reconnaît seulement avoir étudié avec le savant sévillan l’un de ses écrits sur les serments obligatoires (al-aymān al-lāzima) vers 493/1099. Voir ‘Iyād, al-Ġunya. Fihrist suyuḫ al-qāḍī ʻIyāḍ, éd. M. Z. Ğarrār, Beyrouth, 1982, 69.

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Un autre trait distinctif de la ʻaqīda du qāḍī ʻIyāḍ est l’usage de deux des catégories logiques mentionnées par Ibn Rušd al-Ğadd et Abū Bakr Ibn al-ʻArabī44 plus haut  : wāğib et mustaḥīl. Il faudra en effet attendre l’époque d’al-Sanūsī (m. 895/1490) pour rencontrer la triade wāğib-ğā’izmustaḥīl. Jusqu’ici utilisée par les théologiens pour argumenter sur des points concrets de la doctrine, cette triade apparaît alors comme un élément de l’effort mené par les ašʻarites auprès du grand public pour systématiser les principes du credo islamique.45 Bien que, selon A. J. Wensinck, le texte du qāḍī ʻIyāḍ ne nécessite guère d’éclaircissement,46 son choix d’organiser le volume autour des deux grandes catégories logiques mentionnées ci-dessus trahit la volonté de l’auteur de favoriser l’adoption d’une version plus rationnelle du credo islamique. Cela coïncide d’ailleurs avec un contexte où la science du kalām connaît un développement notable grâce à l’adoption de la logique aristotélicienne et d’une bonne partie de la métaphysique néoplatonicienne47 qu’al-Ġazālī avait empruntée à Ibn Sīnā et à d’autres penseurs pour mieux affronter les philosophes sur leur propre terrain.48 L’attitude du qāḍī ʻIyāḍ correspond aussi à un milieu où l’on juge que la diffusion de l’ašʻarisme parmi la grande masse des fuqahā’ mālikites et des croyants doit s’effectuer de manière lente et progressive. À en juger par le témoignage d’Abū Bakr Ibn al-ʻArabī, les ašʻarites almoravides n’en étaient pas moins préoccupés par l’excessif littéralisme, à leurs yeux, du credo malikite par excellence, à savoir celui qui était contenu dans les premiers chapitres de la Risāla d’Ibn Abī Zayd al-Qayrawānī. Leur préoccupation était d’autant plus grande que ce texte était éminemment populaire et que son auteur jouissait d’un grand prestige. Il fallait donc réagir de manière déterminée. Abū Bakr Ibn al-ʻArabī raconte qu’à son retour d’Orient,49 il reçut du qāḍī ʻAbd Allāh b.  Muḥammad Attesté également dans le « chapitre sur la connaissance » du Kitāb Ibn Tūmart, éd. J.-D. Luciani, 191. 45  Cette triade apparaît au début du catéchisme d’al-Sanūsī, connu comme Umm alBarāhin, qui eut beaucoup d’influence en Occident musulman  : A.  J.  Wensinck, The Muslim creed, 274-276  ; W.  Montgomery Watt, «  ʻAḳida  », EI2. Al-Sanūsī est l’auteur d’un commentaire de la Muršīda d’Ibn Tūmart. 46  A. J. Wensinck, The Muslim creed, 274-276. 47  Sur ces développements intellectuels, voir D. Urvoy, Pensers, 167-170. 48  W. Montgomery Watt, « Ashʻariyya », EI2. 49  Ibn al-ʻArabī affirme qu’il eut lieu en 495/1102, alors que la Ġunya du qāḍī ʻIyāḍ, comme nous l’avons vu, le situe deux ans avant sa rencontre avec le maître à Ceuta. 44 

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b.  Ibrāhīm b.  Manṣūr al-Laḫmī al-Sabtī50 —  l’un des maîtres du qāḍī ʻIyāḍ, comme nous l’avons vu — un « écrit étrange » (ġarība) qui contenait les paroles anonymes d’un «  plagiaire de l’art du kalām  » (baʻd muntaḥilī ṣināʻat al-kalām) au Maghreb. Le savant sévillan affirme aussi avoir vu un groupe de personnes « dominées par l’ignorance et gagnées par la négligence », qui allaient jusqu’à dire, en s’appuyant sur des ḥadīṯs incorrects, que le Créateur occupait un lieu déterminé par rapport aux créatures (yuḥāḏī l-maḫlūqāt) : C’est aussi ce que soutenait le šayḫ du Maghreb, Abū Muḥammad ʻAbd Allāh b. Abī Zayd al-Qayrawānī. Il l’a ensuite transmise aux maîtres (al-muʻallimīn), contribuant ainsi à installer cette opinion « dans les cœurs des petits et des grands ». Puis le « plagiaire de l’art du kalām » que nous avons cité affirma que le trône était une créature de Dieu contigüe à Lui, ce qui signifiait qu’il n’y avait rien entre le trône et Dieu, et que Dieu occupait un lieu déterminé sur le trône (al-muḥāḏah), dans une direction donnée.

Abū Bakr Ibn al-ʻArabī affirme avoir alors estimé qu’il fallait adopter une attitude plus ferme à propos de ces débats, ce qui le poussa à écrire un livre où il précisait que Dieu Très-Haut ne devait être décrit que de la manière dont Il s’était décrit lui-même dans la loi révélée et selon la raison : Nous savons de manière absolue qu’Il existait avant de créer (īğādi-hi) l’univers et ses parties constitutives (aṣnāf). Lorsqu’Il procéda ensuite à la création du monde à l’aide d’éléments pairs et d’unités, Il ne modifia aucun de ses attributs (ṣifa), Il ne subit aucune annexion ni création ex novo de ses attributs (wa-lā ḥadaṯat la-hu iḍāfa muḥdaṯa wa-lā ṣifa maḫlūqa). En matière de connaissance et de preuve, Il est à Lui-même sa propre dé50  Né à Nador (Nakkūr), il fit ses études à Ceuta, dont il devint le qāḍī. Nommé qāḍī l-ğamāʻa de Marrakesh, il démissionna de cette charge en 510/1116, et revint alors à Ceuta, où il occupa de nouveau la judicature jusqu’à sa mort en 513/1119. Il était spécialiste des sources de la religion et du droit. Voir ʻIyāḍ b. Mūsà, Tartīb al-madārik, VIII, 202 et id., al-Ġunya, 155-156. Le fait qu’Abū Bakr Ibn al-ʻArabī se réfère à lui en tant que qāḍī, ainsi que les dates de son retour en al-Andalus, paraissent indiquer que leur rencontre eut lieu durant la première judicatude d’al-Laḫmī à Ceuta. Cela confirmerait qu’il agissait en tant que qāḍī et non à un titre personnel, et surtout que le contenu de la profession de foi qu’étudiaient les enfants dans les écoles coraniques était du ressort de ce type de magistrature. D’où l’importance du fait que presque tous les savants mentionnés dans cet article ont exercé la fonction de qāḍī, voire même pour certains la judicature suprême.

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monstration et reste stable. Il a créé (ağʻala) le trône comme une créature singulière et extraordinaire, mais une simple créature. En vérité, après la Création, Son attribut est en essence (fī-ḏāti-hi) équivalent à Son attribut avant la création, car la création n’a rien altéré dans Son essence, et aucun attribut ne s’est rajouté à Son essence qui n’y était déjà présent.51

Ces arguments, avancés par des oulémas qui, comme Abū Bakr Ibn al-ʻArabī52 et le qāḍī ʻIyāḍ,53 ne peuvent guère être suspectés d’avoir favorisé les avancées militaires des Almohades, démontrent à quel point leur mouvement s’est appuyé sur de tels apports. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’authenticité et l’originalité de la pensée d’Ibn Tūmart. Cependant, l’opposition inversement proportionnelle entre certaines de ses théories les plus singulières et les doctrines des savants d’époque almoravide mentionnés auparavant, semble dénoter chez Ibn Tūmart un esprit pragmatique et opportuniste. En effet, on dirait qu’après avoir étudié attentivement la façon de battre en brèche l’ašʻarisme almoravide, il repéra le débat sur le taklīf et sur la relation entre la foi et la connaissance (cf. infra, la fatwa d’Ibn Rušd al-Ğadd) et décida de l’exploiter en déniant aux autres le droit de diverger de sa propre position,54 une attitude qui le plaçait en marge des pratiques traditionnelles des ouʻAwāṣim, 214-215; D. Serrano Ruano, « ¿Por qué…? », 831-833. Il fit sans doute partie de la délégation de notables sévillans qui se rendit à Marrakech pour présenter à ʻAbd al-Mu’min la soumission de la ville. Le nouveau calife les retint presqu’un an sur place, avant de les autoriser à revenir chez eux, retour au cours duquel Abū Bakr décéda, empoisonné par l’un de ses disciples, dit-on. Notre savant avait aussi perdu l’un de ses fils lors de l’assaut de Séville par les troupes almohades : V. Lagardère, « Abū Bakr b. al-ʻArabī, grand cadi de Séville », Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, XL/2, 1985, 91-102 ; M. Lucini, « Ibn al-ʻArabī, Abū Bakr », dans J. Lirola Delgado, J. M. Puerta Vílchez (dirs.), Enciclopedia de al-Andalus. Diccionario de autores y obras andalusíes, Séville-Grenade, Fundación El Legado Andalusí, I, 2002, 457-468. Rien ne dit, donc, qu’il ait pu profiter de conditions favorables face aux nouveaux gouvernants, ni que ces derniers aient eu des raisons de le récompenser pour des services passés. 53  Sur la relation difficile entre ‘Iyāḍ et les Almohades, voir D. Serrano Ruano, « Los Banū ʻIyāḍ. De la caída del imperio almorávide a la instauración de la dinastía nazarí », dans M.  L.  Ávila, M.  Fierro (éds.), Biografías Almohades, I, Estudios Onomástico-Biográficos de al-Andalus, IX, Madrid, Grenade, CSIC, 1999, 351-406, en particulier 355368; D. Serrano Ruano, « ‘Iyāḍ b. Mūsà », dans J. Lirola Delgado (dir. et éd.), Biblioteca de al-Andalus, VI, Almería, Fundación Ibn Tufayl de Estudios Árabes, 2009, 404-434, 411-416. 54  Concernant l’opposition des Almohades à l’octroi d’une pleine validité aux interprétations divergentes d’un même texte, voir M. Fierro, « The legal policies of the Almo51  52 

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lémas sunnites, bien illustrées par le texte déjà évoqué du Ṣifā’ et par la première fatwa d’Ibn Rušd al-Ğadd (cf. supra). 5. LES LIMITES DE LA RATIONALITÉ THÉOLOGIQUE ALMORAVIDE FACE À L’AŠʻARISME ALMOHADE Une autre demande de fatwa adressée à Ibn Rušd al-Ğadd55 souligne qu’il existait à son époque un groupe d’ašʻarites autoproclamés pour qui la foi était imparfaite sans la connaissance des fondements du droit et de la religion (ʻilm al-uṣūl). L’idée que cette connaissance était obligatoire aussi bien pour l’expert que pour le profane et la propension à déclarer infidèle quiconque suivait une direction divergente, nous invitent à identifier le groupe en question à Ibn Tūmart et ses compagnons. La conformité, déjà soulignée par D. Urvoy,56 entre l’ašʻarisme et la doctrine d’Ibn Tūmart, mais aussi le fait que le groupe de savants dont parle le mustaftī se présentait comme des disciples de cette école et non comme des adeptes d’un nouveau système théologique, permettent d’appuyer cette hypothèse. Par ailleurs, ce texte nous rappelle à quel point il peut être profitable d’exploiter les données des sources de l’époque almoravide pour éclairer des aspects de l’histoire almohade sur lesquels les témoignages plus tardifs, contemporains de l’ère almohade, n’apportent pas, ou presque pas, d’informations :57 On demanda à l’excellent faqīh, imām ḥāfiẓ, et qāḍī de la communauté, Abū l-Wālid b. Rušd,58 qu’il explique ce que disent les partisans ašʻarites had caliphs and Ibn Rushd’s Bidayat al-mujtahid », Journal of Islamic Studies, 10/3, 1999, 226-248. 55  Fatāwā Ibn Rušd, II, 966-972. 56  D. Urvoy, « La pensée d’Ibn Tūmart », Bulletin d’Études Orientales, XXVII, 1974, 19-44. 57  Le cas le plus intrigant est celui des ouvrages de droit appliqué, si abondantes à l’époque almoravide, et dont on ne conserve pratiquement aucun exemple pour l’ère almohade, vu que les autorités interdirent leur composition : S. Aʻrab, « Mawqif al-muwaḥḥidīn min kutub al-furūʻ wa-ḥaml al-naṣṣ ʻalà l-maḏhab al-ḥazmī », Daʻwat al-ḥaqq, 249, 1985, 26-30, et M. Fierro, « La religión », dans M. J. Viguera et al., El retroceso territorial de al-Andalus. Almorávides y almohades, siglos xi al xiii, Madrid, 1997, 462. 58  Cette référence permet de dater la fatwa, puisqu’Ibn Rušd al-Ğadd a occupé cette fonction entre 511/1117-18 et 515/1121. Sur la relation entre la fonction de qāḍī et la définition officielle des questions de dogme, voir la note 50.

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de la théologie dialectique (ahl al-kalām) sur la science des fondements et qu’il expose quelle est leur doctrine à ce propos. En effet, ces gens affirment que sans la possession de cette science, la foi n’est pas complète, et que l’islam n’est pas correct si l’on n’y a pas recours, si on ne l’étudie et si on ne l’approfondit pas, et qu’il est donc nécessaire au savant comme à l’ignorant de lire sur elle et de l’étudier. Cette opinion est-elle correcte  ? —  Que Dieu te soit favorable. Est-il vrai qu’il a été recommandé aux musulmans de suivre cette science, et d’adhérer à la doctrine qui lui correspond [c’est-à-dire l’ašʻarisme], ou bien, au contraire, l’étude et l’approfondissement de cette science ne sont-elles pas nécessaires ? Assurément, les ašʻarites précisent eux aussi qu’un musulman dont l’intérêt pour le commandement divin (bi-amr dīn Allāh) n’en est qu’à ses débuts, et qui tente pour la première fois d’approfondir sa connaissance (maʻrifa) des causes rationnelles qui expliquent le devoir de prier Dieu et de pratiquer l’ablution et la prière [à proprement parler], ne doit se lancer dans une telle entreprise qu’après avoir réfléchi et lu sur la science des fondements qu’ils ont élaborée, et avoir souscrit à leur doctrine (iqtidā’i-hi bi-maḏhabi-him). S’il contrevient à cette disposition, ils le déclarent infidèle (kaffarū-hu) avec pour argument —  Dieu t’accorde réussite  — que son ignorance [de la science des fondements] peut l’amener à « déposséder Dieu de Ses attributs » (taʻṭīl)59 et à abandonner l’accomplissement de ses devoirs religieux. Éclaire-nous —  Dieu te vienne en aide  — et explique-nous tout cela en détail, et que Dieu —  loué et glorifié soit-Il  — te récompense pour cela, s’Il veut bien.

Ibn Rušd nia catégoriquement qu’une telle exigence fît partie du corpus de la doctrine ašʻarite : L’assertion de ce groupe (al-ṭā’ifa) qui consiste, comme tu le dis, à attribuer aux théologiens ašʻarites (ahl al-kalām bi-ʻilm al-uṣūl ʻalā maḏhab al-ašʻariyya) l’opinion que la foi est incomplète sans la science des fondements et que l’islam est incorrect si l’on ne recourt pas à elle, n’a été professée par personne, et personne dans cette école ne soutient une pareille thèse (la yaqūlū-hu aḥad min a’immāti-him).

Cette affirmation est en réalité partiellement fausse. Certes, elle coïncide avec la position devenue majoritaire dans cette école,60 mais elle ne Sur ce concept, J. van Ess,« Tashbīh wa-tanzīh », EI2. R.  M.  Frank, «  The science of kalam  », dans D.  Gutas (éd.), Classical Islamic Theology: The Ash`arites. Texts and Studies on the Development and History of Kalam, Aldershot, Ashgate Variorum, III, 2008, 16-17. 59  60 

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prend pas en compte al-Ğuwaynī ou al-Ġazālī.61 Or, on peut toujours se demander si ces savants, s’ils avaient eu l’occasion de fonder un État comme les Almohades, auraient agi de la même façon, en passant de l’idée que la connaissance parachève la foi à l’imposition par la force d’y adhérer sous peine d’être déclaré infidèle. Après avoir expliqué en détail sa position, le muftī établit ensuite une nette distinction entre les savants et les profanes. Ni les uns ni les autres ne sont obligés d’étudier et approfondir les arguments qui démontrent la véracité des principes du credo musulman selon les critères établis par les théologiens de l’école ašʻarite.62 Bien plus, il faut interdire aux profanes de s’y livrer. Quand aux initiés, autorisés à pratiquer la science des fondements, ils se voient néanmoins déconseiller de s’aventurer dans une telle entreprise, qui n’est pas jugée nécessaire et qui comporte des risques :63 Ceux qui sont dotés d’un intellect […], ceux aussi qui doivent accomplir ce que leur prescrit le discours légal de l’islam (ḥukm al-ḫiṭāb) […] [comprendront bien] qu’il est impossible pour un croyant d’arriver à la situation extrême consistant à déduire l’existence du Sage Créateur, la certitude de Son unicité, de Son omniscience, de Son omnipotence et de Sa volonté, et cela à travers la [seule] contemplation de l’harmonie (ittisāq) de Ses actes, dont l’interdépendance et le flux ne peuvent être observés par des moyens et des voies qui leur sont propres, et d’acquérir la connaissance du 61  Al-Burzūlī, Fatāwā l-Burzūlī, éd. M.  al-Ḥīla, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-Islāmī, 2002, VI, 213 ; R. M. Frank, « Knowledge and taqlīd. The foundations of religious belief in classical Ashʻarism », dans D. Gutas (éd.), Classical Islamic Theology, 37-62. Pourtant, selon al-Wanšarisī, dans une fatwa qu’Abū Bakr Ibn al-ʻArabī aurait demandée à son maître al-Ġazālī, ce dernier affirme que le croyant non expert dans l’interprétation des textes sacrés doit suivre (taqlīd) la doctrine d’une école juridique déterminée sans qu’il ait la possibilité de combiner à sa guise les doctrines de plusieurs écoles. En effet, pour lui le croyant profane, contrairement au savant (al-ʻālim), n’est pas obligé de réfléchir individuellement sur les normes (qawāʻid) qui régissent les principes (uṣūl) de la jurisprudence islamique. Voir al- Wanšarisī, Miʻyar, XI, 163-165. 62  À comparer avec l’opinion d’al-Ġazālī citée dans la note précédente. 63  Al-Burzūlī (Fatāwā l-Burzūlī, VI, 213-214) indique cependant que la réponse d’Ibn Rušd « signifie qu’il pense que l’apprentissage de la science des fondements de la religion comme le proposent les [théologiens ashʻarites] modernes [par exemple alĞuwaynī] est préférable au fait de s’en abstenir, et que pour lui c’est [cette connaissance] quelque chose qui caractérise les [vrais] savants et gens de religion (wa-mā ḏakara-hu Ibn Rušd fī-hi tarğiḥ taʻallum uṣūl al-dīn ʻalā maḏhab al-muta’aḫḫirīn wa-l-muttaṣaf bi-hi min ahl al-dīn wa l-ʻilm) ».

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reste de Ses attributs, le tout en se passant du livre révélé dont la vérité est pourtant manifeste, et en se passant des traditions du Prophète, l’envoyé de Dieu, dont le caractère véridique est mis en évidence par les miracles extraordinaires qu’il a accomplis. Dans ce type de recherche, il faut s’appuyer sur les signes fournis par le Coran et auxquels les ancêtres de la communauté musulmane (salaf al-umma) ont eu recours. Il s’agit en effet d’une vision rationnelle et spontanée des prémices de la science  : elle ne souffre d’aucune contradiction, et permet d’arriver à l’objectif de manière beaucoup plus correcte, claire et accessible. Si dans cette quête, on recherche des signes en suivant la voie des théologiens ašʻarites, on n’est pas à l’abri du péché et on doit s’en garder, même s’il s’agit de l’une des voies d’accès correctes à la science. C’est bien pour cette raison que ceux de nos ancêtres parmi les Compagnons et leurs Successeurs les plus éminents qui se sont engagés dans cette voie ont fini par l’abandonner  : doués d’un intellect fécond et d’une intelligence pénétrante, ils n’en eurent pas besoin. Lorsque cette communauté touchera à sa fin, la voie qu’elle empruntera ne pourra être meilleure que celle que suivaient ses ancêtres à ses débuts. Le responsable du gouvernement des musulmans a d’ailleurs le droit d’interdire au simple peuple et aux débutants de lire les doctrines des théologiens ašʻarites. Il faut qu’il le fasse avec la plus grande sévérité, de peur que leurs entendements, en essayant de comprendre leur doctrine, se retournent contre ces mêmes doctrines et s’égarent en les lisant. Qu’il leur ordonne aussi de se limiter, dans cette recherche, à ce qu’il est obligatoire de croire, aux signes sur lesquels le Coran s’est prononcé et qu’Il a communiqués à Ses créatures sans la moindre équivoque à travers la révélation (muḥkam al-tanzīl). Car cette recherche peut être menée en toute évidence et en toute clarté. Elle touche l’intellect de manière spontanée et immédiate, par une réflexion simple. Qu’ils se hâtent ensuite d’apprendre ce qu’il leur faut comprendre (al-tafaqqūh) en matière de régles d’ablutions, de prière, de zakāt, de jeûne, et toutes les autres prescriptions et normes légales, et de distinguer les gains illicites des gains autorisés…64

64  Pour une étude plus détaillée du texte, voir D. Serrano Ruano, « ¿Es perfecta la fe sin el conocimiento de los fundamentos de la religión? Ibn Rušd al-Ŷadd y los límites del kalām », dans N. Koulayan, M. Sayyah (dir.), Synoptykos. Mélanges offerts à Dominique Urvoy, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2011, 329-341, et D.  Serrano Ruano, «  Later Ashʻarism in the Islamic West  », section 3 «  Almohad Ashʻarism  » (à paraître).

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6. CONCLUSION En prononçant toutes ces distinctions et ces mises en garde, Ibn Rušd opposait de sérieuses limites à la défense enthousiaste de l’herméneutique pour laquelle il avait pris parti dans d’autres passages de ses œuvres.65 Il semble que d’autres ašʻarites de cette époque aient évolué de la même manière lorsqu’ils prirent conscience des conséquences possibles du débat sur la relation entre la foi et la connaissance, et des défis posés par Ibn Tūmart.66 La possibilité que les masses puissent accéder à des mystères que seuls les experts de cette «  méthode d’exégèse énigmatique et lointaine  » (tilka al-ṭariqa al-ġāmida al-baʻīda)67 pouvaient décortiquer, et qu’en conséquence un groupe de croyants puisse se penser autorisé à déclarer infidèles les autres au motif qu’ils n’avaient pu parvenir à des conclusions pertinentes  : ces facteurs pourraient expliquer la transition théologique de l’époque almoravide, qui vit succéder à un développement concerté de l’ašʻarisme en tant que doctrine et discipline académiques, une phase de gel partiel de ce processus devant les résultats inattendus que sa diffusion à grande échelle pouvait supposément produire. Dans leurs efforts pour contrecarrer les réclamations d’Ibn Tūmart et de son entourage, les oulémas au service des Almoravides ne firent que mordre à leur propre appât et finirent par fournir à leurs adversaires tous les arguments pour présenter les savants du régime et ses gouvernants comme des ennemis déclarés du kalām, voire pire comme des responsables de la prolifération de l’anthropomorphisme. Cette dernière accusation se révéla avec le temps plus efficace pour les disqualifier que les arguments initiaux du taʻṭīl et de l’absence généralisée d’observation des devoirs juridico-religieux. Al-Marrākušī, dans la déclaration que nous avons citée en prélude 65  Voir aussi, à titre d’exemple, Ibn Rušd al-Ğadd, Kitāb al-bayān wa-l-taḥṣīl wa-lšarh wa-l-tawğīh wa-l-taʻlīl fī masā’il al-Mustaḫrağa, éd. M. Hağğī, Beyrouth, 1984, XVI, 369-370, où il désapprouve lui aussi la polémique contre les hérétiques, qui risque de faire oublier l’inanité de leurs opinions. 66  Par exemple le qāḍī ʻIyāḍ qui, selon son fils, était expert dans les sources du droit (uṣūl) et dans le kalām, quoiqu’il « ne voyait pas d’inconvénient à en discuter [des sources du droit et de la théologie], à condition qu’il s’agît d’un cas concret (nāzila) », c’est-à-dire seulement quand c’était strictement nécessaire et non sous la forme d’un simple exercice intellectuel. Voir Muḥammad b. ʻIyāḍ, al-Taʻrīf bi-l-qāḍī ʻIyāḍ, 4. Cet témoignage date de la période almohade, ce qui prouve bien qu’il s’agissait d’un fait impossible à cacher et que le fils du qāḍī ʻIyāḍ entendait ainsi expliquer que l’attitude de son père à l’égard du kalām ne relevait pas de l’ignorance, mais de la prudence. 67  Fatāwā Ibn Rušd, II, 972.

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de cet article, n’eut même pas besoin de fabriquer des mensonges. Il ne fit que soustraire à leur contexte les préventions des Almoravides à l’égard du kalām, en les confondant avec l’opposition exprimée envers al-Ġazālī et son Iḥyā’ ʻulūm al-dīn.68 Tous ces ingrédients, très mélangés, sont représentatifs d’un état d’esprit certainement antérieur à la rédaction du Muʻğib, et qui semble avoir évité aux Almohades de présenter leurs propres positions théologiques avec trop de détails,69 ce qui leur aurait fait courir le risque, auprès du public, d’apparaître comme des innovateurs ou des extrémistes. Le ressentiment engendré par l’autodafé des œuvres d’al-Ġazālī servit ainsi d’écran de fumée pour masquer les efforts relativement efficaces des Almoravides en faveur de la diffusion de l’ašʻarisme.

68  D.  Urvoy, «  Le manuscrit ar. 1483 de l’Escurial et la polémique contre Ġazālī dans al-Andalus », Arabica, 40/1, 1993, 114-115 ; D. Serrano Ruano, « Los almorávides », 465-468. 69  C’est la raison pour laquelle cette doctrine a souvent paru étrange et contradictoire aux chercheurs qui s’y sont intéressés, bien qu’ils aient résolu une bonne partie de ces énigmes.

SORCELLERIE BERBÈRE, ANTIQUES TALISMANS ET SAINTS PROTECTEURS AU MAGHREB MÉDIÉVAL Jean-Charles Coulon CNRS-IRHT

1. INTRODUCTION Les talismans sont un motif récurrent des récits de protection des villes et contribuent à leur identité comme entité distincte et définie dans le panorama géographique musulman au Moyen Âge. Ainsi, de nombreux textes évoquent des talismans censés protéger telle ville ou telle région d’un malheur particulier. De même, les saints ont un rôle essentiel dans les récits de fondation de certaines localités, particulièrement au Maghreb. En 1992, Giovanna Calasso s’est livrée dans son article1 à une analyse de ces récits montrant l’importance qu’ils ont dans la formation de l’idée d’un territoire délimité, opposé au pays, jugé hostile, qui l’entoure. Ces talismans ne sont souvent attestés que par les témoignages des sources narratives relevant de l’adab. Nous n’en possédons souvent aucune attestation archéologique, car ces objets sont rarement décrits précisément et ont souvent été détruits. Il reste alors les statues et les monuments, assimilés à des talismans protecteurs. Cependant, en tant que topoi des récits de fondation et de protection des villes, les talismans peuvent grandement nous renseigner sur les particularités de l’historiographie relative à telle ou telle région et sur la perception du 1  G. Calasso, « Les remparts et la loi, les talismans et les saints. La protection de la ville dans les sources musulmanes médiévales », Bulletin d’Études Orientales, 44, 1992, 83-104.

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lieu et de son histoire. Nous nous proposons aussi d’évoquer la question de la magie et son rôle dans le processus de formation des identités tribales, régionales et urbaines du Maghreb médiéval en nous appuyant sur des ouvrages d’histoire et de géographie relevant de la culture arabe savante. L’étude spécifique des talismans maghrébins médiévaux ne peut en effet prendre son sens que dans une comparaison avec les autres formes de magie associées aux populations maghrébines contemporaines. 2. LES MAGICIENS BERBÈRES OU LE NOMADISME REBELLE La littérature d’adab, composante identitaire de l’élite (ḫāṣṣa) savante et politique, est avant tout une production citadine, et plus précisément une production de cour. L’opposition entre nomadisme et sédentarité en est un des traits marquants, la cité étant considérée comme étant le seul milieu permettant le plein développement des arts et de la science.2 C’est pourquoi il convient de garder à l’esprit cette valorisation de la cité au détriment du nomadisme en exploitant les sources écrites. 2.1.  Les tribus berbères et la magie Les sources donnent principalement deux types d’indications quant à l’usage de la magie : soit dans le cadre de la tribu, soit autour d’une figure particulière. Par exemple, pour illustrer le premier cas, al-Idrīsī dans le Kitāb Nuzhat al-muštāq fī ḫtirāq al-āfāq (« Le livre du plaisir de l’éperdu : la traversée des horizons ») ou al-Kitāb al-Ruğārī (« Le livre de Roger »), composé à partir de 548/1154, associe la connaissance des 2  Sur l’adab, voir la définition synthétique donnée par Katia Zakharia dans À la découverte de la littérature arabe du vie siècle à nos jours, Paris, 2005, 100-114 ; pour un approfondissement, voir A. F. Landon Beeston (éd.), Arabic literature to the end of the Umayyad period, Cambridge-New York-Melbourne, 1983 ; J. Ashtiany (éd.), ʿAbbasid belles lettres, Cambridge-New York-Melbourne, 1990 ; A. Cheikh-Moussa, De l’adab. Littérature arabe et société à l’époque classique, note de synthèse, thèse pour le doctorat d’État-ès-lettres, sous la direction de M. Arkoun, Université de Paris III Sorbonne Nouvelle, 1997 ; A. Hamori, La littérature arabe médiévale, trad. A. Cheddadi, Arles, Actes Sud, 2002 ; P. F. Kennedy (éd.), On fiction and adab in medieval Arabic literature, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2005.

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propriétés magiques des pierres aux Lamtūna, tribu de la confédération Ṣanhāğa dont est issue la dynastie almoravide :3 […] Les Lamtûna possèdent beaucoup de ces pierres et sont renommés pour les opérations magiques qu’ils pratiquent grâce à elles car ils y sont expérimentés.

L’affirmation ne les situe pas dans le domaine de la magie blâmable : ils opèrent des ruqya, c’est-à-dire un rituel magique de la même nature que les incantations opérées par le Prophète en son temps.4 Il s’agit donc a priori de rites prophylactiques usant des propriétés des pierres. Cet usage magique des pierres est illustré par un passage antérieur sur les produits de la région :5 Sur les rivages de cette mer qui entoure ces îles et d’autres, on trouve de l’ambre [gris]6 de qualité, ainsi que la pierre d’aigle (al-baht ou « la pure »)7 renommée dans le Maghreb occidental, où elle se vend à très Al-Idrīsī, La première géographie de l’Occident, tr. Jaubert revue par A. Nef, Paris, Flammarion, 1999, 100  ; Al-Idrīsī, al-Maġrib wa-arḍ al-Sūdān wa-Miṣr wa-l-Andalus, Leyde, Brill, 1863, 29 ; Kitāb Nuzhat al-muštāq fī ḫtirāq al-āfāq, Le Caire, s.d., I, 105 : « […] Wa-miṯla hāḏihi l-aḥğār ʿinda-hum kaṯīra wa-hum bi-l-ruqā ʿalay-hā mašhūrūn wa-bi-hi maʿrūfūn  ». Nous avons maintenu le titre de l’édition de Brill (Leyde) afin de pouvoir distinguer clairement les paginations respectives des deux éditions dans les notes ultérieures. 4  Cf. T. Fahd, « Ruḳya », EI2. 5  Al-Idrīsī, La première géographie de l’Occident, 99 ; id., al-Maġrib wa-arḍ alSūdān wa-Miṣr wa-l-Andalus, 29 ; id., Nuzhat al-muštāq, I, 104 : wa-fī sawāḥil hāḏā l-baḥr al-ṣādir ʿan hāḏihi l-ğazāʾir wa-ġayri-hā yūğadu l-ʿanbar al-ğayyid wa-yūğadu ayḍan fī sāḥili-hi ḥağar al-baht wa-huwa mašhūr ʿinda ahl al-Maġrib al-aqṣā wa-yubāʿu l-ḥağar min-hu bi-qīma ğayyida lā siyyamā fī bilād Lamtūna wa-hum yaḥkūn ʿan hāḏā l-ḥağar anna man amsaka-hu wa-sāra fī ḥāğa quḍiyat la-hu bi-awfā ʿināya wa-šafaʿa fī-hā wa-huwa ğayyid ʿinda-hum fī ʿaqd al-alsina ʿalā zaʿmi-him. Sur l’expression « lier la langue », cf. J. Coullaut Cordero, « La magia del nudo : a propósito de la expresión “anudar las lenguas” », Hesperia, Culturas del Mediterráneo, 2010, 199-209. 6 Nous avons ajouté « gris » à la traduction : l’ambre gris désigne en effet une concrétion intestinale du cachalot que l’on trouve à la surface des mers et sur les littoraux (le terme de ʿanbar en arabe peut par ailleurs désigner aussi bien le cachalot que son « ambre gris »). Celle-ci est utilisée en parfumerie. Il ne s’agit donc pas de la résine aujourd’hui appelée « ambre » (ou « ambre jaune »), d’origine végétale et servant à fabriquer des bijoux et des objets de luxe. 7  L’auteur de traité magique al-Mağrīṭī consacre un paragraphe complet aux vertus magiques de cette pierre : « L’aétite (ou pierre d’aigle), qui est une pierre de la [même] 3 

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haut prix, surtout dans le pays des Lamtûna qui prétendent que celui qui en est porteur réussit dans toutes ses entreprises qu’elle facilite et favorise au plus haut point. Ils affirment aussi que cette pierre est excellente pour lier la langue.

La magie par les pierres est de la magie sympathique, non talismanique. Il s’agit d’utiliser les propriétés (ḫawāṣṣ) des substances naturelles (animales, végétales ou minérales), qui agissent par elles-mêmes, sans nécessiter aucune préparation supplémentaire. Le traité de magie Ġāyat al-ḥakīm («  Le but du sage  ») d’al-Mağrīṭī8 (m. probablement 353/964) appelle cette forme de magie « opérative » (ʿamalī), par opposition à une magie « savante » (ʿilmī). La première ne nécessite aucune connaissance savante alors que la seconde suppose d’importants prérequis notamment en astrologie.9 Il y a donc une association entre les Berbères et cette macouleur [que] la marcassite, brille bien. Quand l’être humain la voit, il rit jusqu’à en mourir et rien ne [peut] le guérir de cela, pas [même] s’il s’en cache après l’avoir vue. Quand le firfīr (?), qui est un oiseau à l’image d’un moineau noir au col, aux yeux ainsi qu’aux pattes rouges, se pose au-dessus de l’aétite, il annule son action et l’être humain [peut] la voir sans [encourir de] dommage » (wa-l-ḥağar al-bāhit wa-huwa ḥağar fī lawn al-marqašīṯā yatalaʾlaʾu ḥasanan iḏā raʾā-hu l-insān ḍaḥika ḥattā yamūta lā yubriʾu ʿan ḏālika šayʾ wa-lā in satara ʿan-hu baʿda ruʾyati-hi, wa-l-firfīr wa-huwa ṭāʾir ʿalā ṣūrat al-ʿuṣfūr al-aswad la-hu ṭawq aḥmar wa-ʿaynā-hu ḥamrawān wa-kaḏālika riğlā-hu iḏā waqaʿa ʿalā ḥağar al-bāhit abṭala fiʿla-hu wa-raʾā-hu l-insān min ġayr ḍarar). Le mot firfīr, du grec porphura, désigne d’abord la pourpre. Furfur ou firfir désigne également un oiseau de petite taille (le verbe farfara signifie « battre des ailes »). Or, les Grecs appelaient porphurion une sorte de poule d’eau au bec et aux pattes rouges dotée de différentes qualités extraordinaires, notamment celle de révéler « l’impudicité des femmes ». Le porphyrion est identifié à la poule sultane (Porphyrio porphyrio L.). Cf. al-Mağrīṭī, Picatrix, Das Ziel des Weisen [or Ghayat al-Hakim], éd. H. Ritter, Leipzig-Berlin, Teubner, 1933, 398. Al-Qazwīnī semble avoir en grande partie recopié la notice d’al-Mağrīṭī au sujet de la pierre d’aigle. Il ajoute néanmoins que la « ville de cuivre » (nous reviendrons plus loin sur cette cité légendaire) aurait des colonnes faites d’aétite en son centre. Cf. al-Qazwīnī, ʿAğāʾib al-maḫlūqāt wa-ġarāʾib al-mawğūdāt, éd. F. Wüstenfeld, Göttingen, Dieterich, 1849, 211-212. Voir aussi R. Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, Leyde-Paris, E.J. Brill-Maisonneuve et Larose, 1967, I, 121. 8  Sur l’identification et la vie d’al-Mağrīṭī, cf. M. Fierro, « Bāṭinism in Al-Andalus : Maslama b. Qāsim al-Qurtubī (d. 353/964), Author of the Rutbat al-ḥakīm and Ġāyat-alḥakīm (Picatrix) », Studia Islamica, 84, 1996, 87-112, et P. Carusi, « Le traité alchimique Rutbat al-ḥakīm. Quelques notes sur son introduction », Oriente moderno, 80/3 (2000), 491-502. 9  Al-Mağrīṭī, Picatrix, 8-9.

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gie basée sur les vertus des pierres ou substances naturelles, une magie qui ne nécessite pas la construction savante d’un talisman. Une autre mention de ce type dans le même ouvrage concerne une méthode de divination :10 Les Azger, à ce qu’on dit, viennent du Maghreb occidental. Ce sont les plus instruits dans la lecture des caractères11 attribués au prophète Daniel — que la paix soit sur lui ! Dans tout le pays des Berbères et dans leurs nombreuses tribus, il n’en est aucune qui soit plus versée dans cette écriture que celle des Azger. Lorsque l’un d’entre eux, jeune ou vieux, cherche quelque chose ou a égaré un objet qui lui appartenait, il trace des caractères à ce sujet dans le sable, et il devine ainsi où est l’objet perdu, se dirige vers ce lieu et le retrouve comme s’il l’avait vu dans les caractères […].

Nous pourrions voir dans cet extrait la mention d’une magie plus savante. Il s’agit cependant de divination, ce qui relève d’un domaine relativement différent. De plus, le procédé n’est pas sans rappeler la géomancie arabe, divination « par la terre » opérée sur le sable par jet de 10  Al-Idrīsī, La première géographie de l’Occident, 107 ; id., al-Maġrib wa-arḍ alSūdān wa-Miṣr wa-l-Andalus, 36-37 ; id., Nuzhat al-muštāq, I, 113 : wa-ahl Āzqār fī-mā yuḏkaru-hu ahl al-Maġrib al-aqṣā aʿlam al-nās bi-ʿilm al-ḫaṭṭ allaḏī yansabu ilā Daniyāl al-nabī - ʿalay-hi l-salām - wa-laysa yudrī bi-ğamīʿ bilād al-Barbar ʿalā kuṯrat qabāʾili-hā qabīla aʿlam bi-hāḏā l-ḫaṭṭ min ahl Āzqār wa-ḏālika anna l-rağul min-hum ṣaġīran kāna aw kabīran iḏā talaffata la-hu ḍālla aw ʿadima šayʾan min umūri-hi ḫaṭṭa la-hā fī l-raml ḫaṭṭan fa-yaʿlamu bi-ḏālika mawḍiʿ ḍāllati-hi fa-yasīru ḥattā yağida matāʿa-hu kamā abṣara-hu fī ḫaṭṭi-hi. 11  La traduction de Pierre Amédée Jaubert revue par Annliese Nef précise « caractères tifinag ». En réalité, le texte arabe ne donne aucune précision sur l’écriture dont il s’agit (sobrement désignée par le terme « ḫaṭṭ ») hormis sa révélation par Daniel. Il faut comprendre, et la suite du texte le confirme, qu’il s’agit des seize figures géomantiques. Daniel est en effet un des personnages auxquels on attribue des pratiques divinatoires et notamment la transmission de la géomancie. La confusion avec l’alphabet tifinagh peut provenir du fait que certains caractères de cet alphabet sont composés d’une succession de points, à l’instar des figures géomantiques qui sont composées d’une série de quatre éléments composés chacun d’un ou deux points (ce qui donne seize combinaisons différentes possibles). Le plus célèbre ouvrage de divination attribué à Daniel est le Malḥamat Daniyāl. Cf. A. Fodor, « Malhamat Daniyal », dans G. Káldy-Nagy (éd.), The Muslim East : Studies in honour of Julius Germanus, Budapest, Loránd Eötvös University, 1974, 85-159. T. Lewicki déduit également de ce passage qu’il s’agit de géomancie, sans pour autant y voir une confusion entre les caractères géomantiques et l’alphabet tifinag. Voir T. Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens chez les Berbères médiévaux », Folia orientalia, 7, 1965, 3-28.

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pierre ou par tracé de symboles,12 et certains caractères tifinagh ressemblent très précisément à des figures géomantiques. Il s’agit donc bien ici d’une magie de nomades, et non d’une magie citadine « savante », quand bien même ces caractères sont mentionnés. La mention de Daniel réinscrit l’histoire des Berbères dans l’histoire coranique et biblique du monde et peut avoir également pour but de rejeter l’idée souvent exprimée par des historiens arabes selon laquelle les Berbères n’avaient pas eu de prophète. C’est en tout cas sur cette absence que se basèrent certains « faux prophètes » berbères, en s’appuyant sur le verset coranique : « Nous avons certes missionné, dans chaque communauté, un envoyé ».13 2.2.  Les « faux prophètes » berbères Les exemples de figures berbères associées à la magie sont bien différents : il s’agit le plus souvent de chefs rebelles.14 La figure la plus emblématique à cet égard est celle de la Kāhina, la devineresse (souvent traduit par la « prophétesse » [de l’Aurès]), devenue dans l’historiographie, surtout avec Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406), le personnage le plus marquant de la résistance en Afrique du Nord contre les conquérants arabes à l’époque des conquêtes (futūḥ). Cette figure très complexe est mentionnée dans de nombreuses sources. Cependant, il s’agit avant tout d’une reine berbère, surnommée al-Kāhina par les sources arabes (avait-elle ce surnom auprès des Berbères à son époque ?). Les sources sont peu disertes sur ses capacités divinatoires et magiques, et il est difficile de savoir s’il 12 

Sur la géomancie, nous renvoyons aux travaux d’Anne Regourd sur cette pratique dans le Yémen contemporain, cf. A. Regourd, « Les sciences occultes au Yémen », Chroniques Yéménites, 1996, 115-119, et Ead., « Pratiques de géomancie au Yémen », dans A. de Surgy (dir.), Religion et pratiques de puissance, Paris, L’Harmattan, 1997, 105-127. Voir aussi M. B. Smith, « The nature of Islamic geomancy with a critique of a structuralist’s approach », Studia Islamica, 49, 1979, 5-48 ; F. Klein-Franke, « The geomancy of Ahmad b. ʿAli Zunbul  : a study of the Arabic Corpus hermeticum  », Ambix, 20, 1973, 26-35. Signalons en outre un papier de Wim van Binsbergen intitulé « The astrological origin of Islamic geomancy » circulant sur internet depuis 2004 et disponible sur http:// www.šikanda.net/ancient_models/BINGHAMTON%201996.pdf (consulté le 18 juin 2013). Nous n’en connaissons pas de version publiée à ce jour. 13  Coran, XVI, 38/36 (traduction remaniée de Régis Blachère). 14  Nous n’avons aucune raison de douter que de tels mouvements aient bien eu lieu, notre propos n’est pas de discuter de leur réalité mais bien de la présentation qui en est faite. L’appel à la magie pour expliquer ces mouvements est révélateur de la construction d’une altérité.

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s’agit d’un développement a posteriori pour justifier l’appellation d’al-Kāhina.15 Le modèle de ces « faux prophètes » est celui de la ridda : des Arabes qui contestèrent le califat d’Abū Bakr (m. 13/634) et de ʿUmar (m. 23/644) après la mort de Muḥammad. Leur archétype est Musaylima al-Kaḏḏāb (« le menteur »), « faux prophète » de la Yamāma révolté dès l’époque du Prophète (il se présentait comme son rival) et mort pendant le califat d’Abū Bakr.16 L’historiographie maghrébine ne manque pas d’user du même vocabulaire pour décrire les « faux prophètes » de la ridda et les « faux prophètes » berbères.17 Le Maghreb médiéval est ainsi marqué par l’apparition de plusieurs « faux prophètes ». On pourra citer notamment Mūsā b. Ṣāliḥ (personnage 15  Dans la mesure où elle n’est pas décrite comme une magicienne ou comme une femme dotée de connaissances magiques, nous ne développerons pas davantage sur cette figure qui a beaucoup suscité l’intérêt des chroniqueurs, comme des historiens et des orientalistes depuis le xixe siècle. Nous renvoyons pour cela à l’article de l’Encyclopédie de l’Islam  : M. Talbi, «  al-Kāhina  », EI2, que nous complétons avec T. Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens », 6-7 ; A. Hannoum, « Historiographie et légende au Maghreb : la Kâhina ou la production d’une mémoire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 54/3, 1999, 667-686. 16  Cf. W. Montgomery Watt, « Musaylima », EI2. On trouve des références détaillées sur ses tours de magie chez al-Ğāḥiẓ (m.  255/868-869). Cf. al-Ğāḥiẓ, al-Ḥayawān, éd. ʿA.  S.  M.  Hārūn, Le Caire, Muṣṭafā al-Bābī al-Ḥalabī, 1965-1969, 369. Al-Qazwīnī (m. 682/1283) associe en revanche son succès à la bêtise des Banū Ḥanīfa : « Les Banū Ḥanīfa avaient pris avant l’islam une idole de miel et de graisse pour l’adorer. Une famine les frappa quelques années et ils la mangèrent. Les hommes se moquèrent de leur intelligence » (wa-Banū Ḥanīfa taḫaḏū fī l-ğāhiliyya ṣanam min al-ʿasal wa-l-saman yaʿbudūna-hu, fa-aṣābat-hum fī baʿḍ al-sanīn mağāʿa fa-akalū-hu, fa-ḍaḥika ʿalā ʿuqūli-him al-nās). Cf. al-Qazwīnī, Āṯār al-bilād wa-aḫbār al-ʿibād, éd. F. Wüstenfeld, Göttingen, Dieterich, 1848, 135. Ce thème de l’intelligence défaillante des tribus vers lesquelles se tournent les « faux prophètes » se retrouve dans les récits des « faux prophètes » plus tardifs du Maghreb. 17  Nous pensons voir une analogie jusque dans les noms de ces « faux prophètes » et chefs rebelles. Ainsi, un des groupes de Berbères Miknāsa ayant embrassé la doctrine ḫāriğite ṣufriyya aurait eu pour chef un ʿĪsā b. Mazyad al-Aswad. A. Bel y voit une allusion à sa possible couleur de peau. Nous pouvons signaler que le surnom d’un des premiers révoltés de la ridda, qui proclamait être devin, était aussi al-Aswad. Ce dernier était surnommé Ḏū l-ḫimār (« l’homme au voile ») ou Ḏū l-ḥimār (« l’homme à l’âne »). Ce dernier surnom ne manque pas de rappeler le révolté ḫāriğite Abū Yazīd al-Nukkārī surnommé ṣāḥib al-ḥimār. Ces quelques exemples mettent en exergue l’importance du modèle historiographique de la ridda dans l’écriture de l’histoire des révoltes qui eurent lieu dans le Maghreb. Voir A. Bel, La religion musulmane en Berbérie, Paris, Paul Geuthner, 1938, 167 ; W. Montgomery Watt, « al-Aswad », EI2 ; M. Chapoutot-Remadi, « Abū Yazīd al-Nukkārī », EI3.

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«  des temps anciens  »), le Ṣāliḥ des Barġawāṭa (m.  probablement v.  178/794-795), Ḥā-Mīm, surnommé al-Muftarī (litt. «  le faussaire  », m. 315/927-928) et Abū l-Ṭawāğīn Muḥammad b. Muḥammad al-Kitamī (révolté en 625/1228). Nous pouvons y ajouter Ibn (ou Abū) Kusiyya (époque inconnue, antérieur au ve/xie siècle) et Abū Ġirāra dans la mesure où ils jouent dans les sources le rôle de personnages craintivement respectés pour leurs pouvoirs. Trois sources principales nous renseigneront ici sur ces personnages : le Kitāb al-Istibṣār (« Le livre de l’observation ») d’un auteur inconnu (selon toute vraissemblance un Marocain de la seconde moitié du vie/xiie siècle), écrit vers 587/1191, le Kitāb al-Masālik wa-l-mamālik (« Le livre des routes et des royaumes  ») d’Abū ʿUbayd al-Bakrī (seconde moitié du ve/xie siècle) et le Kitāb al-ʿIbar (« Le livre des exemples ») d’Ibn Ḫaldūn. Mūsā b. Ṣāliḥ est présenté comme un «  devin des Zanāta  » (kāhin Zanāta).18 L’époque n’est pas précisée, il s’agit des « temps anciens » (fī l-qadīm).19 Son statut pose problème : « les uns le regardent comme un saint ou un prophète, les autres le considèrent comme un devin ».20 Sa description s’inscrit donc dans le cadre-type des histoires de prophètes en raison de cette accusation de magie de la part de ses détracteurs. Nous pouvons voir dans cette anecdote une volonté d’inscrire les Berbères dans l’histoire de la prophétie. En effet, dans les premiers siècles de l’islam il était courant de penser que tous les peuples avaient eu ou auraient un prophète.21 Cependant, puisque Mūsā b. Ṣāliḥ est désigné par le terme de devin, il est difficile d’envisager qu’Ibn Ḫaldūn le considère comme un Ibn Ḫaldūn, Kitāb Taʾrīḫ al-duwal al-islāmiyya bi-l-Maġrib, éd. W. Mc Guckin de Slane, Alger, Imprimerie du Gouvernement, 1851, II, 71 ; trad. W. Mc Guckin de Slane, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale par Ibn Khaldoun, Alger, Imprimerie du Gouvernement, 1847-1856, III, 285. Sur ce devin, voir T. Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens », 4-6. 19  Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, II, 71 ; id., Histoire des Berbères, III, 285. 20  De Slane a ici traduit kāhin par magicien. Nous avons préféré rétablir « devin » afin de lever toute ambiguïté. Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, II, 71 ; id., Histoire des Berbères, III, 285 : fa-min-hum man yazʿamu anna-hu walī aw nabī, wa-āḫarūn yaqūlūna kāhin. 21  Y compris dans le futur, malgré le verset XXXIII, 40 affirmant « Mahomet n’est le père de nul de vos mâles, mais il est l’Apôtre d’Allah et le Sceau des Prophètes. Allah, de toute chose, est omniscient », et les nombreux autres versets et hadiths qui vont en ce sens. Les prétentions d’individus au statut de prophète ou l’annonce de prophètes à venir sont bien sûr farouchement condamnées par les tenants de l’orthodoxie (ʿulamāʾ et fuqahāʾ) et les pouvoirs en place. L’idée de prophètes à venir aurait été défendue par Yazīd b. Abī Anīsa (qui initia la branche ḫariğite yazīdiyya) qui avait annoncé l’avènement d’un 18 

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ancien prophète dont le souvenir se serait perdu. Il faudrait plutôt l’inscrire dans la lignée des grandes figures légendaires de devins et devineresses, magiciens et magiciennes dont l’influence a pu rivaliser avec celle des révélations. Après la conquête, le premier groupe d’importance mettant en scène un « faux prophète » est celui des Barġawāṭa. Il nous est connu par plusieurs sources, mais nous nous pencherons avant tout sur la présentation des débuts de ce mouvement qu’ont fait les auteurs arabes, et nous examinerons plus particulièrement les figures de Ṣāliḥ et de Yūnus. Nos principales sources sur ce mouvement sont le Kitāb al-Masālik wa-lmamālik d’al-Bakrī et le Kitāb Ṣūrat al-arḍ d’Ibn Ḥawqal (ive/xe siècle) pour les débuts,22 ainsi qu’al-Bayḏaq (que cite Ibn Ḫaldūn), al-Bayān al-muġrib fī aḫbār al-Andalus wa-l-Maġrib d’Ibn ʿIḏārī (fl. déb. viiie/xive siècle), al-Anīs al-muṭrib bi-rawḍ al-qirṭās d’Ibn Abī Zarʿ al-Fāsī (m. entre 710 et 720/1310-20) et le Kitāb al-ʿIbar d’Ibn Ḫaldūn pour la suite des événements.23 Ce mouvement est initié par Ṣāliḥ, le fils d’un chef berbère nommé Ṭarīf,24 connu pour avoir participé aux expéditions de Maysara l-Ḥaqīr (litt. « le méprisable »), révolté en 122/739-40. Il semble que les figures de Ṣāliḥ et de son petit-fils Yūnus (m. 271/884) sont quelques peu confondues dans la description qu’en font ces différentes sources : pour prophète avec un nouveau Coran auprès des Persans et qui instaurerait une nouvelle religion correspondant aux Sabéens coraniques. Voir G. Levi Della Vida, « Khāriğites », EI2. 22  Al-Bakrī donne le nom de ses deux informateurs : Zammūr et Abū l-ʿAbbās Faḍl b. Mufaḍḍal b.  ʿAmr, alors qu’Ibn Ḥawqal n’en mentionne pas. On peut supposer ainsi qu’al-Bakrī est mieux renseigné, puisqu’il embrasse l’ensemble de la dynastie jusqu’au milieu du ive/xe siècle, alors qu’Ibn Ḥawqal est beaucoup plus confus et se limite à la figure de Ṣāliḥ, qui semble concentrer des éléments associés à plusieurs membres de la dynastie chez al-Bakrī. 23  Cf. pour plus de renseignements sur l’histoire du mouvement l’article de l’Encyclopédie de l’Islam : R. Le Tourneau, « Barghawāṭa », EI2. Voir également Y. Benhima, Safi et son territoire. Une ville dans son espace au Maroc (11e-16e siècle), Paris, L’Harmattan, 2008, 61-68 ; M. García-Arenal, Messianism and Puritanical Reform, Leyde-Boston, Brill, 2006, 54-56 ; H. Ferhat et H. Triki, « Faux prophètes et mahdis dans le Maroc médiéval », Hespéris Tamuda, 26-27, 1988-1989, 7-9 ; M. Talbi, « Hérésies, acculturation et nationalisme des Berbères barghawata », Actes du 1er congrès d’études des cultures méditerranéennes d’influence arabo-berbère, Alger, SNED, 1973, 217-233 ; T. Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens », 7-8. Sur les doctrines de ce mouvement, voir A. Bel, La religion musulmane, 170-175. 24  Ibn Ḥawqal nomme son père ʿAbd Allāh et non Ṭarīf, mais ne révèle que très peu d’informations sur les successeurs de Ṣāliḥ, alors qu’al-Bakrī est beaucoup plus prolixe à ce sujet.

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al-Bakrī, Ṣāliḥ se distingue « par son savoir et par ses vertus »25 et il « se présenta aux Berbers (sic) en qualité de prophète, et leur enseigna les doctrines religieuses qu’ils professent […] ».26 Cependant, Ṣāliḥ leur interdit de prêcher ses doctrines publiquement. A l’inverse, Ibn Ḥawqal le présente comme un astrologue, science qu’il apprit en Irak et qui lui permettait de faire des prédictions.27 Ibn Ḥawqal associe Yūnus, un des petits-fils de Ṣāliḥ, à la prédication «  publique  » des doctrines de son grand-père.28 Al-Bakrī lui attribue également un voyage en Orient, à l’instar du Ṣāliḥ d’Ibn Ḥawqal, et des «  connaissances en astrologie, en divination et dans l’art d’évoquer les génies ».29 Quoi qu’il en soit, plus 25  Al-Bakrī, Kitāb al-masālik wa-l-mamālik, éd. A. Ferré, A. van Leeuwen, Tunis, al-Dār al-‘arabiyya li-l-kitāb, 1992, II, 819, § 1369 ; trad. W. Mc Guckin de Slane, Description de l’Afrique septentrionale par El-Bekri, Alger-Paris, P. Geuthner, 1913, 260 : wa-kāna min ahli l-ʿilm wa-l-ḫayr. 26  Al-Bakrī, Kitāb al-masālik, II, 819, §1369 ; id., Description de l’Afrique, 260 : fa-tanabbaʾa fī-him wa-šaraʿa la-hum al-diyānata llatī hum ʿalay-hā ilā l-yawm. 27 « Un certain Salih ibn Abd-Allah avait pénétré en Iraq, y avait fait des études d’astrologie et avait acquis un degré de connaissances considérable. Il se voua au calcul de la position des astres et à l’établissement des calendriers et des horoscopes, et il frappa juste dans la plupart de ses pronostics. Il possédait une belle calligraphie et sa compétence s’étendait à plusieurs branches de la science. » (wa-ḏālika anna rağulan kāna yuʿrafu bi-Ṣāliḥ b. ʿAbd Allāh daḫala l-ʿIrāq wa-darasa šayʾan mina l-nuğūm wa-ṣalaḥat manzilatu-hu fī ʿilmi-hi ilā an qawwama l-kawākib wa-ʿamala l-taqāwīm wa-l-mawālīd wa-aṣāba fī akṯar aḥkāmi-hi wa-kāna la-hu ḫaṭṭ ḥasan wa-fahm bi-aṭrāf mina l-ʿilm). Ibn  Ḥawqal, Kitāb ṣūrat al-arḍ, Beyrouth, Dār Maktabat al-Ḥayāt, 1992, 82  ; trad. J. H. Kramers, G. Wiet, La Configuration de la Terre, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, I, 78. 28  Al-Bakrī, Kitāb al-masālik, II, 820, §  1371  ; Description de l’Afrique, 263 : fa-aẓhara diyānata-hum wa-daʿā ilay-hā […]. 29  Al-Bakrī, Kitāb al-masālik, II, 822, §  1374  ; id., Description de l’Afrique, 264 : wa-ṭalaba ʿilm al-nuğūm wa-l-kihāna wa-l-ğānn. Al-Bakrī mentionne ces faits sous l’autorité d’Abū l-ʿAbbās Faḍl b. Mufaḍḍal b. ʿAmr. Il signale également que «  Younos avait goûté au breuvage qui fortifie la mémoire, ce qui lui procura la faculté de retenir tout ce qu’il entendait. » (wa-kāna Yūnus šariba dawāʾa l-ḥifẓ fa-laqina kulla mā samiʿa wa-ḥafiẓahu). Cette information est reprise par Ibn ʿIḏārī avant d’ajouter que Yūnus était parti en quête de la connaissance de l’astrologie et de la divination (wa-ṭalaba ʿilm al-nuğūm wa-lkihāna). Cf. Ibn ʿIḏārī, al-Bayān al-muġrib fī aḫbār al-Andalus wa-l-Maġrib, éd. É. Lévi-Provençal, G. S. Colin, Beyrouth, Dār al-ṯaqāfa, 1983, I, 225. De plus, sur l’origine de ses connaissances, al-Bakrī précise  : wa-naẓara fī l-kalām wa-ğidāl wa-aḫaḏa ḏālika min ġīlān/Ġaylān. L’autorité de laquelle il aurait appris ces connaissances a été interprétée diversement : on y a vu Ġaylān b. Muslim, un des premiers théologiens qadirites (partisans du libre arbitre), mort et exécuté sous le califat de Hišām (105/724-125/743). Or, Yūnus serait mort plus d’un siècle après la fin du califat de Hišām. Si la bonne lecture est effecti-

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de trois siècles plus tard, Ibn Abī Zarʿ al-Fāsī et Ibn Ḫaldūn mêlent dans le personnage de Ṣāliḥ des éléments présents chez Ibn Ḥawqal et chez al-Bakrī. Ainsi, leur Ṣāliḥ est bien fils de Ṭarīf, et, « ayant fait le voyage de l’Orient » (fa-raḥala ilā l-mašriq), il s’est « adonné à la magie et en embrasse de nombreuses branches » (wa-štaġala bi-l-siḥr fa-ğamaʿa minhu funūnan kaṯīran).30 Ces auteurs font plus volontiers le lien entre magie et prophétie, ce qui concorde avec le propos de d’Ibn Ḫaldūn dans la Muqaddima : la magie et la prophétie se confondent facilement pour le vulgaire.31 Ṣāliḥ b. Ṭarīf est également réputé d’origine juive (yahūdī l-aṣl),32 or les juifs étaient perçus comme d’excellents magiciens dans l’imaginaire de l’époque.33 De même, l’ « invocation des génies » mentionnée par al-Bakrī fait écho à cette accusation de «  possession  » à l’encontre des prophètes, traités de mağnūn (litt. « possédé [par un ğinn] ») par les peuples auprès desquels ils prêchent. Ici, ce n’est pas une possesvement Ġaylān pour Ġaylān b. Muslim, il ne peut donc s’agir que de personnages qui se réclament de son enseignement. L’autre lecture, ġīlān, ferait que les connaissances magiques de Yūnus lui viendraient des goules (singulier  : ġūl), catégorie particulière de ğinn. Cela renforcerait donc son lien avec l’Invisible en en faisant le disciple des ğinn-s, ce qui ne serait pas contradictoire avec l’image généralement donnée des rois et chefs magiciens. 30  Ibn Abī Zarʿ al-Fāsī, al-Anīs al-muṭrib bi-rawḍ al-qirṭās, éd. C. J. Tornberg, Upsala, 1843, I, 83 ; Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, I, 279 ; id., Histoire des Berbères, II, 132-133. Ibn Ḫaldūn donne simplement pour la dernière citation wa-ğamaʿa funūnan. Ibn Ḫaldūn s’appuie de toute évidence sur Ibn Abī Zarʿ al-Fāsī pour son propos. 31  Il précise ainsi : « il trouva quelques tribus berbères plongées dans l’ignorance » (fa-wağada fī-hā qabāʾil ğuhhālan min al-barbar : Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, I, 279 ; id., Histoire des Berbères, II, 133). De même, en indiquant qu’il « parvint à les fasciner par son éloquence » (wa-saḥara-hum bi-lisāni-hi  : Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, I, 279 ; id., Histoire des Berbères, II, 133), il fait le lien avec ces hadiths sur le pouvoir « magique » de l’éloquence : « il y a de la magie dans l’éloquence » (inna min al-bayān la-siḥran). Ce hadith est rapporté par al-Buḫārī (Kitāb al-Nikāḥ, 47 ; Kitāb al-Ṭibb, 51), Muslim (Kitāb al-Ğumʿa, 47), Abū Dāwūd (Kitāb al-Adab, 87), al-Tirmiḏī (Kitāb al-Barr, 81), al-Dārimī (Kitāb al-Ṣalāt, 199), Mālik b. Anas (Kitāb al-Kalām, 7) et Aḥmad b. Ḥanbal (Musnad, I, 269, 303, 309, 313, 327, 332, 397 ; II, 16, 59, 62, 94 ; III, 470 ; IV, 263). 32  Ibn Abī Zarʿ al-Fāsī, al-Anīs al-muṭrib, 83. Ibn ʿIḏārī précise simplement que Ṭarīf faisait partie des descendants de Siméon, fils d’Isaac. Cf. Ibn ʿIḏārī, al-Bayān, I, 56. 33  Par exemple, au viie/xiiie siècle, al-Ğawbarī (fl. 629/1232-646/1248-9) donne parmi les sources essentielles dans l’apprentissage de la magie de nombreux ouvrages attribués à des prophètes bibliques, qui trouvent écho pour certains avec des traités de magie juive comme le Sefer Raziel, révélation de l’ange Raziel à Adam, ou L’épée de Moïse. Voir Al-Ğawbarī, Al-Ǧawbarī und sein Kašf al-asrār - ein Sittenbild des Gauners im arabisch-islamischen Mittelalter (7./13. Jahrhundert), éd. M. Höglmeier, Berlin, Klaus Schwarz, 2006, 82-85.

