D'Un Jugement a l'Autre: La Representation Du Jugement Immediat Dans Les Jugements Derniers Francais: 1100-1250 (Culture Et Societe Medievales) (French Edition) 9782503547640, 2503547648

Cette serie d'analyses monographiques detaillees et originales offre un panorama tres complet des Jugements dernier

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D'Un Jugement a l'Autre: La Representation Du Jugement Immediat Dans Les Jugements Derniers Francais: 1100-1250 (Culture Et Societe Medievales) (French Edition)
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D’UN JUGEMENT À L’AUTRE LA REPRÉSENTATION DU JUGEMENT IMMÉDIAT DANS LES JUGEMENTS DERNIERS FRANÇAIS : 1100-1250

Culture et société médiévales Collection dirigée par Edina Bozoky Membres du comité de lecture : Claude Andrault-Schmitt, Anne-Marie Legaré, Marie Anne Polo de Beaulieu, Jean-Jacques Vincensini

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Marcello Angheben

D’UN JUGEMENT À L’AUTRE

LA REPRÉSENTATION DU JUGEMENT IMMÉDIAT DANS LES JUGEMENTS DERNIERS FRANÇAIS : 1100-1250

F

© 2013, F H G n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2013/0095/90 ISBN 978-2-503-54764-0 Printed on acid-free paper

REMERCIEMENTS

Ce livre a bénéficié de l’aide de plusieurs collègues et amis auxquels je souhaite exprimer ma gratitude. Mes remerciements s’adressent tout spécialement à Claude Andrault-Schmitt qui a assuré la direction de mon habilitation à diriger des recherches et accepté très amicalement de relire ces pages. Je remercie chaleureusement, pour leurs conseils avisés, Jérôme Baschet, Bruno Boerner, JeanClaude Bonne, Jean-Pierre Caillet, Manuel Castiñeiras, François De Coster, Alain Guerreau, Lydie Hadermann-Misguich, Jacqueline Leclercq-Marx, Guy Lobrichon, Valentino Pace, Jean-Marie Sansterre et Cécile Treffort. Je tiens également à remercier les personnes et les institutions qui m’ont permis de publier leurs clichés : Aurélia Bolot-de Moussac pour le CESCM, Jérôme Baschet pour le GAHOM, Gisele Dewaelsche pour la DRAC PACA, Pedro Luis Huerta et Maryvonne Mordelet. Je veux enfin exprimer toute mon affection à ma famille qui m’a apporté quotidiennement le soutien et le bonheur sans lesquels je n’aurais pas pu mener cette œuvre à bien : mes parents, Anne-Mieke et nos enfants, Nicolas, Benoît, Noa et Mathieu.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction

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I. LE JUGEMENT IMMÉDIAT

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A. Les textes 1. Le premier jugement de l’âme 2. Les acteurs 3. Les modalités du jugement 4. Les lieux de l’au-delà 5. Les récompenses « matérielles » 6. Les suffrages 7. Le Jugement dernier B. La représentation du jugement immédiat 1. Les figures bibliques et hagiographiques 2. Les défunts anonymes ou ordinaires a. Les manuscrits b. Les peintures murales c. La sculpture 3. Les thèmes

11 11 18 25 31 42 46 50 52 54 63 63 71 83 113

II. LES JUGEMENTS DERNIERS ROMANS

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A. Les Jugements derniers byzantins B. L’Occident des origines au XIIe siècle C. Autun D. Mâcon E. Conques F. Saint-Nectaire

127 139 144 164 187 285

III. SAINT-DENIS ET SA FILIATION A. Saint-Denis B. Les portails affiliés à Saint-Denis 1. Laon 2. Saint-Ayoul de Provins

VII

297 297 349 350 364

table des matières

3. Ivry-la-Bataille 4. Notre-Dame de Corbeil 5. Synthèse

384 395 411

IV. LES JUGEMENTS DERNIERS GOTHIQUES DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XIIIe SIÈCLE A. Le sein d’Abraham comme paradis définitif B. Le vitrail de Bourges C. Le Psautier de Marguerite de Bourgogne D. Chartres E. Reims et les derniers jugements doubles F. La fin du double jugement 1. Notre-Dame de Paris 2. Amiens 3. Bourges et Poitiers

413 414 417 419 421 503 542 543 570 596

Conclusion

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Bibliographie

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Illustrations

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VIII

INTRODUCTION

Au sein du vaste répertoire de l’iconographie chrétienne, le Jugement dernier occupe une place singulière, à la fois par l’universalité de sa portée, la diversité des thèmes dont il est composé, l’ampleur des œuvres qu’il a inspirées et leur extraordinaire variété. En Occident, ce thème a connu son premier développement notable à partir de l’époque carolingienne et, dans la sculpture monumentale française, son premier essor remonte aux années 1110-1130, lorsque furent érigés les portails de Mâcon, Autun, Beaulieu et Conques. Bien que du point de vue quantitatif ces quatre œuvres demeurent largement minoritaires par rapport aux très nombreux portails ou façadesfrontispices réalisés durant cette période, elles marquent le début d’une inexorable progression du thème qui culminera dans la première moitié du XIIIe siècle, lorsque les portails gothiques de Chartes et de Paris susciteront une émulation sans précédent à la fois en France et dans les pays limitrophes. L’interprétation de ces œuvres en termes de Jugement dernier ayant toujours été considérée comme une évidence, on n’a jamais cherché à démontrer que toutes leurs composantes se rapportaient effectivement à la fin des temps. Une analyse approfondie révèle pourtant qu’une importante série d’œuvres ne se plie pas à cette interprétation et présente au contraire des caractéristiques structurelles et iconographiques peu compatibles avec une lecture aussi monolithique  : les élus se rendent dans un lieu paradisiaque situé dans l’angle inférieur gauche de la composition, un emplacement marginal éloigné de la théophanie sommitale ; ce lieu est occupé par des figures ou des thèmes, comme le sein d’Abraham, renvoyant davantage au paradis d’attente qu’au royaume des cieux ; enfin, la séparation des damnés et des élus préludant à cette introduction des élus au paradis a parfois été redoublée. Ces caractéristiques s’expliquent en revanche aisément si l’on considère que le registre inférieur de ces compositions a été consacré au premier jugement, celui qui succède immédiatement à la mort, et que seuls les registres supérieurs se rapportent au Jugement dernier. Une telle hypothèse appelle toutefois une longue argumentation fondée sur une analyse détaillée des œuvres et sur des indices textuels et visuels explicites. Ce sera le principal objectif poursuivi tout au long de ce livre. De nombreux textes affirment qu’après la mort, l’âme du défunt fait l’objet d’une première évaluation dont la forme est souvent celle

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introduction

d’un procès1. Celui-ci est généralement qualifié de jugement particulier ou de jugement de l’âme. Dans les textes comme dans l’iconographie, ce premier jugement peut toutefois être collectif, de sorte que le qualificatif « particulier » risque de prêter à confusion. L’expression « jugement de l’âme » est plus heureuse car elle fait référence à l’âme séparée de son corps au moment du trépas et établit ainsi une distinction avec l’âme réunie à son corps après la résurrection des morts2. Elle pourrait toutefois suggérer erronément que l’âme n’est plus jugée à la fin des temps. De plus, l’expression Jugement dernier fait référence à la temporalité de cet événement et non à son objet. C’est pourquoi j’ai souhaité utiliser une expression fondée sur le même critère temporel, le « jugement immédiat », malgré le risque de confusion que pourrait entraîner l’emploi d’une terminologie non usuelle3. Ce jugement a fait l’objet de nombreuses représentations séparées, mais celles-ci n’ont pas toujours été interprétées correctement. C’est particulièrement frappant pour les compositions dans lesquelles des anges et des démons se disputent une ou plusieurs âmes : on les a presque systématiquement situées à la fin des temps alors qu’elles sont dépourvues de composantes spécifiquement eschatologiques et que certaines montrent, au contraire, l’âme du défunt s’échappant du corps étendu sur son lit de mort. Cette tendance interprétative semble découler d’une vision abusive de l’iconographie romane et, partant, des mentalités contemporaines ou du moins de celle des commanditaires. Dans cette perspective historiographique, le clergé aurait été obnubilé par la peur du Jugement dernier et des peines éternelles promises aux damnés, ou aurait à tout le moins œuvré à instiller cette peur dans l’esprit des fidèles afin de s’en assurer le contrôle. Ce point de vue se reflète de manière beaucoup plus outrancière encore dans l’interprétation des innombrables théophanies romanes, en particulier lorsqu’elles sont issues de l’Apocalypse, en termes de visions de la fin des temps. Pour les XIe-XIIe siècles, il est difficile d’évaluer l’intensité et l’étendue de la peur qu’ont pu éprouver les clercs et les laïcs face à l’idée des fins dernières4. L’iconographie romane ne laisse en tout cas pas 1

Pour la question des deux jugements, voir Jezler, 1994 ; Baschet, 1995 ; Binski, 1996, p. 33-50 et 164-199 ; et Baschet, 2009. 2 C’est l’option retenue par Jérôme Baschet. 3 Cette expression m’a été suggérée par Cécile Treffort que je remercie chaleureusement. L’expression « immediate judgment » a été utilisée par Markow, 1983, p. 97, mais de manière purement occasionnelle. 4 Delumeau, 1976 et Ariès, 1977, p. 125-129, ont examiné ces questions mais pour des périodes plus tardives.

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introduction

envisager l’existence d’une peur – réelle ou induite – intense et généralisée. Les théophanies peuvent généralement être interprétées comme des visions actuelles et, dans certains cas, dans une perspective liturgique, comme des images matérialisant la présence du Christ au sein de son Église au moment du sacrifice eucharistique5. Quant aux véritables Jugements derniers, ils demeurent très largement minoritaires et ne trahissent donc pas une obsession de l’eschatologie. L’hypothèse soutenue ici va encore plus loin puisqu’elle suppose que les commanditaires ont voulu introduire au sein même du Jugement dernier une représentation de la destinée posthume des âmes. Elle tend donc à montrer que la peur du jugement et de l’enfer ne se rapporte pas nécessairement à la fin des temps. Elle induit également des lectures très différentes d’œuvres souvent célèbres et maintes fois étudiées. Ce livre se subdivise en quatre parties. La première est entièrement consacrée au jugement immédiat car, pour pouvoir fonder l’hypothèse d’une figuration de ce thème dans les Jugements derniers, il est indispensable d’en comprendre les particularités. Les trois autres parties concernent les Jugements derniers pour lesquels il est possible de montrer la présence du premier jugement ou du paradis d’attente, et s’articulent simplement suivant un découpage chronologique : les œuvres romanes d’abord, le portail de Saint-Denis, qui constitue une œuvre charnière essentielle dans l’histoire du thème, et les portails qui en dérivent ensuite, enfin les portails gothiques et, exceptionnellement, les vitraux et les manuscrits de la première moitié du XIIIe siècle. Indépendamment de ce découpage chronologique, cette étude se présente comme une succession d’études monographiques consacrées aux œuvres interprétables comme des figurations du double jugement ou du paradis d’attente : la formule byzantine classique, les portails de Mâcon, Conques, Saint-Denis, Provins, Ivry-la-Bataille, Corbeil, Chartres, Reims et Saint-Sulpice-de-Favières, les chapiteaux de Saint-Nectaire, le vitrail de Bourges et le Psautier de Marguerite de Bourgogne. L’ampleur de ces monographies dépend naturellement de la complexité des programmes iconographiques, de sorte que pour Conques, Saint-Denis et Chartres elles dépassent de beaucoup l’examen d’œuvres moins foisonnantes. Pour des raisons diverses, cette série de monographies s’étend à des œuvres ne comportant pas de figuration du jugement immédiat. 5

Angheben, 2008 ; Angheben, 2010.

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introduction

L’examen du portail d’Autun est en effet nécessaire pour mieux comprendre les choix iconographiques opérés sur les portails contemporains et en particulier à Mâcon. De même, une bonne compréhension du rayonnement du portail de Saint-Denis impose une étude du portail de Laon, même si les références au premier jugement y ont manifestement été écartées. Il importe enfin d’analyser les portails de Paris et d’Amiens sous l’angle du double jugement pour tenter d’expliquer l’abandon du premier sur ces portails et sur la quasi-totalité de ceux qui leur ont succédé et dont une grande partie en dépend plus ou moins étroitement. Les monographies, dont la succession obéit autant que faire se peut à la chronologie, offrent ainsi un panorama relativement complet du développement du Jugement dernier en France entre les années 11101120 et le milieu du XIIIe siècle et, pour éviter une vision trop fragmentée du thème, ce panorama est complété par les chapitres introductifs des deuxième et quatrième parties portant respectivement sur le Jugement dernier occidental depuis les origines jusqu’au XIIe siècle, et sur son développement en France entre 1160 et 1250. Le but poursuivi n’est toutefois pas d’écrire une nouvelle synthèse sur le Jugement dernier, mais de confronter les œuvres conservées avec l’hypothèse des deux jugements, tout en brossant un tableau aussi complet que possible de l’iconographie occidentale du Jugement dernier. Pour renouveler l’approche des Jugements derniers français des XIIe-XIIIe siècles, il ne suffisait toutefois pas de les confronter à l’hypothèse du double jugement : il fallait à mon sens établir une méthodologie adaptée à cette problématique et l’appliquer à chacune des œuvres étudiées. Face aux difficultés que présente l’interprétation d’un programme iconographique, il me semble en effet indispensable de définir les étapes de la démarche et surtout les critères de fiabilité des arguments avancés. Si la pratique de l’iconographie ne peut pas toujours se fonder sur des preuves vérifiables, elle peut néanmoins s’appuyer sur des indices fournis par les textes et surtout par l’œuvre elle-même, par les relations qu’entretiennent ses composantes – ce que j’appellerai la syntaxe6 – et par les logiques iconographiques adoptées localement. 6

Cette application du terme syntaxe à des œuvres figuratives se distingue quelque peu de celle que j’ai appliquée aux chapiteaux romans de Bourgogne (Angheben, 2003) et se rapproche davantage de celle qu’a adoptée de Jean-Claude Bonne pour son étude du portail de Conques (Bonne, 1984).

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introduction

L’un des premiers objectifs de l’analyse consiste à tenter de distinguer ce que l’œuvre étudiée partage avec les monuments contemporains ou antérieurs de ce qui émane du concepteur. Tout programme iconographique comporte en effet, d’une part, des composantes thématiques et structurelles plus ou moins répandues empruntées aux textes et surtout à la tradition iconographique et, d’autre part, des traits spécifiques dus à l’intervention du concepteur, un terme vague dans lequel j’englobe une réalité complexe mais difficile à préciser puisque la création iconographique découle certainement d’une concertation entre le ou les artistes et un ou plusieurs intellectuels : le commanditaire, le maître d’ouvrage, un savant appartenant à l’institution ou extérieur à elle, etc.7 Pour parvenir à établir une telle distinction, il est nécessaire de dessiner rapidement les contours des contextes monumental, historique et intellectuel dans lesquels s’inscrit l’œuvre envisagée. Que les informations concernant ces contextes soient prolixes ou inexistantes, elles constituent en effet, en dehors de l’œuvre elle-même, le principal fondement permettant d’envisager l’existence d’un message spécifique. La prise en compte du contexte avant l’analyse iconographique permet de concentrer la confrontation texte-image sur la production écrite locale ou liée à l’institution du commanditaire, et conditionne par conséquent une part non négligeable de cette analyse. Pour le Jugement dernier comme pour l’ensemble des thèmes du répertoire chrétien, les analogies entre les images et les textes sont très nombreuses mais elles sont souvent très générales, de sorte qu’il demeure extrêmement périlleux de postuler que tel texte a directement influencé telle image. Pour s’autoriser une hypothèse de cet ordre, il faut que le texte et l’image comportent des traits concordants extrêmement précis, ce qui n’est pratiquement jamais le cas. Il convient d’aborder ensuite la tradition iconographique, mais cette partie de l’analyse comme celles qui suivent doivent être précédées d’une rapide description de l’œuvre. Sans doute celle-ci paraîtrat-elle superflue à ceux qui la connaissent parfaitement, mais il me semble fondamental de ne pas préjuger de cette connaissance et, surtout, d’offrir au lecteur une vue d’ensemble de la composition. Cette description permet également de fonder les trois points suivants : l’examen de la tradition iconographique, de la structure et du sens de lecture.

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Voir à ce sujet Skubiszewski, 1990.

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introduction

L’étude de la tradition iconographique devrait théoriquement intervenir au terme des analyses structurelle et thématique car elle pourrait alors s’appuyer sur les nombreuses comparaisons développées dans ces contextes. Pour le Jugement dernier, la tradition est cependant bien connue et peut dès lors être abordée après la description, quitte à reporter l’examen de la tradition iconographique de thèmes plus complexes à la section réservée à leur analyse séparée. Cet examen montre en effet assez facilement que plusieurs traits thématiques et structurels sont communs à la majorité des Jugements derniers ou, au contraire, spécifiques à une époque, voire à une région. Cela n’implique pas pour autant que ces traits soient dépourvus de signification singulière. Il est probable au contraire que dans bien des cas le concepteur les a investis d’une signification nouvelle ou particulière, mais une telle hypothèse peut difficilement être soutenue si l’iconographie ne se distingue pas de la tradition par des indices originaux et explicites. L’examen préalable de la tradition iconographique permet ainsi d’éviter toute surinterprétation des composantes communes au moment de l’analyse thématique et conduit au contraire à accorder une valeur accrue aux composantes originales. Les deux points méthodologiques suivants sont capitaux pour l’hypothèse du double jugement. Le premier, l’examen de la structure de la composition, permet d’établir les rapports topographiques et hiérarchiques existant entre les différents lieux figuratifs : le ciel de la Parousie, le sol de la résurrection des morts, l’enfer et surtout le ou les séjours paradisiaques. Dans la perspective du double jugement, le paradis d’attente doit logiquement se situer en un lieu marginal et inférieur, et le séjour définitif dans la partie supérieure, voire dans l’axe de la composition. Aussi importe-t-il de relever systématiquement l’emplacement des lieux de l’au-delà  : en haut ou en bas, à dextre ou à senestre autrement dit à la droite ou à la gauche du Juge, à proximité ou loin de ce dernier, etc. L’examen de la distribution des nuées et, dans une moindre mesure, des feuillages contribue grandement à déterminer la position hiérarchique des lieux figurés. L’emplacement des lieux de l’au-delà, les relations qu’ils entretiennent entre eux et par rapport à la théophanie axiale, ainsi que les nuées et les feuillages qui s’y déploient ou au contraire y font défaut, fournissent en effet des indications extrêmement précieuses sur la nature – temporaire ou définitive – de ces lieux. À ma connaissance, la question du sens de lecture des Jugements derniers n’a jamais été étudiée, ce qui explique en partie que l’on n’ait pas relevé les anomalies émanant de l’interprétation tradition-

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introduction

nelle. Toutes les descriptions et les analyses abordent naturellement les composantes de l’œuvre dans un certain ordre, mais celui-ci n’est ni justifié ni présenté comme l’ordre de lecture induit par le concepteur. Il est possible que ce dernier n’ait pas conçu un ordre de lecture suivant des étapes très précises. Il n’en demeure pas moins que dans les Jugements derniers, la plupart des thèmes sont narratifs et impliquent par conséquent des séquences temporelles, un avant et un après, de la même manière que la structure, les nuées et les feuillages suggèrent l’existence d’espaces symboliquement mais aussi réellement superposés ou juxtaposée. C’est le cas en particulier dans la résurrection des morts ou dans les processions des élus et des damnés. Les morts étaient dans leur sarcophage avant d’en sortir ; les élus et les damnés se trouvaient au début de la procession, généralement sur le lieu du jugement, avant d’arriver à son terme ou d’entrer dans l’un des lieux de l’au-delà. Ces séquences temporelles n’ont sans doute pas besoin d’être constamment rappelées tant elles sont évidentes, mais leur existence permet de supposer que les tableaux séparés par les registres s’inscrivent également dans des séquences temporelles distinctes. Il faudra donc se demander si les compositions – principalement celles des portails – se lisent de bas en haut, comme le veut la tradition iconographique, ou dans un ordre plus complexe. Il faudra se demander plus précisément encore si la résurrection des morts intervient avant ou après la séparation. La question est capitale car si la résurrection est consécutive à la séparation, cela signifie logiquement que celle-ci intervient au moment du trépas et figure par conséquent le jugement immédiat. Après ces différentes approches abordant l’œuvre dans son ensemble, les composantes doivent être examinées suivant l’ordre de lecture supposé dans le paragraphe précédent et systématiquement confrontées à l’hypothèse du double jugement. La systématicité de l’analyse thématique est fondamentale car elle contribue considérablement à assurer l’objectivité de la démarche. Dans le cas des Jugements derniers, cette systématicité permet souvent de repérer des anomalies inhérentes à l’interprétation traditionnelle et par conséquent des indices corroborant l’hypothèse du double jugement, mais elle révèle également l’existence de thèmes compatibles avec les deux interprétations ou des contre-arguments qu’il faut pouvoir intégrer dans l’analyse globale. C’est principalement dans l’analyse thématique que doivent être exploités les textes, et en particulier ceux dont il a été question dans

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introduction

la section consacrée au contexte. Ces textes dessinent le vaste champ sémantique que peut véhiculer un thème mais, comme je l’ai postulé précédemment, ils ne permettent qu’assez rarement de préciser le sens d’une image. C’est davantage l’image elle-même et son contexte iconographique qui offrent les moyens de déterminer la part de ce champ sémantique qu’a pu privilégier le concepteur. Il peut même arriver que des images contredisent les textes, confirmant ainsi la grande autonomie dont elles peuvent jouir par rapport à l’écrit. Bien que l’on n’ait guère défini de critères permettant d’évaluer la valeur d’un argument, qu’il soit visuel ou textuel, il me semble qu’au moins un critère relativement fiable peut être établi sur la base des logiques figuratives adoptées dans le contexte artistique de l’image envisagée : si le sens de cette image ne se laisse pas appréhender aisément, il peut être précisé par une œuvre présentant un thème analogue mais plus explicite ou complémentaire. Plus ce point de comparaison est géographiquement, chronologiquement et artistiquement proche, plus il y a de chances pour qu’il soit pertinent. Ainsi peut-on classer en plusieurs niveaux très génériques et dans un ordre décroissant la valeur des images exploitées dans la comparaison : une autre partie de l’œuvre étudiée, une autre œuvre de l’édifice traitée sur un même support et contemporaine, une autre œuvre de l’édifice chronologiquement proche mais traitée sur un support différent, une œuvre géographiquement ou artistiquement voisine, une œuvre contemporaine, etc. Ces comparaisons sont particulièrement instructives dans les édifices comportant de vastes programmes sculptés et vitrés, comme ceux de Saint-Denis, Chartres et Reims. Pour ne citer que deux exemples révélateurs, elles permettent de comprendre la manière dont les nuées ont été utilisées sur les portails d’un même édifice ou le sens attribué au couronnement des saints et des élus. Chaque étude monographique est ponctuée par une brève synthèse reprenant les principaux arguments favorables ou défavorables à l’hypothèse soutenue et leur importance. Dans toute démarche scientifique, il me semble en effet essentiel de graduer la valeur des arguments avancés, car ils sont rarement absolus, et de reconnaître l’existence d’éventuels contre-arguments. Ces deux règles sont indispensables pour développer un propos nuancé et éviter ce dangereux travers de la recherche iconographique qu’est la surinterprétation. Aussi convient-il de préciser quels sont les arguments-clés, autrement dit ceux qui sont difficilement réfutables sans être pour autant absolus, les arguments secondaires, en précisant autant que faire se peut leur degré de pertinence, et les arguments défavorables. Ces règles

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introduction

n’effaceront jamais la part de subjectivité inhérente à la recherche iconographique, mais elles ne peuvent qu’en accroître la rigueur. Dans le cas des Jugements derniers, elles conduisent également à voir dans ces compositions non pas le fruit de créations totalement cohérentes, mais des traductions nécessairement imparfaites de conceptions de l’au-delà extrêmement complexes et elles-mêmes imparfaites, par le biais de vecteurs figuratifs limités et contraignants. Si le principal objectif de ce livre réside dans l’argumentation de l’hypothèse du double jugement pour une série d’œuvres romanes et gothiques, cette nouvelle lecture soulève néanmoins trois questions corollaires : pourquoi a-t-on associé les deux jugements, comment a-t-on représenté le premier et enfin quelle est l’utilité du Jugement dernier dès lors que le sort des âmes semble avoir été scellé dès la sortie du corps ? Les théologiens se sont posé cette dernière question et y ont répondu diversement. Aussi importe-t-il d’interroger les images pour tenter de dégager les réponses qu’elles y ont apportées.

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I. LE JUGEMENT IMMÉDIAT

A. LES TEXTES 1. LE PREMIER JUGEMENT DES ÂMES Les sources Pour tenter de montrer la complexité de la conception médiévale du jugement des âmes séparées, je m’appuierai sur des sources écrites aussi représentatives que possible, situées entre les débuts du christianisme et le XIIe siècle, renvoyant l’examen des textes de la première moitié du XIIIe siècle aux chapitres consacrés aux monuments qui leur sont contemporains. Ces sources ne constituent pas un corpus homogène aisément classifiable et diffèrent au contraire par leur genre et par leur contenu, développant souvent des visions contradictoires de la destinée des âmes après la mort mais, en dépit de ces divergences, elles permettent de tracer à grands traits les contours de la notion de jugement immédiat. La première source écrite qu’il convient de prendre en considération est bien entendu la Bible, même si les mentions dépourvues d’équivoque sont extrêmement rares. Viennent ensuite les apocryphes, en particulier l’Apocalypse de Paul (IIe siècle), un texte à la fois très précoce et foisonnant de renseignements sur le sort des âmes après la mort. La théologie fournit également une quantité d’informations considérable, mais les textes sont si nombreux qu’il faudra se restreindre à quelques ouvrages de référence, en particulier l’Elucidarium d’Honorius Augustodunensis, le De sacramentis de Hugues de Saint-Victor ou les Sentences de Pierre Lombard qui constituent des synthèses extrêmement précieuses de la pensée des Pères. Les récits de voyages dans l’au-delà forment un autre corpus majeur de sources textuelles. L’étude exemplaire de Claude Carozzi a mis en évidence les caractéristiques de ces visions, révélant en particulier que la notion de purgatoire en tant que lieu y était acquise dès l’époque carolingienne, bien avant l’apparition du substantif purgatorium1. Il faudra 1 Tout au long de son livre, Claude Carozzi a montré comment la notion de purgatoire en tant que lieu a très rapidement progressé, au point qu’elle fut établie dès la période carolingienne. Voir en particulier Carozzi, 1994, p. 383. Cette vision s’oppose à la thèse de Jacques le Goff (Le Goff, 1981).

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le jugement immédiat enfin aborder les textes liturgiques, en dépit de leur relative imprécision, car ils étaient parfaitement connus de l’ensemble du clergé et surtout parce que c’est à travers la liturgie que les vivants aidaient les morts à franchir avec succès l’épreuve de la mort, le premier jugement et, pour la majorité d’entre eux, les peines temporaires.

La Bible Dans l’Ancien Testament, le jugement de Dieu s’est longtemps adressé aux nations et non aux individus, le Livre de Daniel étant le premier à concevoir la notion de rétribution individuelle, peut-être immédiatement après la mort2. Dans le Nouveau Testament en revanche, la rétribution posthume et différenciée des âmes en fonction de leurs actes a été clairement évoquée, tout d’abord à travers la parabole du pauvre Lazare et, dans une moindre mesure, par l’épisode du bon larron3. Dans la parabole, Lazare est emporté par des anges dans le sein d’Abraham tandis que le mauvais riche est soumis aux peines infernales (Lc 16, 19-31). On verra cependant que la définition du sein d’Abraham a posé quelques difficultés aux théologiens. Il en va de même pour la destination du bon larron : tandis qu’il demande au Christ suspendu à la croix de se souvenir de lui lorsqu’il sera dans son royaume, celui-ci répond qu’il sera avec lui dans le paradis, suggérant ainsi une identité ontologique entre ces deux lieux de l’au-delà (Lc 23, 42-43). La destinée posthume est également évoquée dans l’Apocalypse, à travers les âmes des martyrs que Jean voit en dessous de l’autel à l’ouverture du cinquième sceau et qui reçoivent un vêtement blanc en attendant que le nombre des martyrs ait été complété (Ap 6, 9-11)4. Comme on va le voir au sujet des représentations de ce thème, les commentaires précisent que cette récompense correspond aux béatitudes temporaires accordées aux justes avant le Jugement dernier. Les premiers siècles (IIIe-VIe) Durant les premiers siècles du christianisme, l’idée d’un premier jugement a considérablement progressé : tandis que certains auteurs sont restés extrêmement vagues5, d’autres, comme Irénée, Origène, 2

Rivière, 1925, col. 1737-1746. Ibid., col. 1754 ; et Grelot, 1967. 4 Rivière, 1925, col. 1764. 5 Durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, l’idée de jugement n’a pas été formulée de manière explicite, mais elle était sous-entendue par le sort différencié des damnés et des 3

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les textes

Jean Chrysostome ou Cyrille de Jérusalem, ont très clairement formulé l’idée d’une séparation opérée après la mort6. Avant Grégoire le Grand, le texte le plus clair et le plus prolixe à cet égard émane cependant d’un apocryphe, l’Apocalypse de Paul, rédigé probablement dans la deuxième moitié du IIe siècle7. Cette source est d’autant plus importante qu’elle a très rapidement influencé les théologiens et que son succès s’est prolongé durant tout le Moyen Âge à travers ses traductions latines et en plusieurs langues vernaculaires8. On y trouve en particulier les récits circonstanciés de la mort du juste et de celle de l’impie, suivant un schéma qui deviendra pour ainsi dire canonique9. Autour du lit du mourant se pressent des anges et des démons, les premiers s’emparant de l’âme du juste tandis que les seconds saisissent celle de l’impie. Dans les deux cas, l’ange gardien accompagne l’âme de son protégé jusqu’au tribunal divin où il témoigne des actes qu’elle a accomplis sur terre. Dieu confie alors le juste à saint Michel pour qu’il l’emmène au paradis et l’impie à l’ange Tartaruchus ou Tartarouchos afin qu’il l’envoie dans les ténèbres extérieures où il restera jusqu’au jugement10. En Occident, la notion de jugement immédiat n’a pas connu un développement aussi précoce. En témoigne, au IVe siècle, l’œuvre de Jérôme qui ne l’évoque que très brièvement11. Au début du siècle suivant en revanche, elle a considérablement progressé à travers l’œuvre d’Augustin. Dans l’Enchiridion, celui-ci situe le séjour des âmes entre la mort et le Jugement dernier dans des secrets dépôts où elles

élus, cf. ibid., col. 1769 et 1774. 6 Irénée, Adversus haereses, II, 34, 1 et IV, 37, 1-2 ; S.C. 294, p. 354-357, et S.C. 100, p. 918. Le premier passage évoque les récompenses accordées avant le Jugement dernier à travers la parabole du pauvre Lazare ; le second mentionne un jugement mais il n’en précise pas la temporalité. Origène, De principiis, I. Praefatio, 5 ; S.C. 252, p. 82-83, distingue les récompenses obtenues par les âmes après la morts de la gloire que recevront les corps ressuscités. Pour Jean Chrysostome, Conciones VII de Lazaro, I, 11, II, 2-3, V, 3 et VII, 4 ; P.G. 48, 979, 984-986, 1021 et 1050, la parabole du pauvre Lazare implique l’existence d’une rétribution immédiate et d’un tribunal, cf. Rivière, 1925, col. 1787 et 1790-1791. 7 Ce texte a été édité, traduit et étudié par Carozzi, 1994b. Celui-ci (p. 166) situe le texte primitif entre 164-166 et 190. Je citerai conjointement à cette première référence (version L1) la traduction proposée par Bovon et Geoltrain, 1997, p. 787-826, car si elle se fonde également sur le texte « latin long », la version choisie est sensiblement différente (P). 8 Carozzi, 1994b, p. 170-178 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 779. 9 Carozzi, 1994b, p. 162-164, considère que ce texte a préparé l’idée de jugement particulier. 10 Apocalypse de Paul, 14 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 196-201. Voir aussi Bovon et Geoltrain, 1997, p. 793-795 (14b-14g). 11 Rivière, 1925, col. 1796-1797.

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connaissent ou bien le repos ou bien la peine dont elles sont dignes12. L’idée a ensuite été reprise par de nombreux auteurs, en particulier par Julien de Tolède, Hugues de Saint-Victor et Pierre Lombard13. Toujours dans l’Enchiridion, l’évêque d’Hippone évoque l’efficacité des suffrages et établit à cet effet une distinction entre trois catégories d’âmes : les tout à fait bons, les tout à fait mauvais et ceux qui ne furent pas tout à fait méchants, les seuls pour qui les suffrages constituent des moyens de propitiation14. L’idée d’un jugement actuel a été formulée encore plus clairement dans son commentaire sur le credo : si le Christ s’est assis à la droite du Père après l’Ascension, c’est pour exercer quotidiennement son pouvoir judiciaire. « Il ne cesse pas, en effet, de rendre à chacun suivant ses mérites, bien qu’au jugement dernier surtout le Fils de Dieu doive se manifester aux hommes en tant que juge des vivants et des morts avec un irrésistible éclat »15. Enfin dans le chapitre XX de la Cité de Dieu dédié au Jugement dernier, il établit une distinction entre trois jugements : le premier s’est adressé aux premiers hommes et aux anges rebelles, celui qu’il qualifie de jugement moyen s’effectue quotidiennement, en cette vie ou après la mort, et le troisième, le plus important, est « le dernier »16. Dans le cadre de ce livre dédié à la représentation conjointe des deux jugements, il convient de souligner qu’avant d’évoquer le Jugement dernier, Augustin éprouve le besoin de préciser son statut par rapport aux autres jugements divins. Comme l’a très justement relevé Claude Carozzi, il faut attendre l’œuvre de Grégoire le Grand avant de retrouver un schéma du destin de l’âme aussi clair que celui de l’Apocalypse de Paul 17. Dans ses Moralia in Iob, il définit quatre catégories de ressuscités en ajoutant une catégorie intermédiaire à la typologie établie par Augustin : ceux qui ne seront pas jugés et régneront, ceux qui seront jugés et régneront, ceux qui seront jugés et périront, et enfin ceux qui périront sans jugement18. Parmi ceux qui se situent entre les deux extrêmes, il distingue donc ceux qui seront sauvés de ceux qui ne le seront pas. Cette 12

Augustin, Enchiridion, 29, 109 ; B.A. 9, p. 302-303. Julien de Tolède, Prognosticon, II, 9 ; P.L. 96, 479 A ; Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 5 ; P.L. 176, 589 A-B ; Pierre Lombard, Sententiae, IV, 45, 2, 1 ; S.B. V, p. 523. 14 Augustin, Enchiridion, 29, 110 ; B.A. 9, p. 302-305. Repris par Julien de Tolède, Prognosticon, I, 21 ; P.L. 96, 476 A. 15 Augustin, De Fide et Symbolo, VII, 14 ; B.A. 9, p. 44-47. 16 Augustin, De Civitate Dei, XX, 1 ; B.A. 37, p. 178-183, cf. RiviÈre, 1925, col. 1799-1801 ; Viola, 1988, p. 248-256 ; et Carozzi, 1994, p. 19 et 29. 17 Voir à nouveau Carozzi, 1994, p. 34. 18 Grégoire le Grand, Moralia in Iob, 26, 27, 50-51 ; CCSL 143 B, p. 1304-1306. 13

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classification réduit considérablement la portée du Jugement dernier puisque celui-ci ne concerne que ces deux catégories intermédiaires, le sort des deux autres ayant manifestement été réglé dès après la mort. Elle a connu une fortune au moins aussi grande que celle d’Augustin car on la retrouve notamment chez Isidore de Séville, Héric d’Auxerre, Honorius Augustodunensis et Pierre Lombard19. Mais l’ouvrage le plus important pour la question du premier jugement est assurément le quatrième livre de ses Dialogues dans lequel le saint pape a évoqué à maintes reprises le sort des âmes après la mort, précisant les modalités du transitus, les acteurs en présence ainsi que les lieux de l’au-delà. Il en sera très souvent fait mention dans les paragraphes suivants. La liturgie La liturgie s’adresse aux mourants ou aux morts à de nombreuses occasions : l’agonie, les vigiles, les laudes et les matines des défunts, la messe de funérailles, la mise au tombeau, les célébrations du troisième, septième, trentième et quarantième jour, les messes anniversaires, les messes votives ou « spéciales » pour les défunts, l’office des morts ou « vigiles », l’office du chapitre, les messes quotidiennes pro defunctis, le Memento des morts et la commémoration annuelle des morts qui sous l’influence de Cluny sera fixée le 2 novembre20. Les thématiques développées dans les chants et les oraisons demeurent généralement très semblables. À une époque indéterminée, que Joseph Ntedika situe le plus souvent entre le IIIe et le VIIe siècle, on y a en effet développé les principaux thèmes rencontrés dans les textes précédents, auxquels s’ajoutent les Passions des saints dont l’influence a manifestement été considérable sur la liturgie funéraire : la notion de jugement – même si elle reste relativement discrète –, la protection de l’âme contre l’adversaire et l’accueil des justes dans le sein d’Abraham, le paradis ou le lieu de la lumière21.

19 Isidore, Sententiae, I, 27, 10-11 ; CCSL 111, p. 85 ; Héric d’Auxerre, Homilia I, 29 ; CCCM 116, p. 244 ; Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 60-71 ; éd. Lefèvre, p. 459-461 ; Pierre Lombard, Sententiae, IV, 47, 3 ; S.B. V, p. 538-540. Cf. RiviÈre, 1925, col. 1801-1803. 20 D. Sicard, 1978, p. 151-239 ; Angenendt, 1983 ; Angenendt, 1984 ; Binski, 1996, p. 50-55 ; Lauwers, 1997, p. 90-108, 114-126 et 140-146 ; et Treffort, 1996, p. 70-106. Pour la commémoration annuelle des morts, voir également Le Goff, 1981, p. 170-173. 21 Ntedika, 1971, p. 47-226.

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Le temps des visions (VIIe-XIe siècles) Durant la longue période séparant la fin de l’Antiquité de la renaissance du XIe siècle, les théologiens n’ont pas cessé de mentionner l’existence de deux jugements. On peut citer à cet égard les Sentences d’Isidore de Séville22. Mais c’est avant tout dans les récits de voyages dans l’au-delà, dont la production fut considérable durant ces cinq siècles, que le sort des âmes séparées a été développé et précisé. Dans la Vision de Fursy (vers 630), la première de cette longue série, le jugement est mentionné mais pas décrit car le visionnaire doit revenir sur terre et n’est dès lors pas contraint de comparaître devant Dieu23. Dans les visions de Barontus, Mechdeorf et Wettin, le jugement est au contraire directement évoqué et dans les nombreuses autres visions, il est implicite puisque les âmes reçoivent déjà la rétribution de leurs actes ou subissent des peines purgatoires24. Dans le sillage de l’Apocalypse de Paul, ces visions fournissent également quantité de précisions sur les modalités du jugement, l’intervention des anges, des saints et des démons, ou encore sur les récompenses accordées aux élus. De même, elles tracent les contours d’un au-delà complexe et pas toujours très cohérent mais dans lequel se distinguent habituellement trois ou quatre lieux. Le premier commentaire sur la structure quadripartite de l’au-delà a été développé par Bède le Vénérable dans son récit de la Vision de Drythelm (avant 731)25 où il distingue l’enfer destiné aux damnés, le purgatoire pour ceux qui doivent se purifier, le paradis – un champ fleuri et lumineux – pour les imparfaits et un deuxième lieu paradisiaque proche du royaume des cieux pour les parfaits26. Ce texte montre au demeurant que ces visions pouvaient émaner de théologiens renommés et se fonder sur une science consommée de la doctrine. Le XIIe siècle Durant tout le XIIe siècle, les récits de voyage dans l’au-delà ont continué d’évoquer le jugement immédiat, que ce soit directement, 22

Isidore, Sententiae, I, 27, 7 ; CCSL 111, p. 84. Carozzi, 1994, p. 126. Cet auteur a donné une édition provisoire de la vision de Fursy (p. 679-692). Il considère par ailleurs que le jugement proprement dit n’est pas évoqué avant la vision de Thurkill (1206), dans laquelle on rencontre une véritable mise en scène du processus judiciaire comprenant une balance et des juges (p. 623-628 et 631-632). 24 Pour ces trois visions, voir Carozzi, 1994, p. 147, 305-306 et 328-329. 25 Ibid., p. 227 et 244. 26 Bède, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, V, 12, 2-6 ; S.C. 491, p. 70-81. Voir également Carozzi, 1994, p. 229-230 et 249-250. 23

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comme dans une vision rapportée par Guibert de Nogent27 et dans celle de Thurkill (après 1206)28, ou implicitement, à travers la différenciation du sort des âmes séparées. Le thème est également très présent dans le De miraculis de Pierre le Vénérable, une collection de miracles mêlée d’exempla, dans lequel l’abbé de Cluny rapporte de nombreux songes ou visions faisant découvrir aux vivants la destinée posthume des âmes : lutte contre le démon, intervention angélique, jugement et séjours de l’au-delà29. On retrouve une vision de ce type dans un passage du De sacramentis dans lequel Hugues de Saint-Victor entreprend d’illustrer ses propos sur le premier jugement : un pèlerin de saint Jacques qui s’était donné la mort revient à la vie et rapporte qu’il avait été conduit par un diable vers les lieux de tourment avant que saint Jacques n’intervienne et l’emmène au ciel, devant le trône du juge où il obtint, grâce aux prières prononcées pour son salut, la permission de revenir sur terre30. Le premier jugement continue donc de préoccuper les théologiens et en particulier les rédacteurs des grandes synthèses composées durant les XIIe et XIIIe siècles. Ainsi Abélard distingue-t-il deux jugements, le premier intervenant après la mort de chacun31. Honorius Augustodunensis, déjà mentionné à deux reprises, a compilé les idées de ses illustres prédécesseurs tout en offrant un tableau clair et concis du transitus, avec l’intervention des anges et des démons, ainsi que les lieux de l’au-delà correspondant aux différents statuts des âmes séparées32. Chez Hugues de Saint-Victor, également cité précédemment, les considérations relatives au jugement immédiat occupent plus de place que les passages traitant du Jugement dernier et se fondent en grande partie sur la patristique33. Pierre Lombard a également opéré une compilation des textes patristiques consacrés au jugement immédiat, à commencer par ceux d’Augustin et de  Grégoire le Grand. Richard de Saint-Victor a pour sa part distingué trois jugements à la manière d’Augustin, si ce n’est que le premier est celui de l’Église, et non celui des premiers hommes et des anges rebelles, tandis que les deux autres correspondent toujours au jugement succédant à la mort 27 Guibert de Nogent, De vita sua sive Monodiae, 19 ; éd. Labande, p. 446-451. Voir aussi Baschet, 1995, p. 177-179. 28 Visio Thurkilli ; éd. Schmidt, p. 13-15. Cf. Carozzi, 1994, p. 623-628, et 631-632. 29 Torrell et Bouthillier, 1986, p. 343-397. 30 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 2 ; P.L. 176, 583 A-584 A. 31 Viola, 1988, p. 256-257. 32 Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 1-12 ; éd. Lefèvre, p. 443-447. 33 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis. Cf. Rivière, 1925, col. 1804.

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et au Jugement dernier34. Il convient enfin de mentionner Thomas d’Aquin, même si son œuvre déborde du cadre chronologique de ce panorama, pour lequel l’existence du premier jugement est une évidence qu’il fonde sur Grégoire le Grand35. 2. LES ACTEURS L’âme L’âme est bien entendu le premier acteur du drame qui se joue après la mort puisque c’est elle qu’emportent les anges, que convoitent les démons, qui fait l’objet du jugement et est envoyée dans les différents lieux de l’au-delà. Exceptionnellement, elle peut prendre l’apparence d’un enfant36, d’un oiseau ou d’un globe incandescent37. Chez Prudence et Grégoire le Grand, par exemple, elle se présente sous la forme d’une colombe sortant par la bouche et s’envolant au ciel38. Mais dans la plupart des cas, l’âme est conçue comme un homoncule, se déplaçant, se nourrissant, chutant, subissant des tourments corporels, éprouvant des sentiments ou des souffrances exactement comme le ferait un homme. Dans l’au-delà, elle peut évoluer seule ou en groupe comme dans la Vision du moine Wenlock, composée avant 716 par Boniface, où le visionnaire s’étonne que la terre puisse contenir un si grand nombre d’âmes39. Les anges Au moment du trépas ou dans les instants qui lui succèdent, le défunt d’abord et son âme ensuite peuvent rencontrer des personnages très diversifiés venus leur porter secours40. Ce type d’apparition, particulièrement fréquent dans les Dialogues de Grégoire le Grand,

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Viola, 1988, p. 257-258. Thomas d’Aquin, Summa theologica, Supplementum, Quaestio LXIX ; éd. Altera Romana, p. 381-391. 36 Dans les Annales de Saint-Bertin, les enfants rencontrés par le visionnaire sont des saints retournés à l’enfance, cf. Carozzi, 1994, p. 319. 37 Boglioni, 1979, p. 199. 38 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 11, 4 ; S.C. 265, p. 48-49. Voir également Le Goff, 1981, p. 74-77. Pour le texte de Prudence, voir Amat, 1985, p. 373. 39 Saint Boniface, Lettre 10 ; MGH Epistolae selectae, p. 8-15, en part. p. 9. Cf. Carozzi, 1994, p. 194-226. 40 Carozzi, 1994, p. 45, a relevé les diverses apparitions du Christ, de la Vierge et des saints dans le quatrième livre des Dialogues de Grégoire. 35

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concerne le Christ41, la Vierge42, des saints protecteurs – comme saint Jacques dans le récit de Hugues de saint Victor mentionné plus haut43 et celui de Guibert de Nogent dont il sera question plus loin –, ou encore des prophètes44. Compte tenu de la présence de saint Pierre dans certaines représentations du jugement immédiat, il convient de mentionner plus précisément deux passages des Dialogues, dans lesquels apparaît l’apôtre45, ainsi que la Vision de Barontus (678-679), dans laquelle il chasse le diable armé de trois clés, et un récit du De miraculis de Pierre le Vénérable46. Mais dans la grande majorité des cas, ce sont des anges qui apparaissent au mourant ou à son âme pour les réconforter, conduire celle-ci au paradis ou devant le tribunal et le plus souvent pour la défendre contre les assauts du démon. Avant d’examiner les confrontations de ce type, il convient cependant d’aborder séparément les apparitions dans lesquelles les anges n’ont pas à intervenir contre l’ennemi spirituel. De nombreux textes ont transposé aux saints ou aux simples fidèles le thème des anges psychopompes mentionné dans le récit paradigmatique du transitus du pauvre Lazare. C’est le cas notamment dans les premières Passions latines telles celles de Perpétue, dans laquelle son frère Saturus est emporté vers l’Orient par quatre anges, ou encore celle de Maximien où les anges se chargent également d’accueillir les fidèles au paradis47. L’idée est encore développée dans la Vie plus tardive de saint Caprais de Lérins (VIIe) dans laquelle saint Michel protège le saint et emporte son âme dans la Cité céleste48. 41 Le Christ apparaît à Tarsilla, la tante de Grégoire, cf. Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 17, 2 ; S.C. 265, p. 68-69. Dans un récit de Pierre le Vénérable, De miraculis, I, 21 ; CCCM 83, p. 63-64, le prieur de Marcigny voit, avant de mourir, le « Seigneur et son doux entourage ». 42 Musa, la petite sœur de Probus, a vu la Vierge et les saintes d’abord en songe puis à l’heure de sa mort, cf. Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 18 ; S.C. 265, p. 70-73. 43 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 2 ; P.L. 176, 583 A-584 A. Chez Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 13, 3 ; S.C. 265, p. 54-55, les saints martyrs Juvénal et Éleuthère sont apparus à l’évêque Probus. 44 Un pieux Romain voit à son trépas les prophètes Jonas, Ézéchiel et Daniel, cf. Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 35 ; S.C. 265, p. 116-117. 45 Un prêtre atteint d’une fièvre ardente voit apparaître les apôtres parmi lesquels il distingue plus particulièrement Pierre et Paul. Quant à Galla, une veuve devenue moniale, elle voit saint Pierre se tenant debout devant son lit trois jours avant sa mort. Cf. Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 12, 4-5 et 14, 4 ; S.C. 265, p. 50-53 et 58-59. 46 Visio Baronti, 12 ; MGH SRM V, p. 387, 4-5. Pierre le Vénérable, De miraculis libri duo, I, 26 ; CCCM 83, p. 80-82, cf. Torrell et Bouthillier, 1986, p. 343-345. 47 Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, XI, 2 ; S.C. 417, p. 142-143. Voir également Amat, 1985, p. 122-123 et 296-297. 48 Vita S. Caprasii, 8 ; AASS, jun. I, p. 76 F. Voir aussi Ntedika, 1971, p. 64-65.

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Si ces mentions ne concernent que ces hommes exceptionnels que sont les saints, il en est une série remarquable dans laquelle les anges se chargent des simples défunts sans que les diables ne les menacent aucunement. L’idée est très présente dans la liturgie où l’influence de la parabole du pauvre Lazare est encore plus marquée que dans les Passions, comme dans l’antienne Suscipiat te Christus sans doute très ancienne : « Que le Christ qui t’a appelé daigne t’accueillir et que les anges te conduisent dans le sein d’Abraham »49. Les anges sont également invités à conduire l’âme dans le sein d’Abraham dans l’oraison Deus apud quem50, et vers des lieux paradisiaques manifestement considérés comme identiques dans les antiennes In regnum Dei et In paradiso – respectivement le royaume et le paradis –, il faudra y revenir51. Cette double fonction d’accompagnement et d’accueil des élus est également mentionnée par les Pères. Ainsi pour Jérôme, les justes sont escortés par des anges et accueillis par le Christ dans la Jérusalem céleste ou dans le sein d’Abraham52. Il en va de même dans trois passages des Dialogues : saint Benoît voit l’âme de l’évêque Germain de Capoue portée au ciel par des anges ; le pauvre Servulus, qui chantait les psaumes à l’heure du trépas, entend les laudes entonnées dans le ciel ; enfin, parmi les personnes assistant à la mort d’un homme vertueux – le père Étienne –, plusieurs voient des anges entrer dans la pièce et s’enfuient terrorisés53. Les personnages bénéficiant de cette intimité avec les anges sont toutefois exceptionnels, même s’il ne s’agit pas de saints comme dans les Passions, les justes ordinaires devant au contraire subir les assauts du démon, ainsi qu’on le verra plus loin. L’idée selon laquelle les diables n’apparaissent qu’aux réprouvés a encore été exprimée par Isidore : si les justes ne doivent pas subir les tourments du démon, c’est parce qu’ils sont protégés par les anges dont ils sont appelés à devenir les compagnons54. Ici, les anges sont donc clairement investis d’une fonction protectrice, mais ils n’ont pas 49

Hesbert, CAO III, 5092, p. 499; Ottosen, 1993, p. 418, V 221. Ntedika, 1971, p. 144 ; et D. Sicard, 1978, p. 66-68 et 75. 50 Sacramentaire gélasien, III, 91, 19 ; cf. Ntedika, 1971, p. 144 ; et D. Sicard, 1978, p. 89-90. Les anges jouent également ce rôle dans l’oraison du Supplément d’Alcuin et l’oraison gallicane du sacramentaire de Saint-Denis (875), cf. ibid., p. 90-96. 51 Ordo 49, 6 et 5 ; éd. Andrieu, 1931-1961, IV, p. 530 et 529. Ntedika, 1971, p. 163-165 et 166-167. 52 Jérôme, Epistolae, 22, 41 ; 23, 3 et 39, 3 ; éd. Labourt, I, p. 158-159, II, p. 9, et II, p. 76. Voir aussi Amat, 1985, p. 393-394. 53 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 8 ; 15, 4 et 20, 4 ; S.C. 265, p. 42-43, 60-63 et 76. 54 Isidore, Sententiae, III, 62, 4 et 10-11 ; CCSL 111, p. 328 et 330. Voir également Ntedika, 1971, p. 61.

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à affronter l’ennemi spirituel puisque leur simple présence suffit à l’écarter. Cette fonction protectrice est en revanche absente chez Honorius pour qui les seuls êtres spirituels présents au moment du trépas sont l’ange gardien et une foule d’anges venus enlever l’âme et la mener au paradis spirituel55. Chez Pierre le Vénérable, l’absence de démon apparaît à nouveau comme un privilège réservé à un personnage hors du commun, comme chez Grégoire : si le moine Benoît, dont la cellule se situait dans une tour dédiée à saint Michel, voit à l’article de la mort une assemblée d’anges descendue sur terre, c’est parce qu’il a toujours vécu avec eux. Il peut alors se rendre en toute tranquillité dans le royaume des cieux où il est appelé à voir Dieu faceà-face, sans devoir subir de peines purgatoires56. Ces deux privilèges suffisent amplement à établir le caractère exceptionnel de cette âme. Les diables « Militia est vita homini super terram et sicut dies mercenarii dies eius » affirme le Livre de Job (Jb 7, 1)57. Cette idée a été développée très tôt par les auteurs chrétiens qui ont conçu la vie dans le siècle comme un combat spirituel et la mort comme un prolongement de cet antagonisme dans l’au-delà58. Ainsi les démons se rassemblent-ils généralement autour du lit du mourant pour tenter d’arracher son âme ou pour la disputer aux anges et, en cas d’échec, ils poursuivent leur entreprise après la sortie de l’âme, ne s’avouant vaincu qu’au terme d’un nouveau combat ou de la proclamation du verdict. Durant le procès, le diable joue quelquefois le rôle de l’avocat de l’accusation, conformément à un passage de l’Apocalypse relatif au dragon à sept têtes considéré comme une incarnation du diable (Ap 12, 9) : « […] on a jeté bas l’accusateur, qui accusait jour et nuit nos frères devant notre Dieu » (Ap 12, 10).  Les récits de ce type sont particulièrement précoces et nombreux. Comme pour les apparitions angéliques, il faudra distinguer les récits dans lesquels les diables se présentent seuls de ceux qui font intervenir des anges, que ce soit pour les combattre ou pour récuser leurs accusations. Les débuts de cette longue série comportent notamment la 55

Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 1 ; éd. Lefèvre, p. 443. Pierre le Vénérable, De miraculis, I, 20 ; CCCM 83, p. 62-63. 57 « La vie de l’homme sur terre est une milice. Ses jours sont comme un service de mercenaire ». 58 Ntedika, 1971, p. 46-83. Pour Baschet, 1995, p. 173, il n’y a de jugement que lorsque l’âme fait l’objet d’un conflit. 56

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Passion de Perpétue  où la sainte reçoit à deux reprises une vision prémonitoire, relative à sa propre mort, dans laquelle elle défait le démon : une première fois en écrasant la tête du dragon posté au pied de l’échelle conduisant au paradis, une seconde fois en écrasant celle d’un Égyptien apparu dans l’arène59. On a vu précédemment que les saints bénéficiaient généralement d’une bienveillance accrue de la part des anges et surtout d’un transitus dépourvu d’agression diabolique. La Passion de Perpétue montre donc très clairement que les saints ne sont pas tous exemptés de ce type d’épreuve, même si ici les affrontements sont vus anticipativement en songe. Dans la Vita de saint Martin, composée à la fin du IVe siècle par Sulpice Sévère, le combat contre le diable se déroule au contraire « réellement » au moment du trépas : à l’article de la mort, le saint voit un diable se dresser à ses côtés et le chasse en prononçant des paroles manifestement inspirées par l’antienne Suscipiat te Christus : « Tu ne trouveras rien en moi maudit : le sein d’Abraham me reçoit »60. Un siècle plus tard, Grégoire de Tours écrit une suite à cet affrontement, affirmant que des diables ont tenté de retenir le saint emporté par des anges en cherchant vainement des péchés à lui reprocher61. Si l’on revient à présent quelques siècles en arrière pour examiner les textes apocryphes et patristiques, on s’aperçoit que les démons y sont également très présents au moment du transitus. Dans le Livre d’Hénoch, les « Satans » tentent de se rapprocher de Dieu dans le ciel pour accuser les hommes62. Dans l’Apocalypse de Paul, on l’a vu, les démons et les anges entourent le juste comme l’impie, mais les démons n’interviennent pas dans la mort du premier tandis qu’ils s’emparent du second63. Chez Ambroise, les démons interviennent après la mort pour entraver l’ascension de l’âme64. L’évêque de Milan considère par ailleurs que le combat spirituel du sixième chapitre de l’Épître aux Éphésiens se livre dans l’au-delà ; Augustin craint encore que le lion 59

Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, IV, 4-7 et X ; S.C. 417, p. 114-117 et 134-143. Voir aussi Ntedika, 1971, p. 47-50. 60 Sulpice Sévère, Vita Martini, X, 16 ; S.C. 133, p. 342-343. 61 Grégoire de Tours, Livre des miracles de saint Martin ; cf. Bordier et Desgrugillers, 2003, p. 18. Voir aussi Boglioni, 1979, p. 197. 62 Livre d’Hénoch, 40, 7, cf. F. Martin,  1906, p. 86-87. François Martin précise que ces « Satans » sont distincts des anges déchus et des démons qui ne peuvent se présenter dans le ciel. Il semble que cette accusation se situe dans le temps présent et non au Jugement dernier. Voir également Amat, 1985, p. 377. 63 Apocalypse de Paul, 14-16 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 196-207 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 793-797 (14b-14g, 15a-16e). Voir également Ntedika, 1971, p. 55-59 ; Le Goff, 1981, p. 56-60 ; et Amat, 1985, p. 377. 64 Ambroise, De bono mortis, 6, 22 ; CSEL 23, p. 723-724.

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et le dragon accusateurs ne s’en prennent à sa mère Monique alors qu’elle est morte depuis plusieurs années  ; enfin, Julien de Tolède affirme que les démons sont chassés par les prières des vivants65. C’est toutefois chez Grégoire le Grand que la démonologie est la plus développée, à travers de nombreux récits truculents préfigurant les exempla médiévaux66  : un enfant de cinq ans coupable de blasphèmes voit des esprits méchants, qu’il qualifie de Maures, et se trouve condamné à la géhenne67 ; un jeune homme, Théodore, subit la vision d’un dragon dévorant engloutissant sa tête dans sa gueule, mais les prières des frères parviennent à le chasser68 ; Chrysaurius, un homme riche, voit pour sa part des esprits noirs et hideux, avant que son âme ne soit arrachée à son corps, sans doute par les diables69 ; un dragon enfonce sa gueule dans la bouche d’un moine glouton  pour en ôter le souffle70. Le récit le plus circonstancié reste toutefois celui du pont de l’épreuve dont l’influence fut considérable dans les récits de voyage dans l’au-delà. Ce pont enjambe un fleuve « d’une noirceur sinistre, exhalant une buée d’une puanteur insupportable  ». Au-delà se trouvent des prairies charmantes, mais pour y arriver il faut à la fois franchir ce pont et résister aux démons qui tirent les âmes vers le bas tandis que des anges les attirent vers le haut. Cette double épreuve, précise Grégoire, correspond à l’examen du juge invisible71. Dans cette série de récits grégoriens, c’est le seul dans lequel anges et démons se disputent une âme, même s’ils ne s’affrontent pas directement72. Le thème de la lutte contre le démon après la mort occupe également une place considérable dans la liturgie, sauf à Rome où la crainte du démon est peu explicite. Dans les liturgies gallicanes et wisigothiques, une grande partie des gestes accomplis et des paroles prononcées ou chantées semblent destinés à protéger l’âme contre les assauts du diable. Dans le Gelasianum 1621, on demande plus précisément l’assistance de saint Michel. Dans le rite wisigothique, trente-sept psaumes semblent évoquer le combat contre le diable, que ce soit 65 Ambroise, De excessu Satyri, I, 29 ; CSCL 73, p. 225 ; Augustin, Confessionum, IX, 13, 36 ; B.A. 14, p. 136-137 ; et Julien de Tolède, Prognosticon, I, 17 ; P.L. 96, 473 A-B. Voir aussi Ntedika, 1971, p. 52, 53-54 et 61-62. 66 Le Goff, 1981, p. 124. 67 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 19, 3-4 ; S.C. 265, p. 72-75. 68 Ibid., IV, 40, 2-5 ; S.C. 265, p. 140-143. Voir également Ntedika, 1971, p. 59-60. 69 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 40, 6-9 ; S.C. 265, p. 142-145. 70 Ibid., IV, 40, 10-12 ; S.C. 265, p. 144-147. 71 Ibid., IV, 37, 8-13 ; S.C. 265, p. 130-133. Voir également Baschet, 1995, p. 173-174. 72 Voir à ce sujet Carozzi, 1994, p. 35 ; et Baschet, 1995, p. 168.

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pour l’agonie, la recommandation ou les funérailles, l’ennemi humain des psaumes étant ainsi assimilé à l’ennemi spirituel73. Dans les voyages dans l’au-delà, le thème de la lutte contre le démon est particulièrement récurrent et il y prend des formes extrêmement diversifiées. La Vision de Fursy est la première à évoquer un combat entre anges et démons dans un espace atmosphérique. Alors qu’il était tombé malade, ce missionnaire irlandais est enlevé par deux anges tandis qu’un troisième armé d’un glaive et d’un bouclier les précède. Une armée de démon apparaît alors, tirant dans leur direction des flèches que l’ange armé pare avec son bouclier. Le combat devient ensuite spirituel, les démons reprochant à Fursy ses péchés cependant qu’un des anges coupe court en disant : « nous jugerons devant le seigneur »74. Dans la Vision du moine Wenlock, les âmes innombrables sortant de leur corps font l’objet d’autant de conflits entre les démons venus les accuser et les anges qui les défendent. Plus loin, le combat devient physique quand les anges arrachent l’âme d’un abbé aux mauvais esprits et les précipitent dans un puits75. La Vision de Wettin (824) attribue aux démons des lances et des boucliers mais elle ne décrit aucun combat76. Dans une lettre de Richard de Saint-Vanne datée de 1011, un moine visionnaire est malmené par trois démons qui le menacent des tourments infernaux et l’accusent d’avoir omis un péché insignifiant en confession. Intervient alors saint Michel et aussitôt ce groupe entreprend la visite de cinq lieux de l’au-delà77. Dans sa lettre de 1012, l’auteur évoque cette fois un moine dont l’âme est emportée par des diables dans un lieu de ténèbres. Ces esprits malins l’accablent alors de coups de bâton et d’accusations, et c’est à nouveau saint Michel qui met un terme à ces assauts verbaux pour emmener l’âme dans un lieu de lumière78. Ce type de scénario se retrouve dans les textes du XIIe siècle déjà mentionnés. Chez Guibert de Nogent, des diables reprochent à un moine trépassé son instabilité, mettant ainsi en difficulté les anges venus

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Ntedika, 1971, p. 65, 66, 80 et 68-70. Visio sancti Fursei, 6-7 ; éd Carozzi, 1994, p. 681-682, et p. 102-103 pour l’analyse. 75 Saint Boniface, Lettre 10 ; MGH Epistolae selectae, p. 9 et 12-13. 76 Heito, Visio Wettini, 2 ; MGH PLM, II, p. 268. Walahfrid Strabon, Visio Wettini, 221-226 ; MGH PLM, II, p. 311 ; et Knittel, p. 54, ne mentionne que des armes de guerre. Carozzi, 1994, p. 326. 77 Les deux lettres ont été insérées dans Hugues de Flavigny, Chronicon, II ; éd. MGH SS VIII, p. 381-391, cf. Carozzi, 1994, p. 397. 78 Hugues de Flavigny, Chronicon, II ; éd. MGH SS VIII, p. 387-388 (Carozzi, 1994, 407409). 74

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invoquer ses bonnes actions79. Chez Honorius, les démons n’interviennent qu’à la mort des mauvais : ils s’attroupent, tirent l’âme du corps, la torturent et l’entraînent en enfer80. Les anges étant absents, la mort de l’impie n’occasionne toutefois aucun affrontement. Chez Pierre le Vénérable, on peut compter trois exemples d’apparition diabolique, les deux premiers situant l’action le jour précédant le décès81. Ainsi un moine malade voit-il un cheval lui broyer le visage, avant de comprendre que sous cette apparence animale se cache le démon. Celui-ci entame ensuite un combat interminable avec le malheureux en interrompant constamment la confession que lui avait suggérée Pierre le Vénérable lui-même. Lorsque l’abbé, qui avait pleinement pris part à ce combat, l’absout, le moine ne voit plus le cheval démoniaque et meurt en paix le lendemain82. Un autre moine à l’article de la mort voit apparaître des hommes hideux. Un serviteur asperge alors d’eau bénite ces démons qui s’enfuient comme devant le tranchant d’une épée et le moine meurt le lendemain après une bonne confession83. Le comte de Mâcon, qui avait saccagé et s’était approprié les biens de l’Église, voit soudainement apparaître un cavalier qui lui demande de le suivre, ce qu’il fait en montant sur un cheval préparé pour lui, et, au terme d’une course vertigineuse, il devient « l’éternel compagnon des démons »84. Il faut rappeler enfin que pour Hugues de Saint-Victor les anges et les démons sont présents à la sortie de l’âme85. 3. LES MODALITÉS DU JUGEMENT Le procès La discrimination entre les différentes catégories d’âmes s’effectue régulièrement sous la forme d’un procès, dans une mise en scène diversement élaborée suivant les récits. Si le juge est le plus souvent 79

Guibert de Nogent, De vita sua sive Monodiae, 19 ; éd. Labande, p. 448-449. Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 12 ; éd. Lefèvre, p. 447. 81 Le thème était également présent dans la littérature clunisienne antérieure, comme dans la Vita de saint Odilon composée par Jotsald (Jotsald, Vita sancti Odilonis, I, 18 ; éd. Staub, p. 181-182), dans le planctus composé par le même Jotsald en l’honneur de saint Odilon (Iotsaldi planctus de transitu domni Odilonis abbatis Cluniacensis, 116 ; éd. Goullet, 1996, p. 194) et l’une des Vitae de saint Hugues (Gilon, Vita sancti Hugonis abbatis, I, 7 ; éd. Cowdrey, 1978, p. 56-57). 82 Pierre le Vénérable, De miraculis, I, 6 ; CCCM 83, p. 16-21. 83 Ibid., I, 7 ; CCCM 83, p. 21-23. 84 Ibid., II, 1 ; CCCM 83, p. 97-99. 85 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 2 ; P.L. 176, 582 C-D. 80

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le Christ, ce rôle peut également être rempli par des saints voire par le diable. Quand il s’agit du Christ, il est généralement accompagné d’une foule d’anges et quelquefois par la Vierge, les apôtres et les saints. Et comme on l’a vu précédemment, les anges et les diables jouent habituellement le rôle des avocats, respectivement de la défense et de l’accusation. Il semble que les apocryphes aient joué un rôle majeur dans le développement de cette thématique86. Ainsi, dans le Livre d’Hénoch, l’archange Phanuel chasse les « Satans » pour qu’ils ne puissent arriver auprès du Seigneur et accuser les hommes devant lui87. Dans une mise en scène beaucoup plus spectaculaire, l’Apocalypse de Paul décrit les comparutions du juste et de l’impie devant Dieu. Lorsque le premier arrive sous son regard, Michel et l’armée des anges se prosternent et adorent le marchepied divin en le louant. Ensuite, l’ange gardien et l’esprit du défunt prennent successivement sa défense en évoquant ses vertus, tant et si bien que la voix divine l’envoie au paradis sous la conduite de saint Michel. Enfin, les anges et les vingt-quatre Vieillards glorifient à nouveau le Seigneur en chantant des hymnes88. Le processus est analogue pour l’impie, si ce n’est que les témoignages de l’ange gardien et de l’esprit ainsi que le verdict prononcé par la voix divine lui sont défavorables89. Dans l’hagiographie comme chez les Pères, le tribunal divin est également évoqué au sujet de la destinée des âmes séparées. Dans sa lettre à Paula, Jérôme évoque le tribunal du Seigneur90. La notion est encore présente chez Césaire d’Arles91 et Grégoire de Tours92, mais 86

Amat, 1985, p. 381, considère que l’idée d’un jugement des âmes intervenant après la mort émane de la tradition des Apocalypses apocryphes, comme le Testament d’Abraham, le Livre d’Hénoch ou l’Apocalypse de Paul. Pour les conceptions juives de l’au-delà, voir Frey, 1932. 87 Livre d’Hénoch, 40, 7, cf. F. Martin, 1906, p. 86-87. Voir également Amat, 1985, p. 381. 88 Apocalypse de Paul, 14, 6-7 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 198-201 ; Bovon et Geoltrain, 1997, p. 794-795 (14f-14g). Voir à ce sujet Amat, 1985, p. 381 ; Carozzi, 1994, p. 6-7 ; et Baschet, 1995, p. 177. 89 Apocalypse de Paul, 16, 3-4 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 204-207 ; Bovon et Geoltrain, 1997, p. 796-797 (16c-16e). 90 Jérôme, Epistolae, 39, 6 ; éd. Labourt, II, p. 83. Amat, 1985, p. 381. Pour Jean Chrysostome, qui se fonde sur la parabole du pauvre Lazare, l’âme comparait devant le tribunal divin après la mort (Conciones VII de Lazaro, I, 11, II, 2-3 et V, 3 ; P.G. 48, 979, 984-986 et 1021). 91 Chez Césaire, Sermones V, 5 ; XIV, 1 ; XXXI, 2-4 ; XLV, 4 ; et CCXXIV, 3 ; CCSL 103, p. 29, 70, 135-137 et 204, et CCSL 104, p. 887, l’âme quittant son corps est destinée à être élevée dans le ciel, généralement par des anges, présentée à Dieu ou à entrer au paradis. 92 Dans le songe de l’échanson, le Juge siégeant sur un trône et entouré de nombreux prêtres ainsi que d’une grande foule décide d’envoyer en enfer deux prêtres indignes :

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c’est à nouveau chez Grégoire que les mentions sont les plus nombreuses : un certain Étienne meurt par erreur, va en enfer, puis est présenté au juge93 ; un jugement de Dieu impose à Paschase de souffrir un temps dans les thermes94 ; enfin, le juge invisible examine le défunt en lui imposant l’épreuve de la traversée du pont95. Ailleurs, l’auteur précise que le juge pèse les cœurs et non les actions96. La notion de procès est encore plus fréquente dans les voyages dans l’au-delà. Dans la Vision de Fursy, les anges interrompent les accusations des démons en leur disant que c’est au Seigneur de juger97. Dans la Vision de Barontus, des démons reprochent au visionnaire d’avoir commis des péchés capitaux. Saint Pierre le défend en rappelant qu’il a fait l’aumône et confessé ses péchés mais, comme les démons insistent, il les chasse en les menaçant des trois clés qu’il tient dans la main98. Dans la Vision de Merchdeorf écrite par Aethelwulf au début du IXe siècle, le visionnaire comparaît devant le « préteur souverain »99. Dans la Vision de Wettin enfin, celui-ci se présente devant le trône du Roi des rois et fait successivement appel aux saints prêtres, aux martyrs et aux vierges saintes pour qu’ils intercèdent en sa faveur, dans une sorte d’anticipation du jugement qui l’attend après sa mort annoncée pour le lendemain100. Dans une vision rapportée par Guibert de Nogent, l’âme d’un pèlerin de Compostelle ayant mis fin à ses jours à l’instigation d’un diable comparaît devant le trône de Dieu qu’accompagnent la Vierge et saint Jacques. Elle entend alors la sentence prononcée par la Mère de Dieu lui signifiant l’obligation de revenir sur terre pour s’amender101. Dans une deuxième vision, l’âme d’un moine gyrovague fait d’abord l’objet d’une contestation entre anges et démons, on l’a vu, mais elle est ensuite introduite à l’audience de saint Pierre qui renvoie le débat Grégoire de Tours, Libri Historiarum, II, 23 ; éd. MGH SRM I, 1, p. 68-69. Dans la vision de saint Salvi, le Seigneur lui promet qu’il reviendra dans la demeure paradisiaque où l’ont conduit deux anges, cf. ibid., VII, 1  ; éd. ibid., p. 324-325. Voir aussi la traduction de Latouche, 1963, p. 110-112 et p. 77-79, et le commentaire de Carozzi, 1994, p. 63-64. 93 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 37, 6 ; S.C. 265, p. 128-129. 94 Ibid., IV, 43, 4 ; S.C. 265, p. 156-157. 95 « Occulti arbitris examine », cf. ibid., IV, 37, 8-13 ; S.C. 265, p. 130-133. 96 Ibid., IV, 46, 3 ; S.C. 265, p. 162-163. 97 Visio sancti Fursei, 7 ; éd Carozzi, 1994, p. 682, et p. 103 pour l’analyse. 98 Visio Baronti, 12 ; MGH SRM V, p. 386-387. 99 Aethelwulf, Carmen, XI ; éd. E. Dümmler, MGH PLM I, p. 592, ligne 17-18 ; et Campbell, p. 29, lignes 335-338. Carozzi, 1994, p. 305-306. 100 Heito, Visio Wettini, 16-18 ; MGH PLM, II, p. 272. Walahfrid Strabon, Visio Wettini, 540-632 ; MGH PLM, II, p. 321-324 ; et Knittel, p. 70-74. Carozzi, 1994, p. 328-329. 101 Guibert de Nogent, De vita sua sive Monodiae, 19 ; éd. Labande, p. 446-449.

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devant Dieu, lequel délègue à son tour sa fonction judiciaire, faisant curieusement appel à un certain Richard le Justicier, un homme réputé pour son équité102. Dans le De miraculis de Pierre le Vénérable, un prêtre indigne voit à l’article de la mort deux lions cherchant à le dévorer puis chassés par la prière du prieur de Bonnevaux. Il voit ensuite le juge éternel qui le condamne à la mort éternelle et meurt quelques instants après103. Comme dans la Vision de Fursy et le récit de Guibert, le procès succède donc à une agression démoniaque. Enfin dans l’exemplum de Hugues de Saint-Victor déjà mentionné, saint Jacques emmène l’âme du pèlerin au ciel, devant le trône du juge qui lui accorde la permission de revenir sur terre104. La balance Pour mener à bien ce procès, il est souvent fait usage d’une balance et exceptionnellement d’un livre. Il est déjà question de la balance dans le Livre de Job (Jb 31, 6) et dans plusieurs psaumes. La citation du psaume 7, 4 dans un verset de l’office des morts suggère que, dans ce contexte et peut-être plus largement, on a situé l’usage de la balance après la mort105. Dans le Livre d’Hénoch, cet instrument de mesure est utilisé lors du Jugement dernier pour peser les actions106. La littérature chrétienne ne le mentionne en revanche presque jamais dans ce contexte, sans doute pour se conformer à la Bible qui ne l’évoque pas davantage dans le cadre du Jugement dernier107. De nombreux textes l’évoquent au contraire au sujet du premier jugement108. Dans le Testament d’Abraham, un apocryphe juif, deux archanges procèdent à la pesée des bonnes et des mauvaises actions, Dokiel tenant la balance tandis que Pyruel éprouve ces actions par le feu109. Les actions sont également pesées dans une balance dans le Quatrième

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Ibid., 19 ; éd. ibid., p. 448-449. Pierre le Vénérable, De miraculis, I, 25 ; CCCM 83, p. 75-79. Voir aussi Torrell et Bouthillier, 1986, p. 380-382. 104 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 2 ; P.L. 176, 583 A-584 A. 105 Ottosen, 1993, p. 407, V 63. 106 Livre d’Hénoch, 41, 1 ; 43, 2 et 61, 8, cf. F. Martin, 1906, p. 88, 91-92 et 127-128. Voir également Rivière, 1925, col. 1748. 107 Dans le commentaire d’Apocalypse 6, 6, de Jérôme (Jérôme, in Apoc., VI, 3 ; CSEL 49, p. 72-73), la balance tenue par le troisième cavalier évoque le jugement futur. 108 Le thème de la pesée au moyen d’une balance apparaît dans le traité Sur les fidèles défunts d’attribution douteuse dont on retrouve la substance dans l’office grec de la commémoration des défunts, cf. Rivière, 1925, col. 1791. 109 Kretzenbacher, 1958, p. 56-58 ; Frey, 1932, p. 136 ; et Carozzi, 1994b, p. 155. 103

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Livre d’Esdras et dans une apocalypse copte anonyme110. Ambroise affirme que tous nos actes sont pesés dans une balance (trutina), mais il ne précise pas pour quel jugement111. Grégoire est beaucoup plus explicite puisque, dans le quatrième livre de ses Dialogues, il rapporte la pesée au sort des âmes après la mort et précise que le juge pèse les cœurs et non les actions112. Mais le premier récit circonstancié chrétien d’un jugement immédiat faisant intervenir une balance est la Vie de saint Jean l’aumônier (VIIe siècle), traduite en latin par Anastase le Bibliothécaire († 879) : Pierre, un percepteur d’impôts, n’avait fait la charité qu’incidemment et par colère, en jetant un pain à la tête d’un pauvre. Quand il comparait, saint Pierre s’aperçoit que les démons accumulent les mauvaises actions dans un plateau de la balance jusqu’au moment où un ange rétablit l’équilibre en jetant ce pain sur l’autre plateau113. À partir de ce premier exemple, les variantes se sont multipliées. Ainsi dans son Historia ecclesiastica, Ordéric Vital  évoque un scribe comparaissant devant le tribunal du souverain Juge : tandis que les diables accumulent les fautes lourdes ou légères sur un plateau, les anges y jettent une à une les lettres d’une grosse Bible qu’il avait écrite et parviennent finalement à faire pencher la balance en sa faveur114. Dans la légende de l’empereur Henri II rapportée pour la première fois dans la chronique de Léon d’Ostie († 1115), le souverain est sauvé par un calice d’or jeté dans un plateau de la balance par saint Laurent115. Dans la Mort de Charlemagne du Pseudo-Turpin, saint Jacques sauve l’empereur en mettant dans la balance les pierres et les poutres correspondant aux églises qu’il avait édifiées116. Et dans la Vision de Thurkill, les âmes

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IV Esdras, 3, 34 ; éd. Bensly, p. 9 ; et Frey, 1932, p. 136. Ambroise, Apologie de David, 6, 24 ; S.C. 239, p. 102-103. Amat, 1985, p. 386, semble considérer que la balance est utilisée pour le premier jugement, mais son propos n’est pas très explicite à ce sujet. Pour Carozzi, 1994, p. 31, rien ne permet de rattacher cette pesée au jugement immédiat. 112 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 46, 3 ; S.C. 265, p. 162-163. Voir également les exemples évoqués par Kretzenbacher, 1958, p. 59-61. 113 Kretzenbacher, 1958, p. 61-62 ; de Gaiffier, 1967, p. 247-248 ; et Baschet, 1995, p. 175. 114 De Gaiffier, 1967, p. 249. 115 Léon d’Ostie, Chronica monasterii Casinensis, 47 ; MGH SS VII, p. 658-659. Le récit a été repris en 1146 par Adalbert, Vita Henrici II. Imperatoris, 33  ; MGH SS IV, p. 810-811. Voir à ce sujet Kretzenbacher, 1958, p. 120 ; de Gaiffier, 1967, p. 249-251 ; Baschet, 1995, p. 175-176 ; et Scheller, 1997, p. 7-20. 116 Kretzenbacher, 1958, p. 123-124 ; et de Gaiffier, 1967, p. 251-252. Kretzenbacher, 1958, p. 124, a également mentionné une intervention de ce type de la part de saint Martin au profit d’Odon, comte de Champagne. 111

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noires sont jugées les unes après les autres par saint Paul et un démon, tous deux munis de deux poids avec lesquels ils pèsent leurs œuvres117. Pour clore cette série, il convient d’évoquer un peu plus en détail un récit de Pierre le Vénérable, car le thème de la balance a été figuré à plusieurs reprises en Bourgogne. À l’article de la mort, le prieur de Reuil, Bernard, se confesse à son abbé en omettant volontairement un péché. Les conséquences ne se font pas attendre puisque la nuit même des diables lui apparaissent, exhibant une balance portant sur un plateau son âme et sur l’autre ses œuvres. Ils commencent alors à lancer des accusations contre lui jusqu’à ce qu’un ange intervienne et entreprenne de défendre le pauvre moine, invoquant en sa faveur la confession faite la veille, mais il est obligé d’admettre qu’une partie des fautes a été passée sous silence. Le moine peut cependant revenir à lui afin d’achever sa confession ; il meurt quelques jours plus tard et obtient par son comportement les suffrages des clunisiens et de leur abbé118. Les livres L’usage d’un livre dans le cadre d’un procès posthume est beaucoup plus rare mais, dans la mesure où le thème est présent dans certaines représentations avérées ou supposées du jugement immédiat, il convient d’en aborder rapidement les occurrences textuelles. On le rencontre dans l’Apocalypse de Paul où l’ange gardien présente au Seigneur un écrit contenant tous les péchés de son protégé  : « Voici, Seigneur, dans mes mains tous les péchés de cette âme depuis sa jeunesse jusqu’à aujourd’hui, depuis la dixième année après sa naissance […] »119. Dans une des visions rapportées par Bède, un laïc ayant refusé de faire pénitence à l’article de la mort voit apparaître des anges exhibant un petit livre contenant les quelques bonnes actions qu’il avait accomplies, tandis qu’une troupe de démons lui tendent un livre énorme dans lequel sont consignés ses nombreux crimes. Plus loin, Bède explique que ces livres sont respectivement blanc et noir et que les actes et les pensées sont conservés intégralement pour l’examen du Juge suprême120. 117

Visio Thurkilli ; éd. Schmidt, p. 13-15. Étant donné que cette vision date du début du XIIIe siècle, il est logique que les âmes jugées favorablement soient envoyées dans le feu purgatoire et non plus dans un paradis d’attente. Cette vision cite par ailleurs le récit de Jean l’Aumônier. 118 Pierre le Vénérable, De miraculis libri duo, II, 33 ; CCCM 83, p. 164-166. Voir également Torrell et Bouthillier, 1986, p. 346 et 355-363. 119 Apocalypse de Paul, 17, 3 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 206-209 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 798 (17d). Voir également Carozzi, 1994, p. 7. 120 Bède, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, V, 13, 2-3 ; S.C. 491, p. 86-89.

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4. LES LIEUX DE L’AU-DELÀ Le paradis d’attente et la dilation L’au-delà est généralement composé de trois ou quatre lieux correspondant aux catégories triples et quadruples définies respectivement par Augustin et Grégoire le Grand : l’enfer pour les tout à fait mauvais, le lieu dans lequel sont infligées les peines purgatoires pour ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais, le paradis pour les justes et le royaume des cieux pour les parfaits. Comme on l’a vu précédemment, cet au-delà quadripartite avait déjà été très clairement défini par Bède dans la Vision de Drythelm. Ce texte n’a toutefois guère constitué un modèle puisque quantité de visions présentent des structures spatiales beaucoup moins cohérentes. Dans ces visions, et en particulier dans les voyages dans l’au-delà, ce sont généralement les lieux de purgation qui retiennent le plus l’attention de l’auteur, mais dans l’iconographie ils n’ont manifestement jamais été représentés explicitement avant le XIIIe siècle, ce qui pose un problème de taille auquel il me semble extrêmement difficile d’apporter une solution pleinement satisfaisante121. Ces textes fournissent néanmoins des informations extrêmement intéressantes sur les séjours destinés aux élus, d’autant que les auteurs chrétiens n’établissent pas toujours la distinction entre le paradis d’attente et le séjour définitif des élus, assimilant régulièrement les différents lieux paradisiaques : sein d’Abraham, paradis, royaume des cieux et Jérusalem céleste. C’est le cas en particulier chez Ambroise122, Pierre Chrysologue123, Grégoire de Tours124, et dans la liturgie où l’on demande aux anges de conduire l’âme indifféremment dans le sein d’Abraham, le paradis et la Jérusalem céleste125. Dans d’autres textes liturgiques en revanche, la distinction entre les deux séjours paradi121

Bratu, 1992. Ambroise, De paradiso, I, 4-5 ; CSEL 32/1, p. 266-267, semble assimiler paradis et Jérusalem céleste. 123 Pierre Chrysologue, Sermo, 167, 5 ; CCSL 24B, p. 1027, évoque le bon larron en reprenant les mots de saint Luc et la confusion qu’ils établissent entre paradis et royaume des cieux. 124 Grégoire de Tours, Libri Historiarum, I, 1 ; II, 2 ; II, 31 ; III, prol. ; VII, 1 ; IX, 39 et X, 13 ; éd. MGH SRM I, 1, p. 6, 39, 77, 97, 324-325, 463 et 498, utilise indifféremment les termes paradisus, regna paradisi, patria, regnum ou sinus Abrahae. Le caelum semble en revanche réservé à ceux qui sont morts saints (X, 13 ; p. 498, lignes 593-594). Voir à ce sujet Carozzi, 1994, p. 61 125 Se référant manifestement à l’histoire du bon larron, l’antienne In regnum Dei évoque les anges conduisant l’âme du défunt dans le royaume. 122

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siaques est tantôt suggérée tantôt affirmée sans ambiguïté. Ainsi l’antienne In paradiso, dont une variante sert de répons dans l’office des morts (In paradisum), laisse-t-elle entendre que les élus se rendent au paradis après la mort et dans la Jérusalem céleste à la Parousie126. L’oraison Deus apud quem du Sacramentaire gélasien et quatre oraisons du Supplément d’Aniane précisent que l’âme devra attendre dans le sein d’Abraham jusqu’à la résurrection, conformément au principe de la dilation, et l’oraison Temeritatis quidem stipule que les âmes iront alors dans le royaume des cieux127. Les textes récités ou chantés ne sont donc pas entièrement cohérents entre eux, sans doute en raison d’un phénomène d’accumulation mal contrôlé. Les textes établissant une distinction entre le séjour provisoire des justes et le séjour définitif sont toutefois plus nombreux et se fondent sur une définition plus rigoureuse des différentes catégories d’âmes séparées. Dans l’Apocalypse de Paul, cette définition demeure imparfaite puisqu’elle se concentre sur les deux séjours temporaires dans lesquels se rendent les âmes des justes après la mort : la « Terre promise » ou « Terre de promesse », un lieu rempli d’arbres fruitiers destiné aux mariés et à ceux qui observent la chasteté dans le mariage128, et la Cité du Christ, une ville pourvue de douze portes comme la Jérusalem céleste mais baignée par les quatre fleuves de l’Éden129. D’autres passages suggèrent qu’à la fin des temps les justes et les saints entreront triomphalement avec le Christ dans ces deux séjours, alors que la Terre de promesse avait été clairement qualifiée de temporaire. Les séjours temporaires semblent donc se transformer à la fin des temps en séjours définitifs. Il est possible cependant que

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Au départ, cette antienne ne comporte pas de référence à la Parousie mais celle-ci a été introduite dans l’ordo 49 et reprise ensuite régulièrement, en particulier dans l’office des morts, cf. Ottosen, 1993, p. 398, R 113. Ntedika, 1971, p. 163-170, a toutefois douté de cette interprétation car la formule actuelle – in tuo adventu – fait référence à l’arrivée de l’âme et non à celle du Juge. L’expression « in Christi adventu » me semble au contraire dépourvue d’ambiguïté. Un verset de l’office des morts évoque également ces deux lieux mais sans préciser à quel moment le royaume sera atteint, cf. Ottosen, 1993, p. 409, V 100. 127 Sacramentaire gélasien, III, 91, 19, cf. Ntedika, 1971, p. 145-149 ; et D. Sicard, 1978, p. 69-71. Supplément d’Aniane, 1399, 1409 1411 et 1414 ; éd. Deshusses, I, p. 458, 460-461, 461 et 462. 128 Apocalypse de Paul, 21, 2-22, 4 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 212-217 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 801-803 (21b-22d). 129 Apocalypse de Paul, 22, 5-23 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 216-221 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 803-804 (22d-23b).

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cette étrange conception de l’au-delà émane d’un remaniement tardif du texte primitif130. Plusieurs Pères ont en tout cas établi une distinction entre paradis temporaire et paradis définitif. Si certains, comme le Pseudo-Athanase, André de Césarée131 et Tertullien132 l’ont formulé confusément, Augustin et Grégoire l’ont exprimé de manière sensiblement plus cohérente. Dans l’Enchiridion, on l’a vu, Augustin suggère qu’avant la résurrection les âmes se tiennent dans de « secrets dépôts » où elles connaissent la peine ou le repos tandis qu’à la résurrection, les bons se rendront dans la cité du Christ. Les lieux de repos correspondent donc assez clairement au paradis d’attente133. Dans ses Dialogues, Grégoire le Grand explique pour sa part que certaines âmes justes sont séparées du royaume céleste par certaines mansiones et que cette séparation signifie qu’elles sont condamnées à une dilatio – un délai – à l’inverse des parfaits qui sont immédiatement reçus dans la patrie céleste134. Bien que l’idée ne soit pas exprimée aussi clairement, les âmes condamnées à la dilation semblent correspondre globalement à la deuxième des quatre catégories, celle des âmes qui seront jugées et règneront. Cette correspondance apparaît clairement chez Bède où se retrouve la répartition quadripartite de Grégoire : le paradis est le troisième lieu de l’au-delà et c’est un lieu couvert de fleurs destiné aux imparfaits, lesquels devront attendre le Jugement dernier avant d’accéder au royaume des cieux135. Chez Isidore de Séville, le paradis 130 Pour l’analyse des passages évoquant ces deux séjours paradisiaques et les remaniements qu’ils ont subis, voir Carozzi, 1994b, p. 47-51. 131 Rivière, 1925, col. 1792. Pseudo-Athanase, Quaest. ad Antioch., 16 ; P.G. 28, 605-608 ; André de Césarée, Commentarius in Apocalypsin, XVII, 6, 11 ; P.G. 106, 272 B-C, évoque la dilation au sujet des martyrs d’Apocalypse 6 et considère que les saints sont conduits après la mort dans le sein d’Abraham. 132  Chez Tertullien, Liber de anima, 33 ; P.L. 2, 707 D-708 A, les récompenses et les peines seront plus grandes au Jugement dernier qu’après la mort. Voir aussi Amat, 1985, p. 149150. 133 Augustin, Enchiridion, 29, 111 ; B.A. 9, p. 306-307. 134 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 26 ; S.C. 265, p. 84-85. Dans l’édition des Sources chrétiennes, Paul Antin a traduit « mansionibus » par « étapes » alors que le terme se réfère manifestement à Jean 14, 2 (Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père). C’est d’autant plus probable que le passage est cité plus loin par Grégoire, cf. ibid., IV, 36, 13 ; S.C. 265, p. 122-125. Carozzi, 1994, p. 56-61, considère que les seuls séjours envisagés par Grégoire sont le ciel, l’enfer et les peines purgatoires, non localisables avec certitude, tandis que le sein d’Abraham et le Refrigerium ont disparu. Pour Baschet, 1995, p. 163-164, au contraire, Grégoire situe les justes dans un lieu d’attente tout en maintenant une certaine ambiguïté à ce sujet. Les propos de Grégoire le Grand ont été repris par Julien de Tolède, Prognosticon, II, 8 ; P.L. 96, 478 C-479 A. 135 Bède, Historia ecclesiastica gentis Anglorum ; S.C. 491, p. 78-79. Le Voyage de Drythelm a été rédigé avant 731, cf. Carozzi, 1994, p. 227. Ce paradis est manifestement un séjour d’attente

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céleste, distinct de celui d’Adam, est appelé à recevoir les âmes des élus en attendant qu’elles puissent s’unir à leur corps et correspond au paradis promis par le Christ au bon larron136. La distinction entre les deux séjours des élus est fréquemment établie dans les voyages de l’au-delà, parfois dans le sillage du découpage quadripartite de Bède comme dans la Vision de Wettin ou chez Hincmar137. Quelquefois cette distinction ne se devine qu’à l’aune de certains indices, comme l’absence du Christ dans le séjour des élus138. Dans la lettre de 1011, Richard de Saint-Vanne distingue trois lieux paradisiaques : le magnus paradisus, le pulcher paradisus – le refrigerium des âmes des justes – et un troisième paradis inaccessible au regard du visionnaire avant la fin des temps139. Plus loin, l’auteur précise que les justes ne pourront pas entrer dans le royaume des cieux avant le Jugement dernier140. La topographie de l’au-delà est encore plus claire dans la Vision d’Orm où ce dernier voit au paradis quatre groupes de saints, alors qu’au ciel se révèle à ses yeux le Christ, entouré d’anges, de la Vierge et des apôtres, tantôt en croix, tantôt sur un trône et portant un glaive141. On peut encore mentionner trois visions qui confirment le profond ancrage de cette conception de l’au-delà dans ce type de littérature. Dans la Vision d’Albéric (1127-1137), les âmes des justes sont accueillies dans un refrigerium mais ne peuvent accéder au paradis situé au centre de ce locus amoenus avant le Jugement dernier et demeurent extrêmement éloignées de Dieu qui trône au septième ciel142 ; dans puisque le royaume ne sera accessible qu’au Jugement dernier, cf. ibid., p. 229-230. L’idée se retrouve dans une de ses homélies, cf. ibid., p. 249-250. Voir également Ntedika, 1971, p. 161 ; et Le Goff, 1981, p. 155-158. 136 Isidore, Liber differentiarum, II, 12 ; CCSL 111 A, p. 23-24, lignes 1-6. Ces idées ont été reprises dans un ouvrage anonyme autrefois attribué à Isidore : Liber de ordine creaturarum, 6, 9 ; éd. Diaz y Diaz, p. 126-127. Ces propos ont été repris par Julien de Tolède, Prognosticon, II, 14 ; P.L. 96, 475 B-D. 137 Carozzi, 1994, p. 377 et 382-383. Voir en particulier Hincmar, Vita Remigii, 9 ; éd. Krusch, MGH SRM III, p. 287-288. 138 Voir à ce sujet Hincmar, De visione Bernoldi presbyteri ; P.L. 125, 1115 A-1120 B. Le texte fait cependant deux allusions à un jugement en évoquant l’avocat et le fidéjusseur de Bernold (1118 C) et en citant un passage de Prosper d’Aquitaine dans lequel il est question du jugement de Dieu (1120 A-B). Le paradis auquel accède Charles le Chauve étant un locus floridus privé de la présence du Christ, on peut supposer l’existence d’un degré supérieur comme la Jérusalem céleste ou le royaume des cieux, cf. Carozzi, 1994, p. 378-379. 139 Hugues de Flavigny, Chronicon, II ; éd. MGH SS VIII, p. 384, lignes 49-55. Carozzi, 1994, p. 399-403, a donné une traduction du dialogue entre l’ange et le visionnaire. 140 Ibid. ; éd. Ibid., p. 385, lignes 34-36. 141 Vita et visio et finis simplicis Orm, 3 et 5-6 ; éd. Farmer, p. 79-81. Carozzi, 1994, p. 431-451.. 142 Vision d’Albéric de Settefrati, XX et XXXIX  ; éd. Inguanez et Mirra, p. 95 et 99, cf. Carozzi, 1994, p. 592-593.

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la Vision de Gunthelm (1161), le premier lieu paradisiaque, occupé par une multitude de moines et de novices, semble hiérarchiquement inférieur à la Jérusalem céleste décrite dans un second temps143 ; dans la vision d’Owen (1179-1181 ?), la destination des justes est distincte de celle des saints144 ; dans celle d’Edmund enfin (1197-1200), le trône du Christ se situe dans un lieu distinct du paradis et ne peut être vu que par les anges et les bienheureux145. Cette conception a été pérennisée par les théologiens de la première moitié du XIIe siècle comme Honorius Augustodunensis qui a repris les quatre catégories grégoriennes : tandis que les parfaits vont directement au paradis spirituel ou royaume des cieux dans lequel ils voient Dieu face-à-face, les justes attendent dans certaines demeures146. Et il ajoute plus loin que « lorsqu’ils ont quitté leur corps, ils sont conduits par les anges au paradis terrestre ou plutôt dans une joie spirituelle », et qu’après le Jugement dernier, tous seront associés aux anges147. Hugues de Saint-Victor distingue pour sa part cinq loca qui sont, de bas en haut, l’enfer, le feu purgatoire, le monde, le paradis et le ciel. Dans cette topographie, les deux derniers lieux accueillent respectivement les moyennement bons et les tout à fait bons148. Et comme on l’a déjà observé, son De sacramentis reprend l’idée augustinienne des secrets dépôts. Dans la deuxième moitié du XIIe siècle, l’idée d’un paradis d’attente et d’un délai imposé aux justes est progressivement abandonnée, au point que, dans le deuxième quart du siècle suivant, Guillaume d’Auxerre la considère comme hérétique149. Cette évolution est fondamentale car de mon point de vue c’est au début du XIIIe siècle, et plus précisément au portail central de Notre-Dame de Paris, que le paradis d’attente a commencé à disparaître de la représentation du Jugement dernier. En examinant cette œuvre, il faudra donc s’interroger sur l’incidence de cette évolution et plus particulièrement de 143

Vision de Gunthelm ; éd. Constable, p. 107-109. Tractatus de purgatorio sancti Patricii, XVI-XIX ; éd. Warnke, p. 106-135. Carozzi, 1994, p. 500-506 et 607. 145 Visio monachi de Eynsham, XLIX et LIV-LV ; éd. Thurston, p. 308 et 312-316. Cf. Carozzi, 1994, p. 619-621. 146 Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 2-6 ; éd. Lefèvre, p. 443-445. 147 Lefèvre, 1954, p. 165. 148 Pour Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 4 ; P.L. 176, 586 C, les justes parfaits et ceux qui ont été purifiés dans cette vie vont directement au ciel où le Christ se tient à la droite du Père. Voir également Sicard, Diagrammes médiévaux, p. 78. 149 Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, IV, 18, 4  ; éd. Ribailler, IV, p. 549. Thomas d’Aquin a ensuite confirmé cette conception, cf. Baschet, 1995, p. 165-166. 144

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la théologie parisienne contemporaine du portail, dont Guillaume d’Auxerre est l’un des représentants les plus marquants, sur l’iconographie du Jugement dernier. Le jardin paradisiaque Les séjours destinés aux justes et aux parfaits revêtent fréquemment l’apparence d’un jardin paradisiaque, quand ils ne s’identifient pas directement à l’Éden150. C’est le cas en particulier dans la liturgie et notamment dans l’antienne In paradiso151. Dans l’Apocalypse de Paul, cette apparence a été attribuée aux deux lieux paradisiaques accueillant les âmes séparées des justes : le premier est celui dans lequel Adam et Ève ont commis la faute, il comporte les quatre fleuves, l’arbre de la connaissance du bien et du mal et l’arbre de la vie, et l’on y rencontre les trois patriarches, les prophètes Élie et Élisée, ainsi que la Vierge accompagnée de deux cents anges accueillant les élus152 ; le second se présente sous la forme de la Jérusalem céleste sise au milieu de l’Éden153. Dans la lettre de 1011 de Richard de Saint-Vanne, le premier paradis que saint Michel présente au visionnaire est celui d’Adam et Ève et il se démarque clairement du séjour définitif154. Il en va de même dans la vision d’Owen où les justes se rendent dans le paradis d’Adam car ils ne méritent pas encore d’accéder aux joies célestes manifestement destinées aux saints155. Dans la Vision de Gunthelm, c’est de toute évidence le paradis définitif qui prend l’aspect de l’Éden avec son 150 L’accès au paradis a d’abord été réservé aux martyrs, mais à partir du Ve siècle il a été élargi à l’ensemble des justes, cf. Ntedika, 1971, p. 152. Dans la Passion de Perpétue, la sainte atteint au terme de l’ascension de l’échelle un jardin dans lequel siège un homme aux cheveux blancs vêtu comme un pasteur, cf. Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, IV, 8 ; S.C. 417, p. 116-117. Quant à Saturus, il reçoit une vision dans laquelle le paradis apparaît comme un parc dans lequel se trouve un lieu clos par un mur de lumière et accessible par une porte, cf. ibid. XI, 5-XII, 1 ; ibid., p. 144-147. Dans la Passio Mariani, 6 (259), le saint voit une fontaine au milieu d’un jardin, cf. Amat, 1985, p. 136. Pour Augustin, son ami Verecundus se trouve au paradis, cf. Carozzi, 1994, p. 17. Ce dernier a observé que dans les voyages dans l’au-delà, le paradis ressemble le plus souvent à un jardin divisé en deux par un fleuve (p. 281-283). 151 Ordo 49, 5 ; éd. Andrieu, 1931-1961, IV, p. 529. 152 Apocalypse de Paul, 14, 7 ; 23, 1-24, 1 et 45-50 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 200-201, 218-221 et 252-263 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 795, 804 et 820-826. 153 Apocalypse de Paul, 23 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 218-221 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 803-804. 154 Hugues de Flavigny, Chronicon, II ; éd. MGH SS VIII, p. 384, lignes 9-12 (Carozzi, 1994, p. 396-407). 155 Le texte affirme que des âmes quittent quotidiennement le paradis terrestre pour monter au paradis céleste, dont Owen ne peut voir que la porte, mais il ne précise pas les raisons

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jardin et ses quatre fleuves, si ce n’est que ce lieu s’inscrit ici dans la Jérusalem céleste156. Pour la théologie du XIIe siècle enfin, on peut citer le commentaire sur la Genèse de Rupert de Deutz dans lequel l’exégète considère que c’est dans l’Éden qu’est entré le bon larron et qu’il est suivi par ceux qui ont été « purifiés » (purgati)157. On peut donc retenir que le jardin est une forme fréquemment revêtue par le paradis d’attente, mais qu’elle ne lui est pas exclusive et ne permet donc pas de l’identifier avec certitude dans la représentation des lieux de l’au-delà. Le sein d’Abraham Il en va différemment du sein d’Abraham, conçu avant tout comme un séjour temporaire et dont l’image s’inscrit souvent dans les représentations du premier jugement. L’une des principales thèses qui sera soutenue dans les chapitres suivants est qu’il a conservé cette signification dans un certain nombre de Jugements derniers. Aussi importet-il de s’arrêter un instant sur cette question. Si l’on remonte aux premiers textes chrétiens, on s’aperçoit que le sein d’Abraham est alors destiné aux justes, tandis que le paradis est réservé aux saints et aux martyrs158. On assiste ensuite à une assimilation du sein d’Abraham au paradis, au royaume ou à la Jérusalem céleste159. Pour Jérôme, les justes sont escortés par des anges et accueillis par le Christ dans le royaume des cieux ou dans le sein d’Abraham160. Ambroise affirme qu’au jour du jugement, les justes iront dans le sein d’Abraham, le paradis d’Adam, le royaume céleste et les demeures préparées par le Seigneur161. Pour Augustin, le sein d’Abraham peut être considéré comme un paradis, un lieu de repos jouissant d’une lumière éclatante162. Cette assimilation du sein d’Abraham au de ce transfert : Tractatus de purgatorio sancti Patricii, XVII, 5-XVIII, 2 ; éd. Warnke, p. 128131. 156 Vision de Gunthelm ; éd. Constable, p. 108-109. Voir aussi Carozzi, 1994, p. 476-480 et 485. 157 Rupert de Deutz, In Genesim, III, 32 ; CCCM 21, p. 274. 158 Tertullien, Adversus Marcionem, IV, 34, 11 ; CCCL 1, p. 637. Voir également Amat, 1985, p. 149, 386 et 394 ; Ntedika, 1971, p. 136-137 et 140 ; et Baschet, 1996, p. 73-74. 159 Ntedika, 1971, p. 141-142 et 160 ; Carozzi, 1994, p. 17 et 22. 160 Jérôme, Epistola, 23, 3 ; éd. Labourt, II, p. 9; et Jérôme, in Luc., XVI, 19-31 ; CCSL 78, p. 509. 161 Ambroise, De bono mortis, 12, 52-53 ; CSEL 23, p. 747-748. 162 Augustin, De Genesi ad litteram, XII, 65 ; B.A. 49, p. 446-447. Dans ses Confessions, il a situé Nebridius, un ami d’enfance, dans le sein d’Abraham. Il reconnaît qu’il en ignore la nature exacte mais il ne voit pas quel autre lieu aurait pu accueillir cette âme (Augustin, Confessionum, 9, 3 ; B.A. 14, p. 80-81).

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royaume des cieux est également affirmée par Julien de Tolède qui s’appuie sur Ambroise, Augustin et Grégoire le Grand163. Et dans la Vita de saint Martin, on l’a vu, Sulpice Sévère considère que le saint a été reçu dans le sein d’Abraham, effaçant clairement la distinction entre simples justes et saints164. Plusieurs auteurs évoquent en revanche le sein d’Abraham au sujet du devenir des âmes séparées, suggérant ainsi qu’il est destiné à les accueillir immédiatement après la mort165. Dans les voyages dans l’au-delà, le sein d’Abraham est pour ainsi dire absent. On ne le rencontre à ma connaissance que dans la Vision de Barontus : inscrit entre le paradis et l’enfer, il accueille les âmes après la mort, en particulier celles de ceux qui ont prié le Seigneur166. Un effacement analogue transparaît dans l’Elucidarium d’Honorius Augustodunensis pour lequel le sein d’Abraham n’est que le séjour des justes avant l’Incarnation167. Il en va de même pour Bernard de Clairvaux qui ajoute cependant que sein d’Abraham est également un lieu de repos céleste destiné aux saints, distinct du séjour vétérotestamentaire des justes168. Aelred de Rievaulx spécifie qu’après la mort, les « saints » rejoignent ce lieu de consolation – qu’il assimile aux mansiones de Grégoire le Grand, autrement dit à des amoena loca –, tandis que les parfaits se rendent au ciel169. Dans la liturgie, le sein d’Abraham apparaît beaucoup plus clairement comme un séjour temporaire. L’antienne Chorus angelorum, dans laquelle le sein du patriarche est qualifié de repos éternel, constitue à cet égard une exception, mais elle relève manifestement d’un glissement sémantique peu cohérent puisque ce sont les anges qui y conduisent les âmes comme dans la parabole lucanienne170. Les autres mentions ont en revanche maintenu le sens premier du sein d’Abraham. Dans l’antienne Suscipiat te Christus, c’est bien après la mort que les anges y conduisent les âmes171. Il en va de même dans l’oraison 163

Julien de Tolède, Prognosticon, II, 3 ; P.L. 96, 476 D-477 A. Sulpice Sévère, Vita Martini, X, 16 ; S.C. 133, p. 342-343. Voir aussi Boglioni, 1979, p. 192 ; et Carozzi, 1994, p. 35. 165 Césaire, Sermo XXXI, 4 ; CCSL 103, p. 137 ; Hincmar, Vita Remigii, 9 ; éd. Krusch, MGH SRM III, p. 280-289. 166 Visio Baronti, 16 ; MGH SRM V, p. 390, 17-23. La distinction entre le sein d’Abraham et l’aire du paradis situé au-delà de la première porte n’est toutefois pas très claire, cf. Carozzi, 1994, p. 148 et 166. 167 Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 22-23 ; éd. Lefèvre, p. 450. 168 Bernard de Clervaux, Sermo quartus in festivitate omnium sanctorum, 1; éd. Leclercq et Rochais, p. 355-356. 169 Aelred de Rievaulx, De anima, III, 41-47 ; CCCM 1, p. 750-753. 170 Hesbert, CAO III, 1782, p. 95. D. Sicard, 1978, p. 69-71 et 75. 171 Hesbert, CAO III, 5092, p. 499. 164

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Deus apud quem du Sacramentaire gélasien déjà évoquée172 et dont le contenu se retrouve pour l’essentiel dans l’oraison Subvenite des Ordines Romani173. Les âmes sont également destinées au sein d’Abraham dans deux oraisons du Sacramentaire grégorien et quatre du Supplément d’Aniane174. Et il en va de même dans l’office des morts où ce séjour est mentionné dans une importante série de sept versets175. C’est donc avant tout la liturgie, dont la répétition quasi quotidienne devait imprégner les esprits bien plus que les textes théologiques ou narratifs, qui conduit à interpréter les représentations de ce thème préférentiellement en termes de séjour temporaire des élus. Mais comme on va le voir, cette lecture doit être évaluée au cas par cas à l’aune du contexte iconographique dans lequel il s’insère. Les autres lieux paradisiaques Ainsi qu’on a pu le relever à plusieurs reprises, les images du jardin et du sein d’Abraham se mêlent régulièrement à celle d’une architecture. La plus récurrente est à l’évidence celle de la Jérusalem céleste qui apparaît quelquefois isolément. On a vu également que dans la Vision de Gunthelm, c’est sans doute le paradis définitif qui prend cette double apparence de jardin et de Cité céleste. La nature de ce lieu est particulièrement obscure chez les auteurs assimilant le paradis ou le sein d’Abraham à la Jérusalem céleste : Jérôme176, Ambroise, Pierre Chrysologue et Julien de Tolède177. Dans la liturgie gallicane, on destine les âmes des justes à la cité du paradis ou à la Jérusalem céleste confondue ici avec le royaume et le sein des patriarches178. Enfin Grégoire le Grand rapporte dans ses Dialogues la vision de la petite Musa 172 Sacramentaire gélasien, III, 91, 19, cf. Ntedika, 1971, p. 145-149 ; et D. Sicard, 1978, p. 69-71. 173 Ordo 49, 3 ; éd. Andrieu, 1931-1961, p. 529. Voir aussi Chavasse, p. 59-60. 174 Sacramentaire grégorien, 2867 et 2999  ; éd. Deshusses, II, p. 207 et 224  ; Supplément d’Aniane, 1399, 1409 1411 et 1414 ; éd. Deshusses, I, p. 458, 460-461, 461 et 462. 175 Ottosen, 1993, p. 404-420, V 246, V 428, V 26, V 38, V 141, V 427 et V 221. Le verset 376 suggère que l’âme accédera au sein d’Abraham à la fin des temps. 176 Chez Jérôme, Epistolae, les justes sont escortés par des anges à la sortie de cette vie et reçus par le Christ (39, 3), accueillis par la Vierge, les chœurs virginaux et l’Époux dans la Jérusalem céleste (22, 41) ou par les anges à leur arrivée dans le sein d’Abraham (23, 3) ; éd. Labourt, II, p. 76, I, p. 158-160, et II, p. 9. Voir à ce sujet Amat, 1985, p. 393-394. 177 Voir à nouveau Ambroise, De paradiso, I, 4-5 ; CSEL 32/1, p. 266-267 ; Pierre Chrysologue, Sermo, 167 ; P.L. 52, 637 ; et Julien de Tolède, Prognosticon, II, 3 ; P.L. 96, 476 D-477 A. 178 Dans le Gelasianum 1611, la « cité du paradis » est assimilée à la Jérusalem céleste et dans le Gelasianum 1612 ont été confondus la Jérusalem céleste, le royaume et le sein des patriarches, cf. Ntedika, 1971, p. 169-170.

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à laquelle sont apparues en songe puis à l’heure du trépas la Vierge et les saintes. L’auteur en déduit que la Jérusalem céleste est peuplée principalement d’enfants et de bébés179. Dans ces deux derniers textes, c’est donc bien le séjour des âmes séparées qui est qualifié de Jérusalem céleste. Ailleurs, la dimension architecturale de ce lieu peut être plus générale. Dans l’Apocalypse de Paul, le jardin paradisiaque est accessible par une porte d’or. Dans la Vision de Barontus, les saints couronnés et les prêtres se tiennent dans des petites demeures rappelant les mansiones évoquées par Jean (Jn 14, 2)180. Il est également question de ces demeures chez Grégoire le Grand, Honorius Augustodunensis, Hugues de Saint-Victor et dans la liturgie181. Dans la lettre de 1012 de Richard de Saint-Vanne, le paradis actuel est qualifié de demeure – domus – sur les murs de laquelle sont inscrites les bonnes œuvres. Plus tard, le visionnaire aperçoit au sommet d’une montagne des demeures – mansiones – destinées aux frères et une demeure – domicilium – d’or pur à laquelle « l’homme n’a pas [encore] accès »182. Le séjour temporaire peut également prendre l’apparence d’une église ou d’une chapelle comme dans la Vision de Barontus, le Songe d’Aethelwulf, la Vision de Bernold d’Hincmar (879) et la Vision de Gunthelm183. Exceptionnellement enfin, comme dans la Passion de Perpétue, il se présente sous la forme d’un palais184.

179

Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 18 ; S.C. 265, p. 70-73. Visio Baronti, 10 ; MGH SRM V, p. 384, 18-20. 181 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 36, 13  ; S.C. 265, p. 122-125  ; Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 2-6 ; éd. Lefèvre, p. 443-445 ; et Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 4 ; P.L. 176, 587 B. Dans l’antienne Tuam deus, on demande à Dieu d’accorder à l’âme du défunt une lucidam et quietam mansionem, cf. D. Sicard, 1978, p. 227229. 182 Hugues de Flavigny, Chronicon, II ; éd. MGH SS VIII, p. 388, lignes 20-37, p. 489, lignes 46-53, et p. 490, lignes 1-26 (Carozzi, 1994, p. 407-409 et 453-454). 183 Dans la Visio Baronti, 15 ; MGH SRM V, p. 389, 13-17, les moines défunts de Longoret  attendant la plénitude de la joie éternelle qu’ils recevront au Jugement dernier se trouvent dans une église (Carozzi, 1994, p. 161). Dans Aethelwulf, Carmen, XXII ; E. Dümmler, MGH PLM I, p. 601-603 ; et Campbell, p. 55-63, le séjour des élus est décrit comme une église en forme de rotonde possédant un autel surmonté d’une croix (Carozzi, 1994, p. 306 et 310-319). Dans Hincmar, De visione Bernoldi presbyteri ; P.L. 125, 1117 A, Bernold voit dans le lieu lumineux réservé aux saints l’évêque Hincmar se préparant à célébrer la messe dans une église. Dans la Vision de Gunthelm ; éd. Constable, p. 107, une chapelle est suspendue dans l’air au-dessus d’un lieu paradisiaque manifestement temporaire puisqu’il se distingue de la Jérusalem céleste décrite dans un second temps. 184 Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, XII, 1 ; S.C. 417, p. 146-147. Pour Amat, 1985, p. 126, ce lieu est un palais et cette image palatiale proviendrait de l’Apocalypse de Paul et du Livre d’Énoch. Pour l’image du palais, voir également ibid., p. 397-398. 180

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L’enfer Les âmes des justes étant généralement accueillies dans un séjour temporaire, on pourrait envisager l’existence d’une configuration symétrique dans laquelle les damnés seraient introduits dans un enfer destiné à disparaître, mais les textes comme les images semblent négliger ou exclure presque systématiquement cette possibilité. L’Apocalypse évoque pourtant l’engloutissement futur de l’enfer dans l’étang de feu (Ap 20, 14-15) : Enfin, mort et souterrain séjour furent jetés dans l’étang de feu. C’est cela la seconde mort, l’étang de feu. Quiconque ne se trouva pas inscrit au livre de vie fut jeté dans l’étang de feu.

L’enfer est donc appelé non pas à disparaître mais à se déplacer et à subir la morsure des flammes au même titre que les damnés. Chez Ambroise Autpert, l’enfer est interprété comme une figure des diables ou des damnés185. Cet auteur précise surtout qu’avant d’être jeté dans l’étang de feu, l’enfer est destiné à recevoir les mauvais devant supporter les peines après la mort et il ajoute que ceux-ci ne pourront pas en sortir, à la différence des âmes plongées dans le feu purgatoire186. Pour Haymon d’Auxerre, ce passage signifie que tous les lieux de l’enfer restitueront ceux qu’ils gardent enchaînés par la mort du corps187. Pour Bruno de Segni, la mort et l’enfer restitueront les corps et les âmes qu’ils détiennent pour que les hommes puissent se présenter dans leur intégrité devant le Juge188. Rupert de Deutz établit pour sa part une distinction très claire entre les situations que connaîtront les damnés avant et après la résurrection, précisant que les ressuscités seront châtiés à la fois dans leur âme et dans leur corps189. Le statut des damnés se trouve donc profondément modifié par la résurrection des corps, mais les différences séparant les lieux de supplice avant et après la Parousie n’ont, à ma connaissance, pas été clairement précisées.

185

Ambroise Autpert, in Apoc., IX, 20, 13b ; CCCM 27A, p. 772. Pour Primase, in Apoc. V, 20, 14 ; CCSL 92, p. 283 (vers 540), les mots « mort » et « enfer » désignent le diable car il est l’auteur de la mort et des peines infernales. 186 Ambroise Autpert, in Apoc., IX, 20, 13b ; CCCM 27A, p. 773. 187 Haymon, in Apoc., 7, 20 ; P.L. 117, 1191 C. 188 Bruno de Segni, in Apoc., VI, 20 ; P.L. 165, 716 B. 189 Rupert de Deutz, in Apoc. XI, 20 ; P.L. 169, 1188 C.

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L’Apocalypse de Paul semble suggérer l’existence d’un lieu de supplice temporaire, au même titre que celle de Jean, puisqu’au terme du jugement de l’impie, Dieu confie celui-ci à l’ange Tartarouchos pour qu’il l’envoie dans les ténèbres extérieures où il restera jusqu’au jugement190. Le texte ne stipule toutefois pas où résideront les damnés après la résurrection finale. Une incertitude analogue pèse sur les propos de Grégoire le Grand, repris par Pierre Lombard, pour lequel les bons et les méchants se voient avant le Jugement dernier tandis qu’après, seuls les bons verront les méchants191. Si cette différence correspond à un changement de statut consécutif à la résurrection, elle ne signifie pas pour autant que les damnés seront déplacés ou que l’enfer sera foncièrement transformé. Malgré le silence généralisé des textes, certains Jugements derniers donnent manifestement à voir deux enfers correspondant respectivement aux moments situés avant et après la Parousie. C’est particulièrement frappant dans la formule byzantine classique où les mots de l’Apocalypse de Jean semblent avoir été transposés presque littéralement. 5. LES RÉCOMPENSES « MATÉRIELLES » Il arrive qu’avant de pénétrer dans le séjour paradisiaque ou après y avoir été accueillis, les justes reçoivent une récompense sous la forme d’un objet : une couronne, une étole ou, exceptionnellement, un siège192. Lorsque les théologiens entreprennent d’interpréter ces récompenses, ils s’efforcent de montrer que ce ne sont pas de véritables objets matériels mais des images destinées à signifier une réalité spirituelle. Dans l’iconographie en revanche, ces récompenses revêtent naturellement leur apparence matérielle et méritent par conséquent que l’on s’y attarde quelque peu.

190

Apocalypse de Paul, 16, 6 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 204-207 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 797 (16e). 191 Grégoire le Grand, Homilia 40, 8 ; éd. CCSL 141, p. 405 ; et Pierre Lombard, Sententiae, IV, 50, 5 ; S.B. V, p. 557-558. 192 Dans la Vision d’Eadulf, Siméon de Durham, Historia ecclesiae Dunhelmensis, III, 23 ; éd. Arnold, p. 115, décrit les élus se réjouissant sur des sièges fleuris tandis que les damnés sont enchaînés à des sièges en fer brûlants.

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La couronne Dans les visions de l’au-delà, l’octroi d’une couronne semble exceptionnel. Dans ses Dialogues, Grégoire le Grand rapporte qu’avant de mourir, le frère Merulus vit une couronne de fleurs blanches descendre du ciel sur sa tête193. Chez Césaire d’Arles, les justes comparaissent immédiatement après la mort et reçoivent une couronne194 Dans la Vision de Gunthelm, des moines et des novices sont gratifiés d’une très belle couronne dès le moment du trépas, avant d’accéder au premier jardin paradisiaque195. Dans la vision d’Owen, certains élus résidant dans le paradis d’attente déambulent couronnés comme des rois196. Le thème apparaît également dans la liturgie funéraire, lui assurant ainsi une très large diffusion197. Il faudra y revenir plus précisément au sujet des peintures de Saint-Loup-de-Naud sur lesquelles est figuré l’octroi conjoint d’une couronne et d’une étole. L’étole ou la robe blanche Les mentions de la remise de la stola, que sa couleur blanche soit précisée ou non, sont au contraire beaucoup plus fréquentes, probablement parce que le thème se fonde sur un passage de l’Apocalypse, la vision des martyrs sous l’autel : Lorsqu’il [l’Agneau] ouvrit le cinquième sceau, j’aperçus au-dessous de l’autel les âmes des hommes immolés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage dont ils étaient dépositaires. Ils se mirent à réclamer à grands cris : « Jusques à quand vous, qui êtes pourtant le Maître, le Saint, le Véritable, resterez-vous sans faire justice et sans venger notre sang sur les habitants de la terre ? » On remit alors à chacun d’eux un vêtement blanc (stola alba) et on leur dit de prendre patience encore un peu, jusqu’à ce que leurs compagnons de service et leurs frères qui doivent être mis à mort tout comme eux se trouvent au complet. (Ap 6, 9-11)

Ce passage et la plupart des textes reprenant le thème de la remise de la stola alba ne stipulent pas explicitement qu’il s’agit d’une étole ecclésiastique plutôt qu’une simple robe, mais on verra que l’iconographie l’a interprétée dans ce sens. Aussi convient-il d’examiner les textes de près afin d’y repérer les éventuelles allusions à ce vêtement 193

Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 49, 4-5 ; S.C. 265, p. 170-171. Voir aussi Carozzi, 1994, p. 50-51. 194 Césaire, Sermo V, 5 ; CCSL 103, p. 29 195 Vision de Gunthelm ; éd. Constable, p. 107-108. 196 « quasi reges coronati » : Tractatus de purgatorio sancti Patricii, XVI, 14 ; éd. Warnke, p. 118-119. 197 PRG CXLIX, 20 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 284-285.

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ecclésiastique. Très rapidement, les auteurs chrétiens ont attribué aux saints cette stola alba, avant de l’appliquer aux justes. Ainsi dans la Passion de Perpétue les martyrs reçoivent-ils une stola candida198. Dans le discours sur la dilation développé dans ses Dialogues, Grégoire le Grand a très clairement expliqué la nature de cette récompense en envisageant pour la première fois la remise d’une seconde stola à la fin des temps : Leur gain [des justes] au jugement, c’est que, jouissant maintenant de la seule béatitude de l’âme, ils jouiront aussi de celle du corps. […] Les saints qui ont maintenant une seule stola en auront deux au jugement [dernier]199.

Les deux stolae correspondent donc respectivement à la récompense imparfaite des âmes séparées et à la récompense complète promise aux ressuscités. Cette interprétation a été très largement reprise dans l’exégèse de l’Apocalypse à partir du VIIIe siècle200, chez Bède (vers 730), Ambroise Autpert (vers 760), le Pseudo-Alcuin (vers 800), Haymon d’Auxerre (vers 840), Bérengaud (vers 1100), Bruno de Segni (1049-1123), Rupert de Deutz (1119-1121) et Richard de SaintVictor (mort en 1173)201, Autpert précisant au surplus que les deux stolae sont la figure de la joie accomplie des élus202. La notion des deux 198 Passio sanctarum Perpetuae et Felicitatis, XII, 1 ; S.C. 417, p. 146-147. Voir également Ntedika, 1971, p. 153. 199 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 26, 3-4 ; S.C. 265, p. 84-87. Dans un récit, un homme saint apparut après sa mort dans une stola alba, cf. ibid. IV, 48 ; S.C. 265, p. 168-169. 200 Dans le commentaire de Victorin et dans la version qu’en a donnée saint Jérôme, les stolae blanches, c’est-à-dire le don du Saint-Esprit, sont accordées en guise de compensation pour le corps de ceux qui ont été égorgés, cf. Victorin, In Apocalypsin, 6, 4 ; S.C. 426, p. 82-84 ; et Jérôme, in Apoc., VI, 3 ; CSEL 49, p. 74-77. Pour Beatus, in Apoc., IV, 21 ; éd. Sanders, p. 347, la vengeance que réclament les âmes, c’est le jour du Jugement dernier et la résurrection des morts. Chez Primase, in Apoc., II, 6, 10 ; CCSL 92, p. 100, les stolae sont la joie octroyée aux martyrs en attendant que soit complété le nombre de ceux qui doivent être mis à mort. 201 Bède, Apoc., I, 6 ; P.L. 93, 148 B ; Pseudo-Alcuin, in Apoc., IV, 6 ; P.L. 100, 1126 C ; Bérengaud, Expositio in Apocalypsin ; P.L. 17, 922 C (Christe, 1996, p. 23, situe cet auteur, mal connu, au XIe ou au XIIe siècle) ; Bruno de Segni, in Apoc., II, 6 ; P.L. 165, 637 C ; Rupert de Deutz, in Apoc., IV, 6 ; P.L. 169, 953 B-D ; et Richard de Saint-Victor, in Apoc., II, 8 ; P.L. 196, 768 D. Bruno de Segni, in Apoc,. II, 6 ; P.L. 165, 637, a également évoqué une double récompense sans toutefois mentionner les deux stolae. Pour la datation des commentaires de Bède, Autpert, Pseudo-Alcuin, Haymon d’Auxerre et celle de Primase dont il sera question plus loin, voir Matter, 1992, p. 42. 202 Ante resurrectionem quippe stolas singulas accepisse perhibentur electi, quia in sola adhuc anima aeternis beatitudinibus perfruuntur. Binas autem in resurrectione accepturi sunt, quando cum animarum perfecto gaudio etiam corporis incorruptione vestientur. Ambroise Autpert, in Apoc., IV, 6, 11 ; CCCM 27, p. 288. Haymon, in Apoc., II, 6 ; P.L. 117, 1031 A, qui s’écarte ici légèrement d’Autpert, évoque pour sa part la jouissance de la patrie céleste (gaudium coelestis patriae).

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stolae se retrouve chez Julien de Tolède et dans l’Elucidarium d’Honorius Augustodunensis pour lequel ces récompenses seront offertes aux saints203. On la rencontre également dans des contextes très différents, comme cette lettre de Pierre Damien dans laquelle l’auteur utilise la métaphore des deux stolae pour évoquer la libéralité manifestée par son correspondant204. Se fondant sur le passage de l’Apocalypse, la liturgie a précocement mentionné la remise d’une stola aux âmes des défunts et le thème s’est ensuite très largement diffusé205. Dans une oraison, il a été associé à la remise de la couronne : Suscipe, domine, animam servi tui N. ad te revertentem, veste caelesti indue eam et lava eam sancto fonte vitae aeternae, ut inter gaudentes gaudeat, et inter sapientes sapiat, et inter martyres Christi coronam accipiat [...] et inter lavantes stolas in fonte luminis vestem lavet 206.

On demande donc au Seigneur d’accorder au défunt un vêtement céleste et une couronne, et la possibilité de laver son vêtement avec ceux qui lavent leur stola dans la fontaine de lumière. Ce dernier passage fait sans doute référence à Apocalypse 7, 14, où il est question de ceux qui ont lavé leurs vêtements et les ont blanchis dans le sang de l’Agneau. La stola n’est donc évoquée qu’indirectement et ne semble de toute façon pas se confondre ici avec une étole. 203

Julien de Tolède, Prognosticon, II, 35 ; P.L. 96, 495 C-D ; et Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 118 ; éd. Lefèvre, p. 474. 204 Pierre Damien, Epistola 101 ; éd. Reindel, III, p. 115-117, et en particulier p. 116, ligne 4, pour l’évocation des deux stolae : Sache votre Sainteté, Vénérable Père, que je me suis fort repenti et que, pour parler ainsi, mon cœur m’a asséné force coups, de ce que je n’ai pas ménagé votre libéralité, si large et généreuse. Comme pour le jour de la résurrection à venir, vous avez décidé de me revêtir de deux tuniques (binis stolis). Je remercie vivement Michel Aubrun d’avoir attiré mon attention sur ce texte et de m’avoir communiqué la traduction qu’il en a faite. On peut encore noter que dans la Vision de Gunthelm, Adam est revêtu notamment de la stola de l’immortalité, mais le récit précise que son habit n’est pas complet, cf. Carozzi, 1994, p. 479. 205 Cette oraison apparaît déjà dans le Gelasianum 1611 (VIIIe siècle) où la robe céleste est promise aux défunts, cf. Ntedika, 1971, p. 169-170. On la retrouve ensuite dans un grand nombre d’autres livres liturgiques, comme le montre le répertoire des oraisons funéraires réalisé à partir d’un nombre très important de manuscrits par Treffort, 1994, vol. B, p. 780. Dans ces sources, l’auteur a recensé vingt-deux occurrences de cette oraison. Je remercie Cécile Treffort de m’avoir signalé l’existence de ce répertoire. L’oraison figurait déjà dans le Sacramentaire grégorien, 4048 ; éd. Deshusses, III, p. 156, mais la référence au couronnement des élus était plus allusive : Veste caelesti indue eam [animam][…] ut […] inter martyres coronata consedeat […]. La variante du Pontifical romano-germanique n’a pas été reprise dans le Pontifical romain du XIIe siècle (après 1123) mais bien dans celui du XIIIe : éd. Andrieu, 1938, II, p. 502-503. 206 PRG CXLIX, 20 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 284-285.

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Une autre oraison funéraire également très répandue – notamment par le biais du Sacramentaire grégorien et du le Pontifical romanogermanique – sollicite en revanche directement l’octroi de la stola de l’immortalité et d’un vêtement céleste : Deus, vitae dator et humanorum corporum reparator, qui te a peccatoribus exorari voluisti, exaudi preces, quas speciali devotione pro anima famuli tui tibi lacrimabiliter fundimus, ut liberare eam ab inferorum cruciatibus et collocare inter agmina sanctorum tuorum digneris, veste quoque caelesti et stola inmortalitatis indui et paradysi amoenitate confoveri iubeas207.

On peut donc supposer que dans ce contexte la stola correspond à une étole ecclésiastique, d’autant que l’expression stola immortalitatis est également utilisée dans une prière récitée sur l’étole par l’évêque ou par le prêtre208. La liturgie semble ainsi destiner au défunt à la fois une couronne, un vêtement et une étole. L’idée a été reprise dans une lettre de Pierre Damien adressée à l’impératrice Agnès (1065/1066), si ce n’est que la nature du vêtement n’est pas précisée. Il enjoint en effet sa correspondante à supporter le labeur de cette vie pour qu’au moment du jugement, elle reçoive la stola de l’immortalité et un diadème façonné au ciel avec des pierres précieuses, en lieu et place de la pourpre et de la couronne qu’elle porte sur cette terre209. Cette tradition textuelle est d’une importance considérable car, comme on va le voir, la remise de l’étole aux élus constitue l’un des principaux arguments permettant d’interpréter le portail de Mâcon en termes de double jugement. 6. LES SUFFRAGES Face aux représentations conjointes des deux jugements, il faudra systématiquement s’interroger sur la ou les raisons ayant pu motiver l’insertion du premier jugement dans des compositions essentielle207

PRG CXLIX, 23 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 286. Dans le Supplément d’Aniane du Sacramentaire grégorien, 1407 ; éd. Deshusses, I, p. 460, l’oraison est prononcée après que le corps a été lavé. Dans le Pontifical romain du XIIe siècle ; éd. Andrieu, 1938, I, p. 284, elle est récitée après la sépulture. 208 Jungmann, 1956-1958, II, p. 33. 209 Haec igitur et huiusmodi, domina mi, suptiliter pensa, et huius vitae labores cum Iesu nunc aequanimiter tolera, ut cum ipse qui iudicatus est iudicaturus advenerit, tu velut una de sapientibus virginibus ornatis lampadibus ei decenter occurras, et pro temporali purpura stolam inmortalitatis accipias. Ac pro corona quae de terreno fuerat fabricata metallo, illud diadema suscipias quod in caelo factum est de lapide precioso. Pierre Damien, Epistola 130 ; éd. K. Reindel, III, p. 438.

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ment consacrées au second. Au-delà des préoccupations locales ou ponctuelles, il me semble que pour l’ensemble des œuvres concernées la principale motivation réside dans les rapports qu’entretiennent les vivants avec les âmes ayant subi le premier jugement à travers les rites funéraires et, plus particulièrement, à travers les suffrages. Au moment de la Parousie, ce monde disparaîtra et l’Église n’aura dès lors plus la possibilité d’intervenir en faveur des défunts, tandis que dans le temps présent elle dispose d’un impressionnant arsenal de moyens permettant d’obtenir leur salut210. Les suffrages permettaient ainsi à l’Église d’exercer une meilleure emprise sur les vivants211. Ils suscitaient de surcroît, au-delà d’une intense activité liturgique, des donations considérables dont les institutions religieuses pouvaient difficilement se passer, de sorte que derrière les enjeux spirituels se profilent d’importants enjeux économiques, sociaux et politiques. Les implications spirituelles Dans son De cura pro mortuis gerenda, Augustin s’est longuement étendu sur la question de l’utilité de la sépulture ad sanctos212, et dans l’Enchiridion, il a rappelé la nature des suffrages – eucharistie et aumônes – et précisé leur efficacité, stipulant qu’elle varie en fonction du statut des défunts213. Grégoire le Grand a affirmé le caractère salutaire de l’hostie pour un grand nombre de défunts, illustrant son propos par l’histoire du diacre Pascase contraint après sa mort de remplir les fonctions de garçon de bain dans les thermes d’Augulum et délivré par le sacrifice célébré à son intention durant une semaine214. Dans le Voyage de Drythelm, Bède fait dire au visionnaire que les prières, les aumônes, les jeûnes et surtout les messes libèrent un grand nombre d’âmes des peines purgatoires avant le Jugement dernier215. Dans la 210 Cette idée a été exprimée dans IV Esdras, 7, 112-115 ; éd. Bensly, p. 36-37. Voir à ce sujet Werckmeister, 1982, p. 220. 211 Le Goff, 1981, p. 183. 212 Augustin, De cura pro mortuis gerenda, IV, 6-V, 7 ; B.A. 2, p. 474-481. Repris par Julien de Tolède, Prognosticon, I, 20 ; P.L. 96, 474 D-475 A ; et Honorius Augustodunensis, Elucidarium, II, 103-104 ; éd. Lefèvre, p. 441-442. Voir à ce sujet Treffort, 1996, p. 25-26 ; et Lauwers, 1997, p. 67-85. 213 Augustin, Enchiridion, 29, 110-113 ; B.A. 9, p. 302-311. Propos repris par Pierre Lombard, Sententiae, IV, 45, 2 ; S.B. V, p. 524-425. Dans ses Confessions, Augustin rapporte que Monique avait demandé que l’on fasse mémoire d’elle à l’autel, cf. Carozzi, 1994, p. 16. Voir également Bratu, 1993 ; Treffort, 1996, p. 26 ; et Lauwers, 1997, p. 78. 214 Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 57, 2 ; S.C. 265, p. 184-189. Voir aussi Le Goff, 1981, p. 125-126 ; et Treffort, 1996, p. 27-28. 215 Bède, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, V, 12, 6 ; S.C. 491, p. 78-79. Voir également Carozzi, 1994, p. 244 et 246. Dans une de ses homélies, Bède a mentionné les mêmes

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Vision de Bernold, plusieurs âmes demandent au visionnaire de les aider à échapper aux peines qu’ils endurent en demandant à leurs proches et au clergé de faire des aumônes, de prononcer de prières et de pratiquer le sacrifice eucharistique216. Honorius Augustodunensis rappelle pour sa part que les messes libèrent des peines purgatoires ceux qui sont loin de la perfection après sept jours, trente jours, un an ou davantage encore217. La vision d’Owen étend l’origine de ces libérations à la récitation des psaumes et des prières et à la distribution des aumônes218. Enfin, Pierre le Vénérable illustre l’efficacité des suffrages dans une remarquable série de cinq récits exemplaires, à la manière de Grégoire le Grand219. Les implications économiques, sociales et politiques En se réservant le monopole de la gestion des suffrages – messes, prières et aumônes – l’Église s’est assuré des revenus considérables et une autorité très étendue sur la société laïque220. Les chartes regorgent de donations dans lesquelles le donateur exprime son désir d’obtenir son propre salut – pro anima, pro remedio animae – et celui de sa famille et de ses ancêtres221. Les biens et les revenus engrangés de la sorte ont été utilisés en partie pour fournir aux frères un supplément de nourriture et surtout pour distribuer des aumônes aux pauvres222. Cette pratique était particulièrement développée à Cluny où, en plus de célébrer chaque année des milliers de messes pour le salut des défunts, on distribuait dix mille prébendes aux pauvres223. Mais bien plus que

suffrages, précisant qu’ils délivrent les âmes du feu purgatoire, cf. ibid., p. 249-250. 216 Hincmar, De visione Bernoldi presbyteri ; P.L. 125, 1115 D-1116 B ; 1117 D-1118 A. 217 Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 5-6 ; éd. Lefèvre, p. 444-445. Pour cet auteur, les justes imparfaits attendent dans des demeures (habitacula) très agréables, et beaucoup parmi eux seront acceptés dans une plus grande gloire grâce aux aumônes et aux prières des saints. 218 Tractatus de purgatorio sancti Patricii, XVII ; éd. Warnke, p. 126-127. Carozzi, 1994, p. 500-506 et 607. 219 Pierre le Vénérable, De miraculis, I, 11, 24, 27, 28 et II, 29 ; CCCM 83, p. 40-42, 72-74, 87, 91 et 154-156. 220 Le monopole de l’Église n’était pas total puisque les laïcs se chargèrent de la commémoration des défunts et de leur salut à travers des guildes d’abord, à l’époque carolingienne, et des confraternités urbaines aux Xe et XIe siècles, cf. Treffort, 1996, p. 112-116. 221 Dans la très abondante littérature consacrée à ce sujet, on peut citer Jobert, 1977, p. 205-225 ; Magnani, 2003 ; Davies, 2005 ; et Magnani, 2007. 222 Lauwers, 1997, p. 179-181. 223 Iogna-Prat, 1990 ; Wollasch, 1990, p. 52 ; et Wollasch, 1996.

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ces pauvres, ce sont les institutions religieuses elles-mêmes qui ont bénéficié financièrement des donations224. Le souci des morts conduisait également à établir de solides liens spirituels entre des communautés parfois très éloignées. Au chapitre, on faisait en effet mémoire des défunts appartenant à des institutions intégrées dans la communauté spirituelle du lieu et dont les noms avaient été transcrits dans le nécrologe suite à l’envoi d’un bref ou à la circulation d’un rouleau225. Les institutions religieuses et plus particulièrement les communautés monastiques exerçaient par ailleurs un pouvoir sur la noblesse en favorisant le salut de ses membres et en perpétuant la mémoire des ancêtres de leurs bienfaiteurs. Elles octroyaient aux laïcs une sépulture – le plus souvent dans le cimetière –, l’inscription de leur nom dans le nécrologe et éventuellement des services commémoratifs, en particulier lorsque ces laïcs avaient intégré une societas ou une fraternitas ecclésiastique226. Elles contrôlaient ainsi la sépulture des laïcs et maintenaient leur familia dans le cimetière de leurs ancêtres227. Les rivalités et conflits soulevés par les droits de sépulture montrent très clairement l’importance des enjeux financiers et institutionnels liés à l’inhumation228. Les communautés religieuses assuraient d’autre part la pérennité de la mémoire du défunt en lisant chaque année, à l’office du chapitre, son nom inscrit dans le nécrologe229. Mais en cas de conflit avec les donateurs, ces institutions pouvaient leur refuser la sépulture ou interrompre leur travail de mémoire et les services funéraires230. Les implications du soin des morts, et plus particulièrement de la gestion des suffrages, dépassaient donc très largement les préoccupations spirituelles qui en constituaient le fondement. Il faudra par conséquent envisager les représentations du premier jugement dans ces perspectives spirituelle, économique, sociale et politique.

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Treffort, 1996, p. 177 ; et Lauwers, 1997, p. 182-193 et 198-204. Treffort, 1996, p. 106-111 ; et Lauwers, 1997, p. 135-140. 226 Lauwers, 1997, p. 159-161. 227 Lauwers, 1997, p. 148-171, 186-190 et 249-315. Pour la question de la sépulture, voir Mc Laughlin, 1994 ; Treffort, 1996, p. 119-163 et 172-179 ; et Lauwers, 1997, p. 126-129, 148-159, 165-166, 194 et 205-225. 228 Treffort, 1996, p. 165-184 ; et Lauwers, 1997, p. 208-215. 229 Lauwers, 1997, p. 104-108 et 291-315. 230 Lauwers, 1997, p. 108-114. Voir également Little, 1993. 225

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7. LE JUGEMENT DERNIER Même si le Jugement dernier n’est pas le sujet principal de ce livre, il en sera constamment question puisque les représentions supposées du premier jugement s’y fondent étroitement. Mais si ce chapitre s’achève sur ce sujet, c’est avant tout pour dégager les principales différences séparant le premier jugement du dernier. Le sort des âmes ayant été réglé dès après la mort, on peut en effet se demander ce qui est réellement jugé à la fin des temps. Très souvent, les théologiens éludent cette difficulté en évoquant le Jugement dernier comme si le premier n’existait pas. Ainsi Honorius Augustodunensis rappelle-t-il que seules les catégories grégoriennes intermédiaires doivent subir le jugement, sans pour autant tenir compte des nombreux imparfaits « qui, grâce aux prières des saints et aux aumônes des vivants, sont acceptés avant le jour du jugement dans une plus grande gloire »231. Il en va de même dans l’iconographie du Jugement dernier où les âmes du purgatoire n’ont pas été prises en considération avant le XIVe siècle232. Certains textes spécifient toutefois qu’au Jugement dernier, les âmes des élus seront réunies à leur corps ressuscité et devenu lumineux, et qu’elles jouiront alors de la vision béatifique233. Le surcroît de béatitude obtenu par les ressuscités vient en grande partie du corps qu’ils ont retrouvé234, ce qui s’explique notamment par le fait que le corps est responsable des péchés au même titre que l’âme235. Augustin, suivi par Pierre Lombard, se demande donc à quoi servirait la résurrection si les défunts pouvaient recevoir la béatitude maximale sans leur corps236. Grégoire le Grand a pour sa part illustré le surcroît de béatitude conféré par le corps par l’image des deux stolae déjà mentionnée237. Quant à l’idée de la vision béatifique, elle a été développée par de très nombreux théologiens et dans la liturgie238. En vertu du principe 231

Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 5 ; éd. Lefèvre, p. 444. Bratu, 1992, p. 205-210 et 255-390. 233 Amplifiant les propos de l’Enchiridion d’Augustin, Pierre Lombard, Sententiae, IV, 49, 4, 2 ; S.B. V, p. 552-553, affirme que les saints auront une plus grande gloire après le jugement car plus grande sera leur joie. Voir aussi ibid., IV, 45, 1, 1 ; S.B. V, p. 523. 234 Pour Richard de Saint-Victor, Jean de la Rochelle, Albert le Grand et Thomas d’Aquin, c’est l’absence du corps qui motive l’intervention d’un deuxième jugement, puisque ce corps doit être récompensé ou châtié au même titre que l’âme, cf. Viola, 1988, p. 258. 235 Carozzi, 1994, p. 27. 236 Pierre Lombard, Sententiae, IV, 49, 4, 3 ; S.B. V, p. 553. 237 Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 26, 3-4 ; S.C. 265, p. 84-87. 238 PRG CXLIX, 20 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 284-285. Cette oraison implique cependant que l’âme peut voir Dieu face-à-face dès après la mort, ce qui va à l’encontre du principe 232

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de la dilation, la vision de Dieu face-à-face n’est accordée aux simples élus qu’après la résurrection, mais dans la seconde moitié du XIIe siècle, ce principe a été abandonné au profit d’une conception dans laquelle la jouissance de la vision divine est immédiate239. L’importance de cette question est telle que lorsque Jean XXII a voulu rétablir la dilation, il a suscité une opposition farouche240. Dans l’analyse des représentations présumées du double jugement, il faudra donc se demander systématiquement si les élus ont revêtu leur corps de gloire et sont en mesure de contempler Dieu face-à-face, ou s’il s’agit au contraire d’âmes séparées encore privées de leur corps et de la vision béatifique.

de la dilation. 239 Voir notamment le récit de Pierre le Vénérable, De miraculis, II, 25 ; CCCM 83, p. 145, dans lequel le seigneur Guillaume devenu moine puis empoisonné jouit sans cesse de la vue du Seigneur. 240 La question a été étudiée en profondeur par Trottmann, 1995.

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B. LA REPRÉSENTATION DU JUGEMENT IMMÉDIAT À l’extraordinaire diversité des textes correspond très logiquement celle des images, confirmant si besoin était qu’au milieu du Moyen Âge aucune norme ne s’était imposée dans la représentation de la destinée des âmes séparées. Certaines images rejoignent les textes également par l’incertitude qu’elles laissent subsister sur le moment du jugement ou sur la nature des lieux de l’au-delà. Enfin ces deux types de source possèdent de nombreux traits thématiques communs desquels il est possible de déduire non pas des règles fixes mais des tendances. Pour être fiable, la définition de ces tendances doit nécessairement s’appuyer sur un corpus représentatif. C’est pourquoi celuici a été élargi à des œuvres produites en dehors de la France. Sur le plan chronologique, les exemples invoqués correspondent globalement aux limites adoptées pour les Jugements derniers (début XIIemilieu XIIIe), certains remontant toutefois au début du XIe siècle. Pour pouvoir déterminer si une scène judiciaire s’inscrit dans le temps présent, on peut se fonder sur des critères tantôt contextuels, tantôt iconographiques. Les premiers se rencontrent principalement dans les manuscrits où le sens des images est généralement précisé par la nature du texte qu’il accompagne. C’est le cas en particulier dans les nécrologes dans lesquels les scènes de jugement se rapportent a priori aux âmes séparées, pour autant naturellement que leur iconographie permette de l’envisager. On en trouve des exemples explicites dans le Liber Vitae du New Minster et dans le Nécrologe d’Obermünster. Dans les psautiers, les scènes de jugement peuvent également être interprétées dans ce sens lorsqu’elles accompagnent un psaume de pénitence comme dans le Psautier de Würzburg. Mais quel que soit le contexte de l’image, c’est avant tout son iconographie qui en détermine le sens. La lecture d’une scène judiciaire en termes de jugement immédiat s’impose d’elle-même lorsqu’elle intègre le thème de l’agonie ou du décès du prévenu, généralement représenté sur son lit de mort. On en trouve des exemples éclairants dans un manuscrit de la Cité de Dieu, un manuscrit du Scivias d’Hildegarde de Bingen, dans une copie des Étymologies de Prüfening, au portail d’Espalion, à la façade de Saint-Pierre de Spolète et sur deux chapiteaux situés respectivement à Saint-Michel de Pavie et à Vézelay. On peut ajouter à ces représentations de transitus anonymes ou ordinaires les figurations d’âmes individualisées inscrites sur les monuments funéraires et celles de personnages bibliques ou hagiographiques

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parmi lesquels on relèvera les cas exemplaires et récurrents du pauvre Lazare, des martyrs d’Apocalypse 6 attendant la résurrection finale sous l’autel et de Dismas, le bon larron241. Dans les représentations dépourvues de scène de transitus, l’indice iconographique le plus important est l’absence de résurrection des morts242. Comme je l’ai rappelé plus haut, l’une des principales caractéristiques du premier jugement est qu’il ne concerne que les âmes séparées et non les corps. Les figurations du Jugement dernier, du moins celles qui seront abordées ici, comportent d’ailleurs invariablement cette scène. Mais il est possible que dans certains cas la résurrection des morts ait été écartée faute de place, comme le laisse supposer le chapiteau de la tour-porche de Saint-Benoît-sur-Loire243. La question se posera avec une acuité particulière à propos des nombreux chapiteaux montrant simplement la pesée des âmes ou des actions, voire des anges et des démons se disputant une âme. La figuration du tribunal divin et de l’ostension des instruments de la Passion pose des questions analogues244. Dans les textes évoquant le Jugement dernier et la plupart de ses représentations, le jugement s’effectue en présence du Christ, d’assesseurs – les apôtres –, de médiateurs – la Vierge, Jean-Baptiste ou Jean l’Évangéliste – et d’anges dont certains portent les arma Christi et en particulier la croix parousiaque. Dans plusieurs récits relatant le premier jugement, le verdict est également prononcé par le Christ, parfois accompagné d’anges et de saints, mais on verra que dans les représentations avérées de ce thème le Christ n’est figuré qu’à titre exceptionnel et surtout il ne semble pas remplir de fonction judiciaire, du moins pas activement. Et en l’absence du Juge, les autres composantes du tribunal divin font logiquement défaut. Elles ne figurent en tout cas pas dans le corpus établi dans ce chapitre. Sur les supports de dimensions réduites, il faudra toutefois se demander, comme pour la résurrection des morts, si l’absence d’un thème si étroitement attaché à l’iconographie du Jugement dernier n’a pas pu être conditionnée par le manque de place. 241

Dans le cas des monuments funéraires, généralement sculptés dans la période envisagée, c’est également le contexte qui suggère l’interprétation en termes de jugement immédiat. 242 C’est le critère retenu par Baschet, 1995, p. 180, pour interpréter la scène du Liber Vitae du New Minster comme un jugement immédiat. Pour l’iconographie du jugement immédiat, voir aussi Osborne, 1981 ; et Végh, 1986. 243 Pour l’iconographie de ce chapiteau, voir Vergnolle, 1985, p. 97, et p. 100. 244 Ce critère a également été évoqué par Baschet, 1995, p. 180, au sujet du Liber Vitae du New Minster.

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Dans plusieurs œuvres du corpus, le sort des âmes se joue collectivement, ce qui pourrait sembler antinomique par rapport à l’idée que l’on se fait du jugement immédiat, surtout si on le qualifie de particulier. Mais, comme l’a déjà observé Jérôme Baschet, l’iconographie montre, à l’instar de certains textes, que les âmes séparées peuvent être jugées en groupe et conduites ensemble, parfois au sein de véritables cortèges, dans le séjour qui leur correspond245. Sur la base de ces quelques critères d’identification, il faudra aborder séparément les œuvres susceptibles de se référer au premier jugement en évaluant la pertinence d’une telle interprétation et tenter dans un second temps de dégager les tendances figuratives liées à ce thème. Ces œuvres seront abordées en fonction de l’identité des prévenus : les figures bibliques ou hagiographiques d’abord, les défunts anonymes ou ordinaires ensuite. Les œuvres de la première catégorie – plus nombreuses – seront évoquées rapidement car elles sont mieux connues et surtout parce que leur thématique n’a pour ainsi dire pas été transposée aux jugements immédiats intégrés dans les Jugements derniers. Celles de la deuxième catégorie feront en revanche l’objet d’une attention plus soutenue et seront, pour des raisons de clarté, regroupées en fonction de leur support  : manuscrits, peintures murales et sculptures. 1. LES FIGURES BIBLIQUES ET HAGIOGRAPHIQUES Dans le premier art chrétien, la représentation de l’âme et de sa destinée posthume ne se laisse pas appréhender aisément. On a proposé de reconnaître l’âme séparée dans des figurations aussi diverses que l’agneau porté par le bon pasteur, l’orant, le portrait en buste, le putto vendangeur, l’oiseau picorant du raisin ou s’abreuvant, sans toujours être en mesure de l’établir fermement246. Cette lecture s’impose dans quelques rares représentations comme sur les mosaïques du narthex de San Marco de Venise, exécutées au XIIIe siècle mais sur la base d’un modèle remontant à l’Antiquité, où l’âme d’Adam apparaît sous les traits d’une figure nue et ailée247. Il faudra toutefois attendre le IXe siècle pour qu’apparaisse et se diffuse l’image de la petite figure nue 245

Baschet, 1995, p. 179-185. De Chapeaurouge, 1973, p. 12-15 ; et Markow, 1983, p. 5-31. 247 De Chapeaurouge, 1973, p. 15, qui a également signalé l’antécédent remarquable de la résurrection des morts selon Ézéchiel dans la synagogue de Doura Europos. Voir également Markow, 1983, p. 47-48. 246

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et dépourvue d’ailes suggérant une assimilation de la mort à une nouvelle naissance248. Cette formule s’imposera ensuite rapidement, au point d’apparaître comme l’image canonique de l’âme. Cela ne signifie pas pour autant que dans la deuxième moitié du Moyen Âge toute âme séparée a nécessairement pris cette apparence. Comme on va le voir, la petite taille des âmes est très souvent liée aux contraintes du contexte iconographique. Ainsi lorsque les âmes devaient être portées par des anges ou se blottir dans le sein d’Abraham, on a très logiquement exclu les figures de taille adulte, évitant ainsi toute incongruité formelle. Mais en dehors de ces deux contextes – très récurrents en dépit de leur spécificité –, les âmes ne se distinguent généralement guère des vivants ou des ressuscités, en particulier lorsqu’elles appartiennent à des personnages exceptionnels. Les saints C’est ce que l’on peut constater dès l’époque paléochrétienne dans les scènes figurant l’introduction des saints au paradis, comme dans les exemples à la fois célèbres et précoces de Saints-Côme-et-Damien à Rome et de Saint-Vital de Ravenne249. Dans ces deux compositions, les saints patrons des lieux semblent recevoir dès après leur mort la récompense que leur a value leur martyre. Aussi peut-on supposer qu’après leur trépas, ils ont subi avec succès un jugement ou du moins une évaluation, même si l’image n’évoque nullement la possibilité d’un verdict défavorable. À Rome, ce succès semble avoir été favorisé par la médiation des saints Pierre et Paul qui introduisent les saints patrons de l’église auprès de Dieu. À partir du IXe siècle, la destinée posthume des saints a été évoquée de manière infiniment plus explicite. Les principales créations iconographiques ont été effectuées entre le IXe et le XIe siècle, établissant ainsi très tôt l’essentiel de la typologie du transitus hagiographique dont on trouve d’innombrables exemples dans les siècles suivants250. Dans le cadre de ce chapitre, il suffira d’en dégager les principales constantes. Le point de départ de la narration se situe le plus souvent au moment du trépas, un trépas violent pour les martyrs ou au contraire serein, dans leur lit de mort et parfois entourés d’anges thuriféraires, pour les autres saints251. Dans les deux cas, l’âme est 248 249 250 251

De Chapeaurouge, 1973, p. 21-26. Pour Saints-Côme-et-Damien et Saint-Vital, voir notamment Ihm, 1960, p. 137 et 163-164. Voir en particulier la synthèse d’Abou-el-Haj, 1994, p. 46-48. De Chapeaurouge, 1973, p. 40, fig. 15 ; Markow, 1983, p. 96.

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emportée au ciel par un ou deux anges252. Elle peut prendre l’apparence d’une simple tête – comme on le voit très précocement sur l’antependium de Saint-Ambroise de Milan –, d’un buste ou d’une figure de petite taille, généralement nue. Leur destination est figurée sous la forme d’une nuée ou de segments de cercles concentriques desquels surgit la main de Dieu ou la figure du Christ253. Ce type de théophanie christique s’imposait naturellement dans les représentations du martyre de saint Étienne puisque les Actes des Apôtres affirment qu’avant sa lapidation, il vit « les cieux ouverts ; et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu » (Ac 7, 56)254. Le transitus Mariae a été conçu de manière analogue, si ce n’est que dans l’iconographie orientale et ses dérivés occidentaux le Christ est descendu sur terre pour recueillir l’âme de sa Mère. Exceptionnellement, il peut apparaître dans le ciel enveloppé d’une mandorle255. Quant à Marie, elle prend le plus souvent l’apparence d’un enfant emmailloté ou d’une adulte en buste inscrite dans un médaillon. Dans un cas comme dans l’autre, son élévation est assurée par un ou plusieurs anges256. Comme dans la majorité des textes hagiographiques, les saints bénéficient donc d’une intervention angélique et ne subissent aucune menace de la part des forces démoniaques, atteignant sans entrave les béatitudes célestes. Étant foncièrement vertueux, ils échappent ainsi aux accusations du diable mais aussi au jugement divin, du moins dans l’iconographie. Exceptionnellement, on a représenté l’entrée du saint au paradis comme dans les nombreux Triomphes ou Couronnements de la Vierge figurés à partir de la deuxième moitié du XIIe siècle sur les portails gothiques où Marie trône à côté de son Fils au centre d’un édifice céleste257. Le retable disparu de saint Remacle à Stavelot est encore plus remarquable à cet égard (fig. 1). Dans la partie rectangu252

Sur le portail Saint-Ursin de la cathédrale de Bourges (1225-1230), l’âme de saint Just est emportée par deux anges et encensée par deux autres, cf. Brugger, 2000, p. 56 253 La main divine apparaît sur l’antependium de Saint-Ambroise et dans le martyre de Cassien (de Chapeaurouge, 1973, p. 40, fig. 15). Le Christ figure pour sa par dans la Vita de Liudger (Berlin, Staatsbibliothek, ms. theol. lat. fol. 323, f. 20 ; cf. ibid., p. 35-36, et fig. 14). 254 Voir par exemple le relief de la tour-porche de Saint-Benoît-sur-Loire Vergnolle, 1985, p. 108-110. 255 C’est ce que l’on peut voir dans les Péricopes d’Henri II, cf. de Chapeaurouge, 1973, p. 33-34, et fig. 11. 256 Markow, 1983, p. 104-107 ; Thérel, 1984, p. 45-48, et p. 53-57. 257 Voir à ce sujet Verdier, 1980 ; et Thérel, 1984.

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laire de ce gigantesque retable, les huit scènes dédiées à la vie terrestre du saint s’achèvent par celle du transitus où saint Remacle gît sur son lit encensé par ses frères, tandis qu’apparaissent dans une nuée la main divine et deux anges. Le tympan dominant ces panneaux narratifs est subdivisé en deux registres traversés en leur centre par une théophanie christique. Le registre supérieur est peuplé d’anges volant dans la fig. 1 Retable disparu de saint Remacle direction du Christ tandis que le de Stavelot, dessin de 1666, Liège, registre inférieur est occupé par Archives de l’État. un jardin paradisiaque dans lequel l’âme du défunt – figurée exactement comme l’était son corps vivant sur les panneaux inférieurs – est accueillie par un ange. Apparaissent également dans cet Éden céleste les personnifications des quatre fleuves ainsi que les prophètes Élie et Énoch, les deux seuls personnages vétérotestamentaires ayant atteint immédiatement le ciel sans passer pas le Shéol. Le transitus du saint s’achève donc par son accueil au paradis, mais celui-ci demeure à une certaine distance de Dieu puisque la théophanie christique s’inscrit dans un cadre fortement cloisonné et dans une sphère céleste apparemment plus éminente que celle du jardin258. On ne saurait pour autant affirmer que cet Éden céleste correspond au paradis d’attente et que l’âme de Remacle doit patienter jusqu’à la fin des temps pour intégrer le royaume des cieux. On peut en dire autant pour le manuscrit de la Vie de saint Amand dans lequel figurent le transitus du saint et, au-dessus de cette scène, son âme accueillie dans le sein d’Abraham259. Le pauvre Lazare et Épulon Les représentations de la parabole du pauvre Lazare et du mauvais riche, dont on a vu qu’elle constitue le paradigme biblique du transitus des justes et des pécheurs ordinaires, sont apparues au IXe siècle 258

Wittekind, 2004, p. 225-301. Valenciennes, Bibliothèque Médiathèque, 500, f. 62v, cf. Abou-el-Haj, 1994, p. 203 ; et Baschet, 2000, p. 191-192, et fig. 57. 259

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à Byzance et au Xe siècle en Occident260. On y retrouve généralement les termes du récit évangélique. Lorsque la mort du riche a été représentée, celui-ci figure dans son lit entouré de ses proches. Des diables s’emparent de son âme261 et dans certains cas l’emportent dans un lieu infernal262. Quant au pauvre Lazare, il gît à même le sol dans un espace ouvert contrastant avec la chambre meublée d’Épulon. Un ou plusieurs anges recueillent son âme au moment où elle quitte son corps263 et l’emportent dans un linge jusque dans le sein d’Abraham. Dans ces petits cycles narratifs, le sein d’Abraham peut constituer une image autonome, souvent amplifiée par la présence d’une végétation paradisiaque comme on peut le voir notamment dans le Codex aureus Epternacensis (fig. I) ou sur les reliefs du porche de Moissac (fig. 2). Dans un tel contexte, le séjour du pauvre Lazare est clairement assimilé au paradis et la présence d’autres âmes dans le sein du patriarche ou autour de lui confirme que ce paradis est destiné à l’ensemble des justes. Ce lieu étant privé de toute présence divine, de hiérarchies angéliques et de chœurs des saints, on peut en déduire qu’il correspond au paradis d’attente, conformément à la fonction attribuée au sein d’Abraham par de nombreux textes et en particulier par la liturgie. L’autonomie acquise par le sein d’Abraham dans les représentations de la parabole s’est étendue à des contextes très différents264. Cette autonomisation découle naturellement de ce que le thème est devenu une image emblématique du séjour des élus. Et comme il correspond avant tout au paradis d’attente, il figure très logiquement dans une importante série de figurations du jugement immédiat dont il sera question dans la deuxième partie de ce chapitre. Mais comme il apparaît également au sein du Jugement dernier, que ce soit à Byzance ou en Occident, on en a déduit que ce séjour temporaire avait été converti en séjour définitif, sans toujours le justifier265. Ce 260

Pour l’iconographie de la parabole, voir de Chapeaurouge, 1973, p. 40-44 ; Markow, 1983, p. 89-90 ; et surtout Baschet, 2000, p. 108-119. 261 C’est le cas notamment dans le porche de Moissac et sur un chapiteau de Vézelay (nef 21). 262 Voir à ce sujet l’Évangéliaire de Brême (Staatsbibliothek, ms. C. 21, f. 77, cf. de Chapeaurouge, 1973, p. 42, fig. 17), le Codex aureus Epternacensis (Nuremberg, Nationalmuseum, 156142, f. 78 ; cf. Baschet, 2000, p. 112-114) et le porche de Moissac. 263 Voir à nouveau le Codex aureus Epternacensis et l’Évangéliaire de Brême, ainsi que le portail occidental de San Vincente à Avila (Baschet, 2000, p. 215, et fig. 74). 264 Baschet, 2000. 265 Baschet, 1996, p. 85-92 ; et Baschet, 2000, p. 134-136, et 172-177, est à ma connaissance le seul à avoir tenté de justifier ce glissement sémantique.

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fig. 2 Moissac, porche du portail sud, le sein d’Abraham et un autre prophète.

livre tendra à montrer que dans les Jugements derniers de Conques et de Saint-Denis, le sein d’Abraham continue de figurer le paradis d’attente et que le glissement sémantique conduisant à une transposition de cette vision à la fin des temps ne s’est produit que dans un second temps, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, sans pour autant en faire disparaître aussitôt la première acception. Je soutiendrai en effet que ce séjour paradisiaque a conservé cette signification sur les portails de Chartres et de Reims. Dans cette perspective, il convient d’observer dès à présent que le thème de la parabole s’est largement imposé sur les portails romans du quart sud-ouest de la France dans lequel s’inscrit le portail de Conques. On le rencontre sur les chapiteaux des deux portails de la porte des Comtes à SaintSernin de Toulouse, sur la paroi de gauche du porche de Moissac (fig. 2), sur quatre chapiteaux du portail de Lescure266, sur les deux écoinçons surmontant le portail d’Argenton-Château et sans doute sur les parois du porche de Lagraulière mais sans le sein d’Abraham.