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sion ou une inspiration subie,34 mais voulue et provoquée par cette évocation. Il n’est donc pas présenté comme un « faux prophète » trompé par un mauvais ğinn ou un démon, mais comme un « faux prophète » conscient de la supercherie. Mohammed Talbi concluait des diverses sources que la doctrine «  hérétique  » apparut avec Yūnus. Il n’en demeure pas moins que les sources arabo-islamiques ne sont pas unanimes sur les données proprement historiques et chronologiques du mouvement, mais concordent sur l’attribution de savoirs magiques à l’origine de cette nouvelle secte. Un autre « faux prophète » apparut plus tard auprès des tribus berbères Ġumāra, il s’agit de Ḥā-Mīm al-Muftarī (litt. « le faussaire »), mort en 315/927-928.35 Son histoire nous est rapportée par al-Bakrī et Ibn Ḫaldūn.36 Le nom Ḥā-Mīm est un des « sigles coraniques » ouvrant certaines sourates du Coran (fawātiḥ al-suwar)37 et qui est d’un usage fort répandu en magie : son nom réflète donc le caractère magique de son pouvoir. Ḥā-Mīm n’est pas qualifié de magicien, en revanche, il est entouré de deux devineresses et magiciennes d’après al-Bakrī :38 Tanguît,39 la tante de Ha-mîm et la soeur d’Abou Khalef Menn Allah, était devineresse et magicienne. Dadğou,40 la soeur de Ha-mîm, était magi34 Le ğinn est supposé inspirer les vers du poète ou les prédictions du devin dans certaines traditions. Aussi, le ğinn est l’auteur d’un beau discours, qu’il soit vrai ou faux ou qu’il mêle les deux. Dans tous les cas, c’est un discours apte à séduire, et pouvant être confondu avec le discours d’un prophète. 35  Voir R.  Le Tourneau, «  Ḥā-mīm b. Mann Allāh b.  Ḥāfiẓ b. ʿAmr, surnommé al-Muftarī  », EI2 ; M. García-Arenal, Messianism, 57-58 ; H. Ferhat et A. Triki, « Faux prophètes et mahdis », 7, 9-10 ; T. Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens », 10-11 ; A. Bel, La religion musulmane, 175-182. 36  Nous pouvons y ajouter Ibn Abī Zarʿ et Ibn ʿIḏārī. Ceux-ci sont cependant beaucoup plus brefs et nous nous appuierons donc essentiellement sur al-Bakrī et Ibn Ḫaldūn. 37  Pour les lettres ḥāʾ et mīm, il s’agit du premier verset des sourates XL à XLVI. Ces sourates sont par ailleurs surnommées al-ḥawāmīm en référence à ces lettres. Alors que les prénoms Ṭaha et Yāsīn sont issus de lettres de ce type, le nom Ḥāmīm nous semble être un hapax. 38  Al-Bakrī, Description de l’Afrique, 198 ; id., Kitāb al-Masālik, II, 776, § 1301 : wa-āmanat bi-Tānfīt, wa-hiya ʿammat Ḥāmīm uḫt Abī Ḫalaf manna Llāh wa-kānat kāhina sāḥira, wa-kānat li-Ḥāmīm ayḍan uḫt tusammā Dağğū wa-kānat sāḥira kāhina min ağmal al-nās wakānū yastaġīṯūna ilay-hā fī kull ḥarb wa-ḍayq wa-yaʿzamūna anna-hum yağidūna nafʿa-hā. 39  Tānfīt chez al-Bakrī selon l’édition d’A. Ferré et de A. Van Leeuwen, les variantes Tābʿīt, Tāyfīt ou Tānʿnt sont attestées chez Ibn Ḫaldūn selon l’édition de De Slane. Quant à Ibn Abī Zarʿ al-Fāsī, il donne la leçon Tāliya. Cf. Ibn Abī Zarʿ, al-Anīs al-muṭrib, 92. 40  Dağğū selon al-Bakrī, Dabū selon Ibn Ḫaldūn (que W. Mc Guckin De Slane rend par « Bedou » dans sa traduction en indiquant qu’il existe la variante « Dedğou »).

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cienne, devineresse, et une des plus belles femmes de l’univers. En temps de guerre et dans toutes les conjonctures fâcheuses, ils avaient recours à elle et ils prétendaient avoir reconnu que son appui leur était très utile.

Ici, la figure de la sorcière est donc — comme dans le Coran — associée à la fausse prophétie. Elle est une figure féminine, à la fois séductrice et séditieuse. Elles semblent jouer un rôle très important dans le développement du mouvement. Ainsi, les deux auteurs mentionnent que la sœur était consultée en temps de guerre ou lors de périodes difficiles.41 C’est donc elle qui a la réalité du pouvoir, comme en témoigne le vers satirique de ʿAbd Allāh b.  Muḥammad al-Makfūf 42 cité par al-Bakrī  : « Ces gens recueillent les paroles d’une vieille femme, pleine de fourberie et d’astuce, qui, par ses sortilèges, l’emporte sur les autres magiciens ».43 On peut observer dans ces éléments deux rôles qu’avait le Prophète en son temps  : d’une part l’arbitrage en cas de conflit (qui correspond à une des prérogatives essentielles du Prophète à Médine), d’autre part la lutte contre les épidémies du bétail, contre la sécheresse, etc. À ce dernier aspect nous pouvons associer les rites accomplis par le Prophète afin de faire tomber la pluie (istisqāʾ), devenus une prière codifiée et règlementée (ṣalāt al-istisqāʾ) par les écoles juridiques.44 Le rite malékite a notamment développé cette forme de prière dont on trouve des descriptifs dans le Muwaṭṭaʾ de Mālik b. Anas.45 L’istisqāʾ a également donné lieu à des pratiques magiques échappant à la réglementation du fiqh.46 Notons que si al-Bakrī évoque avant tout Ḥā-Mīm, sa prédication 41  Wa-kānū yastaġīṯūna ilay-hā fī kull ḥarb wa-ḍayq. Al-Bakrī, Kitāb al-masālik, II, 776, § 1301 ; id., Description de l’Afrique, 197  ; Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, I, 286-287  ; id., Histoire des Berbères, II, 143-144 (W. Mc. Guckin De Slane traduit ḍīq par sécheresse, ce qui peut être un des éléments couvert par ḍayq). 42  « Al-Makğouf » dans la traduction de De Slane. 43  Al-Bakrī, Kitāb al-masālik, II, 777, § 1302 ; id., Description de l’Afrique, 199  : rawaw ʿan ʿağūzin ḏāti ifkin fahīmatin / tufāwiqu fī asḥāri-hā kulla sāḥirī. Ibn ʿIḏārī, moins loquace sur l’histoire du mouvement, mentionne également ces vers avec la variante tağāwaza au début du second hémistiche. Cf. Ibn ʿIḏārī, al-Bayān, I, 192. Quant à Ibn Abī Zarʿ al-Fāsī, il précise qu’elle était « une femme devineresse et magicienne » (imraʾa kāhina sāḥira). Cf. Ibn Abī Zarʿ, al-Anīs al-muṭrib, 92. 44  Cf. G. Monnot, « Ṣalāt », EI2. 45  Voir Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭaʾ, éd. B. ʿAwwād Maʿrūf, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-Islāmī, 1997, I, 264-268. 46  Ainsi, de nombreux talismans et amulettes ayant pour but de faire tomber la pluie ont circulé. Cf. L.  Kalus, «  Rock-Crystal Talismans against Drought  », dans N. Brosh (éd.), Jewellery and Goldsmithing in the Islamic World, International symposium. The

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(notamment ses fantaisies vis-à-vis des traditions établies par le Prophète), sa révolte et brièvement sa descendance, Ibn Ḫaldūn y ajoute en revanche un passage affirmant :47 Jusqu’à ce jour, les Ghomara se sont appliqués à la magie, et j’ai appris de quelques cheiḫs du Maghreb que ce sont surtout les jeunes femmes qui cultivent cet art. « Elles ont le pouvoir, m’ont-ils dit, de s’attirer l’esprit de tel astre qu’il leur plaît, et, l’ayant dompté, elles s’incorporent avec lui ; par ce moyen, elles agissent sur les êtres à leur fantaisie.

Ainsi, les intentions d’Ibn Ḫaldūn sont plutôt de montrer les vertus des Berbères et de faire de la magie pratiquée par la tante et la sœur de Ḥā-Mīm une manifestation des qualités propres à la tribu des Ġumāra. Il affirme en outre qu’un autre «  faux prophète  », ʿĀṣim b.  Ğamīl al-Yazdağūmī, apparut dans la même tribu à une époque plus tardive.48 Ce dernier personnage vise donc bien à compléter le portrait d’une tribu berbère réputée plus disposée à la magie. Enfin, Ibn Ḫaldūn évoque un autre « faux prophète » magicien, plus tardif, en la personne d’Abū l-Ṭawāğīn Muḥammad b. Muḥammad al-Kitamī (révolté en 625/1228).49 Il « se donna pour prophète, publia une nouvelle loi religieuse, et séduisit une foule de gens par ses prestiges et tours d’adresse ».50 Cependant, il est également le fils d’un homme qui Israel Museum, Jerusalem, 1987, Jérusalem, The Museum, 1991, 101-104. On ajoutera en outre que le milieu berbère semble avoir pratiqué des rites pour provoquer la pluie depuis l’Antiquité, et certaines formes non-islamiques de processions ont perduré, comme en témoigne le rite collectif de « la fiancé d’Anzar », trouvant ses origines dans les légendes locales. Cf. H. Genevois, « Un rite d’obtention de la pluie : la fiancée d’Anzar », dans Actes du 2e congrès international d’études des cultures de la Méditerranée occidentale, M. Galley (dir.), Alger, SNED, 1978, II, 393-401. Sur les rituels pour faire tomber la pluie dans l’Antiquité en Afrique du Nord, cf. F. Decret, M. Fantar, L’Afrique du Nord dans l’Antiquité. Des origines au ve siècle, Paris, Payot, 1981, 244. 47  Ibn Ḫaldūn, Histoire des Berbères, II, 144 ; id., Kitāb taʾrīḫ, I, 287 : wa-mā zālū yantaḥilūn al-siḥr li-hāḏā l-ʿahd wa-aḫbaranī l-mašyaḫa min ahl al-maġrib anna akṯar muntaḥilī l-siḥr min-hum al-nisāʾ al-ʿawātiq qāla wa-la-hunna quwwa ʿalā stiğlāb rūḥāniyya mā yušāwinu-hā min al-kawākib fa-iḏā stawalū ʿalay-hi wa-takayyafū bi-tilka l-rūḥāniyya taṣarrafū min-hā fī l-akwān bi-mā šāʾū wa-Llāh aʿlam. 48  Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, I, 287 ; id., Histoire des Berbères, II, 144. 49  Voir H. Ferhat, A. Triki, « Faux prophètes et mahdis », 20 ; T. Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens », 11-12. 50  Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, I, 294 ; id., Histoire des Berbères, II, 156-157 : iddaʿā l-nubuwwa wa-šaraʿa šarāʾiʿ wa-aẓhara anwāʿan min al-šaʿwaḏa.

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« avait mené une vie retirée, s’occupant principalement de magie naturelle, science qu’il enseigna à son fils ».51 Al-Kitāmī aurait prétendu pratiquer l’alchimie.52 Nous avons donc encore une fois la mention d’un autre membre de sa famille versé dans des sciences occultes. Ici, la « magie naturelle » et la « vie retirée » suggèrent que son père est plutôt perçu comme un ascète, voire un mystique. Cette révolte d’al-Kitamī survient après la bataille de Las Navas de Tolosa (ḥiṣn al-ʿiqāb, 609/1212) contre une coalition de principautés chrétiennes, signalant le début d’une période de faiblesse militaire de la dynastie almohade, contexte donc particulièrement favorable au développement de courants séditieux. Celleci n’a cependant pas eu de conséquences durables d’un point de vue politique. En réalité, elle a marqué l’histoire dans la mesure où Abū l-Ṭawāğīn aurait fait assassiner le mystique ʿAbd al-Salām b. Mašīš (m. 625/1227-1228) et l’histoire de notre magicien est demeurée indéfectiblement liée à celle du saint.53 On peut donc mettre en rapport cette anecdote de l’ouvrage d’Ibn Ḫaldūn avec la théorie de ce dernier sur la magie, qu’il oppose systématiquement au miracle dans la Muqaddima : le magicien est l’opposé du saint. Les actes magiques des magiciens sont rarement mentionnés : l’accent est plutôt mis — quand on nous donne des détails — sur les imitations ou modifications apportées au modèle prophétique (contrairement au cas de Musaylima, qui contestait le prophète lui-même, pour lequel nous avons des démonstrations de ses « pouvoirs »). L’absence d’informations peut être également due à la nature de ces ouvrages : al-Bakrī écrit avant tout un ouvrage géographique. Aussi, les soulèvements qui n’ont pas eu d’importante postérité et ne présentent pas d’intérêt majeur pour le voyageur ne sont pas exposés en détail. Ibn Ḥawqal est peu loquace à ce sujet puisqu’il a tendance à évacuer en bonne partie le merveilleux et les faits extraordinaires (bien souvent, les faits confinant au merveilleux qu’il rapporte sont des éléments très couramment relayés dans d’autres écrits du même type, ce qui peut laisser penser qu’il pouvait difficilement faire l’impasse sur ces quelques anecdotes). Ibn Ḫaldūn, quant à lui, se montre 51  Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, I, 294 ; id., Histoire des Berbères, II, 156-157 : [kāna abū-hu min qaṣr Kitāma] munqabaḍan ʿan al-nās wa-kāna yantaḥilu l-sīmiyāʾ wa-laqqana-hu ʿan-hu bna-hu […]. 52  Ibn Ḫaldūn, Kitāb taʾrīḫ, I, 294 ; id., Histoire des Berbères, II, 156-157 : wa daʿā ṣināʿat al-kīmiyāʾ. 53  Sur ce saint, voir R. Le Tourneau, « ʿAbd al-Salām b. Mašīš », EI2.

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souvent sceptique sur la véracité des faits extraordinaires. La partie de la Muqaddima consacrée à la magie la condamne fortement comme ne pouvant être que mauvaise et ne séduire que les foules, les hommes sans éducation.54 C’est d’ailleurs un thème qui revient dans sa description des « faux prophètes » : ils prêchent auprès de tribus « plongées dans l’ignorance ».55 Les histoires de « faux prophètes » ne mettent donc pas tant en avant les facultés magiques des Berbères mais plutôt leur ignorance et les bases bancales de leur pratique de l’islam. 2.3.  Quelques cas de magiciens notables On trouve enfin quelques figures de magiciens qui avaient en commun avec les « faux prophètes » d’exercer une certaine influence sur les populations. Nous pouvons ainsi mentionner Ibn Kusiyya.56 Son histoire nous est racontée par al-Bakrī et par le Kitāb al-Istibṣār, les deux récits étant sensiblement identiques. Nous pouvons donc supposer qu’al-Bakrī est la source directe du Kitāb al-Istibṣār, avec une erreur cependant sur le nom car Ibn Kusiyya y devient Abū Kusiyya. Il est décrit comme un « habile magicien » qui était « écouté avec soumission ».57 Son pouvoir est de provoquer une maladie grave à celui qui s’oppose à lui ou à son bétail en retournant son manteau. Nos auteurs disent également qu’il faisait croire « que des éclairs brillaient sous ses

54  En revanche, la connaissance magique n’est pas perçue comme étant le fait du commun : elle relève d’une science, mais peut être utilisée par des imposteurs, des manipulateurs qui attirent ainsi les foules. Il ne faut donc pas céder à la tentation de voir chez Ibn Ḫaldūn une association entre la science magique et le vulgaire : la science magique est le fait d’un savant, d’une élite, dont est victime le vulgaire. 55  Ce sont les termes utilisés pour Ḥā-Mīm : Ibn Ḫaldūn, Histoire des Berbères, II, 143-144 ; et pour les Barġawāṭa : ibid., III, 285. 56  Voir T. Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens », 23-24 ; A. Bel, La religion musulmane, 176. T. Lewicki indique que Kusayya est la forme diminutive de kiswa (manteau). 57  Al-Bakrī, Kitāb al-masālik, II, 777, §  1302 ; id., Description de l’Afrique, 231232 : [Wa-kāna fī baʿḍ ğibāl Mağkūsa] rağul mina l-saḥarati l-mahira [yuʿrafu bi-Abī Kusiyya] wa-kāna ahl mawḍuʿi-hi yasmaʿūna min-hu wa-lā yaʿṣūna-hu ṭarfat ʿayn. Voir aussi Kitāb al-Istibṣār fī Aʿğāʾib al-Amṣār, éd. A. Saad Zaghloul, Alexandrie, 1958 ; réimpr. F. Sezgin, Francfort-sur-le-Main, Institute for the History of Arabic Science, 1997 (Islamic Geography, 266), 192 ; E. Fagnan, L’Afrique septentrionale au xiie siècle de notre ère description extraite du Kitāb al-Istibṣār, Constantine, A. Braham, 1900 ; réimpr. F. Sezgin, Francfort-sur-le-Main, 1993 (Islamic Geography, 140), 145-146.

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vêtements ».58 La tribu à laquelle il appartient est encore une fois la tribu berbère des Ġumāra. Ici, l’accent est mis sur la crainte qu’inspire son pouvoir, plutôt que sur le respect ou la crédulité de la tribu à son endroit. On peut également noter que l’outil par lequel opère le magicien est un manteau, ce qui ne manque pas de faire penser aux rites de la prière pour faire tomber la pluie (ṣalāt al-istisqāʾ) à la fin de laquelle l’imam retourne son manteau, suivi par toute l’assemblée.59 Il y a peut-être ici un détournement de ce rite initialement prévu pour lutter contre la sécheresse, qui sème alors la désolation. Nous avions vu que par exemple, dans le cas de Ḥā-Mīm, sa sœur est consultée pour lutter contre la sécheresse, et que c’est un élément essentiel de la popularité de la prédication de Ḥā-Mīm. Le crime du « faux prophète » est de détourner les croyants, alors que le crime du magicien est ici d’accomplir le mal avec ses pouvoirs. Enfin, Abū Ġirāra60 Salām est un autre cas de magicien plus tardif. Berbère de la tribu ʿŪsağī, il aurait été à la tête d’une zāwiya à Zarīq, non loin de Gabès, à l’époque où le chef de chancellerie al-Tiğānī (m. 718/1318) était dans la région le vendredi 2 ḏū l-qaʿda 706/5 mai 1307. Ce dernier décrit ainsi Abū Ġirāra :61 Cet homme, voué à la vie ascétique, était parvenu, grâces [sic] à des tours variés de prestidigitation, à exercer une grande influence sur l’esprit des Arabes de la localité, et aucun d’eux n’osait se mettre en état d’opposition avec lui. Son influence s’étendait jusque sur la tribu des Debab, dont il retirait de très-grands [sic] profits. Si l’un d’eux tentait de se soustraire à son autorité (morale), il le menaçait aussitôt, l’effrayait par l’annonce de terribles calamités, et la crainte finissait toujours par s’emparer de l’incrédule et le forçait à l’obéissance.

58  Al-Bakrī, Kitāb al-masālik,, II, 777, §  1302 ; id., Description de l’Afrique, 231232 : [wa-kāna yuḫayyilu ilay-him ka-anna barqa talūḥu min taḥti kisāʾi-hi. 59  Cf. G. Monnot, « Ṣalāt », EI2. 60  Ce nom peut être lu Abū Ġirāra (l’homme au grand sac) ou Abū Ġarāra (le père de la négligence). Il est possible que ce surnom lui ait été imposé par ses adversaires si la seconde lecture est la plus juste. 61  A. Rousseau, « Voyage du cheikh et-Tijani dans la régence de Tunis pendant les années 706, 707, 708 de l’hégire (1306-1309) », Journal Asiatique, 5e série, t. 1, 1853, 103  ; al-Tiğānī, Riḥlat al-Tiğānī, éd. Ḥ.  Ḥ.  ʿAbd al-Wahhāb, Tunis, al-Maṭbaʿa al-Rasmiyya, 1958, 180 : wa-hāḏā l-rağul muntamin ilā l-dīn wa-qad ḥakama ʿalā l-ʿArab bianwāʿ min al-šaʿwaḏa fa-lā yaqduru aḥad ʿalā muḫālafati-hi, wa-huwa yaḫfuru fī qabāʾil Dibāb wa-la-hu fī stiḫrāğ amwāli-him min-hum al-yad al-qawiyya wa-in imtanaʿa aḥad min-hum hawwala ʿalay-hi wa-awʿada-hu bi-maṣāʾib yūqiʿu-hā bi-hi fa-yaḫāfūn min-hu.

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Bien qu’Abū Ġirāra ait été à la tête d’une zāwiya, al-Tiğānī doute clairement de sa probité et de la sincérité de son engagement dans l’ascétisme, mettant l’accent sur la domination qu’il exerce sur les sujets. Al-Tiğānī parle-t-il en tant qu’administrateur fidèle d’Abū Yaḥyā l-Liḥyānī, dénonçant ainsi un rival dans l’exercice de l’autorité morale ? Al-Tiğānī relate en effet une anecdote où des caravaniers dévalisés par les Maḥāmid vinrent se plaindre à Abū Ġirāra. Ce dernier alla donc en personne exiger des pillards qu’ils restituent leur butin. Il menaça de mort un des brigands qui s’y refusa et cette menace suffit pour que les autres restituent l’intégralité des biens. Celui qui avait refusé demanda alors au magicien de mettre à mort le cheval plutôt que lui-même, ce qui fut fait. Cette anecdote présente donc Abū Ġirāra comme un arbitre vers lequel se tourne la population pour rendre justice, ce qui constitue bien un crime de lèse-majesté vis-à-vis du sultan. L’accusation de magie vise donc probablement à discréditer un personnage perçu comme un saint par les populations locales. Le propre de ces figures de « faux prophètes » est d’avoir un pouvoir qui s’éteint avec eux : il a pour but de conduire à la sédition et de mener les Berbères à la révolte contre le pouvoir politique localisé dans les villes. Nous pouvons nous demander pourquoi des récits de révolte de ce type ne semblent pas se retrouver en milieu urbain. L’explication peut être historique : les villes étant des centres de pouvoir, les possibilités de révolte de ce type sont moindres car la présence d’imams, de juristes et autres garants d’un cadre religieux appuyant bien souvent le pouvoir est un obstacle évident à la propagation de tels soulèvements. On peut également y voir une raison historiographique : la relation de ces révoltes s’accompagne souvent de la satire de la tribu qui suit le « faux prophète ». Ce n’est donc pas la sincérité des Berbères qui est remise en cause, mais leur sagacité.62 Cette dichotomie doit être mise en relation avec le paradigme essentiel de l’historiographie islamique médiévale, pleinement exprimé par Ibn Ḫaldūn qu’est l’opposition entre cité et ruralité. Comme le résume Abdesselam Cheddadi, « certaines régions sont plus enracinées dans la ruralité que d’autres, comme le Maghreb, qui se cramponne à son mode de vie rural depuis des millénaires. D’autres ont joui pendant de longues 62  Cette remise en cause de l’intelligence des tribus suivant un « faux prophète » ne se limite pas aux Berbères : nous avons vu par exemple le cas de Musaylima al-Kaḏḏāb et des Banū Ḥanīfa.

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périodes de la continuité de la civilisation urbaine, comme l’Égypte, la Mésopotamie, mais aussi l’Espagne. La cause principale de ces différences, affirme Ibn Ḫaldūn, réside dans le type d’organisation sociale adoptée par les uns et les autres : organisation tribale en clans et en lignages, comme chez les Berbères, les Arabes et d’autres nations, organisation atomisée comme chez les habitants de l’Égypte, de la Syrie ou de l’Irak persan ».63 La magie des « faux prophètes » et des magiciens berbères est profondément associée au nomadisme et à la ruralité. Elle est également une magie du présent. Il existe néanmoins une autre forme de magie qui émaille cette littérature : elle est associée aux villes et aux vestiges des peuples anté-islamiques, principalement incarnée par le talisman et les ruines antiques. 3. LE ṬILASM ET LA CITÉ Définir un talisman n’est pas chose aisée. Nous retiendrons la définition de Claude Lecouteux :64 L’amulette est un corps possédant des vertus naturelles et dont l’emploi est, au Moyen Âge, licite sous certaines conditions. Le talisman est un objet fabriqué que l’on a investi d’un pouvoir magique grâce à un rituel contraignant les influences astrales à s’y condenser. Il faut entendre « fabrication » au sens large […].

Le terme arabe de ṭilasm, à l’origine du français « talisman », a néanmoins un sens plus restreint.65 Ṭilasm est en effet le terme le plus fréquemment employé dans les textes arabes pour désigner des objets magiques utilisés pour la défense d’une ville ou d’un territoire contre des agressions extérieures (ou intérieures) de diverses natures. Il existe d’autres termes pour désigner des objets à caractère magique (ʿazīma, 63 A. Cheddadi, Ibn Khaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard, 2006, 375-376. 64  Cl. Lecouteux, Le livre des talismans et des amulettes, Paris, Imago, 2005, 27. Cette définition est la synthèse d’une grande partie des tentatives de définitions proposées tout au long du xxe siècle. 65  Nous nous limiterons ici à ses occurrences médiévales. À l’époque moderne, le terme commença à devenir moins spécialisé pour finir par embrasser les contours du talisman des langues occidentales, avec néanmoins ponctuellement quelques emplois plus spécifiques.

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ḥiğāb, kitāb, ʿawḏa/taʿwīḏ, etc.),66 correspondant soit à des domaines très restreints, soit à une acception générale. 3.1. Talisman et espace dans l’historiographie arabo-islamique médiévale Il convient de définir plus précisément le champ sémantique de ce terme, qui demeure employé dans des contextes bien spécifiques. Tout d’abord, nous pouvons souligner que le mot vient du grec telesma, et que ses quatre lettres ne dissimulent pas cette origine étrangère, bien qu’une étymologie pseudo-arabe lui soit souvent donnée.67 Le Ġāyat al-ḥakīm d’al-Mağrīṭī, qui se réfère essentiellement à des autorités grecques, utilise très souvent le terme de ṭilasm pour les talismans dont il donne le processus de fabrication. Le grand « maître des talismans » (ṣāḥib al-ṭilasmāt) est Apollonius de Tyane, Balīnās dans les sources arabes, à l’origine de nombreux talismans commandités par le roi sassanide Qubāḏ afin de protéger ses villes de différentes calamités. À l’inverse, le mystique al-Būnī (m. 622/1225), auteur des ouvrages de référence en magie islamique et dont les références sont le Coran et les traditions prophétique et biblique, ne l’utilise pas.68 Aussi le ṭilasm donne-t-il un cachet antique à l’objet magique. Il renvoie à un imaginaire antéislamique, et plus particulièrement hellénistique. Giovanna Calasso s’est ainsi interro-

66 Pour une petite liste (non exhaustive) de ces termes, cf. T. Fahd, « La magie comme “source” de la sagesse, d’après l’œuvre d’al-Būnī », Res Orientales XIV : Charmes et sortilèges. Magie et magicien, Bures-sur-Yvette-Louvain, GECMO-Peeters Press, 2002, 61-108, 74. 67  En effet, beaucoup de traités expliquent que ṭilasm est en réalité musallaṭ écrit à l’envers, désignant ainsi un outil pour soumettre (taslīṭ) des esprits ou des entités spirituelles (particulièrement les « essences spirituelles » – rūḥāniyya – des planètes). Cf. Ğābir b. Ḥayyān, Muḫtār rasāʾil Ğābir b. Ḥayyān, éd. P. Kraus, Le Caire-Paris, El-Khandgi-Maisonneuve, 1936, 78-79  ; al-Mağrīṭī, Picatrix, 7  ; Ibn ʿArabī, al-Tağalliyyāt alilāhiyya, éd. ʿU. Yaḥyā, Téhéran, 1988, 168  ; trad. S.  Ruspoli, Le livre des théophanies d’Ibn Arabî, Paris, Le Cerf, 2000, 109-110. 68  Le terme apparaît toutefois dans le tardif Šams al-maʿārif qu’on lui attribue, ce mot n’en demeure pas moins absent du noyau historique. À propos d’al-Būnī et des œuvres qu’on lui attribue, voir notre thèse de doctorat La magie islamique et le corpus bunianum au Moyen Âge, préparée sous la direction de MM. A. Cheikh-Moussa et L. Kalus, Université de Paris IV-Sorbonne, 2013, 4 vol. Voir aussi N. Gardiner, « Forbidden Knowledge ? Notes on the production, transmission, and reception of the major works of Aḥmad alBūnī », Journal of Arabic and Islamic Studies, 12, 2012, 81-143.

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gée sur la différence entre le talisman protecteur et le saint fondateur d’une ville :69 S’agit-il d’un code où s’exprime l’opposition entre le monde de l’antiquité païenne et le monde du monothéisme islamique ? Ou bien s’agit-il d’une manière réellement différente de concevoir la ville et ses liens avec le monde extérieur ? Il nous faut cependant envisager une autre hypothèse : n’y aurait-il pas là une façon de conceptualiser l’événement innovateur, fondateur, comme quelque chose qui exige intrinsèquement qu’on l’entoure de précautions, au sein d’une culture faisant de la tradition son axe de référence ? Quelque chose dont on ne peut parler qu’en le dissimulant derrière une série de procédés antiphrasiques ?

C’est effectivement la tradition qui est l’axe de référence : le ṭilasm est le plus souvent utilisé pour des villes de fondation très ancienne, antéislamique, et renvoie ainsi la ville à un passé antique. En revanche, il est peu probable que cette distinction fasse écho à une opposition paganisme/ islam dans la mesure où la talismanique relève de la « science naturelle » (ʿilm al-ṭabīʿa) et non de la magie que condamne le Coran (siḥr). L’épistémologie arabe médiévale conçoit en effet la « science des talismans » comme distincte de la « magie », même si elle en est proche et peut se confondre avec elle.70 Par exemple, Balīnās n’est jamais appelé sāḥir (magicien), ni qualifié par un terme qui le ferait tomber sous la condamnation coranique. Si la Ġāyat al-ḥakīm semble entretenir cette ambiguïté sur la talismanique, qui serait pour al-Mağrīṭī une branche de la magie, cette opinion demeure très marginale, et même des penseurs influencés par cet ouvrage ne reprennent pas cette vue.71 En réalité, le talisman a surtout une fonction narrative afin d’expliquer et de mettre en perspective des traits caractéristiques de la cité ou d’expliquer sa pérennité. 69  G. Calasso,

« Les remparts et la loi », 93. Nous pouvons prendre les exemples d’Avicenne, d’al-Ghazālī, de Ṭāšköprüzāde ou de Ḥāğğī Ḫalīfa sur cette séparation entre la talismanique (ʿilm al-ṭilasmāt) et la magie (ʿilm al-siḥr), indépendamment de la question de leur licéité. 71  C’est notamment le cas d’Avicenne (370/980-428/1037) qui n’évoque pas la magie dans les « sciences de la nature » mais y distingue une « science des talismans » et une « science des nīranğ », terme persan aux contours mal définis et désignant le plus souvent des talismans tirant leur pouvoir de substances naturelles et de paroles magiques. Cf. J. Michot, « Les sciences physiques et métaphysiques selon la Risālah fī aqsām alʿulūm d’Avicenne. Essai de traduction critique », Bulletin de philosophie médiévale, 22, 1980, 64-71. 70 

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Quel rapport entretient donc le talisman avec la cité ? Pour évoquer les talismans construits pour la protection des villes, al-Qazwīnī (m. 682/1283) écrit dans son Āṯār al-bilād wa-aḫbār al-ʿibād (« Les vestiges des pays et les anecdotes sur leurs habitants ») :72 On attribue à chaque ville pour les différences de sa terre et de son climat une propriété merveilleuse (ḫāṣṣīya ʿağība). Les Sages (ḥukamāʾ) y ont inventé des talismans (ṭilasmāt) étranges. Des joyaux, des plantes et des animaux que l’on ne retrouve pas dans d’autres [villes] s’y sont développés. Ses habitants y ont érigé des bâtisses merveilleuses. Des hommes y ont grandi et les meilleurs de leurs exemples sont dans les sciences, l’éthique, l’industrie. Mentionnons donc ces particularités qui nous sont parvenues contrée par contrée, si Dieu — qu’Il soit exalté ! — le veut.

Les occurrences du terme ṭilasm dans l’ouvrage demeurent limitées à certaines régions. Al-Qazwīnī en rapporte pour les localités d’Akhmîm (Égypte, sur la rive orientale du Nil),73 Alexandrie (Égypte),74 El-Balyana (Égypte actuelle, ville du Ṣaʿīd sur la rive du Nil),75 Gizeh (Égypte),76  Fusṭāṭ (un des quartiers du Caire actuel),77 Le Caire (Miṣr, deux mentions de talismans),78  Mūrğān (climat égyptien),79  Šīz (actuellement Takab, en Iran, dans l’ancienne province d’Āḏarbayğān),80  Ṭīb (entre la ville de Wāsiṭ et le Ḫūzistān),81 Farāhān (Hamaḏān),82 Qom (Iran actuel, 72  Al-Qazwīnī, Āṯār al-bilād, 5 : ṯumma ḫtaṣṣat kull madīna li-ḫtilāf turbati-hā wahawāʾi-hā bi-ḫāṣṣiyya ʿağība wa-awğada l-ḥukamāʾ fī-hā ṭilasmāt ġarība wa-našaʾa bi-hā ṣanf min al-maʿādin wa-l-nabāt wa-l-ḥayawān lam yūğad fī ġayri-hā wa-aḥdaṯa bi-hā ahlu-hā ʿimārāt ʿağība wa-našaʾa bi-hā anās fāqū amṯālu-hum fī l-ʿulūm wa-l-aḫlāq wal-ṣināʿāt fa-l-naḏkur mā waṣala ilay-nā min ḫāṣṣiyyat buqʿa buqʿa in šāʾa Llāh taʿālā. 73  Du moins y est mentionné un Barbā (c’est-à-dire un temple de l’Antiquité païenne) où on fabriquait des talismans. Ibid., 93-94. 74  Il s’agit d’un talisman placé sur une colonne par Alexandre contre les ğinn-s. Id., 96-99. 75 Il s’agit d’un talisman qui empêche les crocodiles de passer, excepté s’ils se mettent sur le dos. Ibid., 104. 76  Il s’agit d’un talisman contre le sable. Ibid., 122. 77  Il s’agit d’un talisman contre les crocodiles. Ibid., 157-158. 78  Ibid., 174-180. 79  Il s’agit d’un talisman sur la grotte d’une montagne qui permet à qui y entre de s’y abreuver à satiété. Ibid., 183. 80  Ibid., 267-268. 81  Il s’agit d’un talisman contre les scorpions et les serpents (ḥayyāt). Ibid., 279. 82  Il s’agit d’un talisman fabriqué par Balīnās (contre la sabaḫa). Ibid., 288-289. Le terme de sabaḫa n’est pas sans poser de problème. Albert de Biberstein-Kazimirski le

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dans l’ancienne province du Ğibāl),83  Līḫwāst (Nehevand),84  Merv (Ḫurasān),85 Hamadan,86 Derbent (Bāb al-abwāb, sur la rive de la mer caspienne, dans l’actuel Daguestan),87 Cadix,88 Maragha (Iran actuel, dans l’ancienne province de l’Āḏarbayğān),89 Rome (Rūmiyya),90 et Constantinople (Qusṭanṭiniyya).91 Ainsi, la liste dressée met en évidence la prééminence de l’Égypte, de la Mésopotamie et de l’ancien empire perse dans la répartition de ces talismans. L’empire byzantin est également présent. Pour l’Occident musulman, on note une unique occurrence d’un talisman sur la côte d’al-Andalus, contre les Berbères, ce qui est très peu. Certes, les talismans maghrébins ou andalousiens sont évoqués dans d’autres sources, mais il apparait que ceux-ci ne sont pas retenus comme un trait marquant dans les ouvrages tentant d’embrasser l’ensemble du dār al-islām. Cette région n’a pas été la plus exploitée dans la littérature des « merveilles » (ʿağāʾib), très prolixe sur l’Égypte ou l’ancien empire perse. Ainsi, dans le Aḥsan al-taqāsīm fī maʿrifat al-aqālīm, al-Muqaddasī al-Baššārī (fin ive/xe siècle) comprend comme un « terrain salsugineux » (I, 1042). En revanche, Reinhart Dozy indique de nombreuses significations possibles en fonction du contexte : le terme pourrait désigner une « terre nitreuse », un « marécage » ou un « marais », une « plaine sabloneuse, salée et marécageuse », un « lac salé » ou encore une « plaine qui, en hiver, est ordinairement couverte d’eau, mais qui, dans l’été, se dessèche plus ou moins et se couvre d’une croûte de sel » (I, 625). Si l’on revient à Ibn Manẓūr, la sabaḫa est pour lui « une terre qui a du sel et de l’eau » (arḍ ḏāt milḥ wa-nazz), « la terre salée » (al-arḍ al-māliḥa) ou « la terre recouverte d’une couche de sel et qui ne laisse pousser que quelques arbres » (al-arḍ allatī taʿlū-hā l-mulūḥa wa-lā takādu tunbitu illā baʿḍ al-šağar). Ibn Manẓūr, Lisān al-ʿarab, éd. A. A.  al-Kabīr, M. A.  Ḥasab Allāh et H.  M.  al-Šāḏilī, Le Caire, Dār al-Maʿārif, 1981, III. Dans le cas présent, il est difficile de savoir exactement de quoi il pouvait s’agir avant le talisman : l’essentiel pour l’auteur est de souligner qu’il s’agissait d’une terre infertile avant qu’il n’y ait l’objet magique. 83  Il s’agit d’un talisman contre les serpents et les scorpions. Al-Qazwīnī, Āṯār albilād, 297. 84  Il s’agit d’un talisman pour le fourrage (réputé vert toute l’année grâce à celui-ci). Ibid., 302. 85  Il s’agit d’un talisman contre les malheurs. Ibid., 305-308. 86  Il s’agit d’un talisman contre le froid, un autre contre les serpents, un autre contre les malheurs. Id., 323-328. 87  C’est une figure talismanique (ṣūra muṭalsima) contre les Turcs. Ibid., 340-342. 88  C’est un talisman pour empêcher les Berbères d’y entrer et que l’eau du rivage coule. Ibid., 369-370. 89  Il s’agit d’un talisman pour les trésors. Ibid., 377-378. 90  Il s’agit d’un talisman de Balīnās pour la sécurité et la préservation. Id., 397-399. 91  Il s’agit d’un talisman contre les ennemis du pays. Ibid., 406-408.

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mentionne de nombreux talismans dans les « merveillles » d’Égypte : talismans contre les crocodiles, contre le sable, etc, mais pas dans les « merveilles » du Maghreb. De même, le Nuḫba al-dahr fī ʿağāʾib al-barr wa-l-baḥr d’al-Dimašqī (m. 727/1327) ne répertorie aucune grande merveille (ici dans le sens de bâtiment) pour l’Ifrīqiyya et le Maġrib. Les merveilles les plus volontiers mentionnées sont relatives à la faune, la flore et les productions locales. D’une manière plus générale, Anna Caiozzo dressait le même constat sur la pauvreté des sources arabes sur les vestiges anté-islamiques en Ifrīqiyya.92 Les talismans orientaux visent souvent à expliquer la pérennité d’une ville, favorisée par une protection de nature magique, mais aussi ses spécificités. Paul Veyne avait observé qu’ « on comprend, à lire Pausanias, ce que fut la mythologie : la moindre bourgade que décrit notre érudit a sa légende, relative à quelque curiosité naturelle ou culturelle locale ; cette légende a été inventée par un conteur inconnu et, plus récemment, par un de ces innombrables érudits locaux que Pausanias a lus et qu’il appelle exégètes ».93 Un phénomène similaire existe dans les récits des géographes et voyageurs arabo-musulmans : des légendes et des « on dit » servent à expliquer ces caractéristiques propres à chaque cité et le talisman est un des éléments essentiels de ces récits. Il convient néanmoins de distinguer clairement ces talismans des histoires de magiciens et « faux prophètes » berbères. Si ces dernières sont historiques et circonstanciées, les talismans relèvent des « merveilles » (ʿağāʾib) et d’un passé intemporel. Ces « merveilles » présentent un intérêt majeur : « c’est parce qu’elles opèrent en traducteur de la différence que les ʿAjâʾib fonctionnent dans les récits de voyage comme des procédures de la rhétorique du semblable et du dissemblable ».94 Nous pouvons donc observer d’une part des récits qui se conforment au modèle général des relations de ce genre d’objets, mais également des récits qui en diffèrent nettement, voire qui caractérisent davantage la région nord-africaine.

92  A. Caiozzo, « Images des vestiges préislamiques de l’Ifrîqiya chez les géographes arabes d’époque médiévale », Anabases, 9, 2009, 127-145, 128-131. 93  P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983, 28. 94  H. Touati, Islam et voyage au Moyen-Âge, Paris, Seuil, 2000, 268.

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3.2.  Talismans et merveilles du Maghreb Les mentions de choses merveilleuses pour le Maghreb se trouvent souvent stéréotypées.95 Nous en trouvons par exemple chez al-Bakrī, à propos de la wilāya d’Oran :96 Sur le littoral de cette plaine [= plaine où coule le Cîrat] s’élève Arzao « le vieil Arzeu », ville construite par les Romains, et maintenant abandonnée. Elle renferme de vastes débris d’anciens monuments et tant d’autres objets merveilleux, que le voyageur en est frappé d’un profond étonnement.

Cette mention fort concise est un poncif et on trouve de nombreuses occurrences aussi fugitives de « merveilles » sans aucune précision. Cela suppose d’une part que ces merveilles existent au Maghreb pour ces géographes, mais d’autre part qu’elles n’ont pas autant marqué et façonné le paysage que dans d’autres contrées. Nous pouvons remarquer dans ce court extrait que les objets merveilleux sont directement liés à l’ancien empire romain. Anna Caiozzo a mis en évidence l’usage de traités d’histoire romaine par les géographes de langue arabe afin d’étayer le passé antéislamique de la région.97 Aussi, ces « merveilles » font partie d’un patrimoine antéislamique, comme les merveilles d’Orient en général. 95 

La problématique est très différente pour al-Andalus. Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī rapporte de nombreuses merveilles sur al-Andalus, mais demeure malheureusement peu prolixe sur le Maghreb. Dans sa relation de voyage, il va jusqu’en Égypte par bateau en passant par la Sicile et ne s’aventurant pas vers l’intérieur des terres du Maġrib al-Aqṣā. Ses deux œuvres sont Tuḥfat al-albāb wa-nuḫbat al-iʿğāb et al-Muʿrib ʿan baʿḍ ʿağāʾib al-Maġrib. Sur la première, voir G. Ferrand, « Le Tuḥfat al-albāb de Abū Ḥāmid al-Andalusī al-Ġarnāṭī édité d’après les mss. 2167, 2168, 2170 de la Bibliothèque Nationale et le ms. d’Alger », Journal Asiatique, 207, 1925, 1-148, 193-304 ; Tuḥfat al-albāb (El regalo de los espíritus), intr. et trad. A. Ramos, Madrid, 1990 ; Riḥlat al-Ġarnāṭī, intr. et éd. Q. Wahab, Abou Dabi-Beyrouth-Amman, 2003. Sur la seconde, cf. C. E. Dubler, Abū Ḥāmid el Granadino y su relación de viaje por tierras eurasiáticas, Madrid, 1953 ; Al-Muʿrib ʿan baʿḍ ʿaŷāʾib al-Magrib (Elogio de algunas maravillas del Magrib), intr., éd. et trad. I. Bejarano, Madrid, 1991 ; J. Ch. Ducène, De Grenade à Bagdad. La relation de voyage d’Abû Hâmid al-Gharnâtî (1080-1168), Paris, L’Harmattan, 2006. 96  Al-Bakrī, Description de l’Afrique, 143 ; id., Kitāb al-Masālik, II, 738, § 1237 : wa-fī sāḥil hāḏā l-baḥr madīnat Arzāw, wa-hiya madīna rūmiyya ḫāliya fī-hā āṯār ʿaẓīma li-l-awwal bāqiya yaḥāru man daḫala fī-hā li-kuṯrat ʿağāʾibi-hā. 97  Voir A. Caiozzo, « Images des vestiges », 136.

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C’est un topos que l’on retrouve parfois davantage développé. Ainsi, dans le Kitāb al-Istibṣār, nous pouvons lire à propos de Tébessa (en Algérie actuelle) :98 Dans un temple que l’on dirait bâti d’hier, on ne peut distinguer les joints des pierres, et l’on tenterait vainement d’y faire pénétrer une aiguille. A l’intérieur, des voûtes en arceaux et reposant les unes sur les autres, des chambres souterraines, de nombreuses coupoles sont d’un aspect surprenant. Les traces de fumée qui y sont encore visibles font prétendre que ce temple servait à l’évocation des esprits. On y trouve aussi des représentations d’animaux de toutes sortes ainsi que d’autres figures étranges représentant on ne sait quoi. Au milieu de la ville il y a un vaste temple bâti sur d’énormes colonnes de marbre ; sur les parois extérieures sont figurées de la manière la plus surprenante des animaux de toute espèce, et qui constituent, à ce qu’on prétend, autant de talismans. On trouve encore d’autres talismans dans les ruines, où j’ai pénétré et où j’ai reçu d’un habitant l’une de ces figures symboliques, consistant en deux lions de cuivre rouge adossés par la partie postérieure du corps et sculptés de la plus merveilleuse façon. Cet homme me raconta qu’autrefois nul scorpion ne pénétrait à Tébessa et que si l’un de ces animaux y était apporté, il mourrait aussitôt. Cela dura jusqu’au jour où quelqu’un, en creusant dans les fondations d’une maison, y trouva un vase de cuivre renfermant des scorpions du même métal ; il fondit le produit de sa trouvaille pour son usage personnel, et depuis lors les scorpions sont revenus dans la ville et incommodent les habitants.

L’Afrique septentrionale au xiie siècle, 90-91 ; Kitāb al-Istibṣār, 162 : wa-fī-hā haykal yaẓunnu l-rāʾī anna-hu kamā rafaʿa al-yad ʿan-hu mā yakādu yuʿrafu l-farq bayna aḥğāri-hi, wa-law ġarasta al-ibra bayna ḥağarayn min aḥğāri-hi mā wağadta manfaḏan. Wa-fī dāḫili-hi aqibbāʾ maʿqūda baʿḍu-hā fawq baʿḍ, wa-buyūt taḥta l-arḍ wa-āzāğ kaṯīra la-hā manẓar hāʾil. Wa-yuqālu inna ḏālika l-haykal kāna li-stinzāl al-rūḥāniyyāt, li-anna fī-hi aṯar al-duḫān, wa-fī-hi ṣuwar ğamīʿ al-ḥayawānāt waṣuwar šāḏḏa lā yuʿlamu mā hiya. Wa-fī wasaṭ al-madīna haykal ʿaẓīm, mubnā ʿalā sawārī ruḫām ʿiẓām, wa-qad ṣuwwira ḫāriğ ḥīṭān hāḏā l-haykal min ṣuwar ğamīʿ al-ḥayawānāt bi-aġrab mā yakūnu min al-taṣwīr, wa-yuqālu inna-hā kullu-hā ṭalāsim. Wa-tūğadu fī ḫarāʾibi-hā ṭalāsim, wa-laqad daḫaltu-hā fa-aʿṭānī insān min ahli-hā ṭilasman, wa-huwa ʿalā ṣūrat asadayn min nuḥās aḥmar, ʿağz l-wāḥid min-humā ilā ʿağz al-āḫar, qad ṣuwwiratā bi-aʿğab mā yakūnu min al-taṣwīr. Wa-aḫbaranī anna balada-hum Tabissā kāna lā yadḫulu-hā ʿaqrab, wa-law adḫala fī-hā  māta, ḥattā ḥafara insān asās dāri-hi, fa-wağada qidr nuḥās fī-hā ʿaqārib min nuḥās, fa-sabakahā, wa-ṣarafa-hā fī-mā yaḥtāğu, fa-daḫalat ḥīnaʾiḏ al-ʿaqārib al-madīna, wa-aḍarrat bi-l-nās fī-hā. 98 

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Le premier monument mentionné n’a pas manqué de susciter la curiosité des voyageurs à toutes les époques.99 Le second monument est beaucoup mieux connu, il s’agit d’un temple probablement dédié à Minerve.100 L’historiographie réinvestit ainsi les anciens temples de propriétés magiques.101 Cet extrait met en avant la corrélation entre les anciens temples et ces talismans, et indique une certaine « efficacité » reconnue au culte ancien, dans l’évocation des esprits. Par exemple, al-Mağrīṭī, dans le Ġāyat al-ḥakīm, définit la talismanique comme étant « l’évocation (istinzāl)102 des forces des esprits supérieurs ».103 Les traces de fumigations mentionnées témoignent du rituel magique, et ce terme d’évocation (istinzāl) désigne l’acte magique qui fait descendre les esprits ou l’ « essence spirituelle » (rūḥāniyya) des planètes vers un objet. Ainsi, al-Mağrīṭī consacre une section aux fumigations qu’aurait enseignées le Bouddha et servant à « lier » les différentes influences célestes104 (c’est-à-dire les associer à un élément matériel). Les représentations d’animaux renvoient à la magie sympathique. De nombreux talismans représentent des animaux qu’ils sont censés combattre : al-Mağrīṭī rapporte par exemple une méthode de fabrication d’un talisman contre les scorpions dans laquelle il faut façonner une figure de scorpion en or alors que l’ascendant est la Lune, le Soleil dans le signe du Lion (c’est-à-dire grosso modo entre le 22 juillet et le 22 août) à l’heure du Soleil, etc. La fin du rituel indique qu’il faut mettre le talisman « dans la cavité d’une pierre en minerai percée »105 (fī ğawf ḥağar maʿdan maṯqūb) et l’enterrer « dans l’endroit 99  À titre d’exemple, l’archéologue Antoine Héron de Villefosse (1845-1919) renvoyait la batisse à l’imaginaire des contes dans une furtive mention : « On admire en passant cette belle construction où tout est fermé comme dans le château de la Belle au bois dormant et qui, à moins de devenir l’enfer d’un nouveau Tantale, est destinée à ne jamais entendre de voix humaines ». Cf. A. Héron de Villefosse, « Tébessa et ses monuments (Algérie) », Le tour du monde. Nouveau journal des voyages, 1017, 1880, 4. 100  Voir notamment la description de ce temple dans A. Ballu, Monuments antiques de l’Algérie : Tébessa, Lambède, Timgad, Paris, Berthaud frères, 1894, 13-15 et fig. II. 101  A. Caiozzo, « Images des vestiges », 143. 102  Litt. « le fait de demander la descente ». 103  Al-Mağrīṭī, Ġāyat al-ḥakīm, 10. 104  Al-Mağrīṭī, Ġāyat al-ḥakīm, 341. 105  Le terme de maṯqūb qualifie ce qui est troué, perforé. En revanche, dans la même racine, le terme de ṯaqīb signifie « rouge ». Peut-être peut-on voir dans ce dernier terme un moyen de rapprocher le métal rouge du récit du Kitāb al-Istibṣār de la recette d’alMağrīṭī. Le fait qu’il s’agisse d’une pierre percée peut suggérer qu’à l’origine de ce talisman à enterrer se trouve une amulette montée en pendentif.

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le plus élevé de la ville » ([wa-dfan-hu] fī ašraf makān min al-madīna).106 S’il n’y a pas de correspondance dans le détail, il semble évident qu’il existe une parenté entre la recette d’al-Mağrīṭī et le récit rapporté dans le Kitāb al-Istibṣār. Les talismans sont à double tranchant : si leur présence protège la ville, leur destruction engendre des troubles. Aussi, ce type de récit peut avoir une double lecture : le savoir des Anciens, leur art magique, est efficace et protecteur vis-à-vis de la ville, mais cette protection n’est pas pérenne, et la destruction d’un artefact rétablit immédiatement le malheur qu’il combattait (la protection durable et sans talisman est bien sûr attribuée à Dieu seul). Les récits mettent en exergue la facilité avec un tel objet peut être détruit. Certains récits semblent opposer les figures du Berbère et du Byzantin à travers une anecdote liée à un objet magique. Ainsi, dans un récit d’al-Bakrī, situé dans le nord-ouest de l’actuelle Tunisie :107 Pendant la domination byzantine, il y avait dans l’église de Chikka Benaria [Sicca Veneria, maintenant Kef] un objet bien curieux, un miroir, dans lequel tout homme qui soupçonnait la fidélité de sa femme n’avait qu’à regarder pour voir la figure du séducteur. A cette époque, les Berbers (sic) professaient le christianisme, et un homme de cette race, ayant montré beaucoup de zèle pour la religion, était devenu diacre. Un Latin, jaloux de sa femme, alla consulter le miroir, et voilà qu’il y distingue les traits du diacre berber (sic). Le roi fit chercher le Berber (sic), et le condamna à avoir le nez coupé et à être promené à travers la ville ;108 puis il le chassa Al-Mağrīṭī, Ġāyat al-ḥakīm, 33-34. Al-Bakrī, Description de l’Afrique, 74 ; id., Kitāb al-Masālik, II, 688, §  1154  : wa-kānat bi-kanīsat Šaqbanāriya fī sulṭān al-Rūm aʿğūba marʾāt kānat iḏā ttahama l-rağul imraʾata-hu fa-naẓara fī tilka l-mirʾāt yarā wağh al-mubtalā bi-hā. Wa-kānat al-barbar qad tanaṣṣarat fa-kāna min-hum barbarī qad aẓhara ğtihādan fī l-naṣrāniyya ḥattā ṣāra šammāsan wa-ttahama rağul min al-Rūm imraʾata-hu, fa-naẓara fī l-mirʾāt fa-iḏā bi-wağh al-barbarī l-šammās, fa-daʿā bi-hi l-malik fa-qaṭaʿa anfa-hu wa-maṯala bi-hi wa-ṭarada-hu min al-kanīsa, fa-ṭaraqa qawmu-hu l-mirʾāt fa-kassarū-hā, fa-arsala l-malik ilā ḥayy-him fa-stabāḥa-hu. Ce récit se retrouve également dans Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār. Cf. É. Quatremère, Notice d’un manuscrit arabe contenant la description de l’Afrique, 484-485. On retrouve une anecdote similaire à propos de Césarée (Qaysāriyya) dans al-Mustaṭraf d’Ibn al-Ibšīhī. Voir Ibn al-Ibšīhī, al-Mustaṭraf, s.l., 1285 (1868-1869), 173 ; trad. G. Rat, al-Mostaṭraf, Paris-Toulon, E. Leroux, 1902, II, 362. Les deux anecdotes sont mentionnées par A. Delatte, La catoptromancie grecque et ses dérivés, Liège-Paris, H. Vaillant-Carmanne, 1932, 123. Sur le miroir de Sicca Veneria, voir aussi T. Lewicki, « Prophètes, devins et magiciens », 15. 108  Litt. « il en fit un exemple ». 106  107 

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de l’église. Les parents de cet homme allèrent la nuit briser le miroir ; pour les punir, le roi fit saccager leur campement.

Le Berbère est ici démasqué par un moyen magique, mais il faut sans doute voir dans cette histoire la confrontation entre la culture de l’empire romain, chrétien, et les Berbères. Le miroir ici a pour but de montrer les supercheries et donc d’aider à régler les conflits entre habitants en ce qui concerne l’adultère. Le miroir est donc un objet lié à la justice, comme une ordalie basée sur un objet de divination. L’association de miroirs divinatoires à des magiciens d’avant l’islam est relativement courante : par exemple, al-Maqrīzī (m.  845/1442) associe à « Sūrid le Sage », qui aurait bâti les pyramides d’Égypte, la fabrication d’un miroir talismanique.109 Il en est de même pour le roi égyptien légendaire Qufṭarīm d’après Ibrāhīm b. Waṣīf Šāh (qui aurait écrit entre 357/968 et 462/1070)110 et al-Maqrīzī.111 Ce type d’objet trouve un pendant islamique dans les miroirs astrologiques, comme celui dédicacé à l’Arṭuqide de Ḫarpert Nūr al-Dīn Arṭuq Šāh112 (qui régna de 622/1225 à 631/1234). Les talismans pour révéler l’adultère sont également présents dans cette littérature d’un passé antéislamique légendaire. Ainsi, Ibrāhīm b. Waṣīf Šāh et al-Maqrīzī attribuent au roi égyptien légendaire Manqāwus une statue en forme d’oiseau en bronze doré qui avait le pouvoir de révéler les adultères qui passaient à proximité.113 Les Futūḥ al-Bahnasā attribuent à Surīd une statue du même type qui aurait eu la propriété de trembler quand une 109  Al-Maqrīzī, al-Mawāʿiẓ wa-l-iʿtibār fī ḏikr al-ḫiṭaṭ wa-l-āṯār, éd. A. F. Sayyid, Londres, Mu’sasat al-furqān li-l-turāṯ, al-islāmī, 2002, I, 301 ; trad. U. Bouriant, Description topographique et historique de l’Égypte, Paris, E. Leroux, 1895, I, 384-385. 110  Sur Ibrāhīm b. Waṣīf Šāh, cf. A. Ferré, « Un auteur mystérieux : Ibrāhīm b. Waṣīf Shāh », Annales Islamologiques, 25, 1991, 139-151. Nous ne retenons donc pas l’époque du viie/xiiie siècle proposée par F. Wüstenfeld et reprise, avec quelques réserves, par B. Carra de Vaux. 111  Ibrāhīm b. Waṣīf Šāh, Aḫbār al-zamān, 157 ; trad. L’abrégé des merveilles, 238239 ; al-Maqrīzī, al-Mawāʿiẓ, I, 635 ; Description topographique, 692. Cette anecdote est également mentionnée dans A. Delatte, La catoptromancie, 122-123. A. Delatte fonde ici son propos exclusivement sur l’Abrégé des merveilles. 112  J. T. Reinaud, Monuments arabes, persans et turcs, du cabinet de M. le Duc de Blacas et d’autres cabinets, Paris, 1828, 404-420 ; mentionné également par G. Wiet, « Les inscriptions de Saladin », Syria, 3, 1922, 320. 113  Ibrāhīm b. Waṣīf Šāh, Aḫbār al-zamān, éd. ʿA. A. Ḥanafī, Égypte, 1938, 169-170 ; trad. B. Carra de Vaux, L’abrégé des merveilles, Paris, 1898, 256-257  ; al-Maqrīzī, alMawāʿiẓ, I, 89 ; Description topographique, 93.

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femme coupable d’adultère plaçait la main dessus.114 Dans le récit d’al-Bakrī, l’objet a un statut particulier dans la ville puisque sa destruction est punie par le saccage du campement, ordonné par le « roi ». Aussi, même si le talisman n’a pas directement pour but de protéger la ville et qu’il a été détruit bien avant l’arrivée de l’islam, al-Bakrī a jugé utile de le mentionner. Le récit requiert donc une lecture symbolique et non simplement littérale, la confrontation entre deux cultures, le respect dû à l’objet de culte (ici lié à une église donc un culte monothéiste malgré tout, comme le serait un bol talismanique érigé en waqf dans une mosquée), etc. Certains phénomènes merveilleux évoqués nécessitent des qualités ou des rites pour en profiter pleinement. Ainsi, dans le Kitāb al-Istibṣār, nous pouvons trouver le récit suivant (à Ğannet, Sud-Est de l’Algérie) :115 Il existe à Sebîba une fontaine considérable dont l’installation est ancienne et due aux peuples d’autrefois. On prétend qu’il s’y trouve un riche trésor. Les habitants, entre autres choses extraordinaires dont ils se targuent, racontent que le premier de chaque mois on y trouve un gros dînâr du poids de dix mithkâl, mais qu’il ne tombe qu’entre les mains de celui qui sait enchanter la source. Un homme, disent-ils, savait le faire à l’aide de fumigations et de paroles inintelligibles, de sorte que tous les mois il se procurait un dinar de cette espèce et se constitua ainsi une somme considérable.

L’origine de cette spécificité n’est pas mentionnée. Cependant, il s’agit d’une structure (fontaine) réputée ancienne, ce qui suggérerait une origine talismanique à ce pouvoir, puisqu’elle est « de l’œuvre des Anciens » (min ʿamal al-awāʾil) : elle n’est donc pas une pure création divine ex-nihilo. Cependant, c’est par un rituel magique que l’on peut profiter de l’effet : la fumigation et les paroles inintelligibles « activent » la fontaine. On peut alors y voir un appel aux ğinn-s qui pouvaient l’habiter puisque les ğinns sont réputés habiter de préférence les endroits humides. Le rituel se situe donc dans le domaine de l’évocation d’esprits. Futūḥ al-Bahnasā, tr. É. Galtier, Le Caire, IFAO, 1909, 10. L’Afrique septentrionale au xiie siècle, 89 ; Kitāb al-Istibṣār, 161 : wa-li-madīnat Sabība ʿayn ʿaẓīma kabīra, wa-hiya min bunyān qadīm, min ʿamal al-awāʾil, wa-yuqālu inna fī-hā aḫbāʾ [sic] kaṯīra. Wa-min aġrab mā yahtafu bi-hi ahlu-hā, anna-hum yaqūlūna inna-hu yūğadu fī-hā fī raʾs kull šahr dīnār kabīr, zinatu-hu ʿašarat maṯāqīl, wa-lā yağidu-hu illā man yaʿrifu ruqiyat al-ʿayn, wa-yaqūlūna inna rağulan kāna yaʿrifu ruqyat al-ʿayn al-maḏkūra, fa-kāna yubaḫḫiru bi-baḫūr, wa-yarqī bi-kalām ġayr mafhūm, fa-kāna yağidu fī-hā kull yawm dīnāran min tilka l-danānīr, ḥattā kasaba min ḏālika mālan kaṯīran. 114  115 

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Certains récits évoquent des talismans dont l’usage serait tombé dans l’oubli, du moins ils appartiendraient à des structures dont on ignorait l’usage. Par exemple, dans le Kitāb al-Istibṣār, nous trouvons la description du Medracen, structure qui suscite l’interrogation de l’auteur :116 Non loin de Bâghâya se trouve K’abr Madghous (le Medracen), tombeau qui ressemble à une colline importante et qui est construit de briques minces scellées avec du plomb ; sur le flanc sont disposés de petits étages. Sur le monument même on trouve des figures représentant des hommes, des oiseaux et des bêtes sauvages. Les côtés [de la partie supérieure] sont disposés en gradins. Bien des peuples anciens ont tenté déjà de renverser ce monument, mais sans réussir, tant la construction en est solide et aussi parce qu’un obstacle ne l’a pas permis. On ignore au juste ce que c’est, si c’est un tombeau ou un temple ; mais l’édifice est ancien et l’on ne sait à qui il remonte. Il sert de lieu de rendez-vous à des oiseaux de toute sorte, qui y sont, prétend-on, attirés par des talismans.