266

Durliat, 1962 ; et Durliat, 1978, p. 311-312.

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Dans les figurations de la parabole, le séjour infernal a fait l’objet d’amplifications analogues à celles du sein d’Abraham, s’enrichissant de nombreuses figures de diables et de damnés dont les péchés ont parfois été spécifiés267. C’est le cas en particulier à la porte des Comtes et dans le porche de Moissac où l’on peut aisément reconnaître l’avare – peut-être Épulon lui-même – et la femme luxurieuse, à côté d’autres pécheurs dont les fautes semblent indéterminées268. Dans le porche de Lagraulière, l’avare portant un diable sur les épaules, comme à Moissac, est flanqué d’un homme transportant un gigantesque poisson, peut-être une figure de la gourmandise qui constitue, avec l’avarice, l’un des deux péchés commis par Épulon269. Ce programme se distingue également par la présence d’un ange portant une balance au chevet du lit du mourant, sans doute le mauvais riche puisque la composition reprend une partie du programme de Moissac. L’introduction de ce thème confirme qu’Épulon est conduit en enfer à la suite d’un jugement – probablement celui de son âme figurée sous la forme d’une petite tête posée dans le plateau de gauche – et suggère que le pauvre Lazare est passé par la même épreuve, même s’il ne figure pas dans le programme du porche270. Il subsiste en tout cas qu’à Lagraulière, la mort du riche, qu’il s’agisse d’Épulon ou d’un anonyme, a été conçue comme un véritable jugement immédiat. Sur le vitrail de la parabole de la cathédrale de Bourges (12001215), on a appliqué au pauvre Lazare trois autres caractéristiques iconographiques très récurrentes dans la représentation du transitus. Dans l’elevatio animae, l’âme est accompagnée de deux anges respectivement thuriféraire et céroféraire (fig. II). Et dans la vision sommitale du sein d’Abraham, l’âme est encensée par trois anges et couronnée par un quatrième (fig. III)271.

267

À Argenton-Château, la représentation de l’enfer est relativement étendue mais malheureusement très érodée, cf. Tcherikover, 1997, p. 149 ; et Fillon, 2004, p. 60. 268 Shapiro, 1987, p. 115-116 ; Jost, 1992, p. 120-139 ; Baschet, 1993, p. 248-249 ; et Cazes, 2008, p. 112-118. 269 C’est la lecture proposée par Proust, 2004, p. 164-165 et 270, et fig. 269-270. 270 La composition ne comportant ni la mort de Lazare ni le sein d’Abraham, on pourrait supposer que la scène ne se rattache plus à la parabole, comme à Moissac, et figure uniquement la mort de l’impie. Dans les plateaux de la balance figurent un objet sphérique à droite et une tête à gauche. Pour Proust, 2004, p. 270, il s’agit d’un caillou et d’une âme. 271 Ribault, 1995, p. 100.

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Les martyrs d’Apocalypse 6 À la différence du sein d’Abraham, le thème de la remise de la stola aux âmes des martyrs d’Apocalypse 6 n’est guère représenté en dehors de l’illustration de sa source scripturaire. On en rencontre cependant deux transpositions dans des contextes foncièrement distincts, sur les peintures du chœur architectural de Saint-Loup-de-Naud et sur le portail de Mâcon où les élus reçoivent une étole liturgique. Je soutiendrai que, dans les deux cas, cette récompense gratifie les âmes séparées des élus après le jugement immédiat. Aussi convient-il de s’interroger dans un premier temps sur la formulation et la temporalité des autres représentations du thème. Dans les illustrations de l’Apocalypse, les âmes des martyrs figurent généralement sous la forme de petits personnages nus rassemblés sous un autel. Dans les plus anciennes Apocalypses illustrées, à commencer par celle de Trèves, des anges leur apportent des stolae sous la forme de vêtements272. Dans certains Beatus, l’Apocalypse de Bamberg et la Bible de Roda en revanche, les martyrs portent une étole liturgique ou la reçoivent de la main de Dieu273. Le motif se retrouve dans deux compositions monumentales. Sur les peintures surmontant le rond-point de colonnes de Saint-Hilaire de Poitiers, un ange portant plusieurs étoles s’apprête à les distribuer aux martyrs, tandis que l’ange d’Apocalypse 8, 3, agite un encensoir au-dessus de l’autel (fig. IV)274. Sur les peintures de la cathédrale d’Anagni apparaît le même ange thuriféraire, mais ici c’est le Christ campé derrière l’autel qui remet aux martyrs leur récompense temporaire, brandissant une étole dans chaque main au-dessus de deux

272 Dans l’Apocalypse de Trêves, les anges apportent des vêtements enroulés, cf. de Chapeaurouge, 1973, p. 21-22 ; et Schiller, 1966-1991, V/1, p. 45-46. Dans un manuscrit du commentaire d’Haymon d’Auxerre (Oxford, Bodleian Library, ms. 352, f. 6v), les martyrs reçoivent des pièces de tissus, cf. Schiller, 1966-1991, V/1, p. 46. 273 Dans le Beatus de Madrid (XIe siècle), les martyrs portent une étole liturgique (Christe, 1982, p. 194, note 19 ; et Williams, 1994-2003, III, fig. 118). Dans le Beatus de Berlin, la main de Dieu surgissant de l’arcade centrale d’un édifice de type ecclésial remet une étole aux martyrs parmi lesquels certains arborent déjà cette récompense, tandis que sous les arcades latérales deux autres mains tendent un vêtement (Al-Hamdani, 1963, p. 306 ; Schiller, 1966-1991, V/1, p. 46 ; et Williams, 1994-2003, IV, fig. 376). Dans le Beatus de Madrid, les âmes des martyrs, figurées nues, portent une étole sur une ou deux épaules (de Chapeaurouge, 1973, p. 21-22 ; et Mezoughi, 1982, fig. 4). Enfin dans l’Apocalypse de Bamberg, elles portent une étole sur une épaule, cf. de Chapeaurouge, 1973, p. 21 ; et Schiller, 1966-1991, V/1, p. 46. 274 Camus, 1989, p. 127-128 ; et Christe, 1996, p. 106.

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groupes d’âmes nues convergeant dans sa direction275. Dans ces deux ensembles, auxquels s’ajoutent les peintures de Saint-Quirce de Pedret, le thème s’inscrit au cœur de l’espace liturgique, si bien que l’autel des martyrs encensé par un ange fait directement écho à l’autel majeur encensé par l’officiant avant le canon de la messe, en particulier lorsqu’il accueille le calice et la patène comme à Pedret276. Dans de tels contextes, la dimension actuelle de la vision de l’autel et de la remise des étoles est amplement confirmée. Il faudra en tenir compte lorsque sera envisagée la temporalité des compositions dans lesquelles l’étole est destinée à de simples élus. Le bon larron Au cours d’un dialogue entre les trois crucifiés, le Christ dit à Dismas, l’un des deux larrons : « Je te le déclare en vérité, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23, 43). Dans le domaine de l’iconographie, ces paroles ont été traduites en image par le biais d’au moins trois formules assez différentes les unes des autres. Dans la représentation de la Crucifixion, un ou plusieurs anges viennent recueillir l’âme du bon larron tandis que celle du mauvais larron est emportée par des diables. Si cette formule iconographique ne s’est diffusée qu’à la fin du Moyen Âge, on en trouve un exemple très précoce dans le Beatus de Gérone (vers 975)277. On retrouve le bon larron dès le début du XIe siècle sur la « paix » d’Aribert : à côté de deux plaques émaillées consacrées à la Crucifixion et à l’Anastasis, une troisième plaque met en scène le Christ emmenant Dismas au paradis278. À Byzance, les versions tardives de l’Anastasis montreront plus explicitement encore le cortège des justes de l’Ancien Testament libérés de l’Hadès et conduits par le Christ jusqu’au paradis où ils sont accueillis par Élie, Énoch et Dismas279. La formule la plus importante pour la question du double jugement reste toutefois celle des Jugements derniers byzantins classiques dans lesquels le bon larron figure en compagnie de la Vierge et du sein d’Abraham dans un jardin paradisiaque incarnant probablement le

275

De Chapeaurouge, 1973, p. 21 ; Christe, 1996, p. 107 ; Christe, 1982, p. 187-188 ; et Cappelletti, 2002, p. 188-195. 276 Angheben, 2008, p. 81-83. 277 Beatus de Gérone, Museu de la Catedral, Num. Inv. 7(11), f. 16v, cf. Williams, 19942003, II, p. 55-56, et fig. 288. 278 Vergani, 1997, p. 52-53. Voir aussi dans cet ouvrage le catalogue, n° 6, p. 188. 279 Voir notamment Felicetti-Liebenfels, 1972, p. 183, et fig. 372.

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séjour temporaire des élus. Il en sera brièvement question dans le chapitre suivant. 2. LES DÉFUNTS ANONYMES OU ORDINAIRES Avant le XIe siècle, les représentations avérées du premier jugement de défunts anonymes ou ordinaires demeurent exceptionnelles280. À partir du XIe siècle, les représentations du premier jugement seront en revanche plus nombreuses et plus explicites. a. Les manuscrits Le décès suivi du jugement Le Scivias d’Hildegarde de Bingen Dans les manuscrits, on rencontre au moins deux scènes de décès anonymes. Dans un exemplaire du Scivias d’Hildegarde de Bingen daté des environs de 1165, la quatrième vision du premier livre est illustrée par le transitus d’une femme (fig. V)281. Au registre inférieur, son corps gît sous un drap tandis que son âme – figurée sous les traits d’un petit personnage nu – sort de sa bouche en faisant un grand pas vers l’avant. Aussitôt, un diable saisit le pied avancé tandis qu’un ange descendu du ciel se prépare à envelopper l’âme dans un linge. La scène centrale est flanquée de deux groupes : à gauche des anges dont le premier semble également se préparer à recueillir l’âme de la défunte, à droite des diables au milieu des flammes. La suite de la destinée posthume des âmes est évoquée dans les deux registres supérieurs où se superposent les royaumes de l’au-delà divisés en deux par un bandeau axial partant de l’arc de cercle dans lequel figure la main divine. Au registre médian, les compartiments correspondant à l’enfer apparaissent tous deux comme des lieux peuplés de flammes, de démons, d’animaux et de damnés, à cette différence près que le panneau de droite est occupé par une sorte de boyau servant manifestement d’accès à l’enfer. Les différences entre les deux panneaux supérieurs sont encore plus marquées puisque le

280 Markow, 1983, p. 60-69, a interprété dans ce sens les scènes de jugement du Psautier de Stuttgart. 281 Manuscrit détruit, miniature 7, cf. Baschet, 1995, p. 174 ; et Saurma-Jeltsch, 1998, p. 70-72.

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séjour des élus a reçu les formes de l’Éden à gauche et de la Jérusalem céleste à droite. La scène de transitus est la seule à avoir été explicitement évoquée dans le texte d’Hildegarde282. Dans les deux passages relatifs à la sortie de l’âme, il est question du tribunal et du Juge dont la sentence se fonde sur les œuvres du mourant. Au moment de l’agonie surviennent des anges et des démons car, explique-t-on, ils ont été les compagnons du mourant durant sa vie et les spectateurs de ses œuvres. Ils attendent alors la sentence divine pour pouvoir conduire l’âme dans le lieu désigné par le Juge283. L’enluminure a donc fidèlement restitué le rôle de porteurs d’âmes joué par les anges et les démons, et maintenu l’incertitude sur le sort du prévenu. Quant au tribunal, on peut supposer qu’il a été incarné par la main divine tournée vers le bas car dans le texte le Juge est assimilé à Dieu, sans plus de précision, et non au Christ. Dans cette hypothèse, le geste d’allocution matérialiserait la sentence divine. On constate en tout cas que dans cette image, anges et démons se disputent l’âme sortant du corps sans pour autant entrer dans un conflit direct, chacun essayant à sa manière de l’attirer à lui. Ainsi l’iconographie se conforme-t-elle non seulement à la vision mais aussi aux nombreux textes de transitus mentionnés plus haut. Les Étymologies d’Isidore de Séville de Prüfening Dans ce manuscrit daté de 1160-1165, c’est le transitus du copiste qui, exceptionnellement et de manière éminemment éclairante, a été mis en scène (fig. VI)284. Au registre inférieur de la composition, le moine Swicher gît inanimé sur un lit. Devant lui, deux personnages nimbés, sans doute des anges aptères, pèsent ses actions au moyen d’une balance, sous le regard d’un Christ trônant et manifestement bienveillant285. L’ange présumé de gauche a posé un livre volumineux sur le plateau de gauche, faisant ainsi pencher la balance de son côté. Ce geste exprime très explicitement que le travail du copiste constitue 282

Saurma-Jeltsch, 1998, p. 70-72. Hildegadis, Scivias, I, 4, 29 ; CCCM 43, p. 85-86. 284 Ce manuscrit conservé à Munich (Bayerische Staatsbibliothek, Clm 13031, f. 1) et provenant de Prüfening est daté de 1160-1165, cf. Klemm, 1985, I, p. 241. Le registre supérieur montre Isidore et l’évêque de Saragosse Braulio trônant côte à côte, le second commanditant les Étymologies au premier. 285 Le Christ tend simplement sa dextre dans la direction du défunt ou de la balance. S’agissant des figures nimbées, leur assimilation à des anges est confortée par le fait que l’ange surgissant de la nuée est également dépourvu d’ailes. Pour lui, l’absence d’ailes s’explique toutefois plus facilement puisque seuls la tête et un bras se dégagent de la nuée. 283

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en lui-même une bonne action et contribue fortement, voire de manière décisive, à son salut, comme le laisse également entendre le titulus286. Cette idée avait déjà été développée dans le récit de l’Historia ecclesiastica d’Ordéric Vital, mentionné dans le chapitre précédent, où un scribe ne doit son salut qu’à une grosse Bible qu’il avait écrite et dont les lettres sont jetées par des anges dans un plateau de la balance287. Dans le manuscrit, l’issue favorable du jugement est figurée dans la partie supérieure de la composition où un ange sort d’une nuée pour emporter au ciel l’âme du copiste, tandis qu’un diable dépité quitte la scène les mains vides288. La présence de ce dernier montre que, comme dans la plupart des récits de transitus ordinaires, un démon a tenté de s’emparer de l’âme du défunt au moment du trépas. Singulièrement, le défunt n’est donc pas un anonyme, c’est le copiste du manuscrit dont l’ouvrage a d’une certaine manière été érigé en pièce à conviction de son élection, mais les modalités de son jugement demeurent traditionnelles : dispute entre deux anges et un démon, pesée des actions et intervention d’un ange porteur d’âmes. Seule la présence du Christ demeure exceptionnelle, en tout cas pour un jugement particulier, et apparaît dès lors comme un privilège que Swicher se serait accordé. Le motif de l’ange portant une ou plusieurs âmes dans ses bras est extrêmement récurrent dans la représentation du premier jugement, mais à mon sens il doit être distingué de celui des anges psychopompes dans lequel les protecteurs célestes conduisent parfois les âmes au paradis dans un mouvement de marche. C’est pourquoi je qualifierai les premiers d’anges psychophores289. On verra cependant que dans de nombreuses compositions, ce motif iconographique a été transposé à des élus ressuscités. Pour éviter toute confusion entre âmes séparées et corps ressuscités, je parlerai alors d’anges de type psychophore.

286 Scriptoris miseri dignare deus misereri. Noli culparum pondus pensare mearum, parva licet bona sint, super exaltata malis sint. Ce que l’on peut traduire de la manière suivante : « Dieu, juge digne le misérable scribe et aie pitié de lui. Ne pèse pas le poids de mes fautes. Même si les bonnes actions sont peu nombreuses, puissent-elles être placées au-dessus des mauvaises ». 287 De Gaiffier, 1967, p. 249. 288 Nox luci cedat vite mors iste recedat. « Que la nuit fasse place à la lumière, que la mort fasse place à la vie, celui-ci [le diable] se retire ». 289 Carlier, 1930, p. 70-71, avait déjà utilisé ce terme. La fonction de porteurs d’âmes attribuée aux anges découle de la parabole du pauvre Lazare et de ses commentaires, cf. Bruderer Eichberg, 1998, p. 89, qui a cité à ce sujet des textes de Vincent de Beauvais, Bonaventure et Jacques de Voragine.

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La Cité de Dieu de la Bibliothèque Laurentienne Au début d’un manuscrit anglais de la Cité de Dieu daté des environs de 1120 figure de manière tout à fait exceptionnelle une sortie de l’âme inscrite dans un contexte violent (fig. VII)290. La scène figure sous une arcade, dans un cadre équivalent au linteau d’un portail. Trois hommes perdent la vie au cours d’un combat dont on peut penser qu’il succède à une embuscade : celui de gauche reçoit un coup d’épée sur la tête tandis que celui de droite tombe de son cheval, peut-être en essayant de fuir291. Au centre, la troisième victime est passée par le fil de l’épée et rend aussitôt son âme, un petit personnage nu dont les jambes sont encore immergées dans sa bouche. Au deuxième registre, correspondant au tympan de cette sorte de portail dessiné, se déroule la pesée. Un grand ange tient une balance devant deux diables armés d’un long crochet à trois griffes. Le premier tend de surcroît un objet circulaire – un anneau ou une pièce de monnaie (?) – évoquant probablement un péché292. Il semble se préparer à jeter cette pièce à conviction dans le plateau des mauvaises actions dans le but de s’emparer du prévenu. Derrière l’ange à la balance se tient toutefois un deuxième ange portant dans ses bras une âme, probablement le prévenu, qui lève son regard et ses bras vers le haut tout en tournant le dos aux démons. Il s’agit donc très clairement d’un élu s’apprêtant à rejoindre le ciel dans les bras de l’ange psychophore, mais celui-ci demeure pour l’instant immobile, sans doute pour montrer qu’autour de la balance le processus judiciaire est toujours en cours. Enfin, derrière cet ange un troisième démon, également armé d’un crochet, semble fuir la scène. Comme dans les textes mentionnés dans le chapitre précédent, le jugement s’effectue donc au moyen d’une balance et semble dépendre du nombre de péchés présentés par les diables, prenant ainsi l’apparence d’un procès. S’y ajoute toutefois une certaine violence puisque les trois démons sont armés. La scène reste pourtant optimiste car ces armes ne sont pas utilisées et, surtout, parce que la seule âme représentée est celle d’un élu. La composition montre de surcroît que celui qui est injustement victime de violence physique est appelé à échapper 290

Florence, Bibl. Laurenziana, Plu. XII, 17, f. 1v (Canterbury, ca. 1120), cf. Baschet, 1995, p. 176-177. 291 On doit parler d’un combat dans la mesure où le personnage du milieu utilise sa lance et celui de gauche tient un bouclier, mais le peu de résistance qu’ils offrent laisse entendre qu’il s’agit de victimes d’une embuscade. 292 On pourrait songer à l’avarice, mais sans la moindre certitude.

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à celle des démons dont les armes font écho à celles des agresseurs humains293. Le Liber Vitae du New Minster Ce manuscrit nécrologique provenant de Winchester et daté de 1031-1032 comporte une représentation à la fois riche et complexe de la destinée posthume des âmes (fig. VIII)294. Dans la mesure où elle concerne majoritairement des âmes anonymes ou ordinaires, elle a logiquement pris place dans cette section, mais sa complexité montre dans le même temps que la subdivision adoptée ici ne correspond pas à des catégories étanches. La figuration se déploie sur trois registres sur le folio de droite et sur deux registres seulement sur le folio de gauche dont le registre inférieur a été laissé vide. Sur le premier registre du folio de gauche se déroule un long cortège : deux anges conduisent chacun un groupe d’hommes évoluant sur des nuées. À la tête du premier groupe, on peut reconnaître un clerc tenant une palme et un laïc295. Quant au deuxième groupe, il est composé de figures nimbées menées par un homme affichant deux autres marques distinctives manifestement destinées à justifier sa place au début du cortège : le crâne dégarni et un livre296. Sur l’autre folio, saint Pierre muni d’une grande clé accueille ce cortège au sommet d’un escalier, devant la porte béante d’une cité paradisiaque où quatre élus tendent les mains vers un Christ en gloire. La moitié gauche du registre médian n’est occupée que par deux clercs nimbés regardant dans la direction de la scène de jugement déployée sur le folio voisin. Là, un ange et un diable se disputent une âme en brandissant chacun un livre contenant de toute évidence les bonnes et les mauvaises actions du prévenu. C’est d’autant plus probable que le thème a été développé par Bède, autrement dit dans ce même milieu anglo-saxon, dans une vision mentionnée au chapitre précédent évoquant des livres respectivement blanc et noir exhibés 293 On a attribué aux deux guerriers victorieux un bonnet conique, sans doute pour les dévaloriser, ce qui confirmerait l’iniquité de leur agression. 294 Londres, British Library, Stowe 944, f. 6v-7. Voir à ce sujet et en particulier pour la datation Temple, 1976, p. 95-96 ; Gerchow, 1988, p. 155-185 ; Karkov, 2003 ; et Keynes, 2004. 295 L’objet tenu par le laïc ressemble à la palme de son voisin mais il s’en distingue par le décor de perles courant en son milieu et par l’absence de tige. Son propriétaire ferme en effet sa main sur cet objet sans en laisser dépasser l’extrémité. 296 On pourrait songer à saint Paul, mais leurs physionomies respectives ne concordent que partiellement.

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au mourant par des anges et des démons297. Saint Pierre, représenté une seconde fois, semble trancher le conflit en repoussant le diable au moyen de sa longue clé. Le couple de laïcs figuré à droite n’a en revanche pas mérité son intervention et se voit entraîné par un diable. Leur parcours semble se poursuivre au registre inférieur où deux figures plongent littéralement dans la direction d’une gueule d’enfer. La moitié droite du registre inférieur est en effet occupée par l’enfer tandis que celle de gauche a été laissée entièrement vide. Un ange ferme la porte de ce lieu tout en brandissant une clé, peut-être pour repousser les damnés vers la gueule qui en occupe l’angle inférieur droit puisqu’à l’intérieur de l’édifice infernal les damnés sont précipités dans ce second lieu de supplices par une grande figure démoniaque ou y plongent directement depuis le registre médian. Se superposent ainsi de bas en haut l’enfer, le jugement et la cité paradisiaque. La nature du manuscrit et l’absence de résurrection indiquent clairement que ce jugement se situe dans les temps présents298. La séparation s’effectue sur la base du contenu des livres exhibés par l’ange et le diable. On retrouve donc dans cette composition la substance des nombreux récits dans lesquels l’accusateur et le défenseur invoquent alternativement les péchés et les bonnes actions du défunt. Mais dans ce contexte particulier, on peut supposer que l’insistance sur le livre comme instrument du jugement se réfère également au Liber Vitae où sont inscrits les noms des défunts pour lesquels les moines du New Minster priaient quotidiennement299. Comme dans la Vision de Barontus, saint Pierre chasse l’accusateur au moyen de sa clé. Cette présence active et redoublée du Prince des apôtres – il figure également devant la Cité céleste – vient probablement de ce qu’il était, avec la Trinité et la Vierge, le patron de l’abbaye300. Le jugement s’effectue aussi sous le regard de deux clercs nimbés. Une inscription semble désigner le premier comme étant Æthelgar, le premier abbé du New Minster301. Comme l’a proposé Jérôme Baschet, on peut voir dans ces figures une allusion aux prières

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Bède, Historia ecclesiastica gentis Anglorum, V, 13, 2-3 ; S.C. 491, p. 86-89. Baschet, 1995, p. 181, a fait la même lecture en invoquant l’absence de résurrection et la marginalité de la figure du Christ. En revanche, pour Temple, 1976, p. 95 ; Karkov, 2003 ; et Keynes, 2004, p. 158, il s’agit d’un Jugement dernier. 299 C’est également l’opinion de Baschet, 1995, p. 181. 300 Karkov, 2003, p. 157. Cet auteur a également fait remarquer que sur le folio précédent (f. 6), le Christ en gloire est flanqué de la Vierge et de saint Pierre. 301 Karkov, 2003, p. 157 ; et Keynes, 2004, p. 158. 298

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prononcées par les moines en faveur des défunts inscrits dans le Liber Vitae302. Les âmes ayant échoué à l’épreuve du jugement sont précipitées immédiatement dans la gueule de l’enfer. Comme la porte de ce lieu de supplice est fermée par un ange, l’absence de cortège de damnés comparable à celui des élus du registre supérieur semble assez logique. La fermeture de cette porte pourrait également expliquer que les damnés pénètrent dans cet espace par le haut. L’ange à la clé est probablement celui qui, dans Apocalypse 20, 1-3, « tient à la main les clés de l’abîme » et ferme pour mille ans cet abîme dans lequel il a précipité le dragon, c’est-à-dire Satan, « de façon qu’il ne séduisît plus les nations avant le terme de mille ans ». Dans cette hypothèse, cette vision de l’enfer correspondrait très précisément à son état antéparousiaque puisque c’est au terme de ces mille ans de captivité que Satan sera déchaîné et que surviendra le Jugement dernier. Le thème de l’ange à la clé semble dès lors appuyer la lecture de cette composition en termes de jugement immédiat. Au mouvement descendant des damnés ne correspond aucun mouvement ascendant des élus. Les justes et les parfaits viennent de l’extrémité gauche du premier registre et, à l’inverse des damnés, ils se préparent à franchir la porte de leur future demeure. Il est possible que les âmes ayant été jugées favorablement au deuxième registre soient appelées à intégrer ce cortège, mais ce lien n’a pas été montré. Aussi pourrait-on se demander si les élus du cortège n’ont pas été dispensés de jugement, d’autant que le premier groupe est composé de saints. Il ne me paraît toutefois pas possible de répondre à cette question. Les élus de la procession possèdent étonnamment toutes les caractéristiques des ressuscités. Ils présentent une taille adulte et ont recouvré leur statut socioprofessionnel – à l’inverse du prévenu du registre médian –, se déplaçant de surcroît en groupe. Un indice confirme cependant qu’il s’agit bien d’âmes séparées. Les premiers élus sont nimbés alors que ceux qui adorent la figure divine à l’intérieur de la Cité paradisiaque ne le sont pas. Puisqu’à la fin de temps il n’est pas concevable que des justes puissent jouir d’un tel privilège avant les parfaits, c’est donc que la scène se déroule dans le temps présent et que les premiers ont simplement précédé les seconds dans la mort. Cette lecture est fondamentale à plus d’un titre. Elle indique pour commencer qu’il était envisageable de figurer les âmes séparées sous 302

Baschet, 1995, p. 181, note 94.

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l’apparence de corps ressuscités – laïcs, clercs ou saints – et de les intégrer dans un cortège. Elle montre par ailleurs que le moment de la vision béatifique a pu être situé avant la fin de temps, en dépit du principe de la dilation303. Loin de se limiter à des âmes isolées ou peu nombreuses, comme dans les exemples précédents, le premier jugement peut donc revêtir occasionnellement des dimensions collectives et monumentales, ce que confirmeront les peintures murales et certains portails. Il faut ajouter que la composition situe idéalement l’enfer en bas et le paradis en haut. La prééminence de ce dernier est d’ailleurs soulignée par la présence d’un escalier reposant sur des nuées et conduisant à la porte de la Cité paradisiaque. On verra que dans les nombreuses représentations des lieux de l’au-delà, l’espace figuratif a rarement permis la mise en œuvre d’une configuration aussi cohérente. Le paradis d’attente Dans de nombreux manuscrits, on a représenté non pas le jugement immédiat mais la destination des âmes justifiées. C’est le cas en particulier dans les illustrations de l’office des morts où cette destination a été incarnée par le sein d’Abraham304. Dans certains manuscrits, Abraham se tient au milieu d’un jardin édénique, établissant de la sorte une fusion entre le sein du patriarche et le paradis d’Adam élevé ici au rang de séjour céleste et manifestement temporaire des élus, même si les textes situent parfois les fleuves du paradis dans le royaume des cieux. C’est le cas notamment dans le Psautier de Würzburg (1246-1250) où des arbres peuplés d’oiseaux se dressent autour du patriarche (fig. IX)305. Cette image illustrant un psaume de pénitence – le psaume 101 –, on peut supposer qu’elle se réfère au paradis d’attente. Le contexte est encore plus explicite dans le Nécrologe d’Obermünster (1177-1183) où l’identification du jardin à l’Éden est suggérée également par des arbres peuplés d’oiseaux mais aussi par les quatre fleuves du paradis inscrits dans les quatre médaillons ornant 303

Baschet, 1995, p. 181, a également interprété cette scène en termes de vision béatifique. Dans le diocèse de Liège, le sein d’Abraham était très étroitement attaché à l’office des morts puisqu’on le rencontre dans quatorze manuscrits comportant ce texte, cf. Oliver, 1988, I, p. 96-97. Dans un manuscrit de la Pierpont Morgan Library (ms. 440, f. 219v), il figure même au-dessus de la représentation de la messe de funérailles (ibid., I, p. 97, et II, fig. 141). Pour les exemples germaniques, voir Engelhart, 1987, I, p. 81. 305 Malibu, Musée Getty, ms. Ludwig VIII-2, f. 113v (diocèse de Würzburg, ca. 1246-1250). Rosenthal, 1945-1946, p. 17-18 ; Engelhart, 1987, p. 80-83 ; et Baschet, 2000, p. 149. 304

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les angles du cadre (fig. X)306. S’ajoute à ce tableau une dimension narrative introduite par sept anges transportant les âmes dans un linge ou un médaillon, probablement depuis le lieu du trépas ou celui du jugement jusqu’au sein d’Abraham307. Si le jugement immédiat reste absent de cette image, il a donc été évoqué indirectement par ces anges psychophores. Le sein d’Abraham inscrit dans un jardin édénique apparaît également dans une série de trois psautiers appartenant à l’école de SaxeThuringe – les Psautiers d’Hermann de Thuringe (avant 1217), de Wolfenbüttel (années 1230) et Arenberg (1239 ?, fig. XI)308 –, une série homogène dans laquelle apparaissent cependant certaines variantes309. Ainsi dans le Psautier de Wolfenbüttel, les âmes ont reçu l’apparence de figures de petite taille mais aussi de têtes humaines surgissant des feuilles de deux arbres paradisiaques. Dans les deux autres, le patriarche apparaît comme le tronc de l’unique arbre paradisiaque figuré. b. Les peintures murales Saint-Loup-de-Naud L’abside et la travée droite du chœur architectural de l’ancienne église abbatiale Saint-Loup à Saint-Loup-de-Naud possédaient un remarquable ensemble de peintures datées très approximativement du milieu du XIIe siècle. S’il n’en subsiste aujourd’hui que quelques fragments, leur souvenir a fort heureusement été transmis par les relevés effectués au moment de leur découverte (1872)310. Un jugement probablement immédiat occupait la partie inférieure sud de la 306 Munich, Hauptstaatsarchiv, Obermünster, 1, f. 74v (1177-1183) ; cf. Baschet, 2000, p. 120. Pour cet auteur, l’image donne à voir la finalité du nécrologe : faire entrer dans le sein d’Abraham ceux qui ont bénéficié des prières des moines. 307 Il faut ajouter qu’Abraham figure sur un arc-en-ciel et dans une mandorle dorée, et que les âmes ont également été figurées sous la forme d’enfants nus et d’oiseaux blancs. 308 Washington, National Gallery, B.13.521, feuillet détaché du ms. Paris, BnF, n. acq. lat. 3102. Il s’agit d’un psautier provenant probablement d’Hildesheim, ca. 1230-1240, cf. Hoffmann, 1970, I, p. 275 ; Avril et Rabel, 1995, p. 141-144 ; et Baschet, 2000, p. 147-149. La petite figure siégeant sur les genoux d’Abraham possède un nimbe crucifère et pourrait dès lors figurer le Christ ou Lazare assimilé à celui-ci. Rosenthal, 1945-1946, p. 15-20, y a vu une figure de Lazare assimilée au Christ. C’est également ce que sous-entendent Avril et Rabel, 1995, p. 143, en qualifiant le personnage de Lazare-Christ. Pour Baschet, 2000, p. 149-150, il s’agit du Christ. 309 Rosenthal, 1945-1946, p. 9. 310 Roblot-Delondre, 1913, p. 128.

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voûte en berceau et au moins un écoinçon de la paroi sous-jacente où subsistait la figure d’un ange tenant une balance (fig. XII)311. Les autres composantes de la scène avaient malheureusement disparu, si bien que l’on ignore la manière dont cette figure angélique s’articulait avec la scène mieux conservée de la voûte. Le relevé de cette scène montre un groupe de quatre élus accueilli par quatre anges et par saint Pierre campé dans l’embrasure de la porte du paradis. Au-dessus de ce groupe se tient un quatrième élu faisant l’objet de toutes les attentions : un ange debout a déposé sur ses épaules une étole manifestement blanche tandis qu’un ange en vol se prépare à couvrir sa tête d’une couronne polygonale. Un troisième ange tend une robe rouge dans la direction des autres élus. Le lieu paradisiaque est composé d’une porte monumentale et de deux arcades dont les colonnes sont en marbre. La première arcade accueille une grande figure d’Abraham tenant dans un linge des élus nimbés et dans un repli de sa tunique un élu isolé, probablement le pauvre Lazare même s’il n’est pas nimbé. La deuxième arcade comporte sur trois niveaux six arcades plus petites dans lesquelles les élus se tiennent deux par deux en fonction de leur statut socioprofessionnel. Les élus du premier niveau n’ont conservé que leur nimbe ; les suivants sont des évêques reconnaissables à leur pallium et sont également nimbés ; enfin les élus inscrits au sommet de l’édifice sont couronnés mais dépourvus de nimbe. Il est possible que la contrepartie de ce tableau, l’arrivée des damnés en enfer, ait figuré dans la moitié nord du berceau mais les maigres vestiges dégagés en 1872 ne présentaient apparemment pas « l’aspect d’un lieu sombre de réprobation »312. Si l’on s’en tient aux parties conservées, cette composition ne semble pas se rapporter au Jugement dernier puisqu’elle ne comporte ni tribunal divin ni résurrection313. La voûte en berceau dominant cette composition était occupée par l’Agneau inscrit dans un médaillon. Celui-ci ne pouvait certainement pas évoquer le Christ-Juge, même si les thèmes peints sur les vastes surfaces environnantes demeurent inconnus. D’autant que la figure de l’Agneau divin apparaît très couramment dans l’espace liturgique où elle renvoie au sacrifice eucharistique célébré à ses pieds. On pourrait alors concevoir que le Christ de l’abside – également connu par un relevé – jouait le rôle 311 312 313

Pour la datation, voir ibid., p. 135. Ce sont les mots d’un témoin visuel, cf. ibid., p. 130. Pour Roblot-Delondre, 1913, p. 130, le jugement se situe également après la mort.

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de Juge divin, d’autant qu’il était entouré des douze apôtres. Cette théophanie ne comportait toutefois pas l’apparition de la croix parousiaque ni l’ostension des autres instruments de la Passion, de sorte qu’elle peut difficilement être située à la fin des temps314. L’autre thème deutéroparousiaque absent de la composition est la résurrection des morts. Les surfaces ayant perdu leurs peintures, en particulier l’écoinçon situé à droite de la pesée, n’offraient pas une surface suffisante pour déployer correctement ce thème. Le seul espace envisageable serait alors le panneau symétrique à celui de la pesée et de l’entrée des élus au paradis, mais dans une telle configuration la continuité narrative aurait été interrompue. On observera enfin que l’emplacement de la peinture – dans la travée droite du chœur architectural – ne correspond guère à celle d’un Jugement dernier, même s’il existe des exceptions315. En revanche, le sort des âmes séparées figure à au moins deux ou trois reprises dans le sanctuaire : à Notre-Dame-la-Grande de Poitiers et, comme on va le voir, à Saint-Martin de Vic et à Saint-Michel d’Aiguilhe316. Bien que ces différents arguments n’apportent aucune certitude, ils plaident à mon sens largement en faveur de l’hypothèse du jugement immédiat. Comme dans le manuscrit de la Cité de Dieu, le jugement s’effectue au moyen d’une balance, mais on ignore si le bon déroulement de la pesée était perturbé par des démons317. À la suite de ce jugement, les justes sont conduits dans une cité paradisiaque devant laquelle ils reçoivent une étole, une couronne et un vêtement. Si l’étole rappelle la stola des martyrs d’Apocalypse 6 et davantage encore ses représentations, elle s’inscrit dans un contexte iconographique différent et surtout elle ne constitue pas l’unique récompense des élus. L’origine 314 De mon point de vue, les théophanies absidales revêtent avant tout une fonction liturgique, ce que je pense avoir montré au sujet des théophanies absidales catalanes (Angheben, 2008). Il se pourrait toutefois que le Christ de l’abside intervienne également dans le jugement immédiat, mais rien ne l’indique explicitement. Il en va de même pour le lien que l’on serait en droit d’envisager entre la présence des fleuves du paradis dans le cul-de-four et le séjour des élus. 315 On peut citer à cet égard les peintures de Montgauch (Ariège) et de Brancion (Saôneet-Loire). En Italie, les exemples sont nombreux mais plus tardifs (Fidenza, Santa Maria de Tuscania, Moscufo, etc.) 316 À Notre-Dame-la-Grande, la première section de la voûte du chevet montre de part et d’autre de l’Agneau divin des petites figures nues entourées d’anges. Il est probable qu’elles représentent les âmes des justes accueillies au paradis ou dans la Jérusalem céleste, cf. Hulnet-Dupuy, 1999, p. 10. 317 On peut supposer que le concepteur a souhaité écarter toute figuration diabolique dans l’espace liturgique de l’église, mais on ne peut malheureusement avoir aucune certitude à ce sujet.

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de cette triple récompense se situe plutôt dans les oraisons funéraires. Le vêtement et la couronne sont mentionnés dans une oraison à la fois ancienne et très largement diffusée dont il a déjà été question dans le chapitre précédent318. Une autre oraison funéraire également mentionnée évoque directement l’octroi de la stola de l’immortalité et d’un vêtement céleste319. La stola étant distinguée de ce vêtement, on peut supposer qu’il s’agit d’une véritable étole. Dans l’iconographie des martyrs d’Apocalypse 6, on l’a vu, la stola a été figurée sous la forme d’une étole liturgique. Il me semble dès lors qu’indépendamment du sens accordé au mot stola dans l’oraison, les peintures de Saint-Loup-de-Naud ont parfaitement pu le traduire en image sous une forme identique. Et puisque dans la liturgie, les commentaires d’Apocalypse 6, 9-11 et l’iconographie de ce passage, la remise de la stola unique s’inscrit dans le temps de la mort et non dans celui de l’eschatologie, dans lequel les élus doivent recevoir deux étoles, il y a de fortes probabilités pour qu’il en aille de même dans cette composition. On pourrait estimer que le vêtement destiné à habiller les élus fait également référence aux stolae des oraisons funéraires, mais il est de couleur rouge alors que les stolae mentionnées dans l’Apocalypse sont blanches. Il aurait du reste fait double emploi avec la véritable étole. Aussi est-il plus probable qu’il figure le vêtement céleste promis aux âmes justifiées. Les âmes ayant passé avec succès l’épreuve de la balance semblent donc recevoir des mains angéliques les trois principales récompenses d’apparence matérielle évoquées dans les oraisons funéraires – robe, étole et couronne –, de sorte que ces oraisons peuvent être considérées comme le principal fondement textuel de cette scène320. Les textes et l’iconographie situent en tout cas majoritairement l’octroi de ces récompenses dans le temps de la mort. À l’intérieur de la Cité paradisiaque, les élus ont reçu des formes différentes en fonction des deux endroits distincts dans lesquels ils se répartissent. Aussi convient-il de se demander si ces différences sont intentionnelles ou si elles résultent de la simple juxtaposition de deux 318

PRG CXLIX, 20 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 284-285. PRG CXLIX, 23 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 286. 320 Dans son commentaire d’Apocalypse 6, 9-11, le Magister, Ennarationes in Apocal., VI ; P.L. 162, 1524 B-C, évoque la couronne qu’il considère comme une éminente consolation accordée aux martyrs, au même titre que la gloire. Ce passage reste toutefois assez éloigné de celui qui évoque la remise de l’étole et il ne mentionne pas d’autre vêtement que ce dernier. Lobrichon, 1979, II, p. 19, a situé cette œuvre anonyme dans le deuxième quart du XIIe siècle. 319

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images complémentaires du paradis d’attente. Le sein d’Abraham ne pose aucun problème d’identification et répond parfaitement à la nécessité de figurer à côté du premier jugement un séjour temporaire destiné aux élus. Il est en revanche plus difficile de rattacher à des sources écrites l’édifice subdivisé en espaces plus réduits et par conséquent de l’identifier avec précision, même si son iconographie est relativement fréquente dans la peinture murale et sur les vitraux français depuis le milieu du XIIe siècle environ321. Peut-être s’agit-il des mansiones dont il est question dans l’Évangile de Jean – « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père » (Jn 14, 2) – et que l’on retrouve régulièrement dans la liturgie funéraire322. Cet édifice joue en tout cas une fonction analogue puisqu’il réserve aux élus des emplacements différenciés en fonction de leur rang hiérarchique. À la différence du sein d’Abraham, il accueille en effet des élus arborant les signes de leur statut socioprofessionnel : les évêques au milieu, les rois en haut. Curieusement ces derniers ne sont pas nimbés alors qu’ils occupent le sommet de cette hiérarchie, peut-être parce que la forme du nimbe aurait interféré avec celle de la couronne. Il ne faudrait en tout cas pas en tirer argument pour inverser la hiérarchie suggérée par l’emplacement des élus. Si l’on fait abstraction de ces deux rois, on observera donc qu’après avoir franchi le seuil de cette Cité, les élus ont reçu un nimbe mais ne portent pas le vêtement, l’étole et la couronne qui leur ont été présentés. Comme le montrent de nombreux exemples antérieurs au milieu du XII e siècle, l’art médiéval n’a presque jamais figuré les élus portant directement leur couronne sur la tête, usant parfois d’artifices comme la couronne suspendue au-dessus de la tête de son récipiendaire ou maintenues dans ses mains, afin d’éviter une telle solution323. Cette réticence s’ex321 On peut citer le vitrail de Mantes-la-Jolie et les peintures de Poncé-sur-le-Loir (Sarthe), de Lué (Maine-et-Loire), de Saint-Mars-de-Locquenay (Sarthe), de Champs (Orne), de Lavardin (Loir-et-Cher), d’Yron (Eure-et-Loir) et de Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme). 322 Nolite timere : non separabuntur a vobis, sed vadunt in coelum parare vobis sidereas mansiones (antienne ; Hesbert, CAO III, 3897, p. 351). Non turbetur cor vestrum neque formidet ;creditis in Deum, et in me credite : in domo Patris mei mansiones multae sunt, alleluia alleluia (antienne ; Hesbert, CAO III, 3938, p. 356). Libera me Domine de morte aeterna in die illa tremenda quando caeli movendi sunt et terra. Tuam Deus piisime Pater deposcimus pietatem ut eis tribuere digneris lucidas et quietas mansiones (répons et verset ; Hesbert, CAO IV, 7091, p. 271 et 274). 323 Une couronne est suspendue au-dessus de figures assimilables à des apôtres et des prophètes dans la nef de Saint-Apollinaire-le-Neuf de Ravenne et au-dessus des évêques de Ravenne dans l’abside de Saint-Apollinaire in Classe, cf. Deichmann, 1969, p. 175-176 et 273 ; et Michael, 2005, p. 223. Pour le thème de la couronne et du couronnement au Moyen Âge, voir Ott, 1998, en part. p. 73-76, pour le thème de l’ange couronnant un personnage.

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plique probablement par une volonté d’éviter toute représentation de clercs ou de simples laïcs ceints d’une couronne royale et de réserver ce privilège régalien aux véritables souverains. Cette explication s’applique particulièrement bien à Saint-Loup-de-Naud où l’on a souhaité placer des rois au sommet de la hiérarchie des élus. Pour pouvoir leur accorder une telle prééminence, il fallait en effet les distinguer des autres élus et par conséquent priver ces derniers de la couronne qu’ils avaient reçue à l’entrée de la Cité. L’absence d’étole pourrait s’expliquer de manière analogue : en écartant ce motif, le concepteur a peut-être voulu éviter de confondre les véritables clercs avec les autres élus. Si, en dépit des exceptions, l’octroi généralisé des nimbes induit un certain égalitarisme entre élus – intégrés de ce fait dans une vaste communauté paradisiaque –, leur distribution dans deux lieux distincts établit une discrimination entre les élus communs et indifférenciés du sein d’Abraham et ceux qui appartiennent aux rangs supérieurs de la hiérarchie terrestre324. Cette combinaison entre sein d’Abraham et mansiones étant extrêmement rare, on peut supposer qu’une telle discrimination était intentionnelle. Comme dans le Liber Vitae du New Minster, on a donc figuré les élus – du moins une partie d’entre eux – sous la forme de corps ressuscités afin de rétablir la hiérarchie terrestre dans l’au-delà, et ce bien avant la fin des temps. Saint-Martin de Vic Au deuxième registre de la paroi méridionale du chœur architectural de Saint-Martin de Vic figure une scène qui à ma connaissance n’a jamais été interprétée comme un jugement immédiat alors qu’elle en possède toutes les caractéristiques (fig. XIII-XIV)325. Les deux parties de cette composition sont séparées par une large lacune et des vestiges de repeints postérieurs. À droite, un diable et un ange se disputent un homme et une femme entièrement nus, le premier attirant la femme par le poignet tandis que le second repousse l’agresseur avec une épée et une lance. À gauche ont été juxtaposés le sein d’Abraham et un édifice paradisiaque composé, comme à Saint-Loupde-Naud, de six arcades réparties sur trois niveaux et accueillant chacune un élu nimbé, si ce n’est que les élus demeurent ici indifférenciés. 324 L’aspect communautaire et égalitaire du sein d’Abraham a été traité par Baschet, 2000, p. 248-253. 325 Pour Kupfer, 1993, p. 129, la scène représente la Chute, peut-être inspirée d’un apocryphe.

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Le sein d’Abraham se rattache à n’en pas douter au récit de la parabole du mauvais riche déployé sur la paroi nord, même si elle se situe sur le premier registre. Ce cycle narratif est consacré avant tout au repas du mauvais riche et à son trépas durant lequel des diables sont venus intercepter son âme. Dans le programme iconographique de Vic, où les scènes s’articulent rarement dans l’ordre chronologique, on ne s’étonne guère de voir le pauvre Lazare dans le sein d’Abraham séparé des premiers épisodes de la parabole326. D’autant que cette disposition permet de confronter sur deux parois opposées le sort malheureux du mauvais riche à la destinée favorable du pauvre Lazare, tout en plaçant le second au-dessus du premier. D’un autre côté, le paradis d’Abraham a été considérablement élargi et surtout il s’inscrit dans la continuité d’un antagonisme caractéristique du jugement immédiat. Comme dans de nombreux récits, un ange et un diable se disputent âprement la possession de personnages que leur nudité désigne comme étant des âmes séparées. L’utilisation d’armes offensives rappelle plus précisément la Vision de Fursy, même si les armes mises en scène dans ce récit – des arcs à flèches, autrement dit des armes non nobles – ont été placées dans les griffes des démons et non dans les mains des anges. On verra au demeurant que dans l’iconographie, les anges protecteurs sont souvent armés. Il semble donc que le thème du sein d’Abraham a été élargi pour s’intégrer dans un véritable jugement immédiat où les âmes sont séparées au cours d’une violente confrontation, avant d’être introduites dans la Cité paradisiaque. Une composition analogue a été peinte sur les deux registres inférieurs du sanctuaire quadrangulaire de Saint-Michel d’Aiguilhe : au deuxième registre, à droite de la fenêtre axiale, un ange repousse un démon au moyen d’un bâton ou d’une lance pour libérer l’âme dont il s’est déjà emparé ; à gauche de cette fenêtre, un autre ange introduit une âme dans un lieu paradisiaque composé de nombreuses petites arcades ; enfin le registre inférieur accueille des scènes infernales très effacées327. On pourrait donc interpréter ce programme dans le même sens que celui de Vic mais les lacunes sont trop importantes pour pouvoir l’affirmer.

326 La discontinuité de la trame narrative a été longuement discutée par Kupfer, 1993, p. 120-147. 327 Barral i Altet, 1976.

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Gormaz Un vaste ensemble de peintures murales datées très approximativement du premier tiers du XIIe siècle a été récemment dégagé dans l’église San Miguel de Gormaz (Soria ; fig. XV-XVI)328. La composition interprétable en termes de jugement immédiat occupe le premier registre de la paroi méridionale de la nef. Elle est divisée en deux moitiés inégales par une scène de jugement : un ange et un diable figurés de part et d’autre d’une balance dont les deux plateaux se situent au même niveau329. À droite, du côté du démon, figure l’enfer tandis que le paradis se déploie à gauche. L’enfer est délimité par le corps d’un monstre serpentiforme dont la gueule, alimentée en damnés par des diables, sert d’accès à ce lieu de supplices. À l’intérieur de l’espace défini par ce monstre se tient une grande figure démoniaque – sans doute Satan – enlacé par des serpents et avalant à son tour des réprouvés. Du côté de l’ange, les patriarches Abraham, Isaac et Jacob se tiennent dans un jardin planté d’arbres, accueillant les élus dans leur manteau. À nouveau, l’absence de tribunal divin et de résurrection situe la scène dans le temps de la mort. Et, comme dans les deux exemples précédents, cette lecture est confirmée par le contexte : une paroi latérale où, comme à Vic, le jugement cohabite avec des scènes néotestamentaires330. Chaldon La paroi occidentale de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Chaldon, dans le Surrey, a conservé des peintures datées des environs de 1200 (fig. 3)331. La composition développée horizontalement se découpe en deux registres égaux où figurent, en bas, un lieu infernal et en haut, le premier jugement ainsi que la Descente aux Limbes. Ces registres communiquent entre eux par l’intermédiaire d’une échelle découpant la composition en deux volets équivalents. Le jugement se déroule dans la moitié gauche du registre supérieur. On peut 328

Nuño González, 2002, p. 547; et de Ávila Juárez, 2008. Nuño González, 2002, p. 547, précise que le diable tente de faire pencher le plateau de la balance sur lequel ont été déposées les mauvaises actions. Pour de Ávila Juárez, 2008, p. 299, il s’agit d’une pesée des actions parce qu’aucune âme ne figure sur les plateaux de la balance. 330 Les deux scènes conservées du registre supérieur montrent les Mages devant Hérode et le Massacre des Innocents, cf. Nuño González, 2002, p. 546. 331 Ces peintures se situent dans la moitié supérieure de la paroi occidentale. 329

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considérer qu’il concerne des âmes séparées dans la mesure où il ne succède pas à la résurrection des morts et que le tribunal divin est absent, l’unique théophanie se situant au terme du parcours des élus332. S’ajoute à ces deux arguments récurrents la taille des prévenus, beaucoup plus petite que celle des anges et des démons. Au centre de ce tableau, un ange tient une balance dont le fléau demeure horizontal. À gauche, un diable conduit un groupe d’âmes enchaînées par une corde vers le lieu du jugement, tout en appuyant de la main droite sur un plateau de la balance333. Sous l’autre plateau se tient une âme dont les gestes, auxquels s’ajoute la proximité de l’ange, semblent indiquer qu’il s’agit d’un élu334. Ce sont en tout cas trois élus qui se dirigent vers l’échelle car l’ange conduisant ce cortège pointe à leur adresse un doigt vers le haut. De l’autre côté de l’échelle, deux élus ont commencé à en gravir les échelons avec l’aide bienveillante d’un ange symétrique au premier335. Entre les deux montants, quatre autres élus poursuivent leur ascension jusqu’au ciel où le Christ les attend dans une nuée. À gauche de cette nuée enfin, un quatrième ange emporte une âme vers la même destination céleste. Le sort des pécheurs est également évoqué, mais sans continuité apparente avec la scène de jugement. Dans la moitié inférieure de l’échelle, plusieurs âmes chutent vers le lieu infernal ou sont interceptées par un démon. D’autres tendent une main ou deux vers le haut, sans doute pour implorer une rémission, mais aucune ne semble entreprendre efficacement d’inverser le mouvement qui leur est imposé. C’est à peine si l’on peut supposer un retour en arrière des âmes situées à la limite entre les deux registres336. En tout cas, aucune ne s’engage dans l’ascension de l’échelle au départ du sol infernal à 332 En se fondant sur des arguments divers, plusieurs auteurs ont proposé l’interprétation du jugement immédiat : Eriksson, 1964, p. 446 ; Flynn, 1980 ; et Baschet, 1995, p. 182. Binski, 1996, p. 187, considère au contraire qu’il s’agit d’un Jugement dernier. Heck, 1997, p. 137-141, n’a pas traité cette question. 333 Deux âmes évoluent au niveau de la ligne de sol tandis qu’une troisième apparaît audessus d’elle, dans une composition étagée, mais la lacune traversant verticalement cette partie de la fresque a certainement fait disparaître plusieurs âmes. 334 Cette figure humaine lève la main gauche vers l’ange ou peut-être vers le ciel et tend l’autre main sous le plateau de la balance sans pour autant le toucher. 335 De la main droite, cet ange soutient celle de l’élu figuré sur le deuxième barreau de l’échelle. 336 Les deux seules figures posant un pied sur un barreau se trouvent à la frontière entre les deux registres. Compte tenu de cette position liminale, il n’est pas impossible qu’elles aient été destinées à être sauvées. Eriksson, 1964, p. 449, considère au contraire que les âmes plongées en enfer pourront se racheter par la pénitence et accéder au paradis.

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fig. 3. Chaldon, Saint-Pierre-et-Saint-Paul, peintures de la paroi occidentale de l’église, le jugement immédiat et la Descente aux Limbes.

la manière de l’élu qui, en s’appuyant sur le sol du deuxième registre, agrippe un montant et pose un pied sur le premier barreau. Les deux damnés situés en bas de l’échelle sont au contraire figurés à l’horizontale afin de montrer la phase finale du mouvement de chute. L’échelle ne sert donc que pour monter au ciel et descendre dans le lieu infernal, et non pour s’en échapper. Dans sa partie inférieure, elle ne peut dès lors pas être considérée comme une échelle céleste. Comme on va le voir, deux indices conduisent à envisager la proposition inverse, mais ils sont loin d’être aussi explicites que les attitudes des pécheurs tombant dans le lieu infernal. Le premier registre se présente comme un lieu de supplice où les démons infligent aux damnés des peines adaptées à leurs fautes337. À l’extrémité droite de la composition apparaît l’arbre de la connaissance dans lequel se tapit le serpent tentateur. Cet arbre se situant théoriquement dans l’Éden, sa présence en enfer semble incongrue et peut dès lors être considérée comme un premier indice suggérant que les peines infligées dans ce lieu sont passagères et que ses occupants ont la possibilité d’y échapper. Mais, outre qu’aucune âme ne 337

On y voit en particulier une marmite, le châtiment de l’avarice et deux couples enlacés évoquant probablement la luxure.

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quitte ce lieu en empruntant l’échelle, celle-ci n’est nullement rattachée à l’arbre. Comme l’a très finement observé K.F.N. Flynn, la localisation infernale de l’arbre de la connaissance se réfère sans doute directement à un passage d’Ézéchiel qui compare Pharaon à un cèdre «  précipité dans les souterrains séjours  » en même temps que les arbres de l’Éden (Ez 31, 18)338. On peut en tout cas considérer qu’il figure comme un rappel de la tentation d’Adam et Ève – à travers son objet et la présence du tentateur – et de ses funestes conséquences339. Le deuxième indice conduisant à envisager une libération des âmes pécheresses émane de la figuration de la Descente aux Limbes à l’extrémité droite du premier registre. Contrairement à l’iconographie traditionnelle de ce thème, celle de Chaldon montre des personnages anonymes – identiques aux âmes figurées dans les autres scènes – libérés par le Christ foulant aux pieds Satan ou Hadès. Ces personnages sont de surcroît extraits du rideau de flammes dans lesquelles ils avaient été engloutis. Aussi doit-on se demander si cette scène ne représente pas, outre les justes de l’Ancien Testament délivrés du limbe des patriarches, des âmes anonymes libérées de l’enfer ou du purgatoire. Je pense toutefois que l’on a cherché avant tout à juxtaposer deux thèmes complémentaires se rapportant au salut des justes, car on retrouve ce type d’association dans plusieurs autres compositions. Au portail de Saint-Yved de Braine (vers 1215) dont il sera plus longuement question dans le chapitre consacré à Chartres, on a figuré à la fois la Descente aux Limbes et un cortège de damnés repoussés par des diables dans la marmite infernale (fig. 151). Les justes de l’Ancien Testament s’échappent d’un lieu figuré uniquement par Satan ou Hadès vaincu et gisant sur le sol, et non de cette marmite. On a donc mis en parallèle les parcours inversés des damnés conduits en enfer et celui des justes de l’Ancien Testament quittant le limbe des patriarches, sans pour autant suggérer que les premiers pourront à leur tour échapper à leur sort. Beaucoup plus tard, dans plusieurs manuscrits du Bréviaire d’Amour de Matfre Ermengau (XIVe siècle), l’image de la Descente aux Limbes a servi à compléter une sorte de compendium des lieux infernaux empilés les uns au-dessus des autres : limbe des patriarches, limbe des enfants, purgatoire et enfer. Si la séquence dans laquelle ils 338 Flynn, 1980, p. 151-152. Cet auteur a également évoqué d’autres sources écrites et cinq autres représentations 339 Dans une perspective analogue, Eriksson, 1963, p. 442, a suggéré que l’arbre de la connaissance se référait à l’orgueil comme racine de tout mal.

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apparaissent varie d’un manuscrit à l’autre, le limbe des patriarches se situe en général au sommet de la composition. De manière analogue mais dans une composition horizontale cette fois, le retable de Narbonne (vers 1350) a intégré la Descente aux Limbes dans un vaste panorama des différents lieux infernaux : enfer, purgatoire et limbe des patriarches340. Dans ces deux types de composition, la Descente aux Limbes sert donc à évoquer non pas la libération du purgatoire mais un lieu de l’au-delà spécifique et autonome. Ces différentes œuvres, et en particulier le portail de Braine chronologiquement très proche des peintures de Chaldon, confirment à mon sens que l’association de la Descente aux Limbes et du jugement immédiat vise essentiellement à montrer conjointement deux modalités d’accession au ciel, l’une historique et ponctuelle, l’autre actuelle et quotidienne341. Dans cette perspective, l’espace infernal correspond bien à l’enfer et aucun espoir de délivrance n’est offert à ses occupants. Malgré le développement exceptionnel de cet enfer et la présence de la Descente aux Limbes, le sujet principal des peintures de Chaldon reste le jugement immédiat. On y retrouve deux composantes traditionnelles de ce thème : la pesée et les anges psychopompes342. Sont au contraire originaux le diable entraînant les âmes au jugement et surtout l’échelle à la fois céleste et infernale. Elle permet en effet de figurer avec une clarté rare la géographie de l’au-delà telle que la concevaient les théologiens et plusieurs auteurs de récits de voyages dans l’au-delà : l’enfer est un lieu souterrain – même si l’arbre de la connaissance semble s’opposer à cette localisation – tandis que le séjour des élus se trouve dans le ciel. Cette dimension céleste est d’ailleurs soulignée par l’envol d’un ange psychophore, les nuées et la présence du Christ. Ce dernier indique de surcroît que les élus bénéficient de la vision béatifique sans délai, ce qui paraît logique puisque dans les années 1200 les théologiens avaient largement abandonné le principe de la dilation343. Il est possible que l’échelle ait également été conçue comme une échelle des vertus car avant d’accéder à la vision béatifique, les élus

340

Fournié, 1997, p. 534, 480-494 et 502-517. Une lecture analogue a été proposée par Flynn, 1980, p. 152. 342 Flynn, 1980, p. 151, a signalé l’existence de trois autres compositions comprenant la pesée : Clayton, Kempley et Guildford. 343 Pour Baschet, 1995, p. 182, l’accès au paradis et à Dieu semble également s’effectuer sans délai après la mort. 341

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doivent fournir un dernier effort344. C’est d’autant plus vraisemblable que tous les élus ne doivent pas passer par là. C’est le cas des justes de l’Ancien Testament dont le premier est entraîné vers le haut par le Christ ressuscité, mais cette formule est empruntée à la tradition iconographique et ne revêt dès lors pas nécessairement un sens précis. En revanche, l’âme conduite directement au ciel par un ange psychophore est intentionnellement dispensée de la pénible ascension de l’échelle et semble de ce fait jouir d’un statut particulier. c. La sculpture La sculpture monumentale des XIe-XIIe siècles comporte quantité de représentations extrêmement synthétiques de la pesée des âmes ou des actions dont l’interprétation en termes de jugement immédiat n’est pas assurée. Quelquefois, cette interprétation est corroborée par le contexte, mais ce sont avant tout les compositions plus complexes et plus explicites qui montrent que le thème était largement répandu. Pour le montrer, il me semble opportun de commencer – comme pour les manuscrits – par les œuvres comportant une représentation du défunt sur son lit et dont l’interprétation ne fait dès lors aucun doute, même si ce ne sont pas les plus anciennes. Les jugements comportant une scène de transitus Saint-Michel de Pavie Un chapiteau de la nef de Saint-Michel de Pavie, daté des environs de 1100, montre un ange et un diable se disputant une âme (fig. 4)345. L’ange figuré au chevet du lit sur lequel gît le défunt a recueilli son âme, sans doute au moment où elle sortait de son corps. Dans le même temps, il enfonce sa lance dans la bouche du démon situé à l’autre extrémité du lit qui tire énergiquement la petite figure représentant l’âme par la jambe. Bien que la composition soit presque aussi synthétique que celle des chapiteaux dont il sera question plus loin, se limitant de surcroît à la face principale de la corbeille, elle ajoute donc 344 Pour Eriksson, 1963, p. 445-446, la partie supérieure de l’échelle est une échelle des vertus tandis que la partie inférieure est une échelle des vices. 345 Les sculptures de cette église comme son architecture ne peuvent pas être datées avec précision. Wood, 1977, p. 231, a toutefois proposé une datation des chapiteaux de la nef vers 1100. Pour ce chapiteau, voir G. Chierici, 1942, p. 44 ; Wood, 1977, p. 135 ; et S. Chierici, 1978, p. 90-91.

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fig. 4. Pavie, église Saint-Michel, chapiteau de la nef, le jugement immédiat.

aux composantes récurrentes de l’antagonisme entre un ange et un démon le thème du lit de mort, précisant sans la moindre ambiguïté les circonstances de ce combat. Saint-Pierre de Spolète Toujours en Italie mais à la fin du XIIe siècle, à la façade occidentale de l’église Saint-Pierre de Spolète, on retrouve le schème du chapiteau de Pavie, si ce n’est qu’il a été considérablement enrichi. Le portail est flanqué de dix grands reliefs consacrés en partie au patron de l’église346. À gauche, les deux panneaux supérieurs montrent la mort du juste et celle de l’impie, deux thèmes destinés à illustrer le rôle central de saint Pierre au moment du trépas (fig. 5). Dans les deux scènes, le défunt est couché sur son lit, les mains entravées par une corde. Son âme n’a pas été figurée mais c’est bien elle qui fait l’objet de la pesée et de la rivalité entre anges et démons. Ces antagonistes tiennent un phylactère enroulé chez les premiers, déroulé chez les seconds. Les interactions entre ces protagonistes diffèrent radica346

Esch, 1981, p. 101-106 ; et Baschet, 1995, p. 176-177.

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fig. 5. Spolète, église Saint-Pierre, relief de la façade occidentale, la mort du juste et la mort de l’impie.

lement suivant les qualités du défunt. Dans la mort de l’impie, la balance penche du côté des démons pour exprimer que le verdict lui est défavorable, en conséquence de quoi l’ange abandonne sa cause et quitte sa chambre, laissant libre cours à la violence de deux démons. Le premier s’est assis sur le cadavre tandis que le second lui tire les cheveux pour anticiper les supplices infernaux ou plus probablement pour l’attirer vers l’enfer. À l’extrémité gauche de la scène en tout cas, l’impie plonge dans un gigantesque vase orné de cannelures torsadées servant d’accès à l’enfer. Dans la mort du juste, la balance penche très légèrement vers un ange dressé ici au pied du lit. La pesée s’effectue de surcroît en présence de saint Pierre qui siège solennellement sur un trône et frappe de sa lourde clé le petit diable assis à ses pieds pour l’empêcher de faire pencher le plateau situé au-dessus de sa tête, probablement celui des mauvaises actions. Sur le phylactère déroulé par ce démon, on

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peut lire une inscription signifiant la douleur du locuteur, une douleur manifestement causée par sa défaite347. Cette inscription étant sans rapport avec les péchés du défunt, on doit se demander si les phylactères anépigraphes tenus par l’autre diable et par les deux anges correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler des livres individuels des consciences, autrement dit des livres contenant la mention des actions du prévenu348. Il me semble que cette explication demeure la plus vraisemblable car les phylactères tenus par les anges sont enroulés et ne devaient dès lors pas être destinés à contenir les paroles prononcées par leurs propriétaires comme dans le cas du démon. Si c’était le cas, cela signifierait que les anges et les démons cherchent à faire pencher la balance de leur côté en invoquant respectivement les bonnes et les mauvaises actions du prévenu. Toujours dans la mort du juste, saint Pierre figure une deuxième fois au chevet du défunt portant à nouveau sa clé tandis que de la senestre il tient une corde entravant la main droite de son protégé, sans doute pour l’en délivrer. Comme l’a très justement suggéré Jérôme Baschet, ce geste se réfère certainement au pouvoir de lier et de délier octroyé à saint Pierre (Mt 16, 19)349. Ces deux reliefs montrent donc très clairement comment se joue le sort des âmes séparées de leur corps : leurs mérites sont évalués au moyen d’une balance et sans doute sur la base de livres contenant la liste de leurs bonnes et mauvaises actions. Si la présence d’un ange – sans doute l’ange gardien – ne suffit pas à sauver l’impie, l’intervention de saint Pierre est en revanche décisive pour le juste, ce qui s’explique aisément dans le contexte d’une église dédiée à l’apôtre. Aussi peut-on supposer que le défunt doit le secours de saint Pierre non seulement à ses propres mérites mais aussi aux prières qu’il lui a adressées de son vivant ou à celles que prononce le clergé à son chevet. Vézelay La chapelle haute de l’avant-nef de Vézelay était ornée de deux chapiteaux symétriques déposés par Viollet-le-Duc et conservés aujourd’hui au musée lapidaire (fig. 6-8). La scène de transitus figure sur le chapiteau de gauche et le jugement sur son vis-à-vis. Compte tenu de leur emplacement – une chapelle probablement dédiée à saint Michel – et de leur disposition symétrique, on peut être assuré 347 348 349

DOLEO Q(VI)A N(ON) E(ST) MEVS, cf. Esch, 1981, p. 102. Suau, 1995. Baschet, 1995, p. 176-177.

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fig. 6. Vézelay, église Sainte-Marie-Madeleine, chapiteau de la chapelle haute de l’avant-nef déposé au musée lapidaire, le transitus d’un anonyme.

que ces scènes se correspondent et que le jugement constitue la suite de la scène de transitus. Les deux chapiteaux en forme de « L » possédant six faces historiées, les deux thèmes ont reçu un développement inhabituel. Sur le premier chapiteau, un clerc portant une crosse – probablement un abbé étant donné le contexte – tend l’index et le majeur vers un personnage alité dont la tête a disparu (fig. 6). Il est suivi de deux moines ouvrant notablement la bouche, sans doute pour chanter. De l’autre côté du lit, un laïc tend l’index vers un musicien portant une grande pièce de tissu350. On peut en déduire que le personnage alité vient de décéder et qu’un proche ordonne de couvrir son corps. Un abbé – peut-être celui de Vézelay – est venu en personne accompagné de deux moines pour lui administrer le dernier sacrement, le geste d’allocution pouvant se référer ici aux prières prononcées ou à une bénédiction, tandis que les moines entonnent les chants funéraires. Sur les autres faces figure le combat d’un chevalier contre un dragon, un combat se référant probablement au com-

350

Sa qualité de musicien est révélée par la vièle glissée sous la ceinture.

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bat spirituel mené dans ce monde et considéré comme un gage de salut351. Le combat spirituel se prolonge sur le chapiteau de droite où un groupe d’âmes, parmi lesquelles se trouve probablement celle du défunt du chapiteau symétrique, subit le jugement immédiat. On y trouve trois thèmes complémentaires : les anges transportant ou protégeant des âmes contre les agressions des démons, le combat de deux anges contre un dragon et la pesée (fig. 7-8). Le combat contre les forces du mal se poursuit d’ailleurs dans cette scène puisque l’ange portant la balance pointe une flèche aussi grande qu’une lance dans la direction du diable qui tente de faire pencher le fléau. Dans chacun des plateaux figure une tête humaine – vue de face du côté de l’ange, tournée vers le haut du côté du démon – suggérant que ce sont les âmes et non les actions qui sont pesées. Cette scène conclut manifestement le processus judiciaire car il est peu probable que les diables et le dragon aient pu continuer de menacer des âmes protégées par des anges après la pesée. Ainsi, comme dans certains textes évoqués dans le chapitre précédent, l’âme fait d’abord l’objet d’un conflit entre des anges et des démons avant de subir l’épreuve du jugement. Dans l’hypothèse très probable selon laquelle la chapelle était dédiée à saint Michel, le chapiteau de droite se serait référé directement au rôle central du dédicataire du lieu au moment du transitus, comme le font très clairement le chapiteau de Saint-Michel de Pavie et les reliefs de Saint-Pierre de Spolète. Il a également pu être lié plus directement encore à la liturgique funéraire : en se fondant notamment sur l’iconographie de ces chapiteaux, Kristina Krüger a en effet soutenu que les chapelles hautes des avant-nefs et celle de Vézelay en particulier étaient le théâtre privilégié des messes des morts352. Dans cette perspective, l’iconographie du jugement immédiat se rattacherait directement à la gigantesque entreprise de protection des défunts pour laquelle les clercs et en particulier les moines célébraient chaque année des milliers de messes, mais l’hypothèse ne peut malheureusement pas être fermement établie. Espalion Le portail de l’église de Perse, située dans la commune d’Espalion, présente la composition la plus développée de cette série de juge351

Angheben, 2003, p. 285-288. Sur les faces « c » et « d », un serviteur s’occupe de quatre chevaux. 352 Krüger, 2003, p. 359 et p. 372.

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fig. 7. Vézelay, église Sainte-Marie-Madeleine, chapiteau de la chapelle haute de l’avant-nef déposé au musée lapidaire, la pesée.

fig. 8. Vézelay, église Sainte-Marie-Madeleine, chapiteau de la chapelle haute de l’avant-nef déposé au musée lapidaire, anges combattant un dragon et protégeant une âme.

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ments immédiats contenant l’image du trépas (fig. 9-13)353. La complexité de cette occurrence vient principalement de son application à la surface d’un linteau, un support dont les proportions imposaient une juxtaposition de nombreuses figures adaptées à la hauteur du cadre. Très significativement, le tympan n’a pas été dédié à une théophanie christique, comme dans les Jugements derniers, mais à une scène dépourvue de rapport particulier avec le jugement, quel qu’il soit : une représentation de la Pentecôte dans laquelle les langues de feu émanent de l’Esprit-Saint. Quant au premier jugement, il s’articule symétriquement de part et d’autre de la scène de transitus, de sorte que celle-ci sert de point de départ à la fois au parcours d’un élu – le défunt – à droite et des damnés à gauche. Bien que la facture soit extrêmement fruste, on reconnaît en effet au centre du linteau les formes d’un lit sur lequel est étendu un personnage et au bord duquel se tient une femme (fig. 10). On peut donc supposer qu’il s’agit d’un homme veillé par son épouse. Au chevet du lit apparaissent deux figures dont une plus petite, sans doute un parent et un enfant de ce couple, et deux personnages plus grands, peut-être des proches ou plus probablement des élus conduits au paradis par le grand ange situé à droite354. Dans l’axe du linteau, juste au-dessus de l’épouse présumée, se trouve une balance dont le fléau penche légèrement vers la droite, du côté du paradis. La suite du récit confirme que cette orientation correspond à un verdict favorable : un ange surgissant d’une nuée emporte l’âme du défunt tandis qu’un deuxième ange, également en vol, agite un encensoir355. La présence d’une nuée suggère que l’âme sera conduite au ciel, mais le cadre horizontal a imposé une transpo353

Cette église dépendait de l’abbaye Sainte-Foy de Conques. Georges Gaillard, dans Gaillard et al., 1963, p. 199-200, considère que le portail est tardif sans pour autant proposer de date. Fau, 1990, p. 261, situe l’église après la deuxième décennie du XIIe siècle mais il ne précise pas la date du portail. Il considère par ailleurs (p. 263-264) que le linteau montre le Jugement dernier et rejette toute dépendance de cette composition par rapport au portail de Conques. Pousthomis-Dalle, 2011, p. 271-273, y voit également un Jugement dernier mais elle y reconnaît une influence conquoise. 354 Du personnage le plus grand on a simplement gravé la tête, sans lui donner le moindre relief, mais ses traits sont plutôt ceux d’un homme. Il en va sans doute de même pour le personnage plus petit puisqu’il ne possède pas une longue chevelure. 355 Entre les deux anges volant apparaît une forme très érodée et manifestement incomplète. Elle ne possède pas les perforations que l’on peut voir au niveau des yeux chez tous les personnages du linteau, même lorsqu’ils sont très érodés. Dans la mesure où cette forme semble sortir ou pénétrer dans une nuée et que l’ange de gauche pose sa main gauche en dessous, on peut supposer qu’il s’agit d’un élu introduit dans les cieux plutôt qu’une main divine ou une colombe, mais même une observation très rapprochée n’apporte aucune confirmation à cette supposition.

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fig. 9. Espalion, église de Perse, portail sud, la Pentecôte et le jugement immédiat.

fig. 10. Espalion, église de Perse, portail sud, le transitus d’un anonyme et la pesée.

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fig. 11. Espalion, église de Perse, portail sud, le paradis.

sition de cette destination paradisiaque au niveau de la scène de transitus et de l’enfer. À l’extrémité droite du linteau apparaît en effet une théophanie apocalyptique figurant de toute évidence le séjour céleste : le Christ trônant dans une gloire entouré des quatre Vivants (fig. 11). La grande figure angélique inscrite entre la théophanie et la scène de transitus est manifestement chargée d’accueillir les élus au paradis, comme le suggèrent ses bras dirigés vers le petit personnage informe situé à sa droite, et peut-être dans le même temps d’en défendre l’accès. Dans la partie gauche du linteau a été évoqué le sort des damnés. Au chevet du lit, deux démons, dont un semble muni d’un bâton fourchu, guettent la sortie de l’âme tandis qu’un troisième dirige un bâton identique vers les pieds du défunt (fig. 10)356. Comme l’indique l’intervention de l’ange psychophore, leurs manœuvres demeurent sans succès. On voit pourtant derrière ces diables un damné plongeant dans la gueule de l’enfer, ce qui signifie que le sujet du linteau 356

Bien que la représentation soit très rudimentaire, il semble bien que les deux extrémités du bâton tenu par le diable le plus proche du défunt se prolongent en crochets multiples. Dans ce cas, ce diable tenterait d’agripper sa victime par les pieds. Quant à celui qui le surmonte, il pourrait porter un bâton fourchu mais les pointes seraient alors tournées vers l’arrière.

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fig. 12. Espalion, église de Perse, portail sud, la gueule de l’enfer.

fig. 13. Espalion, église de Perse, portail sud, l’enfer.

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déborde du sort d’une âme individuelle pour figurer plus globalement la destinée posthume des âmes ordinaires. De la même manière que l’ange psychophore sortant de la nuée suggérait que la théophanie figurée au même niveau se situe en réalité dans le ciel, cette chute indique que l’enfer se trouve en un lieu souterrain (fig. 12)357. Le centre de ce lieu est occupé par une grande figure démoniaque – probablement Satan – trônant sur un siège invisible ou sur le serpent qui passe entre ses jambes, dans une attitude de majesté faisant écho à celle du Christ situé à l’autre extrémité du linteau (fig. 13). Les peines infernales semblent conçues uniquement comme une dévoration s’ajoutant de manière quelque peu redondante à l’engloutissement des damnés dans la gueule servant d’accès à l’enfer. Un réprouvé est ainsi plongé dans une gueule animale à la fois par Satan et le diable situé à sa gauche, tandis que le serpent déjà mentionné le mord à la tête, peut-être guidé par une sorte de centaure diabolique. Et dans l’angle supérieur gauche de cet espace figure une deuxième gueule de laquelle ne dépasse que la tête d’une âme pécheresse. Deux têtes féminines alternent toutefois avec les têtes animales, de sorte que l’on peut se demander si tous les damnés sont destinés à être dévorés. La structure de cette composition correspond globalement à celles de la séparation des damnés et des élus dans les Jugements derniers des portails romans et gothiques : la pesée est inscrite dans l’axe du linteau et sert de point de départ aux parcours divergents des élus et des damnés. La scène de transitus situe pourtant sans la moindre ambiguïté ce jugement dans le temps présent, et l’on verra qu’il en va probablement de même dans certains Jugements derniers. À Espalion, on en trouve un indice supplémentaire – si besoin était – dans les positions respectives de l’enfer et du séjour paradisiaque. L’inversion de la polarité adoptée dans les Jugements derniers – les élus à la droite du Christ, les damnés à sa gauche – vient essentiellement de l’absence du référent théophanique central que constitue le Christ-Juge358. De toute évidence, la théophanie christique sert ici à figurer la destination des élus comme l’indique la direction imprimée à l’âme du défunt, à la fois vers la droite et vers le haut, et non le tribunal divin. Cela signifie que les élus peuvent contempler le Christ sans attendre 357

Cette scène s’adapte à l’espace laissé libre dans le dos des démons mais cela n’implique pas que l’attitude du damné ne soit pas significative. 358 Comme je l’ai signalé plus haut, il se pourrait que la main divine ait été figurée au sommet du linteau, au niveau du chevet du lit. Si tel était le cas, il faudrait en déduire que cette présence divine n’a pas été suffisamment déterminante pour imposer un clivage de type dextre-senestre, mais l’existence de cette main demeure très hypothétique.

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la résurrection de leur corps, contrairement à ce qu’implique le principe de la dilation. On notera au passage que les Vivants empruntés à la Vision de l’Anonyme (Ap 4) s’inscrivent dans le temps présent et non dans celui de la Parousie comme on le prétend encore trop souvent359. Les jugements dépourvus de scène de transitus Les images synthétiques La sculpture romane montre régulièrement des anges et des démons se disputant une âme, le plus souvent autour de la pesée. La première occurrence apparaît dans les années 1020 sur un chapiteau du rez-de-chaussée de la tour-porche de Saint-Benoît-sur-Loire où un ange et un diable ont tous deux saisi un bras de l’âme convoitée360. Sur un chapiteau de Conques, un ange attire une âme par la main et sauve une deuxième âme qu’un diable se préparait à précipiter dans une gueule infernale361. À Saint-Eutrope de Saintes, un chapiteau du transept datant des premières années du XIIe siècle et consacré à la pesée a inspiré une série de chapiteaux iconographiquement homogènes à l’Abbaye-aux-Dames de Saintes, Aulnay, Colombier, CormeRoyal, Arces-sur-Gironde, etc.362. En Bourgogne, un chapiteau du chœur de Cluny, disparu mais connu par un dessin exécuté en 1814, montrait un ange protégeant deux âmes contre les assauts d’un démon armé. Il a ensuite été imité à Saint-Gengoux-le-National, un prieuré de la grande abbaye. En Italie, la pesée apparaît sur le tympan de San Biagio de Talignano363. En Espagne enfin elle est présente sur 359 Yves Christe a régulièrement dénoncé ces interprétations abusives. Voir en particulier Christe, 1996. 360 Vergnolle, 1985, p. 94, fig. 83. 361 Il s’agit d’un chapiteau situé dans le corridor de la sacristie, cf. J. Bousquet, 1971, p. 351. 362 Pour une liste plus élargie, voir Crozet, 1971, p. 144-146. Cet auteur situe toutefois ces scènes à la fin des temps. Il faut également signaler les deux chapiteaux du chevet de Surgères où une âme est accompagnée sur un chapiteau par deux anges et sur l’autre par deux démons, cf. Tcherikover, 1997, p. 23. Cet auteur (ibid., p. 151-152) considère par ailleurs très justement que la pesée n’est pas nécessairement liée au Jugement dernier, rappelant qu’il existe un premier jugement après la mort, mais cette nuance lui sert avant tout à développer une interprétation politique assez discutable. Sur un chapiteau de Brive (Corrèze), un diable et un ange s’arrachent un damné tout en désignant la balance qui occupe le centre de la scène, cf. Proust, 2004, p. 69, et fig. 95. Sur un chapiteau de Lubersac, un ange tient la balance, tandis qu’un diable transporte un damné vers une gueule infernale, cf. ibid., p. 288. 363 Stocchi, 1984, p. 129-147. On notera que l’ange tenant la balance brandit par ailleurs une épée.

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fig. 14. Anzy-le-Duc, ancienne église abbatiale, portail sud, Adoration des Mages, Péché originel et jugement immédiat.

plusieurs chapiteaux, comme celui du porche de Rebolledo de la Torre, et sur le tympan de Biota364. Comme je l’ai suggéré plus haut, l’absence de résurrection et de tribunal divin pourrait être imputée à l’exiguïté du cadre, sauf dans les cas de Talignano et de Biota où la scène occupe la surface d’un tympan. Sur les chapiteaux, l’exiguïté ne suffit toutefois pas à expliquer la réduction du jugement à un antagonisme ange-démon ou à la pesée puisqu’à Saint-Benoît-sur-Loire, les sculpteurs ont été capables de développer des scènes très complexes sur la surface de la corbeille, y compris un Jugement dernier comportant trois théophanies juxtaposées. Pour le chapiteau de Cluny, l’intentionnalité du choix de la formule iconographique est confirmée par le linteau du portail sud 364

Lacoste, 2006, p. 257 et 330. Rodríguez Montañés, 2002, p. 450-451, a très justement interprété la scène du chapiteau de Rebolledo de la Torre comme un jugement immédiat et l’a rattachée à la mort de l’avare, conçue comme une scène de transitus, figurée sur un chapiteau situé à proximité du premier. Cet auteur a également cité les compositions analogues de Vallespinoso, Villanueva de Pisuerga et Sobrepenilla en Cantabrie. On peut ajouter à ces exemples ceux de San Vincente de Larumbe et de San Martín de Artaiz en Navarre, même si ces compositions ont été interprétées comme des Jugements derniers, cf. Aragonés Estella, 1996, p. 61-63. Pour les exemples situés dans l’ancien royaume d’Aragon, voir Rodríguez Barral, 2003, p. 143-232.

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d’Anzy-le-Duc où un antagonisme analogue, probablement emprunté au chapiteau clunisien, a été transposé dans une composition beaucoup plus vaste sans qu’aucune composante propre aux Jugements derniers ne lui ait été associée (fig. 14). L’interprétation de ces scènes en termes de jugement immédiat peut exceptionnellement être corroborée par le contexte. À SaintBenoît-sur-Loire, le contexte n’est pas suffisamment explicite puisque l’antagonisme ange-démon se situe globalement à égale distance des deux chapiteaux sur lesquels figurent respectivement les âmes des martyrs d’Apocalypse 6 et le Jugement dernier. Il en va différemment à Saint-Eutrope de Saintes où le chapiteau de la pesée a été disposé à l’entrée du chœur, symétriquement à celui de Daniel plongé dans la fosse aux lions, de manière à ce qu’ils puissent être vus simultanément365. Dans la mesure où ce thème constitue l’un des principaux paradigmes bibliques de délivrance, mentionné notamment dans la commendatio animae366, il est probable que la pesée a également été rapportée au premier jugement. Les autres chapiteaux de la série saintongeaise n’ont en revanche pas été intégrés dans des contextes iconographiques aussi explicites, si bien qu’on ne peut être pleinement assuré qu’ils ont conservé leur signification première. Anzy-le-Duc Un des trois portails d’Anzy-le-Duc, situé au sud de l’enceinte de l’abbaye, présente un programme riche et complexe mis en œuvre et peut-être partiellement conçu par des sculpteurs appartenant à l’atelier du Donjon (fig. 14-17)367. Les thèmes associés sur ce support font en effet partie intégrante de leur répertoire iconographique : Adoration des Mages et Péché originel au tympan, jugement immédiat sur le linteau. Les sculpteurs de cet atelier ont de surcroît associé les mêmes thèmes mais deux par deux dans trois autres programmes : l’Adoration des Mages et le Péché originel au portail de Neuilly-en-Donjon, l’Adoration des Mages et un jugement probablement immédiat sur les chapiteaux symétriques de la croisée de Saint-Gengoux-le-National et au portail de Chassenard. À Anzy-le-Duc, la dimension du support accueil-

365 Lacoste, 1998, p. 51-52, a également établi un lien entre ces deux chapiteaux, considérant qu’ils se réfèrent au salut, mais il a situé celui-ci à la fin des temps. Voir également Tcherikover, 1997, p. 47-48. 366 Ntedika, 1971, p. 72-83. 367 Stratford, 1991, p. 329-330.

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fig. 15. Anzy-le-Duc, ancienne église abbatiale, portail sud, partie droite du linteau, la pesée.

lant la scène de jugement a toutefois permis de lui conférer une tout autre ampleur. En l’absence de tribunal divin et de résurrection, une absence manifestement indépendante de la contrainte du cadre, on peut être assuré que le jugement s’inscrit dans le temps de la mort368. La composition s’articule symétriquement autour d’une gueule infernale renversée située dans l’axe du linteau. Elle doit cependant être lue de droite à gauche (fig. 15-16) : à droite, un ange juge les âmes au moyen d’une balance, au centre, les damnés progressent en cortège dans la direction de la gueule d’enfer et à gauche certaines âmes poursuivent leur parcours en direction d’un édifice paradisiaque peuplé d’élus. La balance portée par l’ange de droite n’avait, à ma connaissance, jamais été repérée (fig. 15). Il est pourtant fondamental de la prendre en considération car elle permet d’interpréter la scène de droite comme étant celle du jugement369. Aussi les trois figures resserrées 368

C’est également la lecture proposée par Baschet, 1993, p. 542-544. Ont en revanche interprété cette composition en termes de Jugement dernier Oursel, 1995, p. 108 ; et Hamann, 2000, p. 163-165. Pendergast, 1974, p. 176-178, n’a pas précisé la temporalité de la scène. 369 La balance se déploie perpendiculairement au mur, de sorte que le plateau le mieux conservé se trouve en retrait, dans l’ombre, tandis que le second se trouve détaché de son

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fig. 16. Anzy-le-Duc, ancienne église abbatiale, portail sud, centre du linteau, les damnés.

derrière l’aile de l’ange peuvent-elles être conçues comme des âmes attendant leur jugement. C’est plus particulièrement le sort de l’âme agenouillée aux pieds de l’ange qui est en jeu : elle a posé ses mains sur le deuxième plateau de la balance et semble tenter d’intervenir physiquement dans le déroulement de la pesée à la manière des démons. D’un autre côté, sa position agenouillée et ses mains tendues supposent une attitude de prière ou de supplication. Il n’est donc pas impossible que cette âme tente d’infléchir en sa faveur le verdict de la balance à la fois par une intervention physique et par une démarche analogue à celle du pénitent. Au départ de la pesée, un cortège de quatre damnés enchaînés est conduit vers la gueule de l’enfer par un diable chevauchant le monstre serpentiforme qui, avec ses pattes antérieures, glisse un cinquième damné entre les crocs de la gueule infernale de laquelle émerge une tête humaine (fig. 16)370. À gauche de la gueule, une âme s’extrait de

support et semble aujourd’hui porté uniquement par l’âme agenouillée. Une observation latérale permet toutefois de voir clairement le fléau brisé de cette balance. 370 Il semble qu’une deuxième tête ou un buste émerge de la gueule infernale mais les formes conservées sont trop endommagées pour pouvoir être interprétées correctement.

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fig. 17. Anzy-le-Duc, ancienne église abbatiale, portail sud, partie gauche du linteau, ange protégeant des âmes contre deux démons.

son emprise et rampe dans la direction du paradis, précédé par un deuxième fugitif. Ce dernier est piétiné par un diable manifestement trop occupé à repousser un damné vers la gueule infernale pour lui prêter attention, si bien qu’en allongeant son bras, il parvient à agripper la robe de l’ange posté devant la porte du paradis, probablement pour solliciter son secours (fig. 17)371. On rencontre une scène analogue sur le chapiteau de Cluny et celui de Saint-Gengoux où une ou deux figures humaines allongées tentent d’échapper à l’emprise d’un diable en implorant l’aide d’un ange. À Saint-Gengoux, l’unique âme représentée a agrippé la robe de son protecteur, exactement comme à Anzyle-Duc, et l’on peut supposer qu’il en allait de même à Cluny, bien que le dessin ne le montre pas aussi clairement. Mais sur les chapiteaux, le démon et l’ange se combattent violemment, le second frappant de son trident le bouclier de son adversaire qui lève son épée pour riposter. L’origine clunisienne de la composition d’Anzy-le-Duc

371 Les jambes du premier diable figuré à gauche de la gueule infernale n’ont pas été conservées mais on peut supposer qu’il écrasait le premier fugitif.

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étant patente, on peut supposer que l’ange dont les bras ont disparu était également armé, même si le diable lui tourne le dos372. Qu’elle soit armée ou non, l’intervention de cet ange semble destinée à délivrer les fugitifs ayant échappé aux crocs de l’enfer et aux diables, tout en protégeant le séjour paradisiaque et ses occupants. Le statut des âmes s’échappant de l’enfer est toutefois très difficile à établir puisqu’elles fuient un lieu duquel nul n’est supposé revenir. Il existe d’autres exemples d’âmes passées sous l’emprise d’un démon et délivrées par un ange comme sur les deux chapiteaux bourguignons et celui de Conques. À mon sens, cette délivrance pourrait correspondre aux invocations prononcées dans la liturgie puisque dans les oraisons et les antiennes, on demande à Dieu de délivrer les âmes des morsures du dragon, des attaques du diable, de son épée et de ses accusations, ou d’envoyer l’archange Michel protéger l’âme du défunt373. Ces paroles sont prononcées au moment du transitus mais aussi durant les messes des morts célébrées parfois très longtemps après le décès car on ignorait à quel moment les âmes se trouvaient hors de danger. Dans le cadre de ces messes, il est évident que les prières et les chants étaient destinés à délivrer les âmes des peines purgatoires, même si les paroles prononcées ne le précisent pas. Dans le monde clunisien cependant, dès le début du XIe siècle, les suffrages ont été très clairement rattachés à la délivrance des âmes d’un lieu de purgation situé dans l’Etna374. Si le terme purgatoire n’est pas utilisé, le lieu de la purification des âmes imparfaites est clairement situé dans l’espace. Que ce soit dans ces textes ou dans les récits de voyage dans l’au-delà, la spatialisation du purgatoire était en effet acquise bien avant l’utilisation du substantif purgatorium dans les années 1170-1180, comme l’a bien montré Claude Carozzi 375. Sur le linteau d’Anzy-le-Duc, les âmes semblent s’échapper seules du lieu infernal, mais il est évident qu’elles ne pourraient pas parvenir à leurs fins sans le secours de l’ange. On peut donc supposer que leur libération a été suscitée ou du moins favorisée par les suffrages, ce que suggère également le prévenu agenouillé, sans doute en prière, même si cette prière supposée n’émane pas d’un vivant. On pourrait également conjecturer une certaine perméabilité de l’image par rapport à 372 373 374 375

Hamann, 2000, p. 163-164, a formulé prudemment cette hypothèse. Ntedika, 1971, p. 66, et p. 80. Le Goff, 1981, p. 170-173. Carozzi, 1994, p. 383.

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l’imprécision de la liturgie. Dans celle-ci, on ne mentionne pas les peines purgatoires dont on entend libérer l’âme pour laquelle on prie ni le moment de sa délivrance. De manière analogue, l’iconographie du linteau d’Anzy-le-Duc n’établit aucune différence entre le séjour des damnés et le lieu duquel s’échappent les âmes libérées. Il me semble dès lors que l’on a maintenu dans l’image – volontairement ou non – un flou analogue à celui de la liturgie, de sorte que la scène pourrait concerner non seulement les âmes récemment sorties de leur corps, mais aussi celles qui subissent depuis longtemps le feu purificateur. L’imprécision de l’iconographie est toutefois telle qu’il n’est pas possible de l’affirmer. La délivrance figurée sur le linteau d’Anzy-le-Duc pourrait également être rapprochée des récits de voyages dans l’au-delà. D’une part, le lieu de purgation est parfois situé dans la partie supérieure de l’enfer voire confondu avec ce dernier, ce qui concorde assez bien avec la formule iconographique du linteau376. D’autre part, les étapes du récit suggérées par l’iconographie correspondent globalement à celles de certains récits de voyages dans l’au-delà : le jugement d’abord, le passage par des épreuves purificatrices à caractère infernal ensuite et enfin l’accession à un lieu paradisiaque. La composition laisse d’ailleurs entendre que toutes les âmes figurées – de toute évidence des âmes anonymes – devront passer par l’espace occupé par les diables et les monstres infernaux, à l’inverse des saints. Il n’est donc pas exclu qu’une influence de ces récits se soit combinée avec celle, également hypothétique, de la liturgie. Saint-Paul-de-Varax À la façade de Saint-Paul-de-Varax, le programme sculpté se déploie sur le portail et sur les quatre arcades aveugles latérales, à la fois sur les chapiteaux et sur les frises ou faux-linteaux sculptés entre ces chapiteaux (fig. 18-19)377. Trois thèmes distribués symétriquement y forment une sorte de triptyque : l’Ascension sur le portail, des épisodes de la vie de saint Paul sur les frises de gauche et le jugement immédiat sur celles de droite. La frise située directement à droite du portail est divisée en deux par une colonnette centrale et présente deux scènes 376

Ibid., p. 378-380. Cette sculpture n’a pas été datée avec précision, mais on a supposé qu’elle dépendait des portails du Brionnais, cf. Collet, 1978, p. 49-55. Oursel, 1990, p. 257-260, a toutefois émis des doutes sur cette filiation. Il a par ailleurs situé la scène de jugement à la fin des temps.

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fig. 18. Saint-Paul-de-Varax, église Saint-Paul, façade occidentale, deux damnés entraînés par des démons.

identiques : un diable entraînant un damné au moyen d’un instrument rigide sans doute muni de crochets ou par une corde (fig. 18)378. La direction adoptée par ce cortège est celle de la frise voisine où figure l’autre volet du jugement immédiat (fig. 19). Il n’y a toutefois pas de continuité narrative stricte entre les deux frises puisque dans celle de droite les élus se tiennent à gauche et les damnés à droite. Ceux-ci sont poussés par un diable vers l’entrée de l’enfer qui a reçu la forme d’une porte surmontée d’une tête démoniaque et de laquelle surgit un monstre agrippant le premier damné pour l’engloutir dans sa gueule béante. À gauche, un ange lève son épée probablement pour repousser le démon et protéger les trois élus. Ces derniers lèvent une main au-dessus de leur tête, dans une gestuelle évoquant manifestement la peur plutôt que la reconnaissance, et semblent donc continuer d’éprouver la crainte de la damnation.

378 Ces objets ont été fortement endommagés et ne peuvent dès lors pas être interprétés de manière satisfaisante. À gauche, il s’agit sans doute d’un objet rigide – pince, crochet ? – puisqu’il aboutit au niveau de la bouche du damné. À droite, il pourrait s’agir d’une corde car la forme est courbe, elle s’enroule autour du cou du damné et la main du diable est beaucoup plus proche de sa victime.

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fig. 19. Saint-Paul-de-Varax, église Saint-Paul, façade occidentale, la séparation des damnés et des élus.

Cette composition rappelle celle d’Anzy-le-Duc et davantage encore la moitié droite du premier registre du portail de Mâcon où elle apparaît avec de légères variantes. Bien que la chronologie de ces œuvres demeure relativement floue, il semble évident que c’est le portail de Mâcon qui a servi de modèle à la frise de Saint-Paul-deVarax. D’autant qu’il présente un programme à la fois plus étendu et plus cohérent, alors qu’à Saint-Paul-de-Varax le cortège de diables et de damnés, absent du modèle, s’articule mal avec la scène de séparation qui lui a, au contraire, été directement empruntée. Comme le portail de Mâcon a été consacré au Jugement dernier, on pourrait être tenté de transposer sa signification à la frise de Saint-Paul-de-Varax. On pourrait même estimer que la théophanie de l’Ascension se rapporte également à la Seconde Parousie379, mais cette lecture ne résiste guère à l’analyse car le concepteur a délibérément omis la résurrection des morts alors que l’espace disponible le lui permettait, préférant redoubler de manière quelque peu redondante le cortège de diables et de damnés emprunté à Mâcon. On verra de surcroît que le premier registre du portail de Mâcon se rapporte en réalité au pre379

C’est l’opinion de Mâle, 1922, p. 400.

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fig. 20. Étampes, église Saint-Basile, portail occidental, le jugement immédiat.

mier jugement et qu’il possédait par conséquent une autonomie suffisante pour que sa moitié droite puisse être transposée séparément à Saint-Paul-de-Varax. Saint-Basile d’Étampes Le portail de cette église, situé très approximativement vers le milieu du XIIe siècle, est dépourvu de linteau et de tympan, comme les portails de l’ancien duché d’Aquitaine qui lui ont peut-être servi de modèle, de sorte que son programme iconographique a été reporté sur les voussures (fig. 20)380. Le jugement immédiat figure sur la première voussure, dans un espace exigu et irrégulier surmontant un décor de chevrons. La sculpture est malheureusement très érodée et ne peut pas toujours être lue correctement. Au sommet de la voussure, on reconnaît un ange tenant une balance dont les plateaux contiennent à droite, du côté de l’ange, le buste d’un personnage – sans doute l’âme du prévenu – et à gauche, où se dresse un diable, une sorte de masque grotesque à peine perceptible (fig. 21).

380

Lefèvre-Pontalis et Jarry, 1904, p. 334-335 ; et Lapeyre, 1960, p. 72.

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fig. 21. Étampes, église Saint-Basile, portail occidental, la pesée.

fig. 22. Étampes, église Saint-Basile, portail occidental, monstre recrachant des damnés.

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Comme à Espalion, la polarité a été inversée par rapport à celle des Jugements derniers, si bien que les damnés figurent à gauche,  au même titre que le démon qui tente de faire pencher la balance. À côté de lui apparaît un monstre dont les deux têtes recrachent étrangement les damnés qu’elles avaient engloutis (fig. 22). Le mouvement de chute amorcé par ces derniers est pourtant prolongé par deux autres réprouvés, dans une parfaite continuité narrative. Il faut donc en conclure que le monstre ne constitue qu’une étape intermédiaire dans le parcours des damnés, ce qui me paraît extrêmement fig. 23. Étampes, église Saint-Basile, difficile à interpréter381. Au terme portail occidental, l’enfer. de cette chute, un damné est intercepté par un diable (fig. 23). Le cœur de l’enfer est délimité par le corps d’un serpent et occupé par une grande figure démoniaque, probablement Satan. Celui-ci semble tenir une corde attachée à la taille du démon du tableau précédent et enlaçant au passage les jambes d’un damné. Devant le maître de l’enfer et à ses pieds apparaissent deux figures très effacées dans lesquelles il faut sans doute voir des damnés. Bien que la moitié droite de la voussure soit encore plus difficile à lire, on peut y reconnaître des élus apparemment assis dans l’attitude de l’orant (fig. 24)382. Comme dans les exemples précédents, l’absence de tribunal divin et de résurrection dans une composition pourvue d’une certaine ampleur semble situer le jugement dans le prolongement du transitus. 381 On pourrait songer à une figuration du « souverain séjour » restituant ses corps à la fin des temps (Ap 20, 14), ce qui situerait la composition au moment du Jugement dernier, mais cela me paraît peu probable dans la mesure où seuls les damnés seraient concernés par la résurrection des corps. 382 Les élus situés à gauche semblent pour leur part croiser leurs mains sur la poitrine et se tiennent derrière des formes courbes, des sortes de nacelles, difficiles à interpréter. Quant aux élus de droite, ceux qui font le geste de l’orant, ils se tiennent derrière deux volutes disposées symétriquement.

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fig. 24. Étampes, église Saint-Basile, portail occidental, les élus.

Orléans On retrouve une composition presque identique sur le portail disparu et sans doute contemporain de la cathédrale d’Orléans, connu par une gravure ancienne, si ce n’est que la polarité a été inversée (fig. 25)383. Le paradis figure à gauche de la pesée et l’enfer à droite. Celui-ci est occupé principalement par un gigantesque dragon avalant les damnés et les recrachant par une seconde tête située à l’extrémité de sa queue, à moins que celle-ci n’engloutisse également sa victime. Quant aux élus, ils évoluent d’abord sur un personnage allongé et sont ensuite conduits au ciel dans une nuée portée par des anges. On pourrait supposer que le personnage allongé est le corps de l’âme s’élevant au-dessus d’elle, ce qui confirmerait la lecture de la composition en termes de jugement immédiat, mais la gravure n’est pas assez précise pour pouvoir l’affirmer.

La seconde voussure était occupée de figures diverses dominées par quatre anges en vol disposés de part et d’autre d’une forme difficilement identifiable inscrite au milieu des nuées, sans doute une main divine comme à Provins384. Dans cette hypothèse, la seconde voussure aurait pu être corrélée au jugement de la première voussure 383

Lapeyre, 1960, p. 72, et fig. 42. La gravure provenant d’un mémoire de Jean-Camille Deslys (1660) a été publiée par Lefèvre-Pontalis et Jarry, 1904, p. 332. 384 C’est l’opinion de Lefèvre-Pontalis et Jarry, 1904, p. 334.

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fig. 25. Portail disparu de la cathédrale d’Orléans, gravure provenant d’un mémoire de Jean-Camille Deslys (1660).

et évoquer la destination céleste des élus, mais rien ne permet de l’établir. Une composition analogue figurait au portail de la Madeleine de Châteaudun qui n’est connu que par une description sommaire385. On relèvera cependant que la polarité des lieux de l’au-delà était celle d’Étampes. Les monuments funéraires Durant les XIe et XIIe siècles, le répertoire thématique des monuments funéraires est resté relativement limité. Les anges y sont omniprésents, le plus souvent pour encenser le défunt ou pour emporter son âme au ciel. Aux XIIe-XIIIe siècles et même après, les anges thuriféraires constituent l’un des thèmes les plus récurrents : on les rencontre très précocement à Sahagun sur le sarcophage d’Alfonso 385 Dans sa description, A. Lancelot mentionne la présence du paradis, d’anges transportant des âmes, et de l’enfer « désigné par des dragons et différents monstres hideux, qui tiennent dans leurs griffes ou dans leurs gueules d’autres figures ». Cf. Lapeyre, 1960, p. 72.

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fig. 26. Madrid, Museo Arqueológico Nacional, sarcophage d’Alfonso Ansúrez provenant de Sahagun.

fig. 27. Madrid, Museo Arqueológico Nacional, sarcophage d’Alfonso Ansúrez provenant de Sahagun.

Ansúrez, un noble laïque mort en 1093 (fig. 26-27)386. Il est probable que l’encensement angélique a été conçu dans une perspective de continuité entre la liturgie funéraire, où elle fut pratiquée très tôt, et la liturgie céleste387. À Sahagun, cette dimension liturgique est renforcée par la présence d’une croix processionnelle tenue par saint Michel et d’un calice posé au milieu de quatre figures ailées – l’archange Raphaël et les anges des évangélistes Marc, Luc et Matthieu – auxquelles s’ajoutent sur l’autre versant du couvercle la main du Christ, le saint Michel déjà mentionné, l’aigle de Jean et l’archange Gabriel388. Avec ces six figures ailées parmi lesquelles se trouvent les trois

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Moralejo, 1985 ; Hassig, 1991 ; et Durliat, 1990, p. 197-204. À Ripoll, le tombeau de Raymond Bérenger III présente l’âme du défunt emportée par deux anges dans un linge dont un, celui de droite, balance un encensoir, cf. Español, 2011. 387 C’est l’opinion de Kroos, 1984, p. 306-310 ; et Moralejo, 1985, p. 69. Le premier pense également que l’encensement correspond aux prières des vivants transmises à Dieu par l’intermédiaire des anges. Pour Panofsky, 1964, p. 61, les anges officiant au ciel célèbrent anticipativement l’adventus animae. Pour le rituel de l’encensement dans la liturgie funéraire et son illustration, voir notamment Treffort, 1996, p. 79, et fig. 6 (Vie de saint Aubin d’Angers), et fig. 10 (Vie de saint Maur de Glanfeuil). 388 Une inscription précise que la main est celle de Dieu, cf. Moralejo, 1985, p. 67. Pour la question des évangélistes représentés par des anges, voir Moralejo, 1985, p. 69-73 ; et Durliat, 1990, p. 200. Pour Hassig, 1991, les trois archanges se réfèrent plus précisément à la mort et à la résurrection, et l’ensemble de l’iconographie renvoie à la liturgie clunisienne.

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archanges, cet exemple illustre parfaitement l’importance accordée aux anges dans l’iconographie des monuments funéraires. Lorsqu’ils n’agitent pas un encensoir, ces anges sont généralement engagés dans l’acte de l’elevatio animae, emportant au ciel l’âme du défunt le plus souvent par l’intermédiaire d’une nuée ou exceptionnellement dans une mandorle comme ils le font pour les saints389. C’est ce que l’on peut voir sur le sarcophage de Doña Sancha à Jaca390. Sur la pierre tombale du prêtre Bruno (mort en 1194) à la cathédrale d’Hildesheim, l’elevatio animae s’inscrit au centre d’une composition formée de trois registres : en bas, le corps du prêtre est entouré de deux diacres et de quatre infirmes ou mendiants, au centre, son âme est emportée par deux anges et, au sommet, sous un arc trilobé, apparaît une figure du Christ en buste dont une inscription précise qu’il accorde la félicité au défunt en raison de la générosité qu’il a manifestée à l’égard des pauvres391. L’âme de ce juste semble donc appelée à rejoindre son Créateur. Il en va manifestement de même sur le sarcophage de Doña Blanca (morte en 1154), conservé à Santa María la Real de Nájera, où l’âme de la défunte portée par deux anges audessus de son lit de mort semble destinée à rejoindre le Christ en gloire figuré au-dessus de ce groupe, sur le couvercle392. Avec l’évolution des monuments funéraires, les programmes iconographiques se sont élargis, gagnant notamment l’arc et le gable de l’enfeu. Au sommet de l’enfeu figure habituellement l’elevatio animae393. C’est le cas en particulier sur celui de Matifas de Bussy, autrefois 389 Panofsky, 1964, p. 59-61 ; Bauch, 1976, p.45-46 ; Markow, 1983, p. 99-100; Louis, 2006, I, p. 99-100 ; Le Pogam, 2010. 390 Panofsky, 1964, p. 59 ; Simon, 1979 ; et Markow, 1983, p. 99. 391 Panofsky, 1964, p. 60 ; Bauch, 1976, p. 285-286 ; et Kroos, 1984, p. 288-289. Curieusement, une autre inscription indique que le Christ prononce la sentence d’élection de Matthieu (Mt 25, 34) alors que celle-ci se rapporte à la fin des temps. On rencontre également des représentations de l’elevatio animae sur les tombes de saint Farahild (Bruay, près de Valencienne) et de sa sœur Reinhild (Riesenbeck, Westphalie), cf. Panofsky, 1964, p. 59 ; et Bauch, 1976, p. 37-38, 46 et 283-284, et fig. 42 et 422. Voir également les exemples évoqués par Le Pogam, 2010. 392 Lacoste, 2006, p. 111-118, considère très logiquement que le Christ fait office de juge. 393 On peut citer à ce sujet les enfeu d’Ogier le Danois, de Benoît à Saint-Faron de Meaux (vers 1160 ; Sauerländer, 1972, p. 77-78 ; Louis, 2006, II, p. 291-292), de Rotrocus de Warwick (mort en 1183), de Dagobert (Bauch, 1976, p. 45-50 et 62 ; Louis, 2006, I, p. 124126, et II, p. 251-254), de l’archevêque Hugues III d’Amiens (?) à la cathédrale de Rouen, d’anonymes à la cathédrale de Lisieux et Flavigny-sur-Ozeran, de Guy ou Guillaume de Jouy à Malesherbes (Louis, 2006, I, p. 97, et II, p. 208-213 et 265). Il faut préciser que sur l’enfeu d’Ogier et de Benoît, la voussure dédiée à l’elevatio animae est surmontée d’une deuxième voussure historiée dédiée pour sa part à une Parousie comportant la résurrection des morts. Cela ne signifie pas pour autant que l’élévation des âmes des deux défunts ait été située à la fin des temps. On notera également que sur l’enfeu de Rotrocus de Warwick, les autres

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fig. 28. Enfeu d’Arnoul, abbé de Saint-Père de Chartres, dessin reproduit par Gaignières.

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situé à Notre-Dame de Paris, où l’âme du défunt est emportée par des anges vers la main divine394. Sur l’arc de l’enfeu d’Arnoult – abbé de Saint-Père de Chartres – daté du milieu du XIIIe siècle, l’élévation s’achève exceptionnellement par l’introduction de l’âme dans le sein d’Abraham (fig. 28)395. La représentation de ce séjour paradisiaque n’est toutefois pas la première puisque le thème figurait déjà sur la plaque tombale du chanoine Sulpicius à Plaimpied dont il constitue l’unique décor figuré396. Enfin, il arrive quelquefois que les anges couronnent l’âme du défunt, comme le montrent trois monuments funéraires sur lesquels il faudra revenir dans le chapitre consacré au portail de Chartres. 3. LES THÈMES Au terme de cette analyse de type monographique des œuvres du corpus, il convient d’en dégager les récurrences et tenter ainsi de déterminer les principales caractéristiques de l’iconographie du jugement immédiat. Pour éviter de fonder cette synthèse sur des hypothèses, il faudra pour chaque thème aborder dans un premier temps les œuvres dont l’interprétation ne fait aucun doute, le principal critère étant la présence d’une scène de transitus, et vérifier ensuite si les autres œuvres présentent les mêmes caractéristiques. La structure L’horizontalité des compositions sculptées La structure des jugements immédiats varie beaucoup en fonction du cadre figuratif. Dans la sculpture monumentale, on constate toutefois que le concepteur a souvent opté pour une composition horizontale ou du moins très peu développée en hauteur. Ainsi trois occurrences occupent-elles la frise d’un linteau ou d’un faux-linteau : à Anzy-le-Duc, Saint-Paul-de-Varax et Espalion. Deux ou trois autres – géographiquement proches – figurent sur une voussure : à Étampes, Orléans et peut-être Châteaudun. Se développent également horizonanges de la voussure tiennent un cierge ou un encensoir. Voir également les exemples cités par Le Pogam, 2010. 394 Bauch, 1976, p. 51, et fig. 75. On notera également que le Christ se tient debout au sommet du gable, mais le lien avec l’elevatio animae n’est pas assuré. 395 Voir à ce sujet le chapitre consacré au Jugement dernier de Chartres. 396 Panofsky, 1964, p. 60 ; Baschet, 2000, p. 143 ; et Louis, 2006, II, p. 195-197.

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talement les compositions de Pavie, Spolète et Vézelay. Dans tous ces exemples, les contraintes imposées par le cadre étiré en largeur expliquent sans doute l’absence de théophanie, du moins dans le cadre du jugement, et de l’élévation des âmes. À Espalion, cette élévation est présente mais elle a dû se développer horizontalement, la Maiestas Domini ayant été repoussée à l’extrémité droite du linteau. Peut-être le concepteur a-t-il opté pour cette formule dans le but de réserver le tympan au thème de la Pentecôte, mais il se pourrait également qu’il ait souhaité limiter en hauteur l’élévation des élus afin de marquer une distinction avec la destination qu’ils atteindront à la fin des temps. Quoi qu’il en soit, cette horizontalité des compositions sculptées est fondamentale car elle se retrouvera dans plusieurs Jugements derniers romans et gothiques : Mâcon, Conques, Chartres et Reims. L’inversion de la polarité Le Christ étant presque systématiquement absent de la scène de jugement, la distribution des damnés et des élus n’obéit pas toujours à la logique des Jugements derniers où ils apparaissent respectivement à la gauche du Christ et à sa droite. Dans les pages qui suivent, je qualifierai d’ailleurs presque systématiquement ces positions de senestre et de dextre à la fois pour la commodité et surtout pour éviter l’incongruité qui découlerait d’une localisation des élus «  à gauche » et des damnés « à droite ». Dans le corpus des jugements immédiats, cette polarisation a été inversée dans une composition comportant une scène de transitus, à Espalion, et dans deux ensembles qui en sont dépourvus : Étampes et Châteaudun397. Très significativement, une inversion identique a été opérée dans le programme pictural de Karşi kilise (1212), en Cappadoce, où ont été juxtaposés les trois thèmes du registre inférieur des Jugements derniers byzantins classiques – l’enfer, la pesée et le paradis – qui, comme on va le voir dans le chapitre suivant, se référaient initialement au premier jugement. À Karşi kilise, ce sens premier a manifestement été maintenu puisque la composition exclut les composantes deutéroparousiaques que sont le tribunal divin et la résurrection des morts398. Comme dans 397

À Anzy-le-Duc, la polarité n’a pas été inversée, même si un ange figure à droite, mais l’enfer a été situé au centre et non à droite, probablement pour favoriser une lecture du linteau de droite à gauche et peut-être également pour localiser le séjour des damnés dans un lieu souterrain. 398 C’est également l’interprétation proposée par Jolivet-Lévy, 2001, p. 274-276.

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les trois jugements immédiats occidentaux cités plus haut, l’absence de référent théophanique semble donc avoir inspiré une inversion de la polarité des lieux de l’au-delà, ce qui tend à confirmer le lien de cause à effet entre ces deux caractéristiques iconographiques et leur corrélation avec le thème du jugement immédiat. Les acteurs et leurs actions Les âmes Dans ce corpus, les âmes apparaissent presque systématiquement comme des petites figures nues. Leur petite taille permet de les représenter sortant du corps par la bouche, transportées – avec ou sans égards – par des anges ou des démons, ou encore blotties dans le sein d’Abraham. Quant à la nudité, elle disparaît généralement lorsque les âmes entrent dans le séjour paradisiaque, une scène d’habillage pouvant même figurer à l’entrée de ce lieu comme on peut le voir à Saint-Loup-de-Naud. Pour les élus, la nudité semble donc correspondre aux instants succédant immédiatement au décès et non au long séjour dans le paradis. À Saint-Loup-de-Naud, ce vêtement apparaît même comme une récompense puisqu’il s’ajoute à la couronne et à l’étole promises aux justes dans la liturgie funéraire. Il existe cependant une exception notable. Dans le Liber Vitae du New Minster, les élus ont recouvré leur taille adulte et leur statut socioprofessionnel, comme dans les processions de ressuscités des Jugements derniers. Cet exemple exceptionnel étant dépourvu de scène de transitus, on pourrait douter que le cortège soit composé d’âmes séparées, mais on a vu que la fonction du manuscrit dans lequel s’insère l’image et la présence d’élus non nimbés dans la Cité paradisiaque plaident amplement en faveur de cette lecture. L’exemple encore plus explicite du portail de Saint-Yved de Braine confirme en tout cas que les âmes séparées peuvent prendre une telle apparence puisqu’un cortège analogue mais composé uniquement de damnés progressant lamentablement vers une marmite infernale se développe au-dessus de la Descente aux Limbes autrement dit dans une temporalité antéparousiaque (fig. 151). Les jugements immédiats intégrant le transitus ou inscrits dans le cadre d’un monument funéraire ne mettent généralement en scène que l’âme du défunt399. À Vézelay et Espalion cependant, la scène du trépas prend une valeur générique puisque le jugement qui s’ensuit 399

On relèvera qu’à Spolète, les âmes n’ont pas été représentées.

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est collectif400. Quant aux jugements dépourvus de scène de transitus, ils concernent tous un groupe d’âmes plus ou moins nombreuses401. Quelquefois, comme à Saint-Loup-de-Naud, Chaldon, Anzy-le-Duc ou Saint-Paul-de-Varax, les âmes se déplacent au sein de véritables cortèges, comparables à ceux que l’on rencontre dans les Jugements derniers. C’est particulièrement remarquable à Anzy-le-Duc où les damnés sont enchaînés. Dans le Liber Vitae et à Braine, ces analogies sont confondantes. Anges et démons Les anges sont présents dans la totalité des œuvres du corpus, qu’elles comportent ou non une scène de transitus. Ils attendent l’âme au chevet du mourant, la recueillent – généralement dans un linge –, l’emportent au ciel, l’accueillent à la porte de la Cité céleste, lui remettent les récompenses dues à son statut ou la déposent dans le sein d’Abraham. Sur de nombreux monuments funéraires, dans certains transitus hagiographiques et au portail d’Espalion, ils agitent un encensoir au-dessus du défunt. Parfois, ils entrent en conflit direct avec les démons convoitant les âmes des défunts. On en trouve des exemples dans les deux catégories de jugement  : avec transitus – Pavie et Vézelay – et sans – Liber Vitae, Vic, Anzy-le-Duc et Saint-Paulde-Varax. Les démons sont également omniprésents dans les deux catégories de jugement, sauf sur les monuments funéraires, dans les transitus hagiographiques et dans les représentations du pauvre Lazare et des martyrs d’Apocalypse 6. Comme dans les textes, les saints sont en effet mis à l’abri des assauts des démons, bénéficiant au contraire de l’aide des anges et même, dans le cas exceptionnel de la Vierge, de la présence du Christ. Les défunts anonymes ou ordinaires en revanche doivent subir la menace ou les agressions des esprits malins. Ceux-ci peuvent guetter avec convoitise la sortie de l’âme, agripper un de ses membres ou intervenir dans le procès en faisant pencher la balance de leur côté ou en exhibant le livre contenant la liste des mauvaises actions du prévenu. 400

Sur l’enfeu d’Ogier le Danois et de Benoît à Saint-Faron de Meaux, on a représenté deux âmes portées par des anges, mais elles correspondent ici aux deux défunts ensevelis sous ce monument. 401 Scivias (uniquement dans les lieux de l’au-delà), New Minster, Obermünster, Saint-Loupde-Naud, Vic (même si la scène ne comporte que deux âmes), Gormaz (où plusieurs âmes entrent en enfer), Chaldon, Anzy-le-Duc, Saint-Paul-de-Varax, Étampes et Orléans.

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Saint Pierre Beaucoup plus rarement, le gardien des clés peut accueillir les élus à la porte du paradis. À Saint-Pierre de Spolète, où figure la mort du juste, la dédicace de l’église explique son rôle de premier plan. L’apôtre intervient en effet à deux reprises : pour délier physiquement et sans doute moralement le défunt, et pour empêcher le diable d’influencer le verdict de la balance. On le rencontre également dans deux scènes de jugement dépourvues de transitus, dans Liber Vitae du New Minster et à Saint-Loup-de-Naud. Dans le Liber Vitae comme à Spolète, saint Pierre chasse de surcroît l’accusateur au moyen de sa clé, comme dans la Vision de Barontus. Le Liber Vitae se rapproche également de Spolète par la dédicace de l’institution dans laquelle il a vu le jour, même si le New Minster était également consacré à la Trinité et à la Vierge. Le Christ Le Christ n’intervient dans le cadre du premier jugement que dans le manuscrit des Étymologies de Prüfening où il assiste à la pesée des actions du moine Swicher. Il désigne la scène de la dextre et se tient sur un trône, mais il ne prend pas part activement au jugement, il est dépourvu de gloire, d’escorte angélique et d’assesseurs, et ne se confond dès lors aucunement avec les théophanies des Jugements derniers. Sa présence correspond en revanche aux nombreux récits dans lesquels l’âme du défunt est jugée en présence du Christ. Dans le Scivias, la main divine dominant la composition joue peut-être le rôle de Juge que le texte attribue à Dieu, mais cette lecture demeure incertaine et de toute façon cette théophanie ne correspond pas davantage que la précédente à celle des Jugements derniers. L’absence de théophanie judiciaire dans ces compositions intégrant le lit de mort confirme donc qu’il s’agit là d’une caractéristique majeure du premier jugement. Quant aux figures christiques intégrées dans les autres compositions, elles se tiennent dans le ciel ou au paradis où elles accueillent les élus402.

402 C’est le cas en particulier dans le Liber Vitae du New Minster, sur les peintures de Chaldon, au portail d’Espalion et sans doute sur le tombeau de Doña Blanca. Je rappelle cependant que l’on pourrait également interpréter le Christ de ce sarcophage dans une perspective judiciaire, ainsi que l’a proposé Lacoste, 2006, p. 111-118.

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Les instruments du jugement La balance Les saints et les martyrs d’Apocalypse 6 ne doivent pas passer par l’épreuve de la balance, de la même manière qu’ils échappent aux agressions démoniaques. Là encore, l’iconographie se conforme aux textes. Pour les autres en revanche, le jugement s’effectue le plus souvent au moyen de cet instrument de mesure. Très significativement, il est utilisé pour juger l’âme du mauvais riche dans le porche de Lagraulière. On le rencontre également dans une série de jugements d’âmes anonymes ou ordinaires accompagnés de leur transitus : dans le manuscrit de la Cité de Dieu de Florence, dans les Étymologies de Prüfening et sur les sculptures de Spolète, Vézelay et Espalion. Le thème est encore plus récurrent dans les jugements dépourvus de transitus  : à Saint-Loup-de-Naud, Chaldon, Gormaz, Anzy-le-Duc, Étampes et Orléans. On le retrouve enfin très logiquement dans les représentations de la légende d’Henri II403. Comme on l’a vu précédemment, les premiers textes évoquant la balance comme instrument du jugement l’ont rarement corrélée précisément avec l’un des deux jugements. Dans les premiers textes chrétiens explicites en revanche – la Vie de saint Jean l’aumônier, l’Historia ecclesiastica, la légende d’Henri II, le De miraculis –, elle est utilisée au moment du trépas. Les nombreux exemples figurés s’accordent donc pleinement avec cette tradition textuelle. Dans la légende d’Henri II, ce sont clairement les actes du défunt qui font l’objet de la pesée et dans le récit de Pierre le Vénérable, les plateaux contiennent respectivement l’âme du moine et ses actions. Dans l’iconographie en revanche, il est rarement possible de préciser si les plateaux contiennent l’âme du prévenu ou ses actions, mais les rares exemples explicites montrent que ces deux interprétations sont possibles404. Dans les représentations de la légende d’Henri II, la pesée concerne généralement tout à la fois les actes – matérialisés par le calice que saint Laurent dépose ou se prépare à déposer dans le plateau des bonnes actions – et l’âme de l’empereur405. 403

Kretzenbacher, 1958, p. 121-123 ; Roosval, 1950 ; Markow, 1983, p. 60 ; et surtout Scheller, 1997, p. 20-30. 404 Perry, 1912-1913, p. 103-105 et 208-215, a mentionné de nombreux exemples dans lesquels figurent les bonnes et les mauvaises actions, l’âme, voire les deux. Il a également relevé la confusion souvent commise entre âmes et actions. 405 Roosval, 1950, p. 125 (peintures murales de Vamlingbo), p. 128 (peintures murales d’Anga) ; et Scheller, 1997, p. 20-30, dont l’analyse porte sur un corpus de représentations

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L’enluminure des Étymologies de Prüfening constitue l’un des rares exemples dépourvus d’ambiguïté puisqu’un des livres écrits par le copiste a été posé dans un des plateaux, résumant à lui seul ses mérites. L’autre plateau demeurant vide, on serait tenté d’en déduire que l’on n’a pas souhaité représenter ses mauvaises actions ou pas trouvé de moyen suffisamment explicite pour le faire. Mais d’un autre côté, il arrive assez souvent que les plateaux soient vides : dans le manuscrit de la Cité de Dieu, à Chaldon, Gormaz, Saint-Loup-de-Naud, Spolète, Espalion et Anzy-le-Duc406. Dans ces compositions, l’objet de la pesée n’a donc pas été précisé. À Lagraulière, Vézelay et Étampes au contraire, on aperçoit sur un des deux plateaux une tête ou un buste humain pouvant représenter l’âme et sur l’autre un objet sphérique ou une tête grimaçante. Dans les Jugements derniers, on retrouve la même iconographie et par conséquent les mêmes incertitudes. Dans ces deux thématiques complémentaires, il semble toutefois que les figures humaines et les figures démoniaques ou simplement grimaçantes incarnent respectivement les âmes et les mauvaises actions407. Pour les compositions dans lesquelles les contenus des plateaux ne sembleront pas suffisamment explicites, je parlerai toutefois conventionnellement de « pesée des âmes ou des actions » ou plus simplement de « pesée »408. Dans les scènes de jugement immédiat, la balance est généralement tenue par un ange veillant au bon déroulement de la pesée, mais fréquemment un démon tente de fausser l’opération. Dans l’iconographie médiévale, c’est généralement le plateau le plus lourd qui détermine le verdict409. C’est pourquoi le diable tire le plateau situé de son côté vers le bas en s’aidant parfois d’un instrument recourbé à son extrémité410. On rencontre ce thème exceptionnellement dans une scène de transitus, à Spolète, et plus fréquemment dans les jugements qui en sont dépourvus : Gormaz, Chaldon, Vézelay, Étampes et Orléans411. On le retrouve également dans de nombreux Jugements derniers. de la légende d’Henri II encore plus vaste. 406 Il subsiste un doute pour l’occurrence de Gormaz. 407 Perry, 1912-1913, p. 105, a très justement fait remarquer qu’au portail de la Couture au Mans, chaque plateau contient une figure humaine, ce qui pose des problèmes d’interprétation encore plus ardus. 408 Baschet, 1995, p. 176, a opté pour l’expression « pesée des actions ». 409 Perry, 1912-1913, p. 216-218. 410 À Spolète, on l’a vu, le diable utilise un bâton s’achevant par une patte griffue. 411 Sur la gravure reproduisant le portail disparu d’Orléans, on peut le deviner. On observe également ce geste sur les chapiteaux de Saintonge, en particulier à Saint-Eutrope de

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Les livres Alors que les textes précisent régulièrement que les anges et les démons se servent d’un document écrit pour évoquer les bonnes et les mauvaises actions commises par le prévenu, l’iconographie ne le montre qu’exceptionnellement. Le thème a sans doute été traité à Spolète où les anges et les diables assistant à la mort du juste et de l’impie tiennent un rouleau. On a vu cependant que le phylactère du diable intervenant dans la mort du juste accueille un texte exprimant le dépit qu’il éprouve face à son échec. On peut donc douter que ce phylactère comporte également la liste des mauvaises actions du défunt. L’usage des livres est moins ambigu dans le Liber Vitae où le jugement, dépourvu de transitus, s’effectue non pas au moyen d’une balance mais sur la base du contenu des grands livres ouverts exhibés par un ange et un démon. Une telle insistance sur les livres a naturellement été inspirée par la fonction de l’ouvrage contenant cette image. On peut même supposer que le livre tenu par l’ange contient lui aussi les noms des défunts pour lesquels priaient les moines du New Minster. Mais la scène fait également penser aux propos de Bède au sujet des livres respectivement blanc et noir exposés au mourant par des anges et des démons. Il se pourrait donc que ces deux livres contiennent les bonnes et les mauvaises actions du prévenu. Les lieux Le sein d’Abraham ou des patriarches Après la mort, les âmes des justes sont fréquemment conduites dans le sein d’Abraham. Dans les compositions du corpus comprenant une scène de transitus, les seuls exemples sont les représentations de la parabole de Lazare dans lesquelles le patriarche est entouré de nombreuses âmes. Mais il existe d’autres exemples dans lesquels l’accès au sein d’Abraham peut être aisément situé après la mort  : le Nécrologe d’Obermünster, les Psautiers Arenberg et de Würzburg, la plaque tombale du chanoine Sulpicius à Plaimpied et l’enfeu d’Arnoult de Saint-Père de Chartres. Enfin, dans le domaine de la peinture monumentale, le patriarche apparaît dans trois compositions dépourvues de transitus : Vic, Saint-Loup-de-Naud et Gormaz où Abraham est accompagné d’Isaac et de Jacob.

Saintes où le diable appuie sur le plateau situé de son côté avec un bâton.

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Dans la plupart de ces formules, le thème du sein d’Abraham se combine avec celui du jardin ou de l’édifice paradisiaque. Ainsi que je l’ai suggéré plus haut, ces combinaisons confirment l’assimilation – fréquemment effectuée dans les textes – entre ce lieu de l’au-delà et le séjour des élus, en particulier celui des âmes séparées. Le jardin paradisiaque Dans les scènes comprenant le transitus, l’âme pénètre rarement dans un jardin paradisiaque. En dehors des représentations de la parabole de Lazare où le sein d’Abraham se tient au milieu d’un jardin peuplé d’arbres comme à Moissac, on ne peut guère citer que le retable de saint Remacle et le manuscrit du Scivias. On notera toutefois que l’étroit lien rapprochant le sein d’Abraham de l’Éden se retrouve dans plusieurs compositions privées de transitus : le Nécrologe d’Obermünster, les Psautiers Arenberg et de Würzburg, ainsi que les peintures de Gormaz. L’édifice paradisiaque Dans le manuscrit du Scivias, le séjour des élus est représenté à la fois sous la forme d’un jardin et d’une cité fortifiée, mais ces deux apparences ont été clairement séparées dans chacun des deux compartiments situés au troisième registre de la composition. Les autres séjours paradisiaques construits s’inscrivent dans des scènes dépourvues de transitus : le Liber Vitae, Saint-Loup-de-Naud, Vic, Gormaz et Anzy-le-Duc. À Gormaz, le jardin occupé par les patriarches comprend une simple tour crénelée tandis qu’à Saint-Loup-de-Naud et Vic, l’architecture beaucoup plus ample a pris la forme d’une construction comportant, sur plusieurs niveaux, des arcades sous lesquelles apparaissent les bustes des élus, une formule qui connaîtra un grand succès dans la peinture et le vitrail français. La nature de ces édifices peut rarement être précisée : palais, ville, église ? À Anzy-le-Duc, on pourrait songer à une église ou à une ville. Dans le Liber Vitae, il s’agit manifestement d’une cité entourée d’une enceinte hérissée de tours. On pourrait dès lors se demander si ces architectures, et en particulier celle du Liber Vitae, ne pourraient pas se confondre avec la Jérusalem céleste, autrement dit avec le séjour définitif des justes après la résurrection, mais le contexte ou l’iconographie indiquent qu’il s’agit du séjour destiné aux âmes séparées, en particulier lorsque l’architecture accompagne le sein d’Abraham ou des patriarches et davantage encore quand elle est dépourvue de présence divine. Il faut en déduire

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que le séjour temporaire des justes a pu être conçu sous une forme architecturale. Si le lieu paradisiaque du Liber Vitae s’inscrit dans cette tendance, il demeure cependant exceptionnel puisqu’il accueille des âmes manifestement séparées de leur corps jouissant déjà de la vision béatifique et semble donc se confondre avec le paradis définitif. Le ciel L’iconographie ne précise pas toujours la localisation du séjour des élus. Le thème des âmes emportées par des anges indique cependant que ce lieu se situe au ciel, même lorsqu’il prend l’apparence de l’Éden. Parfois, ce ciel correspond au royaume des cieux. C’est le cas en particulier pour les saints : Étienne voyant le Christ debout à la droite du Père, la Vierge des portails gothiques accueillie, voire couronnée, dans un palais céleste. Il en va de même pour certains anonymes  : dans le Liber Vitae, les élus s’avancent sur des nuages et s’apprêtent à gravir les marches de la Cité céleste également posées sur des nuages. Dans cette composition exceptionnelle, les indices iconographiques situant la destinée des élus dans le royaume des cieux ont donc été accumulés : nuages, escalier, architecture assimilée à la Jérusalem céleste et vision béatifique. Cette transcendance inhabituelle s’explique sans doute en grande partie par la présence d’un groupe de saints à la tête de la procession des élus, puisque les saints ne sont pas supposés transiter par un paradis d’attente. Aussi peut-on supposer que les élus inscrits dans leur sillage ont bénéficié à leur tour de ce privilège. La deuxième composition du corpus situant la destination dans le royaume des cieux est celle de Chaldon. L’échelle gravie par les élus les conduit directement dans un ciel figuré sous la forme d’une nuée occupée par le Christ inscrit dans un médaillon412. Au même titre que l’escalier du Liber Vitae, l’image de l’échelle présente le salut comme une ascension, mais celle-ci ne concerne que des élus anonymes. L’idée est également présente à Espalion, où l’âme est appelée à rejoindre la Maiestas Domini après avoir été transportée par un ange, ainsi que sur la plaque tombale du prêtre Bruno et l’enfeu de Matifas de Bussy où les âmes élevées par des anges se dirigent respectivement vers le Christ et vers la main divine. Quand, au contraire, le séjour des justes ne comporte aucune figure divine, on peut supposer qu’il ne se situe pas dans le ciel le plus élevé. 412

Flynn, 1980, p. 143.

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la représentation du jugement immédiat

L’enfer La représentation de l’enfer constitue le plus souvent le pendant du séjour paradisiaque, sauf dans les transitus hagiographiques ou dans la représentation des martyrs d’Apocalypse 6. Pour la parabole du pauvre Lazare, il peut prendre une ampleur considérable, en particulier dans la sculpture monumentale. Il en va de même sur le linteau d’Espalion où l’enfer prolonge et amplifie le transitus anonyme figuré au centre de la composition. Le séjour des damnés apparaît enfin dans la quasi-totalité des autres jugements immédiats : Scivias, Liber Vitae, Gormaz, Chaldon, Anzy-le-Duc, Saint-Paul-de-Varax, Étampes, Orléans et Châteaudun413. Ces visions infernales ne se distinguent guère de celles des Jugements derniers. On y accède souvent par une gueule animale tantôt de profil – Gormaz, Espalion, SaintPaul-de-Varax – tantôt renversée – Liber Vitae, Anzy-le-Duc –, par une porte – Liber Vitae, Saint-Paul-de-Varax – ou exceptionnellement par une échelle – Chaldon – ou un grande jarre – Spolète. Enfin, l’espace infernal est dominé par une grande figure correspondant à Satan : Gormaz, Espalion et Étampes. Quant aux damnés, ils sont brûlés par des flammes – Scivias, Chaldon – dévorés par des animaux – Gormaz, Chaldon, Espalion, Orléans414 – ou torturés par des démons – Chaldon. Enfin, les peines y sont différenciées en fonction de la nature des péchés commis. Cette spécialisation est particulièrement sensible dans les versions monumentales de la parabole du pauvre Lazare – porte des Comtes à Toulouse, Moissac, Lagraulière, Argenton-Château – et davantage encore à Chaldon. Les récompenses destinées aux élus L’étole Le thème de la remise de l’étole demeure principalement cantonné à la représentation des martyrs d’Apocalypse 6 où il correspond à la récompense imparfaite accordée à ceux qui ont versé leur sang pour leur foi, afin de les faire patienter jusqu’à la fin des temps. Ils recevront alors la double étole car ils jouiront de la béatitude dans leur corps et dans leur âme. Dans ces compositions issues de l’Apocalypse, le transitus n’a pas été figuré mais il est implicite puisque les 413 Il faut toutefois préciser qu’à Châteaudun, la description d’A. Lancelot ne permet pas de déterminer si le portail montrait effectivement un jugement immédiat. 414 Sur le portail d’Orléans, un animal situé à droite de la pesée semble mordre un damné.

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le jugement immédiat

âmes patientant sous l’autel ont toutes subi le martyre. De manière éminemment significative, le thème a été transposé dans la liturgie funéraire, de sorte que cette récompense initialement réservée aux martyrs a été étendue à l’ensemble des justes. C’est donc en toute logique que cette rétribution a été attribuée aux élus anonymes de Saint-Loup-de-Naud, probablement dans le contexte du premier jugement. Les couronnes Au même titre que l’étole, la couronne était initialement réservée aux martyrs, voire à l’ensemble des saints. Elle a ensuite été transposée à de simples élus à la fois dans la liturgie funéraire, où elle leur est promise en même temps que l’étole, et dans l’iconographie, comme dans l’abside de Saint-Apollinaire-in-Classe où une couronne est suspendue au-dessus des effigies des évêques de Ravenne. À partir du XIIe siècle, on a commencé à figurer le couronnement des simples élus, comme on peut le constater sur trois monuments funéraires et les peintures de Saint-Loup-de-Naud où il accompagne la remise de l’étole. Et sur le vitrail de la cathédrale de Bourges, il a été transposé au pauvre Lazare. Mais suivant une tradition iconographique qui se perpétuera jusqu’au XIIIe siècle, en dépit de quelques rares exceptions, on s’est abstenu de figurer les élus du sein d’Abraham et de la Cité paradisiaque couronnés, probablement pour éviter qu’on ne les confonde avec des rois. Les vêtements Comme la remise des étoles, l’habillage des âmes ne figure que dans une seule figuration du jugement immédiat, celle de Saint-Loupde-Naud où un ange tend une tunique dans la direction du premier élu du cortège. Ce thème pourrait être confondu avec celui – extrêmement rare également – de l’habillage des ressuscités au moment de la Parousie415, mais ici l’habillage ne se situe manifestement pas à la fin des temps. Aussi le vêtement octroyé aux élus correspond-il vraisemblablement au vêtement céleste évoqué dans la liturgie funéraire. Quelle qu’en soit la source textuelle, l’habillage des élus permet 415

Dans un manuscrit du commentaire d’Haymon d’Auxerre (Oxford, Bodleian Library, ms. 352, f. 11v), on peut voir au troisième registre l’habillage des élus par des anges, cf. Christe, 1996, p. 110. Le thème figure également sur la châsse de Saint-Servais de Maastricht, cf. Verdier, 1973, p. 199.

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d’expliquer que les âmes séparées puissent porter des vêtements à l’intérieur du paradis d’attente : Scivias, Liber Vitae, Psautiers d’Hermann de Thuringe, de Würzburg et Arenberg, et Vic. On le voit bien, l’interprétation des peintures de Saint-Loup-de-Naud en termes de jugement immédiat est fondamentale pour la bonne compréhension des récompenses octroyées aux âmes séparées puisque c’est le seul cas de remise conjointe de l’étole, de la couronne et de la tunique. En dépit des doutes résultant des lacunes, il me semble que cette interprétation reste la plus probable et que l’octroi de ces récompenses peut être situé dans le temps de la mort. L’encensement Le thème de l’encensement est très étroitement lié à celui du transitus. On le rencontre en effet régulièrement dans la mort des saints et dans la Dormition de la Vierge416. On le retrouve ensuite autour des défunts non saints sur le linteau d’Espalion et de manière extrêmement récurrente sur les monuments funéraires. L’encensement des défunts étant très répandu dans la pratique liturgique, il était logique de le transposer aux représentations du décès, mais lorsque cet encensement est pratiqué par des anges, comme à Espalion et sur les monuments funéraires, on doit en déduire que ceux-ci prolongent la liturgie terrestre dans le monde céleste. L’encensement angélique apparaît surtout comme un signe d’élection et peut-être aussi comme une forme de gratification. La présence divine Au terme du transitus, le Christ apparaît à plusieurs reprises aux élus  : sur certains monuments funéraires, en particulier ceux de Bégon, du prêtre Bruno et de Matifas de Bussy, et sur le portail d’Espalion. Il figure également dans deux scènes dépourvues de transitus : dans le Liber Vitae et à Chaldon. Dans les Étymologies de Prüfening, le Christ est exceptionnellement présent au moment du jugement, mais on a déjà observé qu’il n’apparaît pas sous une forme théophanique et ne correspond dès lors ni au Christ-Juge des Jugements derniers ni à l’objet de la vision béatifique. La deuxième solution peut en revanche 416 Sur l’ivoire de l’évangéliaire d’Otton III, l’encensoir est tenu par Paul, cf. de Chapeaurouge, 1973, p. 30-31. Dans les Péricopes d’Henri II, c’est probablement Jean qui encense la défunte, cf. ibid., p. 33-34, fig. 11. Thérel, 1984, p. 56, a très justement souligné l’importance des références liturgiques dans cette représentation.

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être envisagée dans les autres cas. La seule présence d’une théophanie ne suffit toutefois pas à signifier que les élus sont mis en présence de l’essence divine ou qu’ils la contemplent417. Dans le Liber Vitae, il s’agit à l’évidence d’une véritable contemplation, les élus étant agenouillés devant une théophanie christique. Sur le monument funéraire de Bégon, on peut aisément le supposer puisque l’abbé de Conques se tient à côté d’un Christ trônant et flanqué d’anges. Le Christ de Chaldon est également théophanique, mais on ignore si les élus grimpant à l’échelle jouiront d’une telle proximité. La même incertitude pèse également sur les autres monuments funéraires. Quelle que soit l’intensité de ces rencontres théophaniques, elles ne s’opposent pas au contexte du premier jugement. Avant l’abandon du principe de la dilation à la fin du XIIe siècle, la théologie situait la vision béatifique au moment de la résurrection, du moins pour les justes418. Mais comme l’a très justement observé Jérôme Baschet, la liturgie funéraire envisageait bien avant cette date que les âmes des défunts puissent contempler le Seigneur face-à-face. Loin des débats théologiques sur la vision béatifique et sur la dilation, les oraisons funéraires et les images, qui semblent parfois les prolonger, peuvent donc occasionnellement situer la rencontre avec Dieu dans les instants succédant immédiatement au décès. Les différentes caractéristiques du jugement immédiat découlant de l’analyse de ce corpus constitueront un fondement essentiel dans l’analyse des Jugements derniers pour lesquels il est possible de postuler la présence du premier jugement et/ou du paradis d’attente. Mais comme certaines de ces caractéristiques peuvent également s’appliquer aux visions deutéroparousiaques, il faudra examiner systématiquement le contexte iconographique et structurel de ces compositions afin de vérifier qu’elles s’inscrivent effectivement dans une temporalité actuelle.

417 418

Le problème a été remarquablement posé par Baschet, 1998. Baschet, 1995, p. 165.

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II. LES JUGEMENTS DERNIERS ROMANS

A. LES JUGEMENTS DERNIERS BYZANTINS Avant d’aborder les œuvres romanes, il convient de s’attarder quelque peu sur le domaine byzantin dans la mesure où l’on y a développé dès le début du XIe siècle, autrement dit avant les premiers exemples occidentaux, une formule iconographique synthétique dans laquelle il est possible d’identifier les deux jugements. Il se pourrait que cette formule ait vu le jour beaucoup plus tôt, avant la crise iconoclaste, mais cette question, très débattue, ne peut pas être tranchée1. Pour la problématique du double jugement, il importe surtout de relever les nombreuses analogies structurelles et thématiques rapprochant les œuvres byzantines des versions françaises2. Si les incunables de la formule classique adoptent tous la même structure, ils présentent également d’importantes différences, en particulier dans le nombre de registres. Plusieurs indices suggèrent que la version la plus proche du modèle est le Tétraévangile du monastère constantinopolitain de Stoudios exécuté vers le milieu du XIe siècle (Paris, BnF, ms grec 74, f. 51v, fig. XVII)3. Cette version présente quatre registres sur lesquels figurent, en haut, le tribunal divin – la Déisis, les apôtres et les anges –, sur les deux registres médians la résurrection des morts, les chœurs des élus ressuscités et l’étang de feu, et en bas la pesée des actions, le paradis et les cavernes ou demeures infernales. L’analyse des différents thèmes et de leur emplacement montre que le registre inférieur représente le jugement immédiat et les séjours temporaires. Dans cette perspective, la pesée des actions se situe dans le temps présent et détermine le sort des âmes séparées, les damnés étant projetés dans les cavernes infernales à travers un antre enflammé tandis que les élus sont accueillis dans un jardin paradisiaque où ils sont invités à patienter jusqu’au Jugement dernier. Quant aux événements eschatologiques, ils figurent sur les trois registres supérieurs avec le tribunal divin, la résurrection des morts, l’engloutissement des damnés dans l’étang de feu et l’octroi de la vision béatifique aux élus. 1 2 3

Pace et Angheben, 2007, p. 34-36 et 47-51. Pour un développement et une bibliographie plus complets, voir Angheben, 2002. Tsuji, 1975, p. 170, a situé ce manuscrit entre 1060 et 1080.

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Pour les exemples plus tardifs, on peut montrer que le paradis d’attente a été converti en séjour définitif. Il est de surcroît possible que ce glissement sémantique ait été opéré plus tôt, sur les deux icônes du Jugement dernier du monastère de Sainte-Catherine au Sinaï (n° 150 et 151, fig. 29) où la structure observable dans le Tétraévangile de Stoudios a subi des modifications considérables. C’est pourquoi l’analyse reposera essentiellement sur le manuscrit constantinopolitain qui est le seul à présenter l’ensemble des indices favorables à l’hypothèse du double jugement. Pour montrer la pertinence de cette lecture, il faudra considérer séparément les différents thèmes composant son premier registre en limitant l’analyse aux arguments les plus importants. La pesée des actions Dans le manuscrit constantinopolitain, la pesée s’inscrit exactement entre le paradis et les chambres infernales. Les objets portés par les diables – des bourses et des phylactères – indiquent que ce sont les actions et non les âmes qui font l’objet de cette évaluation. Comme en Occident, les textes font état de l’usage d’une balance dans le cadre du premier jugement, l’exemple le plus ancien apparaissant dans la Vie de saint Jean l’Aumônier (VIIe siècle) déjà mentionnée4. On y rencontre également le thème des démons s’efforçant de faire pencher la balance de leur côté : tandis qu’ils entassent toutes les mauvaises actions d’un avare sur les plateaux de la balance, un ange vient lui apporter le salut en déposant sur cette balance un pain, l’unique don jamais effectué par ce pécheur. On relèvera que dans ce texte comme dans l’iconographie, c’est l’avarice qui est spécifiquement stigmatisée. Le motif de la balance figure par ailleurs sur les peintures cappadociennes de Karşi kilise, déjà évoquées, sur lesquelles les trois thèmes du registre inférieur de la formule classique – paradis, pesée et enfer – ont été isolés et inversés, probablement pour figurer le jugement immédiat5. Cette composition montre par ailleurs que cet ensemble pouvait aisément être détaché du contexte du Jugement dernier dans lequel il avait été initialement intégré. Dans un Psautier du Mont Athos (vers 1313), le contexte dans lequel apparaît l’instrument de mesure est encore plus explicite : au registre supérieur, un ange saisit 4

De Gaiffier, 1967. Pour Kretzenbacher, 1958, p. 74, les objets portés par les diables sont des « bouteilles » (Flaschen). 5 C’est également la lecture proposée par Jolivet-Lévy, 2001, p. 274-276.

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l’âme d’un moine sortant de son corps par la bouche tandis qu’au registre inférieur, deux anges conduisent cette âme ou peut-être une autre vers une balance suspendue au-dessus d’un enfer devant lequel grouille une foule de démons6. Les textes comme l’iconographie indiquent par conséquent que la pesée des actions par des anges rivalisant avec des démons peut parfaitement correspondre au premier jugement, même si les exemples figurés sont relativement tardifs. Quant au second jugement, il s’effectue sur la base du contenu du Livre de Vie dont il est question dans l’Apocalypse (Ap 20, 12). Il est sans doute significatif à cet égard que dans l’un de ses sermons sur le Jugement dernier, Éphrem le Syrien évoque ce livre alors qu’il ne mentionne pas la balance7. Dans les Jugements derniers byzantins, on peut supposer que c’est à ce livre que fait référence le codex posé sur l’Hétimasie, le trône vacant figuré en dessous du Juge8. Il subsiste en tout cas que dans le Tétraévangile de Stoudios la pesée est séparée du Christ par deux registres, confortant l’hypothèse d’un jugement distinct. Les principaux arguments favorables à cette lecture se trouvent toutefois dans la figuration du paradis. Le jardin paradisiaque Comme il possède une porte défendue par un chérubin, ce jardin s’identifie clairement à l’Éden dont l’accès fut protégé par un chérubin et une épée de feu après l’expulsion des protoplastes (Gn 3, 24). Comme en Occident, la définition de ce lieu demeure souvent confuse, si bien que le séjour définitif des élus ressuscités a parfois été assimilé à l’Éden ou du moins décrit comme un jardin. Certains auteurs, tels Jean Chrysostome et Moïse Bar Képha (avant 903), ont au contraire très clairement distingué le paradis, considéré comme un séjour temporaire, du royaume des cieux9. On retrouve cette distinction mais pas toujours avec la même clarté dans certains récits de voyage dans l’au-delà comme la Vita d’André le Fou volontaire (Xe

6

Codex 65, f. 11 v., cf. Christou et al., 1974-1975, I, p. 420 et fig. 121. Éphrem de Nisibe, De ultimo Judicio ; éd. Mobarak et Assemani, sermons grecs II, p. 215 C. 8 Ce trône est généralement qualifié de vide alors qu’il est occupé par plusieurs objets : un livre, une croix et d’autres instruments de la Passion. Aussi me semble-t-il plus exact de le qualifier de vacant. 9 Jean Chrysostome, Sermons sur la Genèse, VII, 4 ; S.C. 433, p. 332-337. Moïse Bar Képha, Commentaria in paradiso ; P.G. 111, 485 C-D, 494 D-495 B, et 500 B-501 B. Voir, au sujet de cet auteur, F. Graffin, « Moïse Bar Képha », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, 10, col. 1471-1473. 7

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siècle)10. Dans un manuscrit du Mont Athos daté sans plus de précision des XIIe-XIIIe siècles, le paradis d’Adam est au contraire clairement présenté comme un lieu accueillant les âmes des justes après la mort11. Dans les Jugements derniers, la représentation de l’Éden se conforme également à ce statut de séjour temporaire, non seulement par la nature de ses occupants, dont il sera question plus loin, mais aussi par son emplacement. Il se situe dans l’angle inférieur gauche de la composition, au même niveau que les demeures infernales et en dessous de la résurrection des morts. L’hypothèse communément admise d’un paradis définitif suppose donc implicitement une lecture descendante. Un tel sens de lecture n’implique pas obligatoirement que les élus doivent descendre dans un lieu situé matériellement plus bas que la terre de laquelle sortent les morts, mais il impose au regard un cheminement contraire au mouvement ascendant dans lequel sont supposés s’engager les élus (I Thess 4, 16-17). Par sa position excentrée, ce paradis contraint de surcroît les élus figurés devant sa porte à adopter un mouvement divergent alors que dans l’Évangile de Matthieu, le Juge enjoint les justes à venir à lui (Mt 25, 34). Il faut relever enfin que le Christ est absent de ce séjour verdoyant alors que la principale récompense promise aux justes est la vision béatifique. C’est d’autant plus remarquable que les élus rassemblés sur les registres médians contemplent déjà la théophanie sommitale, ce qui signifie que, toujours dans la perspective du jugement unique, ils seraient appelés à mettre un terme à cette contemplation et se rendre dans un lieu privé de toute présence divine. La nature du jardin paradisiaque, son emplacement et l’absence de figure divine le désignent par conséquent bien plus comme un paradis d’attente que comme un séjour définitif. Le sein d’Abraham Dans la formule byzantine classique, le jardin paradisiaque abrite le sein d’Abraham, le bon larron et la Vierge entourée d’anges. Le 10 Nicéphore, Vita sancti Andreae Sali, IV et V ; P.G. 111, 659 C-678 C ; et Rydén, 1995, II, p. 46-59. Voir également Sara Murray, 1910, p. 43 ; et Patlagean, 1981, p. 202-203. 11 Codex 463, f. 133, cf. Christou et al., 1974-1975, II, p. 321 et fig. 128. La miniature montre Josaphat assis à côté de la tombe de son père rêvant qu’il est emmené au paradis par deux anges et ce paradis apparaît comme un jardin dont l’accès est protégé par un chérubin. La scène s’inscrit donc bien dans le temps présent. Il faut toutefois signaler que dans le Jugement dernier du même manuscrit (f. 28v.), ce jardin est le seul séjour des élus représenté et s’apparente dès lors à un séjour définitif, cf. Ibid., p. 311 et fig. 74.

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sein d’Abraham se présente dans sa formule traditionnelle – le patriarche tenant sur ses genoux l’âme du pauvre Lazare figurée sous les traits d’un enfant – à laquelle s’ajoutent deux groupes d’enfants. Ainsi que je l’ai rappelé dans le premier chapitre, la parabole du pauvre Lazare constitue le récit scripturaire le plus précis sur la destinée des âmes justes et damnées après la mort : le mauvais riche se retrouve en enfer tandis que le pauvre Lazare est porté par les anges dans le sein d’Abraham (Lc 16, 19-31). Les textes orientaux manifestent au sujet de ce lieu de l’au-delà une confusion analogue à celle dont il a été question précédemment à propos de l’Éden. Certains, comme Grégoire de Nysse, affirment toutefois très clairement que c’est l’âme de Lazare qui se tient dans ce lieu et qu’elle y attend la résurrection finale12. La liturgie funéraire – à laquelle on accordera d’autant plus d’importance qu’elle était fatalement récurrente – est encore plus claire à cet égard. Dans les oraisons constantinopolitaines des XIe-XIIIe siècles, les âmes des justes sont invitées à entrer dans un lieu généralement appelé sein d’Abraham ou séjour lumineux, dans lequel elles attendront la résurrection13. Parfois, le sein d’Abraham est étendu à ceux d’Isaac et de Jacob14. L’essentiel demeure que l’euchologie le désigne invariablement comme un séjour temporaire destiné aux âmes séparées. Il en va probablement de même dans l’iconographie, d’autant que le patriarche est entouré de deux groupes d’enfants figurant à l’évidence des âmes et non les saints Innocents. Rien ne justifierait en effet que ces derniers apparaissent comme les principaux occupants du séjour paradisiaque tout en recevant la même apparence que l’âme du pauvre Lazare. Le statut d’âme séparée de ces petites figures apparaît du reste très clairement dans le Tétraévangile de Stoudios où la même composition accompagne le texte de la parabole (f. 154v) et s’inscrit par conséquent dans un contexte narratif sans rapport direct avec le Jugement dernier. La présence d’âmes séparées dans le jardin paradisiaque corrobore dès lors fortement l’hypothèse du paradis d’attente. Et si ces élus anonymes se distinguent par leur apparence 12

Grégoire de Nysse, De anima et resurrectione dialogus ; P.G. 46, 79 B-C. Arranz, 1997, p. 99-117. Le sein d’Abraham est mentionné dans les prières E1:3, ligne 10 ; E1:4, ligne 15 ; E1:7, ligne 3 ; les lieux de lumière dans les prières E1:6, ligne 6 ; E1:7, ligne 4 ; E1:8, ligne 11 ; ED, ligne 4 ; et E2:2, ligne 10 ; et le séjour de la lumière, de la fraîcheur et de la paix dans l’oraison E1:2, ligne 6-8. Voir également Bruni, 1972, p. 223224. 14 Arranz, 1997, p. 106 et 108 : E1:5b, ligne 10 ; et E1:8, ligne 13. 13

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infantile des autres élus humains – le bon larron et les justes campés devant la porte du paradis –, c’est probablement parce qu’on a transposé tel quel un schème iconographique possédant auparavant une existence indépendante dans une composition infiniment plus complexe, sans chercher à harmoniser les apparences affectées aux justes. Le bon larron Bien que le bon larron portant sa croix soit absent du Tétraévangile de Stoudios, il appartient pleinement à la formule classique puisqu’il apparaît dans la quasi-totalité de ses versions. Au même titre que la parabole du pauvre Lazare, l’histoire du bon larron se rapporte à la destinée posthume des justes et des damnés (Lc 23, 42-43). Dans les Actes de Pilate, la promesse formulée par le Christ de pouvoir entrer le jour même au paradis a fait l’objet d’extrapolations extrêmement audacieuses : le bon larron est emmené par saint Michel aux portes de l’Éden où l’épée de feu, voyant le signe de la croix, le laisse entrer15. Jean Chrysostome a précisé que le larron n’a pas encore reçu les récompenses définitives destinées aux élus – les « biens » –, ce qui fait du paradis un séjour temporaire16. De manière encore plus précise, Moïse Bar Képha a localisé le bon larron au paradis et non dans le royaume des cieux17. L’entrée du bon larron au paradis s’inscrit donc très nettement dans le cadre de la destinée posthume des âmes. Si le lieu paradisiaque des Jugements derniers représentait le paradis définitif, ce thème iconographique perdrait au contraire l’essentiel de sa spécificité. La Vierge La Mère de Dieu se tient systématiquement au cœur du jardin paradisiaque, levant les deux mains en signe de prière, siégeant généralement sur un trône et exceptionnellement entourée d’anges comme sur l’icône n° 151 du Sinaï (fig. 29)18. Dans la mesure où elle apparaît également dans le tribunal divin, à la droite du Juge, on doit supposer que la première occurrence s’inscrit dans un moment distinct du Jugement. Dans l’hypothèse traditionnelle du paradis définitif, il faudrait supposer que ce moment se situe après le jugement, ce 15 16 17 18

Actes de Pilate, 26 ; éd. Kim, p. 46-47. Jean Chrysostome, Sermons sur la Genèse, VII, 4 ; S.C. 433, p. 326-327. Moïse Bar Képha, Commentaria in paradiso, I, 1 ; P.G. 111, 485 D. Cette icône a été datée du XIIe siècle, cf. Weitzmann, 1978, p. 23.

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qui implique que la Vierge a quitté le tribunal divin, s’est rendue au paradis et s’est installée sur son siège avant que les élus ne se présentent à la porte de ce séjour, ce qui semble peu vraisemblable. D’autant que son Fils ne l’a pas accompagnée dans ce déplacement, privant ainsi les élus de la vision béatifique. Dans l’hypothèse du paradis d’attente au contraire, la présence de la Vierge semble plus logique, d’autant qu’elle se fonde sur plusieurs textes. Dans l’Apocalypse de Paul, la Dormition du Pseudo-Jean et l’Apocalypse de la fig. 29. Sinaï, monastère de SainteVierge, l’âme de Marie est conduite Catherine, icône n° 151, le Jugement dans l’Éden alors que son Fils dernier. demeure en un lieu plus transcendant, et une fois installée elle y accueille les élus en compagnie d’une foule d’anges tout en intercédant en faveur des pécheurs19. On retrouve dans l’iconographie byzantine certains thèmes évoqués dans ces textes. Ainsi dans un manuscrit des homélies de Jacques de Kokkinobaphos figurent trois tableaux superposés sur lesquels on peut voir au sommet la Descente aux Limbes, au milieu le Christ conduisant les justes de l’Ancien Testament dans l’Éden et en bas la Vierge orante trônant dans ce même paradis flanquée de deux anges et des protoplastes en prière (fig. XVIII)20. Après son transitus et manifestement jusqu’à la fin des temps, Marie séjourne donc au paradis où elle est accompagnée d’anges et prie pour les pécheurs, peut-être ceux qui sont restés en enfer comme le suggère la moitié droite de l’image21. 19 Apocalypse de Paul, 46 ; éd. Carozzi, 1994b, p. 254-255 ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 820-821 (46 a-d). Transitus grec « R » ; cf. Mimouni, 1995, p. 130. Apocalypse de la Vierge, 25 ; éd. James, 1893, p. 109-126. On trouvera une traduction italienne chez Erbetta, 1969, p. 447-454, et en particulier p. 452. Voir également à ce sujet Mimouni, 1993, p. 101-112. 20 Homélies de Jacques de Kokkinobaphos, Bibl. du Vatican, cod. gr. 1162, f. 48v. Il s’agit de l’illustration du psaume 67, 7. Voir à ce sujet Kartsonis, 1986, p. 173. 21 Dans les trois scènes figurent à droite un espace infernal dans lequel apparaissent, au centre, les justes de l’Ancien Testament libérés par le Christ. Dans la partie inférieure, cet espace est occupé par des figures en prière tendant les mains vers le haut, manifestement en signe de prière. Sans doute s’agit-il des « incrédules » du psaume 67, 7.

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Dans l’illustration de la parabole de Lazare du Tétraévangile de Stoudios mentionnée plus haut (f. 154v), le trône vide apparaissant à côté du sein d’Abraham a probablement été destiné à accueillir la Mère de Dieu. Cette image semble donc annoncer l’intronisation de la Vierge au paradis où elle côtoiera les âmes des justes. Dans les Jugements derniers enfin, on retrouve les analogies avec les textes mentionnées au sujet du manuscrit des homélies de Jacques de Kokkinobaphos : le lieu – un jardin édénique –, l’absence du Christ, l’escorte angélique et l’intercession qu’évoque certainement le geste de l’orant. Si en Occident l’on a représenté relativement tôt la Vierge trônant au ciel à côté du Christ, en Orient on l’a manifestement située dans le séjour temporaire des élus où elle se trouve éloignée du royaume des cieux et par conséquent de son Fils, mais dans lequel elle exerce son rôle fondamental de première médiatrice. Dans la figuration du jardin paradisiaque en tout cas, rien n’indique que la figure de la Vierge s’inscrit déjà dans le temps de l’eschatologie. Les élus devant la porte du paradis Devant la porte du paradis, un groupe d’élus est accueilli par un ange ou saint Pierre voire les deux comme sur les mosaïques de Torcello. Au même titre que la Vierge, saint Pierre figure donc à la fois dans le tribunal divin et au paradis, ce qui confirme le découpage de la composition en deux moments distincts. Parmi les élus, il est possible d’identifier certaines catégories sociales, même si elles sont moins nombreuses que dans les chœurs des élus des registres médians. Ainsi dans le Tétraévangile de Stoudios (f. 51v), le cortège ne comporte pas d’évêques alors qu’ils occupent le sommet de la hiérarchie au sein des chœurs où ils sont de surcroît gratifiés d’un nimbe. Sur les deux icônes du Sinaï, les évêques apparaissent au contraire dans le cortège, mais dans les chœurs ils ont cédé la première place aux prophètes et aux apôtres22. Ces différences sont capitales car elles indiquent que les membres des rangs supérieurs de la hiérarchie des élus ne sont pas destinés à pénétrer dans le jardin paradisiaque. Dans la perspective du jugement unique, cette particularité peut difficilement se justifier tandis que dans l’optique du double jugement elle s’explique par les statuts exceptionnels de ces élus qui ne sont pas contraints de transiter par le paradis d’attente.

22

Sôtiriou, 1958, II, p. 129.