Al-Bakrī décrit également le bâtiment sans toutefois y associer des talismans.117 Dans le cas du Kitāb al-Istibṣār, la structure tire son étrangeté de sa construction-même : qu’entendre par des briques « scellées avec du plomb » ? Le plomb, comme tous les métaux, s’insère en magie dans un système analogique qui lui donne des vertus spécifiques. Le plomb est en l’occurrence le métal associé à Saturne, l’astre du temps, de l’âge, de la vieillesse, de l’ancienneté, souvent représenté par un vieillard, à la connotation plutôt funeste. Le monument est encore debout et il s’agirait d’un mausolée, sur la route de Constantine, qui a beaucoup été étudié car représentant un exemple d’architecture numide.118 Les figures L’Afrique septentrionale au xiie siècle, 93 ; Kitāb al-Istibṣār, 164 : wa-bi-qarb Bāġāya qabr Mādġūs wa-huwa qabr miṯl al-ğabal al-ʿaẓīm mubnā bi-āğurr raqīq maʿqūd bi-l-raṣāṣ, wa-buniyat bi-ğānibi-hi ṭabaqāt ṣiġār wa-ṣuwwirat fī-hi ğamīʿ al-ṣuwar min al-ins wa-l-ṭayr wa-l-waḥš. Wa-huwa mudarrağ al-nawāḥī ; wa-qad rāma kaṯīr min alumam hadm hāḏā l-qabr fa-lam yaqdarū ʿalā ḏālika li-quwwat bunyāni-hi, wa-li-māniʿ yamnaʿu ʿan-hu. Wa-lā yuʿlamu ʿalā l-ḥaqīqa mā huwa : hal huwa qabr aw haykal. Inna-mā huwa bināʾ qadīm lā yaʿlamu la-hu awwal, wa-huwa mağmaʿ li-kull ṭāʾir ; wayuqālu inna la-hum hunāka ṭalāsim. 117 De toute évidence, la description du Kitāb al-Istibṣār doit beaucoup à celle d’al-Bakrī. L’auteur anonyme y a ajouté des éléments comme le plomb scellant les briques ou la présence de talismans qui confèrent son caractère magique au bâtiment. Voir al-Bakrī, Description de l’Afrique, 107. 118  Le Medracen a une structure circulaire de 59 m de diamètre et 18,5 m de hauteur. Filippo Coarelli et Yvon Thébert proposent pour terminus post quem à sa construction la 116 

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ne sont pas sans évoquer la magie sympathique, la représentation valant pour le sujet désigné, et l’on retrouve ainsi les oiseaux « attirés par des talismans », eux-mêmes représentant des oiseaux. Si le lien n’est pas explicitement fait dans le texte, celui-ci ne devait être ignoré d’un lecteur contemporain d’al-Bakrī. De même, la nature de l’obstacle empêchant la démolition de l’édifice est passée sous silence. D’autres manuscrits affirment au contraire que des peuples anciens ont échoué alors qu’il n’y avait pas d’obstacle. Par ailleurs, nous pourrions nous attendre à ce qu’un talisman éloigne les oiseaux, comme c’est souvent le cas dans les villes ou les mosquées.119 En revanche, ici, le talisman est réputé les attirer mais sans se trouver dans la ville elle-même : il protège la ville des oiseaux parce qu’il les attire en dehors. De même, les représentations de bêtes sauvages suggéreraient que le but de ce talisman, selon ce même traité, est aussi d’éloigner les bêtes de la ville. Ces figures, attestées dans la description d’al-Bakrī, sont donc interprétées dans un sens magique. D’après ces récits, nous pouvons voir que le talisman n’a pas la même fonction en Orient et en Occident, et cela, sans doute pour des raisons en partie historiographiques. En effet, pour l’Orient, ces récits se situent en général dans des cités anciennes, qui ne sont pas de fondation musulmane. C’est pourquoi certaines grandes figures mythiques sont au centre de ces récits, comme Balīnās. Il s’agit donc d’intégrer la ville musulmane à un héritage très ancien, à une histoire qui inscrit l’islam dans la continuité de peuples aussi prestigieux que les Grecs ou les Perses. Pour ce qui est de l’Ifrīqiyya et du Maġrib, l’historiographie musulmane est peu disserte sur l’héritage romain, beaucoup moins présent qu’il pourrait l’être, comparativement à son poids dans la littérature sur l’Orient. Ce type d’anecdote intervient par exemple lorsqu’aucune explication n’existe pour un vestige particulier. De plus, les Berbères sont perçus comme un peuple n’ayant pas laissé de traces durables dans la géographie nord-africaine. Aussi, l’islam y est civilisateur, c’est-à-dire fondateur de cités et de première moitié du IIe siècle avant J.-C. Voir notamment F. Coarelli et Y. Thébert, « Architecture funéraire et pouvoir : réflexions sur l’hellénisme numide », Mélanges de l’École française de Rome, 100/2, 1988, 761-818, 762-765, et G. Camps, « Nouvelles observations sur l’architecture et l’âge du Medracen, mausolée royal de Numidie », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 117/3, 1973, 470-517. 119  Les talismans pour éloigner les oiseaux étaient en usage en Islam au Moyen Âge. La mosquée des Omeyyades de Damas en aurait elle-même possédé d’après Ibn ʿAsākir. Cf. A. Regourd, « Talismans et magie autour de la mosquée des Omeyyades », Mélanges de l’Institut dominicain d’Etudes orientales du Caire, 22, 1995, 416-420, 419.

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culture, un islam ici aux prises avec une nature particulièrement hostile (certaines descriptions de villes en font des endroits où l’homme y est constamment malade…). Le talisman, associé à l’antéislam, n’y a donc pas la même place. Par exemple, Giovanna Calasso notait pour les récits de talismans que :120 Les dispositifs magiques protègent en premier lieu de l’entrée d’étrangers, de voyageurs, d’espions, d’ennemis, tout comme des fauves, des reptiles et autres animaux sauvages. La présence de talismans de protection implique donc en soi une image de la ville en tant qu’entité définie, circonscrite et close : néanmoins, nous ne manquons pas d’exemples où l’opposition intérieur/extérieur est tout à fait explicite et dont le talisman est lui-même la représentation.

Dans les cas que nous avons évoqués, cette conception peut valoir pour Tébessa, et éventuellement pour le miroir de Kef (où la cité n’est cependant pas un territoire mais une communauté). Les récits entrant dans ce modèle ne sont donc pas légion. À l’inverse, les récits de fondation d’amṣār confondent la ville avec le territoire : la ville se retrouve avec des sites merveilleux mais qui ne séparent en rien le territoire de la ville et son milieu. 3.3.  La magie contre un milieu naturel hostile L’hostilité naturelle supposée du milieu nord-africain produit d’autres types de récits mettant en scène la magie des Berbères pour se protéger de la nature ou des structures visant non plus à protéger un espace urbain, mais à isoler des menaces dans un espace réduit. Ainsi, une anecdote que l’on trouve chez al-Bakrī mérite une certaine attention par son originalité. Elle se situe à El Kala (anciennement la Calle, à 80 km de Bône) :121 Vis-à-vis de Merça ‘l-Kharez est un puits appelé Bîr Azrag, dont l’eau est malsaine ; aussi dit-on proverbialement : « Il vaut mieux recevoir un coup de javelot (mizrag) que de boire au puits d’Azrag ». Cette ville est 120  G. Calasso,

« Les remparts et la loi », 90. Al-Bakrī, Description de l’Afrique, 118 ; id., Kitāb al-Masālik, II, 718, §1204  : wa-bi-izāʾ madīnat Mirsā l-Ḫaraz biʾr wabiʾat al-māʾ tuʿrafu bi-biʾr Azrāq, yaqūlu ahluhā : ṭaʿna bi-mizrāq ḫayr min šurba min biʾr Azrāq. Wa-hāḏihi l-madīna kaṯīrat al-ḥayyāt fāsidat al-hawāʾ, yamtāzu ahlu-hā min ġayri-him bi-ṣafrat alwāni-him wa-lā yakādu yaḫlū ʿunq aḥad min-hum min tamīma. 121 

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infestée de serpents, et l’air y est si mauvais que le teint jaunâtre des habitants sert à les distinguer de leurs voisins ; c’est à un tel point qu’ils ont presque tous une amulette (tamīma) suspendue au cou.

Dans le cas présent, il n’est pas question d’un talisman pour protéger la ville, mais d’amulettes individuelles pour chaque habitant. Le terme de tamīma renvoie à une amulette qui existait avant l’islam. Il s’agissait d’une sorte de collier composé de grains mouchetés blancs et noirs que l’on suspendait au cou des nourrissons pour bannir la jalousie et le mauvais œil, comme l’explique le Lisān al-ʿarab d’Ibn Manẓūr (m. 711/13111312).122 L’utilisation de cette amulette était condamnée par le Prophète. Aussi, sa mention fait également référence à l’imaginaire de l’antéislam, et semble renvoyer une contrée hostile à un milieu où l’islam « civilisateur » ne serait pas apparu. Le recours à la magie est alors un moyen nécessaire à la survie. L’hostilité du milieu va de pair avec son aspect par endroits merveilleux, comme dans un autre récit d’al-Bakrī, sur des individus partis retrouver l’oasis de Sobrou « où jamais personne n’a pu parvenir ».123 Ces aventuriers tombent sur un immense mur. À en croire la description d’al-Bakrī, la nature talismanique de cette muraille ne fait aucun doute. Il n’est pas qualifié de talisman, cependant il protège d’un danger décrit avec des traits surnaturels, qu’un musulman libère par inadvertance :124 Ibn Manẓūr, Lisān al-ʿarab, I, 448. Al-Bakrī, Description de l’Afrique, 38. 124  Ibid., 39-40 ; id., Kitāb al-Masālik, II, 718, § 1204 : fa-karra rāğiʿan fa-nazala ḏāt layla rabwa min al-arḍ fī bahmāʾ tilka l-ṣaḥārī, fa-wağada baʿḍ aṣḥābi-hi fī nāḥiya min tilka l-rabwa bunyānan li-l-awwal, fa-baḥaṯū ʿan-hu fa-iḏā huwa labin nuḥās aḥmar muḥīṭ bi-l-rabwa asās sūr al-awwal, fa-awqarū min-hu ğamīʿ mā kāna ʿinda-hum min al-ẓuhr wa-raḥalū ʿan-hu fa-law qadarū ʿalā iṣābat mawḍiʿi-hi lam yafraġ min naql mā fī-hi min al-nuḥās illā fī l-zamān al-ṭawīl. Wa-atā Muqrib fī munṣarifi-hi al-wāḥ al-ḫāriğ fa-aḫbara-hu rağul min ahli-hi anna-hu ġadā ilā ḥāʾiṭi-hi. Fa-wağada akṯar tamra-hu qad ukila wa-wağada aṯar qadam insān lā yašbahu hāḏā l-ḫalq fī l-ʿiẓm fa-ḥtarasa-hu huwa wa-ahlu-hu layālī ḥattā ṭaraqa-hum fī baʿḍ al-layālī ḫalq ʿaẓīm lam yaʿhad miṯla-hu, wa-ğaʿala yaʾkulu l-tamr. Fa-lammā ahammū bi-hi wa-aḥassa bi-him bārā l-rīḥ ḥaḍran wa-lam yaʿlamū la-hu amran, fa-nahaḍa maʿa-hum Muqrib ilā l-aṯar ḥattā waqafa ʿalay-hi fa-staʿẓama-hu wa-amara-hum an yaḥfirū zubya fī l-mawḍiʿ allaḏī kāna yadḫulu min-hu wa-yaġuṭṭū aʿlā-hu li-l-ḥašīš wa-yuraqqibū-hu layālī tibāʿan, fa-faʿalū. Fa-lammā kāna baʿda layāl aqbal ʿalā ʿādati-hi fa-taraddā fī l-zubya fa-badarū fa-ġalabū-hu bikuṯrati-him wa-tardī-hi, fa-iḏā hiya mraʾa sawdāʾ ʿaẓīmat al-ḫalq mufraṭat al-ṭawl wa-lʿarḍ lā yufiqu-hu min-hā kalima. Fa-kallamū-hā bi-kull lisān ʿulima hunāka fa-lam tuğāwib min-hum aḥadan, fa-baqiyat ʿinda-hum ayyāman yaʾtamirūn fī amri-hā, ṯumma 122  123 

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Une nuit, pendant qu’il était en route pour retourner chez lui et qu’il avait dressé ses tentes sur une colline, dans une partie inconnue de ce désert, un de ses compagnons trouva auprès de cet endroit un édifice de construction antique. Ils allèrent l’examiner et reconnurent les fondations d’un mur construit avec des briques de cuivre rouge et s’étendant tout autour de la colline. S’étant empressés de mettre des chargements de ces briques sur toutes les bêtes de somme qu’ils avaient avec eux, ils se remirent en route. S’ils avaient pu retrouver cette colline, il leur eût fallu beaucoup de temps pour enlever toutes les briques qui y étaient restées. A son retour, il passa par l’Oasis extérieure, où l’un des habitants lui raconta qu’un matin, étant allé à son jardin, il s’aperçut que presque toutes ses dattes étaient mangées et que le sol portait les traces d’un homme tellement grand qu’il ne devait pas appartenir à notre race. Ayant fait le guet pendant plusieurs nuits avec ses gens, Mocreb découvrit un être dont la taille surpassait tout ce qu’il avait vu jusqu’alors. Ce géant avait commencé à manger les dattes quand ils s’aperçurent de sa présence ; il les découvrit presque en même temps et s’en alla plus vite que le vent de sorte qu’ils ne purent savoir ce qu’il était devenu. Mocreb partit avec eux pour examiner les traces laissées sur le sol, et reconnut qu’elles étaient d’une grandeur extraordinaire. Alors il donna l’ordre de creuser une fosse à l’endroit par lequel cet être était déjà entré, de la couvrir d’herbes et de se tenir en observation pendant plusieurs nuits consécutives. Ils suivirent son conseil et, une nuit que le géant approcha selon sa coutume, ils le virent tomber dans la fosse. Ils accoururent aussitôt, et, profitant de sa chute et de leur grand nombre, ils parvinrent à s’en rendre maîtres. C’était une femme noire d’une taille énorme, ayant le corps d’une hauteur et d’une grandeur démesurées. Ne pouvant comprendre un seul mot du langage dont elle se servait, ils lui adressèrent la parole en toutes les langues connues dans cette localité, mais elle n’y répondit pas. Ils la gardèrent pendant quelques jours, avant d’avoir pris une décision à son égard ; ils convinrent enfin de la laisser partir, et de courir après elle montés sur des chevaux et des dromadaires, afin de savoir ce qu’elle était et d’où elle était venue. Quand elle se vit en liberté, elle s’enfuit avec tant de rapidité que l’œil pouvait à peine la suivre ; les chevaux et les dromadaires, lancés à toute vitesse, restèrent en arrière, et personne ne put jamais savoir ce qu’elle était devenue. »

Ce passage illustre l’hostilité d’une nature autrefois maîtrisée par les « Anciens ». La précision de construction « antique » signifie qu’elle existait avant l’islam. L’enceinte retenant captive la géante est faite de ttafaqū ʿalā irsāli-hā wa-rukūb al-ḫayl wa-l-nuğub fī aṯari-hā ilā an yaqifū min-hā wa-min mawḍiʿi-hā ʿalā ḥaqīqat ḫabar. Fa-lammā ursilat lam yakun ṭaraf al-ʿayn yulḥiqu-hā wa-fātat šaʾw al-nuğub wa-l-ḫayl wa-lam yaqifu aḥad min amri-hā ʿalā ḥaqīqa.

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briques de cuivre rouge, c’est-à-dire encore d’un métal abondamment utilisé en talismanique et s’inscrivant dans un système de correspondances. L’usage inhabituel de cuivre n’est pas anodin et trahit une symbolique magique. Mais si cette femme n’a pu franchir l’enceinte depuis cette époque antique, alors que les marchands réussissent à en retirer les pierres, c’est que l’efficacité de cette muraille ne tient pas seulement à la solidité du métal et à la construction même : c’est une barrière fermée qui tire son pouvoir de la fermeture même, dont la rupture annihile l’effet. Ici, retirer les briques signifie symboliquement briser l’enceinte et donc lui retirer tout son pouvoir de défense, comme un talisman brisé. L’anecdote met néanmoins en lumière une conception de l’espace : un espace qui jadis fut maîtrisé (ici par des moyens magiques) et que les musulmans maîtrisent d’une autre façon, par la destruction des anciennes protections, qui ne peuvent être durables. C’est grâce à la ruse que les explorateurs capturent la géante, la contraignant donc à fuir. Enfin, l’enceinte métallique qui servait à retenir captive une étrange créature ne manque pas de rappeler la « ville de cuivre »,125 paroxysme de la ville protégée par les talismans. En effet, comme le soulignait Jocelyne Dakhlia, cette cité est « un parodoxe, puisque, par définition, il s’agit d’une cité interdite à l’échange, dépourvue de portes ».126 L’enceinte en cuivre est donc dans les deux cas une enceinte visant à isoler, à couper du monde une partie du territoire. En outre, la contrée est décrite comme un endroit merveilleux : « la voix des ğinn-s s’y fait entendre depuis la nuit des temps » (ʿazīf al-ğinn yusmaʿu bi-hā l-dahr kulla-hu).127 Or, certaines tribus berbères sont ellesmêmes assimilées à des ğinns. C’est le cas dans un autre passage d’al-Bakrī repris quelques siècles plus tard dans les Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār (« Les sentiers des regards : les royaumes des grandes cités ») d’al-ʿUmarī128 (m. 749/1349) :129 125 

Sur la « ville de cuivre » (plus couramment appelée en français « ville d’airain »), cf. J. Dakhlia, « Un miroir de la royauté au Maghreb : la ville d’airain », dans P. Cressier, M. García-Arenal (éd.), Genèse de la ville islamique en al-Andalus et au Maghreb occidental, Madrid, Casa de Velasquez, CSIC, 1998, 17-36. 126  Id., 19. 127  Id., 718, § 1204. 128  Ibn Faḍl Allāh al-ʿUmarī était un administrateur de chancellerie du Caire et de Damas, auteur d’un manuel de chancellerie et de l’ouvrage à caractère encyclopédique qu’est le Masālik al-abṣār. Cf. K. S. Salibi, « Ibn Faḍl Allāh al-ʿUmarī », EI2. 129  Al-Bakrī, Description de l’Afrique, 12-13 ; id., Kitāb al-Masālik, II, 648-649, § 1084 : wa-bi-ġarb ḫarāʾib al-qawm qaṣr Abī Maʿad Nizār b. Ḫālid b. Yaḥyā b. Bābān,

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À l’occident de cet endroit s’élève un château (casr) qui porte le nom d’Abou-Maad-Nizar, fils de Khaled ibn Yahya ibn Baban. En ce lieu stationnent une vingtaine de familles appartenant à la tribu de Coreich et alliées par le sang à la famille de Ğobeir ibn Motaïm.130 On y voit aussi de nombreux campements des Beni-Modleğ [tribu arabe] et environ un millier de tentes appartenant aux Fadela et aux Beni-Akîdan, peuplades berbères. On raconte que chez ces gens il n’est pas rare de voir le nouveau-né131 se métamorphoser en goule ou en siʿlāt132 et se jeter sur les hommes, jusqu’à ce qu’on la lie et la garotte. «  Mohammed ibn Cacem, seigneur d’Astiğa (Écija, près de Séville), m’a déclaré », dit Mohammed ibn Youçof, « qu’il regardait ce fait comme certain, en ayant été témoin ». 

Ce dernier cas met en scène cette aptitude des enfants à communiquer avec l’invisible. Il existe des rituels permettant d’entrer en contact avec des ğinn-s par l’intermédiaire d’enfants. Dans le cas présent, c’est l’enfant lui-même qui est ğinn. Il s’agit de souligner ce contact étroit entre ces tribus berbères et les ğinns : les Berbères sont renvoyés à la nature. La magie dans ces récits n’a donc pas un usage prioritairement dévolu aux cités. Elle imprègne le milieu nord-africain et a pour but d’en fa-nazala-hu min Qurayš min qirābi-hi Ğubayr b. Muṭʿim naḥw ʿišrīn baytan wa-aḥyāʾ kaṯīra min Banī Madlağ, wa-min qabāʾil al-barbar naḥw alf bayt min Fāḍila wa-Banī ʿAqīdān. Wa-yaḏkuru anna kaṯīran mā tatabaddalu ṣūrat al-mawlūd ʿinda-hum fa-rtaṣīru fī ḫalq al-ġūl wa-l-siʿlāt wa-taʿdū ʿalā l-nās ḥattā taġulla wa-tuqayyida. Qāla Muḥammad b. Yūsuf : aḫbaranī Muḥammad b. Qāsim ṣāḥib Astağa anna-hu ṣaḥḥa ʿinda-hu ḏālika aw šāhada-hu. À comparer avec É. Quatremère, Notice d’un manuscrit arabe contenant la description de l’Afrique [Man. de la Bibliothèque du Roi, no. 580.], dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque du Roi et autres bibliothèques, 12, Paris, 1831, 446. 130  Ğubayr b. Muṭʿim (m. 59/679) était un compagnon du prophète et un des chefs de la tribu de Qurayš. Cf. al-Ziriklī, al-Aʿlām, Beyrouth, Dār al-‘ilm li-l-Malāyīn, 2002, II, 112. 131  W. Mac Guckin De Slane a traduit par « la fille qui vient de naître ». Le manuscrit dont il s’est servi portait peut-être la marque du féminin, mais le terme édité par A. Ferré et et A. van Leeuwen ne donne pas une telle indication. 132  Nous avons amendé la traduction de W. Mac Guckin De Slane qui rendait ġūl par démon et siʿlāt par ogresse. Il s’agit de deux sortes de ğinn-s. Les récits sur l’antéislam mentionnent des rencontres entre certains êtres humains et ces deux types de ğinn-s sont jugés assez proches. Sur les goules et les siʿlāt, voir A. El-Zein, Islam, Arabs and the Intelligent World of the Jinn, New York, Syracuse University Press, 2009, 139-141, 144-145 ; A.S. Tritton, « Spirits and demons in Arabia », Journal of the Royal Asiatic Society, 1934, 715-727, 715-716 ; al-Ğāḥiẓ, Kitāb al-Ḥayawān, I, 185, 309-310, 359 ; IV, 481 ; V, 123 ; VI, 158-159, 161, 171, 197, 214, 233, 248, 252, 335 ; VII, 178.

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restreindre l’hostilité plus qu’à en structurer l’espace. C’est dans ce contexte que les saints allaient jouer un rôle particulier dans la structuration de la cité, bien plus important qu’en contexte oriental. 4.  UN SAINT FONDATEUR COMME TALISMAN Catherine Mayeur-Jaouen a mis en évidence que, dans le cas de l’Égypte, les figures de sainteté chrétiennes et islamiques avaient succédé aux talismans et aux magiciens de l’Antiquité et que les hagiographies coptes puis islamiques réinvestissaient leurs saints des pouvoirs autrefois dévolus à des objets magiques ou des personnages aux pouvoirs surnaturels.133 Les identités urbaines maghrébines du Moyen Âge sont fortement marquées par des figures de saints, et il est courant qu’une ville soit désignée par le nom de son saint protecteur  : Tlemcen est la ville d’Abū Madyan, Annaba la ville d’Abū Marwān, etc. Peut-on donc observer une analogie entre le traitement des saints et celui des talismans ? 4.1.  ʿUqba : archétype ou exception ? La figure du saint fondateur semble remplir l’office du talisman protecteur. Giovanna Calasso avait ainsi remarqué à propos de ʿUqba (m. 63/683), le fondateur de Kairouan :134 ʿUqba est une sorte d’homme-talisman, une version avant l’heure du saint « patron » de la ville – statut qu’il ne pourra jamais entièrement acquérir du fait qu’il déroge à une condition essentielle : celle de la présence de sa tombe in loco. Cependant, ʿUqba et la fondation d’al-Qayrawān constituent un cas isolé à l’intérieur d’un système de représentations substantiellement unitaire, où le thème de la protection de la ville (que ce soit du point de vue matériel, juridique ou magico-religieux) n’est pas mis en relief : à la ville-cible semble se substituer la ville dissimulée. 133 C. Mayeur-Jaouen,

« Crocodiles et saints du Nil : du talisman au miracle », Revue de l’histoire des religions, 217/4, 2000, 733-760. Elle affirme notamment que « le talisman arrêtant les crocodiles était relecture d’un vestige pharaonique incompris. Mais ni les coptes ni les musulmans ne laissèrent à des effigies païennes ou à des peaux empaillées le seul soin de dompter les créatures mauvaises. Le christianisme, puis l’islam renouvelèrent l’interprétation du crocodile, emblème du mal, en faisant entrer en scène les saints » (Ead., 755). 134  G. Calasso, « Les remparts et la loi », 93.

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Il est vrai que ʿUqba fait figure d’exception dans la mesure où il s’inscrit dans un épisode de fondation de ville des débuts de l’ère musulmane où intervient le merveilleux. Cependant, nous pouvons voir dans les récits de fondation non seulement une analogie avec les récits de protection des villes par talismans, mais aussi un renforcement de ces thèmes. Par son caractère exceptionnel, il constitue l’archétype le plus parfait, la matrice, la figure-mère du saint-fondateur qui protège la ville.  Rappelons donc le récit de fondation donné par al-Nuwayrī (m. 733/1333) :135 […] « Comment ! lui répondirent ses compagnons, tu nous ordonnes de bâtir dans un marécage boisé où personne ne saurait passer, et où nous aurons à craindre les animaux féroces, les serpents et les autres reptiles de la terre ! » Ocba, dont les voeux furent toujours exaucés, invoqua le Dieu tout-puissant, et ses compagnons se joignirent à la prière en disant Amen. Rassemblant alors autour de lui les dix-huit compagnons du Prophète qui se trouvaient dans l’armée, il cria à haute voix : « Serpents et bêtes féroces ! nous sommes les compagnons du Prophète 135  Ibn Ḫaldūn, Histoire des Berbères, 328 (le passage est dans les annexes et ne fait pas partie du texte d’Ibn Ḫaldūn). Comparer aussi avec la traduction de W.  Mc Guckin de Slane, « Histoire de la province d’Afrique et du Maghrib, traduite de l’arabe d’En-Noweiri », Journal asiatique, février 1841, 111-118 ; Al-Nuwayrī, Nihāyat al-arab fī funūn aladab, éd. ʿA. M. Turḥīnī, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, s.d., XXIV, 12 : […] fa-qālū la-hu  : «  Inna-ka amarta-nā bi-l-bināʾ fī šaʿārā wa-ġiyāḍ lā tuslaku wa-lā turāmu, wa-naḥnu naḫāfu min al-sibāʿ wa-l-ḥayyāt wa-ġayr ḏālika min ḫašāš al-arḍ ». Wa-kāna ʿUqba mustağāb al-daʿwa, fa-daʿā Llāh - ʿazza wa-ğalla -. Wa-ğaʿala aṣḥāba-hu yuʾamminūn ʿalā duʿāʾi-hi. Wa-kāna fī ʿaskari-hi ṯamāniya ʿašar rağulan min aṣḥāb rasūl Allāh - ṣallā Llāh ʿalay-hi wa-sallama -, fa-ğamaʿa-hum wa-nādā : « Ayyatuhā l-ḥayyāt wa-lsibāʿ, naḥnu aṣḥāb rasūl Allāh -  ṣallā Llāh ʿalay-hi wa-sallama -, irḥalū ʿannā innā nāzilūn. Wa-man wağadnā-hu baʿda ḏālika qatalnā-hu ». Fa-naẓara l-nās fī ḏālika l-yawm ilā l-sibāʿ taḥmilu ašbāla-hā, wa-l-ḏiʾāb taḥmilu ağrāʾa-hā, wa-l-ḥayyāt taḥmilu awlāda-hā. Fa-aslama kaṯīr min al-Barbar. Wa-nādā ʿUqba fī l-nās «  kuffū ʿan-hum ḥattā yartaḥilū ʿannā » fa-lammā ḫarağa mā fī-hā min ḏālika, ğamaʿa ʿUqba wuğūh aṣḥābi-hi wa-dār bi-him ḥawl al-makān wa-aqbala yadʿū Llāh wa-yaqūlu : « Allahumma mlaʾ-hā ʿilman wa-fiqhan, wa-ʿmur-hā bi-l-muṭīʿīn wa-l-ʿābidīn, wa-mnaʿ-hā min ğabābirat alarḍ » ṯumma nazala ʿUqba l-wādī. Wa-amara l-nās an yaḫtaṭṭū wa-yaqlʿū l-šağar. Qāla : fa-aqāma ahl Ifrīqiyya baʿda ḏālika arbaʿīn sana lā yarawn bi-hā ḥayya wa-lā ʿaqraban. Voir aussi Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Futūḥ Miṣr wa-l-Maġrib, 262-265 ; Ibn ʿIḏārī, al-Bayān, 20-21. On trouve ce récit de fondation, le plus souvent dans une forme beaucoup plus concise, dans de nombreuses sources. Cf. par exemple al-Balāḏurī, Liber Expugnationis Regionum autore al-Beládsorí [= Futūḥ al-buldān], éd. M. J. de Goeje, Leyde, Brill, 1866, 228.

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béni ; ainsi retirez-vous, car nous allons nous établir ici, et nous tuerons quiconque de vous s’y trouvera après cet avertissement. » Alors on vit les animaux féroces et les serpents emporter leurs petits, et à ce spectacle, beaucoup de Berbères se convertirent à l’islamisme. Ocba ordonna par proclamation de les laisser passer sans leur faire du mal, et quand ils furent partis, il marcha, accompagné de ses principaux officiers, autour du lieu qu’il avait choisi, en adressant cette prière à Dieu : « O mon Dieu ! remplis cette ville de science et de la connaissance de ta loi. Fais qu’elle soit habitée par des hommes pieux et dévoués à ton service, et protège-nous contre les puissants de la terre. » Il descendit alors, en suivant le cours du ruisseau, et ordonna à ses hommes de tracer les fondations de la ville et d’arracher les broussailles. Notre historien ajoute que pendant quarante ans, à partir de cette époque, on ne vit ni serpent, ni scorpion en Ifrîkïa.

Le premier thème rappelant le talisman protecteur est la séparation entre un espace hostile, représenté par un marécage envahi de bêtes nuisibles à l’être humain, et un espace où les animaux hostiles ne sont désormais plus les bienvenus. Le récit met en avant un double caractère : la délimitation de l’espace urbain avec la fuite des animaux, mais également le miracle (karāma) témoignant de la « sainteté » (walāya) de ʿUqba et ses compagnons. La conversion à l’islam des Berbères fait de cet événement un signe attestant de l’origine divine (et non magique) de la puissance du saint. La séparation de l’espace n’est donc plus affaire simplement de fondation de cité à l’instar des « Anciens », mais un acte d’appropriation de l’espace par les croyants. ʿUqba demande alors aussitôt que cet espace devienne une cité et un centre de savoir (« remplis cette ville de science ») : cet espace échappera désormais au nomadisme berbères. De même, « protège-nous contre les puissants de la terre » peut-il remplir l’office des talismans prévus contre l’invasion d’ennemis. Les serpents et scorpions relèvent quant à eux du leitmotiv des talismans de protection des villes. L’invocation de ʿUqba, efficace pour toute la région pendant quarante ans, n’est pas limitée seulement à l’espace de Kairouan, mais à tout l’espace de la conquête, avec pour épicentre Kairouan. Il s’agit donc également de l’organisation de toute une région autour d’un centre. L’analogie entre ce récit de fondation et les talismans se trouve par ailleurs incarnée par un artéfact de la mosquée de Kairouan : Edmond Doutté signalait au début du xxe siècle que la grande-mosquée de la ville contenait une plaque de marbre sur laquelle on pouvait voir un cyprès, considéré à son époque comme une vipère enchantée par ʿUqba pour protéger

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la ville.136 L’invocation est donc devenue, dans les représentations, un talisman sous forme d’objet physique et matériel, comme un patrimoine rappelant le souvenir de l’influence magique du saint dans la construction et la pérennité de la ville. La bénédiction de ʿUqba reste efficace après sa mort, et il devient inconcevable de la retirer. Alors que dans les récits de talismans, ceux-ci finissent par être détruits, engendrant de nouveau le problème qu’ils combattaient, la protection de ʿUqba semble immuable et destinée à demeurer ad vitam aeternam. Ainsi, al-Bakrī mentionne le récit suivant :137 […] On sait que le tombeau d’Ocba est dans la ville de Tehouda. Maadd [el-Moëzz], fils d’Ismaîl et [arrière-]petit fils d’Obeid-Allah [le Fatemide], ayant voulu changer la position de la kibla dans la mosquée de Cairouan, fit arracher une partie des briques qui en formaient le mihrab. Ceci eut lieu en l’an 345 (956-957 de J.C.). On vint alors lui rapporter que les habitants de Cairouan se rappelaient les uns aux autres la prière faite par Ocba en faveur de leur ville, et comment il avait fondé leur grande-mosquée ; on lui raconta aussi qu’ils se disaient entre eux : « Dieu tout-puissant empêchera cette tentative par égard pour la prière que lui adressa le compagnon de son Prophète. » Maadd, que Dieu le maudisse ! donna aussitôt l’ordre d’arracher les ossements d’Ocba au tombeau qui les renfermait, et de les jeter au feu. Un corps de cinq cent hommes, tant cavaliers que fantassins, partit pour commettre ce forfait ; mais, au moment où ils approchaient du tombeau afin de remplir leur mandat, ils furent assaillis par un ouragan dont la violence excessive, les éclairs éblouissants et les coups de tonnerre retentissants faillirent leur ôter la vie. Ils s’en retournèrent sans avoir violé le tombeau.

144.

136  E. Doutté,

Magie et religion en Afrique du Nord, Alger, Adolphe Jourdan, 1909,

Al-Bakrī, Description de l’Afrique, 152 ; id., Kitāb al-Masālik., II, 742-743, §  1244  : wa-qabr ʿUqba maʿrūf bi-madīnat Tahūḏā  : wa-lammā arāda Maʿadd b. Ismāʿīl b. ʿUbayd Allāh taḥrīf qiblat masğid al-Qayrawān wa-qalʿ min miḥrābi-hi āğiran, wa-ḏālika sana ḫams wa-arbaʿīn wa-ṯalāṯimiʾa, balaġa-hu anna ahl al-Qayrawān yaḏkurūna duʿāʾ ʿUqba li-l-Qayrawān wa-taʾsīsa-lu ğāmiʿa-hā wa-anna-hum yaqūlūna inna Llāh ʿazza wa-ğalla yamnaʿu-hu min-hu bi-duʿāʾ ṣāḥib nabī-hi ṣallā Llāh ʿalay-hi wa-sallama. Fa-amara Maʿadd laʿana-hu Llāh bi-nabš qabr ʿUqba waiḥrāq rimmati-hi bi-l-nār, wa-baʿaṯa ilā madīnat Tahūḏā li-ḏālika ḫamsamiʾa bayn fāris wa-rāğil. Fa-lammā danū min qabri-hi wa-ḥāwalū mā amara-hum bi-hi habbat rīḥ ʿāṣifa wa-lāḥat burūq ḫāṭifa wa-qaʿqaʿat ruʿūd qāṣifa kādat tahliku-hum, fa-nṣarafū wa-lam yaʿraḍū la-hu. 137 

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L’anecdote est également relatée dans le Kitāb al-Istibṣār.138 Ici le corps de ʿUqba tient lieu de talisman qui ne peut-être atteint car protégé par Dieu (dans la mesure où l’invocation a été faite à l’intention de Dieu). Aussi, ce genre de récit miraculeux vise aussi à donner un caractère pérenne à la protection, qu’elle n’aurait pas avec un talisman. La protection des tombeaux de saints fondateurs relève donc de ce même motif : il faut garder la grâce de Dieu pour assurer un avenir florissant à la cité. 4.2.  Le miracle, relai de la magie Il existe d’autres exemples de villes protégées par les miracles d’un saint. Il faut néanmoins souligner de profondes différences avec les cas de talismans et l’invocation de ʿUqba. Le culte voué aux saints dans le Maghreb ainsi que la littérature hagiographique rapportant leurs gestes témoignent de l’importance de ces personnages dans la gestion de l’espace et l’émergence d’une identité propre à l’entité urbaine. Ces récits de fondation sont une victoire du pieux musulman sur une nature hostile, comme une conversion de l’espace à l’islam. Le saint ou le talisman définit-il alors un pôle urbain ou la bénédiction du saint (baraka) infuse-t-elle également l’espace rural structuré par les villages (qurā) environnants ?139 Selon Émile Dermenghem, les patrons locaux « ont un territoire délimité, parfois même matériellement par des kerkours, tas de pierres, et sur lequel s’exerce leur influence […] Ce rôle de patron donne une grande importance à la tombe ».140 L’influence des saints peut partir effectivement d’un réajustement du milieu naturel qui le rend plus apte à recevoir un nouveau pôle urbain. Dans le cas de Safi, le saint autour duquel s’est formée l’identité de la ville est Abū Muḥammad Ṣāliḥ (m. 631/1233-34), qui n’est pas un saint fondateur. Comme l’indique Yassir Benhima, « espace de la peur et du rejet, la mer et ses rivages accueillaient ainsi les refoulés de la société, les saints, qui seuls pouvaient s’y adapter grâce à leurs pouvoirs miraculeux. En s’installant sur la côte, les saints de Tît conquièrent sur le littoral boisé un lieu de résidence. L’inhospitalité du rivage, due au manque Kitāb al-Istibṣār, 114 ; L’Afrique septentrionale au xiie siècle, 9-10. études récentes ont donné des cas concrets d’analyse de cette structure de l’espace. Cf. Y. Benhima, Safi, 106-124. 140  E. Dermenghem, Le culte des Saints dans l’Islam maghrébin, Paris, Gallimard, 1982 (1re éd. 1954), 17. 138 

139  Des

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d’eau potable, ne semble pas les incommoder ; grâce à leur sainteté, l’eau de mer perd même sa salinité ».141 Le pouvoir du saint est clairement de même nature que le pouvoir d’un talisman. Cependant, cette personnalisation du pouvoir protecteur autour de la figure d’Abū Muḥammad Ṣāliḥ aux vie/xiie-viie/xiiie siècles implique une restructuration de l’espace et de son adéquation avec les tribus et clans berbères locaux : le ribāṭ d’Abū Muḥammad Ṣāliḥ à Safi finit par supplanter le Ribāṭ Šākir installé antérieurement et pivot essentiel de la présence de la tribu berbère Ragraga. La prééminence d’Abū Muḥammad Ṣāliḥ conduisit à la polarisation d’un dense réseau de confréries (zāwiya) soufies :142 « l’émergence de Safi s’accompagna d’un remodelage de l’organisation de l’ensemble de l’espace régional ».143 Comme nous l’avons vu, une des différences dans l’historiographie du saint et du talisman dans l’espace urbain est que le saint patron d’une ville n’est pas nécessairement son fondateur, parfois même un saint fondateur est-il supplanté comme à Tlemcen où Abū Madyan supplanta Dāwūdī.144 Dans ce dernier cas, la ville se caractérise par une profusion de saints : Sidi Būmadyan (= Abū Madyan), Sidi Ṭāhar, Lalla Sittī, Sidi Muḥammad de Arima, Sibi Ibn ʿAmmār, Sidi Mʿammar b. ʿAliya, etc. Le lien avec les saints « exprime une modalité du croire qui se rapporte à différents registres, ceux du religieux, du politique, […] et qui mobilise des mémoires locales, familiales et individuelles ».145 À l’inverse, le talisman représente bien souvent un objet, un monument, un bâtiment présent depuis les « anciens temps », toujours bien antérieurs à la conquête musulmane. Les récits suggèrent alors que l’islam, en détruisant les talismans anciens et en réinvestissant l’espace avec des saints, refonde et remodèle la cité. Les exemples de saints urbains sont nombreux et abondamment relayés, surtout dans la littérature maghrébine. Comme l’indique Catherine Mayeur-Jaouen sur le cas égyptien, « ce n’était plus désormais une sor141  Y. Benhima, Safi, 46. L’auteur s’appuie ici sur un manuscrit du Bahğat al-nāẓirīn wa-uns al-ʿārifīn d’Ibn ʿAbd al-ʿAẓīm al-Azammūrī conservé à la bibliothèque générale de Rabat. 142  Ibid., 124. 143  Ibid., 124. 144  S. Andezian, « Le lien avec les saints dans l’espace tlemcénien », dans M. Kerrou (dir.), L’autorité des saints. Perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerrannée occidentale, Paris, IRMC, 1998, 163-182, 167. 145  Ibid., 180-181.

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cellerie effectuée par des mages qui triomphait, mais les vertus et l’ascétisme d’un homme béni de Dieu. On passait ainsi de la pratique magique au miracle. La différence n’était pas mince, elle écartait l’objet (stèle, peau empaillée, signes) pour introduire l’homme de Dieu, elle donnait un sens moral et mystique à l’apaisement des crocodiles ».146 L’hostilité naturelle du milieu est bien un élément essentiel de l’historiographie islamique sur le Maghreb comme nous l’avons vu. Talismans et saints relèvent cependant de deux logiques bien distinctes : le talisman est avant tout mis en récit. Dans le cas de l’Orient, l’essentiel des talismans antiques ont été détruits. Des récits expliquent un monument ancien en l’investissant d’un pouvoir ou d’une histoire particulière : c’est la littérature qui fait le talisman. À l’inverse, les saints sont une réalité tangible : non seulement la tombe incarne la présence du saint et de sa baraka, mais en outre les rites de pèlerinages et les fêtes inscrivent ce saint dans la vie de la cité même. La bénédiction du saint venant de Dieu, elle est pérenne, alors que les talismans peuvent être détruits. Le saint n’est donc pas qu’un récit que l’on consigne dans la mémoire collective, dans une chronique ou un ouvrage à caractère géographique, mais procède de la mémoire vivante de la cité. 5. CONCLUSIONS Les récits de magie dans le Maghreb médiéval mettent en exergue les caractéristiques supposées de l’espace et des tribus locales. Le milieu, jugé hostile, ne semble pas avoir été aussi bien maîtrisé par les Anciens qu’en Orient et ce sont les saints qui permirent le mieux une installation humaine durable ou un renouveau d’antiques cités romaines. Les talismans, perçus non comme de la magie à proprement parler mais comme un des stades les plus aboutis de la connaissance de la « science de la nature » marquent peu l’aire maghrébine, alors qu’en Orient, les talismans sont une manifestation de cette antique présence. La destruction ou la réappropriation de ces objets et monuments est une arabisation et islamisation de ces anciennes terres latines chrétiennes. Quant à la magie pratique et vivante, elle se situe davantage chez les Berbères que dans les pôles urbains et il s’agit alors majoritairement d’une magie susceptible de conduire à la rébellion et la sédition. La magie est d’une manière générale 146  C. Mayeur-Jaouen,

« Crocodiles et saints du Nil », 755.

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la caractéristique de l’« autre » : celui d’une autre religion, d’un autre peuple, d’une autre classe sociale, etc. Pour les auteurs, principalement arabes et citadins, l’ « autre » est irrémédiablement le Berbère, nomade, agreste. Ces récits sur la magie, s’ils peuvent tirer leur substance d’événements historiques réels, témoignent de la perception que pouvaient en avoir ces auteurs et donc de la perception qu’ils pouvaient avoir d’euxmêmes.

UNE CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES TERRITORIES DU SACRÉ

RÉCITS DE FONDATION ET ISLAMISATION DE LA MÉMOIRE URBAINE AU MAGHREB Dominique Valérian Université Lumière Lyon 2 – CIHAM UMR 5648

1. INTRODUCTION On considère, souvent à juste titre, que la ville a été un des principaux vecteurs et foyers de l’islamisation. Elle apparaît en effet dans les textes, au moment de sa fondation, comme déjà parée de tous les caractères de la ville musulmane — ou du moins des caractères que l’on veut bien attribuer à la ville musulmane.1 Sans entrer dans le débat sur ces attributs et leur généralisation possible ou non, ce qui nous intéresse ici est de voir comment, à travers les récits de fondations de villes, les auteurs donnent à ces dernières, d’emblée, une identité musulmane, et plus précisément orthodoxe (du moins pour les auteurs sunnites).2 Autant dire que ces textes 1  Une abondante littérature est consacrée à l’existence d’un modèle de ville « islamique » et « arabe ». Voir notamment sur cette question : A. Bouhdiba, D. Chevallier (dir.), La ville arabe dans l’Islam, Tunis-Paris, CERES-CNRS, 1982 ; Ph. Panerai, « Sur la notion de ville islamique », Peuples méditerranéens, 46, 1993, 13-30, et S. Denoix, « Types divers ou modèle unique, la structure des villes médiévales du monde musulman », dans Cl. Nicolet (dir.), Mégapoles méditerranéennes. Géographie urbaine rétrospective, Rome-Aix-en-Provence-Paris, Maisonneuve et Larose-MMSH, 2000, 912-937. 2  Nous nous appuyons ici sur des traditions textuelles principalement sunnites. Pour une vision ibadite des récits de fondations urbaines, voir l’étude récente de C. Aillet, « Tāhart et les origines de l’imāmat rustumide : matrice orientale et ancrage local », dans A. Nef, M. Tillier (éds.), Le polycentrisme dans l’Islam médiéval: les dynamiques régionales de l’innovation, Annales islamologiques, 44, 2010, 47-78.

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ne nous apprennent pas grand-chose sur le processus d’islamisation de la cité, puisqu’ils visent précisément à réduire ce processus à un moment fondateur, qui efface toutes les étapes intermédiaires et surtout ce qui, dans ce passé, pourrait entrer en contradiction avec l’islam orthodoxe qu’ils veulent mettre en avant. Ils nous renseignent en revanche sur la mémoire que l’on a voulu, à un certain moment, donner à la ville, ou conserver de la ville. À cet égard, on peut parler d’islamisation de cette mémoire urbaine, voire de « sunnisation » de cette mémoire, en ne conservant que certains éléments choisis, éventuellement en en occultant d’autres. Les textes qui nous sont parvenus reflètent bien sûr un discours produit par l’élite savante, souvent liée au pouvoir et au religieux. Il est bien difficile de savoir dans quelle mesure ce récit faisait autorité et recoupait ce que l’on peut appeler la « mémoire collective » de l’époque.3 En revanche, les traditions orales recueillies par des enquêtes menées au xixe ou au xxe siècle montrent qu’il a contribué à modeler, avec le temps, cette mémoire collective. Cela pose en tout cas la question de la position de ces auteurs dans le champ politique et religieux, et donc du contexte d’élaboration, ou plutôt de fixation, du récit.4 La lecture de ces textes montre en tout cas quelques motifs récurrents du récit de fondation, dont certains du reste n’ont rien de spécifiquement maghrébin ni même musulman. On les retrouverait également dans d’autres contextes, comme par exemple pour les cités grecques ou romaines, ou encore les communes italiennes, dont les récits de fondation ont été bien étudiés.5 On les rencontre surtout dans les récits de fondaL’exemple du récit de fondation de Tlemcen véhiculé par la ‘āmma et dénoncé par Ibn Ḫaldūn comme reflet de la crédulité des masses (cf. infra) montre que plusieurs traditions pouvaient coexister à certaines époques. 4  L’idéal serait de pouvoir dégager les différentes strates d’élaboration de cette mémoire, ce qui permettrait d’étudier plus finement les processus d’émergence de certains motifs, de sélection ou d’élimination d’éléments du récit de fondation. Mais cette enquête est rarement possible avec les textes qui nous été conservés. 5  Voir P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983, 87; S. Lefebvre, « Gérer la postérité du héros fondateur dans l’antiquité : de la fondation à l’élaboration d’un mythe », dans A. Cabantous (dir.), Mythologies urbaines. Les villes entre histoire et imaginaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, 123-144 ; R. Bordone, Uno Stato d’animo. Memoria del tempo e comportamenti urbani nel mondo comunale italiano, Florence, Firenze University Press, 2002  ; G. Fasoli, « La nascita di un mito », Studi storici in onore di Gioacchino Volpe, Florence, G. C. Sansoni, 1958, 1, 447-479, rééd. dans F. Bocchi, A. Carile, A. I. Pini (éd.), Scritti di storia medievale, Bologne, La Foto-cromo emiliana, 1974, 445-471 ; G. Petti Balbi, « Il mito nella memoria 3 

  Récits de fondation et islamisation de la mémoire urbaine au Maghreb 153

tion de villes de l’Orient musulman.6 Les enjeux, d’ailleurs, ne sont pas uniquement religieux : ces récits ont souvent une forte dimension politique (ou politico-religieuse), au service de programmes de légitimation d’une dynastie en particulier.7 De même, ils servent à affirmer une certaine vision de l’urbanité, elle aussi liée en partie au religieux, mais pas exclusivement.8 A priori, seules les villes fondées par les musulmans entrent dans le cadre de cette enquête, mais en réalité les choses sont plus complexes. Tout d’abord nous n’avons conservé de récits de fondations que pour un nombre assez limité de villes. Pour beaucoup d’entre elles, les textes se contentent, dans le meilleur des cas, de nous donner l’identité des fondateurs, mais sans développer un récit à proprement parler. En fait, seules les plus grandes, celles qui ont abrité le siège d’une dynastie, nous offrent des récits un peu circonstanciés — ce sont aussi celles autour desquelles s’est développée une tradition historiographique, souvent dynastique.9 Mais ces récits ne concernent pas que les fondations musulmanes : certaines villes préislamiques, en raison de l’importance qu’elles ont prise à un moment donné, ont vu se développer à leur sujet des récits de fondation chez les auteurs arabes. Il faut cependant distinguer ces deux cas de figure, car les récits sont sensiblement différents : dans un premier cas, avec les villes fondées par les musulmans (ou considérées comme telles, ce qui revient un peu au même pour nous), comme Kairouan, Fès ou Bougie, il y a l’affirmation d’une rupture par la fondation, qui est aussi le signe de la mainmise de l’islam sur la ville et sa région. Dans le cas des villes préislamiques, genovese », Atti della Società genovese di Storia Patria, 29, 1989, 211-232, rééd. « Il mito citadino », dans Ead., Una Città e il suo mare. Genova nel Medioevo, Bologne, Editrice CLUEB, 1991, 311-326 ; V. Lamazou-Duplan (éd.), Ab urbe condita… : fonder et refonder la ville. Récits et représentations, second Moyen Âge - premier xvie siècle, Pau, Presses Universitaires de Pau et laboratoire FRAMESPA, 2011. 6  Voir en particulier J.-Cl. Garcin (dir.), Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, Rome, École française de Rome, 2000, fruit d’une enquête sur les villes du monde musulman qui incluait la question des identités urbaines. 7  En ce sens ils dépassent le cadre de la seule ville. 8  Une réflexion mettant en perspective les développements urbanistiques des grandes villes, les « mégapoles », et l’identité même de ces cités a été proposée dans le recueil de contributions de Cl. Nicolet et al. (dir.), Mégapoles méditerranéennes. 9  Voir le cas des « villes idrissides » dans P. Cressier, M. García Arenal (éds.), Genèse de la ville islamique en al-Andalus et au Maghreb occidental, Madrid, Casa de Velázquez-CSIC, 1998.

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comme Ceuta, Tanger ou Tunis, les récits montrent plutôt la recherche d’une continuité et d’une inscription ancienne de la ville dans une histoire « islamique » au sens large, qui intègre l’histoire des prophètes reconnus par le Coran. 2.  L’INSCRIPTION DE LA FONDATION DANS LE PLAN DIVIN Le récit de fondation a d’abord pour fonction d’inscrire la ville dans un dessein divin, et de sacraliser ses origines. Cela est d’autant plus nécessaire que l’on est, au Maghreb, très éloigné des terres qui ont porté la révélation coranique, et que le processus de conquête y a été long et conflictuel. L’entreprise est en apparence plus aisée pour les villes fondées par les musulmans, qui renvoient à un temps historique bien identifié, à défaut d’être bien connu, celui de la conquête ou des premiers temps de l’Islam au Maghreb, voire à des périodes plus récentes encore. La figure du fondateur prend alors une dimension particulière, et fait l’objet de manipulations qui vont au-delà du récit de fondation, surtout quand il est aussi à l’origine d’une dynastie. Sa piété, et parfois sa sainteté, sont mises en avant, comme dans le cas de ‘Uqba b. Nāfi‘ à Kairouan ou d’Idrīs  II à Fès (qui fait l’objet d’un culte à partir de l’époque mérinide). Le premier est auréolé de son statut de successeur des compagnons du Prophète, et surtout de conquérant du Maghreb, dont il aurait parcouru toute l’étendue jusqu’à l’Atlantique dans une chevauchée flamboyante. Lors de la fondation de Kairouan, il est entouré d’autres compagnons et successeurs qui ont participé avec lui à l’expansion de l’islam à l’ouest. Enfin sa mort en martyr contribue à parachever la figure du saint homme. Plus tard, d’autres éléments viennent ajouter à la sainteté de Kairouan,10 mais ‘Uqba demeure la figure dominante. À l’ouest du Maghreb, Idrīs  II présente un profil similaire, largement retravaillé à l’époque mérinide.11 Sa généalogie le relie alors de manière plus étroite encore au Prophète, ce qui a son im10  Voir M. Sakly, « Kairouan », dans J.-Cl. Garcin (dir.), Grandes villes méditerranéennes, 84 : on y trouve le cimetière des Qurayš et la tombe du barbier, avec les poils de barbe du Prophète, qui font de Kairouan un deuxième lieu de sépulture de Mahomet, ainsi que le puits de Bi’r Barrūṭa que la tradition met en relation avec celui de Zamzam à La Mecque. 11  H. L. Beck, L’image d’Idris II, ses descendants de Fâs et la politique sharîfienne des sultans mârinides (656-869/1258-1465), Leyde, Brill, 1989.

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portance à une époque où le chérifisme se développe au Maroc. Dans ces deux cas les textes mettent en scène des héros venus d’Orient, qui établissent un lien direct avec l’époque et la terre de la prédication. Mais la figure sainte du fondateur se retrouve également pour des personnages moins importants, comme l’émir hammadide al-Nāṣir, fondateur de Bougie en 1067. Une tradition orale, donc difficile à dater, donne à ce prince berbère une origine orientale, qui le rattache aux autres grands fondateurs de villes et de dynasties, et surtout dessine la figure d’un homme saint et d’un martyr : il aurait en effet disparu un jour pour se retirer dans l’île des Pisans, à quelques kilomètres de sa ville, pour y vivre en ascète, ne se nourrissant que de ce que lui offrait Dieu. Une autre tradition le fait partir avec une armée immense, pour combattre les chrétiens en Espagne, lui conférant ainsi un statut de combattant du djihad qui le rangeait parmi les grands souverains de l’Islam.12 Les circonstances de la fondation de la ville font par ailleurs intervenir Dieu, sous forme de songes ou de prédictions diverses. L’astrologie n’apparaît pas directement dans les récits au Maghreb, contrairement à ce que l’on trouve en Orient.13 Les songes, par lesquels Dieu s’adresse plus ou moins directement aux fondateurs pour les guider, sont en revanche bien présents. Ainsi, à Kairouan, les gens se divisant pour la détermination de la qibla, c’est un songe qui révèle à ‘Uqba comment procéder : à son réveil, il entendra un takbīr, que les autres n’entendront pas ; il devra alors marcher en direction de la voix et, lorsque celle-ci s’arrêtera, il plantera sa lance qui indiquera la localisation du miḥrāb.14 Dans une tradition tardive concernant Fès, c’est l’ange Gabriel, traditionnel messager de Dieu, qui aurait révélé au jeune Idrīs  II, âgé alors de 12  ans, l’emplacement et le destin futur de la ville.15 De même, la fondation de 12  L.-Ch. Féraud, « Notes sur Bougie. Légendes – traditions », Revue Africaine, 2, 1857, 464. 13  Voir, pour Bagdad, al-Ya‘qūbī, Livre des pays (Kitâb al-buldân), trad. G. Wiet, Le Caire, IFAO, 1937, 4 et suiv. 14  Al-Mālikī, Riyāḍ al-nufūs, éd. B. Al-Bakkūš et M. Al-‘Arūsī al-Maṭwī, Beyrouth, e 2.  éd., 1994, 12-13 ; trad. H. R. Idris, « Examen critique des récits d’al-Mālikī et d’Ibn ‘Iḏārī sur la conquête de l’Ifrīqiyya  », Arabica, 11, 1964, 12. Ce geste rappelle certains récits sur le Prophète, qui indiquait ainsi la direction de la prière à ses compagnon : G. Marçais Tunis et Kairouan, Paris, Librairie Renouard, 1937, 14. 15  D’après le texte d’al-‘Ašmāwī (fin du xiie/xviiie siècle), traduit par L.-Ch. Féraud, « Les Chorfa au Maroc », Revue Africaine, 21, 1877, 381-382. Voir aussi M. García-Arenal, E. Manzano Moreno, « Idrīssisme et villes idrīssides », Studia Islamica, 82, 1995, 8.

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la ville est annoncée par des prédictions, transmises souvent par un personnage rencontré sur place, parfois un moine.16 Enfin, la Tradition est mobilisée, comme pour la fondation de Mahdia, qui aurait été annoncée par des compagnons du Prophète.17 Pour Fès, Ibn Abī Zar‘ rapporte un hadith du Prophète lui-même, qui annonce la fondation de la ville.18 Les premiers gestes du fondateur contribuent enfin à la sacralisation de la ville. Les récits insistent sur certains moments, comme la fondation de la mosquée, son tracé ou la détermination de la qibla. Ils insistent aussi sur les ablutions qui précèdent les actes importants de la fondation, ou sur des faits miraculeux, comme ‘Uqba s’adressant aux bêtes sauvages pour les faire fuir :19 « Ô serpents et fauves ! Nous sommes les Compagnons de l’Apôtre de Dieu, Dieu le bénisse et le sauve, déguerpissez donc loin de nous, car nous allons nous installer [ici] et quiconque sera trouvé par nous après cela, nous le tuerons ! » À la suite de quoi, les gens virent une chose étonnante : à savoir que les fauves sortirent des broussailles portant leurs lionceaux, obéissants et soumis, le loup portant ses louveteaux et le serpent portant ses petits.

Il est cependant difficile de parler ici de rituel de fondation proprement dit, car on a du mal à décerner un processus établi et constant, encore que le récit concernant Kairouan ne soit pas dépourvu d’éléments rituels.20 L’ensemble du récit contribue en tout cas à souligner la place éminente de la cité dans l’Islam et son histoire, à travers les gestes et la personnalité du fondateur. Le procédé est nécessairement différent pour les villes préislamiques, pour lesquelles il est difficile de trouver un héros fondateur musulman infra à propos de Fès et de Tunis. Founding the Fatimid State  : the rise of an early Islamic empire. An annotated English translation of al-qāḍī al-Nu‘mān’s Iftitāḥ al-Da‘wa, Londres-New York, I. B. Tauris, 2006, 75. 18  Ibn Abī Zar‘, Rawḍ al-qirṭās, éd. C. J. Tornberg, Uppsala, 1843, 18 ; trad. H. L. Beck, L’image d’Idris II, 65 (et A. Beaumier, Raudh El-Kartas. Histoire des Souverains du Maghreb et annales de la ville de Fès, Paris, Ministère des Affaires Étrangères, 1840, 42). 19  Ibn ‘Iḏārī, Bayān al-Muġrib, éd. G. S. Colin, E. Lévi-Provençal, Leyde, Brill, 1948, 20 ; trad. H.-R. Idris, « Examen critique », 13. 20  J.-Cl. Garcin, « Bilans », dans id. (dir.), Grandes villes méditerranéennes, 307. La communauté des musulmans ne semble cependant pas mobilisée pour participer à un acte de fondation qui est surtout le fait d’un homme, ‘Uqba. 16 Voir

17 H. Haji,

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— même s’il y a parfois des phénomènes de refondation après destruction de la ville préexistante, comme pour Tunis avec Ḥassān b. al-Nu‘mān.21 On quitte alors le champ du récit historique, fût-il empreint de légende, pour entrer dans celui du mythe et les récits se rapprochent sensiblement de ceux que l’on peut rencontrer pour les cités antiques ou les villes italiennes au Moyen Âge qui font intervenir des personnages mythologiques. On se déplace donc dans une temporalité plus reculée, et les personnages sortent de la chronique des faits historiques.22 L’enjeu est alors de réinsérer ces villes dans une histoire islamique au sens large et dans un espace qui est celui de la prophétie, c’est-à-dire celui des pérégrinations supposées des prophètes annonçant Muḥammad.23 À Ceuta par exemple, si les mythes grecs en relation avec Hercule ont un peu résisté, ils sont le plus souvent remplacés par des récits tirés de la tradition monothéiste, telle qu’elle apparaît dans le Coran, donc parfois en la corrigeant et en l’« islamisant ». On écarte les traditions trop païennes, en ne conservant que le souvenir d’Alexandre, identifié au Ḏū l-Qarnayn du Coran (XVIII, 83-98), que sa mission conquérante d’inspiration divine porte aux extrémités du monde, et qui prépare la prophétie autant que la conquête musulmanes. Il revient du reste dans nombre de récits de fondations, pour Alexandrie d’Égypte bien sûr, mais aussi ailleurs.24 Ce sont cependant surtout les prophètes de la Bible que l’on mobilise, si possible les plus

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En 80/699, après avoir pris et détruit Carthage, le général omeyyade Ḥassān b. alNu‘mān fonde Tunis, sur un site attesté dès le ive siècle avant notre ère. « Tunis », EI2, X, 677 (P. Sebag). 22  Cl. Calame, Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque. La création symbolique d’une colonie, Lausanne, Éditions Payot, 1996, 21. 23  « Once safely and solidly Muslim, a city might wish to find itself a truly Islamic genealogy, so to speak to convince itself that its origins or perhaps merely the origin of its more prominent sanctuaries, had been connected with some figure of Muslim mythology, preferably one of the prophets whom Muhammad had acknowledged as a predecessor  »  : G.  E.  Von Grunebaum, «  The Sacred Character of Islamic Cities  », ‘A.  Badawī (éd.), Mélanges Ṭāhā Ḥusayn, Le Caire, Dār al-Ma‘arif, 1962, 25-37 ; rééd. id., Islam and Medieval Hellenism: Social and Cultural Perspectives, Londres, Variorum Reprints, 1976 (prenant les exemples d’Alep et Damas). Ces références à l’histoire biblique sont plus fréquentes en Orient, où le lien est, il est vrai, plus facile à établir : H. Busse, « Der Islam und die biblischen Kultstätten », Der Islam, 42, 1966, 113-147. 24  F. de Polignac, « L’imaginaire arabe et le mythe de la fondation légitime », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 46, 1987, 55-62. Pour Alexandrie, le conquérant macédonien n’est cependant que le dernier d’une longue lignée de fondateurs/ refondateurs, incluant Salomon qui y aurait fondé un temple : id., 57.