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Pour le Tétraévangile de Stoudios, cette hypothèse peut se prévaloir d’un argument textuel majeur. Dans la liturgie funéraire constantinopolitaine déjà mentionnée au sujet du sein d’Abraham, les âmes des évêques sont destinées non pas à rejoindre ce séjour temporaire mais à être introduites dans un lieu céleste, devant le trône du Seigneur qualifié d’« inaccessible »23. Leur destinée posthume se distingue donc par son caractère céleste, la présence divine évoquée indirectement par la mention de son trône et l’inaccessibilité de ce dernier. De toute évidence, les évêques ne doivent pas subir la dilation, jouissant au contraire de la vision béatifique immédiatement après la mort. Ainsi l’oraison correspond-elle très exactement à l’iconographie du manuscrit dont il faut rappeler qu’il provient également de la capitale : les évêques ne s’engagent pas dans le cortège se dirigeant vers le paradis où se trouve le sein d’Abraham et se distinguent de tous les autres ressuscités à la fois par leur position – en tête des chœurs – et surtout par leur nimbe qui les assimile à des saints. De mon point de vue, ces particularités iconographiques et leurs concordances avec l’euchologie constantinopolitaine constituent des arguments majeurs pour l’hypothèse des deux jugements. Les chambres infernales Après la pesée, les damnés se rendent dans les chambres ou cavernes infernales disposées symétriquement au jardin paradisiaque, dans l’angle inférieur droit de la composition. Ces différentes chambres correspondent à des péchés, des lieux ou des supplices distincts, comme le précisent les inscriptions de l’icône n° 150 du Sinaï dont on retrouve l’essentiel dans les inscriptions des œuvres plus récentes : « l’avide », « les squelettes », « le tartare », le « grincement des dents » et « l’obscurité de l’enfer »24. Plusieurs arguments laissent supposer que ces lieux de supplices correspondent à un enfer d’attente où les damnés sont maintenus jusqu’à la résurrection des morts. À la fin des temps, ils sont en effet destinés à l’étang de feu où seront également jetés la mort et l’enfer, comme le précise l’Apocalypse (Ap 20, 14-15). La traduction grecque des sermons d’Éphrem, largement extrapolée par rapport aux originaux syriaques, est encore plus précise puisqu’elle déclare qu’à la résurrection des morts, les demeures infernales seront entièrement vidées de leurs occupants et le feu inex23 24

Arranz, 1997, p. 112 : E2:3, lignes 8-10. Sôtiriou, 1958, II, p. 129.

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tinguible, qui s’écoulera devant le Juge, recouvrira toute la terre, à l’instar du déluge25. Cette idée a été fidèlement traduite en image. Dans les premiers Jugements derniers byzantins classiques, l’étang de feu surmontant les cavernes est occupé par les damnés, les diables et une figure barbue trônant sur un ou deux monstres dévorants dans laquelle il convient de voir Hadès et non Satan dans la mesure où elle est dépourvue d’ailes et présente l’apparence d’une divinité païenne, à l’instar des personnifications de l’enfer dans l’iconographie de l’Anastasis26. Hadès porte sur les genoux un enfant, sans doute Judas, constituant une image pervertie du sein d’Abraham27. Comme le stipule l’Apocalypse, l’enfer a donc été englouti dans l’étang de feu. Cette lecture est confirmée par les peintures de Karşi kilise dont l’enfer comporte un personnage – qualifié ici de diable – chevauchant un monstre, comme dans les représentations de l’étang de feu, mais à l’inverse d’Hadès, il n’a pas été plongé dans les flammes. Si, comme je le pense, ce jugement se situait effectivement dans le temps présent, il offrirait une vision très adéquate de l’enfer avant son engloutissement dans l’étang de feu. Dans les Jugements derniers, les chambres infernales sont également épargnées par ce fléau qui est pourtant supposé engloutir l’enfer dans son intégralité. Elles s’inscrivent donc nécessairement dans un lieu ou dans un temps distinct. Un argument essentiel permet de fonder la seconde hypothèse. Dans le manuscrit constantinopolitain, la surface du sol s’ouvre juste en dessous de la pesée des actions, laissant s’échapper des flammes d’un lieu souterrain dont on devine les premières anfractuosités. Cette iconographie rappelle les illustrations de l’Échelle céleste de Jean Climaque car l’enfer dans lequel tombent les moines pécheurs est un lieu souterrain dont l’entrée se situe à la surface de la terre et présente la forme d’une gueule animale, d’une bouche humaine ou encore d’une caverne28. Elle rappelle également 25

Éphrem de Nisibe, De judicio et resurrectione ; éd. Mobarak et Assemani, sermons grecs, III, p. 148 D et 149B-C. Pour les semons d’Éphrem, voir Hemmerdinger-Iliadou, 1962 ; et, du même auteur, l’article « Éphrem (les versions) », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, 4/1, col. 800-819. L’idée du déluge de feu était déjà présente dans la tradition apocalyptique juive, et elle a été reprise dans l’Apocalypse de Pierre, 5-6 ; cf. Bovon et Geoltrain, 1997, p. 761-762. 26 C’est également l’interprétation de Bougrat, 1984, p. 17 ; et de Garidis, 1985, p. 63-64. 27 Le nom de Judas est mentionné sur les peintures de Sant’Angelo in Formis (Minott, 1967, p. 223) et celles de Saint-Procope de Leivada en Crète (XIVe-XVe siècles ; Bougrat, 1984, p. 17-18). 28 J.R. Martin, 1954, p. 15.

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l’iconographie de l’Anastasis où, à partir du Xe siècle, l’entrée de l’enfer apparaît comme une ouverture pratiquée dans un paysage rocheux29. Dans les deux cas, les représentations de l’enfer se situent avant la Parousie. Dans les Jugements derniers, on n’a pas figuré les damnés tombant dans l’antre infernal mais on peut aisément supposer que c’est par là qu’ils sont entrés dans les cavernes. À l’intérieur de l’étang de feu au contraire se déploie un cortège dans lequel les réprouvés sont repoussés par des anges. Il est probable que le point de départ de ce cortège soit la résurrection des morts. Il apparaît en tout état de cause que les deux lieux infernaux de la composition possèdent chacun un accès distinct : par le haut pour l’étang de feu, par le bas pour les chambres infernales. Cela signifie que celles-ci sont souterraines et qu’on y accède au terme d’une chute après la pesée des actions et dans un moment distinct de celui de l’engloutissement des damnés dans l’étang de feu. De mon point de vue, cet indice iconographique est presque aussi important que la présence d’évêques nimbés à la tête des chœurs des élus car il suggère avec force que le jugement s’effectue en deux temps. Dans les chambres infernales, les supplices infligés aux damnés ne sont pas vraiment spécifiques aux temps précédant la Parousie étant donné que les textes les évoquent autant pour le premier jugement que pour le second. Ils se distinguent toutefois des sévices infligés dans l’étang de feu par l’absence de démons. Mais le plus important réside dans l’apparence des réprouvés : dans les cavernes infernales ils sont nus ou réduits à l’état de squelettes démembrés voire de têtes détachées de leur corps, alors que dans l’étang de feu ils ont recouvré leur intégrité physique ainsi que leur statut socioprofessionnel – rois, évêques, moines, etc. Ces derniers correspondent donc bien à des corps ressuscités alors que les premiers s’identifient davantage à des corps ayant subi les affres de la mort physique. Ainsi la plupart des indices concourent-ils à faire des chambres infernales un enfer d’attente dans lequel les damnés pénètrent par un gouffre s’ouvrant à la surface de la terre et demeurent jusqu’à la résurrection finale. Synthèse Dans la formule classique du Jugement dernier byzantin et plus particulièrement dans le Tétraévangile de Stoudios, la plupart des 29

Kartsonis, 1986, p. 207-209.

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composantes iconographiques confortent l’idée du double jugement. À la fin du Moyen Âge, des compositions presque identiques ont pourtant identifié le jardin paradisiaque au royaume des cieux en y faisant accéder la totalité des élus, apôtres et prophètes en tête, et ce en dépit des incongruités qu’impliquait un tel glissement sémantique. Elles ont en revanche fait disparaître progressivement les cavernes infernales, montrant que ces séjours temporaires ne convenaient plus à des représentations du seul Jugement dernier. Face à ces versions plus tardives, les deux arguments décisifs émanant du manuscrit constantinopolitain acquièrent une force supplémentaire  : d’une part les évêques sont absents du cortège des élus alors qu’ils apparaissent nimbés en tête des chœurs ; d’autre part les chambres infernales possèdent un accès distinct de celui de l’étang de feu. Le poids de ces arguments, auxquels s’ajoutent les nombreux autres arguments égrainés dans cette rapide analyse, permet de fonder solidement l’hypothèse du double jugement. Il en résulte en définitive une lecture plus complexe, dans la mesure où elle s’effectue en deux temps, mais d’un autre côté considérablement simplifiée par l’articulation qu’elle implique entre les quatre lieux destinés aux élus et aux damnés. Ainsi le paradis et les chambres infernales s’inscrivent-ils dans le temps de la mort, tandis que les chœurs des élus et l’étang de feu appartiennent au temps de la grande eschatologie. La lecture commence donc dans l’axe du premier registre, avec la pesée, et se poursuit dans un double mouvement divergent vers les lieux temporaires de l’au-delà. Elle continue ensuite et s’achève sur les trois registres supérieurs où les damnés ressuscités sont à nouveau contraints de s’engager dans un mouvement divergent tandis que les élus convergent cette fois vers le Christ, suggérant qu’ils bénéficient de la vision béatifique et sont appelés à monter au ciel. Cette structure est à la fois rigoureuse et logique puisqu’elle inscrit les séjours temporaires sur le registre inférieur et situe la destination ultime des élus au ciel. Ces observations sont capitales car c’est globalement la même structure qui caractérise les doubles jugements occidentaux : le jugement immédiat se développe sur le premier registre, en dessous du Jugement dernier et en particulier de la résurrection des morts, de sorte que le paradis d’attente occupe l’angle inférieur gauche de la composition. On y retrouve également plusieurs composantes essentielles : la pesée des actions, le sein d’Abraham, l’absence de Dieu dans le paradis et, exceptionnellement, la duplication de l’enfer.

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B. L’OCCIDENT DES ORIGINES AU XIIe SIÈCLE L’Occident paléochrétien n’a pas conservé beaucoup plus de Jugements derniers que l’Orient et les rares exemples se fondent sur le thème du pasteur séparant les boucs des brebis, se réduisant à des images extrêmement synthétiques30, ou sur la parabole des dix vierges31. Les manuscrits illustrés carolingiens de l’Apocalypse laissent toutefois supposer l’existence de compositions plus complexes développées sur au moins deux registres puisqu’ils reproduisent manifestement des modèles paléochrétiens disparus32. Après le VIe siècle, l’affirmation du Jugement dernier s’est effectuée plus précocement en Occident qu’à Byzance où la production artistique a été interrompue par la crise iconoclaste. Elle s’est singularisée par le développement narratif du thème et la distribution de ses composantes sur plusieurs registres, comme dans les manuscrits de l’Apocalypse dont il vient d’être question, mais aussi par sa transposition sur les contrefaçades des églises comme l’attestent les peintures de Saint-Jean de Müstair et celles, disparues, de Saint-Gall33. Il en va de même pour le Xe siècle et le début du siècle suivant dont la grande majorité des Jugements derniers conservés apparaissent dans les manuscrits  – essentiellement les Beatus et la production ottonienne de la Reichenau – tout en cohabitant avec des compositions monumentales, comme le suggèrent les peintures chronologiquement proches de Saint-Georges de Reichenau-Oberzell et les exemples romans plus nombreux qui leur ont succédé34. Parmi ces différentes œuvres, aucune ne semble comporter de figuration du premier jugement. On pourrait le supposer pour un ivoire sans doute carolingien du Victoria and Albert Museum de Londres puisque la résurrection des morts figure entre le tribunal divin et les cortèges divergents, mais l’hypothèse ne peut pas être étayée35. Le premier jugement est toutefois évoqué indirectement dans les Jugements derniers des Beatus, à travers la transcription iconographique des catégories grégoriennes. 30

Brenk, 1966, p. 36-51 ; Christe, 1999, p. 15-19 ; Pace et Angheben, 2007, p. 20-23. Brenk, 1966, p. 51-54 ; Pace et Angheben, 2007, p. 25. 32 Klein, 1979, p. 136. 33 Brenk, 1966, p. 107-130 ; Christe, 1999, p. 152-172. Il faut également signaler le témoignage de Bède au sujet du Jugement dernier peint sur la paroi nord de l’église de Wearmouth-Jarrow, cf. Christe, 1999, p. 18-19. 34 Brenk, 1966, p. 131-142. Pour les peintures de Reichenau-Oberzell, voir plus particulièrement Exner, 2002. 35 Brenk, 1966, p. 119 ; et Christe, 1999, p. 174. 31

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Les Beatus Pour l’illustration du passage de l’Apocalypse relatif au Jugement dernier, les Beatus ne s’inspirent ni du texte biblique ni de son commentaire par Beatus de Liebana mais du passage des Moralia in Iob dans lequel Grégoire le Grand distingue quatre catégories de ressuscités36. Le premier exemple, le Beatus de Magius ou Maius, se développe sur deux folios (fig. XIX)37. Les ressuscités qui ne seront pas jugés mais jugeront se tiennent assis sur le folio de gauche, sur les trois registres situés en dessous du Juge. Face à eux se tiennent des personnages nimbés dans lesquels on peut voir ceux qui seront jugés et règneront, même s’ils ne sont pas accompagnés d’une inscription les désignant comme tels. Sur le folio de droite, une chaîne de damnés se tenant la main correspond à ceux qui sont jugés et damnés. Sur le premier registre enfin, des hommes nus plongés dans un lieu infernal rempli de flammes sont les damnés qui ne seront pas jugés38. Dans l’inscription accompagnant cette scène, le verbe est conjugué au futur, alors que dans les Moralia in Iob les verbes sont conjugués au présent, ce qui suggère que ces damnés ont été précipités dans cet enfer avant le Jugement dernier, autrement dit dès le jugement immédiat39. Ce schème iconographique a ensuite été reproduit à plusieurs reprises, moyennant des modifications quelquefois substantielles40. Sans les inscriptions insérées dans ces manuscrits, la distinction entre les quatre catégories grégoriennes pourrait difficilement être établie. Aussi peut-on supposer que des compositions dépourvues d’inscriptions aussi explicites peuvent également se référer à ces catégories. Comme on le verra dans le chapitre suivant, c’est l’une des principales questions soulevées par le portail d’Autun. Les Beatus montrent en tout cas que dès le Xe siècle, la représentation du Jugement dernier a pris en considération le statut des âmes avant la résurrection. Et dans la mesure où ce statut est déterminé dans la majorité des cas lors du premier jugement, on peut supposer que les concep36

Beatus a évoqué les quatre catégories grégoriennes, mais dans le commentaire d’Apocalypse 8, 7, cf. Klein, 1999, p. 130. 37 Pierpont Morgan Library, ms. 644, f° 219-220, cf. Christe, 1999, p. 58-59 ; et Klein, 1999, p. 127-129. Ce manuscrit correspond à la version illustrée de type IIb qui se rattache à la troisième version du commentaire de Beatus. Il faut toutefois préciser que dans la tradition de la version I, correspondant à la deuxième version du texte, illustrée par le Beatus d’Osma (1086), la première catégorie de ressuscités a été mentionnée, cf. Klein, 1999, p. 124-125. 38 Les personnages du registre médian appartiennent sans doute également à cette catégorie de damnés, cf. Klein, 1999 p. 128. 39 Isti sunt mortui de inferno qui non erunt iudicati, cf. Klein, 1999, p. 128. 40 Christe, 1999, p. 59-60.

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teurs étaient conscients de ces rapports complexes entre les deux jugements, comme le suggère l’inscription relative à la quatrième catégorie, même s’ils n’ont pas intégré de représentation du premier. La période romane Au XIe siècle, le thème du Jugement dernier a été traité principalement dans la peinture monumentale, sur les contre-façades, dans le prolongement des expériences carolingiennes dont témoignent les peintures de Müstair et celles de Saint-Gall. Les principaux exemples se trouvent cependant en Italie et dans l’Empire, et c’est également dans ces milieux artistiques que se sont concentrées les réalisations du siècle suivant alors qu’en France les occurrences peintes sont extrêmement rares et relativement tardives  : Poncé-sur-le-Loir, SaintLizaigne et Montgauch41. La France se distingue en revanche par l’extraordinaire développement du thème dans la sculpture monumentale, essentiellement à partir des années 1110-1120. Le premier exemple, déjà mentionné, est extrêmement précoce puisqu’il s’agit d’un chapiteau du porche de Saint-Benoît-sur-Loire qui abrite le premier ensemble de chapiteaux historiés conservé (1020-1030). Comme on l’a vu, l’exiguïté de ce support n’a pas empêché un traitement complexe du thème : trois théophanies juxtaposées correspondant à trois moments successifs du processus judiciaire42. Cette expérience est cependant restée isolée au XIe siècle, et il faudra attendre les premières décennies du siècle suivant pour que les occurrences se multiplient et, surtout, pour que le thème gagne les tympans des portails. Ce nouveau support aux surfaces infiniment plus étendues que celles du chapiteau convenait idéalement à un thème impliquant la présence de nombreux acteurs et de lieux distincts. Ce sont d’ailleurs très probablement ces impératifs iconographiques qui expliquent la rareté des chapiteaux  accueillant un Jugement dernier : La Daurade à Toulouse, Saint-Révérien et SaintNectaire43. Sur les portails, les occurrences ne sont pas beaucoup plus nombreuses – Mâcon, Autun, Beaulieu et Conques – mais elles revêtent une importance considérable par leur richesse iconogra41 Christe, 1999, p. 178-180 et 276-279 ; Pace et Angheben, 2007, p. 62-66. Pour Poncésur-le-Loir, voir Davy, 1999, p. 338-347. Pour les peintures de Montgauch, voir Piano, 2010, p. 240-262. 42 Vergnolle, 1985, p. 97. 43 Ce chapiteau du cloître de La Daurade se trouve aujourd’hui au Musée des Augustins de Toulouse (n° d’inventaire 476), cf. Horste, 1992, p. 98-99 ; et Christe, 1999, p. 185 et 195.

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phique et, dans certains cas, par leurs qualités plastiques et le prestige des institutions commanditaires. Il faut toutefois préciser que le programme du portail de Beaulieu se limite aux thèmes de la Seconde Parousie – le tribunal divin et la résurrection –, excluant par conséquent la séparation et les lieux de l’au-delà44. À ces quatre portails, on pourrait ajouter celui, presque entièrement disparu, de Camboulas et la façade-frontispice de Saint-Jouin-de-Marnes, même si cette composition généralement interprétée comme une Parousie ne comporte pas de représentation de la résurrection des morts45. Quoi qu’il en soit, le Jugement dernier demeure un thème largement minoritaire par rapport aux théophanies historiques ou composites et, dans une moindre mesure, aux compositions centrées sur la Vierge à l’Enfant adoptées sur la grande majorité des très nombreux portails romans français. C’est d’autant plus remarquable qu’au XIIIe siècle, le Jugement dernier s’est imposé au centre des façades, effaçant par son omniprésence et le prestige de sa localisation les autres théophanies. Considérés dans leur ensemble, les portails romans ne révèlent donc aucune généralisation du thème et n’expriment par conséquent aucune anxiété particulière face aux fins dernières, contrairement à ce que l’on a parfois affirmé. Parmi les quatre portails entièrement conservés antérieurs à 1140, deux se trouvent en Bourgogne – Mâcon et Autun – les deux autres se situant dans le Sud-Ouest – Beaulieu et Conques, deux sites séparés par une centaine de kilomètres environ. Cette bipolarité dans la répartition géographique des portails se confirme lorsque l’on considère que les chapiteaux mentionnés plus haut, auxquels s’ajoute le portail de Camboulas, appartiennent globalement à ces deux aires géographiques comptant parmi les plus fécondes dans le domaine de la sculpture monumentale : Saint-Révérien en Bourgogne, La Daurade et Camboulas dans le Sud-Ouest. Les deux chapiteaux contigus de Saint-Nectaire demeurent géographiquement marginaux, mais sur le plan artistique ils se rattachent indirectement à Conques et par conséquent à la deuxième aire. Trois ensembles peuvent être interprétés en termes de double jugement : le portail de Mâcon, celui de Conques et les deux chapiteaux de Saint-Nectaire. Quantitativement, ce nombre demeure extrême44 Pour Klein, 1987, p. 137 ; et Baschet, 1993, p. 143, l’enfer a été représenté par les animaux des deux registres inférieurs. Christe, 1999, p. 184, tend en revanche à écarter cette lecture. 45 Christe, 1999, p. 201, a très justement écarté le terme « Jugement » pour cette composition. Pour Tcherikover, 1985, p. 374-375, il s’agit d’une Seconde Parousie.

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ment modeste, mais proportionnellement il est considérable puisqu’il correspond à la moitié des portails et à un ensemble de chapiteaux sur trois. Loin d’apparaître comme marginale, cette lecture révèle donc un grand intérêt pour le sort des âmes séparées. C’est d’autant plus remarquable que le portail de Beaulieu se limite à la Parousie et que cette préoccupation pour la destinée posthume des âmes s’est également manifestée dans le Jugement dernier d’Autun, même si celui-ci ne comporte pas de figuration du premier jugement. Aussi convient-il de s’attarder quelque peu sur l’iconographie de ce portail avant d’analyser en détail ceux de Mâcon et de Conques, ainsi que les chapiteaux de Saint-Nectaire.

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C. AUTUN Lors de sa construction, l’église Saint-Lazare était destinée à accueillir les reliques de saint Lazare provenant d’Avallon et déposées en 1116 dans la cathédrale Saint-Nazaire, sans pour autant être vouée à remplacer ce vieil édifice. Elle y a toutefois été très étroitement rattachée par le biais d’un grand portail érigé sur le bras nord du transept, face à cathédrale. L’importance de ce portail, dont il ne subsiste que les chapiteaux et quelques fragments, est également soulignée par l’iconographie de son tympan consacré à la résurrection de Lazare. Quant au Jugement dernier, il figure sur le portail occidental qui se tournait vers un cimetière accueillant les sépultures des clercs et des bienfaiteurs, et ne faisait dès lors pas office d’entrée principale46. Comme l’a suggéré Otto Karl Werckmeister, cet emplacement a peut-être inspiré le déploiement exceptionnel de la résurrection des morts sur toute la largeur du linteau47. La datation du portail n’est pas très précise. Dans la mesure où le chantier a dû être lancé vers 1120 et que le transfert des reliques est intervenu en 1146, le portail peut être situé entre ces deux dates et plus probablement au début de cette large fourchette chronologique48. Description Le Jugement dernier proprement dit se développe sur le tympan et le linteau, mais la composition est amplifiée par les thèmes des voussures – les Vieillards aujourd’hui disparus et le calendrier – et ceux des chapiteaux (fig. 30). Le Christ-Juge, dont la gloire est portée par quatre anges, occupe toute la hauteur du tympan. Il est flanqué de neuf apôtres et de la Vierge trônant à sa droite et de trois autres apôtres à sa gauche49. La Vierge et deux apôtres de droite occupent 46

Stratford, 1985, p. 11-14 ; et Werckmeister, 1982, p. 212 et 221. Pour l’histoire de la cathédrale, voir également Zarnecki et Grivot, 1960, p. 15-19 ; et Seidel, 1999, p. 33-38. 47 Werckmeister, 1982, p. 223. 48 Zarnecki et Grivot, 1960, p. 151-152, ont situé le portail vers 1135. Salet, 1961, p. 330, a estimé que cette datation était trop haute et a proposé une date située entre 1140 et 1145. Denny, 1982, p. 532, et Panadero, 1984, p. 50, ont situé le portail respectivement vers 1130 et entre 1130 et 1135. Büttner, 2010, p. 49, ne s’est pas prononcé, situant le portail entre 1130 et 1145. 49 On peut en effet identifier les deux personnages assis du deuxième registre comme des apôtres, cf. Sauerländer, 1966, p. 276. Pour Terret, 1925, p. 96-97 ; suivi par Denny, 1982, p. 539-540, il s’agit plus particulièrement de Jean et de Jacques. Zarnecki et Grivot, 1960, p. 22, ont proposé d’y voir Élie et Énoch. Le personnage nimbé figuré debout à la gauche du Christ a également fait l’objet de controverses. Pour Mâle, 1922, p. 416, suivi par Zar-

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autun

fig. 30. Autun, cathédrale Saint-Lazare, portail occidental, le Jugement dernier.

le registre supérieur de la composition où figurent également deux anges buccinateurs répondant à leurs deux homologues inscrits à chaque extrémité du premier registre. La résurrection des morts suscitée par le son des trompettes a été déployée sur toute la surface du linteau, au centre duquel un ange armé d’une épée repousse les ressuscités situés à senestre, mais c’est sur le tympan que se règle leur sort, à la gauche du Christ où un ange et un diable s’affrontent de part et d’autre d’une balance. Les damnés rassemblés derrière le grand diable de la pesée sont violemment entraînés en enfer par un diable surgissant d’une gueule animale, tandis que d’autres damnés sont précipités tête en bas dans une sorte de chaudière plongée dans des flammes et située au sommet d’une construction aux formes complexes50. De l’autre côté de la balance, deux élus menacés par un serpent tricéphale s’enroulant autour des pattes du grand diable se necki et Grivot, 1960, p. 23, il s’agit de saint Jean l’Évangéliste. Pour Terret, 1925, p. 101 ; Sauerländer, 1966, p. 278 ; et Denny, 1982, p. 539, il s’agit d’un ange tenant le Livre de vie, alors qu’il est dépourvu d’ailes. Denny, 1982, p. 536, a supposé au surplus que les personnages entourant saint Pierre sont des élus alors qu’ils sont nimbés, à la différence des élus clairement identifiables comme tels. Oakes, 2008, p. 73, considère curieusement que la Vierge ne semble pas intercéder alors qu’elle adopte un geste de prière, mains levées devant la poitrine. 50 Terret, 1925, p. 102 ; et Zarnecki et Grivot, 1960, p. 23.

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blottissent contre les jambes de l’ange, cependant qu’un troisième s’envole vers la dextre, dans la direction de la Jérusalem céleste. Dans la moitié dextre du tympan vers laquelle se dirige cette figure, d’autres élus accèdent à la Cité sainte mais ne paraissent pas pour autant être passés par l’épreuve de la balance. L’un d’entre eux semble se redresser en s’accrochant à l’ange buccinateur, un autre désigne le haut, un troisième a mis ses mains dans celles de saint Pierre et un quatrième se serre contre les jambes d’un ange occupé à en hisser un cinquième dans la Cité céleste. Celle-ci est peuplée de quatre autres élus  : trois regardent dans la direction du spectateur à travers les arcades d’une sorte de tribune, adoptant à une exception près l’attitude de l’orant, tandis que le quatrième se tient debout dans l’embrasure d’une porte et semble contempler le Christ. La structure En s’appuyant sur une analyse détaillée des ressuscités, Otto Karl Werckmeister a très justement conjecturé que leur sort n’était pas le même selon qu’ils se trouvaient à dextre ou à senestre  : seuls les seconds seraient destinés au jugement, alors que les autres gagneraient directement la Jérusalem céleste. Cette différenciation se fonderait sur un passage de Jean : « Nolite mirari hoc quia venit hora in qua omnes qui in monumentis sunt audient vocem eius et procedent qui bona fecerunt in resurrectionem vitae qui vero mala egerunt in resurrectionem iudicii » (Jn 5, 28-29). Les bons seront gratifiés de la vie éternelle tandis que les mauvais subiront la « résurrection du jugement », ce qui signifie manifestement que ces derniers sont les seuls à devoir affronter cette épreuve51. L’idée a également été exprimée dans le Quatrième Livre d’Esdras et par Ambroise52. L’influence du texte johannique demeure cependant hypothétique dans la mesure où ses commentaires ont généralement assimilé la «  résurrection du jugement  » à la damnation, dans une vision binaire simplifiant substantiellement les propos de l’évangéliste53. 51

Pour Mâle, 1922, p. 417 ; et Sauerländer, 1966, p. 279, les ressuscités sont des élus à dextre et des damnés à senestre. 52 Werckmeister, 1982, p. 219-221. L’auteur considère par ailleurs que l’iconographie du linteau se fonde davantage encore sur la liturgie funéraire, ce qui me paraît moins convaincant (voir notamment p. 221). 53 Augustin, In Iohannis evangelium, XIX, 18 ; B.A. 72, p. 216-217 ; Augustin, Epistola 205, 14 ; P.L. 33, 947 ; Bède, In sancti Joannis evangelium expositio, II, I, 5 ; P.L. 92, 699 A ; Rupert de Deutz, Commentaria in evangelium sancti Iohannis, V, 5, 28-29 ; CCCM 9, p. 280 ; et Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 17, 8 ; P.L. 176, 600 B.

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L’épigraphie ne permet pas de trancher puisqu’elle oppose simplement les pieux aux pécheurs sans préciser si ceux-ci pourront obtenir le salut après la pesée : « Ainsi ressuscitera quiconque ne mènera pas une vie impie, et pour lui brillera sans fin la lumière du jour »54 ; « Que cette terreur terrifie ceux qu’enchaîne la terrestre erreur car, en vérité, l’horreur de ces images annonce ce qui les attend »55. On verra que l’iconographie suggère assez clairement que les ressuscités situés à senestre sont destinés au jugement et fonde ainsi fermement l’hypothèse d’Otto Karl Werckmeister. Elle ne permet cependant pas de lever le doute concernant l’influence du passage de Jean. D’après cette hypothèse, la structure du portail s’articule autour d’axes multiples et complexes. Les élus situés dans la moitié dextre du linteau convergent vers l’axe de la composition et leur regard se tourne vers le haut, amorçant ainsi un mouvement ascensionnel. Cet élan est ensuite prolongé sur le tympan où les élus sont littéralement hissés dans la Jérusalem céleste où s’achève leur parcours. Les pécheurs se trouvent pour leur part à senestre où ils adoptent d’abord un mouvement centrifuge imposé par l’ange armé, qui s’inverse à peu près aux deux-tiers de ce sinistre cortège, au niveau des deux mains diaboliques s’emparant d’un ressuscité. Cette convergence et plusieurs autres indices dont il sera question plus loin suggèrent ici aussi un mouvement vertical conduisant cette fois le regard vers la scène de la pesée. À partir de là s’amorcent enfin deux mouvements divergents, les élus s’envolant obliquement vers la Cité sainte tandis que les damnés sont attirés ou précipités en enfer. Bien que la démonstration d’Otto Karl Werckmeister soit amplement satisfaisante, il me paraît nécessaire d’en reprendre la substance tout en proposant une approche complémentaire, axée sur la problématique du double jugement. Le linteau Les ressuscités de dextre Les ressuscités rassemblés à la droite du Juge ont été valorisés par une série d’indices iconographiques très explicites (fig. 31-37). Pour commencer, cinq d’entre eux ont revêtu des statuts socioprofession54 QUISQUE RESURGET ITA . QUEM NON TRAHIT IMPIA VITA ET LUCEBIT EI SINE FINE LUCERNA DEI, cf. CIFM 19, p. 57. 55 TERREAT HIC TERROR . QUOS TERREUS . ALLIGAT ERROR . NAM FORE SIC VERUM NOTAT HIC HORROR SPECIERUM, cf. ibid.

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fig. 31. Autun, cathédrale Saint-Lazare, portail occidental, moitié gauche.

fig. 32. Autun, cathédrale Saint-Lazare, portail occidental, moitié droite.

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nels absents de l’autre côté du linteau : deux pèlerins, un moine et deux personnages portant une crosse dans lesquels on peut voir des abbés ou, plus probablement, des évêques compte tenu du contexte épiscopal de la représentation (fig. 33)56. Dans les Jugements derniers, les élus arborent très fréquemment des vêtements ou des attributs montrant que la résurrection leur a restitué leur statut socioprofessionnel dans l’au-delà, mais les mêmes catégories se retrouvent également chez les damnés, probablement pour signifier que tous les hommes sont susceptibles d’être envoyés en enfer, quel que soit leur rang dans la hiérarchie terrestre. À Autun, la localisation des clercs et des pèlerins dans la seule moitié dextre du linteau semble donc bien correspondre à un souci de valorisation. On peut en dire autant pour la présence d’un ange bienveillant, autour duquel trépignent trois petits personnages (fig. 34), et pour les attitudes sereines adoptées par l’ensemble des ressuscités. La plupart se tournent vers la droite, comme s’ils étaient engagés dans une procession, et orientent leur regard à la fois vers la droite et vers le haut. Les seules exceptions sont les trois petites figures rassemblées autour de l’ange et un homme attirant une femme, probablement sa conjointe, vers le centre de la composition (personnage n° 16)57. Celui-ci ne semble donc se retourner que pour mieux engager sa voisine dans ce mouvement centripète généralisé, d’autant qu’il pointe l’index dans la direction adoptée par les regards de ses voisins. L’ange pointe l’index dans la même direction et il est imité par un des ressuscités gesticulant à ses côtés, sans doute pour signifier qu’il a bien identifié ce que l’ange désignait à son intention. On pourrait supposer que ces regards et ces gestes se dirigent vers la balance, mais la valorisation des ressuscités suggère plutôt qu’ils regardent le Christ de la Parousie58. La gestuelle adoptée par les autres ressuscités confirme cette supposition. Trois d’entre eux ont levé les deux mains devant la poitrine comme deux élus de la Jérusalem céleste, probablement pour signifier qu’ils prient ou rendent grâce au Juge (n° 1, 6 et 21). Au 56 C’est également l’interprétation de Terret, 1925, p. 98 ; et Werckmeister, 1982, p. 228. Pour Mâle, 1922, p. 417, le personnage se tenant le menton est au contraire un abbé. Zarnecki et Grivot, 1960, p. 22, n’ont pas tranché. 57 Je reprends ici la numérotation de Werckmeister, 1982, fig. 2. Pour Mâle, 1922, p. 417-418 ; et Zarnecki et Grivot, 1960, p. 22, il s’agit d’un couple et la femme désignerait leur enfant. Pour Terret, 1925, p. 98, les deux ressuscités forment un couple. 58 C’est également l’opinion de Mâle, 1922, p. 418 ; Terret, 1925, p. 98 ; Sauerländer, 1966, p. 280 ; et Werckmeister, 1982, p. 231.

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fig. 33. Autun, cathédrale Saint-Lazare, linteau du portail occidental, la résurrection des morts.

fig. 34. Autun, cathédrale Saint-Lazare, linteau du portail occidental, la résurrection des morts.

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même titre que la présence de l’ange, cet indice me semble décisif pour l’hypothèse d’une assimilation de ces ressuscités à des élus. Trois autres ressuscités ont posé sur le menton une main (n° 3) ou les deux (n° 7 et 17). On pourrait y voir l’expression de sentiment douloureux – crainte ou tristesse – mais ces gestes semblent plutôt accompagner leur contemplation du Christ puisque tous les trois regardent ostensiblement vers le haut. L’un de leurs compagnons exprime d’ailleurs la joie procurée par cette contemplation en levant emphatiquement les deux mains à la verticale (n° 13). Quant aux ressuscités pointant l’index vers la gauche (n° 4, 19 et 20), ils désignent probablement la Jérusalem céleste à laquelle ils sont manifestement destinés. On pourrait supposer qu’ils attirent l’attention sur les compagnons situés derrière eux, comme le fait la femme désignant le personnage assis dans son tombeau et se dégageant de son linceul (n° 15), mais ces trois ressuscités ont orienté leur index vers le haut, ce qui rend cette interprétation peu vraisemblable. Les expressions faciales ne semblent pas aussi valorisantes que les attitudes et les statuts socioprofessionnels, s’apparentant au contraire, dans certains cas, à des signes de crainte59. Ceux-ci se retrouvent de surcroît chez un élu de la Jérusalem céleste, suggérant que la peur n’a pas épargné les ressuscités de dextre et qu’elle n’a pas encore abandonné tous les élus. Ces expressions ne sont toutefois pas aussi marquées qu’à senestre. Les ressuscités de senestre La quasi-totalité des indices iconographiques désignent la plupart de ces personnages comme des pécheurs (fig. 35-37). On aurait d’ailleurs pu les identifier à des damnés si la scène de la pesée n’avait pas indiqué qu’ils doivent encore être jugés. Le premier indice vient de ce que trois d’entre eux sont des pécheurs identifiables par des attributs dont deux sont dépourvus d’ambiguïté : la bourse pour l’avare et les serpents mordant les seins pour la femme luxurieuse60. Le troisième porte un objet cylindrique difficilement identifiable avec certitude, un instrument de percussion ou, plus probablement, une mesure à grains, qui l’assimilerait soit à un jongleur, soit à un mar-

59 C’est le cas pour le personnage saisissant le bras droit de l’ange, les deux pèlerins et le ressuscité qui les précède. 60 Voir par exemple Sauerländer, 1966, p. 281.

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fig. 35. Autun, cathédrale Saint-Lazare, linteau du portail occidental, ange repoussant les pécheurs ressuscités.

chand malhonnête61. Le deuxième indice révélateur du caractère dépréciatif de la représentation des ressuscités émane du seul ange représenté puisqu’il repousse fermement le premier d’entre eux en brandissant une épée, comme le font plusieurs anges refoulant les damnés vers l’enfer (Vic, Mâcon, Saint-Paul-de-Varax), et que le personnage repoussé se retourne, comme s’il espérait encore échapper à son sort et rejoindre le groupe de dextre (fig. 35)62. Par sa position médiane, l’ange établit également une frontière entre l’aire occupée par les justes et celle des pécheurs. Enfin, le statut des ressuscités est exprimé par leur gestuelle ou leur expression faciale, comme dans la moitié dextre du linteau. Sept d’entre eux appuient une ou deux mains sur la joue (n° 24, 27, 28, 29, 31 et 34) ou exceptionnellement sur la joue et sur la bouche (n°

61

Pour Terret, 1925, p. 99, il s’agit d’un ivrogne tenant un barillet et un marteau. Pour Zarnecki et Grivot, 1960, p. 23, il pourrait s’agir d’un juif tenant une hostie et un couteau. Pour la représentation des mesures à grain, voir Leclercq-Marx, 2007, p. 58 et sq. Pour Martin-Bagnaudez, 1974, p. il s’agit d’un ivrogne. 62 Le thème de l’ange repoussant les damnés figure également dans le Psautier de Karlsruhe (Landesbibliothek. Cod. Aug. Perg. 161, f° 168r) et sur le portail de Saint-Trophime d’Arles.

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36)63. Au Moyen Âge, ce sont généralement ces gestes qui servent à signifier la douleur physique ou morale, comme dans les Crucifixions et davantage encore dans les scènes infernales64. Il est d’ailleurs significatif à cet égard que la femme luxurieuse ait adopté cette attitude. On peut également interpréter de la même manière le geste des mains appuyées sur la nuque (n° 24). D’autant qu’un autre ressuscité accomplit ce geste de la main droite tout en appuyant l’autre main sur la joue, précisant ainsi la nature des émotions exprimées par sa dextre (n° 28). La crainte ou la douleur transparaissent encore dans le geste de la main serrant l’autre main (n° 37), dans la prostration des deux figures de gauche sortant de leur sarcophage (n° 24 et 17) et dans les nombreux visages crispés, bouche incurvée vers le bas. L’avare, agressé par un serpent au même titre que la femme luxurieuse, semble même hurler tant sa bouche est béante65. Un personnage (n° 37) a au contraire les commissures relevées, mais son expression ressemble davantage à un rictus ou à une crispation qu’à un sourire66. Contrastant avec ces attitudes, celles de deux ressuscités joignant les mains – doigts croisés (n° 26) ou simplement joints (n° 30) – semblent au contraire valorisantes, même si leurs visages ne sont pas totalement exempts de crainte ou de souffrance. Ces gestes évoquent probablement la prière et par conséquent l’espoir en la miséricorde du Juge, ce qui convient parfaitement au statut de pécheurs devant encore subir l’ultime jugement67. Les mains diaboliques agrippant un damné Une étroite corrélation entre les ressuscités de la moitié senestre du linteau et la pesée a été établie par les deux mains griffues – certainement diaboliques puisque trois diables possèdent des mains identiques – surgissant au milieu de ces pécheurs : elles agrippent l’un d’entre eux par le cou pour l’arracher à son sépulcre et, très probablement, pour l’entraîner sans ménagement vers le lieu du jugement (fig. 36)68. Il est hautement significatif que ces mains apparaissent 63

Les ressuscité n° 23 et 31 tiennent de l’autre main leur avant-bras. Voir notamment Labande-Mailfert, 1967, p. 293-332 ; et Barasch, 1976, p. 10. 65 Selon Terret, 1925, p. 99, ce serpent se dresse devant l’avare pour dévorer sa main droite. 66 Pour Werckmeister, 1982, p. 218, la différenciation des expressions aurait été inspirée par la liturgie, ce qui me paraît peu convaincant et demeure en tout cas indémontrable. 67 Werckmeister, 1982, p. 217-218. 68 Les trois figures dotées de ce type de griffes sont le diable juché dans un plateau de la balance, celui qui participe à la pesée et celui qui se tient derrière lui, auxquels s’ajoute le diable tentateur du linteau du portail nord. Voir à ce sujet Werckmeister, 1982, p. 232, 64

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fig. 36. Autun, cathédrale Saint-Lazare, linteau du portail occidental, la résurrection des morts.

entre l’avare et la femme luxurieuse dans la mesure où ces derniers constituent, en Bourgogne comme dans l’ensemble du monde roman, le couple de pécheurs le plus fréquemment réunis et devaient par conséquent être considérés comme des paradigmes du péché69. Plus important encore est le parfait alignement entre ces mains et le diable procédant à la pesée puisqu’il entraîne le regard d’une scène à l’autre à travers l’épaisse frontière visuelle imposée par le bandeau séparant le tympan du linteau. Enfin, ces mains diaboliques agrippent toutes deux un damné par l’extrémité supérieure de son corps, le cou pour le premier, le crâne pour le second, indiquant qu’ils entendent entraîner leur proie vers le haut, respectivement vers le lieu de la pesée et vers l’un des plateaux de la balance. Cette analogie rapproche davantage encore ces deux figures diaboliques tout en accentuant le mouvement ascensionnel suggéré par leur alignement.

qui exclut toutefois de cette liste le troisième. Sur le linteau, la manière d’extraire les morts de leur sépulture rappelle un sermon de Julien de Vézelay pour lequel les réprouvés seront arrachés de leur tombeau (Julien de Vézelay, Sermon IV ; S.C. 192, p. 120-121). 69 Voir, pour la Bourgogne, Angheben, 2003, p. 382-384 ; et pour l’Auvergne Flavian, 1995.

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fig. 37. Autun, cathédrale Saint-Lazare, linteau du portail occidental, la résurrection des morts.

La pesée La balance servant à la pesée est maintenue par la main divine surgissant d’une nuée, indiquant que c’est Dieu lui-même qui préside à cette opération (fig. 38)70. À droite un démon au corps démesurément allongé tente d’attirer vers le bas le plateau contenant un démon grimaçant, tandis qu’un ange tout aussi grand, probablement saint Michel, semble maintenir l’autre plateau à l’emplacement correspondant au poids du petit personnage nu qu’il abrite. Celui-ci figure l’âme du prévenu ou son corps ressuscité, et le geste des deux mains levées devant la poitrine, analogue à celui de trois ressuscités de dextre et de deux citoyens de la Jérusalem céleste, le désigne de toute évidence comme un élu71. Quant à la petite figure diabolique accroupie dans l’autre plateau, elle correspond probablement à ses mauvaises actions72. Il semble donc que malgré ces péchés, le prévenu pourra 70 Sauerländer, 1966, p. 278. Büttner, 2010, p. 77-91, a proposé une analyse structurelle de cette scène. 71 Pour Zarnecki et Grivot, 1960, p. 23, il s’agit d’un élu. Pour Mâle, 1922, p. 417, il représente « le meilleur de notre âme » ; et pour Terret, 1925, p. 100, la vertu. 72 C’est également l’opinion de Mâle, 1922, p. 417 ; et Sauerländer, 1966, p. 278. Pour Émile Mâle, le diable s’apprête à jeter dans ce plateau de la balance le crapaud qu’il tient

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fig. 38. Autun, cathédrale Saint-Lazare, tympan du portail occidental, la pesée.

accéder à la Jérusalem céleste. C’est également ce que suggère le personnage s’envolant vers la dextre sans l’aide d’un ange, ce qui est pour le moins exceptionnel, et dont les mains écartées devant la poitrine établissent un lien visuel extrêmement fort entre le personnage faisant l’objet de la pesée et les élus de la Cité sainte. La composition exprime donc clairement qu’à la résurrection, le salut est encore accessible aux pécheurs. Le sort des damnés n’est pas pour autant négligé puisqu’à partir de la scène de la pesée ils sont entraînés ou plongés en enfer par deux accès distincts. Depuis son accès inférieur, un diable s’apprête à hisser quatre damnés : une seconde femme luxurieuse qu’il a agrippée avec une fourche et trois figures indifférenciées au cou desquels il a passé une chaîne (fig. 39)73. Dans la mesure où ces quatre damnés se tournent vers la pesée, on pourrait supposer qu’ils sont soustraits à cette épreuve et correspondraient alors au statut grégorien des ressuscités qui ne sont pas jugés en raison de la gravité de leurs péchés. dans sa main. Pour Terret, 1925, p. 100, le petit diable représente le vice et le diable surplombant la scène s’apprêterait à jeter un serpent dans ce plateau pour l’alourdir. Il s’agit en réalité d’un crapaud, mais l’intention du diable est peut-être bien celle-là. 73 Pour Zarnecki et Grivot, 1960, p. 23, il s’agit d’une femme adultère.

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Si la représentation n’interdit nullement une telle supposition, elle n’en fournit aucune confirmation, imposant ainsi la plus grande circonspection à son sujet. La Jérusalem céleste Le séjour définitif des élus se distingue avant tout par sa position doublement valorisée, à la fois prééminente et à la droite du Christ. À partir de là, les élus sont en mesure de jouir pleinement de la vision béatifique, ce que fait le personnage campé dans l’embrasure d’une porte en tournant son regard vers le Juge (fig. 40). Cette observation est fondamen- fig. 39. Autun, cathédrale Saint-Lazare, tale car dans de nombreux Juge- tympan du portail occidental, l’enfer. ments derniers romans et gothiques, l’unique séjour paradisiaque représenté se situe dans l’angle inférieur gauche, comme dans la formule byzantine classique. Ainsi que je l’ai déjà postulé au sujet de cette formule, un tel emplacement ne convient guère à un séjour céleste et constitue par conséquent un argument majeur pour l’hypothèse du double jugement et du paradis d’attente. Aussi me paraît-il fondamental d’observer qu’à Autun, le concepteur a su localiser efficacement le séjour définitif en un lieu élevé correspondant à son statut céleste et qu’il en a tiré profit pour évoquer explicitement la vision béatifique. Ce séjour paradisiaque situé dans un espace surélevé et composé d’éléments architectoniques – arcades et portes ouvertes – s’assimile assez clairement à la Jérusalem céleste conçue dans ce contexte comme le séjour définitif des élus, même s’il n’en possède pas les douze portes74. Les pilastres cannelés et les chapiteaux à feuillage le rapprochent par ailleurs de l’architecture réelle de la cathédrale d’Autun. Ce type d’analogie n’est pas exceptionnel dans l’art roman, 74 Il faut rappeler ici que dans l’exégèse, la vision de la Jérusalem céleste a été située tantôt avant tantôt après la Parousie, cf. Christe, 1996, p. 10 et 34-35. On en a fait plus particulièrement une figure de l’Église présente.

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fig. 40. Autun, cathédrale Saint-Lazare, tympan du portail occidental, la Jérusalem céleste.

comme le montrent les portails de Mâcon et de Conques. Il pourrait émaner d’un simple désir d’actualisation de l’architecture céleste fondée sur la réalité terrestre contemporaine, mais il correspond plus probablement à une assimilation de l’espace ecclésial au séjour paradisiaque, conformément à ce qu’expriment certains textes75. En observant le tympan du portail, le fidèle pénétrant dans la cathédrale pouvait donc concevoir sa démarche comme une anticipation de son entrée future dans la Jérusalem céleste. Les élus n’accèdent pas à la Jérusalem céleste en volant, comme semble le faire la figure s’élevant au-dessus de la balance, mais en y étant portés. Saint Pierre amorce peut-être ce mouvement en saisissant les deux mains d’un élu tendues vers le haut. Un grand ange opère en tout cas cette élévation en faisant glisser très prosaïquement par une des arcades de la Cité céleste un élu dont les mains jointes, visibles sous l’arcade de droite, sont également tendues vers le haut (fig. 31 et 40). À l’intérieur de cette Cité, on l’a vu, deux élus font un geste assimilable à celui de l’orant, mais le visage de celui qui figure sous cette même arcade de droite semble exprimer une certaine 75

Bonne, 1984, p. 232, a fait le même constat sans pour autant expliquer cette particularité.

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crainte, notamment par la position de ses lèvres : horizontales et fortement écartées. Il faut encore relever que les élus sont nus alors que certains sont habillés au moment de la résurrection. On peut supposer que cette incohérence apparente a été motivée par le besoin d’indiquer le statut socioprofessionnel de certains élus du linteau, de la même manière que l’on a précisé le péché ou la profession de trois ressuscités destinés au jugement. Le concepteur aurait toutefois pu étendre ces indications à l’ensemble des élus de la Jérusalem céleste. Peut-être a-t-il souhaité mettre tous les élus sur un pied d’égalité, mais quelles que furent ses motivations, elles n’en demeurent pas moins contradictoires par rapport aux textes, à la tradition iconographique et à la représentation des ressuscités du linteau. Comme dans la scène de la pesée, mais dans une moindre mesure, une continuité narrative avec le linteau a été suggérée par la composition. L’ange entouré de trois petits élus gesticulant semble indiquer de sa main droite la Jérusalem céleste ou l’ange qui y porte les élus. De plus, la verticalité des figures du tympan et surtout le mode d’accès à la Cité sainte induisent une lecture verticale. Mais c’est avant tout le statut des ressuscités, établi par les indices iconographiques énumérés précédemment, qui laisse entendre qu’ils ne doivent pas passer par l’épreuve de la balance avant de pénétrer dans le royaume des cieux et peuvent y accéder directement, en suivant un itinéraire vertical. Ce n’est donc qu’en raison de ce statut que la continuité visuelle toute relative entre linteau et tympan peut être considérée comme significative76. Le statut des élus avant la résurrection La différenciation entre les ressuscités des deux moitiés du linteau est fondamentale pour la problématique de la représentation conjointe des deux jugements. On a vu qu’Otto Karl Werckmeister avait rattaché cette formule iconographique au passage de Jean distinguant les ressuscités accédant directement à la vie de ceux qui doivent subir le jugement (Jn 5, 28-29). Les commentaires ayant généralement réduit cette deuxième catégorie de ressuscités aux damnés, on peut cependant douter de l’influence de ce texte sur le portail. La différenciation entre les ressuscités pourrait également être rapprochée des quatre catégories grégoriennes puisque l’une d’entre elles 76

Cette lecture verticale a également été faite par Sauerländer, 1966, p. 281.

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fig. 41. Maastricht, collégiale Saint-Servais, châsse de saint Servais, la résurrection des iusti.

fig. 42. Maastricht, collégiale Saint-Servais, châsse de saint Servais, la résurrection des maledicti.

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est composée d’élus dispensés du jugement. Grégoire précise cependant qu’ils participeront activement au jugement, comme le montrent très explicitement les Beatus évoqués précédemment, alors que les ressuscités du portail d’Autun manifestement exemptés de jugement n’y prennent nullement part. Dans le Beatus de Magius, les juges sont du reste au nombre de douze et s’assimilent donc aux apôtres, conformément au commentaire de Beatus77. Et si les ressuscités de dextre ne peuvent pas être clairement assimilés à la deuxième catégorie, les damnés regardant vers la balance ne peuvent pas être interprétés avec certitude comme des membres de la quatrième catégorie, celle des damnés qui ne seront pas jugés. Quelle que soit la ou les sources utilisées par le concepteur, l’essentiel pour mon propos est que les ressuscités de dextre semblent déjà connaître leur sort, ce qui signifie qu’ils ont préalablement fait l’objet d’une forme de jugement. Et puisque ce sort est favorable, on peut en déduire que ce sont soit des justes dont les âmes ont eu accès à un lieu paradisiaque – sans doute un paradis d’attente – immédiatement après la mort, soit des pécheurs ayant purifié leurs fautes dans le feu purgatoire avant d’atteindre ce séjour78. La châsse de saint Servais à Maastricht Cette lecture du portail d’Autun peut également s’appuyer sur le programme de la châsse de saint Servais à Maastricht (vers 1150-1160). Quatre scènes inscrites sur le toit de la châsse montrent, à la droite du Christ figuré sur le pignon, les iusti ressuscitant et habillés par des anges (fig. 41) et des ressuscités, certainement d’autres élus, couronnés par des anges, et à la gauche du Christ, les maledicti dépouillés de leurs vêtements, toujours par des anges (fig. 42), et la pesée des actions dans laquelle les bona opera sont apportés par des anges en vol (fig. 43)79. Les ressuscités des trois premières scènes sont d’emblée considérés comme des élus ou des damnés, recevant leur récompense ou leur châtiment au moment où ils sortent de terre, et pourraient dès lors correspondre aux deux catégories grégoriennes dispensées de l’épreuve du jugement, même si les élus ne participent manifestement 77

Klein, 1999, p. 127. Il faut relever à ce sujet que le portail nord comporte une représentation du sein d’Abraham, mais rien ne permet d’affirmer l’existence d’un lien sémantique avec le programme du portail occidental. 79 Voir à ce sujet Verdier, 1973, p. 199-207 ; et Kroos, 1985, p. 143-190, qui considèrent tous deux que ce sont bien des élus que couronne Misericordia. Renate Kroos estime en revanche que les damnés ne sont dévêtus qu’après la pesée des œuvres (p. 144). 78

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fig. 43. Maastricht, collégiale Saint-Servais, châsse de saint Servais, la pesée des actions.

pas au jugement. Quant aux ressuscités de la pesée, ils incarneraient les deux catégories intermédiaires dont le sort se joue à la fin des temps. Il est possible que les Moralia in Iob ne soient pas à l’origine du programme de la châsse puisque les inscriptions ne s’y réfèrent pas directement. Dans la perspective des deux jugements, le plus important reste cependant que ces inscriptions stipulent très explicitement qu’avant la résurrection les âmes ont été réparties dans des catégories distinctes, ce qui suppose l’existence d’un premier jugement. Il semble donc qu’à Maastricht comme dans les Beatus et à Autun, le jugement immédiat a été indirectement évoqué par la différenciation des ressuscités. Synthèse Par la prolixité des indices iconographiques offerts au regard du spectateur, le linteau du portail occidental d’Autun montre de manière éminemment éclairante que les ressuscités peuvent être conscients de leur sort au moment où ils s’extraient de leur tombeau. Cette observation est capitale puisqu’on rencontre des ressuscités

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conscients de leur statut d’élu dans les principales compositions interprétables comme des doubles jugements : Mâcon, Conques, Chartres et Reims. À Saint-Denis, il semble même que les ressuscités aient été distribués comme à Autun. Mais à la différence des ressuscités d’Autun, ceux de Mâcon, Conques, Chartres et Reims s’inscrivent au-dessus d’une scène de séparation, suggérant que ce partage intervient avant la fin des temps, comme dans la formule byzantine. Il convient dès lors d’analyser ces œuvres en profondeur, en commençant par le portail de Mâcon parce qu’il est peut-être le plus ancien de la série mais surtout parce qu’il est géographiquement le plus proche d’Autun.

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D. MÂCON Le contexte Le portail occidental de l’ancienne cathédrale de Mâcon se dresse devant la façade harmonique d’une église érigée dans la première moitié du XIe siècle, mais il appartient à une campagne de construction postérieure au cours de laquelle a été ajouté un vaste porche80. L’église a été reconstruite au XIIIe siècle et détruite à la Révolution, de sorte qu’il ne subsiste de l’église romane que le massif occidental, le porche et son portail providentiellement épargnés par cette destruction81. Les sculptures avaient toutefois été presque systématiquement bûchées par les Huguenots à l’exception du premier registre, ce dont on peut se féliciter dans la mesure où c’est sur ce registre que figurent les thèmes les plus originaux. Ces sculptures présentant un style apparenté à celui des chapiteaux du rond-point de Cluny III, achevés avant 1115, voire 1109, elles peuvent être situées vers 1110112082. Aussi peut-on considérer que le portail de Mâcon est le premier portail conservé consacré au Jugement dernier, sauf si l’on situe celui de Conques dans cette même décennie. Il a de surcroît reçu des dimensions considérables. Alain Guerreau en a tiré argument pour supposer une sorte d’émulation par rapport à Cluny qui avait obtenu l’exemption pontificale, autrement dit l’indépendance par rapport au siège épiscopal de Mâcon, et où l’on devait déjà travailler au portail occidental de la nouvelle abbatiale83. Description Le portail de Mâcon présente une structure inhabituelle : les montants sont très larges et se prolongent à travers un arc interrompu par le troisième registre (fig. 44). Ces particularités découlent probable80

L’essentiel des propos développés dans ce chapitre a déjà été publié dans Angheben, 2001. 81 Garmier, 1988, p. 6-12. 82 Stratford, 1990, a montré que l’inscription peinte dans la chapelle Saint-Gabriel datait le chœur et le grand transept de Cluny III avant 1115. Cette datation a été reprise par Hamann, 2000, I, p. 295. Robert Favreau, Jean Michaud et Bernadette Mora ont supposé que la consécration mentionnée dans cette inscription avait pu se dérouler un dimanche, ce qui situerait cet événement en 1109 (C.I.F.M. 19, p. 87-88). Plus tôt, Pendergast, 1974, p. 358, avait suggéré une datation située après 1130. Armi, 1983, p. 85-104, a pour sa part attribué l’œuvre au Maître d’Avenas en la situant chronologiquement avant les sculptures de Cluny III. Enfin Sapin, 2006, p. 31, a daté le portail vers 1120. 83 Guerreau, 2000, p. 67.

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fig. 44. Mâcon, ancienne cathédrale Saint-Vincent, portail occidental, le Jugement dernier.

ment en grande partie de l’inscription du portail entre les deux tours de la façade du XIe siècle84. Les contreforts de celles-ci semblent en effet avoir imposé une ouverture relativement étroite par rapport aux dimensions que l’on voulait donner au portail. Quant à cette sorte d’échancrure perçant les deux registres inférieurs du tympan, elle avait peut-être pour fonction d’agrandir la porte vers le haut et alléger ainsi cette structure relativement massive85. Le tympan est découpé en cinq registres dont le premier et le dernier sont sensiblement plus développés en hauteur. Une telle structure à cinq registres est exceptionnelle pour l’époque romane : elle ne réapparaîtra que dans la première moitié du XIIIe siècle sur les deux portails septentrionaux de la cathédrale de Reims. Les trois registres supérieurs ont été consacrés au tribunal divin. La figure du Christ, inscrite dans une mandorle occupant le centre des deux 84

On a d’abord pensé à un remaniement effectué à l’époque gothique. L’examen de l’appareillage et des reliefs indique au contraire que cette structure, aussi curieuse soit-elle, est bien originale, cf. Christe, 1991, p. 325 ; et Christe, 1999, p. 195. Sauerländer, 1966, p. 273 et 290-291, notes 50-51, a formulé d’importantes réserves sur l’authenticité de la composition actuelle. À ses yeux, de profonds bouleversements auraient été provoqués par le démontage du tympan effectué en 1848, au moment de la restauration du portail. 85 Pour Garmier, 1988, p. 44, cette échancrure était destinée à faciliter les processions. L’idée a été reprise par Sapin, 2006, p. 30.

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registres supérieurs, a été entièrement bûchée. De chaque côté, elle est flanquée au registre supérieur d’un ange hexaptéryge86 et d’un groupe d’anges plongés à mi-corps dans une nuée, et au quatrième registre d’un personnage assis, d’un ange et de cinq autres personnages assis sur une sorte de synthronon. Les douze figures trônant incarnent vraisemblablement toutes les apôtres, à moins que celle qui se tient à la droite du Juge ne corresponde à la Vierge87. On relèvera également que l’ange de droite porte une hampe surmontée d’un objet circulaire ou sphérique malheureusement bûché. Le troisième registre est occupé par vingt-quatre personnages assis tenant un livre ou un phylactère, dont le nombre – plutôt que l’iconographie – renvoie à l’évidence aux Vieillards de l’Apocalypse88. Sur le deuxième registre figure la résurrection des morts et sur le premier la séparation des damnés et des élus à droite et l’accueil des élus dans un paradis figuré sous la forme d’une église à gauche. La tradition iconographique Les caractéristiques structurelles dont il vient d’être question situent le portail de Mâcon nettement en marge de la production sculpturale bourguignonne. La large échancrure perçant le tympan et la subdivision en cinq registres ne se retrouvent dans aucun des portails antérieurs ou contemporains : Charlieu (portail occidental), Anzy-le-Duc (portail occidental), Perrecy-les-Forges (le tympan uniquement) et Cluny. Deux composantes peuvent en revanche se rattacher à cette tradition : le Christ en gloire flanqué de deux anges, en l’occurrence des anges hexaptéryges comme à Perrecy-les-Forges, et le combat entre un ange et un démon pour la possession des âmes dont il sera question plus loin. Et si l’on regarde bien au-delà de la Bourgogne, il est possible de relever des analogies avec la tradition byzantine dans laquelle la séparation et les séjours de l’au-delà occupent des emplacements comparables, même s’il demeure extrêmement difficile d’en mesurer l’éventuelle influence. Par rapport à la sculpture bourguignonne en tout cas, le portail de Mâcon présente des singularités remarquables. Sans doute peuvent-elles être attri86

À l’inverse de l’ange de droite, celui de gauche possède des ailes et des mains ocellées. Cette différenciation laisse entendre qu’ils s’assimilent respectivement à un séraphin et un chérubin, comme sur le portail nord de Charlieu. 87 Cette figure étant très mutilée, il ne me semble pas possible de déterminer son identité avec certitude. 88 C’est la lecture de Christe, 1991, p. 325 ; et Christe, 1999, p. 195.

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buées en partie aux contraintes architecturales et à la nouveauté du thème traité, mais elles découlent certainement en grande partie aussi d’une réflexion originale. La structure Quelle que fût l’influence de la formule byzantine classique, on en retrouve deux composantes structurelles correspondant de mon point de vue au double jugement : la séparation s’inscrit en dessous de la résurrection des morts et le paradis d’attente figure dans l’angle inférieur gauche du tympan. Aussi est-on fondé à supposer que le premier registre correspond au jugement immédiat, le Jugement dernier n’intervenant qu’à partir du deuxième registre. Dans cette perspective, la lecture s’effectue en deux temps, dans un sens ascensionnel : d’abord le registre inférieur et dans un second temps les quatre registres supérieurs. Dans l’optique traditionnelle du Jugement unique, il faut au contraire suivre le sort des prévenus en commençant par la résurrection et poursuivre ensuite au registre inférieur avec la séparation et l’entrée dans les lieux de l’au-delà, en adoptant un sens de lecture descendant. À Mâcon, ces composantes structurelles sont d’autant plus significatives qu’elles s’appuient sur deux caractéristiques récurrentes des portails romans. D’une part, on peut observer que les rares séquences narratives se lisent de bas en haut, comme on peut le constater sur les deux portails latéraux de Vézelay ou dans le Jugement dernier d’Autun89. D’autre part, la localisation de la séparation et des lieux de l’au-delà sur le premier registre s’inscrit dans une logique observable sur une série de trois programmes sculptés, également développés au registre inférieur de la composition, pour lesquels j’ai postulé dans la première partie de ce livre une interprétation en termes de jugement immédiat : le linteau à Espalion et Anzy-le-Duc, la frise occupant le même emplacement sur deux arcades aveugles de Saint-Paul-de-Varax. Très significativement, les deux derniers sites sont géographiquement voisins de Mâcon. Et surtout, l’iconographie des frises de Saint-Paulde-Varax reproduit très fidèlement la moitié droite du premier registre de Mâcon. Si cette composition a pu être isolée du Jugement dernier,

89 On peut également citer le portail de Saint-Pierre-le-Puellier (Mâle, 1922, p. 434) et celui de Champagne-sur-Rhône (le Cène figure sur le linteau et la Crucifixion sur le tympan). On peut mentionner le portail sud de la façade occidentale de Chartres, dédié à la Vierge, même si celui-ci n’est pas à proprement parler roman.

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cela implique qu’on lui accordait une large autonomie sémantique90. Il s’agit de mon point de vue d’un argument majeur en faveur de l’hypothèse du double jugement. Les nuées Sur les portails romans et gothiques, la nature des espaces figurés est souvent déterminée ou du moins précisée par la distribution des nuées. À Mâcon, les nuées se limitent au cinquième registre où figurent deux groupes d’anges. L’idée de faire disparaître la moitié inférieure de leur corps dans une nuée a peut-être été dictée, ne serait-ce que partiellement, par l’étroitesse des espaces disponibles. Toujours est-il que les seules figurations de ces marqueurs d’espaces célestes apparaissent au sommet de la composition et se rattachent à des anges. Assez significativement, semble-t-il, les anges localisés sur les quatrième et premier registres évoluent au contraire sur la bande de sol définie par le bandeau de séparation des registres. Mais le plus important est que l’église-paradis inscrite dans l’angle inférieur gauche du tympan est totalement dépourvue de nuée et que les élus qui se présentent devant ce lieu semblent sortir de terre. Ces deux particularités, auxquelles s’ajoute l’absence de toute figure angélique, constituent à mon sens des indices favorables à une lecture de cet édifice en termes de paradis d’attente. La séparation des damnés et des élus Le partage des damnés et des élus se déploie sur toute la section droite du premier registre (fig. 45). Il est accompli essentiellement par un ange coiffé d’un casque à nasal, muni d’un bouclier oblong et brandissant une épée dans la direction d’un diable et de deux damnés dans le but évident de les repousser vers l’enfer tout en protégeant les élus regroupés derrière lui (fig. 46-47). Le diable accompagne le mouvement centrifuge imposé par l’ange en poussant le premier damné par les épaules vers la porte de l’enfer. Bien que sa tête ait été bûchée, on peut encore voir des mèches d’une chevelure hirsute et peut-être celles d’une barbe. On peut également constater qu’il regarde vers l’arrière, dans la direction de l’ange armé. Les deux damnés regardent aussi dans cette direction, le premier ayant de surcroît posé sa main droite devant la poitrine, paume tournée vers l’ex90 On pourrait naturellement supposer que c’est la façade de Saint-Paul-de-Varax qui a inspiré le portail de Mâcon, mais c’est peu vraisemblable.

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fig. 45. Mâcon, ancienne cathédrale Saint-Vincent, portail occidental, la séparation des damnés et des élus et la résurrection des morts.

fig. 46. Mâcon, ancienne cathédrale Saint-Vincent, portail occidental, ange et démon repoussant les damnés vers l’enfer.

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fig. 47. Mâcon, ancienne cathédrale Saint-Vincent, portail occidental, les élus.

térieur. Aussi peut-on supposer que leur sort est conditionné principalement par l’action vigoureuse de l’ange et qu’ils continuent d’espérer de sa part un acte de clémence. Le deuxième damné va même jusqu’à s’avancer dans sa direction, comme l’indique très clairement la flexion de sa jambe gauche. Dans son élan, semble-t-il, il a plaqué sa joue contre la tête de son voisin. Cette attitude pourrait correspondre à celle d’une femme à l’égard de son époux ou de son amant, mais les sexes respectifs des deux personnages ne sont pas suffisamment marqués pour pouvoir fonder une telle lecture. Dans l’embrasure de la porte infernale, un deuxième démon – identifiable à ses pattes animales – attire à lui le premier damné en tirant sur la chaîne qui entrave son cou. Son attitude semi-accroupie suggère que le mouvement imposé au damné est à la fois centrifuge et descendant, ce qui signifierait que l’entrée en enfer s’apparente à une chute. À gauche de l’ange guerrier, six élus se serrent les uns contre les autres et progressent lentement vers la gauche, dans la direction de l’église-paradis, tout en se retournant vers leur protecteur, confirmant le rôle de pivot joué par ce dernier au sein de cette scène (fig. 47). Leur gestuelle est très expressive mais difficile à interpréter avec précision : ils lèvent leur main droite ouverte, bras tendu, au-dessus de

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leur tête tout en maintenant l’autre main devant eux, tantôt posée sur la poitrine tantôt tournée vers l’extérieur, à l’instar du premier damné. L’ange armé La séparation des damnés et des élus s’effectue donc sous la forme d’un antagonisme violent entre un ange armé et deux démons, excluant les autres modes de jugement  : la balance, dont on a vu qu’elle caractérisait plutôt le premier jugement, ainsi que le Livre de Vie et les phylactères contenant les sentences d’élection et de damnation propres aux Jugements derniers. Dans les textes évoqués dans la première partie de cet ouvrage, la vision la plus proche de la composition mâconnaise est celle de Fursy dans laquelle les anges sont armés d’un bouclier et d’une épée. Compte tenu de la situation géographique de Mâcon, il faut également rappeler les nombreux textes clunisiens rapportant des récits de ce type : les Vitae des saints Odilon et Hugues, ainsi que le De miraculis de Pierre le Vénérable. L’exemption pontificale a provoqué entre le siège épiscopal de Mâcon et Cluny une longue querelle commencée en 1060 et achevée après 1124 – sous l’abbatiat de Pierre le Vénérable – après avoir suscité plusieurs interventions du pape, notamment par l’entremise de deux légats pontificaux : Pierre Damien et Pierre d’Albano91. Mais avant cela, les deux institutions avaient entretenu des rapports relativement bons. Ainsi l’évêque Gautier de Beaujeu (10311062) s’était-il retiré à la fin de sa vie à Cluny sous l’habit bénédictin92. On peut du reste supposer que ces querelles n’ont pas empêché le clergé mâconnais de connaître les textes clunisiens et de s’en imprégner. On a vu également que dans un grand nombre de compositions pouvant être interprétées comme des jugements immédiats, le partage s’effectue par le truchement d’un antagonisme entre anges et démons. Certaines sont accompagnées d’une scène de transitus – les chapiteaux de Pavie et de Vézelay – tandis que les autres en sont dépourvues – le Liber Vitae du New Minster, les peintures de Vic, le portail d’Anzy-leDuc et les frises de Saint-Paul-de-Varax. Il me paraît significatif que la moitié de ces œuvres se situent en Bourgogne ou à ses marges et qu’à Saint-Paul-de-Varax et peut-être à Anzy-le-Duc, un ange protège les élus en brandissant une épée devant un démon. Un antagonisme de 91 L’histoire de cette querelle a été retracée par Guerreau, 2000, p. 57-59. Voir également Ragut, 1864, p. XXXVII-XLVII. 92 Laurent et Gras, 1965, p. 384, note 3.

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ce type figurait aussi sur le chapiteau disparu de Cluny, également évoqué dans la première partie, sur lequel un ange semble vouloir libérer deux âmes des griffes du démon. La chronologie relative et le rayonnement de la sculpture clunisienne laissent entendre que cette composition a servi de modèle au chapiteau de Saint-Gengoux-leNational et au portail sud d’Anzy-le-Duc où elle a été intégrée dans un programme plus étendu. Aussi peut-on supposer que la version mâconnaise en dépend aussi, ne serait-ce que partiellement. Il apparaît en tout cas que dans la région, les textes et les images ont présenté le premier jugement sous la forme d’une lutte entre anges et démons. À Autun, la séparation eschatologique s’effectue également par l’intermédiaire d’un ange armé d’une épée, mais cette composition est plus tardive et ne se rattache pas directement à la tradition iconographique clunisienne. Et surtout elle s’inscrit très clairement dans le cadre de la résurrection des morts alors qu’à Mâcon les deux thèmes ont été discriminés. Les peintures de Burgfelden sont plus proches de la formule mâconnaise dans la mesure où un ange armé secondé par un démon repousse les damnés vers l’enfer. Ce mode de séparation ne constitue dès lors pas un argument absolu pour l’hypothèse du jugement immédiat, mais il plaide largement en sa faveur dans le cadre spécifique de la Bourgogne romane. Cette lecture se fonde également sur le programme de la façade de Saint-Paul-de-Varax où la séparation de Mâcon a été transposée sans les thèmes spécifiquement eschatologiques qui les surmontaient initialement : tribunal divin et résurrection des morts. Pour l’hypothèse du double jugement, le mode de séparation constitue par conséquent un argument favorable mais non décisif. Il en va tout autrement à mon sens pour les arguments fournis par l’attitude des élus et les récompenses qui leur sont conférées. Le groupe d’élus Par leur nombre, leur orientation et la position de leurs jambes, les six élus regroupés à gauche de l’ange forment un cortège divergent dont on verra que le parcours se poursuit de l’autre côté de l’échancrure. On pourrait estimer que le caractère collectif de la séparation ne convient guère au jugement posthume, d’autant que l’organisation en cortège deviendra une composante majeure des Jugements derniers gothiques, mais on a vu que des cortèges d’élus se déploient également dans plusieurs représentations présumées du premier jugement  : Saint-Loup-de-Naud, Chaldon, Anzy-le-Duc, Saint-Paul-deVarax et le Liber Vitae du New Minster.

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fig. 48. Mâcon, ancienne cathédrale Saint-Vincent, portail occidental, les ressuscités (détail).

Si les gestes des élus peuvent difficilement être interprétés avec précision, on est fondé à supposer qu’ils expriment la crainte, un sentiment à l’évidence lié à la séparation violente dont ils viennent de faire l’objet, à la présence de démons et à la proximité de l’enfer. Il paraît certain en tout cas qu’ils éprouvent un sentiment ou une émotion proche de celle que manifeste le premier damné, qui adopte le même geste de la main placée devant la poitrine. La gestuelle montre donc qu’en dépit de leur statut ouvertement proclamé et de la protection dont ils bénéficient, les élus réagissent encore au drame qui se joue sous leurs yeux. Si l’on se tourne à présent vers les ressuscités, on s’aperçoit qu’aucun n’exprime des sentiments comparables (fig. 48). Ils lèvent tous les deux mains vers le haut, pour implorer la clémence du Juge ou plus probablement pour lui rendre grâce car tous les ressuscités sont manifestement des élus, il faudra y revenir. L’interprétation traditionnelle en termes de jugement unique implique donc non seulement une lecture descendante mais aussi le passage de sentiments apaisés à la peur du jugement, des diables et de l’enfer. Dans la perspective du premier jugement au contraire, ces différences de sentiments

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fig. 49. Mâcon, ancienne cathédrale Saint-Vincent, portail occidental, le Christ accueillant les élus et le paradis d’attente.

s’expliquent aisément : lors du premier partage, les élus demeurent incertains face à leur devenir, mais au moment de la résurrection ils connaissent leur sort et n’ont dès lors plus rien à craindre. Ce contraste accusé entre les attitudes des élus et celles des ressuscités constitue de mon point de vue un des deux arguments décisifs pour l’hypothèse du double jugement. L’accueil des élus dans l’église-paradis Devant la porte de l’église-paradis, six élus entièrement nus émergent d’une bande de sol ondulée et se prosternent progressivement, mains tendues vers l’avant, de sorte que les deux premiers sont à la fois agenouillés et fortement inclinés devant la figure du Christ qui remet une étole au premier et pose une couronne sur la tête du second (fig. 49). À l’intérieur de l’édifice paradisiaque, trois élus également nus se tiennent de face, dominés par autant de couronnes suspendues. L’élu situé au centre adopte l’attitude de l’orant tandis que les deux autres ont posé une main sur la poitrine.

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L’arrivée des élus À l’instar des élus protégés par l’ange armé, ceux qui se présentent devant la porte de l’église-paradis sont au nombre de six et demeurent entièrement nus. Ces similitudes suggèrent avec force une continuité narrative entre les deux parties du premier registre. Au départ de l’ange militaire, les damnés et les élus adoptent très logiquement des mouvements centrifuges, les premiers se dirigeant vers la porte de l’enfer tandis que les seconds progressent vers l’église-paradis. Ce transfert d’une moitié à l’autre du registre semble correspondre à une sortie de terre puisque les quatre élus de droite s’extraient progressivement d’une bande ondulée correspondant manifestement au sol. Dans la perspective du jugement unique, cette émergence pourrait être interprétée comme le prolongement et l’achèvement de la résurrection des morts avant l’entrée dans le paradis définitif, même si cette formule n’apparaît dans aucun Jugement dernier roman. Mais il faudrait alors supposer une séquence narrative continue entre la résurrection et l’arrivée des élus, ce qui situerait la séparation avant la résurrection et par conséquent une lecture passant de la moitié droite du premier registre au deuxième registre et revenant ensuite au premier, ce qui paraît peu vraisemblable. On pourrait aussi envisager que la séparation succède à la résurrection et se déroule en un lieu souterrain duquel ne sortiraient que les élus. Dans le cadre du premier jugement, cette sortie de terre pourrait être interprétée de manière analogue. La séparation se situerait en un lieu souterrain, proche de l’enfer, et l’entrée au paradis correspondrait à une émergence en un lieu supérieur, mais cette lecture ne s’inscrit à ma connaissance dans le prolongement d’aucune tradition iconographique. Aussi la question demeure-t-elle à mes yeux en suspens. Il faut toutefois rappeler que la bande de sol situe la scène sur terre, ce qui l’oppose fortement à l’espace céleste sommital défini par les nuées du cinquième registre. Le Christ remettant la couronne et l’étole Comme dans les Jugements derniers byzantins, l’un des principaux protagonistes – en l’occurrence le Christ – a été représenté à deux reprises (fig. 50). Cela signifie que l’accueil des élus se situe dans un temps distinct de la Parousie, résurrection des morts comprise. Dans l’optique du Jugement dernier, il faudrait concevoir que le Christ est passé d’un lieu céleste à un espace extrêmement proche de la terre de laquelle se sont extraits les élus, tout en considérant que l’église

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paradisiaque se situe en réalité au-dessus du ciel visible abandonné par le Juge. Dans la perspective du double jugement au contraire, les deux tableaux comportant une figure christique s’inscrivent à la fois dans la logique de la lecture ascendante propre aux portails narratifs romans et surtout dans la hiérarchie des espaces telle qu’elle est suggérée par leur emplacement et les marqueurs spatiaux. Peut-être est-il significatif à cet égard que le pied droit du Christ s’enfonce dans le bandeau inférieur du registre, au même titre que les deux pieds du premier fig. 50. Mâcon, ancienne cathédrale élu. Cette disposition pourrait Saint-Vincent, portail occidental, le être due à un ajustement consécutif à une mauvaise évaluation Christ accueillant les élus. de l’intégration des figures dans le cadre du registre, mais elle pourrait également correspondre à une volonté de les inscrire dans un espace terrestre ou du moins inférieur au ciel. D’autant qu’à l’intérieur de l’église-paradis, les corps des élus disparaissent partiellement sous le bandeau. Dans le contexte d’un jugement immédiat, la présence du Christ à la porte du paradis pourrait sembler incongrue dans la mesure où les simples élus ne peuvent jouir de la vision béatifique qu’à la fin des temps. Plusieurs récits mentionnés précédemment rapportent toutefois que les âmes séparées comparaissent devant le tribunal divin sans que la question de la vision béatifique ne constitue le moindre obstacle. Le Christ apparaît également dans deux représentations incontestables du premier jugement  : le manuscrit des Étymologies de Prüfening et le portail d’Espalion. À Mâcon, les élus sont plus ou moins fortement inclinés, de sorte qu’aucun n’est en mesure de voir la face de Dieu. Au moment où ils s’extraient de leur sarcophage au contraire, les ressuscités se tournent invariablement dans la direction de la théophanie parousiaque. Cette différence correspond exacte-

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ment à celle qui distingue les âmes séparées des ressuscités, corroborant ainsi, dans une certaine mesure, l’hypothèse du double jugement. Les récompenses octroyées aux élus plaident également dans ce sens mais de manière infiniment plus évidente. Comme on l’a vu au sujet des peintures disparues de Saint-Loup-de-Naud, la couronne et l’étole sont évoquées conjointement ou séparément dans les oraisons funéraires93. De plus, le thème de la remise de la stola a été emprunté à Apocalypse 6, 11 et à ses commentaires où il correspond à la récompense accordée aux martyrs patientant sous l’autel. Dans ces deux ensembles de textes, il n’est pas spécifié si la stola s’apparente à une robe ou à une étole liturgique, mais c’est bien cette seconde forme qu’elle a reçue dans plusieurs manuscrits de l’Apocalypse comme sur les peintures de Saint-Loup-de-Naud. À Mâcon, les élus obtiennent donc les récompenses temporaires et imparfaites promises aux élus à travers l’euchologie funéraire, et ils la reçoivent de surcroît des mains du destinataire de ces oraisons. On peut donc supposer que l’iconographie du portail a été inspirée par ces textes, que ce soit directement ou par l’intermédiaire de la tradition iconographique qui en est issue et dont témoignent les peintures de Saint-Loup-de-Naud. Cette influence est corroborée par les analogies rapprochant plusieurs autres thèmes intégrés dans le programme du portail et la liturgie funéraire, en particulier l’office des défunts du Pontifical romano-germanique : les anges appelés au secours de l’âme94, les démons menaçants95 et Dieu à qui l’on demande de repousser l’ennemi spirituel et d’ouvrir au défunt la porte de gloire96. Quelle que fût l’influence de la liturgie, l’essentiel reste que les récompenses dévolues aux élus sont celles du premier jugement. Et comme on l’a vu précédemment, Grégoire le Grand et les exégètes de l’Apocalypse qui s’en sont inspirés ont précisé qu’à la fin des temps les élus recevront deux étoles car ils jouiront alors des béatitudes célestes à la fois dans leur corps et dans leur âme, à l’inverse des élus de Mâcon auxquels le Christ ne tend qu’une étole. Encore plus significative est l’absence de ce thème dans les Jugements derniers. La 93 Il faut toutefois relever qu’à Mâcon, c’est le Christ et non un ange qui remet une couronne aux élus. Pour le Christ remettant une couronne, voir Ott, 1998, p. 63-73. 94 Omnipotens sempiterne Deus [...] angelos tuos sanctos ei [animae] obviam mittas, viamque illi iustitiae demonstra et portas gloriae tuae aperi. Repelle, quaesumus, ab ea omnes principes tenebrarum et agnosce depositum fidele quod tuum est. PRG CXLIX, 7 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 282. Voir aussi PRG CXLIX, 5, 14, 15, 16 ; éd. ibid., p. 281-284. 95 PRG CXLIX, 7 et 16 ; éd. ibid., p. 282, et p. 284. 96 PRG CXLIX, 7 ; éd. ibid., p. 282.

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remise de la couronne peut figurer isolément, comme sur le Portico de la Gloria à Compostelle, mais elle n’a jamais été accompagnée de l’octroi de l’étole. Pour ces différentes raisons, ce thème constitue à mes yeux le deuxième argument plaidant de manière décisive en faveur de l’hypothèse du double jugement. L’église-paradis L’unique lieu paradisiaque intégré dans la composition a reçu l’apparence d’une église romane et semble même s’identifier avec la cathédrale de Mâcon puisqu’il possède une façade harmonique. Ainsi la porte du paradis correspond-elle très significativement au portail sur lequel a été sculptée cette scène. Les textes, à commencer par le rituel de la dédicace et l’épigraphie associée aux portails, ont régulièrement assimilé l’église au séjour des élus97. Quant à l’iconographie, elle a souvent matérialisé cette idée en présentant ce séjour sous la forme d’une église, l’exemple roman le plus saisissant étant probablement celui de Conques. À Mâcon comme à Conques, l’entrée dans l’église a donc été assimilée à l’arrivée au paradis, il faudra y revenir. Les formes dévolues au séjour des élus ne sont caractéristiques d’aucun des deux jugements. On pourrait considérer que toute architecture paradisiaque renvoie à la Jérusalem céleste et par conséquent au séjour définitif, mais on a pu observer que dans les représentations avérées ou supposées du premier jugement, ce séjour a reçu l’apparence d’un jardin ou d’un lieu construit : palais, ville ou église. Il est probable que la deuxième formule découle d’une contamination de l’image du paradis d’attente par celle de la Jérusalem céleste. Toujours est-il que le séjour temporaire des élus a été figuré comme une architecture. Naturellement, le paradis définitif a reçu le même aspect. C’est le cas en particulier sur le portail d’Autun, mais dans cette composition le séjour des élus occupe une place éminente, au-dessus de la résurrection et au niveau du Juge, de sorte que les élus doivent y être hissés par un ange. Ainsi la comparaison avec le portail d’Autun montre-t-elle avec force que la nature du séjour paradisiaque est déterminée beaucoup plus explicitement par son emplacement que par son apparence. 97

L’épigraphie associée aux portes des églises fournit à ce sujet un témoignage extrêmement précieux, cf. Favreau, 1991. Pour Honorius Augustodunensis, Gemma animae, I, 140 ; P.L. 172, 588 A, c’est plus précisément l’espace réservé à la schola cantorum qui s’assimile au paradis : Cancelli in quibus [duo chori] stant, multa mansiones in domo Patris designant. L’idée a été reprise par Sicard de Crémone, Mitralis de officiis, I, 4 ; CCCM 228, p. 16, lignes 85-86.

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Les élus présentent deux caractéristiques attribuables à des âmes séparées. Pour commencer, ils sont entièrement nus alors qu’avant de pénétrer dans ce lieu, ils ont été revêtus d’une étole liturgique. Ils n’ont donc pas recouvré leur statut socioprofessionnel. Qu’ils ne portent pas leur couronne est en revanche plus facilement explicable car, comme je l’ai déjà fait remarquer, l’iconographie médiévale ne montre pour ainsi dire jamais les élus couronnés, probablement dans le but d’éviter toute confusion avec les véritables souverains. Si la nudité est théoriquement une caractéristique distinguant les âmes séparées des ressuscités, l’iconographie montre que le problème n’est pas aussi simple, les âmes étant parfois vêtues, comme à Saint-Loupde-Naud, Vic, Saint-Yved de Braine et dans le Liber vitae du New Minster, tandis que les ressuscités peuvent exceptionnellement conserver leur nudité après leur introduction dans la Jérusalem céleste, ainsi qu’on peut le voir à Autun. L’argument de la nudité demeure donc extrêmement ténu, d’autant que les ressuscités de Mâcon sont également nus alors qu’ils auraient pu être enveloppés d’un linceul. La deuxième caractéristique interprétable dans le sens du paradis d’attente découle de l’absence de Dieu. Les élus sont en effet les seuls à occuper l’église-paradis alors qu’ils sont théoriquement devenus les concitoyens des saints, des anges et des trois Personnes de la Trinité. Cette absence a peut-être été conditionnée par l’exiguïté de l’espace disponible à l’intérieur de l’église-paradis, mais le chapiteau de SaintBenoît-sur-Loire montre qu’une figure divine pouvait cohabiter avec des élus dans un espace extrêmement restreint. À Mâcon, l’attitude frontale adoptée par les élus les empêche de surcroît de contempler le Christ campé à l’entrée de l’édifice et davantage encore celui de la Parousie. À Autun au contraire, un élu installé dans la Jérusalem céleste se tient très significativement dans l’embrasure d’une porte et se tourne vers le Juge qu’il peut ainsi contempler sans entrave. Il me semble dès lors que l’absence de Dieu et de toute communication visuelle avec ses deux figurations s’accorde mieux avec l’idée du paradis d’attente qu’avec celle du séjour définitif. La résurrection des morts La totalité du deuxième registre est occupée par les ressuscités sortant de leur sarcophage (fig. 45 et 48-49). Si ces personnages ont été sévèrement mutilés, à l’exception des trois derniers à droite et du dernier à gauche, il subsiste suffisamment de vestiges pour pouvoir affirmer que leur aspect et leurs attitudes ne varient guère. Les ressus-

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cités sont tous nus, ils se tournent vers l’axe de la composition, élevant les deux mains vers le haut, et sortent de leur sarcophage en fléchissant les jambes. Sur la moitié droite du registre ce mouvement s’accentue progressivement depuis son extrémité jusqu’à son centre, si bien que les figures les plus proches du Christ émergent davantage de leur sarcophage que les autres. Ainsi les ressuscités présentent-ils des attitudes s’articulant directement avec la théophanie parousiaque : ils se dirigent vers le Juge en s’élevant – régulièrement à gauche et progressivement à droite –, ils penchent la tête en arrière pour pouvoir le regarder et lui adressent un geste exprimant sans doute la prière, la gratitude ou encore la joie. À l’inverse des figures du registre inférieur, celles-ci sont donc très étroitement rattachées par le regard et les attitudes aux registres supérieurs. Leur mouvement à la fois convergent et ascendant implique dès lors un sens de lecture identique. Supposer que la destinée des ressuscités se poursuit sur le premier registre serait contradictoire par rapport à ce que suggère la composition. Ces attitudes et les quatre visages conservés ne trahissent aucune crainte comparable à celle qu’expriment les damnés et les élus séparés par l’ange guerrier. Ainsi que je l’ai déjà signalé, ce contraste suggère que les ressuscités ont été préalablement jugés, que le verdict leur a été favorable et qu’ils n’ont en conséquence plus rien à craindre. Cette lecture est fortement corroborée par leur orientation. À Autun, plusieurs ressuscités de dextre se tournent vers le Christ alors que les autres, explicitement présentés comme des pécheurs voire des damnés, lui tournent le dos ou regardent vers le bas. À Mâcon au contraire, les ressuscités se tournent tous vers le Christ, ce qui les met sur un pied d’égalité. On peut également supposer qu’au sortir de leur sarcophage, ils jouissent instantanément de la vision béatifique. Quoi qu’il en soit, on a clairement suggéré, comme à Autun, que les ressuscités étaient déjà passés par un premier jugement, si ce n’est qu’on a limité la figuration aux seuls élus. Ce choix est parfaitement conséquent puisque la majeure partie du registre inférieur leur a été consacrée. Ainsi le programme du portail de Mâcon concerne-t-il essentiellement le parcours des élus depuis le premier jugement jusqu’à la résurrection finale. Leur entrée dans le royaume des cieux, que l’iconographie médiévale a souvent figurée sous la forme d’un cortège, a toutefois été écartée. Quant aux damnés, l’évocation de leur sort s’arrête au moment de leur damnation posthume, peut-être parce que la résurrection ne modifiera guère leur statut ou parce que l’on

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a souhaité focaliser l’attention sur le sort des élus. Il subsiste en tout cas que le pôle négatif des deux jugements a été réduit à une courte section du premier registre. On ne peut dès lors guère parler de pastorale de la peur au sujet de cette œuvre. Les chapiteaux Le programme du portail est complété par les thèmes développés sur trois des quatre chapiteaux supportant l’échancrure centrale et la voussure. Le chapiteau couronnant le montant de gauche montre un ange protégé d’un bouclier et brandissant son épée devant un diable qui pro- fig. 51. Mâcon, ancienne cathédrale gresse dans sa direction (fig. 51). Saint-Vincent, portail occidental, chaL’orientation des antagonistes et piteau de gauche, antagonisme entre l’inscription gravée sur l’abaque un ange et un démon. indiquent que le démon cherche à pénétrer dans l’église et que l’ange le lui interdit : DEMON CONATVRVS TEMPLA SVBIRE VETATVR / ANGELVS OBSTAT EI PREDITVS ENSE SVO98. Quant aux deux chapiteaux de droite, ils ont été consacrés au même thème – la Tentation du Christ – traité de manière quasi identique. Sur le chapiteau du montant cependant, l’orientation des antagonistes donne l’impression que le diable tente de pénétrer dans l’espace consacré, comme sur le chapiteau symétrique99. De part et d’autre de son entrée principale, la cathédrale de Mâcon est donc protégée des démons par un ange et par le Christ en personne. On retrouve donc ici une configuration analogue à celle du premier registre du tympan où devant le portail du paradis, dont la façade est analogue à celle de la cathédrale, se tiennent le Christ et un ange armé repoussant les diables et les damnés. L’assimilation de l’entrée dans l’église à l’arrivée au paradis évoquée plus haut est donc consi98

Guerreau, 2000, p. 66. Un relevé montre que cette transcription est plus exacte que celle du CIFM 19, p. 115. 99 Angheben, 2003, p. 127-146, 229-243 et 408.

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dérablement renforcée par l’iconographie des chapiteaux. Parmi les textes développant cette idée, on peut citer l’épigraphie qui associe souvent les portails à la porte du ciel, précisant parfois que son accès est réservé aux justes100. Ces thématiques sont également développées dans les rituels se déroulant devant la porte de l’église, au début des offices. Ainsi la liturgie épiscopale stipule-t-elle à travers une oraison que la Jérusalem céleste doit être défendue contre ses ennemis. Et dans une autre oraison, on demande au Christ et à la Vierge de pouvoir accéder au paradis101. Les analogies entre l’entrée dans l’église et l’accès au paradis sont également renforcées par le thème de la remise de l’étole. Avant d’officier, le prêtre doit en effet revêtir une étole en prononçant une prière qui assimile ce vêtement liturgique à l’étole de l’immortalité perdue à la suite du péché originel102. Or, dans l’office des défunts, c’est la même expression – stola immortalitatis – qui désigne le vêtement octroyé aux élus. De plus, l’oraison mentionnant la remise de cette stola est prononcée avant de transporter le corps du défunt dans l’église, et lorsqu’on l’y introduit, on chante l’antienne In paradisum103. Les textes ont donc établi un rapprochement entre l’entrée du prêtre dans l’église, celle du défunt dans cette même église au moment de ses funérailles et celle des élus au paradis. Dans le programme du portail, ces rapprochements ont été traduits sous la forme des âmes justifiées recevant l’étole sacerdotale et accueillies dans un paradis ressemblant à la cathédrale de Mâcon. Les peintures du vestibule Les parois nord et sud de l’espace situé entre les deux tours et servant de vestibule à la cathédrale ont été décorées de peintures, sans doute au début du XIIIe siècle104. Les deux scènes développées au sommet de ces parois sont par conséquent nettement postérieures au portail, elles s’inscrivent dans un lieu distinct et ont été traitées dans une technique différente. Leur examen est pourtant extrêmement instructif pour la compréhension du portail car elles présentent les 100

Favreau, 1991, p. 270-273. L’oraison Domine Iesu Christe assimilant l’église à la Jérusalem céleste était prononcée avant l’entrée dans l’église, tandis que le Via sanctorum, dans lequel on sollicite le Christ et Marie pour qu’ils autorisent l’accès au paradis, était énoncé après y avoir pénétré. PRG 210-211 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 360-361. 102 Jungmann, 1956-1958, p. 33. 103 PRG CXLIX, 286 ; éd. Vogel et Elze, II, p. 286. 104 Garmier, 1988, p. 42. 101

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fig. 52. Mâcon, ancienne cathédrale Saint-Vincent, peintures de la paroi nord du vestibule, les élus dans le paradis.

deux thèmes dont l’absence a été évoquée plus haut : la résurrection des damnés et le paradis définitif, pour autant que l’interprétation de ce lieu soit exacte. Les correspondances avec le portail sont d’autant plus marquées que les élus et les damnés figurent respectivement au nord et au sud, c’est-à-dire du côté des élus et des damnés du portail. Sur la paroi nord, où la peinture est malheureusement très lacunaire, évoluent deux groupes d’élus séparés par un arbre stylisé : trois hommes portant une branche végétale à gauche, trois femmes tenant une couronne dans leur main gauche voilée de l’autre côté (fig. 52). On a vu que les couronnes comptent parmi les récompenses accordées aux élus et qu’elles ont été figurées dans les deux jugements. Comme dans l’église-paradis du portail, ces couronnes ne sont pas portées par leurs récipiendaires. Dans la mesure où celles-ci ont la tête voilée, on pourrait y voir des saintes, mais l’absence de nimbe les caractérise plutôt comme des élues. Le statut des figures masculines soulève un problème analogue : les branches végétales pourraient correspondre à des palmes et désigner des martyrs, mais leurs propriétaires sont également dépourvus de nimbe et pourraient par conséquent figurer de simples élus. Ces six personnages étant vêtus, à la différence des élus du portail, on peut supposer qu’ils s’inscrivent

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fig. 53. Mâcon, ancienne cathédrale Saint-Vincent, peintures de la paroi sud du vestibule, la résurrection des damnés, gravure de Surigny.

dans un paradis définitif. Ce lieu s’assimile toutefois à un jardin, alors que le séjour temporaire du portail est un lieu construit, de sorte que l’hypothèse d’un séjour antéparousiaque ne peut pas être exclue. Sur la paroi opposée, les peintures, presque illisibles mais dont le souvenir a été conservé par une gravure exécutée par Surigny, figurent la résurrection des damnés dominée par trois grands anges buccinateurs (fig. 53). Le statut des réprouvés est explicitement déterminé par leurs gestes d’affliction, comparables à ceux que l’on observe à Autun, les flammes ondulant devant leur sarcophage, la présence de trois diables venus les extraire de leur tombeau et les emmener en enfer, enfin une triple tête démoniaque dévorant d’autres réprouvés105. Le sort de ces malheureux ne semble pas avoir été établi par un jugement puisque les anges n’interviennent ni judiciairement ni militairement, même si un diable bande son arc dans la direction des anges buccinateurs. Le tableau semble donc prolonger et ainsi compléter la figuration laconique du sort des damnés inscrite sur le portail en montrant qu’à l’instar des élus ils devront ressusciter à la fin des temps, même si le verdict prononcé après la mort ne sera manifestement pas révisé et en tout cas pas modifié. Cette étonnante continuité 105

Garmier, 1988, p. 42. En haut et en bas d’une bande parcourue de lignes ondulées, les damnés dont les yeux sont le plus souvent fermés sortent respectivement de terre et de sarcophages.

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entre les deux programmes exécutés à un siècle d’intervalle corrobore à mes yeux l’hypothèse du double jugement, au même titre que les nombreux arguments émanant de l’iconographie du portail. Synthèse Plaident en effet en faveur de cette lecture la quasi-totalité des composantes structurelles et thématiques du portail, et plus particulièrement deux indices déterminants : d’une part le contraste entre la sérénité des ressuscités et la crainte des élus dans la scène de partage, d’autre part la remise de la couronne et de l’étole par le Christ. Ces indices impliquent une lecture ascendante : en bas le jugement immédiat dans lequel les damnés et les élus s’engagent dans des cortèges divergents pour accéder à des séjours périphériques, un enfer non représenté à senestre et le paradis d’attente à dextre ; en haut le Jugement dernier où les élus convergent et s’élèvent dans la direction du Christ et, au-delà du lieu de la Parousie, vers le royaume des cieux. Cette structure est par conséquent très proche de celle des Jugements derniers byzantins, si ce n’est que la symétrie entre les élus et les damnés a été abandonnée pour le jugement final. La chronologie relative des portails romans rappelée plus haut laisse entendre que celui de Mâcon est la première œuvre occidentale à présenter les deux jugements dans une vision commune. Aussi fautil s’interroger sur les motivations ayant conduit à une telle formule. Une des caractéristiques principales du jugement immédiat est qu’il dépend beaucoup plus des suffrages que le second. Or, le thème de la remise de la couronne et de l’étole, qu’on ne retrouve qu’à SaintLoup-de-Naud dans une composition correspondant manifestement au premier jugement, semble avoir été emprunté à la liturgie funéraire. Aussi peut-on supposer que le commanditaire a souhaité mettre en avant le rôle du clergé et en particulier de celui de la cathédrale dans l’obtention du salut des défunts. Plusieurs textes attestent de surcroît l’intérêt de ce clergé pour le salut des défunts en dehors de la liturgie funéraire. Ainsi les chanoines se sont-ils opposés au clergé de l’église Saint-Pierre, une église funéraire située hors les murs, au sujet des droits de sépulture, dans un conflit qui ne s’est arrêté qu’à la fin du XIe siècle106. Ensuite, un document daté de 1100 émanant du pape Pascal II et retranscrit dans le cartulaire de la cathédrale stipule que le salut des défunts doit s’effec106

Guerreau, 2000, p. 60. Voir en particulier la charte 540 ; éd. Ragut, 1864, p. 317.

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tuer par la pratique de l’aumône et qu’en aucun cas un laïc ou un ecclésiastique ne peut exiger une somme d’argent pour l’emplacement d’une sépulture107. Enfin, toujours dans ce cartulaire, on apprend que le pape est intervenu personnellement pour rappeler aux clunisiens l’interdiction de consacrer le saint chrême. L’interdit ne concerne pas que la liturgie funéraire puisque l’extrême onction ne constitue qu’un des nombreux usages du saint chrême108. L’information demeure cependant importante dans la mesure où Cluny avait fondé une grande partie de sa spiritualité et de son économie sur le salut des défunts. Aussi pourrait-on se demander s’il n’y a pas eu dans l’esprit du clergé mâconnais un désir de concurrencer la grande abbaye voisine. Les sources textuelles ne sont cependant pas suffisamment explicites pour appuyer une telle interprétation. Aux résonances liturgiques du programme s’est probablement superposée une dimension ecclésiologique, ainsi que le suggère le parallèle clairement établi entre l’accueil des élus dans l’église-paradis et l’entrée des vivants et des morts dans l’enceinte de la cathédrale. Enfin la scène de séparation et les trois chapiteaux historiés semblent évoquer l’idée du combat spirituel. Ces différentes luttes contre l’ennemi spirituel traduisent sans doute le besoin de protéger les élus et l’espace consacré, mais il est possible qu’elles se réfèrent également au combat contre le mal que doit livrer intérieurement tout chrétien. Dans un programme principalement consacré au Jugement dernier, l’insertion du premier jugement devait en tout cas donner, par son actualité, un plus grand retentissement à une série de préoccupations majeures et quotidiennes : la pratique de la liturgie funéraire, la distribution des aumônes, le combat spirituel, l’affirmation de l’autorité du siège épiscopal et peut-être la rivalité avec Cluny.

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Statuimus quoque ut pro sepulture quidem loco aut spatio nullum penitus ab aliquo precium exigatur; pro redemptione vero peccatorum, morientes in ecclesia in qua fidei sacramenta perceperunt elemosinas dare secundum apostolica decreta statuimus omnino et confirmamus, cf. Ragut, 1864, p. 347 (n° DLXXIX). 108 Ragut, 1864, p. 334 (n° DLXI).

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E. CONQUES LE CONTEXTE Le Jugement dernier de Conques se dresse sur la façade d’une église abbatiale dont le prestige et la prospérité ont été suscités par la présence des reliques de sainte Foy, une jeune agenaise martyrisée à l’âge de douze ans109. Ses reliques, subtilisées à Agen au profit de l’abbaye rouergate, ont été installées au Xe siècle dans une statue-reliquaire providentiellement conservée. Le Liber miraculorum sancte Fidis, un volumineux recueil de miracles, évoque à maintes reprises ce reliquaire et constitue plus largement un document fondamental pour la connaissance du culte voué à la sainte. Il nous renseigne également abondamment sur l’histoire du monastère au début du XIe siècle et sur les préoccupations des moines de Conques moins d’un siècle avant la mise en œuvre du portail. Aussi convient-il d’en préciser les caractéristiques. Les deux premiers livres ont été rédigés par Bernard d’Angers entre 1013 et 1020, et les deux derniers par un moine anonyme de Conques, peut-être l’abbé lui-même, autour de 1035110. Le Liber miraculorum était déjà vieux d’un siècle environ au moment où l’on a sculpté le portail de Conques, mais il demeurait certainement un texte essentiel. On sait par exemple qu’autour de 1060-1070, il a inspiré l’auteur anonyme de La chanson de sainte Foy qu’il faudra également prendre en considération111. Et comme on va le voir, il a probablement inspiré une ou deux scènes du portail, ce qui légitime davantage encore l’utilisation de ce texte dans une recherche portant sur l’iconographie de cette œuvre. En dehors de ces deux textes, il existe plusieurs autres sources relatives à la biographie et à la liturgie de sainte Foy qui seront également sollicitées, même si leur apport est beaucoup plus réduit. L’historiographie tend actuellement à vieillir le tympan de Conques, le ramenant des environs de 1140-1150, où on le situait parfois, jusque dans les toutes premières années du XIIe siècle112. Bien que la datation ne puisse guère s’appuyer sur des points de repères 109 Pour l’histoire de la sainte et du vol de ses reliques, voir par exemple Bouillet et Servières, 1900, p. 3-32. 110 Bonassie et de Gournay, 1995. Parmi les nombreuses études consacrées à ce texte, je retiendrai celle de Remensnyder, 1990. Voir également Sheingorn, 1995. 111 de Gournay, 1995, p. 388. 112 Denny, 1984 : vers 1150 ; Durliat, 1990, p. 443 : autour de 1140 ; L. Bousquet, 1948, p. 36 : premier quart du XIIe siècle ; Fau, 1995, p. 76, et Garland, 1998, p. 171 : sous l’abbatiat de Boniface, entre 1107 et 1125 ; Wirth, 2004, p. 236-242 : début des travaux vers

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fig. 54. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, le Jugement dernier.

chronologiques fiables, on peut tout de même retenir que ce portail est antérieur à celui de Saint-Denis dont la consécration est intervenue en 1140. DESCRIPTION Le décor sculpté se concentre dans la moitié supérieure du portail, disparaissant presque entièrement sur les piédroits, le trumeau et le porche peu saillant (fig. 54). La composition se caractérise par la présence de larges bandeaux parcourus d’inscriptions découpant rigoureusement le champ composé par le linteau et le tympan en trois registres. Les deux registres inférieurs sont à leur tour subdivisés en sous-registres : le registre médian par une nuée à gauche et un bandeau de séparation à droite ; le registre inférieur par des bandeaux soulignant, en bas, la forme de deux dalles en bâtière et, en haut, les contours de quatre écoinçons triangulaires très étriqués. Au registre inférieur, la pesée des âmes ou des actions, logée au centre du sous-registre supérieur, constitue le pivot d’un clivage oppo1112 ; Castiñeiras, 2010, p. 79 : avant 1105 ; Vergnolle, 2011, p. 142 : tout début du XIIe siècle.

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sant les élus aux damnés qui s’éloignent de l’axe de la composition dans un double mouvement centrifuge et gagnent le paradis et l’enfer conçus respectivement comme une église et un espace construit indéfini. Les écoinçons sont occupés, à gauche, par la résurrection des morts et une scène communément qualifiée d’« intercession de sainte Foy » et, à droite, par des tableaux infernaux prolongeant ceux du sous-registre inférieur. Le registre médian s’articule de manière analogue autour du tableau central, à savoir la figure monumentale du Juge. À sa droite se tient un groupe d’élus engagés dans un cortège, ou du moins convergeant par le regard vers le centre de la composition, et dominés par cinq anges. À la gauche du Christ se déploie un deuxième lieu infernal, séparé du Juge par quatre anges militaires ou officiants disposés rigoureusement dans les limites d’une dalle rectangulaire posée verticalement. Enfin le registre supérieur est consacré presque exclusivement aux anges – les uns exposant les instruments de la Passion, les autres réveillant les morts au son de leurs trompettes – au milieu desquels apparaissent les personnifications du soleil et de la lune. LA TRADITION ICONOGRAPHIQUE En dépit de la rareté des œuvres conservées, il est possible de dégager du portail de Conques plusieurs caractéristiques propres au SudOuest et en tout cas distinctes de ce que l’on peut voir dans la courte série bourguignonne. Pour commencer, le verdict divin – venite vs ite – a été inscrit sur deux phylactères déployés par des anges surgissant de part et d’autre de la mandorle. Le thème des phylactères portant cette double sentence est spécifiquement occidental et remonte à l’époque carolingienne. Sur l’ivoire du Victoria and Albert Museum de Londres, évoqué plus haut, les phylactères sont tenus par le Juge, mais sur les peintures arméniennes de Tat’ev, ils sont déployés par deux grands anges. Ces peintures ayant été exécutées en 930 par des artistes occidentaux, on peut en déduire que la formule est née en Occident, probablement à l’époque carolingienne, et non pas dans la miniature ottonienne comme on l’a longtemps pensé113. En Italie, cette formule a été reproduite dans toute la Péninsule puisqu’on la rencontre sur les peintures de Sant’Angelo in Formis et de Somma-

113 Le thème apparaît en effet dans le Jugement dernier de la cathédrale Saints-Pierre-etPaul de Tat’ev à Siwnik (Arménie) daté des environs de 930 et exécuté par un peintre occidental, cf. Pace et Angheben, 2007, p. 36, et fig. p. 35.

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campagna et sur le retable du Vatican114. En France, on l’a également appliquée mais uniquement dans le Sud-Ouest et en Auvergne où la sculpture est stylistiquement et iconographiquement proche de celle de Conques115. Sur une plaque sculptée de Saint-Georges de Camboulas (Camboularet, Aveyron), on a reproduit très fidèlement la partie centrale de la composition conquoise avec le Christ et les anges aux phylactères. Ce fragment étant malheureusement le seul vestige du portail, on ignore s’il reproduisait entièrement son modèle116. En Auvergne, le thème a été appliqué sur un chapiteau de Saint-Nectaire dont il sera question dans le chapitre suivant. La deuxième composante manifestement caractéristique du SudOuest réside dans l’importance accordée à l’ostension de la croix parousiaque, une croix monumentale portée par deux anges au-dessus du Juge, autrement dit dans l’axe de la composition. On rencontre le thème dès 1100 sur un chapiteau du cloître de Moissac, mais en dehors d’un Jugement dernier, sur un chapiteau de La Daurade ensuite, cette fois dans un véritable Jugement dernier, et enfin à une échelle beaucoup plus monumentale sur le portail de Beaulieu dans le contexte d’une Seconde Parousie117. Les analogies entre le portail de Beaulieu et celui de Conques sont particulièrement frappantes : deux anges portent le signe du Fils de l’homme au-dessus du Juge tandis que deux autres anges exhibent respectivement une couronne et les clous de la Passion. De plus, la résurrection occupe une place secondaire, comparable à celle qu’on lui a accordée au portail de Conques. C’est d’autant plus remarquable que les deux portails bourguignons dédiés à un Jugement dernier ont consacré un registre entier à ce thème. Les analogies entre Beaulieu et Conques ne vont toutefois guère au-delà de ces deux composantes : le portail de Beaulieu intègre, à l’inverse de celui de Conques, les douze apôtres et surtout il ne montre ni le séjour des élus ni celui des damnés, à moins que l’on interprète dans ce sens les animaux et les monstres parfois dévorants des deux registres inférieurs118.

114

Christe, 1999, p. 278 et 318-319. Pour les peintures de Sant’Angelo in Formis et le retable du Vatican, la littérature est trop abondante pour être citée ici. Les peintures de Sommampagna sont en revanche moins connues et moins étudiées, c’est pourquoi il me paraît utile de signaler ici l’ouvrage de Butturini, 1987, p. 48-53. 115 Świechowski, 1973, p. 346-347 et 363 ; et Wirth, 2004, p. 235-256. 116 L. Bousquet, 1948, p. 28-34 ; CIFM 9, p. 66-67. 117 Voir à ce sujet Christe, 1999, p. 185-195. 118 Je rappelle qu’il s’agit de l’opinion de Klein, 1987, p. 137 ; et Baschet, 1993, p. 143 ; tandis que Christe, 1999, p. 184, demeure sceptique par rapport à cette lecture.

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Si le portail de Conques s’enracine bien dans une tradition iconographique locale, il présente de nombreuses particularités thématiques et structurelles qu’il faudra relever systématiquement. Parmi les plus importantes, il convient de signaler dès à présent la superposition de deux séjours infernaux à senestre et de deux lieux accueillant les élus à dextre : le cortège convergent et l’église-paradis. On rencontre ce type de superposition dans les Jugements derniers byzantins, mais en l’absence de relais évident il est difficile de postuler une filiation entre les deux, qu’elle soit directe ou indirecte. À Sant’Angelo in Formis, on rencontre également une structure de ce type, sans doute influencée par le modèle byzantin. Elle s’en distingue cependant par l’identité des figures occupant le jardin paradisiaque et surtout par les damnés qui forment au deuxième registre un cortège centrifuge sombrant progressivement dans une grotte infernale située au registre inférieur. Ce mouvement descendant avait également été adopté dans certains Beatus où, comme à Sant’Angelo in Formis, la superposition des damnés s’inscrit dans une séquence narrative continue partant du haut, où figure le cortège, et aboutissant en bas, dans le lieu infernal119. Il en va tout autrement à Conques où les damnés du deuxième registre ne sont pas appelés à descendre dans l’enfer inférieur tandis que ceux du premier registre pénètrent dans ce lieu infernal par le bas, à travers une porte. LA STRUCTURE Quelles que furent ses sources d’inspiration, la structure la plus proche du portail de Conques reste donc celle des Jugements derniers byzantins. Dans les deux formules, le premier jugement se déroule au registre inférieur, autour de la pesée des âmes ou des actions. Au départ de ce partage, les damnés se rendent dans un enfer architecturalement structuré, même si la formule byzantine n’a pas explicitement figuré ce transfert, et les élus se rendent en cortège dans un séjour paradisiaque. Quant au Jugement dernier, il se déploie dans les registres supérieurs de part et d’autre du Juge : à senestre les damnés sont repoussés par des anges dans un second séjour infernal, cette fois définitif, tandis que les élus regroupés en fonction de leur rang hiérarchique se tournent vers le Christ.

119 New York, Pierpont Morgan Library, ms. 644, f. 219-220r, et Turin, Biblioteca Nazionale, MS. I. II.1, f. 168v-169, cf. Christe, 1999, fig. 17 et 18.

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On a vu que pour les Jugements derniers byzantins, cette lecture permettait de résoudre les deux principaux problèmes structurels soulevés par la localisation du séjour paradisiaque dans l’angle inférieur gauche de la composition et la présence de l’étang de feu audessus de ce séjour. Les mêmes arguments peuvent aisément être transposés au portail de Conques mais, compte tenu de l’importance de cette œuvre et de l’extraordinaire singularité de son programme, il convient de les approfondir. Le jugement unique Il importe de préciser dans un premier temps que si tous les auteurs ont situé les tableaux développés sur les trois registres à la fin des temps, ils n’ont guère relevé et encore moins résolu les difficultés majeures soulevées par cette lecture, à commencer par la duplication de l’enfer, l’articulation chronologique et spatiale entre les espaces figurés sur les deux premiers registres et les statuts de leurs occupants120. Je n’envisagerai toutefois dans un premier temps que deux problématiques structurelles. D’une part les saints et les élus du cortège ne séjournent pas encore dans l’église-paradis traditionnellement considérée comme un séjour définitif, ce qui laisse entendre qu’ils doivent encore s’y rendre121. Sans doute n’est-il pas nécessaire d’imaginer pour autant ces personnages parfois illustres, comme la Vierge et saint Pierre, descendant au registre inférieur, passant devant la balance et les diables, et pénétrant enfin dans l’édifice paradisiaque. La perspective du jugement unique implique néanmoins une lecture descendante – passant du deuxième registre au premier – mais aussi divergente puisqu’après avoir suivi le premier cortège dans sa progression vers le centre, le regard devrait accompagner le second cortège vers un paradis périphérique considérablement éloigné de la théophanie parousiaque. Du point de vue du spectateur, les élus du portail seraient donc amenés à s’éloigner doublement du Christ, contrariant ainsi les deux injonctions exprimées par celui-ci à travers le phylactère destiné aux élus – « Venite benedicti patris mei » – et le geste de sa dextre désignant 120

Bouillet et Servières, 1900, p. 134 ; L. Bousquet, 1948, p. 50 ; et Gaillard et al., 1963, p. 49-50, ont décrit les deux enfers sans la moindre transition. Garland, 1998, p. 158-159, et fig. 3, a proposé un ordre de lecture distinguant clairement les deux enfers, mais il n’en a pas expliqué la logique. 121 L. Bousquet, 1948, p. 74-75, évoque ce lieu après le cortège et le considère comme étant le « Paradis proprement dit », laissant supposer que tous les élus, y compris ceux du cortège, doivent y pénétrer.

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ostensiblement le ciel. Cette lecture foncièrement illogique et inutilement compliquée devient encore plus complexe quand on y intègre la résurrection des morts122. Le concepteur a naturellement pu imaginer un saut à la fois spatial et temporel entre le cortège et l’entrée au paradis, auquel cas la pertinence de l’orientation affectée aux élus du premier registre ne devrait pas être évaluée en fonction de la position du Juge. Il aurait alors dissocié les différents tableaux, substituant à une logique de continuité spatiale et/ou temporelle une logique de confrontation symétrique ou de superposition visant à corréler des lieux complémentaires ou opposés. Mais une telle logique imposerait au spectateur un effort d’abstraction considérable et perdrait par conséquent une grande partie de son efficacité. Elle s’opposerait par ailleurs au sens de lecture ascendant adopté sur les portails romans présentant des séquences narratives continues. Enfin, l’iconographie ne permet pas d’attribuer aux élus et aux damnés des deux premiers registres le même statut de corps ressuscité, comme le montrera l’analyse thématique. Du côté des damnés, c’est au contraire une lecture ascendante qu’impose au regard le point de vue du jugement unique. Les damnés sont littéralement jetés dans l’espace infernal inférieur à travers une porte doublée d’une gueule animale après avoir été précipités tête la première depuis le lieu de la pesée, suivant ainsi un itinéraire symétrique à celui des élus introduits au paradis. Cette vision infernale se prolonge toutefois dans la partie droite du registre médian. La contemporanéité de ces deux visions n’a jamais été remise en question, pas plus que les statuts respectifs des deux enfers. Le principe de continuité chronologique impose par conséquent une lecture ascendante passant du registre inférieur au registre médian. À moins encore une fois que l’on ne dissocie spatialement et chronologiquement les deux enfers. On verra cependant qu’on ne saurait faire abstraction de la chronologie et de la spatialisation de la narration car en plusieurs endroits du portail, des protagonistes passent d’un lieu à l’autre en marchant, en volant ou en chutant. Il y a donc bien un avant et un après et des lieux physiquement plus hauts que d’autres, comme par exemple celui de la pesée par rapport au théâtre des cortèges sous-jacents. 122 Si l’on associe la résurrection, le cortège et l’entrée au paradis à trois moments successifs d’une séquence narrative continue, on suppose dans le même temps une lecture relativement complexe partant de l’écoinçon consacré à la résurrection, se poursuivant dans un second temps au deuxième registre dans un mouvement centripète et s’achevant dans l’angle inférieur gauche de la composition.

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Le double jugement La perspective du double jugement induit au contraire une lecture simple et relativement continue des différents tableaux respectant les différentes logiques représentatives évoquées précédemment. La lecture se fait globalement de bas en haut, comme le veut l’usage roman et, dans chacune des deux parties du portail correspondant aux deux jugements, elle s’effectue à partir du centre. Depuis ces deux points de départ s’impose ensuite naturellement une logique temporelle. La lecture commence donc sur le linteau, autrement dit sur les premiers tableaux qui se présentent au regard, avec la pesée des âmes ou des actions, et se poursuit ensuite dans un double mouvement centrifuge, imprimé par les deux cortèges divergents, vers des lieux de l’au-delà assimilables au paradis d’attente et à l’enfer dans son état antéparousiaque. Si l’intercession de sainte Foy peut être considérée séparément ou en relation avec chacun des deux jugements, la résurrection des morts se rattache nécessairement au Jugement dernier et fait par conséquent office de pivot entre les deux registres. La lecture des deux registres supérieurs n’est pas soumise à un parcours aussi linéaire, mais elle s’articule rigoureusement autour de la figure du Juge, à la fois lieu de convergence de la descente de la croix parousiaque et du cortège des élus, et point de départ du cortège des damnés. Les deux jugements étant chronologiquement séparés, les espaces dans lesquels ils se déroulent ne peuvent pas être comparés, de sorte que la localisation du paradis d’attente dans l’angle inférieur gauche ne pose plus de problème et il en va de même pour la position de l’enfer définitif au-dessus de ce paradis. Enfin, sur le plan de la logique de position, la composition confronte les lieux dévolus aux élus et aux réprouvés en observant une symétrie presque sans faille. Au paradis d’attente, figuré sous la forme d’une église, correspond l’enfer antéparousiaque également inséré dans un cadre architectural, et au cortège des élus pénétrant progressivement dans la nuée répond celui des damnés laborieusement entraînés au plus profond de l’enfer postparousiaque. Cette symétrie n’implique pas que ces différents lieux se situent sur un même plan du point de vue strictement matériel ou encore du point de vue de la hiérarchie des espaces. Le paradis d’attente comme le cortège des élus ne s’inscrivent naturellement pas dans un lieu souterrain, ce qui signifie que la confrontation de ces lieux avec des espaces infernaux se conforme avant tout à une logique de symétrie et de complémentarité ou d’opposition, tout en induisant une succession chronologique de ces différents tableaux à partir des

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deux scènes de jugement. Comme on le verra plus loin, la prééminence spatiale et hiérarchique du cortège des élus par rapport à l’enfer postparousiaque a au contraire été explicitement matérialisée par une habile distribution des nuées. L’interprétation traditionnelle ne peut donc pas se prévaloir d’une cohérence structurelle comparable à celle qui découle de l’hypothèse des deux jugements qui est de surcroît confirmée par un faisceau d’arguments iconographiques et épigraphiques convergents, mais avant d’y arriver il convient d’approfondir les arguments structurels en examinant les nuées et les passages. NUÉES ET PASSAGES La structuration du champ figuratif du portail ne s’effectue pas uniquement par le biais des bandeaux. Les nuées, employées avec une rare prolixité, délimitent également certains secteurs du portail et offrent des indications extrêmement précieuses sur la nature des différents espaces dans lesquels évoluent les personnages. Les passages, autrement dit les lieux par lesquels il est possible de passer d’un compartiment à l’autre, fournissent également des informations essentielles sur ces espaces ainsi que sur le probable hiatus temporel séparant l’essentiel du registre inférieur des deux registres supérieurs. Les nuées Les nuées se rattachant essentiellement aux anges et au Christ, elles se concentrent très logiquement sur les deux registres supérieurs. Cette relation n’est cependant pas systématique puisque les anges figurés devant l’église-paradis évoluent sur la ligne de sol, au même titre que les élus, les diables et les damnés. La répartition des nuées contribue ainsi à dessiner une géographie céleste limitée pour l’essentiel aux deux registres supérieurs, excluant cependant l’enfer et la majeure partie du cortège des élus. Sur ces deux registres, les nuées se développent symétriquement autour de l’axe de la composition et se déploient ensuite horizontalement, mais cette fois de manière asymétrique. Au sommet du tympan, elles se sont écartées comme des rideaux pour dégager l’espace entourant la croix. Les deux anges soutenant cette croix surgissent de la frange sommitale indiquant de la sorte qu’ils proviennent d’un ciel supérieur ou transcendant et font irruption dans le ciel visible, que l’on pourrait également qualifier de « terrestre », afin d’annoncer la Parousie. Le lieu de cette théophanie est donc conforme à celui dont il est question chez Matthieu pour lequel

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le signe du Fils de l’homme apparaîtra dans le ciel (Mt 24, 30). La transcription de ce passage sur la croix de Conques confirme du reste l’assimilation de l’espace dégagé par les nuées au ciel, au même titre que les allégories du soleil et de la lune. Dans les écoinçons, les deux anges buccinateurs prennent appui sur les deux colonnes de nuages entourant la croix parousiaque et s’engagent dans des mouvements centrifuges, afin de rassembler les « élus des quatre vents, d’un bout à l’autre du ciel » (Mt 24, 31). Au registre médian, le Christ se détache sur une nuée dont la forme en amande prolonge celle de la mandorle, dans une composition traduisant littéralement le passage de Matthieu succédant à l’apparition du signe dans le ciel : « Toutes les tribus de la terre (…) verront le Fils de l’homme environné de gloire et de majesté, revenir sur les nuées du ciel » (Mt 24, 30)123. La gloire divine est encadrée de quatre anges : les deux anges figurés à son sommet exposent les phylactères portant les sentences d’élection et de damnation tandis que les deux autres émergent du massif nuageux bordant la partie inférieure de la gloire en exhibant des cierges. De part et d’autre de l’axe médian, les nuées s’étendent davantage qu’au registre supérieur. À la droite du Christ, elles forment un bandeau horizontal séparant les élus d’un groupe de quatre anges déroulant des phylactères sur lesquels sont écrits des noms de vertus et, à sa gauche, elles s’étirent verticalement pour servir de socle aux quatre anges militaires et officiants postés entre le tribunal divin et l’enfer supérieur. Les anges céroféraires et ceux des deux quaternités latérales se tiennent à l’intérieur des nuées, la partie inférieure de leur corps disparaissant dans un massif dont les festons sont orientés vers le haut124. Cette disposition ne signifie pas que ces anges se tiennent en un lieu situé au-dessus du ciel visible et s’opposeraient en cela aux anges buccinateurs : elle caractérise plus prosaïquement les anges figurés verticalement, comme l’indique également la disposition de l’ange manipulant la balance. Plus significative en revanche est l’extension de ces nuées qui établit une frontière très nette entre le monde céleste d’une part et les mondes infernal et terrestre d’autre part. Sous le Christ et à sa gauche, les nuées se prolongent jusqu’au bandeau séparant les deux premiers 123

Une vision analogue est évoquée dans l’Évangile de Marc : « Alors on verra le Fils de l’homme revenir sur les nuées avec une grande puissance et avec gloire » (Mc 13, 26). 124 Pour la quaternité située à senestre, il est difficile d’affirmer que les nuées ne se prolongent pas sur toute la hauteur du registre car les ailes entrecroisées viennent masquer le fond de la dalle.

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registres. Ce procédé permet de corriger une incongruité engendrée par la suppression des apôtres assesseurs, traditionnellement figurés aux côtés du Juge, au profit du cortège des élus et de l’enfer supérieur. En dépit de toute cohérence spatiale, cette formule iconographique juxtapose en effet sur un même niveau le Christ, des anges, des élus – évoluant manifestement sur un sol terrestre – et des damnés croupissant en un lieu théoriquement souterrain, même si la terre est censée disparaître à la fin des temps. En prolongeant les nuées jusqu’à l’extrémité inférieure du registre, le concepteur a donc suggéré l’indispensable distance matérielle séparant ces différents protagonistes, rétablissant ainsi partiellement la hiérarchie des espaces. À dextre, les nuées comblent les interstices subsistant entre les premiers élus du cortège sans pour autant se prolonger jusqu’au sol comme elles le font à senestre, marquant ainsi très clairement le point de contact entre la terre et le ciel. Dans une telle configuration, les élus semblent pénétrer progressivement dans la nuée et, par extension, dans le ciel où se trouve le royaume qui leur est promis et dans lequel ils deviendront les concitoyens des anges. Cette lecture est corroborée par l’observation du registre inférieur où les ondes atmosphériques ont presque entièrement disparu. Les deux seules occurrences sont infiniment moins développées et surtout elles investissent le niveau du sous-registre supérieur. La première s’inscrit dans l’écoinçon consacré à l’« intercession de sainte Foy » où elle accompagne l’apparition de la main divine, conformément à la tradition iconographique. La confrontation d’un espace terrestre – l’église de Conques – et d’un « ciel » indépendant confère à cette image une grande autonomie et ne fournit par conséquent aucune information sur la localisation spatiale et temporelle de l’église-paradis. La deuxième nuée du registre inférieur est en revanche plus instructive. Elle entre en contact avec un bandeau de séparation et possède des festons orientés vers le haut, engainant littéralement le bas du corps de l’ange affecté à la pesée des actions ou des âmes, à la manière des ondes enveloppant les anges du registre médian. L’insertion de cette nuée a probablement été motivée en grande partie par l’exiguïté du cadre : le concepteur aurait utilisé cette formule pour pouvoir figurer l’ange en buste et lui donner des proportions convenables. C’est d’autant plus vraisemblable que pour inscrire la longue silhouette du diable dans ce sous-registre, il a dû l’agenouiller et lui courber l’échine. Il est possible cependant que cette nuée ait également été destinée à marquer la limite de l’extension de l’espace céleste, comme au registre médian. Elle semble en tout cas établir

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une distance symbolique entre l’ange et le démon ainsi qu’un rapport hiérarchique entre le lieu de la pesée et le sous-registre inférieur où les nuées ont totalement disparu. Pour l’enfer inférieur, cette disparition s’explique parfaitement, mais pour l’église-paradis elle ne se justifie pleinement que dans le contexte du jugement immédiat. L’absence de référence au ciel établit en effet un rapport hiérarchique d’infériorité par rapport aux espaces occupés par les nuées ou situés au-dessus. On pourrait bien entendu considérer qu’il n’était pas nécessaire d’inscrire le paradis définitif dans une nuée terrestre puisque à la fin des temps le ciel est appelé à disparaître définitivement, au même titre que la terre et les astres. Mais comme on le verra ultérieurement, cette disparition des nuées s’accompagne d’une disparition tout aussi remarquable des êtres célestes. Si ces derniers figurent bien à la porte de l’église-paradis, ils n’apparaissent pas à l’intérieur alors que le registre médian suggérait une rencontre imminente entre les citoyens humains et angéliques de la Cité céleste. De plus, l’ange affecté à la pesée surgit encore d’une nuée alors que les autres anges évoluent sur la bande de sol. On pourrait estimer que cette dernière localisation était inévitable dans une scène où des anges conduisent les élus vers l’égliseparadis, mais la confrontation entre anges et êtres humains – damnés ou élus – du deuxième registre montre que le concepteur a été capable d’établir une distance physique entre eux lorsqu’il le jugeait nécessaire. Et si l’on voulait considérer l’absence de nuées dans l’égliseparadis et sur son parvis comme un signe de la disparition du ciel terrestre, il faudrait conjecturer que celle-ci est intervenue entre la pesée et l’introduction des élus au paradis, ce qui paraît peu vraisemblable. Cette absence suggère donc avec force que ce lieu ne se situe pas au ciel et ne saurait par conséquent figurer efficacement le séjour définitif des élus. Elle est d’autant plus significative qu’au registre médian, la répartition des nuées a très judicieusement rétabli la hiérarchie des espaces que leur confrontation symétrique avait abolie. Les passages L’analyse montre donc que les nuées contribuent, au même titre que les bandeaux, à découper les espaces, tout en assimilant certaines aires au ciel visible. Ces différents espaces ne sont toutefois pas totalement cloisonnés puisque plusieurs passages permettent la circulation d’une aire à une autre. Leur examen est fondamental non seulement pour la caractérisation des espaces mais aussi pour la com-

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préhension de la logique figurative du portail dans la mesure où le transfert d’un lieu à l’autre suggère une lecture fondée sur des séquences narratives. Les franchissements des nuées ont déjà été signalés plus haut : ils concernent principalement les anges transportant la croix, les élus du registre médian et la main divine. Il convient donc de se concentrer ici sur les franchissements des bandeaux de séparation. Le plus important est celui qui a été pratiqué sur le bandeau supérieur, en vue de libérer la voie au Juge et à la croix descendant depuis le ciel invisible jusqu’au ciel visible, au milieu des nuées. Pour produire cet effet de franchissement, on a interrompu le bandeau de séparation non pas abruptement mais en l’incurvant progressivement, comme s’il passait derrière les nuées, ce qui donne l’impression que le Juge se tient devant ce bandeau. Le mouvement descendant propre à la Parousie est ainsi matérialisé de manière éminemment suggestive. Au registre médian, un franchissement a été pratiqué entre les deux demi-registres de l’enfer supérieur. Au point de contact entre les deux dalles sur lesquelles se déploie cet enfer, les bandeaux intermédiaires s’incurvent avant de s’interrompre de manière à pratiquer une trouée dans le sol du demi-registre supérieur (fig. 69)125. On pourrait penser que cette interruption résulte d’un problème de raccord entre les deux plaques, mais l’iconographie montre clairement qu’on a utilisé ce passage pour y faire transiter un réprouvé. On notera au demeurant, mais il faudra y revenir plus longuement, que le mouvement imposé au damné s’assimile à une chute et non à une ascension. Au registre inférieur enfin ont été figurés trois franchissements qui, à la différence des précédents ne se fondent pas sur une interruption des bandeaux. Tous les trois concernent le centre du registre. À droite de la pesée, un homme traverse le sous-registre supérieur pour plonger aussitôt dans la direction du « parvis » de l’enfer en passant à travers une cavité pratiquée dans le bandeau (fig. 55). Il semble toutefois provenir d’un autre lieu situé plus haut puisque ses pieds disparaissent dans une forme quadrangulaire dont l’interprétation est particulièrement difficile126. Sur le parvis de l’enfer, le même bandeau horizontal est partiellement masqué par les cheveux d’un diable plus grand que les autres, ainsi que par son arme, une sorte de pilon127 ou de massue. Dans ce cas-ci, le franchissement s’effectue 125 126 127

Dans la numérotation de Jean-Claude Bonne, il s’agit des panneaux B3’ et B4’. Pour Bonne, 1984, p. 101, cette corniche doit figurer une trappe. Bonne, 1984, p. 102 et 295.

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fig. 55. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, la pesée et les cortèges divergents.

donc par l’extérieur. Enfin derrière ce diable, un élu se glisse derrière le montant vertical marquant la frontière entre le parvis de l’enfer et celui du paradis. Ces observations montrent que plusieurs passages ont été pratiqués à l’intérieur des espaces délimités par les bandeaux sans qu’aucun ne franchisse la frontière entre les deux premiers registres. Le choix d’une origine indéterminée mais distincte du bandeau pour le personnage plongeant vers le parvis de l’enfer suggère même que le concepteur a volontairement écarté tout transfert de cette nature. On peut comprendre que pour des raisons esthétiques, voire techniques, on ait évité de perforer le bandeau séparant les deux premiers registres. On voit d’ailleurs mal comment on aurait pu figurer le passage des élus d’un registre à l’autre sans nuire à la rigueur de la composition et à la dignité de ces figures hautement valorisées. Mais du côté de l’enfer, on aurait pu suggérer à travers les attitudes et les regards le parcours ascendant que sont supposés avoir suivi les damnés du deuxième registre après avoir transité par l’enfer inférieur. Au portail occidental d’Autun, on a su très habilement suggérer un franchissement de ce type, avec les deux mains gigantesques et monstrueuses prenant en tenaille le cou d’un damné sortant de son tombeau. Comme on l’a vu précédemment, tout indique que cette

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main assure le transport sans ménagement des pécheurs ressuscités vers le tympan où un diable possédant les mêmes mains griffues prend le relais en agrippant un damné par la tête pour lui faire subir l’épreuve de la balance. À Conques, on a également su mettre en œuvre des relations visuelles et gestuelles entre personnages appartenant à des registres différents, mais elles se limitent à la résurrection des morts dans laquelle les anges buccinateurs établissent par la position de leur corps et l’orientation de leur regard une relation très étroite avec les ressuscités pourtant très éloignés. À l’inverse, aucun élu du registre médian ne se tourne vers le bas et aucun damné du registre inférieur n’esquisse le moindre mouvement ascendant128. Il apparaît donc que le programme comporte une part considérable de narrativité et de transitivité, et ne peut pas s’expliquer exclusivement par une logique de confrontation symétrique et de superposition. Et surtout, les seuls franchissements représentés s’effectuent à l’intérieur des deux aires du portail correspondant de mon point de vue aux deux jugements, mais pas entre elles. Une circulation entre la pesée et la résurrection des morts demeure possible puisque rien ne sépare les deux aires, mais elle n’est aucunement suggérée par l’attitude des personnages. Au même titre que la topographie des nuées, la répartition des passages plaide donc en faveur de l’hypothèse du jugement immédiat. Deux registres pour deux jugements L’examen de la structure a montré les nombreuses incohérences qu’implique la lecture traditionnelle du portail. La plupart de ces incohérences se dissipent au contraire lorsqu’on aborde le registre inférieur sous l’angle du jugement immédiat. On voit alors s’esquisser un schéma à la fois simple et logique. Au premier registre, le premier jugement, effectué au moyen d’une balance, décide du sort des âmes séparées, les unes étant précipitées en enfer tandis que les autres sont conduites dans le paradis d’attente ; au deuxième registre, le Christ de la Parousie procède à une nouvelle séparation, cette fois définitive, appelant à lui les élus et repoussant les damnés vers l’enfer, relayé dans cette tâche par les anges militaires. Entre la pesée et le paradis d’attente s’intercale la résurrection des morts qui constitue le prélude 128 Pour être complet, il faut relever qu’entre la partie centrale de l’enfer inférieur et les écoinçons, il n’existe pas de passage ni de communications visuelles et/ou gestuelles entre les personnages. On verra cependant que la continuité entre ces compartiments est suggérée par l’omniprésence des flammes.

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du Jugement dernier et assure ainsi la transition entre les deux jugements. À Mâcon, cette lecture est corroborée par la proximité de deux œuvres dans lesquelles le jugement immédiat occupe un emplacement identique ou équivalent : Anzy-le-Duc et Saint-Paul-de-Varax. De manière analogue, l’application de l’hypothèse du double jugement au portail de Conques peut s’appuyer sur la représentation du jugement immédiat du portail d’Espalion dont l’interprétation se fonde sans la moindre ambiguïté sur une scène de transitus. La comparaison avec cette œuvre est d’autant plus significative que celle-ci est géographiquement proche, qu’elle présente plusieurs similitudes iconographiques, dont il sera question ultérieurement, avec le portail de Conques et qu’elle appartenait à une dépendance de la grande abbaye rouergate. Comme à Saint-Paul-de-Varax, il semble donc que l’on a extrait une partie du premier registre d’un programme plus vaste pour l’associer à un autre thème, en l’occurrence la Pentecôte. Le portail d’Espalion montre ainsi avec force l’autonomie du premier registre de Conques et l’importance considérable accordée au premier jugement dans le milieu conquois. LE JUGEMENT IMMÉDIAT L’analyse montrera que la plupart des thèmes, leur agencement et l’épigraphie corroborent l’hypothèse du double jugement. Il faudra les examiner systématiquement sous l’angle des deux lectures possibles : jugement unique et jugement double. Comme pour le portail de Mâcon, cette analyse suivra l’ordre chronologique induit par l’hypothèse du double jugement. Sera donc abordé dans un premier temps le registre inférieur, avec les analyses successives de la pesée, de l’enfer et de l’église-paradis. Il sera ensuite question des deux scènes intermédiaires – l’intercession de sainte Foy et la résurrection des morts – et enfin du registre médian pour lequel sera adopté le même ordre que pour le premier : le jugement, l’enfer et le cortège des élus. La pesée et les cortèges divergents La pesée des âmes ou des actions Dans l’hypothèse du jugement immédiat, le premier acte du drame est la pesée effectuée par un ange, sans doute saint Michel, auquel s’oppose un grand diable agenouillé (fig. 55-56). Ce tableau figure pourtant à côté de la résurrection des morts, sur le sous-registre supé-

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fig. 56. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, la pesée.

rieur du linteau, sans la moindre séparation matérielle avec cette scène. Cette absence totale de cloisonnement constitue le principal argument contrariant l’hypothèse du jugement immédiat. On notera toutefois que la pesée n’est pas davantage isolée de la section de l’enfer située dans l’écoinçon symétrique à celui de la résurrection, à l’extérieur de l’enceinte délimité par la porte et le bandeau en bâtière. Ce débordement spatial de l’enfer dépourvu de limite est d’autant plus difficile à expliquer que l’un des deux damnés torturés dans cet écoinçon tourne son regard exactement dans la direction de la pesée. De mon point de vue, ces anomalies sont attribuables essentiellement à un choix esthétique. Le linteau a été rigoureusement subdivisé par de larges bandeaux en compartiments épousant des formes géométriques, simples et symétriques. En ajoutant des cloisons verticales de part et d’autre de la pesée, on aurait profondément modifié cette structure en lui faisant perdre une grande partie de sa simplicité et, partant, de sa lisibilité. Aussi convient-il de relativiser l’incohérence que semble représenter l’absence de cloison entre la pesée et la résurrection. La juxtaposition de ces deux thèmes pose des problèmes moins épineux mais non moins réels dans la perspective du jugement unique. Si l’on conçoit une continuité narrative, suggérée par l’ab-

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sence de cloison, entre la résurrection et la pesée, on doit en déduire que le parcours des élus se poursuit, comme celui des damnés, sur le sous-registre inférieur pour aboutir dans l’église-paradis. Ce parcours exclurait toutefois les élus du deuxième registre. Il faudrait alors déterminer si ces élus doivent également accéder à l’église-paradis et comment : en passant devant la balance et le diable menaçant qui tente d’en infléchir le verdict, en empruntant un autre chemin  ? Aucune solution crédible ne semble s’imposer. Dans la perspective du premier jugement au contraire, la narration part de la pesée, elle se poursuit dans les lieux de l’au-delà et s’achève avec la résurrection et les cortèges du deuxième registre où les élus s’apprêtent non pas à descendre dans l’église-paradis mais à monter au ciel. Le jugement immédiat intervenant dans les instants succédant à la séparation de l’âme et du corps, le véritable point de départ du drame devrait être le trépas, comme on peut le voir à Espalion, mais le portail de Conques n’a intégré aucune scène de ce type. La seule indication concernant l’origine des âmes faisant l’objet du jugement est fournie par le personnage traversant, tête la première, le sousregistre de la pesée pour atterrir sur le parvis de l’enfer. Or, cette âme ne provient pas du lieu de la résurrection mais d’un endroit situé au-delà de l’image, simplement évoqué par la plaque rectangulaire de laquelle il surgit. De plus, ce personnage, comme les deux damnés figurés sur le parvis de l’enfer, est entièrement nu alors que les ressuscités sortant de leur sarcophage sont habillés. Il est vrai que les ressuscités se trouvent du côté des élus et que ceux-ci sont tous habillés alors que la plupart des damnés de l’enfer inférieur sont largement dénudés. La nudité du personnage tombant pourrait dès lors correspondre à son statut de damné et non à sa qualité d’âme séparée. C’est d’autant plus vraisemblable qu’il cache son sexe des deux mains. On pourrait poursuivre le raisonnement en interprétant cette étrange scène comme la résurrection des damnés, ce qui serait assez logique puisque la seule véritable résurrection des morts ne concerne manifestement que des élus, il faudra y revenir. Une telle hypothèse paraît toutefois peu vraisemblable dans la mesure où il était parfaitement possible de figurer des damnés sortant de terre ou de sarcophages dans l’écoinçon symétrique à celui qui accueille la résurrection des élus. Dans l’optique du double jugement, il faudrait supposer que le personnage chutant vient de mourir, mais l’image ne permet pas de préciser comment il est passé du lieu de son trépas à celui de la pesée. L’essentiel reste que le linteau ne montre aucun transfert des élus depuis leur sarcophage jusqu’à la pesée, et que le seul justiciable direc-

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tement associé à cette scène provient d’un lieu indéterminé, mais distinct de celui qui sert de théâtre à la résurrection. Le jugement proprement dit s’effectue au moyen d’une balance. Les plateaux étant occupés à gauche par des croix et à droite par un visage simiesque, on peut supposer que ce sont les actions et non les âmes qui font l’objet de la pesée. La première partie de ce livre a montré que les textes et les images évoquant le transitus utilisent fréquemment le thème de la balance. C’est le cas en particulier à Espalion, autrement dit dans un contexte culturel conquois. Le motif a également été introduit progressivement dans les Jugements derniers, sur les croix sculptées irlandaises d’abord (Xe siècle)129 et beaucoup plus tard sur les portails romans, à commencer par celui d’Autun. Mais en règle générale, on a préféré matérialiser le jugement par le biais des phylactères contenant les sentences d’élection et de damnation130 ou plus simplement par la gestualité affectée à la figure du Juge. À Conques, on a cumulé ces deux modalités judiciaires en leur ajoutant le Livre de Vie exhibé par un des anges inscrits à la gauche du Juge. Si l’on situait l’usage de la balance dans le cadre du Jugement dernier, il serait par conséquent redondant. D’autant qu’aucun Jugement dernier antérieur ou contemporain à celui de Conques ne cumule à ma connaissance l’ostension des phylactères et la pesée. Si à Saint-Georges de Camboulas, l’inscription courant aux pieds du Christ suggère la présence d’une pesée au registre inférieur – « ainsi seront pesés les bons et les méchants »131 –, l’absence de vestiges matériels empêche d’en tirer la moindre conclusion132. On peut également citer les exemples de Saint-Nectaire et de Fossa (Abruzzes), mais dans ces deux compositions la pesée correspond de mon point de vue au premier jugement133. Dans l’interprétation traditionnelle du portail de Conques, l’accumulation d’instruments judiciaires se justifierait donc difficilement. 129

Christe, 1999, p. 175-176. Ces phylactères sont tenus tantôt par le Christ (ivoire du Victoria and Albert Museum, peintures d’Indensen, Bible de Floreffe, cuve baptismale de Freckenhorst, portail de SaintDenis et peut-être le Portico de la Gloria à Compostelle) tantôt par des anges (Tat’ev, Apocalypse de Bamberg, Péricopes d’Henri II, Sant’Angelo in Formis, retable du Vatican, Sommacampagna). 131 « …S : PRO : PLEBE : FIDELI : SIC : PENSABVNTVR : [BONA] : SEV MA[LA] … » : « … pour le peuple fidèle. Ainsi seront pesées les bonnes ou les mauvaises actions », cf. CIFM 9, p. 66-67. 132 L’inscription de Camboulas pourrait laisser entendre que le Jugement dernier s’effectue sous la forme d’une pesée, mais elle pourrait également se référer au registre inférieur au sujet duquel il serait hasardeux de formuler la moindre hypothèse. 133 Pour le Jugement dernier de Fossa, je renvoie à Angheben, 2013. 130

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fig. 57. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, entrée de l’enfer antéparousiaque.

Dans l’hypothèse du double jugement au contraire, la pesée est très logiquement utilisée pour le jugement immédiat, conformément à ce que suggèrent les textes et une grande partie de la tradition iconographique romane, et disparaît à la fin des temps pour céder sa place à l’ostension des phylactères et au Livre de Vie. Les parvis de l’enfer et du paradis et les cortèges divergents À Conques, le déplacement des âmes depuis la pesée jusqu’aux deux séjours opposés de l’au-delà passe par deux espaces intermédiaires communicants que l’on pourrait qualifier de vestibules, d’antichambres134 ou de parvis de l’enfer et du paradis (fig. 55 et 57-58). Comme on l’a vu précédemment, la direction empruntée par les âmes après le jugement est indiquée par un personnage plongeant d’un lieu indéterminé, situé en dehors du champ de l’image, vers le parvis de l’enfer en passant devant la pesée. Sa nudité et son geste de pudeur le désignent plutôt comme un pécheur. C’est ce que suggèrent également son positionnement à la gauche de l’ange, du côté des démons, ainsi que la modalité de son transfert : une chute plongeante que rien 134

Bonne, 1984, p. 102-110.

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fig. 58. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, entrée du paradis.

ne semble destiné à amortir. Cette séquence narrative se poursuit d’ailleurs sur le parvis de l’enfer avec deux diables repoussant deux damnés – également nus – vers l’entrée de l’espace infernal. Dans cette optique, les réprouvés sont très logiquement précipités d’un endroit situé en surplomb vers un lieu inférieur voire souterrain, ce qui convient idéalement à l’enfer. Mais cela signifierait que les élus ne sont pas concernés par cette séquence narrative et qu’après la pesée, leur parcours n’est évoqué qu’au moment de leur entrée au paradis. À ce stade de leur parcours, les élus forment une sorte de cortège dont le point de départ se situe derrière le montant vertical séparant les deux parvis (fig. 58). Un élu disparaissant partiellement derrière ce montant est entraîné vigoureusement par un ange dans la direction du paradis. Jean-Claude Bonne et Jérôme Baschet y ont vu la figuration d’une âme initialement introduite dans l’antichambre infernale et bénéficiant ensuite d’un sauvetage in extremis135. Une telle lecture suppose que les élus ne doivent pas transiter par l’espace situé devant la porte de l’enfer, ce qui est loin d’être évident. Quoi 135 Ibid., p. 103-107 ; et Baschet, 1993, p. 545-546. Il faut toutefois signaler dès à présent que le Liber miraculorum mentionne non pas des transferts de pécheurs de l’enfer vers le paradis mais de l’enfer à la vie, et ce afin de leur permettre de racheter leurs fautes.

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qu’il en soit, l’attitude du dernier élu du cortège ne le distingue en rien des deux premiers. La volonté de leur conférer un aspect identique est au contraire patente : ils possèdent le même vêtement court, le même visage dépourvu d’expression de frayeur, ils avancent tous le pied droit et se laissent entraîner par la ou les mains. En réalité, le contact avec la sphère diabolique est établi visuellement par l’ange de droite et l’élu situé en retrait à sa droite puisque leurs regards se tournent dans la direction du diable au pilon. Cela signifie probablement que même après la pesée, les justes et les anges ont encore de bonnes raisons de craindre ces diables, à l’instar des élus de Mâcon, mais cela n’implique nullement que les élus ont connu des sorts différenciés selon qu’ils se tiennent au début ou à la fin du cortège. Il me semble par conséquent que le point de départ de ce cortège se situe soit sur le parvis de l’enfer, soit derrière le montant vertical. La première hypothèse suppose que les élus sont également passés par le trou pratiqué dans le bandeau horizontal, mais dans ce cas comment expliquer qu’ils sont habillés alors que les damnés ne le sont pas ? La seconde hypothèse sous-entend l’existence d’une entrée séparée ou plus simplement une indétermination du parcours des élus volontaire ou imposée par l’exiguïté de l’espace, ce qui me paraît plus vraisemblable. Quelle que soit l’explication que l’on retiendra, on ne pourra que constater les lacunes subsistant dans le parcours des élus dans cette scène fatalement trop réduite par rapport à la complexité du sujet représenté, et l’hiatus apparent qui en découle. La porte et la gueule de l’enfer Avant d’en arriver à l’examen de l’enfer, il est nécessaire d’en observer l’entrée et les modalités d’accès (fig. 55, 57 et 59-60). Cette entrée est constituée d’une porte de laquelle surgissent la tête et les pattes antérieures d’un animal monstrueux. Le corps du monstre ne se prolonge pas à l’intérieur de l’enfer, si bien qu’après avoir été jetés dans sa gueule, les damnés retombent violemment de l’autre côté comme s’ils traversaient le seuil d’une porte ordinaire. Très significativement, c’est également une tête monstrueuse dépourvue de corps qui sert d’accès à l’enfer dans le jugement immédiat d’Espalion, même si cette tête ne surgit pas d’une porte136.

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À Saint-Paul-de-Varax, on retrouve le thème de la tête engoulant sortant de la porte de l’enfer.

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À Conques, le concepteur a très habilement combiné le thème de la chute des damnés en enfer avec celui du cavalier désarçonné (fig. 59). Un chevalier en cotte de mailles est précipité sur le sol par son cheval et surtout par deux diables farouchement déterminés. L’accès à l’enfer s’effectue donc sous la forme d’une chute, prolongeant d’une certaine manière la chute imposée aux âmes – sans doute exclusivement les âmes damnées – depuis le sommet du linteau. Bien que cette scène appartienne intégralement à l’enfer, il convient de la prendre déjà en considération car elle fournit des indices extrêfig. 59. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, mement précieux sur la gueule monstrueuse. cavalier désarçonné. Il y a plus de cinquante ans, Louis Bousquet a proposé de voir dans ce tableau la représentation d’un épisode du Liber miraculorum sancte Fidis137. Bernard d’Angers rapporte que Rainon, seigneur d’Aubin en Rouergue, avait été excommunié par les moines de Conques. Un jour où il chevauchait avec trente cavaliers, il rencontra le moine Bergand et, emporté par un élan de cupidité et d’orgueil, il se précipita violemment sur lui. Mais au moment où il allait atteindre sa victime, son cheval se renversa subitement et la sentence divine commanda que le seigneur violent périsse aussitôt. Après avoir achevé son récit, Bernard d’Angers rappelle que dans la Psychomachie de Prudence, Superbia perd la vie dans des circonstances analogues138. L’auteur transforme donc cet événement contemporain en exemplum destiné à actualiser le passage de la Psychomachie relatif à l’orgueil. 137

L. Bousquet, 1948, p. 42-46. LM I, 5 ; éd. Robertini, p. 94-95. Voir aussi le texte de Prudence, Psychomachia, 253-258 ; éd. Lavarenne, p. 59. Il faut signaler l’existence d’une image analogue dans la Vision de Thurkill où les damnés miment leurs péchés : dans ce contexte, le chevalier mime la guerre avant d’être jeté à bas de son cheval et de recevoir des châtiments publics : Visio Thurkilli ; éd. Schmidt, p. 23.

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Avant et après Louis Bousquet, la plupart des auteurs ont reconnu dans ce personnage une figure de l’orgueil, mais très peu l’ont suivi dans son interprétation historique139. Cette hypothèse se fonde toutefois sur deux arguments supplémentaires qui n’ont pas encore été envisagés. Pour commencer, le cavalier a conservé ses vêtements alors que les damnés sont entièrement nus au moment où ils sont enfournés dans la gueule infernale et à peine vêtus à l’intérieur de l’enfer. Il est également le seul damné de l’enfer inférieur dont le statut social a été clairement affirmé. Or, la Psychomachie décrit Superbia comme une femme coiffée d’une sorte de tour et vêtue d’un manteau de lin fin140. Et cette description a généralement été transposée dans l’iconographie141, y compris dans l’Hortus deliciarum où les personnifications des autres vices sont des guerrières revêtues d’un heaume et d’un haubert142. Il faut en effet attendre le début du XIIIe siècle pour voir, à la rose occidentale de Notre-Dame de Paris, Superbia protégée par une cotte de mailles143. La cotte de mailles arborée par le chevalier de Conques constitue par conséquent un ajout par rapport au récit de Prudence. On pourrait l’interpréter comme un moyen d’attribuer le péché d’orgueil à une classe sociale particulière, mais ce procédé n’a pas été appliqué à l’avare, que l’on aurait pu présenter comme un nanti, ni au musicien de l’écoinçon situé à côté de la pesée ou encore au roi du registre médian, identifiable à sa seule couronne. Comme il l’a fait pour ces trois pécheurs, le concepteur aurait pu choisir de présenter l’orgueilleux largement dénudé tout en lui associant un attribut permettant de reconnaître son statut social. Aussi peut-on supposer que cette cotte de mailles a été conçue comme une allusion supplémentaire à la mort de Rainon. Le deuxième argument favorable à cette interprétation vient d’une précision de Bernard d’Angers qui affirme que le jugement divin a destiné Rainon à la mort et qu’il l’a ensuite envoyé à « Orcus », terme que l’on a traduit par « enfer », où il devint la « proie des démons »144. 139

L’hypothèse a été retenue par Phalip, 1997, p. 135 ; et Gaillard et al., 1963, p. 49-50. Pour Mâle, 1922, p. 414, il s’agit de l’Orgueil. J. Bousquet, 1971, p. 150 ; Bonne, 1984, p. 205 ; et Vergnolle, 2011, p. 136, ont écarté l’identification du cavalier avec Rainon. Garland, 1998, p. 169, estime pour sa part que l’identité des personnages est secondaire par rapport à ce qu’ils représentent du point de vue typologique et social. 140 Prudence, Psychomachia, 178-189 ; éd. Lavarenne, p. 57. 141 Norman, 1988, fig. 24. 142 Paris, BNF, ms. lat.8318, f. 53, cf. Katzenellenbogen, 1939, fig. 8a. 143 Mâle, 1948, p. 236, et fig. 64. 144 « […] ipse [Raieno] prior, divino iudicio mortis sententiam excipiens, demittitur Orco, comes inferorum factus vel preda demonum » (LM I, 5, 9 ; éd. Robertini, p. 94).

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Le terme « Orcus » a été emprunté à Virgile qui en faisait l’équivalent d’« Hadès »145. Il a ensuite été repris dans une phrase plus explicite par le continuateur anonyme du Liber miraculorum qui affirme, dans le prologue du Livre IV, que le pouvoir de sainte Foy est tel que la mort elle-même lui obéit, si bien qu’Orcus doit restituer par sa bouche sanguinaire les âmes dont il cherche constamment à remplir son ventre de harpie146. On peut en déduire qu’Orcus est une sorte de monstre insatiable ingérant continuellement de nouvelles victimes. Le Liber miraculorum réunit ainsi trois images étroitement associées sur le portail de Conques : une gueule dévorante servant d’entrée à l’enfer, un chevalier en armure renversé par son cheval et des diables fondant sur leur nouvelle proie. Si ces analogies ne constituent pas des arguments absolus, leur étonnante convergence plaide largement en faveur de la lecture à la fois historique et morale de la scène. Or, l’histoire de Rainon se rapporte non pas au Jugement dernier mais au jugement immédiat. Le texte de Bernard d’Angers précise d’ailleurs qu’il a été condamné à mort par une sentence prononcée à l’occasion d’un jugement divin. Quant au récit du continuateur, il affirme la réversibilité de l’ingestion infligée par Orcus pour les âmes protégées par sainte Foy, ce qui n’est évidemment plus possible après l’ultime jugement. Que l’on rattache ou non le cavalier désarçonné à l’histoire de Rainon, il subsiste que le Liber miraculorum a conçu l’entrée des damnés en enfer après le premier jugement comme une dévoration par un monstre insatiable. L’emploi d’une image analogue sur le portail renforce donc grandement l’hypothèse du jugement immédiat. L’enfer inférieur Dans la perspective exclusive du Jugement dernier, l’enfer du deuxième registre semble faire double emploi avec celui du premier. C’est pourquoi il importe de comparer la structure et les composantes de ces deux lieux infernaux et d’évaluer méthodiquement si leurs caractéristiques se rapportent davantage à la situation actuelle des âmes séparées ou à une vision future des corps ressuscités. 145

Robertini, p. 331, note 9. « Quin etiam inusitato more voracissimus Orcus ab ore cruento intactas cogitur reddere animarum offas, quibus insatiabilem cupiens lenire famem, harpialem semper inhiat infarcire ventrem » (LM IV, 1, 13 ; éd. Robertini, p. 219). Le terme « Orcus » est également employé dans le récit mettant en scène une noble dame coupable d’avarice et frappée de mort par la volonté divine : « infelicem spiritum Orco demisit » : LM III, 16, 5 ; ibid., p. 205. On notera à ce sujet que dans l’Évangile de Nicodème (20, 2), l’enfer apparaît comme une gueule toujours béante. 146

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fig. 60. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, l’enfer antéparousiaque.

Emplacement et structure L’enfer inférieur s’inscrit dans l’angle inférieur droit de la composition, ce qui convient idéalement à un lieu souterrain dans lequel les damnés sont supposés chuter, et ce après chacun des deux jugements (fig. 60). Il s’agit manifestement d’un lieu construit puisque la porte dont il a été question plus haut a été percée dans une paroi maçonnée, mais au-delà de ce mur les éléments architectoniques disparaissent, de sorte que l’existence d’un espace construit et clos n’est suggérée que par le bandeau en bâtière. Ce cloisonnement n’est pourtant pas effectif puisque l’enfer inférieur déborde largement sur les deux écoinçons supérieurs, sans que le moindre passage d’un espace à l’autre ne soit figuré, et surtout l’écoinçon de gauche n’est nullement séparé du lieu de la pesée, comme je l’ai fait observer précédemment. Au registre médian, les formes architecturales ont totalement disparu. Cette lacune apparente est particulièrement frappante à l’endroit où l’enfer supérieur rejoint les anges militaires dans la mesure où elle autorise un débordement du monde infernal et rend encore plus indispensable l’intervention armée de ces êtres célestes. Elle constitue par conséquent une première différence fondamentale entre les deux lieux infernaux.

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Les flammes infernales Au sein de l’enfer inférieur, le lien entre les différents compartiments s’établit non pas par des passages mais par le biais des flammes, équitablement distribuées dans le compartiment central et dans les écoinçons. Cette omniprésence du feu constitue une autre caractéristique fondamentale différenciant cet espace de l’enfer supérieur où les seules flammes figurées sont celles qui s’élèvent dans l’atelier du faux-monnayeur et ne sont par conséquent aucunement infernales. Si la présence de flammes en enfer avant la fin des temps ne pose aucune difficulté, leur absence à la fin des temps est au contraire anormale. La sentence de damnation empruntée à l’Évangile de Matthieu et retranscrite sur le phylactère exhibé par un des deux anges hérauts précise que les damnés sont destinés au feu éternel (Mt 25, 41). L’Apocalypse va encore plus loin en décrivant les damnés plongés dans un étang de feu (Ap 20, 14-15). Et comme je l’ai postulé précédemment, c’est précisément l’étang de feu qui distingue l’enfer postparousiaque de l’enfer d’attente dans les Jugements derniers byzantins classiques. À Conques, l’inscription du registre médian affirme de surcroît que les damnés sont brûlés dans les flammes alors que ce n’est visuellement pas le cas. On pourrait penser que ces mots se rapportent au registre inférieur, ce qui conviendrait parfaitement à son iconographie, mais cette idée est démentie par l’inscription symétrique : celleci concerne les élus alors qu’elle est séparée de l’église-paradis par l’intercession de sainte Foy et la résurrection. On peut en déduire que cette inscription et, par extension, celle de droite se réfèrent toutes deux au registre médian et non au registre inférieur147. L’absence de flammes dans l’enfer supérieur contredit donc ouvertement l’épigraphie et constitue une anomalie qu’aucune des deux hypothèses envisagées ne saurait expliquer. La distribution différenciée des flammes montre en tout cas, au même titre que la répartition des composantes architecturales, que les deux enfers possèdent des natures différentes, ce qui se justifie davantage dans l’hypothèse du double jugement.

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Les auteurs du Corpus des inscriptions de la France médiévale ont rattaché l’inscription au registre médian, cf. CIFM 9, p. 21. Pour les inscriptions du portail de Conques, voir également Saugnieux, 1982, p. 93-101 ; Bouché, 2006 et De Coster, 2011. Il faut relever que pour Anne-Marie Bouché (p. 320), l’inscription relative à la croix se réfère à la formule d’absolution dans la liturgie des morts et relie ainsi le Jugement dernier au jugement immédiat.

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Satan L’enfer inférieur est dominé par la figure de Satan, beaucoup plus grande que les autres, trônant apparemment dans le vide. À Espalion, le prince des enfers occupe une position analogue dans un enfer incontestablement antéparousiaque, mais sur la moitié gauche du linteau. À Conques, la présence de Satan dans l’axe de la composition confère à l’enfer inférieur une centralité dont l’enfer supérieur est dépourvu. Supposer que ces deux espaces correspondent à des visions contemporaines implique dès lors que le registre médian constitue un lieu périphérique et que les damnés sont d’abord passés par le cœur de l’enfer avant de s’en éloigner. Dans l’hypothèse des deux jugements, l’absence de représentation explicite de Satan au sein de l’enfer postparousiaque pose une autre difficulté, mais celle-ci demeure à mon sens moins ardue. Identification des pécheurs Si les diables ne se différencient ontologiquement pas de leurs homologues du registre médian, les damnés se distinguent à l’inverse en plusieurs points. Ces différences ne concernent guère leur nudité, les deux registres montrant les damnés tantôt nus tantôt vêtus d’un simple pagne, et comportant chacun des exceptions : le chevalier désarçonné en bas, quatre moines en haut. L’épigraphie établit en revanche une première distinction, non pas par les temps des verbes, qui sont tous conjugués au présent148, mais par l’emploi de l’adjectif perpetuus. Il est utilisé à deux reprises sur le bandeau séparant les deux premiers registres dont on a vu que les inscriptions se rapportent manifestement au registre médian. Or, celles-ci attribuent aux élus du cortège la jouissance d’une lumière perpétuelle et aux damnés de l’enfer supérieur des gémissements également perpétuels149. À l’inverse, les inscriptions des bandeaux en bâtière ne font nullement référence à une telle pérennisation des joies et des souffrances. L’intentionnalité de cette distinction est attestée par la symétrie quasi totale des deux occurrences du mot perpetuus dans les inscriptions médianes : dans les deux cas, il est accolé à la conjonction que – PERPETVVSQVE et PERPETVOQVE – et il constitue l’avant-dernier terme

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Les verbes sont « stant » en bas, « datur » au milieu et « stat » en haut (inscriptions n° 55, 34 et 18), cf. CIFM 9, p. 20-22. 149 Inscriptions n° 34 et 46, cf. CIFM 9, p. 21.

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de la phrase. À mon sens, cet emploi ciblé de l’adjectif perpetuus constitue un argument favorable à l’hypothèse du double jugement. Les damnés des deux premiers registres se distinguent également par la nature de leurs péchés : ceux du bas ont manifestement commis des fautes appartenant aux grandes catégories de péchés ou de vices tandis que les autres se sont rendus coupables de forfaits liées à leur profession ou à leur statut social. Comme on le verra plus loin, le rétablissement du statut socioprofessionnel a pu servir à différencier les damnés ressuscités des âmes séparées. Le contraste n’est toutefois pas franc puisqu’au registre inférieur il est possible d’identifier un chevalier et un musicien, sans doute un jongleur150. Dans cette section, je me limiterai à une confrontation entre les péchés commis par les damnés du registre inférieur et leur hypothétique statut d’âmes séparées. On a souvent tenté d’associer à chaque damné de l’enfer inférieur un péché spécifique, cherchant quelquefois à les faire coïncider avec les sept péchés capitaux151. À mon sens, on ne peut identifier avec un degré suffisant de certitude que quatre péchés. Le cavalier désarçonné déjà mentionné incarne l’orgueil ; l’homme pendu à un gibet et portant une bourse à son cou fait référence à l’avarice152  ; le couple menacé par un serpent, présenté comme un substitut du sexe de Satan, fait de toute évidence référence à la luxure153 ; enfin l’homme qui s’enfonce un objet pointu dans la gorge est une figure de la colère. Ce dernier a souvent été associé au désespoir mais cette lecture n’est guère fondée154. Le pécheur se suicide manifestement avec l’extrémité d’une lance brisée, exactement comme le fait Ira – la Colère – dans la Psychomachie de Prudence155. Que l’on se soit référé à la Psychomachie pour figurer un péché n’a rien d’étonnant dans la mesure où l’utilisation de cette source se vérifie pour la représentation de l’orgueil. Cette lecture se fonde davantage encore sur l’existence de trois œuvres romanes comportant à la fois l’image du suicidé et une inscription 150 Bonne, 1984, p. 301, considère qu’il s’agit d’un troubadour ou plus probablement d’un jongleur. 151 Baschet, 1993, p. 149-151. 152 J. Bousquet, 1971, p. 148 ; Bonne, 1984, p. 298-299 ; et Baschet, 1993, p. 150. Voir également l’excellente étude du thème de l’avare chez Leclercq-Marx, 2007. Mariño, 1989, p. 32, considère que le personnage représente à la fois Judas et l’usurier à travers une formule iconographique intentionnellement ambiguë. 153 J. Bousquet, 1971, p. 148 ; Bonne, 1984, p. 298-299 ; et Baschet, 1993, p. 150. 154 J. Bousquet, 1971, p. 148, y a très justement reconnu la Colère sur la base du texte de Prudence. 155 Prudence, Psychomachie, 151-154 ; éd. Lavarenne, p. 56.

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l’assimilant à la colère : les chapiteaux de Saint-André-de-Bâgé et de Notre-Dame-du-Port à Clermont-Ferrand, et les peintures de la crypte de Saint-Nicolas de Tavant156. On pourrait ajouter à cette série de quatre péchés capitaux la gourmandise car à l’extrémité droite du registre un personnage à la panse rebondie est projeté par un diable dans les flammes surgissant d’une sorte de puits157. Deux pécheurs de l’enfer inférieur sont torturés par la langue, ce qui permet d’envisager de très nombreux péchés liés directement ou indirectement à la parole158. Il me semble toutefois inutile d’énumérer les différentes lectures applicables à ces deux damnés et aux autres car aucune ne me paraît suffisamment fondée. Les cinq péchés reconnaissables sans trop de difficultés correspondent donc à cinq péchés capitaux – orgueil, avarice, luxure, colère et gourmandise –, mais deux d’entre eux ont manifestement été inspirés par la Psychomachie de Prudence où les vices combattant les vertus ne correspondent pas tous aux péchés capitaux. Aussi me semble-t-il imprudent de vouloir reconstituer le septénaire des péchés à partir des vices identifiés. Quant à l’inscription parcourant le bandeau en bâtière surmontant l’enfer, elle mentionne avec précision plusieurs types de pécheurs, mais ceux-ci ne coïncident ni avec les péchés capitaux ni avec ceux que désigne l’iconographie, à l’exception des cupidi auxquels pourrait se référer la figure du pendu159. En dehors des avares – les cupidi, – l’inscription mentionne les voleurs (FURES), les menteurs (MENDACES), les fourbes (FALSD, sic), les ravisseurs (RAPACES), et les scélérats ou criminels (SCELERATI)160. On pourrait naturellement supposer des corrélations entre ces catégories de pécheurs et l’iconographie, mais une telle démarche me paraît beaucoup trop hasardeuse161. Une chose est certaine en tout cas, l’épigraphie ne mentionne aucun des deux péchés de la chair – la luxure et la gourmandise – ni 156

Pour cette question, je me permets de renvoyer à Angheben, 2003, p. 385-386. C’est la lecture de Bonne, 1984, p. 304 ; et Baschet, 1993, p. 150. Jean-Claude Bonne considère cependant que le damné est plongé dans un chaudron alors que l’unique paroi visible de cet objet est verticale. 158 Voir à ce sujet Casagrande et Vecchio, 1991. 159 Sauerländer, 1979, p. 44, a au contraire soutenu l’hypothèse d’une corrélation presque systématique entre les inscriptions et les péchés, mais ces liens demeurent souvent hypothétiques et surtout extrêmement vagues. 160 Le sculpteur a remplacé le « i » de falsi par un « d », cf. CIFM 9, p. 23. 161 On pourrait notamment supposer que les damnés dont la langue est arrachée ou tourmentée correspondent aux menteurs ou aux fourbes, mais rien ne permet d’étayer une telle hypothèse. 157

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les vices qui s’y rattachent, alors que le linteau montre certainement un couple de luxurieux et peut-être un gourmand. Elle met au contraire l’accent sur des pécheurs dont les fautes se rapportent à la violence sociale : les voleurs, les ravisseurs et les scélérats ou criminels. La teneur de cette inscription est à la fois prolongée et contrebalancée par les mots de l’inscription symétrique où il est question notamment des pacifiques et des doux demeurant en sécurité et n’ayant rien à craindre. Cette symétrie des inscriptions montre l’importance revêtue par la stigmatisation des comportements violents. Une telle préoccupation moralisatrice concorde parfaitement avec les difficultés rencontrées par les inermes – les hommes dépourvus d’armes – que sont notamment les moines et les paysans face à la violence incontrôlée des hommes armés. On en rencontre d’innombrables témoignages dans le Liber miraculorum et quelques-uns dans La chanson de sainte Foy162. Le parallélisme entre ces textes et l’image ne se limite toutefois pas à ce premier constat puisque le vocabulaire utilisé dans ces textes renvoie très régulièrement aux péchés mentionnés ou représentés sur le portail. Les péchés dans le Liber miraculorum et La chanson de sainte Foy Pour commencer, on rencontre dans ces textes quelques occurrences de termes identiques ou équivalents à ceux de l’inscription : les voleurs – fures – sont mentionnés à trois reprises163 et les ravisseurs – rapaces – deux fois164. Les termes avaritia et cupiditas constituent un cas à part puisqu’ils se rapportent autant à l’inscription qu’à l’iconographie. Il s’agit de surcroît, avec ses vingt occurrences, du péché le plus fréquemment mentionné165. Parmi les péchés désignés par l’ico162

LM I, 1 ; I, 2 ; I, 5 ; I, 12 ; I, 26 ; etc. LM I, 24, 13 (raptoris […] audaciam); I, 25, 11 (latro); II, 3, 3 (latrocinia) ; éd. Robertini, p. 126, 127 et 186. 164 LM I, 11,23 (rapaces) ; éd. Robertini, p. 108 ; et IV, 11, 8 (rapax) ; ibid., p. 241. 165 En l’absence d’index exhaustif dans l’édition de Luca Robertini, il m’a paru nécessaire d’énumérer les différentes occurrences que j’ai pu repérer dans le texte. LM I, 1, 38 (lucri cupiditas) ; éd. Robertini, p. 80 ; I, 5, 8 (cupiditate) ; ibid., p. 94 ; I, 6, 15, 27 (cupido); ibid., p. 97 ; I, 14, 4 (cupiditatis nebula) ; ibid., p. 115 ; I, 23, 12 (avaritie gulam), ibid., p. 124 ; I, 24, 12 (vir cupiditatis) ; ibid., p. 126 ; I, 24, 20 (improbitatem avaritie) ; ibid., p. 127 ; I, 25, 14 (vir cupiditatis) ; ibid., p. 128 ; II, 2, 11 (cupidine) ; ibid., p. 154 ; III, 14, 22 (avaritia) ; ibid., p. 203 ; III, 16, 3 (avarum) ; ibid., p. 205) ; III, 17, 5 (avaritieque) ; ibid., p. 206 ; IV, 6, 13 (cupiditate) ; ibid., p. 230 ; IV, 7, 8 (avaritia) ; ibid., p. 232 ; IV, 11, 5 (avaritie), 8 (cupiditas) et 13 (cupiditas) ; ibid., p. 241-242 ; IV, 12, 6 (Ceca cupiditas), et 13 (avaritiam) ; ibid., p. 242. Dans ce dernier récit, la morale dégagée du miracle touche directement à l’avarice (IV, 11, 13 ; ibid., p. 242). On rencontre également la notion d’avarice dans La chanson de sainte Foi, 495 ; éd. Lafont, p. 92-93 (còr avar). 163

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nographie, deux seulement sont mentionnés par le Liber miraculorum et La chanson de sainte Foy, mais avec une récurrence remarquable : seize mentions pour l’orgueil166 et huit pour la colère167, auxquelles il convient d’adjoindre les cinq évocations des Furies étant donné que ces êtres inquiétants de la mythologie antique sont cités dans le passage de la Psychomachie où il est question précisément de la Colère et qu’ils sont mentionnés conjointement avec la Colère dans le Liber miraculorum168. On ajoutera aussi à cette liste l’occurrence de la Passion de sainte Foy169. D’autres péchés sont cités par ces textes, comme la discorde et la gourmandise170, mais les corrélations avec le linteau sont plus difficiles à établir. On constate enfin que les termes liés à la luxure sont peu fréquents171. Cette comparaison entre le livre et la chanson d’une part et le portail d’autre part induit plusieurs remarques. Pour commencer, les correspondances avec l’épigraphie sont nombreuses : dans les deux ouvrages, la luxure est rare et les vols comme l’avarice sont au contraire très présents, même si le terme avaritia se substitue régulièrement à cupiditas. Ensuite, les correspondances entre les textes et l’iconographie concernent essentiellement l’orgueil et la colère, autrement dit deux péchés écartés par l’épigraphie. Mais l’essentiel reste que la 166 LM I, 5, 8 (superbie) ; cf. Robertini, p. 94 ; I, 5, 14 (superbi) ; ibid., p. 95 ; I, 6, 10 (superbus), 14 (superbe), et I, 6, 15, 3 (collumque superbum) ; ibid., p. 96 ; I, 12, 45 (superbie) ; ibid., p. 112 ; I, 15, 7 (superba) ; ibid., p. 115 ; I, 15, 12 (superbierat) ; ibid., p. 116 ; III, 17, 5 (superbie) ; ibid., p. 206 ; III, 17, 17 (superbia […] radix malorum); ibid., p. 207 ; III, 21, 21 (superbie) ; ibid., p. 212 ; IV, 3, 4 (superbia) ; ibid., p. 225 ; IV, 17, 3 (superbis, cf. Ps 93, 2) ; ibid., p. 247 ; IV, 22, 10 (superbie) ; ibid., p. 257 ; IV, 23, 13 (superbe) ; ibid., p. 259 ; La chanson de sainte Foi, 271 ; éd. Lafont, p. 76-77 (orgòil). 167 LM I, 1, 17 (iram) ; éd. Robertini, p. 78 ; I, 6, 15, 33 (ira turbatus) ; ibid., p. 97 ; I, 12, 30 (iramque) ; ibid., p. 110 ; I, 23, 16 (ira) ; ibid., p. 124 ; III, 10, 4 (ira) ; ibid., p. 197 ; III, 12, 6 ; ibid., p. 200 (non enim ad iram erat facilis) ; III, 21, 7 (Irarum) ; ibid., p. 211 ; IV, 17, 18 (ira) ; ibid., p. 248. Cette liste exclut naturellement les occurrences relatives à la colère divine ou à celle de sainte Foy. 168 LM I, 12, 16 (tartaree Furie) ; éd. Robertini, p. 109 ; III, 21, 7 (Irarum ergo Furiis undique exagitatus) ; ibid., p. 211 ; IV, 3, 8 (Furiis matricide Orestis undique agitati) ; ibid., p. 226 ; IV, 6, 14 (Tisiphoneis Furiis) ; ibid., p. 230 ; IV, 17, 16 (pugna Erinis, que maxima est Furiarum) ; ibid., p. 248 (ce passage est rapidement suivi d’une mention de la colère, cf. LM IV, 17, 18). Voir également Prudence, Psychomachie, 158 ; éd. Lavarenne, p. 56. 169 Le terme est utilisé dans la première version dont les plus anciens manuscrits remontent au Xe siècle, cf. Bouillet et Servières, 1900, p. 708, pour l’édition et p. 404 pour l’étude critique du texte. On le retrouve dans la version plus courte composée au XIe siècle : Acta SS. Fidis, 3 ; AASS, oct. III, p. 288 F. 170 LM III, 13, 5 ; éd. Robertini, p. 20, pour la discorde ; LM I, 6, 15, 6, et III, 13, 10 ; ibid., p. 97 et 201, pour la gourmandise ; et LM II, 1, 9 ; ibid., p. 151, pour l’ivrognerie. 171 Il y est question ponctuellement de chasteté (LM I, 27, 3 (in virtute castitatis) ; éd. Robertini, p. 132 ; et LM II, 2, 58 (castitatis violatio) ; ibid., p. 157) et de débauche (LM II, 2, 10 (libidini) ; ibid., p. 154).

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violence sociale est omniprésente et que ces sources textuelles et iconographiques témoignent toutes d’une même préoccupation face à l’insécurité permanente subie par les inermes, au-delà de leur décalage chronologique. On pourrait interpréter ces correspondances partielles entre le portail et les textes dans la perspective du jugement immédiat : on aurait transposé en image les péchés incriminés dans le Liber miraculorum et dans La chanson de sainte Foy dans le but de montrer les pécheurs châtiés immédiatement après la mort, comme l’illustre parfaitement l’histoire de Rainon, et les transformer de la sorte en autant d’exempla visuels. Par la force des choses, tous les récits du Liber miraculorum relatifs à la damnation concernent le jugement immédiat, l’intervention de sainte Foy au moment du Jugement dernier ne pouvant être évoquée qu’au futur, comme l’a fait le continuateur dans son épilogue ainsi que l’auteur d’une oraison dédiée à la sainte172. Ces observations ne sauraient toutefois constituer un argument de poids dans la mesure où les châtiments du registre médian se rapportent également à des péchés extrêmement précis, peut-être émaillés de références au Livre des miracles, il faudra y revenir. Je retiendrai seulement que les correspondances entre le portail et les textes invoqués ne contredisent pas l’hypothèse du jugement immédiat et s’accordent, au contraire, parfaitement à une telle lecture. Les arguments permettant de rapporter l’enfer inférieur au jugement immédiat sont donc relativement peu nombreux : il est construit et envahi par les flammes, à l’inverse de l’enfer supérieur, il comporte l’unique figure de Satan identifiable avec certitude, le terme perpetuus lui est refusé au profit du deuxième lieu infernal et les damnés s’apparentent davantage à des personnifications de péchés génériques qu’à des individus ayant recouvré leur statut socioprofessionnel après la résurrection. Les arguments émanant de l’iconographie de l’égliseparadis sont au contraire plus nombreux et plus solides.

172 LM IV, épilogue 12 ; éd. Robertini, p. 269 ; et Translatio altera sanctae Fidis, II ; AASS, oct. III, p. 300 C. Les plus anciens manuscrits témoignant de la liturgie conquoise ne sont pas antérieurs au XVIIe siècle, cf. Bouillet et Servières, 1900, p. 635-643. Mais par chance, un manuscrit dont le texte remonte au XIe siècle permet de connaître la liturgie que les moines de Saint-Benoît-sur-Loire consacraient à sainte Foy. Il faut relever ici que ce manuscrit évoque l’idée de jugement immédiat, cf. ibid., p. 648.

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fig. 61. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, le paradis d’attente.

Le paradis d’attente Emplacement L’église paradisiaque occupe une position parfaitement symétrique par rapport à l’enfer inférieur (fig. 54 et 61). Si cet emplacement à la fois inférieur et marginal est parfaitement adapté à la nature de l’enfer, il ne convient aucunement au séjour définitif des élus, ainsi que le montre très explicitement le portail d’Autun. Comme je l’ai postulé au sujet de la formule byzantine classique et du portail de Mâcon, cet emplacement convient au contraire beaucoup mieux au paradis d’attente. À Conques, les élus doivent non seulement s’éloigner du Christ en s’engageant dans un cortège divergent, mais aussi descendre depuis le lieu de la pesée qu’une nuée semble situer hiérarchiquement audessus de l’église-paradis. Cette double divergence est d’autant plus illogique que le Juge les enjoint par ses paroles à venir à lui – venite – et, de sa main droite, à s’élever au ciel. La position inférieure de l’église-paradis, suggérée par son emplacement et l’absence de nuées, est encore renforcée par la figuration de lieux terrestres au-dessus de son toit, dans les deux écoinçons : le cimetière de la résurrection à

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droite et l’église de Conques dans laquelle se prosterne sainte Foy à gauche. Dans la perspective du jugement unique, il faut donc faire abstraction de ces indications topographiques convergentes et concevoir un saut spatial entre le lieu de la Parousie et celui de la résurrection d’une part et celui de l’église-paradis d’autre part. Dans l’optique du premier jugement au contraire, ces lieux appartiennent à des séquences narratives différentes et ne doivent donc pas être topographiquement corrélés. L’architecture, les anges portiers et les lampes allumées La demeure des élus se présente sous la forme d’une église romane pourvue d’une porte, de six arcades asymétriques, de deux tours crénelées et d’un mur pignon. Ainsi, comme à Mâcon, le lieu paradisiaque s’apparente architecturalement à l’église dont il occupe la façade. Cette architecture pourrait faire référence à la Jérusalem céleste, mais dans la mesure où les commentaires ont assimilé la Cité sainte tantôt à l’Église présente, tantôt à l’Église future, cette interprétation ne corrobore aucune des deux hypothèses envisageables173. L’église-paradis pourrait aussi rappeler le palais céleste mentionné dans certains textes hagiographiques, comme la Passion de sainte Foy, et liturgiques174. Le caractère céleste de cette demeure est pourtant démenti par sa position et surtout par l’absence de nuées et d’anges. Deux anges figurent devant la porte pour y accueillir le cortège des élus, de sorte que cette rencontre pourrait être interprétée comme un prélude à la réunion définitive des hommes et des anges dans la Jérusalem céleste, mais aucun être céleste n’apparaît à l’intérieur de l’église-paradis. Les deux anges portiers évoluent de surcroît sur un sol terrestre, ce qui les distingue de leurs homologues des registres supérieurs et plus spécialement de la quaternité angélique disposée au-dessus du cortège des élus mais encore séparée de ces derniers par une nuée. Cette particularité les rapproche au contraire des anges soulevant le couvercle des sarcophages des ressuscités dont la localisation terrestre ne fait aucun doute. Ces observations ne permettent 173

Voir notamment Christe, 1981. La première version de la Passion de sainte Foy évoque le palais de celui qu’elle a aimé depuis son baptême ([...] in illius desidero habitare palacio quem ab baptismo dilexi [...]), cf. Bouillet et Servières, 1900, p. 709. La Translatio altera sanctae Fidis, II ; AASS, oct. III, p. 299, parle d’aula siderea. On rencontre l’expression aula summi regis et celi palatiis dans l’office de sainte Foy en usage à Saint-Benoît-sur-Loire (XIe siècle), cf. Bouillet et Servières, 1900, p. 647 et 654. Il est également question de palais céleste dans le manuscrit de Sélestat (BM, ms. 22, f. 2 ; cf. Livre des miracles, p. 9). 174

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pas de préciser si la demeure paradisiaque et son vestibule dans lequel se maintiennent les anges portiers sont un lieu céleste, terrestre, souterrain ou encore indéterminé, mais elles suggèrent un rapport d’infériorité par rapport au ciel figuré dans les registres supérieurs. À l’intérieur de l’église-paradis ont été suspendues des lampes desquelles émerge une flamme. La présence de lampes allumées dans la demeure paradisiaque s’oppose foncièrement à l’hypothèse du paradis définitif. L’Évangile de Matthieu annonce qu’au moment de la Parousie, « le soleil s’obscurcira, la lune n’aura plus d’éclat, les étoiles tomberont du ciel » (Mt 24, 29 ; Mc 13, 24). Cette idée est également exprimée dans l’Apocalypse au sujet de la Jérusalem céleste : « La ville n’a d’ailleurs besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine, et sa lampe est l’Agneau » (Ap 21, 23)175. Plus explicitement encore, Jean ajoute un peu plus loin que dans cette Cité céleste « l’on n’aura plus que faire de la lumière d’une lampe ni de celle du soleil » (Ap 22, 5). Le contenu de ce passage a été appliqué rigoureusement à l’iconographie de la Jérusalem céleste dans laquelle a été écarté tout type d’éclairage artificiel, comme les candélabres de la première théophanie de l’Apocalypse (Ap 1, 12) ou les lampes de la vision de l’Anonyme (Ap 4, 5)176. Il en va de même pour les figurations du séjour définitif des élus adoptant l’apparence d’une ville ou d’une église : Saint-Benoît-sur-Loire, Autun, Saint-Révérien, Poncésur-le-Loir, etc.177 Au portail de Conques, la présence de lampes dans le séjour des élus constitue donc une exception notable, d’autant que les passages bibliques relatifs aux astres ont été transposés aux deux registres supérieurs : une couronne d’étoiles entoure la mandorle divine au-delà de la nuée tandis que les allégories du soleil et de la lune flanquent la croix de la Parousie, rappelant ainsi la localisation céleste de la vision mais aussi la disparition imminente des luminaires et du ciel. La lumière est aussi évoquée à travers les deux anges céroféraires dispo175

Il faut ajouter que l’iconographie du Jugement dernier montre régulièrement le thème du ciel retiré « comme une bande de papyrus qu’on enroule », emprunté à l’Apocalypse (Ap 6, 14). 176 Gousset, 1974 ; Christe, 1981 ; Colli, 1981 ; Colli, 1982 ; Christe, 1996, p. 151-165 ; et surtout Gatti Perer, 1983, p. 147-247. Voir notamment les exemples de Sainte-Praxède, Civate, Saint-Chef-en-Dauphiné, le manuscrit de l’Hortus deliciarum et un manuscrit du commentaire d’Haymon d’Auxerre (Oxford, Bodleian Library, ms Bodl. 352, f. 13). Il faut toutefois signaler les exceptions d’un type particulier que sont les couronnes de lumière d’Hildesheim, d’Aix-la-Chapelle et de Comburg, cf. Gatti Perer, 1983, p. 160-161. 177 Les édifices paradisiaques inscrits dans des compositions interprétées ici comme des jugements immédiats sont également dépourvus de lampes.

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sés à la base de la mandorle divine, qui semblent exercer une fonction de type liturgique, au même titre que l’ange thuriféraire situé à la gauche du Christ, mais la raison d’être de ces anges officiants dans le contexte d’un Jugement dernier reste difficile à déterminer. Sans doute l’utilisation d’un éclairage artificiel visait-elle à matérialiser l’obscurcissement du ciel tout en accusant la transcendance absolue de la lumière émanant du Christ178. La présence exceptionnelle d’anges portant des cierges aux pieds du Juge montre en tout cas que les lampes de l’église-paradis ne sont pas des détails insignifiants. Ces luminaires ne s’inscrivent toutefois pas dans le même contexte spatiotemporel : les cierges portés par les anges accompagnent la Parousie, autrement dit un événement appartenant encore au temps et à l’espace terrestres, tandis que les lampes de la demeure paradisiaque sont supposées brûler éternellement dans la Jérusalem céleste où « l’on n’aura plus que faire de la lumière d’une lampe ni de celle du soleil ». Au registre médian, la lumière est encore évoquée par le biais de l’épigraphie : l’inscription développée aux pieds des élus du registre médian s’achève précisément sous les anges céroféraires avec les termes perpetuusque dies, le jour ou la lumière perpétuelle octroyée aux élus179. Aussi la figuration de lampes à l’intérieur de l’église-paradis contredit-elle ouvertement l’épigraphie, du moins dans l’hypothèse du séjour définitif. Dans la perspective du paradis d’attente au contraire, ces lampes soulignent très logiquement le caractère imparfait et éphémère de la lumière éclairant ce séjour temporaire et son infériorité par rapport à la lumière suressentielle promise aux élus à la fin des temps. L’absence de Dieu La nécessité d’éclairer le séjour des élus par des lampes d’église se justifie également par l’absence de Dieu, source de toute lumière, à l’intérieur de la demeure paradisiaque. Dans l’hypothèse du paradis définitif, les élus devraient théoriquement rencontrer leur Créateur et le regarder face-à-face. Or, comme dans la formule byzantine et à Mâcon, les élus sont privés de cette vision et ne voient pas davantage 178 Pour L. Bousquet, 1948, p. 24, ces anges offrent une preuve de l’obscurcissement du soleil et de la lune. Pour Bonne, 1984, p. 50-54, ils font référence, au même titre qu’une série d’autres thèmes, à la liturgie et en particulier à celle que les moines consacrent au salut des fidèles. 179 Inscription n° 34 ; cf. CIFM 9, p. 21. Le terme « dies » a manifestement remplacé « lux » afin d’assurer la rime avec « requies ». Je remercie vivement Robert Favreau pour cette suggestion.

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fig. 62. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, le sein d’Abraham.

au-delà des limites du séjour paradisiaque le Christ de la Parousie. C’est d’autant plus incompréhensible que les élus du deuxième registre jouissent déjà de cette vision béatifique. À Espalion, comme dans le Liber vitae du New Minster, on a inscrit une théophanie christique dans le séjour destiné aux élus, octroyant ainsi à des âmes séparées le bénéfice de cette vision avant la Parousie. Si cette iconographie va à l’encontre du principe de la dilation, elle montre d’un autre côté qu’à Conques, il aurait été possible de mettre en scène un face-à-face de cette nature. D’autant que dans l’écoinçon de gauche, on n’a pas hésité à faire apparaître une deuxième figure divine, à travers la main de Dieu surgissant d’une nuée. Cette seconde figuration divine montre que le concepteur a envisagé sans la moindre difficulté une cohabitation de plusieurs théophanies et qu’il aurait par conséquent pu en introduire une troisième dans l’église-paradis s’il l’avait jugé nécessaire. Le sein d’Abraham Si la demeure paradisiaque n’est pas dominée par une figure divine, elle présente malgré tout une figure axiale autour de laquelle s’organisent les élus. Sous l’arcade principale de cet édifice, dont la

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prééminence est soulignée par le mur pignon et les deux tours crénelées, trône un homme barbu et nimbé, attirant à lui deux enfants également nimbés venus se blottir contre lui, un fleuron à la main (fig. 62). On a aisément reconnu dans ce groupe Abraham et la foule anonyme des élus, même si ces derniers ne reposent pas sur les genoux du patriarche. Cette image a été complètement isolée du contexte narratif dont elle est issue, la parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31). C’est d’autant plus remarquable que ce dernier n’a manifestement pas été représenté. Il n’est pas impossible que son âme figure à côté du patriarche, mais dans ce cas rien ne la distinguerait de celle de son homologue. On a vu que dans de nombreux textes, et en particulier dans la liturgie, le sein d’Abraham constitue le séjour temporaire des âmes séparées et que dans l’iconographie romane, le thème apparaît fréquemment dans le contexte de la parabole ou isolément, dans le cadre du premier jugement. C’est une certitude sur l’enfeu d’Arnoult de Saint-Père de Chartres, la plaque tombale du chanoine Sulpicius à Plaimpied, le Nécrologe d’Obermünster, le manuscrit de la Vie de saint Amand et les Psautiers Arenberg et de Würzburg, et cette lecture est hautement probable pour les peintures de Vic, Gormaz et Saint-Loupde-Naud. Il convient surtout de rappeler que dans un grand quart sud-ouest de la France, cinq portails ont accueilli une figuration du sein d’Abraham dans le cadre de la parabole : la porte des Comtes à Saint-Sernin de Toulouse, la paroi de gauche du porche de Moissac, les chapiteaux du portail de Lescure180, les écoinçons du portail d’Argenton-Château et sans doute les parois du porche de Lagraulière. Ce n’est que dans un second temps que le thème a été intégré dans le cadre plus vaste d’un Jugement dernier. Tout d’abord à Byzance où le sein d’Abraham a manifestement continué à figurer le paradis d’attente. En Occident ensuite et en particulier en France où le premier exemple est précisément celui de Conques qui s’inscrit dans une région où la parabole était un thème récurrent sur les portails des églises. Interpréter l’occurrence conquoise dans une perspective deutéroparousiaque implique par conséquent une rupture très forte par rapport à cette tradition locale : on aurait en effet utilisé un thème que la liturgie et l’iconographie identifiaient clairement au séjour temporaire des élus pour en faire un séjour définitif. L’hypothèse d’une rupture sémantique de cet ordre est parfaitement envisageable dans le domaine de l’image médiévale où un même thème peut aisé180

Durliat, 1962 ; et Durliat, 1978, p. 311-312.

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ment se prêter à des emplois extrêmement diversifiés, mais elle ne peut en l’occurrence pas s’appuyer sur des arguments suffisamment solides. La plupart des indices iconographiques et structurels tendent au contraire à montrer que le sein d’Abraham a conservé sa signification première. Aux indices déjà mentionnés, il faut ajouter celui que fournit l’aspect juvénile des élus serrés contre les genoux du patriarche. Dans la mesure où les autres élus sont des adultes, on pourrait conjecturer, comme on l’a fait pour la formule byzantine, que ces enfants figurent les saints Innocents, mais là encore il n’y a aucune raison pour que le thème du sein d’Abraham leur ait été réservé181. Il s’agit donc selon toute vraisemblance d’âmes séparées. Cette lecture est fortement corroborée par la taille des élus progressant en cortège sur le parvis de l’église-paradis puisqu’elle est à la fois inférieure à celle des anges et identique à celle des élus accueillis dans le sein d’Abraham. S’il fallait respecter mécaniquement cette logique relative à la taille des élus, on assimilerait les élus de taille adulte à des ressuscités. En réalité, cette différence de taille semble destinée à distinguer les élus anonymes des élus occupant un rang hiérarchique supérieur, même si cette hiérarchie est quelque peu contrariée par la distribution des nimbes réservés aux élus masculins – y compris ceux du sein d’Abraham – et curieusement refusés aux femmes. La différence de taille ne suffit d’ailleurs pas toujours à reconnaître les âmes séparées, comme le montre le portail d’Autun où les élus ont conservé leur apparence juvénile après la résurrection, même à l’intérieur de la Cité céleste, et demeurent indifférenciés. Dans le cas de Conques cependant, l’argument fourni par la taille est corroboré par les différences d’individualisation séparant les élus des deux premiers registres, ce que montrera la comparaison entre les autres élus, dont il va être question à présent, et ceux du cortège convergent qui seront envisagés plus loin. Les autres élus L’église-paradis est occupée par dix autres élus regroupés par deux sous les cinq arcades latérales. Se succèdent de gauche à droite quatre femmes, deux hommes, le sein d’Abraham et quatre hommes. Ces 181

Pour L. Bousquet, 1948, p. 74, il pourrait s’agir de deux saints Innocents dont l’abbaye possédait des reliques. Pour Bonne, 1984, p. 237, ce sont des âmes, ce qui contredit l’interprétation de l’église-paradis en termes de paradis définitif. Pour Garland, 1998, p. 158, il s’agit d’enfants.

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figures sont pourvues d’attributs variant d’un couple à l’autre : deux lampes allumées et un livre ouvert pour les femmes de la première arcade, des vases pour leurs voisines, un calice et une palme pour les hommes de la troisième arcade, des rouleaux pour ceux de la cinquième arcade et des livres pour les derniers. En dépit de leur diversité, ces attributs ne permettent pas d’identifier les élus avec certitude. De même, l’inscription déroulée sur le bandeau en bâtière ne mentionne que des qualités assez générales, sans préciser davantage l’identité ou le rang hiérarchique des élus : les chastes, les pacifiques, les doux et les amis de la piété ou de la vertu (amici pietatis)182. Cette inscription et la duplication systématique de figures identiques suggèrent en conséquence que les couples d’élus rassemblés sous la même arcade incarnent des catégories d’élus et non des défunts ou des saints susceptibles d’être reconnus. Louis Bousquet a proposé d’y voir, de gauche à droite, des vierges, des saintes femmes, des martyrs, des prophètes et des apôtres183. À mon sens, on ne peut retenir que l’identification des martyrs car la palme peut difficilement être interprétée autrement, les autres demeurant hypothétiques184. Ces catégories d’élus ont été distribuées en fonction d’une hiérarchie pour le moins inhabituelle. Conformément à la tradition iconographique et textuelle, qui transpose dans l’au-delà la hiérarchie terrestre, les femmes sont subordonnées aux hommes : ceux-ci sont tous assis et nimbés alors que les femmes restent debout et privées de nimbe. Et si elles se trouvent à la droite d’Abraham, un emplacement qui pourrait à première vue sembler prééminent, c’est probablement parce que l’absence de figure divine centrale a induit une inversion de la hiérarchie régissant traditionnellement les rapports entre la gauche et la droite. Il faut dès lors raisonner non pas en termes de dextre et de senestre, comme l’impose théoriquement toute théophanie, mais de gauche et de droite, ce qui implique une dévalorisation de la gauche par rapport à la droite. Chacun des six élus de gauche porte une couronne, un attribut pouvant se référer à leur statut royal ou à celui du martyr. Dans la mesure où les figures couronnées sont plus nombreuses que les autres et qu’un des deux hommes arbore une palme, on peut supposer que 182  Inscription n° 55, cf. CIFM 9, p. 22. Pour Saugnieux, 1982, p. 95, ces vertus reprennent sous une forme différente les béatitudes selon Matthieu. 183 L. Bousquet, 1948, p. 75. Pour Garland, 1998, p. 161, les femmes portant un récipient évoquent les Saintes Femmes se rendant au tombeau munies d’aromates. 184 Pour J. Bousquet, 1971, p. 203, note 109, la palme se réfère au martyre.

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tous sont des martyrs. C’est ce que suggèrent également plusieurs représentations de sainte Foy portant une couronne simple, polygonale ou à étriers, comme celles que portent les élues de l’église-paradis, puisque cette couronne se réfère à son martyre185. De nombreux textes mentionnent en effet son couronnement au moment de son martyre186. Dans la Passio comme dans la liturgie, on affirme plus précisément qu’elle a reçu une robe blanche ainsi qu’une couronne, autrement dit les deux récompenses sollicitées dans les oraisons funéraires pour les âmes séparées187. Les couronnes à étriers attribuées aux élues semblent donc les désigner comme des martyres et, partant, comme des saintes, même si elles sont dépourvues de nimbes. Dans l’hypothèse d’une valorisation de la droite, il faudrait supposer que de ce côté les élus sont hiérarchiquement supérieurs aux martyrs regroupés à gauche et rejoindre ainsi l’interprétation de Louis Bousquet qui y voyait des prophètes et des apôtres, mais il me semble préférable de conserver un certain doute à ce sujet. Le dernier indice iconographique renseignant sur la hiérarchie des espaces est le port de la barbe. Dans la mesure où les quatre saints arborant une barbe ont le privilège de côtoyer directement le patriarche, on peut considérer qu’elle constitue un signe physique valorisant. La figure d’Abraham constitue donc bien le pivot d’une hiérarchie spatiale complexe mais relativement cohérente. La dévalorisation de la dextre au profit de la droite montre que l’absence de théophanie a été prise en considération et a motivé une hiérarchisation des espaces diamétralement inversée par rapport à celle que l’on rencontre dans les autres parties du portail. Le ChristJuge constitue en effet le pivot d’un clivage entre le bien et le mal – les 185

C’est ce que l’on peut voir sur la plaque funéraire de Bégon (fig. 64), un des deux chapiteaux de la nef consacrés à la condamnation de sainte Foy (chapiteau n° 237, cf. Durliat, 1990, p. 417-420 et 438, et fig. 461 ; voir aussi CIFM 9, p. 34-36), sur l’autel portatif « d’albâtre » ou « de sainte Foy » (CIFM 9, p. 41-43 et 50-51 ; Garland, 1998, p. 168 ; GaboritChopin et Taburet-Delahaye, 2001, p. 56-64) la statue-reliquaire (Taralon et TaralonCarlini, 1997, p. 59-73) et l’autel portatif dit « de Bégon III ». 186 Le couronnement de sainte Foy au moment de son martyre est évoqué dans la Passio sanctae Fidis ; éd. Bouillet et ServiÈres, 1900, p. 709 ; et AASS, oct. III, p. 289 A ; dans la Translatio altera sanctae Fidis, I ; AASS, oct. III, p. 295 E ; dans La chanson de sainte Foi, 364368 ; éd. Lafont, p. 82-83 ; ainsi que dans la liturgie de Saint-Benoît-sur-Loire, cf. Bouillet et Servières, 1900, p. 644-655. 187 Passio sanctae Fidis ; éd. Bouillet et Servières, 1900, p. 708-709, pour la première version ; et Translatio altera sanctae Fidis, I ; AASS, oct. III, p. 295 E, pour la seconde (là, il n’est question que du couronnement de la sainte) ; et Sélestat, BM ms. 22, f. 2, cf. Livre des miracles, p. 9. Les oraisons en question ont été mentionnées dans la première partie du présent ouvrage.

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élus et les damnés, le paradis et l’enfer – mais aussi entre une dextre valorisée et une senestre simplement dévalorisée et non plus négative, ainsi qu’on peut le voir dans l’agencement des personnifications du soleil et de la lune. Alors que cette hiérarchie entre dextre et senestre a été appliquée à la totalité des Jugements derniers, elle a été très significativement inversée dans quatre représentations avérées ou présumées du jugement immédiat : sur les portails d’Espalion, Étampes et Châteaudun et sur les peintures de Karşi kilise. Dans ces différents exemples, il semble bien que ce soit l’absence de théophanie axiale qui ait suscité l’interversion des emplacements respectifs du paradis et de l’enfer. Le programme de Conques ne se conforme pas exactement à ce type de structure puisque la topographie des lieux de l’audelà a été très clairement déterminée par la théophanie parousiaque, mais la hiérarchisation des espaces au sein de l’église-paradis semble y échapper et se rapproche ainsi, dans une certaine mesure, de ces quatre compositions. On a observé précédemment que les élus du registre inférieur étaient très peu différenciés et semblaient de ce fait anonymes. Comme on le verra plus loin, la plupart des élus du cortège ont au contraire été individualisés, même s’ils ne sont plus toujours identifiables, ce que justifie pleinement leur statut de corps ressuscités. Plusieurs explications sont possibles mais une fois encore celle que fournit l’hypothèse du double jugement est plus simple et plus logique : les élus du bas sont peu différenciés parce qu’ils n’ont pas encore endossé leur corps de gloire ni recouvré leur identité188. La présence de saints à l’intérieur du paradis d’attente semble néanmoins incongrue dans la mesure où les parfaits sont supposés accéder au royaume des cieux dès après leur mort. Les textes comportent toutefois des exceptions comme dans la Vision de Barontus où derrière la troisième porte du paradis, les martyrs couronnés siègent à l’intérieur de petites demeures (mansiuncula)189. Manifestement, ce lieu est un paradis d’attente, comme celui qui se situe au-delà de la première porte, puisque Dieu en est absent et qu’il est suivi d’un lieu protégé par une quatrième porte, rempli d’une lumière insoutenable 188 Une telle différence entre élus pourrait également s’expliquer d’une autre manière. On pourrait estimer que les élus du registre inférieur présentent un aspect différent parce qu’ils sont entrés dans l’église-paradis avant la fin des temps tandis que les autres ont dû attendre le Jugement dernier avant de pouvoir y pénétrer. Cette lecture sous-entend toutefois que les premiers possèdent un statut supérieur aux seconds alors que parmi ces derniers se trouvent la Vierge, saint Pierre et des élus nimbés. 189 Visio Baronti, 10 ; MGH SRM V, p. 384, 17-20.

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et inaccessible au visionnaire. L’image est donc très proche de celle de Conques. Dans la Vision d’Orm, ce dernier voit au paradis quatre groupes de saints accompagnés par les âmes en attente, et dans le ciel le Christ entouré d’anges, de la Vierge et des apôtres190. La présence de saints dans l’église-paradis de Conques n’est donc pas incompatible avec l’hypothèse du paradis d’attente. Les présumées vierges sages Les deux femmes reléguées à l’extrémité gauche de l’église-paradis portent ensemble un grand livre ouvert dont l’inscription n’est malheureusement plus lisible et tiennent chacune une lampe allumée. On y a parfois vu deux vierges sages de la parabole de Matthieu (Mt 25, 1-13)191. Cette lecture est tout à fait légitime dans la mesure où le thème des vierges sages a été régulièrement extrait de son contexte narratif pour être appliqué à des compositions diverses. Sur les portails gothiques, la parabole des dix vierges a été associée au Jugement dernier avec une récurrence exceptionnelle, suivant en cela le modèle de Saint-Denis, mais avant 1140 l’unique association de ce type se trouve dans la Bible dite de Farfa. Sur cette page enluminée cependant, les deux thèmes sont simplement superposés et non imbriqués, illustrant ainsi successivement et presque littéralement les passages correspondants de l’Évangile de Matthieu192. Les tituli d’Alcuin relatifs au programme disparu de Gorze mentionnent la présence des vierges sages, mais rien ne prouve que le Christ figuré était celui de la Parousie, même s’il est qualifié de juge193. Cela signifie qu’au moment où l’on a sculpté le portail de Conques, il n’existait pas encore de lien fort entre les deux thèmes. Il faut surtout observer que le thème des vierges sages ne se rapporte pas uniquement à la fin des temps, contrairement à ce que laisserait supposer le texte biblique et la tradition iconographique inaugurée par le portail de Saint-Denis194. Dans les commentaires, la première partie de la parabole est presque systématiquement inter190

Vita et visio et finis simplicis Orm, 5 ; éd. Farmer, p. 81. Cette lecture a été proposée par J. Bousquet, 1971, p. 204, note 109 ; Garland, 1998, p. 161 ; et Vergnolle, 2011, p. 136. 192 Christe, 1999, fig. 73. 193 Ibid., p. 129-130. 194 J’ai longuement développé cette question dans Angheben, 2006. Aux exemples de saintes représentées en vierges sages cités dans cet article, il convient d’ajouter l’occurrence particulièrement remarquable du paliotto en argent repoussé de la cathédrale de Cividale del Friuli (vers 1200), cf. Hoffmann, 1970, II, cat. 218. 191

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prétée dans une perspective actuelle, le royaume des cieux, auquel l’évangéliste compare les dix vierges, étant considéré comme une figure de l’Église actuelle195. Ensuite, le sommeil des vierges consécutif à leur longue attente est assimilé à la mort, et ce n’est qu’à la fin des commentaires, lorsqu’il est question de l’apparition de l’Époux, qu’est évoquée la Parousie. L’interprétation de la parabole en termes actuels est encore plus marquée dans la liturgie. Le texte de Matthieu constitue en effet la péricope de la fête de plusieurs saintes célèbres, comme Cécile, Agnès et Lucie, et du commun des vierges196. La liturgie a donc privilégié l’assimilation des vierges sages aux saintes, alors que dans les commentaires elles incarnent l’ensemble des justes. Certains auteurs sont allés plus loin encore en proposant le modèle des vierges sages à certaines femmes vivantes. C’est le cas de Pierre Damien qui, dans une lettre adressée à l’impératrice Agnès, souhaite à sa correspondante de pouvoir se présenter devant l’Époux comme une des vierges sages197. Dans une perspective analogue, le Speculum virginum, un ouvrage consacré à l’édification des vierges, exalte longuement l’exemple des vierges sages198. On notera encore que dans la liturgie, la péricope extraite de l’Évangile de Matthieu a été lue dans d’autres contextes également dépourvus de rapport direct avec le Jugement dernier : la procession de la chandeleur, le baptême ou l’ordination des évêques199. De la même manière, l’iconographie a utilisé le thème des vierges sages dans une optique actuelle. Pour commencer, plusieurs saintes ont été représentées avec une lampe allumée. C’est le cas en particulier dans un manuscrit des Enarrationes in Psalmos de saint Augustin provenant de l’abbaye de Marchiennes (vers 1150)200, sur un autel portatif provenant d’Hildesheim201 et sur l’architrave du portail de 195

Jérôme, in Mat., 25, 1-2 ; S.C. 259, p. 212-213, les vierges correspondent à ceux qui semblent croire en Dieu : les membres de l’Église, les juifs et les hérétiques. Pour Augustin, Sermons détachés sur divers passages de l’Écriture, XCIII, 15 ; cf. Raulx, 1866, p. 418, la parabole concerne toute l’Église, et quand les insensées vont acheter leur huile, l’Époux vient avec l’épouse, c’est-à-dire l’Église déjà glorifiée. Pour Grégoire le Grand, Homilia XII, 1 ; S.C. 485, p. 278-283, le royaume des cieux c’est l’Église présente. Pour Paschase Radbert, in Mat., 25, 1 ; CCCM 56A, p. 1211, le royaume des cieux c’est l’Église. 196 Homéliaire de Cluny, n° 29 et 31, cf. Étaix, 1994, p. 134. 197 Pierre Damien, Epistola 130 ; éd. K. Reindel, III, p. 436. La comparaison a sans doute été inspirée par le prénom de l’impératrice puisque la péricope de la fête de sainte Agnès (Mt 25, 1-13) l’assimile à une vierge sage. 198 Speculum virginum, VI ; CCCM 5, p. 160-189. 199 Bragança, 1972. 200 Douai, Bibl. municipale, ms. 250-1 Marchiennes, f. 2, cf. Smeyers, 1998, p. 74-77. 201 Budde, 1998, catalogue, I, n° 43, p. 271-278.

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Sainte-Pudentienne à Rome. Dans les trois cas, les inscriptions permettent d’identifier les saintes. À Sainte-Pudentienne, l’épigraphie va encore plus loin puisqu’elle établit explicitement le rapport entre les lampes portées par les saintes Pudentienne et Praxède et celles des vierges sages202. Toujours à Rome, à la façade de Sainte-Marie-duTranstévère, le thème a été appliqué à des saintes non identifiées, mais les restaurations du XIXe siècle en ont quelque peu perturbé la lecture203. L’exemple de Berzé-la-Ville est en revanche beaucoup plus clair : les cinq vierges sages ont été figurées dans les écoinçons surmontant les arcades de l’abside en compagnie de sainte Consorcie, une sainte dont la péricope est précisément la parabole des dix vierges204. Le programme iconographique assimile ainsi, au même titre que la liturgie, une sainte aux vierges sages, et ce dans le cadre d’une théophanie dépourvue de connotation deutéroparousiaque205. Cette importante tradition iconographique et l’absence de toute figure christique dans l’espace paradisiaque du portail de Conques suggèrent que les deux élues lampadophores sont des saintes, probablement anonymes, attendant l’arrivée de l’Époux. Leur statut correspondrait ainsi à celui des cinq vierges durant leur sommeil que les exégètes situent après la mort, autrement dit entre les deux jugements. Ce statut est également celui des saintes femmes célébrées dans la liturgie par la péricope de Matthieu puisqu’elles se trouvent dans un lieu paradisiaque avant la fin des temps. Il importe d’observer à ce sujet que sainte Foy elle-même a été qualifiée de vierge sage. Dans son épilogue, le continuateur anonyme du Liber miraculorum a achevé son œuvre en implorant la sainte pour qu’au Jugement dernier elle favorise l’admission de ses dévots au banquet céleste, un banquet dans lequel cette vierge sage fera son entrée avec l’huile de l’exultation pour régner avec le Christ206. La sainte est également qualifiée de vierge sage et de « lampe des vierges » dans la Translatio sanctae Fidis207. Enfin l’expression revient très fréquemment

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« + PROTEGE NOS VIRGO PUDENQUETIANA + VIRGO PUDENQUETIANA CORAM STAT LAMPADE PLENA  »  (inscription associée à sainte Pudentienne)  ; «  + NOS PIA PRAXEDIS PRECE SAnCtas FER AD aeDIS + OCCURRIT SPONSO PRAXEDIS LUMINE CLARO » (inscription associée à sainte Praxède, cf. Parlato et Romano, 2001, p. 125-126. 203 Voir par exemple Thérel, 1984, p. 75 et 200-201. 204 Shapiro, 1964, p. 45, note 18 ; et Palazzo, 1988, p. 181. 205 Palazzo, 1988 ; et Christe, 1996b. 206 LM IV, épilogue, 12 ; éd. Robertini, p. 269. 207 Translatio altera sanctae Fidis, II ; AASS, oct. III, p. 299 A et C. Ce texte a probablement été rédigé entre 1020 et 1060, cf. Sheingorn, 1995, p. 26. Dans l’office de sainte Foy en

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dans la liturgie de sainte Foy208. Ces textes montrent bien comment le thème des vierges sages a pu se transformer en une sorte de métaphore applicable à n’importe quelle sainte. Le Liber miraculorum confirme au demeurant que la rencontre avec l’Époux ne se produira pas avant le Jugement dernier. Il semble donc qu’au portail de Conques, cette image ait été appliquée à deux saintes. Et dans la mesure où la demeure paradisiaque occupée par ces femmes est privée de la présence de l’Époux, on peut raisonnablement supposer que ce lieu n’est pas la salle des noces où le Christ accueillera les élus mais le paradis d’attente. Comme le Liber miraculorum et la liturgie ont assimilé la patronne de Conques à une vierge sage, on pourrait supposer qu’elle a été incarnée par une de ces deux saintes lampadophores. D’autant qu’elles portent une couronne à étriers au même titre que la sainte Foy de la statue reliquaire et celle de l’autel portatif de Bégon III. Les saintes lampadophores se démarquent cependant de la sainte figurée juste au-dessus, dans la scène d’intercession, précisément par cette couronne et par l’absence de nimbe. Elles ne sont de surcroît pas différenciées et occupent l’emplacement le plus périphérique de ce lieu paradisiaque, ce qui ne convient guère à une sainte supposée présider aux chœurs des nombreuses vierges209. Ces indices visuels n’interdisent pas d’assimiler l’une des deux saintes lampadophores à sainte Foy mais ils demeurent largement défavorables à une telle hypothèse. Aussi me paraît-il préférable de ne pas la retenir. L’épigraphie L’église-paradis est couronnée par un bandeau en bâtière dont l’inscription se réfère directement à ses occupants : « Les chastes, les pacifiques, les doux, les amis de la piété se tiennent ainsi heureux, en sécurité, exempts de toute crainte »210. Deux aspects de cette inscription doivent être relevés. Pour commencer, le seul verbe utilisé est stant. Il ne se réfère probablement pas à la station debout des élus usage à Saint-Benoît-sur-Loire (XIe siècle), la sainte est qualifiée de lampe de la virginité (lampada virginitatis), cf. Bouillet et Servières, 1900, p. 647. 208 Dans la liturgie que les moines de Saint-Benoît-sur-Loire consacraient à sainte Foy, on rencontre à maintes reprises les expressions virgo prudens ou virgo prudentissima, de même que l’évocation de l’Époux céleste, cf. Bouillet et Servières, 1900, p. 643-655. 209 C’est ce qu’affirme le poème versifié sur la translation de sainte Foy transcrit dans le manuscrit de Sélestat (BM, ms. 22, f. 12r), cf. Livre des miracles, p. 21. 210 « [C]ASTI PACIFICI MITES : PIETATIS AMICI : SIC STANT · GAVDENTES · SECVRI NIL METVENTES + ». Inscription n° 55, cf. CIFM 9, p. 22.

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puisque la plupart sont assis, mais il implique une absence de mouvement211. L’inscription soulignant le cortège des élus du deuxième registre insiste au contraire sur le déplacement et la remise des récompenses. La teneur de ces inscriptions s’adapte donc parfaitement à ces deux tableaux respectivement statique et dynamique, mais elle n’éclaire guère la question des deux jugements. Le deuxième aspect de l’inscription du linteau est à cet égard plus instructif. Les termes securi et nil metuentes expriment implicitement l’existence d’un danger. Ce danger correspond manifestement à celui qu’encourent les pacifiques et les faibles – les pacifici et les mites – autrement dit ceux qui ne possèdent ni ne manipulent les armes. Cette inscription et celle qui lui est symétrique, au-dessus de l’enfer inférieur, proclament donc que les victimes des violences sociales connaîtront dans l’au-delà la sécurité et l’absence de crainte, tandis que les auteurs de ces exactions seront à leur tour les victimes de violences, perpétrées cette fois par les diables. Dans ce discours, le terme securi pourrait être placé sur le même pied que les mots pax et requies du bandeau séparant les deux premiers registres car ils se réfèrent tous à une valeur positive. Les deux derniers mots, inscrits au-dessus du parvis de l’église-paradis, font au contraire référence à une valeur négative – la crainte – et sous-entendent par conséquent l’existence de causes susceptibles de provoquer la peur, même si les élus y échappent. Ce changement de ton coïncide de toute évidence avec le passage de l’inscription de l’intérieur à l’extérieur de l’égliseparadis où des anges entraînent les élus à l’écart des diables menaçants. Ces élus laissent en effet derrière eux la crainte suscitée à la fois par les diables, le jugement et peut-être par les avanies perpétrées par les violents. Même si l’épigraphie et l’iconographie limitent la notion de crainte au parvis de la demeure paradisiaque, l’essentiel reste que cette notion est totalement absente dans le cortège des élus. Dans l’hypothèse du jugement unique, ces derniers doivent inévitablement emprunter la seule porte permettant d’accéder au paradis définitif en passant par un parvis dépourvu de frontière étanche avec le monde infernal et connaître alors l’« absence de crainte » alors qu’ils jouissaient déjà de la joie, de la paix et du repos. La distinction entre les élus établie par l’iconographie et accentuée par l’épigraphie ne se justifie donc pleinement que dans l’hypothèse du double jugement.

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Bonne, 1984, p. 216

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L’inscription du bandeau inférieur n’apporte pas grand-chose à ce débat : « Ô pécheurs, à moins que vous ne réformiez vos mœurs, sachez qu’un jugement redoutable vous attend ». Les termes iudicium futurum ne peuvent raisonnablement pas être interprétés dans le sens du jugement immédiat plutôt que dans l’autre212. Ils indiquent simplement que les pécheurs connaîtront un jugement dans l’avenir, sans préciser sa nature. Je retiendrai seulement que l’avertissement formulé par les moines de Conques à travers cette inscription constitue un message moralisateur extrêmement fort adressé à leurs contemporains et que dans cette perspective, il était peut-être plus efficace de montrer le châtiment immédiat des pécheurs après le premier jugement, de la même manière que le Liber miraculorum s’attachait à l’édification des fidèles par le biais de nombreux exempla s’achevant sur une punition instantanée des pécheurs trépassés. Particulièrement éclairant à cet égard est le miracle – révélé par l’édition de Luca Robertini – dans lequel un pécheur, ramené à la vie par sainte Foy, s’adresse à quelquesuns de ses anciens complices afin de les arracher à leurs travers  : « Aimez la justice, fuyez l’avarice, dites la vérité, soyez en paix et que nul n’accomplisse le mal contre son prochain. Si vous faites cela, vous serez des bienheureux »213. De manière éminemment significative me semble-t-il, ce message moralisateur rapporté par un homme ayant connu les supplices de l’enfer possède une teneur analogue à celle de l’inscription du bandeau inférieur et se superpose globalement au message véhiculé par les tableaux du premier registre. Le bilan de l’analyse est en définitive largement favorable à l’hypothèse du paradis d’attente. La demeure paradisiaque est un lieu périphérique imposant aux élus un mouvement centrifuge. Elle est dépourvue d’indices iconographiques susceptibles de la localiser dans le ciel. Elle est privée de la présence divine et les élus rassemblés dans ses murs ne sont pas en mesure de contempler le Christ de la Parousie. Elle est éclairée par la lumière artificielle de lampes suspendues à ses voûtes. Son centre est occupé par le sein d’Abraham, un thème incarnant à lui seul le séjour temporaire des élus et employé dans ce sens dans la tradition iconographique locale. À la différence du Christ, le patriarche ne constitue pas le référent d’un ordre hiérarchique 212 L’expression est utilisée dans LM I, 11, 6 ; éd. Robertini, p. 106, au sujet de ceux qui ne craignent pas le jugement divin, mais sans plus de précision sur la nature de ce jugement : extituntque futuro increduli iudicio. 213 Diligite iustitiam, fugite avaritiam, loquimini veritatem, habete pacem et nullus contra proximum suum operetur malum. Si hec feceritis, beati eritis. LM IV, 12, 13 ; éd. Robertini, p. 243. Le texte de ce miracle, malheureusement incomplet, ne figure pas dans le manuscrit de Sélestat.

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fig. 63. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, l’intercession de sainte Foy.

valorisant la dextre. Les autres élus sont relativement peu différenciés, contrairement à ceux du registre médian. Enfin, l’épigraphie et l’iconographie liées au parvis évoquent un sentiment de crainte dont les élus doivent être préservés, alors qu’aucun sentiment de cet ordre ne vient troubler le cortège du deuxième registre. LES DEUX SCÈNES INTERMÉDIAIRES L’intercession de sainte Foy La scène développée sur l’écoinçon de gauche est exceptionnelle à bien des égards (fig. 63). Elle montre sainte Foy prosternée devant la main divine, à l’intérieur d’un édifice assimilé à l’église abbatiale de Conques. Figurent en effet dans cet édifice les chaînes que les prisonniers libérés par la sainte faisaient suspendre dans l’église à titre d’ex-voto214. Apparaissent également un autel sur lequel repose un calice et le trône que la sainte vient de quitter pour se prosterner. Celle-ci s’est agenouillée, le corps profondément incliné dans une sorte de proskynèse, et a joint les deux mains dans une attitude de 214

L. Bousquet, 1948, p. 77 ; J. Bousquet, 1971, p. 144 ; Bonne, 1984, p. 249 ; et Garland, 1998, p. 166.

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prière fervente aisément interprétable en termes d’intercession. Si la lecture traditionnelle du portail implique une intercession liée au Jugement dernier, celle du double jugement conduit à remettre en question non par cette interprétation mais son univocité. L’intercession de sainte Foy peut en effet concerner indifféremment les vivants, les défunts et les ressuscités. Le Liber miraculorum comporte principalement des interventions en faveur des vivants, plusieurs passages la décrivant même dans l’acte de la prière215. La sainte étant une spécialiste de la libération des prisonniers, on pourrait interpréter les chaînes figurées dans l’église de Conques comme un signe permettant de préciser l’objet de sa prière, mais on pourrait également les considérer plus simplement comme des sortes d’attributs facilitant l’identification de l’édifice et de la sainte ou encore comme des preuves tangibles de son pouvoir, quel qu’en soit le domaine d’application. Dans le Liber miraculorum, la sainte intervient aussi régulièrement en faveur des défunts. Comme je l’ai mentionné plus haut, elle était célèbre pour son aptitude à extraire les âmes de l’enfer216. Dans le récit d’un miracle de ce type, un jeune homme ramené à la vie fait un récit circonstancié et éminemment éclairant de son transitus. Dans un premier temps, des diables s’emparent de lui et le torturent sans entraves, mais au moment où ses tortionnaires s’apprêtent à le précipiter dans un abîme, saint Michel et sainte Foy s’interposent pour arrêter leur mouvement et la sainte s’empresse d’arracher l’âme du jeune homme des griffes du diable afin de la ramener dans son corps217. Ce récit illustre donc parfaitement le rôle joué par la sainte au moment du transitus. On en trouve probablement une autre illustration, cette fois matérielle, sur la plaque funéraire de Bégon III (1087-1107) où le Christ est flanqué à dextre par l’abbé de Conques et à senestre par sainte Foy, tous deux surmontés par un ange (fig. 64). Il n’est pas certain que la sainte intercède réellement car son geste, l’index droit pointé vers le haut, vise probablement à attirer l’attention de l’abbé sur la patrie céleste habitée par les deux anges dominant la composition218. Reste toutefois que la patronne du 215

Garland, 1998, p. 166. LM IV, 1, 12-13 ; éd. Robertini, p. 219. LM II, 8, 19 ; ibid., p. 194-195, rapporte un exemple précis de miracle de ce type. LM IV, 18, 9 ; ibid., p. 250, fait référence au pouvoir exercé par la sainte sur la mort. 217 LM IV, 1, 35-43 ; éd. Robertini, p. 222-223. Un récit analogue est développé dans LM IV, 12 ; ibid., p. 242-243. 218 Durliat, 1990, p. 417-420. L’inscription affirme que l’abbé est appelé à louer le Roi suprême, mais elle ne précise pas s’il occupera le même lieu que le Christ, autrement dit le ciel ou la Jérusalem céleste : « Qu’il vive dans l’éternité en louant le Roi suprême » (CIFM 216

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monastère est bien présente auprès du défunt au moment de son transitus. Enfin, dans l’épilogue du Liber miraculorum déjà évoqué, sainte Foy est appelée à intervenir personnellement à la fin des temps pour que ses protégés ne se retrouvent pas du côté des boucs, autrement dit des damnés219. Sur le portail, la prière de la sainte pourrait donc correspondre à ces trois types d’interventions. Le premier des deux principaux indices permettant de déterminer le moment de l’intercession est fourni par la présence d’une fig. 64. Conques, ancienne église abba- figure divine distincte du Juge. Le tiale Sainte-Foy, plaque funéraire de nimbe crucifère n’implique pas Bégon III. que cette main appartient au Christ puisque cet attribut a par220 fois été appliqué au Père . Que cette main soit celle du Fils ou celle du Père, il subsiste que le portail de Conques fait cohabiter deux théophanies. Dans l’hypothèse du jugement unique, cette duplication serait difficilement explicable. On pourrait en effet se demander pourquoi la sainte n’adresse pas directement ses suppliques au Juge, comme le fait la Vierge qui intercède en joignant elle aussi les deux mains mais en se tournant directement vers le Christ de la Parousie. Il était évidemment difficile de corréler lisiblement la prière de sainte Foy, reléguée dans un espace périphérique, et son destinataire sans l’aide d’une seconde théophanie. Il était par ailleurs légitime de vouloir inscrire l’intercession de sainte Foy non pas dans le cortège, comme celle de la Vierge, mais dans un espace autonome susceptible de glorifier plus particulièrement la sainte patronne du monastère. On comprend en revanche plus difficilement pourquoi la position

9, p. 34-36 ). La présence d’anges sur le chapiteau de gauche laisse toutefois supposer qu’il se trouve au ciel. 219 LM IV, épilogue 12 ; éd. Robertini, p. 269. 220 Voir à ce sujet les différents exemples reproduits dans Boespflug et Zaluska, 1994.

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conférée à la sainte l’empêche de regarder la main divine face-à-face alors que les élus du registre médian jouissent déjà de cette vision. Le second indice majeur émane du calice posé sur l’autel  de l’église abbatiale. Cet objet liturgique fait nécessairement référence à l’eucharistie et, compte tenu du contexte, il se rattache plus spécialement aux messes destinées à obtenir le salut des défunts : messes de funérailles, messes votives pour les défunts, etc.221 Cet indice iconographique renvoie donc une fois encore au salut des défunts plutôt qu’à celui des ressuscités222. Je considère par conséquent que la duplication de la théophanie et la thématique eucharistique favorisent une lecture diachronique de l’intercession de sainte Foy et de la Parousie. Dans cette perspective, la sainte agenaise intervient auprès du Christ dans le temps présent à la fois pour les vivants et les défunts, en particulier au moment du transitus et sans doute lors des messes votives. Cette lecture n’interdit pas pour autant la projection de cette scène à la fin des temps. Sa disposition intermédiaire, à l’intersection des deux jugements, laisse entendre au contraire que la polyvalence de la sainte a été transposée au portail. Il me semble toutefois que cette temporalité deutéroparousiaque présumée demeure secondaire par rapport à la temporalité actuelle suggérée plus explicitement par les différents indices évoqués. La résurrection des morts L’emplacement La résurrection des morts a été logée dans l’espace extrêmement exigu de l’écoinçon situé à gauche de la pesée (fig. 65). Cette localisation a imposé non seulement une réduction considérable du thème mais aussi une asymétrie notoire étant donné qu’aucune scène équivalente ne lui correspond du côté des damnés. Ces derniers sont pourtant appelés à ressusciter, au même titre que les élus. Au portail de Mâcon, on a également écarté la résurrection des damnés, mais ce choix s’inscrit parfaitement dans la logique développée au premier 221

L’idée a été suggérée par Bonne, 1984, p. 247. À la fin du Moyen Âge, on a développé l’iconographie de saint Michel en lui faisant verser le sang divin contenu dans un récipient sur l’âme d’un élu figuré sur un plateau de la balance, montrant ainsi que le sacrifice eucharistique venait en aide au moment du premier jugement, cf. Kretzenbacher, 1958, p. 102-108. Il faut toutefois signaler que le thème avait déjà été développé à l’extrême fin du XIIe siècle dans le Jugement dernier de l’évangéliaire de Wolfenbüttel, où un ange verse le sang du Christ dans un calice déposé sur le plateau de la balance situé du côté du bien, suggérant ainsi que les effets salvifiques du sacrifice eucharistique peuvent également intervenir à la fin des temps, cf. ibid., p. 97-98. 222

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fig. 65. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, la résurrection des morts.

registre où l’accent a été clairement mis sur le sort élus, au détriment de l’enfer dont l’existence a été simplement suggérée par une porte. À Conques en revanche, ce parti iconographique peut difficilement s’expliquer de la même manière étant donné l’exceptionnel développement octroyé à l’enfer et au sort des damnés. Peut-être a-t-il eu pour vocation de traduire en image la première partie de la vision de Matthieu où il est question des anges rassemblant exclusivement les élus des quatre vents (Mt 24, 31)223. Une idée analogue a été exprimée par l’Apôtre : « […] ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront les premiers » (I Th 4, 17). Ces affirmations sont toutefois contredites par la seconde partie de la vision de Matthieu dans laquelle l’évangéliste annonce le rassemblement de toutes les nations devant le Juge (Mt 25, 32). La première Épître aux Corinthiens et l’Apocalypse affirment également l’universalité de la résurrection (I Co 15, 52-53 ; Ap 20, 13). De plus, le portail de Conques comporte un ange buccinateur volant dans la direction des damnés. On pourrait y voir un simple effet de symétrie mais on pourrait également interpréter cette symétrie comme le signe d’une implication des damnés 223

Bonne, 1984, p. 30.

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dans la résurrection. Enfin, certains damnés du deuxième registre semblent bien avoir recouvré leur statut socioprofessionnel, ce qui peut être interprété comme le résultat du retour à la vie corporelle. Il serait par conséquent hasardeux de prétendre que l’on a souhaité minimiser les effets de la résurrection sur les damnés. Aussi peut-on supposer que l’absence de réprouvés sortant de terre dans la moitié senestre de la composition découle plus simplement d’une volonté de transposer littéralement le passage du chapitre vingt-quatre de Matthieu, même si cette explication n’est pas totalement satisfaisante. La résurrection des morts côtoyant directement la pesée, on pourrait légitimement situer ces deux scènes dans la même séquence narrative. J’ai envisagé précédemment les raisons esthétiques qui ont pu motiver le décloisonnement de ces deux scènes. Il n’en demeure pas moins que leur juxtaposition perturbe fortement la logique narrative induite par l’hypothèse des deux jugements. D’un autre côté, la résurrection s’intercale entre l’église-paradis et le cortège des élus, de sorte que si l’on privilégie une lecture linéaire des différents tableaux, il est possible de les envisager successivement dans un ordre respectant la chronologie des événements : pesée, introduction dans le paradis d’attente, résurrection et cortège des élus ressuscités. Les anges rassembleurs L’iconographie très particulière de la résurrection corrobore fortement cette interprétation. Les quatre sarcophages posés sur le bandeau oblique correspondent à quatre moments successifs de la résurrection : le premier est encore fermé et coïncide avec le moment précédant la résurrection tandis que les autres sont ouverts et laissent les ressuscités émerger progressivement à mesure qu’ils se rapprochent du Juge. Mais le plus important est que cette ouverture est assurée à la fois par le ressuscité lui-même, de l’intérieur, et par un ange venu se poser au pied du sarcophage. Cet indice iconographique est capital pour l’hypothèse du double jugement car l’intervention angélique montre que les ressuscités sont des justes et qu’ils méritent une aide céleste avant même de s’extraire de leur sarcophage. Il faut en déduire que ces défunts ramenés à la vie ont déjà été jugés et ne devront pas subir l’épreuve de la balance. On pourrait naturellement penser que l’ultime jugement se produit en un éclair, au moment où les morts sortent de terre, et que les ressuscités dont l’élection ne fait aucun doute passent directement de leur sarcophage au parvis de l’église-paradis, mais cela me paraît peu

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probable. D’une part, cet hypothétique raccourci n’est nullement suggéré par l’iconographie. D’autre part, et le constat est capital, les élus évoluant sur le parvis ressentent encore la frayeur suscitée par les démons et le jugement, ce qu’expriment clairement les regards tournés vers l’arrière et l’épigraphie. Dans cette hypothèse, les ressuscités seraient dans un premier temps assistés par des anges et devraient ensuite descendre jusqu’au parvis de l’église-paradis sans passer par le jugement mais en en éprouvant néanmoins la crainte, ce qui serait foncièrement illogique. On pourrait également supposer un transit des élus dans le cortège du deuxième registre avant leur introduction dans le présumé paradis définitif, mais dans ce cas le passage de la quiétude à la crainte serait encore plus incohérent. Si les ressuscités sont déjà pris en charge par des anges, c’est probablement parce qu’ils avaient déjà été jugés favorablement dès le premier jugement et que le Jugement dernier ne fait que confirmer ce verdict. Dans la tradition du Jugement dernier occidental, les ressuscités montrent souvent à travers leurs attitudes ou leurs attributs qu’ils connaissent leur sort au moment même où ils sortent de leur tombeau. C’est le cas à Mâcon et de manière encore plus évidente à Autun où un ange se tourne avec bienveillance vers les ressuscités de dextre présentés comme des élus. On retrouve cette prédétermination du sort des élus sur la châsse de saint Servais de Maastricht où l’on a vu qu’au moment de la résurrection les iusti sont immédiatement habillés par deux grands anges, les damnés sont dépouillés de leur vêtement tandis que les autres ressuscités doivent passer par l’épreuve de la balance224. Et les exemples se multiplieront sur les portails gothiques225. La confrontation de la formule conquoise avec la tradition iconographique conforte donc l’interprétation du double jugement : si les ressuscités sont accueillis et assistés par des anges au sortir de leur sarcophage, c’est parce qu’ils ont subi le premier jugement avec succès et que l’ultime verdict ne change rien à leur statut. Ce face-à-face entre ressuscités et anges ne signifie pas que la fusion des Cités terrestre et céleste est en train de se produire. Il s’agit plutôt du rassemblement des élus par les anges au moment de la Parousie, tel que le décrit la première partie de la vision de Matthieu, mentionnée plus 224

Verdier, 1973, p. 199. Voir à ce sujet les chapitres suivants. On peut également citer l’exemple du portail du baptistère de Parme où les ressuscités de gauche semblent déjà désignés comme des réprouvés. Il en va de même sur les chaires des Pisano et à la façade d’Orvieto.

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haut (Mt 24, 31). D’autant que la scène se déroule sur terre, en l’absence de ces indicateurs célestes que sont les nuées. En réalité, la fusion des deux composantes de la Cité de Dieu ne s’accomplit véritablement qu’au deuxième registre, lorsque la foule des élus enfin rassemblés par les anges pénètre progressivement dans la nuée habitée par les êtres célestes. Si ces deux moments distincts du Jugement dernier – résurrection et cortège – sont hermétiquement séparés par le bandeau du linteau, une certaine continuité visuelle est néanmoins induite par le mouvement centripète des ressuscités à la fois tournés vers l’axe du portail et s’apprêtant à se redresser dans une position analogue à celle des élus du cortège. La lecture ascensionnelle de la moitié dextre du portail, partant de l’église-paradis pour aboutir à ce cortège, est donc idéalement relayée par la résurrection des morts située chronologiquement à la charnière entre les deux jugements et agencée de manière à conduire le regard vers le haut, tout en le ramenant vers le centre. LE JUGEMENT DERNIER Le Juge et les anges auxiliaires De la même manière que le jugement immédiat se développe symétriquement de part et d’autre de la pesée, le Jugement dernier s’articule autour du Juge et de ses anges (fig. 66). Le Christ est pleinement actif puisqu’il exprime son verdict en indiquant ostensiblement le ciel aux élus et l’enfer aux réprouvés. De manière tout à fait exceptionnelle on l’a vu, il n’est pas accompagné par les apôtres-assesseurs comme dans la plupart des Jugements derniers pourvus d’une certaine ampleur226. Il n’est toutefois pas le seul à participer au jugement. Si les anges céroféraires et l’ange thuriféraire n’y prennent apparemment pas une part très active, leurs homologues remplissent des fonctions judiciaires fondamentales. Les deux anges disposés symétriquement au-dessus de la mandorle déroulent des phylactères matérialisant les paroles prononcées par le Juge, l’ange exhibant le Livre de Vie, à senestre, atteste la validité du verdict, enfin les deux anges armés appliquent la sentence de damnation en repoussant les damnés vers l’enfer.

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Parmi les exceptions on peut citer celle de la Bible de Farfa, cf. Christe, 1999, fig. 73.

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fig. 66. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, le Christ-Juge.

Les anges aux phylactères Comme je l’ai rappelé au début de ce chapitre, le thème des anges portant les phylactères chargés des sentences d’élection et de damnation issues de l’Évangile de Matthieu (Mt 25, 34 et 41) appartient à l’époque carolingienne et constitue, bien plus que la balance, le principal ressort plastique utilisé en Occident pour figurer l’accomplissement de l’ultime jugement. J’ai également signalé qu’à l’époque romane, l’ostension des phylactères n’est jamais accompagnée par la pesée des âmes ou des actions, du moins pas dans le cadre du seul Jugement dernier, et que l’apparente redondance observable à Conques devait être attribuée à la superposition des deux jugements. La double injonction formulée sur ces phylactères – venite et discedite – implique des mouvements respectivement centripète et centrifuge. Dans les compositions englobant le thème des phylactères tenus par des anges ou par le Christ, cette disposition a généralement été appliquée : Apocalypse de Bamberg, Péricopes d’Henri II, Sant’Angelo in Formis et Indensen227. Il en va de même à Conques où les élus 227 Sur l’ivoire du Victoria and Albert Museum, les cortèges empruntent des directions divergentes. On a vu que cette disposition pouvait correspondre à un jugement immédiat,

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et les damnés s’engagent dans des cortèges dont l’orientation se conforme parfaitement à l’ordre intimé par le Juge. Cette observation est fondamentale car elle situe le point de départ du cortège des damnés au centre du registre médian et non dans la scène de la pesée. Dans la perspective du jugement unique, une telle structure est difficilement envisageable mais dans celle du double jugement elle s’impose aisément au regard et à l’esprit, ainsi que le confirmeront les observations relatives aux anges militaires et aux premiers damnés. L’ange exhibant le Livre de Vie À la gauche du Christ se tiennent quatre anges littéralement enclavés dans le cadre rectangulaire imposé par le panneau (fig. 67)228. Ceux de droite sont armés, tandis que les deux autres tiennent respectivement un encensoir et un livre ouvert sur lequel sont gravés les mots suivants : « Le Livre de Vie est scellé »229. Il s’agit d’une référence au passage de l’Apocalypse décrivant le Jugement dernier : à l’apparition du Juge, « des livres » et le Livre de Vie furent ouverts (Ap 20, 12), et « Quiconque ne se trouva pas inscrit au livre de vie fut jeté dans l’étang de feu » (Ap 20, 15)230. Dans ce passage, le Livre de Vie semble utilisé davantage pour écarter les réprouvés que pour reconnaître les élus. Au portail de Conques, on pourrait interpréter de la même manière la présence de ce livre à la gauche du Christ, mais l’indice fourni par l’emplacement demeure insuffisant pour soutenir une telle lecture. Il subsiste en tout cas que pour évoquer l’ultime séparation des justes et des réprouvés, l’épigraphie a fait appel à un passage scripturaire dans lequel le fondement du verdict divin réside dans le Livre de Vie. Le programme combine ainsi par le biais des inscriptions la vision de Matthieu et celle de l’Apocalypse. Les anges militaires Les deux anges situés à droite de l’ange exhibant le Livre de Vie ont été dotés d’une arme offensive (fig. 68). Celui du haut protège son corps au moyen d’un bouclier tout en brandissant une épée ; l’autre tient contre l’épaule une lance munie d’un gonfanon et lève sa main gauche devant la poitrine. Ces anges et leurs armes ont été mais que rien ne permettait de le démontrer. 228 Dans la numérotation de Jean-Claude Bonne, il s’agit du panneau B2’. 229 « SIGNATVR : LIBER VITE ». Inscription n° 36, cf. CIFM 9, p. 21. 230 Le Livre de Vie est évoqué dans le Liber miraculorum au sujet de la Parousie, cf. LM I, 4, 22 ; éd. Robertini, p. 93.

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fig. 67. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, les quatre anges situés à la droite du Christ.

fig. 68. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, les anges guerriers et le cortège des damnés.

interprétés comme une sorte de rempart empêchant la houle des damnés de déborder dans la zone centrale du portail231. Cette lecture repose une fois de plus sur l’hypothèse du jugement unique qui implique que les damnés ont été introduits en enfer par la porte du registre inférieur et se retrouveraient ensuite, sans qu’aucun déplacement n’ait été suggéré, dans l’enfer supérieur. En réalité, les anges militaires ne sont pas là pour contenir des damnés venus du registre inférieur mais pour contraindre activement ceux dont le nom n’est pas inscrit dans le Livre de Vie à se diriger vers l’enfer. Cette fonction est affirmée sans la moindre ambiguïté par l’inscription développée sur le bouclier : « Les anges sortiront pour séparer [les méchants d’avec les bons] »232. Cette phrase est extraite du cha231

J. Bousquet, 1971, p. 142 ; Bonne, 1984, p. 57-58 ; et Garland, 1998, p. 158. Sauerländer, 1979, p. 43, estime pour sa part que les anges repoussent les damnés, mais il n’en tire aucune déduction. 232 « EXIBVNT ANGELI ET SEPARA[BVNT MALOS DE MEDIO IVSTORVM] ». Inscription n° 37, cf. CIFM 9, p. 21.

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pitre treize de l’Évangile de Matthieu où elle fait suite à la parabole du filet, laquelle succède à son tour à une série de paraboles se rapportant également au Jugement dernier. Dans ce bref récit, le royaume des cieux est comparé à un filet rempli de poissons que les pêcheurs trient « en rejetant ce qui ne vaut rien » (Mt 13, 48) « À la fin du monde – poursuit l’évangéliste – il en ira de même : les anges viendront séparer les méchants d’avec les justes, et les jetteront dans la fournaise où il y aura des pleurs et des grincements de dents » (Mt 13, 49-50). C’est précisément ce que font les anges militaires du portail puisqu’ils isolent les réprouvés en les repoussant vers l’enfer. La parabole du filet a également été transposée dans la pierre, moyennant quelques modifications. Dans le demi-registre supérieur de l’enfer, exactement en face de l’ange au bouclier, un diable a enserré un groupe de trois moines dans un filet et les attire vigoureusement dans sa direction (fig. 68-69). Ces réprouvés sont emprisonnés dans le filet et non rejetés, mais cette transformation n’interdit nullement de reconnaître dans cette composition une transposition de la parabole, d’autant qu’elle a été directement confrontée à l’ange exposant la citation de Matthieu sur son bouclier233. Cette seconde référence à l’Évangile de Matthieu invite à accorder à la première toute l’importance qu’elle mérite. L’exégèse ne s’étend guère sur ce passage au demeurant très explicite, le commentaire le plus circonstancié étant à ma connaissance celui de Paschase Radbert. Celui-ci s’arrête notamment sur le fait que les anges « sortiront » pour effectuer la séparation. Pour l’exégète, ce mot désigne le pouvoir judiciaire dévolu aux anges : ils sortiront ainsi pour faire exécuter les jugements divins qu’ils avaient appris intérieurement234. Dans ce texte, les anges séparateurs apparaissent donc encore plus distinctement comme les exécutants du jugement divin. C’est aussi ce qu’exprime l’iconographie du portail. Deux composantes formelles donnent l’impression que les anges militaires n’ont pas été corrélés aux damnés de la dalle voisine, mais une analyse approfondie montre qu’il n’en est rien235. Tout d’abord, le joint séparant les dalles n’est franchi par aucune forme et apparaît comme une frontière étanche. Il en va toutefois de même pour la quasi-totalité des joints. Les deux seules exceptions se concentrent sur

233 234 235

Pour Sauerländer, 1979, p. 43, ce filet renvoie aux psaumes. Paschase Radbert, in Mat., 13, 49, 1161-1166 ; CCCM 56A, p. 726. Il s’agit respectivement de la plaque B2’ et de la plaque B3’.

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la plaque centrale du registre inférieur236 et concernent le premier élu et le premier damné. Les joints franchis par ces figures humaines ne marquent cependant pas la frontière entre deux lieux de natures distinctes, cette fonction étant remplie par les murs et les portes de l’enfer et de l’église-paradis. Il semble donc logique qu’au registre médian aucune forme ne franchisse le joint séparant des lieux hiérarchiquement et sans doute topographiquement opposés, d’autant que les nuées marquent clairement cet hiatus. La deuxième composante formelle donnant l’impression que les personnages des deux plaques contiguës n’entrent pas directement en contact est la différence d’échelle. Celle-ci est d’autant plus difficile à comprendre que les anges sont également surdimensionnés par rapport à leurs homologues du deuxième registre. D’autres composantes formelles montrent toutefois sans ambiguïté que cette corrélation est bien réelle. Pour commencer, la courbure donnée aux extrémités des deux plaques a permis de faire pivoter les anges guerriers et les premiers damnés vers le joint, si bien qu’ils se retrouvent pratiquement face-à-face. Ces antagonistes entretiennent donc très clairement une relation visuelle forte. À ces relations visuelles s’ajoutent encore plus significativement une série de correspondances gestuelles. Ainsi l’ange du bas repousset-il de la main gauche le roi situé devant lui sans faire usage de son arme. En dépit du vide qui les sépare, les deux figures ont en effet été conçues pour se correspondre, la main de l’ange ayant été disposée exactement au niveau du dos du souverain déchu. Quant à ce dernier, il désigne l’ange guerrier de l’index gauche et surtout il s’avance dans la direction opposée, obéissant ainsi à son injonction tout en se laissant entraîner par le diable agenouillé devant lui237. Le deuxième ange guerrier lève son épée devant le groupe de moines enferrés dans le filet du diable238. Suivant le même schéma qu’au demi-registre inférieur, un diable attire à lui des damnés tandis qu’un ange les repousse. Du côté des anges, les gestes accomplis en vue de refouler les réprouvés manquent sérieusement de force, mais ce statisme a probablement été inspiré par leur statut hiérarchique et il est en partie compensé par la vigueur déployée par les démons, d’autant que leurs gestes prolongent ceux des êtres célestes dans une parfaite continuité, 236

Plaque AO. Pour Bonne, 1984, p. 57, la main de l’ange fait le signe de repousser sans exécuter réellement l’action. 238 Bonne, 1984, p. 57, considère que l’épée signifie la séparation, mais ne saurait l’exécuter. 237

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au-delà de la faille séparant les deux plaques. Il faut toutefois remarquer que le pouvoir dévolu à ces diables est nettement inférieur à celui de leurs congénères du premier registre. Là, le diable participant à la pesée faisait presque jeu égal avec l’ange et ses homologues sévissant sur le parvis de l’enfer parvenaient encore à effrayer les élus. Rien de tel au registre médian où les diables n’entrent jamais en contact avec les élus et ne participent pas davantage au jugement. En dépit des apparences, cette manière de figurer la séparation n’est nullement isolée. Les anges militaires appartiennent à une série très importante dans laquelle il convient de distinguer les deux jugements. Le thème de l’ange repoussant les damnés au moyen d’une épée apparaît tout d’abord dans les jugements immédiats bourguignons : Mâcon, Saint-Paul-de-Varax et sans doute Anzy-le-Duc. L’ange séparateur intervient aussi régulièrement dans le cadre du Jugement dernier comme on peut le voir sur le linteau d’Autun et dans le Psautier de Karlsruhe239. Dans les Jugements derniers byzantins et sur les peintures murales de Burgfelden, les anges manient une lance et non une épée. Le thème de l’ange à l’épée se perpétuera ensuite jusqu’au milieu du XIIIe siècle au moins  puisqu’on le rencontre à Arles, Chartres, Reims, Amiens et Poitiers. Le thème de la séparation ou du refoulement des damnés par un ange armé était donc très largement répandu. À Burgfelden, dans le Psautier de Karlsruhe et à la cathédrale de Poitiers, l’ange guerrier est même le principal opérateur de la séparation. Les anges guerriers de Conques ne font pas autre chose lorsqu’ils lèvent leur épée ou leur main vers les damnés, et comme à Burgfelden, leur action est relayée par celle des diables. Le Jugement dernier de Conques se fonde sur trois sources scripturaires complémentaires évoquées à travers une série d’inscriptions exhibées par des anges et, pour la séparation, figurée par ces mêmes anges. Le verdict divin est exprimé par deux anges déployant des phylactères enjoignant ceux dont le nom figure dans le Livre de Vie à venir à lui et ordonnant aux autres de s’éloigner. Les anges guerriers, qui ont peut-être reçu une connaissance intérieure de ce verdict, l’appliquent aussitôt en séparant les damnés des élus et en repoussant les premiers vers l’enfer. Dans l’hypothèse du jugement unique, la scène de la pesée serait redondante par rapport aux anges guerriers et surtout par rapport au Livre de Vie, et laisserait alors entendre que la sentence du Livre de Vie, dont le rôle capital est attesté par les Écritures, ne suffit pas à départager les ressuscités et doit être doublée 239

Landesbibliothek, Cod. Aug. Perg. 161, f. 168, cf. Christe, 1999, fig. 80.

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par le verdict d’un instrument de mesure dépourvu de fondement scripturaire, du moins dans le cadre du Jugement dernier. Cette redondance vaudrait également pour la scène de séparation des damnés dont le cortège ferait doublon avec celui du premier registre. La duplication des procédures judiciaires constitue par conséquent l’une des clés de l’interprétation du portail en termes de double jugement. L’enfer supérieur Emplacement et structure Les principales caractéristiques de l’emplacement dévolu à l’enfer supérieur et de sa structure ont déjà été relevées (fig. 69). Ce lieu de tourments occupe une position symétrique par rapport au cortège des élus situés à la droite du Juge, respectant un souci de symétrie appliqué de manière encore plus saisissante sur les deux autres registres, mais dans le même temps il redouble le lieu infernal, constituant de ce fait une exception dans la tradition iconographique occidentale, et surtout il se situe au-dessus de l’unique séjour réservé aux élus. Du point de vue de sa structure, il se distingue de l’enfer inférieur par l’absence d’éléments architecturaux. Les flammes dans l’iconographie et l’épigraphie Si la théologie médiévale distingue souvent le séjour temporaire des élus du paradis définitif, elle ne conçoit pas aussi clairement une distinction symétrique au sujet des lieux de tourments. La plupart des visions littéraires de l’enfer se situent du reste dans le temps présent, si bien que les comparaisons avec sont état postérieur à la Parousie demeurent extrêmement difficiles. Mais comme on l’a vu précédemment, l’Apocalypse a annoncé l’engloutissement du souverain séjour dans l’étang de feu (Ap 20, 14) et les premiers Jugements derniers byzantins classiques ont manifestement exploité ce passage pour distinguer les séjours infernaux correspondant à chacun des deux jugements. Cette interprétation pourrait être appliquée aux deux enfers de Conques puisque, comme dans la formule byzantine, ces lieux de tourments sont superposés et celui du bas est délimité par un cadre architectural. De plus, l’inscription du bandeau séparant les deux premiers registres fait explicitement référence aux flammes tourmentant les damnés240. Mais de manière tout à fait contradictoire, l’enfer 240

« IN IGNIBVS VSTI ». Inscription n° 46, cf. CIFM 9, p. 21.

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supérieur auquel se rapporte manifestement cette inscription est totalement dépourvu de flammes, à l’exception de celles qui brûlent dans l’atelier du faux-monnayeur, alors que l’enfer inférieur en est envahi. Un tel désaccord entre le texte et l’image découle peut-être d’une mésentente entre le concepteur des inscriptions et celui du programme sculpté. Dans cette hypothèse, on pourrait supputer que l’enfer supérieur avait été conçu initialement comme un lieu peuplé de flammes, peut-être assimilé à l’étang de feu. Cette supposition demeure néanmoins extrêmement fragile, d’autant que l’épigraphie ne se réfère pas directement à l’étang de feu. Si les autres mots encadrant l’enfer supérieur n’éclairent guère cette question, ils contribuent à renforcer l’hypothèse du double jugement. L’inscription du bandeau inférieur, où il est question des flammes brûlant les damnés, évoque des gémissements perpétuels : « Les iniques sont tourmentés par les châtiments et brûlés dans les flammes. Ils tremblent devant les démons et gémissent sans fin »241. L’épigraphie affirme ainsi le caractère éternel des peines infernales et, par extension, du lieu où elles sont infligées, établissant de la sorte une distinction considérable entre ce lieu et l’enfer inférieur dont l’inscription est dépourvue de toute notion de durée. L’inscription du bandeau supérieur mentionne pour sa part l’immersion des damnés dans le Tartare : « Les hommes pervers sont ainsi plongés dans le Tartare » : « HOM[I]NES PERVERSI SIC SVNT IN TARTARA MERSI »242. Le terme sic – également employé dans l’inscription symétrique – établit un lien direct avec l’image qu’elle domine. Le mot mersi – « plongés » – suggère pour sa part un mouvement descendant. On peut en déduire que les damnés du deuxième registre ont été précipités d’un lieu supérieur vers un lieu inférieur. Dans la zone de transition entre les anges armés et l’enfer supérieur, cette idée a été traduite non pas par le mouvement descendant des damnés mais par le passage d’un lieu saturé de nuées à un lieu dans lequel ces indicateurs célestes ont disparu. À l’intérieur de cet espace, un véritable mouvement descendant est cette fois imposé à un damné, et ce à l’unique endroit susceptible de se prêter à une telle mise en scène, à savoir la faille pratiquée dans le bandeau séparant les deux demi-registres. Le terme Tartara détermine, avec une précision qui fait défaut dans l’inscription du premier registre, l’identité de l’enfer supérieur. Dans 241 « PENIS INIVSTI CRVCIANTVR IN IGNIBVS VSTI DEMONAS ATQVE TREMVNT : PERPETVOQVE GEMVNT ». Inscription n° 46, cf. CIFM 9, p. 21. 242 Inscription n° 35, cf. CIFM 9, p. 21.

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les Écritures, ce vocable –Tartarus en latin classique – emprunté à la mythologie grecque n’apparaît que dans la seconde Épître de saint Pierre au sujet des anges rebelles : Dieu a plongé ces anges dans le Tartare où il les réserve pour le jugement (2 P 2, 4)243. Le terme « Tartare » figure également dans certains Jugements derniers byzantins en association avec l’une des chambres infernales de l’enfer inférieur244, ainsi que dans le Liber miraculorum, au sujet d’un pécheur sanctionné par sainte Foy à cause de sa gloutonnerie245. Ces différentes mentions concernent donc l’enfer dans son état antéparousiaque, même si l’Épître de Pierre fait allusion au Jugement dernier, si bien que dans la perspective du double jugement on s’attendrait à voir ce terme appliqué à l’enfer inférieur. Il assimile en tout cas l’enfer du deuxième registre à un lieu souterrain, ce qui renforce l’idée d’une chute des damnés depuis un lieu supérieur. Ainsi, même si le mot Tartare n’est pas de nature à distinguer le séjour définitif des damnés de leur séjour temporaire, son emploi – combiné avec celui du verbe mergere – s’oppose à l’hypothèse d’un accès à l’enfer supérieur par la porte du registre inférieur. Les damnés tournés vers la séparation L’incohérence d’une telle lecture est largement confirmée par les attitudes adoptées par les diables et les damnés. Aucun ne donne l’impression de provenir du registre inférieur, les seuls mouvements mis en scène allant de la gauche vers la droite et, exceptionnellement, du haut vers le bas. Sur la dalle de forme triangulaire située à l’extrémité droite du registre246, les damnés ont cessé de se déplacer, ils y subissent des peines infernales appliquées méthodiquement et s’inscrivent par conséquent non pas dans le bref instant de la séparation

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Garland, 1998, p. 163. Sôtiriou, 1958, II, p. 129. On notera également que dans l’Apocalypse de Paul, les âmes des réprouvés sont tourmentées jusqu’au Jugement dernier par un ange appelé Tartarouchos, cf. James, 1893, p. 19 ; Carozzi, 1994b, p. 204-207 (16, 6) ; et Bovon et Geoltrain, 1997, p. 797 (16, e). 245 « tormentis nunc tartaricis miser exagitatur » : LM I, 6, 15, 16 ; éd. Robertini, p. 97. Il est également question du Tartare dans LM I, 12, 16 (tartaree Furie) ; ibid., p. 109 ; IV, 12, 9 ; ibid., p. 242 (tartareo exilio) ; IV, 26, 20 (tartareos […] lacus) ; ibid., p. 262 ; IV, 28, 1, 19 (Tartarus) ; p. 263. Pour évoquer l’enfer dans lequel un jeune homme a été conduit avant d’être libéré par sainte Foy, le Liber miraculorum parle de « lieux ténébreux » (tenebrosa loca), cf. LM III, 8, 19 et 29 ; ibid., p. 194-195. 246 Plaque B4’. 244

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mais dans l’éternité consécutive à la Parousie. Les déplacements des damnés se limitent donc à la plaque rectangulaire située à gauche247. Dans cet espace, les positions et les attitudes se réfèrent toutes aux anges militaires, autrement dit à la scène de séparation. L’extrémité gauche des deux demi-registres est occupée par des groupes compacts de damnés tournés vers ces êtres célestes : quatre laïcs en bas, trois clercs en haut. Ces groupes ainsi que les bandes de sol sur lesquelles ils s’appuient suivent une courbe tournée vers l’intérieur, de sorte que les damnés se tiennent d’abord perpendiculairement au champ de la dalle, pivotent ensuite à 45° et se dressent finalement face au spectateur. Ce procédé conduit ainsi trois d’entre eux à regarder directement les deux anges séparateurs. Comme je l’ai suggéré plus haut, il existe donc un lien visuel extrêmement fort entre ces deux parties de la composition pourtant séparées par une profonde faille. Au registre inférieur, les visages tourmentés de ces damnés – bouche crispée, sourcils froncés – expriment une intense souffrance, mais celle-ci demeure essentiellement morale puisqu’ils ne sont pas encore torturés. De toute évidence, cette souffrance trouve son origine dans la sentence prononcée par le Juge et son application par les anges militaires. Dans la tradition iconographique occidentale, le thème des réprouvés regardant en arrière est extrêmement fréquent. On le rencontre notamment dans les Jugements derniers byzantins classiques, le Beatus de Turin, l’Apocalypse de Bamberg, les Péricopes d’Henri II, les peintures de Sant’Angelo in Formis, de Burgfelden et d’Indensen248, le Psautier de Karlsruhe, et les portails de Mâcon, Autun et Arles. Les analogies sont encore plus frappantes lorsque les damnés se retournent face à un ange armé d’une épée comme à Mâcon, Autun, Arles et dans le Psautier de Karlsruhe, voire d’une lance comme dans certaines versions byzantines et à Burgfelden. La formule adoptée à Conques n’a donc rien d’exceptionnel : d’une part, des anges armés repoussent les damnés vers l’enfer en leur imposant un mouvement centrifuge, d’autre part, les damnés jouxtant directement ces anges se retournent, montrant par cette attitude que la séparation vient de se produire et qu’ils ne se sont pas encore résignés à leur sort.

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Plaque B3’. Christe, 1999, fig. 79.

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Le cortège des damnés Au registre médian, les regards tournés vers l’arrière semblent manifester non seulement la souffrance morale des réprouvés consécutive à la proclamation du verdict et à son application, mais aussi une certaine résistance et peut-être même l’espoir insensé d’obtenir une révision du jugement. Cette résistance est rapidement brisée par une horde de diables hideux presque aussi nombreux que leurs victimes. Sur le demi-registre supérieur, un diable nettement plus grand que ses homologues a emprisonné les trois clercs dans un filet – un motif dont on a vu qu’il a certainement été emprunté à l’Évangile de Matthieu – et les attire vers la droite. Au premier plan, un diable plus petit contraint un quatrième clerc à s’agenouiller, toujours dans la même direction. Sur le demi-registre inférieur, l’action des diables sur le groupe composé par les quatre laïcs n’a pas été figurée. En revanche, le mouvement centrifuge est clairement marqué par le roi derrière lequel disparaît ce groupe et son imposant tortionnaire qui entraîne énergiquement sa victime par le poignet et par la tête, tout en lui arrachant la couronne avec ses longues dents animales249. Quant au souverain, il se laisse entraîner dans le mouvement imposé par le diable en avançant la jambe droite dans l’attitude de la marche, tandis que sa tête se tourne encore dans la direction opposée qu’il désigne de l’index gauche. Ce geste indique manifestement le désir de revenir sur ses pas et d’obtenir une révision de la sentence, et semble donc confirmer que les réprouvés tournés vers les anges militaires sont animés par une espérance analogue, en dépit de l’irréversibilité du verdict. Au-delà de ces premiers groupes, le mouvement centrifuge imposé aux damnés est moins accusé mais il n’en prolonge pas moins le déplacement imposé par les premiers démons. Sur les quatre réprouvés situés dans la partie droite de cette dalle, trois se tiennent debout, jambes jointes ; tous sont agressés au moyen d’une arme tranchante et, surtout, orientés vers la droite. Au demi-registre supérieur, le premier d’entre eux, partiellement caché par les ailes du démon au filet, est transpercé ou menacé de l’être par le couteau brandi par un diable qui se charge dans le même temps de piétiner le deuxième réprouvé, accélérant ainsi sa chute vers le demi-registre inférieur. Là, un autre diable a agrippé le malheureux par la gorge et lui dévore le sommet du crâne tout en lui enfonçant un couteau dans le dos. Les deux der249

On pourrait également penser qu’il lui mord la tête tout en lui arrachant sa couronne.

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fig. 69. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, le cortège des damnés et l’enfer postparousiaque.

niers réprouvés de ce demi-registre ont donc reçu des attitudes foncièrement différentes, même s’ils se tournent tous deux vers la droite. Au demi-registre inférieur au contraire, les deux derniers damnés adoptent des attitudes presque identiques, en grande partie calquées sur celle du souverain : ils figurent de trois quarts et inclinent fortement la tête sous la contrainte de leur tortionnaire. Cette inclinaison de la tête permet également aux diables d’enfoncer dans la bouche de leur victime une arme de guerre, une lance pour le premier, une épée pour le second. En plus d’offrir des silhouettes analogues, les trois réprouvés sont approximativement équidistants. Le concepteur a donc résolument opté pour une composition paratactique en développant un cortège de damnés symétrique à celui des élus. Certes, les deux réprouvés de droite ne déjoignent pas les jambes et paraissent en conséquence immobiles, mais certains élus du cortège symétrique en font autant. Quant aux autres élus, ils ne croisent jamais les jambes, si bien que l’effet de cortège n’est suggéré que par la juxtaposition de figures représentées, à quelques exceptions près, de trois quarts. Ainsi, contrairement aux apparences, le mouvement de marche est plus affirmé du côté des damnés, à travers

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la figure du souverain déchu, que du côté des élus. Le mouvement divergent du cortège des damnés est donc bien réel. Et si ce cortège ralentit très rapidement, avec les deux réprouvés de droite qui ne marchent pas et les diables qui les attirent vers le cœur de l’enfer avec moins de vigueur, c’est peut-être parce qu’il s’est rapproché de sa destination finale. On notera encore que dans l’enfer inférieur, la plupart des réprouvés sont également tournés vers la droite. Sous le toit en bâtière, la femme assise sur les épaules d’un homme et ce dernier ont été figurés de face et constituent les seules exceptions. Dans l’écoinçon surmontant la porte, le changement d’orientation est au contraire plus radical puisque les deux damnés se tournent vers la gauche, ce qui s’explique probablement par un souci d’adaptation des formes aux contraintes du cadre et peut-être par une volonté de confronter ces réprouvés à la scène de la pesée. Quoi qu’il en soit, le mouvement divergent imposé aux damnés depuis la porte de l’enfer est prolongé presque sans interruption jusqu’à l’extrémité droite du registre. Il traverse littéralement les figures frontales de Satan et du couple et ne s’achève qu’avec le damné corpulent plongé dans un puits. Le mouvement centrifuge des damnés est donc très semblable à celui du registre médian. De toute évidence, une telle symétrie implique l’existence d’un accès séparé conduisant à l’enfer supérieur, comparable à celui de l’enfer inférieur, et tout indique que cet accès se situe à la frontière séparant les anges militaires des premiers réprouvés. La présence d’un cortège divergent dans l’enfer supérieur est fondamentale car elle confirme que le registre médian a été conçu en fonction du double verdict divin – venite vs ite –, les élus marchant en cortège vers le Juge tandis que les damnés s’en éloignent. La formule des cortèges respectivement convergent et divergent correspond exactement à celle qui fut adoptée dans de nombreux Jugements derniers byzantins et romans250, et que reprendront avec une récurrence exceptionnelle les portails gothiques «  classiques  »251. La formulation conquoise est donc beaucoup moins isolée que ne le laisseraient entendre les apparences, mais cette structure ne transparaît clairement qu’en dissociant les deux enfers et en considérant séparément l’ensemble du registre médian. Le profond enracinement de cette 250

Voir notamment les exemples de l’Apocalypse de Bamberg, des Péricopes d’Henri II, de Sant’Angelo in Formis et de Saint-Trophime d’Arles. 251 C’est le cas en particulier à Laon, Chartres, Paris, Reims et sur les portails inspirés par celui de Paris.

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scène dans la tradition iconographique apporte ainsi un poids supplémentaire à l’affirmation déjà formulée dans la section consacrée aux anges militaires : l’existence d’une scène de séparation largement autonome constitue un argument décisif pour l’hypothèse des deux jugements. Exécution des damnés Les quatre damnés de la partie droite du panneau subissent des souffrances atypiques. On peut difficilement qualifier ces sévices de tortures infernales dans la mesure où ils s’appliquent de manière analogue à des personnages manifestement coupables de péchés différents. Si les réprouvés du bas sont dépourvus d’attribut, il en va différemment pour leurs compagnons du demi-registre supérieur. Celui qui a été plaqué sur le dos tient un livre et ses cheveux tombants laissent entrevoir une tonsure, si bien qu’on peut aisément lui attribuer le même statut clérical qu’aux premiers damnés du sous-registre. Le deuxième maintient pour sa part à deux mains un objet renflé dans lequel on pourrait voir une bourse252. Si les agressions perpétrées par les diables correspondaient à des peines infernales, on pourrait s’attendre à ce qu’elles soient différenciées en fonction de la faute commise, comme l’ont été les châtiments figurés dans l’enfer inférieur et à l’extrémité droite de l’enfer supérieur où semble véritablement commencer l’application de ces peines. Le point commun entre ces quatre réprouvés est qu’ils sont transpercés par une arme blanche, ce qui les distingue à la fois des premiers damnés entraînés dans le cortège infernal et des derniers auxquels sont infligées d’authentiques peines infernales au terme de leur parcours. La nature de leur traitement est précisée par la scène située sur le demi-registre inférieur, à droite du souverain déchu, car ici la lance transperçant le réprouvé entre dans sa bouche et resurgit derrière sa nuque ce qui, dans le siècle, ne peut que provoquer la mort. Ces arguments conduisent donc à assimiler les quatre scènes d’agression à l’arme blanche à de véritables exécutions. Or, on ne rencontre rien de comparable dans les autres espaces infernaux : sur le panneau de droite comme dans l’enfer inférieur, les peines prennent des formes très diverses – coups de genou, mutilations, morsures de serpents, flammes – mais elles ne semblent jamais destinées 252

C’est l’opinion de Bonne, 1984, p. 288, pour qui le cordon de la bourse s’enroule autour de son cou.

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à entraîner la mort. Comment expliquer alors ces scènes d’exécution et leur concentration dans la même aire de l’enfer supérieur ? L’interprétation la plus vraisemblable est qu’elles traduisent en image le thème de la seconde mort évoqué dans l’Apocalypse. Il en est question une première fois au début du chapitre vingt au sujet des âmes de ceux qui ont été décapités et bénéficient de la première résurrection : « Heureux et saint qui participe à la première résurrection ! sur eux la seconde mort n’a pas de prise, mais ils seront prêtres de Dieu et du Christ avec lequel ils régneront durant les mille ans » (Ap 20, 6). Le thème est explicité plus loin, dans la grande vision du Jugement général, en conclusion d’un passage cité plus haut au sujet de l’étang de feu : « Enfin, mort et souterrain séjour furent jetés dans l’étang de feu. C’est cela la seconde mort » (Ap 20, 14). Certes, l’étang de feu est absent de la composition, mais la présence du Livre de Vie dans les mains d’un ange montre que le concepteur a puisé une partie de son inspiration dans l’Apocalypse. Il a donc parfaitement pu transposer dans la composition la suite de cette vision en présentant l’introduction des damnés en enfer comme une seconde mort. À ma connaissance, ce thème n’a jamais été représenté explicitement dans l’iconographie romane, si bien que l’hypothèse ne peut s’appuyer sur aucune comparaison. Mais si l’on admet que les agressions à l’arme blanche sont effectivement des exécutions et non des peines infernales, et que les tableaux se succèdent dans le temps depuis la séparation jusqu’à l’extrémité droite du registre, l’explication la plus plausible demeure celle de la seconde mort, même si elle demeure fragile. Les peines infernales Sur le panneau triangulaire composant l’extrémité droite du registre figurent trois réprouvés auxquels correspondent des péchés spécifiques manifestement liés à leur activité professionnelle253. C’est une évidence pour le faux-monnayeur accompagné de ses outils au demi-registre supérieur. C’est hautement probable pour le personnage du demi-registre inférieur qui s’agrippe à un rouleau de tissu qu’un diable s’apprête à déchirer avec les dents, et s’apparente à un drapier malhonnête ou cupide254. Le troisième, suspendu par les pieds à une poulie, est flanqué d’une bourse et sa bouche semble menacée 253

Plaque B4’. Pour Bonne, 1984, p. 292-294, il peut s’agir d’un drapier ou d’un noble dépouillé. Pour Mariño, 1989b, p. 167, il s’agit d’un drapier ayant fraudé sur les mesures.

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par un objet contondant, peut-être un couteau. La bourse et le type de supplice renvoient à l’avarice et désignent sans doute plus particulièrement le faux-monnayeur comme l’a très justement suggéré Jacqueline Leclercq-Marx255. À la diversité des pécheurs correspondent des supplices tout aussi variés et manifestement adaptés aux fautes commises : agression difficilement définissable au niveau des yeux et tirage de barbe, coup de genou dans la poitrine et pendaison par les pieds256. Comme les damnés du panneau voisin, ceux-ci sont encore tournés vers la droite, ce qui confirme la continuité du mouvement engagé depuis la scène de séparation, mais cette orientation ne correspond ici à aucune transitivité. Le faux-monnayeur et le drapier présumé sont tous deux assis, et surtout leur compagnon a été suspendu à une poulie. Cette indication spatiale est extrêmement précieuse car elle montre que dans cette partie de l’enfer, les suppliciés sont littéralement attachés à un lieu spécifique. On peut en déduire que le parcours des damnés, dont le point de départ se situe sur le lieu même de la séparation, se déploie sur toute la largeur de la première dalle et prend fin sur la seconde, autrement dit au cœur de l’enfer, à l’endroit dévolu à chaque type de pécheur pour l’éternité. En définitive, les scènes de l’enfer supérieur peuvent être lues en trois étapes se succédant chronologiquement de gauche à droite. Dans un premier temps, les damnés repoussés par les anges militaires se retournent en espérant ou en implorant une révision de la sentence, mais des diables – les plus corpulents de ce registre – les attirent violemment vers la droite. Dans un second temps, les réprouvés sont systématiquement exécutés, peut-être dans le but de leur infliger la seconde mort, celle qui conduit à l’étang de feu, tout en poursuivant leur parcours vers la droite. L’un d’entre eux est de surcroît précipité d’un demi-registre à l’autre et subit ainsi une immersion répondant peut-être à la déclaration de l’inscription courant sur le bandeau supérieur : « sic sunt in Tartara mersi ». Enfin, les damnés arrivent en enfer 255 Leclercq-Marx, 2007, p. 54, a fait remarquer qu’en France, le supplice des faux-monnayeurs consistait à les faire plonger dans un chaudron bouillant la tête en bas et les pieds maintenus par une tenaille. Si le chaudron et la tenaille sont absents de la représentation, la combinaison d’une bourse et de la position renversée du supplicié plaident amplement en faveur de cette hypothèse. Bonne, 1984, p. 294-295, suggérait avec prudence d’identifier ce damné à un marchand. 256 Le diable agressant le faux-monnayeur du sous-registre supérieur lui tire la barbe et tend vers son visage une large main aux doigts fléchis. On ne peut toutefois pas définir avec certitude le supplice qu’il s’apprête à lui faire subir. Pour Leclercq-Marx, 2007, p. 56, il pourrait lui faire avaler une pièce de monnaie.

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où les diables mettent un terme à leur pérégrination et leur infligent des peines adaptées à leurs fautes dans un lieu spécifique, et ce pour l’éternité. L’apparent chaos régnant dans cet espace masque donc une structure cohérente et signifiante. Les diables Les diables ne se distinguent guère de leurs homologues du registre inférieur. On rencontre au contraire sur les deux registres trois diables pourvus d’ailes, ce qui laisse supposer que ce sont les mêmes, agissant dans chacun des deux jugements. On notera cependant l’absence de figure axiale. Peut-être cette suppression répond-elle au souci de symétrie appliqué dans la majeure partie du portail : au registre inférieur, la figure de Satan apparaît au centre d’un espace couvert d’un bandeau en bâtière et correspond très exactement à la figure d’Abraham inscrite dans un espace identique tandis qu’au registre médian, l’unique figure axiale autour de laquelle s’organise la composition est celle du Juge. Ce respect de la symétrie n’empêchait toutefois pas d’introduire une deuxième représentation de Satan dans l’enfer supérieur. Dans la mesure où il est destiné à être plongé dans l’étang de feu en même temps que les damnés (Ap 20, 14), son absence reste difficilement explicable. Il faut également constater la disparition des serpents et des crapauds qui grouillaient dans l’enfer inférieur. Cette particularité ne saurait être exploitée pour corroborer l’hypothèse du double jugement car ces animaux figurent dans de nombreux enfers postparousiaques. Je retiendrai donc uniquement que la disparition des animaux infernaux s’ajoute aux nombreuses différences distinguant l’enfer supérieur du premier dont les principales restent l’absence d’architecture et de flammes. Le statut des réprouvés Les deux enfers se distinguant également par les statuts de leurs damnés respectifs, il importe de les analyser et de les comparer dans la perspective du double jugement. Dans l’enfer supérieur, les statuts socioprofessionnels ne sont pas toujours identifiables, mais le plus important pour mon propos est qu’ils ont été signalés presque systématiquement par un ou plusieurs indices iconographiques. Au demiregistre supérieur figurent quatre clercs, voire cinq, reconnaissables à leur tonsure et pour les quatre premiers à leur vêtement. Deux d’entre eux portent de surcroît une crosse – tenue dans les deux cas

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à l’envers afin de manifester leur déchéance – ce qui les désigne comme des abbés et/ou des évêques. Louis Bousquet y a vu en son temps une transposition d’événements remontant à la fin du Xe siècle et rapportés au début du siècle suivant par Bernard d’Angers. Le personnage agenouillé serait Bégon, évêque de Clermont, qui avait pris la direction du monastère de Conques, et les trois clercs emprisonnés dans le filet du diable incarneraient ses trois neveux qu’il avait associés successivement à la direction de l’abbaye. Bernard d’Angers rapporte que Bégon s’est rendu personnellement à Conques accompagné d’une forte troupe pour piller son trésor, afin de pouvoir payer la rançon réclamée pour la libération de son neveu Hugues qui se trouvait alors à la tête de l’abbaye. À la suite de cette agression, sainte Foy est apparue au gardien laïque de la cire pour lui annoncer qu’elle venait de faire mourir Hugues et qu’elle s’apprêtait à en faire autant avec Bégon257. La mort apparaît donc ici comme un châtiment céleste. Cet épisode est loin d’être anecdotique puisqu’il concerne un abbé de Conques et constituait en conséquence un exemplum idéalement adapté aux besoins d’un programme destiné à véhiculer un message essentiellement moralisateur. Cette interprétation me semble parfaitement vraisemblable, mais elle repose sur des arguments plus ténus que ceux qui ont été avancés au sujet du cavalier désarçonné. D’autant qu’elle suppose que le concepteur a voulu évoquer la damnation de Bégon et de ses trois neveux à la fin des temps et non au moment du trépas comme dans le récit de Bernard d’Angers. On notera toutefois, à la faveur de cette lecture historique, que le cavalier et les clercs ont comme point commun d’être les seuls damnés entièrement habillés. Dans l’enfer supérieur, les autres damnés sont nus tandis que dans l’enfer inférieur ils portent quelquefois un vêtement court destiné à voiler leur nudité. On ne peut donc pas considérer que les damnés de l’enfer supérieur sont plus habillés que les autres parce que quatre d’entre eux sont entièrement vêtus contre un seul dans l’enfer inférieur. Cette différence s’estompe d’ailleurs totalement si l’on suppose que l’attribution de vêtements vise à désigner plus explicitement des personnages historiques appelés à être reconnus et non à différencier les deux lieux infernaux. Le statut socioprofessionnel des damnés de l’enfer supérieur a également été défini pour le roi découronné figuré en dessous de ces clercs et peut-être pour deux réprouvés transpercés par des armes 257 L. Bousquet, 1948, p. 51-55. Le récit invoqué par Louis Bousquet se trouve dans LM, II, 5 ; éd. Robertini, p. 162-166.

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nobles – lance et épée – qui seraient ainsi désignés comme des mauvais guerriers258. Les damnés rassemblés en un groupe compact derrière ce souverain sont en revanche menacés par des armes non nobles – pic, fléau d’arme et arbalète – brandies par trois diables formant un cortège opposé à celui des damnés du premier plan. Ils pourraient donc être assimilés à des combattants non nobles, même s’ils ne sont pas directement menacés pas cette horde diabolique. À l’extrémité droite du registre, un rouleau de tissu et des outils spécialisés identifient sans doute un drapier et sans la moindre ambiguïté un faux-monnayeur. Enfin, les autres damnés possèdent des attributs distincts et originaux, mais leur statut socioprofessionnel ne peut pas en être déduit avec un degré suffisant de certitude. Si les damnés de l’enfer supérieur se distinguent essentiellement par la différenciation de leur statut socioprofessionnel, ils ne semblent en revanche pas correspondre à des péchés spécifiques. L’absence de toute allusion à la luxure est à ce sujet particulièrement symptomatique. Quant aux deux inscriptions, elles ne mentionnent en haut que les perversi – les pervers ou les vicieux – et en bas les iniusti – les iniques –, et se révèlent donc de ce point de vue tout aussi imprécises que l’iconographie. Dans l’enfer inférieur au contraire, l’épigraphie comme l’iconographie désignent deux séries de péchés spécifiques. Quelquefois, le statut socioprofessionnel a été figuré : c’est le cas pour le chevalier désarçonné et le musicien, sans doute un jongleur. L’avare pourrait également correspondre à une profession particulière, mais il est probable que sa présence vise avant tout à désigner le péché d’avarice et non les métiers liés à l’argent – usurier, marchand, changeur, etc. –, d’autant que ce vice a souvent été imputé aux nobles259. De même, le chevalier et le jongleur supposé se réfèrent sans doute autant, si ce n’est davantage, aux péchés spécifiques qui les caractérisent – l’orgueil et les péchés de la langue260 – qu’à leur profession. Or, avant la Parousie, les damnés comme les élus sont réduits à l’état d’âmes séparées et n’ont par conséquent pas encore réintégré 258

C’est ce qu’a très logiquement supposé Bonne, 1984, p. 289. Ainsi Honorius Augustodunensis, Elucidarium, II, 54 ; éd. Lefèvre, p. 427, considère que les chevaliers sont orgueilleux, cupides et vaniteux. On notera également que le chapiteau de l’avare situé dans l’église de Conques ne précise pas son statut d’usurier comme le font les occurrences auvergnates, cf. CIFM 9, p. 30-31. Mariño, 1989, p. 32, met au contraire la représentation de l’avare en rapport direct avec l’usure. Voir au sujet du thème de l’avarice, Leclercq-Marx, 2007. Pour les chapiteaux auvergnats, iconographiquement analogues à celui de Conques, voir Flavian, 1995 ; et Heyman, 2005, p. 17-49. 260 En Bourgogne, la distribution des chapiteaux semble plaider en faveur d’une lecture de cet ordre, cf. Angheben, 2003. 259

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leur corps. Les différences distinguant les réprouvés des deux premiers registres semblent donc se référer à leurs statuts avant et après la Parousie : la relative indifférenciation des pécheurs de l’enfer inférieur se conforme en effet à leur état d’âmes séparées et les nombreuses références aux statuts socioprofessionnels chez leurs homologues de l’enfer supérieur indiqueraient que ces âmes ont été réunies à leur corps ressuscité et ont récupéré le rang qu’elles occupaient dans le siècle. Cette différenciation est d’autant plus significative qu’elle distingue également les élus de l’église-paradis de ceux du cortège : tandis que l’identité des premiers se fond dans les catégories hiérarchiques au sein desquelles ils ont été regroupés, l’individualité des seconds est clairement affichée. On a vu précédemment qu’une distinction analogue entre les deux enfers a été mise en œuvre dans les Jugements derniers byzantins classiques. Dans l’art roman en revanche, on n’a jamais figuré conjointement les damnés avant et après la Parousie, même à Mâcon où les damnés n’ont été figurés que dans la scène de séparation, si bien que la caractérisation de leurs apparences respectives ne peut se fonder que sur une analyse comparative des Jugements derniers et des jugements immédiats. Dans les Jugements derniers, les damnés arborent quelquefois les vêtements ou les attributs correspondant à leur rang hiérarchique (Apocalypse de Bamberg, Péricopes d’Henri II, Indensen, Psautier de Karlsruhe, Hortus deliciarum), mais ils peuvent également demeurer indifférenciés, comme dans les Beatus. Il en va de même à Autun où les réprouvés sont nus au moment de la résurrection et le demeurent lorsqu’ils se tiennent près de la balance ou quand ils sont précipités dans l’enfer. On y retrouve même une femme mordue au sein par un serpent à la fois dans la scène de résurrection du linteau et à côté de la balance, manifestement après la pesée. Cette nudité maintenue après la résurrection ne peut toutefois pas être considérée exclusivement comme un signe dévalorisant puisque les élus, qui sont pourtant habillés au moment où ils sortent de leur sarcophage, apparaissent entièrement nus sur le tympan, même après leur introduction dans la Jérusalem céleste. Il existe enfin une tradition iconographique dans laquelle les damnés figurent dans un premier temps vêtus et dans un second temps dénudés. Dans certains Beatus261, à Sant’Angelo in Formis et dans un grand nombre d’œuvres italiennes de la fin du Moyen Âge (Fossa, baptistère de Florence, Camposanto de Pise, etc.), cette mutation 261

Il s’agit des Beatus de Manchester et de Turin, cf. Christe, 1999, fig. 16 et 17.

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s’effectue entre le cortège et l’intérieur de l’espace infernal262. À Arles elle intervient entre la porte du paradis, où les damnés refoulés par un ange armé sont nettement différenciés, et le cortège dans lequel ils sont tous dévêtus. Dans ces différentes compositions, les réprouvés ont donc été dépouillés de leurs vêtements quelques instants après les avoir récupérés, probablement à titre de châtiment ou comme un surcroît d’humiliation. Sur la châsse de saint Servais à Maastricht, on est allé jusqu’à figurer les damnés dépouillés de leur vêtement par des anges au moment de la résurrection. Dans les exemples italiens comme dans l’enfer supérieur de Conques, ce dépouillement ne s’accompagne toutefois pas d’une suppression du statut socioprofessionnel, de sorte que les damnés continuent d’apparaître comme des corps ressuscités. Dans les représentations du jugement immédiat, l’enfer peut aussi montrer des âmes nues et indifférenciées : c’est le cas notamment à Anzy-le-Duc, Saint-Paul-de-Varax, Gormaz et Chaldon. On peut également citer à ce sujet les représentations monumentales de la parabole de Lazare  – porte des Comtes de Saint-Sernin de Toulouse, Lescure, Moissac – ou encore celle de l’Anastasis dans le cloître de Gérone263. À Espalion enfin, deux réprouvées dont on ne voit que le buste ont été figurées de face et à l’identique à l’intérieur de l’enfer, sans la moindre référence à leur statut socioprofessionnel. Compte tenu de sa localisation géographique et de son rattachement à Conques, cet exemple revêt une valeur accrue, d’autant que comme à Conques les damnés sont engoulés dans une gueule animale servant d’accès à l’enfer. L’iconographie romane de l’enfer antéparousiaque présente donc une homogénéité bien plus grande que celle de l’enfer postparousiaque. La première met en scène des damnés généralement nus et indifférenciés tandis que la seconde les présente tantôt indifférenciés, tantôt revêtus des habits caractérisant leur rang hiérarchique. Il n’existe en revanche, à ma connaissance, aucun enfer antéparousiaque accueillant des pécheurs différenciés de la sorte. La tradition iconographique suggère par conséquent qu’au portail de Conques la distinction établie entre les réprouvés des deux premiers registres se réfère aux statuts respectifs des âmes séparées et des corps ressuscités, 262

À la chapelle Scrovegni, les damnés sont habillés dans le cortège de gauche mais pas dans le fleuve de feu qui semble constituer un autre accès à l’enfer. 263 Yarza Luaces et Boto Valera, 2003, p. 328-329 ; et Rodríguez Barral, 2003, p. 151156.

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fig. 70. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, le cortège des élus.

même si le contraste n’est pas aussi net que dans les Jugements derniers byzantins, et corrobore par conséquent l’hypothèse des deux jugements. Dans cette perspective, la privation de vêtement viserait à accentuer l’humiliation infligée aux réprouvés à la fin des temps et le recouvrement de leur statut socioprofessionnel indiquerait que la résurrection de leur corps a été prise en considération, même si elle n’a pas été représentée. Le cortège des élus À la droite du Juge se déploie un cortège composé exclusivement d’élus et surmonté par cinq anges, les quatre premiers exhibant des noms de vertus sur des phylactères, tandis que le dernier s’apprête à couronner ces bienheureux (fig. 70-71)264. La principale question soulevée par ce thème concerne le statut des élus et leurs rapports avec les justifiés regroupés dans l’église-paradis. Il convient toutefois de s’interroger dans un premier sur la contemporanéité de la plaque 264 Pour Sauerländer, 1979, p. 42, il s’agit de personnifications des vertus ayant revêtu une apparence angélique. Cette composition rappelle la plaque sculptée de la tombe de Bégon III où des anges planent au-dessus du défunt et de sainte Foy.

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fig. 71. Conques, ancienne église abbatiale Sainte-Foy, portail occidental, le cortège des élus.

triangulaire située à l’extrémité gauche du registre par rapport aux deux autres265, et d’aborder ensuite les questions relatives à l’espace dans lequel évolue le cortège et à l’identité des élus. La plaque de gauche Les caractéristiques formelles de cette plaque se distinguent très nettement de celles que l’on peut observer partout ailleurs : les silhouettes sont plus fines et deux chevelures sont bouclées alors que toutes les autres sont lisses ou faiblement ondulées266. Aussi pourraiton supposer que ce panneau a été sculpté dans un second temps. La question n’est nullement secondaire pour la compréhension du cortège car le panneau de gauche introduit une rupture substantielle par rapport aux deux autres. Les quatre élus logés dans cet espace exigu sont en effet nimbés alors que leurs prédécesseurs ne le sont pas à l’exception des deux premiers, à savoir la Vierge et saint Pierre autre265

Il s’agit respectivement de la plaque B4 et des plaques B2 et B3. J. Bousquet, 1995, p. 54, refuse catégoriquement l’idée d’une exécution postérieure de ce panneau ; Garland, 1998, p. 172-173, l’écarte également. Bonne, 1984, p. 252-253, a clairement souligné les différences stylistiques et la discontinuité iconographique séparant ce panneau des deux autres.

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ment dit les plus illustres du cortège. D’autres indices révèlent la discontinuité entre les deux ensembles. À l’extrémité gauche de la plaque médiane, la nuée commence par s’estomper en s’inclinant légèrement vers le bas et disparaît ensuite quelques centimètres avant le joint. Sur la dernière plaque, le concepteur a prolongé cet espace dépourvu de nuée, mais curieusement il a disposé les pieds de l’ange stéphanophore sur un massif très étroit couvert de formes lancéolées alors qu’il aurait pu le laisser se mouvoir librement dans le ciel. Et surtout la nuée de la plaque médiane cède la place à une forme difficilement identifiable mais à l’évidence incomplète qui ne se prolonge pas sur la plaque triangulaire. En revanche, cette dalle comporte le début de l’inscription courant sur le bandeau séparant les deux premiers registres et la partie supérieure de la figuration de l’église de Conques servant de théâtre à l’intercession de sainte Foy. On a donc difficilement pu concevoir cette inscription et la scène sous-jacente sans programmer à l’avance la composition du panneau triangulaire, mais ce constat n’empêche pas d’envisager une exécution décalée par rapport aux autres panneaux. On constate en somme que le concepteur a pris en considération la disparition de la nuée et la scène d’intercession de sainte Foy, mais pas les formes incomplètes succédant à ces nuées et surtout la hiérarchie des élus manifestement établie sur les deux premiers panneaux à travers une distribution différenciée des nimbes. Il faudra en tenir compte dans la définition du statut des élus. Un cortège situé entre terre et ciel Les treize figures réparties sur ces trois plaques sont majoritairement tournées vers la droite mais, comme l’a très justement fait observer Jean-Claude Bonne, certains se tiennent de face tout en regardant vers la droite, d’autres se tournent entièrement vers le spectateur et, de manière plus étonnante encore, quatre d’entre eux ont orienté leurs pieds vers la gauche267. Reste toutefois que la majorité des corps et des têtes sont de trois quarts, suggérant une convergence dont la destination est le Juge, ce que confirme l’attitude de la Vierge dont la prière s’adresse directement à lui. 267 Il s’agit du cinquième personnage à partir de la droite, en partie caché par l’abbé, du septième, du onzième et de la sainte qui ferme la marche. Voir à ce sujet les remarques judicieuses de Bonne, 1984, p. 228-229. Pour les deux premiers, on pourrait supposer qu’ils se situent au début d’une procession se déroulant dans un premier temps de droite à gauche avant de faire demi-tour au niveau du personnage tenant le diptyque.

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Ce cortège évolue sur une bande légèrement ondulée qui ne se prolonge pas sur la dalle triangulaire. Cette interruption des ondulations pourrait s’expliquer par le décrochement imposé par l’extension verticale de la représentation de l’église de Conques dans l’écoinçon sous-jacent. Il n’en demeure pas moins que cette discontinuité s’ajoute à la rupture introduite par la répartition des nimbes. Ce sol ondulé n’apparaît pas dans les autres secteurs du portail, ce qui paraît assez logique dans la mesure où les figures y évoluent dans le ciel, dans un espace construit – église-paradis, enfer inférieur, église de Conques – ou dans l’espace souterrain de l’enfer supérieur. Cette absence est en revanche plus difficile à expliquer pour la scène de résurrection étant donné que sa localisation terrestre ne fait aucun doute. D’un autre côté, les ondulations du cortège ne peuvent pas être assimilées à des nuées, si bien que la solution la plus raisonnable reste celle d’une figuration d’un sol terrestre, même s’il demeure un léger doute à ce sujet. Cette localisation rappelle singulièrement celle des chœurs des élus dans les Jugements derniers byzantins classiques où les différents groupes hiérarchiques réunis au-dessus du jardin paradisiaque pour y contempler la figure divine ont été disposés sur des bandes ondulées flottant dans l’espace. On ne peut toutefois pas en tirer argument pour soutenir l’hypothèse d’une lecture analogue des deux compositions. Si les élus semblent encore évoluer sur un sol terrestre, leurs têtes atteignent déjà le ciel au terme de trois séquences narratives successives correspondant aux trois panneaux268. Sur le premier panneau, les élus ne sont pas encore dominés par des nuées ; sur le deuxième, ils atteignent progressivement une nuée qui s’élève pourtant légèrement à mesure qu’elle se développe vers la droite en raison d’un accroissement régulier de la taille des personnages ; sur le troisième panneau enfin, les trois figures menant le cortège, nettement plus grandes que les autres, se superposent partiellement à une nuée descendue jusqu’au niveau de leur torse. Cette progression finement orchestrée montre très clairement le passage des élus depuis la terre, ou du moins un lieu empreint d’une certaine matérialité, vers le ciel visible et, au-delà de celui-ci, vers le ciel transcendant où ils se réuniront aux anges et pourront contempler leur Créateur. Cette réunion 268

Peut-être cet effet découle-t-il simplement de ce qu’en raison de leur rang hiérarchique, les premières figures du cortège ont été moins serrées que les autres et que l’espace ainsi ménagé entre elles offrait un champ disponible au déploiement de la nuée. Il n’en demeure pas moins que celle-ci ne descend pas jusqu’aux pieds des personnages, ce qui me semble significatif.

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a manifestement été amorcée au moment où les anges sont venus prêter main forte aux élus sortant de leur sarcophage, mais cette scène se déroule sur terre et correspond, on l’a vu, au rassemblement des élus. La véritable fusion des composantes terrestre et céleste de l’Église se produit très logiquement après le jugement final et dans le ciel. Ainsi la taille croissante des élus et la descente progressive des nuées montrent-elles sans ambiguïté que le mouvement adopté par le cortège est à la fois convergent et ascensionnel. Sa destination est du reste explicitement affirmée par l’invite exprimée par la dextre du Juge et par l’inscription du bandeau inférieur : « Ainsi sont donnés aux élus conduits vers les joies du ciel, la gloire, la paix, le repos et la lumière éternelle »269. Ce texte comporte à la fois une notion de déplacement à travers le verbe vectis et la préposition ad, et une indication de la destination, à savoir le ciel. L’épigraphie et le mouvement imprimé aux élus s’opposent donc fermement à une lecture conduisant le regard vers l’angle inférieur gauche de la composition. L’identité des élus L’identification des élus a suscité maintes hypothèses. La Vierge et saint Pierre – situés à la tête du cortège – sont les seules figures dont l’identification ne pose aucune difficulté270. Une inscription disparue désignait autrefois le premier personnage masculin du panneau triangulaire sous le nom de Jérôme (YERONIMVS)271. Dans la mesure où cette figure est nimbée, on pourrait l’assimiler au Père de l’Église, mais il faudrait alors s’interroger sur sa présence à la suite d’un important groupe de laïcs272. S’appuyant sur les caractéristiques de ses vêtements – aube et dalmatique –, Louis Bousquet proposait d’y voir un saint diacre, mais cette identification demeure aussi problématique que la première273. Entre saint Pierre et ce Jérôme apparaissent suc269 «  SIC DATVR ELECTIS AD CELI GAVDIA V[E]CTIS GLORIA PAX REQVIES · PERPETVVSQVE DIES ». Inscription n° 34 ; cf. CIFM 9, p. 21. 270 À la suite de L. Bousquet, 1948, p. 61-62, il faut observer que la Vierge et saint Pierre sont les anciens patrons de l’église avec le Saint-Sauveur, ainsi qu’en témoignent les chartes. 271 J. Bousquet, 1971, p. 143. 272 Pour J. Bousquet, 1971, p. 143, et J. Bousquet, 1995, p. 53, la présence de saint Jérôme s’expliquerait par un passage du Liber miraculorum relatif au nombre extraordinaire de miracles accomplis par la sainte : « le fertile saint Jérôme se lasserait de les compter » (LM IV, 7, 2 ; éd. Robertini, p. 231). 273 L. Bousquet, 1948, p. 71. Bouillet et Servières, 1900, p. 132, ne se sont pas prononcés à ce sujet. Pour Garland, 1998, p. 172, il s’agirait de Bernard d’Angers, hypothèse impliquant que l’inscription peinte après le XIIe siècle n’a pas reproduit fidèlement les lettres d’origine. Dans la même optique, il assimile son voisin à Guibert l’Illuminé.

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cessivement un homme barbu s’appuyant sur un tau, un clerc muni d’une crosse et un roi accompagné d’une femme et de trois autres laïcs. On y a généralement vu des personnages historiques directement liés à la fondation et au développement de l’abbaye : Dadon, l’ermite fondateur du monastère274, un abbé de Conques – Adraldus, le premier successeur de Dadon275, Odolric276 ou encore Bégon III277 –, et un carolingien – Charlemagne278 ou Louis le Pieux279. L’argumentation de Louis Bousquet en faveur d’Adraldus et Charlemagne est assez convaincante. La tradition a en effet attribué au souverain la restauration de l’abbaye, accompagnée de dons de reliques et de châsses d’or, un trésor dont proviendrait le célèbre reliquaire dit « A  de Charlemagne » selon une légende reprise dans la Chronique de Conques280. D’un autre côté, la Chronique du Pseudo-Turpin prétendait que le salut du souverain défunt n’avait été obtenu qu’avec le secours de saint Jacques qui aurait opposé aux péchés posés sur un plateau de la balance les matériaux des églises construites en son honneur. Dans une optique analogue, le Liber sancti Iacobi attribuait à saint Gilles, l’ermite fondateur du monastère homonyme, la rémission des péchés du roi. Or sur le tympan, l’abbé a pris le souverain par la main et l’entraîne dans la direction du Juge, tandis que son protégé courbe légèrement le dos, en signe de crainte ou de soumission. De plus, les deux laïcs succédant à ce souverain portent l’un un diptyque, l’autre un coffre, autrement dit un trésor pouvant parfaitement correspondre à celui de Charlemagne. Le portail ferait ainsi allusion aux péchés du souverain et à son rachat obtenu au moyen de donations prestigieuses et par l’entremise de l’abbé de Conques. Dans cette optique, la femme reléguée au second plan derrière le souverain pourrait figurer sa sœur Berthe avec laquelle il a commis l’inceste et rappellerait alors plus clairement encore les péchés pour lesquels Charlemagne a dû se racheter281. 274

Bouillet et Servières, 1900, p. 132 ; et L. Bousquet, 1948, p. 63-64. Sauerländer, 1979, p. 41 ; et Bonne, 1984, p. 233, ont envisagé cette hypothèse avec prudence. On y a également vu saint Antoine (Mâle, 1922, p. 413), et saint Benoît (J. Bousquet, 1971, p. 143). 275 L. Bousquet, 1948, p. 70. Pour Mâle, 1922, p. 413, il s’agirait plutôt de saint Benoît. 276 Bouillet et Servières, 1900, p. 132. 277 Aubert, 1939, p. 86, hésitait entre Odolric et Bégon. Pour J. Bousquet, 1971, p. 143, il ne s’agit ni de Bégon ni d’Odolric. 278 Mâle, 1922, p. 413. 279 J. Bousquet, 1971, p. 198, note 93, proposait d’y voir une figure de Charlemagne ou plutôt de Louis le Pieux. 280 Gaborit-Chopin et Taburet-Delahaye, 2001, p. 50-53. 281 L. Bousquet, 1948, p. 66-70. Voir également Strecke, 2002, p. 58-65.

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Il n’existe cependant aucun texte faisant directement référence au rôle d’Adraldus ou de l’abbaye de Conques dans l’obtention de ce salut comme l’ont très explicitement fait la Chronique du Pseudo-Turpin et le Liber sancti Iacobi au sujet de saint Jacques et de saint Gilles, c’est pourquoi il est préférable de conserver un certain doute au sujet de cette hypothèse. On peut en revanche considérer avec un degré de certitude raisonnable que les six élus rassemblés sur la plaque médiane appartiennent à une même réalité historique et que la place qu’ils occupent dans la procession des élus est déterminée par le rang attribué à l’abbé entraînant le souverain par la main, ce qui justifierait la présence d’une femme et de laïcs anonymes à ce niveau hiérarchique du cortège, devant les saints et les saintes de la plaque triangulaire. L’identification des trois derniers personnages de la procession est encore plus obscure282. On pourrait toutefois supposer que l’avantdernier personnage, une sainte en pied et tenant une palme, représente sainte Foy. Si l’on situe son intercession au moment du jugement immédiat plutôt qu’à la fin des temps, on peut légitimement supposer que le concepteur a souhaité faire apparaître la patronne de l’abbaye dans le cortège des élus. On pourrait opposer à cette hypothèse la taille extrêmement réduite de la sainte et sa position nettement en retrait par rapport à ses prédécesseurs qui sont dépourvus de nimbe. Cette position correspond pourtant exactement à la hiérarchie établie dans les traditions orientale et occidentale du Jugement dernier dans lesquelles les femmes – à l’exception de Marie – sont reléguées au dernier rang283. Et si à Conques on a fait une entorse à la règle en inscrivant une autre femme au milieu du cortège, c’est sans doute dans le but de ne pas séparer du souverain son épouse ou sa sœur Berthe, dans l’hypothèse où le souverain serait Charlemagne. De même, il était logique de disposer les membres de la suite royale à proximité de leur souverain, quitte à leur faire occuper un rang hiérarchique supérieur à celui des quatre derniers élus. À la différence des saintes couronnées abritées dans l’église-paradis, la première sainte du cortège est nimbée et sa tête est simplement voilée, à l’instar de sa voisine et surtout de la sainte Foy intercédant dans l’écoinçon sous-jacent. Elle porte de surcroît une palme, conformément au récit de la passion de sainte Foy rapporté dans les textes 282 Pour J. Bousquet, 1971, p. 143, ce sont des « saints, et sans doute des pauvres et des malheureux, selon le thème des béatitudes. Peut-être aussi et en même temps, des bénéficiaires des miracles de sainte Foy […] » 283 Dans l’Apocalypse de Bamberg, une femme figure exceptionnellement au premier plan, mais il s’agit sans doute d’un personnage historique, cf. Lobrichon, 1999.

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hagiographiques284. On notera enfin que le premier ange de la plaque voisine exhibe sur son phylactère une inscription peinte aujourd’hui illisible mais pour laquelle on a traditionnellement proposé « Fides Spes » : la foi, qui est aussi le nom latin de la sainte, et l’espérance285. Bernard d’Angers a écrit à ce sujet qu’il convient d’employer le génitif fidis lorsqu’il est question de la sainte et non fidei afin de la distinguer de la vertu286. Ce témoignage montre ainsi de manière éminemment éclairante que le risque de confusion entre les deux était bien réel. Des corrélations précises semblent se tisser par ailleurs entre les vertus exhibées par les anges et les personnages figurés à leurs pieds. Ainsi l’humilité et la charité se rapporteraient-elles respectivement à la Vierge en raison de son attitude et au souverain à cause des précieuses offrandes transportées par ses suivants287. Dans cette perspective, le terme  fides  pourrait parfaitement renvoyer concurremment à la vertu et à la sainte placée à proximité de l’inscription, pour autant naturellement que l’on admette cette lecture de l’inscription. Il apparaît en définitive que la majorité des élus du cortège ont été destinés à être reconnus, même si leur identification demeure aujourd’hui incertaine, ce qui laisse entendre qu’ils ont recouvré leur corps ressuscité et par conséquent leur rang hiérarchique et la place correspondant à ce rang. Cet ordre hiérarchique coïncide globalement avec celui des Jugements derniers byzantins classiques puisqu’il met en scène un apôtre, des clercs, un souverain, plusieurs laïcs et des femmes. Et si la Vierge occupe exceptionnellement la tête de cette hiérarchie, c’est probablement pour pouvoir remplir son rôle de médiatrice. La place occupée par Jérôme est un peu plus problématique puisqu’il s’agit apparemment d’un clerc et qu’il figure après le groupe royal. Cet ordonnancement n’est toutefois pas totalement

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Passio sanctae Fidis ; éd. Bouillet et Servières, 1900, p. 709 ; et Translatio altera sanctae Fidis, I ; AASS, oct. III, p. 294 D et 295 D. La palme est également évoquée dans la liturgie de Saint-Benoît-sur-Loire (Bouillet et Servières, 1900, p. 643, 648 et 652). Dans un sermon recopié à la fin du manuscrit du Liber miraculorum de Sélestat, l’obtention de la palme du martyre est mise en relation avec l’établissement de la sainte dans la Jérusalem céleste dont elle est devenue une colonne (Sélestat, BM, ms. 22, f. 106v ; cf. Livre des miracles, p. 98) 285 Inscription n° 19 ; cf. CIFM 9, p. 20. Cette lecture a été faite par Bouillet et Servières, 1900, p. 132 ; et J. Bousquet, 1971, p. 194, note 86 ; et proposée avec prudence par les auteurs du Corpus des inscriptions de la France médiévale et par De Coster, 2011, p. 298, qui a montré que la dernière vertu est temperantia et non constantia. 286 LM I, 33, 7-11 ; éd. Robertini, p. 144. 287 Ces corrélations ont été proposées par Sauerländer, 1979, p. 42 ; et Bonne, 1984, p. 207-209.

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aberrant puisque dans la tradition byzantine, les moines se tiennent parfois en retrait par rapport aux souverains, voire aux simples laïcs288. Le statut des élus Quelle que soit la logique de cette hiérarchisation des élus, l’essentiel reste qu’ils ont été distinctement présentés comme des ressuscités. Aussi importe-t-il de les comparer aux élus du registre inférieur en distinguant chez ces derniers les figures dotées d’une physionomie juvénile des élus possédant des traits adultes. Parmi les premiers, quatre se présentent non nimbés devant la porte de l’église-paradis, tandis que les deux autres, gratifiés d’un nimbe, se blottissent contre le patriarche Abraham. On a vu que leur taille réduite par rapport à celles des anges et des autres élus à laquelle s’ajoute la standardisation de leurs visages et de leurs vêtements – courts sur le parvis, longs à l’intérieur de l’édifice – les assimilaient théoriquement à des âmes séparées289. Le portail d’Autun montre que les figures juvéniles et indifférenciées ne peuvent pas être automatiquement assimilées à des âmes séparées, mais à Conques ce statut est corroboré par la relative indifférenciation des adultes. Leur rang hiérarchique a été défini par leurs attributs et leurs positions plus ou moins proches du sein d’Abraham, mais leur identité a été singulièrement gommée par la juxtaposition systématique de deux figures parfaitement identiques. Cet anonymat ainsi que celui des figures juvéniles contraste fortement avec l’individualisation presque généralisée des élus du cortège. La perspective du jugement unique ne permet pas d’expliquer correctement une telle articulation entre un tableau dans lequel les élus – y compris les suivants anonymes du souverain – ont revêtu leur corps de gloire, retrouvant ainsi une apparence d’adulte, leur rang hiérarchique et leur identité, et une vision paradisiaque dans laquelle les élus et les saints sont relativement indifférenciés. Ces disparités s’expliquent au contraire aisément dans la perspective du double jugement. Dans les deux hypothèses, les rapports ontologiques et hiérarchiques entre les élus des deux premiers registres sont toutefois brouillés par la distribution des nimbes et des couronnes. Au registre 288

C’est le cas notamment sur les mosaïques de Torcello. Sur le parvis, les élus portent une simple pièce de tissu relativement courte et manifestement non taillée puisqu’elle est dépourvue de manches, de sorte que leurs bras et leurs jambes sont partiellement découverts. Aux côtés d’Abraham au contraire, les élus portent un vêtement long et pourvu de manches. 289

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inférieur, les nimbes sont refusés aux femmes et les couronnes sont réservées aux figures situées à gauche d’Abraham. Au registre supérieur, les nimbes distinguent la Vierge et saint Pierre dont la sainteté ne fait aucun doute, disparaissent chez les personnages historiques et ne réapparaissent que chez les quatre personnages de la plaque triangulaire. Quant aux couronnes, elles figurent uniquement sur la tête du souverain et dans les mains de l’ange flottant au-dessus des quatre derniers élus. Dans les deux cas, l’apparente discontinuité semble provoquée par l’iconographie du dernier panneau, ce qui pourrait être attribué à une réalisation décalée dans le temps et inconséquente par rapport à la logique figurative des premières plaques. La question du couronnement des élus du registre supérieur est peut-être moins problématique que celle des nimbes. On pourrait en effet estimer que la couronne brandie par l’ange est destinée à l’ensemble des élus et pas seulement aux quatre derniers. Cette hypothèse est d’autant mieux fondée que le thème de l’ange stéphanophore volant au-dessus des élus a été repris et élargi à l’ensemble du cortège sur les portails de Chartres et d’Amiens290. En montrant les élus non pas couronnés mais sur le point de l’être, cette formule iconographique respecte de surcroît l’usage visant à éviter toute confusion entre les élus recevant une couronne et les véritables souverains. L’application de cet usage s’imposait plus naturellement encore à Conques où figure un souverain historique. Et si dans l’église-paradis, six élus sont déjà couronnés, c’est probablement parce qu’aucune confusion n’était possible avec un roi ou un empereur. Cela signifie que les couronnes correspondent ici au martyre, comme le suggèrent les palmes brandies par les deux hommes et dans une moindre mesure l’absence de couronne sur la tête des élus anonymes. C’est également ce qui se dégage de la plaque funéraire de Bégon III où sainte Foy est couronnée par un ange291. On peut déduire de ces différentes observations que dans l’église-paradis, les couronnes sont réservées aux martyrs et que dans le cortège, elles apparaissent comme une récompense promise à l’ensemble des élus, qu’ils soient martyrs – comme saint Pierre et l’hypothétique sainte Foy – ou non. La seconde partie de cette déduction est cependant fragilisée par les doutes pesant sur la contemporanéité de la plaque de gauche.

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On retrouve le thème à Bourges et León si ce n’est que les anges couronnant les élus se tiennent au-dessus de la porte du paradis. 291 Durliat, 1990, p. 417-420.

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Ces doutes ne grèvent pas aussi lourdement l’interprétation de la distribution irrégulière des nimbes qui pourraient avoir été réservés aux saints et refusés aux simples élus, ce que semblent confirmer les figures de la Vierge, de saint Pierre et de la présumée sainte Foy. Dans cette perspective, les élus intercalés entre ces deux groupes opposés auraient reçu cette position privilégiée non pas en raison de leur supériorité spirituelle, mais à cause de leur rang hiérarchique et de leur importance historique. Néanmoins, la logique élémentaire qui semble se dessiner au deuxième registre est encore une fois démentie par l’iconographie des élus figurés dans l’église-paradis puisque les nimbes y sont réservés aux hommes. On peut retourner le problème dans tous les sens, il subsistera toujours des incohérences entre les deux registres voire au sein même du second registre. Dans une telle configuration, la distribution des nimbes et des couronnes ne peut pas être utilement exploitée pour comprendre les rapports ontologiques entre les élus des deux premiers registres. Si l’on admet que la couronne brandie par l’ange est destinée à l’ensemble des élus du cortège, on peut en déduire que les simples élus en seront gratifiés alors qu’ils en sont privés devant et à l’intérieur de l’église-paradis, mais l’argument est extrêmement ténu. D’autant que les deux anonymes du sein d’Abraham sont nimbés alors que ceux du cortège ne le sont pas. On ne peut pas exploiter davantage la présence de la Vierge et de saint Pierre à la tête du cortège pour postuler sa supériorité hiérarchique par rapport à l’église-paradis car s’ils occupent une telle place c’est probablement en qualité de guides et de médiateurs et non en tant qu’élus292. Cette supériorité hiérarchique est plus clairement suggérée par l’épigraphie, à travers une progression verticale dépourvue d’ambiguïté. On a vu que l’inscription du bandeau en bâtière qualifie les justifiés en fonction de leurs vertus – les chastes, les pacifiques, les doux, les amis de piété –, tout en évoquant la crainte à laquelle ils échappent. L’inscription courant entre les deux registres évoque les élus destinés à la fois au ciel – plus exactement aux joies du ciel – et à la lumière éternelle : « Ainsi sont donnés aux élus conduits vers les joies du ciel, la gloire, la paix, le repos et la lumière éternelle ». Enfin, la troisième inscription développée au-dessus du cortège mentionne 292 Cette fonction peut également être déduite de leur statut de saints patrons de l’église. Sauerländer, 1979, p. 38-39, a mis en relation la présence des deux saints sur le tympan et le fait que les vaisseaux latéraux de l’église (cf. LM I, 31,14 ; éd. Robertini, p. 137) ainsi qu’une partie de leur programme iconographique leur avaient été consacrés.

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les saints se tenant dans la joie durant le jugement : « L’assemblée des saints est debout dans la joie, tandis que juge le Christ »293. Les inscriptions encadrant le deuxième registre évoquant respectivement les élus et les saints, on peut supposer qu’elles concernent l’ensemble des protagonistes du cortège tout en les distinguant en fonction de leur statut. C’est aussi ce que semblent indiquer les nimbes manifestement accordés aux seuls saints. Se succèdent ainsi de bas en haut des inscriptions mentionnant les vertueux, les élus et les saints, dans une progression hiérarchique ascendante. Les vertus attribuées aux hôtes de l’église-paradis sont de surcroît nettement inférieures à celles que les anges aux phylactères exhibent au-dessus du cortège et parmi lesquelles figurent les vertus théologales : foi, espérance, charité, constance et humilité294. Si l’on prête à ces inscriptions quelque cohérence par rapport à l’iconographie, on en déduira que le statut et les vertus des élus engagés dans le cortège convergent sont supérieurs à ceux de leurs homologues du registre inférieur. L’épigraphie et les différences fondamentales séparant les élus des deux registres confirment donc qu’ils correspondent à des âmes séparées et à des corps ressuscités. Dans cette perspective, l’église-paradis est occupée par de véritables saints, rangés en fonction de leur rang hiérarchique, et par la foule des anonymes ayant traversé avec succès l’épreuve du jugement immédiat, résumée par les deux figures juvéniles accueillies dans le sein d’Abraham. Quant aux justifiés du cortège, ils correspondraient aux ressuscités se tenant devant le Juge après avoir été rassemblés par les anges. Les saints n’ont pas dû repasser par le jugement, ce que confirme l’inscription supérieure en déclarant qu’ils se tiennent debout dans la joie pendant que le Christ procède au jugement. Quant aux autres, il est probable qu’ils ont également échappé au second jugement puisque des anges sont venus leur porter secours au moment où ils sortaient de leur tombeau. Ils répondraient alors simplement à l’appel du Juge – venite – en s’engageant dans un cortège à la fois convergent et ascendant.

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« SANCTORVM CETVS STAT XPISTO (Christo) IVDICE LETVS ». Inscription n° 18, cf. CIFM 9, p. 20. 294 Je rappelle qu’il demeure un certain doute sur la lecture de la première (n° 19 ; Fides Spes) et la troisième inscription (n° 21 ; Constantia), cf. CIFM 9, p. 20. Pour les deux autres en revanche, la lecture ne pose aucune difficulté. Les inscriptions mentionnent donc avec certitude une vertu théologale.

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Synthèse L’analyse montre en définitive que la grande majorité des indices iconographiques et épigraphiques abondent dans le sens du double jugement et confirment la lecture simple et logique suggérée par la structure de l’image. Cette convergence n’est toutefois pas totale puisque plusieurs indices s’y opposent : la juxtaposition de la résurrection et de la balance sans la moindre séparation matérielle, la présence de saints dans l’église-paradis, l’absence de Satan, de flammes et de toute allusion au fleuve de feu dans l’enfer supérieur, et enfin les nimbes octroyés aux élus anonymes du sein d’Abraham et refusés à certains élus parfois prestigieux du cortège convergent. Ces indices demeurent néanmoins largement minoritaires par rapport à ceux qui confirment l’hypothèse des deux jugements. Il convient d’en énumérer rapidement les plus importants. Pour commencer, la structure du portail se conforme à celles des Jugements derniers byzantins et du portail de Mâcon pour lesquels cette interprétation peut se prévaloir d’arguments extrêmement solides. Le déploiement du premier jugement sur le linteau se retrouve de surcroît isolément sur plusieurs portails dont celui d’Espalion qui dépendait de Conques. Ensuite, les modalités de séparation se conforment à des schémas régulièrement adoptés pour les deux jugements : la pesée des âmes ou des actions pour le jugement immédiat, comme à Espalion ; l’ostension des phylactères et du Livre de Vie pour le Jugement dernier. Ces thèmes, et en particulier la pesée et l’ostension des phylactères, n’ont de surcroît jamais été réunis pour figurer l’ultime jugement, du moins pas avant le XIIIe siècle295. De plus, l’accès à l’enfer inférieur se calque très fidèlement sur un récit de jugement immédiat rapporté dans le Liber miraculorum. Mais le plus important est que le registre médian comporte une scène de refoulement des damnés jamais identifiée en tant que telle alors que tous les indices induisent cette lecture. La scène se fonde en effet sur un passage de Matthieu dans lequel il est question de pêcheurs triant les poissons pris dans leur filet et d’anges séparant les méchants d’avec les bons. Sur le portail, le filet est utilisé par un diable dans le but d’attirer à lui les damnés récalcitrants et le passage concernant les anges séparateurs a été transcrit sur le bouclier de l’ange à 295 Comme on va le voir, il est probable que ces deux thèmes ont été réunis dans le Jugement dernier du portail central de la cathédrale d’Amiens.

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l’épée et très clairement représenté par les damnés repoussés par les anges guerriers et entraînés par les premiers diables. Le thème des réprouvés regardant en arrière renvoie également à une idée de séparation puisque ce schéma a été adopté dans un grand nombre de Jugements derniers. L’existence d’une seconde scène autonome de refoulement des damnés à côté du Christ-Juge impose une lecture du portail en deux temps et constitue par conséquent un argument-clé pour l’hypothèse des deux jugements. Les lieux dans lesquels évoluent les damnés et les élus et leurs apparences respectives plaident également en faveur de cette lecture. Après l’épreuve de la balance et leur introduction dans l’enfer inférieur, les damnés ne sont manifestement pas invités à se hisser dans l’enfer supérieur puisque l’image ne comporte aucun passage ni la moindre communication visuelle ou gestuelle entre ces deux espaces. Et dans la mesure où l’enfer supérieur se situe au-dessus de l’égliseparadis, il peut difficilement s’inscrire dans le même contexte chronologique et spatial que ce séjour destiné aux élus. La duplication du lieu infernal ne prend en réalité tout son sens que dans la perspective du double jugement. D’autant que ces espaces s’organisent tous deux en fonction des deux scènes de séparation. Depuis le parvis de l’enfer en bas et la position occupée par les anges militaires en haut, les damnés suivent, presque sans interruption, un mouvement divergent atteignant l’extrémité droite du registre. Au registre médian, ce mouvement est matérialisé par un véritable cortège répondant à celui des élus figurés à la droite du Juge et destiné à assurer la transition entre la séparation et l’accession aux lieux de supplices. De la même manière que l’esprit ne doit pas imaginer les damnés s’élevant de l’enfer inférieur vers l’enfer supérieur, il ne doit pas concevoir une descente des élus rassemblés dans le cortège convergent vers l’église-paradis. Celle-ci se caractérise en effet par l’absence de références célestes – nuées, anges, figure divine –, et abrite de surcroît le sein d’Abraham, qui est la figure par excellence du paradis d’attente, des élus apparemment saints mais anonymes et par conséquent privés de l’individualisation déjà restituée aux élus du cortège convergent, ainsi que des lampes allumées désignant un lieu où la lumière n’est ni transcendante ni éternelle. Devant ce lieu paradisiaque se présentent des élus également anonymes dotés d’une physionomie juvénile, vêtus d’une simple pièce de tissu et redoutant encore les diables sévissant sur le parvis de l’enfer inférieur, ce qu’évoque également l’inscription courant sur le bandeau en bâtière.

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Au registre médian au contraire, les justes et les saints répondent sereinement à l’appel du Juge en progressant dans sa direction et s’élèvent graduellement vers la nuée, conformément à l’injonction exprimée par la dextre divine et à l’inscription du bandeau inférieur dans laquelle est proclamée la nature céleste de leur destination. L’intervention d’anges bienveillants au moment de la résurrection suggère au surplus que les ressuscités situés à dextre ont déjà été jugés une première fois et peuvent en conséquence accéder directement au ciel, ce qui exclut tout passage par l’épreuve de la balance. Les autres indices favorables à l’hypothèse des deux jugements émanent de l’épigraphie. Les trois bandeaux de séparation comportent chacun deux inscriptions se référant respectivement aux élus et aux damnés, conçues pour se correspondre horizontalement de part et d’autre de l’axe de symétrie296. Celles du registre inférieur énumèrent les vertus des justifiés et les vices des réprouvés tout en précisant que les premiers se tiennent dans la joie et n’ont plus rien à craindre, et que les seconds ont été damnés. Les inscriptions du bandeau séparant les deux premiers registres et probablement liées au deuxième font référence à des lieux distincts – le ciel et les flammes – et à des actions – octroi des récompenses et torture des réprouvés – qui engendrent des conséquences éternelles : la jouissance de la lumière perpétuelle pour les premiers, des gémissements également perpétuels pour les seconds. Il n’est en revanche plus question de crainte pour les élus. La présence du mot perpetuus  dans les deux inscriptions médianes semble également établir une distinction entre les caractères respectivement temporaire et éternel des récompenses et des peines distribuées dans les lieux de l’au-delà confrontés sur les deux premiers registres. À l’inverse des deux premières inscriptions, celles du bandeau supérieur introduit une légère dissymétrie. Celle de dextre déclare que les saints demeurent immobiles dans la joie tandis que le Christ procède au jugement, laissant ainsi entendre que ces saints ont déjà atteint celui qui est à la fois leur but et leur récompense en tant qu’objet de la vision béatifique, comme le suggère également l’iconographie où la Vierge et saint Pierre se tiennent à quelques pas du Christ. L’inscription symétrique annonce pour sa part que les damnés – les pervers – sont déplacés vers le Tartare en subissant un mouvement descendant (mersi). Si la progression verticale est manifeste du côté des justifiés successivement assimilés à des vertueux, des élus et des 296

Bonne, 1984, p. 215-220.

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saints, elle est en revanche moins nette du côté des réprouvés, sans doute parce que leur parcours s’achève non pas par une ascension mais par une descente violente, ce que suggèrent également la distribution des nuées du deuxième registre – abondantes au centre et au-dessus des élus, totalement absente du côté des damnés – et la chute imminente du damné étendu sur le dos au milieu du sousregistre supérieur. L’interprétation de l’iconographie du portail de Conques en termes de jugement double induit une lecture beaucoup plus fluide et plus logique à travers des approches séparées du premier registre et des deux registres supérieurs. Dans cette démarche, le regard ne doit pas reconstituer les hypothétiques transferts verticaux des damnés et des élus découlant de l’interprétation classique mais nullement suggérés par la composition. Il est invité à adopter une lecture ascendante de ces deux tableaux chronologiquement successifs en partant à chaque fois de l’axe de la composition. Il peut ainsi suivre dans un premier temps le sort des âmes séparées à l’issue du jugement immédiat en les accompagnant dans leur double mouvement divergent, tout en constatant l’efficacité de l’intercession de la sainte patronne de l’abbaye figurée du côté des élus. Dans cette partie de la composition, la résurrection des morts amorce le processus du Jugement dernier et incite ainsi le regard à se déplacer vers les registres supérieurs. Les tableaux constitutifs de cet événement gravitent autour de la figure du Juge accompagnée des signes avant-coureurs de la Parousie : anges, nuées, croix, instruments de la Passion et astres. À partir de là, le regard est amené à suivre les parcours respectivement divergent et convergent des damnés et des élus. Les premiers subissent en effet le même éloignement que les réprouvés du registre inférieur, souligné ici par l’action conjuguée des anges militaires et des premiers démons, mais les élus adoptent cette fois un mouvement convergent qui les conduit jusqu’à l’objet de leur contemplation et ramènent par la même occasion l’œil du spectateur vers l’axe de la composition. Cette lecture impose en deuxième lieu plusieurs prises de position par rapport à certains problèmes d’interprétation ou suggestions évoqués dans les pages précédentes. Dans cette optique, l’homme nu traversant le compartiment de la pesée doit en effet être assimilé non pas à un damné ressuscité mais à une âme – sans doute pécheresse – passant en un éclair du trépas au parvis de l’enfer. La protubérance rectangulaire de laquelle il surgit constituant l’unique indication relative à l’origine des âmes jugées au moyen de la balance, elle pourrait être interprétée comme une image – pour le moins abstraite – de la

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sépulture, voire du lieu du décès. L’hypothèse du double jugement permet par ailleurs d’envisager la présence de sainte Foy dans le cortège convergent des élus. Elle conduit enfin à situer l’intercession de la sainte principalement dans le temps présent et à renforcer ainsi l’actualité de l’image. La troisième implication découlant de cette lecture concerne précisément la dimension actuelle du message véhiculé par l’image et l’épigraphie. On a toujours reconnu au portail de Conques une certaine actualité en se fondant principalement sur l’inscription courant sur le bandeau inférieur du linteau : « Ô pécheurs, à moins que vous ne réformiez vos mœurs, sachez qu’un jugement redoutable vous attend »297. Dans la perspective du double jugement, cette dimension est également véhiculée par l’image elle-même, ce qui la rend infiniment plus prégnante. Ainsi les préoccupations quotidiennes relatives à l’insécurité et à la violence, exprimées à travers l’iconographie et l’épigraphie du premier registre, sont non pas projetées dans un futur indéterminé mais ramenées dans le temps présent, les voleurs, les menteurs, les fourbes, les cupides, les ravisseurs et les scélérats subissant les conséquences de leurs forfaits dans les instants succédant immédiatement à leur trépas. Par le biais de l’image, les vivants étaient donc en mesure de constater les effets de l’exercice quotidien de la justice divine et surtout de concevoir le sort de leurs contemporains qu’ils ont vu pécher ou au contraire pratiquer les vertus chrétiennes avant de disparaître. De même, les pèlerins comme les fidèles de Conques pouvaient visualiser l’immédiateté des effets produits par l’intercession de sainte Foy. Et à travers le calice figuré sur l’autel de l’église de Conques, ils devaient comprendre plus précisément encore que le salut des défunts était obtenu par la célébration du sacrifice eucharistique. L’ancrage du programme du portail dans la réalité quotidienne peut encore être étendu si l’on considère qu’une chapelle dédiée à saint Michel avait été aménagée à l’étage du massif occidental puisque l’intervention de l’archange en faveur des âmes séparées était sollicitée dans les prières funéraires et dans la liturgie qui lui était personnellement destinée298. Si un lien entre le portail et la chapelle Saint-Michel pouvait déjà être établi dans la perspective du jugement unique, ce lien se trouve considérablement renforcé dans l’hypothèse 297

«  O PECCATORES TRANSMVTETIS NISI MORES  : IVDICIVM DVRVM VOBIS SCITOTE FVTVRVM ». Inscription n° 77, cf. CIFM 9, p. 23. 298 Bonne, 1984, p. 51.