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reculés.25 Les tribus berbères de la région du Détroit sont ainsi rattachées à la descendance de Noé, qui apparaît dans plusieurs récits de fondations issus de la tradition orale, au Maroc comme dans le Sud tunisien.26 Là encore, on retrouverait des récits semblables en Orient, par exemple pour Alep, dont on fait remonter la fondation à Abraham.27 La Tradition vient au renfort de ces légendes. Toujours à propos de Ceuta, un hadith circule en 400/1009-10 et est rapporté pour la première fois par le cadi ‘Iyāḍ, reprenant cette origine : Au Maghreb, il y a une cité, sise au confluent de deux mers. C’est une ville fondée par Sabt, fils de Cham, fils de Noé. Son nom dérive de son fondateur : elle s’appelle Sabta.

Le cadi ‘Iyāḍ se refuse à en garantir l’authenticité, mais cette réserve disparaît dans les textes plus tardifs.28 De même, Tunis est comparée dans un hadith au manteau vert du Prophète.29 D’autres personnages, comme al-Ḫaḍir,30 sont très sollicités. Ainsi une légende, rapportée par Ibn Khaldūn pour la réfuter, courait à propos de la fondation de Tlemcen :31 On doit regarder comme indigne de foi ce que racontent quelques gens de la ‘āmma de Tlemcen, qui disent : “notre ville est d’une haute antiquité, car on voit encore, dans le quartier d’Agadir, la muraille dont il est question dans le chapitre du Coran qui y renferme l’histoire d’al-Ḫaḍir et de Moïse [XVIII, 76 s.]”. Il est difficile d’admettre cette assertion : Moïse ne quitta 25  On rencontre le même phénomène pour Gênes avec le récit de Jacques de Voragine, qui insère les héros fondateurs païens dans l’histoire des prophètes bibliques : G. Petti Balbi, « Il mito nella memoria genovese », 317-320. 26  H. Ferhat, Sabta des origines au xive siècle, Rabat, Ministère des Affaires Culturelles, 1993, 30-31 ; J. Dakhlia, « Des prophètes à la nation : la mémoire des temps anté-islamiques au Maghreb », Cahiers d’études africaines, 107-108, 1987, 243-245. 27  A.-M. Eddé, « Alep », dans J.-Cl. Garcin (dir.), Grandes villes méditerranéennes, 173-174. 28  Al-Qāḍī ‘Iyāḍ, al-Ghunya : fihrist shuyūkh al-Qāḍī ʻIyāḍ, éd. M. Z. Djarrār, Beyrouth, 1982, 117. Voir H. Ferhat, Sabta, 31-32. 29  M. Chapoutot, « Tunis », dans J.-Cl. Garcin (dir.), Grandes villes musulmanes, 261. 30  Sur la tradition coranique et islamique d’Al-Khaḍir (ou al-Khiḍr), et son lien avec Moïse et le rocher de Gibraltar, voir « al-K̲ h̲ aḍir », EI2, IV, 935-938 (A. J. Wensinck). 31  Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-‘ibar, éd. Kh.  Shiḥada, S. Zakkār, Ta’rīkh Ibn Khaldūn, Beyrouth, 1981-1983, rééd. 2000, VII, 101 ; trad. W. Mac Guckin De Slane, Histoire des Berbères, Alger, Imprimerie du Gouvernement, 1852-1856, revue par P. Casanova, Paris, P. Geuthner, 1956, 332-333.

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jamais l’Orient pour se rendre au Maghreb, et le royaume des enfants d’Israël ne s’étendait pas jusqu’à l’Ifrīqiyya et encore moins jusqu’aux pays situés au-delà de cette contrée. Il faut donc regarder ce renseignement comme une fable provenant de l’esprit inné de partialité qui porte les hommes à exalter leur ville natale, le pays d’où ils tirent leur origine, la science qu’ils cultivent, le métier qu’ils exercent.

Mais d’autres traditions, écrites cette fois, se développent dans la région au sujet d’al-Ḫaḍir, notamment dans la littérature soufie qui en fait le principal inspirateur des saints,32 et on retrouve ce personnage pour Tunis et le lac de Radès.33 Le Coran lui-même est mobilisé, comme on vient de le voir pour les villes du détroit de Gibraltar, identifié au « confluent des deux mers » (XVIII, 60-61), verset qui fait référence à Moïse. Cela permet de rattacher des terres très éloignées de la péninsule Arabique à l’espace de la prédication, procédé que l’on retrouve également pour l’Égypte.34 On voit alors se développer, peut-être d’abord dans les milieux juifs selon l’hypothèse d’Ahmed Siraj,35 la légende qui fait passer Moïse par le rocher de Ceuta, légende reprise ensuite par les auteurs musulmans comme al-Qazwīnī, un auteur oriental du xiiie siècle, mais qui affirme s’appuyer sur des sources andalouses antérieures.36 32  H. Ferhat, « Réflexions sur al-Khadir au Maghreb médiéval : ses apparitions et ses fonctions », dans Ead., Le Maghreb aux xiie et xiiie siècles : les siècles de la foi, Casablanca, Wallada, 1993, 41-53. 33  Kitāb al-Istibṣār, éd. A. de Kremer, Vienne, 1852, 10, trad. E. Fagnan, « L’Afrique septentrionale au xiie siècle de notre ère. Description extraite du Kitâb al-Istibçar », Recueil des notices et mémoires de la société archéologique de Constantine, 1899, 18. L’épisode en question évoque un passage du Coran (XVIII, 71). 34  Par exemple dans al-Muqaddasī, Aḥsan al-taqāsim fī ma‘rifat al-aqālīm, trad. angl. B. A. Collins, revue par M. H. Alta’i, The Best Divisions for Knowledge of the Regions, Reading, Garnet, 1994, 176 : « Dieu a plusieurs fois mentionné cette région dans le Coran, et a montré sa prééminence à l’humanité. Elle est une des deux ailes du monde […]. Ses bienfaits se répandent à l’Est et à l’Ouest, car Dieu l’a placée entre les deux mers et a chanté ses louanges et étendu sa réputation du Levant au Couchant. Sachez que la Syrie, avec toute sa grandeur, n’est pour elle qu’un district rural, et le Hidjāz, avec ses habitants, en dépend. Elle est dite “la colline” (al-rabwa) (Coran, XXIII, 50), et sa rivière coule avec du miel au Paradis ». 35  A. Siraj, L’image de la Tingitane. L’historiographie arabe médiévale et l’antiquité nord-africaine, Rome, École française de Rome, 1995, 478. 36  Al-Qazwīnī, Kitāb āṯār al-bilād, éd. F. Wüstenfeld, Zakarija Ben Muhammed Ben Mahmud el-Cazwini’s Kosmographie, 2, Die Denkmäler der Länder, Göttingen, 1848, 134.

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Ces récits revendiquent bien sûr la grandeur et l’ancienneté de la ville, comme le dénonce Ibn Khaldūn à propos de Tlemcen. Tanger serait ainsi la plus ancienne ville du Maghreb, voire la plus ancienne du monde après La Mecque.37 Cette revendication est particulièrement importante dans le cadre du développement des textes sur les mérites des Berbères, qui visent en partie à rivaliser avec les Arabes, traditionnellement considérés comme les uniques vecteurs de la Prophétie.38 Mais ils expriment aussi une volonté d’affirmer l’inscription de la ville dans une géographie et un temps sacrés, ce dernier étant celui du Coran et plus largement de l’histoire des Prophètes et de l’Islam. 3.  RUPTURE ET CONTINUITÉS Dans cette histoire, qu’elle soit légendaire ou mythique, le moment du passage à l’islam est bien sûr fondateur, même lorsque les auteurs considèrent que la ville appartenait déjà à l’espace de la prophétie avant l’arrivée des conquérants musulmans. La fondation en ce sens introduit une rupture par rapport à un passé anté-islamique – mais qui intègre aussi des éléments de continuité. Le héros fondateur est en effet celui qui introduit l’islam dans le pays, précisément par la fondation de la ville où s’installe le pouvoir musulman. C’est donc une nouvelle ère qui s’ouvre, et le contraste avec ce qui précède est fortement mis en scène. Cela est particulièrement net pour ‘Uqba à Kairouan, ou Idrīs II à Fès. Les paroles de ‘Uqba, avant de fonder Kairouan, sont à cet égard révélatrices :39 Je remarque qu’en Ifrīqiyya, quand un imam y pénètre, les populations embrassent l’islam et que, quand il en sort, tous ces nouveaux adhérents se détournent de la foi divine. Ne pensez-vous pas, Ô musulmans, à fonder une ville qui soit pour vous une cause de puissance sans fin ?

37  Il s’appuie sur le Kitāb ‘ağā’ib al-buldān d’Ibn al-Ğazzār (médecin kairouanais mort vers 395/1004-5). Al-Zuhrī, « Kitāb al-ğa‘rāfiyya. Mappemonde du calife al-Ma’mūn reproduite par Fazārī (iiie/ixe  siècle), rééditée et commentée par Zuhrī (vie/xiie siècle) », éd. M. Hadj-Sadok, Bulletin d’Études Orientales, 21, 1968, 194 ; trad. A. Siraj, L’image de la Tingitane, 115. 38 On retrouve un même mécanisme avec les cités italiennes du Moyen Âge, qui s’inventent une origine illustre et lointaine, leur permettant de rivaliser avec Rome : R. Bordone, Uno Stato d’animo, 79 39  Kitāb al-istibṣār, 3-4 ; trad. E. Fagnan, « L’Afrique septentrionale », 8.

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La ville est donc vue comme ce qui permet d’enraciner la religion dans le pays – et il n’est pas anodin que souvent les deux premières constructions, dont on trace parfois les plans dès le premier jour, sont la mosquée, qui permettra aux musulmans de se rassembler pour prier et de propager la nouvelle religion, et le palais du prince ou du gouverneur, qui assurera le triomphe de l’Islam par la domination politique sur les populations environnantes.40 Cette rupture s’exprime bien sûr par le geste fondateur, et les circonstances parfois miraculeuses qui l’entourent et le sacralisent. Le récit contribue à rétrécir le temps de la formation de la ville, dont on gomme les étapes pour ne conserver que le point d’origine, contribuant à dramatiser l’événement et à accentuer l’impression de rupture. Mais ce qui en rend le plus compte est la description du lieu avant la fondation, qui permet, par un effet de contraste, de souligner le changement. Ce qui domine, le plus souvent, est un paysage marqué soit par les ruines, éventuellement provoquées par le conquérant, soit par la sauvagerie. Tunis est ainsi rasée et livrée aux flammes par Ḥassān b. al-Nu‘mān, avant d’être refondée sur des bases nouvelles, avec notamment la construction d’une mosquée.41 De même, les géographes évoquent les ruines antiques, qui viennent rappeler la mort des civilisations qui ont précédé l’Islam. Ainsi, à propos de Bougie, l’anonyme du Kitāb al-istibṣār écrit : « On dit qu’il existait des ruines antiques et qu’il s’y était déjà élevée une ville autrefois », avant de rapporter le récit de la fondation.42 Mais le motif le plus important est sans doute celui de la sauvagerie du lieu, qui vise à gommer toute trace de civilisation avant l’arrivée des musulmans. Le récit le plus abouti à cet égard est celui de la fondation de Kairouan. ‘Uqba y découvre « une vallée couverte d’arbres et d’arroche, véritable repaire de bêtes féroces, d’animaux sauvages et de reptiles », et les fait fuir par la seule force du verbe :43 « Habitants de la vallée », cria ‘Uqba de toutes ses forces, « quittez ces lieux — Dieu vous fasse miséricorde — car nous allons nous arrêter ici ». Pour Kairouan, Ibn ‘Iḏārī, Bayān al-Muǧrib, 20; H. R. Idris, « Examen critique », 14. Al-Bakrī, Kitāb al-masālik wa l-mamālik, éd. A.  van Leeuwen, A.  Ferré, Tunis, 1992, 693 ; trad. W. Mac Guckin De Slane, Description de l’Afrique septentrionale, Alger, Jourdan, 1913, 81. 42  Kitāb al-Istibṣār, 19 ; E. Fagnan, « L’Afrique septentrionale », 34. 43  Ibn ‘Abd al-Ḥakam, Futūḥ Ifrīqiyya wa l-Andalus (Conquête de l’Afrique du Nord et de l’Espagne), éd. et trad. A. Gateau, Alger, Jourdan, 1948, 60-63. 40 

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Trois jours de suite, il proclama cette invitation au départ. Alors, tous les animaux sauvages, toutes les bêtes féroces, tous les reptiles, sans exception, firent place nette.

On retrouve le même motif à propos de Marrakech :44 L’émir [almoravide] Abū Bakr, à la tête de ses soldats et guidé par les shaykhs des tribus, monta alors à cheval et se rendit dans la plaine de Marrakech  : c’était un espace vide, où l’on ne découvrait rien qui portât la marque de l’homme.

Ou encore pour Fès, dont « l’emplacement était un marécage couvert de broussailles »45. Tous ces récits mettent en scène le néant, le chaos originel,46 auxquels mettent fin la fondation de la cité et l’implantation solide de l’islam qu’elle permet. La dramatisation du récit fait passer, soudainement, de la sauvagerie à la civilisation, qu’incarne la ville musulmane. Cela se fait par le défrichement,47 parfois le creusement d’un puits,48 l’édification ou le tracé des murailles qui expriment déjà l’identité de la ville,49 et par la construction ou la planification de certains édifices emblématiques, dont la mosquée.

44  Ibn ‘Iḏārī, Bayān al-Muǧrib, trad. É. Levi-Provençal, « La fondation de Marrakech (462-1070) », dans Mélanges d’histoire et d’archéologie de l’Occident musulman, Alger, Gouvernement Général de l’Algérie, 1957, II, 119. 45  É. Levi-Provençal, Annales de l’Institut d’Etudes Orientales, IV, 1938, 34 (tradition d’al-Rāzī, rapportée par Ibn al-Abbār). 46 Voir également, dans un autre contexte, celui des fondations par les saints à l’époque moderne, H. Elboudrari, « Quand les saints font les villes. Lecture anthropologique de la pratique sociale d’un saint marocain du xviie siècle », Annales ESC, 40/3, 1985, 489-508. 47  Ainsi, un des premiers gestes de ‘Uqba à Kairouan est-il de faire couper les arbres : Ibn ‘Iḏārī, Bayān al-Muġrib, 20 ; H. R. Idris, « Examen critique », 13. 48  Avant de porter son choix sur le site de Fès, Idris fonde un premier établissement, au pied du djebel Zālaġ, et ses premiers gestes sont de construire des maisons, de percer des puits et de planter des oliviers et des vignes  : Ibn Abī Zar‘, Rawḍ al-Qirṭās, 14 ; A. Beaumier, Raudh El-Kartas, 32. Plus tard, les premiers travaux à Fès sont marqués par des défrichements qui révèlent des sources et des rivières : Ibn Abī Zar‘, Rawḍ al-Qirṭās, 19 ; A. Beaumier, Raudh El-Kartas, 41. C’est un topos que l’on retrouve également au Yémen : F. Mermier, « Les fondations mythiques de Sanaa et d’Aden », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 67, 1993, 133-134. 49  Ph. Gourdin, « Les fortifications du Maghreb d’après les sources écrites ; la vision d’Ibn Khaldûn », Res Orientales, 8, 1995, 25-31.

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Pour autant, à y regarder de plus près, cette rupture laisse apparaître aussi des signes de continuité. Celle-ci se fait non pas par rapport à la situation prévalant à l’arrivée du fondateur, marquée nous l’avons vu par le chaos et la sauvagerie, mais plutôt par rapport à un substrat plus diffus. Tout se passe comme si le site se trouvait dans une situation d’attente, prédisposé en quelque sorte à accueillir la ville et possédant une forme de sacralité préexistante. Qu’il s’agisse de fondations nouvelles ou considérées comme telles, ou de villes antérieures à la conquête, nous avons vu que des prédictions, des hadiths, voire des passages du Coran annoncent leur destin dans l’Islam. Mais dans le récit des événements qui accompagnent, ou plus souvent précèdent immédiatement la fondation, on voit souvent intervenir des personnages qui assurent en quelque sorte le passage de relais et permettent à une sacralité restée à l’état latent, en puissance, de se réaliser pleinement. C’est le cas en particulier des moines. Ainsi pour Fès Idrīs II rencontre-t-il fortuitement un moine chrétien (rāhib), menant une vie ascétique dans un ermitage (ṣawma‘a). Celui-ci lui annonce être le seul dépositaire d’une prédiction qui lui a été transmise par un autre anachorète qui vivait avant lui dans le même ermitage, annonçant qu’un souverain musulman portant le nom d’Idrīs relèvera la ville. Cette ville, depuis longtemps ruinée, s’appelait Sāf et deviendra Fās par inversion des lettres.50 De même, à propos de Tunis, les musulmans s’arrêtaient auprès de Taršīš pour converser avec un moine qui faisait retraite dans un ermitage près d’un olivier — qui sera le site de la future mosquée Zitouna.51 Cette présence de moines est d’autant plus intéressante que le monachisme ne semble pas s’être développé au Maghreb au-delà de la Tripolitaine — du moins nous n’en avons pas de trace, à part précisément dans ces récits de fondations.52 En revanche il est bien connu en Orient, où se sont forgés sans doute un certain nombre de motifs que l’on retrouve dans les récits de fondations de villes maghrébines.53 On pense bien sûr au moine Baḥīrā qu’aurait rencontré le ProIbn Abī Zar‘, Rawḍ al-Qirṭās, 18-19; A. Beaumier, Raudh El-Kartas, 40. Kitāb al-istibṣār, 11 ; E. Fagnan, « L’Afrique septentrionale », 19-20. On trouve également un moine dans le récit de la fondation de Mahdia dans M. Chapoutot, « Tunis », 259. 52  D. Valérian, « La permanence du christianisme au Maghreb : l’apport problématique des sources latines », Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle), Paris, Presses de la Sorbonne, 2011, 131-149. 53  S. O’Meara, « The Foundation Legend of Fez and other Islamic Cities in Light of the Life of the Prophet », Cities in the Pre-Modern Islamic World. The Urban Impact of Religion, State and Society, éd. A.  K.  Bennison, A.  L.  Gascoigne, Londres-New York, Routledge, 2007, 31, qui compare notamment les récits de fondation de Samarra et Fès. 50  51 

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phète,54 mais on peut aussi citer les récits de la fondation de Bagdad, dont celui de Ṭabarī qui fait intervenir une prédiction consignée dans des ouvrages anciens de moines chrétiens.55 Cette continuité avec une présence chrétienne s’affirme aussi à travers les lieux de culte. À Tunis encore, selon le récit de ‘Abd al-Wāḥid al-Marrākušī, «  L’emplacement choisi était occupé par un couvent très vénéré chez les Rūm, qui s’y rendaient en pèlerinage des pays les plus éloignés ; ce couvent fut démoli et remplacé par une mosquée. Le nom qu’on donna à la ville est celui du moine qui habitait le couvent ».56 À Kairouan, si le site est présenté comme vide de toute occupation humaine à l’arrivée de ‘Uqba, la grande-mosquée fut néanmoins construite avec des pierres venant d’une église située à proximité.57 Il y a donc une mise en scène, à travers la fondation de la cité, de la rupture que marquent l’introduction et l’implantation de l’islam dans la région. La dramatisation du récit, l’aura des légendes et des personnages fondateurs contribuent à faire de la fondation un moment de changement radical. La ville, dans ces récits, fait entrer le pays tout entier dans le Dār al-Islām, au même titre que la conquête, mais elle hérite aussi d’une sorte de « patrimoine sacré », transmis par des personnages pieux ou par une forme de continuité dans les édifices et les sites religieux. En réalisant les prédictions, transmises par des personnages plus ou moins légendaires ou par des hadiths, la fondation de la ville concrétise et actualise une sacralité qui restait latente au Maghreb. On peut dire qu’à sa manière, elle achève aussi la prophétie. 4.  UNE « SUNNISATION » DE LA MÉMOIRE ? Il y a donc incontestablement une islamisation de la mémoire de la ville, par le récit fondateur, à la fois en insérant la ville dans un espace 54  Ibid., 33, et plus largement Ibid., 32-35 la comparaison entre les éléments du récit de la fondation de Fès et la Geste prophétique telle que rapportée dans la Sīra. 55  Ch. Wendell, « Baghdad: Imago Mundi, and Other Foundation-Lore », International Journal of Middle East Studies, 2/2, 1971, 111-113. 56  ‘Abd al-Wāḥid al-Marrākushī, Kitāb al-Mu‘ğib, éd. R. Dozy, The History of the Almohades, Leyde, Brill, 1881, 256 ; trad. E. Fagnan, Histoire des Almohades, Alger, Jourdan, 1893, 302. 57  Al-Bakrī, Kitāb al-Masālik wa l-mamālik, 673; W. Mac Guckin De Slane, Description de l’Afrique septentrionale, 52.

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et un temps qui sont ceux de la prophétie, et en marquant le triomphe de l’islam par la conquête et la création de villes musulmanes. Tout cela pourrait se retrouver pour d’autres villes de l’Orient musulman, à travers un certain nombre de topoï dont certains ont sans doute été importés d’Orient.58 Resituer ces récits dans leur contexte précis d’écriture est autrement plus difficile. Une des questions importantes qui se pose est en particulier de savoir s’il y a eu une réécriture des récits de fondations dans le contexte d’affirmation et de consolidation du sunnisme au Maghreb. La date des récits est d’autant plus difficile à établir qu’ils sont sans doute le résultat d’une élaboration longue, d’emprunts à des traditions à la fois locales et à des modèles extérieurs, notamment orientaux, et de remodelages successifs. Tout au plus peut-on déterminer à quel moment ils sont mis par écrit, encore que l’absence de conservation des textes les plus anciens rende l’entreprise difficile. L’archéologie des textes arabes est, on le sait, particulièrement complexe ; le recours à la compilation n’est jamais servile et les transformations, sous quelque forme que ce soit, sont fréquentes. Dans certains cas cependant, comme pour Kairouan ou Fès, on peut évaluer assez sûrement à quel moment un récit se cristallise et prend sa forme canonique, ce qui permet de tenter une contextualisation. Les récits de fondation pour Kairouan apparaissent très tôt : Ibn ‘Abd al-Ḥakam (m. 257/871) nous offre une première version, écrite en Égypte, qui développe principalement le motif de la sauvagerie préexistante et le rôle de ‘Uqba. Mais c’est au ve/xie siècle que le récit se fixe vraiment, et les différentes versions qui circulent à partir de cette date semblent toutes emprunter à une source commune, la chronique du Kairouanais Ibn al-Raqīq (m.  après 418/1027-8) reprise à la fois par al-Mālikī dans le Riyāḍ al-Nufūs et par Ibn ‘Iḏārī.59 Chef de la chancellerie ziride dans le premier quart du xie siècle, Ibn al-Raqīq est contemporain de la « fièvre mālikite qui entraîna la rupture avec le Caire ».60 Faut-il en déduire pour autant qu’il s’agit d’une version « mālikite » du récit de fondation ? La question est d’autant plus délicate que le positionnement d’al-Raqīq n’est pas évident, Mohamed Talbi estimant même que sa chronique est « marquée 58 

Voir par exemple l’islamisation de la mémoire de Jérusalem dans S. H. Nasr, « The spiritual significance of Jerusalem – The islamic vision », The Islamic Quarterly, XLII/4, 1998, 233-242. 59  H. R. Idris, « Examen critique », 5-6. 60  Id., 5, 18

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par les sympathies shī‘ites de son auteur  ».61 Il y a cependant deux éléments importants dans le récit qui vont plutôt dans le sens contraire.62 Tout d’abord l’importance de la figure de ‘Uqba, que l’on trouve déjà dans la version d’Ibn ‘Abd al-Ḥakam, mais qui est amplifiée dans le récit du ve/xie siècle — or on sait que les Fatimides ont cherché à détruire la tombe du conquérant de l’Ifrīqiyya, envoyant à cet effet une expédition militaire qui fut miraculeusement dispersée par une violente tempête.63 De même, les Fatimides tentèrent de modifier la qibla de la grande-mosquée de Kairouan, et durent y renoncer face à l’opposition de la population de la ville.64 Or la principale nouveauté dans le récit d’al-Raqīq, par rapport à celui d’Ibn ‘Abd al-Ḥakam est précisément le long passage sur le choix de la qibla par ‘Uqba à la suite d’un songe dans lequel Dieu lui indique la marche à suivre — ce qui pourrait être interprété comme une réaction des docteurs malikites à la volonté chiite de remettre en cause cette qibla. Le deuxième exemple est celui de Fès, déjà bien étudié par Évariste Lévi-Provençal et Herman Beck. La fixation du texte « canonique » est ici plus tardive, puisqu’elle apparaît chez Ibn Abī Zar‘ au xive siècle, dans le contexte mérinide. Deux modifications dans le récit sont intéressantes pour ce qui nous occupe ici : tout d’abord le remplacement d’Idrīs Ier par son fils et successeur Idrīs II, comme l’a bien montré Évariste Lévi-Provençal,65 et d’autre part la suppression de toute trace d’hétérodoxie et notamment de chiisme dans la figure du prince fondateur. La permutation entre les deux souverains est expliquée par Herman Beck dans le contexte de l’émergence du culte d’Idrīs Ier à Walīla. En 718/1318 l’invention du corps d’Idrīs Ier provoque un rassemblement, qui débouche sur une émeute hostile au sultan, qui envoie alors une armée pour la réprimer. La mise au premier plan d’Idrīs  II, lié étroitement à la fondation de Fès dans le récit, permet ainsi de concurrencer un culte menaçant pour le pouvoir mérinide. Le développement de la figure d’Idrīs II comme prince parfait, associé au sultan mérinide, assure à celui-ci une légitimité politique qui lui manquait. Il permet également de rallier les šurafā’, descendants du 61  M. Talbi, « Ibn al-Raḳīḳ », EI2, II, 902-903 ; sur le positionnement religieux d’Ibn al-Raqīq : id., « Notes et documents à propos d’al-Raqīq », Arabica, 19/1, 1972, 86-96. 62  C’est également l’avis de H.-R.  Idris, «  Note sur Ibn al-Raqīq (ou al-Raqīq)  », Arabica, 17, 1970, 311-312, qui conteste l’interprétation de Mohamed Talbi. 63  Kitāb al-istibṣār, 4-5 ; E. Fagnan, « L’Afrique septentrionale », 10. 64  Ibid. 65  É. Levi-Provençal, « La fondation de Fès ».

  Récits de fondation et islamisation de la mémoire urbaine au Maghreb 167

Prophète dont l’influence devient déterminante au Maroc au viiie/ xive siècle. Il prend encore un peu plus d’ampleur avec l’invention du corps d’Idrīs II au ixe/xve siècle, et avec le développement, plus tardif (au xie/xviie siècle), d’un culte autour de sa personne.66 Cette permutation du héros fondateur a donc pour première fonction de renforcer la légitimité politique des Mérinides. Ce qui est plus intéressant pour nous est le remodelage de la figure d’Idrīs  II. Alors que les auteurs pré-mérinides citent tous les liens entre les premiers Idrissides et les divers groupes hétérodoxes, dont les chiites mais aussi les mu‘tazilites, toute trace d’hétérodoxie disparaît dans le récit d’Ibn Abī Zar‘ et de ses successeurs. Certes, on retient leur appartenance aux ahl al-Bayt, qui reste une source de légitimité fondamentale, mais toute référence au chiisme ou à d’autres doctrines hétérodoxes est soigneusement gommée. Au contraire, dans la prière qu’Idrīs prononce au moment de la fondation de Fès, il exprime le souhait que la ville devienne un lieu de science et de fiqh habité par des gens appartenant aux ahl al-sunna wa l-ğamā‘a, ce qui suffit à garantir son orthodoxie sunnite.67 Allant dans le même sens, un hadith rapporté par Ibn Abī Zar‘ annonce :68 Il y aura une ville, du nom de Fās, dont les habitants, des habitants du Maghreb, seront les plus fermes pour ce qui est de la direction de la prière (qibla) et de la prière. Les habitants de la ville vivront selon la doctrine orthodoxe de l’islam et ils emprunteront toujours le chemin de la vérité. Qui a des opinions divergentes des leurs ne pourra leur causer du tort, car Dieu les préservera jusqu’au jour de la Résurrection de ce pour quoi ils ont de l’aversion.

D’autres éléments du récit l’ancrent plus précisément au malikisme : Idrīs II aurait nommé comme cadi ‘Āmir b. Muḥammad b. Sa‘īd al-Qaysī, qui avait suivi l’enseignement de Mālik, et aurait engagé un secrétaire lui aussi malikite. Ce dernier instrumenta le contrat d’achat du territoire de la ville aux tribus qui le possédaient jusqu’alors. Enfin, le hadith cité plus haut est transmis par un isnād comportant presque exclusivement des savants malikites.69 L’image d’Idris II, passim. Ibn Abī Zar‘, Rawḍ al-qirṭās, 18 ; A. Beaumier, Raudh El-Kartas, 40. 68  Ibid. ; trad. H. L. Beck, L’image d’Idris II, 65. 69  Les autres sont des compagnons du Prophète et des califes orthodoxes, et le hadith remonte à Darrās b.  Ismā‘īl, qui est considéré comme l’un de ceux qui diffusèrent le malikisme au Maghreb : H. L. Beck, L’image d’Idris II, 79-80. 66  H. L. Beck, 67 

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Dans le cas de Fès comme de Kairouan le fondateur, d’origine orientale, enracine la ville dans un islam des origines, celui de la famille du Prophète ou des compagnons, un islam forcément orthodoxe, où toutes les divisions doctrinales sont soigneusement effacées, « purifiant » ainsi la légende fondatrice de toute trace d’hétérodoxie et la plaçant, dès son origine, dans un islam sunnite et malikite. 5. CONCLUSION Une des fonctions du récit de fondation est de définir la ville et sa place dans l’histoire de l’Islam. Le rôle des civilisations qui ont précédé les musulmans au Maghreb est presque totalement effacé, au profit d’une histoire islamique au sens large, soit qu’elle puise dans la geste des héros des débuts de l’Islam, ou plus tard des fondateurs de dynasties, soit qu’elle inscrive la fondation dans l’histoire des prophètes, ce qui est un moyen d’intégrer le Maghreb dans un espace et une temporalité sacrés propres à l’islam. De même, les similitudes entre les récits maghrébins et ceux que l’on peut rencontrer en Orient montrent des schémas narratifs qui, s’ils ne sont pas tous spécifiquement islamiques puisqu’on pourrait aussi trouver des équivalents dans d’autres contextes, montrent une manière assez homogène de penser la mémoire des origines par son rattachement à la prédication coranique. On peut donc bien parler d’islamisation de la mémoire urbaine à travers ces récits de fondations. Mais le passé préislamique n’est pas le seul à faire l’objet d’une occultation. On gomme aussi toute trace des conflits politico-religieux qui ont marqué les débuts de l’Islam, pour ne conserver qu’une image relativement homogène d’un Maghreb orthodoxe. Cette image s’impose à partir du ve/xie siècle. En ce sens on peut aussi parler d’une « sunnisation » de cette mémoire urbaine.

ESPACES ET FIGURES DU SACRÉ DANS LE BASSIN D’OUARGLA. L’HISTOIRE D’UN LIEU DE MÉMOIRE DE L’IBĀḌISME MÉDIÉVAL1 Cyrille Aillet

Université Lumière-Lyon 2, CIHAM-UMR 5648, IUF

1. INTRODUCTION À huit cents kilomètres au sud d’Alger, le bassin d’Ouargla (fig. 2) abrite d’importantes réserves hydriques souterraines.2 Foyer de peuplement depuis les temps préhistoriques,3 la « sultane des oasis »4 a vu prospérer l’une des plus vastes palmeraies du Sahara septentrional, fort 1  Cet article s’insère étroitement dans le programme de recherche « Peuplement et organisation de l’espace dans l’oued Mya (Ouargla, Algérie) à l’époque médiévale » (dir. C. Aillet), qui a été financé par la Fondation Van Berchem à Genève de 2010 à 2012. Plus largement, il fait partie des activités du programme Jeune Chercheur « Maghribadite » (dir. C. Aillet, 2010-2014). Nous devons beaucoup à l’association Sedrata, qui nous a guidés sur les lieux que nous évoquons, à l’association Abū Isḥāq Aṭfayyeš de Ghardaïa et à son directeur, Mohamed Hadj Saïd, qui nous a toujours facilité l’accès à la documentation. Les Pères Blancs d’Ouargla et de Ghardaïa nous ont aussi facilité le travail dans leurs deux centres de documentation. 2  Pour tous les aspects de géographie physique et humaine, M. Rouvillois-Brigol, Le pays de Ouargla, Sahara algérien : variations et organisation d’un espace rural en milieu désertique, Paris, Publication du Département de Géographie de l’Université de Paris-Sorbonne, 1975. 3  G. Aumassip et alii, « Aperçu sur l’évolution du paysage quaternaire et le peuplement de la région de Ouargla », Libyca, 20, 1972, 205-257. 4  V. M. Colomieu, « Voyage dans le Sahara algérien, de Géryville à Ouargla », Le Tour du monde, 1863, 161.

Figure 2. La topographie du bassin de Ouargla, d’après la carte géologique de l’oasis de Ouargla et de ses environs au 1/80.000e reproduite par G. Rolland, Géologie et hydrologie du Sahara algérien. Planches accompagnant les deux volumes de texte. Extrait des documents relatifs à la mission de Laghouat, El-Goléa, Ouargla, Biskra, publiés par le Ministère des travaux publics, Paris, Imprimerie nationale, 1890, pl. VII [DAO K. Mercier].

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malmenée aujourd’hui par l’explosion démographique et l’urbanisation que l’exploitation des gisements voisins de Hassi Messaoud a engendrées. À l’époque médiévale,5 elle abritait un carrefour du commerce transsaharien,6 d’une importance équivalente à Ghadamès, voire à Siğilmāsa  : « Wārğlān ». Ce nom ne désignait pas encore le site occupé par la ville actuelle — dont l’essor n’est sans doute pas antérieur au viie/xiiie siècle —, mais il englobait à la fois la région tout entière (le « pays d’Ouargla ») et son centre principal. Le premier développement économique de Wārğlān se déroula entre le ive/xe et le viie/xiiie siècle, et il eut pour acteurs principaux les populations berbères alors ralliées à la doctrine ibāḍite, dont les adeptes avaient joué un rôle pionnier dans l’établissement des premiers réseaux du commerce panafricain. Au temps où Wārğlān atteignit son plus grand rayonnement, le peuplement s’étendait apparemment déjà à tout le « pays d’Ouargla », tel que la géographe Madeleine Rouvillois l’a défini (fig. 2) : un bassin large mais irrégulier (de quatre à plus d’une dizaine de kilomètres de large), qui, sur plus de quarante kilomètres, se prolonge au nord jusqu’aux confins de l’oued Rīġ voisin, au-delà de l’oasis historique de Ngūssa, tandis qu’il s’achève au sud par une série de tables rocheuses (des gour) qui surplombent l’oued : la masse isolée de la Gāra Krīma (fig. 3) et la chaîne du Ğabal al-ʻAbbād (fig. 4).7 À l’ouest, une falaise assez abrupte marque la limite du bassin et le début du plateau aride de la Ḥamāda, qui conduit les convois vers le Mzāb, à plus d’une centaine de kilomètres de distance. 5  Les principales références historiques sur la région sont très insuffisantes, car elles entremêlent les légendes orales à l’analyse, le plus souvent très incomplète, des sources historiques : H. Duveyrier, Revue d’ethnographie, 2, 1883, 203-212 ; Service des affaires arabes, « Notes pour servir à l’historique d’Ouargla (1885) », Revue africaine, 49, 1923, 381-442 ; J. Lethielleux, Ouargla cité saharienne : des origines au début du xxe siècle, Paris, Geuthner, 1984  ; M.  Mazhūdī, Al-Ibāḍiyya fī l-Maġrib al-awsaṭ munḏu suqūṭ aldawla al-rustumiyya ilà hiğra Banī Hilāl ilà bilād al-Maġrib (296-442/909-1058), Guerrara, Ğamāʻiyya al-turāṯ, 1417/1996  ; ʻU.  Bū ʻAṣbāna, Maʻālim al-ḥaḍāra al-islāmiyya bi-Warğlān. Wargla min nihāyat al-dawla al-rustumiyya ilà zawāl Sadrāta, Ouargla, Mudīriyyat al-ṯaqāfa, 2008  ; V. Prevost, « Une tentative d’histoire de la ville ibadite de Sadrāta », Mélanges de la Casa de Velázquez, Nouvelle série, 38/2, 2008, 129-147 (édition en ligne http://mcv:revues:org/822). 6  Sur le rôle commercial de Wārğlān, on peut se référer à l’étude ancienne, mais assez solide, de T. Lewicki, « Les liaisons maghrébines, sahariennes et soudanaises de la ville de Ouargla au Moyen-Âge », Études maghrébines et soudanaises, Académie polonaise des sciences, Editions scientifiques de Pologne, Varsovie, 1976, 9-78. 7  Coordonnées respectives 31°52’ N-5°20’ E et 31°51’ N-5°18’ E.

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Figure 3. La masse isolée de la Gāra Krīma, à environ cinq kilomètres au sud-est du site archéologique de Sadrāta. Vue prise depuis le nord par l’aviation militaire, le 24 mars 1950, à 300 m. d’altitude (AFVB, cliché SA 3). On distingue, à la surface, les vestiges archéologiques de l’habitat ancien et du puits qui traverse toute la table rocheuse.

À l’est, les premières dunes du Grand Erg oriental offrent une rupture moins nette dans le paysage, mais néanmoins sensible pour les voyageurs. Wārğlān constituait donc un cadre physique relativement cohérent, même s’il s’agissait avant tout d’un territoire vécu, que jalonnaient les repères familiers du sacré. L’espace s’organisait autour d’un pôle central, lui-même formé d’un ensemble de noyaux d’habitat, comme dans bien d’autres oasis du Sahara. Le site archéologique qui est désormais enfoui sous les sables à une dizaine de kilomètres au sud d’Ouargla, et qui a pris tardivement le nom de « Sedrāta », correspond très certainement, en réalité, au cœur même de l’ancienne Wārğlān.8 8 

Sur le site archéologique (31°53’ N-5°18’ E), voir principalement M. van Berchem, «  Sedrata  : un chapitre nouveau de l’histoire de l’art musulman. Campagnes de 1951 et

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Figure 4. Le Ğabal al-ʻAbbād, à environ trois kilomètres au sud du site archéologique. Vue prise dans les mêmes conditions et à la même date, depuis le nord. On aperçoit les deux miḥrāb-s de diamètre élargi des deuxième et troisième cordons, et la série de miḥrāb-s du premier cordon, situé près du rebord septentrional de la gāra (AFVB, cliché SA 32).

Cette contribution ne prétend pas retracer l’histoire et l’archéologie de ce carrefour saharien, ce qui fera l’objet d’une monographie à part entière,9 mais elle se limitera aux premiers résultats d’une enquête en cours consacrée aux figures et aux espaces du sacré dans cette oasis. Cette 1952 », Ars orientalis, 1, 157-172 ; Ead., « Sedrata et les anciennes villes berbères du Sahara dans les récits des explorateurs du xixe siècle », Bulletin de l’Institut Français d’Archéologie Orientale, 59, 289-308 ; Ead., « Le palais de Sedrata dans le désert saharien », Studies in Islamic Art and Architecture, in honour of Professor K. A. C. Creswell, Le Caire, rééd. 1965, 8-29. 9  C. Aillet, P. Cressier, S. Gilotte, Sedrata. Histoire et archéologie d’un carrefour du Sahara médiéval, à paraître. Cette monographie est basée sur l’édition et le commentaire critique de la documentation inédite de Marguerite van Berchem, notamment le manuscrit de l’ouvrage tiré de ses fouilles.

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enquête se lit sous la forme d’un diptyque, car elle confronte deux temporalités  : médiévale (ive/xe-viie/xiiie siècle) et contemporaine (de l’ère coloniale à nos jours). À l’origine du questionnement, une pratique aujourd’hui très vivante et documentée depuis le xixe siècle  : la «  visite  » annuelle (ziyāra) que les ibāḍites — algériens principalement — rendent aux lieux qui, sur le site archéologique et dans ses environs, commémorent selon eux une page importante de leur histoire.10 Le rite de la ziyāra propose une relecture d’un passé que nous avons d’abord tenté de reconstituer à partir des sources ibāḍites médiévales, avant de prendre conscience que les deux volets de l’enquête se complétaient. Ces hypothèses préliminaires ne devraient être, toutefois, que le prélude d’un travail de terrain qui fera appel aux ressources et aux méthodes de l’anthropologie. 2. RÉSONANCES MÉDIÉVALES : TRANSLATION, DESTRUCTION ET IMAGINAIRE COMMUNAUTAIRE L’itinéraire de la ziyāra perpétue des événements, des figures et des lieux tutélaires qui sont autant de résonances, à travers les strates du récit (écrit ou oral), d’un contexte médiéval dont il faut ici restituer l’épaisseur. Dans l’ibāḍisme comme dans bien d’autres groupes, l’imaginaire de la communauté s’incarne avant tout dans la célébration de ses grands hommes, en l’occurrence principalement des hommes de religion (ou šuyūḫ) qui illustrent la continuité et les valeurs morales de la doctrine. À cet égard, Wārğlān a joué un rôle intellectuel considérable dans la formalisation de l’ibāḍisme maghrébin, puisque l’oasis a abrité l’un de ses principaux foyers culturels entre le xe et le xiiie siècle.11 Abū Zakariyyā’ al-Wārğlānī (m. ap. 504/1110-1) y écrivit d’ailleurs le Kitāb al-siyar wa aḫbār al-a’imma, une somme historico-biographique destinée à servir de matrice à cette mémoire collective.12 Ce terroir oasien fut aussi la patrie 10  Voir l’étude préliminaire suivante : C. Aillet, S. Gilotte, « Sedrata : l’élaboration d’un lieu de mémoire », dans C. Aillet (éd.), L’ibadisme, une minorité au cœur de l’Islam, numéro spécial de la Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n.º 132, novembre 2012, 91-114 (en ligne sur http://remmm.revues.org/7711). 11  Cet aspect est bien mis en valeur dans ʻU. Bū ʻAṣbāna, Maʻālim al-ḥaḍāra al-islāmiyya et dans M. Mazhūdī, Al-Ibāḍiyya fī l-Maġrib al-awsaṭ. 12  Abū Zakariyyā’ al-Warğlānī, Kitāb siyar al-a’imma wa aḫbārihā, éd. complète ‘A.  R.  Ayyūb, Tunis, al-Dār al-tūnisiyya li-l-našr, 1985  ; trad. R.  Le Tourneau, «  La ‘Chronique’ d’Abû Zakariyyā’ al-Wardjalānī (m. 471 H. / 1078 J.C.) », Revue africaine,

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d’Abū Yaʻqūb Yūsuf al-Wārğlānī (m.  570/1174-5), juriste et théologien de premier ordre à qui l’on doit notamment un recueil de ḥadīṯ-s qui fait toujours autorité jusqu’en Oman.13 Enfin, non loin d’Ouargla, dans un village proche de la colline de Bā Mendīl, se trouve la « grotte » (ġār) à laquelle est actuellement associé le souvenir du troisième grand homme de l’oued  : Abū ʻAmmār ʻAbd al-Kāfī (m.  avant 570/1174), bien connu des fidèles pour avoir été l’un des organisateurs de la ḥalqa, ce « cercle » de formation des élites savantes de l’ibāḍisme. La ziyāra rappelle par ailleurs à l’ensemble des habitants, sunnites dans leur écrasante majorité, et aux plus hautes autorités locales, que les origines de l’islam dans la région sont placées sous le signe de l’ibāḍisme. Certains mémorialistes du Mzāb n’hésitèrent pas à faire reculer la fondation de Sedrāta jusqu’aux premiers temps de l’islam sur le continent, bien avant la création de Kairouan !14 Il est vrai que la période qui s’étend du Néolithique à la fin du iiie/ixe siècle constitue un vrai trou noir, que les légendes vernaculaires ont pu commodément investir. Les premiers éclairages apportés par les sources ibāḍites15 semblent par ailleurs relier l’implantation de l’islam à l’arrivée des « Sadrāta », des populations berbères dont on signale aussi la présence dans le Hodna,16 les Aurès17 et le Ğabal Nafūsa.18 Ce groupe donna son nom à un quartier ou à un qaṣr de 104, 1960, 99-176, 322-390 ; 105, 1961, 117-176 et H. R. Idris, Revue africaine 105, 1961, 323-374 et 106, 1962, 119-162. 13  M. Ibn Ṣāliḥ Bāğū, Abū Yaʻqūb al-Warğlānī uṣūliyyan. Dirāsa li-ʻaṣrihi, wa ḏikrihi al-uṣūlī muqāranan bi Abī Ḥāmid al-Ġazālī, Muscate, Wizārat al-turāṯ wa l-ṯaqāfa, 2.e éd. 1427/2007. 14  Voir à ce sujet C.  Aillet, S.  Gilotte, «  Sedrata  : l’élaboration d’un lieu de mémoire ». 15  Tous les détails seront fournis dans C. Aillet, « Aperçu historique », dans C. Aillet, P. Cressier, S. Gilotte, Sedrata. 16  N. Rafai, Les Fatimides d’après Ibn Ḥammād as Ṣanhāğī. Étude du texte et traduction commentée d’Aḫbār Mulūk Banu-ʻUbayd, Thèse de 3.e cycle d’Histoire, sous la direction de J. Devisse, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 1986, II, 80, 214-215 ; Al-Idrīsī, Opus geographicum, éd. Istituto Universitario Orientale di Napoli e Istituto per il Medio e Estremo Oriente, Naples-Rome, 1975, fasc. 3, 254 ; id., Première géographie de l’Occident, trad. du Chevalier Jaubert, revue par A. Nef, La première géographie de l’Occident, Paris, Garnier Flammarion, 1999, 161. 17  Ibn Ḫaldūn, Ta’rīḫ Ibn Ḫaldūn, éd. Kh. Šahāda et S. Zakkār, Dār al-fikr, Beyrouth, 1421/2000, VII, 226. 18  W. Schwartz, Die Anfänge der Ibāḍiten in Nordafrika : der Beit einer islamischen Minderheit zur Ausbreitung des Islam, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1983, 108 ; Ibn Ḫaldūn, Ta’rīḫ Ibn Ḫaldūn, VI, 188.

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Wārğlān,19 avant que cette appellation ne s’applique à l’ensemble du site archéologique, d’abord dans les légendes locales consignées par écrit à l’époque subcoloniale,20 puis dans l’ouvrage fondateur du général Eugène Daumas.21 Les vestiges ensablés se trouvent ainsi vaguement associés aux débuts de l’islam dans l’oued. Autre association aussi construite que féconde, celle qui relie les prémices de l’histoire locale avec les derniers feux de l’imamat rustamide de Tāhart, et sa chute sous les coups des Fatimides en 296/909. Cet événement, qui enterre la seule formation politique durable qu’ait engendrée l’ibāḍisme au Maghreb, marque une césure symbolique forte, dans l’imaginaire du groupe, entre le stade « manifeste » de la doctrine (ẓuhūr) et celui de la « dissimulation » (kitmān) des fidèles, confrontés à l’hégémonie grandissante des orthodoxies rivales (l’ismāʻīlisme puis le mālikisme). Il signe l’abandon de l’imamat au profit d’un archipel de communautés plus ou moins connectées, gérées de manière collective par des notables (la ğamā ͑a) et par des savants en sciences religieuses (la ḥalqa). Les sources écrites à Wārğlān inscrivent les premiers temps de l’histoire de leur région dans cette matrice commune, tout en prenant soin d’affirmer l’autonomie de Wārğlān vis-à-vis de la défunte capitale. L’oasis apparaît comme un refuge et un nouveau foyer, à l’image de l’hospitalité qu’Abū Ṣāliḥ Ğanūn b.  Yamryān, le détenteur de l’autorité politico-religieuse à l’échelle locale, accorde à Ya ͑qūb b. Aflaḥ.22 On appelle encore ce dernier « l’imam Ya ͑qūb » tout en oubliant de préciser qu’une révolution de palais l’avait chassé de Tāhart bien avant la conquête fatimide.23 L’essentiel est d’affirmer une forme de continuité historique, une transmission de 19  Al-Wisyānī, éd. ʻU. Bū ʻAṣbāna, Mascate, Wizārat al-turāṯ wa l-ṯaqāfa, 1430/2009, I, 432 et 556. 20 R.  Basset, « Les manuscrits arabes des bibliothèques des zaouias de Ain Mahdi et Temacin, de Ouargla et de Adjadja », Bulletin de correspondance africaine, 3, 1885, 480-481. 21  E. Daumas, Le Sahara algérien : études géographiques et historiques sur la région au sud des établissements français en Algérie, Paris, 1845, 81. 22  Abū Zakariyyā’ al-Warğlānī, Kitāb siyar al-a’imma, 178-179 ; R. Le Tourneau, « La ‘Chronique’ d’Abû Zakariyyā’ », 357-358. 23  Ibn Ṣaġīr, Aḫbār al-a’imma al-rustumiya, éd. M.  Nāṣir, I.  Baḥāz, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1986, 360-362 ; A. de Calassanti Motylinski, « Chronique d’Ibn Saghir sur les imams Rostémides de Tahert », Recueil de mémoires et de textes publiés en l’honneur du XIVe Congrès des Orientalistes (Alger, 1905), Paris, III, 119-122 ; A. El-Ghali, Les États kharidjites au Maghreb, iie-ive s. Hég. /  viiie-xe s. ap. J. C., Thèse doctorale sous la direction de P. Guichard, Université Lumière Lyon 2, 1998, 259-260.

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légitimité, dont l’inhumation du souverain déchu aux côtés de son hôte, dans la même nécropole, constitue l’ultime traduction, dans les sources médiévales comme dans le paysage mémoriel actuel. Cette translatio s’avère toutefois éminemment ambiguë, car elle marque une forme de survie nostalgique de l’idéal de l’imamat, tout en symbolisant l’instauration d’un ordre nouveau. C’est une simple phrase, tellement connue des ibāḍites qu’elle en est devenue proverbiale, qui signe ce renversement. L’imam Yaʻqūb, à qui l’on propose de restaurer dans cette terre d’exil ses prérogatives d’antan, aurait simplement répondu  : «  Les chameaux ne peuvent se cacher derrière le menu bétail » (lā tastatir al-ğimāl bi-l-ġanam).24 Cette phrase laconique oppose à la grandeur défunte de l’imāmat les contingences du présent, tout en déclinant un thème classique de la littérature ibāḍite, l’inappétence pour le pouvoir. Mais ce récit matriciel cautionne surtout la disparition de l’ancien modèle au profit d’une organisation politique et sociale acéphale. Nous reviendrons sur le couple formé par l’imam Yaʻqūb et son mentor autochtone, Abū Ṣāliḥ b. Ğanūn b. Yamryān, car il est au cœur de la ziyāra et joue un rôle fondamental, dès l’époque médiévale, dans la construction de la mémoire historique locale et dans la définition même du territoire. À la destruction de Tāhart fait écho celle de Wārğlān, au xiiie siècle.25 Ce carrefour commercial stratégique avait très tôt attiré toutes les convoitises. En 297/910, après avoir capturé Siğilmāsa, les Fatimides tentèrent en vain d’en prendre le contrôle.26 Dans les années 450/1060-470/1080, la dynastie des Banū Ḥammād, fondatrice de la Qal a͑ , s’empara de plusieurs oasis sahariennes, dont Wārğlān, mais ce fut apparemment une aventure sans lendemain, et certainement pas l’événement destructeur que l’on dépeint quelquefois.27 Les Almohades envoyèrent quant à eux quelques missionnaires dans l’oasis, mais ce fut en vain.28 Les tensions ne firent toute24  Voir

n. 21. « Aperçu historique ». 26  Abū Zakariyyā’ al-Warğlānī, Kitāb siyar al-a’imma, 164-166 ; R. Le Tourneau, « La ‘Chronique’ d’Abû Zakariyyā’ », 344-346. 27  Ibn Ḫaldūn, Ta’rīḫ Ibn Ḫaldūn, VI, 230-231 ; M. Mazhūdī, Al-Ibāḍiyya fī l-Maġrib al-awsaṭ, 48-49, 54-55 ; A. Amara, La citadelle des Banī Ḥammād. L’histoire d’une dynastie berbère du Maghreb médiéval (ixe-xiie siècles), thèse de doctorat en Histoire, inédite, sous la direction de F. Micheau, Université Paris 1-Sorbonne, 2003, version provisoire remise par l’auteur, 153. 28  Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, II, 315 ; V. Prevost, « Une tentative d’histoire de la ville ibadite de Sadrāta », 141. 25  C. Aillet,

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fois qu’augmenter dans la seconde moitié du ve/xie siècle avec l’afflux progressif de populations bédouines, afflux qui provoqua non seulement la déstabilisation des États du nord, mais aussi l’occupation des steppes pré-sahariennes et des oasis septentrionales par des coalitions tribales plus ou moins durables.29 C’est sur cette situation que s’appuyèrent les Banū Ġāniya. Ces héritiers des Almoravides, farouches opposants aux Almohades, guerroyèrent pendant près de huit décennies contre l’empire et ses lieutenants en Ifrīqiyya. La destruction de Wārğlān entre 625/1228 et 627/123030 doit être replacée dans le cadre de l’affrontement sans merci que se livrèrent les Banū Ġāniya et les Ḥafṣides au moment où l’ordre almohade commença à imploser. Tandis que pour alimenter leurs opérations dans le Nord, les Banū Ġāniya rançonnaient les oasis qui accueillaient encore des groupes hétérodoxes, les maîtres de Tunis n’hésitaient plus à poursuivre leurs adversaires jusqu’en plein Sahara. Ce fut d’ailleurs sans doute pour punir Wārğlān de s’être livrée à eux, ou pour les empêcher de s’en emparer, que les Banū Ġāniya rasèrent la ville. Quoi qu’il en soit, le thème de la destruction de Sedrāta semble avoir prospéré dans la mémoire locale dès l’époque ottomane, où l’on en trouve trace dans des récits écrits, avant de contaminer l’imaginaire colonial, friand de traditions orales. S’il est toujours délicat de faire correspondre l’abandon d’un site avec un événement historique, celui-ci apparaît en tout cas comme la traduction d’une série de bouleversements politiques et religieux plus larges. En effet, à partir du viiie/xive siècle, le mālikisme triompha dans l’oued et y imposa un gouvernement de type sultanien.31 L’ibāḍisme s’effaça, sinon entièrement du moins de manière significative, et migra vers le Mzāb voisin. Désormais, les oasis du nord du Sahara entrèrent dans un autre réseau d’influence politique. Entre le viiie/xive et la fin du xviiie siècle, la région connut une nouvelle phase d’activité économique, de moindre intensité, cependant, car son influence dans le commerce caravanier avait diminué. La ville actuelle d’Ouargla, où prédomine dès le départ le mālikisme, devint alors le centre politique et économique de l’oued. À cette imagerie de la translation et de la destruction s’ajoute la nostalgie d’un âge d’or, celui du commerce transsaharien, que l’historiogra29  Analyse

développée dans C. Aillet, « Aperçu historique ». Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ bi-l-Maġrib, 2.e éd. revue et corrigée, I. Ṭallay, s.n., s.d., II, 279 et 315 ; Ibn Ḫaldūn, Ta’rīḫ Ibn Ḫaldūn, VI, 382, VII, 69-70. 31  J. Lethielleux, Ouargla cité saharienne, ch. 9. 30 

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phie et l’archéologie de l’époque coloniale contribuèrent à magnifier grâce à la découverte des riches décors de stucs qui ornaient certains des édifices. L’un d’eux fut d’ailleurs surnommé, sans preuve aucune, le « palais » de Sedrāta.32 Au-delà des spéculations sur la nature des vestiges, ces derniers semblent confirmer la prospérité de cette région, qui joua effectivement un rôle économique important entre le ive/xe et le viie/xiiie siècle.33 Placée sur un axe de circulation naturel à travers le Sahara, elle offrait une étape incontournable entre le bassin méditerranéen et l’Afrique subsaharienne. Bien connectée avec le Maghreb central, l’Ifrīqiyya et la Tripolitaine, pourvoyeurs de céréales, de tissus et de produits fabriqués qui étaient ensuite échangés en Afrique noire, elle servait d’entrepôt et de point de départ pour ces échanges à longue distance. Des contacts étroits existaient avec Siğilmāsa, d’où l’on pouvait faire route jusqu’aux comptoirs commerciaux du royaume soudanais de Ġāna, entre Mauritanie et Mali actuels. Un axe nord-sud permettait d’atteindre Tādmakka et Gao, des places stratégiques pour l’approvisionnement en or, en esclaves et en produits des zones sahéliennes et tropicales. Les marchands de Wārğlān fréquentaient également avec une certaine assiduité les pourtours du lac Tchad, qu’ils rejoignaient à partir du Ğabal Nafūsa, en faisant halte dans les oasis du Fezzān et du Kawār. Les produits acquis au Soudan pouvaient être revendus avec une marge de bénéfice considérable, qui dédommageait les voyageurs du périple accompli. Wārğlān, dont le nom est désormais éclipsé par la ville enfouie de Sedrāta, cette « Pompéi du sud »34 vers laquelle se dirigent les participants de la ziyāra, occupe donc une place particulière dans la mémoire de l’ibāḍisme maghrébin et algérien : elle en célèbre la gloire perdue et les exils successifs tout en maintenant vivace le souvenir de Tāhart et des Rustamides. Par ailleurs, comme nous l’avons souligné par ailleurs, la convocation de l’histoire de Tāhart et du commerce panafricain permet d’inscrire la mémoire du groupe dans la grande histoire du Maghreb et dans le cadre plus étroit de l’imaginaire national algérien.

32  H. Tarry, « Les villes berbères de la vallée de l’Oued Mya », Revue d’ethnographie, 3, 1884, 39-44. 33  T. Lewicki, « Les liaisons maghrébines, sahariennes et soudanaises ». La question du réseau commercial est reprise dans C. Aillet, « Aperçu historique ». 34  H. Tarry, « La nouvelle Pompéi du sud », Akhbar. Journal de l’Algérie, dimanche 30 janvier 1881, retranscription de M. van Berchem, Fondation van Berchem, Genève.

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3. GÉOGRAPHIE DU SACRÉ ET DÉFINITION DU TERRITOIRE Avant de nous interroger sur la manière dont la ziyāra tisse la mémoire du passé, tournons-nous vers Wārğlān telle qu’elle est décrite par ses contemporains, et en particulier par des auteurs que les historiens du Maghreb lisent peu, les polygraphes ibāḍites, enfants du pays pour certains. C’est dans le fourmillement de cette micro-histoire, volontiers anecdotique, que nous irons chercher certaines des clefs d’interprétation de la géographie contemporaine du sacré, ses pratiques, ses figures.35 Les sources du vie/xiie siècle nous donnent accès à une foisonnante géographie du sacré.36 En effet, les ibāḍites du Maghreb ont particulièrement cultivé, et ce au moins depuis le ixe siècle, le genre des siyar. Le terme est connu dans la littérature sunnite, mais en contexte ibāḍite il désigne des compilations à but édifiant, rassemblant principalement des biographies, dont le caractère hagiographique et apologétique est particulièrement prononcé, mais aussi des matériaux juridiques et doctrinaux en proportion variable  : dans les siyar produites par les ibāḍites d’Oman, l’aspect dogmatique l’emporte.37 Cette memoria était volontiers déclinée localement, et les savants de Wārğlān prirent soin, comme ceux du Ğabal Nafūsa, de consigner le souvenir de leurs hommes illustres. Dans le Kitāb al-siyar wa aḫbār al-a’imma d’Abū Zakariyyā’ al-Wārğlānī, la trame du récit historique s’interrompt précisément avec l’arrivée de Yaʻqūb b. Aflaḥ à Wārğlān, nouveau refuge pour la doctrine. S’ensuit une histoire en miettes, formée d’éclats de vies, celles des hommes pieux chargés de guider la communauté, désormais privée de direction unique. Entre le milieu du vie/xiie et celui du viie/xiiie siècle, d’autres sommes biographiques furent conçues dans le bassin d’Ouargla. Il s’agit tout d’abord de l’une des deux siyar faussement attribuées à al-Wisyānī,38 puis sans doute 35  Précisons qu’idéalement, cette exploration de la matière textuelle devrait préluder à une approche de terrain, fondée sur des prospections systématiques, voire sur l’étude archéologique des structures pouvant être associées à des fonctions religieuses. 36  Il nous est pour l’heure impossible de situer la plupart des toponymes cités par les sources médiévales. 37  A.  al-Salimi, «  Themes of the Ibāḍī/Omani siyar  », Journal of Semitic Studies, 54/2, 2009, 475-514. 38  Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, I, 429-606. Allaoua Amara a remis en cause de manière convaincante l’attribution de ces textes en montrant qu’un seul parmi les trois qui ont été édités avait été écrit par al-Wisyānī  : A. Amara, «  Remarques sur le recueil

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du Kitāb al-muʻallaqāt fī aḫbār riwāyāt ahl al-daʻwa. Cet ouvrage, organisé par régions, comprend une longue section intitulée ḥikāyāt Wārğlān, riche en anecdotes sur les hauts faits et les bonnes paroles des grandes figures de la vie religieuse locale.39 Quant à al-Darğīnī (m. 670/1271-2), il connaissait bien Wārğlān où il avait longuement séjourné pour ses études. Il rapporte d’ailleurs des souvenirs personnels relatifs aux exactions commises par les Banū Ġāniya.40 À l’orée du xe/xvie siècle, al-Šammāḫī (m. 928/1522) ne fera dans l’ensemble que reprendre les notices de ses prédécesseurs.41 La lecture des sources permet tout d’abord d’esquisser un panorama sommaire des lieux du sacré dans l’oued. La présence de la Grande mosquée, dotée d’un « minaret » (al-ṣawmaʻa),42 semble définir un espace central, qui abrite aussi le principal funduq de Wārğlān. Toutefois, l’espace de commandement que les auteurs sunnites qualifient de madīna semble ici ramené à une dimension beaucoup plus modeste et familière, celle d’un qaṣr ou tout du moins d’un périmètre vécu comme une unité d’habitat, appelée Tamāwāṭ. La Grande mosquée paraît elle-même se fondre dans le paysage. Desservie par des préposés (quddām), elle accueille le cercle de la ʻazzāba, formée par des étudiants en sciences religieuses destinés à devenir, au terme d’une formation très rigoureuse, les guides de la communauté. C’est aussi la Grande mosquée qui attire les visiteurs en quête de savoir43 et les invités prestigieux,44 logés dans une ibāḍite-wahbite Siyar al-mashā’ikh : retour sur son attribution », Al-Andalus-Magreb, 15, 2008, 31-40. 39  Kitāb al-muʻallaqāt fī aḫbār riwāyāt ahl al-daʻwa, éd. S.  Bābazīn al-Warğlānī, Mascate, Wizāra al-turāṯ wa l-ṯaqāfa, 1430/2009, 52-110. 40  Abū l-Qāsim al-Barrādī signale son entrée dans la ḥalqa de Wārğlān en 616/1219, et al-Darğinī rapporte des souvenirs relatifs à son séjour jusqu’en 620/1223-4 : Abū l-Qāsim al-Barrādī, Kitāb al-ğawāhir, édition en cours de S. al-Khabbash, version tapuscrite, 150 ; Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, II, 315. 41  Al-Šammāḫī, Kitāb al-siyar, éd. M.  Ḥasan, Beyrouth, Dār al-madār al-islāmī, 2009. 42  Pour les variantes, voir C. Aillet, « Aperçu historique ». Abū Zakariyyā’, Kitāb siyar al-a’imma, 301 et 379 ; R. Le Tourneau, « La ʽChronique’ d’Abû Zakariyyā’ », 337, 152153 ; Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, I, 404, 412, 423-7, 454, 525, 577, 583, 611, et II, 670, 688, 703 ; Kitāb al-muʻallaqāt, 97-100 ; Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, II, 232, 269, 284 ; Al-Šammāḫī, Kitāb al-siyar, II, 618, 625, 664, 687, 690, 715, 728. 43  Comme le Nafūsī Abū Nūḥ Saʻīd b. Yaḫlaf (Abū Saʻīd Yaḫlaftan selon M.  Custers, Al-Ibāḍiyya : a Bibliography, vol. 2, Ibāḍīs of the Maghrib (incl. Egypt), Maastricht, 2006, 249. 44  Comme le d’Abū ʻAbd Allāh b. Bakr, le fondateur des règles de la ḥalqa, qui fut enterré à proximité.