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du double jugement, d’autant que c’est manifestement l’archange qui procède à la pesée. On sait par ailleurs que des actes judiciaires étaient accomplis devant l’église dès le Xe siècle299. On a donc dû établir également un lien entre cette pratique judiciaire et le jugement des âmes prononcé quotidiennement. Les exempla souvent très éloquents émaillant les deux jugements véhiculent un message analogue à celui que développe régulièrement le Liber miraculorum. De nombreux récits se rapportent en effet au sort des âmes après le décès en faisant intervenir des diables et surtout en exaltant le rôle de sainte Foy dans l’obtention du salut de ses protégés ou de la damnation des pécheurs300. Si l’on admet l’interprétation historique du cavalier désarçonné, on en déduira que ces analogies entre l’iconographie du linteau et le Liber miraculorum ne sont pas dues uniquement à une volonté de développer un message moralisateur du même ordre, mais aussi à une véritable transposition du texte dans l’image, en dépit du décalage chronologique séparant les deux œuvres. De même, si l’on situe l’intercession de sainte Foy dans le temps présent, on ne pourra que constater la conformité de l’iconographie aux propos apologétiques du Liber miraculorum dans lesquels la patronne de l’abbaye agit quotidiennement pour le salut posthume de ses dévots. Ces analogies soulèvent immanquablement la question extrêmement délicate de la libération des âmes déjà entraînées en enfer ou à ses portes, puisque le Liber miraculorum contient plusieurs récits de cet ordre, dont celui du jeune défunt revenu à la vie mentionné plus haut301. Dans ces récits, les pécheurs sont toutefois arrachés à l’enfer non pas pour être installés au paradis mais pour être ramenés à la vie. Quant à l’image, elle ne montre aucun retour en arrière depuis le parvis de l’enfer, et encore moins depuis l’intérieur de cet espace. Comme je l’ai souligné plus haut, le dernier élu du cortège divergent ne se distingue pas de ses homologues et n’a manifestement pas subi 299

Ibid. Le jugement immédiat est clairement évoqué dans LM III, 8, 19 ; éd. Robertini, p. 194-195 ; III, 16, 5 ; ibid., p. 205 ; IV, 1, 13 ; ibid., p. 219 ; et IV, 1, 35-43 ; ibid., p. 222-223. Dans La chanson de sainte Foy, toutes les références à l’enfer et au paradis se situent dans le temps de la mort. Quant au Jugement dernier, il est mentionné dans LM III, 7, 6 ; ibid., p. 191 (le texte fait référence à Matthieu 25, tout en reprenant des vers de Prudence, cf. ibid., p. 386) ; et IV, épilogue 12 ; ibid., p. 269 (on demande à sainte Foy d’enlever les péchés aujourd’hui afin d’obtenir le salut à la résurrection des corps). Il est également évoqué dans LM I, 11, 6 ; ibid., p. 106 (futuro iudicio). Il est enfin question de jugements dont la nature est plus difficile à déterminer : I, 13, 18 ; ibid., p. 113 ; et I, 26, 36 ; ibid., p. 130. 301 LM IV, 1, 35-43 ; éd. Robertini, p. 222-223. 300

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l’emprise momentanée des démons, contrairement à ce que l’on peut voir au portail sud d’Anzy-le-Duc. Le concepteur n’a donc pas exploité la possibilité offerte par le thème du jugement immédiat pour montrer le pouvoir exercé par sainte Foy sur la mort. De même, il a écarté toute allusion aux peines purgatoires, à l’instar du Liber miraculorum qui ne semble envisager de pénitence que dans le siècle302. Ce texte affirme en effet de manière éminemment suggestive qu’un jeune homme a été ramené à la vie pour fuir les lieux de ténèbres dans lesquels il avait été plongé et aspirer de toutes ses forces à la patrie suprême en pratiquant les bonnes œuvres et éviter ainsi de subir à nouveau un jugement périlleux 303. En développant le thème du jugement immédiat sans y introduire de référence aux possibles transferts d’un lieu de l’au-delà à un autre, l’iconographie du premier registre signifie que le sort de l’humanité se joue principalement au moment du décès. Quand survient le Jugement dernier, les élus n’ont de fait plus rien à craindre car dès le moment où ils sortent de terre, ils aperçoivent des anges bienveillants soulevant avec eux le couvercle de leur sarcophage. Il ne leur reste donc qu’à rejoindre leur place dans le cortège convergent et à suivre leurs guides – la Vierge et saint Pierre – jusqu’au ciel où se tient le Christ. À l’inverse, les damnés sont encore animés par une vaine espérance de salut, mais leur sort est déjà scellé dans le Livre de Vie et le poids de leurs actions passées n’est manifestement plus pris en considération. Si l’ultime jugement semble se réduire à une simple confirmation de la première sentence, il demeure en réalité essentiel puisqu’il ajoute aux récompenses déjà dispensées dans le paradis d’attente la complétude ontologique – en assurant la réunion des âmes avec leur corps – et la vision béatifique. Cette conception des deux jugements développée par le portail ne coïncide toutefois pas exactement avec celle qui transparaît à travers certains passages du Liber miraculorum, ce qui conduit à nuancer l’importance des analogies signalées précédemment. Ce texte n’est en effet pas toujours cohérent dans sa conception de l’au-delà puisque les âmes séparées sont parfois destinées au royaume des cieux et non à un quelconque paradis d’attente304, alors qu’au moment du Jugement dernier les corps ressuscités sont supposés pénétrer dans la salle 302 Dans un miracle intégré dans le manuscrit de Sélestat, il est question conjointement du paradis, de l’enfer et d’un lieu que le traducteur qualifie de « purgatoire » (LM I, 7 ; cf. Livre des miracles, p. 36-37). 303 LM III, 8, 34-36 ; éd. Robertini, p. 196. 304 Voir par exemple LM IV, 3, 19 ; éd. Robertini, p. 227.

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de noces pour participer au banquet divin305. Le passage relatif au banquet divin envisage par ailleurs la possibilité pour les boucs – autrement dit les réprouvés – d’être transformés en agneaux. L’iconographie du portail n’interdit pas d’envisager de tels transferts, mais il ne le suggère nullement. On ne saurait par conséquent postuler une concordance parfaite entre le programme du portail et le Liber miraculorum, pas plus qu’une conformité rigoureuse de l’œuvre sculptée par rapport à l’ensemble des concepts théologiques relatifs au sort des âmes après la mort et à la fin des temps, d’autant qu’au XIIe siècle ces concepts demeuraient, on l’a vu, relativement imprécis. De même, la lecture du portail en termes de jugement double n’induit pas nécessairement une adéquation de toutes ses composantes à un propos aussi complexe. Il est probable du reste que l’idée d’une cohérence généralisée, telle qu’elle a parfois été défendue ou simplement présupposée306, était étrangère à l’esprit du concepteur. Je retiendrai en définitive que les arguments favorables à l’hypothèse des deux jugements sont largement majoritaires, que cette lecture modifie en profondeur la portée des deux premiers registres et qu’elle conduit à y voir une traduction parfois presque littérale des préoccupations quotidiennes maintes fois formulées dans les textes relatifs à sainte Foy. Se conjuguent ainsi sur la surface du portail les inquiétudes et les revendications de moines confrontés à la violence quotidienne, l’affirmation de leur rôle dans l’administration du pèlerinage et des suffrages, et les espoirs des fidèles ayant confié leur salut à la sainte patronne de cette éminente destination de pèlerinage, et ce avec une acuité d’autant plus grande que les tableaux du premier registre se rapportent aux temps présents.

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LM IV, épilogue, 12 ; éd. Robertini, p. 269. La démarche de Jean-Claude Bonne, aussi pertinente soit-elle à bien des égards, présente une tendance de cet ordre.

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F. SAINT-NECTAIRE Le programme du rond-point de Saint-Nectaire, dédié essentiellement au cycle de la Passion, au saint patron de l’église et aux fins dernières, a été mis en œuvre à une époque généralement située vers le milieu du XIIe siècle mais que Jean Wirth tend à placer plus tôt, comme il l’a fait pour le portail de Conques307. Les deux ensembles présentant des analogies thématiques très étroites, il faut en déduire une influence de l’un sur l’autre ou du moins une généalogie commune, mais en l’absence d’une chronologie pleinement fiable il ne me paraît pas possible de préciser la nature de cette relation308. L’essentiel est que l’on retrouve plusieurs thèmes du portail aveyronnais sur deux chapiteaux adjacents de Saint-Nectaire, le premier accueillant les thèmes spécifiques au jugement immédiat tandis que le second regroupe les thèmes parousiaques, de sorte que l’hypothèse des deux jugements peut légitimement leur être appliquée309. D’autant que le premier jugement a été également signifié par des thèmes absents du programme de Conques mais encore plus étroitement liés au sort des âmes séparées. Description et structure La description de chapiteaux à quatre faces n’est pas toujours aisée car les compositions qui s’y développent ne possèdent pas toujours un début et une fin. Aussi convient-il d’examiner d’emblée leur structure. Dans le cas du chapiteau dédié au sort des âmes séparées, plusieurs indices suggèrent une lecture partant du cavalier et se développant vers la gauche (fig. 72) : le cavalier tournant le dos à l’ange de la pesée situé sur l’angle opposé de la première face, son orientation induit une lecture de droite à gauche renforcée par un ange attirant le regard vers la gauche au moyen d’un bâton (fig. 74). Les composantes de la scène se conforment également à cette lecture et la confortent dès lors considérablement, ce que tendra à montrer l’analyse thématique. En suivant cet ordre de lecture, on aperçoit d’abord un cavalier ailé et casqué se déployant sur les deux premières faces et brandissant trois lances dans la direction de deux personnages échelonnés verti307

Wirth, 2004, p. 144-145. Świechowski, 1973, p. 106, n’a pas supposé une influence du portail de Conques sur les chapiteaux de Saint-Nectaire. 309 Il s’agit des deux premiers chapiteaux situés au sud de l’axe du rond-point (n° 18-26 dans la numérotation de Świechowski). 308

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fig. 72. Saint-Nectaire, église Saint-Nectaire, chapiteau du rondpoint, le cavalier de la mort et la pesée.

fig. 73. Saint-Nectaire, église Saint-Nectaire, chapiteau du rond-point, les pécheurs ou les damnés.

fig. 74. Saint-Nectaire, église Saint-Nectaire, chapiteau du rond-point, les martyrs.

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calement : celui du bas – yeux fermés et corps affaissé – semble avoir déjà été frappé par ce guerrier tandis que le deuxième se tient debout, les yeux ouverts (fig. 72-73). Sur la troisième face, on retrouve une configuration analogue avec un grand personnage barbu et vivant se dressant au-dessus d’un personnage allongé et manifestement mort (fig. 73). Enfin, sur la dernière face tournée vers l’axe de l’abside, apparaissent quatre personnages inclinés vers la gauche, les yeux clos en bas et ouverts en haut, tenant une palme (fig. 74). Ce groupe extrêmement compact est flanqué de deux anges, celui de droite pointant son homologue avec un long bâton, lequel porte une balance dont les formes lacunaires se déploient sur la première face, juste à côté du cavalier (fig. 74-75). À l’inverse de ce chapiteau, le deuxième ne présente pas de continuité narrative mais plutôt des tableaux symétriques déployés de part et d’autre de la croix parousiaque maintenue par deux anges au centre de la face principale, celle qui fait face au vaisseau central du chevet (fig. 76). À gauche de cette croix figurent le Juge exhibant les instruments de la Passion et trois personnages dont un portant un livre sur lequel est écrite la sentence d’élection (fig. 77). À droite apparaissent un ange déployant un phylactère comportant la sentence de damnation selon Matthieu, quatre damnés et saint Jean exhibant un livre ouvert (fig. 78). Enfin, sur la dernière face située à l’opposé de la croix, on retrouve une composition symétrique avec deux anges buccinateurs déroulant des phylactères chargés des sentences d’élection et de damnation (fig. 79). Les analogies entre les chapiteaux de Saint-Nectaire et le portail de Conques Quels que soient les liens de dépendance entre les chapiteaux de Saint-Nectaire et le portail de Conques, on doit observer que les deux Jugements derniers comportent deux thèmes identiques ou semblables liés au tribunal divin  : l’ostension des arma Christi, et plus particulièrement de la croix à laquelle a été accordée une place centrale, et les anges exhibant les sentences divines inscrites sur des phylactères310. Ces thèmes n’ayant été réunis sur aucun autre Jugement dernier roman de France, exception faite du portail de Saint-Denis qui découle partiellement de la tradition iconographique à laquelle 310 Les autres instruments de la Passion sont la lance, l’éponge, quatre clous et peut-être le marteau, cf. Świechowski, 1973, p. 106.

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appartiennent Conques et Saint-Nectaire, ils peuvent être considérés comme des traits de parenté entre ces deux œuvres. Sur le premier chapiteau, le seul thème partagé avec le portail de Conques est la pesée, les autres étant au contraire originaux. Et dans la mesure où ce sont précisément ces derniers qui renforcent l’hypothèse du jugement immédiat, il faudra leur accorder un examen plus attentif. Le cavalier de la mort Le cavalier brandissant trois lances est très probablement le cavalier de la mort, le quatrième cavalier de l’Apocalypse (fig. 72) : « Lorsqu’il ouvrit le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième Animal dire : « Viens » ; et je vis paraître un cheval verdâtre, dont le cavalier s’appelle la Mort ; le séjour des morts l’accompagnait. Il leur [les quatre cavaliers] fut donné pouvoir sur le quart de la terre, pour occire par le glaive, la famine et la peste, et par les fauves » (Ap 6, 7-8)311. Le passage ne précise pas que le quatrième cavalier est armé de lances et la tradition iconographique le présente habituellement armé d’une épée, comme le suggère la fin du verset312. Quant au séjour des morts, il n’a pas été figuré sur le chapiteau, du moins pas personnifié comme dans certains manuscrits et au portail de Tudela où il apparaît sous les traits d’un diable parfois monté en croupe derrière le cavalier de la mort313. L’identité du cavalier est toutefois confirmée par les peintures catalanes de Polinyá del Vallès, où le quatrième cavalier de l’Apocalypse attaque avec une lance un groupe de personnages écrasés par sa monture, et par le Beatus de Berlin dans lequel l’ouverture du quatrième sceau est illustrée par une personnification de la mort plongeant sa longue lance dans un amas de corps humains et animaux gisant sous

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Christe, 1999, p. 88. Schiller, 1966-1991, V/1, p. 38-44. Pour Craplet, 1978, p. 109, les lances, qu’il qualifie de flèches, représentent les fléaux mentionnés à la fin du verset 8. Pour Świechowski, 1973, p. 105, elles représentent la guerre, la famine et l’épidémie. 313 Cette figure diabolique apparaît dans les Beatus de Silos, de Valladolid et d’Arroyo. L’enfer sous la forme d’une tête monstrueuse ou d’un monstre et situé au niveau du sol apparaît dans l’Apocalypse de Trèves, la Bible de Roda et le Liber Floridus de Wolfenbüttel, cf. Schiller, 1966-1991, V/1, p. 39-40. Pour Tudela, voir Melero Moneo, 1997, p. 222 ; Christe, 1994, p. 384-385 ; et Christe, 1999, p. 88. Pour fonder cette idée, Melero Moneo, 1986, s’est appuyée sur les illustrations de Beatus, la Bible de Roda, le Liber Floridus et surtout les peintures catalanes de Polinyá del Vallès. Lance, 2002, p. 272-273, a au contraire rejeté cette interprétation, considérant qu’il s’agit du cavalier torturé dans les flammes du chaudron voisin. Cette possibilité ne saurait être exclue mais elle ne fournit aucune explication au démon montant le même cheval en croupe. 312

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les jambes de son cheval314. On peut ajouter que le cavalier de SaintNectaire est ailé et s’assimile ainsi à un démon, au même titre que la figure ailée saisissant par les cheveux Ranulphus – un laïc protégé par un ange – sur un chapiteau voisin, et semble ainsi refléter certains commentaires dans lesquels la mort montée sur le cheval pallidus est une figure du diable315. Ce cavalier présente de surcroît l’apparence d’un guerrier, comme à Tudela. Il est donc assuré qu’il correspond au quatrième cavalier de l’Apocalypse316. Pour comprendre sa fonction, les commentaires et la tradition iconographique ne sont pas d’une grande utilité car ils n’ajoutent que très peu de précisions aux propos de l’Apocalypse, si ce n’est que cette mort peut être spirituelle et par conséquent s’assimiler à la damnation317. Le cavalier de Saint-Nectaire s’insère d’ailleurs non pas dans le cadre d’une illustration de l’Apocalypse, mais dans une composition originale manifestement liée au sort des âmes après la mort. Il semble en effet provoquer directement la mort au moyen de ses armes offensives et marquer ainsi le début d’un processus conduisant à la pesée des âmes ou des actions. Bien qu’il ne s’inscrive pas dans le cadre d’une illustration littérale du texte, le cavalier a donc conservé sa signification première mais, en dépit de cette évidence, l’historiographie a situé son intervention à la fin des temps, sans doute parce 314 Les peintures de Polinyá del Vallès sont aujourd’hui conservées au Museo Diocesano de Barcelone. Voir à ce sujet Melero Moneo, 1986, p. 127. Il faut préciser que le quatrième cavalier est probablement un ange puisqu’il est à la fois ailé, couronné et nimbé, au même titre que le troisième cavalier figuré à gauche, et qu’il est accompagné par une personnification de l’enfer. Pour le Beatus de Berlin, voir Schiller, 1966-1991, V/1, p. 40. 315 Ce sont les propos de Bède, Apoc., I, 6 ; P.L. 93, 147 C. Voir également Ambroise Autpert, in Ap., IV, 6, 7-8a ; CCCM 27, p. 281 ; Haymon, in Apoc., II, 6 ; P.L. 117, 1027 D ; et Pseudo-Alcuin, in Apoc., IV, 6, 7 ; P.L. 100, 1125 C-D. Świechowski, 1973, p. 253 ; et Heyman, 2005, p. 11, considèrent que la figure ailée du chapiteau de Ranulphus est un chevalier dépourvu d’ailes alors qu’une de ses ailes passant derrière la colonne est clairement visible. 316 C’est également la lecture de Craplet, 1978, p. 109 ; Świechowski, 1973, p. 105 ; et Christe, 1999, p. 88. 317 Victorin, In Apocalypsin, 6, 1 ; S.C. 423, p. 80-81 ; Jérôme, in Apoc., 6, 3 ; CSEL 49, p. 73 ; Primase, in Apoc., II, 6, 7-8 ; CCSL 92, p. 96-98 ; Bède, Apoc., I, 6 ; P.L. 93, 147 C (ici, la mort est spirituelle mais dans l’au-delà, elle sera suivie de peines éternelles) ; Ambroise Autpert, in Ap., IV, 6, 7-8a ; CCCM 27, p. 281-282 (la mort infligée est spirituelle) ; Haymon, in Apoc., II, 6 ; P.L. 117, 1027 D-1028 A (mêmes propos qu’Autpert) ; Pseudo-Alcuin, in Apoc., IV, 6, 1 ; P.L. 100, 1125 C-D (id.) ; Bruno de Segni, in Apoc., II, 6 ; P.L. 165, 636 B-C (mort spirituelle) ; Rupert de Deutz, in Apoc., IV, 6 ; P.L. 169, 946 B-947 A (mêmes propos que Bède) ; Richard de Saint-Victor, in Apoc., II, 7 ; P.L. 196, 766 D-768 A (comme chez Autpert, l’enfer suit le diable parce que les damnés l’imitent) ; et Pseudo-Anselme de Laon, in Apoc., VI ; P.L. 162, 1524 A (la mort tue certains corporellement et d’autres spirituellement).

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que le cavalier de la mort figure également dans les Jugements derniers de Tudela, Paris et Amiens318. À Saint-Nectaire, le thème a également été associé à un Jugement dernier, mais il figure sur un support différent et dépourvu de composante explicitement deutéroparousiaque. Le sens premier du quatrième cavalier de l’Apocalypse et le contexte dans lequel il s’insère situent par conséquent la scène dans le temps présent. Pécheurs ou damnés ? Parmi les victimes du cavalier de la mort, certains s’apparentent à des pécheurs ou à des damnés tandis que les autres figurent des martyrs (fig. 72-74). Sur les trois faces succédant au cavalier, les personnages masculins ont les yeux fermés en bas et ouverts en haut. On pourrait supposer que les figures éveillées reviennent à la vie et que l’ange au bâton s’emploie à ranimer les autres319. Mais on pourrait également considérer qu’ils correspondent aux hommes qui n’ont pas encore été frappés par la mort. Si les deux lectures paraissent envisageables, la deuxième demeure plus vraisemblable car dans la première hypothèse, le cavalier en pleine action s’apprêterait à frapper des hommes au moment où ils ressuscitent, ce qui serait pour le moins contradictoire, sauf à considérer que les premiers personnages encore en vie se préparent à mourir tandis que ceux qui portent une palme sont occupés à ressusciter320. On observera cependant que la résurrection des morts est clairement représentée sur le deuxième chapiteau à travers le thème traditionnel des anges buccinateurs. Supposer que cette résurrection est déjà en acte sur le premier chapiteau implique une corrélation entre les deux supports alors qu’en Auvergne, et en particulier à Saint-Nectaire, il n’existe à ma connaissance aucun thème développé sur deux chapiteaux appartenant à des supports distincts. On pourrait encore voir dans l’intervention du cavalier une représentation de la seconde mort, mais cela me paraît encore moins vraisemblable dans la mesure où les damnés du chapiteau voisin ont les yeux ouverts. Les deux premières victimes du cavalier ne présentent aucune caractéristique valorisante ou dévalorisante et ne peuvent dès lors pas être assimilés à des damnés ou à des élus. Sur la face suivante au contraire, le personnage debout repose le coude droit dans la main 318 319 320

Christe, 1994, p. 383-384 ; et Christe, 1999, p. 88. C’est l’opinion de Świechowski, 1973, p. 105. C’est le point de vue de Craplet, 1978, p. 109 ; et Świechowski, 1973, p. 105.

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gauche et appuie sa joue sur son poing droit, dans une attitude exprimant sans doute l’affliction, et la figure couchée qu’il semble chevaucher a le corps déjeté. Ces deux indices iconographiques dévalorisants les désignent sans doute comme des damnés car trois damnés du deuxième chapiteau adoptent une attitude analogue, si ce n’est que, pour le geste d’affliction, la main supportant la joue demeure ouverte321. Ils établissent en tout cas une opposition évidente avec les martyrs dont les corps rigoureusement ordonnancés et les attitudes expriment avant tout l’ordre et la sérénité. Il existe donc une nette différenciation entre les hommes frappés par la mort manifestement destinée à opposer aux martyrs des damnés, voire de simples pécheurs. Les martyrs Les quatre personnages de la dernière face tenant une palme, ils s’identifient clairement à des martyrs (fig. 74)322. Et comme ils ont été associés au cavalier de la mort, il est probable qu’ils représentent les martyrs d’Apocalypse 6, 9-11 qui est le passage succédant immédiatement à celui de l’apparition du quatrième cavalier. Dans la tradition iconographique rapidement évoquée dans le chapitre dédié à l’image du jugement immédiat, les martyrs se tenant sous l’autel n’exhibent pas de palme, conformément au texte, mais en Apocalypse 7, 9, il est question d’une foule immense vêtue de stolae albae et tenant des palmes devant l’Agneau que l’exégèse a souvent assimilée à des élus323. L’iconographie du chapiteau ne se réfère probablement pas directement à ce passage puisque l’Agneau est absent et surtout les personnages tenant une palme sont étendus et gardent, pour la moitié d’entre eux, les yeux clos. D’un autre côté, l’exégèse a établi un lien entre les deux passages, notamment parce que les membres de cette foule sont vêtus de stolae albae au même titre que les martyrs d’Apocalypse 6324. Aussi peut-on supposer que le concepteur a établi le même rapprochement et accordé aux martyrs sous l’autel la palme des élus 321 Świechowski, 1973, p. 105, considère que les premiers personnages aux yeux ouverts sont des réprouvés. 322 C’est également l’avis de Craplet, 1978, p. 109. Pour Świechowski, 1973, p. 105, au contraire, ce sont des élus. 323 Victorin, In Apocalypsin, 6, 7 ; S.C. 423, p. 84-85 ; Jérôme, in Apoc., 6, 7 ; CSEL 49, p. 81 ; Primase, in Apoc., II, 7, 9-10 ; CCSL 92, p. 126 ; Ambroise Autpert, in Apoc., IV, 7, 9b ; CCCM 27, p. 306-307 ; Haymon, in Apoc., II, 7 ; P.L. 117, 1038 B ; Pseudo-Alcuin, in Apoc., IV, 7, 9 ; P.L. 100, 1132 D ; et Richard de Saint-Victor, in Apoc., II, 9 ; P.L. 196, 775 A. 324 Rupert de Deutz, in Apoc., IV, 7 ; P.L. 169, 952 A-C et 964 C, renvoie au chapitre 7 quand il commente le chapitre précédent et inversement. Ambroise Autpert, in Apoc., IV, 7, 13-14 ; CCCM 27, p. 317 ; et Haymon, in Apoc., II, 7 ; P.L. 117, 1041 C, font simplement

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d’Apocalypse 7, à moins qu’il n’ait plus simplement cherché à les rendre identifiables en leur conférant l’attribut caractérisant le mieux les martyrs325. Ainsi que je l’ai rappelé à plusieurs reprises, le thème des martyrs sous l’autel, ses commentaires et ses transcriptions iconographiques renvoient à une réalité actuelle : la destinée posthume des âmes et l’attente eschatologique. Comme sur le portail de Mâcon, on a donc exploité l’un des rares passages bibliques relatifs au sort des âmes séparées pour évoquer le premier jugement. La pesée et l’ange au bâton Pour séparer les bons d’avec les méchants, un ange, probablement saint Michel, utilise une balance dont l’unique plateau conservé est vide et n’indique donc pas quel est l’objet de la pesée (fig. 75)326. On a vu que cet instrument de mesure figure principalement dans les jugements immédiats, qu’ils soient isolés, comme à Espalion, ou accompagnés du Jugement dernier comme dans la formule byzantine ou à Conques, pour autant bien entendu qu’on leur applique l’hypothèse du double jugement. À Saint-Nectaire, les deux thèmes manifestement empruntés à Apocalypse 6 suggèrent avec force que la pesée a été maintenue dans ce même cadre temporel. D’autant que sur le second chapiteau, le partage a été exprimé par les sentences d’élection et de damnation selon Matthieu 25, un thème intégré dans les Jugements derniers depuis l’époque carolingienne et très rarement associé à la balance. Dans la perspective du jugement unique, ces deux allusion au commentaire qu’ils ont déjà formulé au sujet des robes blanches. Voir également Christe, 2000, p. 94. 325 Dans l’église-paradis de Conques, un élu nimbé porte une palme, mais dans la mesure où cet attribut n’est pas accordé à tous les élus et que son propriétaire est nimbé, on peut être assuré qu’il désigne un martyr. 326 Le motif de la balance pourrait rappeler que le troisième cavalier de l’Apocalypse en est muni (Ap 6, 5), d’autant que pour Victorin et Jérôme cette balance est celle du jugement qui doit manifester les mérites de chacun (Victorin, In Apocalypsin, 6, 2 ; S.C. 423, p. 80-81 ; et Jérôme, in Apoc., 6, 2 ; CSEL 49, p. 71). Pour Primase en revanche, cette pesée des mérites est ici un simulacre (Primase, in Apoc., II, 6, 4 ; CCSL 92, p. 95). Quant à Autpert, Haymon et le Pseudo-Alcuin, ils en ont fait un instrument utilisé par le diable pour tromper les hommes, à commencer par Adam. Haymon d’Auxerre a mis le denier dont il est question dans Apocalypse 6, 6, en relation avec les récompenses promises aux élus au Jugement dernier sans pour autant établir de rapprochement avec la balance du verset précédent (Haymon, in Apoc., II, 6 ; P.L. 117, 1027 B). Autpert a également fait allusion au Jugement dernier, mais moins explicitement, en évoquant les demeures célestes préparées pour les élus (Ambroise Autpert, in Ap., IV, 6, 6 ; CCCM 27, p. 281). Pour Bruno de Segni, in Apoc., II, 6 ; P.L. 165, 635 B, l’esprit malin feint ainsi de posséder des instruments d’équité.

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fig. 75. Saint-Nectaire, église Saint-Nectaire, chapiteau du rond-point, la pesée et le cavalier de la mort.

fig. 76. Saint-Nectaire, église Saint-Nectaire, chapiteau du rond-point, le Christ-Juge et les anges portant la croix.

modalités de jugement seraient redondantes, ainsi que je l’ai déjà suggéré au sujet du portail de Conques où les deux thèmes ont également été associés327. Sur le deuxième chapiteau de Saint-Nectaire, le jugement est encore évoqué par l’inscription courant sur le livre porté par un personnage nimbé désigné comme étant l’apôtre Jean. Bien que la transcription de cette inscription ne soit pas assurée, elle évoque d’une manière ou d’une autre le jugement : « Jean : il juge les hommes »328. Le livre exprimant cette idée étant porté par un apôtre, il peut difficilement être assimilé au Livre de Vie, comme à Conques, ou à l’un des livres ouverts d’Apocalypse 20, 12. On notera cependant que l’ange à la balance porte un livre fermé, suggérant une corrélation avec le livre ouvert par saint Jean329. Dans la perspective du jugement unique, ces livres ajouteraient une certaine redondance au redoublement des instruments judiciaires, tandis que dans l’hypothèse du double jugement, il y aurait une forme de progression entre l’utilisa-

327 Je rappelle qu’en dehors de Conques, les seuls exemples que je connaisse sont ceux de Fossa (L’Aquila), interprétable en termes de double jugement, et d’Amiens. 328 JOANES : JUDI[CAT] O[MNE]S, cf. CIFM 18, p. 237-238. Craplet, 1978, p. 109, a proposé avec prudence : IOAN[N]ES IVDI[CAT V]OS, « Jean vous juge », ce qui modifie sensiblement le sens de cette inscription. Curieusement, Świechowski, 1973, p. 106, a traduit cette transcription par « Jean vous jugera ». 329 Pour Świechowski, 1973, p. 105, il s’agit du Livre de Vie.

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fig. 77. Saint-Nectaire, église SaintNectaire, chapiteau du rond-point, les élus et le Christ-Juge.

fig. 78. Saint-Nectaire, église Saint-Nectaire, chapiteau du rond-point, les damnés.

tion d’un livre fermé pour le jugement immédiat et celle d’un livre ouvert à la fin des temps. L’argument demeure cependant ténu. La fonction remplie par l’ange pointant son bâton dans la direction de son homologue ne se laisse pas cerner aisément. Il est probable qu’il attire l’attention du spectateur sur l’acte fondamental de la pesée, tout en isolant les martyrs des pécheurs ou des damnés de la face voisine. Il est en revanche peu vraisemblable qu’il réveille les morts en vue du Jugement dernier, comme on l’a parfois suggéré, car le chapiteau montrerait alors, dans un curieux raccourci, le moment de la mort et la résurrection future. Le Jugement dernier L’iconographie du deuxième chapiteau de Saint-Nectaire n’apporte pas d’arguments substantiels à l’hypothèse du double jugement, en dehors de ceux qui ont déjà été mentionnés (fig. 76-79). D’une part, les thèmes juxtaposés sur la surface de la corbeille correspondent à ceux que l’on rencontre sur les deux registres supérieurs du portail de Conques et sont spécifiques au Jugement dernier : le Christ-Juge, l’apparition de la croix parousiaque, l’ostension des autres arma Christi et des phylactères portant les sentences selon Matthieu 25, et le regroupement des damnés et des élus de part et d’autre du Juge. D’autre part, l’ostension des phylactères, à laquelle la composition

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accorde une place exceptionnelle, serait redondante par rapport à la pesée dans le cadre d’un simple Jugement dernier. On peut ajouter à ces deux rappels qu’en plus d’apparaître sur la face arrière du chapiteau, les sentences d’élection et de damnation sont évoquées de part et d’autre du Christ, où elles sont fig. 79. Saint-Nectaire, église Saint-Necexhibées respectivement par un taire, chapiteau du rond-point, les homme – sans doute un élu anges buccinateurs. puisqu’il n’est pas nimbé – et par 330 un ange . Pour la cohérence de la représentation, ce redoublement est loin d’être anodin car il signifie que les élus et les damnés sont appelés respectivement à se rapprocher du Christ et à s’en éloigner, alors que les deux anges de la face postérieure pouvaient donner l’impression qu’ils étaient invités à s’engager dans des directions opposées. Un second détail peut être relevé : un des trois élus regroupés à la droite du Juge porte une palme et s’assimile par conséquent à un martyr. Ce personnage établit donc un lien très étroit avec le premier chapiteau, signifiant certainement que la promesse formulée aux martyrs sera accomplie à la fin des temps. Par son statut différencié, il montre également que la palme est réservée aux martyrs et ne caractérise donc pas l’ensemble des élus, contrairement à ce que suggèrent les commentaires d’Apocalypse 7, 9. Synthèse Le programme du rond-point de Saint-Nectaire juxtapose donc bien les deux thèmes judiciaires que le portail de Conques présente dans un échelonnement vertical. Le premier chapiteau montre le moment du trépas à travers la personnification de la mort empruntée à Apocalypse 6, 7-8. Cette mort touche l’ensemble de l’humanité : les martyrs, probablement ceux d’Apocalypse 6, 9-11, et des hommes au statut peu déterminé mais correspondant sans doute à celui des damnés ou des pécheurs pour les uns et peut-être à celui des élus pour les autres. Ces hommes ordinaires sont destinés à subir l’épreuve de la 330 L’apôtre Jean étant nimbé, le personnage tenant le livre ne peut pas être assimilé à un apôtre assesseur.

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balance, autrement dit le premier jugement, afin de recevoir les récompenses ou les peines correspondant à leurs mérites. On ne peut en revanche pas affirmer que les martyrs doivent également passer par là. Quoi qu’il en soit, ils ont déjà reçu la palme de leur triomphe spirituel et semblent de surcroît bénéficier d’une protection angélique rapprochée. Et si le sort des autres victimes du cavalier n’est pas évoqué, l’affliction exprimée par l’un d’entre eux pourrait se référer aux peines qui lui sont destinées. Au Jugement dernier, une nouvelle séparation est opérée à travers les sentences divines proclamées par les anges hérauts. Les damnés se retrouvent ainsi à la gauche du Christ où ils ont déjà commencé à éprouver les souffrances infernales, même si celles-ci n’ont pas été représentées, au même titre que les démons qui en sont pourtant les opérateurs traditionnels. Quant aux élus, ils bénéficient de la proximité du Christ et sans doute de la vision béatifique puisqu’ils regardent dans sa direction331. De manière extrêmement synthétique mais non moins efficace, les deux chapiteaux de Saint-Nectaire montrent donc les deux temps forts de l’exercice de la justice divine ainsi que leur complémentarité.

331

Un des damnés regarde également dans la direction du Christ, mais il en est séparé par l’ange héraut et la croix parousiaque.

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III. SAINT-DENIS ET SA FILIATION

A. SAINT-DENIS Avec les trois portails de Saint-Denis, la sculpture monumentale du royaume de France a connu un tournant décisif, marqué par des innovations structurelles considérables mais aussi par une mutation profonde et durable de l’iconographie du Jugement dernier. Le nouveau type de portail adopté sur le chantier de Saint-Denis, généralement qualifié de portail royal, se caractérise principalement par la présence de statues-colonnes aux ébrasements et, dans une moindre mesure, par l’extension des programmes narratifs aux voussures. Les sculpteurs et le concepteur, peut-être l’abbé Suger lui-même, ont su faire un usage remarquable de ces surfaces courbes plus difficiles à exploiter que celles du linteau et du tympan. Dans la perspective du double jugement, l’intérêt de cette composition relève non pas de la présence du jugement immédiat, clairement écartée du programme, mais de la représentation du paradis d’attente à la base de la première voussure1. L’analyse tendra donc à montrer que le premier jugement a été évoqué indirectement à travers le séjour paradisiaque qu’occupent les âmes séparées au terme de cette épreuve. L’analyse approfondie du portail de Saint-Denis est d’autant plus importante que cette œuvre a directement inspiré quatre portails royaux. Elle servira donc de fondement au chapitre suivant dans lequel ces programmes seront examinés à l’aune de la lecture proposée pour le modèle dionysien. Des échos de cette œuvre apparaissent encore, bien qu’atténués, sur les portails de la première moitié du XIIIe siècle, en particulier à Amiens, de sorte qu’il faudra à nouveau invoquer leur lointain modèle et s’interroger sur l’éventuel maintien de son contenu sémantique. Le contexte À Saint-Denis, le thème du Jugement dernier a été développé sur le portail central du massif occidental de l’abbatiale. Les circonstances de sa genèse sont particulièrement bien connues grâce à deux ouvrages de l’abbé Suger (1122-1151) : le Scriptum consecrationis eccle1

Wirth, 2008, p. 344-346, a envisagé cette interprétation, mais il ne l’a pas retenue.

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siae sancti Dionysii et les Gesta Suggerii abbatis2. Dans son vaste projet de reconstruction de la vieille abbatiale carolingienne, Suger a commencé par le massif occidental et poursuivi avec le chevet, deux œuvres consacrées respectivement en 1140 et 1144. Le portail a donc été exécuté au cours des années voire des mois précédant la cérémonie de 1140. Dans son autobiographie, l’abbé précise que les vantaux de bronze étaient ornés de sujets néotestamentaires et accompagnés d’inscriptions dont il cite les textes. Il mentionne ensuite l’inscription du linteau enlevé et remplacé lors des travaux effectués en 177017713 : « accueille les prières de ton Suger, Juge redoutable, dans ta clémence, fais que je sois reçu parmi les brebis »4. Il ne décrit en revanche pas les sculptures du portail alors qu’il avait pris la peine de mentionner, succinctement il est vrai, les sujets des vantaux en bronze, si bien que la seule référence au Jugement dernier émane de la citation de ce titulus dont l’abbé est très probablement l’auteur. C’est d’autant plus étonnant qu’ailleurs il a confessé sa crainte du Juge et de sa sentence, une crainte motivée par les nombreux péchés commis dans sa jeunesse et dans l’exercice de son abbatiat5. Aussi le silence de Suger pose-t-il la question de l’intérêt qu’il a accordé à l’iconographie des sculptures et par conséquent de la part qu’il a pu prendre dans sa conception. Bien que l’étude iconographique du portail n’apporte aucun élément de réponse à cette question, il convient de confronter le Jugement dernier dionysien à l’œuvre littéraire de Suger qui comporte, outre les deux livres déjà mentionnés, deux biographies consacrées respectivement à Louis VI et Louis VII6. Cette œuvre ayant été marquée par l’influence du Pseudo-Denys l’Aréopagyte, que l’on confondait alors avec le saint Denis dont l’abbaye possédait les reliques, il faudra accorder une attention particulière à l’œuvre du théologien7. 2

Suger, Scriptum consecrationis et Gesta Suggerii abbatis, I ; éd. Gasparri. Crosby, 1987, p. 167 ; et Blum, 1992, p. 7. 4 Suger, Gesta Suggerii abbatis, 4 ; éd. Gasparri, p. 116-117. 5 Gasparri, 2001, p. 105-106. 6 Ibid., p. 92-93. 7 Plusieurs emprunts au Pseudo-Denys avaient déjà été postulés par Panofsky, 1967, p. 36-46. Poirel, 2001, p. 159-167, a bien montré ce que Suger avait emprunté au PseudoDenys, en passant parfois par l’œuvre de Hugues de Saint-Victor, tout en insistant sur les divergences séparant les deux auteurs. Bonne, 1994, a également nuancé l’influence du Pseudo-Denys sur Suger. Andreas Speer (Speer, 2001, p. 73-74 ; et Speer, 2006) a rappelé pour sa part les autres sources textuelles ayant inspiré Suger pour le passage dépendant le plus du Pseudo-Denys, à savoir la deuxième inscription de dédicace relative à la consécration de 1144 (Suger, Gesta Suggerii abbatis, 5 ; éd. Gasparri, p. 118-121). Rudolph, 1990, p. 50-63, a insisté sur la rareté des emprunts – quatre au total – faits par Suger au Pseudo-Denys, 3

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Il importera enfin de se pencher sur l’œuvre fondamentale d’Hugues de Saint-Victor, d’autant qu’elle émane en grande partie d’un enseignement oral dont le succès fut considérable8. Une influence du Victorin sur l’art de Saint-Denis a été postulée à plusieurs reprises mais elle reste difficilement démontrable9. Certaines analogies substantielles entre l’œuvre hugonienne et le Jugement dernier de SaintDenis montreront cependant qu’on ne saurait faire l’impasse sur cette œuvre. Les sculptures de Saint-Denis ont été gravement mutilées à la Révolution et très lourdement restaurées entre 1837 et 1839 par JosephSylvestre Brun sous la direction de l’architecte en chef François Debret10. Jusqu’à une époque relativement récente, on ignorait l’étendue exacte de ces interventions, si bien que les aspects stylistiques du portail n’ont pas beaucoup retenu l’attention des chercheurs. Les travaux de Sumner McKnight Crosby et Pamela Z. Blum ont radicalement modifié cette situation en distinguant avec précision les parties authentiques de celles qui avaient été retouchées ou remplacées, si bien qu’il est désormais possible d’aborder non seulement le style mais aussi l’iconographie de ce portail sur la base d’informations fiables11. Sur le plan stylistique, le portail occidental de Saint-Denis se rattache à la sculpture du Languedoc, ce qui a conduit la plupart des auteurs à situer dans cette région l’origine des sculpteurs12. Sa structure et son iconographie révèlent cependant d’autres influences ainsi que des innovations considérables, la plus importante résidant certainement dans la création de ce qu’il est convenu d’appeler la statuecolonne. Pour l’iconographie du Jugement dernier, l’apport majeur se situe dans l’exploitation des voussures. Des voussures historiées sont apparues très précocement en Bourgogne et dans l’ancien duché d’Aquitaine, mais c’est la première fois qu’elles ont accueilli des et sur les différences de fond séparant les deux œuvres. Voir également à ce sujet Thérel, 1984, p. 307-309 ; et Kidson, 1987. 8 P. Sicard, 1991, p. 187-251 ; et P. Sicard, 1993, p. 9-20. 9 Panofsky, 1967, est le premier à avoir rapproché l’architecture gothique de la pensée scolastique. Voir à ce sujet l’excellente mise au point et l’abondante bibliographie de Poirel, 2001. Voir également Thérel, 1984, p. 307-309 ; Rudolph, 1990, p. 32-47 ; Gasparri, 2001, p. 100 ; P. Sicard, 2001 ; et Rudolph, 2010. 10 Blum, 1992, p. 11. 11 Crosby et Blum, 1973. Les considérations développées dans cet article ont été reprises dans Blum, 1992. Je ne citerai que ce dernier ouvrage dans la mesure où il est plus développé et plus récent que l’article. Voir également à ce sujet Crosby, 1970. 12 Sauerländer, 1972, p. 63.

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fig. 80. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale.

images narratives prolongeant le sujet du tympan. Cette innovation est d’autant plus importante qu’elle a été perpétuée dans le groupe de portails dépendant directement de Saint-Denis, dont il sera question dans le chapitre suivant, et dans les premiers Jugements derniers du XIIIe siècle. Description Le Jugement dernier se déploie sur toute la surface du portail : montants, linteau, tympan et voussures (fig. 80). Sur les montants figure le début de la parabole des dix vierges : quatre vierges sages et quatre vierges folles disposées les unes au-dessus des autres se faisant

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fig. 81. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, tympan, le Jugement dernier.

face respectivement à dextre et à senestre. Le récit se poursuit sur les deux extrémités du linteau où la cinquième vierge sage se dresse devant un édifice fortifié tandis que son homologue se tient agenouillée devant une porte close (fig. 81). Le tympan et le linteau sont dominés par le Christ-Juge dont la figure traverse les trois registres. Il se détache sur une gloire dont l’étendue est limitée à la partie inférieure de son corps et sur une croix monumentale inscrite dans l’axe du tympan. Il étend les deux bras à l’horizontale pour déployer les phylactères énonçant les sentences d’élection et de damnation, se superposant ainsi parfaitement à la croix parousiaque. Les phylactères prolongent de surcroît l’horizontale de la croix de manière à former un bandeau de séparation entre les deux registres supérieurs. Sur le troisième registre, quatre anges en vol exhibent les arma Christi. Les deux anges situés au centre portent respectivement un ou plusieurs clous de la croix et la couronne d’épines13, tandis que les 13 Pour Pamela Blum, l’ange de gauche portait sans doute un seul clou – correspondant à la relique conservée dans le trésor de l’abbaye – et non les quatre clous restitués par le restaurateur, ainsi qu’un deuxième objet, mais sans doute pas une petite croix comme celle qui a été sculptée au XIXe siècle. L’ange de droite tenait probablement déjà une couronne, comme le suggère la position des mains, cf. Blum, 1992, p. 49-50.

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deux autres soutiennent la croix parousiaque. Au registre médian figurent les douze apôtres assis sur un synthronon. La Vierge a pris la tête du groupe de gauche et se tourne vers son Fils dans une attitude correspondant à son rôle de médiatrice et, peut-être conjointement, à celle qu’elle adopte dans l’iconographie de la Crucifixion14. Aux extrémités du registre, deux anges se penchent vers le bas en tenant chacun un objet entièrement refait mais correspondant manifestement aux originaux15 : celui de gauche souffle dans une trompette tandis que son vis-à-vis pointe son épée dans la direction de la porte fermée devant laquelle se tient la cinquième vierge folle, établissant ainsi un lien visuel et sémantique fort avec le linteau où figure, outre l’épilogue de la parabole des dix vierges, la résurrection des morts. La trame narrative du Jugement dernier se poursuit sur la première des quatre voussures. À senestre figurent, en haut, la séparation des damnés et des élus et en dessous l’enfer. À dextre se superposent trois thèmes paradisiaques : un édifice peuplé d’anges et d’élus, un ange portant dans ses bras deux élus et le sein d’Abraham. Au sommet, deux anges introduisent chacun un élu auprès d’une seconde figure du Christ représenté ici en buste. Les trois autres voussures sont occupées par les vingt-quatre Vieillards de l’Apocalypse dominés par deux anges thuriféraires, Dieu le Père portant l’Agneau christique dans un médaillon et la colombe du Saint-Esprit. La tradition iconographique Le Jugement dernier de Saint-Denis combine plusieurs formules apparues séparément dans trois grands foyers de l’art roman. L’ostension d’une croix monumentale constitue une composante majeure de la tradition languedocienne où elle figure non seulement à Beaulieu et Conques, mais aussi sur un chapiteau du cloître de La Daurade. Appartient également à cette tradition le chapiteau de Saint-Nectaire examiné dans le chapitre précédent16. Cette analogie est encore plus marquée à Conques puisque la croix parousiaque se situe derrière le Christ, dans l’axe de la composition. L’importance accordée à la résur14

En dépit de sa position assise, elle fléchit fortement les jambes dans une attitude rappelant la prière et tend des deux mains un voile vers le haut. Pour Blum, 1992, p. 41, le geste – authentique – de la Vierge correspond au deuil. Celui-ci peut également être mis en relation avec la Crucifixion comme le suggèrent Gerson, 1986, p. 191-192 ; et Crosby, 1987, p. 186. Ce dernier considère que le geste de la Vierge correspond également à son rôle de médiatrice. Pour Boerner, 1998, p. 229, la Vierge sèche ses larmes. 15 Blum, 1992, p. 43 et 45. 16 Crosby, 1987, p. 186 ; et Christe, 1999, p. 185-195.

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rection des morts ne rencontre en revanche aucune correspondance dans les œuvres conservées du Midi où le thème a été marginalisé. En Bourgogne au contraire, les deux Jugements derniers romans possèdent un registre entièrement consacré à ce thème : le deuxième à Mâcon et le premier à Autun. Les Vieillards de l’Apocalypse constituent également une caractéristique des Jugements derniers bourguignons, occupant le troisième registre à Mâcon et la première voussure à Autun. La présence des Vieillards sur les voussures remonte d’ailleurs à une tradition plus ancienne encore puisqu’on les rencontre dès 1100-1110 au portail occidental d’Anzy-le-Duc, qui comporte la première voussure historiée conservée de Bourgogne, et plus tard à Cluny, Avallon et, sous une forme simplifiée à l’extrême, au portail nord de Charlieu17. Les Vieillards de l’Apocalypse figurent aussi sur les voussures des portails de l’ancien duché d’Aquitaine où ils se rattachent parfois, comme à Saint-Denis, à une théophanie sommitale, même si celle-ci figure sur une autre voussure comme à l’Abbaye-aux-Dames de Saintes et à Varaize18. Ils ne s’inscrivent en revanche pas dans le cadre d’un Jugement dernier. De toute évidence, le concepteur du portail de Saint-Denis a puisé concurremment dans les traditions languedociennes et bourguignonnes, et peut-être dans celle de l’Ouest. La composition adoptée n’en demeure pas moins originale, tout d’abord parce qu’elle combine des schèmes d’origines différentes et surtout en raison de l’extension du sujet sur les voussures. À plusieurs titres, le résultat obtenu est totalement inédit. Le déplacement de plusieurs thèmes essentiels – paradis, enfer et séparation – dans la première voussure a permis d’alléger la composition du tympan, ce qui explique en partie la clarté de la composition. Mais pour que le regard puisse suivre le récit jusqu’à son terme, il doit désormais se plonger dans ce foisonnement de sculptures développées dans les voussures et adopter des parcours – ascendants, descendants ou horizontaux – dont il doit deviner la direction.

17 Pour Anzy-le-Duc et Cluny, voir respectivement Hamann, 2000, I, p. 154 ; et Christe, 1996, p. 170-172. Salet, 1995, p. 70, refusait pour sa part de voir sur la troisième voussure de Cluny les Vieillards de l’Apocalypse. 18 Lacoste, 1998, p. 318 et 348. Les Vieillards du portail de Notre-Dame-de-la-Couldre à Parthenay sont encore plus proches de leurs homologues dionysiens, mais leur antériorité n’est pas assurée.

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La structure Si l’on s’en tient aux thèmes traités sur le linteau et le tympan, la structure du Jugement dernier dionysien s’apparente à celle du portail de Beaulieu. Dans ces deux compositions, trois thèmes se superposent dans un ordre correspondant à celui des grandes étapes de la Parousie : l’ostension du signe du Fils de l’homme, le retour du Christ entouré de gloire et de majesté (Mt 24, 30), accompagné des assesseurs et – à Saint-Denis – de la Vierge médiatrice, et enfin les anges rassemblant les élus – auxquels s’ajoutent ici les damnés – au son de leurs trompettes (Mt 24, 31)19. Les composantes réunies sur le tympan de Saint-Denis correspondent donc essentiellement à une Seconde Parousie. Quant aux épisodes spécifiques au Jugement dernier, ils ont été inscrits dans les voussures : séparation et introduction des damnés et des élus dans les lieux de l’au-delà. Dans la formule byzantine et sur les portails de Mâcon et de Conques, la séparation occupe le registre inférieur, en dessous de la résurrection, ce qui induit une lecture en termes de double jugement. À Saint-Denis au contraire, la séparation a été inscrite au-dessus de la résurrection, en un lieu plutôt insolite pour un thème aussi important : sur la première voussure, à senestre et légèrement au-dessus du Christ-Juge. Il faudra naturellement s’interroger plus longuement sur la signification précise de cette scène et le choix de son emplacement, mais on peut constater dès à présent qu’une telle disposition conduit à exclure toute lecture en termes de jugement immédiat. En revanche, l’iconographie et l’emplacement dévolus à l’édifice paradisiaque et au sein d’Abraham désignent ces lieux comme des figurations complémentaires du paradis d’attente. La moitié dextre de la première voussure montrerait le transfert des âmes séparées depuis ces séjours intermédiaires jusqu’au royaume des cieux et leur introduction auprès de Dieu. Quant à la moitié senestre, elle donnerait à voir le sort des âmes non encore justifiées séparées par des anges et des démons pour être conduites en enfer ou au ciel suivant la teneur du verdict divin. À défaut de figurer le jugement immédiat, le portail de Saint-Denis prendrait donc en considération la distinction entre la destinée des âmes séparées des élus après la mort et celle de leur corps ressuscité au moment du Jugement dernier, assumant ainsi la complexité découlant de la duplication du jugement.

19 À Beaulieu figurent également les juifs et les Gentils évoqués dans les commentaires d’Apocalypse 1, 7, cf. Klein, 1987, p. 129 sq.

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Pour démontrer la pertinence d’une telle lecture, il faudra procéder à un examen attentif des composantes du Jugement dernier mais, avant d’y arriver, il sera nécessaire de déterminer la nature des espaces figuratifs, d’autant que les espaces célestes ont été clairement définis non seulement par la topographie des nuées, comme au portail de Conques, mais aussi par les éléments végétaux dont il sera question dans un second temps. Les nuées Le concepteur du portail a su faire un usage cohérent et par conséquent significatif des nuées, même si celles-ci sont beaucoup moins nombreuses et complexes qu’à Conques. Et comme on va le voir, cette aptitude est confirmée par la distribution des nuées du portail sud. Au portail central, elles se limitent aux sections sommitales des voussures. À la première voussure, le buste du Christ accueillant les élus est bordé dans sa partie inférieure par un feston de nuées légèrement incurvé (fig. 99)20. Celui-ci semble se prolonger dans la deuxième voussure car les nuées desquelles surgissent les deux anges thuriféraires prennent naissance à peu près au niveau où s’interrompent celles de la première voussure et se développent dans la même direction (fig. 98). Cette correspondance est extrêmement importante car elle révèle une véritable réflexion sur la délimitation des espaces célestes. La troisième voussure, où figurent Dieu le Père et l’Agneau divin, ne comporte aucune nuée mais le motif réapparaît sur la quatrième voussure où il est tenu par deux anges et adopte la forme d’un U, de manière à constituer une sorte de gloire autour de la colombe du Saint-Esprit. La concentration des nuées dans la partie centrale des voussures est d’autant plus significative que ces motifs font défaut dans les deux autres lieux que l’on pourrait considérer comme célestes : d’une part le ciel visible dans lequel apparaissent le Christ-Juge et surtout les anges aux signa, d’autre part l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham. La hiérarchisation des espaces est donc dépourvue d’ambiguïté : les nuées délimitent une aire à la fois supérieure et centrale, excluant le ciel visible où se déroule la Parousie et surtout les lieux paradisiaques. Cette aire étant supérieure au ciel visible, elle désigne probablement le royaume des cieux, ce qui implique que les lieux 20 Une nuée occupe également la troisième voussure du portail d’Aulnay, sous le Christ en buste accueillant les vierges sages et repoussant les vierges folles.

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fig. 82. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail sud de la façade occidentale, la dernière messe de saint Denis et son couronnement par un ange

paradisiaques situés en dessous figurent un séjour hiérarchiquement inférieur. L’iconographie du portail sud de la façade occidentale, exécuté durant la même campagne, confirme l’hypothèse d’un emploi raisonné des nuées (fig. 82). Le tympan représente la dernière messe de saint Denis préludant à son martyre et la première voussure son couronnement par un ange21. Toute la largeur du tympan est traversée par une nuée séparant le registre terrestre – la prison où saint Denis célèbre la messe – du registre céleste dans lequel le Christ, accompagné d’anges, vient lui apporter une hostie. Cette nuée se prolonge dans la première voussure, sans rupture à droite où elle supporte les saints Éleuthère et Rustique, avec un léger décalage à gauche, sous les pieds de saint Denis22. Campés de la sorte sur une nuée, les saints dominent leurs bourreaux, sculptés sur les sommiers, et s’apprêtent à recevoir la couronne du martyre des mains d’un ange figuré au sommet de la voussure. Après leur martyre, les trois saints ont donc 21

Blum, 1986, p. 206 ; et Crosby, 1987, p. 209-212. Les nuées de droite ont été refaites, mais celles de gauche sont authentiques, cf. Blum, 1986, p. 206 et fig. 9b. 22

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accédé à un lieu manifestement homogène, situé au-dessus des nuées et dans lequel évoluent à la fois le Christ et les anges. Comme au portail central, ce lieu peut être assimilé au royaume des cieux puisque les saints n’ont pas à transiter par le paradis d’attente. Leur taille adulte et leurs vêtements ne contredisent nullement cette lecture puisque les âmes des défunts exceptionnels ne sont généralement pas figurées sous la forme d’enfants ou de petits adultes nus, à l’inverse de la foule des anonymes23. L’apparition divine du tympan se produit dans le ciel visible, au même titre que la Parousie, mais à l’inverse de celle-ci, elle se développe sur une nuée. Cette différence vient probablement de ce que l’on a voulu figurer le Christ en buste surgissant d’une nuée incurvée vers le bas de manière à lui permettre de tendre une hostie au niveau du visage de saint Denis. Cette composition montre ainsi que les figures inscrites dans les nuées n’occupent pas obligatoirement un lieu transcendant. Elle confirme en revanche que le concepteur a eu le souci d’établir une continuité entre le tympan et les voussures et de réserver, comme au portail central, ces lieux topographiquement supérieurs aux figures divines et angéliques, auxquelles s’ajoutent ici les trois saints martyrs. Aussi importe-t-il d’accorder une grande valeur à la hiérarchie des espaces définie par ces indices iconographiques. D’autant qu’au portail central, cette hiérarchie est également soulignée par les feuillages, dans un remarquable rapport de complémentarité. Les feuillages Les composantes végétales du programme occupent la plupart des espaces dépourvus de nuées. Pour commencer, un bandeau végétal encadre le tympan sur tout son pourtour supérieur, englobant les anges aux signa et le tribunal divin. Dans la première voussure, les feuillages apparaissent uniquement à dextre. Sous l’édifice paradisiaque, deux rangs de feuillages constituent une sorte de socle végétal. Au-dessus, l’ange portant deux élus se tient au-dessus d’un tapis végétal moins épais sans pour autant le toucher. Le trône et les pieds d’Abraham reposent en revanche très clairement sur les feuillages. Sur les deuxième et troisième voussures, un socle végétal supporte de manière identique les Vieillards trônant et à la quatrième voussure, 23 Dans la deuxième représentation du Jugement dernier du Tétraévangile de Stoudios (f° 93v), on a ajouté à côté du sein d’Abraham plusieurs clercs parmi lesquels on peut identifier le commanditaire du manuscrit, cf. Baumgärtner, 1947, p. 25.

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des rinceaux encadrent leurs homologues comme autant de mandorles. Les seuls secteurs dépourvus de feuillages sont donc les parties sommitales des voussures marquées par la présence de nuées, le linteau et la moitié senestre de la première voussure où figurent la séparation et l’enfer. Les feuillages définissent ainsi des espaces moyennement valorisés situés entre l’enfer et le royaume des cieux et correspondant par conséquent au monde terrestre considéré dans son sens le plus large puisqu’il englobe le ciel visible habité par les anges aux signa et le tribunal divin. On doit en tirer les mêmes conclusions que pour les nuées : les lieux paradisiaques situés dans la moitié dextre de la première voussure sont hiérarchiquement inférieurs aux espaces accueillant les théophanies sommitales. Il convient d’examiner à présent les différentes composantes du programme pour vérifier si elles se conforment à cette structuration rigoureuse des espaces définie par les nuées et les feuillages ou, pour le dire autrement, si elles corroborent l’interprétation des lieux paradisiaques de la première voussure en termes de paradis d’attente. Les anges aux signa et le tribunal divin Les anges portant les instruments de la Passion ne présentent pas de caractéristiques susceptibles de conforter cette hypothèse. Il en va différemment pour le Christ déployant les phylactères sur lesquels étaient écrites les sentences d’élection et de damnation24. Cette formule iconographique, probablement apparue à l’époque carolingienne, comme le suggère l’ivoire du Victoria and Albert Museum, n’apparaît qu’à titre exceptionnel à l’époque romane et uniquement en dehors de la France : Bible de Stavelot, peintures murales d’Indensen, cuve baptismale de Freckenhorst25. Depuis le XIe siècle, elle semble avoir fait place à l’ostension des phylactères par des anges, un thème très diffusé en Italie et que l’on retrouve exceptionnellement en France, à Conques, Camboulas et Saint-Nectaire. Le choix icono-

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Les inscriptions ont été gravées en 1840, mais il est possible qu’à l’origine elles aient été peintes, cf. Blum, 1992, p. 29-30. Compte tenu de la tradition iconographique, il est pratiquement certain que ce sont les sentences de Matthieu 25 qui occupaient ces phylactères, ce que pense également Pamela Blum. 25 Christe, 1999, p. 180, pl. 79 et 82. Il faut également rappeler l’exemple des peintures arméniennes de la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul de Tat’ev à Siwnik datées de 930, car elles ont été réalisées par des artistes occidentaux, cf. Pace et Angheben, 2007, p. 36, et fig. p. 35.

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graphique opéré à Saint-Denis est par conséquent isolé et sans postérité26. Or ce thème a été décrit de manière très semblable par Hugues de Saint-Victor, dans son Libellus de formatione arche composé en 1128112927. Cet opuscule constitue une sorte de complément du De archa dans lequel le Victorin avait mis par écrit quelques années auparavant, vers 1126-1127, les leçons relativement informelles qu’il avait dispensées dans le cloître du couvent en s’appuyant très probablement sur un dessin28. À la fin de cet ouvrage, il annonçait en effet un dessin reprenant les grandes lignes de son traité et destiné à être intériorisé par le lecteur. C’est ce diagramme relativement complexe que décrit le Libellus, mais sans le représenter. Fort heureusement, la reconstitution proposée par Patrice Sicard permet de le visualiser aisément29 : il se présentait comme une mappemonde dont le corps contenant l’arche était celui du Christ, ce que justifie l’assimilation de l’Église – dont l’arche est une figure – au corps du Christ. Le Christ était représenté comme dans la vision d’Isaïe, flanqué de deux séraphins, et tenait dans la main droite un phylactère portant la sentence d’élection et dans la main gauche un sceptre sur lequel étaient écrites les paroles adressées aux damnés30. Même si le sceptre se distingue du phylactère de Saint-Denis, l’extrême rareté de la formule iconographique conduit à supposer une influence du texte ou de l’enseignement de Hugues sur l’iconographie du portail. Le plus important pour la problématique du double jugement est que le thème de la pesée est absent, de sorte que l’ostension des phylactères constitue la seule modalité de jugement. Le portail dionysien confirme ainsi que les Jugements derniers médiévaux ne combinent pas la pesée et l’ostension des phylactères, ces deux modalités judiciaires fonctionnant généralement seules ou accompagnées par l’orientation différenciée des mains du Christ comme à Sant’Angelo 26 L’ostension des phylactères par le Christ a peut-être été traitée au portail latéral sud du Portico de la Gloria de Saint-Jacques de Compostelle mais l’interprétation de cette œuvre demeure problématique. 27 Hugues de Saint-Victor, Libellus de formatione arche ; CCCM 176. Pour la datation P. Sicard, 1993, p. 138. 28 P. Sicard, 1993, p. 16-20. 29 Ce dessin, intégré dans le volume de figures de l’édition de Patrice Sicard (CCCM 176A, fig. 11), a été reproduit dans son article : P. Sicard, 2001, fig. 4. Rudolph, 2010, p. 571, a également proposé une reconstitution de ce dessin. 30 Hugues de Saint-Victor, Libellus de formatione arche, XI, 75-85 ; CCCM 176, p. 160. Voir à ce sujet P. Sicard, 1993, p. 36-39 et 80-81. Dans la version brève, le phylactère a été supprimé au même titre que les élus, cf. ibid. p. 80.

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in Formis et à Conques. À Saint-Denis, l’ostension des deux sentences n’a cependant pas induit des mouvements opposés chez les ressuscités. Comme on va le voir, les mots Venite et Ite se cristallisent sur la première voussure, mais les directions adoptées par les damnés et les élus ne se rapportent pas au Christ-Juge. On notera enfin la forme curieuse de la gloire, limitée à la partie inférieure de la figure du Juge. Paula Lieber Gerson a proposé d’y voir un reflet de la pensée d’Augustin pour lequel le Christ apparaîtra aux élus dans sa gloire et aux damnés sous l’apparence du Crucifié31. Si, dans le De Trinitate, Augustin évoque effectivement, en citant Zacharie (Za 12, 10 ; Jn 19, 37 ; Ap 1, 7), les juifs condamnés à tourner leur regard vers Celui qu’ils ont transpercé, il affirme dans un second temps que les mauvais verront le Juge des vivants et des morts sous la forme du Fils de l’homme, mais dans la claritas – l’éclat, la gloire – avec laquelle il jugera et non dans l’humilité dans laquelle il a été jugé32. Quant aux justes, ils ne le verront face-à-face, sous l’apparence dans laquelle il est égal au Père, que lorsque le Christ remettra son royaume à Dieu. Lors de la Parousie, les bons et les mauvais le verront donc tous sous son apparence humaine glorifiée33. Dans son De sacramentis, Hugues de Saint-Victor cite ce passage en précisant qu’au Jugement dernier on ne verrait plus le Christ sur la croix, ce qui contredit clairement l’idée véhiculée par l’image34. Et dans son commentaire sur l’Évangile de Jean, Augustin affirme que le Christ apparaîtra à la fois aux élus et aux damnés sous l’apparence du servus35. À l’inverse, Grégoire le Grand affirme que le Christ prendra une apparence terrible pour les pécheurs et agréable pour les justes36. Dans une perspective analogue, Honorius Augustodunensis stipule que le Christ apparaîtra aux élus sous la forme qu’il a revêtue lorsqu’il 31

Gerson, 1986, p. 191-192. Il faut ajouter que pour cet auteur, les attitudes de la Vierge et de saint Jean, figurés de part et d’autre du Christ, sont les mêmes que celles qu’ils adoptent dans l’iconographie de la Crucifixion, ce qui renforce le lien entre l’image du Juge et le thème de la Passion. Rudolph, 1990, p. 37-40, a repris l’interprétation de Paula Lieber Gerson tout en suggérant que Suger s’était appuyé à la fois sur Augustin et Hugues de Saint-Victor. 32 Cum enim et boni et mali uisuri sint iudicem uiuorum et mortuorum, procul dubio eum uidere mali non poterunt nisi secundum formam qua filius hominis est, sed tamen in claritate in qua iudicabit, non in humilitate in qua iudicatus est. Augustin, De Trinitate, I, 13 ; CCSL 50, p. 70. Pour Crosby, 1987, p. 184-185, la gloire et la croix évoquent les deux natures du Christ. 33 Ibid., p. 71. 34 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 17, 7 ; P.L. 176, 599 A. 35 Augustin, In Iohannis evangelium, XIX, 16 ; B.A. 72, p. 210-211. Repris par Pierre Lombard, Sententiae, liber IV, distinctio XLVIII, 1 et 2, 1-2 ; S.B., V, p. 542. 36 Grègoire le Grand, Homilia XXI, 3 ; CCSL 141, p. 175-176.

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apparut sur le « mont » – le mont des Oliviers ou le mont Thabor – et aux réprouvés sous l’apparence du Crucifié37. L’hypothèse de Paula Lieber Gerson pourrait donc se fonder sur ces textes et en particulier sur celui d’Honorius, bien plus que sur celui d’Augustin, car la partie supérieure du corps du Juge est non seulement dépourvue de gloire mais aussi dénudée et superposée à la croix. Cette lecture inverse toutefois la hiérarchie corporelle puisque la moitié inférieure du corps désignerait la divinité du Christ38. Et le doute se renforce si l’on considère que la forme de la gloire a également pu être imposée par les contraintes formelles. Si elle avait été complète, elle aurait en effet dû se glisser sous les bras horizontaux de la croix, générant ainsi des superpositions peu esthétiques et difficilement lisibles. Quelle que fût l’incidence exacte des textes sur ce choix iconographique, il subsiste que le portail de Saint-Denis présente la nature humaine du Christ-Juge sur le même pied que sa nature divine alors qu’elle était beaucoup plus effacée dans les œuvres antérieures. Il constitue de la sorte une étape fondamentale dans le processus d’humanisation du Juge qui conduira aux formules de Chartres et de Paris. Mais le plus important pour l’hypothèse du paradis d’attente est que cette théophanie n’est pas celle de la vision béatifique car celle-ci a été disposée au sommet de la première voussure39. On constate dès lors que l’insistance sur la nature humaine et les souffrances du Juge a été parfaitement contrebalancée par l’introduction d’une théophanie supplémentaire, de manière à distinguer l’apparition du Juge aux ressuscités de la vision béatifique accordée aux seuls élus. Cette dis37

Honorius Augustodunensis, Elucidarium, III, 54 ; éd. Lefèvre, p. 458 : Electis in ea forma qua in monte apparuit ; reprobis vero in ea forma qua in cruce pependit. Pour Mâle, 1922, p. 400, le passage se rapporte à l’Ascension, et pour Lefèvre, p. 181, il fait référence à la Transfiguration. 38 Cette valorisation du haut du corps est évoquée dans certains textes. Guillaume Durand par exemple loue les « Grecs » parce qu’ils ne peignent les personnages que jusqu’au nombril pour éviter les sottes pensées, cf. Schmitt, 2002, p. 92. Pour Rudolph, 1990, p. 40, la nature divine a été évoquée par le bas du corps et la nature humaine par le haut parce que, selon Hugues de Saint-Victor, seule la nature humaine du Christ peut faire connaître le jugement, ce que fait le Juge en déroulant les phylactères. Il ajoute que la gloire se limite à la moitié inférieure du corps pour que les bras puissent se superposer à la croix. Pour Wirth, 2008, p. 341-342, cette particularité se fonderait sur le passage du Tractatus in Iohannis Evangelium d’Augustin, cité plus haut et repris par Pierre Lombard, dans lequel le Christ apparaîtra sous sa forme humaine glorifiée. 39 Le Christ souffrant est encore évoqué à la troisième voussure, par le biais de l’Agneau divin, mais ce choix semble avoir été commandé avant tout par les sources scripturaires de la composition. Cette question sera discutée plus loin. Pour Blum, 1992, p. 63, l’Agneau se rapporte directement à la Passion.

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tinction rejoint cette fois la pensée de Hugues de Saint-Victor pour qui la vision du Juge ne constituera pas pour les justes le bien suprême, à savoir Dieu, ce bien résidant dans le royaume des cieux préparé pour les élus depuis le commencement du monde40. La résurrection des morts Le thème de la résurrection finale débute au deuxième registre, avec l’ange buccinateur, et se poursuit sur le linteau où les morts sortent de leurs tombeaux (fig. 83-88). Les mutilations infligées aux ressuscités sont plus gênantes que pour les autres parties du portail car elles empêchent souvent de comprendre leurs attitudes et par conséquent leurs sentiments. On peut cependant établir l’existence d’un clivage entre la dextre et la senestre. À dextre, on doit observer dans un premier temps qu’à une exception près, les corps des ressuscités sont tournés vers le Christ alors que les autres tournent majoritairement leur corps ou leur regard dans la direction opposée. Il convient de mentionner ensuite la présence de l’abbé Suger à la tête de ces ressuscités (fig. 85). Il ne subsiste de la figure originale agenouillée aux pieds du Juge que le bas des jambes, mais on peut y reconnaître l’abbé commanditaire en raison de sa position de dévot privilégié et de l’inscription disparue évoquant son aspiration à compter parmi les élus. Les maigres vestiges montrent également que Suger était le seul ressuscité représenté habillé. On doit enfin prendre en considération l’attitude significative de plusieurs autres ressuscités. Le troisième à partir de la gauche (1c) lève le bras gauche, apparemment dans la direction de sa tête, mais la nature exacte de son geste ne peut plus être déterminée avec certitude (fig. 83)41. Le quatrième personnage soulève le couvercle de son sarcophage (2a), aidé par son voisin qui sort de la même sépulture (2b, fig. 84). Cette attitude empreinte de sollicitude explique pourquoi ce personnage est, sur la moitié dextre du linteau, le seul à se tourner vers la gauche. Le septième ressuscité pose les deux mains sur la poitrine, un geste apaisé manifestant de toute évidence la confiance  du ressuscité (3a, fig. 85)42. Un sentiment analogue se 40

Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 17, 7 ; P.L. 176, 599 D. Pour Blum, 1992, p. 36-37, cette femme se soucie de son apparence au moment de la résurrection. J’ai numéroté les figures de gauche à droite, les chiffres correspondant aux sarcophages et les lettres aux ressuscités. 42 Pour Garnier, 1982, p. 184-185, ce geste signifie l’acceptation, comme dans certaines Annonciations. 41

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fig. 83. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, la résurrection des morts.

fig. 84. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, la résurrection des morts.

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fig. 85. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, la résurrection des morts et l’abbé Suger en prière.

dégage de l’attitude de son voisin dont la main droite est également posée sur la poitrine, si ce n’est que les doigts sont légèrement repliés, ce qui pourrait correspondre à un geste de pénitence. Un geste comparable apparaît en effet sur un chapiteau de Vézelay où David, blâmé par le prophète Nathan, bat sa coulpe en adoptant un geste analogue43. À senestre, les ressuscités adoptent des attitudes plus diversifiées et tourmentées. Les deux premiers (5 et 6a, fig. 86) – un anonyme et un roi ou un évêque – sont orientés de telle sorte qu’ils devaient nécessairement regarder dans la direction du Christ44. Dans le deuxième sarcophage, les deux occupants – le roi ou l’évêque et un personnage non restauré – semblent se tourner le dos, mais dans les trois sarcophages situés à droite les ressuscités se font face, de sorte que leurs jambes puissent se déployer vers l’intérieur où elles disposaient 43

Angheben, 2003, p. 228. Les vestiges du couvre-chef porté par le deuxième ressuscité pourraient correspondre à une mitre ou à une couronne, cf. Blum, 1992, p. 33-34. Cette auteure interprète par ailleurs l’objet sphérique figuré dans sa main comme une grenade plutôt que comme un orbe, ce qui me paraît plus difficile à soutenir, et considère que cet attribut convient autant à un évêque qu’à un roi. 44

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fig. 86. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, la résurrection des morts.

d’un espace plus large (fig. 86-88). Ce souci de réalisme étant pratiquement absent à dextre, on peut supposer qu’il revêt une signification particulière liée au statut des ressuscités. Cinq d’entre eux tournent en effet le dos au Juge alors qu’il n’y en a qu’un sur l’autre moitié du linteau et que cette orientation est avant tout destinée à lui permettre d’aider son voisin à soulever le couvercle de son sarcophage. La direction des regards devait probablement accompagner ce changement d’orientation mais elle ne peut pas toujours être déterminée, sauf à considérer que le restaurateur disposait de vestiges suffisamment explicites pour restituer leur orientation d’origine. Dans ce cas, quatre ressuscités sur dix regardaient vers la senestre (7a, 7b) ou devant eux (8b et 9b)45. Même si ce chiffre ne correspond que partiellement à la composition primitive, il dépasse de beaucoup celui de la moitié dextre du linteau où un seul ressuscité regarde dans la direction opposée à la localisation du Juge,  celui-là même qui lui tourne le dos.

45 Le premier personnage du troisième sarcophage (7a) a toutefois été entièrement refait, cf. Blum, 1992, p. 31. Le troisième ressuscité (6b) n’a plus de visage mais les vestiges suggèrent qu’il posait sa tête sur sa main gauche et regardait vers le Christ.

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fig. 87. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, la résurrection des morts.

Le contraste entre les deux moitiés du linteau est encore plus marqué si l’on considère la gestuelle des ressuscités. Dans le quatrième sarcophage, le deuxième se contorsionne pour en soulever le couvercle (8b, fig. 88)46. Sa voisine de droite lève les deux mains pour tirer ostensiblement sur ses cheveux dans un geste exprimant très clairement la crainte, le désespoir ou tout autre forme de douleur morale (9a)47. Le dernier personnage, dont la main droite est levée, pourrait également manifester un sentiment de crainte ou de douleur morale, comme sur le portail de Mâcon (9c)48. L’analyse montre que les ressuscités situés à la droite du Christ sont largement valorisés à la fois par leur orientation, leurs attitudes apaisées et mesurées, et la présence parmi eux de l’abbé Suger. Le troisième ressuscité levant le bras gauche dans la direction de sa tête a pu 46

Blum, 1992, p. 35. Blum, 1992, p. 35-36. Voir au sujet de ces gestes, Barasch, 1976, p. 18-33. Garnier, 1982, p. 223-226, interprète ce geste comme une allégorie de la colère, du désespoir ou de la détresse. 48  La main droite levée a été conservée parce qu’elle est plaquée sur la tourelle flanquant la porte close. Garnier, 1982, p. 174, considère que lorsque ce geste est adressé à un supérieur, il marque la soumission, l’obéissance aux ordres donnés. Cette lecture pourrait également convenir au ressuscité de Saint-Denis. 47

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fig. 88. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, la résurrection des morts.

constituer une exception, mais on ne peut avoir aucune certitude à ce sujet. De l’autre côté du linteau, les ressuscités sont au contraire majoritairement dévalorisés par leur orientation et leurs gestes de crainte ou de douleur. Seuls les deux premiers – tournés vers le Christ – sont susceptibles d’avoir été valorisés. Il existe donc bien un clivage entre la dextre et la senestre, mais si les ressuscités de dextre sont aisément assimilables à des élus, les autres peuvent correspondre aussi bien à des damnés qu’à des pécheurs dont le sort doit encore être tranché, comme sur le portail d’Autun. La première hypothèse est renforcée par la présence de la cinquième vierge folle devant la porte close de la salle de noces à l’extrémité droite du registre, entre les ressuscités les plus agités et l’enfer. Dans cette perspective, tous les ressuscités connaîtraient leur sort au moment où ils sortent de terre et la moitié senestre de la première voussure montrerait non pas un véritable partage consécutif à un jugement, mais d’une part le transport des élus dans le royaume des cieux et d’autre part le refoulement des damnés par des anges appliquant l’injonction divine et par des démons, comme au deuxième registre du portail de Conques.

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Quant à l’hypothèse d’une structure comparable à celle d’Autun, elle peut se fonder sur la présence de ressuscités adoptant des attitudes dépourvues de signes dépréciatifs, principalement à gauche, à proximité du Juge. On pourrait également tirer argument de la figure de l’ange pointant son épée dans la direction de la cinquième vierge folle en supposant qu’il menace également les ressuscités au sort incertain, comme à Autun. Cet exemple demeure cependant exceptionnel car dans les jugements immédiats et dans les autres Jugements derniers, l’ange brandissant une épée repousse des damnés : c’est le cas dans les œuvres romanes déjà cités ainsi que sur les portails plus récents de Chartres, Reims et Amiens. On ne peut donc pas être certain que, comme à Autun, les ressuscités situés à senestre doivent encore subir l’épreuve du jugement et encore moins que cette formule émane des paroles de Jean : « L’heure vient où tous ceux qui gisent dans les tombeaux entendront sa voix et ceux qui auront fait le bien en sortiront pour la résurrection qui mène à la vie, ceux qui auront pratiqué le mal pour la résurrection qui mène au jugement » (Jn 5, 28-29)49. D’autant que le jugement dont il est question est généralement assimilé à la damnation. C’est le cas en particulier dans le De sacramentis où Hugues de Saint-Victor assimile le jugement à la peine éternelle en reprenant les propos d’Augustin50. Si l’on admet que le concepteur s’est appuyé sur le passage johannique, il faut en déduire qu’il s’est démarqué de l’opinion des exégètes et en particulier d’Augustin et du Victorin. L’examen des ressuscités ne permet pas de trancher en faveur d’une des deux hypothèses car les mutilations laissent subsister de sérieux doutes sur les attitudes et les expressions des ressuscités. Mais, comme on va le voir, la scène de séparation laisse entendre que les ressuscités figurés à senestre sont des pécheurs devant encore être jugés. L’essentiel reste toutefois que l’iconographie de la résurrection a manifestement pris en considération les conséquences du premier jugement en distinguant ceux qui ont déjà été jugés favorablement des damnés ou, plus probablement, de ceux dont le sort n’a pas encore été définitivement réglé. Elle suggère de surcroît que les lieux

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Rudolph, 1990, p. 41, a interprété le portail de Saint-Denis en prenant en considération la différence entre ceux qui doivent être jugés et ceux qui en sont dispensés, se référant aux quatre catégories d’âmes décrites par Grégoire le Grand dans ses Moralia in Iob. Mais curieusement, il situe les premiers sur le linteau et les seconds sur la première voussure. 50 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 17, 8 ; P.L. 176, 600 B. L’idée a été inspirée par Augustin, Epistola 205, 14 ; P.L. 33, 947.

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paradisiaques situés à dextre sont destinés à des élus dont le statut a été établi dès le jugement immédiat. La parabole des dix vierges Entre les ressuscités et la première voussure figure l’épilogue de la parabole des dix vierges. Sur les montants, les huit premières vierges sont simplement disposées symétriquement dans des arcades superposées, sans autre rapport avec la parabole que les lampes qu’elles tiennent à l’endroit à dextre et renversées à senestre. Sur le linteau, la cinquième vierge folle s’est agenouillée devant une porte close dont elle tient le heurtoir tout en répandant le contenu de sa lampe. L’ange situé au-dessus de cette scène a posé le pied gauche sur la tourelle érigée à côté de la porte51. Cette attitude de domination et surtout l’épée qu’il pointait probablement vers la porte l’assimilent au chérubin armé d’un glaive chargé de défendre l’entrée du paradis après la Chute (Gen 3, 24)52. De l’autre côté du linteau, la cinquième vierge sage se tient devant un édifice dont la seule partie authentique est la tour élancée, le reste ayant été refait au XIXe siècle. Tout en conservant son bras contre le corps, elle tend la main droite vers cette tour et l’édifice paradisiaque situé dans la partie inférieure de la première voussure. Les deux scènes montrent la phase conclusive de la parabole au cours de laquelle les vierges folles se voient interdire l’accès à la salle des noces tandis que les vierges sages y sont accueillies par l’Époux. À partir du modèle dionysien, la parabole des dix vierges a été régulièrement associée au Jugement dernier, mais une telle imbrication des deux thèmes est restée sans postérité. Les deux vierges du linteau faisant irruption dans le champ même du Jugement dernier, elles assurent la transition entre la résurrection du linteau et les scènes de la première voussure. D’une part, elles prolongent le clivage entre dextre et senestre établi par les ressuscités tout en le radicalisant, puisque les deux vierges correspondent respectivement aux élus et aux damnés, et suggèrent par conséquent que les ressuscités situés à senestre sont eux aussi des damnés. D’autre part, la vierge sage désigne l’édifice paradisiaque de la main droite et invite ainsi les élus et le 51 L’anneau figuré sur cette porte pourrait évoquer le droit d’asile, d’autant que celui-ci a été évoqué dans l’inscription accompagnant le tombeau des martyrs, cf. Suger, Gesta Suggerii abbatis, 10 ; éd. Gasparri, p. 126-127. L’abbaye prétendait détenir ce droit d’asile envers les fugitifs et les criminels depuis Dagobert, cf. ibid., note 204, p. 216-217. 52 Blum, 1992, p. 43, a soutenu cette lecture.

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regard du spectateur à se diriger vers le bas de la première voussure, comme le fera plus tard un ange du portail central de Notre-Dame de Paris. Son rôle est également comparable à celui du cortège des élus, absent de la composition53. L’Époux divin n’attend cependant pas cette vierge sage au-delà de la porte du paradis, contrairement à ce qu’indiquent la parabole et la plupart de ses transcriptions iconographiques, comme celles des portails du groupe dit d’Aulnay54. Cette rencontre ne survient que dans la partie supérieure de la voussure. La représentation de la parabole s’est donc pliée aux exigences de la figuration du Jugement dernier dans laquelle elle a été rapportée. Il subsiste en tout état de cause que la cinquième vierge sage établit une corrélation extrêmement forte entre les ressuscités désignés comme des élus et le paradis d’attente présumé. La séparation des damnés et des élus Bien que la moitié senestre de la première voussure ait été plus durement touchée par les restaurations que les autres, elle conserve fort heureusement l’essentiel de cette scène-clé que constitue la séparation (fig. 89-90 et 98). Pour y accéder dans la suite logique des événements, le regard doit passer directement de la partie senestre du linteau au tiers supérieur de cette voussure, au niveau des troisième et quatrième groupes, en partant du bas, car c’est là que s’effectue la séparation des ressuscités, que leur statut demeure incertain ou non. Le décalage entre la résurrection et la séparation semble avoir produit une certaine inversion de la préséance hiérarchique puisque des diables et des damnés apparaissent au-dessus du Christ-Juge et des anges aux signa. Mais dans la mesure où cette hiérarchie est respectée par rapport aux anges et au Christ de la première voussure, on peut supposer que ce support figuratif possède sa propre logique spatiale induisant une lecture séparée, sans corrélation visuelle directe avec le tympan. Les deux groupes représentant la séparation sont composés respectivement d’un ange et d’un diable repoussant ou attirant un

53

Il faut observer que la porte du paradis située à senestre est très éloignée de la cité paradisiaque et flanque au contraire directement l’enfer. Ce type d’incongruité pouvait toutefois difficilement être évité dans une composition imbriquant de la sorte le Jugement dernier et la parabole des dix vierges. 54 Tcherikover, 1997, p. 148-150.

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fig. 89. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, moitié droite des voussures.

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Fig. 90. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, première voussure, la séparation des damnés et des élus.

damné vers le bas, autrement dit dans la direction de l’enfer (fig. 90)55. Au-dessus de ces deux groupes, un deuxième ange entraîne un élu vers le ciel (fig. 91). Ainsi les troisième et quatrième groupes de cette moitié de voussure constituent-ils le point de départ de mouvements divergents, ascendant pour les élus, descendant pour les damnés. Étant donné que ni l’ange ni le démon n’utilise une balance pour départager les ressuscités, on peut conjecturer qu’ils se bornent à appliquer le verdict divin inscrit sur les phylactères, comme le font les anges et les démons de Conques situés à la gauche du Juge. Le troisième groupe a été presque entièrement refait mais les vestiges montrent que le démon devait attirer à lui un damné en l’enserrant de son bras droit (fig. 90). Le quatrième groupe est à l’inverse presque entièrement authentique, même si les têtes et surtout les bras sculptés en saillie ont été partiellement refaits (fig. 90). Les cheveux longs de la figure repoussée par l’ange indiquent qu’il s’agit d’une femme et ses mains enchaînées – pour autant que ce détail ait été correctement restitué – précisent qu’il s’agit d’une damnée, peut-être

55

Je rappelle que pour Rudolph, 1990, p. 41, les âmes de la première voussure sont celles qui ne doivent pas être jugées.

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fig. 91. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, première voussure, élu porté par un ange.

une femme luxurieuse56. Quant à l’ange, il s’est accroupi et semble ramasser toutes ses forces pour la repousser des deux mains. La femme dont le sort se joue ici étant nue, on pourrait y voir la représentation d’une âme, mais à l’inverse des figures nues situées de l’autre côté de la voussure celle-ci possède une taille équivalente à celle de l’ange, s’assimilant ainsi à une ressuscitée. Il en va de même pour les damnés conservés – même partiellement – sur les claveaux inférieurs, dont la taille équivaut globalement à celle des démons. Dans la mesure où le sommet de cette demi-voussure montre un élu emporté au ciel par un ange et des damnés repoussés en enfer par un ange et un démon, on peut en déduire que les ressuscités figurés à la gauche du Christ sont de simples pécheurs, et non des damnés, et que leur sort doit encore être déterminé par le Juge. On pourrait naturellement estimer que l’élu emporté au ciel par un ange ne se rattache pas directement à la scène sous-jacente, mais cela me paraît peu probable étant donné que ces deux scènes comportent un ange et qu’elles concernent le sort des ressuscités. C’est pourquoi je consi-

56

C’est également le parti de Blum, 1992, p. 67, pour qui la scène figure un ange repoussant un damné vers l’enfer. Elle a par ailleurs montré que ce personnage était bien une femme.

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dérerai que les ressuscités regroupés dans la moitié senestre du linteau sont des pécheurs, tout en conservant un léger doute à ce sujet. Reste alors à expliquer le saut spatial que le regard doit effectuer pour passer de la résurrection de ces pécheurs présumés à leur séparation. Cette difficulté a probablement été consentie pour pouvoir imposer aux damnés un mouvement descendant car celui-ci se poursuit en dessous de la séparation. Si le vaste groupe de damnés repoussés vers l’enfer (le deuxième à partir du bas) a été presque entièrement refait, il subsiste fort heureusement la jambe fléchie et renversée du damné situé au-dessus d’un enchevêtrement de corps humains et démoniaques (fig. 92). On peut donc être certain que le diable chargé de l’entraîner en enfer le faisait littéralement plonger, comme le fait également le diable sculpté au XIXe siècle, de sorte qu’à partir de la séparation la chute s’accélère et se prolonge jusqu’en enfer. Ainsi peut-on constater que sur le premier Jugement dernier prolongeant les thèmes narratifs dans les voussures, on a idéalement exploité ces surfaces étroites et presque verticales dans leurs parties inférieures pour développer des mouvements ascendants et descendants, ce que confirme également la moitié opposée de la première voussure. On peut dès lors considérer que la logique de continuité spatiale entre résurrection et séparation a été sacrifiée au profit de mouvements opposés correspondant aux destinations respectives des damnés et des élus, et d’une localisation réaliste de leurs séjours définitifs respectifs57. On verra en effet que si le mouvement descendant des damnés correspond à la position souterraine de l’enfer, le mouvement opposé des élus répond pour sa part à une localisation céleste de leur destination ultime. L’enfer À l’inverse du deuxième groupe, composé de damnés entraînés vers le bas par des démons, l’enfer a été presque entièrement conservé (fig. 93). Il se présente sous la forme d’un édifice crénelé percé de fenêtres desquelles surgissent des flammes. Le seul damné conservé est pendu par le cou et attaqué par les animaux grouillant au pied de l’édifice : un dragon, un serpent et un crapaud58. La corde étant tenue par un démon figuré derrière les créneaux, cette scène évoque une 57 Comme le rappelle très logiquement Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 4 ; P.L. 176, 586 B, l’enfer est un lieu inférieur situé sous la terre alors que le lieu de réjouissance – le ciel – se trouve en haut. 58 L’essentiel de l’édifice infernal et de ses occupants est authentique, cf. Blum, 1992, p. 69.

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fig. 92. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, première voussure, les damnés entraînés en enfer.

fig. 93. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, première voussure, l’enfer.

chute et semble ainsi prolonger celle qui s’amorce dans le tiers supérieur de la voussure, sur le lieu même de la séparation59. En donnant à l’enfer la forme d’un édifice fortifié, on l’a clairement désigné comme le pendant négatif de l’édifice paradisiaque mais, comme on va le voir, ces lieux s’opposent par la position qu’ils occupent dans la narration : tandis que l’enfer est la destination finale des damnés entraînés vers le bas depuis la séparation, le paradis est le point de départ du mouvement ascendant adopté par les élus. L’édifice paradisiaque et les anges psychophores Au pied de la première voussure, une construction monumentale accueille deux anges et trois élus (fig. 94-95)60. Cet édifice, composé 59 Si le damné pendu par le cou ne figure pas à l’intérieur de l’édifice infernal, c’est sans doute pour lui conférer une meilleure lisibilité. 60 Cette partie de la voussure n’a subi que quelques retouches, cf. Blum, 1992, p. 71. On notera par ailleurs que l’architecture de l’édifice paradisiaque est très semblable à celle de

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Fig. 94. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, moitié gauche des voussures.

fig. 95. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, première voussure, le paradis d’attente.

principalement de deux tours percées d’une petite porte et encadrant sans la dépasser une porte monumentale, reproduit les formes d’une façade harmonique inachevée, peut-être celle de Saint-Denis puisqu’en 1140 les tours n’avaient pas encore été érigées. Comme à Mâcon et Conques, le paradis d’attente aurait donc été assimilé à une église. Dans ce cas, il ferait écho à l’inscription composée par Suger pour l’antependium de l’autel d’or du chevet : Noble Denis, ouvre les portes du paradis Protège Suger de tes pieux secours. Toi qui t’es constitué par nos mains une nouvelle demeure, Fais que nous soyons reçu dans la demeure du ciel (camera celi) Et, au lieu de celle-ci, que nous soyons rassasié par la table du ciel Ce qui est signifié plait davantage que ce qui le signifie61.

la prison de saint Denis figurée sur le tympan du portail sud. 61 Suger, Gesta Suggerii abbatis, 9 ; éd. Gasparri, p. 124-125.

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L’abbé n’a pas précisé la nature – temporaire ou définitive – de cette demeure céleste, mais il a exprimé avec force et de manière originale le traditionnel parallélisme entre l’église et le séjour des élus. Toutes les composantes de ce lieu – ville, palais ou église – correspondent au paradis d’attente. Pour commencer, il est excentré et relégué au registre le plus bas de la composition, au même niveau que l’enfer comme dans la formule byzantine, à Mâcon et à Conques, ce qui ne convient guère au séjour définitif des élus. Il faut observer ensuite que les feuillages et l’absence de nuée situent cette construction dans un lieu distinct du ciel. Les feuillages pourraient faire référence à l’Éden car de nombreuses représentations du paradis situent ce séjour au milieu d’un jardin, mais ce serait alors de manière extrêmement peu explicite puisqu’ils ne se distinguent pas des autres composantes végétales du portail et ne sont pas accompagnés d’arbres comme dans les Jugements derniers byzantins ou dans les représentations du sein d’Abraham inscrites dans un jardin62. L’apparence des élus, à la fois nus et de taille nettement inférieure à celle des anges, est également favorable à l’hypothèse du paradis d’attente. Il en va de même pour les élus des deux registres supérieurs tenus par un troisième ange ou reposant dans le sein d’Abraham. On verra cependant que la taille des élus n’est pas suffisante pour déterminer leur statut. Plaident encore en faveur du paradis d’attente l’orientation du regard des élus et leur mouvement ascensionnel. Les trois élus du registre inférieur regardaient probablement tous vers le haut. C’est une certitude pour celui du bas dont la tête a été exceptionnellement conservée, abstraction faite des reprises effectuées sur le visage. Il en allait certainement de même pour l’élu situé dans la partie supérieure droite de l’édifice. Ces élus se tournent non pas vers le Christ-Juge mais vers la théophanie dominant la voussure comme en témoigne l’unique tête conservée, très fortement penchée en arrière. C’est également ce que suggère la moitié senestre de la voussure où les figures n’entretiennent aucun rapport hiérarchique, visuel ou gestuel avec celles du tympan. On ne peut pas pour autant en déduire que les élus bénéficient déjà de la vision béatifique puisque le Christ de la clé de voussure est masqué par les nuées. Pour y accéder, ils devront parcourir la distance qui les sépare de leur ultime destination.

62 On peut également citer le Psautier Arenberg, le Codex aureus d’Echternach, le portail de Saint-Trophime d’Arles, l’Hortus deliciarum de Herrade de Landsberg, le Psautier de Würzburg, le portail de Moissac, cf. Baschet, 2000, pl. II, et fig. 21, 33, 34, 41 et 44.

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Plusieurs indices suggèrent en effet qu’ils se préparent à quitter l’édifice paradisiaque. Tout d’abord, il faut observer qu’aucun élu n’y pénètre. Le premier se trouve déjà à l’intérieur de l’édifice et croise les jambes dans un mouvement latéral assimilable à celui de la marche, suggérant qu’il se prépare à en sortir, peut-être par la porte. Le moment représenté ne serait donc pas celui où les élus pénètrent dans ce séjour paradisiaque, comme on peut le voir à Mâcon et à Conques, mais celui où ils en sortent. Il se pourrait également que cette sortie s’effectue par le haut car les deux autres élus figurent sur le toit. Dans ce cas, la progression centripète du premier élu introduirait dans le même temps un mouvement ascensionnel. Le rez-de-chaussée ne semble en tout cas pas conçu comme un séjour éternel où les âmes contempleraient sans fin la face de Dieu. Les anges portant les autres élus devant la poitrine induisent également une idée de mouvement ascensionnel. Dans l’hypothèse du paradis d’attente, les occupants de l’édifice paradisiaque sont des âmes séparées et les élus atteignant le ciel des corps ressuscités mais rien ne les distingue clairement. C’est pourquoi je qualifierai les anges qui les transportent de psychophores tout en maintenant un doute sur le statut de leurs protégés. Et comme les âmes peuvent être portées de manière très différente, il me paraît nécessaire d’établir une classification distinguant les anges qui les portent devant la poitrine (type I), au niveau de la taille (type II) et au niveau de leur visage (type III). Habituellement, les anges psychophores se dirigent vers le séjour des élus, comme dans plusieurs représentations de la parabole du pauvre Lazare ou dans le nécrologe d’Obermünster où, on l’a vu, les âmes séparées sont transportées de manière analogue dans le sein du patriarche figuré au centre d’un Éden délimité par ses quatre fleuves (fig. X)63. Comme les anges psychophores de Saint-Denis se tiennent non pas devant la porte du lieu paradisiaque mais à son sommet, on peut supposer qu’ils conduisent leurs protégés vers un autre séjour. Il faut encore relever la présence d’autres élus en dehors de l’édifice paradisiaque : dans le sein d’Abraham et dans les bras de trois autres anges psychophores. Le sein d’Abraham, dont le statut sera discuté plus loin, constitue probablement une autre formulation du paradis représenté au bas de la voussure – de mon point de vue le paradis d’attente – et n’induit aucun mouvement. Les trois anges psychophores assurent au contraire traditionnellement le déplacement des âmes d’un lieu vers un autre. Ce mouvement ascendant n’est 63

Baschet, 2000, p. 268-269, et pl. I.

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fig. 96. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, première voussure, ange de type psychophore.

fig. 97. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, première voussure, le sein d’Abraham.

pas explicite chez le premier, situé au deuxième registre, car il maintient ses deux protégés au niveau de la taille (type II, fig. 96). Il est peu probable cependant qu’il les conduise vers le bas car un mouvement descendant, identique à celui imposé aux damnés, aurait été incongru. Les deux anges psychophores inscrits au sommet de la voussure portent au contraire leur protégé au niveau de leur visage (type III), montrant sans la moindre ambiguïté que les âmes des élus sont destinées à être élevées jusqu’à la deuxième théophanie christique. Cet indice capital auquel s’ajoutent les arguments cités précédemment montre que les trois anges des registres inférieurs se dirigent dans la même direction. L’édifice paradisiaque apparaît donc bien comme la contrepartie symétrique de l’édifice infernal dans laquelle le mouvement a été inversé. Alors que les damnés entrent par le haut, prolongeant le mouvement de chute amorcé au moment de la séparation, les élus sont entraînés dans un mouvement ascensionnel au sein de l’édifice paradisiaque d’abord et dans l’espace qui les sépare du sommet de la voussure ensuite.

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Le sein d’Abraham La tête d’Abraham et les âmes ayant été refaites, on ne peut pas déterminer s’ils prolongeaient ce mouvement ascendant par l’orientation de leur regard, mais la signification première du thème impose une fois de plus une lecture en termes de paradis d’attente (fig. 97)64. En France, le sein d’Abraham n’a probablement jamais représenté le paradis définitif avant 1140, pour autant bien entendu que l’on admette l’hypothèse du double jugement pour le portail de Conques65. Et à Saint-Denis, rien n’indique clairement que le thème a radicalement changé de signification. Même si les textes ne sont pas d’un grand secours pour déterminer le statut de cette représentation du sein d’Abraham, il convient de mentionner deux ouvrages probablement connus par le concepteur du portail, à commencer par La hiérarchie ecclésiastique où le PseudoDenys rappelle, au sujet de ceux qui sont morts saintement, l’oraison dans laquelle on demande que le défunt soit établi dans la lumière, le lieu des vivants et dans le sein des patriarches Abraham, Isaac et Jacob66. Le second ouvrage est le De sacramentis de Hugues de SaintVictor : dans son évocation des sépultures, le Victorin a repris les mots d’Augustin pour qui le pauvre Lazare a reçu des funérailles beaucoup plus illustres que le mauvais riche car Dieu a envoyé ses anges pour le déposer non pas dans un tombeau de marbre mais dans le sein d’Abraham67. Bien plus que les textes cités, c’est toutefois le contexte iconographique qui confirme l’interprétation du sein d’Abraham en termes de paradis d’attente. Au même titre que l’édifice paradisiaque, le sein d’Abraham se situe en dessous des nuées délimitant l’espace où se tient 64

Pour Gerson, 1986, p. 190, le thème se réfère à Matthieu 8, 11-12, où il est question des trois patriarches, mais à Saint-Denis seul Abraham a été figuré. 65 Il est probable que le sein des patriarches a déjà figuré le paradis définitif en Italie, en particulier à Carugo. À Oleggio et Sommacampagna en revanche, il se pourrait que le thème ait conservé sa signification primitive. 66 Pseudo-Denys l’Aréopagite, La hiérarchie ecclésiastique, VII, 3, 4 ; cf. Gandillac, 1943, p. 318. Plus loin, il ajoute que le sein des patriarches et des autres bienheureux est le repos très divin et la béatitude où sont accueillis tous ceux qui vivent en conformité avec Dieu (Ibid., VII, 3, 5 ; cf. ibid., p. 319). 67 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 8 ; P.L. 176, 595 B. Cet auteur évoque également la parabole du pauvre Lazare dans un des quatre petits chapitres consacrés au jugement présent de Dieu. Cette mention ne concerne toutefois pas le lieu où séjourneront les âmes séparées des élus mais le fait qu’à l’inverse des bons, les mauvais reçoivent les biens sur cette terre et leur châtiment dans l’au-delà (Ibid., II, 17, 26 ; P.L. 176, 608 C-D). On relèvera que dans le premier ordinaire de Saint-Denis, l’office des morts ne mentionne aucune oraison ou antienne évoquant le sein d’Abraham, cf. Foley, 1990, p. 93-98.

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le Christ accueillant les élus, et sur un socle végétal. Le séjour traditionnellement destiné aux âmes séparées n’a donc pas été interprété comme un séjour céleste. Il faut alors se demander pourquoi le paradis d’attente a été représenté sous des formes distinctes et en deux endroits différents. À Conques, le sein d’Abraham s’inscrit au milieu de l’égliseparadis de la même manière qu’il trône à l’intérieur d’un jardin édénique au sein de la formule byzantine, dans le nécrologe d’Obermünster, sur les peintures de Gormaz ou au portail de Moissac. À Saint-Denis, les contraintes imposées par l’étroitesse des espaces figuratifs inhérente aux formes des voussures empêchaient une telle imbrication des lieux paradisiaques. En privilégiant la résurrection des morts au détriment du séjour des élus, relégué dans la première voussure, on a aussi réduit les possibilités de figurer le paradis d’attente comme un espace continu intégrant ses différentes composantes. À mes yeux, ce sont ces choix structurels qui expliquent cette superposition inhabituelle de l’édifice paradisiaque et du sein d’Abraham. Il importe également de s’interroger sur la signification de l’hiatus spatial séparant l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham car on aurait parfaitement pu les rapprocher en figurant l’ange psychophore au troisième registre. D’autant que cette disposition pourrait laisser entendre que ce dernier destine ses deux protégés au sein d’Abraham et par conséquent que ce séjour paradisiaque est pérenne, alors que cette lecture est clairement contredite par les deux anges psychophores de type III dominant la voussure. Aucune explication ne me semble toutefois pleinement satisfaisante. L’introduction des élus auprès du Christ Au sommet de la voussure apparaît le buste du Christ surgissant d’un cordon de nuée (fig. 98-99). Sa tête et ses mains ayant été refaites, seul le nimbe crucifère permet de reconnaître la deuxième Personne de la Trinité. De chaque côté de ce buste, un ange hisse un élu jusqu’aux franges de la nuée. La confrontation symétrique de deux groupes d’anges et d’élus montre qu’à ce niveau de la voussure, l’opposition entre la dextre et la senestre a disparu. Comme dans la plupart des Jugements derniers, ce clivage cède la place à un clivage haut-bas, si ce n’est qu’ici le schème a été transposé pour la première fois à l’espace d’une voussure. Si les deux élus sont parfaitement identiques, leurs origines respectives sont apparemment distinctes, le premier provenant du paradis d’attente, où il demeurait manifestement depuis le jugement immédiat, tandis que le second semble sortir de

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fig. 98. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, partie sommitale des voussures.

fig. 99. Saint-Denis, ancienne église abbatiale, portail central de la façade occidentale, première voussure, le Christ accueillant les élus au ciel.

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la redoutable épreuve de la séparation, sans pour autant se distinguer physiquement de son homologue68. L’ascension des élus a été exprimée très clairement par l’attitude des anges psychophores de type III. Leurs homologues inscrits sur les claveaux inférieurs de la voussure n’ayant pas été représentés en vol et tenant leurs protégés au niveau de la taille ou de la poitrine, ils laissent subsister un doute sur leur destination. Les anges confrontés à la théophanie sommitale ont au contraire déployé leurs ailes et leurs pieds ne sont plus en contact avec le sol. L’ange de gauche semble agenouillé, même si aucune bande de sol ne figure sous ses pieds, mais son vis-à-vis a clairement ramené ses deux jambes en arrière dans une attitude caractéristique de l’envol. Quant à leurs bras, ils sont tendus à la hauteur de leur tête, de sorte que les élus s’élèvent plus haut que leurs protecteurs, autrement dit plus près du Christ. Alors que les âmes de ces élus devraient théoriquement avoir été réunies à leur corps, les figures accédant au ciel n’ont pas abandonné la nudité affectée à tous les élus – à l’exception de Suger – depuis la résurrection. Et même si elles paraissent légèrement plus grandes que les élus de l’édifice paradisiaque et du sein d’Abraham, elles demeurent beaucoup plus petites que les anges. C’est d’autant plus remarquable qu’à senestre, l’élu transporté par un ange de type III est plus petit que la pécheresse présumée repoussée par un autre ange. L’inadéquation de l’apparence des élus avec leur statut de ressuscités ne confirme ni n’invalide l’hypothèse du paradis d’attente. Elle pourrait en revanche s’expliquer par une volonté d’attribuer aux élus une apparence identique depuis l’édifice paradisiaque jusqu’à leur ascension, mais comme je l’ai suggéré précédemment, il est plus probable encore que la taille des élus ait été imposée par le thème du sein d’Abraham et, davantage encore, par celui des anges psychophores. Il fallait en effet que ces représentations du transport d’une ou deux figures humaines dans les bras d’un ange soient crédibles. C’est ce que confirment a contrario les scènes situées de l’autre côté de la voussure. Lors de la séparation, les ressuscités ne sont pas véritablement portés mais simplement repoussés ou attirés par un ange ou un démon, et dans le groupe des damnés entraînés vers l’enfer, le premier – le seul conservé – était sans doute davantage précipité que porté par son tortionnaire, si bien que la taille adulte pouvait convenir 68 Pour Rudolph, 1990, p. 43, ces deux personnages sont Adam et Ève, deux figures bibliques appartenant à la catégorie des âmes dispensées du jugement. Pour Wirth, 2008, p. 343, l’ange de droite apporte un futur damné au Christ pour qu’il le juge.

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dans les trois cas. La taille des élus semble donc découler avant tout de la tradition iconographique et peut-être d’un souci de vraisemblance dans la figuration des élus portés par des anges. On ne peut dès lors pas établir si le concepteur a conçu ces élus comme des âmes séparées ou des corps ressuscités, ni même s’il a voulu déterminer leur statut. En élevant les élus au-dessus d’eux, les anges leur font atteindre la nuée délimitant l’espace occupé par le Christ. Même si les têtes de ces deux élus ont été refaites, on peut être assuré qu’elles se superposaient légèrement à cette nuée. Au portail de Conques comme dans l’ensemble de l’art médiéval, on a figuré à de très nombreuses reprises des figures divines, angéliques ou humaines surgissant des nuées, tantôt pour les localiser dans un espace céleste, tantôt pour montrer leur déplacement, que ce soit du ciel vers le monde terrestre ou en sens inverse. À Saint-Denis, la nuée sert à la fois à inscrire la deuxième théophanie christique dans le ciel et à signifier le transfert des élus dans le royaume des cieux. Le détail est fondamental car il montre sans la moindre ambiguïté l’élévation des élus dans la sphère céleste où ils résideront éternellement en présence de Dieu. Le franchissement de cette frontière par les élus confirme par ailleurs que l’édifice paradisiaque est un lieu transitoire car éloigné et par conséquent distinct de la destination ultime de ses occupants. Le portail de Saint-Denis comportant une deuxième figuration anthropomorphe du Christ, on peut supposer que, comme à Mâcon, les deux théophanies correspondent à deux moments distincts du processus judiciaire. Dans la mesure où la deuxième théophanie se situe au-dessus de la première, et non en dessous comme à Mâcon, et qu’elle constitue l’aboutissement de deux mouvements ascendants partis à des niveaux différents de la voussure, elle ne peut appartenir qu’à une étape succédant à la Parousie et au Jugement69. C’est également le sens de lecture induit dans les représentations de la parabole des vierges sages et des vierges folles du portail d’Aulnay et de ceux qui s’y rattachent : les dix jeunes femmes convergent – tout en s’élevant – vers le Christ figuré à la clé de la voussure tandis que celui-ci accueille les élues dans la salle des noces, autrement dit le royaume 69

Crosby, 1987, p. 186, voyait pourtant dans le Christ de la première voussure le signe du Fils de l’homme revenant dans les nuées, dans une curieuse contraction de Matthieu 24, 30. Pour Rudolph, 1990, p. 44, le Christ en buste est le Créateur dont l’importance est inférieure à celle du Christ Sauveur figuré au tympan, conformément à la pensée de Hugues de Saint-Victor pour qui l’œuvre de la création – opus conditionis – est inférieure à l’œuvre de la restauration – opus restaurationis.

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des cieux. À Saint-Denis, le parcours des dix vierges s’arrête au niveau du linteau, mais on peut considérer qu’il se prolonge indirectement, à travers l’ascension des élus, jusqu’à l’Époux céleste. Pour la première fois dans l’histoire du Jugement dernier, les élus peuvent donc contempler face-à-face une figure divine distincte du Christ-Juge. Dans les compositions antérieures, le parcours des élus s’arrêtait généralement à la résurrection (Mâcon, Beaulieu) ou à leur rassemblement à la droite du Christ comme dans la formule byzantine et à Conques. À Autun, les élus accèdent à la Cité céleste mais la théophanie qu’il leur est donné de contempler reste celle de la Parousie. À Saint-Denis au contraire, l’objet de la vision béatifique est une deuxième théophanie christique située au-dessus des nuées et accessible aux seuls élus ressuscités. Alors que le Christ du tympan apparaît essentiellement dans son humanité mortifiée, celui de la première voussure se présente dans sa divinité. Il n’est certes pas inséré dans une gloire, contrairement à la partie inférieure du corps du Juge, mais la figure du Père inscrite au sommet de la troisième voussure en est également privée sans que cela n’affecte aucunement sa transcendance70. On peut considérer au demeurant que graphiquement, la forme d’une gloire aurait été peu compatible avec l’arc de cercle dessiné par la nuée. L’essentiel reste que toute référence à la Passion a été écartée, en dehors du nimbe crucifère bien entendu. On a donc très clairement distingué la vision de la Parousie de la vision béatifique. Dans la première, le Christ montre principalement son humanité, probablement pour cacher sa divinité aux yeux des damnés, dans une perspective analogue à celle d’Augustin et de ses émules. Dans la seconde au contraire, il laisse aux élus la possibilité de contempler librement sa nature divine conformément, une fois encore, avec la pensée augustinienne71. Cette théophanie sommitale n’incarne toutefois pas à elle seule l’objet de la vision béatifique car, comme on va le voir, celle-ci concerne les trois Personnes de la Trinité et ne s’accomplit pleinement qu’au sommet des voussures.

70 Il se pourrait au demeurant que sur les portails dionysiens, la gloire ait été réservée aux apparitions divines dans le ciel visible. Ainsi au portail nord, le Christ remettant les Tables de la Loi apparaît dans une gloire portée par des anges, ce qui suggère un mouvement descendant le conduisant du royaume des cieux vers le ciel sensible, même si cette théophanie se situe au-dessus des nuées à l’inverse du Christ parousiaque du tympan qui figure sous les nuées des voussures. 71 Augustin, In Iohannis evangelium, XIX, 18 ; B.A. 72, p. 218-219.

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Il faut enfin se demander si cette scène correspond à une phase du processus judiciaire mentionnée par les textes. On pourrait en effet penser que les élus répondent au Venite de Matthieu car, même si l’injonction est prononcée par le Christ-Juge, sa contrepartie – le Ite – est figurée dans la moitié senestre de la voussure, au-delà de la scène de séparation72. Je pense cependant que le Christ de la première voussure ne remplit pas une fonction judiciaire active et qu’il se limite pour l’essentiel à accueillir les élus dans le royaume des cieux. Les anges thuriféraires Au sommet de la deuxième voussure, deux anges sortant d’une large nuée agitent un encensoir (fig. 98)73. Ce groupe se rattache visuellement et thématiquement à la première voussure puisque les nuées prolongent – en dépit d’un léger décalage – celles du Christ et les encensoirs sont tournés vers ce dernier. Cette extension de la thématique de la première voussure dans la deuxième prolonge d’une certaine manière le mouvement ascensionnel imprimé aux élus. Elle produit de surcroît une certaine imbrication entre l’accueil des élus et l’Adoration de la Trinité par les Vieillards de l’Apocalypse, dont une partie est figurée sous les nuées des anges thuriféraires. La présence d’anges surgissant de nuées au-dessus de l’accueil des élus est également très instructive dans la mesure où elle confirme le caractère céleste de l’espace dans lequel sont hissés ces derniers. Il est en revanche plus difficile de déterminer la signification de cet encensement. Pour commencer, on peut se demander s’il est destiné aux élus, au Christ ou aux deux. La première hypothèse est suggérée par la liturgie funéraire et par l’iconographie du transitus et des gisants, dont il a déjà été question, où l’encensement a été clairement destiné aux élus. Il en va de même dans le Jugement dernier de Chartres, mais il serait sans doute imprudent de transposer à Saint-Denis le sens d’une œuvre postérieure. La deuxième hypothèse est confortée quant à elle par une œuvre probablement antérieure, le portail de Conques où – on l’a vu – un ange thuriféraire flanque le Christ-Juge du côté des damnés. Il faut également relever que dans la première voussure 72

C’est l’opinion de Pamela Blum pour laquelle le Christ de la première voussure, dont les gestes devaient être ceux de l’accueil et du rejet, est le Juge de Matthieu 25. Elle estime par ailleurs, à l’instar de Sumner McKnight Crosby, que les anges psychophores sont ceux qui rassemblent les élus de Matthieu 24, 31 (Crosby, 1987, p. 186 ; et Blum, 1992, p. 55 et 57), ce qui ne s’accorde guère avec la lecture que je propose. 73 Les vestiges de ces encensoirs sont infimes, mais ils suffisent à en montrer l’authenticité, cf. Blum, 1992, p. 59.

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du portail sud de la cathédrale du Mans, des anges thuriféraires flanquent une main divine, même si le contexte n’est pas celui du Jugement dernier. Enfin, l’encensement pourrait être destiné à la fois au Christ et aux élus mais cette voie médiane n’est pas mieux fondée. La deuxième solution pouvant se prévaloir de la comparaison avec le portail de Conques, je lui accorderai une légère préférence. Dans cette hypothèse, il faut encore se demander si l’encensement est destiné à exalter la divinité du Christ de la première voussure et accentuer de la sorte le contraste avec l’image ambivalente du tympan. Si des anges thuriféraires figurent dans de nombreuses Crucifixions74, leur présence n’implique pas nécessairement une dimension patibulaire car on les rencontre dans des contextes très différents, en particulier dans des théophanies que l’on peut qualifier d’atemporelles ou de « liturgiques »75. À Saint-Denis, la position surélevée des anges thuriféraires et le contraste avec ceux qui exposent les instruments de la Passion suggèrent plutôt que l’on a voulu accroître l’écart entre le Christ souffrant du tympan et celui de la vision béatifique. La Trinité Les trois voussures supérieures sont occupées par les Vieillards de l’Apocalypse dominés par la Trinité : sur la troisième voussure apparaît le Père, représenté en buste et tenant un médaillon sur lequel apparaît l’Agneau, et sur la quatrième voussure figure la colombe du Saint-Esprit (fig. 98)76. La combinaison de ces deux thèmes provient probablement des deux visions apocalyptiques dédiées à l’adoration de l’Agneau (Ap 5 et 7) et de leurs commentaires. Ces deux visions comportent en effet une théophanie anthropomorphe – le sedens –, l’Agneau et les vingt-quatre Vieillards. La Trinité est évoquée d’emblée dans les commentaires du premier verset  du chapitre cinq  : « J’aperçus alors à la droite de Celui qui trône un livre écrit en dedans et au verso, cacheté de sept sceaux ». Le commentaire de Bède est extrêmement précis à ce sujet puisqu’il affirme que les trois Personnes de la Trinité siègent conjointement sur ce trône77. Ambroise Autpert considère dans un premier temps que le sedens est Dieu le Père tandis 74 On peut citer à ce sujet les peintures murales romanes de Sorpe et de Plaincourault, le Sacramentaire de Saint-Bavon (Smeyers, 1998, p. 84) et le Beatus de Gérone (Museu de la Catedral, Num. Inv. 7(11), f. 16v, cf. Williams, 1994-2003, II, p. 55-56, et fig. 288). 75 Esterri de Cardos (Catalogne), Maderuelo (Castille) et Vals (Ariège), cf. Angheben, 2008. 76 Les pieds du Père ont été ajoutés au XIXe siècle, cf. Blum, 1992, p. 60. 77 Bède, Apoc., I, 5 ; P.L. 93, 145 D-146 A.

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que sa dextre est le Fils, n’évoquant le Saint-Esprit que beaucoup plus loin, au sujet des sept sceaux et ensuite des sept cornes et des sept yeux de l’Agneau78. Mais à la fin de son long commentaire du chapitre 5, qui correspond également à la fin de son troisième livre, il associe le Saint-Esprit au Père et au Fils, arguant que lorsque les Écritures évoquent deux Personnes de la Trinité, elles comprennent le plus souvent la troisième79. L’idée a ensuite été reformulée par le PseudoAlcuin et par Haymon d’Auxerre80. L’exégèse du chapitre sept comporte des références également très explicites à la Trinité81. Avec leurs commentaires, les deux visions évoquent donc directement toutes les composantes de la troisième théophanie dionysienne : une figure anthropomorphe du Père, l’Agneau christique, le SaintEsprit et les vingt-quatre Vieillards. Les mêmes composantes avaient déjà été réunies dans le Beatus de Saint-Sever, dans une illustration d’Apocalypse 7, 1182. Ainsi les Vieillards et la Trinité de Saint-Denis doivent-ils être considérés comme un ensemble iconographique unitaire. La figuration de la Trinité demeure exceptionnelle dans le cadre d’un Jugement dernier83, même si elle n’est pas la première. Elle a en effet été développée vers 400 sur les mosaïques absidales disparues de Fundi (ou Fondi) : les brebis et les boucs de l’Évangile de Matthieu (Mt 25, 31-46) figuraient de part et d’autre de l’axe de la composition où se succédaient, de haut en bas, la main de Dieu, la Colombe, la 78

Ambroise Autpert, in Ap., III, 5, 1a-b, et III, 5, 6 ; CCCM 27, p. 230, p. 256 et 262-263 ; Pseudo-Alcuin, in Apoc., III, 5, 1 et 6 ; P.L. 100, 1120 A et 1121 D ; et Haymon, In Ap., II, 5 ; P.L. 117, 1013 B, 1014 A et 1018 D. 79 Ambroise Autpert, in Ap., III, 5, 13b ; CCCM 27, p. 273. 80 Pseudo-Alcuin, in Apoc., III, 5, 12 ; P.L. 100, 1124 A ; et Haymon, In Ap., II, 5 ; P.L. 117, 10122 D. On retrouve également ces idées chez le Pseudo-Anselme de Laon, Ennarationes in Apocal., V ; P.L. 162, 1520 A-C. 81 Bède, Apoc., II, 7 ; P.L. 93, 154 A : la Trinité entière siège sur le trône, autrement dit dans l’Église. Ambroise Autpert, in Ap., III, 7, 10 ; CCCM 27A, p. 310-311, développe un commentaire analogue à celui du chapitre cinq : quand on expose qu’une Personne de la Trinité est en œuvre pour notre salut, on entend toute la Trinité. Plus loin, il évoque encore la Trinité à deux reprises (ibid., p. 313 et 323). Haymon, In Ap., II, 7 ; P.L. 117, 1039 C-D, 1040 B et 1043 A, reprend une nouvelle fois les propos d’Autpert, en rappelant que lui-même avait déjà formulé cette idée précédemment, dans le passage que j’ai mentionné plus haut. Pseudo-Alcuin, in Apoc., IV, 7, 10 ; P.L. 100, 1133 B, évoque également la Trinité. 82 Mezoughi, 1984, p. 280 ; suivi par Boespflug et Zaluska, 1994, p. 193, rattache le Beatus de Saint-Sever au commentaire d’Autpert sur Apocalypse 7, 10-12. Boespflug et Zaluska, 1994, p. 196, ont transposé cette interprétation au portail de Saint-Denis. Voir également Shapiro, 1954. 83 Gerson, 1986, p. 197, note 37, a observé une association analogue dans le manuscrit du Scivias d’Hildegarde de Bingen conservé à Wiesbaden (1160-1180), mais sur deux folios successifs où figurent respectivement le Jugement dernier et la Trinité.

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croix et l’Agneau84. On ne conserve cependant aucun exemple de cette combinaison entre le Ve siècle et 1140. À Saint-Denis, la présence de la Trinité au-dessus du Jugement dernier – dans une formule iconographique sans précédent85 – peut s’expliquer par l’intérêt de Suger pour ce thème86. L’abbé a également accordé une certaine importance à la Personne du Père et à sa relation avec le Fils87. Le vitrail figurant le char d’Aminadab en constitue un témoignage d’autant plus précieux qu’il fait écho à la composition du portail : au-dessus de ce char transportant l’arche d’Alliance, le Père tient dans ses mains la croix, sur laquelle est suspendu le Christ, entourée des quatre Vivants88. On y retrouve donc le thème du Père tenant une figure du Fils sacrifié, accompagné d’un motif issu de l’Apocalypse. Mais indépendamment de l’intérêt de Suger pour la Trinité, l’essentiel est que le thème correspond certainement à la vision béatifique, comme l’a très justement soutenu Paula Lieber Gerson89. Dans la première voussure, les élus pouvaient déjà contempler face-à-face le Fils dans sa divinité, mais la vision béatifique doit nécessairement englober les deux autres Personnes de la Trinité. C’est ce qu’affirme Augustin dans son De Trinitate : « Concluons donc que le Dieu qui ne se manifestera qu’aux justes, et qui les remplira d’une joie que personne ne leur ôtera, est le Dieu unique, Père, Fils et Saint-Esprit »90. Curieusement, Hugues de Saint-Victor a développé des considérations analogues en reprenant des extraits entiers du De Trinitate, à l’exception des passages concernant le caractère trinitaire de la vision béati-

84

Ihm, 1960, p. 181-182 ; Hellemo, 1989, p. 90-125 ; et Christe, 1999, p. 15-16. Pour Boespflug et Zaluska, 1994, p. 196, il s’agit de la « toute première Trinité en date ». 86 Pour montrer l’intérêt de Suger pour la Trinité, Gerson, 1986, p. 192-193, a invoqué d’autres textes dont la cérémonie de consécration de la façade (Suger, Gesta Suggerii abbatis, 3 ; éd. Gasparri, p. 114-115) et l’œuvre de Pseudo-Denys. Pour Crosby, 1987, p. 180-182, la cérémonie de consécration du massif occidental ferait référence à la Trinité et les nombreuses subdivisions triples de la façade y renverraient également. 87 Suger, Scriptum consecrationis, 15 ; éd. Gasparri, p. 52-53. Dans ce passage, Suger évoque le moment où le Fils remettra le royaume à son Père. Sur les voussures, le passage du Christ isolé de la première voussure à la Trinité, dans laquelle le Christ semble avoir été confié à la protection de son Père, pourrait évoquer cette remise du royaume, mais l’interprétation peut difficilement être étayée. 88 Suger, Gesta Suggerii abbatis, 18 ; éd. Gasparri, p. 148-149 ; et Grodecki, 1995, p. 59-68. 89 Gerson, 1986, p. 193. Cet auteur a été suivi par Boespflug et Zaluska, 1994, p. 196. Pour Crosby, 1987, p. 182, les figures des voussures indiquent que la Trinité est présente au moment du Jugement dernier. 90 Augustin, De Trinitate, 1, 13 ; CCSL 50, p. 71. 85

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fique91, mettant plutôt l’accent sur la distinction entre l’apparence terrestre du Fils et celle qu’il offrira aux élus92. En montrant que les élus portés par les anges psychophores sont appelés à jouir d’une vision divine étendue aux trois Personnes de la Trinité, l’iconographie du portail se rapproche donc davantage des propos d’Augustin. C’est ce que suggèrent également les commentaires d’Apocalypse 7, 9-17. Pour plusieurs exégètes, la foule adorant l’Agneau – et donc la Trinité – sont les élus purifiés par le baptême93. Au début du récit et de ses commentaires, cette adoration s’inscrit dans le temps présent, celui de l’Église, mais dans les derniers versets les verbes sont conjugués au futur : « Parce que l’Agneau qui est au milieu du trône les paîtra et les mènera aux sources d’eaux vives ; et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux » (Ap 7, 16). Autpert affirme au sujet de ce passage que l’Agneau conduit les élus à la sainte Trinité et Haymon précise qu’il les conduit à sa contemplation, sans toutefois préciser si cette contemplation sera accordée avant ou après la fin des temps94. Rupert de Deutz évoque au contraire très clairement le Jugement dernier dans son commentaire d’Apocalypse 8, 1 – l’ouverture du septième sceau –, qu’il rattache au commentaire du chapitre 7, à la fin de son quatrième livre95. Et dans son interprétation des palmes tenues par la foule (Ap 7, 9), il affirmait déjà que cette foule était composée des martyrs d’Apocalypse 6, attendant la fin des temps pour recevoir leur deuxième étole, autrement dit la résurrection de leur

91 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 17, 7 ; P.L. 176, 598 D-560 A. Les emprunts à Augustin (De Trinitate, 1, 13 (28-29) ; CCSL 50, p. 69-73) ont été signalés par Deferrari, 1951, p. 453. Le Victorin évoque bien la Trinité dans un chapitre réservé à la vision de Dieu mais très brièvement, cf. ibid., II, 18, 16 ; P.L. 176, 613 B-C. Il affirme par ailleurs que chaque jugement est dicté par les trois Personnes de la Trinité mais prononcé uniquement par le Christ, cf. ibid., I, 8, 5 ; P.L. 176, 310 A. Voir à ce sujet Rudolph, 1990, p. 44-46. Ce dernier considère toutefois la Trinité sans la mettre en relation avec les Vieillards. 92 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 17, 7 ; P.L. 176, 599 D, affirme ainsi que la vision du Christ sous la forme du Fils de l’homme ne sera pas le bien suprême pour les justes, celui-ci étant le royaume préparé depuis le commencement du monde (Mt 25, 34). Plus loin, il déclare que le Christ apparaîtra comme un seul Dieu avec le Père et non comme il a été vu sur cette terre, dans son corps, par les bons et les méchants, cf. Hugues de SaintVictor, De sacramentis, II, 18, 16 ; P.L. 176, 614 A. 93 Pour Victorin, In Apocalypsin, 6, 7 ; S.C. 423, p. 84-85 ; suivi par Jérôme, in Apoc., 6, 7 ; CSEL 49, p. 81, la foule représente les élus purifiés par le baptême. Christe, 1996, p. 12, considère que la foule évoque les justes ressuscités et admis au paradis, mais le passage qu’il cite est le commentaire d’Ap 20 et non celui d’Ap 7. 94 Ambroise Autpert, in Ap., IV, 7, 16-17a ; CCCM 27, p. 322-323 ; et Haymon, In Ap., II, 7 ; P.L. 117, 1043 A. L’idée a également été reprise par le Pseudo-Alcuin, in Apoc., IV, 7, 14 ; P.L. 100, 1134 C. 95 Rupert de Deutz, in Apoc., IV, 7 ; P.L. 169, 969 B-970 C.

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corps96. Enfin Richard de Saint-Victor évoque au sujet d’Apocalypse 7, 16, les jugements futurs de Dieu97. On peut donc supposer que le portail de Saint-Denis évoque cette vision béatifique trinitaire et eschatologique. Celle-ci n’est toutefois pas représentée en acte car le parcours des élus n’est pas évoqué audelà de leur introduction auprès du Christ. Alors que la narrativité se déploie sur toute la longueur de la première voussure et chez les anges thuriféraires, elle est foncièrement absente de la troisième théophanie. La figuration iconique de la Trinité adorée par les Vieillards ne semble donc pas montrer la vision béatifique en acte mais en devenir ou sur un mode symbolique. Peter Klein a proposé de voir également dans cette figuration de la Trinité un reflet du commentaire d’Haymon d’Auxerre sur la vision de l’Anonyme (Ap 4, 8). L’exégète carolingien considère en effet qu’au Jugement dernier, le Père et le Saint-Esprit seront avec le Fils, mais demeureront invisibles98. Ainsi la Trinité de Saint-Denis permettrait-elle de matérialiser la présence des deux autres Personnes de la Trinité – invisible aux yeux des ressuscités – au moment du Jugement99. L’Agneau figuré à Saint-Denis entre les mains du Père est toutefois absent de la vision de l’Anonyme et surtout, comme je l’ai déjà fait observer, il laisse entendre que la théophanie trinitaire dont il fait partie appartient à un temps différent de celui du jugement. Sans doute ces objections n’interdisent-elles pas d’interpréter la Trinité comme une allusion à la présence du Père et du Saint-Esprit auprès du Juge. Je pense néanmoins que sa fonction principale est de matérialiser l’objet de la vision béatifique. Les Vieillards de l’Apocalypse Il faut alors se demander quel a pu être, dans cette perspective, le sens affecté aux Vieillards. Dans les commentaires, ils peuvent être interprétés comme des figures de l’Église, des douze apôtres et des douze prophètes, des assesseurs du Juge ou encore des saints100, mais dans l’iconographie le contexte ne permet généralement pas de déterminer si un sens précis leur a été attaché. Yves Christe et Peter Klein 96

Ibid., 966 C-D. Richard de Saint-Victor, in Apoc., II, 9 ; P.L. 196, 774 D. 98 Haymon, in Apoc., II, 4 ; P.L. 117, 1011 D-1012 A. 99 Klein, 1990, p. 338-339. 100 Christe, 1996, p. 47-49. Pour Bruno de Segni, in Apoc., II, 5 ; P.L. 165, 631 A, les Vieillards et les Vivants représentent les saints 97

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ont interprété la présence des Vieillards à Saint-Denis en se fondant sur les commentaires de l’Apocalypse. À l’époque carolingienne, les exégètes ont en effet commencé à assimiler ces vingt-quatre personnages aux assesseurs du Juge, identifiés comme étant les douze apôtres et douze prophètes101, et avant 1150 cette lecture a été réhabilitée par Richard de Saint-Victor102. Ces commentaires justifient certainement la présence des Vieillards à Mâcon car ils y trônent entre les apôtres et la résurrection103. À Autun, les Vieillards accompagnaient également un Jugement dernier mais sur un chapiteau et sur la première voussure – de laquelle ils ont disparu –, autrement dit en des lieux excentrés par rapport au Christ-Juge et aux apôtres. Il semble de surcroît qu’à la voussure, ils adoraient une figure sommitale de l’Agneau104. Dans une telle configuration, on pourrait hésiter à leur attribuer une fonction judiciaire105. À Saint-Denis en revanche, trois indices s’opposent clairement à cette interprétation. Pour commencer, les Vieillards s’inscrivent dans une vision spécifique de l’Apocalypse, dans une composition dotée d’une très grande autonomie. Deuxièmement, ils sont séparés de la phase centrale du Jugement dernier par la première voussure et les scènes presque aussi autonomes qui s’y déploient. Enfin la présence d’une troisième théophanie christique – l’Agneau divin – inscrite audessus des nuées des deux premières voussures semble situer cette

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Klein, 1990, p. 336-337. Christe, 1996, p. 47-49, a très clairement synthétisé les différents commentaires situant les visions d’Apocalypse 4 et 5, à la fin des temps et assimilant les Vieillards aux assesseurs du Juge, en référence à Matthieu 19, 28. Pour l’auteur, ce type de commentaire peut expliquer la présence des Vivants et des Vieillards dans certains Jugements derniers comme celui de Saint-Denis, cf. ibid., p. 42 et 47. 102 Klein, 1990, p. 338-339. Le passage invoqué par l’auteur concerne toutefois la vision de l’Anonyme, dans laquelle les Vieillards sont les assesseurs du Juge, et non celle de l’Agneau où ils sont simplement comparés à l’ensemble des juges de l’Église universelle, cf. Richard de Saint-Victor, in Apoc., II, 1 et 3 ; P.L. 196, 747 B et 757 C. Pour pouvoir transposer le premier passage aux Vieillards de Saint-Denis, il faudrait donc supposer que le commentaire d’Apocalypse 4 a été transposé à une figuration manifestement inspirée par le chapitre suivant. Pour Crosby, 1987, p. 182, les Vieillards s’inscrivent dans le cadre de la Parousie et non dans celui du Jugement dernier. 103 Christe, 1991, p. 330, considère que ces vingt-quatre personnages correspondent peutêtre aux Vieillards ou aux sedentes anonymes d’Apocalypse 20, 4, jouant ici le rôle d’assesseurs évoqué par les commentaires. 104 Maurice-Chabard, « L’église de pèlerinage, l’iconographie et la fonction liturgique de ses portails », dans Ullmann, 2011, p. 154-155. 105 J’ai soutenu que les Vieillards du chapiteau ont pu revêtir une dimension eucharistique et que ceux de la voussure ont pu se référer à une figure sommitale représentant l’Agneau (Angheben, 2013b). Pour Christe, 1999, p. 110-111, les Vieillards d’Autun sont les assesseurs du Juge.

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vision dans un temps distinct de celui du jugement, de la séparation et de l’accueil des élus106. Pamela Blum a pour sa part supposé une assimilation du thème des Vieillards à celui de l’arbre de Jessé. Les Vieillards de la quatrième voussure se tiennent en effet non pas sur des bandes de feuillages, comme les autres, mais à l’intérieur de rinceaux. Peut-être cette formule n’est-elle qu’un expédient permettant de figurer deux Vieillards en buste et de compléter ainsi le nombre considérable de vingt-quatre, mais il se pourrait également qu’elle se réfère à la généalogie du Christ107. On connaît l’importance accordée par Suger à ce thème auquel il a consacré un vitrail du chevet108. On sait également que l’arbre de Jessé a été développé ultérieurement sur les voussures d’une série très homogène de portails dédiés à la Vierge – Senlis, Mantes, Laon, Braine et Chartres – suivant une formule identique à celle de Saint-Denis : des figures inscrites dans des rinceaux sur toute la longueur de la voussure. Les traces d’une couronne sur l’une des têtes originales posent cependant quelques difficultés. Dans l’hypothèse d’une fusion du thème des Vieillards avec celui de l’arbre de Jessé, il faudrait supposer que seuls quelques Vieillards étaient couronnés de manière à pouvoir incarner de véritables souverains bibliques, comme David et Salomon, ou qu’au contraire ils portaient tous une couronne et que l’évocation des prophètes se serait alors située sur un plan symbolique ou allégorique109. L’hypothèse d’une fusion avec le thème de l’arbre de Jessé semble par ailleurs exclure une assimilation de la moitié des Vieillards aux douze apôtres, en contradiction avec une grande partie de l’exégèse110. 106 À Müstair, la figure christique située au-dessus du Christ-Juge est celle de la Parousie et évoque par conséquent le moment qui précède le Jugement. Cette interprétation a également été proposée pour la théophanie sommitale du retable du Vatican (Suckale, 2002, p. 38-39), mais à mon sens celle-ci pourrait également correspondre à la vision béatifique. 107 Blum, 1992, p. 61. L’interprétation des feuillages en relation avec l’arbre de Jessé a également été proposée par Christe, 1996, p. 138 ; et Wirth, 2008, p. 344. 108 Voir notamment Guerreau-Jalabert, 1996, p. 138-146. 109 Pour Christe, 1996, p. 137-138, l’assimilation des Vieillards aux prophètes et aux patriarches n’est pas assurée en raison des traces d’une couronne – identifiable à ses pierreries – conservées sur l’une des têtes originales. 110 Si l’on suppose au contraire que douze Vieillards représentent les apôtres, cela implique que ceux-ci ont été évoqués une première fois explicitement sur le tympan et une seconde fois allégoriquement sur les voussures. Dans cette hypothèse, on pourrait difficilement attribuer aux Vieillards un rôle d’assesseurs, même si ce contre-argument n’exclut pas totalement cette possibilité. L’assimilation de la moitié des Vieillards aux apôtres demeure

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L’assimilation des Vieillards aux ancêtres du Christ et aux apôtres demeure donc incertaine et ne contribue dès lors guère à la compréhension de leur rôle dans l’économie générale du programme. Trois indices permettent cependant de réduire le spectre des possibilités. Pour commencer, les Vieillards se tiennent sur des feuillages et non sur des nuées. Cette infériorité symbolique par rapport aux espaces sommitaux est particulièrement bien exprimée à la quatrième voussure où le passage d’une aire à l’autre est marqué par le jaillissement des nuées entourant la colombe derrière les extrémités supérieures des rinceaux (fig. 98). Les Vieillards s’inscrivent donc dans un espace apparemment identique ou comparable aux autres espaces comportant des feuillages : le ciel visible de la Parousie et le lieu du paradis d’attente. Si l’on situe l’adoration des Vieillards au moment de la Parousie ou dans l’éternité postparousiaque, la frontière symbolique qui les sépare des théophanies sommitales peut difficilement s’expliquer puisque tous les élus, et a fortiori les prophètes et les apôtres, sont destinés à voir Dieu face-à-face. L’inscription des Vieillards dans un cadre végétal suggère par conséquent un contexte antéparousiaque. Le deuxième indice iconographique permettant d’interpréter plus précisément la fonction des Vieillards découle de l’absence quasi totale de narrativité dans cette scène supposée figurer l’adoration de la Trinité selon Apocalypse 5 et 7. C’est d’autant plus remarquable que la scène établit une rupture brutale dans la succession des séquences narratives qui s’enchaînent sur les autres parties du portail : alors que le parcours des damnés et des élus se développe sans véritable solution de continuité depuis leur résurrection jusqu’à leur introduction dans leurs séjours définitifs respectifs, il s’interrompt ensuite pour laisser la place à des figures hiératiques. Les Vieillards constituent de surcroît une représentation symbolique ou allégorique d’une autre réalité (prophètes, rois, apôtres ?), imposant ainsi au lecteur une démarche interprétative. Ils semblent donc faire passer la figuration d’un registre que l’on pourrait qualifier de narratif et de réaliste – même si les figures divines ne correspondent pas à leur essence transcendante – au domaine de l’allégorie. Cette double rupture suggère donc une lecture atemporelle de l’adoration des Vieillards. Le troisième indice vient de ce que la Trinité n’est pas encore contemplée par les élus hissés au ciel par des anges. Cette distance renforce l’impression que la théophanie trinitaire n’est pas inscrite cependant conjecturale et ne saurait par conséquent être exploitée utilement pour l’interprétation générale du programme.

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dans un temps déterminé. On ne saurait en revanche l’envisager sans relation avec le Jugement dernier car les Vieillards de la deuxième voussure se tiennent sous les anges thuriféraires qui participent activement à l’accueil des élus. Je pense par conséquent que cette composition constitue une théophanie atemporelle se perpétuant au-delà du Jugement final, représentant l’adoration de la Trinité par l’Église céleste d’abord et par l’Église unifiée ensuite. Quelle que fût la signification attibuée aux Vieillards en tant que personnes – prophètes, rois ou apôtres –, il me semble en effet que, collégialement, ils ont dû être envisagés de manière très générale comme une image de l’Église. Et comme celleci s’inscrit en un lieu inférieur à celui de la théophanie trinitaire, elle se situerait dans le temps présent, tout en annonçant la gloire de l’Église postparousiaque et la vision béatifique dont jouiront les élus, même si la distance établie par les feuillages et les nuées ne convient guère à l’évocation d’une contemplation eschatologique supposée exempte de tout obstacle. Cette image ecclésiologique correspondrait donc à la fois aux temps présents, à celui du jugement et à l’éternité postparousiaque. Dans l’optique du double jugement, on retiendra surtout que cette composition marginalise doublement l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham en les séparant de la Trinité à la fois par les nuées et par la deuxième théophanie. Si, comme je le pense, la vision trinitaire est bien la récompense suprême promise aux élus, cet éloignement conforte alors l’identification de ces lieux de l’au-delà au paradis d’attente. L’œuvre de Hugues de Saint-Victor et le Jugement dernier de Saint-Denis Avant de clore ce chapitre, il convient de s’interroger sur les relations pouvant exister entre l’œuvre de Hugues de Saint-Victor et le Jugement dernier de Saint-Denis, et en particulier la représentation du paradis d’attente. Une parfaite connaissance de son œuvre a permis à Patrice Sicard d’affirmer que le Victorin ne confond jamais le ciel et le paradis : il réserve à l’Éden le terme paradisus tandis que, pour désigner le ciel, il utilise le plus souvent le mot celum111. Cette distinction est particulièrement bien exprimée dans sa cosmologie, une conception du monde dans laquelle le nombre de loca peut osciller entre trois et cinq selon les préoccupations de l’auteur. Dans le De 111

P. Sicard, 1993, p. 265.

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sacramentis christiane fidei, les cinq loca sont, de bas en haut : l’enfer, le feu purgatoire, le monde, le paradis et le ciel. Dans ce contexte, le paradis est assimilé non plus à l’Éden mais à un séjour destiné aux moyennement bons, tandis que le ciel est réservé à ceux qui sont tout à fait bons112. Le paradis apparaît ainsi comme un lieu intermédiaire, sans doute un paradis d’attente. Mais au moment d’évoquer le sort des âmes après la mort, il ne revient pas sur la fonction de ce lieu : il suppose dans un premier temps que les justes conservant quelques fautes sont détenus dans certaines demeures, de sorte qu’ils n’accèdent pas directement aux joies du ciel113. Plus loin, il reprend les propos développés par Augustin dans son Enchiridion : entre la mort et la résurrection, les âmes sont retenues dans des secrets dépôts où elles reçoivent repos ou tourments114. Et il ajoute que ces réceptacles sont cachés pour que l’homme ne puisse pas déterminer ce qu’il ne doit pas savoir. Dans ces deux passages, Hugues n’établit donc aucun rapprochement entre ces demeures et le paradis. On doit observer par ailleurs que Hugues distingue parfaitement le statut des âmes séparées de celui des ressuscités et qu’il ne destine pas ces derniers au paradis. Ainsi dans son De archa Noe, il assimile aux cinq niveaux de l’arche cinq statuts : le quatrième est celui des âmes dépouillées de leur corps et le cinquième celui de ceux qui ressusciteront en âme et en corps115. Dans le Libellus, il situe le paradis terrestre dans la partie supérieure de son diagramme et l’enfer à l’opposé. Dans la version longue de cet ouvrage, la partie inférieure est occupée plus précisément par la résurrection finale flanquée à droite des élus et à gauche des damnés et de l’enfer116. Il n’y a donc aucune relation entre le paradis terrestre et la destination des élus à la fin des temps. L’œuvre de Hugues de Saint-Victor est donc parfaitement compatible avec l’interprétation des lieux paradisiaques de Saint-Denis en termes de paradis d’attente. Comme chez Augustin, la dilation est imposée à ceux qui ne sont pas tout à fait justes. Leur séjour temporaire demeure caché et par conséquent mal défini, mais il ne se 112

Hugues de Saint-Victor, De sacramentis dialogus ; P.L. 176, 28 C ; et De sacramentis, I, 8, 2 ; P.L. 176, 306 C-D. Voir également P. Sicard, 1993, p. 78. 113 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 4 ; P.L. 176, 587 B. La citation a été mentionnée par Deferrari, 1951, p. 441 ; et Le Goff, 1981, p. 196. 114 Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, II, 16, 5 ; P.L. 176, 589 A-B. L’auteur, qui mentionne directement sa source, maintient les doutes et les interrogations d’Augustin (Augustin, Enchiridion, 109 ; B.A. 9, p. 302-303). Voir à ce sujet Le Goff, 1981, p. 106. 115 Hugues de Saint-Victor, De archa Noe, I, V, 96-99 ; CCCM 176, p. 27. 116 Hugues de Saint-Victor, Libellus de formatione arche, XI, 10-16 ; CCCM 176, p. 157. Voir à ce sujet P. Sicard, 1993, p. 77 et 265-266.

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confond pas avec l’Éden ni avec le royaume des cieux car les justes n’accéderont aux joies célestes qu’au Jugement dernier. Voyons à présent si ces analogies s’étendent aux autres parties du portail. Le plus long développement du Victorin sur le Jugement dernier se trouve dans le deuxième livre de son De sacramentis, aux chapitres dix-sept et dix-huit. Sur les vingt-et-une colonnes de l’édition de la Patrologie latine, deux concernent l’Antéchrist (17, 1-6) et une et demie la distinction entre le Christ-Juge et celui de la vision face-à-face (17, 7). Il consacre ensuite six colonnes et demie, autrement dit un tiers de son discours, à la résurrection et à la nature des corps ressuscités (17, 11-21), un peu plus d’une colonne au jugement présent (17, 24-27), trois colonnes aux damnés et aux relations qu’ils entretiendront avec les élus (18, 2-15) et cinq colonnes à la vision divine et au sort des élus (18, 16-22). Les correspondances avec le portail concernent la distinction entre le Juge et le Christ de la vision béatifique, l’insistance sur la résurrection à laquelle a été réservé tout un registre, cette sorte de retour en arrière dédié aux âmes séparées après la résurrection et l’importance accordée à la vision divine. Sont en revanche absents du programme l’Antéchrist et le feu purgatoire longuement évoqué par le Victorin. D’un autre côté, Hugues de SaintVictor ne s’est pas intéressé à l’ostension des arma Christi, aux apôtres, à la Vierge, à la parabole des dix vierges et aux Vieillards figurés sur le portail. On notera au demeurant que l’importance accordée à la résurrection des morts a pu être suscitée par la tradition iconographique bourguignonne ou, comme l’a suggéré Peter Klein, par la fonction de nécropole royale remplie par l’église abbatiale117. C’est d’autant plus vraisemblable que dans sa biographie de Louis VI, Suger affirme qu’il a fait déposer le corps du roi en un lieu situé plus près de l’autel des martyrs où il attend la résurrection finale en bénéficiant du secours de ces saints. Il souhaite ensuite que l’âme (!) du roi soit ressuscitée par le Rédempteur, grâce à l’intercession de ces saints martyrs118. Les nombreuses analogies mentionnées depuis le début de ce chapitre, à commencer par celle qui concerne l’ostension des sentences d’élection et de damnation, laissent en définitive supposer une interaction entre l’enseignement du Victorin et le programme du portail. 117

Klein, 1990, p. 339-341. L’auteur rappelle à ce sujet l’hypothèse d’Otto Karl Werckmeister pour lequel la résurrection du Jugement dernier d’Autun se réfère au cimetière situé devant le portail. 118 Suger, Vie de Louis VI le Gros ; éd. Waquet, p. 284-287.

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Mais d’un autre côté, les différences sont trop nombreuses pour postuler une influence directe ou une participation active du théologien. Je me limiterai donc à constater que le programme du portail est compatible avec sa pensée. Synthèse La composition foncièrement novatrice du portail de Saint-Denis, dans laquelle la narration passe du tympan aux voussures, a été dotée d’une signification également nouvelle prenant en considération le sort des âmes séparées avant et pendant le Jugement dernier, sans pour autant montrer le premier jugement. Dans la scène de résurrection, on a discriminé les élus des damnés ou des pécheurs devant encore subir l’épreuve du jugement. Si l’on considère que les ressuscités empreints d’inquiétude sont des damnés, on doit en déduire qu’ils sont ensuite simplement refoulés par des anges et entraînés en enfer par des démons dans un mouvement de chute ou du moins descendant dont la trajectoire devient progressivement verticale en raison de la forme de la voussure, ce qui convient idéalement à la localisation de ce lieu de supplices. Je pense toutefois que ces ressuscités sont de simples pécheurs, ce qui signifie que certains parmi eux sont jugés favorablement par le Christ, séparés ensuite des damnés et finalement emmenés au ciel par des anges. Quant aux ressuscités situés à dextre, ils sont confiants dans leur sort car leur âme réside déjà dans le paradis d’attente figuré par deux thèmes topographiquement séparés, probablement en raison de la contrainte du cadre : l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham. Dans ce séjour temporaire, ils ne peuvent pas encore contempler Dieu faceà-face, mais la première voussure montre qu’à la fin des temps des anges psychophores les prendront en charge et les soulèveront jusqu’au ciel où ils pourront jouir de la vision béatifique. La présence de la Trinité au sommet de la composition indique enfin que cette vision englobe également le Père et le Saint-Esprit. La contemplation de cette divinité trine par les élus n’a pas été figurée explicitement, mais elle a sans doute été évoquée allégoriquement par les Vieillards de l’Apocalypse. Si le programme se concentre sur les événements de la fin des temps, il réserve donc une place considérable aux conséquences du premier jugement.

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B. LES PORTAILS AFFILIÉS À SAINT-DENIS

Le type de portail créé à Saint-Denis, communément qualifié de portail royal, s’est très largement diffusé autour de la capitale du royaume durant une trentaine d’années, mais sur le plan de l’iconographie c’est le modèle chartrain – la Maiestas Domini entourée des Vieillards – qui s’est imposé. La perception de cette réalité est toutefois brouillée par l’état de conservation déplorable des quatre portails affiliés à celui de Saint-Denis : ils ont tous subi de graves mutilations à la Révolution, en particulier celui Corbeil dont il ne subsiste que quelques fragments, et les portails de Laon et d’Ivry-la-Bataille ont de surcroît fait l’objet de remaniements. En dépit des difficultés de lecture découlant de leur état de conservation, l’analyse permet de montrer que trois d’entre eux – Saint-Ayoul de Provins, Notre-Dame d’Ivry-la-Bataille et Notre-Dame de Corbeil – ont maintenu la signification première du séjour paradisiaque tout en l’inscrivant dans une composition originale. Le programme du portail de Laon n’a en revanche pas intégré ce séjour de l’au-delà et semble avoir transformé le sein d’Abraham en un séjour définitif. Cette analyse contribuera corollairement à montrer que si le rayonnement iconographique de Saint-Denis n’est pas aussi important que celui de Chartres, il n’est nullement négligeable. Elle permettra surtout de mieux comprendre l’évolution du Jugement dernier entre la création du portail de Saint-Denis et les grandes réalisations dites « classiques » des années 1200-1210, d’autant que l’iconographie de ces portails n’a jamais fait l’objet d’études approfondies et demeure généralement méconnue. Ces portails seront abordés en partant du mieux conservé pour terminer par le plus mutilé : Laon, Provins, Ivryla-Bataille et Corbeil.

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1. LAON Le contexte Dans la mesure où le portail méridional de la façade occidentale de la cathédrale de Laon ne comporte pas de représentation du paradis d’attente et que le sein d’Abraham a manifestement perdu son sens premier, il sera examiné plus succinctement. Ce portail est composé d’un noyau de sculptures situé autour de 1160, voire avant 1150 comme l’a récemment soutenu Ilona Kasarska, auquel ont été ajoutés un linteau et les deux voussures extérieures dans les années 1190-1200 (fig. 100)119. Les destructions perpétrées à la Révolution se sont le plus souvent limitées aux têtes et peuvent être globalement identifiées grâce à une photo ancienne (fig. 101), aux moulages du second linteau et d’une partie du tympan conservés au Musée des Monuments français et surtout à l’inventaire exhaustif dressé par Ilona Kasarska120. Sur le plan intellectuel, la cathédrale de Laon s’est illustrée par son école profondément marquée par la personnalité d’Anselme de Laon (mort en 1117)121. Au moment où l’on a commencé à travailler au portail du Jugement dernier, cette école connaissait toutefois un net déclin au profit des écoles parisiennes. Et si le promoteur du nouveau chantier, Gautier de Mortagne, était l’un des théologiens les plus célèbres de son temps, auteur de cinq traités, son épiscopat est postérieur à la création du noyau du portail (1155-1174)122. C’est pourquoi je limiterai les comparaisons à l’œuvre d’Anselme, en dépit du décalage chronologique qui la sépare du portail123. 119 Broche, 1926, p. 74 (vers 1160 pour le portail sud ; premier quart du XIIIe siècle pour les autres) ; Lambert, 1937, p. 85 (1160-1165 ; 1180-1205) ; Lapeyre, 1960, p. 268 (fin du deuxième tiers du XIIe siècle ; fin XIIe) ; Sauerländer, 1972, p. 107-109 (vers 1160 ; entre 1195 et 1205) ; de Massary, 1995, p. 283 (vers 1160 ; vers 1200) ; Saint-Denis, 2002, p. 221 (années 1150 ; fin du XIIe) ; et 47-48 et 161-165 (1140-1150 ; vers 1190). Pour Lambert, 1937, p. 85-86, le portail appartient à un premier projet de façade dans lequel il devait probablement figurer au centre. Pour de Massary, 1995, p. 283 ; et Kasarska, 2008, p. 47 et 171-174, le portail est un remploi provenant de l’église précédente. 120 Pour la question des restaurations, voir Saint-Denis, 2002, p. 221-222 ; et Kasarska, 2008, p. 130-133 et 127. De Massary, 1995, fig. 318, a publié un schéma indiquant les parties restaurées, mais celui-ci n’offre pas toujours la précision nécessaire à l’authentification de certains détails essentiels à la bonne compréhension de l’iconographie. 121 Lottin, 1959, p. 9. 122 Pour l’œuvre de Gautier de Mortagne, voir notamment Landgraf, 1973, p. 102. Pour Kasarska, 2008, p. 106-118, le concepteur du programme des fenêtres de la façade occidentale serait Gautier de Mortagne, et il se serait inspiré de l’œuvre de Hugues de SaintVictor. 123 On a conservé et publié les ordinaires de Laon, cf. Chevalier, 1897, mais ils ne contribuent guère à la compréhension du portail du Jugement dernier.

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fig. 100. Laon, cathédrale, portail sud de la façade occidentale, tympan et voussures, le Jugement dernier.

fig. 101. Laon, cathédrale, portail sud de la façade occidentale, le Jugement dernier, photo M.H. 193533.

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Fig. 102. Laon, cathédrale, portail sud de la façade occidentale, le tribunal divin et la résurrection des morts.

fig. 103. Laon, cathédrale, portail sud de la façade occidentale, la séparation des damnés et des élus, moulage du linteau (Musée des Monuments français).

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Description Le premier programme iconographique a été développé sur le petit linteau, le tympan et les deux premières voussures (fig. 100). Le Christ-Juge occupe toute la hauteur du tympan et du linteau (fig. 102). Il est flanqué de la Vierge et de onze apôtres, trois à dextre, audelà de la figure de Marie, quatre à senestre et les quatre derniers sur le deuxième registre de chacune des deux voussures. Quatre anges sortent des nuées bordant la partie supérieure du portail, probablement pour exhiber les instruments de la Passion, même s’il n’en restait plus de traces après mutilation124. La résurrection des morts occupe toute la largeur du linteau et se prolonge sur les deux voussures, au même titre que le collège apostolique, tandis que les anges buccinateurs figurent sur le troisième registre des voussures. Enfin, les deux registres supérieurs accueillent le sein d’Abraham entouré de sept anges psychophores ou plutôt de type psychophore puisque, comme on va le voir, ce sont des corps ressuscités qu’ils transportent et non des âmes. Le linteau ajouté au premier à la fin du XIIe siècle a été consacré à une séparation dans laquelle un ange probablement armé d’une épée repousse les damnés vers la senestre où les attend un diable, tandis que les élus sont accueillis par un deuxième ange déroulant un phylactère (fig. 103)125. Sur la troisième voussure, un ange tend dans chaque main une couronne126 dans la direction de huit personnages trônant portant tantôt une palme, tantôt une fleur127. Sur la quatrième voussure se succèdent dix personnages trônant dont certains portaient une couronne128. Quant à la dernière voussure, elle a été consacrée à une représentation de la parabole des dix vierges centrée sur la figure du Christ inscrite entre deux édifices, dont les portes sont respectivement ouverte et fermée, et exhibant un livre ouvert (fig. 104).

124 On a généralement considéré que ces anges exhibaient effectivement les arma Christi, cf. Broche, 1912, p. 190 ; Sauerländer, 1972, p. 107 ; Christe, 1999, p. 220 ; et SaintDenis, 2002, p. 222. 125 On peut supposer que l’ange brandissait une épée, même s’il n’en subsiste pas de trace sur le moulage, cf. Kasarska, 2008, p. 48. 126 Les couronnes ont été refaites mais elles semblent correspondre à l’iconographie primitive, cf. Kasarska, 2008, p. 49. 127 Kasarska, 2008, catalogue, p. 93 et 99. 128 Le restaurateur ayant donné une couronne à chacun des dix, on peut supposer qu’il s’est fondé sur des vestiges peu visibles sur la photo.

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fig. 104. Laon, cathédrale, portail sud de la façade occidentale, Christ accueillant les vierges sages.

La tradition iconographique La composition du tympan et du linteau reprend globalement celle de Saint-Denis : trois registres traversés par la figure du ChristJuge et sur lesquels se superposent les ressuscités, les assesseurs et les anges aux signa129. Parmi les différences séparant les deux œuvres, il faut mentionner le déplacement de la croix parousiaque sur le côté, à la gauche du Christ, où elle a reçu des dimensions considérablement réduites130. Ce choix semble avoir été assumé par le concepteur qui a exploité l’espace ainsi libéré pour y développer une mandorle englobant la partie supérieure de la figure divine. Il faut surtout relever l’abandon de la parabole des dix vierges et de l’ange à l’épée d’une part et le prolongement des deux premiers registres de la composition centrale dans les voussures d’autre part. Manifestement, ces deux 129

Cette filiation a été relevée par Lapeyre, 1960, p. 268 ; Baschet, 1993, p. 164 ; de Massary, 1995, p. 283 ; et Kasarska, 2008, p. 43-44. 130 À mon sens, l’authenticité de la croix parousiaque n’est pas assurée puisqu’elle a été entièrement refaite et que je n’ai pu en observer aucun vestige sur la photo antérieure à la restauration et in situ.

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écarts par rapport au modèle ont été conditionnés par l’exiguïté de la surface disponible. Il semble en tout cas que le concepteur du deuxième programme ait été conscient de ces lacunes puisqu’il a ajouté la parabole et l’ange à l’épée respectivement sur la dernière voussure et sur le second linteau. Dans la perspective du double jugement, les différences concernant les deux premiers registres sont lourdes de conséquences puisqu’elles ont entraîné le déplacement des anges buccinateurs au troisième registre, où ils sont séparés des morts qu’ils réveillent par l’assemblée des assesseurs, et surtout la suppression de la séparation, de l’enfer, de l’édifice paradisiaque et de la théophanie sommitale. Il en résulte que le sort des damnés n’est pas évoqué et que le parcours ascendant des élus portés par des anges ne commence qu’au quatrième registre et semble s’achever presque aussitôt dans le sein d’Abraham. Les ajouts issus du deuxième programme ne dépendent pour ainsi dire plus de Saint-Denis, la scène de séparation étant de surcroît foncièrement novatrice. Il est possible qu’elle pallie l’absence de séparation sur les voussures et que l’ange guerrier joue un rôle comparable à celui de Saint-Denis. C’est néanmoins la première fois semble-t-il que se déploie sur la surface d’un linteau une composition symétrique dans laquelle deux cortèges divergent au départ d’un ange guerrier. Dans les Jugements derniers antérieurs à 1200, il existe bien quelques exemples de séparation faisant intervenir un ange armé d’une épée – Mâcon, Autun, Conques, Psautier de Karlsruhe – ou d’une lance – Burgfelden –, mais aucun ne présente les caractéristiques du linteau laonnois. Quant aux cortèges divergents du portail de Saint-Trophime d’Arles, ils s’inscrivent sur les frises flanquant le portail et non sur son linteau. Quand on considère le succès remporté par la formule laonnoise sur les portails gothiques du XIIIe siècle, on ne peut qu’être frappé par cette innovation présumée131. Les troisième et quatrième voussures semblent également annoncer une formule très largement répandue au XIIIe siècle : des saints trônant inscrits dans un contexte spatial céleste. En revanche, la dernière voussure adopte presque littéralement une composition devenue « canonique » sur les portails du groupe dit d’Aulnay132. 131 Voir à ce sujet Baschet, 1993, p. 164. L’antériorité du grand linteau de Laon par rapport aux Jugements derniers de Chartres et de Paris incite en tout cas à supposer une influence du premier sur les seconds. 132 C’est également l’opinion de Kasarska, 2008, p. 49.

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La structure Comme à Saint-Denis, les thèmes déployés sur le linteau et le tympan, et se prolongeant ici sur les trois premiers registres des voussures, correspondent uniquement à la Seconde Parousie : le Christ-Juge accompagné des anges aux signa et de ses assesseurs préside à la résurrection des morts. Cette lecture est renforcée par la comparaison avec les deux autres visions eschatologiques de la façade de la cathédrale. De la rose occidentale, il ne subsiste que quelques fragments parmi lesquels plusieurs vestiges des ressuscités. Si fig. 105. Laon, cathédrale, fenêtre sud l’on admet que le restaurateur a de la façade occidentale, la Parousie et respecté le programme initial, le Jugement dernier. on doit en déduire que celui-ci se limitait à la Parousie : ChristJuge, apôtres, saints, anges aux signa, anges buccinateurs et ressuscités133. La deuxième vision eschatologique figure à la fenêtre méridionale, exécutée probablement au même moment que les portails134, où le cycle de la Création déployé sur la voussure s’achève par une Parousie suivie du Jugement dernier (fig. 105)135. Bien que ces deux scènes soient extrêmement comprimées, la première reprend les composantes principales des trois premiers registres du portail, le Christ de la Parousie étant flanqué de deux anges thuriféraires et de deux ressuscités sortant de leur sarcophage. Quant à la deuxième, elle montre le Christ couronné portant sur ses genoux deux élus sur le point d’être couronnés par deux anges en vol. Cette décomposition du drame 133

Perrot, 1995, p. 344-345, ne se prononce pas sur ce sujet. Sauerländer, 1972, p. 107, a simplement signalé que le cycle des sculptures du portail s’étendait aux fenêtres, sans en préciser la datation. De Massary, 1995, p. 284, situe ces sculptures à la fin du XIIe siècle. 135 Mâle, 1948, p. 76  ; Christe, 1999, p. 329-341  ; Saint-Denis, 2002, p. 223-224  ; et Kasarska, 2008, p. 99-103. 134

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eschatologique en deux épisodes est suffisamment rare pour qu’on lui accorde une attention accrue136. Elle montre en effet que la résurrection des morts en présence du tribunal divin peut constituer une première étape autonome du processus judiciaire137. Et comme il est peu probable que la signification de ces composantes ait changé d’une génération à l’autre, on peut considérer que l’iconographie de la fenêtre corrobore l’interprétation de la partie centrale du portail en termes de Seconde Parousie. La Parousie et plus particulièrement la résurrection des morts ne sont toutefois pas prolongées par la séparation des élus et des damnés, et le sort de ces derniers n’a pas été représenté, le programme ne prenant en considération que le sort des élus transportés au ciel par une cohorte inhabituelle de sept anges de type psychophore. Les élus ne partent de surcroît plus du paradis d’attente, figuré sous la forme d’une église ou d’une cité fortifiée, et surtout ils semblent destinés au sein d’Abraham hissé au sommet de la deuxième voussure, sur le claveau situé à la droite du Christ. De toute évidence, on a conféré au sein d’Abraham le statut d’un paradis définitif. Le deuxième programme suggère cependant une transcendance accrue de ce séjour définitif en introduisant dans la composition la salle des noces, une théophanie sommitale et des saints recevant une récompense céleste au-dessus du sein d’Abraham. Bien que le premier programme n’ait pas intégré la figuration du paradis d’attente manifestement présente dans le modèle dionysien, il convient d’en examiner les composantes afin de préciser les modalités de cette mutation sémantique. Nuées et feuillages Comme à Saint-Denis, les nuées et les feuillages définissent des espaces terrestres et célestes pour la plupart cohérents. Les nuées ont été disposées au sommet du tympan et sous les pieds d’un ou deux anges buccinateurs et des sept anges de type psychophore. Et dans les voussures ajoutées, elles apparaissent sous tous les socles à partir du deuxième registre. Il en résulte qu’au sommet des voussures, seule la figure d’Abraham est dépourvue de nuées, ses pieds reposant sur un socle parallélépipédique comparable à celui des apôtres. 136 Parmi les autres exemples assurés, il faut citer les peintures de Müstair et l’ambon de Klosterneubourg. 137 Pour la définition de la Parousie, voir notamment Skubiszewski, 1994, même si certaines hypothèses de l’auteur peuvent être remises en question.

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La disparition des nuées sous les pieds d’Abraham est difficilement explicable. Trois possibilités au moins peuvent néanmoins être envisagées. Soit ce socle quadrangulaire est destiné à accompagner tout personnage siégeant – comme le suggèrent les figures du Christ, de la Vierge et des apôtres – quelle que soit sa localisation138  ; soit il marque le passage d’un espace céleste à un lieu transcendant, ce qui me paraît peu vraisemblable dans la mesure où le modèle dionysien a marqué ce passage par le franchissement d’une nuée ; soit enfin le claveau ne se trouve pas à son emplacement d’origine, il faudra y revenir. Le tribunal divin Le Christ-Juge a découvert son flanc droit pour montrer aux ressuscités la plaie du côté et figure dans une mandorle dont la partie inférieure disparaît derrière le trône, alors qu’à Saint-Denis la gloire n’englobait que la partie inférieure du Juge. Un tel déplacement vers le haut de cet indicateur théophanique a peut-être visé à accroître la dimension divine du Juge en la rattachant plus particulièrement à la partie supérieure de son corps et en atténuant la référence à la Passion. La résurrection des morts Comme à Saint-Denis, les ressuscités ont payé un lourd tribut au vandalisme révolutionnaire. Il subsiste par chance suffisamment de vestiges pour s’en faire une idée relativement exacte. Plusieurs indices suggèrent avec force que tous les ressuscités sont des élus, comme à Mâcon et à Conques. D’une part, la plupart regardaient dans la direction du Christ, les autres se retournant vers leurs camarades pour les aider à soulever le couvercle de leur sarcophage. D’autre part, aucun d’entre eux n’exprime ouvertement des sentiments de souffrance ou de douleur, à l’inverse des ressuscités de Saint-Denis situés à la gauche du Christ. La seule attitude pouvant être interprétée dans ce sens est celle du personnage située à gauche – entre les sarcophages n° 4 et 5 – assis sur les deux rebords attenants, les mains posées sur les chevilles (fig. 106). Les mutilations n’autorisent cependant aucune certitude au sujet de son statut.

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On remarquera toutefois qu’à Saint-Ayoul de Provins, le sein d’Abraham figure sur une nuée, ce qui montre que la disposition de Saint-Denis et de Laon n’était pas inévitable.

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fig. 106. Laon, cathédrale, portail sud de la façade occidentale, la résurrection des morts (détail).

Cette configuration s’accorde idéalement à la suite du déroulement narratif : les ressuscités ne sont pas soumis à l’épreuve de la séparation par un ange armé ou muni d’une balance, aucun diable ne vient les effrayer ou les faire douter de leur sort, et la destinée des damnés a été totalement occultée au profit des seuls élus. Enfin, le Juge laonnois se présente, à l’inverse de son homologue dionysien, davantage dans sa divinité glorieuse que dans son humanité souffrante, ce qui convient préférentiellement aux élus. La première version laonnaise du Jugement dernier ne concernerait donc manifestement que des hommes et des femmes déjà justifiés à l’issue du premier jugement, ressuscitant à l’appel des trompettes et élevés au ciel par des anges de type psychophore. Cette lecture concorde bien avec les idées d’Anselme de Laon pour lequel le Jugement dernier ne sert qu’à manifester ouvertement le jugement divin opéré sur les bons et les mauvais mais qui, jusque là, était demeuré caché aux yeux des hommes139. Une telle concordance ne suffit toutefois pas à 139

Anselme de Laon, Sentences du « Liber Pancrisis », 92 ; éd. Lottin, 1959, p. 79. Anselme considère par ailleurs que l’Église a déjà jugé certains hommes qui ne devront dès lors pas

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postuler une influence du grand théologien de la génération précédente sur le programme du portail. Les anges de type psychophore Tandis que les anges buccinateurs se rattachent à la scène terrestre de la résurrection, les sept anges de type psychophore, dont les attitudes reproduisent celles de leurs homologues dionysiens, emportent les élus au ciel (fig. 107). Deux d’entre eux tiennent une petite figure nue dans le repli de leur manteau, devant la poitrine (type I), un autre ange maintient deux élus au niveau de la taille (type II), tandis que les quatre derniers hissent leur protégé au niveau de leur visage (type III). À Saint-Denis, ces trois schémas iconographiques ont été affectés respectivement aux anges figurant au sommet de l’édifice paradisiaque – avec quelques différences néanmoins –, à l’ange de type psychophore du deuxième registre et aux deux anges présentant les élus à la théophanie sommitale. Alors que dans ce contexte le passage des deux premières attitudes à la troisième correspondait à l’accélération de la dynamique ascensionnelle, à Laon les trois types ont été mélangés. Les quatre anges de type III ont toutefois été disposés symétriquement, de part et d’autre de l’axe du portail. Les deux anges situés au sommet de la première voussure se tournent de surcroît vers le haut, dans la direction du sein d’Abraham et suggèrent ainsi avec force que leurs protégés sont destinés à ce lieu de l’au-delà140. D’autant que ce mouvement ascendant est très clairement exprimé par la flexion des jambes, particulièrement accusée à gauche. Plusieurs élus ayant été parfaitement conservés, on peut être certain qu’ils sont nus et de très petite taille. Comme à Saint-Denis, l’apparence d’âmes séparées affectée aux élus ressuscités a probablement été imposée par les deux thèmes sommitaux pour lesquels une taille adulte pouvait difficilement être envisagée : les anges de type psychophore et le sein d’Abraham.

être jugés à la fin des temps : les uns ont été excommuniés tandis que les autres, comme saint Martin ou les apôtres, ont au contraire été jugés bons et jugeront avec le Seigneur. 140 C’est l’opinion de Christe, 1999 p. 220.

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fig. 107. Laon, cathédrale, portail sud de la façade occidentale, trois anges de type psychophore et le sein d’Abraham.

Le sein d’Abraham Les élus blottis dans le manteau du patriarche ont été relativement bien conservés (fig. 107). Celui de gauche, dont la tête a subsisté, est particulièrement intrigant car il est couché, il joint les mains (refaites) et surtout il regarde vers le haut, au-delà du visage d’Abraham. Celui de droite adopte une attitude analogue mais il était peut-être moins penché, comme le suggère la tête refaite au XIXe siècle. Enfin les deux élus figurés au centre s’étreignent énergiquement. Le sein du patriarche étant l’unique lieu paradisiaque représenté, il semble évident qu’il a été conçu comme le séjour définitif des élus. D’autant qu’il occupe la position la plus éminente – le dernier registre de la dernière voussure, à la droite du Christ – et que les anges de type psychophore tendent les élus dans sa direction. Il serait alors le premier à avoir subi cette mutation sémantique radicale qui a transformé ce séjour temporaire en paradis définitif. C’est pourquoi il importe d’accorder une attention accrue aux indices contredisant cette lecture. Pour commencer, le sein d’Abraham n’occupe pas une position parfaitement centrale et ne jouit dès lors pas de la prééminence et de la visibilité affectées à la théophanie sommitale du portail de Saint-

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Denis, si bien que le regard doit scruter attentivement les voussures avant de découvrir la destination des élus. D’autre part, les pieds du patriarche ne reposent pas sur des nuées, ce qui ne convient guère à un lieu céleste situé au-dessus des espaces occupés par les anges buccinateurs et de type psychophore. Les deux anges de type III situés au sommet de la première voussure tournent le dos au sol. Enfin, l’un des élus recueillis dans le manteau du patriarche semble regarder un point situé au-dessus de son protecteur, comme s’il était appelé à poursuivre son parcours ascendant. On pourrait donc supposer que le sein d’Abraham n’est pas la destination finale des élus. Dans cette perspective, deux hypothèses au moins peuvent être envisagées. La première est que le portail n’aurait pas été monté tel qu’on l’avait initialement prévu, ce qui pourrait expliquer également l’éloignement d’un ange de type III par rapport au sein d’Abraham. Dans cette même perspective, on pourrait également supposer que le sein d’Abraham devait figurer plus bas, à un endroit où l’absence de nuée aurait été mieux adaptée. La deuxième hypothèse est que le paradis définitif aurait été situé au-delà du sein d’Abraham, sans pour autant avoir été représenté. À moins que le ou les blocs de pierre figurant ce thème n’aient été perdus ou écartés lors de l’assemblage des éléments anciens et nouveaux du portail. En dépit de leur bien-fondé, ces deux hypothèses demeurent à mon sens plus fragiles que l’interprétation du sein d’Abraham en termes de paradis définitif. C’est donc la lecture que je retiendrai, en conservant une légère réserve à son sujet141. Il me paraît en revanche assuré que le deuxième programme a fait perdre au sein d’Abraham son statut de destination unique et ultime des élus. Synthèse Dans sa première version, le portail de Laon était consacré principalement à la Seconde Parousie déployée entre terre et ciel : le ChristJuge, la Vierge médiatrice, les assesseurs, les anges aux signa, les anges buccinateurs et la résurrection des morts. Il est probable que tous les ressuscités ou presque ont été considérés comme des élus, ce qui signifierait qu’à défaut d’être représenté, le premier jugement a été pris en considération. La suite du processus judiciaire ne concerne en tout cas que les élus élevés au ciel par sept anges de type psycho141

Kasarska, 2008, p. 47, considère également que le sein d’Abraham incarne le séjour définitif des élus.

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phore. Leur destination est certainement le sein d’Abraham, transformé pour la première fois dans un Jugement dernier en un paradis définitif, même si plusieurs indices contredisent une telle lecture. Dans sa version définitive, le portail a intégré une scène de séparation – avec des composantes infernales absentes de la première version – et une vision céleste considérablement élargie  : des saints martyrs couronnés par un ange, des saints rois, les vierges sages, la Cité céleste et une théophanie sommitale142. Cette multiplication des thèmes célestes a engendré une marginalisation du sein d’Abraham et une minoration de son rôle : si ce thème n’a probablement pas changé de signification, il a cessé d’être la seule destination des élus et leur unique récompense. Les voussures supérieures et la fenêtre méridionale montrent en effet que ces récompenses résident dans un face-à-face avec Dieu et peut-être dans les couronnes distribuées par les anges. L’iconographie de la fenêtre – globalement contemporaine des voussures – affirme encore plus clairement que la destination ultime des élus réside dans le sein du Christ bien plus que dans celui d’Abraham.

142 Les vierges folles constituent cependant une exception notable dans ce contexte paradisiaque.

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2. SAINT-AYOUL DE PROVINS Le contexte Le portail central de la façade occidentale de l’ancien prieuré de Saint-Ayoul appartient à un ensemble de trois portails, peut-être abrité initialement par un porche143. Le début des travaux a généralement été situé après l’incendie de 1157 dont les destructions ont contraint les moines à rechercher des subsides144. Sur le plan stylistique et, comme on va le voir, sur celui de l’iconographie, le portail central dépend très étroitement de Chartres, ce qui concorde parfaitement avec cette datation. En 1792, on a supprimé le trumeau et ouvert un arc à travers le linteau et le registre inférieur du tympan. En 1986 enfin, Georges Jeanclos a inséré dans les lacunes des sculptures de bronze et remplacé le Christ trônant – dont la moitié supérieure avait été conservée – par une figure complète, également en bronze, si bien qu’aujourd’hui les parties anciennes et récentes cohabitent en entretenant des rapports chromatiques et iconographiques pour le moins dissonants. Description Avant les modifications de 1986, le tympan était occupé par le Christ trônant dans une gloire entouré des quatre Vivants dont ne subsistaient, au registre inférieur, que quelques traces. Le linteau avait en revanche entièrement disparu et l’on ne conserve aucun témoignage le concernant (fig. 108-100). Sur la première voussure se tiennent dix anges pointant un index vers le haut ou portant un objet : un encensoir chez les deux anges dominant la composition et un objet semi-circulaire, peut-être une navette, chez le quatrième ange de droite. Sur les deux voussures médianes se déploient les Vieillards de l’Apocalypse dominés sur la deuxième voussure par une main divine et sur la troisième par deux chérubins. La quatrième et dernière voussure est occupée à sa base par deux grandes figures féminines – probablement l’Église et la Synagogue – inscrites respectivement à senestre et à dextre, autrement dit dans des relations hiérarchiques inversées par rapport au Christ.

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L’hypothèse du porche a été avancée par Maillé, 1975, p. 71-74. Maillé, 1975, p. 86. L’hypothèse a été reprise par Lapeyre, 1960, p. 193 ; et Sauerländer, 1972, p. 83-84.

144

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fig. 108. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, tympan et voussures, le Jugement dernier.

Cette inversion se prolonge au-dessus de ces deux figures, à travers les thèmes judiciaires pour la plupart empruntés à Saint-Denis. Se succèdent ainsi à gauche une gueule d’enfer, un diable (?) enserrant trois damnés145, un diable portant un réprouvé sur ses épaules et un personnage tenant un phylactère, peut-être un prophète146. À droite figurent successivement une cité paradisiaque, un ange de type psychophore, le sein d’Abraham et deux personnages tenant un phylactère. Au sommet de la voussure enfin apparaît la silhouette de l’Agneau christique flanquée de deux anges thuriféraires, dans une composition symétrique comparable à celle de la première voussure et rappelant dans une certaine mesure la deuxième voussure de Saint-Denis147. 145

Les photos anciennes montrent en effet qu’un damné se trouvait devant le diable (Maillé, 1975, fig. 44), mais il a été détruit dans des circonstances que j’ignore. 146 Ce phylactère a été identifié comme tel par Maillé, 1975, p. 79, note 1. Cet attribut désigne généralement des prophètes, mais il peut également correspondre aux apôtres comme le montrent les portails central et nord de la façade occidentale de Chartres. 147 La figure de l’Agneau est très endommagée mais les photos anciennes le montrent presque intact. J’ignore cependant à quel moment se sont produits ces dommages. Lapeyre, 1960, p. 192, note 4, a très justement fait remarquer que ce thème figurait également dans les voussures de Saint-Loup-de-Naud et du Mans. J’ajouterai que ces portails comportent

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fig. 109. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, voussures de gauche.

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fig. 110. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, voussures de droite.

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La tradition iconographique Du point de vue des modèles iconographiques, le portail de Provins se divise très distinctement en deux parties inégales. Le tympan et les trois premières voussures reproduisent très fidèlement la composition du portail central de la façade occidentale de Chartres : une Maiestas Domini sur le tympan, des anges sur la première voussure et des Vieillards musiciens sur les deux voussures successives. Quelques petites différences singularisent cependant le portail de Provins, les plus importantes résidant dans la présence de la main divine et de deux chérubins au sommet des deux voussures médianes. On relèvera également les nuées sous les pieds des Vieillards, absentes des voussures chartraines. Les analogies demeurant largement majoritaires, on peut supposer que le linteau disparu de Provins présentait une iconographie semblable à celle de Chartres  : les apôtres trônant sous des arcades et peut-être des prophètes148. On peut également conjecturer que le sommet de la première voussure, aujourd’hui lacunaire, était occupé par la colombe du Saint-Esprit car des formes interprétables dans ce sens apparaissent au même endroit sur le portail de Chartres et que cette lacune est flanquée de deux anges thuriféraires149. Le programme aurait alors comporté les trois composantes d’une Trinité, suivant en cela le modèle de Saint-Denis plutôt que celui de Chartres. Le portail de Chartres ne comportant que trois voussures, on comprend que le concepteur du portail de Provins ait cherché ailleurs le modèle de sa quatrième voussure. On comprend en revanche moins pourquoi il a reproduit plusieurs thèmes de la première voussure de Saint-Denis dont l’iconographie est très différente de celle de Chartres. Les thèmes repris à Saint-Denis sont le

également une main divine au-dessus ou en dessous de l’Agneau. L’ange de droite semble tenir une navette au niveau de l’abdomen. Chez l’ange de gauche, les vestiges permettent de deviner les formes d’une navette et d’un encensoir. 148 Il faut préciser qu’à Chartres, deux personnages debout et portant un phylactère flanquent le collège apostolique. On notera également que des apôtres figurent également sur le linteau de Saint-Loup-de-Naud, situé à cinq kilomètres seulement de Provins mais exécuté par un atelier différent, cf. Maillé, 1975, p. 88-90 ; et Sauerländer, 1972, p. 75. 149 Sauerländer, 1972, p. 66, a identifié une colombe au sommet de la première voussure chartraine, mais à mon sens les formes conservées ne permettent pas une interprétation assurée. À Provins, la présence d’une théophanie me semble très fortement corroborée par la présence des anges thuriféraires, même s’il n’en subsiste aucune trace.

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diable transportant un damné sur les épaules, l’édifice paradisiaque, le sein d’Abraham, l’ange psychophore et l’ange thuriféraire. Les différences sont un peu plus nombreuses : l’Église et la Synagogue, la gueule d’enfer, le diable flanqué de damnés, les trois prophètes supposés et l’emplacement de l’Agneau divin. Celui-ci figure bien à Saint-Denis, mais ce n’est pas vers lui que convergent les anges thuriféraires. L’introduction de thèmes nouveaux était indispensable car ceux de la première voussure de Saint-Denis étaient numériquement insuffisants pour remplir l’espace beaucoup plus important de la quatrième voussure provinoise. Mais plutôt que de développer les thèmes judiciaires, on a préféré en écarter certains – la séparation, la cité infernale et les anges de type III –, en modifier d’autres – le transport des damnés – et surtout insérer des thèmes sans rapport direct avec les événements de la fin des temps : les deux grandes figures féminines et les trois personnages aux phylactères. La structure La partie « chartraine » du programme provinois constitue à l’instar de son modèle une théophanie composite. Les Vivants et les Vieillards sont naturellement issus des chapitres quatre et cinq de l’Apocalypse, mais les apôtres du linteau laissent moins facilement deviner leur origine. Je considère pour ma part qu’ils émanent indirectement des Ascensions orientales où ils se tiennent debout sous la mandorle divine emportée au ciel par des anges. Dans certaines théophanies orientales – en particulier dans les absides de Baouit – et sur de nombreux portails romans, on a abandonné toute référence directe à l’épisode néotestamentaire pour n’en retenir que la structure : les apôtres debout ou assis mais en tout cas immobiles sous une théophanie. Ce processus peut être observé sur les portails bourguignons où des théophanies dérivées de l’Ascension ont cohabité dès le début avec de véritables Ascensions. Les deux types de composition se sont de surcroît enrichis de thèmes apocalyptiques ou d’origines différentes. Ainsi le portail de Cluny comportait, outre les composantes de l’Ascension, les Vivants sur le tympan, des anges sur la première voussure et les Vieillards sur la troisième. À Chartres, les références à l’Ascension ont été écartées, mais il y subsiste la structure de l’Ascension et les principales composantes du portail de Cluny. C’est pourquoi je qualifierai ce programme et celui de Provins de théophanies composites structurellement dérivées de l’Ascension,

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même si les composantes apocalyptiques demeurent numériquement plus importantes150. Si la structure de la partie « dionysienne » du portail de Provins est plus facile à dégager, elle n’en demeure pas moins singulière. La quatrième voussure présente comme à Saint-Denis une opposition horizontale entre paradis et enfer dans les registres inférieurs, mais cette opposition a été prolongée et par conséquent renforcée par la présence des personnifications de l’Église et de la Synagogue, et surtout elle a été inversée, les élus figurant ici à la gauche du Christ et les damnés à sa droite. L’autre grande différence entre le portail de Provins et son modèle découle de l’absence presque totale de mouvement et, par conséquent, de narrativité. On verra qu’un mouvement descendant a sans doute été suggéré du côté des damnés, mais sur l’autre moitié de la voussure, les élus ne semblent pas être destinés à quitter l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham : les élus ne se tournent pas vers le haut et aucun ange psychophore de type III ne les transporte vers le haut. Le seul déplacement envisageable est celui de l’ange psychophore supposé apporter les âmes dans le sein d’Abraham. Si l’on considère à présent le portail dans son ensemble, on s’aperçoit qu’il ne comporte aucun des thèmes spécifiquement eschatologiques présents à Saint-Denis  ou dans les Jugements derniers contemporains : le Christ adoptant l’attitude du Juge, l’ostension des arma Christi, les anges buccinateurs et surtout la résurrection des morts. Les scènes judiciaires semblent dès lors se rattacher davantage au jugement actuel qu’à la fin des temps. Les deux spécificités structurelles relevées plus haut plaident également en faveur de cette lecture. L’inversion de la polarité dextre-senestre opérée sur la quatrième voussure renvoie en effet à une série de représentations du jugement immédiat dans lesquelles le Christ est absent – Karşi kilise, Saint-Basile d’Étampes, Châteaudun – ou n’occupe pas une position centrale – Espalion. À Provins, le centre de la composition est occupé par l’Agneau divin, mais cette théophanie axiale ne semble pas avoir été suffisamment déterminante pour imposer une distribution latéralement hiérarchisée des élus et des damnés. Plus remarquable encore est l’absence de hiérarchisation des lieux de l’au-delà par rapport au Christ du tympan : elle laisse en effet supposer que les parties chartraine et dionysienne du programme n’ont pas été conçues comme 150

Christe, 1969, p. 84-94, considère pour sa part que les Ascensions bourguignonnes ont été transposées à la fin des temps. Je préciserai cette question de la temporalité des portails bourguignons dans une prochaine publication.

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un thème unique et qu’elles doivent par conséquent être lues séparément. Il semble donc que les lieux de l’au-delà doivent être envisagés principalement dans le cadre de la quatrième voussure et que leur indépendance par rapport au Christ du tympan ait permis une inversion de la traditionnelle polarité dextre-senestre. Et puisque cette inversion a été adoptée dans au moins quatre jugements immédiats et au contraire écartée dans la totalité des Jugements derniers antérieurs ou contemporains, on peut estimer qu’elle corrobore l’interprétation du séjour des élus en termes de paradis d’attente. Il en va de même pour l’absence de mouvement ascendant du côté des élus. Le statisme de la composition suggère en effet que le parcours des élus s’achève dans les séjours paradisiaques et ne se poursuit pas dans le lieu céleste où se tient l’Agneau. On pourrait en déduire que dans sa transposition provinoise, le paradis d’attente de SaintDenis est devenu un paradis définitif, mais il me semble beaucoup plus vraisemblable que les séjours paradisiaques aient conservé leur signification originelle. Dans cette hypothèse, les élus ne sont pas appelés à quitter ces séjours tout simplement parce qu’ils s’inscrivent dans le temps présent. L’absence de thème spécifiquement eschatologique et les deux particularités structurelles du portail plaident donc avec force en faveur de cette hypothèse. Plusieurs composantes abondent également dans ce sens. Les nuées Dans la partie chartraine du programme, la répartition des nuées suggère une superposition verticale des espaces terrestres et célestes. Sur les deuxième et troisième voussures, la main divine et les Vieillards sont accompagnés de nuées alors que les parties conservées du tympan et la première voussure en sont totalement dépourvues. Il en va de même pour les Vieillards des sommiers et les deux chérubins qui s’inscrivent pourtant sur les deux voussures médianes. Pour les premiers, cette configuration est en réalité traditionnelle puisque sur les portails gothiques, les figures des sommiers ne s’inscrivent presque jamais dans des nuées – sans doute pour marquer le caractère non céleste de ce lieu –, sauf quand il s’agit d’anges en buste151. Quant à l’absence de nuées au niveau des chérubins, elle s’explique sans doute par la présence des

151

Des anges en buste apparaissent au portail central de Chartres, au portail sud de Bourges et au portail de Job du bras nord de Chartres.

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roues de la vision d’Ézéchiel (Ez 1, 15-21 et 10, 9-11) sous leurs pieds152. À Chartres, où le tympan est encadré d’une étroite nuée, les anges sont tous plongés dans d’épais massifs nuageux y compris ceux des sommiers, ce qui est particulièrement rare, tandis que les Vieillards figurent sur des socles neutres153. Il en va de même au portail sud de Bourges où les nuées se développent de surcroît de part et d’autre des anges. À Provins, on a donc très clairement et sans doute sciemment inversé la polarisation des espaces en dépit de la hiérarchie de leurs occupants, probablement dans un but très précis mais difficile à déterminer. Dans la partie dionysienne du portail, la distribution des nuées respecte globalement le double clivage – gauche-droite et haut-bas – opposant les diables et les damnés aux anges et aux élus. À gauche, les nuées ne figurent que sous les pieds de l’ange thuriféraire, dans une opposition parfaitement logique entre ciel et enfer. À droite, elles apparaissent plus rapidement – au troisième registre – sous les pieds de l’ange psychophore, elles se maintiennent sous le sein d’Abraham et disparaissent ensuite momentanément sous les deux personnages aux phylactères avant de réapparaître sous le deuxième ange thuriféraire. La localisation terrestre des deux prophètes présumés est cohérente avec celle de leur homologue situé de l’autre côté de la voussure, mais d’un autre côté elle introduit une curieuse rupture dans le déploiement de l’espace céleste amorcé au troisième registre. Comment interpréter une telle répartition des nuées ? Pour la partie chartraine, on pourrait estimer que l’inversion opérée par rapport au modèle visait une certaine continuité entre les espaces occupés par les Vieillards et la main de Dieu d’une part, et ceux qui accueillent les anges et les élus d’autre part. Cela signifierait que le concepteur a eu le souci, modeste mais non moins réel, d’harmoniser les deux parties du programme. En inversant les nuées de la sorte, il a par ailleurs fait descendre la théophanie céleste de Chartres dans un espace inférieur à celui qu’occupent les anges. Dans la partie dionysienne, la répartition des nuées pose deux problèmes d’interprétation. D’une part, le sein d’Abraham figure sur une nuée alors que l’édifice paradisiaque s’inscrit dans un cadre végétal. Cette différenciation spatiale s’explique peut-être par la disposi152

Ces deux formes circulaires imbriquées ne semblent pas posséder de rayons, mais il est possible que ceux-ci aient été effacés. Pour Maillé, 1975, p. 79, note 1 ; Lapeyre, 1960, p. 192, note 4, ces anges sont des séraphins. 153 Il faut ajouter à cela les anges portant une couronne au sommet de la troisième voussure. La couronne ayant été refaite, on peut toutefois se demander si elle correspond à l’iconographie d’origine.

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tion particulière de l’édifice paradisiaque, sur le dais de l’ecclesia. La présence de nuées sous le sein d’Abraham pourrait en tout cas suggérer que ce séjour est transcendant et par conséquent définitif. La seconde difficulté vient de l’espace non céleste introduit par les supports des deux personnages aux phylactères entre le sein d’Abraham et la théophanie sommitale. Cet hiatus confirme que les élus de l’édifice paradisiaque et du sein d’Abraham ne sont pas destinés à accéder au sommet de la voussure, mais il ne plaide pas particulièrement en faveur d’un des deux jugements. Le tympan et les trois premières voussures La théophanie composite développée dans ces espaces ne se laisse pas interpréter aisément. On a généralement vu dans son modèle – le portail de Chartres – une Seconde Parousie, les apôtres étant alors considérés comme les assesseurs du Juge154. À mon sens, cette interprétation n’est guère fondée. Comme l’a rappelé à maintes reprises Yves Christe, les composantes apocalyptiques ne se rapportent que rarement à la fin des temps, que ce soit dans les commentaires ou dans l’iconographie antérieure à 1150155. Il n’est pas impossible que les Vivants et les Vieillards de Chartres s’inscrivent dans le temps de la Parousie, mais pour pouvoir les interpréter dans ce sens il faudrait que d’autres composantes se réfèrent plus précisément à la fin des temps, ce qui n’est pas le cas. Au contraire, le programme est dépourvu de la plupart des composantes caractérisant les rares Parousies avérées, autrement dit celles dans lesquelles le drame judiciaire se déroule en deux temps (Müstair, Klosterneubourg, fenêtre méridionale de la façade de Laon156) : le Christ dévoilant son flanc et exhibant ses plaies, et surtout les anges aux signa, les anges buccinateurs et la résurrection des morts157. 154 C’est l’opinion de Katzenellenbogen, 1959, p. 25 (une Seconde Parousie) ; Sauerländer, 1972, p. 66 (une vision de la fin des temps) ; et Kurmann-Schwarz et Kurmann, 2001, p. 267 (la « Parousie du Christ »). Dans cette perspective, les deux personnages debout à côté des apôtres et déroulant un phylactère ont été interprétés comme étant les prophètes Élie et Énoch, mais cette lecture n’est fondée que sur l’interprétation deutéroparousiaque du programme. 155 Voir à nouveau Christe, 1996. 156 Skubiszewski, 1994, p. 111-112, a également interprété la théophanie sommitale du retable du Vatican comme une figuration de la Parousie, mais cette lecture demeure très hypothétique. 157 Sur l’ambon de Klosterneubourg, c’est toutefois le Christ du Jugement et non celui de la Parousie qui a découvert son flanc et exhibe ses plaies, entouré des anges aux signa. La Parousie est en revanche caractérisée par la présence d’anges buccinateurs et de la résurrection des morts, cf. Skubiszewski, 1994, p. 111.

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Quant aux apôtres, ils ne sont pas clairement désignés comme les assesseurs du Christ au moment du Jugement dernier. J’ai évoqué plus haut la probable filiation structurelle qui les rattache aux Ascensions et aux théophanies dérivées de l’Ascension des portails bourguignons, et en particulier au portail de Cluny. Or sur ces portails, les apôtres ne sont jamais représentés explicitement en tant qu’assesseurs dans une véritable Parousie, en dépit de ce que l’on a parfois conjecturé158. Il se pourrait que le programme de Chartres ait fait basculer l’image du collège apostolique dans le temps futur, mais aucun infléchissement du thème ne le suggère. Les apôtres se tournent les uns vers les autres, exhibant parfois un livre ou un phylactère. Ces attitudes peuvent rappeler celles des apôtres assesseurs du portail de SaintDenis, même si ces derniers ne tiennent ni livres ni phylactères, mais elles s’apparentent aussi à l’agitation des témoins de l’Ascension, à commencer par ceux du portail nord de la façade de Chartres dont les attitudes sont très semblables : station assise, ostension d’un livre ou d’un phylactère, regards tournés vers le voisin159. Ces attitudes ne peuvent donc pas être considérées comme spécifiques des apôtres dans leur rôle d’assesseurs. Si en dépit de ce déficit évident d’indices iconographiques on interprétait la théophanie chartraine comme une vision parousiaque, celle-ci demeurerait purement allusive car aucune composante ne fait directement référence aux événements futurs. L’absence d’indices explicites suggère plutôt qu’il s’agit d’une théophanie temporellement indéfinie ou, plus probablement, d’une théophanie volontairement atemporelle pouvant correspondre à la fois aux temps présents et aux temps futurs. Cette hypothèse mériterait d’être mieux étayée mais les arguments avancés me paraissent suffisants pour ne pas considérer l’hypothèse d’une vision spécifiquement parousiaque comme une certitude. À l’inverse de la théophanie chartraine, celle de Provins a été directement associée à des thèmes judiciaires. Il serait donc légitime de l’interpréter comme une Seconde Parousie à laquelle succéderaient la séparation des damnés et des élus et leur introduction dans les séjours définitifs de l’au-delà. D’autant que la répartition des nuées laisse supposer d’une part une volonté d’assembler de manière cohérente la théophanie centrale à ces thèmes judiciaires et, d’autre part, une loca158

Voir à nouveau Christe, 1969, p. 84-94. L’idée a été reprise par Vergnolle, 1994, p. 237. 159 On peut naturellement considérer à bon droit que l’Ascension annonce la Parousie, comme le suggèrent les Actes des Apôtres, mais la scène reste avant tout « historique ». Voir au sujet de ce portail Katzenellenbogen, 1959, p. 24.

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fig. 111. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, sommet des quatre voussures.

lisation de la théophanie du tympan et des anges de la première voussure dans un espace visible ou sensible pouvant parfaitement convenir à la Parousie, comme le montre l’exemple de Saint-Denis. Les indices défavorables à cette lecture demeurent toutefois plus nombreux et surtout plus solides. Il faut d’abord rappeler qu’en dehors des nuées, aucune composante iconographique ne rattache visuellement les deux ensembles iconographiques issus de Chartres et de Saint-Denis. Ensuite, les damnés et les élus n’ont pas été distribués à la gauche et à la droite du Christ du tympan. Mais le plus important reste qu’aucun thème ne renvoie explicitement à la fin des temps. Aucun indice déterminant n’impose donc une lecture deutéroparousiaque de la théophanie du tympan. La Trinité La théophanie d’origine chartraine a fait l’objet d’un ajout relativement modeste sur le plan visuel mais considérable sur le plan sémantique : la main de Dieu, inscrite dans un nimbe et entourée d’une nuée, a en effet été disposée au sommet de la deuxième voussure, au-dessus des douze premiers Vieillards de l’Apocalypse (fig. 111). Comme dans plusieurs autres représentations du XIIe siècle, en

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particulier dans le cadre du Trône de grâce et sans doute au portail de Conques, le Père a été représenté avec un nimbe crucifère160. Manifestement, cette image du Père s’ajoutait initialement à celle des deux dernières Personnes de la Trinité. Si c’est bien une colombe qui dominait la première voussure, le portail aurait montré successivement une théophanie anthropomorphe du Christ, la colombe du Saint-Esprit, la main de Dieu et l’Agneau christique. Deux combinaisons de ces quatre théophanies pouvaient dès lors correspondre à la Trinité, selon que l’on a associé au Père et au Saint-Esprit la première théophanie christique ou la seconde. L’Agneau appartenant à la quatrième voussure, on pourrait douter de son intégration dans le regroupement trinitaire développé sur les registres inférieurs. Mais d’un autre côté, il semble provenir du programme de Saint-Denis où il s’insère très étroitement dans la Trinité des voussures et plus largement dans la représentation de la vision de l’Agneau inspirée par les chapitres cinq et sept de l’Apocalypse et par leurs commentaires. Le programme provinois a donc pu infléchir les composantes apocalyptiques de Chartres pour les faire correspondre à l’adoration de l’Agneau, conformément au modèle dionysien. Cela me paraît toutefois peu vraisemblable car contrairement à ce que l’on voit à Saint-Denis, les Vieillards de Provins ne sont pas isolés de la théophanie anthropomorphe du tympan par une composition narrative et sont au contraire séparés de l’Agneau. À Saint-Denis on l’a vu, la Trinité correspond non seulement aux commentaires de l’adoration de l’Agneau mais aussi à la vision béatifique promise aux élus. À Provins, cette deuxième fonction semble avoir été écartée, au même titre que la première, puisqu’aucun élu n’est porté à la hauteur de l’Agneau. On a donc montré l’objet de la vision béatifique tout en maintenant les élus à une distance considérable de cette récompense ultime, en deçà des deux prophètes présumés. Dans la perspective du premier jugement, cette distance serait pleinement justifiée puisque les élus accueillis dans le paradis d’attente doivent théoriquement attendre la fin des temps avant de bénéficier de cette vision trinitaire. L’Église et la Synagogue Les sommiers de la quatrième voussure sont occupés par une grande figure féminine malheureusement acéphale (fig. 108-109 et 160

Voir à ce sujet les nombreux exemples étudiés par Boespflug et Zaluska, 1994.

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fig. 112. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, première voussure, l’Église.

fig. 113. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, première voussure, la gueule de l’enfer.

112). On y a vu des personnifications de l’Église et de la Synagogue, en s’appuyant notamment sur l’iconographie du portail disparu de Saint-Bénigne de Dijon où les deux allégories flanquaient la théophanie du tympan161. Cette lecture est confirmée par leurs attitudes et leurs attributs. La figure de gauche semble tourner le dos aux autres personnages du portail et tient à la fois un phylactère très érodé et une bannière brisée162. Son vis-à-vis se tient au contraire face au spectateur, elle porte une bannière et exhibe un grand livre ouvert. Cette 161 Maillé, 1975, p. 78 ; Lapeyre, 1960, p. 192, note 4 ; Sauerländer, 1972, p. 84. Pour le portail de Saint-Bénigne, voir Sauerländer, 1972, p. 71. Il faut noter qu’à Saint-Bénigne de Dijon, l’Église tient un édifice ecclésial dans la main, cf. Ibid., fig. 8. 162 Pour l’iconographie de l’Église et de la Synagogue, voir Mâle, 1948, p. 365-366 ; et Thérel, 1984, p. 151-156. Blumenkranz, 1966, p. 1147, a identifié les personnages de Provins à l’Église et à la Synagogue, en citant d’autres exemples dans lesquels ces personnifications se tiennent respectivement à droite et à gauche. Il est probable que la bannière de l’Église se terminait par une croix, comme dans de nombreuses figurations du thème, mais son sommet à malheureusement disparu. De même, la disparition des têtes ne permet pas de savoir si l’Église et la Synagogue possédaient ces deux autres attributs récurrents que sont la couronne et, pour la seconde, un bandeau sur les yeux.

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femme se tient de surcroît sous une arcade dont l’arc est surmonté d’une ville dans laquelle se tient un ange déroulant un phylactère, et se prolonge dans la cité paradisiaque par l’intermédiaire de tiges végétales. Les deux figures féminines s’opposent donc par leur environnement architectural – inexistant à gauche et paradisiaque à droite –, par leur attitude, par les supports d’écriture – le phylactère et le livre qui correspondent généralement aux deux Testaments – et surtout par les bannières respectivement brisée et intacte. Il s’agit donc bien des allégories de l’Église et de la Synagogue. En superposant de la sorte une personnification de l’ecclesia et la figuration du paradis, on a mis l’accent sur la dimension ecclésiologique de ce séjour. Une accentuation de cet ordre avait déjà été effectuée pour les paradis d’attente de Mâcon, de Conques et de Saint-Denis mais de manière très différente, en donnant à ces lieux les formes des édifices ecclésiaux qui les accueillent. Cette dimension ecclésiologique de l’édifice paradisiaque de Provins et les analogies indirectes qui le rapprochent des programmes de Mâcon, de Conques et de Saint-Denis confortent à mon sens son interprétation en termes de vision actuelle. L’enfer Contrairement à son modèle dionysien, le portail de Provins ne comporte ni résurrection des morts ni séparation. La suppression du thème fondamental que constitue la résurrection peut s’expliquer par la présence supposée du collège apostolique sur le linteau. L’absence de séparation s’explique en revanche plus difficilement puisqu’à SaintDenis le thème a été développé sur la première voussure, autrement dit celle qui a été transposée sur la quatrième voussure de Provins. Sur le modèle, le caractère mouvementé voire chaotique de la séparation et du transport des damnés a été obtenu moyennant une suppression des registres et par conséquent de la symétrie entre les deux parties de la voussure. À Provins, on peut également observer un mouvement descendant que l’on peut interpréter comme la conséquence de la séparation entre damnés et élus. Ce mouvement est toutefois beaucoup plus discret car le souci de symétrie semble avoir prévalu sur la recherche de mouvement : les scènes infernales se déroulent sur des socles et si la gueule infernale en est dépourvue, elle possède des formes courbes et foisonnantes faisant écho à celles – tout aussi denses – de la cité paradisiaque située de l’autre côté du portail163. 163

Il faut relever que le socle du diable enserrant des damnés est parcouru de deux incisions ondulées, mais celles-ci ne possèdent pas le relief des véritables nuées.

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Les scènes infernales se déploient sur les trois registres situés audessus de la personnification de la Synagogue. Le premier est occupé par une gueule d’enfer très endommagée mais dont on devine les deux mâchoires garnies de larges dents s’ouvrant vers le haut (fig. 113)164. De cette gueule émergent deux personnages également très effacés. Au sommet de ce groupe, le premier personnage semble regarder vers le haut tandis que le second – situé plus bas, à droite et de taille plus petite – incline la tête sur sa main gauche, adoptant ainsi un geste de douleur physique ou morale trahissant son statut de réprouvé. Le premier étant beaucoup plus grand, on peut supposer qu’il ne partage pas ce statut et qu’il figure Satan, mais rien ne permet de l’affirmer. La position horizontale de la gueule d’enfer la désigne comme un lieu et non comme un passage. La position verticale du damné confirme cette lecture car elle montre qu’il n’est pas précipité tête la première, à l’inverse des réprouvés enfournés dans les gueules-passages165. La présence supposée de Satan plaide également dans ce sens car elle situerait le siège du prince de l’enfer entre les mâchoires animales et non au-delà. Sur les troisième et quatrième registres, le mouvement descendant conduisant les damnés dans la direction de cette gueule n’est pas très affirmé mais il n’en demeure pas moins réel. Au troisième registre, un grand personnage portant une longue barbe rayonnante serre contre son corps deux petites figures humaines. Dans un autre contexte, on aurait vu dans cette attitude un geste de protection bienveillante, mais le caractère diabolique du grand personnage et la présence de l’enfer à ses pieds conduisent à l’interpréter comme un geste de coercition. Rien n’indique cependant que cette contrainte dirige les damnés vers le bas. Au quatrième registre au contraire, un diable – reconnaissable à ses larges pieds griffus et aux ailes figurées à côté de ses jambes – transporte de manière asymétrique un réprouvé sur son dos (fig. 114). La tête et le tronc du malheureux pendent verticalement, suggérant un mouvement de chute. C’est d’autant plus probable qu’une scène analogue figure à Saint-Denis, immédiatement en dessous de la scène de séparation (fig. 92). Aussi peut-on supposer que les scènes infernales de Provins reproduisent le mouvement descendant de leur modèle 164 Les formes courbes et percées de larges trous apparaissant sous les mâchoires correspondent peut-être à des flammes, mais cette lecture demeure très hypothétique.  165 Baschet, 1993, p. 233-285.

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fig. 114. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, première voussure, démon transportant un damné.

fig. 115. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, première voussure, la cité paradisiaque.

dionysien. Cet hypothétique mouvement descendant n’a toutefois pas été opposé à un mouvement ascendant des élus comparable à ce que montre le portail de Saint-Denis. La cité paradisiaque, l’ange psychophore et le sein d’Abraham Dans la moitié droite de la voussure se superposent la cité paradisiaque, un ange psychophore et le sein d’Abraham. La cité figure au-dessus de l’arcade abritant l’Église, avec laquelle elle s’articule de manière très étrange : au-dessus des tours et des pignons dressés au sommet de cette arcade apparaît un ange flanqué de deux tiges végétales s’épanouissant vers le centre en épousant la forme des ailes angéliques (fig. 115). Masquée en partie par ces éléments végétaux, des murs crénelés et percés d’arcades abritent trois personnages nus. À droite et à gauche, ces derniers ont joint les mains, probablement pour prier ou pour rendre grâce166, et au-dessus d’eux, un ange pose

166

Voir à ce sujet Schmitt, 1990, p. 295-297.

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une couronne sur leur tête167. On assiste donc au couronnement des élus au sommet de la cité paradisiaque. De manière inhabituelle, les élus portent déjà leur couronne sur la tête, mais comme l’acte du couronnement n’est pas encore achevé, ils ne peuvent pas être confondus avec des rois. La cité paradisiaque ne semble pas avoir perdu le statut initial de séjour temporaire : comme à Saint-Denis, elle repose sur des feuillages et non sur des nuées, et si des anges y cohabitent avec les élus, elle n’abrite aucune figure divine, rejetant ainsi en dehors de ses murs la vision béatifique. À la différence de leurs homologues dionysiens, les élus provinois ne se tournent toutefois pas vers le haut et surtout ils reçoivent une couronne, une récompense pouvant correspondre, on l’a vu, aux deux jugements : à Mâcon, le couronnement des élus s’effectuait à l’issue du premier jugement tandis qu’à Ceri, à Conques et plus tard à Laon, à la fois dans les nouvelles voussures du portail et à la fenêtre méridionale, il a été déplacé à la fin des temps. L’ajout du couronnement des élus dans le paradis provinois pourrait dès lors être interprété dans le sens d’une mutation de ce qui était initialement un séjour provisoire en un paradis définitif. La scène figure néanmoins dans la partie inférieure de la composition, dans un lieu paradisiaque éloigné des théophanies sommitales, et rien n’indique que les élus vont le quitter pour gagner le ciel et y recevoir la vision béatifique. Il est donc beaucoup plus probable que le couronnement des élus s’inscrive dans le temps de la mort. Au-dessus de la cité paradisiaque se superposent, sur des nuées, un ange et Abraham tenant chacun deux élus dans leur manteau comme dans le modèle dionysien, si ce n’est que l’ange appartient au premier type alors qu’à Saint-Denis son homologue maintient les élus au niveau de la taille (type II, fig. 116-117). Ces deux thèmes apparaissent de surcroît dans un ordre identique. L’ange n’est pas assis et fléchit légèrement les jambes, laissant supposer qu’il conduit les élus dans le sein d’Abraham. Le patriarche est en revanche assis sur un siège comparable à celui des Vieillards et repose sur une nuée. Comme je l’ai déjà signalé, ces nuées pourraient suggérer que ce séjour est céleste et par conséquent définitif, mais les autres composantes structurelles et iconographiques du portail indiquent au contraire qu’il a conservé sa nature transitoire et qu’il s’inscrit dans le temps présent. 167 On pourrait douter que l’ange couronne effectivement les élus mais ses doigts arrivent jusqu’à la couronne et touchent des protubérances correspondant probablement à celles de la couronne.

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fig. 116. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, première voussure, ange psychophore.

fig. 117. Provins, église Saint-Ayoul, portail occidental, première voussure, le sein d’Abraham.

Synthèse Le concepteur du portail de Provins ayant dû développer un programme iconographique sur un portail comportant quatre voussures, il a assemblé les composantes du portail de Chartres et celles de la première voussure de Saint-Denis sans chercher à les articuler distinctement. Seule l’inversion des nuées dans la partie chartraine du programme laisse supposer qu’il a voulu créer une certaine continuité entre l’espace occupé par les Vieillards et la main divine d’une part et ceux dans lesquels se tiennent certains élus, les anges et l’Agneau d’autre part. Dans la partie dionysienne du programme, le concepteur n’a de surcroît conservé qu’une partie des thèmes du modèle, tout en leur associant les personnifications de l’Église et de la Synagogue, ainsi que trois prophètes. Ses choix ont manifestement été déterminés par l’absence de thèmes explicitement eschatologiques dans la partie chartraine du portail : Christ-Juge, anges aux signa, anges buccinateurs et résurrection des morts. Pour maintenir cette composition dans le temps pré-

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sent ou du moins dans une temporalité indéfinie, le concepteur n’aurait donc retenu du modèle dionysien que les thèmes renvoyant au temps présent – la cité paradisiaque, le premier ange psychophore et le sein d’Abraham –, excluant au contraire le principal thème eschatologique : le transport des élus au ciel et leur rencontre avec le Christ. Cela signifie qu’il a déplacé dans le temps de la mort l’introduction des damnés en enfer que le portail de Saint-Denis avait situé à la fin des temps. Plusieurs indices corroborent cette lecture : l’inversion de la polarité dextre-senestre, la présence de l’ecclesia sous la cité paradisiaque, l’interruption des nuées sous les prophètes et l’éloignement de la Trinité. Je pense dès lors que le concepteur a délibérément inscrit l’ensemble des composantes de son portail dans le temps présent, conservant aux séjours paradisiaques leur nature temporaire.

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3. IVRY-LA-BATAILLE Le contexte Le portail lourdement mutilé d’Ivry-la-Bataille est l’un des rares vestiges de l’abbaye Notre-Dame détruite en plusieurs étapes depuis les Guerres de religion168. En se fondant sur les parentés formelles le rattachant à Chartres, on l’a daté des environs de 1150-1155169. Le linteau et le tympan ont presque entièrement disparu et les sculptures des deux voussures – principalement les visages – ont été partiellement mutilées, mais on en conserve fort heureusement une description de Dom Le Gris – un correspondant de Bernard de Montfaucon – datée de 1726. Sur les plans technique et iconographique, les voussures présentent d’importantes anomalies, dont il sera question plus loin, et semblent dès lors avoir subi certaines transformations. La disposition actuelle correspondant à la description de Dom Le Gris, on peut en déduire que ces transformations supposées sont antérieures à 1726, mais on pourrait également estimer que le portail présentait ces anomalies dès sa mise en place170. Description D’après le témoignage de Dom Le Gris, le tympan et le linteau étaient occupés respectivement par une Maiestas Domini et douze prophètes. On peut toutefois supposer que le linteau accueillait les douze apôtres, comme à Chartres, et que cet auteur les a confondus avec des prophètes171. Sur la première voussure, on peut observer à gauche un édifice paradisiaque, le sein d’Abraham, l’Annonciation (?)172, un ange psychophore de type II, peut-être une Crucifixion173 et un Vieillard de l’Apocalypse (fig. 118-119)174. À droite se succèdent de bas en 168

Musset, 1974, p. 291. Sauerländer, 1972, p. 74. Musset, 1974, p. 292, a daté le portail du milieu du XIIe siècle. 170 La première hypothèse a été formulée par Sauerländer, 1972, p. 74. La seconde émane de Lapeyre, 1960, p. 198-199, qui a envisagé plusieurs scénarios ayant pu déboucher sur cette disposition qu’il jugeait incohérente. Musset, 1974, p. 292, a considéré comme peu probable l’hypothèse d’une transformation postérieure. 171 C’est l’opinion de Lapeyre, 1960, p. 198, note 4 ; et de Sauerländer, 1972, p. 74. 172 C’est l’hypothèse défendue par Lapeyre, 1960, p. 198. Musset, 1974, p. 292, s’est limité à citer André Lapeyre. Sauerländer, 1972, p. 74, a simplement suggéré cette hypothèse avec un point d’interrogation. À mon sens, elle reste la plus évidente, mais elle pose tout de même quelques difficultés en raison de la disparition des têtes et du geste inhabituel de l’ange dont le bras gauche – brisé – se dirige vers la tête de la Vierge présumée. 173 C’est l’hypothèse proposée par Lapeyre, 1960, p. 294. 174 Il tient de la main droite un instrument de musique et de la main gauche une couronne. 169

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fig. 118. Ivry-la-Bataille, ancienne église abbatiale Notre-Dame, partie supérieure.

fig. 119. Ivry-la-Bataille, ancienne église abbatiale Notre-Dame, moitié gauche des voussures.

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haut le chaudron de l’enfer, un diable portant un damné, un ange terrassant un diable ou un dragon, un ange et un ange thuriféraire. La clé de l’arc est ornée d’une simple moulure torique venue remplacer la clé initialement prévue sur laquelle figurait certainement la théophanie à laquelle s’adresse l’encensement angélique. Quant à la clé de la deuxième voussure, elle a été détruite. À sa gauche figurent deux têtes humaines à peine lisibles, un personnage engagé dans un mouvement ascendant175, la Descente aux Limbes, la Visite des Saintes Femmes au tombeau et un ange. À droite apparaissent deux têtes, un personnage mutilé assis176, une vertu combattant un vice177, un Vieillard de l’Apocalypse178, l’Arrestation du Christ179, des formes illisibles et un ange presque entièrement disparu180. Le portail possède une troisième voussure, mais dans les sections conservées celle-ci ne comporte que des rinceaux. La tradition iconographique Comme à Provins, on a donc assemblé des thèmes provenant pour la plupart de Chartres et de Saint-Denis. La partie chartraine se limite toutefois au linteau et au tympan, tandis que les thèmes judiciaires issus de Saint-Denis apparaissent dès la première voussure, comme sur leur modèle. Les Vieillards étant communs aux deux portails, il ne me paraît pas possible de déterminer leur origine. Quant aux épisodes néotestamentaires, ils pourraient avoir été inspirés par les chapiteaux des portails occidentaux de Chartres, comme l’a suggéré avec prudence André Lapeyre, mais on pourrait également envisager d’autres influences ou une création originale181. La scène de psychomachie ne rencontre en revanche aucune analogie dans les pro175

Ce personnage dépourvu de nimbe et portant manifestement un vêtement court lève fortement le genou gauche. Le Christ de la Descente aux Limbes étant également dépourvu de nimbe et de vêtement long, on pourrait supposer qu’il s’agit du Christ de la Résurrection mais il manquerait alors le sarcophage duquel il est supposé sortir. 176 Je n’ai pas réussi à identifier les figures des deux registres inférieurs. Les descriptions mentionnées ici ont été reprises à Lapeyre, 1960, schéma F, p. 295. 177 Le personnage vêtu d’une cotte de mailles tient un bouclier et une épée tournée vers le bas. Deux inscriptions désignent une vertu et le vice correspondant : SOBRIETAS et GAS[T]RIMA[RGIA], cf. Lapeyre, 1960, p. 297 ; et CIFM, 22, p. 153. 178 Il tient dans la main droite un instrument de musique et de la main gauche un récipient allongé dont on ne voit que la partie inférieure. 179 Lapeyre, 1960, p. 294. L’hypothèse a été reprise par Musset, 1974, p. 292. 180 Lapeyre, 1960, schéma F, p. 295. 181 Ibid., p. 199. Comme l’a également signalé cet auteur, un cycle de l’Enfance figure sur les voussures du portail du Mans, mais l’inspiration d’Ivry vient probablement directement de Chartres.

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grammes de Chartres et de Saint-Denis, et pourrait dès lors provenir des portails du groupe d’Aulnay où le thème est omniprésent182. La structure Bien que quatre grandes thématiques aient été anormalement imbriquées, on peut en restituer globalement la structure initiale. Les thèmes judiciaires dominent en effet largement la première voussure – six ou huit des dix scènes identifiables183 –, tandis que le cycle christologique s’impose à la deuxième voussure – cinq scènes sur neuf184. Les Vieillards de l’Apocalypse ne sont que deux et ils figurent sur des voussures différentes, l’un à gauche, l’autre à droite. Aussi peut-on supposer qu’ils étaient destinés initialement à une voussure distincte et que le programme a été réduit durant la mise en œuvre du portail, voire après185. Quant à la scène de psychomachie, elle a pu s’insérer dans le cadre du Jugement dernier ou du cycle christologique, à moins qu’elle n’ait été prévue, elle aussi, pour une voussure historiée supplémentaire. Les ébrasements comportent en effet quatre ressauts dont les chapiteaux ont été conservés, le quatrième étant quelque peu isolé des trois premiers. Mais dans la mesure où dans son état actuel, la troisième voussure est ornée de rinceaux, il est peu probable que le portail ait comporté quatre voussures historiées. Sur la première voussure, certains voussoirs ont pu changer de niveau mais pas de côté, ce qui explique le maintien de la polarité horizontale dans laquelle les élus apparaissent à dextre et les damnés à senestre. Se superposent ainsi à dextre l’édifice paradisiaque, le sein d’Abraham, l’Annonciation supposée et un ange psychophore maintenant deux élus au niveau de la taille (type II). Comme l’Annonciation – si tel est bien le sens de cette scène – n’appartient nullement à la thématique judiciaire de cette voussure, elle n’était à l’évidence pas prévue pour cet emplacement. Si l’on en fait abstraction, on retrouve dans cette partie du portail le programme de Saint-Denis, avec toute182

Norman, 1988, p. 35-41. N’appartiennent pas directement au répertoire développé sur la première voussure de Saint-Denis, l’Annonciation et le Vieillard. On peut en revanche supposer que les deux anges de droite participent à cette thématique, même s’ils ne transportent pas des élus, ce qui porterait à huit le nombre de voussoirs consacrés au thème. 184 Je ne compte pas dans ces calculs les têtes barbues figurées sur les deux sommiers (II, 1 et II, 16) ni les claveaux trop mutilés pour pouvoir être identifiés (II, 2 ; II, 11 et II, 15), cf. Lapeyre, 1960, schéma F, p. 295. Les deux anges situés de part et d’autre de la clé n’appartiennent pas à la thématique néotestamentaire dominante, mais cela n’implique pas pour autant qu’ils n’occupent pas leur emplacement initial. 185 Lapeyre, 1960, p. 199, a envisagé cette possibilité. 183

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fois une inversion entre le sein d’Abraham et l’ange psychophore. Cette permutation n’a probablement pas été provoquée par un déplacement des voussoirs car la figure d’Abraham est nettement plus grande que celle de l’ange et ne pouvait pas la dominer sans provoquer un important déséquilibre visuel. À senestre apparaît également une séquence analogue à celle de Saint-Denis où les damnés sont précipités vers l’enfer à partir de la scène de séparation jusqu’au sommier, en suivant un mouvement descendant. Se succèdent en effet depuis le troisième registre jusqu’au sommier un ange foulant aux pieds un être démoniaque, un diable transportant un damné sur ses épaules et un puits enflammé. Enfin les registres supérieurs sont occupés par des anges. À dextre, l’ange psychophore figure au quatrième et avant-dernier registre et semble donc appartenir à la fois à la succession de thèmes paradisiaques des deux premiers registres et au regroupement des anges établi dans les deux registres supérieurs. À senestre, deux anges occupent les quatrième et cinquième registres. Le dernier – situé juste en dessous de la clé – balance un encensoir, probablement dans la direction d’une théophanie sommitale disparue, et l’on peut supposer que la figure symétrique – remplacée par un Vieillard – faisait de même. On ne retrouve donc pas au sommet de la composition le thème des anges de type III présentant un élu à une figure divine186. Il est possible cependant que ce rôle ait été joué par l’ange psychophore de dextre puisqu’à la différence de son homologue dionysien, il se tient au-dessus du sein d’Abraham, à proximité de la clé. L’interprétation des scènes judiciaires du portail dépend donc en grande partie de l’interprétation du rôle de cet ange. Si l’on estime qu’il transporte les élus vers la théophanie sommitale, cela implique que l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham ont conservé leur fonction de paradis d’attente et que la scène se déroule à la fin des temps. Si l’on considère au contraire qu’il constitue un lieu paradisiaque ou qu’il destine ses protégés au sein d’Abraham, il faut en déduire qu’à l’instar du portail de Provins, celui-ci ne montre que le premier jugement et les séjours temporaires. Étant donné que, comme à Provins, les thèmes spécifiquement eschatologiques du modèle dionysien ont été écartés, cette seconde hypothèse semble prévaloir sur 186

L’ange situé au sommet de la deuxième voussure, à gauche de la clé (II, 8), adopte une attitude assez proche de celle des anges porteurs d’élus de type III, mais il semble tenir non pas une figure humaine mais plutôt un encensoir. On peut de surcroît considérer qu’il n’avait sans doute pas été destiné à la première voussure puisque sa taille est nettement inférieure à celle des anges qui s’y trouvent.

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la première. L’analyse des composantes ne corrobore toutefois que très modestement cette lecture en termes de paradis d’attente. Les nuées Sur la première voussure, les nuées apparaissent au troisième registre, sous l’Annonciation supposée, et se maintiennent dans les deux registres supérieurs sous les pieds des trois anges, de sorte que dans la partie supérieure de la composition, seul le Vieillard en est privé. Il ne faut cependant pas tenir compte de l’Annonciation présumée puisque cet emplacement ne lui était probablement pas destiné. Sur la deuxième voussure, les nuées font leur apparition au même niveau, sous la Visite des Saintes Femmes au Tombeau et la Déposition. Comme à Saint-Denis, les nuées sont donc absentes des scènes infernales, chez les Vieillards de l’Apocalypse et surtout sous la cité paradisiaque et le sein d’Abraham. Leur distribution suggère par conséquent que ces séjours sont topographiquement inférieurs au royaume des cieux et qu’à l’inverse, l’unique ange psychophore conservé se situe dans le ciel et conduit les élus vers Dieu. Pour les scènes de la vie du Christ, la présence de nuées est plus difficile à comprendre, à moins que les ondulations figurées sous les socles aient reçu une autre signification, ce qui me paraît peu probable, même si ces ondulations diffèrent quelque peu des autres. La Maiestas Domini et le collège apostolique Il a déjà été question de cette théophanie composite structurellement dérivée de l’Ascension et issue du portail de Chartres au sujet du portail de Provins. Il faut toutefois préciser qu’à Ivry-la-Bataille, elle n’a pas été séparée des scènes judiciaires, de sorte que les liens entre les deux thèmes paraissent plus étroits. On pourrait donc envisager ici un glissement temporel de la composition chartraine vers la fin des temps, mais comme à Provins, les thèmes spécifiquement parousiaques font défaut, à commencer par la résurrection des morts. L’enfer Comme je l’ai suggéré au sujet de la structure du programme, la localisation de la marmite infernale sur le sommier senestre de la première voussure implique un mouvement descendant des damnés

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fig. 120. Ivry-la-Bataille, ancienne église abbatiale Notre-Dame, l’enfer.

fig. 121. Ivry-la-Bataille, ancienne église abbatiale Notre-Dame, l’édifice paradisiaque.

(fig. 120). Les thèmes des deuxième et troisième registres confirment cette lecture : comme à Saint-Denis et Provins, un diable a chargé un damné sur son dos, assurant ainsi le transport des réprouvés vers leur destination infernale187. Au-dessus de lui, un ange foule aux pieds une figure très endommagée, probablement un dragon. Cette scène fait écho à la Descente aux Limbes située en face, sur la deuxième voussure, où le Christ foule aux pieds un être démoniaque, probablement Hadès 188. Par son emplacement et en partie par son iconographie, elle correspond également à la scène de séparation du Jugement dernier de Saint-Denis. À Ivry, le sort des ressuscités ne semble pas être l’enjeu du combat, 187

Ce diable est une grande figure nue apparemment dotée d’une queue animale. Il porte un homme également nu sur les épaules. À côté de ce diable apparaissent deux pieds humains nus qui n’appartiennent pas au diable puisqu’ils sont tournés dans l’autre direction. Ils devaient donc appartenir à un deuxième damné. Lapeyre, 1960, p. 296-297, avait également vu dans le grand personnage un démon. 188 Pour la question de l’identité du personnage gisant sous les pieds du Christ, voir Kartsonis, 1986, notamment p. 213.

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mais celui-ci marque tout de même la frontière entre les espaces occupés par les anges et les démons. De plus, la position des antagonistes suggère que le dragon est destiné à être repoussé vers l’enfer, au même titre que les damnés. Le combat angélique semble donc bien constituer, comme à Saint-Denis, le point de départ du parcours des damnés. Peut-être jouait-il la même fonction pour les élus, mais les mutilations subies par l’ange du quatrième registre ne permettent pas d’en être certain. L’édifice paradisiaque Le thème emprunté à Saint-Denis a pris ici une ampleur inédite (fig. 121). L’architecture est beaucoup plus complexe avec ses trois tours encadrant deux coupoles sous lesquelles se développent à gauche une grande arcade et à droite un mur soigneusement appareillé percé d’une baie ouvrant sur une sorte de tribune ou sur un espace intérieur surélevé. Comme à Saint-Denis, cet édifice peut être assimilé à une cité ou à une église. Un cortège composé de quatre élus se déploie devant ses murs, sur une sorte de coursière aménagée sur des arcades. Un ange beaucoup plus grand que les élus se tient derrière eux et les pousse avec bienveillance vers l’entrée de l’édifice paradisiaque189. Les deux premiers élus du cortège lèvent les mains, manifestant ainsi leur gratitude ou leur joie de se trouver à proximité de la porte de l’édifice. Dans l’embrasure de cette porte, figurée par l’arcade de gauche, se tient un grand personnage trônant dont la main gauche semble tenir un anneau, comme s’il venait d’ouvrir la porte de l’édifice190. À travers l’ouverture pratiquée dans le mur de droite, dans la tribune ou la salle située à l’étage, on peut apercevoir quatre ou cinq élus très mutilés, à l’exception de celui de droite dont la tête est ostensiblement penchée en arrière. Dans la direction de son regard, au sommet de l’édifice, se tient un grand personnage nimbé, flanqué de deux formes circulaires difficilement identifiables. Par rapport à l’édifice paradisiaque de Saint-Denis, on a donc ajouté un cortège et deux grandes figures, tout en supprimant les deux anges psychophores. Le mouvement centripète de ce cortège montre que les élus se préparent à pénétrer dans l’édifice paradi189 Si cette voie a été surélevée, c’est peut-être pour pouvoir rapprocher l’ange des élus, en dépit de leur différence de taille, et lui permettre ainsi de les pousser vers l’entrée de la cité paradisiaque. 190 Il ne reste presque plus rien de la main droite mais l’emplacement de la manche suggère qu’elle devait se tenir devant la poitrine.

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siaque alors que leurs homologues dionysiens étaient manifestement appelés à en sortir. L’identité du grand personnage assis à l’entrée de l’édifice ne peut pas être fermement établie. Sa fonction d’accueil à la porte du séjour paradisiaque, le détail des pieds dénudés ainsi que les formes à peine lisibles apparaissant au niveau de sa poitrine dans lesquelles on pourrait voir une clé suggèrent qu’il s’agit de saint Pierre191. L’identité de ce personnage ne change toutefois pas grand-chose à l’interprétation du séjour paradisiaque dont il occupe le seuil. Sauf s’il s’agissait du Christ, ce qui me paraît peu probable, d’autant que ce dernier semble avoir été représenté au sommet de l’édifice. C’est manifestement vers cette figure dominant la scène que se dirigent les élus, comme le suggère le personnage penchant exagérément la tête en arrière. À Saint-Denis, cette attitude indique que les élus sont appelés à quitter le paradis d’attente pour rejoindre la théophanie sommitale, mais à Ivry cette orientation du regard semble avoir été motivée par la présence du grand personnage campé sur le toit de cette construction. Ce personnage porte un nimbe flanqué de deux formes circulaires peu lisibles. Plusieurs indices suggèrent qu’il s’agit du Christ comme sa position prééminente et les dimensions considérables du nimbe, un attribut qu’on ne retrouve que chez l’ange thuriféraire du cinquième registre192. Je ne vois du reste pas comment interpréter autrement ce personnage. Cette hypothèse est lourde de conséquence car elle suppose que les élus sont appelés à entrer dans l’édifice paradisiaque pour y contempler la figure du Christ. Cela n’implique cependant pas nécessairement que l’édifice est devenu un paradis définitif et que les élus n’y accèdent qu’à la fin des temps puisque plusieurs représentations avérées du paradis d’attente comportent une théophanie, en parfaite contradiction avec le principe de la dilation.

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Devant sa poitrine apparaît en effet un cercle se prolongeant vers le bas par une tige. Pour Lapeyre, 1960, schéma F, p. 295, il s’agit bien du Christ. On pourrait deviner des traces de la branche verticale d’une croix sur son nimbe mais cette partie de la figure me semble trop endommagée pour pouvoir se prononcer à son sujet. Ce personnage est flanqué de deux formes circulaires où l’on peut deviner, à droite, un buste surgissant du fond du relief et sous lequel se déploie une pièce de tissu. On pourrait alors supposer que les deux formes circulaires correspondent aux personnifications du soleil et de la lune et, par conséquent, que le personnage central est effectivement le Christ. Les formes sont malheureusement trop lacunaires pour pouvoir postuler une telle lecture.

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fig. 122. Ivry-la-Bataille, ancienne église abbatiale Notre-Dame, le sein d’Abraham

fig. 123. Ivry-la-Bataille, ancienne église abbatiale Notre-Dame, ange psychophore.

Le sein d’Abraham et l’ange psychophore Les deux thèmes dionysiens figurés au-dessus de l’édifice paradisiaque ne diffèrent guère de leur modèle. Le patriarche porte toutefois dans son manteau cinq élus et surtout il se tient debout (fig. 122). Cette position pourrait indiquer que le sein d’Abraham a été conçu non pas comme un séjour paradisiaque mais plutôt comme un vecteur par lequel les âmes sont transportées au ciel, au même titre que les bras des anges psychophores. L’argument demeure cependant très ténu. Quant à l’ange portant les élus, il appartient au deuxième type de Saint-Denis et se singularise avant tout par sa position dominante par rapport au sein d’Abraham et par la présence de nuées sous ses pieds (fig. 123). Comme je l’ai suggéré plus haut, ces deux indices laissent supposer qu’il joue le rôle des anges de type III absents des voussoirs conservés du portail. D’autant que la façon dont il tient les élus – autour de la taille comme à Saint-Denis et non dans son manteau comme à Provins et sur un voussoir de Laon – le désigne comme un

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ange transportant les élus et non comme un séjour paradisiaque. D’un autre côté, ce ne sont certainement pas des corps ressuscités qu’il transporte puisque la résurrection est absente de la composition. On voit du reste mal pourquoi il éloignerait les âmes séparées des élus loin du sein d’Abraham et de l’édifice paradisiaque dans la mesure où celui-ci semble déjà accueillir une figure divine. Aussi peut-on supposer que cette composante découle d’un déplacement du voussoir, d’une mauvaise compréhension du modèle ou d’une recréation partielle de ce dernier. Quoi qu’il en soit, la position de cet ange ne suffit pas à faire basculer la composition dans le temps de l’eschatologie. Synthèse Le portail d’Ivry a enchâssé la théophanie composite de Chartres dans des voussures aux sujets très variés, tantôt empruntés à SaintDenis tantôt originaux ou de provenance inconnue. Dès l’origine ou à une époque ultérieure, on a réduit le nombre des voussures historiées de trois voire de quatre à deux, en réinsérant certains voussoirs dans la nouvelle composition, provoquant ainsi un certain désordre dans la distribution des sujets. Comme à Saint-Denis, les scènes judiciaires ont été inscrites dans la première voussure où elles entretiennent avec la théophanie centrale une relation beaucoup plus étroite qu’à Provins. Il semble bien que l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham aient conservé la dimension transitoire qu’ils avaient reçue à Saint-Denis. Les arguments principaux découlent de l’absence de thème eschatologique et, dans une moindre mesure, de la distibution des nuées. La présence probable du Christ et les attitudes des élus semblent toutefois indiquer qu’à l’inverse des élus du modèle, ceux-ci peuvent déjà bénéficier de la vision divine, comme dans certaines représentations du jugement immédiat. Et si un doute subsiste au sujet du rôle joué par l’unique ange psychophore, il ne remet pas fondamentalement en cause la temporalité actuelle attribuable aux séjours paradisiaques.

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4. NOTRE-DAME DE CORBEIL Le contexte Dans la série des quatre portails affiliés à Saint-Denis, celui de Corbeil est le moins bien conservé, mais il semble paradoxalement le plus instructif par rapport à la problématique du double jugement. Il a été érigé vers 1150-1160 à la façade occidentale de l’église de l’ancienne abbaye Notre-Dame, détruite en 1818193. Il avait déjà subi des dommages considérables en 1793, quand les têtes furent martelées et les statues des ébrasements arrachées. Deux d’entre elles furent heureusement sauvées et sont actuellement conservées au musée du Louvre. En raison de leur lieu de conservation et de leurs grandes qualités esthétiques, ce sont les vestiges les plus célèbres du portail mais il en subsiste d’autres moins connus. Au moment où l’on entreprit la destruction de l’église en ruine, en 1818, le comte de Gontaut-Biron en a racheté des pans entiers dont certains éléments du portail : les piédroits avec leurs chapiteaux, quelques fragments du tympan et sept voussoirs. Il les fit installer dans le parc de son château de Montgermont, près de Ponthierry (Seine-et-Marne), où ils se trouvent toujours, sans toujours respecter la disposition d’origine (fig. 124)194. Il faut ajouter que les conditions de conservation de ces sculptures – à l’air libre et sans protection – sont déplorables, si bien que leur dégradation progresse de manière inquiétante195. Pour connaître l’iconographie du portail, on possède en outre deux témoignages extrêmement précieux : une lettre d’un certain Raymond, contemporaine de la destruction de l’église (1818)196, et les dessins du portail réalisés par Jean-Baptiste-Joseph Jorand197. Le premier document est de loin le plus complet, mais il présente des imprécisions et sans doute des erreurs qu’il convient de rectifier.

193 C’est la datation proposée par Sauerländer, 1972, p. 79. Salet, 1941, p. 109, a proposé avec beaucoup de prudence une datation autour de 1180-1190. Il a été suivi par Lapeyre, 1960, p. 263. Cahn, 1975, p. 12, a situé le portail entre 1160 et 1170. 194 Salet, 1941, p. 86-89. 195 On constate notamment que sur la photo publiée par Wilibald Sauerländer, l’ange tenant la couronne a disparu alors qu’il était encore visible sur la photo de Francis Salet. 196 Raymond, Lettre à M. le Chevalier Millin, sur quelques Édifices relatifs à l’Histoire de France, et principalement sur l’Église de Corbeil. Paris, 21 janvier 1818. Le texte a été reproduit par Lapeyre, 1960, p. 299-300. 197 Les gravures ont été publiées par Pinard, 1845-1846 ; et en partie seulement par Salet, 1941. Cahn, 1975, p. 10, fig. 1, a retrouvé et publié le dessin utilisé pour la gravure de la vue d’ensemble.

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fig. 124. Montgermont, fragments remontés du tympan et de la première voussure du portail de Notre-Dame de Corbeil.

fig. 125. Tympan du portail de NotreDame de Corbeil, le Christ-Juge, gravure de Jean-Baptiste-Joseph Jorand.

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Reconstitution La surface constituée par le linteau et le tympan était divisée en trois registres. Sur la vue d’ensemble de l’église dessinée par Jorand, on peut voir distinctement que le Christ-Juge occupait les deux registres supérieurs198. Assis sur un trône devant une grande croix parousiaque, comme à Saint-Denis, il tenait un livre de la main gauche. Au-dessus de lui, une main divine surgissait de la nuée comme le montre un dessin de Jorand en parfaite concordance avec la description de Raymond (fig. 125)199. Et sur les deux dalles qui flanquaient la figure du Christ, on peut encore apercevoir les deux extrémités de la branche horizontale de la croix. Raymond ajoute cependant que le Christ et la main du Père formaient une Trinité avec « les ailes du Saint-Esprit »200. Bien que ces ailes ne figurent pas sur le dessin, il est possible qu’elles aient été sculptées sur la première voussure. D’autant qu’à Saint-Denis, le Saint-Esprit s’inscrit clairement dans une représentation de la Trinité et qu’à Chartres et à Provins, il a peut-être été figuré au sommet de la première voussure. Mais il se pourrait également que l’auteur ait mal interprété les nuées desquelles surgit la main de Dieu puisqu’il parle d’ailes et non d’une colombe. Sous les pieds du Christ enfin, probablement au-dessus du linteau, figuraient des anges buccinateurs201. Sur chacune des deux dalles conservées du troisième registre apparaissaient deux personnages en pied, le premier à gauche ayant disparu à une époque indéterminée (fig. 126-127). La description de Raymond et deux dessins de Jorand s’accordent pour voir dans les figures ailées situées de part et d’autre du Juge des anges présentant 198

Sur la gravure, le portail n’a été figuré que par quelques traits, mais la structure du linteau et du tympan est très lisible, cf. Pinard, 1845-1846, p. 167. Sur le dessin en revanche, on voit le Christ occupant toute la hauteur du tympan, les apôtres alignés sur le linteau mais pas les figures des deux registres supérieurs, cf. Cahn, 1975, p. 10, fig. 1. 199  « Au centre du bas-relief, sur le second plan, paroît le Fils de l’Homme, non pas seulement dans sa gloire, au milieu des anges et des saints, comme le dit Félibien en parlant du portail de Saint-Denis, mais adossé contre l’instrument de son supplice, et assis sur son tribunal pour juger les vivants et les morts ». 200  « La Trinité se montre tout entière dans ce grand jour. Au-dessus de la tête du Sauveur, s’avancent le bras du Tout-Puissant qui crée et les ailes de l’Esprit-Saint qui vivifie ». 201 « À ses pieds, d’autres anges debout sonnent de la trompette ». Lapeyre, 1960, p. 301, schéma G, a situé ces anges sur le tympan, au niveau de la résurrection mais sur un registre de hauteur inférieure à celle du deuxième registre. Dans sa description, Raymond passe des anges buccinateurs aux apôtres du linteau avant de revenir aux ressuscités. Il se pourrait donc que les anges buccinateurs aient figuré au premier registre, au milieu des apôtres, mais la gravure de Jorand montre une série d’apôtres ininterrompue et exclut par conséquent une telle hypothèse.

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fig. 126. Montgermont, fragments du tympan de Notre-Dame de Corbeil, plaque de gauche, la Vierge médiatrice ?

fig. 127. Montgermont, fragment du tympan de Notre-Dame de Corbeil, plaque de droite, un ange et saint Jean l’Évangéliste ?

fig. 128. Tympan du portail de Notre-Dame de Corbeil, deux anges et deux personnages – la Vierge et saint Jean l’Évangéliste ? – flanquant le Christ-Juge, gravures de Jean-Baptiste-Joseph Jorand.

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fig. 129. Linteau du portail de Notre-Dame de Corbeil, deux apôtres debout, gravure de Jean-Baptiste-Joseph Jorand.

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à gauche la couronne d’épines et à droite les clous de la Passion (fig. 128)202. Les deux personnages figurés derrière les anges aux signa ne sont en revanche pas identifiés par Raymond. Celui de droite tient un livre tandis que son vis-à-vis porte à la taille une longue ceinture caractéristique de certains vêtements féminins. On peut considérer qu’il s’agit de la Vierge puisqu’elle est la seule femme dont la présence est envisageable à la droite du Christ, et en déduire que le personnage symétrique est probablement saint Jean l’Évangéliste203. En confrontant le témoignage de Raymond et la vue d’ensemble de Jorand, on peut établir que la résurrection des morts figurait au registre médian, de part et d’autre du gigantesque Christ-Juge204. Les ressuscités situés à dextre ont été partiellement conservés sur une dalle dont le bord gauche est incurvé, confirmant que la scène appartenait au registre médian et non au linteau comme à Saint-Denis205. Le linteau accueillait en effet les apôtres inscrits sous des arceaux. Raymond les décrit assis tandis que le dessin de Jorand les montre debout, de sorte qu’il est impossible de se prononcer au sujet de leur attitude (fig. 129)206. La reconstitution des voussures pose davantage de problèmes car Jorand n’en a donné qu’une vue générale difficilement lisible et la description de Raymond n’est pas toujours très claire à cet égard. Pour commencer, le nombre de voussures n’est pas mentionné. André Lapeyre et Wilibald Sauerländer en ont restitué respectivement trois 202 « Des deux côtés de la face du Roi des rois, des anges debout tiennent avec respect, l’un sa couronne d’épines, l’autre les clous de sa Passion ». Pour le dessin de Pinard, voir Pinard, 1845-1846, p. 169. Cette identification a été admise par Pinard, 1845-1846, p. 169-170 ; Salet, 1941, p. 111-112 ; et Lapeyre, 1960, p. 256, et p. 301, schéma G. À gauche, la couronne d’épines dessinée par Jorand est presque entièrement détruite mais elle était encore visible en 1941, comme le montre la photo de Salet, 1941, p. 112. À droite en revanche, l’objet n’est pas visible et les mains sont déjà cassées sur le dessin de Pinard. L’hypothèse des clous ne repose donc que sur le témoignage de Raymond. Enfin les ailes ont été dessinées par Jorand mais elles demeurent à peine lisibles aujourd’hui. 203 C’est l’opinion de Salet, 1941, p. 112-113 ; et Lapeyre, 1960, p. 256-258. Le livre du personnage de droite a été représenté sur le dessin de Jorand et il est encore relativement bien conservé. 204 « Les morts sortent de leurs tombeaux à demi ouverts et comparoissent devant le tribunal suprême ». 205 Dans la partie droite du portail, on a fait reposer la dalle du troisième registre sur des fragments de chapiteaux. Voir à ce sujet Cahn, 1975, p. 8. 206 « Au-dessous du tribunal, porté sur les nuées du ciel, on voit les apôtres assis sur des trônes ». Salet, 1941, p. 114, a fait confiance à Jorand. Quant à Pinard, 1845-1846, p. 169, il n’a pas hésité à modifier le texte de Raymond pour le conformer à la gravure ! Si Raymond s’était effectivement mépris, ce serait parfaitement compréhensible car sur le linteau de Chartres et ceux qui en sont issus, la position assise des apôtres ne s’impose pas toujours au regard.

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ou quatre, sans toutefois motiver leur position207. Sur la gravure de Jorand, on en voit distinctement trois correspondant aux trois statues d’ébrasement mais on pourrait également y deviner une quatrième. Cette impression est confirmée par le dessin préparatoire, retrouvé par Walter Cahn, où l’on compte bel et bien quatre voussures208. Deux autres arguments plaident également en faveur de la deuxième solution. D’une part les deux ébrasements du portail remontés à Montgermont comportent chacun quatre chapiteaux historiés coiffant une colonnette et les emplacements désormais vides des trois statues. D’autre part, c’est sur une série de quatre voussures que se développent à Saint-Denis les thèmes repris assez fidèlement à Corbeil. Raymond situe dans les voussures une série de thèmes judiciaires et les Vieillards de l’Apocalypse. Pour André Lapeyre, les deux premières voussures accueillaient les thèmes judiciaires et la troisième les Vieillards209. Wilibald Sauerländer suggérait de son côté que les thèmes judiciaires se limitaient à la première voussure, les Vieillards occupant les trois autres210. Trois raisons me poussent à retenir la deuxième solution : elle suppose l’existence de quatre voussures, elle correspond au modèle dionysien et surtout elle coïncide davantage avec la description de Raymond. Celui-ci situe en effet à la gauche du Christ l’enfer et les démons se passant les damnés avant de les engouffrer dans une gueule d’enfer211. L’auteur précise que les démons constituent une « chaîne », sont « rangés en échelons » et se déploient « le long des voussures ». Cette organisation en échelon suppose une superposition des démons. Quant au terme voussure, il désigne probablement les voussoirs comme le suggère un deuxième emploi du terme au pluriel au sujet des élus. Les damnés devaient donc suivre un mouvement descendant le long de la moitié senestre de la première voussure jusqu’à cette gueule infernale. C’est ce que confirme l’unique voussoir comportant un thème infernal, en dépit de son mauvais état de conservation : situé à senestre, il montre un personnage nu portant un homme sur ses épaules (fig. 130). Il s’agit certainement d’un démon transportant un damné puisque le thème figure 207

Lapeyre, 1960, p. 301, schéma G ; et Sauerländer, 1972, p. 79. Pinard, 1845-1846, p. 167 ; et Cahn, 1975, p. 10, fig. 1. 209 Lapeyre, 1960, p. 301, schéma G. 210 Sauerländer, 1972, p. 79. 211 « À la gauche du Fils de Dieu, s’étend, le long des voussures, une chaîne de démons armés de griffes, ministres terribles des vengeances du Ciel. Les puissances des ténèbres, rangées en échelons, se passent l’une à l’autre les réprouvés, afin qu’il n’en échappe aucun. Les damnés vont par milliers s’engouffrer dans l’immense gueule d’un dragon ». 208

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à Saint-Denis, Provins et Ivry212. « Au-delà [de la gueule], on aperçoit quelques méchants placés dans une chaudière bouillante, où ils donnent toutes les marques du désespoir  ». Dans la logique du mouvement descendant issu de Saint-Denis, la marmite infernale se situait en dessous de la gueule, sur le sommier213. Le mouvement inverse est en tout cas clairement décrit au sujet des élus. À la droite du Christ se trouvait une forteresse ouverte vers le haut pour permettre aux élus de monter au ciel214. Au-dessus de cette forteresse, que Raymond identifiait curieusement au purgatoire, figure une série de fig. 130. Montgermont, fragment du portail de Notre-Dame de Corbeil, pre- personnages présentant les élus mière voussure, démon transportant au Rédempteur. Pour l’auteur, ces personnages sont les « saints un damné ? patrons  », mais les vestiges montrent que l’un d’entre eux est le patriarche Abraham215. Il est en revanche plus difficile de déterminer si le Rédempteur auquel sont présentés les élus est celui du tympan ou si le Christ figurait une deuxième fois au sommet de la première voussure, comme à Saint-Denis. Dans la mesure où Raymond désigne systématiquement le Christ du tympan de manière différente – Fils de l’Homme, Sauveur, Souverain Juge, Roi des rois, Fils de Dieu – on pourrait penser que le terme Rédempteur constitue simplement une appellation supplémentaire. Je retiendrai toutefois la deuxième option car elle correspond au modèle dionysien. Dans cette hypothèse, il faudrait remettre en question la présence de la colombe signalée par l’auteur au-dessus du Christ-Juge ou la situer ailleurs, ce qui me paraît peu probable. Il 212

Salet, 1941, p. 116, a supposé qu’il s’agissait d’un démon. C’est ce que suggère également le schéma de Lapeyre, 1960, p. 301, schéma G. 214 « À la droite de Jésus-Christ s’élève une forteresse haute et escarpée dont le comble ouvert laisse une libre sortie à une foule d’élus, qui se pressent de monter au ciel : Venez les bénis de mon père ». 215 Le sein d’Abraham a été identifié par Salet, 1941, p. 116. 213

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semble en tout cas que les élus étaient transportés vers une théophanie sommitale, probablement un Christ anthropomorphe. « Le paradis forme la dernière et la plus grande des trois enceintes. Vingt-quatre vieillards, parmi lesquels on distingue Moïse avec les Tables de la Loi, assis sur des trônes, ayant en main des vases d’or pleins de parfums, chantent, aux noces de l’Agneau, un cantique nouveau avec la harpe, le sistre et le psaltérion ». Deux voussoirs exposés à Montgermont accueillent chacun un Vieillard assis sur un siège curule, celui de droite tenant une fiole. L’expression utilisée par Raymond pour les situer – «  la dernière et la plus grande des trois enceintes » – se rapporte probablement aux trois lieux de l’au-delà qu’il a cru identifier sur le portail : l’enfer, le purgatoire et le paradis. La dernière enceinte étant la plus grande, on peut supposer qu’elle occupait les trois voussures supérieures. Un espace de cette envergure était en tout cas nécessaire pour accueillir la totalité des vingt-quatre Vieillards. L’évocation de l’adoration de l’Agneau par Raymond pourrait apparaître comme une simple glose de l’Apocalypse, mais elle correspond par ailleurs au modèle dionysien. On voit de surcroît mal pourquoi Raymond aurait privilégié l’Agneau au détriment de l’Anonyme s’il ne l’avait pas vu. Une des trois clés des voussures supérieures devait donc certainement comporter une représentation de l’Agneau divin, comme à Saint-Denis et Provins. À ces différentes composantes se serait ajoutée une scène de transitus. Raymond a commencé sa description du portail par ce tableau mais il n’en précise pas l’emplacement. Il s’agit probablement de la scène figurée sur le troisième chapiteau de l’ébrasement de droite. Dans ce cas, la lecture de Raymond serait erronée, comme on va le voir dans l’analyse de ce chapiteau. La tradition iconographique Il est évident que les composantes et leur distribution proviennent pour l’essentiel de Saint-Denis. Une modification importante a pourtant été apportée au linteau et au tympan. Le linteau accueille en effet les douze apôtres peut-être inspirés par le modèle chartrain, même si le dessin de Jorand les montre debout216. On ne s’est toutefois pas contenté d’assembler des thèmes d’origines différentes, comme à Pro-

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L’influence de Chartres sur la figuration des apôtres a été suggérée par Salet, 1941, p. 117 ; et Lapeyre, 1960, p. 259. Ces auteurs ainsi que Sauerländer, 1972, p. 79, et Cahn, 1975, p. 12, ont également souligné le style chartrain des sculptures du portail.

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vins et Ivry : cet apport étranger au modèle dionysien a été pleinement assumé, comme on va le voir au sujet de la structure. La structure Si le linteau et le tympan composent trois registres, comme à SaintDenis, l’insertion du collège apostolique au registre inférieur a provoqué un décalage des thèmes judiciaires vers le haut. Il en est résulté un curieux découpage de la résurrection, séparée en deux par la partie inférieure de la figure du Juge. Et au troisième registre, on a fusionné le thème des anges aux signa et celui des médiateurs, certainement la Vierge et probablement saint Jean. Dans les voussures, la structure semble avoir été identique à celle de Saint-Denis, pour autant que la reconstitution proposée soit exacte. On y retrouve un clivage dextre-senestre dans les registres inférieurs, des mouvements ascendant et descendant pour les élus et les damnés, et la présence d’une théophanie sommitale au-dessus des Vieillards et probablement au-dessus des élus. Les nuées Les nuées conservées ou signalées par les témoignages anciens ne sont pas légion. Comme l’indiquent Raymond et Jorand, elles apparaissaient sous les pieds du Christ et au-dessus de la main divine. Elles se déploient également autour des anges aux signa et des deux médiateurs du registre supérieur, à la fois sous leurs pieds et le long du bord extérieur de la dalle jouxtant la première voussure. Elles font en revanche défaut autour du collège apostolique et de la résurrection des morts. Dans les voussures, deux personnages – peut-être des anges – surgissent d’une nuée qui, dans la présentation de Montgermont, s’inscrit exactement dans le prolongement de celles du troisième registre, ce qui correspond peut-être à la disposition d’origine. Si des anges de type psychophore ont effectivement dominé ces nuées, comme le suggèrent plusieurs indices dont il sera question plus loin, cela signifie que la rencontre des élus avec la théophanie sommitale a été située dans un espace céleste bien plus transcendant que celui dans lequel s’inscrit l’édifice paradisiaque du sommier. Le tribunal divin Pour la première fois semble-t-il dans l’histoire du Jugement dernier, la Vierge et saint Jean ont été séparés du collège apostolique. Au

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portail de Saint-Denis, la Vierge figurait à la droite du Christ, au milieu des apôtres, mais on ne peut pas affirmer que saint Jean lui correspondait symétriquement217. Quoi qu’il en soit, la formule corbeilloise demeure foncièrement originale en raison de l’isolement de ces deux médiateurs. Comme je l’ai suggéré en évoquant la tradition iconographique, cette solution a pu être imposée par le bouleversement découlant de la transposition d’un motif peut-être chartrain – le collège apostolique – sur le linteau. Il semble toutefois plus vraisemblable que cette solution ait été souhaitée, sans doute dans le but de mettre la Vierge et saint Jean en évidence. Le concepteur aurait toutefois pu rapprocher les apôtres des médiateurs en les inscrivant sur le registre médian, ce qui aurait présenté comme autre avantage de maintenir la résurrection au niveau inférieur de la composition, comme à SaintDenis, en un lieu beaucoup plus adapté à une scène se déroulant sur terre. Cet isolement de Marie et de Jean constitue un précédent notoire de la formule dans laquelle le Christ-Juge est entouré uniquement d’anges et des deux médiateurs, une formule adoptée à Chartres et à Paris, et appliquée ensuite dans un très grand nombre de Jugements derniers du XIIIe siècle. Sur ces portails, les apôtres des ébrasements ont certainement perdu leur fonction d’assesseurs, contrairement à ce que l’on a parfois affirmé, car ils accompagnent une deuxième figuration du Christ dépourvue de relation directe avec le Jugement dernier. À Corbeil en revanche, les apôtres sont restés topographiquement proches du Christ-Juge et ne côtoient pas une deuxième théophanie christique. Aussi peut-on considérer qu’ils ont conservé leur fonction première, même s’ils n’étaient peut-être pas assis comme l’exige leur ministère judiciaire (Mt 19, 28)218. La résurrection des morts Seuls les ressuscités situés à la droite du Christ ont été conservés. Peu de détails sont encore visibles aujourd’hui mais Francis Salet avait encore pu distinguer un ressuscité portant un pallium219. Le plus important est que tous les couvercles sont soulevés de la gauche vers 217

Blum, 1992, p. 43, a supposé avec beaucoup de prudence que l’apôtre situé à la gauche du Christ pouvait être saint Jean. Boerner, 1998, p. 228, l’a postulé pour Saint-Denis et pour Laon. 218 Il arrive cependant que les assesseurs se tiennent debout comme à Autun et Negrentino. 219 Dans le registre inférieur, le ressuscité situé à droite portait un pallium, comme le signalait Salet, 1941, p. 114. On peut le reconnaître sur une photo publiée par Lapeyre, 1960, p. 259, fig. 200, mais aujourd’hui il a disparu.

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la droite, si bien que les quatre figures conservées sont orientées vers la gauche. Elles tournent donc le dos au Christ, mais comme elles se trouvent à sa droite on pourrait considérer que cette position n’est pas dévalorisante et que ces ressuscités regardent dans la direction des figures saintes et/ou angéliques des voussoirs attenants, ce qui en ferait des élus. Pour pouvoir attribuer une signification aussi précise à cette disposition, il aurait toutefois fallu connaître celle des ressuscités figurés à senestre, ce qui n’est pas le cas. On ne peut dès lors pas déterminer si les ressuscités étaient déjà séparés en fonction de leurs statuts comme à Saint-Denis. L’enfer Même si rien n’indique qu’une séparation des damnés et des élus figurait à senestre, les damnés étaient certainement transportés vers l’enfer à partir d’un point situé à peu près au niveau de la résurrection et en tout cas en dessous des nuées. Le démon conservé laisse supposer par ailleurs que le transport des damnés se faisait claveau par claveau – ce que signifie sans doute l’expression « en échelon » utilisée par Raymond – comme à Provins et Ivry, et non au sein de groupes compacts comme à Saint-Denis. La description de Raymond suggère enfin que la cité infernale du modèle dionysien avait été remplacée par une marmite à laquelle les réprouvés accédaient en passant par une gueule animale. Cette formule apparemment inédite combine les solutions de Provins et d’Ivry, tout en transformant la gueule-lieu en une gueule-passage comme on le fera beaucoup plus tard à Paris. L’édifice paradisiaque Raymond situait à la droite du Christ une « forteresse haute et escarpée dont le comble ouvert laisse une libre sortie à une foule d’élus ». Cette description correspond globalement à ce que l’on peut voir à Saint-Denis, à dextre, sur le sommier de la première voussure : les élus sortant de l’édifice paradisiaque par le haut. Raymond assimile cependant cet édifice au purgatoire car, explique-t-il, « Au pied de la citadelle, un malheureux entouré de flammes, moins aiguës que celles de l’enfer, est visité par un ange porteur des prières des saints ». Si l’on considère que les plus anciennes représentations du purgatoire ne sont pas antérieures au milieu du XIIIe siècle, on ne peut que se montrer extrêmement sceptique face à une telle affirmation. On pourrait alors attribuer la méprise à la présence de feuillages sous l’édifice paradisiaque comme à Saint-Denis ou, davantage encore, de

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tiges végétales devant ses murs comme à Provins. Quant à la confrontation entre un ange et un homme, elle évoque les occupants des cités paradisiaques de Saint-Denis et de Provins, et davantage encore le cortège d’élus accompagné par un ange d’Ivry-la-Bataille. Ainsi, l’édifice paradisiaque ne présentait apparemment aucun ajout suggérant une mutation sémantique et n’a manifestement pas changé de statut. Les élus étaient au contraire appelés à en sortir par le haut et à être transportés vers le ciel. Le sein d’Abraham et les personnages de type psychophore Le sein d’Abraham a été relativement bien conservé : le patriarche se tient assis, il abrite trois élus dans son manteau et surtout il a posé les pieds sur une forme arquée difficile à interpréter mais en tout cas distincte d’une nuée (fig. 131). Quant aux autres personnages de type psychophore, ils devaient être au moins au nombre de trois puisque Raymond précise qu’ils tenaient les « bons […] sur leur genous (sic), les autres entre leurs bras, d’autres dans le pan de leur manteau ». La dernière manière de porter les élus correspondant à celle d’Abraham, on peut supposer que Raymond a confondu le patriarche avec un saint patron, si bien qu’il subsisterait au moins deux autres personnages psychophores. À Montgermont, un personnage situé à dextre semble tenir sur son genou gauche une petite figure humaine à moitié couchée (fig. 132)220. Cette attitude correspond donc à la première manière de tenir les élus mentionnée par Raymond. Les deux personnages conservés sortant d’une nuée ne présentent aucune trace d’âme mais les lacunes sont telles que l’hypothèse peut être envisagée (fig. 133). Bien que ces trois personnages aient été assimilés à des anges, leurs ailes ne sont pas clairement identifiables. C’est à peine si l’on peut les deviner dans les protubérances mutilées apparaissant au-dessus des épaules221. On peut comprendre alors que Raymond ait assimilé ces personnages à 220

Il semble qu’à partir du genou gauche du personnage, le tronc de l’élu se développe de biais vers la gauche, de telle sorte que sa tête apparaisse au niveau de la poitrine de son protecteur, et que les jambes fléchies s’élèvent vers la droite. 221 Une protubérance de ce type apparaît au-dessus de l’épaule gauche du personnage tenant un élu sur ses genoux mais il s’agit probablement d’un pont, une surface saillante destinée à rattacher la tête au fond du relief. Les protubérances observables de part et d’autre de la tête disparue de la figure sortant de la nuée pourraient en revanche correspondre à des ailes. L’absence d’ailes sur le fond du relief pourrait s’expliquer si l’on considère qu’elles se déployaient verticalement comme chez les anges du tympan figurés sur le dessin de Pinard et dont il subsiste un fragment derrière l’ange de droite, mais elles auraient alors débordé sur le voussoir supérieur, ce qui me paraît peu probable.

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fig. 131. Montgermont, fragment du portail de Notre-Dame de Corbeil, première voussure, le sein d’Abraham.

fig. 132. Montgermont, fragment du portail de Notre-Dame de Corbeil, première voussure, personnage tenant un élu ?

fig. 133. Montgermont, fragment du portail de Notre-Dame de Corbeil, première voussure, ange ?

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des saints. Pinard a appuyé cette lecture en l’illustrant par un dessin de Jorand figurant un homme debout au-dessus d’un chapiteau222. Même si le ou les élus supposés ne sont pas visibles sur ce dessin et que le personnage de type psychophore n’est pas censé figurer sur un sommier, le témoignage de Pinard renforce celui de Raymond. Ces maigres informations conduisent à envisager au moins trois possibilités : soit les vestiges correspondent bien à des ailes, soit les anges dionysiens ont été remplacés – volontairement ou non – par des hommes, peut-être les patriarches Isaac et Jacob, soit les anges cohabitent avec des humains. Les nuées desquelles surgissent deux personnages les désignent a priori comme des anges tandis que le troisième semble être un humain. C’est pourquoi j’opterais pour la dernière solution, à savoir une cohabitation de deux anges et d’un saint ou d’un patriarche. Une des deux figures surgissant d’une nuée étant située à senestre, on peut en déduire que comme à Saint-Denis, le clivage horizontal a cédé la place à un clivage vertical dans la partie supérieure de la première voussure, sans doute à partir de ces nuées. On peut donc supposer que, comme à Saint-Denis, la première voussure était dominée par des anges de type III présentant les élus à la théophanie sommitale. D’autant que Raymond signale la présence de personnages adoptant leur attitude – tenant les élus « entre leurs bras » – et que le nombre de voussoirs tel qu’on peut le restituer – cinq de chaque côté de la clé, voire six – le permettait. À dextre devaient donc figurer l’édifice paradisiaque en bas, les trois voussoirs exposés à Montgermont au milieu et peut-être un ange de type III sous la clé. L’ordre des trois voussoirs conservés ne peut malheureusement pas être rétabli. On peut supposer que le sein d’Abraham figurait en bas, l’ange présumé sortant de la nuée au milieu et le personnage de type psychophore en haut, mais on pourrait également envisager que l’ordre primitif a été respecté, auquel cas le sein d’Abraham se trouverait au-dessus des nuées et pourrait alors apparaître comme un séjour définitif. Le plus important reste que plusieurs figures transportaient des âmes, sans doute dans la direction d’une théophanie sommitale : la colombe du Saint-Esprit ou plus probablement une figuration anthropomorphe du Christ, ainsi que le suggère le terme Rédempteur utilisé par Raymond. Comme à Saint-Denis, les élus auraient donc été destinés à quitter l’édifice paradisiaque par le haut et traverser les nuées 222

Pinard, 1845-1846, p. 170.

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avant de contempler Dieu face-à-face. On ne pourra sans doute jamais être certain qu’aucun indice ne venait contredire ces données, mais le programme me semble suffisamment proche du modèle pour l’interpréter de la même manière. Les Vieillards et les théophanies sommitales Comme à Saint-Denis, les Vieillards étaient probablement répartis sur les trois voussures supérieures, autour de l’Agneau divin. La référence à l’adoration de l’Agneau semble donc avoir été maintenue. En revanche, le Père tenant l’Agneau dans un médaillon n’y figurait probablement pas, d’autant que la main divine apparaissait au sommet du tympan, et il en allait peut-être de même pour la colombe du Saint-Esprit. Si la Trinité avait effectivement été représentée, comme le suggère Raymond, elle ne se rattacherait donc pas aux Vieillards mais aux élus transportés sur la première voussure et figurerait, comme à Saint-Denis, l’objet complet de la vision béatifique. Il faut encore relever que Raymond a identifié Moïse parmi les Vieillards. Dans les voussures et les ébrasements, il est souvent l’un des rares prophètes voire le seul à pouvoir être identifié sans ambiguïté en raison des Tables de la Loi qu’il porte dans les mains223. C’est pourquoi je pense que l’on peut suivre l’auteur sur ce point. Cela signifie que les Vieillards, ou une partie d’entre eux, ont été identifiés aux prophètes, comme dans les commentaires de l’Apocalypse. À Saint-Denis, cette assimilation avait peut-être été signifiée indirectement par le biais des rinceaux enveloppant les Vieillards de la troisième voussure. À Corbeil, elle a manifestement été effectuée au moyen d’un indice visuel dépourvu d’ambiguïté. Les Vieillards pouvaient alors représenter plus explicitement l’Église céleste, le royaume des cieux où les élus sont appelés à contempler Dieu figuré ici sous la forme de l’Agneau. La scène de transitus Voici comment Raymond commence sa description du portail : « Le sculpteur a choisi le moment où le monde finissant, il ne reste plus qu’un mourrant accompagné d’un consolateur vêtu d’une 223 Pour les ébrasements, on peut citer les exemples de Saint-Denis, de Chartres (ouest) et d’Angers. À Senlis, Moïse est également présent mais il n’est plus le seul à être reconnaissable. Pour les voussures on peut citer les portails plus tardifs de Paris, Amiens (huitième voussure), même s’il subsiste un doute au sujet de ce dernier (Durand, 1901, p. 383), et Poitiers (Maillard, 1921, p. 104).

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fig. 134. Montgermont, fragment du portail de Notre-Dame de Corbeil, troisième chapiteau de l’ébrasement de droite, scènes de la vie de Jacob.

longue robe : il est au pied du lit, tandis que de l’autre côté, on aperçoit un diable qui, la griffe ouverte, saisit déjà le moribond ». Le troisième chapiteau de l’ébrasement de droite montre deux scènes pouvant correspondre à cette description (fig. 134). De part et d’autre d’un personnage assis à l’angle du chapiteau apparaît un lit dont l’occupant s’est redressé pour recevoir le plat que lui tend un deuxième protagoniste. Il s’agit de Jacob apportant un plat de lentille à Isaac, une scène flanquée sur les chapiteaux voisins par la bénédiction de Jacob par Isaac et l’échelle de Jacob. Le cycle vétérotestamentaire ne se rapporte donc pas directement au jugement immédiat ou au Jugement dernier. Compte tenu de la taille, de l’éloignement du chapiteau et des dommages qu’il a subis, on peut comprendre que Raymond se soit mépris sur sa signification. Synthèse Le portail de Corbeil apparaît en définitive comme étant le plus proche de celui de Saint-Denis et les quelques modifications dont il a fait l’objet ne semblent pas en avoir affecté le sens premier. La pauvreté des vestiges, les imprécisions de la description de Raymond et les lacunes dans les dessins de Jorand laissent cependant subsister

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plusieurs doutes. Ainsi la disparition des ressuscités figurés à senestre empêche-t-elle de savoir si le clivage horizontal commençait déjà sur le tympan. On peut en revanche soutenir que l’édifice paradisiaque et peut-être le sein d’Abraham ont continué de représenter le paradis d’attente. Raymond n’a en effet signalé aucun ajout trahissant une mutation sémantique, en dehors des formes qu’il a interprétées, sans doute erronément, comme étant des flammes. Mais le plus important est que cet édifice est séparé des théophanies sommitales par une nuée de laquelle surgit probablement un ange. Je considère donc que, comme à Saint-Denis, les élus sont appelés à quitter le paradis d’attente afin d’être conduits dans les bras des anges, auxquels s’ajoutent sans doute un saint ou un patriarche, jusqu’au royaume des cieux où ils jouiront de la vision béatifique. 5. SYNTHÈSE Le portail de Saint-Denis a exercé une influence incontestable sur quatre portails érigés dans les années 1150, mais à des degrés extrêmement divers. Alors qu’à Laon et à Corbeil il a inspiré l’essentiel de la structure et des thèmes du programme, à Provins et à Ivry il n’a influencé que les thèmes judiciaires d’une des trois ou quatre voussures, raboutés ici à des compositions issues du portail de Chartres. Le sens premier du modèle a également été compris très diversement. À Laon, on a limité le programme à une Seconde Parousie à laquelle on a greffé sans véritable articulation l’élévation des élus, excluant ainsi la séparation, l’expulsion des damnés, l’enfer et l’édifice paradisiaque. Dans cette reprise appauvrie du modèle dionysien, le sein d’Abraham a de toute évidence perdu son statut primitif de paradis d’attente pour devenir un séjour définitif, et ce peut-être pour la première fois dans l’histoire de ce thème. À Provins, à Ivry-la-Bataille et à Corbeil au contraire, on a manifestement maintenu le sens initial du sein d’Abraham ainsi que celui de l’édifice paradisiaque. À Corbeil, ces séjours temporaires s’inscrivent de surcroît dans un Jugement dernier, de sorte que, comme à SaintDenis, les élus sont appelés à les quitter pour être transportés dans le royaume des cieux, au-dessus des nuées desquelles émergent deux personnages – sans doute des anges – de la première voussure. Il subsiste toutefois un léger doute au sujet du sein d’Abraham puisqu’il n’est pas impossible qu’il ait figuré au-dessus de ces nuées et qu’il ait par conséquent été considéré comme un séjour définitif.

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À Provins, on a résolument écarté les composantes eschatologiques du modèle, inscrivant ainsi les scènes judiciaires dans le temps de la mort. C’est donc après le premier jugement que les damnés sont transportés en enfer tandis que les élus sont emmenés dans le sein d’Abraham et couronnés dans la cité paradisiaque en attendant de pouvoir jouir de la vision trinitaire inscrite au sommet du portail. Cette lecture peut aussi être envisagée pour le portail d’Ivry-la-Bataille où l’on a pareillement écarté les thèmes eschatologiques, même si la présence d’un ange psychophore évoluant sur des nuées au-dessus des lieux paradisiaques pourrait signifier que les élus sont appelés à quitter le paradis d’attente. Je retiendrai donc que sur trois portails affiliés à Saint-Denis – Provins, Ivry-la-Bataille et Corbeil –, la cité paradisiaque est restée un séjour temporaire, qu’il en va de même sur les deux premiers portails et sans doute à Corbeil pour le sein d’Abraham, et que ces thèmes ont par conséquent continué d’évoquer indirectement le jugement immédiat au terme duquel les élus sont transportés dans ces lieux imparfaits. Sur les deux premiers portails, les joies paradisiaques dépassent cependant celles du modèle puisque les élus reçoivent une couronne à Provins et sans doute la vision de Dieu à Ivry, ce que l’on pourrait expliquer par une volonté de compenser l’absence des thématiques liées au Jugement dernier et à ses récompenses.

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IV. LES JUGEMENTS DERNIERS GOTHIQUES DE LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XIIIe SIÈCLE

Entre les œuvres inscrites dans la filiation de Saint-Denis et les grands portails du début du XIIIe siècle, la production artistique française n’a que très rarement accueilli le thème du Jugement dernier et les principales exceptions sont de surcroît très éloignées du berceau du premier gothique : le portail de Saint-Trophime d’Arles et les peintures du chœur de Montgauch (Ariège). Les exemples sont également rares dans les manuscrits1. Dans les années 1200 au contraire, le thème s’est très largement imposé dans les programmes monumentaux : sur les vitraux et surtout dans la sculpture où il occupe le plus souvent le portail central, comme à Saint-Denis2. On en trouve également de nombreux exemples dans les manuscrits. Quatre œuvres réalisées durant la première moitié du XIIIe siècle peuvent être interprétées en termes de double jugement : le vitrail de Bourges, le Psautier de Marguerite de Bourgogne, le portail de Chartres et celui de Reims. La structure et les composantes du portail central de Notre-Dame de Paris indiquent au contraire très clairement que le jugement immédiat et le paradis d’attente ont été abandonnés au profit d’une composition temporellement et spatialement monolithique. Ce choix iconographique a été très lourd de conséquences puisque le portail parisien a exercé une influence considérable sur l’iconographie des nombreux Jugements derniers sculptés en France et dans les pays limitrophes pendant une grande partie du XIIIe siècle, si bien que cette œuvre marque l’abandon quasi généralisé du premier jugement3. Le premier chapitre visera à dégager les modalités de la transformation du sein d’Abraham en un paradis définitif durant la seconde moitié du XIIe siècle. Cette analyse permettra de mieux comprendre 1

Voir à ce sujet le Psautier d’Amiens (BM, ms. 19, f. 12v ; vers 1170), cf. Christe, 1999, p. 120. 2 Le Jugement dernier a été figuré sur les roses occidentales des cathédrales de Laon, Chartres et Paris, et de la collégiale de Mantes-la-Jolie. Dans l’église de Donnemarie-Dontilly (Seine-et-Marne), la rose orientale montre la résurrection des morts, mais la scène ne concerne que les élus. Le Jugement dernier figure enfin sur un vitrail du déambulatoire de la cathédrale de Bourges dont il sera question plus loin. Voir au sujet de ces vitraux Christe, 1999, p. 221 ; et Pace et Angheben, 2007, p. 161-163. 3 Mâle, 1948, p. 667 ; Christe, 1999, p. 228-257 ; et Pace et Angheben, 2007, p. 115-118, 120-125 et 127-128.

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l’utilisation du thème sur les portails de la première moitié du siècle suivant, en particulier à Paris et sur les portails qui en dépendent. Seront ensuite abordées brièvement deux œuvres qui se prêtent à la lecture du double jugement sans pour autant réclamer de longs développements : le Psautier de Marguerite de Bourgogne et le vitrail de Bourges. Deux chapitres beaucoup plus longs seront ensuite consacrés aux portails de Chartres et de Reims, les deux derniers grands portails auxquels cette lecture peut être appliquée. Et avant de clore ce livre, il faudra analyser le portail de Paris et une partie de sa descendance pour essayer de comprendre comment le double jugement a été transformé en jugement unique et s’interroger sur les raisons d’une telle mutation sémantique. A. LE SEIN D’ABRAHAM COMME PARADIS DÉFINITIF Si l’on applique l’hypothèse du double jugement aux œuvres étudiées précédemment, on doit en déduire que le sein d’Abraham a continué de représenter le paradis d’attente dans les compositions principalement dédiées au Jugement dernier jusque dans les années 1140-1150 : la formule byzantine, Conques, Saint-Denis, Provins, Ivryla-Bataille et peut-être Corbeil. Il en va tout autrement dans la deuxième moitié du XIIe siècle et au début du siècle suivant, une période durant laquelle le sein d’Abraham ou celui des patriarches est régulièrement apparu comme un séjour définitif. C’est probablement le cas au portail de Laon, où l’on a vu que le modèle dionysien a manifestement fait l’objet d’une réinterprétation radicale, et sur les peintures de Montgauch. Cette lecture ne fait en revanche aucun doute sur le portail d’Arles et sur les roses de Chartres et de Mantes-la-Jolie. On pourrait ajouter à cette série l’ambon de Klosterneubourg dans la mesure où son auteur, Nicolas de Verdun, s’inscrit dans un milieu artistique culturellement et géographiquement proche des œuvres envisagées ici. Cette mutation sémantique a le plus souvent été accompagnée d’une modification structurelle visant à adapter l’emplacement du thème à sa nouvelle signification4. Ainsi au portail de Saint-Trophime d’Arles les trois patriarches se trouvent-ils pratiquement au centre de la composition, à la droite du Christ du tympan, de sorte que pour y 4

Le Jugement dernier de Montgauch comporte une représentation des trois patriarches figurant manifestement le paradis définitif, mais la peinture n’est pas toujours très lisible et se prête assez difficilement à une étude iconographique approfondie.

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le sein d’abraham comme paradis définitif

accéder les élus doivent désormais adopter un mouvement centripète (fig. 135). L’accession au sein d’Abraham s’accompagne donc d’un rapprochement par rapport au Juge et concorde dès lors avec la sentence adressée aux élus – «  Venez les bénis de mon Père » – et avec fig. 135. Arles, cathédrale Saint-Trophime, portail l’idée de vision béatioccidental, le sein des patriarches. fique qui implique une telle proximité. Dans les œuvres antérieures au contraire, les élus progressant vers le sein d’Abraham s’éloignaient du Juge en adoptant un mouvement centrifuge. À Arles, ce changement est d’autant plus visible que la composition est marquée par les deux longues frises du porche sur lesquelles se déploient les interminables cortèges des élus et des damnés adoptant des mouvements respectivement convergent et divergent5. Les patriarches dominent de surcroît la résurrection des morts, de sorte que les anges de type psychophore élèvent directement les élus ressuscités depuis leur tombeau jusqu’au séjour paradisiaque. Une légère prééminence s’ajoute ainsi à la centralité du thème. Et comme on va le voir au sujet du Jugement dernier de Notre-Dame de Paris, il est possible que ce changement de statut du sein d’Abraham ait été intentionnellement souligné par la présence des autres patriarches. Sur l’ambon de Klosterneubourg (1181), le sein d’Abraham a été figuré dans une Jérusalem céleste peuplée d’anges, et l’ensemble a été inscrit sur le troisième et dernier registre de l’œuvre, autrement dit au-dessus de l’enfer et du Juge (fig. 136)6. On y a donc cumulé deux indices confirmant le nouveau statut du thème : son introduction dans la Cité sainte et sa position prééminente correspondant au 5 Il faut relever que la position centrale du paradis est accentuée par la présence d’une porte défendue par un ange à la gauche du Christ. On notera également que des arbres ont été figurés entre les patriarches, assimilant ainsi le séjour des élus à un jardin, comme sur le portail de Moissac, si ce n’est que ce dernier est destiné aux âmes séparées. Voir au sujet du portail arlésien, Dufoix, 1999 ; et Pace et Angheben, 2007, p. 78-79. 6 L’inscription identifie clairement ce lieu à la Jérusalem céleste, cf. Buschhausen, 1980, p. 84.

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caractère céleste du séjour définitif des élus. À la position périphérique et inférieure des exemples antérieurs s’est donc significativement substitué un emplacement central et éminent, même si cette configuration était largement conditionnée par la structure de l’œuvre, articulée sur trois registres7. On retrouve une structure analogue sur la rose occidentale de Chartres mise en œuvre vers 1200 (fig. XX)8. Le Christ, inscrit dans l’oculus central, est entouré de trois cercles de médaillons fig. 136. Nicolas de Verdun, ambon de figurés : le premier est occupé par les quatre Vivants et des anges, le Klosterneubourg, le paradis. deuxième par les apôtres et la séparation (fig. XXI), et le troisième par les anges aux signa, la résurrection des morts et l’enfer. Le sein d’Abraham figure au sommet du deuxième cercle, dans l’axe de la composition comme sur l’ambon de Klosterneubourg (fig. XXII)9. Sa localisation céleste est confirmée par la présence de deux séraphins sur les médaillons voisins10. Le poids sémantique de cette localisation prééminente est d’autant plus grand que l’enfer figure au plus bas du cercle inférieur (fig. XXIII), si bien que la composition présente une bipolarité verticale très marquée, une configuration particulièrement rare dans laquelle le séjour paradisiaque est clairement situé au ciel et s’oppose à un enfer inscrit dans un lieu souterrain11. Il est d’autant 7

Il faut préciser en effet que les scènes des trois registres se correspondent verticalement, d’abord dans une logique typologique et, pour les deux dernières « colonnes », suivant un principe d’unité narrative : la Parousie et le Jugement dernier. 8 Delaporte, 1926, p. 519-521 ; et Deremble, 2003, p. 228-231. 9 Baie 143 ; 17, cf. Delaporte, 1926, p. 521 ; et Deremble, 2003, p. 231. 10 Les deux anges portent six ailes, comme les séraphins, mais elles sont ocellées comme celles des chérubins, apparaissant ainsi comme une fusion ou une synthèse, très fréquente en Occident, des deux ordres angéliques situés au sommet de la hiérarchie, cf. Angheben, 2008, p. 59-60. 11 Baie 143 ; 26. Le cercle inférieur de la rose ne possédant pas de médaillon dans l’axe, la gueule infernale est légèrement décalée sur la gauche, mais cela n’enlève pas grand-chose à la bipolarité verticale de la composition. Pour cette question de la bipolarité dans les Jugements derniers médiévaux, voir Pace et Angheben, 2007, p. 162.

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le vitrail de bourges

plus important de relever ces particularités que le portail du Jugement dernier, érigé quelques années plus tard, présente un clivage horizontal. Dans la mesure où j’interpréterai le sein d’Abraham de ce portail comme un séjour temporaire, il faudra tenir compte de ce précédent local dans lequel le thème avait déjà perdu son sens premier. Sur la rose occidentale de Mantes (1210-1220), le sein d’Abraham a bénéficié d’une position encore plus éminente puisqu’il occupe le médaillon central du cercle extérieur. Il s’oppose toutefois à la pesée et non à l’enfer, lequel a été inscrit à droite de la composition, comme sur les portails contemporains12. Entre le portail de Saint-Denis et celui de Chartres, on a donc commencé à donner au séjour définitif des élus la forme du sein d’Abraham ou des patriarches, tout en ayant conscience de ce qu’impliquait une telle mutation, ce dont témoignent leurs localisations inédites au centre et/ou dans la partie supérieure de la composition. On verra cependant que dans l’iconographie du Jugement dernier, la signification première du thème n’a pas été définitivement abandonnée. B. LE VITRAIL DE BOURGES Le vitrail du déambulatoire de la cathédrale de Bourges consacré au Jugement dernier a probablement été réalisé entre 1200 et 1215, autrement dit durant la période de création du portail de Notre-Dame de Paris auquel il s’apparente par de nombreuses composantes thématiques et structurelles (fig. XXIV)13. Il est composé d’un demiquatre-feuilles surmonté de deux quatre-feuilles. À ces trois niveaux correspondent globalement les trois registres du portail de Paris et de nombreux portails issus de ce modèle : la résurrection des morts, la séparation et le tribunal divin (fig. XXV-XXVII). La séparation étant inscrite au-dessus de la résurrection, elle se situe très clairement à la fin des temps, de sorte que le sein d’Abraham vers lequel se dirigent les élus correspond au paradis définitif, comme dans les différents exemples mentionnés précédemment. Cette nouvelle signification n’a toutefois suscité aucune adaptation structurelle puisque le thème continue d’occuper une position marginale et inférieure, comme dans le Jugement dernier parisien. 12

de Finance, 2000, p. 104-109 ; et Pace et Angheben, 2007, p. 163. Ribault, 1995, p. 99-104 ; Christe, 1999, p. 111 et 221-222 ; et Pace et Angheben, 2007, p. 163. 13

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De manière totalement exceptionnelle, ce Jugement dernier surmonte quatre saynètes évoquant un juste et un avare et leurs destinées posthumes respectives (fig. XXVII). Au centre du registre inférieur figure un autel servant de pivot à deux scènes clairement antithétiques (fig. XXVIII). À droite, un avare reconnaissable à sa bourse est repoussé par un clerc et entraîné par un diable vers le panneau adjacent. À gauche un homme manifestement vertueux s’est agenouillé devant un autre clerc tandis qu’un ange pose ses mains dans son dos avec bienveillance, probablement pour l’accompagner dans cette démarche. En plus de le bénir, le clerc invite cet homme à saisir son étole. Les statuts respectifs de ces deux hommes sont amplement confirmés par les saynètes voisines. À droite, l’avare a été plongé dans un chaudron chauffé par des flammes qu’attise un démon, tandis qu’un deuxième démon défèque des pièces de monnaie au-dessus de sa bouche. À gauche, l’âme nimbée du juste sortant de son corps étendu sur un lit est emportée au ciel par un ange (fig. XXIX)14. De manière éminemment significative, le Jugement dernier de Bourges comporte donc en son registre inférieur une scène de transitus identifiable sans la moindre ambiguïté par le motif du lit de mort. On peut aisément supposer que cette scène prolonge celle du centre. Pour l’avare, la continuité avec la scène précédente est clairement affirmée par la répétition du motif de la bourse et par le diable entraînant sa proie. Son transitus a toutefois été écarté au profit de sa destination infernale. Si les deux scènes centrales apparaissent clairement comme les points de départ des deux tableaux évoquant la destinée posthume du juste et de l’avare, leur signification précise ne se laisse pas cerner aussi facilement. La présence d’un calice sur l’autel et le livre ouvert tenu par le clerc de droite suggèrent que la bénédiction et l’expulsion se déroulent dans un contexte liturgique. Pour l’expulsion on peut conjecturer qu’elle correspond plus précisément à une excommunication due à la pratique de l’avarice, auquel cas la présence du calice sur l’autel serait destinée à montrer que l’excommunié est effectivement privé du sacrement de l’eucharistie. Dans cette hypothèse, la bande blanche surgissant de la main droite du prêtre pourrait correspondre à l’hysope avec laquelle est pratiqué l’exorcisme15. Pour l’autre 14

Brugger et Christe, 2000, p. 354, ont qualifié ce personnage de « bon chrétien ». Pour Wirth, 2008, p. 352, la scène montre la communion et l’excommunication. Pour Baschet, 2009, p. 119, elle montre un exorcisme ou une malédiction. Pour le rituel de l’exorcisme, voir Forget, 1913. 15

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le psautier de marguerite de bourgogne

scène, il me semble plus difficile de déterminer le rite auquel elle correspond – pénitence, eucharistie ? –, mais je relèverai que le clerc met son étole dans la main du juste16. Dans la mesure où dans les textes comme dans l’iconographie l’étole ecclésiastique a été assimilée à la stola alba remise aux martyrs d’Apocalypse 6 et aux âmes ayant franchi avec succès le premier jugement, on peut supposer qu’elle annonce ici la mort heureuse du juste et la récompense qui lui sera remise. L’essentiel pour mon propos est que le vitrail de Bourges est la première composition montrant sans la moindre ambiguïté la superposition des deux jugements, même si la dimension judiciaire du premier demeure allusive. On retrouvera ce type d’association beaucoup plus tard au Camposanto de Pise où le Triomphe de la Mort précède le Jugement dernier17. Le vitrail montre donc qu’au début du XIIIe siècle, on éprouvait encore le besoin de rappeler qu’au moment de la Parousie, un premier jugement avait déjà été prononcé. C’est également ce que suggèrent les trois programmes pratiquement contemporains dont il va être question. C. LE PSAUTIER DE MARGUERITE DE BOURGOGNE Le Psautier de Marguerite de Bourgogne, réalisé vers 1225, possède un Jugement dernier déployé sur quatre registres sur lesquels se superposent de bas en haut l’enfer, la séparation, la résurrection et le Christ-Juge (fig. XXX)18. L’hypothèse du double jugement est suggérée à la fois par la position prééminente de la résurrection par rapport à la séparation – comparable à ce que montrent les Jugements derniers byzantins, le portail de Mâcon et celui de Conques – et par le redoublement de la séparation. À celle du deuxième registre s’en ajoute en effet une seconde figurée au registre  supérieur où se déploient de part et d’autre du Juge les cortèges respectivement convergent et divergent des élus et des damnés. Ce redoublement est incontestablement intentionnel puisqu’il s’est fait au détriment des anges aux signa traditionnellement figurés dans les Jugements der-

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Il me semble que contrairement à ce que suggère le portail de Conques, le motif du calice ne renvoie pas ici aux suffrages. 17 Voir par exemple Baschet, 1986. 18 Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1273, f. 19, cf. Christe, 1999, p. 120-121.

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niers des psautiers19. Des analogies extrêmement précises amènent de surcroît le regard à rapprocher les deux séparations : le cortège des élus est conduit par un roi et un évêque, et surtout les damnés sont entravés par une corde tirée par un diable figuré au-delà du cadre de l’image. Deux indices établissent cependant une différence majeure entre les deux séparations. La première est accomplie par un ange manipulant une balance, comme dans de nombreux jugements immédiats, et met en scène des hommes entièrement dénudés. Quant à la seconde, elle est présidée par le Christ et concerne des prévenus habillés. Il semble par conséquent que le premier partage soit destiné aux âmes séparées tandis que le second s’adresse aux ressuscités. La transition entre le deuxième registre et le quatrième est assurée par la résurrection des morts : ceux-ci sont encore dépouillés de leurs vêtements, à l’exception des attributs des souverains et des évêques comme au registre sous-jacent, mais ils regardent vers le haut, entraînant le regard du spectateur dans la même direction20. Quant à la transition entre les deux cortèges de damnés et l’enfer du registre inférieur, elle est matérialisée par leur débordement dans la marge droite de l’enluminure où l’absence de registre permet d’imaginer une chute ou du moins une circulation verticale. Elle se poursuit du reste avec un troisième cortège de damnés repoussé par un ange armé d’une épée débordant lui aussi sur la marge. Ces damnés sont manifestement des ressuscités puisqu’ils sont habillés, au même titre que leurs homologues du dernier registre, et que ces deux cortèges sont repoussés par un ange brandissant une épée. On pourrait alors penser que les damnés nus plongés dans une sorte de marmite infernale sont les damnés entrés en enfer avant la fin des temps, mais l’un d’entre eux semble avoir été arraché au cortège pour y être projeté. Le passage à la nudité correspond en réalité à une déchéance supplémentaire infligée aux réprouvés, comme on le voit régulièrement dans les jugements immédiats ou les Jugements derniers21. Il semble donc que la composition ait privilégié la continuité entre la deuxième séparation et l’enfer, autrement dit la trame narrative du Jugement dernier, 19

On aurait également pu figurer les apôtres assesseurs puisque l’espace disponible était suffisant, mais les probabilités demeurent extrêmement faibles dans la mesure où ils ont généralement été écartés des Jugements derniers des psautiers, cf. Christe, 1999, p. 120139 ; et Pace et Angheben, 2007, p. 155-160. 20 On identifie aisément une mitre et une couronne mais le troisième couvre-chef est plus difficile à reconnaître. Peut-être s’agit-il d’une couronne de forme différente. 21 C’est ce que l’on peut voir notamment à Sant’Angelo in Formis et sur le portail de la Descente aux Limbes de Saint-Yved de Braine.

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même si l’enfer apparaît comme la destination commune de tous les damnés, y compris ceux de la première séparation. Un obstacle s’oppose cependant à cette lecture en termes de double jugement. À l’issue de la première séparation, les élus ne se dirigent pas vers un lieu paradisiaque mais vers l’ange à la balance, de la même manière que les élus de la seconde séparation convergent vers le Christ.  Il me semble néanmoins qu’en dépit de cette lacune, les indices plaident largement en faveur de l’hypothèse du double jugement. D. CHARTRES Le portail central du porche méridional de la cathédrale de Chartres semble avoir inauguré une longue série de Jugements derniers dans lesquels les apôtres ont été écartés du tribunal divin et transposés aux ébrasements. Pour la problématique du double jugement, le plus important réside cependant dans le maintien des lieux de l’au-delà au sein des voussures et surtout dans le retour de la scène de séparation au registre inférieur de la composition. Cette disposition et le traitement des différents thèmes judiciaires conduisent à voir dans cette séparation une figuration du jugement immédiat, comme à Mâcon et à Conques où les cortèges divergents figurent au même endroit. Le contexte Après l’incendie de 1194, voire plus tôt, on a entrepris de reconstruire presque entièrement la cathédrale tout en conservant la crypte et la façade occidentale de l’édifice roman22. Cette façade étant ornée des trois portails érigés au milieu du XIIe siècle, on décida d’inscrire le décor sculpté sur les deux façades du transept en donnant à cellesci une monumentalité propre aux façades occidentales comme celle de Laon dont elles s’inspirent largement : trois portails précédés d’un porche très saillant23. Au nord, le portail du Triomphe de la Vierge, que je qualifierai pour la commodité de portail de la Vierge (fig. 139), est flanqué à gauche du portail de l’Épiphanie (fig. 140) et à droite de celui de Job et de Salomon (fig. 141). Au sud, le portail du Juge22

Kurmann-Schwarz et Kurmann, 2001, p. 283-291 ; et Prache, 2006. Vöge, 1958, p. 68. L’idée a été reprise par Claussen, 1975, p. 78 ; Büchsel, 1995, p. 16 ; et Villette, 1994, p. 125. 23

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ment dernier (fig. 137) s’inscrit entre celui des Martyrs à gauche (fig. 142) et celui des Confesseurs à droite (fig. 143). La chronologie et les étapes de la mise en œuvre des ces sculptures restent très discutées. Certaines traces de remaniements et la présence d’au moins deux ateliers laissent deviner d’importantes hésitations dans l’élaboration du programme sculpté, mais les explications proposées sont très diverses et pas toujours convaincantes. Pour commencer, il convient de relever la cohabitation de styles différents. On y a logiquement reconnu l’intervention de plusieurs mains sans toutefois s’accorder sur leur nombre24, mais leur origine a fait l’objet d’un large consensus autour de l’hypothèse de Wilhelm Vöge. Les premiers sculpteurs seraient venus de Laon pour exécuter le portail de la Vierge25. Les sculpteurs des portails du Jugement dernier, de l’Épiphanie et des Martyrs ont également pratiqué le style de Laon, mais avec une certaine sécheresse parfois attribuée à une évolution du style du portail de la Vierge26. Dans un second temps seraient intervenus des sculpteurs issus du chantier de Sens pour exécuter le portail des Confesseurs et celui de Job27. L’arrivée de ces sculpteurs a généralement été expliquée par un changement de programme28. Certains auteurs ont supposé que trois portails, dont celui du Jugement dernier, avaient été prévus initialement pour la façade occiden-

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Celui qui est allé le plus loin dans l’identification des mains est Schlag, 1943. Ses attributions extrêmement précises, en particulier celles de la figure 106, n’ont toutefois guère été argumentées. 25 Vöge, 1958, p. 72. L’idée a été reprise par Schlag, 1943, p. 129 ; Sauerländer, 1972, p. 112 ; Claussen, 1975, p. 106 ; et Büchsel, 1995, p. 16. 26 Büchsel, 1995, p. 121, pour qui le développement de l’atelier du Jugement dernier découle du groupe de David du portail du Triomphe de la Vierge. L’idée a été reprise par Kurmann-Schwarz et Kurmann, 2001, p. 289. Vöge, 1958, p. 72, a rapproché le style de ce portail de celui de la façade occidentale de Notre-Dame de Paris, sans pour autant postuler une influence du second sur le premier. 27 L’hypothèse d’une origine sénonaise des ateliers ayant travaillé au portail des Confesseurs et celui de Job a été soutenue par Sauerländer, 1972, p. 114 et 116-117 ; et Gosebruch, 1970, p. 143. Büchsel, 1995, p. 104-108, a également défendu cette hypothèse tout en postulant que le maître du portail des Confesseurs était celui du portail de Job. Curieusement, Vöge, 1958, p. 71-72, a d’abord évoqué à la fois Laon et Sens comme sources des sculptures du portail de la Vierge pour ne retenir ensuite que Laon, et il n’a pas explicitement rattaché à Sens le portail de Job et de Salomon qu’il attribue au « maître des têtes de rois ». Schlag, 1943, p. 157-158, a postulé une origine sénonaise, mais pour le portail des Martyrs et celui de l’Épiphanie. Il a été partiellement suivi par Claussen, 1975, p. 106-107. 28 Les différentes hypothèses concernant ces changements de plan ont été clairement résumées par Kurmann-Schwarz et Kurmann, 2001, p. 283-302. Voir aussi Büchsel, 1995, p. 120-121. Il faut toutefois noter que pour certains, il n’y aurait pas eu de changement de projet, cf. Vöge, 1958, p. 68-69 ; et Sauerländer, 1972, p. 113.

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tale, mais l’hypothèse a généralement été rejetée29. D’autres, plus nombreux, ont estimé qu’on n’avait d’abord prévu qu’un portail par façade latérale avant de les flanquer de deux autres portails30. Pour Martin Büchsel, on aurait transposé à la seule façade méridionale – parce qu’elle est orientée vers le centre de la cité – le programme de Laon dans lequel le Triomphe de la Vierge est flanqué du Jugement dernier et de l’Épiphanie, avant de redistribuer ces trois thèmes sur les deux façades, en même temps que trois nouveaux portails31. Pour les porches enfin, on continue d’hésiter entre un programme prévu dès l’origine et un ajout postérieur 32. La chronologie a également divisé les chercheurs. Pour les uns, le programme sculpté a été conçu dès le début de la construction en 1194, tandis que pour les autres il a vu le jour après l’arrivée en 1205 des reliques de sainte Anne dont l’effigie a été dressée sur le trumeau du portail de la Vierge33. Il me semble cependant que l’on a accordé 29 Jan van der Meulen a fondé cette hypothèse sur sur les travaux de Hans Kunze cf. van der Meulen et Hohmeyer, 1984, p. 87-148. Pour Kidson, 1958, p. 26-31, le premier projet comportait trois nouveaux portails à la façade occidentale, mais le portail du Jugement dernier avait été prévu dès l’origine pour la façade méridionale du transept. L’hypothèse de Kunze et de van der Meulen a été soutenue et substantiellement étayée par Claussen, 1975, p. 77-84. Elle a en revanche été rejetée par Büchsel, 1995, p. 120 ; et Prache, 2006, p. 247-248. 30 C’est l’hypothèse d’Abdul-Hak, 1942, p. 147-148 ; Schlag, 1943, p. 157 ; Claussen, 1975, p. 77 ; Mâle, 1963, p. 98 ; et Villette, 1994, p. 125-126. Kidson, 1958, p. 26-31, a suggéré qu’un portail avait été prévu pour le bras nord, mais il a hésité entre un et trois portails pour le bras sud. 31 Büchsel, 1995, p. 123-126. Cette hypothèse a été globalement approuvée par KurmannSchwarz et Kurmann, 2001, p. 291. 32 Kurmann-Schwarz et Kurmann, 2001, p. 291, ont admis avec prudence l’hypothèse de Büchsel selon laquelle la façade méridionale devait comprendre dès l’origine trois portails et en ont déduit que le porche avait également été prévu. Cela n’implique toutefois pas qu’un programme iconographique avait été conçu dès l’origine. Pour Claussen, 1975, p. 77-84, un porche était prévu dès le premier projet, mais pour les nouveaux portails de la façade occidentale. 33 Le comte de Chartres, Louis de Blois, a envoyé ces reliques de Constantinople en 1204 et chargé son épouse, la comtesse Catherine, de les offrir à la cathédrale de Chartres cf. Katzenellenbogen, 1959, p. 62. Cette donation est généralement située en 1204, mais elle a eu lieu en 1205, cf. Lautier, 2003, p. 58-59. Pour Sauerländer, 1972, p. 112-113, la date de 1204 marque le début des travaux du portail nord, et c’est peu avant 1210 que le portail du Jugement dernier a été commencé. Abdul-Hak, 1942, p. 147, et Prache, 1994, p. 23, ont situé l’exécution du portail du Jugement dernier entre 1210 et 1215 ; Schlag, 1943, p. 157, a daté les premières sculptures de ce portail entre 1200 et 1210. Pour Kidson, 1958, p. 27, l’érection des portails du bras sud était bien avancée en 1217. Pour Claussen, 1975, p. 105 et 107, tous les portails, à l’exception de celui de Job, ont été conçus au début de la construction (vers 1195). Il situe par ailleurs celui du Jugement dernier avant celui du Triomphe de la Vierge mais il le date dans un premier temps entre 1200 et 1205, et ensuite peu de temps après le début de la construction.

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une importance excessive à cet événement historique et qu’un changement de programme en cours de travaux est aisément envisageable. L’effigie de sainte Anne aurait alors été sculptée après les plus anciennes sculptures du portail, comme l’ont supposé plusieurs spécialistes en se fondant sur les différences stylistiques séparant ces différentes œuvres34. La chronologie relative pose également problème mais, à deux exceptions près, les chercheurs ont estimé que le Jugement dernier avait été exécuté après le Triomphe de la Vierge35. Si bien que dans l’hypothèse d’une datation basse du portail de la Vierge, après 1205, celui du Jugement dernier devrait être repoussé encore plus loin dans cette décennie, voire dans la décennie suivante. Ces incertitudes conditionnent en partie la lecture du Jugement dernier, à commencer par la question des rapports entre Chartres et Paris. Suivant la chronologie adoptée, on supposera l’influence d’un portail sur l’autre, des échanges entre les deux, voire une totale indépendance  des deux œuvres, ce qui paraît peu probable36. Dans la mesure où l’hypothèse du double jugement peut s’appliquer au portail de Chartres et pas à celui de Paris, je soutiendrai que s’il y a eu influences ou échanges, ils n’ont concerné qu’une partie de leurs composantes. De la chronologie dépend également l’interprétation des relations entre les portails d’une même façade. Si les portails méridionaux 34 van der Meulen et Hohmeyer, 1984, p. 144-146, ont soutenu qu’une statue de la Vierge avait peut-être été prévue pour le trumeau. Ils ont en tout cas constaté que le style de sainte Anne était plus tardif que celui des ébrasements et du « Beau-Dieu ». Claussen, 1975, p. 106, a également supposé qu’une Vierge à l’Enfant avait été prévue pour le trumeau. Il a par ailleurs souligné que le style de sainte Anne était celui du maître principal mais plus évolué. Pour Büchsel, 1995, p. 124-126, la figure de sainte Anne est la sculpture la plus récente du portail et elle n’a été prévue qu’après le changement de programme – lorsqu’on est passé de trois portails au sud à trois portails à chaque bras de transept et que le Triomphe de la Vierge a cédé la place au Jugement dernier – car à ses yeux, la mère de Marie aurait difficilement pu occuper un tel emplacement sur le portail le plus important sur le plan liturgique de la cathédrale. Prache, 1994, p. 23, a supposé pour sa part que sainte Anne avait pu recevoir un culte à Chartres avant 1205, ce qui aurait motivé le choix de la relique prélevée par le comte de Blois. On doit en tout cas constater que le style de cette figure est sensiblement différent de celui des statues d’ébrasement. Même si l’on ne peut pas comparer de manière pleinement satisfaisante des vêtements féminins à des vêtements masculins, les ondulations formées par la retombée de la robe de sainte Anne ne possèdent aucun équivalent sur les figures des ébrasements alors qu’on les retrouve chez la sainte Modeste du porche nord. Quant aux plis – encore traités dans l’esprit du Müldenfaltenstil –, ils sont plus espacés et moins saillants. 35 Gosebruch, 1970 ; et Claussen, 1975, p. 104, sont les seuls à avoir accordé la priorité au portail du Jugement dernier. 36 Pour Boerner, 1998, p. 281, le portail de Chartres n’a pas pu servir de modèle à celui de Paris mais ils se sont réciproquement influencés.

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semblent constituer un programme cohérent, il n’est pas certain que le concepteur du Jugement dernier ait compté sur les sujets traités sur les portails latéraux pour compléter, prolonger ou amplifier le programme du portail central car ces sujets ont peut-être été ajoutés dans un second temps. Les indices fournis par les portails latéraux ne pourront donc être utilisés qu’en supposant que le concepteur avait prévu la mise en œuvre de ces portails ou qu’il y a prolongé scrupuleusement le programme et la logique iconographiques adoptés au portail central. Des problèmes analogues se posent au sujet des portails exécutés par l’atelier sénonais, le portail de Job et celui des Confesseurs. Dans la mesure où les logiques figuratives et iconographiques du Jugement dernier seront comparées à celles des autres portails, il faudra se demander si certaines caractéristiques doivent être attribuées à des habitudes d’atelier ou, au contraire, à un souci de cohérence émanant du ou des concepteurs, parmi lesquels on doit d’ailleurs compter les sculpteurs eux-mêmes comme l’implique l’acception du terme « concepteur » adoptée ici. Le contexte intellectuel dans lequel ce programme a vu le jour doit également être invoqué. L’école de Chartres était en effet, avec celle de Laon, parmi les plus célèbres et elle a assuré la réputation de la cité épiscopale depuis le début du XIe siècle, avec Fulbert, jusqu’au milieu du siècle suivant avec Yves de Chartres, Bernard de Chartres dit Bernardus Silvestris, Gilbert de la Porée et Thierry de Chartres. À ce moment-là, les écoles parisiennes ont commencé à prendre le dessus, mais celle de Chartres a continué de briller par le talent de ses évêques, écolâtres, maîtres ou élèves, certains l’ayant dirigée durant plusieurs années tandis que d’autres n’y ont effectué qu’un bref séjour en tant qu’évêque – tels Jean de Salisbury (1176-1180) et Pierre de Celles (1181-1183) qui y ont achevé leur long et riche parcours – ou en tant qu’élève – comme Pierre de Blois37 Au moment où l’on a entamé le chantier de la nouvelle cathédrale, cette école ne pouvait plus s’enorgueillir de la présence de théologiens aussi illustres, mais elle a été dirigée entre 1208 et 1213 par Pierre de Roissy qui, à défaut d’égaler ses prédécesseurs par sa science et l’ampleur de son œuvre, n’en demeure pas moins un véritable théologien38. Sur le plan de la liturgie enfin, on relèvera que l’ordinaire du XIIe siècle et celui du XIIIe ont été conservés et qu’ils peuvent contribuer à répondre aux

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Voir à ce sujet Clerval, 1895. Pour l’œuvre de Pierre de Roissy, voir notamment Kennedy, 1943 ; et d’Alverny, 1966.

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fig. 137. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, le Jugement dernier.

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fig. 138. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, linteau, tympan et voussures, le Jugement dernier.

questions relatives aux pratiques funéraires chartraines et à la conception de l’au-delà diffusée par la liturgie locale. Description Le trumeau et les ébrasements – occupés respectivement par le Christ et les apôtres – constituent un premier niveau décoratif visuellement très homogène (fig. 137). Au deuxième niveau, le linteau et le tympan présentent trois registres inégaux dédiés successivement à la séparation des damnés et des élus, déployée de part et d’autre de la pesée et dominée par une troupe angélique, au tribunal divin et aux anges exhibant les instruments de la Passion (fig. 138). Le tribunal a été réduit à la figure du Juge flanqué de deux médiateurs privilégiés – la Vierge et saint Jean l’Évangéliste –, trois grandes figures occupant presque toute la surface du registre médian (fig. 158). Quant aux anges présentant les instruments de la Passion, ils enchâssent littéralement ce tribunal réduit, dans une composition triangulaire. Ceux qui portent la lance et la colonne de la flagellation sont agenouillés à coté des médiateurs, deux autres anges maintiennent la croix parousiaque au-dessus du Christ, dans l’axe de la composition, tandis que les deux derniers exposent sur les côtés la

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couronne d’épines et les clous de la Passion. Ces trois registres rencontrent des correspondances très étroites dans les cinq voussures. Au niveau des sommiers se prolongent les cortèges des damnés et des élus, au-dessus de ce registre figure la résurrection des morts et à partir du troisième niveau de voussoirs apparaissent les anges buccinateurs ainsi que les neuf chœurs angéliques. Sur les clés des troisième et quatrième voussures enfin, des têtes humaines apparaissent au milieu de formes architecturales extrêmement complexes et, pour le second, derrière des nuées. La tradition iconographique Avec cette localisation de la croix au sommet du tympan, le portail de Chartres s’inscrit dans la continuité des formules antérieures  : Beaulieu, Conques, Saint-Denis et Corbeil. Et si cette croix ne passe plus derrière le Juge, elle apparaît encore dans l’axe de la composition, comme dans les trois derniers exemples. À Paris au contraire, la croix – dont la dimension triomphale a pratiquement disparu – a été reléguée sur le côté, au même niveau que le Christ, de sorte que cette formule introduit une rupture par rapport à la tradition iconographique du XIIe siècle. À Chartres, le déploiement de la séparation sur toute la surface du linteau semble également renouer avec cette tradition, mais au-delà du portail de Saint-Denis, où le linteau a été consacré à la résurrection des morts, et en passant peut-être par le linteau additionnel de Laon. La réduction du tribunal divin apparaît en revanche comme une création chartraine car, comme on va le voir, sa composition semble provenir directement du portail de la Vierge. Quelle qu’en soit l’origine, cette innovation est fondamentale étant donné que la formule se maintiendra dans la grande majorité des Jugements derniers sculptés de la fin du Moyen Âge, que ce soit en France ou dans les pays voisins. À Corbeil, la Vierge et saint Jean avaient probablement été isolés des autres apôtres de manière analogue, mais ces derniers avaient conservé leur rôle d’assesseur et n’avaient pas encore été transposés sur les ébrasements. Des tribunaux réduits au Juge et aux anges portant les instruments de la Passion figurent par ailleurs sur une série de staurothèques mosanes de la deuxième moitié du XIIe siècle et sur l’ambon de Klosterneubourg39. On rencontre enfin une formule 39

La plupart de ces staurothèques mosanes font référence au Jugement dernier sans toutefois le représenter explicitement. La seule exception est celle de Cloisters de New York, cf. Verdier, 1973, p. 115-120, et fig. 7.

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proche de celle de Corbeil sur le vitrail du Jugement dernier de la cathédrale de Bourges où deux anges aux signa et les deux médiateurs ont été détachés du groupe des apôtres40. Une fois encore, le portail de Chartres semble s’inscrire dans la continuité d’une tendance remontant au XIIe siècle tout en innovant par le déploiement des grandes figures d’apôtres sur les deux ébrasements. Apparaît également comme une spécificité chartraine l’inscription de la résurrection des morts dans les voussures car auparavant ce thème avait été localisé sur le linteau ou un registre inférieur du tympan. Cette innovation est d’autant plus importante qu’elle conditionne fortement la lecture du Jugement dernier. Quant à la présence de damnés et d’élus sur les sommiers, elle dépend certainement de la formule inaugurée à Saint-Denis, si ce n’est qu’au lieu de suivre un mouvement accompagnant la courbure de la première voussure, ces figures se déploient horizontalement, dans des espaces conçus comme des prolongements latéraux du linteau.  La structure Ce découpage en registres constitue une singularité majeure de la formule chartraine : il rompt avec la structure dionysienne, qui imposait des parcours visuels complexes et par conséquent difficiles à suivre, au profit de parcours horizontaux rattachant les trois registres centraux aux thèmes correspondants des voussures. Au registre inférieur, la continuité thématique est évidente ; au deuxième registre, la résurrection des morts se rattache très logiquement à la Parousie ; aux registres supérieurs enfin, la foule des anges répond à leurs homologues exposant les instruments de la Passion. Une telle continuité permet une lecture claire et fluide du portail par strates horizontales. Comme on va le voir, le portail de Paris ne présente pas de correspondances aussi régulières entre registres, contraignant de surcroît le regard à sauter d’un registre à l’autre. Comme dans les compositions combinant les deux jugements – la formule byzantine, Mâcon et Conques – la résurrection des morts se situe au-dessus de la séparation. Or, sur les autres portails de Chartres comme dans la quasi-totalité des portails antérieurs, les scènes se lisent par registre en partant du bas. C’est une évidence aux portails de la 40 Brugger, 2000, p. 68 ; et Christe, 1999, p. 221-222 et 226, ont estimé que ce que l’on appelle le modèle parisien était communément utilisé dans les années 1200 en se fondant sur le vitrail de Bourges, qu’ils situent respectivement vers 1210 et vers 1210-1215, et sur le Psautier d’Ingeburge.

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fig. 139. Chartres, cathédrale, porche nord, portail de la Vierge, linteau, tympan et voussures, Triomphe de la Vierge.

Fig. 140. Chartres, cathédrale, porche nord, portail de l’Épiphanie, linteau, tympan et voussures.

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fig. 141. Chartres, cathédrale, porche nord, portail de Job et de Salomon, linteau, tympan et voussures.

Vierge (fig. 139), de l’Épiphanie (fig. 140), des Martyrs (fig. 142) et des Confesseurs (fig. 143)41. Cet usage conforte donc l’hypothèse d’une lecture des scènes du Jugement dernier de bas en haut : la séparation d’abord, la résurrection ensuite. Dans la perspective d’un jugement unique, il faudrait au contraire lire ces deux épisodes dans l’autre sens en effectuant un saut spatial pour le moins incommode partant des espaces périphériques des voussures pour aboutir au centre du linteau. Un tel sens de lecture est encore plus difficile à concevoir quand on considère que, comme à Mâcon et à Conques, la résurrection ne concerne que les élus, ainsi qu’on le verra plus loin. Enfin, le parcours des élus s’achèverait sur les sommiers situés à dextre, sous les sarcophages du deuxième 41

Au portail de Job et de Salomon, les épisodes relatifs à ces deux figures bibliques ne s’inscrivent pas dans une même séquence narrative et ne peuvent donc pas être pris en considération pour cette problématique. On notera cependant que les tableaux des deux voussures médianes se lisent bel et bien de bas en haut. Seule l’histoire de Tobie se lit en continu de gauche à droite, autrement dit dans des directions successivement ascendante et descendante, mais dans ce cas on a clairement privilégié la continuité de la lecture, évitant au spectateur de devoir reprendre le récit sur le sommier de droite après être arrivé au sommet de la voussure. Pour l’iconographie de ce portail, voir Katzenellenbogen, 1959, p. 68-74 ; et Büchsel, 1995, p. 58-93.

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fig. 142. Chartres, cathédrale, porche sud, portail des Martyrs, linteau, tympan et voussures.

fig. 143. Chartres, cathédrale, porche sud, portail des Confesseurs, linteau, tympan et voussures.

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registre, en un lieu marginal à partir duquel ils ne pourraient pas contempler le Christ, à moins de concevoir un nouveau saut spatial. L’interprétation traditionnelle suppose donc un sens de lecture en boucle relativement compliqué, partant de la résurrection, passant par la pesée et le cortège, et revenant sous la résurrection. Cette complexité est d’autant moins concevable que les autres portails du transept présentent des sens de lecture simples et, par conséquent, parfaitement explicites. Les nuées et les sols La définition des espaces à travers ces deux indicateurs complémentaires que sont les nuées et les sols confirme amplement cette lecture. Mais avant d’en décrire la distribution, il convient de relever la présence exceptionnelle d’un véritable lexique des espaces figurés dans le porche septentrional, même s’il est postérieur au Jugement dernier (fig. 144). Dans le cycle de la Genèse, déployé sur l’intrados de l’arc central, la première scène figure en effet la Création de la terre et du ciel sous la forme de deux masses respectivement terrestre et nuageuse superposées et reliées par des traits sinueux représentant probablement la pluie42. Les ondulations de ces deux masses se distinguent très nettement entre elles, mais aussi par rapport à celles des eaux d’en haut et d’en bas séparées par le Créateur au troisième registre de ce même cycle. Et comme les ondulations du Jugement dernier sont pratiquement identiques à celles du porche, elles peuvent être considérées comme des marqueurs fiables des espaces terrestres et célestes.

fig. 144. Chartres, cathédrale, porche nord, intrados de l’arc central, la Création de la terre et du ciel.

42 Claussen, 1975, p. 133, et fig. 126. Pour Villette, 1994, p. 173, les ondulations reliant la terre et le ciel correspondent d’un côté à l’évaporation et de l’autre à la pluie. Leurs formes étant identiques, on pourrait toutefois douter d’une telle interprétation.

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Au premier registre, les figures évoluant sur le sol se tiennent sur une surface neutre tandis que des anges en vol sortent d’une nuée continue, étirée sur toute la longueur de la corniche séparant le linteau du tympan (fig. 147, 149 et 152). Cette nuée ne se poursuit toutefois pas dans les voussures alors que le sol neutre y a été maintenu. Sur le tympan, les bordures courbes sont soulignées par une frange saillante d’ondulations célestes et au troisième registre, les quatre anges aux signa sortent d’une nuée (fig. 158). Les pieds du Christ et des médiateurs reposent en revanche sur un sol neutre. Mais le plus remarquable est que les deux anges agenouillés à leurs côtés se tiennent sur un sol terrestre et que celui-ci se prolonge dans les voussures, sous les sarcophages d’où surgissent les ressuscités43. Au-dessus de la résurrection, les nuées ne réapparaissant sous les pieds des personnages que sur la quatrième voussure à dextre et sur la cinquième à senestre, et se retrouvent enfin devant le personnage inscrit sur la clé de la quatrième voussure. À l’exception de ce personnage, les anges sont les seuls à pouvoir évoluer dans les nuées, que ce soit sur la corniche du linteau, le tympan ou les voussures. Il en va de même sur les autres portails où les exceptions demeurent également rarissimes. Cela ne signifie pas que le lien entre les deux soit automatique puisque de nombreux anges occupent un sol neutre ou terrestre. Il existe donc une corrélation étroite mais pas systématique entre ces deux thèmes. Au portail du Jugement dernier, les deux tableaux correspondant à mon sens aux deux jugements ont été surmontés par des nuées occupées par des anges – la corniche du linteau pour le jugement immédiat, le pourtour supérieur du tympan et les dernières voussures pour le Jugement dernier – et séparés par un sol terrestre prenant naissance sur tympan et se prolongeant sur les voussures. En procédant de la sorte, on a considérablement renforcé l’autonomie de chacun des deux jugements. Cette autonomisation est d’autant plus tranchée que les nuées du linteau ne se prolongent pas sur le tympan. Il faudra approfondir ultérieurement ce détail car il revêt une grande importance. Le linteau Sur le linteau, les nuées correspondent plus précisément aux anges repoussant les damnés vers l’enfer ou accompagnant les élus vers les 43

Ces ondulations terrestres sont toutefois absentes de certaines voussures : la première à droite et la troisième à gauche.

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espaces paradisiaques des voussures tout en leur présentant des couronnes, mais elles ne constituent pas la destination des élus, ces derniers étant conduits dans des lieux dépourvus de tout marqueur spatial désignant le ciel. Quant au sol neutre, il se déploie sur toute la largeur du linteau et des sommiers, ne s’interrompant que sous le démon du deuxième voussoir où surgit curieusement une butte terrestre, et ne distingue dès lors pratiquement pas les damnés des élus. Dans la sculpture chartraine, ce type de sol peut correspondre à des contextes très divers. On en trouve pour commencer dans les espaces construits, comme dans la Dormition, le réveil de la Vierge par des anges et son Triomphe, le jugement de Salomon, le songe de saint Martin et les deux scènes de la vie de saint Nicolas. Mais on le rencontre également dans les scènes extérieures, comme la Charité de saint Martin, ou dans les voussures, en particulier lorsque leurs occupants ne sont pas des anges44. Dans la scène de séparation, la neutralité du sol ne correspond ni à un espace construit ni à un lieu naturel, et ne peut dès lors pas être caractérisé avec précision. Il confirme cependant l’hiatus spatial et hiérarchique séparant ce sol du ciel empli de nuées dans lequel se déplace l’escorte angélique. Sur les sommiers de dextre, des anges également accompagnateurs et protecteurs ont quitté cet espace céleste pour se mettre au niveau des élus (fig. 155). L’absence de nuées prolongeant celles de la corniche dans la partie supérieure des sommiers n’est peut-être pas significative car dans les voussures des autres portails, cet emplacement ne leur est jamais dévolu, sauf dans la Création de la terre et du ciel évoquée plus haut. On aurait pu inscrire des nuées sous le socle des voussoirs du deuxième niveau, mais elles auraient alors pu donner l’impression que la résurrection des morts se déroulait dans le ciel. En revanche, on a peut-être affecté un sens particulier à la disparition 44 En dehors des anges, aucun personnage des voussures ne figure sur une nuée, mais les anges peuvent également se tenir sur un sol neutre. Au portail de la Vierge, cette localisation s’explique probablement parce que la scène se situe dans la chambre de Marie, même si l’environnement architectural – celui de la corniche du linteau – correspond probablement à la Cité sainte et non à cette chambre. Les sols neutres peuvent également correspondre à des espaces intérieurs ou naturels, comme le montrent les scènes du portail de l’Épiphanie. La Nativité semble se situer dans un espace construit comme le suggèrent la lampe suspendue et la colonnette, et il est possible que la partie supérieure du linteau – supprimée au moment d’un remaniement – ait comporté d’autres indicateurs spatiaux de cet ordre. Quant à la présence d’anges au milieu des nuées sur la corniche, elle n’implique pas que la scène se déroule à l’extérieur. L’Adoration des Mages et le Songe des Mages sont spatialement moins bien définis. En revanche l’Annonce aux bergers se déroule nécessairement à l’extérieur, comme l’indique du reste clairement le sol terrestre figuré à l’extrémité droite du linteau, à l’endroit où figure le troupeau des bergers.

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fig. 145. Chartres, cathédrale, porche sud, portail des Confesseurs, voussures, la messe de saint Gilles.

totale des nuées, étant donné que les sommiers de trois portails chartrains en comportent. Au portail de Job, la première voussure est occupée par des anges plongés dans une épaisse nuée, y compris sur les sommiers. On pourrait attribuer cette disposition aux habitudes de l’atelier probablement sénonais qui a exécuté ces sculptures, mais elle n’apparaît ni à Sens ni à Laon et reproduit au contraire très fidèlement la formule du portail central de la façade occidentale de Chartres. Dans ce deuxième exemple, on a fortement allongé les sommiers pour les faire correspondre à la hauteur du linteau. Sur les deuxième et troisième voussures, le sommier est occupé par une seule et grande figure en pied mais sur la première, on a préféré insérer deux anges surgissant d’une nuée. Le troisième exemple est encore plus significatif. Au portail des Confesseurs, les sommiers de droite accueillent les protagonistes de la messe de saint Gilles (fig. 145). Les trois figures humaines – saint Gilles, Charlemagne et un écuyer – se tiennent sur un sol neutre tandis que l’ange exhibant le phylactère mentionnant le péché de l’empereur se dresse sur une nuée en forme de butte plus élevée que les

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fig. 146. Chartres, cathédrale, porche nord, portail de la Vierge, linteau, l’âme de Marie emportée par des anges.

autres socles45. Si l’on avait figuré l’ange plongeant d’une nuée dans la partie supérieure du sommier, il aurait été peu visible et aurait laissé une zone vide dans la partie inférieure de ce cadre figuratif. La butte de nuées constituait donc une solution à la fois simple et efficace permettant de surélever l’ange et de rétablir les véritables rapports hiérarchiques et spatiaux entre les différents protagonistes que le cadre obligeait à aligner sur un même niveau. Au portail du Jugement dernier, les trois derniers élus apparaissent sur les mêmes sommiers que les anges, de sorte que cette formule ne pouvait pas y être appliquée telle quelle. L’ange aurait toutefois pu figurer sur une butte de nuée et l’élu sur un sol neutre, de la même manière que le démon du deuxième sommier se dresse sur un monticule terrestre à côté d’une damnée évoluant sur un sol neutre. Et sur les deux premiers voussoirs, les élus n’entrent pas en contact avec 45 Sur la troisième voussure, Charlemagne semble gravir deux marches dont la deuxième est moulurée. Ce sol sert avant tout à mettre cette figure agenouillée au même niveau que saint Gilles et l’ange, et éviter ainsi qu’une zone vide ne vienne interrompre le rythme des figures.