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« maison des hôtes » (dār al-ḍiyāfa).45 La Grande mosquée est aussi un centre décisionnel  : on voit les «  assemblées  » (ğawāmiʻ) des notables, venus des principaux quṣūr de Wārğlān, s’y réunir sous la haute autorité d’Abū Yaʿqūb Yūsuf al-Wārğlānī, pour délibérer des conséquences possibles de la prise de Siğilmāsa par les Almohades.46 L’histoire du Mzāb à l’époque subcoloniale nous fournit l’exemple de ces assemblées fédératrices, auxquelles étaient convoqués les représentants des cinq quṣūr47 de la Pentapole pour toute décision concernant l’ensemble de la vallée. Cependant, dans cette constellation de quṣūr, il n’est pas un établissement humain qui ne s’illustre par la présence d’un muṣallā, un terme ambivalent puisqu’il peut désigner une mosquée, une aire de prière à ciel ouvert, comme on peut encore en observer dans le Mzāb, ou tout simplement un lieu de dévotion dont la structure exacte nous échappe, le plus souvent. Les sources ibāḍites recensent une dizaine de ces sanctuaires, pour certains associés à la mémoire d’un pieu fondateur. Ces lieux de souvenir et de piété participent à l’identification des noyaux de peuplement, qui s’enorgueillissent d’avoir donné la vie à tel grand maître, attiré tel ascète, ou de comptabiliser plus de miracles qu’ailleurs. Certaines localités semblent d’ailleurs capitaliser la présence du sacré, comme le qaṣr de Tīn Maṣiyūn.48 L’un des premiers savants de l’oued, Abū Yūsuf Yaʻqūb al-Ṭarfī al-Sadrātī, y avait vu le jour au iiie/ixe siècle, et le très respecté Abū ʻAmmār ʻAbd al-Kāfī y avait cru apercevoir Abraham descendre du ciel ! Une terre bénie de Dieu, donc, car l’on racontait que sur soixante-dix habitants de Wārğlān dont les prières avaient été miraculeusement exaucées (mustağābūn al-duʻā’), quarante venaient de ce qaṣr, honoré par conséquent par un véritable semis de muṣallā-s. Ces repères protecteurs semblaient contribuer à tracer le périmètre de l’espace vécu, apprivoisé : on les trouvait situés à la lisière des villages, Pour tous les passages cités, voir Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, II, 668-670. aussi à ce sujet les notes de T. Lewicki, « Le Sahara oriental et septentrional dans le Haut Moyen Âge. viiie-xiie siècle », dans id., Études maghrébines et soudanaises, Académie polonaise des sciences, Editions scientifiques de Pologne, Varsovie, 1976, II, 42-49, 85, 87. 47  C’est l’un des termes les plus fréquemment employés dans les sources ibāḍites médiévales pour désigner les différentes localités du pays de Wārğlān. 48  Tīn Yamṣūn, Tamṣwīn, Tamṣīwīn, Tīmṣūn, Īmṣīwen. Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, I, 428, 598, 610-611 ; II, 729 et 742  ; al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, II, 148 ; Al-Šammāḫī, Kitāb al-siyar, II, 729 ; T. Lewicki, « Le Sahara oriental et septentrional », 85 (pour Tīn Īmṣiwen). 45 

46  Voir

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à proximité des points d’eau, dans la « forêt » (al-ġāba) nourricière de la palmeraie, mais aussi sur les routes où passaient les voyageurs, en direction de l’oued Rīġ ou à travers le désert. Le plus souvent ces lieux célébraient d’éminents hommes de religion qui s’y étaient retirés pour prier ou qui y avaient été enterrés. Autant de repères visuels qui permettaient de convoquer la mémoire du groupe. Certains muṣallā-s étaient installés à proximité – ou à l’intérieur, on ne sait très bien – des structures troglodytiques qui perçaient la roche gréseuse de la falaise occidentale de l’oued, ou de gours  : certaines d’entre elles, non datées, subsistent, et mériteraient étude. Car dans ces confins arides, les hommes de Dieu se retiraient volontiers dans ces repaires, parfois liés à des pratiques ascétiques. Abū Ṣāliḥ al-Yağrānī, qui rendait visite à toutes les mosquées de Wārğlān pendant la nuit du jeudi au vendredi, se retirait le reste du temps dans la grotte des Banū Ağāğ, convertie en muṣallā.49 Les Siyar attribuées à al-Wisyānī nous racontent aussi dans quelles circonstances Abū ʻAbd Allāh b. Sulaymān, arrivé du Ğabal Nafūsa dans la deuxième moitié du iiie/ixe siècle, trouva refuge dans l’une d’entre elles, devenue après sa mort un lieu de mémoire :50 Abū ʻAbd Allāh b. Sulaymān s’était tellement habitué à vivre durement (yukābid saw’ al-maʻīša) qu’il ne se nourrissait plus que de roseau (alqaṣab) et d’une herbe appelée al-lūbiyā que l’on trouve encore à l’entrée de la grotte d’Abū ʻAbd Allāh, là où se trouve le muṣallā où il invoquait Dieu. Ce muṣallā, qui porte encore son nom, se trouve à l’est de la grotte. Il vivait donc dans le plus grand dénuement à Wārğlān. En effet, il avait quitté les siens à Abdīlān, et pris la route en se joignant à un convoi (qāfila) qu’il quitta à Wārğlān. Sur place, il ne trouva qu’un vent glacial (al-ḫarūq), car il n’y connaissait personne, et personne ne le connaissait. C’était au mois de ramaḍān, et les ʻuzzāb se dirigeaient vers la maison des hôtes (dār al-ḍiyāfa). Mais lorsqu’il fit son entrée, le maître des lieux, ou ses serviteurs, le chassèrent. Aussi n’obtint-il en partage que le froid et la faim (al-ġarṯ) réunis, le jeûne durant tout l’après-midi, le froid et la soif (al-qurr wa l-našaḥ) pendant la nuit. Son visage se mit à enfler, et si quelqu’un l’eût touché du doigt, il se fût brûlé à son contact. Puis, lorsqu’il réalisa qu’il ne trouverait pas le moindre morceau de nourriture, pas même une simple enveloppe de grain (lā yağid ʻadūfan wa lā fawfan) pour son repas du matin, mais qu’il serait seulement écarté et repoussé

49  50 

Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, II, 192-193. Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, II, 668-670.

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(illā l-difāʻ wa l-ṣifāḥ), alors il finit par s’asseoir dans la mosquée et par se confier à Dieu (tawakkala ʻalā llāh). Il resta là jusqu’à cette nuit de joie et de consolation où les ʻuzzāb coururent à leurs affaires et vidèrent les lieux après avoir pris tout ce qu’ils trouvaient. Lorsqu’Ibn Fāṭima, un homme des Sadrāta, envoya son fils trouver les ʻuzzāb, celui-ci ne trouva rien et revint chez son père à qui il raconta la chose suivante : « Je n’ai trouvé personne, si ce n’est un homme — mais ce n’était pas un ʻazzāb — qui était là, tout seul, prosterné sur le sol (muḍṭağaʻan) ». C’était Abū ʻAbd Allāh qui, terrassé par la faim, s’était endormi sur le tas de grains (kawma) qu’il rongeait (ʻarama). Le père demanda à son fils d’y retourner pour lui demander à haute voix qui il était. À la question, l’homme répondit, d’une voix que la faim rendait rauque (ṣaḥila bi-l-ğawʻ) : « Je ne suis pas celui que tu demandes », et il refusa de répondre tant son malheur (al-ḥirmān) était grand. Alors le fils revint trouver son père, qui se rendit alors sur place après avoir pris connaissance de l’état où se trouvait cet homme et de ce que Dieu avait voulu dévoiler de l’affliction de celui qui s’était livré à Lui. Il le trouva dans l’état qu’on lui avait décrit, et il le traîna tout seul jusqu’à chez lui, où il lui lava les mains. À la première bouchée de nourriture qu’il lui tendit, il sortit de son corps une lumière qui perça le toit de la maison pour réapparaître dans les airs. Malgré sa résistance, il lui fit ingérer de la nourriture jusqu’à ce qu’il soit repu. Puis, il lui demanda  : «  Es-tu de ceux qui savent (ʻarīf) ? ». «  Non  », répondit-il. «  Qui es-tu  ? Et d’où viens-tu  ?  ». L’homme lui raconta alors toute son histoire.

Ce récit d’errance et de souffrance illustre bien une spiritualité où l’ascétisme prend une grande place. Par ailleurs, l’histoire de cet homme de Dieu, sauvé de la faim par Ibn Fāṭima al-Sadrātī, l’un des marchands les plus célèbres de Wārğlān, alimente une méditation sur la corruption qui s’empare de toute société, personnifiée ici par une élite religieuse oublieuse de ses devoirs les plus fondamentaux, en particulier l’hospitalité. Cette corruption explique a posteriori, selon l’auteur, la destruction de Wārğlān. On se recueillait aussi sur les tombes les plus éminentes, et cela dès le ve/xie siècle. À propos de celui que l’on tenait pour le dernier des Rustamides, Yaʻqūb b. Aflaḥ, Abū Zakariyyā’ signalait d’ailleurs que, de son temps, sa tombe ne s’était pas « effacée » et qu’elle formait « une sorte de tumulus ».51 La sépulture d’Abū Yaʻqūb Yūsuf, l’un des fils du fameux Abū Zakariyyā’, Kitāb siyar al-a’imma, 180-181  ; R.  Le Tourneau, « La ʽChronique’ d’Abû Zakariyyā’ », 359-360. 51 

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fondateur de la ḥalqa ibāḍite, Abū ʻAbd Allāh b. Bakr, faisait également l’objet d’un signalement spécifique dans les sources.52 À une demi-journée de marche en plein désert, parmi les nomades Banū Waylīl, se dressait la coupole (qubba) du mausolée funéraire (qabr) dédié à un certain Ḥabīb b. Zalġīn, seul amer visible dans cet océan de sable.53 Quant à la tombe de ʻAdl b.  al-Lu’lu’, elle symbolisait la lutte opiniâtre des sédentaires contre les Bédouins arabes, qui l’avaient tué au combat à cet endroit précis.54 Certains muṣallā-s signalaient des miracles, si modestes soient-ils. Dans les Siyar d’Abū l-ʻAbbās al-Fursuṭā’ī al-Nafūsī (m. 504/1110), attribuées à tort à al-Wisyānī, il est question des soixante-dix habitants de Wārğlān qui virent leurs prières se réaliser (mustağābūn al-daʻā’). Une vingtaine de récits témoignent de ce surnaturel du quotidien, profondément ancré dans la vie courante et les préoccupations les plus ordinaires des habitants de l’oued.55 Au cœur de cet imaginaire du sacré : l’eau. Un homme se voit accorder miraculeusement un supplément d’eau qui lui permet d’étancher sa soif. Un autre s’active à un puits lorsqu’il est mordu par une vipère : « Tu as coupé en deux mon ablution, puisse Dieu te faire la même chose quand je soufflerai ! », s’emporte-t-il. Et voilà que d’un souffle, il coupe le reptile en deux ! Un troisième personnage réalise son vœu : voir l’eau geler à Wārğlān. Quant au muṣallā de « l’homme au nuage » (ḏū l-saḥāba), il est dédié à cet aveugle qui, devinant la présence d’un nuage que personne n’avait remarqué, entraîna avec lui le chef de son village pour recueillir le précieux liquide. La récolte des dattes, les activités pastorales et le commerce, qui formaient le fondement même de l’économie locale, étaient également à l’honneur dans ces fables tout à la fois édifiantes et prosaïques. La célébration des hommes de Dieu et des bienfaits du Créateur s’incarnait donc dans un réseau de lieux familiers, qui traçait les contours du territoire (la falaise occidentale, les voies de communication, les principaux quṣūr, les lieux d’approvisionnement en eau, mais aussi les gours méridionaux, comme nous allons le vérifier). Elle manifestait en cela le lien intime qui unissait la communauté des élus à sa terre d’anAl-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, II, 513  ; Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt almašā’iḫ, II, 269. 53  Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, II, 615-616. 54  Ibid., 611. 55  Ibid., 610-617. 52 

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crage. L’omniprésence des signes du divin s’inscrivait dans le paysage sous la forme de sanctuaires parfois modestes, et dans la mémoire collective à travers les biographies édifiantes des générations successives de sages. Les signes visuels du sacré convoquaient ainsi une mémoire collective, polarisée par ses hommes d’exception. Dès l’époque médiévale ces lieux de mémoire furent non seulement consignés dans les siyar, mais ils firent également l’objet de visites pieuses, et donc d’une itinérance dévote organisée sous la forme de circuits. À propos de la tombe de l’imam Yaʻqūb, al-Darğīnī signalait d’ailleurs que celle-ci s’intégrait à l’ensemble des « mémoriaux visités » (min al-mašāhid al-muzawwara) et aux autres lieux de bénédiction (amākin al-barakāt al-ma’ṯūra).56 4. FIGURES ET LIEUX TUTÉLAIRES DANS LES SOURCES MÉDIÉVALES À la multitude des foyers dispersés de cette memoria sanctorum s’opposent quelques hauts-lieux de la géographie du sacré, eux-mêmes associés à des figures tutélaires. Dès le ve/xie siècle, la tombe de «  l’imam  » Yaʻqūb possédait un rayonnement particulier, car elle disait à la fois la continuité (de la communauté des justes) et l’absence (de l’imamat). Mais en ce temps-là, d’autres souvenirs (baʻḍ āṯārihi) rappelaient encore la présence de l’imam à Wārğlān, en particulier sa maison, celle sans doute où on l’avait retrouvé un matin, en train de poursuivre la prière ininterrompue de la nuit, debout sous une poutre miraculeusement intacte au milieu des décombres du toit.57 Étroitement associé à l’imam, Abū Ṣāliḥ Ğanūn b. Yamriyān semble avoir joui, à l’échelle locale, d’un prestige équivalent.58 Figure protectrice, il recueille l’imam en fuite et lui offre une sépulture dans son cimetière Al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, I, 105-107. Abū Zakariyyā’, Kitāb siyar al-a’imma, 178-179  ; R.  Le Tourneau, « La ʽChronique’ d’Abû Zakariyyā’ », 357-358. 58 En dehors des notes spécifiques, les passages cités peuvent être consultés dans Abū Zakariyyā’, Kitāb siyar al-a’imma, 272-274  ; R.  Le Tourneau, « La ʽChronique’ d’Abû Zakariyyâ’ », 169-171 ; al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, I, 140, 145-147, 156 ; Al-Šammāḫī, Kitāb al-siyar, II, 324. Plus de détails seront fournis dans C. Aillet, « Aperçu historique ». 56 

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(maqbara). Celui-ci, bien connu des textes médiévaux,59 est situé par la tradition non loin du site archéologique. Il sauve Wārğlān de l’assaut fatimide en ordonnant aux habitants d’incendier la « Grande mosquée » et de se réfugier sur les hauteurs de la Gāra Krīma. Il apparaît aussi comme une sorte de père fondateur, qui semble incarner les débuts de l’islam dans la région. Les sources disent d’ailleurs qu’il est né à « Sadrāta Ibzūzam  »,60 ce qui relie inévitablement le site archéologique à son souvenir. Une mosquée, probablement celle de Tamāwāṭ, évoquée précédemment, portait son nom. Enfin, Ğanūn b. Yamriyān incarne l’autonomie de l’oasis vis-à-vis de toute domination extérieure, fût-elle issue des rangs même de la secte. Il est d’ailleurs assez significatif de lire que le même personnage, qui avait reçu l’imam Yaʻqūb, est supposé avoir chassé son fils Abū Sulaymān des rangs de la communauté sous prétexte qu’il s’était fait le héraut de positions hétérodoxes. Les termes du conflit — qui éclate à propos de la licéité de consommer les saucisses farcies aux tripes — éludent les causes profondes de la rupture, qui pourrait précisément être le rejet de toute restauration de l’imamat. Le mode de résolution du conflit mérite lui aussi d’être commenté. Les deux protagonistes sont départagés par une véritable ordalie  : ils tirent au sort l’endroit où chacun d’entre eux doit se retirer pendant une journée entière pour appeler à la « malédiction divine » contre son adversaire, et le jugement divin donne finalement la victoire à Ğanūn b. Yamriyān, tandis que « l’imposteur » (al-mubaṭṭil) est dévoilé par une série de signes. Ce duel oppose aussi des espaces, deux hauts-lieux au sens propre, puisqu’il s’agit visiblement de hauteurs qui surplombent la vallée, comme au sens figuré car ce sont de toute évidence des endroits adaptés à ce type de mise en scène et investis d’une symbolique religieuse pouvant expliquer leur choix comme lieux de retraite religieuse. Abū Sulaymān se dirige vers la Gāra Krīma (fig. 3) et Ğanūn b. Yamriyān se rend vers Tasrīdīn, situé également « au sud de Wārğlān », où il édifie un muṣallā avant d’invoquer Dieu.61 Il n’existe pas d’autre occurrence du toponyme « Tasrīdīn » dans les sources consultées. 59  Abū Zakariyyā’, Kitāb siyar al-a’imma, 180-181  ; R. Le Tourneau, « La ʽChronique’ d’Abû Zakariyyā’ », 359-360. 60  Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, I, 432. 61  Abū Zakariyyā’, Kitāb siyar al-a’imma, 180-181  ; R.  Le Tourneau, «  La ʽChronique’ d’Abû Zakariyyā’ », 359-360 ; al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, I, 108-109 ; Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, II, 722. L’édition d’al-Darğīnī orthographie ce toponyme sous la forme « Tasrasrīn ».

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En revanche, une tradition assez obscure attribuée aux « šuyūḫ du Ğabal Nafūsa » rattache au même Ğanūn b. Yamriyān le lieu qui inaugura la pratique de l’islam dans l’oued :62 Le premier lieu où les muezzins ont appelé à la prière dans le Ğabal Nafūsa est un endroit nommé Awḥalmam. De même, le premier lieu où l’on s’est prosterné pour Dieu à Wārğlān est l’endroit où se trouve le minbar-miḥrāb, à Wārğlān, en face de madīnat Anğān. C’est un lieu connu jusqu’à nos jours, où le šayḫ Abū Ṣāliḥ Ğanūn a bâti le miḥrāb.

Dans ce passage, la juxtaposition du minbar et du miḥrāb paraît tout à fait insolite. On ne la retrouve pas ailleurs. En revanche, d’autres récits évoquent le « minbar de Wārğlān ». Abū Yūsuf Yaʻqūb b. Sahlūn al-Ṭarfī al-Sadrātī, précisément considéré comme l’un des pionniers de la doctrine dans l’oued, puisqu’il aurait vécu dans la seconde moitié du ixe siècle, réunit les habitants pour un débat théologique qui se tient « au minbar qui a précédé Wārğlān (fī l-minbar al-laḏī qaddama Wārğlān).63 Il s’agit donc probablement du même endroit que dans le récit antérieur, c’est-à-dire le « minbar-miḥrāb » qui aurait accueilli les premières prières. L’identification avec la Grande mosquée, d’ailleurs clairement désignée dans un autre passage comme le «  miḥrāb de  Tamāwāṭat  »,64 semble à exclure. Récapitulons : « en face » d’Anğān, localité elle-même située apparemment au sud de Wārğlān, se trouvait un lieu appelé communément le « minbar de Wārğlān ». Il était réputé avoir précédé l’établissement urbain de Wārğlān et sa Grande mosquée en tant que lieu de prière des musulmans dans l’oued. Un « miḥrāb » y avait été édifié, ce qui peut justifier l’étrange expression de « minbar-miḥrāb ». Trois éléments permettent de formuler l’hypothèse que ce lieu ne fait qu’un avec Tasrīdīn : la position géographique commune (au sud de Wārğlān), le lien avec Abū Ṣāliḥ Ğanūn, et la présence d’un miḥrāb — autrement dit d’un muṣallā — qu’il y aurait bâti. Si l’on adopte cette hypothèse à titre d’essai, alors l’épisode du duel s’éclaire. Tasrīdīn, le minbar de Wārğlān, était un lieu de recueillement bien connu des habitants, sans doute situé en hauteur comme la Gāra Al-Wisyānī, Siyar mašā’iḫ al-Maġrib, I, 273-274. Abū Zakariyyā’, Kitāb siyar al-a’imma, 365-366  ; R.  Le Tourneau, « La ʽChronique’ d’Abû Zakariyyā’ », 140-142; al-Darğīnī, Kitāb ṭabaqāt al-mašā’iḫ, II, 245-246. 64  Kitāb al-muʻallaqāt, 97-100. 62  63 

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Krīma. Tout, dans la scène du duel, suggère que ces deux sites se faisaient face. Il se pourrait donc bien que Tasrīdīn corresponde à la «  montagne des dévots », Ğabal al-ʻAbbād, comme on l’appelle aujourd’hui. Comme nous l’avions signalé en préambule, ces deux éminences dominent l’oued et le complexe archéologique de Sedrāta, l’ancienne Wārğlān, qui s’étale plus au nord. Nous allons voir en outre que la ziyāra se termine précisément par l’ascension de cette « montagne des dévots », et qu’elle contribue à en expliquer le nom et à étayer notre chaîne d’hypothèses. 5. LA « MONTAGNE DES DÉVOTS » ET SES « MIḤRĀB-S DE PIERRE » La ziyāra qui se déroule chaque année au mois d’avril à Ouargla condense et réinterprète cette géographie médiévale du sacré, dont elle contribue à éclairer certains aspects.65 On ignore quand elle a été mise en place, quelles évolutions elle a connues, ou quelle est la signification exacte des rituels qui la composent. Faute de recherches sur l’histoire régionale à l’époque ottomane, et sur les sources qui nous permettraient d’éclairer cette période, force est de nous plonger dans les premiers récits des explorateurs français, à commencer par un article publié par Charles Féraud en 1886. Hormis de possibles découvertes dans les archives des Pères Blancs, dont nous avons parcouru les fonds, à Ouargla comme à Ghardaïa, les écrits de l’époque coloniale ne nous apportent que des bribes de témoignage. En revanche, une histoire locale inédite composée probablement dans les années 1930, le Ġuṣn al-bān fī ta’rīḫ Wārğlān d’Ibrāhīm Aʻzām, que Marguerite van Berchem avait bien connu, consacre plusieurs pages à ce sujet.66 Nous avons également pu consulter le programme et le descriptif distribué par l’association « Sedrata » aux participants depuis 1995.67 Il serait naturellement intéressant de rassembler d’autres archives et de mener une observation de terrain et des enquêtes orales auprès des 65  Cette

manifestation mériterait une enquête plus approfondie que celle que nous avons pu mener à partir des matériaux à notre disposition. Voir les premiers éléments de l’enquête dans C. Aillet, S. Gilotte, « Sedrata : l’élaboration d’un lieu de mémoire ». 66  I. Aʻzam, Ġuṣn al-bān fī ta’rīḫ Wārğlān, manuscrit non daté de la bibliothèque du shaykh ʻUmar Bū Maʻqal à Ouargla, copie consultée à la bibliothèque de l’Association Abū Isḥāq Aṭfayyeš, Ghardaïa. 67  S. Bū Maʻqal, Ziyārat mašāhid al-balada, texte dactylographié, Association Abū Isḥāq Aṭfayyeš, Ghardaïa, 1995.

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« visiteurs », car les récits que nous avons recueillis depuis 2010, oralement ou bien sur Internet, s’avèrent fragmentaires et allusifs. Une chose est sûre : la ziyāra a connu des évolutions, des adaptations et des mises à jour depuis la seconde moitié du xixe siècle. Le premier à évoquer l’existence d’un « pèlerinage » est Charles Féraud, qui avait séjourné dans la région en 1871. Or, l’un des principaux buts de cette visite pieuse, selon lui, n’est autre que le Ğabal al-ʻAbbād :68 Quant au djebel Eïbad, qui est d’une formation analogue à celle du Krima, ce devait être le lieu consacré au culte par la population des Sedrata professant la religion ibadite. On m’a assuré qu’il y existe encore plus de cinquante niches servant d’oratoires où les Mozabites de Ouargla et d’ailleurs vont tous les ans au printemps en pèlerinage y faire leurs dévotions mystérieuses.

Charles Féraud évoque donc l’existence de miḥrāb-s aménagés au sommet de la table rocheuse, apparemment pour signaler des espaces de prière, ou muṣallā-s. Nous allons revenir sur cette donnée cruciale. Le même auteur localise aussi la tombe de « l’imam » Yaʻqūb, « objet de pèlerinages annuels des sectaires Ouahabites de tous pays »,69 sur le Ğabal al-ʻAbbād, tandis que tous les auteurs postérieurs la signalent aux environs immédiats du site archéologique. Il faut croire que cette erreur était partagée par certaines traditions locales qui faisaient du Ğabal al-ʻAbbād une sorte de cimetière des pieux ancêtres. Le Père Blanc Antoine Giacobetti croit lui aussi savoir, en 1900, que la table rocheuse méridionale abritait l’ancienne nécropole des ibāḍites :70 Au sud de Sedrata se voit le Gara Krima, dite encore table d’Ouargla. C’était une forteresse imprenable avec ses bords taillés à pic. Non loin, le Djebel Oubbad, qui servait de cimetière. Chaque année au printemps, tous les Mzabites d’Ouargla y vont en pèlerinage sur les tombeaux des ancêtres.

Quant à la « chronique de Ba Setshry », une histoire légendaire composée dans le Mzab à l’époque moderne ou coloniale, et que Jean Lethiel68 Ch. Féraud,

« Les Ben Djellab, sultans de Tougourt. Notes historiques sur la province de Constantine », Revue africaine, n.º 180, 30.e année, 1886, 269-270. 69  Ibid., n. 2, 370. 70  A. Giacobetti, Ouargla, notes manuscrites, août-septembre 1900, Bibliothèque des Pères Blancs, Ouargla (inédit), ff. 1-2.

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leux connaissait à travers les notes de lecture du Père blanc Louis David,71 elle place également sur ce promontoire la tombe de l’un des fondateurs légendaires de Sedrāta —  dont ce texte énigmatique recule la création jusqu’aux premiers temps de l’islam.72 Le rôle funéraire du Ğabal al-ʻAbbād ne repose a priori sur aucune base. En revanche, la présence de structures troglodytiques associées à la retraite ascétique des pieux ancêtres confirme la fonction religieuse du Ğabal al-ʻAbbād. Harold Tarry, qui avait inspecté le Ğabal vers 1881 sans y relever ni miḥrāb-s ni structure funéraires, observe pour la première fois cet aménagement :73 C’était, à mi coteau, un gros bloc, éboulé du sommet, ayant environ 90 m2 à la base, sur une hauteur de huit mètres. Dans ce bloc, de 70 à 80 m3, dont la partie inférieure était encastrée dans une dune de sable, se trouvait une cavité creusée de main d’homme et ayant la forme d’une petite chambre de 2,15 m. de large sur 1,20 m. de profondeur et 1,75 m. de haut ; près du plafond, quatre niches de 15 à 20 cm de profondeur sur 20 de haut, avaient dû supporter des livres ou des ustensiles. C’est dans ce trou, auquel on accède par une ouverture située au midi et juste nécessaire pour le passage d’un homme, qu’a demeuré longtemps, à une époque qu’on n’a pu me préciser, un anachorète qui y a passé des années dans la prière et la méditation. La mémoire de ce solitaire est restée en vénération chez les Mozabites, car cette grotte est pour eux un lieu de pèlerinage, tandis que les grottes du Sultan, qui ont été habitées par des Arabes, ne sont qu’accidentellement visitées. C’est du moins ce que me dirent mes guides.

L’importance que les ibāḍites accordaient à ces grottes nous est confirmée par les notes de voyage de l’orientaliste polonais Zygmunt Smogorzewski en 1926, traduites en français par son disciple Tadeusz Lewicki à l’attention de Marguerite van Berchem en 1958 :74

Ba Setshry (histoire de). Premier cahier, notes manuscrites, Bibliothèque des Pères Blancs, Centre culturel et de documentation saharienne, Ghardaïa (inédit). 72  J. Lethielleux, Ouargla cité saharienne, 24. 73  H. Tarry, « Excursion archéologique dans la vallée de l’Oued Mya », Revue d’ethnographie, 2, 1883, 28. 74  Lettre de T. Lewicki à M. van Berchem, 30 juillet 1958, Archives de la Fondation Max van Berchem, Genève (abrégé AFVB). 71 L. David,

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Djebel ʻAbbād se trouve à 3-4 km. des ruines de Sedrata. C’était, selon la tradition, un lieu de réunion de shaykhs ibāḍites qui y priaient, etc. Dans cette montagne il y a une petite caverne où les shaykhs se reposaient. Pas de traces de monuments.

Enfin, Ibrāhīm Aʻzām évoque lui aussi cette grotte (ġār) comme l’une des étapes de la ziyāra, et l’identifie au lieu « où le šayḫ Abū Ṣāliḥ b. Ğanūn se retirait pour prier  ».75 Cette tradition a l’intérêt de nous ramener vers les loca sancta médiévaux  : Tasrīdīn et le «  minbar de Wārğlān ». Revenons maintenant aux miḥrāb-s du Ğabal al-ʻAbbād. Ibrāhīm Aʻzām nous les signale aussi parmi les «  vestiges  » (al-āṯār al-bāqiya) que l’on trouve au sommet. Il parle de « miḥrāb-s en pierre » (al-maḥārīb al-ḥağariyya), c’est-à-dire, précise-t-il, « marqués par des pierres » (muʻlama bi-l-aḥğār). Il n’en dénombre pas cinquante, comme Charles Féraud, mais quatre-cent quatre-vingt, et attribue ces structures aux pieux ancêtres, les mašā’iḫ Sadrāta, qui se retiraient en ces lieux pour y prier,76 une interprétation que l’on retrouve d’ailleurs dans les témoignages récemment postés sur Internet.77 Selon cette version, il s’agit donc de structures anciennes, alors que d’autres récits, recueillis en 2011 précisent qu’il est d’usage, lorsqu’on va prier sur le Ğabal al-ʻAbbād, de ramasser des pierres pour former son propre miḥrāb. Il est vrai, cependant, qu’il semble difficile d’obtenir des témoignages explicites sur l’étape finale de la ziyāra et sur ces miḥrāb-s. Les photos aériennes permettent en tout cas de vérifier l’existence de cette série de miḥrāb-s. Marguerite van Berchem ne paraît pas les avoir remarqués :78 Après s’être rendus sur les ruines de l’ancienne mosquée de Sedrata, dont ils retrouvent toujours l’emplacement malgré les sables qui les recouvrent aujourd’hui, les descendants des Ibadites s’en vont prier sur le Djebel Abbad. Nous avons survolé cette chaîne de six « gour », reliés les

I. Aʻzām, Ġuṣn al-bān, f. 152. Ibid. 77  L’un d’entre eux, publié sur Facebook, parle du Ğabal al-ʻAbbād comme d’un lieu autrefois dédié à « la dévotion et au rapprochement d’avec Dieu par les prières » (al-ʻibāda wa l-taqarrub ilā llāh bi-l-ṣalawāt). 78  M. van Berchem, Sedrata : un chapitre nouveau de l’histoire de l’art musulman, manuscrit inédit, AFVB, 1.e partie, « Étude topographique du site et plan de Sedrata ». 75  76 

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uns aux autres par une étroite membrane sans réussir à distinguer sur la surface plate et unie de leurs sommets la moindre trace humaine. Mais ces niches étaient probablement creusées dans leurs flancs et il ne serait pas étonnant qu’elles existassent encore. Les Mozabites, très réservés sur le sujet de leurs pratiques religieuses, ne nous en ont pas parlé, tandis qu’ils aiment à évoquer l’ancienne prospérité des villes construites par leurs ancêtres dans l’oued Mya.

Ils apparaissent pourtant sur les clichés du vol de 1950 (fig. 3), mais pas où l’archéologue suisse le recherchait. On peut aussi les repérer, désormais, sur les clichés de Google Earth (fig. 5 et 6). Il s’agit bien sûr d’une observation très imprécise et qui ne peut remplacer une prospection sur le terrain, mais on peut tout de même effectuer une série de remarques qui pourraient s’avérer utiles dans la mesure où personne ne s’est jusqu’ici attaché à ce site. On constate tout d’abord une certaine similarité entre les structures photographiées en 1950 et les dernières prises de vues disponibles sur Google Earth  : on y perçoit assez nettement de véritables séries de miḥrāb-s, tous orientés vers le sud-sud-est et formés par des niches arrondies de tailles inégales, dont certaines se détachent plus nettement. Ces miḥrāb-s sont disposés pour la plupart côte à côte, l’espace intercalaire étant quelquefois relié par des pierres, à moins que l’aménagement successif de ces espaces de prière ait été conçu de manière à former des sortes de cordons, dont on croit distinguer trois séries successives. Un premier cordon (fig. 5) part du rebord septentrional de la gāra et comprend au moins cinq miḥrāb-s, sur moins d’une trentaine de mètres. La photographie la plus ancienne permet de constater qu’au-delà de cette ligne assez nettement dessinée se trouvent plusieurs miḥrāb-s, proches les uns des autres. Il semble qu’ils aient été tracés successivement, chacun se superposant par un effet de translation à des structures déjà existantes. Enfin, à une trentaine de mètres du cordon évoqué en premier lieu, apparaît nettement un espace de prière quadrangulaire (fig. 5), d’une surface n’atteignant pas 25 m2, et doté d’un miḥrāb. Dans le prolongement du premier cordon, à cinquante mètres environ, on peut en observer un deuxième (fig. 5), d’une quarantaine de mètres de longueur. Il s’ordonne autour d’un miḥrāb central beaucoup plus large que les autres, dont le nombre est difficile à préciser. Les photographies les plus anciennes montrent qu’on y accédait par un chemin bien tracé, qui part de l’oued et escalade le flanc du Ğabal al-ʻAbbād.

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Figure 5. Cliché Google Earth du 21 avril 2012 : rebord septentrional du Ğabal al-ʻAbbād. On aperçoit les premier et deuxième cordons de miḥrāb-s et l’aire de prière rectangulaire.

Une troisième ligne de miḥrāb-s (fig. 6) serpente sur près de deux cents mètres, formée, dirait-on, d’alignements successifs de niches de prière, dont certaines sont presqu’effacées, ce qui rend difficile leur dénombrement exact. Une fois de plus, l’un des segments comprend un miḥrāb principal, plus large que les autres, auquel on accède par un chemin qui part de l’oued. Le segment le plus au sud, lui aussi relié par une piste dont on débouche désormais à bord d’un véhicule se prolonge par un espace de prière quadrangulaire (fig. 6), comme celui que l’on peut observer près du rebord septentrional de la table rocheuse, mais sans miḥrāb apparent. Par ailleurs, les clichés Google Earth laissent deviner

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Figure 6. Cliché Google Earth du 21 avril 2012 : rebord occidental du Ğabal al-ʻAbbād. On aperçoit le troisième cordon de miḥrāb-s et la seconde aire de prière rectangulaire.

deux autres structures, apparemment isolées, dans la partie orientale du Ğabal al-ʻAbbād. Une possible troisième aire de prière quadrangulaire pourrait être située à la pointe d’un triangle dont la base serait formée par ses deux consœurs, distantes de plus de deux cents mètres à vol d’oiseau. Enfin, un miḥrāb isolé, bien visible toutefois grâce à ses proportions plus importantes, occupe le rebord sud-est du Ğabal. Assurément, ces notes demanderaient à être systématiquement vérifiées, précisées et complétées sur le terrain. Il est possible que ces trois segments aient été rattachés pour former un cordon continu, mais seule l’observation directe pourrait trancher cette question. Par ailleurs, les divergences entre les clichés peuvent provenir des conditions changeantes d’ensablement, qui nous obligent à être prudents sur l’analyse de la disposition de ces structures, dont on peut aussi penser qu’elles sont fortement soumises à l’érosion. Toutes précautions prises, il s’avère pourtant que le Ğabal al-ʻAbbād tient probablement son nom de ces dizaines de miḥrāb-s, qu’accompagnent quelques muṣallā-s de taille plus importante. Il s’agit d’un dispositif à la fois spontané, puisque soumis à des ajouts successifs, et concerté, puisque la disposition des structures n’est pas laissée au hasard  : celles-ci forment de véritables cordons de miḥrāb-s, qui occupent principalement la partie occidentale de la gāra. Ce front de prière s’est formé par juxtapositions et par agrégations successives, sans qu’il soit possible de dater cette pratique. À quel type de spiritualité répond-elle ? Il est d’autant plus difficile de le dire que les témoins n’en parlent pas. La

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tradition veut, on l’a vu, que ces aires de prière aient été tracées par des générations successives de šuyūḫ, qui venaient y pratiquer une forme de retraite religieuse. La succession chronologique des constructions de miḥrāb-s traduit bien cette mémoire généalogique. La pratique du pèlerinage en ces lieux peut toutefois laisser penser que les fidèles se regroupent au sommet pour pratiquer des prières collectives. Les structures que l’on observe semblent en tout cas conjuguer une dimension individuelle — le miḥrāb comme unité spatiale de prière —, et collective. Outre la présence de muṣallā-s plus vastes, ces miḥrāb-s en file peuvent renvoyer à des pratiques collectives. Leur morphologie suggère une spiritualité qui valorise la relation individuelle du fidèle à Dieu, tout en proclamant l’égalité des croyants. L’absence de hiérarchisation visible — sauf peut-être celle qui apparaît à travers les miḥrāb-s élargis qui occupent une position centrale — renvoie elle aussi à une image d’égalitarisme, image que l’on associe souvent, par ailleurs, à l’ibāḍisme maghrébin. Enfin, et ce n’est pas le moindre des résultats de cette courte enquête, les caractéristiques du Ğabal al-ʻAbbād apportent un crédit supplémentaire à notre analyse des sources médiévales. On peut en effet affirmer que cette « montagne des dévôts » correspond à l’endroit que les sources médiévales appellent tour à tour Tasrīdīn ou le «  minbar de Wārğlān  ». Réputé avoir été le « premier lieu où l’on s’est prosterné pour Dieu à Wārğlān », ce promontoire était également lié à la mémoire de Ğanūn b. Yamriyān, qui s’y était retiré pour appeler la colère de Dieu contre son adversaire après avoir édifié, nous dit-on, son propre muṣallā, sans doute une aire de prière rudimentaire comme on peut en observer à la surface de l’immense table rocheuse. Cet espace était donc investi d’une aura religieuse particulièrement intense en tant que lieu-matrice de la communauté des croyants et de leur territoire. Cette croyance, qui pourrait remonter aux ive/xe-ve/xie siècles, voire à des temps plus anciens, se perpétue dans la ziyāra. On s’explique mieux ainsi le curieux passage des Siyar attribuées à al-Wisyānī où cette éminence est qualifiée de minbar-miḥrāb de Wārğlān. Le Ğabal al-ʻAbbād surplombe Wārğlān comme le minbar domine les croyants rassemblés dans la salle de prière. L’ensemble de la surface rocheuse semble quant à elle considérée comme une aire de prière, un miḥrāb pour la communauté. Cette conception fait donc du territoire de Wārğlān dans son entier un espace consacré à Dieu, tendu vers Dieu. La morphologie de ces chaînes de miḥrāb-s mériterait une étude comparative plus approfondie, mais l’on peut noter dès à présent qu’il existe d’autres cas de miḥrāb-s multiples. Dans le ribāṭ de Guardamar, un établis-

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sement localisé sur la côte du Levant espagnol, au sud d’Alicante, et dont la chronologie (ive/xe ou vie/xiie siècle) est discutée, une vingtaine de cellules individuelles, pourvues chacune d’un miḥrāb, entourent ce qui semble être la mosquée centrale.79 À Arrifana (Aljezur, Algarve), dans un autre complexe identifié comme un ribāṭ du viie/xiie siècle et peut-être associé au mouvement anti-almoravide d’inspiration soufie d’Ibn Qāsī, on observe la succession, à quelques mètres de distance, de deux murs parallèles présentant chacun un miḥrāb. Cet agencement est déchiffré comme la juxtaposition de deux mosquées, bien que les structures excavées laissent planer des doutes sur cette typologie. À quelques dizaines de mètres en arrière, un bâtiment de dimensions réduites (7,20 x 3,80 m.), pourvu d’un miḥrāb, possède des caractéristiques plus conformes à celles d’une mosquée.80 Dans un tout autre contexte géographique, entre le massif de l’Aïr et l’Adrar des Ifoghas, le site d’In Ṭeduq présente une série de cellules circulaires dotées chacune d’un miḥrāb formé de pierres dressées. Ces structures sont regroupées dans l’espace tout en étant bien individualisées. Le site tout entier paraît organisé autour de l’axe de la qibla, ce qui amène Patrice Cressier à évoquer une sorte de « monumentalisation de la qibla », remarque qui pourrait bien s’appliquer aussi au Ğabal al-ʻAbbād. Enfin, d’autres sites de l’Aïr, datables entre la fin du Moyen Âge et le xviiie siècle, privilégient ces aires de prières individuelles, aux formes variées, que l’on interprète le plus souvent comme caractéristiques de l’implantation locale du soufisme. En effet, cette architecture pourrait traduire des pratiques de retraite mystique destinées à établir un lien direct et personnel entre l’orant et Dieu.81 Une autre comparaison intéressante peut être menée avec les « mosquées à ciel ouvert », c’est-à-dire dépourvues de toit et d’élévation, découvertes dans les montagnes centrales du Néguev.82 Ces installations documentent la transition régionale vers l’islam aux xviiie-xixe siècles. Elles 79 F. Azuar Ruiz (dir.), Fouilles de la Rábita de Guardamar, I. El ribat califal  : excavaciones y estudios, 1984-1992, Madrid, Casa de Velázquez, 2004. 80  R. et M. Varela Gomes, O Rîbat da Arrifana (Aljezur-Algarve), Separata da Revista Portuguesa de Arqueologia, 7/1, Aljezur, Município de Aljezur, 2004. Je tiens à remercier Pierre Guichard pour cette référence. 81  P. Cressier, « Archéologie de la dévotion Soufi », Journal des africanistes, t. 62, fasc. 2, 1992, 74-77, 83-84. 82  G. Avni, « Early mosques in the Negev Highlands : New Archaeological evidence on Islamic penetration of Southern Palestine », Bulletin of the American School of Oriental Research, 294, 1994, 83-100.

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n’offrent pas d’exemples de miḥrāb-s en série. Chaque construction est isolée et consiste habituellement en cellules de tailles variables (individuelles ou plus spacieuses) et de formes diverses (rectangulaires ou ovales, ouvertes ou fermées), dotées d’un miḥrāb. Celui-ci peut se réduire à une stèle, que Gideon Avni pense pouvoir être une forme de recyclage et transformation des pierres dressées autour desquelles se structuraient certains cultes préislamiques.83 Liées à des populations pastorales et nomades, ces «  mosquées à ciel ouvert  » existent dans d’autres contextes bédouins  : Sinaï, Transjordanie, Arabie orientale ou Syrie, mais aussi pays touaregs. Bien qu’aucun de ces parallèles ne soit absolument satisfaisant, on peut en retenir quelques pistes. La première concerne des formes de dévotion, et leur traduction architecturale, qui privilégient le contact direct avec Dieu sous la forme d’espaces individuels dédiés à la retraite spirituelle et à la prière, tout en préservant une dimension religieuse collective grâce à la multiplication de ces cellules et à leur regroupement. Quant à l’exemple du Néguev, il permet de réfléchir à des structures de dévotion légères et facilement aménageables, caractéristiques d’un milieu désertique mouvant, où la valeur du lieu investi prime quelquefois sur la monumentalisation du dispositif architectural. 6. LA « MOSQUÉE » ET LE CIMETIÈRE, DES PÔLES DE DÉVOTION AU CŒUR DE LA ZIYĀRA Depuis la fin du xixe siècle, le Ğabal al-ʻAbbād est attesté, selon les versions, soit comme l’étape — généralement finale — de la ziyāra, soit comme un lieu qui faisait l’objet de visites indépendantes. Contrairement à la doxa la plus courante, la ziyāra n’est pas un rite figé : son itinéraire a connu des évolutions. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’Ibrāhīm Aʻzām, l’auteur sans doute le mieux informé sur la question, considérait qu’il y avait plusieurs ziyārāt dans le bassin d’Ouargla. Des visites ponctuelles étaient ainsi consacrées à Abī Sahl Yaḥya b. Ibrāhīm (b. Wīğamman), un savant du ve/xie siècle84 aujourd’hui tombé Id., « From Standing Stones to Open Mosques in the Negev Desert: The Archaeology of ReligiousTransformation on the Fringes », Near Eastern Archaeology, 70/3, 2007, 124-138. 84  ʻU. Bū ʻAṣbāna, Maʻālim al-ḥaḍāra al-islāmiyya, 150 ; M. Custers, Al-Ibāḍiyya, 2, 18. 83 

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dans l’oubli, et à ʻAmmār ʻAbd al-Kāfī.85 La pérégrination sur le site archéologique et dans ses environs constituait un circuit spécifique, qu’Ibrāhīm Aʻzām nommait la «  visite aux sages de Sadrāta  » (ziyārat mašā’iḫ Sadrāta).86 Celle-ci était cependant englobée, comme c’est toujours le cas aujourd’hui, dans une tournée générale des lieux de mémoire du bassin d’Ouargla, la ziyārat mašāhid al-balad. Conçue sur le modèle de ce qui était également pratiqué dans le Mzāb voisin, elle permettait de sillonner le territoire compris entre la ville et le Ğabal al-ʻAbbād, c’està-dire le cœur de l’ancienne Wārğlān. Ce grand parcours commençait dans la ville par les mosquées, ainsi que les lieux de commémoration (maḥāḍir, maqām-s) et les tombes (qubūr) des grandes figures du passé. Elle se prolongeait extramuros par le tour des cimetières (ziyārat maqābir), puis par le périple jusqu’à Sedrāta. L’itinéraire et ses étapes mériteraient une analyse plus fournie. En effet, prise dans son intégralité, la ziyāra met en scène le passé à travers des loca sancta dont l’emplacement, lorsqu’il s’agit des grands savants de la période médiévale, semble parfois fictif. L’essentiel est de continuer à commémorer les grands hommes du passé grâce à l’instauration de ces jalons mémoriels. Mémoire généalogique et mémoire topique du territoire, balisé par ses lieux saints, se conjuguent pour définir le groupe (les ibāḍites) comme une communauté, dans toute sa continuité spatiale et temporelle. Le «  pèlerinage  » de Sadrāta prend place dans un dispositif de mémoire qui relie les lieux du passé à ceux du présent. La ziyāra de Sadrāta commence d’ailleurs par un lieu éminemment symbolique, puisqu’il s’agit des vestiges ensablés supposés correspondre à l’ancienne Grande mosquée de Wārğlān. Le repérage de ce point névralgique semble très ancien, car lorsque le futur général Eugène Daumas reçut la visite à Alger, dans les années 1840, d’un notable d’Ouargla venu observer les nouveaux conquérants, ce dernier lui mentionna le site archéologique, et pour tout repère « sous les flots de sable », les restes de la muraille d’enceinte et les ruines d’une mosquée ».87 En 1881, Harold Tarry pratique les premières fouilles en ce lieu improbable :88 Les Mozabites de Ouargla avaient seulement élevé en ce point, sur le sol, un grand tas de pierres orné de loques, ce qui constituait pour eux un Ibrāhīm Aʻzām, Ġuṣn al-bān, ff. 148-151. Ibid., ff. 151-152. 87  E. Daumas, Le Sahara algérien, 81. 88  H. Tarry, « Les villes berbères », 6-7. 85  86 

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marabout, parce que la tradition s’était conservée parmi eux que ce lieu avait été particulièrement vénéré par leurs ancêtres ; mais ils ignoraient que ce sol fût la terrasse d’une mosquée située au-dessous.

Sa vision des faits éclaire à merveille le lien intime qui reliait l’entreprise de conquête coloniale avec sa légitimation par le recours à « l’expertise » scientifique. Harold Tarry suppose que les pèlerins vénéraient ce lieu sans en connaître la fonction et il oppose à l’image d’une superstition sans objet la « preuve » par la science. Le raisonnement est d’autant plus contestable que l’archéologue amateur s’est précisément laissé guider par l’itinéraire de la ziyāra et par la réputation de sainteté de ce lieu. Que les fidèles aient ignoré ce qui se cachait sous le sable est certain : ils n’avaient certainement aucune intention de le vérifier, et seule leur importait la fonction symbolique de ces ruines évocatrices d’un passé disparu, mais dont le souvenir structurait la mémoire du groupe. Leur réaction aux fouilles témoigne d’ailleurs de la négociation qui s’engage dès lors avec ces nouveaux intrus :89 Les Mozabites se sont beaucoup préoccupés des fouilles que je faisais à cet endroit ; ils craignaient que je ne m’emparasse de ce lieu consacré par leurs prières ou que je ne leur rendisse qu’en me faisant rembourser l’argent que je dépensais pour les remblais  : lorsqu’ils ont eu l’assurance que je ne leur réclamerais rien et que je ne leur contesterais pas leurs droits de propriété, bien qu’ils n’eussent aucun titre à faire valoir, ils se sont montrés très reconnaissants et leur chef religieux m’a remercié devant tous les tolbas assemblés dans la mosquée de Beni Isguen où je les avais fait convoquer à mon retour pour leur rendre compte de ce que j’avais fait « pour leur bien ».

Les fouilleurs successifs s’efforcent de mettre à jour ce sanctuaire invisible, qui occupe une place centrale dans le dispositif archéologique, de la même manière qu’il occupe le cœur de la toponymie sacrée des fidèles. Après avoir été dégagé par Paul Blanchet en 1898,90 il retourne sous les sables jusqu’en 1943, où Louis Leschi, chargé du patrimoine au H. Tarry, Journal officiel de la République française, 22 mai 1882, Séance du 19 mai 1882, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, retranscription de M. van Berchem, AFVB. 90  P. Blanchet, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres 26, 4.ème série, 1898, séance du 28 janvier 1898, 61-62. 89 

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Gouvernement Général de l’Algérie, confie à l’architecte Maurice Faucher la reprise des travaux. Maurice Faucher se penche de nouveau sur le « pèlerinage ». Il est même, à notre connaissance, le premier observateur extérieur à témoigner — trop brièvement il est vrai — de sa participation à cette cérémonie annuelle, le 20 avril 1944. Il est accompagné de plusieurs représentants de l’autorité coloniale  : le colonel Vigourous, commandant militaire du Territoire des Oasis, le capitaine Le Mesle, chef de l’annexe de Ouargla, ainsi que deux officiers et deux Pères Blancs. Il serait intéressant de découvrir, dans les archives coloniales, de quand date la mutation que connaît le pèlerinage. Dès 1926, Zygmunt Smogorzewski décrit ainsi la ziyāra comme une « fête populaire », qui donne lieu à une « fantasia », comme il en existe aujourd’hui à l’arrivée du cortège sur le site archéologique.91 Alors que la ziyāra est décrite dans la seconde moitié du xixe siècle comme un rite discret, réservé aux seuls ibāḍites, il semble qu’elle se soit ouverte au public et en quelque sorte folklorisée dans la première moitié du xxe siècle, peut-être sous la pression conjointe des autorités coloniales et de la notoriété donnée au site par les découvertes archéologiques. Le cortège auquel se joint Maurice Faucher se contente en tout cas d’une visite à l’emplacement de la « mosquée » :92 Le but du pèlerinage était précisément les ruines de ce que j’ai qualifié, jusqu’à maintenant, de présumée Mosquée dans laquelle des fouilles ont été commencées. La direction dans laquelle les croyants s’agenouillèrent nous indiqua où il convenait de rechercher le Mih’rab qui se trouverait donc à l’instar de celui de la Mosquée Mzabite actuelle de Ouargla sur un des grands côtés de l’édifice.

C’est donc en se fondant sur les rites de la ziyāra que l’architecte mène ses travaux entre 1943 et 1944.93 L’image de la mosquée enfouie oriente aussi les recherches de Marguerite van Berchem, qui recueille l’héritage de son prédécesseur par l’intermédiaire de Louis Leschi lors de sa première visite, touristique, à Alger en 1946 :94 91  Lettre

de T. Lewicki à M. van Berchem, 30 juillet 1958, AFVB. Lettre du 30 avril 1944 à L. Leschi, AFVB. 93  Id., Lettres du 09 mars et du 21 février 1944 1944 à L. Leschi, AFVB. 94  M. van Berchem, Carnet de voyage. Algérie 1946. Premier contact avec l’Algérie et Sedrata, AFVB. 92  M. Faucher,

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Leschi me dit qu’une mosquée du xe siècle est encore enterrée à Sedrata et qu’il faudrait fouiller. Les musulmans ont encore gardé la tradition sacrée du lieu et vont encore faire leur pèlerinage sur l’emplacement de la mosquée ensevelie dans le sable.

Arrivée sur place en mars 1950, elle repère l’édifice en compagnie de l’historien ibāḍite local Ibrāhīm Aʻzām :95 Les murs démolis affleurent à peine le sol. J’aurais été incapable de la trouver toute seule. Azzam m’indique l’emplacement du mihrab, qui est enseveli et invisible. Un tas de cailloux l’indique afin de permettre aux Ibadites de le dégager le jour de leur pèlerinage. L’emplacement est sur une éminence couverte de cailloux au pied de laquelle des pierres noircies indiquent l’endroit où les ibadites font brûler leurs moutons le jour du pèlerinage. Le mihrab dont Azzam m’indique l’emplacement correspond bien à la direction de La Mecque. De l’autre côté (en face ?), Azzam me montre la base du minaret, trois côtés seulement sont conservés, et me dit que le départ de l’escalier existe sous le sol […]. Azzam prétend qu’il se souvient très bien d’avoir vu il y a environ trente ans la mosquée dégagée, des voûtes, des arcs, des rues avec arcades qui y conduisaient. Il est absolument certain de l’emplacement du mihrab. Son père le lui a indiqué et de père en fils on le place là. Il est dégagé et très distinct, dit-il, à chaque pèlerinage annuel des ibadites.

Il est fort peu probable qu’Ibrāhīm Aʻzām ait pu admirer la mosquée en cet état, car Maurice Faucher n’y avait pratiqué que des fouilles partielles, qui lui permirent précisément de repérer les éléments signalés dans cette description. Les maigres informations que l’on possède sur les travaux de Paul Blanchet en 1898 ne laissent pas non plus supposer que l’édifice avait été entièrement dégagé. En revanche, il est intéressant de constater que l’emplacement du bâtiment faisait l’objet d’une mémorisation collective. Aujourd’hui encore, c’est le premier endroit où l’on vous emmène, mais il est vrai qu’une pancarte en métal se charge de l’indiquer depuis les années 1990. Ce récit est aussi le seul, à notre connaissance, à affirmer que lors du « pèlerinage » les fidèles creusent le sable pour retrouver le présumé miḥrāb. Marguerite van Berchem tente de vérifier l’existence de ce miḥrāb 95  Ead., Carnet n.º  2. Sedrata  : première mission, mars-avril 1950, AFVB, 43-45. Voir aussi Ead., « La découverte de Sedrata », La Nouvelle Clio, n.º 9-10, 3.e année, 1951, 390-391.

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en pratiquant un sondage avec cinq ouvriers le 3 avril 1950, mais elle ne découvre rien de concluant :96 Nous dégageons le sommet de la paroi sud pour trouver le mihrab. Au-dessous du tas de cailloux indiqué par Azzam comme l’emplacement du mihrab je dégage à quelques centimètres du sol une petite niche grossièrement creusée dans le sommet du mur de la mosquée en enlevant simplement des cailloux. À 1,30 m. plus bas apparaît le sommet d’un arc. Émotion : est-ce le mihrab ? Non. La paroi derrière est plate […].

Du point de vue fonctionnel, cette niche ne pouvait être un miḥrāb, mais elle était peut-être identifiée comme telle par les visiteurs, pour qui l’édifice ne pouvait être autre chose que le lieu de culte principal de Sedrata. Désormais signalée par un panneau rouillé, la mosquée constitue toujours le point de ralliement des visiteurs. La protection du site semble toutefois exiger que la masse des participants se rassemble un peu à l’écart du périmètre monumental pour prier. Aujourd’hui plus encore qu’hier, l’économie du pèlerinage semble fort bien s’accommoder de l’invisibilité du pôle de dévotion de la mosquée, symbole nostalgique d’un passé disparu mais encore ancré dans la mémoire collective. Associé à la « mosquée », le « cimetière » de Sadrāta constitue l’autre grande étape du parcours. En effet, au sud du site archéologique s’étend une nécropole qui n’est visible que lorsqu’elle n’est pas trop ensablée. Les ibāḍites l’identifient à la maqbara de Ğanūn b. Yamriyān, évoquée par Abū Zakariyyā’ al-Wārğlānī, ce qui permet de lui associer les sépultures du grand savant local et du dernier «  imam  ». Zygmunt Smogorzewski nous en donne la première description visuelle en 1926 :97 La localisation du cimetière de Sedrata est connue grâce aux ʻAzzāba ibāḍites. Ce cimetière porte le nom de shaykh Ṣāliḥ Djennūn b. Īmriān […]. Le tombeau de ce shaykh est disparu sous les sables, comme tout le cimetière d’ailleurs, sans laisser des traces. La place de la tombe de l’imam rostemide Abū Yaʻqūb Yūsuf b. Muḥammad est indiquée par une rangée de pierres. Elle est ensevelie par les sables.

Dans les descriptions de l’ère coloniale, les deux tombes apparaissent et disparaissent au gré des récits. Charles Féraud ne connaît que celle de Berchem, Carnet n.º 2, 56-59. de T. Lewicki à M. van Berchem, 30 juillet 1958, AFVB.

96  M. van 97  Lettre

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«  l’imam  » et la croit située sur le Ğabal al-ʻAbbād.98 Marcel Faucher visite le cimetière en 1942, mais il n’identifie aucune sépulture en particulier.99 En 1950, Marguerite van Berchem repère celle de Yaʻqūb b. Aflaḥ sans jamais citer celle de Ğanūn b. Yamriyān :100 Avant d’arriver au cimetière nous passons devant une sorte de borne ayant une forme pyramidale d’environ 1 m. de haut […]. Cette pierre est placée à l’extrémité d’un long mur qui est détruit jusqu’au sol et dont on ne voit que la base qui se termine à l’autre extrémité par une forme identique mais en grande partie détruite. C’est le tombeau de l’imam Yacoub, nous dit Azzam […]. Les bornes sont modernes mais indiquent, Azzam en est certain parce que la tradition l’a toujours placée là, la tombe du saint imam. Elle est éloignée d’environ 100 à 200 m. du cimetière. Lors du pèlerinage annuel les Ibadites viennent prier sur cette tombe et vont ensuite jusqu’au cimetière.

À propos du cimetière, Ibrāhīm Aʻzām se montre plus prolixe dans son Ġuṣn al-Bān, puisqu’il estime qu’il comprenait cinq cents tombes, dont celles d’Abū Ṣāliḥ Ğanūn b. Yamriyān et d’autres grandes personnalités de Wārğlān,101 dont la liste semble d’ailleurs sujette à quelques variations selon les auteurs.102 Il semble toutefois que le rituel de la visite au cimetière se soit progressivement concentré autour du souvenir du dernier des Rustamides. L’étrange mausolée dressé à sa mémoire se dresse toujours au même emplacement (fig. 7). Tombeau ou cénotaphe, peu importe  : ce qui compte ici est l’importance capitale donnée depuis l’époque médiévale à cet emblème mémoriel. Un dernier indice de ce processus de réinterprétation sociale constante de la ziyāra est l’absence, dans les cérémonies actuelles comme dans les descriptions de l’époque coloniale d’une quatrième étape qu’Ibrāhīm Aʻzām est le seul à mentionner  : la visite à la Gāra Krīma. Dans son propre récit, on allait visiter cette forteresse naturelle à la fin du parcours, avant de regagner Ouargla. Les visiteurs se dirigeaient vers une « vaste cellule d’âge très ancien » (yadḫulūna fasīḥatan min qūsin qadīmi al-ʻahd), 98  Ch. Féraud, « Les Ben Djellab, sultans de Tougourt », 269-270 ; A. Giacobetti, Ouargla, ff. 1-2. 99  M. Faucher, Lettre du 30 septembre 1942 à L. Leschi, AFVB. 100  M. van Berchem, Carnet, n.º 2, 46-47. 101  I. Aʻzām, Ġuṣn al-bān, f. 144. 102  J. Lethielleux (Ouargla cité saharienne, 108) signale que la tombe d’Abū ʻAmmār ʻAbd al-Kāfī, pourtant signalée par ailleurs à Ouargla, était réputée s’y trouver.

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un vestige des bâtiments qui se dressaient autrefois au sommet, pour y lire le Coran. Cet érudit local semble donner autant d’importance à la Gāra Krīma qu’à la «  montagne des dévots  », et leur assigner à toutes deux une fonction équivalente, puisqu’il signale que sur la Gāra Krīma se trouvaient aussi des miḥrāb-s en série, au nombre de cent quarante.103 Il est difficile de lui donner raison, au vu des structures que l’on peut encore observer sur place. Cependant, il n’est pas impossible qu’à sa fonction défensive, la Gāra Krīma ait ajouté une aura religieuse que l’épisode de l’ordalie entre Ğanūn b. Yamriyān et le fils de l’imam nous avait déjà suggérée. 7. CONCLUSION Au sortir des années noires de la guerre civile et sous l’impulsion de l’association « Sedrata », consacrée depuis 1990 à la défense du patrimoine archéologique local, la ziyāra de Sadrāta s’est progressivement ouverte au public et médiatisée. Groupes scolaires, scouts, notables, visiteurs de toutes origines, et le wālī en personne se pressent à cette occasion sur le site archéologique.104 La publicisation et la folklorisation de l’événement contribuent à une certaine dilution du particularisme ibāḍite dans un rituel festif où prédominent d’une part des cérémonies religieuses relativement standardisées (récitation collective du Coran animées par les oulémas, distribution de la ṣadāqa aux participants sous forme de pain), et d’autre part la référence à un passé historique que l’on peut aisément mutualiser. Cette évolution n’est cependant peut-être pas si récente qu’il y paraît, puisque l’introduction d’invités extérieurs pourrait dater de la première moitié du xxe siècle. La ziyāra a en effet connu des réinterprétations constantes, en fonction de l’image que les acteurs voulaient eux-mêmes donner de leurs pratiques religieuses, mais aussi en réponse au défi que représentait la logique de dévoilement, parfois brutal, que supposait l’archéologie coloniale. Une relation ambiguë se noua dès le départ entre les deux parties, faite d’observation mutuelle, de tensions, d’incompréhensions, mais aussi d’interaction. Il semble en effet que la notoriété conférée I. Aʻzām, Ġuṣn al-bān, f. 152. Al-ayyām al-dirāsiyya al-ūlà li-madīnat Sadrāta al-ātāriyya, 25-26 avril 1997, Reportage de l’Association Abū Isḥāq Aṭfayyeš. 103 

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à Sadrāta par les découvertes archéologiques n’est pas sans lien avec l’essor du « pèlerinage » et sa transformation, que l’on peut qualifier de patrimonialisation. En 1952, Marguerite van Berchem écrivait d’ailleurs, après avoir reçu une lettre du Père David qui l’informait de la réaction des habitants du Mzāb à ses recherches récentes : «  Les Mozabites de Ghardaia, heureux et fiers de mes découvertes, se proposent d’aller faire un pèlerinage à Sedrata ».105 Par ailleurs, la ziyāra est en elle-même une relecture de la géographie médiévale du sacré, dont elle condense l’expression autour de trois symboles  : la «  mosquée de Sadrāta  »  ; la «  tombe de l’imam Yaʻqūb  » (fig. 7) ; la « montagne des dévots » (Ğabal al-ʻAbbād). Le retour cyclique de la communauté sur les traces de son passé constitue une forme de réappropriation du territoire, il met en scène le corpus symbolique qui structure la mémoire du groupe : exil et translation, fondation et destruction. C’est en prenant le parti de cette intertextualité que nous avons pu éclairer certaines des zones d’ombre de la tradition, d’un bout à l’autre

Figure 7. La tombe de « l’imam » Yaʻqūb b. Aflaḥ, entre le site archéologique et le cimetière. Cliché Yves Montmessin, mai 2011. 105  Lettre

de M. van Berchem à Émile Dermenghem, 18 avril 1952, AFVB.

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de l’espace chronologique dans lequel nous nous sommes mus. Nous avons ainsi tenté d’expliquer pourquoi le Ğabal al-ʻAbbād constituait l’étape finale de la ziyāra, et la plus obscure ; pourquoi la tradition orale voyait dans cette table rocheuse un lieu de retraite pour les « dévots » des temps anciens ; pourquoi enfin l’on pouvait observer à la surface de ce promontoire des dizaines de miḥrāb-s, disposés en cordons comme autant de fronts de prière successifs. Nous avons avancé l’hypothèse qu’il s’agissait du lieu que les sources du vie/xiie siècle appelaient tour à tour, ou bien conjointement, le minbar et le miḥrāb de Wārğlān. Il s’agissait d’un lieu-matrice de l’islam, et donc de la communauté des croyants, car les premiers fidèles s’y seraient prosternés. C’était aussi un lieu de retraite religieuse, associé au saint patron de l’oued, Ğanūn b. Yamriyān, qui y aurait fondé le premier muṣallā, à l’exemple peut-être des aires de prière rudimentaires que l’on peut observer sur les photographies aériennes. La « montagne des dévots » a pu être comparée à un miḥrāb, car son sommet tout entier servait de lieu de prière. Surplombant l’oued comme le minbar domine la salle de prière de la mosquée, ce sanctuaire exerçait donc un rôle protecteur, comme la Gāra Krīma, forteresse naturelle sans doute investie elle aussi d’une valeur sacrée. Ce dispositif symbolique n’est sans doute que l’expression ultime d’une géographie du sacré chargé de définir le territoire, lui-même assimilé à la communauté et à ses générations de sages, que commémorait chaque muṣallā comme les célébrait chacune des biographies contenues dans les ouvrages de siyar. Il y aurait matière à poursuivre l’enquête, car l’organisation du territoire et les formes de spiritualité que nous avons mises en évidence mériteraient d’être replacées dans des contextes maghrébins et sahariens plus larges. Enfin, le décloisonnement méthodologique et temporel auquel nous nous sommes astreints nous semble pertinent pour aborder l’histoire des espaces et des populations considérées.

CULTE DES SAINTS ET TERRITOIRE : LE CAS D’ABŪ MADYAN À TLEMCEN (VIe/XIIe  - IXe/XVe SIÈCLE) Bulle Tuil Leonetti Islam Médiéval-UMR 8167

1. INTRODUCTION Le simple fait de parcourir une carte du Maghreb y révèle la forte présence de la sainteté au travers des nombreux toponymes faisant référence à un personnage vénéré. Ce constat peut également être formulé en déambulant dans n’importe quelle ville ou village, où le visiteur rencontre çà et là dans l’espace habité, ainsi que dans les cimetières, des constructions signalées par une toiture étagée ou à dôme — en fonction des styles locaux — qui marquent systématiquement l’emplacement d’une tombe vénérée. Cette situation topographique dénote la construction d’une identité culturelle et géographique par le truchement de figures saintes, dont les racines remontent à la première phase de développement du culte des saints dans cette région du monde musulman, entre la fin du vie/xiie et la fin du ixe/xve siècle. Cette contribution se propose d’analyser la formation de ce phénomène au travers d’un exemple particulièrement significatif, à savoir la tombe d’Abū Madyan à Tlemcen. Sa célébrité est indubitable, tant pour la beauté du sanctuaire élevé à cet endroit, que pour son caractère unique à cette date dans l’occident du monde islamique médiéval. Elle a donc suscité l’intérêt des chercheurs dès la fin du xixe siècle.1 L’identité même 1  L’épigraphie

et l’histoire du sanctuaire ont été étudiées par Ch. Brosselard,, voir «  Les inscriptions arabes de Tlemcen. IX  : Mosquée et medersa de Sidi-Boumedin  »,

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du défunt, une des figures majeures du soufisme occidental médiéval,2 semble avoir joué un rôle dans la transformation de sa tombe en un véritable centre de pèlerinage, et de là, dans la redéfinition du territoire de Tlemcen. Utilisant les outils de «  l’archéologie du disparu  »3, cette analyse montrera tout d’abord comment une inhumation, réalisée en milieu funéraire urbain sans dispositif exorbitant, a pu se transformer en un véritable pôle de dévotion. Elle s’appuiera sur la description des constructions et sur la chronologie de leur mise en place. Elle s’attachera ensuite à démontrer le rôle du sanctuaire dans la construction et le développement du tissu urbain de la ville de Tlemcen à la fin du Moyen Âge. Enfin, elle envisagera comment la figure d’Abū Madyan a été utilisée pour sanctifier un territoire donné, construit par le truchement même de cette sainteté.

Revue Africaine, 18, Août 1859, 401-419, puis dans « Les inscriptions arabes de Tlemcen. X : Mausolée du Cheikh el-Ouali de Sidi-Boumedin », Revue Africaine, 19, Octobre 1859, 2-20, Décembre 1859, 81-93. Voir aussi : C. Trumelet, L’Algérie légendaire. En pèlerinage çà et là aux tombeaux des principaux thaumaturges de l’Islam (Tell et Sahara), Alger, A. Jourdan, 1892 ; G. Marçais, W. Marçais, Les monuments arabes de Tlemcen, Paris, Service des Monuments Historiques d’Algérie, Albert Fontemoing, 1903 ; A. Bel, Tlemcen et ses environs, Guide illustré du touriste avec une carte et un plan, Toulouse, A. Thiriat, 1922 (1.e éd., Alger, 1904) ; G. Marçais, Tlemcen, Blida, Éditions du Tell (2.e éd.), 2003, et du même auteur, L’architecture musulmane d’occident, Tunisie, Algérie, Maroc, Espagne et Sicile, Paris, Arts et Métiers graphiques, 1954 ; R. Bourouiba, L’art religieux musulman en Algérie, Alger, S.N.E.D, 1973 ; M. Terrasse, L’architecture hispano-maghrébine et la naissance d’un nouvel art marocain à l’âge des Mérinides, Thèse inédite soutenue en 1979 à l’Université Paris-Sorbonne, 3 vol., 713 p.  ; et enfin, S.  Blair, «  Sufi saints and Shrine architecture in the early fourteenth century », Muqarnas, 7, 1990, 35-49. De nombreux relevés de son décor ont été faits par des architectes français au début du xxe siècle. Ils ont récemment été rassemblés et publiés par M. Terrasse, A. Charpentier et S. M. Negadi, L’image de Tlemcen dans les archives françaises, Tlemcen, n.s., 2011. 2  Pour une biographie récente du saint, voir la notice qui lui est consacrée dans le dictionnaire encyclopédique Biblioteca de al-Andalus dans J. Lirola Delgado, « Šu‘ayb, Abū Madyan  », dans J.  Lirola Delgado (dir.), Biblioteca de al-Andalus. Diccionario de autores, Madrid, Fundación Ibn Tufayl, 7, 2009, 372-376, qui fait le point sur la bibliographie le concernant ainsi que sur sa place dans le soufisme occidental. Sur sa voie mystique voir plus spécifiquement les travaux de V. J. Cornell, The Way of Abū Madyan, Cambridge, The Islamic Texts Society, 1996, et The Realm of the Saint : Power and Authority in Maroccan Sufism, Austin, University of Texas Press, 1998. 3  Sur cette approche de l’archéologie «  sans vestiges  », voir l’introduction de ce volume.

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2.  DE LA TOMBE SIMPLE AU PÔLE DE DÉVOTION La tombe d’Abū Madyan est localisée à environ deux kilomètres de l’enceinte de Tlemcen, au sud-est (fig. 8). Elle est située dans le village connu sous le nom de Sidi Bou Médine, installé sur le versant nord de la montagne qui constitue la limite méridionale de la zone périurbaine de la ville. 2.1.  Formation du sanctuaire Dans sa forme actuelle, la tombe est insérée dans un véritable complexe dévotionnel (fig. 9). Celui-ci se compose d’un mausolée installé dans un jardin funéraire, une rawḍa, et dont l’accès est flanqué de deux petits espaces d’inhumation, ainsi que d’une grande-mosquée dotée d’un minaret, une pièce utilisée pour les pèlerinages collectifs, mawsim-s, une maison anciennement habitée par la famille des gardiens du sanctuaire, et enfin une fontaine. L’ensemble de ces éléments est distribué de part et d’autre d’une rue fermée par deux portes. En dehors de ces limites, le complexe est également connecté à des latrines et à des bains, ainsi qu’à une madrasa et à une habitation luxueuse, dite dār al-sulṭān. Cet ensemble en apparence très cohérent est en fait le résultat de plusieurs phases de construction. On ne connait pas la forme exacte que revêtait la tombe d’Abū Madyan à sa mort en 594/1197.4 Moins d’un siècle plus tard, un ribāṭ est évoqué à cet endroit,5 ribāṭ remplacé en 739/1339 sur ordre du sultan mérinide Abū l-Ḥasan (r.  773/1331-749/1351) par un mausolée assorti d’une mosquée à prône. Ces deux édifices sont toujours visibles actuellement, et se présentent de la façon suivante. 4  En l’absence de fouilles et d’indications spécifiques dans les plus anciennes sources évoquant son décès (al-Tamīmī (m.  603-604/1207), al-Mustafād fī manāqib al-‘ubbād bi-madīnat fās wa-mā yalīhā min al-bilād, éd. M. Chérif, Tétouan, Université Abdelmalek As Saâdi, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Tétouan, 2002, 41 et al-Tādilī (c. 617/1220), al-Tašawwuf ilā riğāl al-taṣawwuf wa-aḫbār abī al-‘abbās al-sabtī, éd. A.  Toufiq, Rabat, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, 1984, 228-234  ; trad. M.  Fenoyl, Regard sur le temps des soufis, Vie des saints du Sud marocain des Vème, VIème, VIIème siècles de l’Hégire, n.s., UNESCO, 1994) nous sommes tentés d’envisager une sépulture simple, probablement signalée en surface par un marqueur de type stèle. 5  Voir al-‘Abdarī, vers 690/1290 (al-Riḥlat al-maġribiyya, éd. A. Ibn Ğaddū, Constantine, Kulliyyat al-ādāb al-ğazā’iriyya, n.s., 9).

Figure 8. Localisation du sanctuaire d’Abū Madyan (dessin de l’auteur).

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Figure 9. Plan du sanctuaire (d’après M. Terrasse et A. Soufan, dans A. Charpentier et S.M. Negadi, L’image de Tlemcen dans les archives françaises, Tlemcen, n.s., 2011, p. 117).

Le mausolée est constitué d’une salle carrée de quatre mètres de côté surmontée d’une coupole, accolée à une cour péristyle à quatre colonnes coiffées de chapiteaux en marbre (fig. 10). Cet ensemble réalisé à un niveau inférieur par rapport à celui du sol de la rue, s’adapte à la déclivité du terrain. Si l’organisation générale de cet édifice est d’époque mérinide, le décor est postérieur à l’incendie dévastateur de 1793, qui a entrainé sa réfection complète, donnant également lieu à l’aménagement des deux cimetières privatifs disposés de part et d’autre des escaliers.6 La grande-mosquée présente un accès surélevé par onze marches, véritable pendant inversé du mausolée (figs. 11 à 13). Le porche profond dessert deux salles ainsi qu’une cour carrée dotée d’un bassin au centre et 6  R. Bourouiba,

L’art religieux, 160-163.

Figure 10. Vestibule du mausolée d’Abū Madyan (cliché de l’auteur, juin 2010).

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Figure 11. Piédroit du porche d’entrée de la grande-mosquée d’Abū Madyan indiquant le nom du sultan mérinide Abū l-Ḥasan (cliché de l’auteur, juin 2010).

bordée d’un portique sur trois côtés. La salle située sur le côté est ouvre sur un escalier donnant sur une fontaine à ablutions située dans le prolongement de la façade, dans la rue du sanctuaire. Cette fontaine est surmontée d’une voûte pyramidale tronquée, ornée d’un réseau de polygones étoilés en stuc. C’est également par la cour que l’on peut accéder aux escaliers du minaret situé du côté du porche. La salle de prière présente un plan en T caractéristique des fondations mérinides,7 avec cinq nefs perpendiculaires à la qibla, interrompues au-devant de cette dernière pour laisser place à une nef parallèle plus large, et un mihrab au tracé en abside à pans coupés ceint d’un espace annulaire. Pour réaliser la mosquée, une esplanade a été creusée dans la montagne et un passage a été laissé libre autour de la salle de prière. Deux sorties y ont été aménagées pour permettre d’accéder à cette galerie extérieure. Un décor remarquable est vi-

358.

7 

Voir M.  Terrasse, L’architecture hispano-maghrébine, I, 158-160 ; II, 344, 356,

Figure 12. Salle de prière de la grande-mosquée d’Abū Madyan (cliché de l’auteur, juin 2010).

Figure 13. Minaret de la grande-mosquée d’Abū Madyan (cliché de l’auteur, juin 2010).

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sible au niveau du porche d’entrée et dans la salle de prière elle-même. A l’entrée il se développe sous la forme d’une mosaïque de céramique polychrome couvrant l’alfiz orné d’un arc légèrement brisé polylobé et outrepassé enserrant l’ouverture. Au-dessus court une inscription, également en mosaïque de céramique, donnant la date de 739/1339 et le nom du commanditaire Abū l-Ḥasan. Cette inscription est ensuite répétée au-dessus de chacun des piédroits de l’entrée. La surface des murs du porche est intégralement recouverte de stuc sculpté d’arcatures au remplissage alternant réseaux géométriques et rinceaux foliés. Ce décor est encadré de frises épigraphiques répétant diverses eulogies.8 La couverture est ornée d’une coupole à muqarnas sculptées, également en stuc. La porte présente une parure de polygones étoilés en bronze et cuivre, agrémentée de larges clous dorés, suivant un schéma géométrique complexe. Enfin, dans la salle de prière, le décor se présente aujourd’hui sous la forme d’un revêtement de stuc sculpté de réseaux géométriques et végétaux en partie haute des murs. Les couvertures des nefs en forme de pyramide tronquée sont ornées d’un réseau de polygones étoilés, tandis qu’au-dessus du mihrab s’élève une nouvelle coupole à muqarnas sculptées. L’ouverture du mihrab qui repose sur deux petites colonnettes en marbre à chapiteau sculpté présente un décor de stuc formant des arcatures au remplissage végétal et de frises épigraphiques coraniques. L’arc est décoré de pseudo claveaux en stuc sculpté. L’ensemble est donc riche, finement réalisé, et relativement bien conservé. Cependant, si l’on en croit une fatwa prononcée par les célèbres juristes surnommés awlād al-imām, Abū Zayd (m. 743/1342) et Abū Mūsā (m.  747/1347), et rapportée tant par Ibn Marzūq (m.  781/1379) que par al-Wanšarīsī (m.  914/1508) —  qui cite le précédent  — ce décor dans la salle de prière était destiné à être autrement plus coloré et luxuriant au moment de sa réalisation. Il aurait été retiré dans un second temps pour ne pas détourner l’attention des orants.9 Malgré ce changement dans le pro8  «  Louange à Dieu pour ses bienfaits  » et «  Ô ma Confiance, ô mon Espérance, c’est Toi l’espoir, c’est Toi le protecteur, scelle mes actions par le bien  » auxquels s’ajoutent les versets 126 de la sourate III, et 88 de la sourate XI dans R. Bourouiba, L’art religieux, 163. 9  Voir Ibn Marzūq al-Tilimsānī, al-Musnad al-ṣahīḥ al-ḥasan fī ma’āṯir wa-maḥāsin mawlānā abī l-ḥasan, éd. M. J. Viguera, Alger, SNED, 1981, 287-288 ; trad. M. J. Viguera, El musnad : Hechos memorables de Abū l-Ḥasan, sultán de los Benimerines, Madrid, Instituto Hispano-Árabe de Cultura, 1977, 238-239  : «  Je supervisais les artisans [qui y opéraient]. Un jour, je trouvai que l’ouvrier chargé de l’enduit avait achevé le façonnage des formes du couvrement, tant en ornement qu’en beauté. Il me demanda la permission

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gramme décoratif supervisé notamment par Ibn Marzūq, l’édifice reste très richement décoré.10 Quant au minaret localisé à droite du porche de la mosquée, il est de plan carré, et embelli d’un réseau d’arcatures polylobées en briques, surmonté d’un bandeau sommital en mosaïque de céramique. Un lanternon restauré coiffe le sommet crénelé du minaret.11 Les latrines et les bains sont séparés de la mosquée par une ruelle à l’est. Les premières de plan trapézoïdal se signalent par un dôme couvrant la salle centrale, auquel un petit vestibule donne accès. Dix logettes à couverture en voûte d’arête s’ouvrent sur les côtés de cet espace central surmonté d’une coupole à huit pans sur trompes articulées. Le vestibule est quant à lui couvert d’une voûte pyramidale tronquée. Ces deux couvrements sont décorés de stuc sculpté formant un réseau de polygones étoilés sur un rythme octogonal, semblable à celui des plafonds de la salle de prière de la mosquée. Deux bassins d’ablutions sont disposés au fond de la grande salle, du côté est. Quant aux bains, ils se composent de quatre salles dont disposition suit la gradation de chaleur habituelle dans ce type de structure.12 Lors de notre visite du site en 2010, l’ensemble de bains d’orner les formes en plâtre qui se trouvaient au départ des murs, ainsi que de placer sur les parois de la qibla et sur celle qui correspondait à son mihrab une couche d’or et d’argent. Ceci me plaisait, et je voulu qu’il le fasse sur le modèle de ce qui se trouvait à Manšir al-Ğald, ainsi dans la grande-mosquée de la cour du palais, tous deux à Tlemcen. […] Il [Abū l-Ḥasan] entra avec les deux šayḫ-s, les juristes Ibnā-l-imām. Lorsqu’il regarda l’ornement et le décor peint cela lui plût. Celui des deux juristes [nommé] Abū Zayd dit alors : ‘c’est une innovation blâmable’, ce à quoi le sultan répondit ‘ceci, une innovation blâmable ?’, ‘oui’. Et le sultan de demander : ‘Et on ne trouve rien dans la Loi qui pourrait le permettre  ?’, à quoi ils répondirent en cœur  : ‘non’. Je me pressai de dire  : ‘Nous y avons cependant le champ libre’ mais ils me désapprouvèrent fortement. […] [Abū l-Ḥasan] — que Dieu soit satisfait de lui — réclama une lance et traça une ligne en disant : ‘On retirera ce qui se trouve sous cette ligne, et que le reste de la grande-mosquée reste sans ornement car nous n’avons aucun besoin d’innovation’  ». Voir également AlWanšarīsī, al-Mi‘yār al-muġrib wa l-ğāmi‘ al-mu‘rib ‘an fatāwī ‘ulamā’ ifrīqiyya wa l-andalus wa l-maġrib, éd. M. Hağī, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islamī, 1981, II, 461-462, qui focalise son intérêt sur les arguments juridiques exposés par Ibn Marzūq, et ses détracteurs. 10  Voir la description qu’en donne Ibn Marzūq dans son Musnad, 403-404, trad. 333334. 11  Ibn Marzūq en donne une description relativement précise qui nous permet d’envisager un décor polychrome sur l’ensemble de la surface, ainsi qu’une terminaison sommitale coiffée par trois boules d’or et d’argent : Musnad, 404, trad., 334.  12  Le rattachement de ce complexe de bains à la campagne de construction mérinide est notamment proposé par G. Marçais dans Tlemcen, 73, et repris par Bourouiba, L’art religieux, 187, ce que conforte une analyse de son plan. Aucune inscription ou source n’en

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venait de faire l’objet d’une réfection complète visant à le maintenir en usage. En 747/1346-47, le même sultan Abū l-Ḥasan ordonne la construction de la madrasa au nord, en surplomb par rapport à la mosquée. Un escalier taillé dans la roche fait le lien entre les deux édifices et pallie la dénivellation importante du terrain. L’entrée ouvre sur une vaste cour carrée à portique dotée d’un bassin en son centre. Douze cellules sont directement desservies par le portique, sur les deux côtés nord et sud. A l’est, à côté de l’oratoire à mihrab en abside à pans coupés, on remarque une seconde cour de taille réduite desservant quatre autres cellules. Des escaliers situés dans la galerie ouest, permettent d’atteindre l’étage supérieur où douze autres cellules prennent place, ouvrant sur une galerie à portique. L’accès aux latrines se fait par un couloir voûté donnant sur la cour. Elles se présentent sous la forme de huit logettes ouvrant sur une autre cour centrale pourvue d’un bassin. Les seuls éléments de décor connus pour cet édifice se trouvent sur la façade d’entrée, et dans l’oratoire. Sur la façade il s’agit d’un alfiz encadrant un arc outrepassé polylobé aux écoinçons décorés de mosaïque de céramique et terre cuite sculptée, sous une corniche à modillons. L’oratoire conserve des portions d’un décor tapissant en stuc sculpté de motifs géométriques et végétaux, disposés dans de larges panneaux à compartiments en arcature. Des frises épigraphiques sont utilisées pour délimiter les différents panneaux décorés, ainsi qu’à la base du couvrement en coupole en bois, cette dernière frise donne le nom du commanditaire et la date des travaux. Dans les actes de habous mérinides et ziyanides gravés dans la mosquée, respectivement datés de vers 747/1347 pour l’un, et de 904/1498-99 et de 906/1500-01 pour l’autre, il est fait explicitement référence à une zāwiya associée au sépulcre d’Abū Madyan. On retrouve également chez Léon l’Africain,13 en 1526, la mention d’une hôtellerie qu’il nous semble vraisemblable d’identifier comme étant cette zāwiya. Malheureusement, il est difficile de restituer son emplacement exact d’après les sources écrites. Les frères Marçais proposaient de la reconnaître dans la maison du gardien accolée à la mosquée, car selon les habitants du village elle aurait servi de lieu d’accueil pour les visiteurs jusqu’au xviiie siècle.14 Elle fait cependant état, et sa réfection complète ne permet pas de le rattacher à la période médiévale, à la différence des latrines. 13  Voir Léon l’Africain, Description de l’Afrique, trad. A. Epaulard, Paris, Maisonneuve et Larose, 1981, II, 337. 14  G. Marçais, W. Marçais, Les monuments, 278-279.

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aurait ensuite été considérablement remaniée.15 L’analyse des édifices actuels ne permet pas de rattacher avec certitude l’ancienne maison des gardiens à la fondation mérinide. Cependant, l’indication dans les actes de habous de la présence de maisons à l’ouest de la zāwiya en question, et la description du site que donne Ibn Qunfuḏ pendant le dernier quart du viiie/xive siècle16 vont dans ce sens. La construction du complexe s’est donc effectuée en deux phases. En 1339, la mosquée et le mausolée sont élevés. Puis avant 747/1347, la madrasa et la zāwiya sont mises en place, en même temps que sont mis par écrits les habous destinés à financer l’entretien de l’ensemble. Les latrines, les bains et le dār al-sulṭan semblent contemporains de ces réalisations. En 904/1498-99 et 906/1500-01, une deuxième fondation habous est établie sur ordre du sultan ziyanide Abū ‘Abd Allāh Muḥammad (r. 893/1488-910/1505), et inscrite sur une stèle fichée dans la mosquée. Exception faite de la maison des mawsim-s et de la maison des gardiens, dont le plan pourrait être le palimpseste de celui de la zāwiya originelle, le complexe est donc essentiellement mérinide, et découle d’une commande princière. En l’état, il peut être considéré comme un sanctuaire complet dans la mesure où il présente différentes institutions dévotionnelles et commodités, spécifiquement réunies à cet endroit autour de la sépulture vénérée. 2.2.  Un centre de pèlerinage majeur Si l’on considère maintenant ce site au regard des autres tombes vénérées en milieu urbain au Maghreb au cours de la même période, c’està-dire entre la toute fin du vie/xiie  siècle et le milieu du viiie/xive  siècle, force est de constater son caractère unique.17 Aucune autre tombe sainte 15  Cette maison, telle que nous avons pu la voir en juin 2010, se présentait sous la forme d’une habitation de plan trapézoïdal, aux pièces distribuées autour d’une cour centrale bordée d’un portique ouvrant par de larges arcs brisés. 16  Voir Ibn Qunduḏ, Uns al-faqīr wa-‘izz al-ḥaqīr, Enquête sur la vie, les maîtres et les disciples de Sīdī Bū Madian et voyages à travers le Maroc, éd. M. el-Fasi, A. Faure, Rabat, Université Mohammed V, 1965, 106 : « Aux pieds de cette pièce et [placées] sous sa protection se trouvent de nombreuses tombes qui se pressent pour demander la baraka du šayḫ Abū Madyan —  que Dieu soit satisfait de lui. Sa zāwiya en est proche  ». Ce récit a été rédigé en 787/1385-6. 17  Sur l’émergence de cette nouvelle dévotion voir notamment les travaux de H. Ferhat, Le Maghreb aux xiie et xiiie siècles : les siècles de la foi, Casablanca, Wallada, [1993], ainsi que Le soufisme et les Zaouyas au Maghreb. Mérite individuel et patrimoine sacré,

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ne peut lui être comparée, si ce n’est celle d’al-Ḥulwī, à Tlemcen également. Elle fait l’objet d’une commande comparable par le propre fils et successeur d’Abū l-Ḥasan, Abū ‘Inān en 754/1354.18 Cet investissement architectural sans précédent trouve sa source principale dans l’importance du culte voué à la figure d’Abū Madyan. En effet, la sainteté repose sur la qualité d’un individu comme source d’émanation de la baraka divine. La mort n’anéantit pas cette qualité ; bien au contraire, elle agit parfois comme un révélateur, ce qui explique le culte qui entoure certaines tombes, comme celle d’Abū Madyan. A notre connaissance, l’ouvrage le plus ancien abordant de façon théorique la question du culte des saints est celui d’al-Tādilī (c. 617/1220).19 Il indique nettement que les croyants doivent rechercher la proximité et le contact avec les saints, afin de pouvoir profiter de leurs émanations, et donc bénéficier de leur bénédiction. C’est effectivement au cours de la période considérée, entre le vie/xiie et le ixe/xve siècle, que la pratique de la ziyāra20 se déploie, dépassant le cadre traditionnel de la visite des tombes. L’institutionnalisation de ces visites pieuses est perceptible par l’apparition Casablanca, Toubkal, 2003; et ceux de N. Amri, al-Wilāya wa-l-muğtama‘. Musāhama fī al-tārīḫ al-dīnī wa l-iğtimā‘ī li-ifrīqiyya fī al-‘ahd al-ḥafṣī, Tunis, Dār al-Fārābī, 2001, ainsi que Ead., « Magistère scientifique, ascèse et patronage rural. Les figures du saint homme à Kairouan du viie/xiiie au ixe/xve  siècle  », Saint et sainteté dans le christianisme et l’islam. Le regard des sciences de l’homme, Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, 167230. Pour une analyse des sources du culte des saints en islam, voir I.  Goldziher, «  Le culte des saints chez les musulmans », Revue de l’Histoire des Religions, 1/II, 1880, 257351  ; E.  Westermarck, Survivances païennes dans la civilisation mahométane, Paris, Payot, 1935  ; E.  Doutté, «  Notes sur l’Islam maghribin. Les marabouts  », Revue de l’Histoire des Religions, 40-41, 1899-1900, 343-369, 22-66, 289-336 ; et du même auteur L’islâm algérien en l’an 1900, Alger, Mustapha Girault, 1900. Plus récemment voir M. Chodkiewicz, « La sainteté et les saints en islam », Le culte des saints dans le monde musulman, Paris, École Française d’Extrême Orient, 1995, 13-32. 18  Voir notamment sur ce site la description d’Ibn al-Ḥāğğ al-Numayrī, Fayḍ al-‘ubāb wa-ifāḍat qidāḥ al-ādāb fī al-ḥarakati al-sa‘īdati ilā qusanṭīna wa-al-zāb, éd. M. Benchekroun, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islamī, 1990, 488. 19  Pour la valeur de ce traité dans la documentation hagiographique marocaine voir l’étude comparatiste de H. Ferhat, H. Triki, « Hagiographie et religion au Maroc médiéval  », Hespéris Tamuda, XXIV, 1986, 17-51, 24-28. Voir l’introduction théorique du Tašawwuf au sujet de la validité de la visite des saints, morts et vifs, dans sa traduction : M. Fenoyl, Regard sur le temps des soufis, 46. 20  Voir pour une définition de ce terme, H. Touati, «  Ziyāra –  Maghreb  », EI², XI, 574-576, ainsi que l’article de J. W. Meri, « The etiquette of devotion in the Islamic cult of saints  », The cult of saints in the late antiquity and the early middle ages, Oxford, Oxford University Press, 1999, 263-286.

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d’un terme particulier dans le lexique des tombes saintes, celui de mazār. Il est utilisé pour désigner la tombe d’Abū Madyan dès la fin du viie/ xiiie siècle.21 Nous possédons une source de première importance pour connaître le rituel lié à la visite de la tombe d’Abū Madyan. Il s’agit du récit d’Ibn Qunfuḏ. Alors qu’il faisait étape à Tlemcen au cours d’un voyage difficile en 776/1374, l’auteur se rend sur la tombe du saint pour lui demander d’intercéder en sa faveur afin qu’il obtienne les moyens de reprendre la route. Il décrit sa demande, miraculeusement exaucée, de la façon suivante :22 Je me suis réfugié auprès de la tombe du šayḫ Abū Madyan, et je m’y suis incliné comme cela m’était assigné. Puis j’ai lu la totalité du Coran, j’ai accompli le tasbīḥ et le tahlīl en moi-même, jusqu’à ce que s’attendrisse mon cœur et s’assemble ma pensée. J’ai demandé pardon à Dieu Très-Haut et j’ai prié pour le Prophète — que la bénédiction de Dieu et le salut soient sur lui — puis j’ai dit : « Ô Sayyidī Abū Madyan, nous sommes tes hôtes, nous avons fait étape dans ta protection ».

La description de cet épisode témoigne de la croyance en la possibilité d’une intercession des saints en faveur de leurs visiteurs qui peuvent formuler des requêtes. Bien entendu, cette demande se fait à Dieu, par l’intermédiaire du saint, et sous les auspices du Prophète. La figure du saint est donc celle d’un intercesseur,23 qui peut non seulement exaucer les vœux qui lui sont formulés, mais également agir comme protecteur.24 C’est dans ce contexte que peut s’interpréter la description de ce même Ibn Qunfuḏ, qui signale la présence de nombreuses tombes dans le voisinage immédiat de celle d’Abū Madyan, afin de jouir de sa protection.25 Il s’agit donc d’une pratique des inhumations ad sanctos, dont les deux 21  Al-‘Abdarī, Riḥla, 9 et Yaḥyā b. Ḫaldūn, Histoire des Beni ‘Abd al-Wâd jusqu’au règne d’Abou H’ammou Moûsa II, éd. et trad. A.  Bel, Alger, Fontana Frères, 1903, 33 (édition). 22  Ibn Qunfuḏ, Uns, 105. 23  Id., 7 pour la figure d’Ibn al-‘Abbās comme intercesseur après son décès. 24 Cette protection est notamment évoquée par la notion de ğiwār citée par Ibn Qunfuḏ, Uns, 106, ainsi que dans le recueil de biographies de saints et savants d’Ibn Nāğī (m.  839/1436), Ma‘ālim al-‘īmān fī ma‘rifat ahl al-qayrawān, éd. I.  Šabūğ, Le Caire, Maktabat al-ḫāniğī bi-miṣr, 1968-1972-1978, I, 298-299. 25  Ibn Qunfuḏ, Uns, 105 : « Aux pieds de cette salle sépulcrale et dans sa protection se trouvent de nombreuses tombes qui se pressent pour demander la baraka du šayḫ Abū Madyan — que Dieu soit satisfait de lui ».

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cimetières ottomans manifestent la persistance jusqu’à une période récente. Formellement, le développement de la ziyāra n’implique pas nécessairement d’aménagement spécifique. Cependant, elle induit la mise en place d’exercices de piété, qui, il est possible de le supposer, ont servi de moteur à l’aménagement de certains dispositifs. Nous connaissons le déroulement de ces exercices par la description d’Ibn Qunfuḏ :26 En ce lieu [la tombe], l’habitude pour celui qui entre, est d’y faire des prières surérogatoires. C’est un lieu de prière unique. Si tu t’y rends, fais face à la qibla en tournant ton dos et ton flanc vers l’angle du mur. Salue alors le šayḫ d’un autre baiser et dis  : «  Que Dieu te récompense généreusement pour ton zèle dans l’étude approfondie de la Loi divine pour toi-même et pour les disciples qui se sont attachés à toi. Qu’Il soit miséricordieux, et qu’Il te soit profitable pour ta science, et ton obéissance. Qu’Il fasse profiter de toi […]. Prie pour ce qui te satisfait, et si cela t’est possible, fais la charité aux faibles et aux pauvres à la porte. Si quelqu’un voulait [faire] la ziyāra, alors allège [ta visite] et ne fait que t’asseoir. Ceci te procurera satisfaction à n’importe quel moment.

Les visiteurs d’Abū Madyan peuvent donc prier sur sa tombe. Cependant, il s’agit de prières surérogatoires, et non pas de la ṣalāt, et elles doivent être réalisées en direction de la qibla qui reste le pôle vers lequel se dirigent les orants : la tombe du saint ne s’y substitue pas. Il est alors tentant de rattacher à cette réflexion l’initiative du sultan Abū l-Ḥasan de faire réaliser une grande-mosquée à cet endroit. En effet, grâce à cette réalisation, le sultan donnait aux visiteurs un espace dédié à la prière prévenant tout risque associationniste. La mention d’un protocole écourté en cas d’affluence révèle l’importance de la station à proximité de la tombe, véritable action nodale de toute visite, qui peut d’ailleurs s’y résumer. Abū Madyan fut considéré dès son décès comme un grand saint. Par conséquent, de nombreuses biographies lui ont été consacrées. Toutes spécifient le lieu de son inhumation, qu’elles soient insérées dans des corpus hagiographiques27 ou dans des chroniques historiques.28 Ces Id., 106. Voir notamment al-Tamīmī, al-Mustafād, II, 41  ; al-Tādilī, Tašawwuf, 319-326  ; al-Ġubrīnī (m. 714/1314), ‘Unwān al-dirāya fī-man ‘urifa min al-‘ulamā’ fī al-mi’a al-sābi‘a bağğāya, Alger, al-maṭba‘a al-ṯa‘ālbiyya, 1910, 10 ; ainsi que chez Ibn Qunfuḏ, Uns, 102-106. 28  Voir Ibn Abī Zār‘, al-Anīs al-muṭrib bi-rawḍ al-qirṭās fī aḫbār mulūk al-maġrib wa tārīḫ madīnat fās, éd. A.  Ibn Manṣūr, Rabat, al-Maṭba‘a al-malikiyya, 1999, 354  ; 26  27 

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sources mettent en avant les qualités mystiques d’Abū Madyan et son importance dans le soufisme occidental par la mention de son ascendance et de sa filiation spirituelles.29 L’accent est porté sur l’importance de la visite à sa tombe, et comme nous avons pu le voir précédemment dans le récit d’Ibn Qunfuḏ, il s’agit parfois de véritables guides de pèlerinage. La valeur de la ziyāra sur la tombe d’Abū Madyan est également perceptible à travers la mention de sa réalisation par différents souverains appartenant à des dynasties concurrentes.30 Or l’analyse diachronique des sources se rapportant aux tombes de saints urbains au Maghreb révèle que ces visites princières sont loin d’être mentionnées de manière récurrente, y compris pour des figures vénérées d’une importance comparable à celle d’Abū Madyan dans le soufisme occidental.31 Ce constat est également vrai pour le commun des voyageurs qui faisaient étape sur la tombe du saint, tel qu’on peut le restituer à travers l’analyse des riḥla-s médiévales. En effet, que l’objectif du voyage soit la réalisation du ḥağğ, la formation spirituelle ou scientifique, ou encore le commerce, tous ont à cœur de rendre hommage au saint en s’arrêtant sur sa tombe. Mentionnons ici le cas d’al-‘Abdarī qui profite de son voyage vers La Mecque vers 689/1290 pour rencontrer les grands maîtres spirituels de son temps, et qui n’omet pas de faire étape sur la tombe d’Abū Madyan. De même, le célèbre Ibn Baṭṭūṭa s’y arrête à l’aller comme au retour de son long voyage en Orient, en 725/1325 Yaḥyā b. Ḫaldūn (m. 780/1378-9), Histoire des Beni ‘Abd al-Wâd, 63-65 (édition) ; Ibn Ḫaldūn (779/1377), Histoire des berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, trad. W. Mc Guckin De Slane, Paris, 1925-1956, III, 350 ; al-Tanāsī, Histoire des Beni Zeiyan Rois de Tlemcen, par l’imam Cidi Abou-Abd’ Allah-Mohammed Ibn-Abd’ el-Djelyl et-Tenessy, trad. J. L. L. Bargès, Paris, Benjamin Duprat, 1852, 134 ; ou encore al-Zarkašī, Tārīḫ al-dawlatayn al-muwaḥḥdiyya wa-l-ḥafṣiyya, éd. M.  Māḍūr, Tunis, al-Maktaba al-‘atīqa, 1966, 16. 29  Voir notamment sur ce point Ibn Qunfuḏ, Uns, dont l’œuvre est entièrement dédiée à la figure d’Abū Madyan et sa descendance mystique. 30  En plus des visites récurrentes d’Abū l-Ḥasan et Abū ‘Inān (Ibn Marzūq, Musnad, 117-118, 127,145 et Ibn al-Ḥāğğ al-Numayrī, Fayḍ, 486-487), on sait que le sultan hafside Abū l-‘Abbās Aḥmad avait l’habitude de s’y rendre (Ibn Qunfuḏ, Uns, 104-105, et Ibn Abī Dīnar al-Qayrawānī, Histoire de l’Afrique, trad. E. Pelissier et Remusat, Paris, Imprimerie Royale, 1845, 252, qui mentionne la visite de ce sultan hafside en compagnie du mérinide Abū Sālim). 31  Aucune visite de ce type ne semble mentionnée sur la tombe de Ṣāliḥ (m. 631/1233) à Safi, sur celle d’al-Sabtī (m.  601/1204) à Marrakech, ou encore sur celle de Maḥrez (m. 413/1022) à Tunis pendant cette même période.

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puis en 750/1349. Le secrétaire de chancellerie Ibn al-Ḥāğğ al-Numayrī s’y retire à la fin de sa carrière dans l’administration, et Ibn Ḫaldūn y fait retraite, et enseigne même un temps dans la madrasa vers 776/1375. Le cadi de Constantine Ibn Qunfuḏ, que nous avons déjà mentionné, s’y rend plusieurs fois pendant son périple au Maghreb occidental à la rencontre des grandes figures du soufisme, notamment en 787/1385. Enfin, l’égyptien ‘Abd al-Bāsiṭ b. Ḫalīl, arrivé à Tlemcen pour parfaire sa formation en médecine et travailler comme commerçant à la fin du ixe/xve siècle, passe plusieurs jours au sanctuaire, afin de jouir de la baraka du saint.32 L’origine diverse des visiteurs dont l’histoire a conservé la trace témoigne de l’importance du culte rendu à la tombe d’Abū Madyan, qui dépassait alors largement les limites physiques de la ville de Tlemcen. De même, leur appartenance à différentes strates de la société médiévale évoque une vénération largement partagée, tant par les élites que par le commun des croyants. 3. LA TOMBE DANS SON ESPACE : HAGIOTOPOGRAPHIE DE TLEMCEN Le développement formel de la tombe d’Abū Madyan, devenue dès le milieu du viiie/xive siècle un complexe dévotionnel, combiné à l’importance religieuse du site, semblent avoir joué un rôle majeur dans le développement et l’occupation de la zone extramuros située au sud-est de Tlemcen, jusqu’à la formation du petit village visible actuellement. 3.1.  Structuration de l’occupation L’occupation du site plonge ses racines à l’époque médiévale, et son évolution peut être perçue en considérant la longue durée. A la mort d’Abū Madyan, le futur site d’al-‘Ubbād semble avoir déjà joué le rôle de zone d’inhumations. Une première déposition sainte est en 32  Voir al-‘Abdarī, Riḥla, 9-10  ; Ibn Baṭṭūṭa, Voyages, III, 365  ; A.  L.  de  Prémare, Maghreb et Andalousie au xive siècle. Les notes de voyage d’un andalou au Maroc (13441345), Lyon, 1981, 106 ; Ibn Ḫaldūn, Le Livre des Exemples. I : Autobiographie. Muqaddima, trad. A. Cheddadi, Paris, Gallimard, 2002, 126 et 151 ; Ibn Qunfudh, Uns, 104-106 ; ‘Abd al-Bāsiṭ b. Khalīl, Rawḍ al-bāsim fī ḥawâdiṯ al-‘umr wa-tarāğim, trad. R. Brunschvig, Deux récits de voyage inédits en Afrique du Nord au xve siècle, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001 (1.e éd. Alger, 1935), 53-55.

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effet mentionnée pour l’année 486/1093.33 Le mystique en question est inhumé dans la rābiṭa où il faisait retraite, indice probable d’une occupation mixte de la zone, associant tombes, cellules d’habitat et lieux de culte pour mystiques en retraite, dont le toponyme al-‘Ubbād allait conserver la trace. Lorsqu’Abū Madyan est enterré là en 594/1197, le site ne reçoit aucune dénomination particulière. C’est moins d’une cinquantaine d’année plus tard, et sous la plume d’al-Marrākušī, qu’il prend ce nom d’al-‘Ubbād.34 Rien dans les sources écrites consultées ne permet alors d’entrevoir une quelconque expansion du tissu urbain de Tlemcen dans cette direction. Cependant, l’indication par al-‘Abdarī de l’existence d’un édifice qu’il qualifie de ribāṭ sur la tombe du saint, signale d’une certaine évolution. En effet, le ribāṭ en question est desservi par un personnel,35 ce qui indique qu’il existait un flux de visiteurs suffisamment important pour générer un revenu permettant d’entretenir ce personnel. Pour cette même période, Ibn Marzūq rapporte que son aïeul Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. Muḥammad b. Abī Bakr (629/1231-681/1282) se retirait régulièrement sur le site. Il y fait construire un pied-à-terre dans un verger planté de ses mains.36 Le culte entourant la dépouille d’Abū Madyan semble donc avoir déjà agi comme le facteur d’implantation d’une population. Chronologiquement, la deuxième source permettant d’envisager l’évolution de la topographie du site est la table des habous susmentionnés, attribués au complexe par le sultan Abū l-Ḥasan en 747/1347. Le détail des biens haboussés au profit de l’ensemble révèle l’existence d’une bipartition de l’occupation à al-‘Ubbād  : d’une part, la zone basse dite al-‘Ubbād al-suflī, la plus proche de la ville, et d’autre part, la zone haute, dite al-‘Ubbād al-‘alawī ou al-fawqī, où se trouve précisément la tombe d’Abū Madyan. L’énumération des biens dénombre quantité de jardins dans les deux parties du site, mais elle fait également état de maisons en partie basse, localisées au nord d’un oratoire. Cette zone accueille donc un habitat dont l’importance justifie la présence d’une mosquée, qui corresIl s’agit de la tombe de ‘Abd al-Salām al-Tūnsī. Voir al-Tādilī, Tašawwuf, 110 pour la source la plus ancienne mentionnant cette sépulture. 34  Voir al-Marrākušī, Histoire des almohades, trad. E.  Fagnan, Alger, A.  Jourdan, 1893, 159, qui mentionne dans son ouvrage rédigé vers 621/1228 la retraite d’Ibn Tūmart en ce lieu. Nous remercions chaleureusement Jennifer Vanz pour cette indication. 35  Al-‘Abdarī, Riḥla, 10. 36  Ibn Marzūq, al-Manāqib al-marzūqiyya, éd. S. al-Zahrī, Casablanca, Ministère des Habous et des Affaires Religieuses du Royaume du Maroc, 2008, 155. 33 

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pond probablement à celle évoquée par al-Marrākušī, qui servit de retraite à Ibn Tūmart dans les années 503/1110. Ce lieu fut fréquemment visité par le sultan Abū l-Ḥasan dans son enfance, pendant le premier quart du viiie/ xive siècle.37 Il est tentant d’identifier cette mosquée avec celle dont il ne reste aujourd’hui que le minaret, entre le cimetière moderne et la tombe vénérée d’al-Ṭayyār (fig. 14). La façade en briques cuites de ce minaret présente un décor en réseau d’arcatures polylobées surmontant deux niches jumelées qui rappellent le décor du minaret de la grande-mosquée de Tlemcen construit par Yaġmurasan (c. 633/1236). Sa datation pourrait donc bien être antérieure à l’élévation du complexe mérinide.38 Au milieu du viiie/xive siècle, l’occupation de la partie haute du site s’intensifie également avec la mise en place du complexe associant la tombe du saint à une grande-mosquée, une madrasa, mais aussi une zāwiya, des latrines, des bains, et une fontaine. Certains de ces édifices sont desservis et exercent une fonction d’accueil ; leurs usagers sont entretenus grâce aux revenus haboussés évoqués précédemment. Une population spécifique — étudiants, maîtres, soufis et pèlerins — est donc durablement installée sur place, en conséquence directe du culte du saint.39 Néanmoins, il ne s’agit pas de la seule occupation humaine. En décrivant les travaux réalisés sur le site pour la construction de la mosquée, Ibn Marzūq rapporte que des expropriations ont eu lieu moyennant paiement.40 Les expropriés se plaignent, par la suite, de la perte de leur bien, et le sultan décide alors de mettre en place une maison (dār) disposant de revenus suffisants pour entretenir ces anciens propriétaires. Aucune source ne vient attribuer à ces personnes une qualité religieuse qui justifierait d’identifier la structure en question avec la zāwiya réalisée par ce même sultan. Il semble donc possible de croire en l’existence d’un autre édifice accueillant et entretenant des individus, en l’occurrence, une population non liée au culte. L’utilisation par ce même Ibn Marzūq du terme Al- Marrākušī, Histoire des Almohades, 159 et Ibn Marzūq, Musnad, 127. Sur cet oratoire fondé vraisemblablement par le sultan almoravide Yūsuf b. Tašfīn puis modifié par ‘Alī  b. Yūsuf, voir l’article de L.  Golvin, «  Quelques réflexions sur la grande mosquée de Tlemcen », ROMM, 1, 1966, 81-90. 39  Voir Ibn Qunfuḏ, Uns, 106, qui fait état de faqīr-s sur place. 40  Ibn Marzūq, Musnad, 192. Dans sa chronique familiale, ce même auteur rapporte une question portée à la connaissance du sultan ziyanide Abū Tašfīn (r. 718/1318-737/1337) quant à l’usufruit d’arbres poussant dans des jardins voisinant la tombe d’Abū Madyan en raison de leur nombre de plus en plus restreint, témoignant également de l’importance croissante de l’occupation sur place (Ibn Marzūq, al-Manāqib, 228-229). 37  38 

Figure 14. Minaret situé à proximité du cimetière d’al-‘Ubbād inférieur (cliché de l’auteur, juin 2010).

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de « ahl al-‘Ubbād » pour désigner les habitants de ce faubourg conforte l’hypothèse d’une population résidant sur place et de manière pérenne durant la seconde moitié du viiie/xive siècle.41 Par la suite, une intensification et une diversification de l’occupation semble perceptible. Ibn Marzūq rapporte ainsi les propos du sultan mérinide Abū l-Ḥasan qui précise que l’une de ses donations devait revenir aux femmes ascètes et vertueuses vivant dans les environs du mausolée d’Abū Madyan.42 Nous pouvons donc envisager une autre structure de type zāwiya accueillant ces femmes pieuses, dans le voisinage de la tombe sainte. Enfin, un important édifice a été mis au jour lors de fouilles réalisées en 1885 et 1886 en contrebas du mausolée (fig. 15 et 16). La forme de l’édifice ainsi que son dispositif ornemental, sur lesquels nous reviendrons par la suite, ont permis de l’interpréter comme une riche habitation,43 et bien qu’aucune source ou inscription ne justifie cette dénomination, l’édifice est appelé dār al-sulṭān depuis sa fouille à la fin du xixe siècle. S’il est difficile d’y associer une quelconque figure princière, sa situation et son opulence pourrait suggérer qu’il s’agit du logement des hauts fonctionnaires responsables du complexe. En effet, la charge de la gestion du sanctuaire devait nécessiter un logement sur place, et l’importance de la figure sainte et du complexe nouvellement élevé, faisaient de l’administration de sa tombe une fonction honorifique et rémunératrice. Il semble possible de dater son décor du milieu du xive siècle, en raison des nombreux parallèles formels qui peuvent être établis avec les stucs sculptés dans la grande-mosquée. Nous pouvons donc envisager une construction, ou tout du moins une réfection contemporaine ou suivant immédiatement l’élévation du complexe mérinide adjacent.44 Or, à la période qui nous intéresse, cette charge est notamment aux mains de la 41  Voir par exemple Ibn Marzūq, al-Manāqib, 160-161 : le célèbre prédicateur rapporte les propos de deux descendants d’al-Tūnsī, le saint dont la tombe a été réalisée à l’endroit où serait ensuite inhumé Abū Madyan, et qui appartiennent précisément aux « ahl al-‘Ubbād ». 42  Id. 242. 43  G. Marçais, Tlemcen, 75 ; G. Marçais, W. Marçais, Les monuments, 266-269. 44  Nous n’avons pas connaissance d’un rapport de fouilles qui permettrait d’établir avec précision la datation de l’édifice, ses phases d’occupation et de réfection ou encore la nature de l’occupation du site avant son édification. Il serait tout à fait profitable de procéder à une nouvelle analyse de l’édifice et de son bâti, ainsi que de ses relations avec les espaces circonvoisins, mausolée y compris, pour mieux comprendre l’articulation de l’ensemble et sa chronologie. Malheureusement, les importantes restaurations qui y ont été pratiquées rendent difficile une compréhension de la stratigraphie du bâti.

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Figure 15. Cour du bâtiment 3, dār al-sulṭān (cliché de l’auteur, juin 2010).

famille d’Ibn Marzūq,45 dont on sait qu’elle possédait sur le site un verger où elle y avait fait bâtir un pied-à-terre depuis le viie/xiiie siècle.46 Quoiqu’il en soit, cette résidence participe à l’urbanisation de cette partie d’al-‘Ubbād, qui semble achevée dès le début du xe/xvie siècle. Léon l’Africain décrit alors le site de la façon suivante :47 [al-‘Ubbād est] une petite ville, une sorte de faubourg, à un mille environ de Tlemcen, vers le sud, dans la montagne. Cette ville est très prospère et très peuplée, pourvue de nombreux artisans, en majorité des teinturiers. 45  Ibn Ḫaldūn, Histoire des berbères, IV, 347. On notera qu’Ibn Marzūq ne fait pas lui-même état d’une charge officielle liée à la tombe du saint ; il évoque néanmoins la transmission dans sa famille du bâton d’Abū Madyan (Ibn Marzūq, al-Manāqib, 171-172). 46  Ibn Marzūq, al-Manāqib, 155 et 194. 47  Ibn Ḫaldūn, Histoire des Berbères, II, 337. On trouve une description identique chez Luis del Mármol Carvajal, L’Afrique de Marmol, trad. N. Perrot Sieur d’Ablancourt, Paris, Thomas Jolly, 1667, II, 355-356.

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Figure 16. Fragment de décor en stuc in situ dans le bâtiment 3, dār al-sulṭān (cliché de l’auteur, juin 2010).

Cette dernière indication témoigne de la diversification des occupants du site depuis le viiie/xive siècle : il ne s’agit plus uniquement de savants, mystiques ou aspirants. Le fait que Léon l’Africain mentionne essentiellement des teinturiers dénote néanmoins le caractère polluant des activités qui y sont pratiquées, selon une association avec le monde funéraire tout à fait habituelle.48 Parallèlement, les édifices se multiplient également dans la partie basse d’al-‘Ubbād. En effet, Yaḥyā b. Ḫaldūn rapporte dans la biographie qu’il donne de Abū ‘Abd Allāh Muḥammad (m. 756/13551356), que ce ḥāğib d’Abū l-Ḥasan puis de son fils et successeur Abū ‘Inān a été déposé dans une zāwiya qui portait son nom, localisée « sur 48 

Sur ce problème de la localisation des activités polluantes, ainsi que sur leur interaction avec les cimetières, voir l’article d’A. Fili et A. Rhondali, « L’organisation des activités polluantes dans la ville islamique : l’exemple des ateliers de potiers », II Congreso internacional. La ciudad en al-Andalus y el Magreb, Grenade, Junta de Andalucía, El Legado Andalusí, 1999, 657-672.

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le chemin d’El-‘Obbād »,49 donc dans cette partie basse. Il évoque également la présence de deux oratoires, le masğid al-raḥma, à proximité duquel une inhumation est réalisée en 735/1335, et le masğid ṣāliḥ, qui accueille quant à lui une tombe à une date indéterminée, probablement au cours du xive siècle.50 Rien ne permet de considérer ces multiples oratoires comme étant intégrés à des quartiers d’habitation à proprement parler. Cependant, ils révèlent indéniablement la présence d’une population et même d’un habitat utilisant ces lieux de culte. 3.2.  Mise en abîme de la sainteté L’influence de la tombe d’Abū Madyan sur l’urbanisation du site est donc considérable. Elle s’exerce également sur l’occupation funéraire du faubourg, à laquelle sont très probablement liés les différents oratoires mentionnés précédemment. Deux tombes sont évoquées par Ibn Qunfuḏ dans la pièce accueillant celle du saint, une des deux étant identifiée comme étant celle de son serviteur et disciple, Bilāl.51 Ces sépultures évoquent un regroupement sur la base d’une filiation spirituelle pour la période suivant immédiatement l’inhumation du saint, rompant donc avec les traditionnels espaces d’inhumation familiaux. Par la suite, la recherche de proximité reste forte,52 entraînant la mise en place de lieux d’inhumations privilégiés, dont témoignent les dépouilles de membres de l’élite déposés à cet endroit.53 Yaḥyā b. Ḫaldūn, Histoire des Berbères, II, 93-94. Id., 46 et 69. 51  Ibn Qunfuḏ, Uns, 105-106. Le nom de cet esclave affranchi montre la volonté des biographes de calquer les vies des saints sur le modèle suprême muḥammadien. 52  Voir la mention par Ibn Qunfuḏ de nombreuses sépultures qui se pressent autour de la tombe du saint (Uns, 106), de même qu’Ibn Marzūq qui fait état de la présence d’une rawḍa à proprement parlé (Musnad. 370). 53 Plusieurs membres de la famille sultanienne ziyanides y sont enterrés, malgré l’existence dans la ville de deux nécropoles princières, voir Yaḥyā b. Ḫaldūn, Histoire des Beni ‘Abd al-Wâd, II, 127. Auparavant, le calife almohade défait al-Sa‘īd y avait été inhumé sur ordre de Yaġmurasan, voir Ibn Ḫaldūn, Histoire de Berbères, III, 350. De même, deux émirs hafsides ayant tenté de prendre le contrôle de la ville y sont inhumés après leur décès, voir al-Tanāsī, Histoire des Beni Zeiyan, 140 et 142. Les tombes de juristes, ayant exercé ou non une charge officielle, y sont légion, voir Ibn Maryam, El-Bostan, ou Jardin des biographies des saints et savants de Tlemcen, trad. F. Provenzali, Alger, Fontana Frères, 1910, 256-257. Le souvenir de ces espaces d’inhumation privilégiés est conservé dans les cimetières ottomans situés de part et d’autre des marches menant au mausolée depuis la rue du sanctuaire, ainsi que dans le jardin funéraire qui l’entoure. 49  50 

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Conséquence immédiate de cette dynamique, un processus de démultiplication des tombes saintes peut être observé à al-‘Ubbād. En effet, de nombreuses sépultures recherchées pour leur baraka sont installées sur le site pendant la période que nous étudions, entre la ville et la tombe du saint, et tout particulièrement le long de la voie les reliant. Ainsi, en partant du bas d’al-Ubbād, on rencontre tout d’abord le grand mausolée du mystique Sīdī al-Sanūsī (m.  895/1490) dans lequel sont déposées plusieurs sépultures, dont celle de son frère ‘Alī al-Tāllūtī, jurisconsulte renommé mort la même année.54 Dans ses environs immédiats, se trouve un autre mausolée, cette fois plus modeste. Il s’agit du tombeau de Sīdī Muḥammad b. Abī ‘Āmir (m. 745/1345), un juriste ayant exercé la fonction de cadi à Tlemcen.55 Plus loin, prenait place la sépulture d’un des deux Awlād al-Imām, Abū Mūsā (m.  750/1349), dont la présence était marquée par une stèle, dans un enclos encore visible à la fin du xixe siècle.56 La tombe du mystique Sīdī Zakrī (m.  898/1494) a quant à elle été exhumée à la fin du xixe siècle à moins de 300m de la tombe de Sīdī Sinūsī.57 Enfin, face à l’extrémité de l’ancien cimetière en partie basse d’al-‘Ubbād, où sont toujours visibles deux mausolées à coupole en briques cuites anonymes, se trouve le mausolée d’al-Ṭayyār, devenu peu de temps après le décès du saint en 700/1300 une étape incontournable pour toute visite sur la tombe d’Abū Madyan, quand bien même l’identité de ce personnage reste très mystérieuse (fig. 17).58 Cette multiplication de tombes vénérées à partir du début du viiie/xive siècle, toutes connectées physiquement et symboliquement à Abū Madyan et formant une chaîne sainte entre la ville et sa tombe, peut véritablement être qualifiée de processus de « mise en abîme » de la sainteté. Son apo54  Ch. Brosselard,

« Les inscriptions arabes de Tlemcen. VI : Tombeau du Cid Mohamed Es-Senouci et de son frère le Cid Ali Et-Tallouti », Revue Africaine, 16, Avril 1859, 245-248. Pour la biographie de ce saint et de son frère, voir Ibn Maryam, El Bostan, 153-155 et 270-273. 55  Ch. Brosselard, « Les inscriptions arabes de Tlemcen. V : Tombeau du Cid Mohamed Ibn Abi Amer », Revue Africaine, 16, Avril 1859, 241-244. Cet auteur nous informe de la présence dans ce petit monument de la tombe du fils du saint (m. 756/1355) portant le même nom, bien que la pierre tumulaire de ce dernier ait été perdue. 56  G.  Marçais, «  Note sur l’épitaphe d’un savant tlemcénien, Aboû Moûsâ, ‘fils de l’Imâm’ », Revue Africaine, 59, 1918, 115-130. 57  Ch. Brosselard, « Les inscriptions arabes de Tlemcen. XVIII : Le tombeau retrouvé de Sidi-Zékri », Revue Africaine, 29, 1861, 334-336. 58  Al-Tanāsī, Histoire des Beni Zeiyan, 25  : «  Son tombeau, qui se voit à Hubbed, est pour cette localité une source de bénédictions ».