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le sol, si bien que l’ange psychophore et Abraham pouvaient parfaitement se tenir sur des nuées, au même titre que les anges portant l’âme de Marie sur le linteau du portail de la Vierge, même si le contexte diffère considérablement (fig. 146)46. Le concepteur a donc fait passer l’escorte angélique de la nuée de la corniche au sol neutre des sommiers sans chercher à y inscrire la moindre nuée, en dépit des possibilités qui s’offraient à lui. Il n’a donc rien fait pour suggérer l’élévation des élus ou du moins leur transfert du lieu de la séparation – où figurent également les damnés – au séjour paradisiaque. Ce choix iconographique corrobore à mon sens l’identification de ce séjour au paradis d’attente. Le tympan Au tympan, la neutralité de l’espace occupé par le tribunal divin apparaît comme un détail lourdement chargé de sens au regard des autres portails. Sous le porche septentrional, le Triomphe de la Vierge se déroule dans la Cité céleste où le sol demeure plat, mais ce lieu est entièrement entouré de nuées : elles se déploient le long des bordures courbes du tympan et se prolongent sous les anges agenouillés à l’extérieur de la Cité, situant clairement la scène dans le ciel. Au portail des Martyrs, les nuées enveloppent tout le pourtour du tympan, indiquant que le Christ apparaissant à saint Étienne au moment de sa lapidation se trouve bien au ciel. On peut ajouter à ces deux exemples celui du portail nord de la façade occidentale, même s’il est antérieur d’un demi-siècle, sur lequel le Christ de l’Ascension est littéralement enveloppé dans une nuée encadrant toute la surface du troisième registre. Au portail du Jugement dernier, le tribunal divin se situe au contraire entre le ciel – délimité par les nuées – et la terre, puisqu’audelà des médiateurs le sol neutre cède la place à des ondulations terrestres : sous les anges agenouillés d’abord, sous les sarcophages desquels s’extraient les ressuscités ensuite. Dans cette scène, on a très significativement pris la peine de sculpter les reliefs du sol dans les espaces étroits situés sous les sarcophages alors qu’ils n’étaient nullement nécessaires pour localiser cette scène sur terre. On peut donc 46

La figure emportée par les anges étant nue et intégrée dans une composition propre à l’elevatio animae, elle représente à n’en pas douter l’âme de la Vierge s’apprêtant à rejoindre son corps, cf. Katzenellenbogen, 1959, p. 58 ; et Villette, 1994, p. 142. Verdier, 1980, p. 128, a précisé à ce sujet que le corps de Marie avait les yeux fermés, confirmant ainsi que son âme ne l’avait pas encore réintégré.

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estimer qu’ils étaient destinés avant tout à accuser l’effet de continuité entre tympan et voussures induit par la disposition en registres, tout en rétablissant la hiérarchie entre les figures alignées sur un même niveau, comme le font les nuées dans la messe de saint Gilles. Ainsi la différenciation des sols indique-t-elle que le Christ et les médiateurs se situent au-dessus des anges et des morts sortant de leur sépulcre, sans pour autant se trouver dans le ciel, du moins pas dans un ciel transcendant puisque la Parousie est supposée se dérouler dans le ciel visible. Dans la mesure où le concepteur a manifesté un tel souci de précision dans la définition du contexte spatial, on peut supposer qu’il a choisi tout aussi délibérément de faire évoluer les élus du premier registre sur des surfaces neutres. Par sa localisation, le Christ du tympan correspond donc bien à celui de la Parousie descendu du ciel transcendant dans lequel il apparaît à la fois dans le Triomphe de la Vierge et la lapidation de saint Étienne. Il s’inscrit dans un contexte spatial mal défini mais situé clairement en dessous des nuées et à proximité de la terre où se tiennent les anges agenouillés. Quant au sol terrestre, il contribue fortement à marginaliser le séjour des élus. Dans la perspective du jugement unique, il faudrait donc faire abstraction de la localisation de ce séjour au sein de la composition et considérer qu’il ne se situe pas réellement sous la terre. L’hypothèse du double jugement implique au contraire une lecture séparée de ces deux tableaux et, par conséquent, une absence totale de continuité spatiale. Les voussures L’asymétrie des nuées déployées dans les voussures peut s’expliquer par la nature des sujets traités à senestre. Les archanges ou plutôt les Vertus, un des neuf chœurs angéliques, terrassant tous un dragon, le concepteur a manifestement voulu éviter qu’ils ne figurent dans des espaces célestes47. Il a donc recherché une nouvelle fois à respecter la cohérence des espaces, mais dans le même temps il a introduit une asymétrie et même un clivage horizontal, alors que celui-ci avait disparu au deuxième niveau. Dans la mesure où il a supprimé les nuées, on peut considérer qu’il était conscient du problème qu’il introduisait en inscrivant des dragons à ce niveau de la compo-

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Pour Abdul-Hak, 1942, p. 181 ; et Villette, 1994, p. 224, ce sont des Vertus. Pour Bulteau, 1887-1892, p. 108, en revanche, ce sont des archanges.

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sition, mais qu’il a jugé leur présence indispensable pour identifier les Vertus. Plus curieuse encore est l’absence totale de nuées sur les trois premières voussures puisqu’elle crée un hiatus spatial entre les nuées du tympan et celles des voussures supérieures. C’est d’autant plus étonnant qu’à Chartres, trois portails présentent sur la première voussure des anges sur une nuée, prolongeant ainsi une pratique inaugurée au portail central de la façade occidentale et reprise au portail de la Vierge de la cathédrale de Laon, peut-être par des sculpteurs ayant ensuite travaillé au Jugement dernier de Chartres48. Au portail de la Vierge, on a de surcroît établi une parfaite continuité entre les espaces du linteau et du tympan d’une part et ceux des voussures d’autre part : aux sommiers, les anges thuriféraires se tiennent sur un sol neutre prolongeant celui de la Dormition et du réveil de la Vierge par des anges alors qu’à partir du deuxième niveau ils s’appuient tous sur une nuée, au même titre que leurs homologues entourant le Triomphe de la Vierge. Au portail de l’Épiphanie, les anges des sommiers terrassent un dragon sur un sol terrestre tandis que les anges céroféraires entourant l’Adoration des Mages se tiennent dans des nuées, formant ainsi une sorte de couronne de lumière éclairant la scène depuis le ciel49. Au portail de Job enfin, tous les anges sont plongés dans une nuée sur la première voussure et sur le tympan où le Christ apparaît dans le ciel entouré de deux anges. La configuration particulière du portail du Jugement dernier ne peut pas se justifier par l’ordre hiérarchique des chœurs angéliques puisque les séraphins et les chérubins en occupent la première voussure. Comme on va le voir, l’explication réside probablement dans la fonction remplie par les anges. Ils représentent en effet certainement les puissances célestes accompagnant le Christ dans sa Parousie (Mt 24, 29) plutôt que le royaume des cieux, et partagent dès lors logiquement avec lui cette localisation médiane située entre ciel et terre. La courte nuée de laquelle émerge le personnage dominant la quatrième voussure semble en revanche se rapporter au séjour céleste et définitif des élus ressuscités et serait alors destinée à restituer la dignité de ce lieu exigu et peu visible. Elle marquerait également sa supériorité hiérarchique par rapport au séjour paradisiaque des sommiers. 48

À Laon, des anges figurent sur la première voussure des portails de l’Épiphanie et du Triomphe de la Vierge. Sur ce dernier, l’extérieur de la première voussure est de surcroît bordé d’un feston de nuées continu, un motif qui ne se reproduit pas dans les voussures supérieures où figurent l’arbre de Jessé et des prophètes, cf. Kasarska, 2008, p. 76. 49 Pour l’iconographie de ces anges, voir Adams, 1982, p. 44-49.

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fig. 147. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, linteau, la pesée.

Il convient maintenant de passer à l’analyse des différentes composantes du portail en adoptant le sens de lecture postulé précédemment, autrement dit en commençant par le centre du linteau où se déroule manifestement le premier jugement. Les anges du linteau La pesée L’ange dévolu à la pesée – sans doute saint Michel – est plus grand que les autres personnages, de sorte qu’il divise en deux parties égales les deux niveaux du registre inférieur que composent le linteau et sa corniche (fig. 147). Il s’inscrit par ailleurs dans l’axe vertical du portail dessiné par les deux figures christiques et la croix parousiaque. Les plateaux de sa balance contiennent à dextre un personnage joignant les mains et à senestre un personnage apparemment démoniaque qui semble tirer sur la chaîne disparue de son plateau50. Un autre diable s’est accroché à ce plateau pour le faire pencher du côté de l’enfer. 50 Pour Bulteau, 1887-1892, p. 107 ; et Abdul-Hak, 1942, p. 176, le personnage figuré sur le plateau de droite est un diable ; pour Villette, 1994, p. 225, il s’agit d’un « être caricatural, d’aspect simiesque » ; enfin pour Kurmann-Schwarz et Kurmann, 2001, p. 346, cette balance sert à peser les actions.

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On pourrait voir dans les figures inscrites dans les deux plateaux respectivement l’âme d’un élu et ses mauvaises actions, mais dans ce cas la pesée ne confronterait pas des réalités du même ordre, de sorte qu’il subsiste un certain doute à ce sujet. Comme on l’a vu dans les chapitres précédents, la pesée des âmes ou des actions a d’abord été appliquée majoritairement au jugement immédiat, qu’il s’inscrive dans un Jugement dernier ou séparément. Dans la première moitié du XIIe siècle, le portail d’Autun constituait la principale exception à cet usage, mais à partir de la seconde moitié de ce siècle, le thème a été transposé de plus en plus souvent au Jugement dernier : au portail de Saint-Trophime d’Arles, sur la châsse de saint Servais à Maastricht et surtout sur la rose occidentale de Chartes qui est pratiquement contemporaine du portail. Dans l’hypothèse du double jugement, il faudrait donc supposer que la pesée a été utilisée sur le même chantier dans des perspectives différentes. L’iconographie médiévale étant coutumière des usages multiples d’un même thème, une telle supposition est parfaitement envisageable, mais il faut bien reconnaître que le vitrail contredit l’hypothèse du jugement immédiat et constitue de ce fait un contre-argument notable. La corniche Sur la corniche surplombant le linteau, quatre anges armés repoussent les damnés vers l’enfer tandis que quatre autres anges accompagnent les élus vers leur destination paradisiaque en leur présentant une couronne (fig. 149 et 152). La question fondamentale soulevée par ces figures est de savoir si elles se rattachent au tribunal divin où si elles appartiennent à une scène foncièrement indépendante. Pour pouvoir y répondre, il faudra déterminer si l’espace englobant les anges peut être rattaché à celui du tympan et si les damnés et surtout les élus sont à même de voir le Christ au-delà des nuées. Le développement de la séparation des damnés et des élus sur deux niveaux a été déterminé par la présence d’une corniche à gorge. Tous les portails de Chartres étant pourvus d’une corniche de ce type, on peut être assuré que celle du Jugement dernier n’a pas été imposée par des impératifs iconographiques. Les scènes des sommiers de dextre montrent d’ailleurs qu’un tel support n’était pas indispensable pour attribuer des fonctions analogues à des anges. Quand on observe les autres portails de Chartres, on se rend compte que la corniche sépare généralement des scènes appartenant à des temporalités différentes, mais qu’elle peut exceptionnellement relier deux tableaux

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contemporains. Tout indique que le portail du Jugement dernier a adopté la première logique figurative et que la séparation ne se déroule par conséquent pas au même moment que la Parousie, ce qui est fondamental pour la problématique développée ici. Pour le montrer, il convient toutefois de remonter aux antécédents laonnais et sénonais, et d’examiner ensuite attentivement les portails de Chartres. La plus ancienne corniche à gorge apparaît au portail de l’Épiphanie de la cathédrale de Laon. Tandis que sa gorge demeure entièrement nue, sa bordure supérieure est soulignée par une frange de nuées tombant verticalement et matérialisant de la sorte le ciel des trois scènes de l’Incarnation développées sur le linteau : l’Annonciation, la Nativité et l’Annonce aux bergers dans laquelle un ange surgit d’une deuxième nuée51. Dans la mesure où le tympan accueille une Adoration des Mages, probablement inscrite dans le même contexte architectural que la Nativité, on peut estimer que la nuée de la corniche constitue une frontière chronologiquement étanche entre le linteau et le tympan. Au portail Saint-Jean de la cathédrale de Sens, le seul portail sénonais de la fin du XIIe siècle entièrement conservé, la corniche est dépourvue de gorge mais elle établit, à l’inverse de la précédente, une parfaite continuité entre la théophanie du tympan et les trois scènes du linteau (fig. 148)52. Le Christ et les deux anges stéphanophores du tympan sont plongés à mi-corps dans une nuée dont le volume s’épaissit considérablement au centre, mettant ainsi en valeur la figure divine. Aucun bandeau horizontal ne vient interrompre ces ondulations, de sorte que leurs courbes s’épanouissent aussi bien en dessous qu’au-dessus de la corniche. Cette continuité spatiale s’accorde parfaitement avec le programme iconographique. À gauche, on a figuré sur cette nuée la colombe de l’Esprit-Saint descendant sur le Christ baptisé par saint Jean, établissant de ce fait un trait d’union entre la scène terrestre et le ciel transcendant où se trouve la théophanie, même si celle-ci se distingue de la figure du Père traditionnellement inscrite dans ce contexte. Dans la partie droite du linteau, au-delà du Festin d’Hérode, apparaît la Décollation de Jean-Baptiste. On peut donc estimer qu’une des couronnes tenues par les anges du tympan 51

Au portail de Senlis, la corniche est occupée par trois anges dont un – à l’extrémité gauche du linteau, au-dessus de la Mise au tombeau de la Vierge – figure dans une nuée, mais celle-ci ne se prolonge pas sur toute la longueur de la corniche contrairement à ce que l’on peut observer à Laon. 52 Voir au sujet de ce portail Sauerländer, 1972, p. 97-99 ; A. Martin, 2005 ; et Plein, 2005, p. 96-130.

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fig. 148. Sens, cathédrale, portail Saint-Jean-Baptiste, linteau et tympan.

lui est destinée en raison de son martyre53. Ces liens sémantiques entre les scènes du linteau et la théophanie du tympan n’auraient toutefois pas été aussi patents si la nuée avait été interrompue par un bandeau. La formule sénonaise montre ainsi qu’une corniche saturée de nuées peut parfaitement relier des scènes appartenant à des registres distincts, tout en maintenant la hiérarchie des espaces. À Chartres, les corniches à gorge comportent séparément ou conjointement des nuées, des anges et des éléments d’architecture. Si les anges sont pratiquement les seuls personnages représentés, c’est sans doute en raison de leur nature spirituelle mais aussi parce qu’ils pouvaient être réduits à des bustes disparaissant dans une nuée et s’adapter à ces espaces peu développés en hauteur. Toujours est-il que dans toutes les occurrences, on les a fait participer activement au sujet traité. Les scènes d’intérieur comportent en principe des éléments d’architecture et les scènes d’extérieur des nuées mais au portail de la Vierge, sans doute le plus ancien du transept, les deux ont été combinés (fig. 139). Au-dessus du linteau, où figurent la Dormition et le réveil de la Vierge 53

Pour A. Martin, 2005, p. 319-320, les couronnes se rapportent à glorification des souffrances terrestres de Jean-Baptiste. Pour Plein, 2005, p. 98, elles font référence à celles dont il est question dans l’Apocalypse (Ap 2, 10 et 3, 11) et annoncent l’accueil de Jean-Baptiste au ciel.

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par des anges, la corniche est occupée par une nuée peuplée d’anges et dominée par une frise d’arceaux supportant un mur crénelé. La première scène est pourtant la seule à se dérouler dans un espace fermé – la chambre de Marie –, la seconde ayant lieu à l’extérieur, à l’endroit où le corps de la Vierge avait été déposé dans un sarcophage. Dans les deux scènes, les nuées se situent de surcroît en dessous de la frise architecturée, si bien que celle-ci semble correspondre à la Cité céleste où sont conduits dans un premier temps l’âme de la Vierge et ensuite son corps ressuscité54. Cette figuration de la Cité céleste étant partiellement séparée de l’architecture du tympan par de nouvelles nuées, on peut en déduire qu’il n’y a pas de continuité temporelle entre la Cité sainte du linteau et celle du tympan. Cette rupture marquerait ainsi l’écart chronologique séparant les scènes de ces espaces superposés. Au portail de l’Épiphanie, le contexte spatial est sensiblement différent. La corniche couronnant la Nativité et l’Annonce aux bergers est entièrement parcourue de nuées habitées par des anges déroulant un long phylactère. Il s’agit très probablement des anges chantant le Gloria, un épisode situé par saint Luc au moment de l’Annonce aux bergers mais intégré dans de très nombreuses Nativités depuis le XIe siècle55. On ne peut pas être assuré que la Nativité se déroule dans un espace fermé car le linteau a été tronqué dans sa partie supérieure pour pouvoir être adapté à cet emplacement56. Trois indices suggèrent néanmoins que la Vierge se tient sous un abri : elle est couchée sur un lit ouvragé, une lampe est suspendue au-dessus de ses pieds et une colonne inscrite au milieu du linteau la sépare de Joseph. Sur la corniche, l’exclusion de tout élément d’architecture au profit des seules nuées semble donc indiquer que les deux scènes du linteau se déroulent en partie à l’extérieur et peut-être que l’hypothétique abri sous lequel est étendue la Vierge n’est pas une construction maçonnée. L’arrêt net des nuées au sommet de la corniche contribue en tout cas grandement à séparer chronologiquement les scènes du linteau de celles du tympan. Au portail de Job et de Salomon (fig. 141), la corniche est ornée d’une frise d’arcs trilobés entre lesquels apparaissent des tours cor54 Prache, 1994, p. 40, considère, à juste titre me semble-t-il, que l’architecture de la corniche désigne la Jérusalem céleste. 55 C’est l’opinion formulée par Villette, 1994, p. 164. On trouvera deux figurations d’anges chantant le Gloria au-dessus de la crèche dans Schiller, 1966-1991, I, fig. 170 et 172. Mais il existe d’autres Nativités où les anges sont dépourvus de phylactère mentionnant le Gloria, cf. ibid., fig. 168, 175 et 178. 56 Pour Adams, 1982, p. 37 et 41-42, ce portail avait été prévu pour la façade occidentale et son linteau devait être posé plus bas, comme aux portails de Laon et Senlis.

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respondant au palais de Salomon où se déroule la scène sous-jacente. Elle sépare de surcroît cette scène de celle du tympan où Job, raillé par ses amis et par sa femme, se tient entre un sol terrestre et un ciel nuageux. C’est également une architecture de ce type qui figure au portail des Confesseurs (fig. 143). À droite, elle situe dans un espace intérieur l’épisode de la vie de saint Nicolas au cours duquel ce dernier lance trois pièces de monnaie dans la maison d’un marchand ruiné. La charité de saint Martin se déroule pour sa part à l’extérieur mais aussi devant la porte de la ville d’Amiens dont il ne subsiste aujourd’hui que la partie supérieure, de sorte que l’architecture de la corniche pourrait correspondre, dans la moitié gauche du linteau, à l’enceinte de cette ville. Cette attention au cadre spatial est confirmée par l’iconographie du deuxième registre où deux scènes d’intérieur de la vie de ces mêmes saints sont séparées de la théophanie du troisième registre par des arcs trilobés. À l’inverse de ces quatre corniches, celle du portail des Martyrs ne sépare pas le linteau du tympan (fig. 142). Sur ces deux supports figurent respectivement la Lapidation de saint Étienne et le Christ flanqué de deux anges agenouillés. Cette théophanie correspond à la vision octroyée au saint avant son martyre, même si elle ne figure pas à la droite de Dieu : « Mais lui, rempli de l’Esprit-Saint, les yeux fixés au ciel, aperçut la gloire divine, et Jésus debout à la droite de Dieu : Je vois, dit-il, les cieux ouverts, et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu » (Ac 7, 55-56). Dans la partie droite du linteau, le saint agenouillé tourne son regard vers le ciel où il peut voir le Christ debout. Pour qu’une telle relation visuelle puisse être exprimée efficacement, il fallait qu’aucun obstacle ne s’interpose entre le saint et le Christ. Aussi a-t-on figuré sur la corniche des nuées dégagées de toute présence angélique. Mieux encore, on a prolongé les nuées du linteau sur toute la largeur du tympan, en dépit du bandeau plat délimitant les bords attenants de ces deux supports. Ce portail montre donc avec éloquence qu’une corniche à gorge pouvait parfaitement relier deux tableaux appartenant à la même scène plutôt que de les séparer comme sur les autres portails chartrains57. Pour le Jugement dernier, le concepteur a choisi de disposer les membres du tribunal divin sur un sol neutre d’abord et sur un sol terrestre ensuite, et d’inscrire la résurrection au-dessus de la sépara57 Pour van der Meulen et Hohmeyer, 1984, p. 141-144, la corniche du portail des Martyrs a été ajoutée et les ondulations qui l’occupent sont étranges et revêtent par conséquent un sens énigmatique.

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tion, marquant ainsi une rupture spatiale radicale avec les nuées de la corniche sous-jacente. Et l’on verra qu’en dépit des apparences, les regards des damnés et des élus renforcent cette rupture. Si l’on applique la logique adoptée sur les sept portails examinés précédemment à celui-ci, il faut en déduire qu’à cet isolement spatial correspond une rupture chronologique. Cette double rupture ne suffit sans doute pas à exclure l’hypothèse du jugement unique mais celle-ci impliquerait un sens de lecture descendant opposé à celui qui a prévalu sur les autres portails. À mon sens, les logiques figuratives développées à Chartres sont d’une telle cohérence qu’une exception aussi manifeste peut difficilement être envisagée. D’autant que plusieurs indices iconographiques s’ajoutent à ces indices structurels pour confirmer l’hypothèse du double jugement. Les anges stéphanophores Dans la moitié dextre de la corniche, la principale mission remplie par les anges réside dans le couronnement des élus, mais comme cette activité se poursuit sur les sommiers, elle sera examinée au moment où tous les anges stéphanophores auront été décrits. On notera simplement pour l’instant que seuls les deux anges de droite, figurés au début de la procession, tiennent une couronne cylindrique dont la partie saillante a été détruite. Les deux anges de gauche semblent tenir un objet identique qui a été presque entièrement détruit et ne peut dès lors pas être identifié. L’ange de gauche a adopté une orientation opposée à celle des élus et de ses homologues, peut-être pour pouvoir aider son voisin à maintenir cet objet au-dessus des élus. Le surgissement de ces anges hors des nuées ne caractérise guère la temporalité de la scène. On rencontre ce motif aussi bien chez les anges aux signa de la Parousie qu’au portail de la Vierge, dans les différentes étapes du transitus de Marie. Pour ce motif comme pour celui de l’ange thuriféraire dont il va être question, il me paraît cependant utile d’étendre les comparaisons aux tombeaux de l’abbaye de Josaphat située à Lèves, étant donné que celle-ci abritait les sépultures, en partie conservées, de plusieurs évêques de Chartres et que les sculptures de certains monuments funéraires peuvent être attribuées à des artistes ayant travaillé au transept de la cathédrale58. Or, sur deux tombeaux, des anges sortent d’une nuée pour maintenir le coussin

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Sauerländer, 1999.

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sur lequel repose la tête du défunt ou pour emporter son âme59. Le motif de l’ange surgissant d’une nuée peut donc se rapporter au transitus d’un simple défunt et pas seulement à celui d’une figure illustre comme aurait pu le laisser entendre le portail de la Vierge. Les anges thuriféraires Le premier ange stéphanophore, inscrit au début de la procession des élus, agite un encensoir et il est probable que les autres faisaient de même60. Des anges thuriféraires figuraient déjà dans les Jugements derniers de Conques, Saint-Denis, Laon (fenêtre méridionale) et Compostelle mais leur geste était tourné vers le Christ et non vers les élus comme à Chartres, même si l’on peut supposer qu’à Saint-Denis et à Laon les élus bénéficiaient également de cet encensement61. Sur la cinquième voussure de Chartres, à gauche, les archanges tiennent aussi un encensoir62. Étant donné qu’ils n’entrent pas en contact avec les ressuscités, on peut supposer qu’à l’instar des anges thuriféraires évoqués précédemment ils destinent leur encensement au Christ. D’autant que leur mission est de l’accompagner dans la Parousie et probablement pas d’accueillir les élus. Lorsque l’encensement est clairement destiné à des figures humaines, c’est le plus souvent dans des scènes de transitus. Comme on l’a vu dans le chapitre consacré à la représentation du jugement immédiat, l’iconographie médiévale montre beaucoup plus fréquemment le transitus des saints que celui des simples mortels, mais les monuments funéraires attribuent très souvent le même bénéfice de l’encensement angélique aux défunts privilégiés. Bien que cette question ait déjà été traitée, il convient d’y 59

L’identité des défunts représentés demeure malheureusement inconnue. Voir à ce sujet la notice de C. Métais, « XC. Trois pierres tombales anonymes » ; dans Dalles tumulaires, II, s.p. ; Sauerländer, 1999, p. 63 ; Sauerländer, 1972, p. 121 ; et Louis, 2006, I, p. 112-113. 60 Pour Bulteau, 1887-1892, p. 107 ; et Villette, 1994, p. 229, les autres anges tenaient également un encensoir, ce qui me semble parfaitement envisageable compte tenu de la position de leurs mains et des maigres vestiges d’objets conservés. 61 Je rappelle qu’à Saint-Denis, les anges thuriféraires se tiennent au-dessus du Christ accueillant les élus, sur la deuxième voussure, et qu’à la fenêtre méridionale de Laon ils flanquent le Juge tout en maintenant leur encensoir juste au-dessus des ressuscités. À SaintAyoul de Provins, les anges thuriféraires de la quatrième voussure se rattachent en revanche à l’Agneau et ceux de la première voussure flanquaient dans doute une autre figure divine. Au portail d’Ivry-la-Bataille enfin, les vestiges sont trop lacunaires pour pouvoir déterminer si l’encensement était destiné au Christ ou aux élus 62 Trois des quatre anges situés de part et d’autre de la clé portent un encensoir entier ou fragmentaire, ce qui laisse supposer que le quatrième, le dernier à gauche dont l’attribut a disparu, en portait également. Voir à ce sujet Abdul-Hak, 1942, p. 182 ; et Villette, 1994, p. 224.

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revenir brièvement en se fondant sur des exemples chartrains ou contemporains afin de mieux comprendre l’usage du thème dans le cadre du Jugement dernier. Pour les transitus des saints, on peut à nouveau citer l’exemple chartrain du portail de la Vierge dans lequel des anges thuriféraires accompagnent la mort et le réveil de Marie sur les sommiers et son Triomphe dans la Cité céleste au sommet du tympan. La Vierge peut également être encensée en dehors de son transitus mais elle s’inscrit alors probablement dans le cadre du culte qui lui est rendu, que ce soit dans le ciel ou sur terre63. On peut d’ailleurs conjecturer que l’encensement de la Vierge dans la Cité céleste appartient davantage à sa glorification perpétuelle par les anges qu’à la phase finale de son transitus64. Dans la catégorie des scènes de transitus comportant des anges thuriféraires, on doit sans doute compter la Lapidation de saint Étienne du portail des Martyrs dans laquelle les deux anges flanquant le Christ du tympan tenaient probablement un encensoir65. C’est une certitude en tout cas dans une importante série de représentations du martyre de saint Nicaise sur laquelle on reviendra longuement au sujet du Jugement dernier de Reims66. Le thème figure également sur de nombreux vitraux narratifs de la cathédrale de Chartres contemporains des portails où le transitus 63 La Vierge à l’Enfant est accompagnée d’anges thuriféraires au portail sud de la façade occidentale, sur le vitrail Notre-Dame-la-Belle-Verrière (baie 30a) et sur les trois verrières hautes situées dans l’axe de l’abside (baies 100-102). Voir à ce sujet Deremble, 2003, p. 50-53 et 72, pour qui les anges des verrières hautes apportent à l’ensemble une note liturgique. Le thème apparaît également sur le vitrail des Miracles de Notre-Dame, mais il s’agit d’une création du XIXe siècle (baie 38 ; 26 et 28), cf. Deremble, 2003, p. 62. L’ouvrage de Colette et Jean-Paul Deremble étant plus accessible que celui d’Yves Delaporte, j’ai repris ici sa numérotation. 64 Verdier, 1980, p. 129, considère curieusement que la scène figure le couronnement alors que celui-ci s’effectue dans la scène de la Dormition et que la Vierge s’adresse au Christ en adoptant le geste de l’orante vu de profil, comme dans l’iconographie de la Déisis. Prache, 1994, p. 43, considère également que ce geste est celui de l’orante. 65 Pour Villette, 1994, p. 242, l’existence de ces encensoirs est très vraisemblable. On peut en tout cas constater que l’ange de gauche a conservé dans sa main gauche l’extrémité d’un objet mouluré pouvant être interprété comme le « chapeau » d’un encensoir. L’ange a de surcroît glissé son majeur et son annulaire de part et d’autre d’une moulure torique, exactement comme le fait l’ange thuriféraire du Triomphe de la Vierge situé à droite. Les deux anges présentent par ailleurs un pont brisé au niveau de la poitrine, à quelques centimètres au-dessus de la main censée tenir un encensoir, ce qui laisse supposer qu’ils tenaient un autre objet, peut-être une palme. 66 Dans le programme sculpté du transept de Chartres, il faut encore mentionner les coussinets flanquant les trumeaux des portails centraux où deux anges thuriféraires sortant d’une nuée encadrent sainte Anne au nord et le Christus Victor au sud, cf. Villette, 1994, p. 142 et 215.

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des saints occupe généralement une position sommitale. Si cette localisation s’explique facilement par le sens de lecture ascendant des vitraux, elle correspond également à la présence extrêmement récurrente d’un Christ en majesté ou exceptionnellement debout au sommet de la composition  : seize occurrences sur un ensemble de trente-six verrières67, parmi lesquelles dix s’inscrivent dans un contexte iconographique dépourvu de scènes liées à la mort d’un saint ou à son transfert dans le royaume des cieux68. Sur trois autres verrières, c’est la main divine qui marque le caractère céleste du sommet de la composition69. Ailleurs, cette fonction est remplie par des anges souvent thuriféraires. Ainsi le vitrail de Charlemagne s’achève-t-il très significativement par la messe de saint Gilles où l’ange apportant le phylactère contenant le péché non confessé de l’empereur sort d’une nuée70. Dans les nombreux vitraux comportant une scène de transitus, un seul – celui de Jacques le Majeur – montre une théophanie de laquelle

67 Les vitraux comportant une figure sommitale du Christ se situent dans les baies 47 (Christ en buste), 41, 37, 28b (Christ debout), 28a, 42 (Christ couronnant la Vierge), 0 (Christ en buste dans une nuée), 2, 45 (Christ dans une nuée, sans doute debout), 20, 44, 35, 5, 11, 36 et 46. Au sommet de la baie 8, l’âme de saint Sylvestre est emportée par des anges mais aucune théophanie n’y figure. Dans les trente-six vitraux évoqués ici, je ne compte pas celui appelé « Notre-Dame-la-Belle-Verrière » (baie 30a) puisqu’il s’agit d’un vitrail exécuté vers 1140-1150 (Lautier, 2003, p. 31) ou vers 1180 (Deremble, 2003, p. 50) et inséré après coup dans une baie de la nouvelle cathédrale. Pour la représentation de l’elevatio animae et des anges thuriféraires à la fin des cycles narratifs des vitraux de Chartres, voir également Deremble et Manhes, 1998, p. 108-109. 68 Les thèmes des vitraux comportant une figure sommitale du Christ sans scène de transitus sont les suivants : Noé (baie 47 ; 38-42), l’histoire de Joseph (Baie 41 ; 30), la Passion typologique (baie 37 ; 4), la vie de la Vierge – où figure un groupe de personnages en prière devant le Christ – (baie 28b), le zodiaque et les activités des mois (baie 28a ; 27), la Pentecôte (baie 0), saint Lubin (baie 45 ; 25), le Bon Samaritain – où le Christ est flanqué de deux anges – (baie 44 ; 24), le Fils prodigue – où le Christ est également flanqué de deux anges – (baie 35 ; 28-30), le chœur des anges – le Christ entouré des neuf chœurs et de simples anges thuriféraires – (baie 36 ; 26). Quant aux scènes de transitus accompagnées d’une théophanies, ce sont celles des baies 42, 2, 20, 5, 11 et 46. 69 La main de Dieu apparaît dans la décollation de saint Paul, à l’avant dernier registre, mais des anges thuriféraires figurent au-dessus, de part et d’autre de l’apparition du saint à Hérode (baie 4 ; 32, 34 et 36). Sur le vitrail de saint Savinien et saint Potentien, la main de Dieu surgit d’une nuée au-dessus de la décollation d’une sainte, peut-être sainte Modeste (baie 17 ; 21). Dans le martyre de saint Eustache enfin, la main divine tend une couronne au saint (baie 43 ; 33). Dans le martyre de sainte Catherine, on pourrait penser que c’est un ange qui sort d’une nuée mais aucune aile ne semble visible (baie 16 ; 13). Voir au sujet de ces vitraux Delaporte, 1926, p. 260 ; et Deremble, 2003, p. 92, 144, 172 et 208, qui ne précisent toutefois pas l’identité de cette figure. 70 Dans la messe de saint Gilles, deux anges thuriféraires apparaissent également de part et d’autre de la scène (baie 7 ; 22-24), cf. Deremble, 2003, p. 125.

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les anges ont été écartés71. Dans les autres cas, les anges sont systématiquement présents. Ainsi des anges psychophores se chargent-ils de l’elevatio animae dans une importante série de douze verrières72, parmi lesquelles cinq mettent également en scène des anges thuriféraires73. Sur le vitrail de la Glorification de la Vierge, c’est le corps de Marie que portent les anges tandis que leurs homologues agitent des encensoirs74. Dans la décollation de saint Paul figurent à la fois la main divine et deux anges thuriféraires75. Dans trois autres scènes de transitus enfin, les anges thuriféraires figurent seuls, sans théophanie ni ange psychophore76. Cela fait un total de dix scènes de transitus dans lesquelles des anges encensent le défunt ou son âme. Le programme iconographique de Chartres – sculptures et vitraux confondus – a donc établi un lien extrêmement fort entre l’encensement angélique et la destinée posthume des âmes. Sur le vitrail de la Glorification de la Vierge, les anges entourant Marie au moment de son couronnement dans les cieux ne tiennent pas d’encensoir, mais des anges thuriféraires accompagnent ostensi71 La théophanie sommitale domine les décollations de saint Jacques à gauche et de Josias à droite, lequel reçoit une couronne de la main de Dieu (baie 5 ; 28-30), cf. Deremble, 2003, p. 197. 72 L’elevatio animae figure sur les vitraux de saint Remy (mort et elevatio ; baie 12 ; 21-22), saint Germain (mort à droite, elevatio à gauche ; baie 29b ; 19-20), saint Antoine (baie 30b ; 21), saint Julien l’Hospitalier (mort de Julien et de son épouse et leur elevatio dans la même scène ; baie 21 ; 30), saint Étienne (l’elevatio figure au sommet – baie 13 ; 23 – alors que la lapidation se trouve au milieu – baie 13 ; 10), sainte Marguerite (au milieu du vitrail – baie 16 ; 13 – parce que la partie supérieure a été dédiée à sainte Catherine dont le martyre est accompagné de l’apparition d’une figure sortant d’une nuée, sans doute un ange, même s’il semble dépourvu d’ailes, cf. Deremble, 2003, p. 208). 73 Des anges thuriféraires figurent sur les vitraux de saint André (avec l’elevatio animae et une figure du Christ ; baie 2 ; 32 et 34-36), saint Sylvestre (funérailles surmontées de l’elevatio et d’un ange thuriféraire ; baie 8 ; 31-33), saint Martin (à la fois le décès du saint flanqué de deux anges thuriféraires, son elevatio et le Christ entouré de deux anges agenouillés ; baie 20 ; 32, 38 et 40), saint Pantaléon (au-dessus de son martyre : l’elevatio, deux anges thuriféraires et le Christ flanqué de deux anges ; baie 11 ; 31-36), et les saints Théodore et Vincent (baie 9 ; 29-30). Dans le vitrail de saint Thomas, un ange s’apprête à recevoir l’âme de Gad, frère du roi Gundophorus, mais cette scène figure au milieu de la baie (baie 23 ; 14). Au sommet en revanche, deux anges thuriféraires flanquent le tombeau du saint, cf. Delaporte, 1926, p. 360, et pl. CXXXVIII. 74 Baie 42 ; 21-23. Pour l’iconographie de la Vierge sur les vitraux de Chartres, voir ManhesDeremble, 1993, p. 169-190. 75 Baie 4 ; 32, 34 et 36. 76 Sur le vitrail de Thomas Becket, le saint étendu dans un sarcophage est encensé par un ange (baie 18 ; 24-25). La résurrection de saint Jean l’Évangéliste est accompagnée de quatre anges thuriféraires (baie 48 ; 16-19). Enfin deux anges thuriféraires flanquent le tombeau de saint Thomas au sommet du vitrail (baie 23 ; 26-28), cf. Delaporte, 1926, p. 363, et pl. CXXXVIII.

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blement ses funérailles, sa mise au tombeau et son Assomption. Et dans la mise au tombeau, le geste des anges fait écho à celui de saint Pierre, également muni d’un encensoir77. Comme d’autres représentations du transitus, ce vitrail montre donc que l’encensement angélique répond dans le ciel à celui du rituel funéraire. Cette spécificité de l’encensement du défunt semble de surcroît soulignée par l’absence d’anges thuriféraires dans le Couronnement de la Vierge. Dans les différentes scènes de transitus des vitraux chartrains, l’âme du saint est destinée au ciel, comme le suggèrent les théophanies, les anges ou les nuées dominant la composition. Une telle destinée posthume semble toutefois réservée à ces chrétiens d’exception. C’est pourquoi il convient d’examiner séparément l’iconographie des défunts dépourvus du prestige de la sainteté. En dehors des représentations du jugement immédiat examinées dans le deuxième chapitre dans lesquelles les anges thuriféraires sont généralement absents, l’iconographie des défunts non saints se limite pour l’essentiel aux monuments funéraires. Or, on a conservé le souvenir de plusieurs monuments funéraires provenant de l’abbaye de Lèves ou de SaintPère de Chartres sur lesquels le gisant est accompagné d’anges thuriféraires78. Et comme je l’ai indiqué, toujours dans le deuxième chapitre, la collection de dessins de monuments funéraires réunie par Roger de Gaignières montre que le thème était très largement répandu sur ce type de monument79. On devait donc concevoir très naturellement qu’au moment du transitus, les anges prolongeaient l’encensement des défunts, qu’ils soient saints ou non, pratiqué au moment de leurs funérailles. Une corrélation extrêmement forte relie donc ce thème à celui du transitus, en particulier celui des défunts non saints, suggérant ainsi que le ou les anges thuriféraires accompagnant le cortège des élus interviennent également après le décès.

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Baie 42, cf. Deremble, 2003, p. 66-69. Il s’agit des monuments funéraires d’Eudes de Château-Landon (mort dans la deuxième moitié du XIIIe, gisant du XIVe, provenance inconnue), d’Arnoult, abbé de Saint-Père (mort en 1037, enfeu milieu XIIIe, Saint-Père), Lucia de Lèves (morte en 1140, gisant de la fin du XIIe, Josaphat) et de Jehan le Civil dit Cantin (Josaphat). Voir à ce sujet les notices XXII, XLI, LXXXIX et XCI, et les planches correspondantes, dans Dalles tumulaires, I et II, s.p. ; et Louis, 2006, II, p. 213-215, 237-239 et 278-279, qui situe les tombeaux de Lèves entre 1215 et 1235. 79 Adhémar, 1974. On peut citer en particulier un monument funéraire de Saint-Bénigne de Dijon dans lequel le gisant anonyme est surmonté de reliefs montrant deux anges portant l’âme dans un linge flanqués de deux anges thuriféraires, cf. Stratford, 1997, p. 233. 78

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Les anges guerriers Dans la moitié senestre de la corniche, quatre anges munis d’un bouclier et adoptant une attitude pratiquement identique repoussent les damnés vers la gueule infernale. Au-dessus de cette gueule, le dernier ange a replié son bras droit, ce qui lui a valu de conserver la garde de son épée. Il en va de même pour le premier ange dont la main a été sculptée à un endroit où la corniche rejoint l’épaule de saint Michel. Les deux anges situés au centre ont en revanche perdu leur main droite et l’objet qu’elle tenait, mais dans la mesure où ils sont dotés du même bouclier on peut supposer qu’ils arboraient également une épée80. Le thème des anges guerriers n’est spécifique à aucun des deux jugements puisqu’on le rencontre tantôt dans les jugements immédiats, qu’ils soient avérés ou supposés – Vic, Mâcon, Saint-Paul-de-Varax et sans doute Anzy-le-Duc –, tantôt dans les Jugements derniers – Autun, Burgfelden, Psautier de Karlsruhe et sans doute Saint-Denis. La formule demeure cependant inédite et, comme on va le voir dans le dernier chapitre, elle constitue l’un des principaux apports de la formule chartraine au Jugement dernier d’Amiens. De manière inhabituelle, elle fait pénétrer les anges en profondeur dans la zone dominée par les démons, provoquant une confrontation rapprochée avec les démons à chaque extrémité du cortège des damnés. Sur les voussures, les Vertus figurées au milieu des autres chœurs angéliques terrassent chacune un dragon au moyen d’une lance. Significativement, elles ont été placées à la gauche du Christ, au même titre que leurs homologues du linteau, et font dès lors écho à leur combat contre les forces démoniaques. Les damnés Le cortège La séparation entre les damnés et les élus se singularise par le développement de deux cortèges divergents (fig. 149 et 152). Si des cortèges encore plus développés se trouvaient déjà au portail d’Arles, les élus y adoptaient un mouvement centripète. La formule de Chartres n’était toutefois pas totalement nouvelle puisqu’elle avait déjà été appliquée sur le vitrail de Bourges et avec davantage d’affini80 Seuls subsistent les ponts, mais ils ne conservent aucune trace de la main et encore moins de la garde d’une épée.

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fig. 149. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, linteau, le cortège des damnés.

fig. 150. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, voussures de droite, les damnés et la résurrection des morts.

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tés encore sur le linteau additionnel de Laon où le mouvement centrifuge des élus ne s’amorçait également qu’à l’extrémité gauche du linteau. À la rose occidentale de la cathédrale de Chartres, les cortèges s’engagent aussi dans des mouvements divergents, mais ceux-ci ne sont guère adaptés à la composition car les élus et les damnés sont supposés accéder à des séjours situés dans l’axe de symétrie, autrement dit dans leur dos. Sur le portail, le mouvement des damnés n’est toutefois pas continu. Bien que les réprouvés du linteau se dirigent effectivement tous vers la senestre, ceux des sommiers s’engagent dans un mouvement opposé (fig. 150). Seuls la femme éplorée du sommier central et le démon qui l’accompagne se dirigent vers la senestre, les quatre autres se tournant plus ou moins fortement vers le linteau81. Une telle orientation s’explique parfaitement par l’emplacement de l’enfer à l’extrémité droite du linteau et non dans les voussures comme à SaintDenis et les portails qui en sont issus. Ainsi les damnés forment-ils deux cortèges convergeant vers la gueule de l’enfer82. Dans les jugements immédiats avérés ou hypothétiques antérieurs au portail de Chartres, les cortèges d’élus et de damnés avaient rarement connu un tel développement. Aussi peut-on se demander s’il n’est pas anormal que le programme ait accordé une telle importance à ce thème, d’autant que le sort des ressuscités n’occupe qu’une place très réduite et marginale. Le portail quasi contemporain de Saint-Yved de Braine (avant 1216) montre au contraire que la destinée posthume des damnés pouvait parfaitement prendre une telle forme (fig. 151)83. La composition a été dédiée avant tout à la Descente aux Limbes, mais ce sujet a suscité le développement de larges scènes infernales. Tandis que le Christ délivrant les justes de l’Ancien Testament a été relégué au registre inférieur, au même niveau que l’enfer – figuré sous l’aspect d’une marmite plongée dans une gueule animale –, celui-ci se prolonge sur toute la hauteur du registre médian par le biais des damnés entassés dans ce récipient. Et dans la partie droite de ce registre se développe une procession de damnés à la fois conduite et poussée par 81 Ce mouvement est particulièrement marqué sur la première voussure  où un diable s’apprête de toute évidence à jeter un damné nu dans la gueule infernale, tête la première. 82 Baschet, 1993, p. 167-168, a très justement observé que les figures des voussures redoublaient le cortège du linteau. Il faut encore observer qu’à la rose occidentale de Chartres, les damnés s’engagent également dans un mouvement centripète pour accéder à la gueule d’enfer. 83 Sauerländer, 1972, p. 109-110, a attribué ces sculptures à un atelier laonnais et les a situées peu de temps avant la dédicace de 1216. Pour Kasarska, 2008, p. 223-226, les sculpteurs de Braine viennent également de Laon et les portails ont pu être achevés dès 1208.

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fig. 151. Musée de Soissons, tympan provenant de Saint-Yved de Braine, la Descente aux Limbes.

des démons, exactement comme à Chartres. Cette procession se dirige vers la marmite, dans une orientation contraire à celle des justes délivrés par le Christ au registre inférieur. La polarité des lieux de l’audelà a donc été inversée, les justes se dirigeant vers la droite et les damnés vers la gauche, comme dans plusieurs représentations du jugement immédiat. Le cortège des damnés n’est certes pas aussi long que celui de Chartres, mais comme il occupe tout l’espace disponible et présente les mêmes caractéristiques iconographiques, il suffit amplement à montrer que la formule chartraine n’est pas incompatible avec l’hypothèse du jugement immédiat. Vêtements et attributs On pourrait également être étonné de voir les damnés tantôt habillés, tantôt nus. C’est pourtant avec une rigueur remarquable que l’on a représenté les réprouvés cheminant vers l’enfer habillés et ceux que transportent des démons dévêtus. Ainsi le damné engouffré dans la gueule infernale est-il nu alors que ses voisins immédiats ne le sont pas. Il en va de même pour le réprouvé de la première voussure, également transporté sans ménagement par un diable. Dans la mesure

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où ces deux groupes iconographiquement identiques flanquent symétriquement le lieu infernal, ils établissent un lien fort entre la nudité des damnés, leur transport sur les épaules démoniaques et leur introduction dans la gueule de l’enfer. Le lien a toutefois été considérablement distendu pour le troisième damné nu transporté de cette manière puisque celui-ci figure à la cinquième voussure, à une distance appréciable de sa destination. Cette distance peut s’expliquer si l’on considère que l’autre raison justifiant cette nudité est probablement le péché de luxure imputable à ces damnés : le diable du linteau expose de manière plutôt ostentatoire l’anus exagérément dilaté de sa victime, celui du premier sommier a plaqué une main entre les jambes très écartées d’un homme au corps désarticulé et celui du cinquième sommier menace de sa queue-serpent la femme qu’il porte sur son dos et dont il exhibe la nudité de manière extrêmement suggestive. Les vêtements et attributs des damnés permettent d’identifier leur statut socioprofessionnel ou leur péché : roi, évêque, clerc, avare ou luxurieux. On notera à ce sujet qu’une dame coiffée d’un touret et un avare figurent à la fois sur le linteau et sur les deuxième et quatrième voussures, suggérant peut-être une certaine équivalence entre les deux cortèges84. Si la figuration des damnés habillés semble à première vue contraire à l’hypothèse du jugement immédiat, le portail de Saint-Yved de Braine démontre le contraire puisque les damnés sont habillés dans le cortège et nus dans la marmite. Dans ces compositions, le vêtement et la nudité ne correspondent donc pas aux statuts de ressuscité et d’âme séparée. On pourrait en déduire qu’ils renvoient à des degrés de déchéance progressifs, la privation de vêtement venant s’ajouter aux tourments infernaux, même si les élus son également dépouillés de leurs vêtements lorsqu’ils arrivent dans le séjour paradisiaque. Gestes et attitudes Dans le cortège, les damnés du deuxième rang ainsi que le premier et le dernier réprouvé du premier rang se tournent vers le haut. On a parfois considéré que ces damnés comme les élus du cortège opposé

84 Comme l’a bien fait observer Baschet, 1993, p. 168, le cortège du linteau met en scène des représentants des principaux groupes sociaux alors qu’aucun roi, évêque ou moine ne figure dans les voussures. Ces différences n’expliquent toutefois pas le redoublement manifeste de deux types de damnés.

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regardaient également, voire uniquement, le Christ du tympan85. Certains réprouvés se tournent pourtant clairement dans la direction opposée. Si le prolongement des regards des troisième et quatrième figures conduit effectivement au Christ, celui des deux premiers atteint saint Jean ou l’ange à la colonne tandis que celui du cinquième aboutit au-delà de ces deux figures. Ce personnage tire de surcroît ostensiblement la langue86. Ce geste caractéristique d’Épulon, le mauvais riche réclamant une goutte d’eau au pauvre Lazare, pourrait désigner ce personnage ou plus probablement un damné souffrant déjà de la chaleur de l’enfer. Dans un cas comme dans l’autre, il est peu vraisemblable qu’un pécheur puisse adresser un geste aussi trivial directement au Juge du tympan. Si les regards des damnés ne correspondent qu’exceptionnellement avec le Christ de la Parousie, ils ne concordent pas beaucoup plus précisément avec les anges guerriers par lesquels ils sont menacés. On verra cependant que des correspondances très précises ont été établies du côté des élus, ce qui conduit à supposer l’existence d’une relation gestuelle – à défaut d’être toujours visuelle – entre les damnés du cortège et les anges guerriers. Et si les correspondances visuelles sont relâchées du côté des damnés, c’est sans doute pour donner à cette procession une allure chaotique, comme le suggère également le rythme irrégulier produit par l’orientation erratique des regards. Il semble en effet que les damnés ne savent plus où regarder tant ils sont bousculés par l’action conjointe des anges guerriers planant au-dessus de leur tête et des diables encadrant leur cortège à chacune de ses extrémités. Les réprouvés manifestent leur crainte et leur douleur morale par le truchement de gestes conventionnels mais appliqués ici avec beaucoup de réalisme87. Ceux du premier rang ont saisi leur main gauche dont ils replient ou tordent les doigts88, dans une attitude que l’on 85

Pour Bulteau, 1887-1892, p. 107 ; et Villette, 1994, p. 228, les élus regardent le Christ. Pour Abdul-Hak, 1942, p. 176, les élus et les damnés regardent uniquement le Juge. Pour Gosebruch, 1970, p. 160, les élus se tournent vers les anges et, au-delà de la corniche, vers le Christ, suivant ainsi le mouvement ascensionnel général du portail. 86 Pour Villette, 1994, p. 228, ce geste s’adresse à l’un des anges de la corniche. 87 Ce réalisme dans l’expression des sentiments a été justement souligné par Abdul-Hak, 1942, p. 176. 88 On peut observer de surcroît un crescendo dans la torsion des doigts à mesure que les damnés se rapprochent de l’enfer. Garnier, 1989, p. 102-105, a évoqué des images où des personnages éprouvant une profonde douleur, telle la Vierge au Calvaire, se tiennent la main. Aucun ne correspond toutefois au geste des damnés de Chartres. Barasch, 1976, n’a pas envisagé ce type de geste.

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retrouve chez le damné du premier sommier. Au deuxième rang, le deuxième réprouvé se tire les cheveux tandis que le dernier personnage du premier rang – l’avare – se voit infliger ce tourment par un diable89. L’éloquence de cette gestualité infernale contraste fortement avec les gestes apaisés des élus et surtout ceux des ressuscités. Comme on va le voir, ces différences fondamentales confirment que ces derniers n’ont rien à craindre du Jugement dernier. La gueule infernale La tête animale figurée à l’extrémité droite du linteau constitue la destination ultime des deux cortèges convergents de damnés. De sa gueule béante s’échappent des flammes dont se dégagent à peine les têtes de trois damnés, et devant sa mâchoire inférieure évolue un crapaud. Alors que le damné transporté sur le dos d’un démon est précipité dans cette gueule tête la première, ceux qui s’y trouvent déjà en émergent, ce qui suppose qu’après y avoir été projetés les damnés se sont retournés. Les trois têtes sont de surcroît alignées et regardent vers le haut, dans la même direction90. Puisque les damnés ne semblent pas poursuivre leur parcours au-delà de cette gueule, on peut supposer que celle-ci a été conçue comme un lieu et non comme un passage. C’est manifestement là que les réprouvés expieront éternellement leurs fautes, même s’il est probable que la majeure partie de l’enfer a été située au-delà de l’image, en dessous de la tête animale91. Cette fonction de lieu jouée par la gueule infernale permet d’expliquer sa disposition oblique : avec une telle orientation, elle peut en effet servir à la fois d’aboutissement à la procession du linteau et de réceptacle presque horizontal pour les damnés, conformément à l’iconographie la plus répandue des gueules-lieux telle qu’on peut la voir par exemple sur la rose occidentale de Chartres ou au portail de Braine. Dans ce dernier exemple, la présence de deux registres narratifs a d’ailleurs permis de mettre en scène beaucoup plus explicitement la chute des 89 Pour les différents contextes dans lesquels apparaît ce geste traduisant une émotion violente, voir Garnier, 1982, p. 223-226 ; et II, p. 84. L’auteur n’a toutefois pas mentionné les occurrences situées dans les Jugements derniers, comme ceux de Saint-Denis ou de Chartres. 90 On peut se demander si cette position des damnés ne correspond pas à l’idée – soutenue notamment par Grégoire le Grand – selon laquelle les damnés et les élus sont en mesure de se voir, comme dans la parabole du pauvre Lazare. Cf. Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 34 ; S.C. 260, p. 112-117. 91 Baschet, 1993, p. 168, estime pour sa part qu’on ne saurait trancher entre les fonctions de seuil et de lieu, tout en considérant que l’au-delà de la gueule n’a pas été montré.

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damnés dans le lieu infernal en figurant le cortège au-dessus de la marmite92. Le séjour des damnés n’est pas symétrique à celui des élus puisque contrairement aux enfers de Saint-Denis, des portails qui lui sont affiliés et de Paris, celui-ci ne figure pas dans les voussures. Il en résulte que le clivage horizontal opposant les séjours de l’au-delà recule considérablement au profit d’un clivage vertical. D’autant que le lieu infernal figure virtuellement en dessous du linteau. La structure du programme semble donc tendre vers un clivage vertical accompli, comme celui de la rose occidentale de Chartres. Pour ténu et incertain qu’il soit, cet argument n’en conforte pas moins l’hypothèse d’un séjour définitif des élus situé non pas sur les sommiers mais au sommet des voussures, comme le suggèrent également les thèmes développés à cet endroit. On pourrait enfin se demander si les sommiers où se développe le cortège de droite correspondent à des espaces spécifiques étant donné qu’ils sont éloignés de la pesée où la procession de gauche prend son départ. À mon sens, cet isolement est dû simplement au recentrage de la gueule infernale. L’espace disponible des sommiers ayant été libéré, il a fallu le remplir de thèmes concordant avec ceux du linteau. Cette impression de remplissage est corroborée par la duplication de la figure de l’avare. Si tel était le cas, cela signifierait que le recentrage du lieu infernal a été jugé plus important que les anomalies apparentes dont il semble être la cause. Le cortège des élus De la même manière que le cortège des damnés était encadré de démons, celui des élus débute et s’achève par une présence angélique (fig. 152). Dans les deux premiers tiers du cortège, les élus se tournent vers la droite – à l’exception de celui qui se tient au deuxième rang, derrière saint Michel – mais deux d’entre eux ont déjà un pied orienté dans la direction opposée. Dans le dernier tiers, leurs homologues se tournent progressivement vers la gauche à partir de l’élu couronné 92

À gauche de la marmite, un diable portant un damné semble gravir un plan fortement incliné invisible. On peut se demander si cette scène correspond à un autre lieu de partage ou si elle sert uniquement à remplir un espace vide. Sur la rose occidentale de Chartres, la chute figure également sur deux registres, mais la succession des événements se lit moins facilement. Et comme sur le portail, les damnés sont habillés – bien que partiellement – dans le cortège centrifuge (baie 143 ; 16) alors qu’ils sont nus au registre inférieur, dans le médaillon situé à côté de la gueule d’enfer où deux diables semblent se préparer à les jeter dans cette gueule (27).

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fig. 152. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, linteau, le cortège des élus.

de fleurs : celui-ci est représenté de face alors que sa tête et son pied droit sont déjà tournés vers la gauche, son voisin est entraîné par un ange qui lui a pris la main et, au-delà de cet ange, un dernier élu vu de dos disparaît dans la face intérieure gauche du linteau (fig. 154). À l’exception de ces deux derniers élus, tous les autres penchent leur tête en arrière avec une inclinaison plus ou moins accusée. Contrairement à ce que l’on a vu du côté des damnés, les correspondances entre les regards des membres du cortège et les anges de la corniche sont très précises. Ainsi les élus se tournent-ils vers la droite lorsque les anges viennent de là et dans la direction opposée en dessous de l’ange venant de la gauche. La seule exception émane une nouvelle fois de l’élu caché par l’archange, mais elle s’explique parfaitement par sa position : s’il regarde vers la gauche, c’est parce que c’est là que se trouve l’ange volant le plus proche. Cette exception confirme donc que ces correspondances étroites entre les regards des élus et les anges sont intentionnelles. On doit en déduire qu’il n’existe pas de contact visuel entre les membres du cortège et le Christ de la Parousie, d’autant que les trois élus tournés vers la gauche s’en détournent très clairement. Si les justes s’attardent auprès de saint Michel dans les instants succédant au jugement, c’est sans doute parce que leur attention est

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retenue par les couronnes tendues par les anges au-dessus de leur tête. Ces relations visuelles verticales découlent donc naturellement de la localisation de quatre membres de l’escorte angélique sur la corniche et non de l’apparition du Christ dans le ciel. Il est symptomatique à cet égard que l’élu entraîné par un ange évoluant à ses côtés, à l’extrémité gauche du linteau, a redressé la tête et regarde devant lui. À l’instar des damnés, les élus ont recouvré leur statut socioprofessionnel. L’ordre y est cependant inversé car le roi et l’évêque se tiennent à côté de saint Michel, suggérant que la partie principale du cortège se trouve à droite. Tous les élus du premier plan – à l’exception de celui qui est entraîné par un ange – joignent les deux mains dans un geste indiquant leur soulagement ou plus vraisemblablement leur reconnaissance à l’égard de leurs bienfaiteurs célestes. Ce geste joue en tout cas un rôle capital dans l’interprétation du portail car il est reproduit par plusieurs ressuscités, aussi bien à dextre qu’à senestre, il faudra y revenir. Enfin, l’élu marquant le changement d’orientation du cortège est coiffé d’une couronne de fleurs. À la base du trumeau, un personnage agenouillé joignant les mains vers le haut, flanqué de deux serviteurs se préparant à distribuer les pains contenus dans un grand panier, porte la même couronne (fig. 153). Ce tableau domine une scène de mariage, probablement celui du même personnage. On y a généralement reconnu – à juste titre me semble-t-il – un donateur, Pierre de Dreux ou Louis de Blois93. Quelle que soit son identité, il y a donc de fortes probabilités pour que ses prières, ses œuvres de charité et peutêtre le financement – partiel ou intégral – du portail lui aient valu de figurer parmi les élus, comme l’a très justement proposé Jean Villette94. Une couronne de fleurs coiffe également un gisant anonyme de Lèves, ce qui pourrait laisser entendre qu’il s’agit du même personnage, même si l’argument est extrêmement ténu95. Cette couronne ne semble en tout cas pas spécifiquement liée aux pratiques funéraires car, sur le trumeau de Chartres, elle a été attribuée à un vivant. Le 93

Pour Bulteau, 1887-1892, p. 102 ; Abdul-Hak, 1942, p. 147 ; et Mâle, 1963, p. 105, le relief montre le mariage de Pierre de Dreux avec Alix de Bretagne, en 1212, et la distribution des pains aux pauvres au moment de ces noces. Willibald Sauerländer s’est d’abord appuyé sur cette lecture pour dater le portail sud après 1212 (Sauerländer, 1999, p. 46) mais il l’a ensuite récusée, interprétant le couple comme des donateurs anonymes (Sauerländer, 1972, p. 113). Pour Villette, 1994, p. 215, il s’agit du mariage de Louis de Blois et c’est le même personnage qui figurerait sur le linteau. 94 Villette, 1994, p. 228-229. 95 Voir au ce sujet de ce tombeau, C. Métais, « XC. Trois pierres tombales anonymes » ; dans Dalles tumulaires, II, s.p. ; Sauerländer, 1999, p. 62 ; et Sauerländer, 1972, p. 121.

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motif des fleurs à trois pétales apparaît au contraire comme un emblème personnel puisqu’on le retrouve sur sa ceinture. Il en va probablement de même pour la couronne du linteau  qui ne se confond pas avec les couronnes – certainement orfévrées – promises à chacun des élus et devait donc avoir pour fonction principale d’assimiler son propriétaire au donateur figuré sur le trumeau96. Comme le montre le portail de Saint-Denis, un contemporain pouvait par faitement être introduit dans le cadre d’un Jugement dernier. De même, les fig. 153. Chartres, cathédrale, porche œuvres de miséricorde ont été sud, portail central, base du trumeau, figurées à plusieurs reprises dans dévot faisant distribuer du pain aux des visions eschatologiques : Ceri, pauvres. Stavelot et Parme. La présence supposée du donateur dans la procession des élus n’implique donc pas que son sort a été déterminé après la mort. Mais si les œuvres de charité seront effectivement prises en considération au Jugement dernier, comme le mentionne précisément l’Évangile de Matthieu (Mt 25, 35), elles seront tout aussi efficaces – si ce n’est davantage – au jugement immédiat. Lorsque le bienfaiteur demandait dans son testament ou à travers une donation de perpétuer ces aumônes après sa mort, il cherchait à sauver son âme avant le Jugement dernier97. Le donateur présumé de Chartres pourrait donc parfaitement s’inscrire dans chacun des deux jugements si ce n’est que, dans la perspective du premier, sa présence prendrait un

96 Les défunts peuvent exceptionnellement recevoir une couronne de fleurs, comme le suggère l’exemple rapporté par Grégoire le Grand du frère Merulus couronné de fleurs blanches descendues du ciel (Grégoire le Grand, Dialogi, IV, 49, 4-5 ; S.C. 265, p. 170-171). Mais à Chartres, cette récompense est réservée à un seul élu, ce qui incite à écarter l’hypothèse d’une récompense posthume. 97 Pour la question de l’efficacité des aumônes pour le salut des défunts, voir notamment Lauwers, 1997, p. 172-204.

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relief supplémentaire, démontrant aux fidèles l’efficacité immédiate des aumônes. Le séjour des élus La procession des élus se poursuit sur les sommiers jusqu’à la cinquième et dernière voussure, mais elle est interrompue par le sein d’Abraham, le seul lieu pouvant être considéré comme un séjour paradisiaque à part entière. C’est pourquoi je parlerai de séjour des élus pour cette partie de la composition, tout en conservant à l’esprit qu’il s’agit aussi d’un lieu de transition. Emplacement et environnement Le séjour des élus figure en dessous de la résurrection dont la localisation terrestre a été soulignée par le sol ondulé entourant les sarcophages. Une telle disposition implique par conséquent un hiatus spatial autant que temporel entre ces deux tableaux, comme je l’ai soutenu plus haut. Et comme le sol terrestre se prolonge sous les pieds des anges agenouillés du tympan, cet hiatus s’étend manifestement au tribunal divin, laissant supposer que les élus des sommiers n’ont pas été mis en présence de Dieu et des anges. La proposition inverse reste toujours possible mais elle implique à nouveau que le spectateur fasse abstraction des emplacements dévolus aux scènes superposées. Comme on l’a vu précédemment, aucune nuée ne vient marquer la situation céleste de ce séjour. À Conques, l’ascension des élus ressuscités est signifiée par leur enveloppement progressif au sein d’une nuée, à Saint-Denis elle s’effectue par le franchissement de la nuée entourant le Christ et dans les deux cas le paradis d’attente est significativement privé de ces marqueurs célestes. Il en va de même à Chartres où une nuée est esquissée au sommet des voussures alors que le séjour paradisiaque des sommiers en est totalement dépourvu. Ce séjour ne comporte pas davantage de composante végétale ou architecturale98. Les dais supportant les scènes du deuxième registre reposent parfois sur une série d’arceau plutôt que sur un arc simple, mais des formes identiques apparaissent également au-dessus de l’enfer, de la résurrection et de toutes les figures de la première voussure. L’application de ces éléments d’architecture à des figures aussi 98

Il me paraît significatif à cet égard que dans le cycle de la Création du porche nord, le paradis terrestre a été figuré à plusieurs reprises avec de la végétation (arbres ou arbustes), cf. Villette, 1994, fig. p. 173 et 176.

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diverses, et en particulier aux ressuscités supposés figurer dans un cadre extérieur, montre qu’ils ne correspondent pas à de véritables constructions. L’absence de composante végétale ou architecturale dans les séjours paradisiaques est aussi rare dans les Jugements derniers que dans les jugements immédiats et ne suffit dès lors pas à caractériser celui de Chartres99. L’absence d’architecture prend en revanche une signification particulière lorsqu’on la confronte à deux séjours célestes du programme sculpté du transept : celui du portail de la Vierge – palais ou cité céleste – dans lequel se déroule la glorification de la Mère de Dieu et surtout ceux qui se déploient sur deux clés de voussures au portail du Jugement dernier car ils sont d’une complexité telle que le contraste avec la nudité des sommiers peut difficilement être fortuit. L’absence d’architecture au niveau des sommiers semble donc contribuer à distinguer le paradis d’attente du paradis définitif. L’ange psychophore et le sein d’Abraham L’ange psychophore de la première voussure est très étroitement corrélé au sein d’Abraham figuré sur la voussure voisine (fig. 154). Dans l’iconographie médiévale, les élus sont très souvent conduits dans le sein d’Abraham par des anges, comme le suggère la parabole de Luc au sujet du pauvre Lazare : « Or le pauvre mourut et fut porté par les anges dans le sein d’Abraham » (Lc 16, 22). Au même titre que les âmes accueillies dans le sein du patriarche, celles qui sont transportées par des anges sont généralement représentées sous l’aspect d’enfants nus. Le portail de Chartres ne fait pas exception à cet usage. Dans la parabole du pauvre Lazare comme dans la plupart des figurations mettant en scène le sein d’Abraham, les élus recueillis par le patriarche sont des âmes séparées. Pour les compositions distinctes de la parabole, on peut citer le nécrologe d’Obermünster, le Psautier de Bury St Edmunds et le portail de Senlis. Mais dans la deuxième moitié du XIIe siècle, on a commencé à appliquer le thème au Jugement dernier, comme le montrent les différents exemples cités dans le chapitre précédent. 99 On peut relever à ce sujet que Pierre de Celles a décrit la Jérusalem céleste comme la cité de l’Apocalypse et d’Ézéchiel mais aussi comme un jardin dans lequel s’écoulent les quatre fleuves de l’Éden. Pierre de Celles, Sermo XIX, Dominica in medio quadragesimae II ; P.L. 202, 696 C-D. Cette vision se situe dans les temps présents puisque plus loin, il est question de l’utilité des suffrages, même si ceux-ci concernent curieusement les âmes éprouvant des peines manifestement infernales (697 A-B).

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fig. 154. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, premier et deuxième sommiers de gauche, un ange psychophore et le sein d’Abraham.

À Chartres, dans la première moitié du XIIIe siècle, on a toutefois continué à appliquer le thème de l’ange transportant des élus aux âmes séparées. Comme on l’a vu au sujet des anges thuriféraires, onze verrières de la cathédrale montrent l’âme d’un saint ou le corps de la Vierge transporté par un ou plusieurs anges. Dans la plupart des cas, le thème est celui de l’elevatio animae, l’âme transportée au ciel immédiatement après le décès. Les saints étant dispensés du détour par le paradis d’attente, leur âme est appelée à rejoindre directement Dieu, comme le montrent explicitement quatre verrières, et non le sein d’Abraham100. On a également observé que l’elevatio animae figurait sur de nombreux monuments funéraires, en particulier sur un tombeau de Lèves et l’enfeu de l’abbé Arnoult de Saint-Père où le thème était de surcroît surmonté par le sein d’Abraham101.

100

Il s’agit des vitraux dédiés à saint André (elevatio animae, Christ et anges thuriféraires ; baie 2, 32 et 34-36), saint Martin (à la fois la mort du saint en compagnie d’anges thuriféraires, l’elevatio et le Christ entouré de deux anges agenouillés ; baie 20 ; 38 et 40), saint Pantaléon (au-dessus de son martyre figurent l’elevatio, deux anges thuriféraires et le Christ flanqué de deux anges ; baie 11, 31-36) et sainte Marie-Madeleine (baie 46, 20-21). 101 Louis, 2006, I, p. 99-100. Voir également les nombreux exemples du recueil de Gaignières (Adhémar, 1974). Voir également la base d’images de la BnF.

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À l’exception des occurrences des portails de Saint-Denis et d’Arles et de la rose de Mantes, toutes les figurations d’anges psychophores évoquées se rapportent au sort des âmes séparées102. Pour le sein d’Abraham en revanche, les exceptions sont plus nombreuses. J’ai mentionné dans le chapitre précédent qu’en dehors du portail arlésien, où figurent les trois patriarches, il faut compter le portail de Laon, l’ambon de Klosterneubourg, le vitrail de Bourges, la rose occidentale de Mantes et surtout celle de Chartres. Et il se pourrait que le glissement sémantique se soit déjà produit sur les peintures de Montgauch. L’exemple de la rose de Chartres constitue à mon sens le principal contre-argument à l’hypothèse du double jugement. Il suppose en effet que sur le même chantier, on a utilisé un thème identique presque simultanément en lui attribuant des significations foncièrement différentes. Dans le cas de la rose comme dans d’autres occurrences, le changement de sens imposé au sein d’Abraham a toutefois été assumé et affirmé à travers des aménagements structurels ou iconographiques destinés à signifier ouvertement son caractère définitif. Ces différents exemples montrent également que la signification du thème est déterminée avant tout par son emplacement. Or à Chartres, la position occupée par le sein d’Abraham reste conforme à son statut primitif : il a été relégué dans les voussures et au registre inférieur, sous la résurrection des morts et surtout très loin du séjour manifestement céleste figuré au sommet des voussures. L’enfeu de l’abbé Arnoult montre de surcroît qu’à Chartres, le sein d’Abraham a continué à représenter le paradis d’attente promis aux âmes séparées et transportées par des anges à la manière du pauvre Lazare jusqu’au milieu du XIIIe siècle au moins. En l’absence d’indice structurel et iconographique explicite, rien ne permet donc d’affirmer que le sein d’Abraham est devenu un paradis définitif. Les regards des trois âmes suggèrent plutôt le contraire puisque la figure centrale fixe un point situé devant elle et les deux autres inclinent trop peu la tête pour pouvoir contempler le Christ du tympan. Le couronnement des élus Les trois derniers sommiers comportent chacun un élu accompagné d’un ange (fig. 155-157). Si les élus ont recouvré une taille adulte, ils demeurent plus petits que les anges et sont entièrement dénudés. Leurs 102 Sur la rose de Mantes, un médaillon du cercle extérieur situé entre la résurrection des morts et l’enfer montre trois anges portant un ou deux personnages de petite taille. En dépit de cette taille et de leur localisation en dessous de l’enfer, il s’agit d’élus ressuscités.

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fig. 155. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, deux premiers registres des voussures de gauche, le paradis et la résurrection des morts (cf. Houvet, Chartres, I, fig. 85).

attitudes indiquent qu’ils poursuivent leur cheminement commencé sur le linteau : le premier marche résolument vers la gauche, encouragé par son protecteur qui lui indique le chemin de l’index gauche ; le deuxième – une femme reconnaissable à sa chevelure – adopte également l’attitude de la marche tout en détournant le regard de sa destination tandis que l’ange la saisit par le poignet, probablement pour l’engager à poursuivre sa route ; enfin le dernier élu continue de marcher, mais il s’est retourné et semble marquer la fin du cortège. L’extrémité gauche du registre correspond au lieu du couronnement des élus. Au début du cortège, sur la corniche du linteau, deux anges exhibaient déjà des couronnes, mais elles n’étaient pas posées sur la tête des élus. Sur les troisième et cinquième sommiers au contraire, le couronnement est figuré en acte, les anges achevant de poser de la main droite une couronne sur la tête de leur protégé (fig. 156-157)103. Le 103

À la troisième voussure, la main de l’ange posant la couronne sur la tête de l’élu n’est pas visible d’en bas, mais on la distingue nettement sur une des planches de Houvet,

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fig. 156. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, troisième et quatrième sommiers de gauche, le couronnement des élus.

fig. 157. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, quatrième et cinquième sommiers de gauche, le couronnement des élus.

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dernier ange tient de surcroît une deuxième couronne qu’il destine certainement à l’élue du quatrième sommier, la seule à ne pas encore avoir reçu cette récompense. La taille de ces trois élus pourrait sembler incompatible avec celle de leurs homologues blottis dans le sein d’Abraham et les bras de l’ange psychophore, ou correspondre à un statut différent. Mais comme je l’ai soutenu plus haut, la taille de ces justifiés correspond avant tout aux contextes iconographiques dans lesquels ils s’insèrent : le manteau du patriarche et celui de l’ange psychophore où pouvaient difficilement s’inscrire des figures de taille adulte. Quant aux élus couronnés, on ne pouvait pas leur donner des tailles d’enfants sans réduire à l’excès leur visibilité puisqu’à l’inverse des élus des deux premières voussures, ils évoluent sur le sol et se seraient alors trouvés en partie masqués par les dais des statues d’ébrasement104. On les a toutefois représentés plus petits alors que le thème ne l’imposait pas, comme le montre la procession du linteau où les élus ont la même taille que les anges encadrant le cortège. Et surtout on les a dénudés, à l’inverse de leurs homologues du linteau. L’élu pénétrant littéralement dans la face latérale gauche du linteau indique pourtant que le cortège poursuit son chemin jusqu’aux voussures sans solution de continuité. Sans doute faut-il en déduire que le changement d’apparence se produit au moment où les élus franchissent cette paroi, mais quel que soit le contexte temporel de la scène, un tel changement d’apparence peut difficilement s’expliquer. Des raisons esthétiques ont pu motiver l’octroi d’une taille identique aux élus et aux anges  du linteau  : des différences de tailles auraient en effet interrompu l’effet de frise produit par les têtes humaines et angéliques parfaitement alignées. En revanche, rien ne semble justifier que les élus soient d’abord habillés et ensuite nus, d’autant qu’un cortège entièrement composé d’élus dénudés était parfaitement envisageable comme le montrent le portail de Mâcon, le Psautier de Marguerite de Bourgogne et le portail de Braine. Cette particularité s’explique toutefois moins pour le Jugement dernier que pour le jugement immédiat car les élus perdraient alors sur les sommiers les caractéristiques des corps ressuscités affichées sur le linteau : taille adulte, vêtements et statut socioprofessionnel. Dans l’optique

Chartres, I, fig. 86 et 87. 104 Le concepteur a eu un réel souci de ne pas faire disparaître les pieds des protagonistes du champ de vision du spectateur puisqu’il les a inscrits sur des sortes de buttes lisses sur lesquelles les pieds pouvaient figurer inclinés.

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du jugement immédiat, le changement d’apparence demeurerait énigmatique mais il n’en serait pas pour autant aberrant, ce qu’indique explicitement l’exemple de Braine où des âmes séparées sont habillées dans leur cortège et nues dans la marmite, même si ces âmes appartiennent à des damnés. Et surtout la nudité et la taille réduite des élus seraient parfaitement conformes à leur statut d’âmes séparées. La faible différence de taille entre les élus des trois derniers sommiers et les anges suffit en effet amplement pour désigner ce statut, comme le montrent les exemples d’Anzy-le-Duc, Mâcon et Conques où apparaissent des différences analogues. Le mouvement de marche attribué aux trois élus de gauche semble surprenant chez le dernier, celui de la cinquième voussure, car il s’est retourné. Une telle attitude ne correspond guère à celle d’un élu arrivé au terme de son périple et se préparant à séjourner durablement dans un lieu paradisiaque. D’autant que les élus du sein d’Abraham ont arrêté leur parcours et se tiennent symétriquement dans le giron du patriarche. Aussi ces trois voussures apparaissent-elles davantage comme le théâtre du couronnement des élus que comme un séjour paradisiaque. Les élus couronnés par un ange ont formé un geste de prière, les deux mains jointes devant le visage. En cela également ils prolongent la procession du linteau où plusieurs élus adoptent une attitude analogue, si ce n’est que là, les mains sont placées au niveau de la poitrine. La femme située sur la quatrième voussure a au contraire plaqué sa main droite sur la poitrine. Peut-être s’agit-il d’un artifice permettant de réduire l’attrait charnel exercé par ce personnage féminin, ce que suggèrent également l’autre bras et la jambe avancée qui viennent opportunément masquer sa nudité, mais il semble également traduire l’émotion qu’elle éprouve en arrivant dans le séjour des élus. On le retrouve en tout cas chez deux ressuscités pour lesquels il signifie probablement un sentiment de ravissement analogue. En observant les sculptures à partir du seuil, on pourrait avoir l’impression que cette élue et celui qui lui succède sur la dernière voussure se retournent pour contempler le Juge, mais sur une vue du catalogue de Houvet, apparemment prise au niveau des sommiers, on se rend compte que le regard de la première est horizontal et que celui du second est légèrement tourné vers le bas (fig. 155)105. Ils sont donc encore plus coupés de la sphère céleste que les élus du sein d’Abraham. Les regards suggèrent ainsi que les élus du linteau et des 105

Houvet, Chartres, I, fig. 86 et 87.

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sommiers n’entretiennent aucun contact visuel avec la théophanie du tympan et qu’ils ne jouissent pas encore de la vision béatifique. Le couronnement des élus corrobore également l’hypothèse du jugement immédiat. On observera pour commencer que conformément à la tradition iconographique, aucune confusion n’est possible entre les élus couronnés et les rois puisque l’acte du couronnement n’est pas encore achevé. La main de l’ange tenant la couronne est difficilement visible d’en bas, mais les vues de Houvet ne laissent subsister aucun doute à ce sujet (fig. 155)106. Ainsi les justes se distinguentils clairement des véritables rois comme l’élu et le damné couronnés du linteau ou les souverains des voussures du portail des Confesseurs107. En posant une couronne sur la tête des élus, les anges stéphanophores parachèvent l’action de leurs homologues de la corniche, montrant une fois encore la continuité entre ces deux tableaux. Cette continuité est toutefois interrompue par l’ange psychophore et le sein d’Abraham, d’autant plus nettement que dans ces deux réceptacles les élus sont privés de couronne. Comme on l’a déjà vu à plusieurs reprises, la liturgie funéraire destinait aux âmes séparées une couronne, ce que montrent manifestement les peintures de Saint-Loup-de-Naud et les portails de Mâcon et de Provins. Mais j’ai également mentionné que l’iconographie avait parfois réservé des couronnes aux ressuscités comme à Ceri et à Conques. À Chartres, le contexte suggère en revanche que le couronnement correspond au premier jugement. Le programme iconographique de la cathédrale a associé à plusieurs reprises et parfois de manière ostentatoire le thème du couronnement au transitus. L’exemple le plus évident est naturellement celui du portail de la Vierge, si ce n’est que la remise de la couronne a été reléguée sur la corniche dominant la Dormition et reste très peu visible. Quant à la scène du tympan, elle montre les deux souverains célestes intronisés, de sorte que le caractère funéraire de la couronne semble s’effacer presque totalement au profit de sa dimension royale. Des anges stéphanophores figurent également au sommet de la première voussure du portail de Job. On peut supposer que ces cou106

Sauerländer, 1972, p. 112, estime également que la scène représente le couronnement des élus. Pour Villette, 1994, p. 229, le roi de la cinquième voussure a remis sa couronne à l’ange pour pouvoir recevoir celle des élus. Cette interprétation se justifie d’autant moins que les deux couronnes sont identiques. 107 Au portail des Confesseurs, les rois se distinguent des élus par leur sceptre souvent très endommagé, cf. Villette, 1994, p. 255-256. Ils sont de surcroît nimbés mais leur identité n’est pas précisée.

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ronnes sont destinées à Job – dont la victoire sur le diable en fait un véritable champion du combat spirituel – et aux autres figures vétérotestamentaires inscrites sur les voussures – Samson, Gédéon, Judith, Esther – d’autant que les trois premiers ont combattu physiquement leurs adversaires108. L’octroi de ces récompenses ne s’inscrit en tout cas pas dans le contexte du Jugement dernier109. Sur les vitraux de la cathédrale, on peut compter cinq scènes de couronnement. La première concerne à nouveau la Vierge, mais elle situe l’événement dans le ciel et c’est le Christ qui dépose la couronne sur la tête de sa Mère. Et curieusement, une deuxième couronne est tendue par deux anges plongeant verticalement depuis une frange de nuées110. Si ce redoublement reste difficile à interpréter, il montre à quel point le thème des anges stéphanophores a été prisé par les concepteurs du programme iconographique de la cathédrale, et ce dans des contextes correspondant au transitus. Deux autres scènes de couronnement concernent des saints martyrs : saint Eustache et Josias, l’un des compagnons de saint Jacques. Dans les deux cas, la couronne est tenue par la main divine111. Sur le vitrail de Marie Madeleine enfin, la couronne s’inscrit dans un contexte exceptionnel : sur un registre comportant la moitié supérieure du cercle sommital, l’âme de la pénitente est présentée au Christ par un ange psychophore dans un cadre naturel évoquant le paradis. La scène est accompagnée de trois autres anges, les deux premiers évoluant sur le sol en portant un encensoir à droite et une couronne à gauche, tandis que le troisième

108 Très tôt, les tentations de Job ont été interprétées en termes de combat spirituel (Besserman, 1979), en particulier dans les Moralia in Iob de Grégoire le Grand dont la substance a été reprise par Pierre de Roissy, cf. Katzenellenbogen, 1959, p. 78. Katzenellenbogen, 1959, p. 72, a rattaché les couronnes tenues par les anges aux victoires des personnages vétérotestamentaires des voussures mais pas à celle de Job. 109 On serait tenté de penser que c’est dans ce contexte eschatologique que se déroule la parabole des dix vierges au portail de l’Épiphanie, mais comme l’a bien montré Adams, 1982, p. 53-57, elle se rapporte avant tout à la Vierge, abondamment exaltée par le programme iconographique de ce portail, et non au Jugement dernier. On ne peut du reste pas établir que l’ange accueillant les vierges sages au sommet de la deuxième voussure leur destinait une couronne puisqu’il n’a pas conservé ses mains. On peut simplement constater que sa dextre était levée, cf. Adams, 1982, p. 51. Katzenellenbogen, 1959, p. 67, avait déjà proposé ce rapprochement avec la Vierge en citant le Pseudo-Jérôme et Fulbert de Chartres, mais sans développer le sujet. Pour ces liens entre Marie et la parabole des dix vierges, je me permets de renvoyer également à Angheben, 2006. 110 Baie 42 ; 26-27, cf. Deremble, 2003, p. 66-69. 111 La main de Dieu tenant une couronne figure dans le martyre de saint Eustache (baie 43 ; 33) et sur le vitrail de saint Jacques, dans la décollation de Josias mais pas dans celle de saint Jacques (baie 5 ; 28-29), cf. Deremble, 2003, p. 172 et 197.

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agite un encensoir au-dessus du champ figuratif de la scène112. Celleci comporte donc les principaux thèmes angéliques réunis au premier registre du portail du Jugement dernier : un ange psychophore, deux anges thuriféraires et un ange stéphanophore. La principale différence tient à la présence du Christ, ce que l’on peut interpréter comme un privilège réservé aux saints pour lesquels la dilation ne s’applique pas. Dans les trois premiers exemples, la couronne correspond à la royauté de Marie et au martyre de saint Eustache et de Josias tandis que dans le dernier exemple, elle s’apparente davantage à la récompense promise à l’ensemble des élus. On pourrait toutefois estimer que la couronne fait également partie des privilèges destinés aux saints et qu’elle ne s’applique pas aux âmes des simples mortels. Le vitrail de saint Thomas montre qu’il en va tout autrement (fig. XXXI). Après la mort de Gad – le frère du roi Gundophorus qui avait fait jeter Thomas en prison –, un ange présente au saint un « palais céleste » peuplé d’élus. Dans cette cité, tous les justes sont nus, couronnés, dépourvus de nimbe et adoptent l’attitude de l’orant113. Cela signifie que ce ne sont ni des saints ni des rois mais de simples élus, à l’inverse de ce que montrent les peintures de Saint-Loup-de-Naud où se superposent clercs nimbés et souverains. Et comme la scène se situe avant la fin des temps, on peut en déduire que pour le concepteur de ce vitrail, chaque élu était appelé à recevoir une couronne après le jugement immédiat. Cette figuration des élus semble rompre avec la tradition iconographique dans laquelle ceux-ci ne figurent pas couronnés mais s’apprêtant à recevoir leur couronne. En réalité, elle s’inscrit dans l’évolution du thème amorcée dans la seconde moitié du XIIe siècle puisqu’elle apparaît déjà au Portico de la Gloria et se retrouvera ensuite dans la peinture murale française114. On relèvera au passage

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Baie 46 ; 20-22, cf. Deremble, 2003, p. 223. Un arbuste figuré à l’extrémité droite de la scène situe assez clairement celle-ci dans un paradis édénique. 113 Baie 23 ; 15. Pour Delaporte, 1926, p. 361, et pl. CXXXVII, ce palais serait la maison du Père céleste où « beaucoup de demeures » sont préparées pour les élus. Pour Deremble, 2003, p. 152, la scène se situe au paradis et montre l’ange expliquant à Gad que les cathédrales édifiées par saint Thomas représentent la Jérusalem céleste où les âmes en prière, pierres vivantes de l’édifice, rendent grâce à Dieu. 114 Pour Christe, 1996c, p. 155 sq, les figures pour la plupart couronnées du portail de Compostelle sont les sedentes anonymes d’Apocalypse 20, 4-6, en assesseurs du Juge. De nombreux indices suggèrent toutefois qu’il s’agit des élus séparés d’avec les damnés sur le petit portail de droite et couronnés par un ange entre les deux portails. Dans la peinture murale française, on retrouve des élus couronnés à Saint-Mars-de-Locquenay (Sarthe) et Lagrasse (Aude), cf. Deschamps et Thibout, 1963, p. 13, et pl. V, 3 et XCI, 3.

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que sur le vitrail de Chartres, cette formule n’entraîne aucune confusion entre élus couronnés et souverains. Les monuments funéraires peuvent également comporter une représentation du couronnement du défunt ou de son âme par des anges. Sur la pierre tombale disparue de Robert de Roye provenant de l’abbaye de Joyenval et datée sans plus de précision du XIIIe siècle, la figure du diacre défunt s’inscrit sous un arc trilobé d’où surgissent deux mains maintenant une couronne fleurdelisée au-dessus de sa tête115. De manière encore plus significative, l’enfeu de la cathédrale de Lisieux attribué à l’évêque Guillaume de Rupierre († 1201) comporte, sur la paroi du fond, une représentation monumentale et inhabituelle de l’elevatio animae : deux anges portent dans un large drap l’âme du défunt en prière tandis que deux mains, sans doute angéliques puisque celle de Dieu apparaît systématiquement isolée, surgissent d’une nuée pour la couronner. On y a donc réuni deux thèmes que l’on a ensuite dissociés sur les voussures de Chartres : les anges psychophores – il n’y en a qu’un à Chartres – et le couronnement des élus au départ d’une nuée. Ces analogies sont d’autant plus remarquables que le style de ces sculptures s’apparente à celui de Laon et à celui du portail central nord de Chartres116. Enfin, sur l’enfeu de Guiot Roy, à Bourbon-Lancy, un ange issu d’une nuée tient une couronne tandis que deux autres anges agitent un encensoir117. Bien que ce monument mutilé n’ait conservé aucune représentation de l’âme, c’est certainement à celle du défunt qu’était destinée cette récompense céleste. Ces œuvres attestent donc qu’une couronne peut être attribuée à un défunt non saint par des anges dans une temporalité antéparousiaque et l’enfeu de Lisieux montre plus précisément encore que ce couronnement peut intervenir au moment où l’âme accède au séjour céleste qui lui est destiné. Il reste toutefois à expliquer l’absence de couronne sur la tête des élus accueillis par Abraham. On pourrait estimer que cette différence établit une distinction hiérarchique, sociale ou temporelle entre les deux groupes d’élus. Je pense au contraire qu’elle est liée à la tradition iconographique. On a vu en effet que la couronne est presque systématiquement posée sur la tête des élus – généralement par un ange – pour éviter toute confusion avec les souverains. Or, le patriarche aurait difficilement pu accomplir ce geste pour ses trois protégés et 115 116 117

Adhémar, 1974, p. 58, n° 285. Louis, 2006, I, p. 98-99, et II, p. 211-213. Ibid., p. 263.

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surtout l’iconographie du sein d’Abraham a exclu à la fois le thème du couronnement et celui des élus déjà couronnés118. Cette incohérence, à laquelle s’ajoutent les différences d’apparence et d’attitude entre élus, découle à mon sens avant tout de la juxtaposition de deux thèmes paradisiaques très différents : un lieu abritant des élus possédant une taille d’enfant d’un côté, le couronnement d’élus de taille beaucoup plus grande et inscrits dans le prolongement du cortège du linteau d’un autre côté. En optant pour un tel choix iconographique, le concepteur pouvait difficilement éviter les disparités observées119. Le tribunal divin Dans la perspective du double jugement, le tribunal divin et la résurrection correspondent à la Parousie et doivent être considérés chronologiquement après le jugement immédiat figuré sur toute la largeur du premier registre (fig. 158). Le collège des apôtres a été écarté du tribunal divin, laissant sa place à deux intercesseurs privilégiés – la Vierge et saint Jean l’Évangéliste – et aux anges exposant les instruments de la Passion. Les apôtres faisaient déjà défaut à Conques et à Compostelle, mais à Chartres ils ont été figurés en dehors du Jugement dernier, sur les ébrasements où ils remplacent pour la première fois les figures vétérotestamentaires représentées à cet endroit depuis le portail de Saint-Denis. Cette localisation des apôtres apparaît à peu près au même moment au portail central de Notre-Dame de Paris, ce qui pourrait laisser supposer une influence de cette œuvre ou des échanges entre les deux chantiers, mais il me paraît difficile de se prononcer. Il apparaît en tout cas clairement que la composition du tympan provient du portail de la Vierge de la cathédrale beauceronne et non du portail parisien (fig. 139). Dans cette composition, le Christ et la Vierge ont reçu la même taille et siègent côte à côte sur le deuxième registre de la composition, dans un cadre rectangulaire délimité par les colonnes de la Cité céleste. Ils sont flanqués d’anges agenouillés dont les ailes 118

Les âmes du sein d’Abraham sont traditionnellement anonymes, même s’il existe des exceptions comme le feuillet de Brno (Baschet, 2000, p. 170-171, et pl. III) et le Jugement dernier de Fossa (Abruzzes), mais aucune de ces deux œuvres ne montre des élus couronnés. 119 Les peintures de Saint-Loup-de-Naud présentent une juxtaposition analogue avec d’un côté le sein d’Abraham abritant des élus de petite taille et la cité paradisiaque habitée par des élus de taille adulte. De plus, les élus regroupés devant la porte du paradis reçoivent une couronne des mains d’un ange alors qu’ils en sont dépourvus dans le sein d’Abraham et dans la cité paradisiaque, à l’exception des rois (fig. XII).

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fig. 158. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, tympan, le tribunal divin.

épousent la courbure du tympan et le troisième registre est occupé par deux autres anges. Pour le Jugement dernier, on a adopté la même structure en supprimant toutefois l’architecture, en déplaçant le Christ au centre de la composition et en équilibrant la figure de la Vierge par celle de Jean120. Que le portail de la Vierge soit antérieur ou non n’a pas grande importance puisqu’une structure analogue avait déjà été adoptée pour le Triomphe de la Vierge à Senlis et dans une moindre mesure à Laon. À Laon, le Jugement dernier ne pouvait pas être conçu en fonction de celui de la Vierge puisqu’il lui était antérieur et calqué sur le modèle de Saint-Denis, mais à Chartres on a élaboré presque simultanément les deux thèmes avec un souci d’harmonisation évident. Le portail parisien ne semble donc pas avoir interféré dans ces choix iconographiques. Comme l’a très bien montré Adolf Katzenellenbogen, la formule chartraine a transformé la Déisis byzantine en un véritable Calvaire. Suivant le schème traditionnel de la Crucifixion, le Christ est flanqué de la Vierge et de saint Jean, et il est directement associé à la croix 120 Pour Abdul-Hak, 1942, p. 175, la composition du tribunal divin a été inspirée par celle du Triomphe de la Vierge. Pour Sauerländer, 1972, p. 112, la composition du Jugement dernier a été harmonisée avec celle du Triomphe de la Vierge.

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maintenue ici par des anges au-dessus de sa tête, dans l’axe de la composition121. À Paris au contraire, la croix a perdu son axialité – sans doute à cause de la localisation du tribunal divin sur le troisième registre – tandis que les deux principaux témoins de la mort du Christ ont été séparés de lui par deux anges aux signa. Et comme on va le voir, le portail parisien se démarque également de la formule chartraine par la suppression du jugement immédiat, de sorte qu’il peut difficilement être considéré comme son modèle. Indépendamment de cette question relative à l’hypothétique influence parisienne, il faut noter que le Christ-Juge se présente aux ressuscités sous l’aspect du Crucifié. Il a dévoilé la plaie du côté et exhibe celles des mains en les soulevant au niveau de son visage, peutêtre sur le modèle du portail de Laon122. Or, l’analyse de la résurrection des morts montrera que ce Christ souffrant apparaît exclusivement aux élus. On aurait donc pu figurer le Juge dans sa gloire, même si Augustin et Pierre Lombard ont affirmé que le Juge apparaîtra aux élus et aux damnés sous l’apparence du servus. Il semble donc que l’on a préféré mettre l’accent sur la corrélation très étroite rattachant le thème de la Crucifixion à celui du Jugement dernier, une relation appelée à un développement considérable durant les derniers siècles du Moyen Âge123. Il faut à présent s’interroger sur l’importance accordée à la Vierge. Sa présence à la droite du Juge s’explique amplement par son rôle de médiatrice privilégiée, déjà mis en scène dans les Jugements derniers d’Oberzell, Autun, Saint-Denis, Corbeil, Bourges ou Mantes124. Cette mise en évidence est également légitimée par sa participation à la Crucifixion à laquelle renvoient le groupe central et la croix parousiaque. Mais il faut également prendre en considération le contexte particulier de la cathédrale de Chartres dont les prestigieuses reliques mariales ont suscité un pèlerinage très fréquenté et un programme iconographique dans lequel la Vierge est très souvent représentée125. 121

Katzenellenbogen, 1959, p. 84-86. Büchsel, 1995, p. 20 et 40, a proposé pour sa part une interprétation eucharistique du portail, à cause du remplacement de Jean-Baptiste par Jean l’Évangéliste et de l’importance accordée à la croix. 122 Je rappelle que la position des mains du Juge de Laon n’est pas connue et que ce que l’on voit actuellement sur place découle de la restauration du XIXe siècle. 123 J’ai longuement développé cette question des relations entre Crucifixion et Jugement dernier dans Pace et Angheben, 2007. 124 Elle apparaît également à la façade de Saint-Jouin-de-Marnes, dans une scène que l’on peut qualifier de Seconde Parousie, cf. Oakes, 2008, p. 74. 125 Lautier, 2003, p. 31-34, a mis en relation les reliques de la Vierge, et en particulier celle de la chemise, avec les nombreuses figures mariales des vitraux et des portails de la cathé-

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Dans un tel contexte, on doit accorder une attention toute particulière aux miracles accomplis par la patronne de la cathédrale, relatés dans le Livre des Miracles de Notre-Dame de Chartres composé peu de temps après l’incendie de 1194, sans doute vers 1210. Sur un total de vingt-sept miracles, cinq concernent des défunts ramenés à la vie par l’intercession de la Vierge126. Dans la mesure où la Vierge du tympan préside avant tout à la résurrection des morts, on pourrait supposer que cette relation a été inspirée par les récits de miracles qui devaient circuler bien avant leur rédaction. Cette spécificité majeure des miracles accomplis par la Vierge de Chartres aurait alors été transposée dans le contexte du Jugement dernier pour montrer qu’elle contribue à faire passer les défunts de la mort à une vie désormais éternelle. Mais cette hypothèse ne peut pas être étayée par des arguments visuels ou textuels plus précis et demeure par conséquent très fragile. D’autant que les deux types de résurrection sont de natures très différentes. Il faut encore se demander quel peut être le rôle des intercesseurs dans cette Parousie où le sort des ressuscités s’est manifestement joué lors du premier jugement. S’ils ne sont pas agenouillés, tous deux joignent bien les mains dans la direction du Juge, ce qui ne laisse subsister que très peu de doutes sur leur fonction. La doctrine désormais affirmée du purgatoire implique qu’à l’heure du Jugement final, de nombreuses âmes attendront encore de connaître leur sort définitif dans les flammes purificatrices, mais l’image n’y fait aucunement allusion. J’en déduis que les thèmes de l’intercession et de la résurrection des seuls élus ont été juxtaposés sans véritable corrélation, même si cette explication ne me paraît pas très satisfaisante. Comme je l’ai fait remarquer plus haut, la Parousie a été située dans un espace compris entre les nuées bordant le tympan et le sol terrestre de la résurrection. Les anges agenouillés à côté des intercesseurs se tiennent toutefois sur un sol terrestre – à l’inverse des anges du portail des Martyrs accueillant saint Étienne au ciel, sur des nuées – et établissent de ce fait une parfaite continuité entre le tribunal et la résurrection qui doit par conséquent être lue dans la continuité de la Parousie. drale. 126 Le Livre des Miracles de Notre-Dame de Chartres a été écrit en latin vers 1210 sans doute par un auteur appartenant au clergé régulier, cf. Thomas, 1881. Les miracles concernés sont les miracles 6, 12, 22, 23 et 25. Il faut noter que ces récits ne font jamais allusion aux vicissitudes endurées par l’âme entre la mort et la résurrection. Ce temps est d’ailleurs très court, sauf pour cet homme enseveli durant trois jours sous les éboulis de son puits (miracle 6).

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fig. 159. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, voussures de droite, la résurrection des morts.

La résurrection des morts Le deuxième registre des voussures est entièrement consacré à la résurrection des morts, si bien qu’en dépit de sa relégation dans les espaces périphériques des voussures, le thème a reçu un développement considérable (fig. 150, 155 et 159). Structurellement, sa position latérale par rapport au tribunal divin est peu habituelle mais pas exceptionnelle puisqu’on la retrouve sur la rose occidentale de Chartres127. Le plus important reste toutefois que la plupart des composantes du thème établissent une égalité généralisée entre les ressuscités – quelle que soit leur position par rapport au Juge – et les désignent comme étant des élus. Symétrie et mouvement centripète Les voussoirs de la première voussure étant plus étroits que les autres, ils n’ont accueilli qu’un élu tandis que ceux des quatre autres 127

La résurrection figure dans le troisième cercle de la rose, sur six médaillons situés presque symétriquement de part et d’autre du médaillon central où apparaît le Juge (baie 143, 28-33), cf. Delaporte, 1926, p. 519 ; et Deremble, 2003, p. 231.

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voussures sont à la fois plus larges et plus hauts, et ont dès lors pu accueillir deux groupes de ressuscités échelonnés verticalement. Les deux ressuscités de la première voussure ont adopté des mouvements symétriques. Ils ont enjambé le rebord de leur sarcophage et se dirigent vers le Christ en joignant les deux mains devant la poitrine. Ils ne présentent toutefois pas une symétrie en miroir puisque tous deux ont avancé la jambe gauche. Les seules différences découlent de ce que celui de gauche a encore la tête couverte de son linceul et peut-être de leur sexe, les cheveux du ressuscité de droite retombant sur ses épaules128. La symétrie et le mouvement centripète amorcés par ces personnages sont prolongés dans les deuxième et quatrième voussures. Ainsi sur ces quatre voussoirs, un ressuscité sort de son sarcophage en avançant la jambe gauche et dans un cas seulement – à droite, sur la deuxième voussure – l’autre jambe. Sur les troisième et cinquième voussures, les figures demeurent au contraire statiques, à l’exception de celle qui, sur la troisième voussure à droite, a déjà posé la jambe sur le rebord de son sarcophage, montrant ainsi une phase intermédiaire du mouvement conduisant les ressuscités à sortir de leur tombeau. Positions et regards Les positions et les regards accompagnent très clairement ce mouvement centripète. Tous les ressuscités se tiennent perpendiculairement au champ du voussoir ou se tournent vers le Juge, de sorte qu’aucun ne lui tourne le dos. Si parmi les premiers, certains regardent devant eux, la majorité tourne la tête vers l’axe du portail. Quant aux seconds, ils ont maintenu leur tête dans l’axe du corps de manière à pouvoir contempler le Christ. Les positions et les regards confirment que les ressuscités s’apprêtent à s’engager dans un mouvement centripète, si bien qu’aux cortèges divergents du premier registre s’opposent ici deux cortèges convergents. Dans la perspective du double jugement, cette opposition est parfaitement logique puisqu’elle montre qu’après avoir été emmenés dans un lieu paradisiaque éloigné du ciel et de Dieu, les élus se préparent à quitter le théâtre terrestre de la résurrection et à se rapprocher de leur Créateur qu’ils peuvent déjà contempler. Dans 128 Pour Sauerländer, 1972, p. 112 ; et Büchsel, 1995, p. 42, les deux ressuscités de la première voussure seraient Adam et Ève. La figure de droite porte bien des cheveux milongs, mais rien ne permet d’étayer une telle hypothèse.

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la perspective inverse, les ressuscités doivent au contraire s’éloigner doublement de leur but après s’en être fortement rapprochés en descendant d’un registre et en adoptant un mouvement centrifuge. Pour pouvoir restituer les élus du cortège dans leur véritable contexte, l’esprit du spectateur devrait concevoir un saut à la fois spatial et temporel entre le deuxième registre et le premier, ce qui serait pour le moins malaisé. Expressions et gestes L’observation des damnés du premier registre montre à quel point le sculpteur maîtrisait le rendu des sentiments, que ce soit par la gestuelle ou les expressions des visages. Or, aucun des moyens expressifs mis en œuvre pour les damnés n’a été transposé aux ressuscités : front plissé, yeux tombant, tête baissée. Seul le geste des mains repliées l’une dans l’autre a été appliqué à un groupe de deux ressuscités inscrits sur la cinquième voussure de droite, autrement dit à l’endroit le plus excentré et le plus dévalorisé par rapport au Christ où ont manifestement été regroupées les femmes si l’on en juge à la longueur de leurs cheveux129. Ces deux femmes accompagnent de surcroît une ressuscitée qui semble battre sa coulpe, si bien qu’on pourrait les considérer toutes les trois comme des damnées, mais elles contemplent sereinement le Juge et se tiennent autour d’une ressuscitée joignant les mains130. Peut-être s’agit-il de pécheresses doutant encore de leur élection131. Il est plus probable cependant que cette légère dévalorisation vient de ce que ces figures sont manifestement toutes des femmes. Le plus important reste que ce geste ne suffit pas pour désigner les deux ressuscitées comme de futures damnées132. 129

Il est possible que ce geste ait également été appliqué au ressuscité situé en haut à droite, mais il peut difficilement être observé. Les poitrines des ressuscités étant cachées par leurs mains, elles ne permettent pas d’identifier leur sexe. 130 Le personnage situé à droite de ce voussoir a posé sa main recourbée sur la poitrine et semble ainsi battre sa coulpe comme le David du chapiteau de l’avant-nef de Vézelay, cf. Angheben, 2003, p. 228. 131 On pourrait être tenté de déduire de ce geste de crainte l’existence d’un état distinct de celui des élus et des damnés, celui des âmes du purgatoire, mais il me paraît peu probable qu’une signification aussi précise ait été affectée à cette attitude. Dans les premières représentations des âmes du purgatoire, celles-ci apparaissent généralement dans le cadre de leur libération et il faudra attendre la fin du Moyen Âge pour les voir – sans certitude parfois – dans le contexte du Jugement dernier, comme à Narbonne, Saint-François de Terni, Saint-Augustin de Gubbio et Saint-François de Sant’Agata dei Goti, cf. Fournié, 1990 ; Bratu, 1992, p. 373-391 et 607-617 ; et Frugoni, 2004, p. 69-72. 132 Katzenellenbogen, 1959, p. 87, avait déjà remarqué que les ressuscités ne manifestaient pas la moindre inquiétude, mais en dépit de cette constatation il estimait que nombre

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La grande majorité de leurs compagnons ont les mains jointes tandis que les autres ont posé une main sur la poitrine, reproduisant des gestes adoptés par les élus du premier registre. Comme ces derniers, ils semblent exprimer leur gratitude ou leur ravissement, si ce n’est qu’ici ces sentiments semblent motivés par la présence de Dieu qu’ils contemplent presque tous fixement133. Ainsi, la vision béatifique s’ajoute-t-elle significativement aux joies et aux premières récompenses paradisiaques matérialisées par le couronnement du registre inférieur. La résurrection des seuls élus Les ressuscités ont donc été clairement assimilés à des élus : ils se tournent vers le Christ, amorcent des mouvements centripètes et adoptent la même gestuelle que les élus du premier registre. Les effets de symétrie quasi systématiques confirment de surcroît que le concepteur n’a pas voulu discriminer les ressuscités situés à la gauche du Christ, à l’exception peut-être des deux femmes de la cinquième voussure aux mains repliées l’une sur l’autre et de celle qui semble battre sa coulpe. Le programme de Chartres s’apparente donc fortement à ceux de Mâcon et de Conques puisque, sur ces trois portails, la résurrection se situe au-dessus de la séparation, elle ne concerne que les élus et présente des mouvements exclusivement centripètes. Ces particularités constituent à mon sens des arguments décisifs pour l’hypothèse du double jugement. Dans l’hypothèse inverse, le sort des damnés n’aurait été envisagé qu’au moment de la séparation, dans une phase narrative succédant à la résurrection de laquelle ils sont exclus. Et comme je l’ai relevé plus haut, la séparation se situerait alors dans un contexte spatial et temporel distinct de celui de la Parousie, obligeant ainsi le spectateur à faire abstraction de la position inférieure et marginale des élus. Il est au contraire beaucoup plus logique et dès lors plus simple de considérer que, comme à Mâcon, le programme a limité le parcours des damnés au premier jugement, peutêtre parce que rien ne change fondamentalement pour eux à la résurrection des morts, et figuré la destinée des élus jusqu’à la Parousie, au moment où leur est octroyée la vision béatifique. À Chartres comme à Mâcon, il est possible que l’exclusion des damnés ait été inspirée par la description de la Parousie de Matthieu

d’entre eux étaient destinés à la damnation. 133 Pour Sauerländer, 1972, p. 112, les ressuscités font un geste de prière.

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24 dont on retrouve la substance chez Marc : « Il enverra ses anges, qui, au son de la trompette retentissante, rassembleront ses élus des quatre vents, d’un bout à l’autre de la terre » (Mt 24, 31 ; Mc 13, 27). Il me semble toutefois difficile d’établir une telle filiation. L’essentiel reste que la composition des deuxième et troisième registres correspond à une Seconde Parousie et non à un véritable Jugement dernier, et qu’elle prend en considération le verdict du jugement immédiat figuré au premier registre. Les neuf chœurs angéliques Si quatre portails du transept de Chartres montrent des anges au niveau de la première voussure134, seul celui du Jugement dernier étend cette thématique aux cinq voussures : au-dessus de la résurrection, celles-ci sont entièrement dédiées aux neuf chœurs angéliques auxquels s’ajoutent les anges buccinateurs135. Cette formule iconographique originale rompt singulièrement avec les thèmes développés dans les Jugements derniers du groupe dionysien : transport des élus par des anges, théophanies sommitales et Vieillards de l’Apocalypse. Les chœurs angéliques se distinguent également des chœurs des saints figurés à Paris et sur les portails qui en dérivent. On a toutefois supposé que les saints des portails latéraux participaient au programme iconographique du portail central, en se fondant sans doute sur cette tradition iconographique postérieure. De mon point de vue, ces saints se situent effectivement dans le royaume des cieux mais ils ne se rattachent pas au Jugement dernier, il faudra y revenir. On pourrait estimer que les neuf chœurs angéliques se situent également dans le royaume des cieux, figurant ainsi le lieu vers lequel se dirigent les élus. D’autant qu’Aelred de Rievaulx a assimilé les mansiones destinées à accueillir les « saints » aux différents degrés de la hiérarchie angélique136. Plusieurs indices montrent cependant qu’ils correspondent aux puissances célestes accompagnant le Retour du 134

Au portail des Confesseurs, ce ne sont pas des anges qui figurent sur la première voussure, comme l’a très justement rappelé Büchsel, 1995, p. 106. Celui-ci considère toutefois que les saints constituent ici le chœur céleste remplissant les fonctions liturgiques des anges. 135 Il est possible que les anges buccinateurs aient été intégrés dans l’un des neuf chœurs, mais à ma connaissance personne n’a traité cette question et je ne vois pas quels arguments permettraient de la développer. Sur un vitrail du transept figure le Christ accompagné des neuf chœurs angéliques. Les anges situés au bas de la hiérarchie portent des encensoirs mais aucun ne souffle dans une trompette (baie 36 ; 26), cf. Deremble, 2003, p. 218. Cette composition ne contribue dès lors pas à définir le rang hiérarchique des anges buccinateurs du portail. 136 Aelred de Rievaulx, De anima, III, 47 ; CCCM 1, p. 752. Cf. Baschet, 1996, p. 76.

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Fils de l’homme : « Aussitôt après ces jours de détresse, le soleil s’obscurcira, la lune n’aura plus d’éclat, les étoiles tomberont du ciel, les puissances des cieux seront ébranlées » (Mt 24, 29, cf. Mc 13, 26)137. Au chapitre 25, Matthieu précise qu’il viendra avec tous les anges et, comme l’a bien montré Barbara Bruderer Eichberg, les commentaires ont clairement assimilé les puissances célestes du chapitre précédent aux chœurs angéliques138. Les trois indices iconographiques plaidant en faveur de cette lecture indiquent que les anges ne se tiennent pas dans un ciel transcendant. Le premier émane des quatre anges buccinateurs figurés sur la cinquième voussure, directement au-dessus de la résurrection des morts, et évoluant sur des nuées comme tous les autres anges de cette voussure. Dans la mesure où les anges buccinateurs ne peuvent pas se trouver très loin de la terre où se déroule la résurrection, on peut en déduire que ces nuées ne caractérisent pas un lieu totalement transcendant. Le deuxième indice est fourni par les Vertus  : pour les besoins de leur figuration, on a introduit sous leurs pieds des dragons jusqu’aux derniers voussoirs de droite de la quatrième voussure. Comme je l’ai déjà signalé, le concepteur avait pleinement conscience du déséquilibre introduit par ces puissances démoniaques puisqu’il les a figurées sur un sol neutre alors qu’il a disposé les anges des voussoirs symétriques sur des nuées. Il a donc difficilement pu considérer que ces dragons se trouvaient dans le royaume des cieux. C’est ce qu’indiquent également les autres portails de Chartres et le vitrail des neuf chœurs angéliques. Deux autres anges combattants occupent en effet les sommiers de la première voussure du portail de l’Épiphanie (fig. 140)139. Ces combats se rapportent sans doute au Massacre des Innocents et à la Fuite en Égypte – évoqués indirectement à travers le songe des Mages –, comme le suggèrent les commentaires d’Apocalypse 12 où est relaté le combat des anges contre le dragon à sept têtes. Dans ces textes, Hérode cherchant à faire disparaître Jésus a été comparé au dragon menaçant l’enfant né de la

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Pour Katzenellenbogen, 1959, p. 87-88, les figures des voussures des trois portails méridionaux – anges compris – représentent l’Église céleste. Sur le vitrail des chœurs angéliques (baie 36), les anges se situent sur des ondulations mais celles-ci pourraient correspondre à des sols terrestres, comme le suggère le panneau 28 où figure un arbre. Ce vitrail ne contribue donc pas à comprendre la localisation des anges du portail. 138 Bruderer Eichberg, 1998, p. 112. 139 Les dragons ont été figurés à gauche sur un sol terrestre et à droite sur des ondulations correspondant à de l’eau, cf. Villette, 1994, p. 166. Adams, 1982, p. 44-45, considère toutefois que le dragon de droite figure sur le sol.

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femme revêtue du soleil140. Or les deux dragons dominés par les anges ont été localisés sur terre : un sol terrestre à gauche, des ondulations évoquant sans doute l’élément aquatique à droite. À l’inverse, les anges guerriers du portail de Job se tiennent dans des nuées, mais ce choix n’en est pas moins cohérent puisqu’aucun ennemi ne figure dans leur champ figuratif (fig. 141). Sur le vitrail des neuf chœurs angéliques enfin, les anges combattants ne figurent pas sur une nuée141. Au portail du Jugement dernier, le troisième et dernier trait iconographique situant les anges en dessous du royaume des cieux vient de ce que les nuées n’apparaissent qu’à la quatrième voussure à gauche et à la cinquième à droite alors qu’elles bordent toute la partie courbe du tympan. Cette solution de continuité pourrait sembler étrange, mais la localisation des nuées au sommet des voussures reproduit en réalité le schème du linteau et du tympan où elle permettait de situer les scènes entre ciel et terre. Sur les voussures, les nuées semblent indiquer que le royaume des cieux se situe encore plus haut, ce que confirment les clés des troisième et quatrième voussures142. Les élus dans la Cité céleste Les clés des voussures n’ont à ma connaissance jamais retenu l’attention des chercheurs alors qu’elles apportent des informations extrêmement précieuses sur la signification du programme. Elles comportent deux dais chargés d’architectures complexes surmontant les anges des voussoirs supérieurs et, entre les dais des troisième et quatrième voussures uniquement, la tête et les mains d’un personnage (fig. 160-162). Tout indique que ces personnages sont les élus accueillis dans le royaume des cieux.

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Voir notamment Primase, in Apoc. III, 12, 5 ; CCSL 92, p. 182 ; Bérengaud, Expositio in Apocalypsin ; P.L. 17, 960 B-C ; et Rupert de Deutz, in Apoc. VII, 12 ; P.L. 169, 1048 C. Haymon, in Apoc., III, 12 ; P.L. 117, 1083, mentionne plus explicitement la Fuite en Égypte. Ce rapprochement a été matérialisé sur un chapiteau de la tour-porche de Saint-Benoît-surLoire où la Fuite en Égypte est flanquée du combat d’un ange contre un dragon. 141 Baie 36, 27. Au XIVe siècle, on a recomposé cette verrière avec trois sujets dont les chœurs angéliques qui en occupent la partie supérieure, cf. Deremble, 2003, p. 212 et 218. 142 C’est ce que semble également suggérer le vitrail des neuf chœurs angéliques. Des ondulations figurent en effet sous les anges des panneaux inférieurs, mais pas au sommet de la composition où figurent notamment le Christ et deux anges hexaptéryges, sans doute un séraphin et un chérubin, cf. Baie 36, panneaux 26, 28, 29, 31 et 32. Mais comme je l’ai suggéré plus haut, il se pourrait que ces ondulations correspondent à des sols terrestres.

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fig. 160. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, sommet des voussures.

fig. 161. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, clé de la troisième voussure, un élu dans la Jérusalem céleste ?

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fig. 162. Chartres, cathédrale, porche sud, portail central, clé de la quatrième voussure, un élu dans la Jérusalem céleste ?

Architecture, feuillages et nuées Ce qui pourrait apparaître comme un détail décoratif est en réalité une exception notable. Parmi les six portails du transept de Chartres, trois seulement possèdent des clés ornées de dais architecturés et seules celles du Jugement dernier sont aussi nombreuses143. Elles présentent de surcroît les architectures les plus développées  : une enceinte constituée de tours crénelées alternativement rondes et rectangulaires. À la troisième voussure, certaines tours sont surmontées d’une coupole et à la quatrième voussure, l’enceinte est doublée d’un second rang de tours. Ces architectures se distinguent donc clairement des simples dais surmontant les anges, composés pour la plupart de quelques arceaux. 143

Au portail de la Vierge, deux voussures seulement sont dominées par des dais, la deuxième et la cinquième. Au portail des Confesseurs, les cinq voussures sont couronnées par des dais mais ceux-ci sont progressivement tronqués depuis la voussure supérieure, où ils sont presque complets, à la première voussure sur laquelle ils ont presque entièrement disparu. Cette configuration découle sans doute de problèmes d’assemblage. Au portail de Job et de Salomon enfin, de nombreux dais complexes surmontent les scènes mais ils sont fortement tronqués ou absents au sommet des voussures. La distribution des dais semble en partie liée à une évolution formelle puisqu’ils se multiplient sur les deux portails les plus récents, celui des Confesseurs et celui de Job et de Salomon.

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On a vu précédemment que dans la sculpture chartraine, les représentations architecturales comparables à celle-ci peuvent incarner des réalités tantôt terrestres – portail des Confesseurs, portail de Job et de Salomon –, tantôt célestes – portail de la Vierge –, et que dans cette composition les arceaux surmontés alternativement de murs et de tours crénelés du linteau correspondent probablement à la Cité céleste. Dans le Triomphe de Marie en tout cas, c’est bien cette Cité qui apparaît dans un tableau chronologiquement distinct, séparée de l’architecture du linteau par les nuées sur lesquelles se tiennent les anges agenouillés. Elle est évoquée par l’arcade entourant le Christ et la Vierge, dont l’arc trilobé est surmonté de formes architecturales très diversifiées : fronton, murs et tours crénelés, édifices barlongs percés de grandes fenêtres. Et les nuées entourant le tympan indiquent explicitement que cette architecture se réfère à la Cité céleste144. Cette composition montre donc très significativement comment le concepteur se représentait le séjour définitif des élus. Et comme ce portail possède des dais architecturés au sommet de deux voussures, on peut penser que ces dais prolongent dans ces espaces l’architecture céleste du tympan. Au portail du Jugement dernier, les seuls éléments d’architecture figurent sur les clés puisque, comme je l’ai suggéré plus haut, les simples dais ne se réfèrent pas à des lieux construits. Cette absence d’architecture convient à la plupart des tableaux de cette vaste composition et plus particulièrement à la résurrection des morts et à la Parousie qui se déroulent respectivement sur terre et dans le ciel. Pour le lieu paradisiaque des sommiers, l’absence de tout élément architectural pourrait au contraire paraître étrange dans la mesure où elle tranche avec la tradition iconographique. On peut toutefois supposer que dans ce cas, le vide architectural visait à accentuer le contraste entre paradis d’attente et paradis définitif. Si les édifices figurés sur les clés ne sont pas enveloppés de nuées comme la Cité céleste du portail de la Vierge, ils apparaissent au-dessus des nuées des quatrième et cinquième voussures et surtout le personnage de la quatrième voussure émerge de deux sinusoïdes parallèles que l’on peut interpréter comme étant des nuées (fig. 162). Compte tenu de la grande rigueur observée dans la définition des espaces du portail, on peut estimer que ces édifices ont été situés audessus des espaces célestes où se déroule la Parousie, autrement dit

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C’est également l’opinion de Verdier, 1980, p. 129 ; et Prache, 1994, p. 43.

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dans un ciel transcendant, comme le suggèrent également leurs emplacements. À l’inverse de ce que montraient la formule byzantine et les portails de Mâcon, Conques et Saint-Denis, l’architecture a donc été réservée au paradis définitif et non au paradis d’attente. Le vitrail de saint Thomas situe également les âmes séparées des élus dans une cité céleste, mais là, cette localisation a été motivée par l’histoire du saint145. La solution du portail rejoint en revanche l’exemple d’Autun où les élus ressuscités sont hissés dans une cité paradisiaque, même si cette composition n’intègre pas le premier jugement. Elle rencontre également certains textes dont un sermon de Pierre de Celles146. Des éléments végétaux apparaissent sur trois clés de voussure, constituant sur les deuxième et cinquième voussures la seule composante figurative inscrite à l’intérieur de la Cité céleste ou se déployant sous forme de grandes feuilles devant le personnage de la troisième voussure147. À l’instar des composantes architecturales, ces éléments végétaux représentent des exceptions puisqu’ils ne figurent dans aucune autre partie du Jugement dernier. Compte tenu de leur localisation, au milieu de la Cité céleste, on peut en déduire qu’elles ont été destinées à assimiler le séjour définitif des élus à un jardin. Si l’Éden a souvent servi à représenter le paradis d’attente comme dans les Jugements derniers byzantins, il n’est pas rare en effet que le paradis définitif prenne la forme d’un jardin entouré d’une enceinte fortifiée148. Les élus Bien que les deux figures logées entre les tours des troisième et quatrième voussures ne soient pas facilement observables depuis le seuil du portail, elles n’en demeurent pas moins présentes et éminemment significatives. Elles possèdent un visage plein, régulier et entouré d’une épaisse chevelure ondulante. Étant dépourvues d’ailes et de nimbe, elles ne peuvent pas être confondues avec les anges occupant les deux tiers supérieurs des voussures. L’absence de nimbe, un attribut réservé au Christ, aux anges et aux saints – Marie, Jean, Michel et 145

Baie 23 ; 15. Pierre de Celles, Sermo XIX, Dominica in medio quadragesimae II ; P.L. 202, 696 C-D. 147 Des formes analogues apparaissent sur la première voussure mais elles sont plus difficiles à identifier. 148 La plupart des exemples datent toutefois de la fin du Moyen Âge. Voir notamment le baptistère de Florence (l’architecture se limite néanmoins à une porte défendue par un ange), Santa Maria Donnaregina à Naples et Sant’Agata dei Goti. 146

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fig. 163. Chartres, cathédrale, porche sud, sommet de l’arc de gauche, la chambre de l’Époux de la parabole des dix vierges.

les apôtres des ébrasements –, semble également les distinguer de ces derniers. La parabole des dix vierges sur l’arc occidental du porche La position éminente de ces personnages et la Cité céleste qu’ils occupent doivent être rapprochées de la figuration de la parabole des dix vierges sur l’arc du porche précédant le portail des Martyrs. Au sommet de cet arc, ce sont quatre anges et non le Christ qui accueillent ou repoussent les vierges en fonction de leur statut (fig. 163). Or, ces anges surmontent des composantes architecturales pour ainsi dire identiques à celles des clés de voussure du portail et ils émergent d’une nuée, à l’instar de l’élu de la quatrième voussure. Cette composition montre donc très explicitement qu’à Chartres, on a pu concevoir le paradis définitif comme un espace architecturé situé au sommet d’un arc et contenant des nuées149. Aussi ne fait-il guère de doutes à mes yeux que la Cité céleste du portail est bien occupée par deux 149 Il faut toutefois relever que les figures sommitales sont non pas des élus, comme il semble que ce soit le cas dans le Jugement dernier, mais des anges et que ceux-ci ne sont pas nimbés, contrairement à ceux des voussures du portail. Dans la mesure où le Christ n’a pas été figuré, on peut supposer que la composition ne se situe pas à la fin des temps, comme au

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élus150. Cette observation est fondamentale pour l’hypothèse des deux jugements car elle confirme que le lieu paradisiaque des sommiers n’est pas le paradis définitif. Tandis que celui-ci est marginal, inférieur et dépourvu d’architecture, de végétation et de nuée, le second séjour des élus est central, supérieur, saturé d’architecture et occupé par des feuillages et une nuée. Cette lecture du portail semble impliquer que les couronnes sont des récompenses correspondant uniquement au jugement immédiat puisque les élus logés dans la Cité céleste en sont dépourvus. C’est également ce que suggèrent le vitrail de saint Thomas et la rose occidentale : dans la première composition, les âmes séparées des élus sont toutes couronnées dans le palais céleste tandis que sur la rose les ressuscités accueillis dans le sein d’Abraham apparaissent tête nue. Il me semble toutefois délicat d’interpréter l’absence de couronne avec trop de précision dans la mesure où l’usage de ce thème sur le vitrail de saint Thomas demeure exceptionnel. Le Christus Victor et les apôtres Les deux jugements déployés dans la partie supérieure du portail dominent une série de grandes figures formant un registre clairement délimité par l’alignement des têtes nimbées. À la clarté de cette composition correspond très logiquement une grande homogénéité thématique : le Christ entouré des douze apôtres. On a parfois prétendu que les apôtres assesseurs avaient été déplacés du tympan, où ils figuraient traditionnellement, aux ébrasements, sans pour autant perdre leurs fonctions151. On est d’ailleurs allé beaucoup plus loin en rapportant au Jugement dernier le programme des trois portails mériportail de l’Épiphanie. Il n’en demeure pas moins que l’espace paradisiaque sommital représente la salle des noces et par conséquent le paradis définitif. 150 On notera que ces espaces n’accueillent aucune théophanie ou figure angélique, ce qui ne convient guère au séjour définitif des élus. Le cadre ne permettait toutefois pas de figurer le Christ ou des anges dans des proportions respectueuses de leurs statuts respectifs. 151 Abdul-Hak, 1942, p. 160, considérait curieusement que les apôtres étaient à la fois ceux du Jugement dernier et ceux des visions de l’Apocalypse. Pour Mâle, 1963, p. 103, les apôtres sont à la fois assesseurs et vecteurs de la parole du Christ. Pour Villette, 1994, p. 221, les apôtres sont les témoins du Jugement dernier. Kurmann-Schwarz et Kurmann, 2001, p. 347, n’ont attribué aux apôtres des ébrasements que ce rôle d’assesseurs. On pourrait estimer que les dix apôtres figurés sur la voûte du porche, devant le Jugement dernier, sont les assesseurs du Juge mais cette partie du programme a probablement été conçue séparément. Dans son analyse du Jugement dernier de Notre-Dame de Paris, Boerner, 1998, p. 236, a au contraire écarté cette fonction d’assesseurs, considérant qu’en exhibant les instruments de leur martyre, les apôtres se présentent comme des modèles de vie chrétienne.

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dionaux152. La lecture de la séparation en termes de jugement immédiat conduit toutefois à revenir sur ce point de vue. Pour commencer, la duplication des figures du Christ et de saint Jean implique une temporalité distincte de celle de la Parousie. Ensuite, le concepteur a mis en avant le martyre des apôtres et celui du Christ à travers les figures des socles : les instruments du martyre et les bourreaux pour les apôtres, les animaux diaboliques du psaume 90 pour le Christ153. La thématique de ce premier niveau de figuration est donc pleinement cohérente154. Se superposent ainsi trois thèmes correspondant à trois temporalités successives : le temps de l’histoire pour la Passion et le martyre des apôtres, le temps présent pour le jugement immédiat et les temps futurs pour le Jugement dernier. Des corrélations multiples peuvent être envisagées entre ces différents thèmes. On peut notamment rapprocher le transitus des apôtres de celui du commun des mortels, même si les premiers accèdent immédiatement au royaume des cieux alors que les seconds y parviennent en deux temps, après le premier jugement et un séjour dans le paradis d’attente. Et comme l’a très justement suggéré Adolf Katzenellebogen, le thème de la victoire sur le diable et sur la mort relie les trois principaux niveaux de figuration : le Christ victorieux des animaux diaboliques, la pesée – à laquelle j’ajouterais l’intervention des anges armés contre les damnés et les démons – et enfin la croix parousiaque, trophée de la victoire du Christ sur la mort155. C’est plus précisément encore à cette victoire que se réfèrent le psaume 90 et l’ostension des 152 Sauerländer, 1972, p. 113-114 ; Büchsel, 1995, p. 36, p. 41-42 et 88 ; Bruderer Eichberg, 1998, p. 141-144 ; et Christe, 1999b, p. 854. Katzenellenbogen, 1959, p. 79-80, a au contraire distingué dans le programme des portails méridionaux trois thèmes correspondant à trois temps de lecture : le Christ enseignant dans la partie inférieure du portail central, les martyrs et les confesseurs prolongeant l’œuvre du Christ sur les portails latéraux et enfin le Jugement dernier. Ce point de vue me paraît le mieux fondé. 153 Pour l’iconographie des socles, voir Bulteau, 1887-1892, p. 103-105 ; Abdul-Hak, 1942, p. 161-166 ; et Villette, 1994, p. 216-221. Pour Sauerländer, 1972, p. 112-113, les attributs des apôtres affirment leurs qualités de martyrs et se rattachent aux instruments de la Passion. Il n’établit toutefois aucun lien avec le « Beau-Dieu ». Büchsel, 1995, p. 43-44 et 47, considère également que les apôtres sont présentés comme des martyrs et non plus comme des assesseurs, et s’inscrivent de la sorte dans la suite du « Beau-Dieu » vainqueur de la mort et du diable. Pour l’iconographie du Christus Victor des trumeaux, voir également Schlink, 1991, même si celui-ci s’est concentré sur le Beau-Dieu d’Amiens. Cet auteur considère notamment que les apôtres se rattachent au Christ par le biais de leurs socles où est évoqué leur martyre, cf. ibid., p. 67. 154 Le verset 13 du psaume 90 a été rapproché de la victoire du Christ sur la mort, cf. Verdier, 1982. Büchsel, 1995, p. 45-46, a également suggéré un lien entre le Christ du trumeau et la dédicace de l’église, par le biais du psaume 23, 7-8. 155 Katzenellenbogen, 1959, p. 87.

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arma Christi156. Le programme constitue ainsi une étape significative dans le long processus d’instillation du thème de la Passion dans celui du Jugement dernier157. Il faut ajouter à ces considérations que le thème développé sur le socle du trumeau – probablement le donateur priant et faisant distribuer des pains aux pauvres – se réfère au temps présent et se distingue ainsi de la temporalité du Christus Victor et des apôtres. Les thématiques du premier niveau figuratif du portail se démarquent donc chronologiquement très nettement des événements eschatologiques développés au niveau du tympan. Loin de se trouver isolé, le jugement immédiat s’intègre parfaitement dans une série de thèmes superposés étroitement corrélés et dont les plus importants se succèdent dans le temps. Les portails latéraux L’observation des programmes des portails latéraux conduit aux mêmes conclusions. C’est particulièrement frappant pour le portail des Martyrs dont le linteau et le tympan ont été dédiés au transitus de saint Étienne. Au même titre que les apôtres, le protomartyr accède directement après sa mort au ciel et plus précisément à la vision béatifique puisqu’il voit le Christ debout, ce que mentionnent explicitement les Actes des Apôtres (Ac 7, 55-56). Cette position du Christ a de surcroît été opposée à celle qu’évoque l’Évangile de Marc au sujet de l’Ascension – assis à la droite du Père – et que les commentaires ont rapportée à ses qualités de Juge158. La station debout renforce donc considérablement le caractère antéparousiaque de la théophanie, même si dans la représentation séparée de la Parousie de Müstair, le Christ figure debout159. Quant aux saints des ébrasements, ils se tiennent pour la plupart au-dessus de leur bourreau – à l’instar des apôtres du portail central – ou d’un autre thème se référant à leur martyre. Au portail des Confesseurs, les transitus de saint Martin et de saint Nicolas sont logiquement absents puisque ce ne sont pas des martyrs, mais la destinée posthume du deuxième est indirectement

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Verdier, 1982, en particulier p. 66-68. Büchsel, 1995, p. 43-49, a longuement développé ces liens entre la croix triomphale et la Crucifixion. 157 Voir à nouveau à ce sujet les développements disséminés dans Christe, 1999 ; et Pace et Angheben, 2007. 158 Voir en particulier Grégoire le Grand, Homilia XXIX ; CCSL 141, p. 251. 159 On peut également citer l’exemple des peintures cappadociennes de Güllü Dere. Pour Büchsel, 1995, p. 37, le Christ du tympan du portail des Martyrs est celui de la Parousie.

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fig. 164. Chartres, cathédrale, porche sud, portail des Martyrs, sommet des voussures, les martyrs.

évoquée à travers la représentation des miracles accomplis par ses reliques160. Au portail des Martyrs, le transitus est également évoqué par le biais des martyrs anonymes – reconnaissables à leur palme161 – figurés sur quatre des cinq voussures162, et en particulier par ceux qui, sur la deuxième voussure, lavent leur robe dans le sang de l’Agneau, un thème emprunté à Apocalypse 7 (fig. 164) : « Cela fait, je vis paraître une foule immense, quel nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues ; tout de blanc vêtus et des palmes à la main, ils se tenaient face au trône et à l’Agneau » (Ap 7, 9) ; « Ce sont les survivants de la grande détresse ; ils ont lavé leurs vêtements et les ont 160 On pourrait également estimer que la présence du Christ entouré de deux anges thuriféraires au sommet du tympan se réfère à l’accueil de ses confesseurs au ciel mais cette hypothèse peut difficilement être soutenue, d’autant que l’encensement semble s’adresser au Christ. 161 Abdul-Hak, 1942, p. 213-214, a identifié chacun de ces martyrs à l’un des saints honorés à la cathédrale de Chartres sans pour autant avancer le moindre argument. Villette, 1994, p. 243-244, en a donné une description détaillée. Si les martyrs ont reçu une palme et non une couronne, comme les simples élus, c’est peut-être parce qu’ils revêtent un statut distinct de ces derniers. 162 Sur la quatrième voussure, les rois et les évêques, assez endommagés, ne semblent pas avoir porté de palme, cf. Villette, 1994, p. 243.

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blanchis dans le sang de l’Agneau » (Ap 7, 14). Même si l’animal apparaissant à la clé est un bélier et non un Agneau, on peut légitimement le rattacher à ce passage car deux filets de sang s’écoulent de sa gorge pour rejoindre les personnages trônant de la voussure, lesquels portent une palme et font le geste de laver leur vêtement163. Dans les commentaires comme dans la liturgie, cette foule vêtue de blanc et brandissant une palme a été assimilée aux saints Innocents et aux martyrs d’Apocalypse 6 se tenant sous l’autel164, ce qui a conduit plusieurs auteurs à interpréter les martyrs de la première voussure comme étant les saints Innocents165. En se fondant sur plusieurs passages de l’Apocalypse et certains de leurs commentaires, Yves Christe a postulé que les figures des voussures des deux portails latéraux étaient les assesseurs du Juge166. Il a par ailleurs tiré argument de la forme des trônes – semblables à des autels – sur lesquels sont assis les martyrs pour affirmer qu’ils étaient déjà ressuscités, comme le laissent supposer les commentaires et l’illustration des Bibles moralisées167. L’assimilation des personnages de la première voussure aux Innocents et aux martyrs d’Apocalypse 6 me paraît toutefois conjecturale et surtout l’hypothèse d’une vision postérieure à la résurrection des corps 163

Cette interprétation a été avancée par Abdul-Hak, 1942, p. 212 ; Kidson, 1958, p. 44 ; Katzenellenbogen, 1959, p. 82 ; Mâle, 1963, p. 106-107 ; et Christe, 1999b, p. 848. Pour Bulteau, 1887-1892, p. 111, l’animal est un bœuf et les personnages sont peut-être les Macchabées. Pour Sauerländer, 1972, p. 113, l’animal n’est pas un agneau et les personnages ne représentent par conséquent pas la foule d’Apocalypse 7. Pour Villette, 1994, p. 243, l’animal est un bélier et il fait référence aux holocaustes offerts par les Hébreux. Büchsel, 1995, p. 34, a rattaché les figures des voussures à Ap 6, 9-11, sans préciser davantage sa pensée. Les gestes montrant que ces martyrs lavent leur robe est clairement identifiable sur les planches de Houvet, Chartres, I, p. 61-62. 164 Christe, 1999b, p. 849-850. On peut citer à cet égard le sermon de Bède consacré aux saints Innocents dans lequel sont évoqués les martyrs d’Apocalypse 7 portant des palmes et lavant leur robe dans le sang de l’Agneau, cf. Bède, Homelia 10. SS. Innocentium ; CCSL 122, p. 71, lignes 128-130 ; et p. 72, lignes 142-145. Ce sermon a été inclus dans l’homéliaire de Paul diacre, lequel a été repris partiellement dans le lectionnaire de Chartres, du moins pour la période située entre l’Avent et le Carême, cf. Étaix, 1994, p. 19. Les commentaires d’Apocalypse 7 peuvent également renvoyer aux martyrs sous l’autel. Voir par exemple Rupert de Deutz, in Apoc., IV, 7 ; P.L. 169, 964 C. 165 Cette interprétation a été avancée par Bulteau, 1887-1892, p. 111 ; Abdul-Hak, 1942, p. 212 ; Mâle, 1963, p. 106 ; Sauerländer, 1972, p. 113 (avec quelques réserves) ; Villette, 1994, p. 242 ; Kurmann-Schwarz et Kurmann, 2001, p. 357 ; et Christe, 1999b. Lautier, 2003, p. 51, a proposé un rapprochement entre la présence supposée des reliques des saints Innocents à Chartres dès le XIIIe siècle et leur figuration sur les vitraux et au portail royal. Cette hypothèse pourrait être étendue aux Innocents présumés du portail des Martyrs, mais elle reposerait alors sur deux inconnues : la présence effective de ces reliques et l’identification des figures de la première voussure. 166 Christe, 1996c, p. 161-163. 167 Christe, 1999b, p. 849.

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et de la participation des martyrs au jugement est à mon sens incompatible avec le programme du portail168. Pour commencer, il faut observer que les trônes des martyrs ne se distinguent en rien des nombreux trônes du porche méridional : ceux du Juge et des intercesseurs du portail central ou ceux des voussures de ce portail et de celui des Confesseurs. Les martyrs surmontent de surcroît une grande scène de transitus dans laquelle le Christ tient une palme destinée à saint Étienne169. Il me paraît donc difficile de postuler un tel écart temporel entre la remise de la palme au moment du trépas et l’intronisation des martyrs. La définition des espaces corrobore également l’hypothèse d’une unité temporelle entre tympan et voussures. Le Christ apparaissant à saint Étienne a été clairement localisé dans le ciel par l’intermédiaire des nuées entourant le tympan, comme dans le triomphe de la Vierge. Quant aux martyrs, ils se tiennent sur un socle dépourvu de nuées, comme le veut la logique représentative des portails de Chartres où ce type de support est réservé aux anges, mais sous une frange de nuées déployée au sommet de la troisième voussure. Ils apparaissent de surcroît de part et d’autre d’un bélier figurant sans doute l’Agneau divin que l’Apocalypse situe également dans le ciel. Et au-dessus des nuées de la troisième voussure apparaissent significativement des éléments végétaux : le cordon feuillagé séparant les deux dernières voussures et les feuillages situés au sommet de la cinquième voussure. Bien que cette voussure et le cordon végétal aient été ajoutés au programme initial pour prolonger les nouvelles statues d’ébrasements, elles respectent la définition des espaces établie sur les quatre premières voussures170. On peut donc considérer que les martyrs des trois premières voussures s’inscrivent dans un espace céleste identique à celui dans 168 On notera que les martyrs de la première voussure ne sont ni nus ni couronnés contrairement à ceux des Bibles moralisée de Vienne et de Londres, cf. Christe, 1999, fig. 24 et 25 ; et Christe, 1999b, fig. 2 et 3. On retrouve l’idée du couronnement des martyrs chez Bède, mais au sujet des martyrs d’Apocalypse 7, cf. Bède, Homelia 10. SS. Innocentium ; CCSL 122, p. 71, lignes 128-130 ; et p. 72, lignes 142-145. 169 Il ne subsiste de cette palme que les fragments attachés à la main gauche du Christ et à la nuée supérieure, cf. Houvet, Chartres, I, fig. 48. Katzenellenbogen, 1959, p. 80, a rattaché la remise de la palme à saint Étienne à un sermon de saint Augustin dont la lecture était prescrite par le lectionnaire de la cathédrale le jour de la fête du martyr. 170 La cinquième voussure a en effet été conçue après coup pour prolonger les deux statues d’ébrasements ajoutées au programme initial, mais comme ces statues étaient plus larges que les autres, il a fallu ajouter à cette voussure un cordon que l’on a orné de feuillages. La signifiance de ces derniers pourrait dès lors être remise en question, mais elle est corroborée par les feuillages de la cinquième voussure qu’aucun impératif décoratif ne commandait.

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lequel évoluent le Christ et ses anges. Ils auraient gagné le ciel immédiatement après avoir subi leur martyre et reçu le signe de leur gloire – la palme – des mains du Christ171. C’est d’autant plus probable que des anges tenant des palmes figurent sur la première voussure du portail de la Vierge, dans le cadre du transitus et de la montée au ciel d’une figure sainte immédiatement après sa mort172. Toujours dans un contexte antéparousiaque mais cette fois sur le portail du Jugement dernier, la statue de saint Jean située sur l’ébrasement de droite tient également une palme173. Le programme constitué par les trois portails méridionaux met donc l’accent sur les saints, dont la majorité – les apôtres et les martyrs – a suivi le Christ dans sa Passion, et sur leur destinée posthume. Bien entendu le salut immédiat est étroitement corrélé au salut eschatologique, mais celui-ci n’a été figuré explicitement que dans la partie supérieure du portail central. La thématique du jugement immédiat s’intègre donc parfaitement dans ce vaste programme et semble même faire office de pivot entre le temps du Christ et des saints d’une part et celui du jugement final d’autre part. Les textes Jusqu’ici, les textes émanant de Chartres ont été très peu sollicités car ils ne contribuent, à ma connaissance, guère à éclairer le sens des portails. Il convient néanmoins de les aborder brièvement pour montrer que les notions de double jugement et de paradis d’attente étaient connues et acceptées. La notion de double jugement revient à plusieurs reprises dans le dix-septième livre des Décrets d’Yves de Chartres, essentiellement à travers des citations des Pères de l’Église. Ainsi, au sujet de la gloire des élus, il reprend le passage des Dialogues dans lequel Grégoire le Grand explique que les âmes séparées ont reçu une seule étole tandis qu’à la fin des temps, les élus en recevront une

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Katzenellenbogen, 1959, p. 82, a postulé que les martyrs régnaient avec le Christ dès après leur trépas en se référant à Apocalypse 20, 4 et à son commentaire dans la Glossa ordinaria. 172 Ces palmes, peu visibles avant le nettoyage du portail, ont tout de même été identifiées comme telles par Sauerländer, 1972, p. 111 ; et Villette, 1994, p. 143. Dans ce contexte, la palme ne fait probablement pas référence au martyre. Sans doute se réfère-t-elle au brabeion, la palme remise par saint Michel à Marie avant sa mort en signe de victoire, cf. Thérel, 1984, p. 20. 173 Pour Abdul-Hak, 1942, p. 165, cette palme est celle que Jean a apportée aux funérailles de la Vierge. Villette, 1994, p. 219, a proposé deux lectures de la palme de saint Jean : une référence à l’ébouillantement de l’évangéliste ou au brabeion.

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deuxième car ils jouiront alors de la gloire des âmes et des corps174. Il évoque ensuite – en se fondant sur la même source – la parabole du pauvre Lazare pour montrer que dans l’au-delà les bons et les mauvais se connaissent175. Il cite encore Grégoire le Grand au sujet du feu purgatoire et insère ensuite les propos d’Augustin relatifs aux catégories de défunts pour lesquels les suffrages présentent des degrés d’efficacité différents, si ce n’est qu’il a ajouté aux trois catégories augustiniennes une catégorie intermédiaire, celle des défunts qui ne sont pas tout à fait bons auxquels les suffrages apportent la pleine rémission de leurs péchés176. Ces propos supposent un premier jugement puisque les défunts sont répartis en catégories distinctes bien avant le Jugement dernier. Plus loin, Yves de Chartres revient sur ces quatre catégories de défunts mais pour différencier leur destinée au moment du Jugement dernier, citant cette fois Isidore de Séville177. Il achève alors le livre dix-sept en développant longuement la question des suffrages et en particulier celle de leur efficacité. On le voit, ces propos ne présentent aucune originalité, si ce n’est cette mise en évidence des deux temps fort du salut individuel à travers un choix ciblé et un assemblage judicieux de textes patristiques. Je n’ai pas trouvé de considérations analogues chez les autres auteurs chartrains de la première moitié du XIIe siècle, ce qui s’explique en partie par la nature de leurs propos. Le premier jugement est en revanche évoqué – bien que de manière allusive – dans le huitième sermon de Pierre de Celles sur la Résurrection où il est question du sein d’Abraham178. La question a retenu davantage Pierre de Blois. Dans son sermon sur la Toussaint, l’auteur mentionne les âmes des martyrs d’Apocalypse 6, 9, qui attendent sous l’autel de recevoir une deuxième étole, à savoir la glorification de leur chair179. Les justes ne se tiennent plus dans le sein d’Abraham, où ils demeuraient avant la Résurrection, mais sous l’autel que l’auteur situe dans le ciel. Pierre de Blois précise toutefois que l’Église a pour habitude d’appeler le 174 Yves de Chartres, Decreti, XVII, 77 ; P.L. 161, 997 D-998 A. Dans son sermon sur la Nativité, l’auteur a rapproché la Première Venue de la Seconde, précisant qu’à la fin des temps une deuxième stola – celle de l’immortalité – s’ajoutera à la première stola, celle de l’innocence reçue lors de la Première Parousie, cf. Yves de Chartres, Sermo VII, De Adventu Domini ; P.L. 162, 568 B. Ici, il rapporte donc la première robe ou étole à l’Incarnation et non au premier jugement. 175 Yves de Chartres, Decreti, XVII, 78 ; P.L. 161, 998 A-999 B. 176 Ibid., XVII, 81 ; P.L. 161, 1000 C. 177 Ibid., XVII, 116 ; P.L. 161, 1013 D-1014 A. 178 Pierre de Celles, Sermo XLIX, De resurrectione Domini VIII ; P.L. 202, 785 C. 179 Pierre de Blois, Sermo XLI ; P.L. 207, 685 A-B.

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paradis céleste sein d’Abraham, une précision extrêmement précieuse car elle témoigne de la relative confusion qui régnait au sujet de la dénomination des séjours des élus180. L’auteur poursuit en précisant qu’à la fin des temps, les justes entreront dans la Jérusalem (céleste) et se tiendront non plus sous l’autel mais au-dessus et jouiront de la vision face-à-face des trois Personnes de la Trinité181. Au début du XIIIe siècle, le seul théologien chartrain dont l’œuvre ait été conservée est Pierre de Roissy. Il fut un disciple de Foulque de Neuilly – un prédicateur à succès – avant de devenir chanoine de la cathédrale de Chartres et chancelier de son école – sans doute pas avant 1208 –, une charge qu’il céda à Robert de Berou en 1213182. Ces dates coïncident donc en partie avec celle des portails du transept, ce qui a poussé Adolf Katzenellenbogen à lui attribuer la paternité de l’extension du programme iconographique du transept183. On peut en tout cas difficilement lui attribuer la conception du Jugement dernier, probablement antérieure à 1208. Mais dans la mesure où l’œuvre de Roissy demeure isolée dans les premières décennies du XIIIe siècle, on ne saurait en faire l’impasse. Cette œuvre comporte un commentaire sur le Livre de Job, un commentaire sur le Cantique des Cantiques, des sermons, et un traité de liturgie, le Manuale de Mysteriis Ecclesiae, dont il existe une version courte et une version longue184. Dans ce manuel, Pierre de Roissy évoque les réceptacles accueillant les âmes des élus jusqu’au jour du Jugement185. Paraphrasant Augustin, il énumère ensuite les effets différenciés que les suffrages produisent sur les trois catégories d’âmes définies par l’évêque d’Hippone186. Il enchaîne alors avec les quatre catégories définies cette fois par Grégoire le Grand en fonction de la position qu’ils occuperont au Jugement dernier187. Il affirme enfin que les prières de l’Église servent aux âmes moyennement bonnes en leur apportant une absolution plus prompte du purgatoire188. 180

Ibid. ; P.L. 207, 686 A-B. Ibid. ; P.L. 207, 686 D-687 B. 182 Kennedy, 1943, p. 1-4. 183 Katzenellenbogen, 1959, p. 78, a rapproché le programme du portail de Job du commentaire de Pierre de Roissy sur le Livre de Job, et supposé que cet auteur avait pu concevoir l’élargissement du programme du transept. 184 Kennedy, 1943, p. 5-7. 185 BnF nouv. acq. lat. 232, f. 95v. 186 F. 96. Ces propos ont été empruntés à Augustin, Enchiridion, XXIX, 110 ; B.A. 9, p. 304-305, qui distingue les âmes pleinement bonnes, pas totalement mauvaise et totalement mauvaises. Ils ont également été repris par Yves de Chartres, Decreti, XVII, 81 ; P.L. 161, 1000 C ; et Pierre Lombard, Sententiae, liber IV, distinctio XLV, II, 2 ; S.B. V, p. 525. 187 Grégoire le Grand, Moralia in Iob, 26, 27, 50-51 ; CCSL 143 B, p. 1304-1306. 188 BnF nouv. acq. lat. 232, f. 96. 181

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chartres Cette localisation des âmes appartenant à une catégorie intermédiaire témoigne des progrès enregistrés par la notion de purgatoire depuis Hugues de Saint-Victor189. L’auteur revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur la notion de purgatoire dans la suite de son manuel190. Si l’on attribuait à Pierre de Roissy un rôle de premier plan dans la conception du Jugement dernier du transept – ce qui demeure à mon sens peu probable –, on pourrait s’attendre à ce que cette composition comporte une figuration du purgatoire mais, comme la bien montré Anca Bratu, ce lieu de l’au-delà n’a presque jamais été intégré dans la composition d’un Jugement dernier, même à la fin du Moyen Âge, alors que l’iconographie du purgatoire s’était très largement affirmée. On observera au demeurant que s’il introduit le purgatoire dans la géographie de l’au-delà, le texte de Pierre de Roissy continue de véhiculer les notions de double jugement et de séjours temporaires. L’attachement à ces notions est encore plus net dans la liturgie chartraine comme dans l’ensemble de la liturgie occidentale où les textes funéraires n’ont guère suivi la progression du purgatoire191. Ainsi l’ordinaire chartrain du XIIIe siècle reprend-il pour le rituel des funérailles deux antiennes mentionnées au début de cet ouvrage où il est question du sein d’Abraham192 : « Chorus angelorum te suscipiat [et in sinu Abrahae te collocet], et cum Lazaro quondam paupere aeternam habeas requiem »193, « Suscipiat te Christus qui vocavit te, et in sinum Abrahae angeli deducant te »194. Comme je l’ai signalé plus haut, le Livre des Miracles de Notre-Dame est aussi contemporain du programme sculpté, mais il n’évoque pas clairement le sort des âmes séparées, malgré la récurrence des récits de résurrections opérées par la Vierge. Et cette insistance sur ces miracles ne peut pas être rattachée avec certitude à la présence de Marie aux côtés du Christ au moment de la résurrection des morts, il en a été question précédemment. Ce texte ne contribue donc pas à étayer l’hypothèse du double jugement. L’œuvre de Pierre de Roissy et l’ordinaire chartrain du XIIIe siècle montrent en tout cas que rien n’empêchait la représentation de la destinée des élus en deux temps. 189

Le Goff, 1981, p. 209 sq. BnF nouv. acq. lat. 232, f. 97 et f. 97v. 191 Le Goff, 1981, p. 166-169. 192 Un ordinaire avait déjà été composé au XIIe siècle, entre 1152 et 1173. Il existe une transcription du manuscrit disparu aux Archives diocésaines de Chartres. Quant à l’ordinaire du XIIIe siècle, il a sans doute été composé entre 1225 et 1235, cf. Delaporte, 1953 ; et Lautier, 2003, p. 17-18. 193 Hesbert, CAO III, 1782, p. 95. Il faut préciser que la mention du sein d’Abraham n’apparaît pas dans tous les manuscrits. 194 Hesbert, CAO III, 5092, p. 499. 190

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Synthèse Dans ce contexte théologique où le purgatoire tend à remplacer le paradis d’attente, le portail de Chartres continue manifestement de montrer l’accession des élus dans ce séjour temporaire après le premier jugement, suivant en cela une tradition déjà vieille de près de deux siècles, du moins en Orient. Comme dans la formule byzantine et sur les portails de Mâcon et de Conques, il présente les deux jugements sur des registres séparés, dans un agencement impliquant une lecture ascendante. Les scènes du premier registre sont surmontées par une corniche peuplée d’anges et de nuées dont la disposition implique une rupture spatiale et temporelle par rapport aux figures hiératiques du tympan, ce que confirme la logique figurative cohérente et rigoureuse adoptée tant sur les autres portails de Chartres qu’à Laon et à Sens d’où semblent provenir les sculpteurs. Comme à Conques, les âmes séparées sont jugées au moyen d’une balance et s’engagent ensuite dans deux processions au terme desquelles ils accèdent aux lieux de l’au-delà. Dans le paradis d’attente, incarné par le sein d’Abraham, les élus sont couronnés par des anges. Et dans l’enfer, figuré sous la forme d’une gueule infernale dont l’emplacement suggère une localisation plus souterraine que latérale, les damnés endurent des peines éternelles manifestement identiques à celles qu’ils subiront à la fin des temps puisque leur sort n’est pas évoqué au niveau du tympan. L’importance visuelle accordée aux processions du premier jugement pourrait sembler démesurée par rapport à l’espace dévolu à la Parousie, mais elle rencontre une correspondance remarquable sur le portail quasi contemporain de Braine, même si cette composition ne concerne pas la fin des temps. Elle s’accorde également bien avec le programme des ébrasements et des portails latéraux qui s’inscrivent chronologiquement dans le temps passé ou dans le présent. Mais cette importance correspond avant tout aux choix opérés pour la figuration des thèmes eschatologiques : comme au portail de Mâcon, ceux-ci se réduisent au tribunal divin, accompagné ici par les hiérarchies célestes, et à la résurrection des élus. L’acte final de l’histoire du salut ne comporte donc ni séparation ni entrée dans les lieux de l’au-delà et peut dès lors être qualifié de Parousie. À travers ces choix iconographiques, le concepteur a sans doute voulu montrer que l’essentiel se jouait lors du premier jugement, puisqu’à la fin des temps les damnés demeureront dans l’enfer où ils auront été plongés après la mort,

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et que le Jugement dernier affectera surtout les élus auxquels seront accordées la jouissance de leur corps et celle de la vision béatifique. Si l’entrée dans le paradis définitif n’a pas été intégrée dans la composition, il semble bien que ce lieu ait été inscrit au sommet des voussures, sous la forme d’une Cité céleste abritant des nuées et un jardin, et accueillant les élus. Comme à Saint-Denis et sur l’arc latéral gauche du porche méridional consacré à la parabole des dix vierges, la destination ultime des élus a de toute évidence été située dans la partie la plus éminente et la plus axiale de la composition, un emplacement correspondant parfaitement à sa transcendance.

E. REIMS ET LES DERNIERS JUGEMENTS DOUBLES Le Jugement dernier de la cathédrale de Reims est en bien des points atypique, en dépit des affinités qu’il partage avec le portail de Chartres et peut-être avec celui de Paris. Sa structure, dans laquelle la résurrection domine la séparation et à laquelle s’ajoutent plusieurs indices iconographiques, suggère toutefois avec force que cette composition a conservé le principe de superposition des deux jugements postulé pour Chartres. Contexte La façade septentrionale du transept comporte un ensemble de trois portails : le portail Saint-Calixte au centre, la porte Pretiosa à droite et le portail du Jugement dernier à gauche. Les auteurs se sont généralement accordés pour situer sa réalisation entre 1225 et 1230, suivant en cela l’étude de Teresa G. Frisch195, après le portail SaintCalixte196. On a parfois supposé que le portail Saint-Calixte et celui du Jugement dernier avaient été prévus pour la façade occidentale de la nouvelle cathédrale197, mais l’hypothèse a été écartée par plusieurs

195 Frisch, 1960, p. 20, a proposé plus précisément une fourchette chronologique située entre 1224-1225 et 1231. Cet auteur a été suivi par Branner, 1961, p. 231 ; et Hinkle, 1965, p. 7. Ravaux, 1979, p. 35, a proposé, sur la base d’autres arguments, une chronologie un peu plus resserrée (1226-1230). Voir également Sauerländer, 1972, p. 163-164 ; Kurmann, 1987, p. 57 ; et Demouy, 2000, p. 222. 196 C’est le point de vue de Lefrançois-Pillion, 1928, p. 13 ; Sauerländer, 1972, p. 163164 ; et Kurmann, 1987, p. 57. 197 Branner, 1961, notamment p. 231 ; et Reinhardt, 1963, p. 104-108, 137 et 143.

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auteurs et en particulier par Jean-Pierre Ravaux dont l’étude du chantier compte parmi les plus approfondies198. Quelle que fût sa destination primitive, force est de constater qu’il s’insère difficilement dans un cadre architectural qui n’avait pas été prévu pour un tel décor. Il en résulte plusieurs adaptations pas toujours très heureuses. Pour commencer, l’étroitesse de l’espace disponible n’a pas permis de développer des ébrasements, de sorte que le portail s’inscrit sous une voûte reposant sur des parois parallèles. Il semble également que le deuxième registre ait été ajouté après coup au programme initial. Pour Robert Branner, le programme primitif ne comportait que les trois registres supérieurs, ce qui me paraît peu probable199. Pour Hans Reinhardt, seul le deuxième registre aurait été ajouté pour pouvoir adapter le premier programme à son nouvel emplacement, ce qui expliquerait le caractère quelque peu redondant de son iconographie. Cet auteur a fondé son raisonnement sur les particularités formelles des nuées de ce registre, plus saillantes que les autres200. Il a ensuite exploité cette supposition pour argumenter l’hypothèse selon laquelle les deux grands portails septentrionaux avaient été prévus pour la façade. L’hypothèse de la non-contemporanéité du deuxième registre peut se prévaloir d’un argument encore plus solide que les précédents. Les deux premiers registres possèdent des dimensions très différentes, le premier étant à la fois moins large et moins haut que le deuxième. Il présente en effet une largeur correspondant non pas à celle du deuxième registre mais à celle du troisième et semble donc avoir été conçu pour s’inscrire juste en dessous de ce dernier. Il n’est en revanche pas suffisamment large pour remplir son emplacement actuel. Cette inadéquation n’est pas très visible car les espaces manquants sont masqués à chaque extrémité par les dais des statues des parois latérales, mais elle n’en demeure pas moins réelle. Ce registre semble de surcroît écrasé par le deuxième, dont la hauteur est sensiblement plus grande, de sorte que cette superposition produit un 198

Sauerländer, 1972, p. 160 ; et Ravaux, 1979, p. 35. Kurmann, 1987, p. 46-59, a écarté cette hypothèse en supposant que dans un premier temps, on avait prévu de conserver la façade de l’évêque Samson (1140-1160). Patrick Demouy a simplement formulé des doutes au sujet de l’hypothèse d’un premier projet destiné à la façade occidentale (Demouy, 2000, p. 216). Plus récemment, Alain Villes a soutenu que le portail du Jugement dernier avait été initialement destiné à l’ancienne façade occidentale érigée par l’évêque Samson au milieu du XIIe siècle (Villes, 2009, p. 163-176). 199 Branner, 1961, p. 231. 200 Reinhardt, 1963, p. 105.

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déséquilibre considérable dans la composition générale du portail201. Ces observations étant à la fois significatives et concordantes, elles conduisent à considérer le deuxième registre comme un ajout postérieur. Au même titre que les autres portails de la cathédrale, celui du Jugement dernier a subi des mutilations lors des bombardements de la Première Guerre. De nombreuses photos antérieures à ces destructions permettent cependant de se faire une idée très précise des composantes disparues202. Sur le plan intellectuel, le contexte qui a vu naître le portail fig. 165. Reims, cathédrale Notre- n’est pas particulièrement riche, Dame, bras nord du transept, portail le siège épiscopal de Reims n’ayant pas été un centre intellecdu Jugement dernier. tuel de premier plan, à l’inverse de Laon, Chartres et Paris. Au moment où l’on a conçu le Jugement dernier, ce siège s’est en revanche affirmé comme le lieu du sacre royal. Il faudra donc envisager dans cette perspective les thèmes iconographiques susceptibles de se rattacher à ce contexte, à commencer par le couronnement des élus. Description Comme à Chartres, le premier niveau de représentation montre le Christus Victor entouré des apôtres, si ce n’est que ces derniers ont été réduits à six (fig. 165). Le Jugement dernier ne déborde en revanche guère des cinq registres inégaux qui se superposent sur le linteau et le tympan (fig. 166). Les deux premiers ont été consacrés 201 Le deuxième registre, sensiblement plus haut que le premier, donne en effet l’impression d’écraser celui-ci. Lefrançois-Pillion, 1928, p. 11, a fait observer que sur le portail du Jugement dernier, les registres sont inégaux alors qu’ils sont identiques au portail SaintCalixte, mais elle a considéré ces inégalités comme un défaut du sculpteur. 202 Voir à ce sujet les très nombreuses photos publiées par Hamann-Mac Lean et Schüssler, 1996.

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fig. 166. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, linteau et tympan.

à la destinée des élus et des damnés. Le premier, coupé en deux par le dais couronnant le Christ du trumeau, montre à dextre les anges conduisant les élus dans le sein d’Abraham et à senestre le cortège des damnés poussés par un ange armé vers la marmite infernale. Le deuxième registre est occupé à dextre par des personnages nimbés et assis devant lesquels se tient un ange thuriféraire, et à senestre par un deuxième cortège conduisant les damnés vers de timides flammes infernales. Les troisième et quatrième registres – beaucoup moins hauts que les précédents – ont été entièrement consacrés à la résurrection des morts. Apparaît enfin le tribunal divin composé par le Christ, la Vierge, Jean-Baptiste et deux anges aux signa. En l’absence d’ébrasements, les trois cordons sculptés correspondant aux voussures s’inscrivent sur une petite voûte en berceau brisé couvrant l’embrasure, et apparaissent de ce fait au même niveau. Ils montrent successivement, depuis l’intérieur jusqu’à l’extérieur de la voûte, la parabole des dix vierges, des diacres anonymes et des anges buccinateurs et stéphanophores 203. 203

Pour Reinhardt, 1963, p. 146, la structure générale du premier projet du portail de Reims – sans le deuxième registre – correspond non pas à celle du portail de Chartres mais à celle de Laon.