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Figure 17. Vestiges du mausolée d’al-Ṭayyār (cliché de l’auteur, juin 2010).

gée semble atteint dès le milieu du xve siècle, quand ‘Abd al-Bāsiṭ b. Ḫalīl compare al-‘Ubbād avec le faubourg al-Ṣāliḥiyya de Damas.59 4.  UN TERRITOIRE SANCTIFIÉ La recherche de proximité avec la dépouille sainte semble indiquer l’existence de limites pour la zone où s’applique la baraka du défunt vénéré. Cette délimitation informelle d’un espace, sur lequel s’exerce une propriété idéelle et matérielle de la figure du saint, témoigne de la formation d’un véritable territoire sanctifié.60 Parallèlement, à l’échelle du Ma59  ‘Abd al-Bāsiṭ b. Ḫalīl, Rawḍ al-bāsim, 53. Sur ce faubourg situé au nord de Damas et lieu d’inhumation privilégié de nombreuses figures saintes dont le célèbre Ibn al-‘Arabī, voir la description contemporaine d’al-‘Umarī (m. 749/1349), Masālik el-Abṣār fi Mamālik el-Amṣār, L’Egypte, la Syrie, le Hidjāz et le Yémen, éd. A. F. Sayyid, Le Caire, IFAO, 1985, 112-114. 60  Nous reprenons ici la notion de territoire telle que définie par D.  Dory (La construction religieuse du territoire, Paris, L’Harmattan, 1995, 369) comme étant toute « portion naturelle et/ou anthropisée de la surface terrestre (continue ou discontinue) sur

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ghreb, les élites sociales traditionnelles, à savoir les gouvernants mais également la classe des savants, se voient concurrencées par une nouvelle catégorie constituée par les saints ainsi que leurs émules et descendants. Elles sont amenées à réagir suivant différentes modalités au succès variable, réactions qui s’inscrivent dans la construction d’un territoire. 4.1.  Appropriation idéelle et matérielle C’est principalement grâce aux deux fondations habous mérinide et ziyanide mentionnées précédemment que l’on peut réenvisager le sanctuaire dans son contexte. Tout d’abord, par le statut légal des biens de mainmorte61 dédiés à sa tombe, Abū Madyan devient le propriétaire symbolique d’une partie de l’espace urbain et périurbain tlemcénien. Si nous ne sommes plus en mesure de localiser précisément certains toponymes utilisés, il est possible de constater que ces legs sont constitués de nombreuses terres cultivées, de vergers, de maisons, de moulins, de bains ou encore de boutiques, tous ces éléments étant situés dans les différentes parties constituant la ville de Tlemcen, ainsi que sur son territoire, étendu jusqu’à la plaine d’Aïn Temouchent (fig.  18). Ces donations induisent donc une extension du champ d’influence symbolique de la tombe bien au-delà de l’espace qui l’accueille, jusqu’à l’exercice d’une emprise physique sur un territoire fractionné, mais néanmoins pleinement inscrit dans celui de la ville. De fait, ces habous impliquent un dédoublement du territoire comprenant un espace physique, plus ou moins bien délimité, et un espace symbolique appartenant au saint et sur lequel s’exerce sa protection. En effet, un second niveau d’appropriation peut être identifié, articulé autour de la notion de ğiwār du saint.62 Concept complexe, et relativelaquelle s’exerce un effet de pouvoir débouchant sur son appropriation (matérielle et/ou idéelle) par un groupe humain quel que soit son principe d’identité ». Il s’agit ici d’une portion anthropisée sur laquelle s’exerce la baraka d’Abū Madyan, débouchant sur une appropriation matérielle et idéelle par les personnes à charge de la tombe, que ces dernières revendiquent ou non une filiation quelconque avec le défunt en question. 61  Pour une analyse de cette pratique dans l’Occident musulman voir notamment les thèses parues simultanément de A. M. Carballeira Debasa, Legados píos y fundaciones familiares en al-Andalus (siglos iv/x-vi/xii), Madrid, CSIC, 2002 et A.  García Sanjuán, Hasta que Dios herede de la tierra. Los bienes habices en al-Andalus, siglos x al xv, Huelva, Universidad de Huelva, 2002. 62  Ibn Qunfuḏ, Uns, 105. On retrouve cette même notion chez plusieurs auteurs médiévaux, comme par exemple chez Ibn al-Ğawzī qui insère dans la biographie d’Ibn

Figure 18. Zones de localisation approximative des habous dédiés au sanctuaire d’Abū Madyan à Tlemcen d’après les toponymes encore en usage en 1960 (sur une carte éditée par l’I.G.N., à l’échelle 1/25 000e).

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ment peu étudié, le terme de ğiwār contient étymologiquement les notions de protection, de clientélisme et de voisinage, dans un cadre géographique limité. Dans le contexte du culte des tombes de saint, il semble donc désigner l’espace dans lequel le saint accorde sa protection à ses visiteurs — ses clients — en échange de leur dévotion. C’est dans cet espace ainsi envisagé que la tombe sainte peut devenir un refuge échappant au pouvoir temporel, état de fait cristallisé à la période pré-moderne.63 Cette situation est en fait le fruit d’un processus de recomposition de l’espace tlemcénien sous l’influence du culte d’Abū Madyan, dont le témoignage le plus évident est probablement la réécriture de son histoire urbaine. En effet, dès le milieu du xive siècle, les sources hagiographiques décrivant sa vie rapportent qu’il aurait volontairement choisi de reposer à al-‘Ubbād, et donc de faire profiter la ville et son territoire de sa baraka,64 quand la réalité biographique du saint l’associerait plus volontiers à Bougie : Il arriva à Tlemcen et s’arrêta au lieu-dit al-‘Ubbād. Là, il dit à ses compagnons — que Dieu soit satisfait de lui — il serait bon de reposer à cet endroit. Son décès eut lieu à cet endroit selon son souhait. Son mausolée a anobli cette province. Ceci fait partie de l’ensemble de ses charismes — que Dieu soit satisfait de lui. Ḥanbal deux chapitres ayant trait aux mérites de la visite de sa tombe, ainsi que de la recherche de son voisinage protecteur (muğāwara). Voir M. Schöller, Epitaphs in Context, Weisbaden, Harrassowitz Verlag, 2004, 24, et J. Lecerf, « Djiwār », EI², 558-559. 63  La tombe d’Abū Madyan sert ainsi de repaire aux partisans d’une sédition mérinide menée par Manṣūr b. Sulaymān, sous le règne d’Abū Sālim (r. 760/1359-762/1361), de même que la tombe d’al-Bādisī à Badès, voir Ibn al-Ḫaṭīb, Nufāḍat al-ğirāb fī ‘ulālat al-i‘ġtirāb, éd. A. M. al-‘Abbādī, Ḫaṭrat al-ṭayf. Riḥlāt fī al-maġrib wa l-andalus 13621347, s.l., Dār al-suwaydī li l-našr wa l-tawzī‘, 2003, 230, 253-260. 64  Voir al-Ġubrīnī, ‘Unwān, 10. Ce récit est repris par Yaḥyā b. Ḫaldūn, Histoire des Beni ‘Abd al-Wâd, 81, puis par Ibn Qunfuḏ (Uns, 103) qui précise  : « A proximité de Tlemcen il était presque mort. Il fut alors porté jusqu’à al-‘Ubbād où son choix s’était arrêté. Ce terrain est anobli par son tombeau, et ceci est la conclusion de ces charismes — que Dieu soit satisfait de lui ». Ce processus d’élection d’un site pour y reposer a pu être identifié dans la chrétienté médiévale, voir A. Vauchez, La sainteté en occident aux derniers siècles du Moyen-Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, École Française de Rome, 1988, 505-506  : «  Selon une tradition qui remonte aux origines chrétiennes, l’endroit par excellence où se manifestait, après leur mort, la puissance des serviteurs de Dieu était celui où ils avaient laissé leur dépouille mortelle. Ainsi voit-on, au xiiie siècle, les saints choisir à dessein de venir mourir en un lieu qui n’était pas celui où s’était déroulé leur existence, mais où leur rayonnement posthume pouvait avoir des effets particulièrement bénéfiques ».

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Le cœur de ce territoire dominé par le saint est bien évidemment sa tombe et sa proche périphérie : le nom d’Abū Madyan est d’ailleurs utilisé dans le lapidaire ziyanide pour désigner le sanctuaire lui-même témoignant de l’évolution de cette conception. L’intensité de la baraka d’Abū Madyan se dilue ensuite progressivement au fur et à mesure que l’on s’éloigne de ce saint des saints. Elle se voit cependant secondée, voire concurrencée, par d’autres figures saintes dont le culte se développe parallèlement, et parfois promu par un souverain, comme c’est le cas pour la figure d’al-Ḥulwī.65 4.2.  Formation d’une élite Les biens dédiés au sanctuaire d’Abū Madyan font de ce dernier le propriétaire symbolique du territoire de Tlemcen. De facto, ce sont les dépositaires du saint, à savoir les personnes en charge de la gestion de sa tombe, qui ont l’usufruit de leurs revenus. Cependant, cette jouissance est conditionnée, car ces revenus doivent être utilisés pour le service de la tombe et de ses annexes, ainsi que pour l’entretien de leurs occupants. Il n’en reste pas moins que la charge est honorifique, et rémunératrice. Nous pouvons restituer une chaîne partielle de gestionnaires de la tombe d’Abū Madyan. Ainsi, c’est d’abord Bilāl, esclave affranchi et disciple du saint qui s’occupe de la tombe. Cette charge revient ensuite à l’un de ses disciples qui n’est autre que l’ancêtre du ḫaṭīb Ibn Marzūq, Abū l-‘Abbās Ibn Marzūq.66 La sépulture du saint devient par là même une source de pouvoir et de légitimité pour cette famille qui a le privilège de sa gestion. C’est d’ailleurs probablement en raison de leur rôle à al-‘Ubbād qu’Ibn Marzūq et son oncle ont été nommés à la direction des travaux du sanctuaire. Bien qu’ils ne soient pas mentionnés explicitement dans l’acte de la fondation habous mérinide, nous pouvons donc également supposer qu’un membre de cette famille a été nommé pour gérer 65  Un autre cas peut être identifié avec la tombe de Sīdī Ibrahīm, installée dans le complexe funéraire aménagé par le sultan ziyanide Abū Hammū II (r. 760/1359-791/1389) pour accueillir la dépouille de son père et de ses oncles. Voir Yaḥyā b. Ḫaldūn, Histoire des Beni ‘Abd al-Wâd, II, 127 et 151, al-Tanāsī, Histoire des Beni Zeiyan, 43,79-80 et 259. Pour une étude de l’ensemble voir G. Marçais, Tlemcen, 87. La table de habous a été publiée par Ch. Brosselard, « Les inscriptions arabes de Tlemcen. IV : Mosquée Oulad el-Imam », Revue Africaine, 15, Février 1859, 167-172, mais ce dernier l’a attribuée à la mosquée des Awlād al-Imām en raison du lieu de découverte. 66  Ibn Qunfuḏ, Uns, 93-94.

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les revenus de ces biens, charge qui revient par la suite aux sultans ziyanides. Le prestige de la charge de la tombe et de ces revenus, couplé à la nécessité d’habiter dans les environs immédiats du sanctuaire pour l’exercer, permettent de suggérer l’identification du dār al-sulṭān comme étant la maison de cette famille, ou tout du moins des dignitaires en charge du sanctuaire. Tel qu’il est visible actuellement, cet édifice se compose de trois cours successives autour desquelles les espaces s’organisent. La cour principale est agrémentée d’un bassin et d’une galerie couverte sur les côtés nord et sud. Chacun de ces portiques permet d’accéder à trois pièces, deux petites sur les côtés, et une autre occupant toute la longueur de la cour au fond. À l’est et à l’ouest, deux vastes espaces ont été aménagés et compartimentés au moyen d’arcades. À l’angle sud-est, se trouve une latrine, tandis que de l’autre côté, une petite pièce permet de faire le lien entre ce premier corps de bâtiment et le deuxième. Le deuxième corps de bâtiment (bâtiment  2) présente quant à lui de grandes pièces distribuées sur les côtés d’une cour, compartimentées à l’est et à l’ouest en espaces de dimensions variables. Dans la partie sud on rencontre également un escalier qui dessert une grande pièce. L’existence d’un deuxième niveau est donc attestée dans cette partie de l’édifice, de même que son accès. Enfin, l’espace de jonction entre le premier et le deuxième corps de bâtiment permet également d’accéder à un escalier donnant sur un ensemble de bains privés localisés à un étage inférieur. Ces bains sont composés de trois pièces voûtées en enfilade, chauffées par un système en hypocauste. Enfin, on rencontre un troisième corps de bâtiment (bâtiment 1) de taille plus réduite. Il est desservi par trois ouvertures pratiquées dans le mur du fond de la pièce occidentale, dans le bâtiment 2. À nouveau, il s’organise autour d’une cour bordée de portiques sur trois côtés, le dernier étant occupé par une vaste salle. La présence de traces d’un départ de voûte sur les murs de cette salle laisse à penser que cette demeure se poursuivait vers l’est. Cependant, il pourrait également s’agir d’un espace agrégé à l’ensemble dans un second temps. En effet, de nombreuses structures se sont adossées au complexe, qu’il est malheureusement impossible de considérer dans la chronologie du site en l’absence de fouilles. Le jardin funéraire localisé entre l’ensemble et le mausolée présente de nombreuses constructions, dont un escalier qui constitue le seul point d’accès à l’édifice en question. Les matériaux de construction sont la brique cuite, le pisé et les moellons, tous mis en œuvre sans séquence chronologique identifiable. Quant au décor de l’édifice, il se compose de pavements en

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mosaïque de céramique ainsi que d’un revêtement mural en stuc sculpté. Des portions de ce décor sont toujours visibles in situ, tandis que d’autres ont été déposées au musée de la ville de Tlemcen. L’absence de traces d’une occupation sur la longue durée du dār al-sulṭān, ainsi que le silence absolu des sources à son propos, semble indiquer un abandon relativement rapide. 4.3.  Une construction politique du territoire La formation de ce «  territoire de la sainteté  » à Tlemcen n’est pas déconnectée des complexes enjeux politiques dont la ville est l’objet. Le formulaire du second legs nous indique qu’après la fin de la présence mérinide dans cette partie du Maghreb, la gestion des habous du sanctuaire revient à la dynastie locale ziyanide. Cette mention démontre l’importance, pour cette dynastie à la légitimité controversée, du contrôle du sanctuaire et des biens qui lui ont été dédiés afin d’asseoir son pouvoir. C’est dans ce sens que l’on peut également interpréter la décision préalable du sultan mérinide Abū l-Ḥasan de faire ériger le complexe funéraire. En effet, la construction du sanctuaire est ordonnée juste après que la ville, gouvernée par les Ziyanides, est tombée pour un temps sous la coupe mérinide en 737/1337. L’érection de ce complexe sans précédent permet à Abū l-Ḥasan d’affirmer la piété des conquérants mérinides,67 de proclamer leur souveraineté sur ce territoire nouvellement conquis, ainsi que leur prestige. Dans le même temps une véritable campagne de décrédibilisation de la dynastie locale ziyanide est opérée.68 Ce complexe funéraire saint sans équivalent s’inscrit en réalité dans une politique plus large de légitimation politico-religieuse de la dynastie.69 67  Voir le discours d’Ibn Marzūq, ainsi que la controverse sur le décor intérieur de la mosquée, exemples éloquents de la construction de la figure d’Abū l-Ḥasan comme d’un souverain pieux, voir supra note 10. 68 Voir l’analyse de M. Kably, Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du Moyen-Âge, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986, 294, ainsi que la partie consacrée à cette dynastie en 1404 par le chroniqueur mérinide officiel Ibn al-Aḥmar dans « Histoire des Benou-Ziyan de Tlemcen », trad. R. Dozy, Journal Asiatique, III, 4ème série, 1844, 378416. 69  Cette politique a brillamment été mise en lumière par M. Kably, Société, puis plus récemment par S. Gubert, Le maître dans tous ses « états ». Sujétion, théologie politique et royauté : dynastie mérinide (viie-ixe/xiiie-xve siècle), thèse sous la direction de J. Dakhlia, Paris, EHESS, 2004, 3 vol.

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Par la madrasa, Abū l-Ḥasan cherche à s’assurer le soutien des savants et juristes de la ville. La fondation de la zāwiya et les ressources qui lui sont attribuées et qui permettent d’y entretenir des visiteurs, mettent en lumière la bienveillance affichée par ce sultan à l’égard des mouvements mystiques, associés à la figure d’Abū Madyan. Ces fondations permettent certainement aussi la surveillance de ce cœur spirituel du Maghreb : des visiteurs de toutes parts, y compris d’Égypte, de Syrie et même d’Irak70 s’y rejoignent, dont certains vraisemblablement venus dans une perspective de propagande politico-religieuse.71 Enfin, l’importance pieuse du projet légitime les expropriations opérées sur le site d’al-‘Ubbād. Or, ces dernières ne semblent en réalité pas dénuées de valeur politique, donnant de fait un autre éclairage au maintien de la famille d’Ibn Marzūq dans sa position à Tlemcen.72 En reprenant un concept forgé en contexte chrétien, il semble que nous voyons émerger à Tlemcen la figure du saint-patron urbain avec Abū Madyan.73 Mais les gouvernants, s’ils sont partie prenante du phénomène ne peuvent exercer qu’un contrôle limité.74 L’émergence d’une figure 70  Yaḥyā b. Ḫaldūn, Histoire des Beni ‘Abd al-Wâd, 83 : « Son tombeau – qu’Allah soit satisfait de cet homme ! – est à El-‘Obbâd ; il est l’objet de pieuses visites et l’on y vient en pèlerinage de l’Egypte et de la Syrie, de El-‘Irâq et du Soûs extrême ». 71  Dans la biographie qu’il donne de son maître al-Ābulī, Ibn Ḫaldūn évoque le séjour de ce dernier sur la tombe d’Abū Madyan, où il rencontra le chef d’un mouvement chérifien huseynite originaire de Karbalā’, voir Le Livre des Exemples, 68 et 679. 72  Voir J. Vanz, « Les biens waqfs dédiés à Abū Madyan à Tlemcen », dans A. Djamil, D. Mohammed (éd.), Les échanges intellectuels Béjaia-Tlemcen, Tlemcen, Ministère de la Culture, 2011, 40-41 et thèse (en préparation) Tlemcen : la ville et ses territoires xiiie-xve siècle, Université Paris 1, sous la direction de Ch. Picard, qui identifie notamment un vizir ziyanide parmi les personnes expropriées. 73  Cette figure a été modélisée par H.  Ferhat, dans Le soufisme, 170. Cependant, cette analyse s’attache uniquement aux liens existant entre la ville et la figure sainte de son vivant, et non après son décès, comme ici. La postérité de ce concept est forte. Ainsi, les tombes sont rapidement considérées comme des « talismans protecteurs » disposés aux portes des villes, comme lors de l’épisode rapporté par Ibn Maryam, lorsque le souverain de Tunis tente de s’emparer de Tlemcen. Voir Ibn Maryam, El Bostan, 148. Sur l’association des tombes et des portes des villes voir G. Calasso, « Les remparts et la loi, les talismans et les saints ; la protection de la ville dans les sources musulmanes médiévales », Bulletin d’Etudes Orientales, XLIV, 1992, 83-104. 74  Les tentatives de contrôle, plus ou moins fructueuses, des souverains mérinides sur les mouvements soufis qui leur étaient contemporains constituent cependant un préalable fondateur. Voir S. Bargaoui, « Saints et pouvoir au Moyen-Âge au Maghreb : entre le refus et la tentation », L’autorité des Saints. Perspectives historiques et socio-anthro-

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tutélaire comme celle d’Abū Madyan est avant tout l’œuvre du groupe revendiquant sa filiation.75 En effet, le rattachement d’un individu et de son groupe familial à une sépulture vénérée leur confère un ancrage physique indéniable dans la ville, un certain prestige, mais également une manne financière importante, c’est le cas des Banū Marzūq. La production d’une partie de la documentation hagiographique contemporaine peut également être interprétée en ce sens  : les familles et groupes affiliés peuvent, par le biais de ces écrits, légitimer leurs avantages ou prétentions sur le territoire de la ville en réaffirmant la relation du saint avec cette dernière, tout en construisant l’image même du groupe en question et de son réseau.76 A fortiori, la participation de nombreux savants à cette écriture de la sainteté témoigne de leur volonté de prendre part à cette prise du pouvoir des acteurs de cette nouvelle piété. Le meilleur témoignage de ce processus est visible à travers l’association, dans les sources biographiques, de figures mystiques et savantes mises sur un pied d’égalité.77 Une forme de relation bilatérale semble dans le même temps se mettre en place entre le pouvoir politique, qui instaure des privilèges permettant à ces courants de s’épanouir — ici, le sanctuaire d’Abū Madyan, ses charges et ses revenus — et la classe des mystiques qui s’érige progressivement comme le seul véritable contre-pouvoir légitime.78

pologiques en Méditerranée occidentale, Paris, IRMC, 1998, 239-248  ; H.  Ferhat, Le Maghreb, 101-126. Voir également, Ferhat, Le soufisme, 74-81. 75  Un processus rigoureusement identique est à l’œuvre à la même période dans l’Occident chrétien. Voir A. Vauchez, La sainteté en occident, 280. 76  Pour une étude des enjeux de l’écriture des recueils biographiques, en contexte juridique andalou, voir M.  Fierro, « Why and How Do Religious Scholars Write About Themselves ? The Case of the Islamic West in the Fourth/Tenth Century », Regards croisés sur le Moyen Âge arabe. Mélanges à la mémoire de Louis Pouzet s.j. (1928-2002), Beyrouth, Université Saint-Joseph, 2005, 403-423. 77  Voir par exemple le dictionnaire biographique composé par Ibn Nāğī et mentionné précédemment. 78  C’est ainsi que l’on peut également interpréter la conduite de la caravane officielle du pèlerinage qui est octroyée, par ce même Abū l-Ḥasan, à un descendant de Ṣāliḥ : Ibn Marzūq, Musnad, 454. De nombreux auteurs ont relevé cette relation auparavant : A. Sebti, « Hagiographie du voyage au Maroc médiéval », Al-Qanṭara, XIII/1, 1992, 167-179, 176-177 ; Y. Benhima, Espace et société rurale au Maroc médiéval. Stratégies territoriales et structures de l’habitat : l’exemple de la région de Safi, thèse sous la direction de P. Guichard, Lyon, Université Lumière-Lyon 2, II, 2003, 344-345.

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4.4.  La tombe d’Abū Madyan dans la globalisation de la dévotion Si, par l’importance de l’investissement architectural qui y est consenti, Tlemcen fait figure de précurseur dans le culte des tombes de saint, en réalité l’ensemble du territoire maghrébin se constelle au même moment de sépultures vénérées. Leur importance physique, et leur envergure mystique sont moindres, mais considérées dans une perspective plus large, nombre d’entre elles révèle un lien avec la figure d’Abū Madyan.79 Le point de départ de cette réflexion est le développement de la pratique de la ziyāra au viie/xiiie siècle. Celle-ci conduit nombre de croyants sur les routes, à la recherche de tombes saintes, le prétexte du voyage pouvant être la réalisation du Pèlerinage et la visite de la tombe sainte entre toutes, celle de Muḥammad, la quête d’un savoir religieux et/ou mystique, ou encore le commerce.80 Les villes étapes où des tombes sont mentionnées comme ayant été visitées sont le plus souvent Safi, Fès, Tlemcen, puis Kairouan, Sfax et Gabès. Elles forment donc une longue chaîne depuis le sud marocain, jusqu’à la zone libyenne.81 C’est dans ce contexte que s’inscrit pleinement le premier réseau mystique instauré au Maghreb par Ṣāliḥ, déjà analysé par Halima Ferhat et Abdelahad Sebti.82 En faisant de la réalisation du Pèlerinage la condition de l’adhésion à son mouvement, Ṣāliḥ instaure une route bordée d’étapes 79  Dans le cadre de notre thèse, nous avons pu dénombrer un ensemble de 38 tombes saintes situées en contexte urbain, et dont le culte est effectivement attesté avant la fin du ixe/xve siècle. Voir B.  Tuil, Inhumation et Baraka. La tombe du saint dans la ville de l’Occident musulman au Moyen-Âge (xiie-xve  siècle), thèse sous la direction de J.-P. van Staëvel, Paris, Université Paris-Sorbonne, 2011, vol. 2 (Corpus). 80  Voir l’analyse du cas d’Ibn Baṭṭūṭa par E. Dunn, « International migrations of literate muslims in the later middle period  : the case of Ibn Baṭṭūṭa  », Golden roads, migrations, pilgrimage and travel in mediaeval and modern Islam, Richmond, Curzon Press, 1993, 75-85. 81  Voir al-‘Abdarī, Riḥla, 9-10 pour Tlemcen, 58-60 pour Kairouan, 91 pour Gabès et Sfax et 133 pour Safi ; Ibn Baṭṭūṭa, Voyage., I, 88 pour Sfax et III 365 pour Tlemcen ; al-Tiğānī, Riḥlat al-tiğānī, éd. H. H. ‘Abdalwahhāb, Francfort, Institute for the History of Arabic-Islamic Science at the Johann Wolfgang Goethe University, 1994, 91 pour Gabès ; Ibn al-Ḫaṭīb, Nufāḍat, 138-149 pour Safi ; et enfin ‘Abd al-Bāsiṭ b. Ḫalīl, Rawḍ al-bāsim, 47 pour Kairouan et 53-54 pour Tlemcen. Sur ces routes et leur emplacement par rapport au littoral, voir A. Amara, « La mer et les milieux mystiques d’après la production hagiographique du Maghreb occidental (xiie-xve siècle) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 130, 2012, 33-52. 82  Voir A. Sebti, « Hagiographie du voyage », 167-179, A. Sebti, « Hagiographie et enjeux urbains au Maroc. Une biographie d’Idrîs II  », La religion civique à l’époque

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depuis Safi jusqu’aux villes saintes, offrant refuges et commodités aux pèlerins.83 L’élection de certaines villes pour y implanter des étapes doit avant tout se lire au prisme des voies commerciales qui y passent, et qu’utilisent naturellement ces pèlerins. Or, cette correspondance entre l’emplacement des villes marchandes, l’installation de cellules mystiques fonctionnant en réseau et la présence de sépultures vénérées ne peut être le seul fait du hasard. On ne peut alors que s’interroger sur le rôle des voyageurs, aspirants religieux en formation mais également commerçants, dans le développement de la pratique de la ziyāra. La mise en place d’espaces d’accueil amplifie en effet naturellement le flux des visiteurs qui profitent de leur étape pour rendre visite aux grandes figures inhumées à cet endroit.84 C’est de cette manière que l’on peut interpréter l’utilisation du terme de ribāṭ pour désigner la structure élevée sur la tombe d’Abū Madyan avant les travaux mérinides. Ainsi, bien que cette fonction ne soit pas explicitement évoquée, ce ribāṭ s’inscrivait certainement dans une stratégie commerciale en accueillant les marchands, dont les routes étaient également empruntées par les pèlerins. Les dons de ces voyageurs alimentaient le culte, permettant le développement d’infrastructures dont la qualité faisait du site une étape privilégiée, drainant plus encore de visiteurs dans une logique vertueuse. La mention par al-‘Abdarī de la présence en très grand nombre de ḥuğğāğ-s à Tlemcen,85 confortée plus tard par leur évocation dans l’acte des habous de la zāwiya peut être également interprétée dans ce sens : l’association des pèlerins en transit à Tlemcen avec la tombe d’Abū Madyan est concrète, ces derniers pouvant y être logés et nourris. Cette tombe prend de fait une importance considérable, tout particulièrement pour médiévale et moderne (Chrétienté et Islam), Rome, École Française de Rome, 1995, 7788 ; H. Ferhat, Le Maghreb et Le soufisme. 83  H.  Ferhat, « Le culte du Prophète au Maroc au xiiième siècle  : organisation du pèlerinage et célébration du mawlid  », La religion civique à l’époque médiévale et moderne, Rome, École Française de Rome, 1995, 88-97, 91. 84  Ce processus était encore perceptible au xviiie siècle, comme en témoigne la riḥla d’al-Warṯīlānī (m.  1193/1779). Ce pèlerin rejoint la caravane du ḥağğ à Bougie, où il visite les saints morts et vivants, avant de partir vers l’est, faisant notamment étape à Sīdī Okba, et à Gabès, où il s’arrête sur la tombe de Sīdī Bū Labāba. Il relate aussi son étape à Tunis lors du trajet de retour, où il se rend notamment sur les tombes de Sīdī Maḥriz, Sīdī Bū Sa‘īd et al-Mannūbiyya. Voir Al-Warṯīlānī, Nuzhat al-anẓar fī faḍl ‘ilm al-tārīḫ wa l-aḫbār al-mašhūra bi l-riḥla al-warṯīlāniyya, éd. M. Ben Cheneb, Frankfurt am Main, Institute for the History of Arabic-Islamic Science at the Johann Goethe University, 1994, I, 23-25, 104-113, 128 ; II, 667-668, 694. 85  Al-‘Abdarī, Riḥla, 9.

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le Maghreb occidental, car elle devient une étape incontournable pour tout voyageur en partance vers un Orient plus ou moins lointain.86 L’analyse de la riḥla d’Ibn Qunfuḏ, qui cherche à identifier les ramifications mystiques d’Abū Madyan en parcourant le Maghreb central et occidental, permet de compléter cette première cartographie simplifiée.87 En effet, cette source établit un lien direct entre la tombe d’Abū Madyan et celle de ses maîtres, Sīdī Ḥarāzim (m. 559/1163), dont la tombe est à Fès, et Mūlāy Abū Yaʻzā (m. 561/1165), dont la dépouille se trouve dans le village éponyme, et que le cadi constantinois a cherché à visiter.88 Il en va de même pour la tombe d’al-Zawāwī à Bougie (m. 611/1214), un frère mystique d’Abū Madyan, et celle d’al-Ṣaffār (m.  749/1348) un de ses disciples, à Constantine.89 Par ailleurs, Ṣāliḥ, sur la tombe duquel Ibn Qunfuḏ se rend à Safi, est rattaché à Abū Madyan par l’intermédiaire d’un disciple de ce dernier,90 ainsi qu’à Abū Marwān (m. 667/1268-9), dont la tombe était à Ceuta, et dont il était un disciple direct.91 La ṭā’ifa que Ṣāliḥ fonde a pour ramification celle des šu‘aybiyyūn, issue de la pensée de Mūlāy Abū Šu‘ayb (m. 561/1165), lui-même maître de Mūlāy Abū Yaʻzā,92 ainsi que celle dite des ġammātiyyūn fondée par les deux frères Hizmīrī (m. c. 700/1300 et en 706/1306), enterrés respectivement à Aghmat et à Fès.93 La lecture de la biographie de Mūlāy Abū Yaʻzā rédigée au milieu 86  Cette situation est le prolongement du rôle de Tlemcen dans les échanges commerciaux depuis au moins le xiie siècle. Voir al-Idrīsī, La première géographie de l’Occident, trad. H. Bresc, A. Nef, Paris, Flammarion, 1999, 157 : « La ville de Tlemcen peut être considérée comme le verrou du Maghreb occidental. C’est le lieu de passage par où l’on arrive et par où l’on repart nécessairement. On doit y passer en toute circonstance ». 87  Sur cette riḥla, voir l’analyse donnée par N. Amri dans «  La gloire des saints. Temps du repentir, temps de l’espérance au Maghreb “médiéval” d’après une source hagiographique du viiième au xivème siècle », Studia Islamica, 93, 2001, 133-147. 88  Ibn Qunfuḏ, Uns, 14, 25-26, 42. 89  Id., 27 et 45. 90  Id., 61. Voir également al-Tādilī, Tašawwuf, 327-329 pour la biographie de ce disciple. Sur cette filiation spirituelle, voir l’analyse de M. Rais, dans Aspect de la mystique marocaine au viie-viiie/xiiie-xive siècle à travers l’analyse critique de l’ouvrage Al-Minhāj al-Wāḍiḥ fī taḥqīq karāmāt Abū Muḥammad Ṣāliḥ, Thèse soutenue en 1996 à l’Université de Provence Aix-Marseille I, I, 25-27. 91  Al-Qaštālī, « El Kitāb Tuḥfat al-mugtarib bi-bilād al-Magrib », éd. F. de la Granja, Revista del Instituto Egipcio de Estudios Islámicos en Madrid, XVII, 1972-1973, 123-130 (introduction) et 5-181 (texte arabe), 159 (édition). 92  Ibn Qunfuḏ, Uns 64. 93  Id., 67. Ibn Qunfuḏ ne s’est cependant rendu que sur la tombe d’Abū Zayd, à Fès (69-70). Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. Tīğillāt est un disciple de ce mouvement ; ayant

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du viie/xiiie siècle révèle la présence de disciples de ce saint à Ceuta induisant de nombreux déplacements entre cette ville et la future ville éponyme de Moulay Bou ‘Azza.94 La tombe de Mūlāy Abū Yaʻzā, bien qu’en milieu rural, était également étroitement liée à Fès.95 Léon l’Africain décrit à ce sujet un mawsim annuel auquel participaient en grand nombre les habitants de Fès.96 Al-Dahmānī (m. 621/1224), enterré à Kairouan,97 et Sīdī Būna (m. 624/1227), inhumé dans la région d’Alicante,98 seraient venus suivre les enseignements d’Abū Madyan à Bougie, diffusant par la suite sa pensée dans leur région d’origine. Il faut ajouter à cette connu les deux fondateurs, il a rédigé un ouvrage présentant leur biographie ainsi que les principes de la ṭā’ifa. Il s’agit du Iṯmid al-‘aynayn (inédit), cité par Ibn Qunfuḏ (Uns, 69) et étudié par Ferhat, Triki, « Hagiographie et religion », 34-35. 94  Abū l-‘Abbās al-‘Azafī, Di‘āmat al-yaqīn fī za‘āmat al-muttaqīn. Manāqib al-šayḫ abī ya‘zā, éd. A. Toufiq, Rabat, Maktaba ḫidmat al-kitāb, 1989, 37, 39, 40, 42-46, 58 et 60-65. Voir l’analyse de la Ceuta médiévale de M. Chérif qui fait état de ces liens étroits entre les deux sites dans Ceuta aux époques almohade et mérinide, Paris, L’Harmattan, 1996, 174. 95  Un cénotaphe du saint est visible au nord de Fès, sur la rive des Kairouanais. Voir A. A.  Escher, E. Wirth, F.  Meyer, C.  Pfaffenbach, Die Medina von Fes. Geographische Beiträge zu Persistenz und Dynamik, Verfall und Erneuerung einer traditionellen islamischen Stadt in handlungstheoretischer Sicht, Erlangen, Fränkischen Geographischen Gesellschaft, 1992, n. 57, 289. L’édifice est également inventorié dans le Schéma directeur de la ville de Fès sous le numéro 66, voir http://unesdoc.unesco.org/images/0003/000396/ 03967fr.pdf. On note également la présence d’une mosquée Abū Madyan dans ces mêmes listes, respectivement aux entrées 224 et 95, que le saint aurait fréquenté de son vivant, et qui serait donc le point de ralliement de ses suiveurs. Sur cette mosquée, voir A. Bel, «  Sîdî Bou Medyan et son maître Ed-Daqqaq à Fès (Notes hagiographiques et épigraphiques) », Mélanges René Basset, Etudes nord-africaines et orientales, Paris, Institut des Hautes Etudes Marocaines, Ernest Leroux, 1923, I, 31-68, 38-39 et B. Maslow, Les mosquées de Fès et du Nord du Maroc, Paris, Éditions d’Art et d’Histoire, 1937, 141. 96  Léon l’Africain, Description, I, 167-168 : « La renommée de ces faits, la vénération portée au corps de ce saint sont les raisons pour lesquelles cette ville est très fréquentée. La population de Fez va rendre visite à ce tombeau tous les ans après la pâque mahométane [‘īd al-fiṭr]. Hommes, femmes, enfants y vont en si grand nombre que l’on dirait une armée en marche. Chacun en effet emporte sa tente, si bien que toutes les bêtes sont chargées de tentes et autres choses nécessaires pour vivre. Chaque groupe est de 150 tentes. Entre l’aller et le retour on compte 15 jours. Thagia est à environ 120 milles de Fez. Mon père m’emmenait avec lui en pèlerinage à cette tombe. Quand j’ai été un homme fait j’y suis allé quelques fois pour accomplir les vœux que j’avais formés ». 97  R. Brunschvig, La berbérie orientale sous les Ḥafṣides des origines à la fin du xve siècle, Paris, Adrien Maisonneuve1940-1947, II, 321. 98  M. I. Cabello Secall, « Los Banū sīd Būna », Sharq al-Andalus. Estudios Árabes, 4, 1987, 35-44, 38.

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arborescence complexe les figures du Qāḍī ‘Iyād (m.  544/1149), dont al-Sabtī (m. 601/1204) est un suiveur, et celle d’Ibn al-‘Arīf (m. 537/1141), tous deux inhumés à Marrakech.99 Par ailleurs, Ibn Qunfuḏ rencontre Ibn ‘Abbād (m. 792/1390) à Fès, lorsque ce dernier est encore prédicateur à la Mosquée des Kairouanais,100 et il mentionne aussi son maître, Ibn ‘Āšir (m. 765/1363), dont il visite la sépulture à Salé.101 Or, Ibn ‘Abbād serait le premier soufi revendiquant une affiliation avec le courant šāḏilite au Maroc,102 courant relié à Abū Madyan par l’intermédiaire de son fondateur Abū l-Ḥasan al-Šāḏilī (m. 656/1258).103 Les deux principales voies mystiques répandues au Maghreb pendant la période que nous étudions ici sont donc rattachées à la figure d’Abū Madyan, étendant largement son champ d’influence, et de fait, son territoire, bien au-delà de l’espace qui accueille sa sépulture (fig. 19).104 Sa Ibn Qunfuḏ, Uns, 8 et al-Tādilī, Tašawwuf, 452. Ibn Qunfuḏ, Uns, 79. 101  Id., 10. 102  Voir P.  Nwiya, Un mystique prédicateur à la Qarawīyīn de Fès, Ibn ‘Abbād de Ronda (1332-1390), Beyrouth, Imprimerie catholique, 1961, XXXVIII, et plus récemment, K. Honerkamp, « Ibn ‘Abbâd, modèle de la Shâdhiliya », Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, 159-171.  103  Lui-même avait été formé par un des disciples d’Abū l-Ḥasan al-Šāḏilī, Ibn Mašīš (m. 625/1228). Voir P. Nwiya, Ibn ‘Aṭā’ Allāh (m. 7091309) et la naissance de la confrérie šādilite. Edition critique des Ḥikam, précédées d’une introduction sur le soufisme et suivies de notes sur le vocabulaire mystique, Beyrouth, Institut des Lettres Orientales de Beyrouth, Dar el-Machreq, 1972, 17. Avant de se répandre au Maroc, ce courant fait moult émules en Ifrīqiyya, et notamment à Tunis où al-Šāḏilī s’était installé et où il avait reçu l’enseignement de Sīdī Abū Sa‘īd (m.  628/1230-1). Parmi ses disciples, on compte notamment al-Mannūbiyya (m. 665/1267) : Manāqib ‘ā’iša al-mannūbiyya, éd. N. Amri, La Sainte de Tunis. Présentation et traduction de l’hagiographie de ‘Âisha al-Mannûbiyya, Arles, Sindbad, 2008, 60. Voir également N. Amri, «  Les Shâdhilîs de l’Ifrîqiya médiévale : filiation et affiliations à l’aune de l’historien », Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, 133-158. 104  L’appréhension des deux grandes voies mystiques influentes au Maghreb à la fin du Moyen-Âge, permet de percevoir l’élaboration d’un réseau mystique sur le territoire maghrébin, tel qu’il a pu être observé au moment de la colonisation française. Voir les inventaires par groupements affiliés visibles chez E.  de  Neuveu, Les Khouan. Ordres religieux chez les musulmans d’Algérie, Alger, A.  Jourdan, 1846 (2.e éd.)  ; O.  Depont, X. Coppolani, Les confréries religieuses musulmanes, Jean Maisonneuve, Paul Geuthner, 1987 (1.e éd. Alger, 1897)  ; L. Voinot, « Confréries et zaouias au Maroc. Les établissements religieux du Maroc oriental nord », Bulletin trimestriel de la Société de Géographie et d’Archéologie d’Oran, 57, fasc. 204 (3.ème et 4.ème trimestres), 1936, 233-268 ; P. J. André, Contribution à l’étude des confréries religieuses musulmanes, Alger, La Maison des 99 

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Figure 19. Filiations mystiques au Maghreb (dessin de l’auteur sur un fond © http://histgéo.ac-aix-marseille.fr).

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tombe participe donc pleinement du processus général de globalisation de la dévotion à l’œuvre dans l’Occident musulman à la fin du Moyen-Âge. 5. CONCLUSION L’importance formelle qui est donnée à la tombe d’Abū Madyan, à une date précoce, son rôle dans la structuration de l’espace tlemcénien, ainsi que dans le développement d’une piété globalisée à l’échelle du Maghreb, sont autant de facettes de cette nouvelle dévotion que constitue le culte des saints dans l’Occident musulman à partir du xiiie siècle. Dans le même temps, cette sépulture en est probablement l’exemple le moins représentatif : arbre colossal masquant une forêt qui n’est encore formée que d’arbrisseaux, elle préfigure finalement un phénomène progressant à mi-voix pendant toute la seconde moitié du Moyen-Âge. Par sa commande, le sultan Abū l-Ḥasan élabore un modèle de complexe funéraire saint, qui ne devient cependant la norme que presque deux siècles plus tard. L’ensemble dédié à Abū Madyan s’inscrit en réalité dans une stratégie du pouvoir mérinide  : par cet évergétisme saint, ainsi que par la fondation de zāwiya-s, le sultan aspire à une forme de domestication des mystiques grâce à l’élaboration d’un maillage de l’espace. Or Tlemcen, et plus particulièrement la tombe d’Abū Madyan, apparaissent alors comme le véritable centre mystique du Maghreb. Il y a là sans nul doute une autre clef permettant de comprendre l’importance formelle sans équivalent du complexe funéraire dédié au saint par Abū l-Ḥasan. Grâce à son entreprise, le sultan peut témoigner à l’ensemble du territoire maghrébin de sa foi et de son attachement au soufisme. La postérité de cette recherche d’association des pouvoirs en place avec les saints et les cellules mystiques s’y rattachant est très forte  : au Maroc, avec les souverains saadiens et alaouites, mais également en Tunisie et en Algérie, où les beys ottomans utilisent la dévotion et l’évergétisme saint comme facteur de légitimation.105

Livres, 1956  et J.  Carret, Le maraboutisme et les confréries religieuses musulmanes en Algérie, Alger, Imprimerie Officielle, 1959. Néanmoins, la différence majeure avec cette situation postérieure semble résider dans la nécessité de la présence d’une tombe comme ancrage de ces voies mystiques. 105 Voir l’implication de ces souverains dans la réalisation des complexes encore visibles aujourd’hui, comme sur les tombes de Sīdī Bū Sa‘īd et Sīdī Maḥriz à Tunis,

Culte des saints et territoire : le cas d’Abū Madyān à Tlemcen

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Quant à la formation d’un territoire sanctifié à Tlemcen, elle s’inscrit dans un processus généralisé, qui s’observe également à l’échelle du Maghreb, notamment par la constitution d’une hagiotoponymie de plus en plus dense.106

al-Sabtī à Marrakech ou encore Mūlay Bū ‘Azzā dans le village éponyme au nord du Maroc. 106  Ce processus de réécriture de l’histoire urbaine autour d’une figure sainte a également pu être observé dans la chrétienté médiévale comme à Padoue autour de la figure de saint Antoine à Padoue (E. Pace, « La cité du saint. Les différents espaces du sanctuaire de saint Antoine de Padoue », L’autorité des Saints. Perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale, Paris, IRMC, 1998, 203-218).

REPRÉSENTATIONS DE LA SAINTETÉ AU MAGHREB : UNE ÉTUDE DU MUSTAFĀD D’AL-TAMĪMĪ Manuela Marín CCHS-CSIC-Madrid

1. INTRODUCTION Abū ʻAbd Allāh Muḥammad b. ʻAbd al-Karīm al-Tamīmī (m. c. 6034/1206-8) est l’auteur du plus ancien traité hagiographique maghrébin, al-Mustafād fī manāqib al-ʻubbād bi-madīnat Fās wa-mā yalī-hi min albilād, le seul conservé parmi ses ouvrages.1 Jusqu’à son édition récente,2 les études sur la littérature hagiographique du Maghreb recouraient surtout, pour cette période historique, au texte d’Ibn al-Zayyāt al-Tādilī,3 al-Tašawwuf ilā riğāl al-taṣawwuf, auquel s’ajoutait la longue liste des 1  Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche « Hagiografías y literatura hagiográfica en al-Ándalus y el Magreb desde la época medieval hasta la actualidad. Cuestiones de identidad cultural y religiosa  » (Ref. FFI2011-24049), dirigé par Rachid El-Hour (Universidad de Salamanca). 2  Al-Tamīmī, al-Mustafād fī manāqib al-‘ubbād bi-madīnat fās wa-mā yalīhā min al-bilād, éd. M.  Chérif, Tétouan, Université Abdelmalek As Saâdi, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Tétouan, 2002. Le premier volume est une longue étude (dorénavant citée comme «  Dirāsa  ») sur l’auteur et son texte. L’étude est parue séparément sous le titre al-Taṣawwuf wa-l-sulṭa fī l-Maġrib al-muwaḥḥidī, Tétouan, al-Ğamʻiyya al-Maġribiyya li-l-Dirāsāt al-andalusiyya, 2004. L’étude de R.  Vimercati Sanseverino, «  La naissance de l’hagiographie marocaine. Le milieu soufi de Fès et le Mustafād d’al-Tamīmī », Arabica, 61, 2014, 283-304, a été publiée après que cet article ait été remis pour publication. 3  Al-Tādilī, al-Tašawwuf ilā riğāl al-taṣawwuf wa-aḫbār Abī al-‘Abbās al-Sabtī, éd. A.  Toufiq, Rabat, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, 1984, trad.

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ouvrages postérieurs, qui ont valu à la production maghrébine sur la sainteté d’être l’une des plus abondantes à l’échelle de l’Islam médiéval.4 Le fait de représenter l’une des premières étapes de la construction du genre hagiographique dans cette tradition maghrébine si riche donne sans doute une valeur particulière à l’œuvre d’al-Tamīmī.5 Mais c’est surtout son contenu, et l’apport résolument personnel de son auteur, ce qu’on pourrait appeler sa « volonté de style », qui font d’al-Mustafād un texte singulier. Bien que le texte ne nous soit pas parvenu intégralement, les 81 biographies de saints contenues dans le manuscrit édité par M. Šarīf permettent de tirer des conclusions sur les intentions et les choix de l’auteur. Sa sélection des matériaux hagiographiques offrent en particulier une certaine représentation de la sainteté marocaine de son temps. Il est important de signaler que l’ensemble de ces biographies, malgré des différences assez notables entre elles, se caractérise par l’utilisation très fréquente de sources orales et par le recours à l’expérience personnelle de l’auteur,6 à tel point qu’on peut affirmer qu’al-Tamīmī nous donne dans son texte un récit appuyé surtout sur le vécu, le sien ou celui de ses informateurs. Même fragmentaire, le Mustafād constitue donc un témoignage d’une qualité exceptionnelle.  Cette prédominance de l’oralité et de l’expérience personnelle ne doit pas occulter le fait qu’al-Tamīmī, lettré musulman élevé à Fès, connaissait des textes hagiographiques qu’il cite à plusieurs reprises dans son texte. M. Fenoyl, Regard sur le temps des soufis, Vie des saints du Sud marocain des vème, vième, viième siècles de l’Hégire, s.l., UNESCO, 1994. 4  H. Ferhat, H. Triki, « Hagiograhie et religion au Maroc médiéval », Hespéris-Tamuda, XXVI, 1986, 17-51 ; H. Ferhat, « L’évolution de l’écriture hagiographique entre les xiième et xivème siècles au Maroc », dans H. Ferhat, Le Maghreb aux xiième et xiiième siècles : les siècles de la foi, Casablanca, Wallada, 1993, 13-28 ; V. J. Cornell, Realm of the Saint. Power and Authority in Moroccan Sufism, Austin, University of Texas Press, 1998  ; R.  Chih, D.  Gril (éds.), Le saint et son milieu ou comment lire les sources hagiographiques, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2000 ; H. Ferhat, Le soufisme et les zaouiyas au Maghreb. Mérite individuel et patrimoine sacré, Casablanca, Toubkal, 2003 ; N. Amri, Les saints en Islam. Les messagers de l’espérance, Paris, Cerf, 2008. Sur al-Tamīmī, voir M.  Bensharifa, «  Al-Tamīmī, Muḥammad b.  Qāsim  », Maʻlamat alMaġrib, Salé, VIII, 1984, 2569-2571 ; M.  Chérif, «  Dirāsa  »  ; J.  J.  Sánchez  Sandoval, Sufismo y poder en Marruecos. Milagros de Abu Yaʻzzà, Cádiz, Quorum, 2004, 50-51. 5  J. J. Sánchez Sandoval, Sufismo, 46, considère al-Sirr al-masūn d’al-Ṣadafī (écrit entre 552/1157 et 572/1177) comme «  la primera muestra conservada de la literatura hagiográfica en Marruecos ». À mon avis, il s’agit cependant d’un texte qu’il faut plutôt placer dans un contexte andalousien. 6  M. Chérif, « Dirāsa », 156.

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Il s’agit surtout de la Risāla d’al-Qušayrī (m. 465/1072) et de Riyāḍ alnufūs d’Abū Bakr al-Mālikī (ive/xe siècle). On trouve aussi dans le Mustafād des références à al-Muḥāsibī (m. 243/857) et à l’Iḥyā’ d’al-Ġazālī (m. 505/1111), dont l’autodafé ordonné par les Almoravides signale l’un des points d’inflexion de l’opposition entre le pouvoir politique et les cercles savants et mystiques.7 Il avait probablement enrichi ses connaissances grâce à ses voyages, car son pèlerinage à La Mecque lui permit de visiter l’Egypte, Damas, et des villes nord-africaines comme Tripoli, Tunis et Bougie. Il y noua des contacts intellectuels qui le poussèrent, à son retour dans sa ville natale, à suivre les modèles d’écriture de ses prédécesseurs comme  al-Qušayrī ou al-Mālikī, pour établir son propre inventaire des saints qui avaient habité sa ville ou en avaient illustré l’histoire. Ne disposant d’aucun témoignage écrit antérieur, il fit appel à des témoignages oraux et à sa propre mémoire des saints locaux. 2.  UN ESPACE GÉOGRAPHIQUE : FÈS ET AILLEURS La ville de Fès est au cœur de sa démarche historiographique. Elle devient le pôle autour duquel se développe le récit, et on pourrait même dire qu’elle en est la protagoniste, en tant qu’espace privilégié, capable de produire des générations de saints et d’attirer vers elle ceux qui viennent d’autres contrées — comme al-Andalus. Al-Mustafād dessine une géographie sacrée de la ville, définie par la présence des saints plutôt que par celle des monuments chargés de symbolisme religieux, comme le sera plus tard la tombe d’Idrīs II.8 L’influence de Fès se fait sentir sur ses environs, un espace périurbain où s’installent les saints en quête d’isolement, mais qui maintiennent des liens étroits avec la ville. C’est le cas d’Abū Yaʻzā, qui habitait à Arujjān, à une distance de trois jours de Fès, dans une maison avec sa famille mais sans voisins proches : les gens s’y rendaient pour recevoir sa baraka, et ces pèlerins étaient logés et nourris par ceux qui habitaient sur le chemin 7  Voir M.  Fierro, «  Opposition to Sufism in al-Andalus  », dans Islamic Mysticism Contested. Thirteen Centuries of Controversies and Polemics, F.  De Jong, B.  Radtke (éds.), Leyde, Brill, 1999, 174-206 [en particulier, 191-197] sur les controverses concernant la pensée d’al-Ġazālī en al-Andalus et au Maghreb. 8  Voir H. Ferhat, « Fès », dans J.-Cl. Garcin (éd.), Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval, Rome, École française de Rome, 2000, 215-233.

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allant de Fès à la maison du saint.9 Plus près de la ville, certains saints s’établissent dans un ribāṭ proche de Bāb Īslītan. C’est le cas d’Abū ʻAbd Allāh Ibn Būba et d’Abū Marwān ʻAbd al-Malik, tandis qu’Abū Saʻīd al-Ḥabašī faisait retraite dans le ribāṭ situé près de Bāb al-Ğīsa.10 Les textes biographiques sur ces saints s’accordent à décrire le ribāṭ de Bāb Īslītan comme une construction assez grande, placée sur le sommet d’une montagne et qui pouvait accueillir des groupes assez nombreux. La proximité de la ville facilitait ces visites pieuses, consacrées aux pratiques de dévotion comme le ḏikr (« invocation fréquente des noms et des attributs de Dieu »).11 Ces mouvements entre Fès et ses environs s’inscrivent dans une logique plus ample, celle de l’errance (siyāḥa), si chère à certains des saints biographiés dans le Mustafād, tels qu’Abū ʻAbd Allāh Muḥammad b. Sālim al-Šilbī, Abū ʻAbd Allāh al-Bannā’ et Ibn Harān.12 Abū Madyan, nous dit al-Tamīmī, voyageait beaucoup quand il était jeune, mais sans porter la gourde et le bâton qui constituaient la marque du saint errant.13 Le désir de rencontrer d’autres saints, ou l’aspiration pour une vie retirée, éloignée du contact avec les impuretés de la vie sociale, sont parmi les motivations de ces déplacements constants, qui élargissent les limites de l’espace urbain et le placent dans un réseau mettant en contact la ville et la campagne (bādiya). Dans leur errance, les saints déplacent avec eux leur baraka et leur vie exemplaire, et tracent ainsi un espace religieux sans frontières autres que celles définies par la présence du sacré.14 Mais le voyage par excellence est sans doute le pèlerinage à La Mecque, qui occupe une place de choix dans les biographies réunies par 9  Mustafād, 28-29. Sur Abū Yaʻzā, voir J. J. Sánchez Sandoval, Sufismo, 107-122 et la bibliographie qui y est mentionnée. 10  Mustafād, 86, 152 et 168. 11  Id., 169. 12  Mustafād, 93, 143 et 160. Sur al-Šilbī, voir M. Marín, « Sabios y santos de Silves emigrados al Magreb  », Afonso Henriquez. Em torno da criaçâo e consolidaçâo das monarquias do Occidente europeu, Lisbonne (à paraître). 13  Mustafād, 42. Le texte ajoute qu’interrogé là-dessus, Abū Madyan répondit : « ma gourde est le ḏikr, et mon bâton, le tawḥīd ». 14  À ce propos, voir A.  Sebti, «  Hagiographie du voyage au Maroc médiéval  », Al-Qanṭara, XIII, 1992, 171-184 et G.  Calasso, «  La dimension religieuse individuelle dans les textes musulmans médiévaux, entre hagiographie et littérature de voyages: les larmes, les émotions, l’expérience », Studia Islamica, XCI, 2000, 39-58. Voir aussi, depuis la perspective akbarienne, M. Chodkiewicz, « Le voyage sans fin », dans M. A. Amir-Moezzi (éd.), Le voyage initiatique en terre d’Islam, Louvain, Peeters, 1996, 239-250.

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al-Tamīmī. Les textes qui le décrivent sont si nombreux dans al-Mustafād qu’il n’est pas possible de les examiner ici avec l’attention qu’ils méritent  ; on se limitera donc à souligner leurs traits les plus caractéristiques.15 Pour les Maghrébins, le voyage à La Mecque était long, parfois dangereux et toujours coûteux. Entreprendre un tel déplacement était donc une démarche singulièrement hardie  : le pèlerin coupait ses liens de famille et d’amitié, s’exposait à des menaces de toutes sortes et à des dangers épars sur la route. On peut considérer qu’il s’agissait d’une sorte de parcours initiatique dans le chemin de la sainteté, capable de transformer la vie spirituelle du pèlerin en donnant un nouveau sens à son identité religieuse. Cela se voit très clairement dans les biographies d’Abū l-Ḥasan ʻAlī b. Ḥassūn al-Lawātī et d’Abū l-ʻAbbās Ibn Rušayd, qui contiennent des récits assez développés à ce propos.16 On remarque dans ces deux narrations des thèmes communs  : les protagonistes s’égarent dans des contrées désertiques, souffrent de la faim et de la soif, et sont finalement sauvés par une intervention thaumaturgique, une voix dans le premier cas, et une femme énigmatique dans le second. Les deux récits partagent la présence du secret comme clé des événements miraculeux qui permettront aux pèlerins d’atteindre une connaissance supérieure du sacré.17 Al-Lawātī refuse d’expliquer comment il a été sauvé du dernier danger qui le menaçait  ; c’est, dit-il, un secret de Dieu. Quand à Ibn Rušayd, la femme qui lui permet de retrouver sa caravane disparaît à leur arrivée à La Mecque. Le secret enveloppe aussi ce qu’on peut appeler les cas de pèlerinage «  caché  », comme ceux qu’accomplissait Abū l-Ḥasan ʻAlī b. Hirāwa. Chaque année, on pouvait voir ce dernier à La Mecque, où il participait au pèlerinage. Pourtant, auprès des siens il niait catégoriquement s’y être rendu, et affirmait être resté chez ses parents, les Banū Tāwdā. Il refusait donc de reconnaître le caractère miraculeux de son déplacement annuel.18 Aux difficultés du pèlerinage signalées plus haut, s’ajoutait parfois un problème singulier, qui fait son apparition dans trois biographies du 15  J’ai abordé ce sujet dans M. Marín, « Le pèlerinage des saints », dans Mélanges Halima Ferhat, Rabat, Université Mohammed V, 2005, 7-21. 16  Mustafād, 78-79, 118-120. 17  F. Rodríguez Mediano, « Religiosidad en al-Andalus. El hombre santo en el islam medieval  », Revista de Dialectología y Tradiciones Populares, 54, 1999, 145-168, en particulier 155. 18  Mustafād, 62-63.

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Mustafād. Il s’agit du rôle des mères dans la décision prise par leurs fils de partir pour La Mecque. Ce rôle peut être actif, comme dans le cas de la mère d’Abū l-ʻAbbās b.  Rušayd  : elle s’opposait fermement à son voyage, et ce fut seulement après avoir reçu en songe un message dans ce sens qu’elle permit à son fils de partir. Mais elle ne manqua pas de lui demander de lui laisser de quoi pourvoir à ses besoins pendant son absence.19 Dans deux autres occasions, le pèlerin doit anticiper son retour à Fès, avec l’autorisation de son maître, car sa mère l’attend dans sa ville d’origine.20 Le lien privilégié entre la mère et son fils, comme dans le cas d’Abū l-ʻAbbās b.  Rušayd, apparaît quelquefois comme un obstacle insurmontable sur le chemin de la perfection spirituelle. Abū l-Faḍl al-ʻAbbās b.  Aḥmad abandonne son épouse et ses enfants pour accomplir le pèlerinage et s’installer à La Mecque,21 mais son lien avec sa mère l’oblige à renoncer, du moins temporairement, à son projet d’initiation mystique. Ce renoncement acquiert une valeur double, puisqu’il ne s’agit pas de renoncer à des biens matériels — une condition incontournable du parcours vers la sainteté — mais de se dessaisir du « droit » au pèlerinage pour une période plus ou moins longue. L’espace des villes saintes de l’Islam, si éloignées du Maghreb, est relié symboliquement à Fès par les itinéraires des saints qui y voyagent. Les difficultés de toutes sortes qu’il faut surmonter pour accomplir le pèlerinage ne font que donner plus de mérite à ceux qui sont finalement capables de mener le voyage à son terme, comme les nombreux textes apportés par al-Tamīmī le démontrent.22 Pour assurer la sécurité des pèlerins durant leur périple, un «  regroupement des pèlerins  » (ṭā’ifat al-

Id., 118. Id., 105-106, 129. 21  Id., 87. Voir M.  Marín, «  Images des femmes dans les sources hagiographiques maghrébines : les mères et les épouses du saint », dans N. Amri, D. Gril (éds.), Saint et sainteté dans le christianisme et l’islam. Le regard des sciences de l’homme, Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, 235-247. 22  Il est bien connu que les dangers qui menaçaient les pèlerins au Moyen Orient au temps des Croisades ont poussé certains oulémas maghrébins de la période almoravide à prononcer des fatwas qui reconnaissaient la possibilité de remplacer l’accomplissement du pèlerinage par la pratique du ğihād ou par d’autres devoirs religieux. Voir M. Fierro, « La religión », dans M. J. Viguera Molins (éd.), El retroceso territorial de al-Andalus. Almorávides y almohades, siglos xi al xiii, Madrid, Espasa-Calpe, 1997, 469, 503-504. 19  20 

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ḥuğğāğ) fut même créé, par un quasi-contemporain d’al-Tamīmī, Abū Muḥammad Ṣāliḥ, fondateur également du ribāṭ de Safi.23 Cette étroite relation entre pèlerinage et piété permet-elle de considérer le voyage à La Mecque comme un signe de l’identité religieuse maghrébine  ? Sans aller jusque-là, on peut suggérer que les Maghrébins allant en pèlerinage étaient conscients d’avoir une identité propre, distincte de celle des résidents musulmans de La Mecque. C’est précisément al-Tamīmī qui introduit ce sujet dans la littérature hagiographique, en se basant sur ses expériences personnelles. En effet, il décrit comment les Maghrébins présents à La Mecque réagissent d’une façon presque violente devant des comportements qu’ils ne comprennent pas ou qu’ils désapprouvent, et il attribue ces réactions au caractère brusque de ses compatriotes.24 Il faut signaler ici que d’autres auteurs maghrébins postérieurs n’ont pas manqué de signaler le caractère hargneux des habitants du Maghreb et d’al-Andalus, tout en critiquant durement les modes de vie des Orientaux et leur manque de piété religieuse.25 Le pèlerinage a donc pu favoriser une prise de conscience des différences régionales parmi les groupes qui y participaient et qui, au-delà de la communauté de croyance, possédaient des pratiques sociales spécifiques, y compris dans le domaine de la sainteté.26

23  A. Sebti, « Hagiographie du voyage », 175-177 ; id., « Voyage et sainteté : formes et fonctions du prodige », dans N. Amri, D. Gril (éds.), Saint et sainteté dans le christianisme et l’islam. Le regard des sciences de l’homme, Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, 283-295, notamment 288. Voir Abū Muḥammad Ṣāliḥ  : al-manāqib wa-l-ta’rīḫ, Rabat, Al-Našr al-ʻArabī al-Ifrīqī, 1990 ; Y. Benhima, Safi et son territoire : une ville dans son espace au Maroc (11ème/16ème siècle), Paris, L’Harmattan, 2008. 24  Mustafād, 149-152. Voir H. Ferhat, Le soufisme, 87-88, R. El Hour, Las sociedades del Magreb y al-Andalus (siglos xi- xiv). Una mirada desde las fuentes hagiográficas, Rabat, Bouregreg, 2010, 100-102. 25  Il s’agit notamment des commentaires d’al-ʻAbdarî (m. après 688/1289) dans sa Riḥla. Il n’est pas le seul à faire de telles remarques : voir M. Marín, « Viajeros magrebíes en Egipto: una mirada conflictiva  », dans P.  Monferrer Sala, M.  D.  Rodríguez  Gómez (éds.), Viajes y viajeros entre Oriente y Occidente, Grenade, Universidad de Granada, 2005, 215-229. 26  Pour une période recente, S.  Chiffoleau a étudié, à travers les récits de voyage, comment les identités régionales, et sociales, se mantenaient et même s’intensifiaient pendant le pèlerinage. Voir S. Chiffoleau, « Le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale  : matrice d’une opinion publique musulmane  ?  », dans S.  Chiffoleau, A.  Madoeuf (éds.), Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient. Espaces publics, espaces du public, Beyrouth, Institut Français du Proche Orient, 2005, 131-163.

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3. LE MONDE DES SAINTS OU LES SIGNES DE LA SAINTETÉ Dans cet espace géographique aux limites floues, marquées par l’appartenance à une communauté d’hommes pieux en quête de sainteté,27 on peut précisément se demander comment le texte d’al-Tamīmī définit les signes de cette sainteté. Son usage du vocabulaire est plutôt restreint : il emploie surtout ʻābid et ṣāliḥ, et on ne trouve pas, dans ses caractérisations des saints, les mots utilisés fréquemment par des auteurs postérieurs, comme walī, ʻārif, quṭb, bahlūl, etc.28 Al-Tamīmī loue les vertus des saints, le plus souvent au début de chaque biographie. Cependant, selon un procédé cher à la littérature d’adab, ce sont les anecdotes ou les récits plus longs qui permettent au lecteur d’établir leur sainteté à partir de critères familiers.29 C’est donc la conduite qui permet de mettre en évidence les signes de la sainteté. L’apparence, la façon dont le corps s’offre au regard d’autrui joue un rôle fondamental pour le classement de l’individu dans l’échelle sociale ou religieuse. Il n’est pas donc pas surprenant de constater que les vêtements des saints sont toujours modestes et de très mauvaise qualité, rapiécés parfois, fabriqués en laine, coton et autres fibres comme le chanvre, rugueuses et difficiles à porter à même la peau. Cette question ayant été l’objet d’une étude récente,30 on ne s’y arrêtera pas si ce n’est pour signaler que, d’après les données fournies par al-Tamīmī, l’identifi27  Le Mustafād ne contient pas de biographies de femmes saintes, qui apparaissent en nombre très réduit, dans l’ouvrage d’Ibn Zayyāt al-Tādilī. Voir N. Amri, « Les ṣāliḥāt du ve au ixe siècle/xie-xve siècle dans la mémoire maghrébine de la sainteté à travers quatre documents hagiographiques », Al-Qanṭara, XXI, 2000, 481-509, et M. Marín, « Women and Sainthood in Medieval Morocco », dans S. Boesch Gajano, E. Pace (éds.), Donne tra saperi e poteri nella storia delle religioni, Brescia, Morcelliana, 2007, 283-298. 28  Sur le style biographique d’al-Tamīmī, voir M. Chérif, « Dirāsa », 155-163. 29  Voir A. Zeggaf, « Entre l’histoire et la littérature : le récit hagiographique », dans A. Sebti (éd.), Al-Ta’rīḫ wa-l-lisānīyāt. Al-naṣṣ wa-mustawiyāt al-ta’wīl, Rabat, Ğāmiʻat Muḥammad al-Ḫāmis, 1992, 51-55. 30  Y.  Benhima, «  Les vêtements des soufis au Maroc médiéval d’après les sources hagiographiques », Al-Andalus-Magreb, 13, 2006, 9-24. M. Chérif a aussi glané ce genre d’informations dans l’ouvrage hagiographique de Ṭāhir al-Ṣadafī  : voir M.  Cherif, « Quelques aspects de la vie quotidienne des soufis andalous d’après un texte manuscrit inédit du xiie siècle », Al-Andalus-Magreb, 4, 1996, 63-79, et id., « Le soufisme almohade d’après le Mustafād de Muhammad al-Tamīmī  », dans IVe rencontre maroco-andalouse pour les études andalouses, Tétouan, 1995, 35-52.

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cation des vêtements des saints avec ceux portés par les plus pauvres doit se comprendre comme une quête du renoncement aux biens matériels, qui constitue la première des étapes à entreprendre dans le chemin de la sainteté. Mais il faut aussi tenir compte du scrupule religieux qui incite un saint comme Abū l-ʻAbbās Aḥmad b.  Ismāʻīl b.  Lubb al-Salawī à ne porter que des habits tissés par sa femme à partir de la laine produite par ses bêtes ou par celles qui avaient été sacrifiées dans un endroit approuvé par lui.31 Ce souci d’éliminer toutes les sources d’impureté qui pourraient contaminer les objets en contact avec le saint ne se limite pas aux vêtements. Pour terminer ce bref aperçu sur les vêtements des saints, il est important de noter que, dans le Mustafād, on ne trouve aucune mention de la ḫirqa, le froc imposé au disciple par son maître dans une cérémonie bien connue dans les cercles soufis d’Orient dès le ve/xie  siècle, mais qui a tardé à être acceptée au Maghreb.32 Tel qu’il a été décrit par al-Tamīmī, l’habillement des saints offre avant tout un signe visuel de dévotion, qui sert à les identifier mais aussi à faire d’eux un exemple vivant du modèle prophétique du renoncement. Une deuxième caractéristique du comportement des saints est leur rapport à l’alimentation. Comme pour le vêtement, ce qui domine cette relation entre le corps du saint et ce qu’il mange est le renoncement aux mets délicats, raffinés ou de préparation complexe.33 Dans le régime alimentaire des saints décrit par al-Tamīmī on trouve l’orge, le pain, le miel, les herbes sauvages… Il y a cependant des exceptions. On raconte qu’Abū ʻAbd Allāh Muḥammad al-Andalusī fut pris un jour de l’envie de manger une alose et qu’il envoya l’un de ses disciples en acheter.34 À propos d’un autre, al-Tamīmī nous dit qu’il ne mangeait que la viande des animaux qu’il avait abattus lui-même. Il s’agit ici de mettre en valeur l’attention scrupuleuse que le saint accorde à la pureté de son aliMustafād, 143-144. E. Feuillebois-Pierunek, « La maîtrise du corps d’après les manuels de soufisme (xe-xive siècles) », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 113-114, 2006, 91-107. 33  Sur ce sujet, voir H. Ferhat, « Frugalité soufie et banquets de zaouiyas : l’éclairage des sources hagiographiques  », Médiévales, XXXIII, 1997, 69-79, et R.  El  Hour, «  La alimentación de los santos en las fuentes hagiográficas magrebíes. El caso de Marruecos », dans M. Marín, C. de la Puente (éds.), El banquete de las palabras : la alimentación en los textos árabes, Madrid, CSIC, 2005, 207-235. 34  Mustafād, 126. 31  32 

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mentation, mais il s’agit d’un mets qui échappe au régime alimentaire des pauvres.35 C’est au sujet des habitudes alimentaires d’Abū Yaʻzā qu’al-Tamīmī nous offre les informations les plus détaillées. Le renoncement aux plaisirs gustatifs atteint avec lui des proportions miraculeuses, puisqu’il était capable de se nourrir avec des feuilles de laurier-rose, plante bien connue pour être vénéneuse. L’habitude du saint était de manger dans une petite marmite —  comme celle qui est employée pour les enfants, précise le témoin oculaire de ces faits  — des pois-chiches grillés accompagnés de farine de gland. Une personne qui l’avait rencontré à Marrakech raconte qu’il prenait toujours avec lui des galettes d’une couleur noire, faites avec cette farine de basse qualité, et que cela suffisait à le nourrir. Cet homme demanda à Abū Yaʻzā quelques-unes de ses humbles galettes, et à son retour à Fès il découvrit qu’elles possédaient des qualités curatives contre la fièvre et contre les douleurs, et qu’il suffisait d’en prendre en très petite quantité pour être guéri.36 Le régime alimentaire des saints met en exergue, par la simplicité des préparations et le renoncement à une alimentation ordinaire, l’exemplarité de leur conduite. Les thèmes liés à l’alimentation sont plus diversifiés que les anecdotes sur le vêtement. On y retrouve l’obsession pour la pureté et l’impureté. La symbolique de l’alimentation, dans le Mustafād, fait de la nourriture une partie du corps du saint, et lui confère une double signification, à la fois physique et mystique. Le saint transmet aux aliments une partie de ses vertus, et c’est pourquoi il renonce à manger ce qu’il distribue en grande quantité à son entourage, disciples ou visiteurs en quête de baraka.37 L’exemple d’Abū Yaʻzā en est l’illustration parfaite : il ne mange que des herbes ou de la farine de gland, mais distribue autour de lui de la viande et du miel.38 Le jeûne occupe une place de choix dans les biographies du Mustafād. Pendant son pèlerinage, Abū Muḥammad ʻAbd Allāh b. Muʻallā voyagea entre La Mecque à Médine en compagnie d’un saint qui refusait toute offre de nourriture, et ne mangea rien pendant sept jours. Interrogé là-des35  M. Marín, « Riches et pauvres à table », dans J.-P. Pascual (éd.), Pauvreté et richesse dans le monde musulman méditerranéen, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, 183-197. 36  Mustafād, 31-35. 37  Sh.  Bashir, Sufi Bodies. Religion and Society in Medieval Islam, Columbia University Press, 2011, 164-186. 38  Mustafād, 34.

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sus par Ibn Muʻallā, l’homme déclara qu’il faisait partie des abdāl, l’une de plus hautes catégories de mystiques, et qu’il se déplaçait sans cesse dans le dār al-islām.39 Ce modèle de renoncement, poussé jusqu’aux limites de la résistance humaine, est suivi par des saints qui jeûnent d’une façon continuelle ou pendant des périodes très longues, pratique qui prend le nom de muwāṣala.40 On relève des exploits extraordinaires dans ce domaine. C’est ainsi qu’Abū Yaḥyā al-Miklātī aurait jeûné pendant quarante ans, et qu’Ibn Harān aurait jeûné pendant soixante jours, dont quarante sans rompre le jeûne, et le reste en ne consommant qu’une cuillerée de miel.41 La faim, subjuguée par le saint, devient ainsi une marque évidente de sa capacité à s’abstraire des besoins les plus élémentaires qui conditionnent la vie des êtres humains. La nourriture et sa contrepartie, la faim, ont cependant une dimension sociale plus ample. Au Maghreb, les périodes de disette furent assez fréquentes.42 Si le saint s’identifie aux plus pauvres par les vêtements qu’il adopte, la faim qu’il maîtrise le place aux côtés de ceux qui souffrent du manque de nourriture. Hağğāğ b. Yūsuf al-Kandarī n’avait que des galettes d’orge pour toute nourriture pendant une période de forte disette à Fès, mais c’était sa femme et ses enfants qui les mangeaient. Lui ne mangeait qu’un plat de ṯarīd, qu’on lui présentait dans un songe pendant son sommeil.43 Ce dernier récit, de même que les exemples précédents, permet d’observer ce qui constituait, pour les contemporains, le signe le plus évident de la sainteté : le miracle.44 La typologie des miracles des saints musulmans compte déjà une longue tradition d’études.45 Mais au-delà de ces Id., 76. H. Ferhat, « Le saint et son corps : une lutte constante », Al-Qanṭara, XXI, 2000, 457-469. 41  Mustafād, 96 et 160. Voir, pour d’autres exemples de jeûnes extraordinaires, 120, 122 et 146. 42  B. Rosenberger, Société, pouvoir et alimentation. Nourriture et précarité au Maroc précolonial, Rabat, Alizés, 2001. 43  Mustafād, 111-112. Le choix du ṯarīd dans ce récit rappelle qu’il s’agit du plat préféré du Prophète d’après la tradition islamique. Le ṯarīd est un plat à base de pain et de bouillon de viande. 44  D. Gril, « Le miracle en islam, critère de la sainteté ? », dans D. Aigle (éd.), Saints orientaux, Paris, De Boccard, 1995, 69-81 ; D. Aigle (éd.), Miracle et karama. Hagiographies médiévales comparées, Turnhout, Brepols, 2000. 45  Par exemple R.  Gramlich, Die Wunder der Freunde Gottes, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1987 ; D. Aigle, « Charismes et rôle social des saints dans l’hagiographie persane médiévale (xe-xve siècles) », Bulletin d’Études Orientales, XLVII, 1995, 15-36 ; 39  40 

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classifications, si utiles soient-elles pour la compréhension des manifestations de la sainteté, les miracles décrits dans le Mustafād doivent être examinés dans une perspective mettant en jeu l’individualité du saint et son rôle dans la communauté. La clairvoyance, c’est-à-dire la capacité à lire dans les cœurs et les consciences des autres, est l’une des qualités miraculeuses signalées dans le Mustafād, bien que les exemples n’en soient pas très nombreux. Les saints découvrent les intentions cachées des gens qui se mettent en contact avec eux. En témoigne l’anecdote de cet alchimiste venu d’Orient, dont l’activité est dévoilée par Ibn Ḥirizhim qui le rencontre à Fès, ou l’histoire de l’individu qui rendit visite à Abū ʻAlī Manṣūr Ibn ʻAzīza pour savoir s’il était vraiment un saint ou s’il était plutôt un malade mental. Enfin, Abū ʻAbd Allāh Muḥammad al-Tāwudī accorde à quelqu’un le titre de ḥāğğ, avant même que ce dernier ne prenne conscience de son désir d’entreprendre le pèlerinage.46 D’autres faits extraordinaires témoignent de la sainteté, qu’il s’agisse de miracles quotidiens (comme le nuage qui protège Abū Muḥammad ʻAbd al-Wahhāb al-Salāliğī du soleil en été)47 ou d’événements exceptionnels qui menacent la sécurité personnelle du saint. Cela transparaît particulièrement dans l’une des rares occasions où al-Tamīmī introduit une référence aux changements politiques qui avaient lieu au Maghreb, concrètement après la prise du pouvoir par les Almohades. Al-Tamīmī recueille le témoignage d’un voisin d’Abū ʻAbd Allāh Muḥammad b. Yabqā, l’imam de la mosquée de ʻAyn ʻAllūn. Quand les Almohades prirent Fès par la force, cet homme était chez lui, mais il dut s’enfuir quand un groupe de soldats entra dans sa maison avec l’intention évidente de le tuer. Il se réfugia dans la mosquée proche, où Ibn Yabqā priait face à la qibla, et il se plaça entre le cheikh et la qibla. Quand les soldats pénétrèrent dans la mosquée, ils le recherchèrent partout, mais, comme le dit le narrateur de ce récit, «  le cheikh et moi-même fûmes protégés de leurs regards  ». En d’autres termes, la baraka du saint les avait rendus invisibles. De son côté, Ibn Yabqā se rappelle d’autres événements survenus le même jour. Il était sorti de chez lui sans pouvoir trouver les clés M.  Kerrou, «  Sainteté, savoir et autorité dans la cité islamique de Kairouan  », dans M. Kerrou (éd.), L’autorité des saints. Perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale, Paris, ERC Recherches, 1998, 219-237. 46  Mustafād, 20, 57 et 140. D’autres exemples dans id., 146 et 169. 47  Id., 92.

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de sa maison, dont la porte était donc restée ouverte, et avait passé la journée dans la mosquée. Le lendemain, quand la situation se fut calmée, Ibn Yabqā retourna chez lui : rien ne manquait dans la maison, et même les vêtements laissés sur la terrasse pour sécher étaient toujours sur place. La résidence du saint, comme sa personne, avait été protégée par sa baraka, même — et surtout — dans ces circonstances exceptionnelles.48 Ce type de miracle protégea aussi al-Ḥāğğ Abū Zağzā pendant son séjour à Fès, où il souffrit de la persécution d’un gouverneur injuste. Quand les sbires de celui-ci allèrent le chercher chez lui, Abū Zağzā, qui lisait alors le Coran, fut rendu invisible à leurs yeux. Ils prirent alors son fils, qui se trouvait dans la maison. Malgré les protestations de sa bru, qui montra en vain aux soldats où il se tenait, il resta invisible et put s’enfuir silencieusement de chez lui. Son fils fut en revanche exécuté.49 Le pouvoir du saint face au pouvoir politique, source d’injustice et d’oppression, est un leitmotiv de l’hagiographie islamique. Dans ces deux récits, l’invisibilité des saints — avec des conséquences très différentes — leur fournit une échappatoire face à la violence imposée par la force, mais démontre aussi qu’ils sont les vecteurs du surnaturel, du sacré, qui s’étend autour d’eux de façon à la fois physique et immatérielle. Le saint arrive ainsi à dompter la force brute de ses ennemis, qu’il s’agisse d’êtres humains ou bien, dans d’autres cas, de bêtes sauvages. À ce propos, l’un des miracles les plus courants est celui où le saint réduit les lions à l’obéissance.50 On a pu voir dans cet affrontement avec le « roi » des animaux une image de la lutte entre le saint et le pouvoir politique incarné par le sultan.51 Cette interprétation n’est pas insensée, mais elle offre une explication limitative d’un miracle qui place en réalité le saint au-dessus des forces sauvages de la nature, qu’il parvient à 48  Id., 59. La prise de Fès par les Almohades a lieu en 540/1146, alors qu’al-Tamīmī était encore enfant (M. Chérif, « Dirāsa », 94). 49  Mustafād, 80. Sur les relations des hommes de religion (soufis et saints) avec le pouvoir almohade, voir M. Chérif, « Dirāsa », 21-92 ; id., « Le soufisme almohade », et H. Ferhat, « L’organisation des soufis et ses limites à l’époque almohade », dans P. Cressier, M.  Fierro, L.  Molina, Los almohades: problemas y perspectivas, Madrid, 2005, II, 1075-1090. 50  C.  Mayeur-Jaouen, «  Miracles des saints musulmans et règne animal  », dans D. Aigle (éd.), Miracle et karama. Hagiographies médiévales comparées, Turnhout, Brepols, 2000, 577-606. 51  C’est l’analyse de M.  Miftāḥ, « Al-Siyāsa al-ḥayawānīya. Qirā’a fī karāmāt Abī Yaʻzā », dans A. Sebti (éd.), Al-Ta’rīḫ wa-l-lisānīyāt, Rabat, Ğāmiʻat Muḥammad al-Ḫāmis, 1992, 67-87.

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contrôler. Cela explique le succès de ce type de récit dans les traités hagiographiques de l’Islam médiéval. Un récit parallèle montre le saint en train d’apaiser les tempêtes marines.52 Al-Tamīmī fait état de deux miracles mettant en scène un lion. Dans le premier, Abū Mūsā ʻĪsā al-Zarhūnī possède un verger hanté par un lion. Quand le cheikh va dans son verger, le lion prend la fuite et n’y revient qu’en son absence. Le deuxième miracle se produit dans le Ğabal Qafs, près de Meknès, où l’on voit Abū ʻAbd Allāh Muḥammad b. al-Ḫayr prier hors de la mosquée avec un parent du cheikh. Un lion arrive alors, et se couche près d’eux. Cependant, le saint continue sa prière et reste impassible, comme s’il n’avait pas remarqué la présence du lion. Le narrateur, son parent, s’empresse en revanche de se réfugier dans la mosquée.53 Comme les lions, d’autres animaux alimentent le répertoire des miracles réalisés par les saints. Les oiseaux apparaissent deux fois dans le Mustafād, mais au lieu d’être domptés par le saint, ils l’accompagnent et offrent un témoignage de sa baraka. Ainsi, quand Abū l-ʻAbbās Aḥmad b. Ismāʻīl b. Lubb al-Salāwī monte sur le minaret de la mosquée dont il est le muezzin, les oiseaux qui y sont perchés restent calmement autour de lui, alors que quand un autre muezzin se manifeste, ils s’envolent. De même, lorsque l’on enterre Ibn Harān, on aperçoit beaucoup d’oiseaux voler jusqu’à sa tombe, s’y arrêter, puis repartir.54 Les saints exercent donc un pouvoir surnaturel qui définit, aux yeux de leurs contemporains, leur position dans la hiérarchie du sacré. Les témoins de ces miracles décrivent l’attitude des saints comme une forme de passivité dans l’exercice de la bénédiction divine. Les saints répondent aux faits miraculeux par le silence ou en se dérobant. Ainsi, Abū ʻAbd Allāh Muḥammad al-Tāwudī garde le silence lorsqu’un tailleur lui demande comment il est possible qu’une pièce de tissu soit suffisante pour habiller toute sa famille.55 Le miracle est rendu public par les témoins, qui sont nécessaires à la reconnaissance de la sainteté.

J.  Renard, Friends of God. Islamic Images of Piety, Commitment, and Servanthood, University of California Press, 2008, 108 et suiv. 53  Mustafād, 117 et 121. Il faut se rappeler que les lions n’ont disparu du Maroc qu’au xixe siècle. 54  Id., 145 et 160. On trouve aussi le motif des oiseaux qui accompagnent l’enterrement d’un saint dans les biographies de deux andalousiens, voir M. Marín, « Zuhhād de al-Andalus (300/912-420/1029) », Al-Qanṭara, XII, 1991, 439-469, notamment 453. 55  Mustafād, 138. 52 

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4. PAROLES SACRÉES, PAROLES DES SAINTS : LA DISSÉMINATION DE LA SAINTETÉ Le rôle de ces témoins est décisif, puisque ce sont eux qui dévoilent l’existence des individus investis de la faveur divine, quand bien même ces derniers refusent de le reconnaître. Il s’agit de voisins, de parents, de visiteurs, mais aussi et surtout de disciples accourus de partout pour partager la sagesse des maîtres. Al-Tamīmī a fidèlement recueilli leurs descriptions, dressant par la même occasion un portrait détaillé du paysage humain et spirituel qui entourait les saints. Le cercle des disciples (aṣḥāb, iḫwān) est sans doute le groupe le plus intimement lié au saint et celui qui perpétue ensuite la mémoire de ses paroles et de ses actions. L’importance du cheikh se détermine par le nombre de ses disciples et par la richesse de la tradition qu’ils ont accumulée et transmise à son sujet. Ce n’est donc pas un hasard si les trois premières biographies du Mustafād sont consacrées aux trois maîtres les plus importants de l’époque d’al-Tamīmī : Abū l-Ḥasan ʻAlī b. Ḥirizhim (m.  559/1162), Abū Yaʻzā (m.  572/1177) et Abū Madyan Šuʻayb (m.  594/1198). Il n’est pas nécessaire de s’arrêter sur ces personnalités bien connues, qui ont d’ailleurs entretenu des relations entre elles, Ibn Ḥirizhim comme maître d’Abū Madyan et celui-ci comme disciple et compagnon d’Abū Yaʻzā. Le Mustafād commence donc avec les fondateurs du soufisme maghrébin, marqué par la force de leurs expériences mystiques autant que par la tradition se réclamant d’al-Ġazālī et de son Iḥyā´ʻulūm al-dīn.56 La biographie d’Abū Madyan est la plus brève des trois, mais sa figure plane sur le Mustafād où il apparaît dans d’autres biographies, car il est aussi mentionné comme maître de sept autres saints.57 Ces informations montrent comment se développait le processus de dissémination de la sainteté, c’est-à-dire comment maître et disciples partageaient des espaces d’enseignement et d’exemplarité. C’est autour du mağlis, la séance d’étude ou de dévotion, que s’articule l’activité des saints. Ceux-ci cherchent en effet à construire autour d’eux des cercles de dévotion et de 56 

H. Ferhat, « Un maître de la mystique maghrébine au xiie siècle : Abu Madyan de Tlemcen » , dans Ead., Le Maghreb au xiième et xiiième siècles : les siècles de la foi, Casablanca, Wallada, 1993, 55-78  ; V.  J.  Cornell, The Way of Abu Madyan, Cambridge, The Islamic Texts Society, 1996. 57  Mustafād, 55, 94, 116, 129, 174, 177 (deux biographies).

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piété, au point que l’on signale comme exceptionnelle la pratique d’Abū l-Rabīʻ Sulaymān, qui n’organisait pas de mağlis.58 Ces réunions se déroulaient dans des maisons particulières, comme celle d’Abū Madyan, mais aussi dans les mosquées et des ribāṭ-s. Le cas d’Abū Yaʻzā est singulier, et préfigure l’apparition des zāwiya-s comme pôles d’attraction, hors des villes, pour les multitudes qui accouraient vers le saint et demeuraient aux alentours de sa résidence — et plus tard de sa tombe. AlTamīmī décrit de façon détaillée le voyage qu’il accomplit avec un groupe de disciples (murīdūn) pour visiter Abū Yaʻzā dans sa résidence, à trois jours de marche de Fès. Il remarque comment les gens qui habitaient au bord du chemin saluaient joyeusement les voyageurs, dénommés «  les hôtes du cheikh  », les logeaient et leur donnaient à manger. La maison d’Abū Yaʻzā, où il habitait avec sa famille, n’avait ni portes ni serrures, dit al-Tamīmī, qui ajoute :59 La mosquée dans laquelle il priait se trouvait face à la porte de sa maison et le tout était entouré de bois. Beaucoup de visiteurs se groupaient dans la maison. Quand il faisait la dernière prière du soir, [le cheikh] avait pour habitude d’entrer dans le miḥrāb […]. Ceux qui n’entraient pas dans la mosquée priaient à l’extérieur. Après, l’imam sortait et les gens s’en allaient. On dormait dans la mosquée ou bien au dehors, près du bâtiment […]. On s’y rendait à cheval et l’on attachait sa monture où l’on voulait en dehors de la maison du cheikh. Depuis la mosquée, nous pouvions voir les bêtes sauvages qui s’approchaient à la tombée du soir, mais elles ne s’avançaient pas jusqu’aux gens et on ne les craignait pas.

Dans cet environnement rural et agreste, on voit bien comment la maison d’Abū Yaʻzā devient un endroit de pèlerinage où les gens sont accueillis avec bienveillance et participent aux rituels religieux présidés par le saint. Des disciples accourent de partout et l’on observe comment les chemins qui mènent à sa résidence sont, eux aussi, des chemins de sainteté à laquelle appartiennent tant ceux qui voyagent que ceux qui y habitent, logeant et nourrissant les visiteurs, hôtes du saint. En ville, les disciples se réunissent de préférence dans la maison du cheikh ou dans la mosquée, où ils passent fréquemment la nuit à prier et à réciter le Coran. Abū ʻAbd Allāh al-Qaṣrī, qui avait l’habitude de se joindre de temps en temps aux disciples d’Abū l-Ḥasan ʻAlī b.  Hirāwa 58  59 

Id., 176. Id., 30.

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dans cet exercice pieux, ne pouvait cependant résister au sommeil et s’en allait dormir dans un coin de la mosquée. Les autres, quand ils s’en rendaient compte, lui reprochaient son comportement, et lui disaient : « Comment peux-tu dormir en présence du cheikh ? »60 Cette anecdote met en valeur les différents degrés de perfection religieuse dans les rangs des disciples du saint, qui ne peuvent pas tous accomplir les tâches imposées par son exemple. Le groupe le plus dévoué, dénommé al-ḫāṣṣ, reste toujours autour du saint quand les autres rentrent chez eux.61 La mosquée et le saint sont si intimement associés qu’ils semblent faire corps ensemble. Beaucoup de saints décrits par al-Tamīmī passent leur vie dans une mosquée qu’ils n’abandonnent que pour satisfaire leurs besoins corporels  ; d’autres s’y installent pendant des périodes plus ou moins longues. On raconte que les gens qui avaient logé Abū Muḥammad ʻAbd al-Ḥamīd b.  Ṣāliḥ, le retrouvent le lendemain dans une mosquée proche, dont les portes et tous les accès avaient pourtant été fermés la veille.62 Abū l-ʻAbbās b. Rušayd, qui avait fait la rencontre d’Abū ʻAbd Allāh Muḥammad al-Balansī pendant son pèlerinage, arrive à Bougie, où il accourt à la mosquée dès le matin. Il trouve la porte close et s’assied en attendant qu’on lui ouvre, lorsqu’al-Balansī le rejoint et ouvre la porte sans en avoir la clef. Il montre ainsi à Ibn Rušayd qu’il n’a pas suffisamment profité de son voyage à La Mecque, puisqu’il se trouve incapable d’accomplir le même geste.63 Lorsqu’elle se convertit en espace privilégié pour un saint, la mosquée, lieu public par excellence au sein de la ville islamique, peut donc devenir un endroit dont l’accès est symboliquement restreint. Bien qu’ouverte à tous les croyants, dans certaines des biographies du Mustafād, elle prend l’aspect d’un espace fermé aux non-initiés, même si ces derniers ont entamé le chemin de la sainteté. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette auréole de mystère ésotérique est si fréquemment liée à la nuit, illuminée seulement par la piété des saints et de leurs disciples. La transmission du savoir religieux dans le mağlis, tenu à la mosquée ou ailleurs, est présidée par la parole sacrée. La récitation du Coran est sans doute la pratique religieuse la plus importante dans les biographies du Mustafād, sans oublier la mémorisation des ḥadīṯ-s et l’étude des textes Id., Id., 62  Id., 63  Id., 60  61 

62. 49. 159. 129.

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comme la Risāla d’al-Qušayrī ou l’Iḥyā d’al-Ġazālī. Mais le Coran, la parole par excellence, reste l’axe fondamental de l’expérience religieuse, le seul à pouvoir mener le disciple, pas à pas, jusqu’au bout de son chemin de perfection. Parmi les nombreuses références à la lecture du Coran par les saints, accompagnés ou non de leurs disciples, l’une de plus pertinentes concerne Abū ʻAbd Allāh Muḥammad b.  ʻAlī al-Saqaṭī, à propos duquel l’un de ses voisins et disciples disait :64 Quand les iḫwān se réunissaient chez Abū Madyan, s’il était présent il dirigeait toujours la prière, du fait de la bonté de son intention et de la beauté de sa voix. J’étais là une nuit et quand il se leva pour diriger la prière, il commença par la récitation de la sūrat al-anfāl. Quand il arriva au deuxième verset, qui dit ‘Les croyants sont ceux dont le cœur s’effare au moindre rappel de Dieu’,65 il le récita par deux fois et se mit à pleurer. Une extase (ḥāl) s’empara de lui, et en peu de temps toucha toutes les personnes présentes, tandis qu’il ne cessait de répéter le verset et de pleurer. La nuit arriva et les gens, derrière lui, continuaient à pleurer.

Les larmes comme manifestation exaltée de l’attachement fervent à Dieu sont bien documentées dans le Mustafād et dans les textes hagiographiques islamiques en général,66 mais ce qui rend ce récit particulièrement intéressant est la liaison entre la récitation du Coran, l’extase du saint et la communion du maître et des disciples pendant une longue séquence de temps. La capacité thaumaturgique des mots divins se manifeste par l’intermédiaire du saint, seul capable de se transporter hors de lui-même sous l’effet des mots sacrés, et de faire partager son extase à ceux qui l’entourent. Mais ce n’est pas uniquement la parole divine qui transforme les parcours de l’expérience religieuse. Les saints ont aussi la possibilité d’altérer ces itinéraires personnels et même d’y introduire des éléments charismatiques à travers leur usage de la parole. L’invocation (duʻā’) est l’un des thèmes qui revient sans cesse dans les biographies du Mustafād. Cependant, les mots qui la composent sont 64  65 

1990.

Mustafād, 94. Traduction de J. Berque, Le Coran, essai de traduction de l’arabe, Paris, Sindbad,

66  G. Calasso, « Les sourires et les larmes. Observations en marge de quelques textes hagiographiques musulmans  », Al-Qanṭara, XXI, 2000, 445-456. G.  Calasso se base surtout sur une hagiographie maghrébine, celle d’Ibn Qunfūḏ.

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très rarement spécifiés, et ce sont plutôt ses effets et les circonstances dans lesquelles elle est prononcée qui sont documentés. La qualité de muğāb al-duʻā’ (« celui dont la prière est exaucée ») appartient au répertoire classique de la sainteté, et elle est relevée dans plusieurs cas.67 Les saints sont conscients du rôle crucial de l’invocation comme moyen de communication et d’identification entre eux, ainsi que dans l’échange entre le divin et les êtres humains. C’est donc un moyen efficace pour disséminer les effets bénéfiques de la grâce divine qui leur est octroyée et qu’ils sont seuls capables de gérer de manière adéquate. L’invocation leur permet aussi de vérifier qu’ils sont bien les dépositaires d’un don miraculeux. On voit aussi apparaître, dans le Mustafād, des personnages mystérieux et parfois anonymes qui jouent le rôle de messagers du divin ou de porteurs de l’invocation. Ces rencontres sont toujours situées à la frontière du surnaturel. Cela transparaît nettement dans le texte qu’al-Tamīmī dédie à un jeune homme appelé Manaġfād, découvert par le muezzin ʻAbd al-Raḥmān b. ʻAffān dans la grande-mosquée de Fès après que les portes eurent été fermées pour la nuit. Manaġfād est en train de prier, mais il disparaît à plusieurs reprises lorsque le muezzin essaie de le rejoindre. Quand finalement la rencontre se produit, le muezzin prie le jeune homme de prononcer une invocation pour lui – et il ajoute qu’il n’avait jamais entendu rien de pareil. ʻAbd al-Raḥmān b.  ʻAffān offre des raisins à Manaġfād, qui les refuse et lui annonce son départ imminent, tout en ajoutant : « Je te recommande un garçon qui se trouve sur la Place du poisson ; si tu le trouves, demande lui de faire l’invocation pour toi ». Le garçon en question informe ensuite le muezzin que Manaġfād était l’un des abdāl, et qu’il avait choisi de se cacher du muezzin en l’envoyant à sa rencontre. Par la suite, ʻAbd al-Raḥmān b. ʻAffān passa plusieurs fois par la Place du poisson sans jamais retrouver ce garçon.68 Les deux jeunes gens, et tout particulièrement Manaġfād, jouent ici le rôle de messagers d’une communication surnaturelle, qui se dérobent aussitôt après avoir délivré leur invocation. Leurs paroles et leurs actions révèlent par ailleurs l’existence d’un réseau caché de sainteté, qui n’apparaît aux croyants qu’en des circonstances faussement hasardeuses. Une variation sur ce thème se trouve dans la biographie d’Abū l-ʻAbbās Ibn Rušayd. Alors qu’il se prépare à faire le pèlerinage, celui-ci 67  68 

Mustafād, 26, 60, 92, 136. Id., 70-71.

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rencontre dans la grande-mosquée de Fès un cheikh âgé qui fait l’invocation pour un groupe de gens. Il s’approche de lui afin de partager le bénéfice de ses paroles. Ayant fini l’invocation, le cheikh appelle Ibn Rušayd, l’interroge au sujet de sa famille. Il lui annonce qu’il trouvera à Alexandrie un des awliyā’ qui fera pour lui trois invocations, puis qu’une femme sainte fera de même à La Mecque, comme l’on a vu précédemment. Une fois à Alexandrie, Ibn Rušayd trouva en effet un homme :69 […]  qui marchait comme s’il était dérangé et qui était suivi par les enfants. Quand il vint vers moi, je le saluai, et il fit une invocation pour moi, avec seulement trois mots. Par la suite, quand je le croisais, il semblait avoir perdu la tête, parlait tout seul et, quand il me voyait, il me saluait d’un signe sans rien ajouter.

Ce récit introduit la figure bien connue du fou touché par la grâce divine.70 Il est également intéressant pour ses similitudes avec le récit sur Manaġfād, et pour l’usage de l’invocation comme forme de communication entre les saints.71 Que celle-ci soit accomplie par l’intermédiaire de jeunes gens, d’enfants ou de personnes mentalement perturbées ne fait qu’ajouter à son caractère miraculeux. Mais l’invocation sert également à des fins protectrices et salutaires. Abū l-Ḥasan al-Ġuzzī fait l’invocation pour une femme malade qui est alors guérie ; pendant son voyage de retour au Maghreb, Abū Muḥammad ʻAbd Allāh b. Muʻallā rencontre un saint errant qui fait l’invocation pour lui, ce qui le protège peu après, dans un bain public de Tlemcen, des coups de fouet des soldats. Enfin, l’auteur du Mustafād raconte comment il est sauvé d’une chute dangereuse par l’invocation d’Abū Muḥammad ʻAbd al-Ḥamīd b. Ṣāliḥ.72 Le Mustafād souligne donc les pouvoirs surnaturels de l’invocation, qui forme l’un des usages privilégiés de la parole chez les saints.73 Id., 118-119. Voir l’étude classique de M.  Dols, Majnun. The Madman in Medieval Islamic Society, Oxford, Clarendon, 1992. 71  Un bon exemple, dans Mustafād, 73, avec l’une des rares occasions où le contenu de l’invocation est reproduit. 72  Id., 92, 72-73, 159-160. 73  Nous n’avons trouvé dans le Mustafād qu’un seul cas d’invocation «  néfaste  », prononcée par Abū l-Ḥasan al-Ġuzzī contre un homme dont la propriété fut alors incendiée. À ce propos, voir N. Amri, « La malédiction du saint. Duʻā’ et situations de conflit dans l’Ifrīqiyya médiévale. Essai de typologie  », dans A.  Hénia (éd.), Être notable au 69  70 

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À cheval entre le monde du réel et l’au-delà, l’espace des rêves est peuplé de paroles, de voix immatérielles et de communications de toutes sortes.74 Les messages transmis au moyen des rêves sont nombreux dans le Mustafād, et comme les miracles, ils évoquent des situations très diverses, qui vont de la communication avec Dieu ou avec le Prophète, à des conseils, avertissements ou directions sur la conduite à suivre. Ibn Ḥirizhim aurait ainsi parlé en rêve avec Dieu, de même qu’un ami d’alTamīmī auquel Dieu fit savoir qu’il avait accordé son pardon aux saints Abū l-Ḥasan ʻAlī Ibn al-Sakkāk et Muḥammad b.  al-Mu’addib.75 Le Prophète ne manque pas d’intervenir dans les communications oniriques. Par exemple, il informe Abū Zayd ʻAbd al-Raḥmān al-Miknāsī qu’il appartient à «  l’un des trois  », un message obscur qu’al-Tamīmī met en relation avec un ḥadīth transmis par Ibn Masʻūd.76 Dans un autre rêve, la voix du Prophète recommande à un homme de faire appel au saint Muḥammad b. Ibrāhīm al-Mahdawī pour financer la circoncision de son fils. Al-Mahdawī prend alors en charge tous les frais de la fête, y compris des vêtements neufs pour toute la famille.77 On rapporte dans le Mustafād qu’un de ses parents vit en rêve Abū l-ʻAbbās Aḥmad b. Muḥammad al-Murādī al-Darrāğ après sa mort. Il le questionna sur son destin dans l’au-delà, ce à quoi al-Darrāğ répondit par deux versets qui signifiaient que Dieu lui avait heureusement permis de traverser le pont jeté sur les abîmes de l’enfer (al-Ṣirāṭ).78 Dans ce genre de récit, très commun dans la littérature hagiographique, on voit comment le rêve est l’espace dans lequel confluent le monde des vivants et celui des morts, qui communiquent et se rejoignent suivant le degré de sainteté atteint par les protagonistes. Une assez longue narration met en relation le saint Abū Marwān ʻAbd al-Malik avec une femme décédée, qui s’adresse à lui dans son rêve et le prie d’aller rendre visite à son mari, un vendeur Maghreb. Dynamique des configurations notabiliaires, Paris, Maisonneuve et Larose, 2006, 69-88. 74  Voir J. G. Katz, Dreams, Sufism and Sainthood. The Visionary Career of Muhammad al-Zawāwī, Leyde, Brill, 1996  ; J.  C.  Lamoreaux, The Early Muslim Tradition of Dream Interpretation, Albany, SUNY Press, 2002 et P. Lory, Le rêve et ses interprétations en islam, Paris, Albin Michel, 2003. 75  Mustafād, 20-21, 25 et 154. 76  Id., 135. Pour plus d’information, al-Tamīmī renvoie à l’un de ses ouvrages (perdus), Kitāb adab al-murīd al-sālik wa-l-ṭarīq ilā al-wāḥid al-mālik. 77  Mustafād, 88-89. 78  Id., 165.

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des légumes du marché, pour lui demander pardon. ʻAbd al-Malik accepte de transmettre le message, mais le mari refuse d’accorder son pardon à sa femme morte. Lors d’une deuxième visite onirique, celle-ci conseille au saint de chercher l’appui d’une famille de Fès pour que son mari accède à sa demande. Le mari ayant encore refusé d’accorder son pardon, la femme disparaît pour un temps des rêves de ʻAbd al-Malik. Elle ne revient que plus tard pour lui annoncer que, grâce à la baraka d’un saint homme de Meknès enterré près de sa propre tombe, elle a finalement réussi à obtenir le pardon de Dieu. Informé de ce dernier développement, le mari meurt quelques jours après.79 Le récit que l’on vient d’exposer fait du rêve un lieu d’échanges entre morts et vivants. On peut remarquer à quel point cette femme dirige les événements et donne au saint des instructions à suivre pour conduire l’affaire, dans une narration qui, finalement, montre les limites de l’action du saint, substituée par la volonté divine. La mort du mari clôt symboliquement l’échange de mots et d’actions qui a présidé ce récit, exemplaire en ce qui concerne le rôle des rêves dans la vie des croyants. Dans d’autres cas, cependant, les porteurs des messages oniriques ne sont pas identifiés, et deviennent des « voix » sans nom et sans corps, qui avertissent le saint des dangers qui le guettent, lui transmettent un message sur la conduite à suivre dans une affaire difficile, ou lui annoncent que cette même voix qu’il entend dans son rêve le conduira vers son salut une fois réveillé.80 Cette voix surnaturelle peut même rendre visite aux non-musulmans. Captif des chrétiens pendant plusieurs années, Abū ʻImrān Mūsā al-Ṭarrāz, un disciple d’Abū Madyan, travaillait chez un médecin de cette confession. Une nuit son maître rêva que le Prophète lui ordonnait de libérer al- Ṭarrāz et, peu après, qu’une personne le menaçait de mort s’il n’accomplissait pas le décret prophétique, ce qu’il fit tout de suite.81 Parfois, les communications extraordinaires avec l’au-delà se font par des apparitions, la plus commune dans les hagiographies maghrébines étant celle d’al-Ḫadir (ou al-Ḫidr).82 Dans le Mustafād, al-Ḫadir est une Id., 152-153. Voir N. Amri, Les saints en Islam, 72 et suiv. Mustafād, 72-73, 56-57, 78-79. 81  Id., 174. 82  H. Ferhat, « Réflexions sur al-Ḫadir au Maghreb médiéval : ses apparitions et ses fonctions », dans H. Ferhat, Le Maghreb au xiième et xiiième siècles : les siècles de la foi, Casablanca, Wallada, 1993, 41-53. Voir aussi J. Renard, Friends of God, 84-88. 79 

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influence bénéfique, qui aide Ibn Ḥirizhim par sa seule présence et le force, par son regard, à surmonter sa timidité et à prendre la parole dans le mağlis de la mosquée d’Abū Ğaʻfar.83 Al-Ḫadir conversait aussi couramment avec Abū ʻAbd Allāh Muḥammad b. Maʻbad, un saint originaire de Cordoue qui était célèbre pour sa vie de renoncement et de retraite. Il se trouvait un jour avec lui dans sa maison, quand sa femme commença à éprouver les douleurs de l’accouchement. Informé de cette circonstance, al-Ḫadir donna à Ibn Maʻbad des conseils pour le bien-être de sa femme. Il écrivit des mots sur une feuille de papier qu’elle mit sur ses hanches pour accoucher sans douleur.84 La parole d’al-Ḫadir, tant énoncée qu’écrite, enveloppe donc la femme d’Ibn Maʻbad d’un voile protecteur, et son intervention dans une situation si intime montre que rien n’échappe à l’emprise du sacré dans la vie des croyants, voire des saints. D’autres apparitions surnaturelles se produisent lorsque des personnages mystérieux s’adressent aux saints au moyen de gestes, plutôt que par des mots. Ainsi, l’homme qui priait la nuit dans la mosquée d’Azemmour et qui, suivi par Abū l-ʻAbbās Aḥmad b. Ismāʻīl b. Lubb al-Salāwī, partit jusqu’à la mer et marcha sur l’eau avant de disparaître.85 Néanmoins, ces récits sont minoritaires, et la présence de la parole est au cœur de la dissémination de la sainteté. Qu’elle soit sacrée, prononcée par Dieu, le Prophète ou les saints, pourvue du sceau de l’invocation ou transmise depuis l’au-delà et les rêves, la parole a des fonctions multiples. Elle est le lien indissoluble entre les saints et leurs disciples, entre les saints et le sacré, entre les saints et les gens qui les entourent dans l’espace profane. 5. PARTAGER LA SAINTETÉ, OU LE SAINT DANS SA COMMUNAUTÉ On a pu remarquer plus haut comment se développe, autour des saints, une communauté de disciples qui comprend parents, voisins, visiteurs et pèlerins  ; tout un paysage humain qui déborde les limites étroites de la résidence du saint et qui s’étend parfois sur la ville entière et bien au-delà. La sainteté constitue une influence bénéfique distribuée par ceux qui ont le pouvoir charismatique de changer le cours des événements, ou Mustafād, 21. Id., 136-137. 85  Id., 144. 83  84 

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d’octroyer des biens à ceux qui sont en état de détresse. Par le biais des miracles, le saint devient alors un justicier, mais également un réparateur des maux qui affectent les croyants. Dans la longue liste des faits extraordinaires répertoriés dans le Mustafād, une place de choix revient à ceux qui sont en relation avec l’alimentation et sa distribution aux proches du saint. Quelques exemples suffiront pour rendre compte de l’importance de cette distribution communautaire des aliments —  dont le rôle peut être assimilé à celui de la parole, qu’on vient d’examiner — comme trait d’union entre les membres de la communauté des saints et comme symbole de la dissémination de la sainteté. Quand Abū Yaddū Yaʻlā arrive à Alexandrie avec ses compagnons de pèlerinage, ils sont reçus par Abū ʻImrān Ibn Tāndulist, un saint maghrébin qui résidait alors dans la ville, et qui invita chez lui ses compatriotes pour leur offrir un ṯarīd de fèves. Avant le voyage, Abū Yaddū avait prédit à ses compagnons qu’ils arriveraient sains et saufs à Alexandrie et qu’ils y seraient accueillis par quelqu’un qui leur offrirait ce plat.86 L’aliment partagé par le groupe des pèlerins maghrébins marque la solidarité entre gens du même pays, de même que la clairvoyance d’Abū Yaddū signale la liaison entre saints, éloignés physiquement les uns des autres mais unis par leur appartenance aux cercles de la sainteté. Un deuxième récit se place aussi dans le contexte du pèlerinage. Un disciple d’Abū ʻAbd Allāh Muḥammad al-Balansī raconte comment, en sortant de Bougie pour aller vers l’Orient, son maître lui ordonna d’acheter du pain avec le seul dirham qu’il possédait. Les galettes de pain furent distribuées en aumônes aux quémandeurs rencontrés sur leur chemin, sauf les deux dernières, qu’al-Balansī et son disciple se partagèrent. Avant de se séparer de lui, al-Balansī lui annonça que Dieu lui rendrait la valeur de son aumône dès le lendemain. Et en effet, tandis que le disciple dormait dans une mosquée, un inconnu vint l’inviter à manger chez lui, puis le jour suivant un homme à cheval lui fit présent d’un dirham.87 D’autres anecdotes montrent des saints soucieux de s’acquitter de leurs obligations envers leurs hôtes en leur offrant par des moyens miraculeux ce qu’ils savent être leur mets favori. Dans une autre histoire, le 86  87 

Id., 47. Id., 129.

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saint prépare un ṯarīd bāzin, et un homme affamé arrive de façon miraculeuse pour partager le repas avec l’assemblée.88 Mais c’est à l’occasion des famines que le saint peut intervenir comme pourvoyeur d’aliments pour une population en détresse, même s’il ne recourt pas à des moyens surnaturels pour le faire. C’est le cas de Muḥammad b. Ibrāhīm al-Mahdawī, qui, en sortant de sa maison pour aller à la mosquée, rencontra un groupe de pauvres qui criaient famine. Il rentra chez lui tout de suite et distribua comme aumône le grain qu’il avait pu emmagasiner en grande quantité. Pendant une autre famine à Fès, al-Mahdawī vendit une partie du grain qu’il possédait aux gens pieux, en ajournant le payement par des contrats qu’il fit annuler une fois la situation améliorée.89 Rien de miraculeux dans ces deux récits, qui néanmoins illustrent le comportement vertueux qu’on peut attendre de quelqu’un prêt à renoncer à ses biens dans l’intérêt de la communauté. Dans ces anecdotes biographiques, la distribution d’aliments, que ce soit dans le cercle restreint des disciples, ou dans une sphère plus ample, place le saint au centre d’un système de partages multiples. La bénédiction qu’il offre aux autres par sa seule présence peut devenir un moyen pour obtenir d’autres bénéfices, redresser des torts ou résoudre des conflits. Le saint se pose alors comme instance douée d’autorité, d’autant plus qu’il peut recourir au miracle comme instrument de sa volonté. Le saint guérisseur est peut-être l’une des images les plus répandues dans la typologie des miracles qui affectent la communauté des croyants. Ainsi, Ibn Ḥirizhim guérit un enfant qui ne peut parler, ou une femme qui ne peut marcher.90 Ibn Muʻallā fait une invocation pour un homme à qui son médecin a annoncé qu’il perdrait la vue de son seul œil valide. Malgré son scepticisme, l’homme est guéri.91 Quant à Abū Yaʻzā, ses guérisons sont plus spectaculaires encore. À la porte de la mosquée, il ordonne à un ğinn de quitter le corps d’une femme possédée et saisie de convulsions. Il prononce des exhortations pour un homme atteint de gangrène sur la joue, mais la guérison n’est achevée qu’après qu’Abū Yaʻzā eut 88  Id., 98, 52-53. Sur le ṯarīd bāzin, voir B.  Rosenberger, «  Diversité des manières de consommer les céréales dans le Maghreb precolonial  », dans M.  Marín, D.  Waines (éds.), La alimentación en las culturas islámicas, Madrid, AECI, 1994, 309-354, notamment 324-325. Il s’agit d’une espèce de bouillie avec de la pâte. 89  Mustafād, 88-89. 90  Id., 20 et 22. 91  Id., 74-75.

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mâché des feuilles d’olivier qu’il plaça sur la plaie.92 L’action thérapeutique d’Abū Yaʻzā se base sur le pouvoir de sa parole sur le ğinn, mais aussi sur l’utilisation de sa salive comme moyen de guérison, dans un miracle que rappelle comment les fluides du corps du saint participent de sa grâce et sa sainteté. Une scène extraordinaire dont le protagoniste est le même Abū Yaʻzā souligne encore le rôle du corps du saint comme dépositaire de la baraka de la guérison : à la fin d’un repas communautaire d’adieux, les participants approchent le saint pour lui demander qu’il bénisse ce qu’ils apportent — de l’huile, des herbes, des restes du repas, et même un cordon qui doit être noué par Abū Yaʻzā.93 Finalement, un homme demande au saint une mèche de ses cheveux, sur quoi Abū Yaʻzā enlève sa calotte et laisse les gens couper ses cheveux blancs, ce qu’ils font avec un tel enthousiasme qu’ils entaillent sa peau, sans qu’il fasse pourtant le moindre mouvement pour les en empêcher.94 Les pouvoirs thaumaturgiques du corps du saint se répandent parmi ses adeptes, et les suivent lorsqu’ils retournent dans leurs lieux d’origine.95 Les saints agissent aussi sur d’autres problèmes de la vie quotidienne. Ainsi, une femme se plaint à Ibn Ḥirizhim d’un vol commis dans sa maison. Le saint lui conseille de dormir en état de pureté et de lui raconter le rêve qu’ella aura et qui lui permettra d’identifier le voleur – un muezzin. Ibn Ḥassūn al-Lawātī fait une invocation pour un homme qui a perdu une bête de somme. Il la retrouve immédiatement. Abū Muḥammad ʻAbd al-Wahhāb al-Salāliğī fait de même avec un commerçant qui retrouve ses marchandises volées dans une cave signalée par le saint, lequel aide également un groupe de bûcherons à dégager un chemin encombré par un grand rocher…96 Tous ces exemples —  et d’autres qu’on pourrait ajouter à cette liste  — montrent que le miraculeux intervient aussi dans des situations relativement banales, qui constituent des sources de difficulté pour les croyants. Le saint est Id., 37 et 39. Ces procédés peuvent être qualifiés de «  magiques  », et le texte d’al-Tamīmī emploie d’ailleurs le verbe raqā pour les décrire. Voir M. Fierro, « La magia en al-Andalus  », dans A.  Pérez Jiménez (éd.), Daímon Páredros: magos y prácticas mágicas en el mundo mediterráneo, Madrid-Málaga, Ediciones Clásicas, 2002, 245-273. 94  Mustafād, 38. H. Ferhat (« Le saint et son corps », 463) a vu dans cette scène « de martyre volontaire » une forme « d’anthropophagie symbolique ». 95  N. Amri, « Le corps du saint dans l’hagiographie du Maghreb médiéval », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 223-224, 2006, 59-89. 96  Mustafād, 21, 77 et 91. 92  93 

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là pour s’occuper aussi de ces questions, pour répondre aux besoins des gens et les aider. Cette action bénéfique est également mise en pratique quand les membres de la communauté qui entoure le saint doivent affronter les injustices et les abus du pouvoir. Le Mustafād emploie ce thème classique de l’hagiographie islamique dans des cas où le saint obtient la libération de personnes injustement emprisonnées, menacées d’un châtiment corporel, ou encore auxquelles on demande de payer un impôt excessivement élevé.97 Parmi les exemples de ce type d’intervention miraculeuse, on remarque un cas singulier, lié aux pratiques almohades de recrutement des soldats, qui mérite d’être cité. Le frère d’un disciple d’Abū ʻAbd Allāh Muḥammad al-Andalusī demande au saint de prier pour lui car son nom a été donné par un appelé comme substitut. Al-Andalusī reste silencieux pendant un temps puis lui dit : « Cela ne se fera pas ; avant demain, si Dieu le veut, tu seras tombé du registre militaire (zimām), et celui qui a donné ton nom partira avec les soldats  ». Le lendemain, lorsque les troupes sont passées en revue, le frère du disciple d’al-Andalusī se présente, mais son nom ne se trouve pas dans le registre. On informe le chargé de la revue qu’il s’agit d’un substitut, mais il refuse de l’enrôler et le fait descendre de son cheval pour mettre à sa place le premier inscrit.98 Ce récit nous renseigne sur un sujet encore mal connu, les méthodes de recrutement de l’armée almohade,99 mais il comporte aussi une vision discrète de l’acte miraculeux  : l’invocation du saint se fait en silence, de sorte que la disparition du nom du soldat pourrait être la conséquence d’une erreur. Cependant le narrateur finit le récit en remarquant que son frère a été libéré grâce à la baraka du saint. Ces miracles presque déguisés dans leur formulation écrite ne sont pas rares dans le Mustafād. Id., 24, 74, 56-57. Sur la dernière de ces trois possibilités, voir F.  Rodríguez Mañas, « Hombres santos y recaudadores de impuestos en el Occidente musulman (siglos vi-viii/xii-xiv) », Al-Qanṭara, XII, 1991, 471-496. Voir aussi H. Ferhat, « Saints et pouvoir au Moyen Âge au Maghreb. Entre le refus et la tentation », dans M. Kerrou (éd.), L’autorité des saints. Perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale, Paris, ERC Recherches, 1998, 239-247, notamment 240-241. 98  Mustafād, 128. 99  V. Aguilar, « Instituciones militares. El ejército », dans M. J. Viguera Molins, El retroceso territorial de al-Andalus, 189-208, et J.-P.  Molénat, «  L’organisation militaire des Almohades », dans P. Cressier, M. Fierro, L. Molina (éds.), Los almohades: problemas y perspectivas, Madrid, CSIC, 2005, II, 547-565. 97 

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On a déjà remarqué que, pendant une période de famine à Fès, Muḥammad b.  Ibrāhīm al-Mahdawī avait fait distribuer ses réserves de grain, dans un acte de charité qui n’a rien de miraculeux mais qui est plutôt l’exercice d’une vertu hors du commun. Dans une circonstance semblable, Abū ʻAbd Allāh Muḥammad b. Malīḥ ordonne à sa femme de donner en aumône aux pauvres dix écuelles de grain. Grâce à ce don, une famille se nourrit pendant des mois, et l’on constate après la famine qu’il reste la même quantité de grain qu’au début.100 Principale cause de famine, la sécheresse demande parfois l’intervention surnaturelle du saint. Abū Yaʻzā fait la prière pour la pluie (istisqā’) en levant ses mains et en priant devant la foule qui lui a demandé son aide. Il enlève son burnous noir rapiécé et sa calotte, et pleure tout en demandant à Dieu d’exaucer la prière des assistants. La pluie ne tarde pas à arriver et les personnes présentes sont obligées d’enlever leurs sandales et leurs souliers en liège.101 6. CONCLUSION De la personnalité exubérante d’Abū Yaʻzā aux figures plus modestes, les saints et leurs miracles expriment la place du sacré dans la société.102 Ces saints incarnent ainsi une aspiration sociale et individuelle à la justice, au bien-être et au bonheur, qui provient surtout des moins nantis et de ceux qui sont dépourvus d’autres recours. Le saint peut redresser les injustices, guérir les malades, démasquer les malfaiteurs, attirer la pluie ou atténuer les conséquences d’une famine. Ses actions se produisent dans un espace immatériel, mais elles ont un impact immédiat sur la vie des gens. Les saints corrigent leur attitude religieuse, mais ils sont en même Mustafād, 121. Mustafād, 32. 102  Voir là-dessus deux études consacrées à l’ouvrage d’Ibn Zayyât al-Tâdilî : F. Rodríguez Mediano, « Biografías almohades en el Tašawwuf de al-Tādilī », dans M. L. Ávila et M. Fierro (éds.), Biografías almohades, EOBA, Madrid-Granada, CSIC, X/2, 2000, 167-193, et D.  Ephrat, «  In Quest of an Ideal Type of Saint: Some Observations on the First Generation of Moroccan Awliya’ Allah in Kitab al-tashawwuf », Studia Islamica, 94, 2002, 67-84. Pour la Tunisie, N. Amri, « Magistère scientifique, ascèse et patronage rural. Les figures du saint homme à Kairouan du viie/xiiie au ixe/xve siècle, d’après le dictionnaire biographique d’Ibn Nâjî », dans N. Amri, D. Gril (éd.), Saint et sainteté dans le christianisme et l’islam. Le regard des sciences de l’homme, Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, 167-230. 100  101 

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temps de médiateurs sur le plan social et politique, et ils veillent à la prospérité de leurs adeptes.103 Les textes hagiographiques comme le Mustafād présentent la sainteté comme la source du bonheur général, faisant abstraction des conditions historiques –  il faut noter à cet égard qu’alTamīmī cite très rarement les dates de décès des saints. Le Mustafād offre à ses lecteurs une image idéale du monde, gouverné par la piété et par ses représentants les plus éminents : les saints. Que cette image, dessinée pour la première fois au Maghreb par al-Tamīmī, ait connu un succès si notable par la suite — ce dont témoigne la prolifération des textes hagiographiques postérieurs  — laisse à réfléchir sur l’évolution de la société qui l’a produite.

103  Sh. Bashir, Sufi Bodies, 13. Voir pour comparaison le milieu iranien, tel qu’il est décrit par D. Aigle, « Charismes et rôle social » et par J. Paul, « Au début du genre hagiographique dans le Khorassan », dans D. Aigle (éd.), Saints orientaux, Paris, De Boccard, 1995, 15-38.

Editada bajo la supervisión de Editorial CSIC, esta obra se terminó de imprimir en Madrid en noviembre de 2015

ESTUDIOS ÁRABES E ISLÁMICOS MONOGRAFÍAS Últimos títulos publicados  9.  Dolores Serrano-Niza. Glosario árabe español de indumentaria según el Kitāb al-Mujas.s.as. de Ibn Sīdah. 10. Manuela Marín y Cristina de la Puente (eds.). El banquete de las palabras: la alimentación en los textos árabes. 11. Patrice Cressier, Maribel Fierro y Luis Molina (eds.). Los almohades: problemas y perspectivas (2 volúmenes). 12. Miguel Ángel Álvarez Ramos y Cristina Álvarez Millán. Los viajes literarios de Pascual de Gayangos (1850-1957) y el origen de la archivística española moderna. 13. Salvador Peña. Corán, palabra y verdad. Ibn-al-Sīd y el humanismo en al-Andalus. 14. Elisa Mesa. El lenguaje de la indumentaria. Tejidos y vestiduras en el Kitāb al Agāni de Abū l-Faraŷ al-Iṣfahānī. 15. Maribel Fierro y Francisco García Fitz. El cuerpo derrotado. Cómo trataban musulmanes y cristianos a los enemigos vencidos (Península Ibérica, ss. viii-xiii). 16. Manuela Marín, Cristina de la Puente, Fernando Rodríguez Mediano y Juan Ignacio Pérez Alcalde. Los epistolarios de Julián Ribera Tarragó y Miguel Asín Palacios. Introducción, catálogo e índices. 17. Jesús Lorenzo Jiménez. La dawla de los Banū Qasī. Origen, auge y caída de una dinastía muladí en la frontera superior de al-Andalus. 18. Francisco Javier Martínez Antonio e Irene González González (eds.). Regenerar España y Marruecos. Ciencia y educación en las relaciones hispanomarroquíes a finales del siglo xix. 19. Delfina Serrano Ruano (ed.). Crueldad y compasión en la literatura árabe e islámica.

Este volumen consta de ocho contribuciones a la historia religiosa del Magreb medieval. La primera parte se dedica a las dinámicas espaciales y mutaciones religiosas. La introducción del aš‘arismo en el siglo xi, la relación de la ortodoxia con las prácticas y creencias «mágicas» o el análisis del paulatino retroceso del ibadismo son varios de los temas que nos permiten acercarnos al proceso de imposición de una ortodoxia suní y malikí. Pero la difusión y la concurrencia de las normas religiosas también implican una forma de proyección territorial de lo sagrado, lo cual se puede entender como la construcción espacial de las diferencias religiosas y como la plasmación, por las comunidades imaginarias, de sus propios espacios de religiosidad. Algunos estudios ayudan a reflexionar sobre las memorias urbanas, cuya emergencia se puede observar a través de los relatos de fundación o de las vidas de santos. Se presta también atención a los lugares de memoria (mezquitas, tumbas de santos, oratorios) y a los ritos (visitas piadosas, ritos de profilaxis) que contribuyen a delimitar el territorio de los hombres y a vincular las sucesivas generaciones con eminentes figuras del pasado.

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