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La tradition iconographique La particularité la plus frappante de ce Jugement dernier est son découpage en cinq registres. L’unique exemple antérieur est celui de Mâcon, mais on peut difficilement le considérer comme un modèle. D’autant que les cinq registres de Reims découlent manifestement de l’ajout du deuxième registre à la composition primitive alors qu’à Mâcon ils s’intègrent dans un programme homogène204. Et comme cet ajout semble avoir été imposé par la nécessité de remplir une ouverture plus haute que prévu, on ne saurait faire découler ce découpage d’un souci d’harmonisation avec le portail Saint-Calixte dont les cinq registres ont été prévus d’emblée, comme le montrent la hauteur et les frises identiques des quatre premiers registres. La structure exceptionnelle du Jugement dernier semble donc émaner de circonstances organisationnelles particulières et non de la tradition iconographique. Deux traits iconographiques et structurels peuvent en revanche être attribués à l’influence de Chartres, au même titre que les analogies stylistiques signalées par plusieurs auteurs205 : le Christ du trumeau entouré des apôtres et la réduction du tribunal divin à cinq personnages. On ne saurait exclure totalement l’hypothèse d’une origine parisienne, mais elle me paraît moins probable dans la mesure où d’autres traits iconographiques et stylistiques rapprochent les portails septentrionaux de Reims du chantier de Chartres206. Pour le tribunal, la formule rémoise demeure cependant originale : le Christ est beaucoup plus grand que ses voisins, comme sur les portails du XIIe siècle, les intercesseurs sont agenouillés et surtout c’est Jean-Baptiste qui fait pendant à la Vierge, suivant ainsi le modèle des Déisis byzantines. Que le concepteur se soit directement inspiré d’un modèle byzantin ou d’un avatar occidental, il a manifesté à travers ce choix iconographique une grande indépendance par rapport au modèle

204

Pour Reinhardt, 1963, p. 146, le portail à registres multiples semble être une invention rémoise. 205 Pour Frisch, 1960, p. 17, la tête du Juge ressemble à celle de son homologue chartrain. Reinhardt, 1963, p. 143-146, a proposé plusieurs rapprochements formels entre la sculpture du portail de Reims et ceux de Chartres. Voir également à ce sujet Demouy, 2000, p. 223. 206 Pour l’iconographie, on peut citer l’exemple très explicite de l’histoire de Job figurée sur le portail Saint-Calixte et dont l’origine chartraine ne fait guère de doutes, cf. Hinkle, 1965, p. 55.

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chartrain207. Cette formule s’est ensuite imposée dans l’Empire, sans doute sous l’influence du portail de Reims208. L’ange thuriféraire et l’ange repoussant les damnés au moyen d’une épée de feu dans la moitié senestre du premier registre proviennent sans doute également du portail de Chartres, si ce n’est que ceux-ci évoluent sur terre et non sur la corniche. Enfin, l’association de la parabole des dix vierges au Jugement dernier et son emplacement remontent respectivement, que ce soit directement ou indirectement, au portail de Saint-Denis et à celui de Laon. La structure Pour la première fois depuis le portail de Saint-Denis, les espaces paradisiaques et infernaux ont été développés sur la surface du linteau et du tympan et non sur les voussures, à l’exception de la salle des noces de la parabole des dix vierges. On pourrait estimer que ce choix a été conditionné par le manque de visibilité des figures des cordons de la voûte. En l’absence d’ébrasements, ces figures devaient en effet être disposées les unes derrière les autres, celles du premier cordon masquant alors partiellement celles des deux autres. Mais d’un autre côté cette formule s’est imposée dans plusieurs Jugements derniers français du XIIIe siècle  : Bourges, Poitiers, Charroux, Rampillon, Saint-Omer, Saint-Sulpice-de-Favières, etc. Aussi peut-on supposer que ce choix structurel visait également à faciliter la lecture de la composition. Quoi qu’il en soit, cette formule a permis d’accorder au sein d’Abraham une dimension monumentale et une visibilité accrue, comparables à celles de l’édifice paradisiaque du portail de Conques. La subdivision en cinq registres constitue l’autre composante structurelle majeure du portail de Reims. Le deuxième registre ayant manifestement été ajouté après coup, il faudra envisager l’iconographie du Jugement dernier tantôt en incluant ce registre, tantôt en l’excluant. Curieusement, on n’a pas exploité le découpage du champ figuré en cinq registres pour élargir l’éventail des thématiques : sur les troisième et quatrième registres, attribuables avec certitude au premier projet, on a simplement redoublé la scène de résurrection, et sur le registre ajouté on a globalement repris la thématique du premier registre. 207

Reinhardt, 1963, p. 144, a supposé une origine orientale liée à la quatrième croisade. On retrouve Jean-Baptiste au Portail des Princes de la cathédrale de Bamberg (vers 1225), probablement sous l’influence de Reims, et ensuite sur quantité d’autres portails : cathédrale de Strasbourg, Saint-Sébald de Nuremberg, Chapelle de la Vierge à Rottweil, Chapelle de la Vierge à Würzburg, etc., cf. Pace et Angheben, 2007, p. 115 et 125-126.

208

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Comme dans les autres compositions auxquelles s’applique l’hypothèse du double jugement, la séparation des élus et des damnés figure en dessous de la résurrection des morts. Dans la perspective du double jugement, la lecture s’effectuerait linéairement du bas vers le haut, comme pour la quasi-totalité des portails romans et gothiques. Au portail Saint-Calixte, la lecture ne suit pas un mouvement ascendant mais un ordre complexe probablement lié à la cohabitation de scènes appartenant à la vie de trois personnages distincts – saint Nicaise, saint Remi et Job – et peut-être à d’autres considérations d’ordre structurel, ainsi qu’on va le voir209. Le voisinage d’une telle composition ne s’oppose dès lors pas à une lecture du Jugement dernier dans le sens traditionnel210. À cette disposition de la résurrection des morts par rapport à la séparation s’ajoutent deux indices-clés également présents à Chartres : les ressuscités sont exclusivement des élus et le paradis inférieur – figuré à nouveau sous la forme du sein d’Abraham – est doublé d’un paradis sommital – la salle des noces de la parabole des dix vierges –, même si celui-ci appartient à une autre unité iconographique. Aussi convient-il une fois encore de confronter l’ensemble des composantes du portail, et en particulier ces deux-là, à l’hypothèse du double jugement Les nuées Les nuées occupent trois types d’emplacement. Les premières font le tour du tympan, sans toutefois se prolonger sur les bords latéraux du premier registre. Peut-être devaient-elles se prolonger jusqu’à la base du linteau puisque de chaque côté, la nuée se prolonge sur quelques centimètres avant d’être masquée par la frise sculptée à la base des cordons de la voûte et par les dais des statues de saint Pierre et de saint Paul. Viennent ensuite les festons ondulés bordant les bandeaux supérieurs des registres, à l’exception du bandeau séparant les deux registres de la résurrection des morts sur lequel figure un décor végétal. On retrouve enfin des nuées au sommet du premier 209 Dans son remarquable ouvrage consacré à ce portail, Hinkle, 1965, n’a étonnamment pas évoqué cette question. L’auteur a toutefois supposé que les vertus de Job annonçaient celles des saints. Pour Demouy, 2000, p. 220, l’insertion de l’histoire de Job entre deux registres consacrés à saint Remi serait destinée à rappeler les épreuves subies par ce dernier. 210 Boerner, 1998, p. 241-242, considère au contraire que le sens de lecture traditionnel a été intentionnellement inversé pour pouvoir établir un rapprochement entre la résurrection des morts et celle du Christ évoquée par la figure du Juge. Il me semble cependant que la Résurrection est évoquée beaucoup plus explicitement par le Christ du trumeau dont le triomphe sur les animaux maléfiques du psaume 90 se rapporte directement à cet épisode.

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cordon sculpté de la voûte, celui qui se situe en position intérieure, sous les deux édifices représentant la salle des noces ouverte du côté des vierges sages et fermée devant leurs imprévoyantes compagnes. Les nuées couronnent donc tous les niveaux de la représentation à l’exception du bandeau séparant les deux registres de la résurrection. On pourrait estimer que le bandeau feuillagé remplaçant ici la nuée était destiné à souligner le caractère terrestre de cet espace, même si la corniche ne possède pas la gorge présente sur toutes les autres corniches. Les nuées du tympan ne semblent en tout cas pas établir une hiérarchie particulière et ne séparent pas davantage les deux jugements. Elles situent simplement les scènes entre des lieux variables et le ciel visible. Et comme elles ne sont pas occupées par des anges, comme au portail des Martyrs de Chartres, elles permettent une communication visuelle d’un registre à l’autre, en particulier chez les ressuscités dont une grande partie regarde vers le haut. Si tous les lieux du tympan s’inscrivent sous le ciel visible, la salle des noces de la parabole des dix vierges apparaît au contraire au-dessus des nuées et semble donc se situer topographiquement au-dessus du ciel de la Parousie et à plus forte raison au-dessus du sein d’Abraham situé quatre registres plus bas. La localisation des nuées semble donc confirmer l’hypothèse des deux jugements, mais l’argument est beaucoup moins déterminant qu’à Saint-Denis. La séparation du premier registre L’ange guerrier À droite du dais couronnant le Christ du trumeau, un ange armé d’une épée de feu repousse de la senestre le premier damné du cortège – un avare – vers une marmite remplie de damnés (fig. 167). La séparation ne s’effectue donc pas au moyen d’une balance, comme à Autun, Conques et Chartres, mais par l’entremise d’un ange guerrier. L’absence de pesée a peut-être été imposée par la présence d’un dais monumental à l’emplacement traditionnellement dévolu à ce thème, mais on verra que les cortèges des élus contredisent une telle hypothèse. Cela signifie que dans la perspective du jugement immédiat, aucun acte proprement judiciaire ne prélude à la séparation. L’ange guerrier correspond à une tradition relativement bien ancrée puisqu’elle apparaît déjà au portail de Mâcon où le jugement proprement dit a également été écarté au profit d’une séparation violente. Le thème semble toutefois correspondre indifféremment au jugement immédiat – Anzy-le-Duc (?), Mâcon, Saint-Paul-de-Varax,

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fig. 167. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, linteau, le cortège des damnés.

Chartres – et au Jugement Dernier – Autun, Burgfelden, Psautier de Karlsruhe, Saint-Denis (?), Arles, Psautier de Marguerite de Bourgogne. À Reims, la composition s’inspire toutefois plus spécifiquement du portail de Chartres où les anges armés interviennent de mon point de vue au moment du premier jugement. Aussi pourrait-on supposer que le thème n’a pas perdu son sens premier lors de sa transcription rémoise. Le cortège des damnés L’accès à l’enfer ne s’effectue ni par une porte ni par une gueule infernale comme dans les compositions précédentes. Les réprouvés sont entravés par une longue chaîne tirée par un diable (fig. 167). Ils ont recouvré leur sexe et leur statut socioprofessionnel, et s’apparentent par conséquent à des corps ressuscités, au même titre que les élus du deuxième registre. Mais à l’extrémité de ce cortège, où deux autres diables plongent leurs victimes dans une marmite léchée par des flammes et sur laquelle grimpe un crapaud, les damnés sont nus et de petite taille. Comme ils ont conservé des visages d’adultes, on peut supposer que la réduction de leur taille a été imposée par la nécessité de les faire tenir dans l’espace réduit de cette marmite. Leur

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fig. 168. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, linteau, le sein d’Abraham.

nudité apparaît en revanche comme une marque visible de leur déchéance, comme sur les portails de Braine et de Chartres, même si les élus du sein d’Abraham sont également nus. Le sein d’Abraham Si la figuration sculptée du thème est déjà très ancienne, sa formulation rémoise introduit des innovations notables (fig. 168). Dans la moitié dextre du linteau, le patriarche occupe une position centrale tandis que quatre anges disposés symétriquement viennent déposer les élus dans son manteau. Au-delà de ces anges apparaissent deux groupes d’élus de taille adulte dont le premier est entraîné par un ange vers le sein d’Abraham211. Outre la monumentalité nouvelle de ce lieu de l’au-delà, ce qui frappe ici c’est la symétrie de la composition. Les élus ne s’inscrivent pas dans un cortège unique mais au sein de deux groupes convergents. Leur point de départ pouvait donc difficilement se situer au centre du linteau, dans une scène figurant la pesée des actions. 211

Les élus possèdent tous la même taille et la même apparence, révélant ainsi une volonté très nette de ne pas les individualiser.

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Étonnante également est la métamorphose des élus  : de taille adulte et vêtus de longues tuniques dans les deux groupes latéraux, enfants et nus dans les bras des anges et dans le sein d’Abraham. À Chartres, cette métamorphose s’effectuait entre le linteau et les premiers sommiers, de sorte que ces différences ne s’imposaient pas au regard avec la même évidence. À Reims, cette transformation est de surcroît identique à celle des damnés. Comme pour le portail de Chartres et de nombreux autres exemples déjà cités à ce sujet, je pense que c’est une fois encore l’iconographie du sein d’Abraham et des anges psychophores qui a imposé le changement d’apparence des élus. Toujours est-il qu’en optant pour le sein d’Abraham comme unique lieu de l’au-delà, le concepteur a délibérément choisi de figurer les élus sous l’apparence d’âmes séparées. Et à l’instar de leurs homologues de Conques, Saint-Denis et Chartres, ces élus n’entretiennent aucune relation visuelle et gestuelle avec le Christ de la Parousie. À Reims, le thème des anges psychophores figure également à la porte Pretiosa, un portail composé de sculptures du XIIe siècle ayant peut-être appartenu à un enfeu et intégrées dans la façade septentrionale, à droite du portail Saint-Calixte212. Au sommet de l’unique voussure, deux anges emportent en effet une âme au ciel, suivant le schéma traditionnel de l’elevatio animae, tandis que la main de Dieu sortant d’une nuée la couronne. Deux différences majeures séparent cependant les deux compositions, en plus de leur chronologie. D’une part le couronnement des élus intervient au moment du transitus alors qu’au portail du Jugement dernier il ne se produit pas avant la fin des temps. D’autre part, le portail est surmonté de peintures du XIIIe siècle montrant le Christ flanqué de deux anges céroféraires. Il semble donc qu’au moment où l’on a transformé l’enfeu en portail, on a signifié que l’âme du défunt allait rencontrer le Christ, conformément au récent abandon de la dilation dont il sera plus longuement question dans le chapitre suivant213. En dépit de ces différences, on peut supposer que le concepteur du Jugement dernier a également mis en 212 L’hypothèse d’un remploi de sculptures provenant d’un monument funéraire a été formulée par Lefrançois-Pillion, 1928, p. 8 ; Reinhardt, 1963, p. 61-62 ; Hinkle, 1965, p. 7 ; Sauerländer, 1972, p. 96 ; et Kasarska, 2008b. La date de 1175 a été récemment proposée par Kasarska, 2008b, p. 181, qui attribue l’enfeu à l’évêque Henri de France. Pour Demouy, 2000, p. 217, suivi par Louis, 2006, II, p. 282-283, il pourrait s’agir d’une porte des morts puisqu’avant le XIXe siècle, c’est dans cette partie du cloître qu’on lisait le martyrologe. 213 Kasarska, 2008b, p. 176.

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fig. 169. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, deuxième registre, le deuxième cortège des damnés.

scène le thème des anges psychophores dans la perspective du premier jugement214. La séparation du deuxième registre Le cortège des damnés Au deuxième registre, les damnés sont matériellement séparés des élus par un arbre manifestement paradisiaque (fig. 169-170). L’acte du jugement n’a donc pas été représenté davantage qu’au registre inférieur. Les figures des damnés ont été sévèrement mutilées au XVIIIe siècle par les chanoines de la cathédrale, probablement en raison de leur nudité provocante215. En dépit de ces mutilations, on peut identifier trois groupes constitués d’un ou deux damnés nus entraînés par un démon, et un quatrième groupe dans lequel les damnés sont plongés dans des flammes. Dans le premier groupe, un homme entraîne par la main une femme au visage larmoyant. Devant eux se 214

C’est d’autant plus probable que le thème de la Vierge à l’Enfant est parfaitement intégré dans le programme qu’il permet de compléter, comme à Laon, Bourges, Chartres, etc. 215 Ce registre a été censuré par des chanoines pudibonds au XVIIIe, cf. Demouy, 2000, p. 223.

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fig. 170. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, deuxième registre, le deuxième cortège des damnés.

dresse un démon tenant un crapaud dans sa main droite et soulevant son vêtement de la main gauche. Étant donné que ces damnés sont les seuls à former un couple et que le démon effectue un geste clairement obscène, on peut être assuré qu’ils désignent le péché de luxure. Le deuxième groupe a presque entièrement disparu. Les pattes griffues observables à droite permettent cependant de reconnaître un démon et les silhouettes indiquent qu’il saisissait le damné à la gorge. Le troisième groupe présente une confrontation analogue, si ce n’est que le démon dirige sa main droite vers la poitrine de sa victime. Si ces trois groupes ne forment pas à proprement parler un cortège, leur orientation marque néanmoins une progression vers les flammes situées à l’extrémité droite du tableau. Là, cette lente progression des réprouvés s’est arrêtée. L’un d’entre eux se tient face au spectateur en saisissant son poignet gauche, dans un geste de douleur relativement répandu dans les Jugements derniers216. À sa gauche, un démon a posé son coude sur son épaule et se penche en avant, jambe fléchie, probablement pour accroître la pression verticale qu’il exerce sur lui. 216 Ce geste a déjà été évoqué au sujet du portail d’Autun (le personnage repoussé par l’ange à l’épée du linteau). On le rencontre également à Conques (la femme du couple présenté à Satan dans l’enfer inférieur).

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Les autres damnés étant agenouillés ou couchés, il semble en effet que ce démon contraint sa proie à fléchir les jambes et à plonger dans les flammes. Les trois autres damnés de ce tableau final se dirigent progressivement vers ces flammes. Celui de gauche, exceptionnellement vêtu jusqu’à la taille, se tient à genoux, les mains dans le dos. Le long de son dos tombent deux bandes de tissu frangées, peut-être les fanons d’une mitre, auquel cas son propriétaire serait un évêque. Le damné de droite est en partie caché par le dernier, de sorte que l’on ne peut pas voir s’il est agenouillé ou plongé jusqu’aux genoux dans les flammes. Le quatrième et dernier damné de ce tableau est le seul à se trouver plongé dans les flammes bordant l’angle inférieur droit du registre. Il n’en subsiste plus grand-chose, mais la position de ses pieds indique qu’il avait les jambes fléchies et qu’il était étendu sur le dos dans les flammes, et l’orientation des bras suggère que ses mains étaient attachées dans le dos, comme celles du damné agenouillé à côté de lui. La question centrale qui se pose au sujet de ces damnés est de savoir s’ils revêtent un statut distinct de celui de leurs homologues du premier registre217. Dans la mesure où ils sont pour la plupart entièrement nus, ils apparaissent davantage comme des âmes séparées. Il faut en déduire que les élus des deux premiers registres ont reçu des statuts différents ou, plus vraisemblablement, que le concepteur du deuxième registre n’a pas cherché à harmoniser l’apparence des damnés à celle qui avait été déterminée préalablement sur le premier registre. Plusieurs indices suggèrent en effet que le cortège supérieur a été intentionnellement rattaché au cortège inférieur et que leurs statuts ne diffèrent pas autant que ne le suggéreraient leurs apparences respectives. Après avoir subi un mouvement centrifuge, les damnés sont contraints de s’engager dans un mouvement descendant et les flammes dans lesquelles ils sont plongés ne sont pas suffisamment développées pour pouvoir apparaître clairement comme un lieu infernal. Ces flammes pourraient donc jouer un rôle transitionnel, reliant le cortège supérieur au chaudron infernal. Certes, ce transfert des damnés d’un registre à l’autre reste visuellement très discret, d’autant que ce mouvement ne se prolonge pas au premier registre, mais dans l’hypothèse très probable d’un registre ajouté après coup, cette 217

 Pour Demouy, 2000, p. 223 ; et Demouy, 2008, p. 66, ces figures représentent des vices opposés aux vertus situées dans l’autre moitié du registre.

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absence de continuité s’explique aisément  : le deuxième registre aurait été structuré de manière à pouvoir correspondre le mieux possible au premier tandis que celui-ci, conçu pour un mouvement centrifuge et non pour une chute, ne pouvait naturellement plus être modifié. C’est pourquoi l’hypothèse d’un transfert des damnés du deuxième registre au premier demeure à mes yeux la plus vraisemblable. L’arbre paradisiaque L’élément de séparation entre damnés et élus est un arbre chargé de fruits. Compte tenu du contexte, cet arbre ne peut se situer qu’au paradis et pourrait dès lors s’identifier avec l’arbre de la connaissance218. Si tel était le cas, on serait tenté de voir dans le couple de damnés situés à droite de cet arbre Adam et Ève, mais l’allusion à la luxure outrepasse à mon sens beaucoup trop l’iconographie traditionnelle de l’Expulsion pour pouvoir s’appliquer aux protoplastes. Cet arbre fournit en revanche une information extrêmement précieuse sur la localisation des saints figurés dans la moitié dextre du registre, en les situant dans un lieu assimilé à l’Éden. En dehors de la formule byzantine et de ses dérivés italiens, cette assimilation du séjour des élus au paradis terrestre est restée relativement rare. On la rencontre cependant au portail de Moissac, sur les peintures de Gormaz, dans le nécrologe d’Obermünster et dans le Psautier de Würzburg où le sein d’Abraham est entouré d’arbres. À Reims, on retrouve la même association thématique, même si l’Éden et le sein d’Abraham occupent des registres différents. On a donc manifestement superposé deux séjours paradisiaques traditionnellement dévolus aux âmes séparées et on les a inscrits dans l’angle inférieur gauche de la composition où ils se trouvent visuellement et gestuellement dissociés du tribunal divin. Tout porte à croire une fois encore que ces séjours n’ont pas changé de signification. L’ange thuriféraire À gauche de l’arbre paradisiaque, un ange tend un encensoir dans la direction des saints, tout en maintenant une navette contre son torse (fig. 171)219. Le premier saint – un évêque mitré et nimbé – semble lui répondre en levant sa main gauche vers lui et le désigner 218 219

Pour Sauerländer, 1972, p. 161, il s’agit de l’arbre du paradis. Sauerländer, 1972, p. 161.

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Fig. 171. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, deuxième registre, l’ange à l’encensoir et saint Nicaise (?).

à l’intention de ses compagnons vers lesquels il se tourne en pointant son index droit dans sa direction220. Comme à Chartres, un ange thuriféraire accompagne donc les justifiés, même si à Reims ces derniers sont nimbés et demeurent immobiles. À l’instar de l’ange guerrier, celui-ci a donc pu conserver le même rôle qu’à Chartres, à savoir l’accompagnement des âmes séparées des justes dans le paradis d’attente. C’est d’autant plus vraisemblable que dans le vaste programme iconographique de la cathédrale de Reims, le thème de l’encensement angélique se rapporte aux temps présents et accompagne systématiquement les figures de saint Denis et de saint Nicaise. La présence d’un ange thuriféraire aux côtés de saint Denis est relativement fréquente dans l’iconographie. Ainsi, dans une enluminure du milieu du XIIIe siècle, une main divine tend une couronne au moment de sa décollation et deux anges, dont un thuriféraire, l’accompagnent lorsqu’il se dirige vers Montmartre en portant sa tête221. À Notre-Dame de Paris, sur les ébrasements du portail de la Vierge, le

220

L’index de l’évêque est brisé et il l’était déjà sur les photos antérieures à la Première Guerre, mais à l’inverse des autres doigts il n’est pas replié. 221 BnF, n.a. fr. 1098, f. 44r, cf. Hinkle, 1965, p. 15, note 59.

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fig. 172. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail SaintCalixte, la décollation de saint Nicaise.

saint était également flanqué de deux anges222. Et la même configuration a été adoptée sur le portail nord de la façade occidentale de la cathédrale de Reims où l’ange de gauche porte un encensoir223. L’iconographie de saint Nicaise, un des premiers évêques de Reims, montre de manière analogue qu’après sa décollation, il s’est emparé de sa tête pour aller l’offrir à l’autel. Comme l’a très justement soutenu William M. Hinkle, cette iconographie, dont on ne trouve pas de trace dans les textes, a probablement été inspirée non seulement par la légende de saint Denis mais aussi par son iconographie. On en trouve un exemple éloquent au portail nord de la cathédrale de Laon où se succèdent de gauche à droite un ange, saint Nicaise portant sa tête à l’autel et un ange thuriféraire224. 222

Hinkle, 1965, p. 15 ; Kurmann, 1987, p. 178, note 69 ; et Erlande-Brandenburg, 1997, p. 113. 223 Un signe lapidaire indique que l’ange a été destiné à accompagner la Vierge de l’Annonciation, mais pour Sauerländer, 1972, p. 157, l’encensoir semble indiquer qu’il avait été pressenti pour flanquer un saint, ce qui implique plusieurs modifications du projet initial. Pour Reinhardt, 1963, p. 142, l’ange encensait la Vierge en la saluant. Il n’a donc pas envisagé un premier usage à côté d’un saint. Quoi qu’il en soit, l’association d’un ange avec saint Denis correspond parfaitement à l’iconographie du saint. 224 Cf. Hinkle, 1965, p. 17, qui date ce portail du second quart du XIIIe siècle.

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À Reims, saint Nicaise a été représenté à trois reprises aux côtés d’un ange thuriféraire. Les deux premières occurrences se trouvent au portail Saint-Calixte et sont par conséquent antérieures à l’ange thuriféraire du portail du Jugement dernier, voire contemporaines. L’occurrence la plus explicite apparaît sur la moitié gauche du linteau. À droite, l’évêque est décapité devant le portail de la cathédrale et, à gauche, il s’est agenouillé et s’apprête à poser sa tête sur un autel derrière lequel un ange agite un encensoir tandis qu’un ange en vol tend une couronne dans sa direction (fig. 172)225. La deuxième occurrence du portail Saint-Calixte occupe le centre de l’ébrasement de gauche où le saint est flanqué d’un ange thuriféraire, comme le sont saint Remi au milieu de l’autre ébrasement et saint Denis à la façade occidentale226. Toujours dans le contexte de cette cathédrale mais à la contre-façade et par conséquent plus tardivement, ont été représentés sur le trumeau un saint Nicaise céphalophore et sur les parois latérales deux Vandales et deux anges, dont un thuriféraire à droite227. Quand on considère la prégnance de ce thème iconographique et en particulier son expression monumentale au portail Saint-Calixte, conçu à peu près en même temps que le deuxième registre du Jugement dernier, on peut supposer que le saint évêque trônant à côté de l’ange thuriféraire figure également saint Nicaise228. D’autant qu’il porte le rational, le pectoral barlong chargé de douze pierres des grands prêtres juifs que le concepteur du portail Saint-Calixte a attribué aux statues des saints Nicaise, Remi et Calixte, autrement dit à deux archevêques de Reims et à un pape229. Certes il ne porte pas sa tête, mais le contexte n’est pas le même puisque le saint se trouve ici au paradis. Et s’il est imberbe, à la différence des deux représentations de saint Nicaise du portail Saint-Calixte, la statue de la contre-façade et d’autres œuvres montrent que le saint pouvait parfaitement être figuré de la sorte230. Il y a donc de fortes probabilités pour que l’évêque 225

Voir à ce sujet Hinkle, 1965, p. 16-17. Il faut encore préciser qu’un ange tenant une navette se tient devant sainte Eutropie. Voir également Reinhardt, 1963, p. 141  ; et Demouy, 2000, p. 218. 226 Hinkle, 1965, p. 15. Les anges du portail Saint-Calixte, portant tous deux une navette, sont aptères mais ils ont généralement été identifiés comme tels, cf. Reinhardt, 1963, p. 140 ; Sauerländer, 1972, p. 160 ; et Hinkle, 1965, p. 16. 227 Pour Hinkle, 1965, p. 22, l’ange thuriféraire est un ange gardien. 228 Pour Lefrançois-Pillion, 1928, p. 13, cet évêque pourrait figurer saint Remi. 229 Reinhardt, 1963, p. 141 ; et Hinkle, 1965, p. 10. Ces saints n’étaient pas archevêques puisque cette dignité n’existait pas encore mais cet attribut suggère qu’ils ont été considérés comme tels. 230 Il s’agit de l’ivoire de Tournai et d’un manuscrit de Reims (BM, ms. 230, f. 126v), cf. Hinkle, 1965, p. 16-18, et fig. 12 et 17.

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flanqué d’un ange thuriféraire incarne le saint archevêque. Dans ce cas, l’encensement angélique établirait un lien particulièrement fort avec son transitus et corroborerait l’hypothèse du paradis d’attente. Dans le programme iconographique de la cathédrale composé par les statues les plus anciennes, les autres anges thuriféraires s’inscrivent dans des contextes actuels et en particulier liturgiques. Sur la moitié droite du linteau du portail Saint-Calixte, deux anges thuriféraires – détruits lors de la Première Guerre mondiale – surgissaient d’une nuée dans la scène du baptême de Clovis231. Au chevet de la cathédrale – sur les contreforts et aux angles des parois des chapelles rayonnantes ainsi que sur les tabernacles des arcs-boutants – le Christ enseignant se dresse à côté d’un groupe d’anges tenant des instruments liturgiques : calice, ciboire, encensoir, livre, bénitier, croix de procession ou reliquaire232. Plusieurs interprétations ont été proposées mais il me paraît évident que ces anges évoquent la liturgie céleste, faisant ainsi écho à la liturgie terrestre pratiquée à l’intérieur de l’édifice233. Ces anges thuriféraires de la cathédrale de Reims interviennent donc dans des contextes liturgiques : le baptême et probablement l’eucharistie. Dans la décollation de saint Nicaise du portail Saint-Calixte, leur intervention prend place derrière l’autel et se réfère peut-être au rituel des funérailles dans lequel les encensements abondaient. Aussi peut-on considérer que la dimension rituelle de ces encensements angéliques corrobore l’interprétation actuelle de l’occurrence insérée dans le portail du Jugement dernier. Des ressuscités auraient parfaitement pu bénéficier de cet encensement, mais la tradition iconographique antérieure au portail de Reims ne le confirme guère puisque, à ma connaissance, la seule exception possible est celle du portail de Saint-Denis.

231 Hinkle, 1965, p. 25 ; et Demouy, 2000, p. 221. Il subsiste toutefois de cet ange la main droite tenant l’encensoir. Sur le trumeau du portail Saint-Calixte, deux anges sortant d’une nuée flanquent la tête de saint Calixte. Les mains ayant été mutilées (une à gauche et les deux à droite), il est possible qu’elles aient tenu un encensoir. 232 Sauerländer, 1972, p. 162. L’un d’eux porte un sceptre fleuri, un attribut faisant peutêtre référence à la cérémonie du couronnement. 233 Pour Louis Bréhier, ces figures font référence à la divine liturgie byzantine importée en Occident au moment de la quatrième croisade, au même titre que la Déisis du Jugement dernier et le style antiquisant : l’idée a été reprise par Reinhardt, 1963, p. 144. Elle a en revanche été rejetée par Frisch, 1960, p. 6, pour qui ces figures se rapportent à la procession d’entrée. Les peintures de Sant Pau d’Esterri de Cardós, dans lesquelles un séraphin et un chérubin balancent un encensoir au-dessus d’un calice, montrent en tout cas qu’il n’est pas nécessaire de chercher des modèles en Orient pour ce type de composition (Angheben, 2008). Pour Kurmann, 1996, p. 97, ces figures se réfèrent à la Jérusalem céleste. Cet auteur ne fait toutefois pas allusion aux objets liturgiques.

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fig. 173. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, les saints du deuxième registre.

Les saints La moitié dextre du deuxième registre est entièrement occupée par des personnages nimbés (fig. 173). Les élus anonymes du premier registre étant dépourvus de nimbe, on peut en déduire que ceux-ci sont des saints234. L’évêque assimilable à saint Nicaise se démarque considérablement des autres car il bénéficie d’un siège individuel et se tient à l’écart de son voisin le plus proche. Parmi les sept autres saints, quatre sont assis sur long banc – une sorte de synthronon – tandis que les trois autres se tiennent debout derrière ce siège. En partant de la droite, le premier personnage porte des vêtements ecclésiastiques et tient un livre ainsi qu’une crosse brisée235. Il est suivi par un roi et une reine tenant chacun un livre, le premier tournant la paume de sa main gauche élevée au niveau des épaules légèrement vers la gauche, la seconde posant cette même main au niveau de la 234

On y a vu des allégories de vertus, cf. Demouy, 2000, p. 223. Lefrançois-Pillion, 1928, p. 13, s’était toutefois opposée à cette hypothèse. 235 Lefrançois-Pillion, 1928, p. 13, l’a interprété comme étant un prêtre, peut-être parce qu’elle n’a pas vu le fragment de crosse ou qu’elle ne l’a pas identifié comme tel. Pour Sauerländer, 1972, p. 161, il s’agit d’un abbé.

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poitrine236. Vient enfin une jeune femme couronnée de fleurs et joignant les deux mains237. Les trois saints repoussés à l’arrière plan n’ont pas fait l’objet d’une individualisation physionomique ou sociologique marquée, si ce n’est que le troisième est une femme dont le regard adopte la même direction que celui de la reine figurée à côté d’elle238. Ils sont tous jeunes, portent une simple tunique et posent la dextre sur ou devant la poitrine. Dans la mesure où le premier saint peut être identifié à saint Nicaise, on pourrait supposer que les quatre saints inscrits au premier plan sont également des saints historiques239. Et compte tenu de l’importance accordée à saint Remi et au baptême de Clovis au portail Saint-Calixte, on pourrait conjecturer que le prélat et le couple royal correspondent à ces deux personnages historiques et à Clotilde. On pourrait même supposer qu’au même titre que le saint Nicaise présumé, les deux premiers ont perdu la barbe qui leur avait été octroyée au portail Saint-Calixte pour pouvoir adopter une apparence plus proche de celle des âmes séparées. Les indices demeurent cependant insuffisants pour attester une telle identification. Que ces personnages aient représenté des saints particuliers ou non, l’essentiel est qu’ils affichent clairement leur statut socioprofessionnel, à la différence des élus du premier registre. Il ne faudrait pourtant pas y voir la marque d’une différenciation entre âmes séparées et corps ressuscités. Comme le montrent le portail de Braine et, à mon sens, celui de Chartres, les statuts socioprofessionnels des âmes séparées pouvaient parfaitement être représentés dans le cadre du jugement immédiat. À Reims, comme dans la plupart des représentations du sein d’Abraham antérieures ou contemporaines, c’est manifestement ce thème qui a imposé l’anonymat des élus du premier registre240. Lorsqu’on a ajouté un deuxième tableau paradisiaque, une telle restriction ne s’imposait plus. Aussi peut-on conjecturer que le concepteur a souhaité compléter l’évocation du paradis en ajoutant aux âmes anonymes celles de personnages historiques ou du moins clairement 236

Sauerländer, 1972, p. 161, y a vu un couple royal. Pour Sauerländer, 1972, p. 161, il s’agit d’une vierge. On a figuré un socle sous les pieds de la sainte, peut-être pour la mettre en valeur ou pour indiquer qu’elle est plus petite, à moins que l’on ait plus prosaïquement voulu éviter que ses pieds ne soient cachés par le dais de la statue voisine. 238 La présence d’une jeune femme au sein de ce groupe interdit d’y voir des anges aptères. 239 Pour Wirth, 2008, p. 355-356, les clercs représentent l’abbé de Saint-Denis et l’archevêque de Reims, et tous les élus de ce registre assistent le Juge. 240 Sur le feuillet de Brno, les âmes du sein d’Abraham sont exceptionnellement individualisées, cf. Baschet, 2000, pl. III. 237

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identifiés sur le plan des hiérarchies laïque et ecclésiastique. D’autant que la position dominante de ce registre justifiait pleinement cette différenciation hiérarchique. Une telle cohabitation d’élus anonymes et de saints n’est de surcroît pas exceptionnelle. On la rencontre pour commencer dans la deuxième représentation du Jugement dernier du Tétraévangile de Stoudios (f° 93v.) où des moines du monastère, et en particulier le commanditaire, ont été figurés à côté d’Abraham241. Dans l’église-paradis de Conques, l’arcade centrale est occupée par le patriarche flanqué de deux âmes anonymes tandis que les autres abritent des personnages de taille adulte dans lesquels on peut reconnaître des martyrs et peut-être des apôtres, des prophètes et des saintes. À Chartres enfin, la configuration est encore plus complexe puisque les élus sont d’abord des personnages de taille adulte et aux statuts socioprofessionnels différenciés, des enfants maintenus dans les bras d’un ange et dans le sein d’Abraham ensuite, et finalement des personnages nus et de taille légèrement inférieure à celle des anges. À Reims, on semble donc avoir tiré parti de l’extension du programme pour ajouter aux élus anonymes des élus individualisés et, d’une certaine manière, privilégiés. Curieusement, les élus affichent leur statut socioprofessionnel au deuxième registre alors que les damnés l’arborent au registre inférieur, et ces rapports semblent inversés pour l’anonymat puisque celuici s’applique aux élus du premier registre et aux damnés du deuxième registre. Se dessine ainsi une composition en chiasme qui laisserait supposer une conception unitaire des deux registres. Le premier projet devait cependant prévoir une correspondance horizontale entre élus et damnés puisque des deux côtés, ils apparaissent nus et de taille enfantine au terme de leur parcours. Il est probable par conséquent que la composition en chiasme n’est venue se superposer à ce schème horizontal que dans un second temps et peut-être de manière fortuite. La couronne de fleurs portée par une des saintes femmes rappelle fortement celle qu’arbore un membre de la procession des élus de Chartres, mais celle-ci a sans doute été destinée à identifier ce personnage au donateur présumé figuré sur le trumeau. À Reims en revanche, l’attribut n’apporte à ma connaissance aucune information supplémentaire sur le statut de son récipiendaire. Alors que le sein d’Abraham offre une composition symétrique dans laquelle les élus convergent vers la figure axiale du patriarche, l’assemblée de saints du deuxième registre présente au contraire un 241

Angheben, 2002, p. 117.

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déséquilibre entre l’évêque et le groupe de gauche, et surtout elle induit un léger mouvement centrifuge. Tandis que trois personnages tournent leur regard vers la droite – l’ecclésiastique et les deux premiers jeunes gens figurés à l’arrière plan –, quatre d’entre eux se tournent vers la gauche : l’évêque, le roi, la reine et la femme située à l’arrière plan. Quant à la femme couronnée de fleurs, elle regarde devant elle. Dans la première section de cette composition, le saint évêque semble solliciter l’attention de ses voisins en leur désignant l’ange thuriféraire, ce qui expliquerait l’orientation de leur regard. Cette orientation bascule ensuite au milieu de la composition, avec la figure du roi. Aussi importe-t-il de se demander ce qui pourrait attirer leurs regards vers la gauche. Dans la perspective du jugement unique, ces saints sont supposés résider éternellement dans ce séjour paradisiaque, tandis que dans l’hypothèse du paradis d’attente ils sont appelés à quitter ce lieu. Or, dans les sculptures des cordons situés dans l’axe de leur regard se trouve non pas le sein d’Abraham comme à Saint-Denis et à Chartres, mais une série de figures se rapportant de près ou de loin au Jugement dernier et au séjour définitif des élus : les vierges sages, des saints et des anges buccinateurs et stéphanophores. Bien que ces figures ne répondent aucunement au regard des saints du deuxième registre, on peut supposer qu’à l’instar des élus logés dans l’édifice paradisiaque de Saint-Denis, ceux-ci – à mon sens des âmes séparées – réagissent au son des trompettes et s’apprêtent à rejoindre leur corps ressuscité. Cette interprétation allant bien au-delà de ce que montrent les sculptures, il est toutefois préférable de conserver d’importantes réserves à son sujet. La Parousie Le tribunal divin Le tribunal divin forme une Déisis flanquée de deux anges aux signa, dans une composition triangulaire où les personnages ont reçu une taille décroissant à mesure qu’ils s’éloignent du Christ. L’inscription du tribunal divin au sommet de la composition est commune à Reims et à Paris, mais tout le reste sépare ces deux portails. À Reims,  les intercesseurs se tiennent à côté du Christ – comme à Chartres –, ils sont de taille beaucoup plus petite que ce dernier et c’est JeanBaptiste qui fait pendant à la Vierge. Comme à Chartres, le Christ lève les deux mains pour en montrer les stigmates et n’effectue par conséquent aucun geste exprimant le jugement. Dans les deux cas, la pas-

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fig. 174. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, la résurrection des morts, partie gauche.

sivité du Juge pourrait s’expliquer par le fait que les ressuscités sont déjà jugés et davantage encore parce que les ressuscités représentés sont exclusivement des élus. La résurrection des morts Sur les deux registres dominés par le tribunal divin, vingt-neuf hommes et femmes sortent de sarcophages aux décors variés et de deux grandes jarres (fig. 174-176). Comme à Chartres, les attitudes, les gestes et les regards en font très clairement des élus. Nombre d’entre eux s’extraient paisiblement de leur sarcophage ou en soulèvent méthodiquement le couvercle sans éprouver la moindre difficulté. Certains sont encore couverts de leur linceul alors que d’autres sont entièrement dénudés. Après avoir écarté le couvercle de leur sarcophage, plusieurs expriment par leurs gestes leur quiétude ou leur gratitude. Ainsi trois ressuscités posent-ils sur la poitrine une main ou les deux mains croisées (III, 5 ; III, 12 ; IV, 11). Un autre joint les mains devant lui (IV, 13)242. Deux ressuscités situés côte à côte à 242

Les chiffres romains correspondent au registre et les chiffres arabes à la position du ressuscité en partant de la gauche. Les mains du ressuscité IV, 7, ne sont pas visibles depuis le sol. Quant au ressuscité IV, 6, il a levé la main droite devant la poitrine.

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fig. 175. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, la résurrection des morts, partie centrale.

l’extrémité gauche du registre supérieur tendent leurs mains jointes vers le haut (IV, 2 ; IV, 3). Enfin trois d’entre eux ont levé leur main droite au niveau de la poitrine (III, 13) ou du visage (III, 8 ; IV, 12). Quelle que soit leur signification précise, ces gestes correspondent à ceux que l’on rencontre traditionnellement chez les élus et en particulier chez ceux des deux premiers registres du portail243. Là, les élus et les saints ont également une main levée244, posée sur ou devant la poitrine, ou encore les deux mains jointes devant eux. D’un autre côté, cette gestuelle partagée par les élus, les saints et les ressuscités contraste fortement avec les gestes de douleur adoptés par les damnés des deux premiers registres : doigts entrecroisés au début du cortège, main saisissant le poignet chez le damné figuré debout devant les flammes du deuxième registre. Dans un tel contexte, les ressuscités peuvent difficilement être assimilés à des réprouvés ni même à des pécheurs craignant le jugement. Les expressions des visages plaident également en faveur de cette lecture. Si les damnés se caractérisent distinctement par leurs fronts plissés, leurs yeux tombant ou leurs 243 On pourrait interpréter le geste du premier élu du registre supérieur comme une expression de la souffrance morale, mais il ne fait en réalité qu’enlever son linceul. 244 Au premier registre l’élu de droite entraîné par un ange lève une main et ce geste se retrouve au deuxième registre chez l’évêque, le roi et la femme du second plan.

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fig. 176 Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, la résurrection des morts, partie droite.

bouches ouvertes, aucun de ces traits ne se retrouve chez les ressuscités dont les visages paraissent au contraire tous paisibles. À l’inverse des élus des registres inférieurs, les ressuscités sont très étroitement rattachés à la Parousie à la fois par leurs attitudes et par leurs regards. Parmi les vingt-neuf ressuscités, on peut en compter huit ou neuf dont le regard et exceptionnellement le corps sont tendus vers le haut245. Un examen attentif des attitudes des ressuscités révèle de surcroît une lente progression de la narration allant du troisième registre vers le quatrième et de la droite vers la gauche. Pour commencer, les ressuscités couverts de leur linceul sont plus nombreux au troisième registre : neuf sur quatorze alors qu’il n’y en a que quatre sur quinze au deuxième registre. La proportion est également plus forte à droite : huit contre cinq à gauche. On constate également qu’au registre supérieur se succèdent neuf personnages entièrement nus clairement décalés vers la gauche par rapport à l’axe de symétrie246. Ils n’établissent pas un clivage horizontal tranché 245

Pour le quatrième registre, on peut en compter quatre ou cinq (IV, 2, 3, 6 et 8, et dans une moindre mesure IV, 7) et un à droite (IV, 9). Pour le troisième registre en revanche, on n’en compte que trois et ils sont tous situés à droite (III, 8, 9 et 11). 246 Six se situent à gauche de l’axe de symétrie et trois à droite.

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puisque les figures couvertes et nues alternent à un rythme irrégulier (de gauche à droite : 2, 9, 2, 2). Il subsiste néanmoins qu’aucune série de cette importance n’apparaît au registre inférieur (3, 3, 2, 1, 4, 1) À droite se concentrent également les gestes les plus ramassés, comme celui de la main droite levée au niveau de la poitrine (III, 13) ou des épaules (III, 8 ; IV, 12). Cette retenue relative s’explique aisément par la position de leur bras droit encore emprisonné dans le linceul. Dans la partie centrale du registre supérieur, quatre ou cinq ressuscités se tournent vers le Christ, laissant supposer qu’ils se préparent à s’élever vers lui (IV, 6-9 et peut-être IV, 10). À l’extrémité gauche s’amorce néanmoins un mouvement clairement centrifuge avec quatre ressuscités tournés non plus vers le Christ mais vers les figures des cordons sculptés. Deux d’entre eux adoptent les gestes les plus démonstratifs de ces deux registres en élevant leurs mains jointes à la hauteur de leur visage (IV, 2 et 3). Cette section est de surcroît la seule dans laquelle quatre ressuscités sont tournés dans la même direction et forment une séquence continue aussi longue. Et si le premier tourne le dos à ses voisins (IV, 1), c’est sans doute pour que son corps puisse épouser la courbure du bord gauche du tympan, comme le font le dernier ressuscité du registre et le premier du registre sous-jacent. Il s’inscrit en tout cas dans une étape antérieure de la résurrection puisqu’il s’emploie encore à dégager son visage du linceul qui l’enveloppait. Considérés séparément, ces différents indices n’imposent pas au regard une direction précise mais une fois rassemblés, ils dessinent un mouvement légèrement centrifuge, distinct des mouvements unanimement ou majoritairement convergents des élus de Mâcon et de Chartres. Dans la mesure où plusieurs saints du deuxième registre tournent leur regard vers la partie gauche de la voûte, on peut se demander si les ressuscités ne sont pas également appelés à prendre cette direction. Pour ceux-ci, l’hypothèse est plus consistante car ils sont réveillés par les anges buccinateurs et se préparent à recevoir les couronnes tenues par les anges stéphanophores. Ils se tournent de surcroît du côté des vierges sages et de la porte ouverte de la Cité céleste. Il semble donc que les élus sortant de leur tombeau viennent se placer très progressivement à la droite du Juge après l’avoir contemplé directement, comme le font les élus du portail de Notre-Dame de Paris, si ce n’est que ceux-ci s’inscrivent dans un véritable cortège divergent. On notera encore qu’au portail Saint-Calixte, une scène de résurrection figure également sur l’avant-dernier registre. Il s’agit de la

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fig. 177. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail SaintCalixte, registres supérieurs du tympan.

résurrection de la femme de Toulouse  accomplie par saint Remi (fig.177)247. À l’instar de certains ressuscités du Jugement dernier, cette femme s’est dressée dans un sarcophage orné d’arcades et joint les deux mains dans la direction de son bienfaiteur, probablement pour exprimer sa reconnaissante. Si tel était le cas, on pourrait interpréter dans le même sens les gestes de certains ressuscités. On peut également supposer que si la résurrection de cette femme a été inscrite juste en dessous de la théophanie sommitale, c’est pour la rapprocher de la résurrection finale au terme de laquelle les élus se réuniront à Dieu. Pour la compréhension du portail Saint-Calixte, cette parenté iconographique et structurelle avec le portail du Jugement dernier est très importante car elle pourrait expliquer, ne seraitce que partiellement, la disposition des scènes dans un ordre ne respectant pas la chronologie de la vie de saint Remi. Mais le plus important pour mon propos est que cette parenté semble confirmer qu’aux yeux du concepteur, l’emplacement de la résurrection des morts – au sommet de la composition et juste en dessous de la théophanie sommitale – n’était nullement anodin. 247

Voir à ce sujet Hinkle, 1965, p. 48-49, qui a signalé les analogies iconographiques entre cette scène et une ressuscitée du Jugement dernier.

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Les cordons sculptés Sur la voûte en berceau brisé se développent trois cordons comportant chacun dix personnages répartis symétriquement (fig. 178). Comme au portail Saint-Calixte, les premières figures apparaissent au niveau du deuxième registre du tympan, si bien qu’il était difficile de développer une continuité narrative entre le linteau et les cordons sculptés comme c’était le cas depuis le portail de Saint-Denis. Si l’on admet que le portail du Jugement dernier a été destiné à la façade occidentale, il faut en déduire qu’il devait être entouré de voussures et par conséquent que les cordons n’ont été conçus et exécutés qu’au moment du changement de parti. C’est ce qui se dégage également des rapports structurels entre ces cordons et le reste du portail : la hauteur des voussoirs correspond en effet à peu de choses près à celle du deuxième registre, de sorte que sur ces deux supports, la taille des figures est approximativement identique248. Les voussoirs semblent donc appartenir à la deuxième phase d’élaboration du portail, au même titre que le deuxième registre. Les anges buccinateurs Ces anges occupent de chaque côté les deux premiers voussoirs, si bien que seuls les seconds sont situés au niveau de la résurrection. On pourrait estimer que les premiers s’adressent également aux âmes séparées des élus et des damnés, d’autant que la moitié des élus du deuxième registre regardent dans cette direction, mais ce décalage pourrait également découler de la mise en œuvre du portail en deux phases. Quoi qu’il en soit, les anges buccinateurs établissent un lien sémantique fort entre la résurrection des morts et les espaces figuratifs de la voûte. Les anges stéphanophores À partir du troisième voussoir, les anges présentent une couronne fleurdelisée. Trois anges ont été remplacés par des copies : ceux des deux voussoirs supérieurs à droite et le cinquième à gauche. Les deux anges authentiques de gauche lèvent la senestre, paume tournée vers l’extérieur au niveau de l’épaule gauche, et tiennent leur couronne dans une main voilée à l’instar des anges stéphanophores du portail 248 Les voussoirs ont été disposés un peu plus bas que la base du registre et s’arrêtent un peu plus bas que son sommet. Hamann-Mac Lean et Schüssler, 1996, fig. 93.

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Saint-Calixte249. Dans la mesure où ces anges se tiennent au-dessus des anges buccinateurs et à la hauteur des ressuscités du quatrième registre, on peut considérer que leurs couronnes sont destinées à ces derniers. Les élus des registres inférieurs n’ont en revanche pas reçu cette récompense. On ne pouvait certes pas les représenter couronnés sans prendre le risque de les confondre avec les souverains du deuxième registre, mais on aurait pu montrer leur couronnement par des anges comme à Chartres. Aussi peut-on considérer que ces élus n’ont pas encore reçu toutes les récompenses liées à leur statut et que cette privation découle de la nature imparfaite de leur séjour. Dans la tradition iconographique, on l’a vu à plusieurs reprises, le couronnement des élus peut intervenir à chacun des deux jugements mais séparément. Lorsqu’ils sont couronnés après la mort, les élus ne le sont plus au Jugement dernier (Mâcon et Chartres) et lorsqu’ils reçoivent cette couronne à la fin des temps, c’est parce qu’ils n’en ont pas bénéficié avant (Conques) ou parce que le jugement immédiat n’a pas été figuré (Ceri et fenêtre méridionale de Laon). À Reims, on a clairement opté pour la seconde solution. Ce choix est surprenant car plusieurs couronnements inscrits dans le temps présent, et en particulier dans le contexte du transitus, figurent au portail Saint-Calixte. Dans le martyre de saint Nicaise – il en a été question plus haut –, un ange surgit d’une nuée pour tendre une couronne au saint250. Au-dessus de la statue acéphale du même saint, deux anges maintiennent cette couronne octroyée après le martyre. Cette image du saint s’inscrit manifestement dans la continuité immédiate du martyre sculpté sur le linteau, autrement dit dans un contexte antéparousiaque et non dans l’éternité du royaume des cieux. Au sommet du tympan enfin, le Christ trônant est flanqué de deux anges stéphanophores dont les couronnes sont probablement destinées aux différents saints regroupés sur le portail puisqu’au sommet de la première voussure, juste au-dessus de cette théophanie, un ange tend une couronne aux saints évêques (fig. 177)251. 249

Le premier ange stéphanophore de droite (III, 3) n’a les mains que très partiellement voilées. Au portail Saint-Calixte, les deux anges stéphanophores de la statue d’ébrasement de saint Nicaise ont les mains voilées et celui du martyre de ce saint, figuré sur le linteau, a les mains partiellement voilées. On notera également que dans le baptême de Clovis, le personnage tendant la couronne au roi a aussi les mains partiellement voilées. 250 Il faut toutefois préciser que ce thème appartient à la tradition iconographique et ne semble dès lors pas constituer une particularité rémoise, cf. Hinkle, 1965, p. 18-19. 251 La main droite de cet ange étant mutilée, on ne peut pas être certain qu’elle portait également une couronne mais c’est très probable. Pour la théophanie du tympan et l’ange de la première voussure, voir Reinhardt, 1963, p. 141 ; et Hinkle, 1965, p. 52 et 61-63.

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Dans le contexte de la cathédrale du sacre, ces différentes mises en scènes du thème du couronnement ne sauraient être anodines, d’autant que dans la scène du baptême de Clovis, on l’a vu, un personnage tend une couronne au souverain252. Les couronnes tenues par les anges correspondent néanmoins à des récompenses posthumes. Ainsi à la porta Pretiosa, l’âme d’un défunt privilégié est couronnée par la main de Dieu dans les instants succédant à son décès. Pour saint Nicaise, cette récompense correspond plus précisément à son statut de martyr, et si saint Sixte n’a pas subi le martyre, sa fig. 178. Reims, cathédrale NotreVita affirme qu’il en a mérité la Dame, bras nord du transept, portail du 253 couronne . Au portail du JugeJugement dernier, moitié gauche de la ment dernier, les élus du deuvoûte. xième registre ne sont au contraire pas couronnés par des anges alors que ce sont également des saints et que certains correspondent peut-être à des personnages historiques. D’un portail à l’autre, on a donc situé l’octroi des couronnes à des moments différents. Il est possible que cette disparité découle du changement de parti opéré sur le portail du Jugement dernier puisque les anges stéphanophores appartiennent peut-être au deuxième projet. Quoi qu’il en soit, l’essentiel reste que les élus et les saints des registres inférieurs ne jouissent pas de la plénitude des récompenses paradisiaques et que pour les obtenir, ils doivent manifestement attendre la résurrection de la chair.

252 Pour Hinkle, 1965, p. 41, la scène de l’onction baptismale du roi est devenue une scène de couronnement, reflétant ainsi les prétentions du siège épiscopal de Reims à couronner le souverain, en plus de le sacrer. 253 Hinkle, 1965, p. 9.

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Les saints diacres Le deuxième cordon de la voûte est occupé par dix diacres nimbés et portant un livre généralement ouvert254. La question qui se pose à leur sujet est de savoir pourquoi ils se trouvent dans ces espaces apparemment privilégiés alors que d’autres clercs nimbés appartenant aux degrés les plus élevés de la hiérarchie ecclésiastique se tiennent au deuxième registre. Que ce soit dans l’optique du jugement unique ou dans celle des deux jugements, leur présence me semble difficilement explicable autrement que par une modification du programme initial255. La parabole des dix vierges Avec les cinq vierges folles regroupées à senestre, le programme réintroduit un clivage horizontal abandonné dans les trois registres supérieurs et les deux cordons extérieurs. C’est également ce que font les dragons combattus par les Vertus sur la quatrième voussure du portail de Chartres, si ce n’est qu’à l’inverse des vierges folles ces monstres constituent une présence menaçante. À Reims, au sommet du cordon, apparaît deux fois la même porte monumentale, fortifiée et flanquée de deux tours, fermée à senestre et ouverte à dextre où l’embrasure accueille la figure du Christ. Celui-ci se tient debout, il porte un livre et lève la main droite ouverte au niveau de l’épaule (fig. 179)256. Au-dessus de la porte fermée, un ange en buste déroule un phylactère, sans doute pour évoquer les paroles de rejet adressées par l’Époux aux vierges folles (Mt 25, 12)257. La porte ouverte accumule presque toutes les composantes iconographiques et structurelles du paradis définitif. C’est une cité fortifiée comparable à la Jérusalem céleste, elle est inscrite à la droite de l’axe 254 Le premier diacre de droite tient toutefois un livre fermé, sans doute pour marquer une infériorité hiérarchique par rapport aux autres situés à dextre et au-dessus de lui. Toujours à droite, les deux figures supérieures sont des copies. 255 Pour Reinhardt, 1963, p. 142  ; et Demouy, 2000, p. 215, les diacres de ce portail auraient dû s’inscrire dans les voussures du portail Saint-Calixte pour y compléter la hiérarchie ecclésiastique. 256 La main droite est aujourd’hui détruite, mais elle se voit encore sur les photos de 1927 et 1961 publiées par Hamann-Mac Lean et Schüssler, 1996, fig. 152 et 154. 257 On pourrait également supposer que cet ange montre les paroles de rejet de Matthieu 25, 41, même si le thème de l’ange déroulant un phylactère n’appartient pas à la tradition iconographique de la parabole des dix vierges. Cette hypothèse implique que la figuration de la parabole s’enchaîne directement avec celle du Jugement dernier du tympan et confirmerait que le sommet du premier cordon constitue l’aboutissement du parcours des élus, mais elle est tout de même assez fragile.

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fig. 179. Reims, cathédrale Notre-Dame, bras nord du transept, portail du Jugement dernier, le Christ accueillant les vierges sages.

du portail, au sommet de la composition, sur des nuées et elle est habitée par une théophanie matérialisant la vision béatifique. Cette localisation était bien entendu conditionnée par le récit de la parabole et peut-être par sa tradition iconographique. Il n’en demeure pas moins significatif que le concepteur ait décidé d’inscrire cette parabole au sommet du portail, et non sur les piédroits comme à Saint-Denis, et de situer la salle des noces sur des nuées, car il a établi de la sorte un contraste redoublé avec les lieux paradisiaques des deux premiers registres. Et si la Cité céleste ne s’inscrit pas dans la continuité narrative du Jugement dernier, elle montre très clairement comment le concepteur voyait le séjour définitif des élus. Sa transcendance constitue par conséquent à mes yeux un argument majeur en faveur de l’hypothèse du double jugement. Synthèse Le portail de Reims semble donc bien superposer les deux jugements dans une lecture ascensionnelle, comme à Mâcon, Conques et Chartres. Dans un premier temps, la séparation du premier jugement ne figurait sans doute qu’au registre inférieur dans une composition dominée par les anges, l’un d’entre eux brandissant son épée pour

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repousser les damnés tandis que les autres entraînent puis transportent paisiblement les élus dans le sein d’Abraham. Cette figure du paradis d’attente a été écartée des voussures pour être rapatriée sur la surface plus centrale et par conséquent plus visible du linteau. Elle a de surcroît été conçue comme la destination de deux cortèges convergents alors que sur l’autre moitié du linteau, les damnés se dirigent au sein d’un cortège unique et divergent vers un lieu périphérique. Les élus du sein d’Abraham ne semblent donc pas se rattacher aux voussures et aux thèmes eschatologiques qui s’y trouvent. Sur le deuxième registre, manifestement conçu dans un second temps, la séparation s’effectue indirectement par un ange encensant les élus et directement par des diables entraînant les damnés vers les flammes de l’enfer. On a en effet redoublé le cortège divergent des damnés tout en lui imprimant à son arrivée un mouvement descendant, peut-être pour le rattacher à la marmite infernale inscrite sur le registre sous-jacent. Du côté des élus en revanche, on a juxtaposé au premier plan des saints individualisés et peut-être même assimilés à des personnages historiques liés au siège épiscopal de Reims. Bien qu’ils ne soient pas engagés dans un cortège, quatre d’entre eux orientent leur regard vers les cordons de la voûte, peut-être parce qu’ils aspirent à recevoir les récompenses définitives évoquées sur ces supports : la couronne d’élection et la vision béatifique dont sont privés tous les élus, y compris ceux du premier registre. Se superposant au premier jugement, le Jugement dernier se développe dans les trois registres supérieurs du tympan et sur la voûte. À l’apparition du Juge, accompagnée de l’appel des trompettes, les ressuscités sortent de leurs tombeaux. Comme à Mâcon, Conques et Chartres, tous s’assimilent manifestement à des élus, attestant qu’un premier jugement a été rendu et que les deux scènes de séparation des registres inférieurs, consacrées pour moitié aux damnés, peuvent difficilement s’inscrire dans la suite chronologique de la résurrection. Répondant peut-être au clivage dextre-senestre maintenu à ce niveau de la composition par la présence des vierges sages et folles du troisième cordon de la voûte, les ressuscités semblent s’engager dans un mouvement très progressif à la fois ascendant et latéral, comme s’ils se dirigeaient vers la moitié dextre de cette voûte où figure la salle des noces. Ils entretiennent en tout cas avec le Christ de la Parousie des relations visuelles et gestuelles totalement absentes des registres inférieurs, et confirment de la sorte l’hiatus spatial et temporel séparant ces deux parties du programme. Enfin, la salle des noces montre que le séjour paradisiaque définitif a été conçu comme un lieu éminent

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fig. 180. Saint-Omer, ancienne cathédrale, portail sud, le Jugement dernier.

dominant les nuées, habité par Dieu et par conséquent beaucoup plus transcendant que les espaces paradisiaques des deux premiers registres. Saint-Omer On ne saurait conclure ce chapitre consacré au portail de Reims sans évoquer brièvement deux portails sur lesquels la résurrection des morts figure au-dessus de la séparation : Saint-Omer et Saint-Sulpicede-Favières. Il convient de commencer par le portail du bras sud du transept de l’ancienne cathédrale de Saint-Omer car sa structure et certaines composantes semblent dériver directement du portail de Reims ou, plus probablement, par l’intermédiaire d’un manuscrit sans doute produit localement, comme l’ont très finement observé Marc Gil et Ludovic Nys (fig. 180-181)258. Ce portail, vraisemblablement exécuté dans le troisième quart du XIIIe siècle, ne comporte pourtant que trois registres au lieu de cinq et le tribunal divin s’apparente à celui d’Amiens, mais d’un autre côté la séparation occupe le premier 258

Gil et Nys, 2004, p. 40.

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fig. 181. Portail sud de l’ancienne cathédrale Saint-Omer, lithographie d’après E. Wallet, 1839.

registre et la résurrection le deuxième259. La dépendance par rapport à Reims est d’autant plus probable que quatre ressuscités sortent de grandes jarres, un motif manifestement spécifique au portail champenois. Mais à la différence des portails contemporains, celui de SaintOmer ne présente pas de registres continus et cloisonnés, de sorte que la séparation n’est pas hermétiquement séparée de la résurrection et surtout les deux lieux de l’au-delà, une gigantesque gueule infernale et le sein d’Abraham, occupent la hauteur des deux premiers registres. Dans le manuscrit ayant peut-être servi de modèle à ce portail, un Recueil de textes et commentaires bibliques exécuté entre 1253 et 1268, le tribunal divin et les lieux de l’au-delà sont pratiquement identiques à ceux du portail et la séparation figure sous la résurrection (fig. XXXII)260. On y retrouve même un ressuscité sortant d’une tombe 259

Tézé, 2000, p. 329, a daté le portail du deuxième quart du XIIIe siècle. Gil et Nys, 2004, p. 40, ont suggéré que le portail avait pu être achevé vers 1263. Ces auteurs (p. 39) ont très justement souligné les analogies avec le portail d’Amiens. 260 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3516, f. 154v.

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aux formes arrondies, si ce n’est que celle-ci ressemble davantage à une cuve baptismale qu’à une jarre261. Sur le portail comme dans le manuscrit, la position de la séparation par rapport à la résurrection permet de situer cette scène dans le cadre du jugement immédiat. D’autant que, comme à Reims, les ressuscités semblent tous s’apparenter à des élus : tous les ressuscités du manuscrit et la majorité de leurs homologues du portail dirigent en effet leurs regards et leurs mains jointes vers le Christ du tympan. Et dans la mesure où les trois ressuscités faisant exception maintiennent la dalle de leur sarcophage tout en convergeant vers le Juge, ils peuvent difficilement être assimilés à des damnés262. Un troisième argument corrobore dans les deux cas l’hypothèse du double Jugement : le Christ ne trône pas, à l’inverse des ChristsJuges de la quasi-totalité des Jugements derniers, mais se tient debout comme dans quelques rares figurations de la Parousie263. Qu’elle corresponde ou non à la Parousie, cette attitude suggère en tout cas que le Christ ne juge pas véritablement et semble par conséquent confirmer que la séparation du registre inférieur s’effectue sans la présence du Christ, autrement dit après la mort, et qu’à la résurrection les élus connaissent déjà leur sort et peuvent dès lors exprimer leur joie ou leur ravissement. Sur le manuscrit s’ajoute un dernier argument : à droite de la scène de résurrection, un diable entraîne un damné vers une chaudière infernale. Le sort des ressuscités ne se joue donc pas au registre inférieur mais au registre médian où les élus tendent tout leur corps vers le ciel tandis que les damnés sont entraînés vers cette chaudière. Comme à Conques et dans le Psautier de Marguerite de Bourgogne, le redoublement de la scène de séparation conforte donc l’hypothèse d’une duplication du jugement. Sur le portail, le deuxième lieu infernal fait en revanche défaut et surtout le sein d’Abraham et la gueule infernale débordent du registre de la séparation pour venir se déployer au niveau de la résurrection. 261

Gil et Nys, 2004, p. 40 et 61-62, et fig. 30. Les expressions et certaines attitudes ne peuvent pas être prises en considération car le tympan a été retaillé et plusieurs têtes ont été refaites au XIXe siècle, cf. Gil et Nys, 2004, p. 37-39. C’est le cas en particulier du personnage central penché en avant : son attitude est très différente de celles de ses voisins et son visage est le seul à afficher une expression de tristesse ou de douleur. Or, une lithographie d’après E. Wallet (1839) montrant le portail vers 1792 indique que cette zone centrale était plus endommagée que les autres et, par conséquent, que le restaurateur est intervenu plus lourdement (fig. 181). 263 C’est le cas en particulier à Güllü Dere et Müstair. Pour Tézé, 2000, p. 334 ; suivi par Gil et Nys, 2004, p. 39, la position du Christ dérive de Mt 24, 3-31, et montre ainsi que la scène correspond à une Seconde Parousie. 262

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Il semble donc que le concepteur ait destiné les élus ressuscités au sein d’Abraham et les damnés à la gueule infernale, même si la résurrection ne semble pas comporter de réprouvés. Le diable entraînant un damné du manuscrit semble en effet avoir été remplacé par un grand diable occupant la hauteur des deux registres et tenant un damné au niveau de la résurrection pour le plonger dans cette gueule, opérant ainsi le transfert des réprouvés d’un registre à l’autre. Le concepteur n’a donc manifestement pas pleinement compris le sens de son modèle – qu’il s’agisse du portail de Reims, du manuscrit de Saint-Omer ou d’une œuvre disparue –, transformant le sein d’Abraham en un paradis définitif, comme on l’avait déjà fait épisodiquement au XIIe siècle et de manière beaucoup plus déterminante semble-t-il dans la première moitié du XIIIe siècle, au portail central de Notre-Dame de Paris dont il va être question dans le chapitre suivant. Saint-Sulpice-de-Favières Le deuxième portail sur lequel la résurrection domine la séparation est celui de Saint-Sulpice-de-Favières (Seine-et-Oise, fig. 182)264. Au registre inférieur, les damnés se dirigent en cortège vers une gueule infernale tandis que les élus sont conduits par saint Pierre dans un édifice paradisiaque où se superposent les têtes ou les bustes des élus, comme on le voit fréquemment dans la peinture murale et le vitrail et, ponctuellement, à Notre-Dame de Paris. Au registre médian, les ressuscités sortant de leur sarcophage sont encadrés par de grands anges et au registre supérieur le Juge se tient debout, comme à SaintOmer, au milieu des anges aux signa et des intercesseurs265. Le sein d’Abraham a disparu de la composition, comme dans de nombreux autres Jugements derniers contemporains, ce qui pourrait correspondre à un abandon du paradis d’attente, ainsi qu’on va le voir dans le chapitre suivant. Rien n’interdit cependant d’interpréter l’édifice paradisiaque dans ce sens, d’autant que certaines représentations du paradis dans son état antéparousiaque ont reçu cette forme, comme sur le vitrail, déjà mentionné, de saint Thomas à la cathédrale de Chartres. La caractérisation des espaces corrobore de surcroît cette lecture : les membres du tribunal divin évoluent sur des nuées, au même titre que les anges des voussures, alors que la séparation se 264

Mâle, 1948, p. 667 Le Christ exhibe un calice et expose ses plaies desquelles s’écoulent d’abondants flots de sang.

265

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fig. 182. Saint-Sulpice-de-Favières, église Saint-Sulpice, portail occidental, le Jugement dernier.

déploie sur un cordon végétal, de sorte que l’édifice paradisiaque semble se situer en un lieu hiérarchiquement inférieur à celui de la Parousie. Et de manière éminemment significative, la femme sortant de son sarcophage à la droite de l’ange campé au centre du registre touche la nuée inscrite sous le Juge, suggérant ainsi qu’elle accède immédiatement au ciel266. Pour pouvoir fonder pleinement l’hypothèse du double jugement, il aurait toutefois fallu pouvoir interpréter correctement la scène de résurrection qui a malheureusement été gravement mutilée. La présence de trois anges encadrant les ressuscités laisse entendre que ce sont tous des élus et que la scène succède donc bien à la séparation, mais les attitudes de l’ange et des ressuscités figurés à senestre pourraient également désigner ces derniers comme étant des pécheurs ou des damnés267. Je retiendrai donc que l’hypothèse des deux jugements est probable mais pas démontrable. 266 Ce contraste est cependant affaibli par la présence d’un cordon végétal encadrant le tympan et par conséquent les nuées du troisième registre. 267 Les vestiges laissent supposer que l’ange inscrit au centre du deuxième registre tient une balance, ce qui conforterait l’hypothèse d’une dissociation des deux jugements, mais cette supposition est trop fragile pour pouvoir être exploitée.

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F. LA FIN DU DOUBLE JUGEMENT En France comme dans les autres pays d’Europe occidentale, on a continué à développer des Jugements derniers dépourvus de figuration du premier jugement ou du paradis d’attente parallèlement aux compositions examinées jusqu’ici. Et depuis la deuxième moitié du XIIe siècle, le sein d’Abraham a commencé à incarner le paradis définitif, comme je l’ai signalé précédemment au sujet du portail de Saint-Trophime d’Arles, de l’ambon de Klosterneubourg, du vitrail de Bourges et des roses de Chartres et de Mantes. Mais il s’agissait là d’œuvres isolées, sans modèles identifiables et surtout sans véritable postérité. Il en va tout autrement pour le Jugement dernier de NotreDame de Paris dont on a reconnu depuis longtemps l’influence sur de nombreux Jugements derniers français, espagnols, germaniques et sur celui de Ferrare. Dans cette composition, on s’est écarté d’une importante tradition iconographique du Jugement dernier appliquée aux portails à la fois en omettant la figuration du jugement immédiat et en transformant le sein d’Abraham en un paradis définitif. Depuis la mise en œuvre de ce portail et souvent sous son influence, on a adopté les mêmes choix iconographiques pour de nombreux autres Jugements derniers français. Comme il ne sera pas possible de les examiner tous, je me limiterai aux plus anciens, Bourges et surtout Amiens car son portail présente une variante très originale de celui de Paris et a suscité à son tour une certaine émulation. J’aborderai également rapidement le portail de la cathédrale de Poitiers car il est probablement le premier dans lequel le sein d’Abraham a été écarté. Bien que ces œuvres sortent stricto sensu du sujet de ce livre, il faudra les examiner attentivement afin de mieux comprendre les modifications iconographiques et structurelles ayant permis une telle mutation sémantique. Cette analyse éclairera par ailleurs sous un jour différent les compositions comportant les deux jugements. Après la mise en œuvre du portail parisien, la disparition du double jugement n’a été ni immédiate ni totale comme le montre le portail de Reims analysé dans le chapitre précédent. Je pense également que le sens du portail de Chartres a été transposé à ceux de Burgos et de León où l’on a emprunté des traits essentiels de la formule chartraine, mais ces œuvres sortent du cadre géographique de cette étude et leur analyse augmenterait le volume de cet ouvrage au-delà du raisonnable.

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1. NOTRE-DAME DE PARIS Le contexte Le portail central de Notre-Dame de Paris a été élaboré au cours d’une période relativement longue, globalement entre 1200 et 1240. Les composantes principales du Jugement sont généralement datées des années 1220268, mais elles n’auraient été assemblées, avec quelques sculptures plus récentes – principalement le Christ-Juge, l’ange aux clous et les sommiers de droite –, que dans les années 1240269. On pourrait supposer que ces composantes réalisées tardivement ont altéré le programme iconographique, mais elles demeurent très peu nombreuses et, comme on va le voir, elles semblent respecter scrupuleusement le projet initial. Au départ de cette chronologie, on peut situer la conception du Jugement dernier dès les premières années du XIIIe siècle ou au contraire dans les années 1220270. En 1771, Soufflot a fait subir au portail de Paris des dommages considérables, supprimant le trumeau et perçant les deux premiers registres pour y aménager un arc brisé271. Pour connaître l’iconographie des parties détruites, on dispose de vues anciennes et en particulier d’une lithographie réalisée à partir d’un dessin ayant appartenu à Gilbert, gardien de la cathédrale, et réputé antérieure à l’intervention de Soufflot (fig. 183)272. En se fondant sur les nombreuses différences entre cette gravure et les sculptures conservées, Jean Taralon a toutefois soutenu que ce dessin avait probablement été conçu après 1771273. Aussi convient-il de l’utiliser avec beaucoup de prudence. Au 268 Sauerländer, 1972, p. 136, a situé l’achèvement du Jugement dernier dans les années 1220 et semble inclure dans cette datation les parties les plus récentes situées par d’autres dans les années 1240. Bruzelius, 1987, p. 562, a situé les premières sculptures vers 1200. Erlande-Brandenburg, 1997, p. 121, a placé les statues d’ébrasements dans les années 1210 mais n’a pas proposé de date pour le linteau et le tympan. Taralon, 1991, p. 385, situe l’élaboration du tympan dans les années 1220. Boerner, 1998, p. 53-54, propose une exécution des sculptures les plus anciennes du Jugement dernier dans les années 1210-1220. 269 Erlande-Brandenburg, 1974 ; Taralon, 1991, notamment p. 361, 374 et 383 ; et Boerner, 1998, p. 62-63. Les autres sculptures appartenant au style des années 1240 sont les ressuscités de gauche et un ange de la première voussure, cf. Erlande-Brandenburg, 1971 ; et Erlande-Brandenburg, 1974. Pour Boerner, 1998, p. 67-68, l’ange de la voussure et les sommiers de droite n’appartiennent pas à cette phase. De son point de vue, ces sculptures s’inscriraient respectivement dans une phase tardive du style antiquisant et dans le cadre du « Muldenstil ». 270 Boerner, 1998, en particulier p. 63 et 69, a opté pour la première solution. 271 Taralon, 1991, p. 391-401. 272 Ibid., p. 375, et fig. 41. 273 Ibid., p. 375-379.

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moment de la restitution du portail dans son état ancien, Violletle-Duc a remplacé par des copies quatre plaques authentiques appartenant aux deux premiers registres, mais celles-ci ont heureusement été conservées et déposées au Musée National du Moyen Âge274. Quand on a conçu le portail central de Notre-Dame, Paris était devenue le plus grand foyer intellectuel de l’Europe, du moins dans le domaine de la théologie et de la philosophie. Les grandes figures étaient alors Pierre de Poitiers, Prévostin de Crémone, fig. 183. Paris, cathédrale Notre-Dame, Pierre le Chantre, Étienne Langportail central de la façade occidentale, lithographie réalisée à partir d’un des- ton et Robert de Courçon. Si l’on situe la conception du Jugement sin ayant appartenu à Gilbert. dernier dans les années 1220, on peut également prendre en considération des œuvres comme la Summa aurea de Guillaume d’Auxerre achevée vers 1220. Il faut ajouter à cela qu’à la fin des années 1230, les théologiens parisiens ont été mobilisés par une querelle concernant la vision béatifique, avant que l’on n’y mette un terme lors des condamnations de 1241 et 1244. Il faudra donc se demander si la disparition du paradis d’attente n’a pas pu être liée d’une manière ou d’une autre à cette querelle. Description Comme à Chartres, le premier niveau figuratif était occupé par un collège apostolique entourant le Christ triomphant des animaux maléfiques du psaume 90 (fig. 183), auquel ont été ajoutées deux séries de vices et de vertus superposées dans les arcades et les médaillons des soubassements. Sur les montants figurait la parabole des vierges sages et des vierges folles que l’intervention de Soufflot a fait disparaître (fig. 183). Le linteau étant surmonté d’un registre possédant une hauteur identique, la distinction entre linteau et tympan est en grande 274

Reiff, 1971, p. 24-25 ; et Taralon, 1991, p. 402-413

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fig. 184. Paris, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, linteau, tympan et voussures, le Jugement dernier.

partie effacée. Quant au troisième registre, il est plus grand que les précédents sans pour autant les écraser. Sur ces trois registres se succèdent de bas en haut la résurrection des morts, la séparation et le tribunal divin composé des mêmes protagonistes qu’au registre médian de Chartres mais agencés différemment. Les mouvements centrifuges adoptés par les deux cortèges du deuxième registre se poursuivent sur les sommiers des six voussures, après un bref passage par le deuxième claveau de la première voussure. Au-dessus des sommiers enfin se tiennent – sur les deux premières voussures – des anges, suivis par des figures nimbées regroupées de manière typologique : prophètes et patriarches, clercs, martyrs et vierges. La tradition iconographique Comme on l’a observé depuis longtemps, la représentation des vices et de vertus ainsi que leur emplacement – les soubassements rectilignes des ébrasements – remontent au portail Saint-Jean-Baptiste de la cathédrale de Sens où la Charité a été opposée à l’Avarice275. 275 Katzenellenbogen, 1939, p. 77-78 ; Sauerländer, 1972, p. 133 ; A. Martin, 2005, p. 321 ; et Plein, 2005, p. 130.

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Quant à la parabole des dix vierges, elle dérive certainement du portail central de Saint-Denis où elle figure au même endroit276. Les autres composantes du portail se retrouvent en grande partie à Chartres : les apôtres autour du Christus Victor, le tribunal réduit aux médiateurs et aux anges portant les signa et enfin les lieux de l’au-delà réduits aux sommiers des voussures. Bien que le chantier de Chartres soit antérieur à celui de Paris, il paraît difficile d’établir l’influence d’un portail sur l’autre car leurs chronologies supposées se chevauchent en grande partie. On pourrait envisager des échanges entre les concepteurs des deux monuments, comme l’a suggéré Bruno Boerner, sans pour autant être en mesure de déterminer la paternité de chaque composante structurelle et thématique277. Dans la mesure où les composantes communes aux deux portails ne peuvent pas être attribuées à un concepteur plutôt qu’à l’autre, il convient de souligner leurs différences. À Chartres, le tribunal figure au deuxième registre et sa composition renvoie directement au Triomphe de la Vierge du porche nord où le Christ et sa Mère trônent côte à côte, dans une composition rectangulaire. À Paris, il figure en revanche sur le troisième registre, au sommet du tympan, et s’inscrit donc dans un cadre triangulaire dans lequel les médiateurs pouvaient difficilement se tenir assis aux côtés du Juge. Aussi a-t-on opté pour une composition dans laquelle aucun protagoniste ne possède la taille du Christ et les deux médiateurs se tiennent en retrait et agenouillés. L’effet de continuité avec le Triomphe de la Vierge – accompagné à Paris de son couronnement – n’est donc pas aussi marqué qu’à Chartres et le Christ entretient un rapport hiérarchique plus contrasté avec sa Mère. Le rôle joué par la croix diffère aussi foncièrement. À Chartres, elle est maintenue au-dessus du Juge, de sorte que la composition des deux registres supérieurs reproduit presque littéralement celle du Calvaire – justifiant ainsi pleinement la présence de saint Jean –, tout en continuant d’affirmer le caractère triomphal du signe du Fils de l’homme. À Paris, la croix est tenue par l’ange situé à la gauche du Christ et perd ainsi à la fois son caractère triomphal – affirmé depuis les portails de Beaulieu et de Conques – et le rapport étroit qu’elle entretenait avec la scène de la Crucifixion. Mais comme on va le voir, les différences les plus lourdes de conséquences pour la question du

276 277

Cette filiation a été admise par Boerner, 1998, p. 46. Boerner, 1998, p. 281-282.

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double jugement résident dans la localisation des trois grands thèmes du Jugement dernier. La structure Par rapport au portail de Chartres – il vient d’en être question – le tribunal divin se situe un registre plus haut, de sorte que la résurrection et la séparation des damnés et des élus ont pu être disposées sur les deux premiers registres. Il est possible que ce choix structurel ait été destiné à inscrire la résurrection des morts au centre du portail et l’imposer ainsi directement au regard. On aurait toutefois pu inverser l’ordre d’apparition de la séparation et de la résurrection des morts, comme on l’a fait à Reims, Saint-Omer et Saint-Sulpice-de-Favières, ce qui aurait permis de conserver le principe du double jugement, mais on a manifestement préféré disposer la résurrection en dessous de la séparation et abandonner ainsi la représentation du premier jugement. Si l’on adopte le sens de lecture traditionnel des portails, les événements se succèdent dans l’ordre suivant : résurrection, séparation et introduction des ressuscités dans leurs demeures définitives. Bien que cette lecture soit universellement admise, on relèvera néanmoins les indices qui la confirment. On notera cependant que si cet agencement permet une lecture ascendante très commode allant du premier registre au deuxième, il oblige ensuite le regard du spectateur à redescendre vers le registre inférieur où les élus et les damnés entrent respectivement au paradis et en enfer. Et si l’iconographie montre que ce mouvement descendant a été parfaitement assumé, il n’en constitue pas moins un retour en arrière dans l’ordre de lecture et surtout, comme on va le voir, une incongruité pour les élus obligés de « descendre » au paradis. Nuées, feuillages et passages Une des grandes différences entre les portails de Chartres et de Paris réside dans l’usage des nuées. Pléthoriques à Chartres, elles étaient presque totalement absentes à Paris. Les ondulations figurées aux pieds du Christ, sous la Jérusalem céleste, semblent appartenir à l’intervention de Viollet-le-Duc puisqu’on n’en trouve aucune trace sur le dessin de la collection Gilbert. À son extrémité droite, le cadre supérieur du deuxième registre forme des ondulations que l’on ne saurait confondre avec des nuées, d’autant qu’elles ne possèdent pas d’équivalent du côté des élus. On pourrait penser qu’elles signalent

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la présence d’une grotte infernale, mais rien de tel n’est évoqué dans les voussures. La seule véritable nuée figurait à l’extrémité droite du linteau. Un daguerréotype réalisé par Lerrebourg et conservé au Musée Carnavalet montre l’ange buccinateur conservé au Musée National du Moyen Âge avant qu’il ne soit coupé dans sa partie inférieure par Viollet-leDuc. Or cet ange surgit ici de trois ondulations parallèles que l’on peut identifier sans le moindre doute à des nuées278. Cette plaque appartenant au groupe de sculptures réalisées dans les années 1220, la présence de cette nuée ne peut pas être attribuée à un changement de sculpteur279. On a donc délibérément figuré l’unique nuée connue du portail dans une scène terrestre, tout en écartant ce marqueur céleste du tribunal divin et surtout des deux premières voussures dans lesquelles ont été regroupés des anges en buste. On peut en déduire que le concepteur a souhaité marquer l’écart spatial et peut-être ontologique séparant l’ange buccinateur des ressuscités sans pour autant juger nécessaire de caractériser les espaces célestes par le biais de nuées. Les composantes végétales sont à peine moins rares mais elles sont également significatives. Sur l’autre plaque conservée du linteau – exécutée dans le style des années 1240 – une grande feuille apparaît entre le couvercle d’un sarcophage et le fond d’un deuxième sarcophage (fig. 185). Cette feuille – à laquelle s’ajoutaient peut-être d’autres éléments végétaux aujourd’hui disparus – coïncide parfaitement avec la localisation terrestre de la scène et accentue le contraste avec la nuée de l’ange situé à l’autre extrémité du registre. Ce détail resterait anodin si les patriarches n’étaient à leur tour environnés de composantes végétales : la cime d’un arbuste surgissant derrière chacune de leurs épaules. De toute évidence, cette végétation se réfère au paradis terrestre, mais elle établit dans le même temps une distinction entre ce lieu paradisiaque et les voussoirs qui les surmontent dans lesquels toute composante végétale a disparu. Il faudra en tirer les conséquences lorsqu’il sera question du rôle joué par les figures nimbées des voussures. Pour achever cette approche de la nature des espaces et des relations qu’ils entretiennent entre eux, on doit encore prendre en consi278

La lithographie reproduisant le dessin de Gilbert n’indique pas ces nuées, mais son tracé n’est pas suffisamment précis pour restituer ce type de détail. 279 Sur le dessin de Viollet-le-Duc, aucune nuée n’est visible sur la plaque de gauche datée des environs de 1240 (Taralon, 1991, fig. 19), mais le restaurateur les a fait figurer.

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dération deux lieux de passage. Le plus instructif est celui par lequel les damnés passent de leur cortège à l’enfer des sommiers. Sur la première voussure, au niveau du deuxième registre, un claveau montre une damnée engloutie par une gueule infernale (fig. 189). Le sculpteur a pratiqué une sorte de coupe dans le corps de ce monstre afin de montrer, en plus des jambes de la femme se glissant entre les mâchoires, le haut de son corps plongeant tête la première dans une marmite. Un deuxième damné poursuit ce mouvement descendant jusqu’au bord de cette marmite, confirmant ainsi – si besoin était – sa direction. La fonction transitionnelle de la gueule d’enfer n’avait jamais été exprimée de manière aussi explicite, du moins sur un portail280. Il ne fait aucun doute ici qu’elle assure le transfert des damnés de leur cortège à l’espace infernal matérialisé par la marmite et prolongé sur les autres voussures. Elle confirme par ailleurs qu’il existe un sens de lecture, ce qui implique des séquences narratives se succédant dans le temps : il y a donc bien un avant et un après, un haut et un bas. Dans le cas des damnés, cette chute dans un lieu inférieur, certainement souterrain, convient idéalement. Le passage par la gueule infernale établit de surcroît une coupure avec les autres lieux figuratifs et permet ainsi de concevoir que l’enfer se situe non pas au niveau de la résurrection des morts, comme pourrait le laisser entendre l’alignement de ces espaces sur le premier registre, mais dans un lieu souterrain situé plus bas que les sarcophages du linteau. De l’autre côté du portail, on a suggéré un mouvement analogue conduisant les élus de leur cortège au séjour paradisiaque. Le deuxième claveau de la première voussure – situé à cheval entre les deux premiers registres – ne montre toutefois pas un élu mais un ange indiquant de l’index la direction à suivre pour atteindre le paradis devenu ici définitif (fig. 190). Ce lieu ne peut donc être considéré comme un passage qu’en raison de sa position intermédiaire et par comparaison avec le claveau symétrique. Toujours est-il qu’il implique lui aussi l’existence d’instants narratifs successifs et de lieux interconnectés. Le séjour définitif des élus ne peut toutefois pas être localisé en dessous du lieu de la séparation et encore moins au niveau de la résurrection des morts et de l’enfer, ce qui signifie que la structure adoptée – la résurrection en dessous de la séparation – a entraîné une aberration dans les rapports topographiques et hiérarchiques des espaces. Pour pouvoir concevoir la localisation du séjour paradisiaque

280

Baschet, 1993, p. 169.

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en un lieu céleste, le spectateur doit par conséquent faire abstraction de ce décalage. La résurrection des morts Les événements des deux premiers registres étant consécutifs à la Parousie, il faudrait commencer l’examen du programme par le tympan. Mais comme on va le voir, la théophanie semble également matérialiser la vision béatifique, accompagnant ainsi les différents tableaux du portail depuis la résurrection et se prolongeant dans l’éternité postparousiaque. C’est pourquoi il me paraît préférable de commencer l’étude de ses composantes par la résurrection des morts. Le linteau a été entièrement refait par Viollet-le-Duc et les seuls fragments authentiques sont les deux plaques conservées au Musée National du Moyen Âge. D’autres informations sont fournies par la lithographie et le daguerréotype déjà mentionnés, et par une lithographie de Gaucherel publiée par Lassus et Viollet-le-Duc281. La lithographie réalisée à partir du dessin de Gilbert montre un ange buccinateur à chaque extrémité du linteau. Les ressuscités, parmi lesquels on peut reconnaître un chevalier, trois évêques et plusieurs femmes, sont pour la plupart encore couchés dans leur sarcophage et tournés vers la droite. À l’extrémité droite, cette orientation se cristallise dans un mouvement de redressement progressif des ressuscités devant l’ange buccinateur. Les vestiges et les autres documents confirment une partie de ces informations. Chaque extrémité du linteau est bien occupée par un ange buccinateur. Sur la plaque de gauche, les ressuscités sont encore couchés et tournés vers la droite, tandis que sur l’autre plaque deux élus semblent s’être redressés (fig. 185-186). Si la lithographie reflétait effectivement la réalité du portail antérieure à 1771, on pourrait en déduire qu’une trame narrative lente mais non moins réelle se dessinait sur le linteau, partant de l’extrémité gauche pour culminer à son extrémité opposée en suivant le sens de la lecture. Un point demeure indiscutable en tout cas, les ressuscités de droite se sont redressés devant l’ange buccinateur. Les vestiges ne montrent aucune différenciation marquée entre ressuscités. À droite, ils affichent des expressions neutres, sauf peutêtre celui qui domine ses camarades et dont la bouche est légèrement incurvée vers le bas (fig. 186). À gauche au contraire, un élu esquisse un léger sourire (fig. 185). Ce sourire appartenant au style des années 281

Taralon, 1991, p. 409-410, et fig. 79 ; et Boerner, 1998, p. 242-243.

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fig. 185. Musée National du Moyen Âge, fragment du linteau du portail central de la façade occidentale de la cathédrale Notre-Dame de Paris, les ressuscités de gauche.

fig. 186. Musée National du Moyen Âge, fragment du linteau du portail central de la façade occidentale de la cathédrale Notre-Dame de Paris, les ressuscités de droite.

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1240, on peut difficilement l’opposer aux expressions des ressuscités sculptés antérieurement. On peut en revanche en déduire que ce personnage est confiant face à l’épreuve qui l’attend. D’ailleurs, aucun des six ressuscités dont les têtes ont été conservées n’exprime ouvertement des sentiments de crainte ou de douleur, contrairement aux damnés de la séparation et des voussures. Aussi peut-on supposer que les ressuscités pressentent déjà leur sort, mais en l’absence de la majorité des ressuscités, on ne saurait affirmer que la résurrection ne concerne que les futurs élus. Telle qu’elle semble se dégager de ces observations, la structure de la résurrection des morts ne s’accorde guère avec celle de la séparation. Alors que les ressuscités ne se redressent apparemment qu’à l’extrémité droite du linteau, les cortèges sont articulés symétriquement autour d’un axe central probablement constitué par la pesée. De plus, trois élus aux expressions neutres se tiennent à senestre, du côté des damnés. Il n’existait donc apparemment pas de correspondances structurelles entre les deux premiers registres. La séparation La lithographie du dessin de Gilbert montre au centre du registre médian un ange tenant une balance et deux diables s’affairant à infléchir le verdict en leur faveur. De part et d’autre de ce groupe se forment les deux cortèges s’engageant dans des mouvements centrifuges. Si aucun vestige de la pesée ne vient confirmer l’information apportée par la gravure, celle-ci est néanmoins corroborée par l’iconographie du portail d’Amiens, qui découle en grande partie de la formule parisienne, même si le thème figure au premier registre282. Quant aux cortèges divergents, on peut encore en observer les extrémités sur place et sur deux fragments déposés au Musée National du Moyen Âge. À senestre, les damnés sont enchaînés et entraînés vers la gueule infernale de la première voussure par un diable velu (fig. 187). Ils ont recouvré leur statut socioprofessionnel et arborent des visages grimaçants qui, il convient de le rappeler, demeurent sans équivalent chez les ressuscités conservés. Aucun des damnés conservés n’est couronné alors qu’à dextre les huit élus subsistants portent une couronne, sans pour autant arborer des vêtements royaux, et les deux élus disparus devaient probable-

282

Boerner, 1998, p. 220 ; et Christe, 1999, p. 228.

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fig. 187. Paris, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, le cortège des damnés.

fig. 188. Paris, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, le cortège des élus.

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ment présenter les mêmes caractéristiques vestimentaires (fig. 188)283. Parmi ces huit figures, les quatre de droite – dont celle du Musée – se tournent à la fois vers l’axe de la composition et vers le haut. Les quatre autres regardent perpendiculairement à la surface du portail et leurs pieds adoptent la même direction. Un mouvement centrifuge s’établit toutefois par l’orientation des épaules puisque ces élus – à l’exception du dernier situé à l’extrémité du registre – tournent le dos aux autres. Plus significativement encore, le quatrième élu à partir de la gauche – situé à la frontière entre les deux groupes – a saisi la main de sa voisine, de toute évidence pour l’entraîner vers le paradis des voussures. Enfin le dernier élu, situé à côté de l’ange pointant du doigt ce séjour, tend également la main dans cette direction. Tandis que les élus de Chartres regardent manifestement les anges thuriféraire et stéphanophores de la corniche, ceux de Paris ne peuvent de toute évidence contempler que le Christ-Juge puisqu’aucun ange ou nuée ne vient s’interposer284. Dans les instants succédant au jugement, les élus jouissent donc d’emblée de la vision théophanique dans laquelle ils demeurent comme figés, à tel point qu’ils ne parviennent à s’en extraire qu’avec difficulté et presque à contrecœur si l’on en juge à leurs attitudes. À l’immédiateté de la vision divine s’ajoute celle du couronnement puisque depuis le début du cortège, semble-t-il, les élus sont coiffés d’une couronne. Ce choix iconographique concorde avec celui que l’on a fait pour les sommiers où tous les élus sont couronnés, à l’exception de ceux qui se tiennent dans le sein d’Abraham. Cette iconographie confirme définitivement deux tendances observées précédemment. D’une part l’affirmation de la représentation des élus portant leur couronne et non plus couronnés par un ange ou par le Christ, telle qu’on peut la voir dès les années 1180 au Portico de la Gloria. D’autre part, la transposition du moment du couronnement du jugement immédiat au Jugement dernier, encore plus précoce puisqu’on la rencontre déjà à Ceri, à Conques, à la fenêtre méridionale de Laon et à Reims285. À Paris comme à Ceri et à Laon, ce choix s’explique plus facilement puisque le programme se limite au Jugement dernier et n’offrait par conséquent pas la possibi283

Sur le dessin de Gilbert, le deuxième personnage de gauche à partir de la pesée est couronné. Boerner, 1998, p. 212, considère que tous les élus étaient couronnés. 284 C’est l’opinion de Boerner, 1998, p. 211. 285 Dans les Jugements derniers peints d’Oleggio et Sommacampagna, des couronnes ont été suspendues au-dessus des élus du sein d’Abraham, mais ces élus pourraient correspondre à des âmes séparées, comme dans la formule byzantine classique.

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lité de montrer la remise de cette récompense dès le premier jugement. À Paris, le moment du couronnement n’a pas été représenté, mais on peut supposer qu’il est intervenu entre la pesée et le cortège. Cette temporalité du couronnement ne semble toutefois pas liée à l’abandon du jugement immédiat puisque dans le jugement manifestement double de Reims, il s’effectue à la fin des temps286. L’enfer La gueule d’enfer On a vu précédemment que cette gueule assure avec une évidence inédite la transition entre le cortège et l’enfer, tout en localisant cet enfer dans un espace souterrain situé à un niveau inférieur à celui de la résurrection et auquel on accède au terme d’une chute (fig. 189). On notera cependant que le voussoir accueillant ce thème appartient à la campagne des années 1220 alors que le sommier sur lequel figure la marmite appartient au style des années 1240. Comme l’a très justement fait remarquer Jean Taralon, il a fallu tronquer la partie supérieure de ce sommier pour pouvoir insérer intégralement le voussoir287. Il est difficile de comprendre pourquoi le sommier ne lui a pas été adapté d’emblée, mais la nature de cette intervention montre que la priorité a été accordée au thème de la gueule infernale288. La marmite et les autres lieux de torture La marmite joue idéalement son rôle de réceptacle à l’aplomb de la gueule infernale, mais à l’inverse des autres figurations contemporaines ou antérieures – Braine, Reims et Bourges – elle ne se situe pas à l’extrémité du parcours des damnés. Celui-ci se poursuit en effet sur les voussures trois, cinq et six où s’enchevêtrent diables et damnés, même si aucun déplacement n’a été figuré. Sur la cinquième voussure, un démon surdimensionné par rapport à ses voisins pourrait incarner la figure de Satan et marquer ainsi le cœur du lieu infernal289.

286 Pour Boerner, 1998, p. 212 et 215, les couronnes correspondent à la vie éternelle obtenue par les élus. 287 Taralon, 1991, p. 350 et 380-381. 288 Boerner, 1998, p. 63, considère au contraire que la chute dans le chaudron est superflue par rapport à celle qui les conduit dans la gueule d’enfer. 289 Baschet, 1993, p. 169.

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fig. 189. Paris, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, sommiers de droite, l’enfer.

Les cavaliers de l’Apocalypse Deux cavaliers ont été insérés entre ces scènes infernales. Sur la deuxième voussure, une femme aux yeux bandés brandit les deux couteaux avec lesquels elle a éventré l’homme qui était monté en croupe sur son cheval et le fait tomber à la renverse. Il s’agit à l’évidence du cavalier de la mort d’Apocalypse 6, 7-8. On a vu au sujet du chapiteau de Saint-Nectaire que le thème renvoie essentiellement à la mort physique, mais dans les textes comme dans l’iconographie il a souvent été rattaché au Jugement dernier. C’est le cas en particulier chez Bède le Vénérable et Ambroise Autpert290. Bède a identifié plus précisément le cavalier de la mort, qu’il avait précédemment assimilé au diable, à la mort dont il est précisé en Apocalypse 20, 14, qu’elle sera jetée dans l’étang de feu291. Le rapprochement entre le cavalier de la mort et le Jugement dernier a également été effectué à plusieurs reprises dans l’iconographie du Jugement dernier comme à Tudela, Amiens, qui dépend directement de Paris, et dans la Bible moralisée 290

Christe, 1994. Ce dernier n’a toutefois pas signalé le commentaire de Bède sur Apocalypse 20, 14, dans lequel est évoqué le cavalier de la mort. 291 Bède, Apoc., III, 20 ; P.L. 93, 194 D.

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de Vienne où le cheval recrache les corps engloutis par la mort, traduisant les mots de l’Apocalypse relatifs à la résurrection des morts292. À Paris, la présence du cavalier de la mort peut donc s’expliquer aisément par ces textes et cette tradition iconographique. Sa signification doit cependant être précisée. Dans la mesure où la composition ne montre pas les morts recrachés par la monture du quatrième cavalier de l’Apocalypse, elle ne fait probablement pas allusion à la résurrection, d’autant que le thème serait redondant par rapport à la scène du linteau. Elle ne se réfère pas davantage à la mort physique, à l’inverse de ce que montre le chapiteau de Saint-Nectaire, puisqu’elle s’inscrit dans une séquence narrative située après la résurrection et par conséquent bien après la mort. On peut dès lors supposer qu’elle incarne la mort jetée dans l’étang de feu, comme le suggère le commentaire de Bède, et par extension la seconde mort293. L’objet brandi par le deuxième cavalier et dont il ne subsiste qu’un fragment était sans doute une balance, puisque le deuxième cavalier du portail d’Amiens tient de manière analogue une balance parfaitement conservée294. Le sens de la présence du troisième cavalier de l’Apocalypse s’impose toutefois moins aisément que pour le quatrième, quelle que soit la signification que l’on attribue à la balance. Le thème de la pesée ne semble en effet guère convenir à une représentation de l’enfer inscrite dans le prolongement d’un jugement opéré au moyen d’une autre balance, et il ne se réfère certainement pas au jugement des damnés après la mort puisque cette temporalité a été écartée du programme295.

292

Voir à ce sujet Christe, 1994, p. 383 ; et Christe, 1999, p. 88. Voir également Boerner, 1998, p. 261-262. 293 Pour Primase, in Apoc., II, 6, 7-8 ; CCSL 92, p. 98, le cavalier de la mort évoque la mort éternelle de l’âme en opposition à la mort passagère du corps. L’idée de mort spirituelle est également présente chez Bède, Apoc., I, 6 ; P.L. 93, 147 C ; Ambroise Autpert, in Apoc., IV, 6, 7-8a ; CCCM 27, p. 281-282 ; Pseudo-Alcuin, in Apoc., IV, 6, 7 ; P.L. 100, 1125 C-D ; et Rupert de Deutz, in Apoc., IV, 6 ; P.L. 169, 947 A. Boerner, 1998, p. 262, considère également que le cavalier évoque la mort spirituelle. 294 C’est également l’opinion de Boerner, 1998, p. 261. Cet auteur considère par ailleurs que les cavaliers participent à l’administration des peines infernales. 295 Je rappelle que pour Jérôme, in Apoc., VI, 3 ; CSEL 49, p. 72-73, la balance évoque le jugement futur. Les autres commentaires que j’ai consultés ne font en revanche référence à aucun des deux jugements.

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Le paradis Le sein d’Abraham et les patriarches L’ange situé entre les deux registres invite les élus à descendre vers un paradis composé de deux thèmes foncièrement distincts  (fig. 190) : d’une part le sein d’Abraham accompagné des deux autres patriarches, d’autre part les élus couronnés regroupés derrière les murs de la Cité paradisiaque. Contrairement à ce que l’on peut voir en enfer, toute narrativité a disparu, de sorte que le déplacement des élus n’est suggéré qu’indirectement par le geste éloquent de l’ange296. Le séjour des élus est dominé par les silhouettes hiératiques de trois figures bibliques occupant toute la hauteur des deuxième, troisième et quatrième sommiers (fig. 191). Le premier étant Abraham maintenant trois élus dans son manteau, on peut en déduire que les deux autres sont Isaac et Jacob, même s’ils portent non pas des élus – comme dans l’iconographie byzantine du sein des patriarches – mais un rameau feuillu. Enfin tous trois sont flanqués de deux arbustes localisant le tableau dans un jardin paradisiaque. Selon la logique narrative du portail, la vision du sein d’Abraham se situe à la fin des temps et rien n’indique, comme à Saint-Denis, que les élus vont le quitter pour se rendre dans le royaume des cieux. Il faut donc en déduire qu’il a été conçu comme un séjour définitif sans pour autant recevoir un emplacement adapté à son nouveau statut, à l’inverse de ce que l’on peut observer sur l’ambon de Klosterneubourg et sur les roses de Chartres et de Mantes. Il semble toutefois que cette profonde mutation sémantique ait été pleinement assumée par le concepteur car il a ajouté au thème ancien du sein d’Abraham celui des deux autres patriarches297. Lorsque Matthieu évoque conjointement les trois patriarches, dans la réponse adressée par le Christ à la profession de foi du centurion, c’est en effet au sujet du Jugement dernier : « Aussi je vous déclare que des foules viendront de l’orient et de l’occident, et s’attableront dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob, tandis que les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs et des grincements de dents » (Mt 8, 11-12). Dans ce passage, les patriarches ne sont pas les réceptacles des âmes justifiées, comme l’est Abraham 296

Pour Boerner, 1998, p. 64, l’ange semble s’adresser aux ressuscités, ce qui découlerait d’un changement d’emplacement de cette sculpture au moment du montage. 297 La présence des trois patriarches est fréquente dans le monde byzantin dès la première moitié du Xe siècle (Göreme et Yilanli kilise) et en Italie (Oleggio, Carugo, Otrante, Pomposa).

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fig. 190. Paris, cathédrale NotreDame, portail central de la façade occidentale, l’ange accueillant les élus.

fig. 191. Paris, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, sommiers de gauche, le sein d’Abraham et les patriarches.

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dans la parabole du pauvre Lazare, mais les convives du banquet céleste. Il était donc logique de ne pas représenter des élus sur les genoux d’Isaac et de Jacob298. Et si Abraham en porte dans son sein, c’est peutêtre parce que les élus font partie intégrante de son iconographie et permettent ainsi de l’identifier – comme sur les voussures de Senlis –, au risque de créer une confusion entre âmes séparées et corps ressuscités. Un détail significatif semble toutefois indiquer qu’on a bien pris toute la mesure de ce choix : les élus sont habillés alors que depuis le portail de Saint-Denis ils apparaissaient généralement nus, conformément à leur statut d’âmes séparées299. Ils s’apparentent donc un peu plus explicitement à des corps ressuscités, même s’ils demeurent plus petits que les autres élus et dépourvus de couronne. Ainsi les deux composantes ajoutées à l’iconographie traditionnelle – les deux autres patriarches et l’habillage des élus – concourent-elles à montrer que le concepteur a pleinement pris conscience de la mutation sémantique qu’il a imposée au sein d’Abraham. Il me paraît éminemment significatif à cet égard qu’en France, les trois patriarches ont été figurés sans doute pour la première fois au portail de Saint-Trophime d’Arles, dans une composition consacrée au seul Jugement dernier et dans laquelle les élus sont également habillés300. Les branches tenues par Isaac et Jacob ont été interprétées diversement. Pour Jérôme Baschet, elles font référence à la descendance prolifique d’Abraham assimilée aux élus du paradis301. Pour Laurence Brugger, elles évoquent la fête des Tabernacles fondée par Abraham et au cours de laquelle les hébreux portaient des branches feuillues et des rameaux de saules302. Si sa démonstration me semble assez convaincante, elle peut difficilement être exploitée pour évaluer la contribution des deux patriarches à la transformation du sein d’Abraham en un paradis définitif. 298

D’un autre côté, les trois patriarches n’ont pas été intégrés dans le cadre d’un banquet, contrairement à ce que suggère le passage de Matthieu, mais cette différence par rapport à la source textuelle s’explique aisément par la tradition iconographique dans laquelle le texte n’a à ma connaissance jamais été représenté littéralement. 299 À Laon, les figures nues portées par des anges sont manifestement des corps ressuscités et non plus des âmes séparées. À Conques, les âmes du sein d’Abraham sont vêtues mais elles se tiennent debout et non dans le manteau du patriarche. On trouvera de nombreux autres exemples d’élus du sein d’Abraham habillés chez Baschet, 2000. 300 Il faut toutefois préciser qu’à Arles et Montgauch, les trois patriarches ont accueilli des élus. 301 Baschet, 1996, p. 84. 302 Brugger, 1997.

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Les arbres fruitiers, dans lesquels on peut reconnaître un figuier et un poirier ou un pommier303, situent les patriarches dans un jardin paradisiaque comme aux portails de Moissac et d’Arles et dans les manuscrits évoqués dans la première partie de ce livre. La suite de l’histoire du Jugement dernier montre que l’on n’a guère hésité à situer le paradis définitif dans un jardin, mais à Paris cette sorte d’Éden céleste contraste étrangement avec les autres lieux célestes : les lieux ceints de murailles accueillant les autres élus ainsi que les voussoirs peuplés d’anges et de personnages nimbés. Bien que les six voussures figuratives soient cernées d’un cordon feuillagé, il me paraît peu probable que celui-ci ait eu pour vocation d’inscrire les figures des voussures dans un cadre édénique car, comme on va le voir, leur référent commun est manifestement le Christ du tympan et non le sommet du portail. Dans la mesure où les arbres dressés derrière les patriarches semblent de surcroît constituer un ajout par rapport à la tradition iconographique des portails, on peut se demander pourquoi le concepteur a introduit cette composante végétale uniquement derrière ces personnages. Comme pour les âmes du sein d’Abraham, on peut conjecturer une certaine prégnance de la tradition iconographique, même si cette explication n’est pas pleinement satisfaisante304. Les élus dans les édifices paradisiaques Sur la première voussure, en dessous de l’ange, se tiennent deux élus disparaissant au niveau de la taille derrière un mur crénelé et sur chacune des deux dernières voussures se superposent deux groupes analogues composés de trois élus apparaissant sur le parapet d’un mur  crénelé en bas et lisse au deuxième registre de la cinquième voussure (fig. 192). Quant au dernier groupe – au deuxième niveau de la dernière voussure – il semble émerger d’une sorte de plateforme. Tous ces élus sont couronnés et vêtus d’une simple tunique. Comme dans la procession, ils demeurent donc indifférenciés alors que la résurrection était censée leur restituer leur statut socioprofessionnel comme elle l’a fait pour les damnés. Leur apparence correspond par conséquent davantage à celle des âmes séparées. Peut-être un tel choix iconographique s’explique-t-il par cette volonté nouvelle de représenter tous les élus couronnés. Pour pouvoir représenter des clercs ou des roturiers couronnés sans suggérer un renversement de 303 Ibid., p. 69. Cet auteur n’a toutefois pas précisé si ces arbres évoquaient également la fête des Tabernacles. 304 Il faut citer à cet égard le vitrail du Jugement dernier de Bourges, cf. ibid., p. 70.

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fig. 192. Paris, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, sommiers de gauche, les élus dans les édifices paradisiaques.

l’ordre social, il fallait en effet montrer l’ensemble des élus sous la même apparence305. Dans le cadre du Jugement dernier, les édifices fortifiés font certainement allusion à la Jérusalem céleste306. On a en tout cas juxtaposé sur le premier registre des voussures deux lieux de l’au-delà – une Cité paradisiaque et le sein d’Abraham – qui avaient été superposés sur la première voussure du portail de Saint-Denis, en les faisant basculer dans le temps de la Parousie. Pour accompagner cette évolution, on a opéré les changements déjà mentionnés au sujet du sein d’Abraham, auxquels s’ajoute ici l’absence de mouvement des élus : disposés en éventail, ceux-ci regardent dans toutes les directions mais jamais vers le haut, ils n’esquissent pas le moindre mouvement ascendant et aucun ange ne vient les prendre en charge. C’est donc là que s’achèvent définitivement leurs tribulations. Mais, curieusement, ils 305 Boerner, 1998, p. 254-255, a invoqué au sujet de ces couronnes plusieurs textes émanant de théologiens parisiens établissant un lien entre les couronnes portées par les élus et les nimbes arborés par les saints. L’iconographie n’est toutefois pas assez explicite pour soutenir une telle corrélation. Pour Wirth, 2008, p. 367, les élus indifférenciés de Paris et de Chartres montrent que les hiérarchies, religieuse et royale, disparaîtront au ciel et que tous les hommes seront réunis par la charité. 306 C’est également le point de vue de Baschet, 1996, p. 84.

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ne semblent plus en mesure de contempler la figure divine du tympan alors qu’ils avaient dû s’en détourner au moment de la séparation, peut-être parce qu’il était difficile de concilier immobilité des élus et vision béatifique. D’un autre côté, le portail de Paris est l’un de ceux où la contemplation théophanique a été le mieux exprimée à travers les deux cordons d’anges penchés en avant pour voir le Juge. Dans un tel contexte, la présence d’élus regardant dans la direction opposée ne peut manquer de surprendre. Les voussures Les anges Les voussures du Jugement dernier parisien rassemblent des thèmes présents sur les voussures chartraines – bien que disséminées sur les trois portails méridionaux – auxquels s’ajoutent toutefois des personnages vétérotestamentaires. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles certains ont transposé le sens des voussures parisiennes à celles de Chartres. Je pense toutefois que leurs significations ne sont pas identiques : à Chartres, les anges constituent l’unique thème des voussures développé entre la résurrection et les figures sommitales, tandis qu’à Paris ils se limitent aux deux premières voussures. Pour la première fois dans l’histoire du portail gothique, les anges ont été disposés radialement autour du tympan, ce qui explique leur figuration en buste. Ils ne présentent aucune particularité signalant leur rang hiérarchique, se distinguant uniquement par leurs gestes. À la deuxième voussure, ils expriment exceptionnellement leur douleur ou leur crainte, une main posée sur la joue ou saisissant les doigts de l’autre main, mais la plupart manifestent des sentiments de ravissement – une main posée sur la poitrine – ou de salutation (?) – la main devant la poitrine, paume tournée vers l’extérieur. À la première voussure, ils appuient presque tous une ou deux mains sur le tore courant sur le bord inférieur du claveau, donnant l’impression qu’ils prennent appui sur ce support pour se pencher un peu plus vers l’avant. Avec l’orientation centripète de l’ensemble du chœur angélique, cet indice confirme que ces anges contemplent essentiellement le Christ. À Chartres, les anges constituent l’escorte du Juge au moment de la Parousie, mais ils ne semblent pas incarner le royaume des cieux, comme le suggèrent la distribution des nuées et la présence d’élus dans la Cité paradisiaque sommitale. À Paris au contraire, il est probable que les anges ont joué ces deux rôles simultanément : les sentiments de crainte ou de douleur exprimés par certains se réfèrent de

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toute évidence aux événements consécutifs à la Parousie tandis que les attitudes contemplatives renvoient davantage à l’éternité succédant à ce drame. Cette seconde fonction est de surcroît corroborée par la présence d’élus immobilisés dans les lieux paradisiaques des sommiers et, comme on va le voir, de la Jérusalem céleste aux pieds du Christ. Patriarches, prophètes et saints Sur les autres voussures se tiennent successivement des prophètes et des patriarches, des clercs, des martyrs et des vierges reconnaissables à leurs attributs : phylactères, livres et vêtements ecclésiastiques, palmes et couronnes. Tous ces personnages sont anonymes – à l’exception de Moïse et d’Aaron – et nimbés. La présence d’anges sur les premières voussures et de femmes sur la dernière montre que l’ordre hiérarchique a été conçu dans un sens décroissant, en fonction du Christ du tympan. Il semble donc que l’on ait choisi délibérément de placer les patriarches et les prophètes hiérarchiquement au-dessus des saints. Pour les portails latéraux de Chartres, on a supposé que les saints trônant des voussures avaient été conçus comme les assesseurs du Christ du Jugement dernier. Yves Christe et Barbara Bruderer Eichberg ont mentionné à ce sujet plusieurs textes affirmant que les saints seront les assesseurs du Juge307. Chez Honorius Augustodunensis, ce rôle a été attribué plus précisément aux apôtres, aux martyrs, aux confesseurs, aux moines et aux vierges308. On peut également rappeler à ce sujet les catégories grégoriennes dans lesquelles certains ressuscités ne seront pas jugés – parce qu’ils sont parfaitement justes – mais jugeront. J’ai toutefois postulé que cette hypothèse devait être écartée, en raison notamment de l’éloignement entre les saints et le Jugement dernier et surtout des temporalités passée et actuelle des programmes des portails latéraux. Il en va probablement de même à Paris. Bien que les martyrs, les vierges et peut-être des confesseurs – les ecclésiastiques de la quatrième voussure – accompagnent ici directement le Jugement dernier, ils sont accompagnés de figures vétérotestamentaires. Dans la mesure où les apôtres, qui sont les assesseurs attitrés chez Matthieu et dans l’iconographie, n’ont pas reçu cette fonction, 307

Christe, 1996c, p. 163, a invoqué plusieurs passages de l’Apocalypse (Ap 3, 21 ; 1, 4 ; et 20, 4) et leurs commentaires pour soutenir que les figures humaines des voussures sont les perfecti de l’Ancien et du Nouveau Testament exerçant un pouvoir judiciaire aux côtés du Juge. 308 Bruderer Eichberg, 1998, p. 142-143.

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il me semble difficile de concevoir qu’elle ait pu être attribuée à des personnages de l’Ancien Testament. Sans exclure totalement cette éventualité, je préfère voir dans ces chœurs de saints une image de l’Église céleste à laquelle se sont réunis les élus309. À Saint-Denis, ce sont peut-être les Vieillards de l’Apocalypse qui jouaient ce rôle, mais de manière allégorique. Ici, l’Église céleste est incarnée par ses membres regroupés en chœurs hiérarchisés. On pourrait interpréter dans ce sens les dais architecturés – une figure de la Jérusalem céleste où se rejoignent les deux Églises – mais ils ne se différencient pas clairement des innombrables dais contemporains, à commencer par ceux du portail du Couronnement de la Vierge. À l’inverse, ils se distinguent des murs – crénelés ou non – derrière lesquels se tiennent les élus. Cette distinction spatiale semble contredire l’idée d’une réunion eschatologique des élus et des saints. Peut-être correspond-elle à une volonté de maintenir une distance hiérarchique entre les simples élus et les parfaits qui n’ont pas dû passer par le jugement. Elle ne me semble en tout cas pas suffisante pour contredire cette idée de réunion future des deux Églises. On notera enfin que les saints trônant regardent pour la plupart devant eux et se tournent par conséquent vers l’axe du portail, comme le font tous les anges et une grande partie des figures vétérotestamentaires des voussures du portail du Couronnement de la Vierge. Lorsqu’on se rapproche du portail, on s’aperçoit que les anges ne se tournent pas directement vers le Christ, mais à distance le décalage entre les figures des voussures et celles du tympan s’estompe, de sorte que les relations visuelles entre les protagonistes de ces espaces s’imposent aisément au regard. L’inscription de l’Église céleste dans les voussures constitue de mon point de vue une adaptation supplémentaire à la transformation du paradis d’attente en un paradis définitif. Dans les Jugements derniers examinés précédemment, la position inférieure et marginale du lieu paradisiaque empêchait d’y voir un séjour définitif, d’autant qu’il était isolé du royaume des cieux par les nuées à Saint-Denis ou par la résurrection des morts à Mâcon, Conques, Chartres et Reims. À Paris, le séjour des élus n’a été ni surélevé ni recentré : c’est au contraire le royaume des cieux qui a été descendu pour fusionner avec lui. Désor309 Boerner, 1998, p. 250-253, a proposé de voir dans cette assemblée une image de l’ecclesia triumphans en s’appuyant sur de solides arguments textuels. Il a notamment invoqué un texte très éclairant d’Hilduin affirmant que l’ecclesia antiquorum est composée des anges, des patriarches et des prophètes, tandis que l’ecclesia modernorum comprend les apôtres, les martyrs, les confesseurs et les vierges.

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mais, les justes ne sont plus séparés des parfaits et des anges par des nuées ou par la résurrection, et ils occupent très logiquement l’étage inférieur du royaume des cieux310. Le tribunal divin et la Jérusalem céleste Les protagonistes du tribunal divin ayant déjà été envisagés précédemment, il convient de s’interroger ici sur la raison d’être de la ville restituée, sans doute à juste titre, par Viollet-le-Duc sous l’arcade servant de repose-pied au Christ311. Cette représentation présumée de la Jérusalem céleste ne devait pas appartenir au premier projet puisque celui-ci prévoyait probablement une juxtaposition des trois figures centrales sur un socle mouluré encore visible chez l’ange à la croix312. Il semble donc qu’au moment où l’on achevait le portail, sans doute dans les années 1240, on ait décidé de représenter la destination ultime des élus aux pieds du Christ. Cela ne signifie certainement pas que le spectateur était invité à imaginer les élus et les figures nimbées des voussures rejoignant cette Cité. Cet ajout semble en revanche confirmer que le parcours des élus n’est pas supposé se prolonger au-delà de l’espace figuratif. La présence présumée de la Jérusalem céleste semble également suggérer que le Christ-Juge correspond déjà à la vision béatifique, même si son apparence est celle du Crucifié et non celle du Dieu glorifié. D’autres arguments corroborent cette hypothèse : aucun des damnés conservés ne regarde vers le haut alors que les premiers élus de la procession le contemplent ostensiblement ; ce privilège est partagé par une grande partie des prophètes, des patriarches et des saints des voussures et surtout par les anges ; enfin, aucun mouvement ascensionnel n’indique que les élus accéderont à une théophanie plus transcendante. C’est pourquoi je considère que la théophanie christique correspond également à la vision béatifique et possède par 310

Il faut signaler qu’à la clé des troisième et cinquième voussures, une petite tête apparaît entre deux dais. Il ne s’agit sans doute pas d’élus comme à Chartres car l’architecture des dais ne se démarque pas de celle des autres dais, les têtes ne présentent aucun signe permettant de les identifier et aucun élu ne semble appelé à accéder à cette partie du portail. On notera au demeurant qu’une tête analogue apparaît au sommet de la première voussure du portail du Couronnement de la Vierge, entre deux dais. Ceux-ci présentent toutefois un développement architectural sans équivalent puisqu’ils occupent toute la longueur d’un voussoir. 311 Christe, 1997, qui s’est opposé à Boerner, 1998, p. 275-279, pour lequel figurait initialement une architecture profane évoquant la terre dévastée par le feu eschatologique dont il est question chez Augustin et ses émules 312 Taralon, 1991, p. 372-373.

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conséquent une certaine atemporalité, présidant à la fois à la Parousie, au jugement et à l’assemblée des saints et des élus réunis dans la Cité sainte. Cette innovation confirme par ailleurs que la destination ultime des élus a généralement été conçue comme étant centrale, surélevée et habitée par le Christ. C’est ce que montrent, mais de manière plus discrète, les portails de Saint-Denis, Chartres et Reims où le séjour définitif se situe au sommet de la composition et intègre – à SaintDenis et à Reims uniquement – une figure christique. Textes et contexte Au terme de cette analyse, il convient de s’interroger sur les raisons qui ont pu pousser le concepteur du portail à en écarter la destinée des âmes séparées au profit de celle des seuls ressuscités. Il n’était certes pas le premier à le faire, mais il pouvait difficilement ignorer la tradition iconographique du double jugement et du paradis d’attente qui s’était imposée à une importante série de portails et a dès lors dû fonder son choix sur des motivations particulières. On pourrait estimer qu’il souhaitait simplement exposer au regard des fidèles un thème monolithique, inscrit dans une temporalité unique et par conséquent plus facile à lire et à comprendre. Mais on pourrait aussi rattacher son choix à l’abandon de la dilation et à l’affirmation du purgatoire comme troisième lieu de l’audelà, deux phénomènes étroitement liés. Dans le dernier quart du XIIe siècle en effet, on commence à abandonner l’idée selon laquelle les justes doivent attendre le Jugement dernier pour jouir du sort des parfaits. On considère cependant qu’avant d’y parvenir, ils sont contraints de passer par la phase purificatrice du purgatoire313. L’idée ne s’est pas imposée immédiatement et l’on a longtemps maintenu les catégories augustiniennes et grégoriennes, parfois conjointement à la conception du purgatoire comme on l’a vu chez Pierre de Roissy314. À Paris, la question de la dilation a fait l’objet de débats houleux à travers la querelle de la vision béatifique mais celle-ci n’a éclaté qu’aux alentours de 1240, avant la double condamnation formulée par l’Université de Paris en 1241 et en 1244315. Et comme l’ont bien montré Hyacinthe-François Dondaine et Christian Trottmann, on ne retrouve 313

Baschet, 1995, p. 165-166. Je rappelle qu’on les retrouve également chez Hugues de Saint-Victor et Pierre Lombard. 315 Voir à ce sujet Dondaine, 1952, p. 88-97 ; Contenson, 1962 ; Trottman, 1995, p. 175186 ; et Bianchi, 2005. 314

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guère les prémices de cette querelle dans les œuvres composées entre 1210 et 1235 par les grands théologiens parisiens, et en particulier dans les condamnations de 1210-1215316. Le portail semble donc avoir été conçu à un moment où cette question de la vision béatifique ne hantait pas particulièrement les esprits. Et s’il en allait tout autrement dans les années 1240, lorsqu’on a introduit au cœur du tympan une théophanie d’un style nouveau, celle-ci n’a pas pu modifier substantiellement l’évocation de cette vision. De plus, la doctrine imposée en 1241 et 1244 pouvait difficilement se traduire en image puisqu’elle impliquait que les élus voient Dieu dans son essence et non per speciem, alors que l’image est par nature inapte à restituer la transcendance de l’essence divine317. L’ajout de la Jérusalem sous les pieds du Christ a peut-être été destiné à confirmer que le Christ de la Parousie correspondait à la vision béatifique, mais il a difficilement pu traduire la complexité des débats théologiques. D’un autre côté, le programme semble insister sur la contemplation de Dieu par les anges, les prophètes, les patriarches et les saints, tout en maintenant les simples élus quelque peu à l’écart de cette vision. Aussi pourrait-on supposer qu’il traduit non pas le point de vue de la condamnation mais celui qu’avaient développé les théologiens avant 1241, à la fois intéressés par la question de la vision béatifique mais maintenant une certaine distance entre les élus et l’essence divine318. Le programme iconographique du portail n’est toutefois pas suffisamment précis pour établir de tels liens avec la théologie contemporaine319. Si ce programme ne semble pas dépendre des débats sur la vision béatifique, il pourrait néanmoins se rattacher à l’abandon de la dilation. Dans le domaine de l’iconographie, la théologie n’a toutefois pas toujours été appliquée rigoureusement. Ainsi dans le Liber Vitae du New Minster, sur le portail d’Espalion et probablement sur le tombeau de Doña Blanca, trois œuvres antérieures à l’abandon de la dilation, les âmes séparées sont conduites dans un séjour où figure une théophanie et ne sont par conséquent pas soumises à la dilation. Et 316 Ces condamnations concernent notamment l’aristotélisme auquel avaient adhéré de nombreux théologiens. Voir à ce sujet Dondaine, 1952, p. 92-94 ; Contenson, 1962, p. 424-439 ; et Trottman, 1995, p. 117-175. Bianchi, 2005, p. 159-160, précise de son côté qu’avant la condamnation, le principe de la dilation était largement accepté par les théologiens parisiens, notamment par Hugues de Saint-Cher. 317 Contenson, 1962, p. 420. 318 Dondaine, 1952, p. 79-83 et 90-91. 319 Du point de vue de la vision béatifique, le programme de Saint-Denis est beaucoup plus explicite alors qu’il ne s’inscrit pas dans le contexte de la querelle de 1241.

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paradoxalement, il n’en existe à ma connaissance qu’un exemple datant de la fin du XIIe siècle ou du début du siècle suivant – celui de Chaldon –, alors que ce type de composition aurait pu exprimer assez clairement l’immédiateté de l’accès au paradis définitif et à la vision béatifique après la mort. Il n’y en a pas davantage dans les compositions comportant les deux jugements. Deux indices suggèrent cependant que le programme de Paris n’est pas fondé sur l’abandon de la dilation. D’une part, on a écarté la représentation du premier jugement dans laquelle on aurait pu montrer les élus contemplant une théophanie dès après la mort. Une telle formule aurait toutefois induit une certaine confusion entre ces deux jugements en suggérant qu’à la fin des temps les corps ressuscités devront rejoindre le lieu paradisiaque que les âmes séparées occupaient déjà depuis le transitus. La représentation du Jugement dernier n’aurait alors servi qu’à montrer la réunion du corps et de l’âme. Ce premier indice demeure par conséquent extrêmement ténu. Le deuxième, un peu plus solide, découle de ce que l’on a figuré le paradis définitif sous la forme du sein d’Abraham, un lieu de l’au-delà qui a longtemps incarné le paradis d’attente dans lequel les élus ne peuvent précisément pas encore jouir de la vision béatifique320. Les choix opérés par le concepteur ne semblent pas découler davantage des progrès enregistrés par la notion de purgatoire. Pour montrer le premier jugement conformément à la théologie contemporaine, il aurait en effet dû supprimer le paradis d’attente et le remplacer par le purgatoire, ce qu’il pouvait difficilement faire dans la mesure où le thème n’avait sans doute jamais été représenté. C’est d’autant plus évident que, il en a été question à plusieurs reprises, le purgatoire n’a fait son apparition dans le Jugement dernier qu’à la fin du Moyen Âge, dans de rares exemples parfois douteux. L’iconographie du Jugement dernier démontre ainsi avec éloquence l’emprise de la tradition iconographique et la prééminence qu’elle a quelquefois pu exercer sur les textes. L’attachement à cette tradition explique peut-être aussi pourquoi l’on a conservé l’image la plus répandue du paradis d’attente – le sein d’Abraham – pour figurer le paradis définitif.

320

Boerner, 1998, p. 259, a utilisé l’argument du sein d’Abraham dans le sens opposé puisqu’il estime que ce thème montre la continuité de la vision divine avant et après le Jugement dernier.

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Synthèse Dans la perspective du double jugement, la principale caractéristique du portail central de Notre-Dame de Paris réside dans l’abandon du jugement immédiat et du paradis d’attente, un abandon d’autant plus significatif qu’il a été étendu à la plupart des nombreux portails influencés par ce modèle. Pour inverser l’ordre des événements, le concepteur a interverti l’emplacement de la séparation par rapport à celui de la résurrection. Il a en revanche maintenu l’emplacement traditionnel du séjour des élus et une partie de son iconographie antérieure, de sorte que ces élus sont appelés à emprunter une voie descendante, clairement désignée par l’ange de la première voussure, et à gagner le sein d’Abraham. Le séjour paradisiaque des sommiers initialement conçu comme un paradis d’attente a donc été converti en un paradis définitif sans pour autant faire l’objet d’adaptations substantielles, hormis peut-être l’octroi de vêtements aux élus et la présence des deux autres patriarches qui, selon Matthieu 8, 11-12, renvoient au banquet eschatologique. L’incongruité d’une telle iconographie est confirmée par les Jugements derniers postérieurs dans lesquels le sein d’Abraham a été progressivement abandonné avant de disparaître presque totalement. Cette composition parvient en revanche à exprimer avec force la réunion des deux Églises à la fin des temps à travers les élus et les chœurs des anges, des prophètes, des patriarches et des saints rassemblés autour du Christ et bénéficiant de la vision béatifique. Les raisons possibles d’une telle mutation de l’iconographie du Jugement dernier sont nombreuses, mais il ne me paraît pas possible de les déterminer. Il me semble en tout cas difficile de la rattacher avec certitude aux discussions relatives à la vision béatifique, à l’abandon de la dilation ou à l’affirmation du purgatoire. 2. AMIENS Le contexte Comme à Paris, le Jugement dernier de la cathédrale d’Amiens occupe le centre du programme de la façade, complété ici par le portail Saint-Firmin au nord et le portail de la Vierge au sud. Suite à un incendie intervenu avant 1222, l’édifice a été reconstruit dans un laps de temps relativement court situé entre 1220 et les années 1260321. 321

Sauerländer, 1972, p. 146.

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La nef ayant probablement été achevée en 1236, on a généralement situé l’exécution des trois portails entre 1225 et 1235, voire sur une période plus longue débordant sur la décennie suivante322. Ils s’inscrivent en tout cas en aval par rapport aux portails de Chartres et de Paris dont ils s’inspirent très largement. Parmi les sculptures les plus anciennes, celles du portail de la Vierge, certaines se rattachent encore à celui de Chartres alors que le portail central porte davantage la marque des ateliers parisiens. On a d’ailleurs supposé que plusieurs sculpteurs étaient venus directement de Paris323. Quant au contexte intellectuel, il n’est malheureusement pas connu, aucun membre de l’Église amiénoise n’ayant laissé de textes susceptibles d’éclairer le sens du programme sculpté. Le Jugement d’Amiens est resté pratiquement intact depuis sa création. Un nettoyage spectaculaire achevé en 1999 en a de surcroît considérablement accru la lisibilité, de sorte que l’interprétation des formes ne pose aujourd’hui plus de problèmes majeurs. Il en va différemment pour leur signification. Description Sur le modèle des portails de Laon et de Chartres, ceux d’Amiens sont précédés par des porches profonds sur lesquels ont été prolongés les programmes sculptés (fig. 193). Ainsi les voûtes accueillent-elles 322 L’évêque Geoffroy d’Eu (1222-1236) ayant commencé à bâtir le chœur, on en a généralement déduit que la nef avait été achevée avant sa mort. La date de 1236 correspond également à la rédaction d’une charte évoquant le transfert de l’Hôtel-Dieu qui gênait la construction de la nouvelle cathédrale, cf. Erlande-Brandenburg, 1977, p. 255. Durand, 1901, p. 299, a situé la sculpture d’Amiens vers 1225 ; Sauerländer, 1972, p. 146, a daté les portails entre 1225 et 1235 ; Erlande-Brandenburg, 1977, p. 286-287, a situé les sculptures de la façade à la fin de cette campagne, après 1236 ; Stephen Murray, 1996, p. 96, a situé les sculptures entre 1225 et 1250, plaçant plus particulièrement le portail central autour de 1240 ; Schlink, 1991, p. 116, a mis en doute l’hypothèse d’un achèvement des portails à la mort de Geoffroy d’Eu en raison de la présence de figures traitées dans un style qu’il situe dans les années 1240 ; Wirth, 2004, p. 52-57, a considéré que la charte de 1236 ne pouvait pas être utilisée pour rajeunir les sculptures et que leur style impliquait une datation plus haute ; enfin Sandron, 2004, p. 133, a suggéré que le chantier s’était étiré au maximum sur une vingtaine d’années. 323  Lefrançois-Pillion, 1937, p. 38-42, a situé le portail de la Vierge au début du chantier et supposé la présence de sculpteurs venant de Chartres ou y étant passés. Sauerländer, 1972, p. 146, a également placé le portail de la Vierge au début du chantier, mais s’il a comparé le style des sculptures à celui de Chartres c’est pour en relever les différences, ne retenant finalement que l’influence parisienne (ibid. p. 52-53 et 146). Schlink, 1991, p. 122, a supposé la présence de sculpteurs parisiens sur le chantier d’Amiens. Sandron, 2004, p. 136, a également postulé l’intervention de plusieurs sculpteurs parisiens, tout en contestant l’idée d’une dissociation stylistique des trois portails.

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fig. 193. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, linteau, tympan et voussures, le Jugement dernier.

deux voussures, portant le nombre total des voussures au chiffre record de huit. La partie inférieure du portail central s’apparente très étroitement à la formule parisienne : le Christus Victor entouré des apôtres sur le trumeau et les ébrasements, la parabole des dix vierges sur les montants et les vices et les vertus sur les soubassements. La composition parisienne se retrouve sur le linteau et le tympan, si ce n’est qu’un quatrième registre a été ajouté au-dessus du tribunal divin. Se succèdent ainsi la résurrection des morts – déployée ici autour de la pesée –, la séparation, le tribunal et enfin une théophanie inspirée par la vision entre les candélabres dans laquelle le Christ déroule deux phylactères (Ap 1, 12-16). Le cortège des damnés est dominé par des anges guerriers, tandis que celui des élus est surmonté d’anges stéphanophores et aboutit à un édifice paradisiaque. Les sommiers des voussures sont intégralement occupés par les lieux de l’au-delà. À dextre se côtoient ainsi le sein d’Abraham, un deuxième cortège et sur la sixième voussure un édifice paradisiaque. L’aire dévolue aux élus se prolonge toutefois au-delà des sommiers, sur l’ensemble de la deuxième voussure – à l’exception des sommiers – où des chérubins portent des élus dans leurs bras. Les huit voussures sont habitées suc-

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cessivement par des anges, les élus portés par des chérubins, les martyrs, des clercs – peut-être les confesseurs –, les saintes femmes, les Vieillards de l’Apocalypse, l’arbre de Jessé et les patriarches324. Enfin les clés des première et troisième voussures sont occupées par des anges en buste. La tradition iconographique Cette simple description révèle de nombreux emprunts thématiques et structurels au portail de Paris : la parabole des dix vierges, les vices et les vertus, la résurrection, la séparation, les saints des voussures et plusieurs autres composantes dont il sera question dans l’analyse thématique. Plusieurs thèmes ont toutefois été inspirés par d’autres modèles, à commencer par le Jugement dernier de Chartres325. En émanent incontestablement la corniche dominant la séparation et ses occupants angéliques326. Découlent également de ce modèle la procession des sommiers de dextre, qui commence par le sein d’Abraham et s’achève par le couronnement des élus, et peut-être les anges de la première voussure inscrits dans l’axe des voussoirs et non perpendiculairement comme à Paris. On pourrait donc se demander si le Christ du trumeau et les apôtres des ébrasements viennent de Paris ou de Chartres. Étant donné que les autres composantes iconographiques de la partie inférieure du portail viennent de Paris et que le style du Beau-Dieu renvoie directement au même modèle, il est probable que le Christ et les apôtres ont la même origine327. La présence d’anges psychophores sur la deuxième voussure renvoie en revanche au portail de Saint-Denis, mais les différences entre les deux œuvres sont telles qu’on peut douter que l’emprunt soit direct. Il en va de même pour l’édifice paradisiaque du dernier sommier de dextre et les phylactères exhibés par le Christ.

324 Pour Durand, 1901, p. 379 ; Christe, 1999, p. 230 ; et Sandron, 2004, p. 118, il s’agit des confesseurs. Pour Sauerländer, 1972, p. 142, ce sont simplement des clercs. Les saintes femmes portent des livres, des vases ou des bouquets, cf. Durand, 1901, p. 380-381. 325 Sauerländer, 1972, p. 142, a énuméré les différences entre le portail d’Amiens et celui de Paris sans pour autant relever les emprunts à Chartres. Il considère toutefois que cette composition constitue une sorte de somme des motifs utilisés depuis le portail de SaintDenis. 326 L’origine chartraine de cette composition a été relevée par Lefrançois-Pillion, 1937, p. 42. 327 Sandron, 2004, p. 136, a suggéré que le Christ du trumeau avait pu être exécuté par un des sculpteurs venus de Paris, tout en relevant certaines affinités entre cette sculpture et certaines figures du porche sud de Chartres.

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Loin de se limiter à une compilation de composantes thématiques et structurelles d’origines diverses, le concepteur a fait preuve d’originalité en introduisant des thèmes nouveaux : la théophanie apocalyptique dominant le tympan, l’édifice paradisiaque du deuxième registre, où un ange se prépare à couronner les élus, et enfin le patriarche Abraham élevant les élus vers le ciel. On verra cependant que ces thèmes nouveaux s’intègrent relativement mal dans la trame narrative du Jugement dernier. La structure Comme au portail de Paris, la résurrection se situe en dessous de la séparation et constitue par conséquent le point de départ de la narration, la théophanie du tribunal valant à mes yeux pour toute la durée de la Parousie et du jugement. Il se pourrait que la théophanie apocalyptique s’inscrive chronologiquement en amont de la résurrection, dans le temps de la Parousie, mais on verra que la temporalité de ce tableau reste difficile à établir. La séparation succède en tout cas à la résurrection, dans un ordre de lecture ascendant, et se situe par conséquent à la fin des temps. Ensuite, toujours comme à Paris, les élus et les damnés sont appelés à passer de l’extrémité des cortèges divergents du deuxième registre aux sommiers, mais ce passage n’a pas été matérialisé et doit donc être déduit de l’observation attentive des figures. De chaque côté en effet, les cortèges se prolongent pour s’achever dans la marmite du troisième sommier à senestre et dans la cité paradisiaque du dernier sommier à dextre. Un mouvement ascendant vient curieusement s’ajouter à ce mouvement centrifuge. Du côté des élus, il est clairement amorcé sur le premier sommier par le geste d’Abraham élevant les élus et il se poursuit de chaque côté tout le long de la deuxième voussure à partir du deuxième registre. Ces orientations discordantes posent avec acuité la question de la destination ultime des élus : la cité paradisiaque, le sommet du portail ou l’une de ces deux destinations en fonction du statut des élus ? Nuées et feuillages Le concepteur a largement écarté le motif des nuées, suivant en cela une tendance clairement affirmée au portail de Paris où elles sont presque totalement absentes. Deux exceptions seulement peuvent être relevées. Une bande nuageuse relativement épaisse apparaît au sommet du tympan, à la droite du Christ de l’Apocalypse et derrière

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lui328. Et au sommet de la troisième voussure, un ange émerge d’une nuée composée de quatre bandes ondulées parallèles. Cet effacement radical des nuées est d’autant plus frappant qu’elles sont beaucoup plus abondantes à Chartres et sur les deux autres portails amiénois. Particulièrement significative à cet égard est la suppression des nuées sur la corniche peuplée d’anges. D’autant que sur les deux portails latéraux, le deuxième registre est surmonté d’une corniche saturée d’ondulations, celles du portail de la Vierge rappelant d’ailleurs fortement la formule chartraine. Le portail du Jugement dernier offrant pour certains auteurs davantage d’affinités stylistiques avec la sculpture parisienne, on pourrait attribuer à cette influence l’abandon quasi total des nuées. Quoi qu’il en soit, les deux seules nuées du portail sont significatives puisqu’elles soulignent le caractère céleste des lieux qui les accueillent, déjà affirmé par leurs positions prééminentes et par le statut de leurs occupants : le Christ et un ange. De manière parfaitement complémentaire, les composantes végétales du Jugement dernier se concentrent dans la partie inférieure de la composition, sur les deux frises encadrant la résurrection des morts. De manière beaucoup plus affirmée qu’à Paris, cette végétation situe la résurrection des morts sur terre et il est possible que le cordon végétal courant sous la séparation ait rempli une fonction analogue. Le portail Saint-Firmin confirme que le concepteur du programme a utilisé les feuillages et les nuées en tenant compte de la nature des espaces. Dans la translation des reliques de saint Firmin figurée sur le tympan apparaît en effet, à gauche, un arbuste dont la cime vient toucher l’extrémité inférieure des abondantes nuées coiffant la scène et dans lesquelles apparaissent quatre anges et la main divine329. La résurrection des morts Si l’emplacement de cette scène a été calqué sur celui du portail de Paris, son iconographie se démarque fortement de ce que l’on connaît du modèle parisien (fig. 194-195). La composition est divisée en deux moitiés égales par la scène de la pesée et chacune d’elles est à son tour compartimentée à la fois par deux anges buccinateurs encadrant la scène et par la subdivision du champ figuratif en deux registres. La présence de la pesée au milieu de la résurrection semble

328 Les ondulations ont été identifiées comme étant des nuées par Durand, 1901, p. 369 ; et Schlink, 1991, p. 82-83. 329 Sandron, 2004, p. 123.

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fig. 194. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, moitié gauche du linteau, la résurrection des morts.

fig. 195. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, moitié droite du linteau, la résurrection des morts.

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originale330. Elle confirme en tout cas – si besoin était – que le jugement opéré au moyen de la balance se situe désormais à la fin des temps. La distribution des ressuscités ne semble pas révéler leur statut. Tout au plus peut-on y déceler un léger clivage dextre-senestre. Les gestes exprimant la surprise ou la crainte – une ou deux mains portées à la tête ou à la joue – apparaissent deux fois à dextre et une fois à senestre331. Mais à dextre figurent cinq ressuscités joignant les mains alors qu’à senestre ce geste n’a été adopté que par deux personnages. Parmi les premiers, deux sont de surcroît agenouillés tandis qu’à senestre un de leurs deux compagnons est encore couché dans son sarcophage332. Ce léger clivage semble toutefois correspondre non pas au statut des ressuscités mais à une progression narrative, comme on peut l’observer à Reims, le registre supérieur du volet de dextre montrant manifestement, avec ses trois ressuscités priant dont deux agenouillés, une phase plus avancée de la résurrection. Les visages n’expriment du reste pas ouvertement la crainte du jugement et de la damnation, même chez les personnages adoptant des gestes signifiant ce type de sentiment. Cette retenue se retrouve chez les damnés du cortège dont les émotions sont traduites principalement par leur gestuelle333. La séparation De manière inhabituelle, la séparation ne s’effectue pas au départ de la pesée puisque celle-ci a été inscrite au centre de la résurrection 330 Sur les plateaux figurent à dextre un agneau et à senestre une tête démoniaque, mais celle-ci appartient à la restauration du XIXe. Sous la balance apparaissent deux personnages partiellement restaurés également dans lesquels Durand, 1901, p. 372-373, a vu des figures de l’Église et de la Synagogue. L’hypothèse a été reprise par Sandron, 2004, p. 108, et p. 117. Schlink, 1991, p. 134-141, a mis cette représentation supposée de la Synagogue en rapport avec les tentatives de conversion des juifs par les franciscains. Cette hypothèse s’appuie notamment sur la présence présumée de saint François à la tête du premier cortège des élus. 331 Plaques F (moitié gauche, angle inférieur gauche) et L (moitié droite, angle inférieur droit). 332 À dextre, les figures joignant les mains apparaissent sur les plaques H (angle supérieur gauche), I (angle supérieur droit) et G (angle inférieur droit). Un sixième ressuscité joint peut-être les mains derrière celui de la plaque G mais il est caché par ce dernier. À senestre, les deux ressuscités adoptant ce geste figurent sur la plaque K (angle inférieur gauche) et M (angle supérieur gauche), cf. Durand, 1901, p. 370-372. On notera que leurs regards se tournent probablement vers le Christ et traversent par conséquent le deuxième registre. 333 Seuls cinq visages expriment plus ou moins intensément la douleur de la damnation ou la peur des souffrances infernales.

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fig. 196. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, centre du linteau, la pesée.

fig. 197. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, deuxième registre, la séparation des damnés et des élus.

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(fig. 196). Elle est opérée par un ange et un démon poussant les derniers membres des cortèges divergents vers leur destination (fig. 197). Cette formule rappelle certaines compositions romanes où la balance était également absente, comme à Mâcon, ou détachée de la séparation comme à Conques, si ce n’est qu’ici aucun des deux agents de la séparation n’est armé. En revanche, une ferme coercition armée est exercée sur les damnés par une troupe de sept anges brandissant des épées de feu et planant au-dessus du cortège, comme à Chartres334. Tandis que les élus arborent les marques de leur statut socioprofessionnel, les damnés sont tous nus, se distinguant exceptionnellement par leur tonsure ou un attribut : la couronne pour le roi, la crosse pour l’abbé ou l’évêque et la bourse pour deux avares, à moins que cet attribut ne désigne une profession suscitant ce vice (fig. 197198)335. Le premier damné du cortège entre docilement dans la gueule infernale où un diable l’entraîne vers le bas336. Cette gueule ne contenant ni flammes ni damnés, on peut en déduire qu’elle ne constitue, comme à Paris, qu’un passage conduisant au lieu infernal figuré sur les sommiers, si ce n’est qu’ici l’engloutissement et la transition du cortège à l’enfer n’ont pas été figurés. À dextre, les anges de la corniche tiennent des couronnes au-dessus des élus, suivant à nouveau le modèle de Chartres. Ils n’attirent toutefois guère l’attention des élus davantage occupés à pousser avec bienveillance leur prédécesseur vers leur destination, peut-être parce que le couronnement proprement dit n’intervient qu’à la fin de la procession, sur le seuil d’une église paradisiaque où les attend saint Pierre muni de ses clés. Cette église aux dimensions très réduites possède une nef, une abside et une tour coiffant la travée précédant cette abside, mais son portail a été démesurément agrandi pour pouvoir y faire passer un franciscain, peut-être saint François337. Au-dessus 334 Il faut toutefois signaler qu’à Chartres les lames des épées n’ont pas été conservées et ne permettent donc pas de savoir si elles étaient enflammées. À Amiens, sur le socle du trumeau du portail de la Vierge, l’ange chassant les protoplastes du paradis manie une épée semblable, cf. Sauerländer, 1972, p. 143, et fig. 85. 335 Durand, 1901, p. 375. L’avare pourrait correspondre à un usurier comme dans la sculpture auvergnate, à un changeur comme au portail de Tudela ou encore à un marchand fraudeur comme à Andlau, cf. Mariño, 1989 ; et Leclercq-Marx, 2007. À droite du personnage tenant une crosse, un damné porte une coiffe que je ne suis pas parvenu à identifier. 336 Durand, 1901, p. 375. 337 Sa bure étant ceinte d’une cordelière, on ne saurait douter qu’il s’agit d’un franciscain. Durand, 1901, p. 373, et note 5, n’a pas cherché à préciser son identité. D’autres ont en revanche proposé d’y voir saint François : Schlink, 1991, p. 132 ; Christe, 1999, p. 229 ; Stephen Murray, 1996, p. 105 ; Sandron, 2004, p. 108 et 117 ; et Wirth, 2008, p. 360-363.

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fig. 198. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, deuxième registre, le cortège des damnés.

fig. 199. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, deuxième registre, le cortège des élus.

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du toit s’ouvre une arcade occupée par un ange céroféraire et surmontée d’un mur devant lequel se tient un ange thuriféraire. Un troisième ange en partie caché par ce mur pose une couronne sur la tête du franciscain mais, comme à Chartres, l’action n’est pas achevée, sans doute pour éviter de montrer un religieux coiffé d’une couronne royale. Comme à Chartres, les élus reçoivent donc une couronne et bénéficient de l’encensement angélique, si ce n’est qu’ils s’inscrivent ici dans le cadre du Jugement dernier et non plus dans celui du premier jugement. L’ange céroféraire accroît considérablement le caractère liturgique de la scène, assimilant le cortège des élus devant l’église à une procession. Cette cérémonie semble de surcroît faire écho à une réalité vécue par les contemporains puisque sur les coussinets du portail se tiennent, de part et d’autre du trumeau, des anges thuriféraires et, au-dessus des montants, des anges stéphanophores338. Si les premiers se rattachent sans doute essentiellement au Christ du trumeau, les seconds semblent destiner leur couronne au fidèle pénétrant dans la cathédrale339. Comme à Mâcon, celui-ci serait donc invité à vivre l’entrée dans l’église comme une anticipation de son introduction au paradis340. L’enfer Sur les sommiers se dessinent clairement deux mouvements convergeant vers la marmite infernale située sur la troisième voussure (fig. 200). À gauche de cette marmite les damnés, toujours nus mais malmenés par des diables avec une violence totalement absente sur le linteau, sont majoritairement orientés vers ce lieu infernal. À droite, ce sont les deux cavaliers de l’Apocalypse qui se dirigent vers cette destination. Seul le diable de la sixième voussure échappe à cette convergence puisqu’il bande son arc dans la direction de la voussure suivante, peut-être vers David341. 338

Durand, 1901, p. 367, note 5, signale que les couronnes ont été refaites. Pour Schlink, 1991, p. 47, les anges thuriféraires illustrent l’épilogue de la tentation au désert (Mt 4, 11) – à laquelle se rattache le thème du Christus Victor – au cours duquel des anges sont venus servir le Christ. 340 Schlink, 1991, p. 13, a suggéré une assimilation de la porte de la cathédrale au Christ et à la porte du paradis, mais sans s’appuyer sur les figures des coussinets. 341 Durand, 1901, p. 376-377, explique sa présence en évoquant le premier cavalier de l’Apocalypse (Ap 6, 2) et un passage de Jérémie (Jr 4, 29). La référence apocalyptique a été reprise par Sandron, 2004, p. 116. Il s’agit pourtant d’un diable de surcroît dépourvu de cheval alors que le premier cavalier de l’Apocalypse est généralement assimilé au Christ. Pour Sauerländer, 1972, p. 142, ce diable vise la figure de David, rappelant ainsi les nom339

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fig. 200. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, sommiers de droite, l’enfer.

Les cavaliers de l’Apocalypse posent les mêmes problèmes qu’à Paris, si ce n’est que le deuxième a conservé son attribut – une balance – et s’assimile par conséquent clairement au troisième cavalier de l’Apocalypse (Ap 6, 5)342. Comme à Paris, le thème de la pesée ne peut manifestement pas se référer au jugement puisque les ressuscités ont déjà été jugés au moyen d’une balance, de sorte que sa signification reste de mon point de vue difficilement explicable343. Le deuxième cortège des élus et le sein d’Abraham Le cortège Après être entré dans l’église paradisiaque du deuxième registre, le cortège des élus semble poursuivre son chemin sur les sommiers, dans un espace dépourvu d’architecture, jusqu’à un deuxième édifice (fig. 201). Cette continuité narrative supposée est toutefois interrombreux psaumes dans lesquels il est question de flèches comme dans le psaume 36, 14. L’idée a été reprise par Christe, 1999, p. 230. 342 C’est également l’opinion de Durand, 1901, p. 376  ; Sauerländer, 1972, p. 142  ; Christe, 1999, p. 230 ; et Sandron, 2004, p. 116. 343 Pour Sandron, 2004, p. 116, les cavaliers constituent le prologue du Jugement dernier.

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fig. 201 Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, sommiers de gauche, le sein d’Abraham et le deuxième cortège des élus.

pue par la figure d’Abraham qui adopte une position centripète, se tourne vers le haut et porte des élus dont la taille réduite contraste nettement avec la taille adulte des élus de la procession. De plus, les élus des sommiers ne sont pas couronnés alors que le premier élu du cortège s’apprêtait à recevoir une couronne. Un ange les attend du reste au seuil d’un somptueux édifice gothique une couronne à la main. On pourrait une fois encore attribuer l’absence de couronne sur la tête des élus aux craintes éprouvées par le concepteur face au risque de confondre souverains et élus, même si ces craintes ont été résolument écartées à Paris. Cela n’expliquerait pour autant pas le redoublement de l’édifice paradisiaque et de la scène de couronnement344. Si le cortège du tympan semble avoir été reproduit sur les sommiers, le deuxième cortège n’a pas été calqué terme pour terme sur le premier. D’une part trois anges se sont mêlés aux élus pour les 344 Pour Schlink, 1991, p. 91-92, les cortèges du deuxième registre pourraient correspondre à senestre au purgatoire et à dextre à un lieu ou les pécheurs et les justes attendent le Jugement dernier, ce que confirmerait la figure d’Abraham élevant les âmes vers le Juge. Il s’agirait donc du paradis d’attente, même si l’auteur y situe également les pécheurs. Boerner, 1998, p. 256-257, a réfuté cette hypothèse.

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accompagner dans leur progression, désignant de l’index la cité sainte ou portant un instrument à cordes. Comme à Chartres, on a donc fait passer les anges de la corniche du linteau au sol sur lequel évoluent les élus des sommiers. L’autre différence par rapport à la procession du linteau vient de ce que les élus tiennent des fleurs, des branches garnies de fruits ou des oiseaux. Pour expliquer la présence des branches dans les mains de certains élus, on pourrait invoquer l’hypothèse formulée par Laurence Brugger au sujet du portail de Paris, à savoir une allusion à la fête des Tabernacles, mais il faufig. 202. Amiens, cathédrale Notredrait alors expliquer la manière Dame, portail central de la façade occidont les oiseaux et l’instrument dentale, sommiers de gauche, le sein de musique s’articulent avec cette d’Abraham. lecture, ce qui me paraît plus difficile345. Il faut encore relever que, contrairement au portail de Paris, celui d’Amiens ne montre pas les élus dans la Cité céleste. Les élus de grande taille des sommiers ne semblent dès lors pas encore constituer, avec les figures des voussures, l’Église unifiée à la fin des temps. Comme on va le voir, ce rôle a manifestement été dévolu aux élus portés par des anges. Le sein d’Abraham Si ce thème n’est envisagé ici qu’après la procession qu’il précède, c’est parce qu’il semble se rattacher davantage à celui des anges portant les élus, assurant en quelque sorte la transition entre les élus du sommier et ceux de la deuxième voussure (fig. 202). En effet, pour la première fois dans l’histoire du sein d’Abraham, le patriarche n’est 345

Voir à nouveau Brugger, 1997. Schlink, 1991, p. 91, considère que les personnages figurés devant la porte du paradis sont des martyrs.

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pas statique et ne se réduit dès lors plus à un séjour346. Il est debout, penche la tête en arrière pour regarder vers le haut et surtout il élève son manteau et les élus qu’il abrite au niveau de son visage. Quel peut être le sens d’une telle élévation ? La scène étant située à la charnière entre les deux cortèges, on pourrait supposer qu’elle évoque la réunion des âmes et des corps, mais les corps des élus sont animés depuis leur résurrection et a fortiori depuis le début de leur déambulation au sein du premier cortège347. À mon sens, la scène montre qu’à la fin des temps le sein d’Abraham perdra sa raison d’être et que ses occupants devront quitter ce réceptacle intermédiaire pour gagner le royaume des cieux348. Dans cette perspective, le patriarche écarterait les élus de son sein pour les élever le plus haut qu’il peut dans un mouvement prolongé ensuite par les anges de la deuxième voussure, même si les deux thèmes n’ont pas été alignés sur la même voussure. Cette orientation reste toutefois inconciliable avec le mouvement centrifuge du cortège. Comment en effet concevoir qu’après être entrés dans l’édifice paradisiaque les élus vont devoir le quitter pour s’élever au ciel ? À mon sens, l’incohérence de ces orientations est due avant tout à la combinaison mal articulée d’innovations – les deux édifices paradisiaques et surtout l’élévation des élus du sein d’Abraham – avec des thèmes probablement issus de Saint-Denis – les élus portés par des anges – et de Chartres – le sein d’Abraham suivi d’un cortège s’achevant par un couronnement. Et cette incohérence est d’autant plus grande que les thèmes chartrains se référaient initialement au jugement immédiat. Elle s’ajoute de surcroît au redoublement du cortège et du couronnement que rien ne semble pouvoir justifier. Cette double incohérence laisse entendre que le concepteur ne s’est pas sérieusement soucié de l’articulation des thèmes. Il subsiste néanmoins que le parcours des élus se poursuit jusqu’au sommet du portail. 346

On retrouve ce motif, mais beaucoup plus tardivement, dans le troisième quart du XIVe siècle, à Pomposa où il a été appliqué aux trois patriarches. 347 Pour Durand, 1901, p. 374, le patriarche tient des âmes destinées à être conduites dans la Jérusalem céleste. Pour Sauerländer, 1972, p. 142 ; et Sandron, 2004, p. 117, Abraham accueille les élus – leur âme pour Sauerländer – venant du cortège du deuxième registre. Pour Boerner, 1998, p. 256-257, Abraham reçoit les élus du cortège, jouant ainsi le même rôle que le grand ange de la première voussure du portail de Paris. Christe, 1999, p. 230 ; et Wirth, 2008, p. 363-364, considèrent également que le patriarche remplace l’ange parisien. Ce dernier pense de surcroît que le sein d’Abraham constitue un séjour provisoire et que la scène montre les âmes dans l’attente de leur corps. 348 C’est également le point de vue de Schlink, 1991, p. 92, qui n’a toutefois guère développé cette lecture. La même interprétation peut être appliquée aux fresques de Pomposa.

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Les âmes portées par les chérubins À partir du deuxième registre, la deuxième voussure est entièrement consacrée au thème des anges portant les élus (fig. 203). Ces derniers sont partiellement habillés, à l’inverse des élus du sein d’Abraham, et ne portent toujours pas la couronne offerte à deux reprises aux élus. Quant aux anges, ils sont dotés de quatre ailes et peuvent donc être qualifiés de chérubins. Si la plupart d’entre eux tiennent leur protégé dans un pan de leur manteau contre leur poitrine ou légèrement en avant, il en est un qui le porte à bout de bras au niveau de fig. 203. Amiens, cathédrale Notre- son visage (le deuxième à dextre). Dame, portail central de la façade occi- Ces attitudes correspondent resdentale, deuxième voussure, anges et pectivement aux types I et III des chérubins portant les élus. anges portant les élus de SaintDenis et des portails qui en émanent349. L’attitude du chérubin de type III induisant une idée de déplacement, il montre que les chérubins de la voussure n’ont pas été conçus comme des réceptacles durables des élus mais comme les vecteurs de leur ascension. Le chérubin pointant son index droit vers le haut – le quatrième à senestre – confirme du reste sans ambiguïté cette lecture. Par l’intermédiaire des chérubins, les justes sont donc conduits au ciel auprès de Dieu, dans des mouvements à la fois ascensionnels et convergents. L’identité des anges portant les élus est à ma connaissance inédite et constitue par conséquent une innovation notable. Des chérubins étaient présents à Chartres, au milieu des autres chœurs angéliques, mais ils ne prenaient pas en charge les élus. Dans les Écritures, ces 349

Il faut signaler que certains chérubins ne portent pas leur protégé exactement dans l’axe de leur corps. L’un d’entre eux le porte même sur le côté, au niveau de son épaule droite. Sauerländer, 1972, p. 142 ; et Sandron, 2004, p. 118, considèrent que ces figures sont des âmes alors qu’elles s’inscrivent dans le prolongement de la résurrection et qu’elles sont habillées.

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êtres hybrides dotés de quatre ailes assurent le déplacement du Seigneur en supportant sa gloire ou son trône, ce que montre parfois l’iconographie comme on peut le voir dans la représentation de l’Ascension des Évangiles de Rabula350. Pour les élus du portail d’Amiens, bénéficier de l’intervention de tels êtres constitue par conséquent un privilège considérable. Les élus des sommiers étant accompagnés de simples anges, ceux des voussures s’en distinguent à la fois par leur position prééminente et par le rang hiérarchique de leurs protecteurs. Ces deux marques distinctives confirment qu’ils s’inscrivent dans une phase plus avancée de leur glorification351. Les autres voussures La hiérarchie établie dans les voussures ne correspond que partiellement à celle de l’Église unifiée. Succèdent en effet très logiquement aux anges de la première voussure les martyrs, les confesseurs – ou du moins des saints dépourvus de palme – et les saintes femmes, mais entre les anges et les saints se tiennent les élus dont il vient d’être question. Leur position hiérarchiquement supérieure à celle des saints semble par conséquent incongrue. D’autant qu’en les inscrivant sur la dernière voussure, on aurait établi une parfaite continuité avec la fin de la procession. Il est dès lors plus probable que cet emplacement a été déterminé avant tout par l’identité de leurs protecteurs car visuellement les chérubins dominent largement les élus352. Après les saintes femmes apparaissent les Vieillards de l’Apocalypse. Au portail de Saint-Denis, leur interprétation ecclésiologique demeurait hypothétique, mais à Amiens cette lecture est plus aisément applicable dans la mesure où ils ne s’inscrivent pas dans un contexte spatial distinct des saints et des anges des voussures sous-jacentes. Avec ces derniers, ils incarneraient donc l’ensemble de l’Église céleste353. 350 Les passages bibliques évoquant cette fonction des chérubins sont II Rois, 19, 15 (O Seigneur, Dieu d’Israël, vous qui siégez sur les chérubins), Ps 79, 3 (Vous qui trônez au-dessus des chérubins), Éz 1, 23 (leurs ailes se déploient sous la voûte limpide comme du cristal dans laquelle trône le Seigneur), Éz 10, 18-19 (leurs ailes supportent la gloire du Seigneur), et Dn 3, 54 (Soyez béni pour pénétrer du regard les abîmes et pour siéger sur les chérubins). Le lien avec l’Ascension a été établi notamment par Grégoire le Grand, Homilia XXIX ; S.C. 485, p. 252-253. 351 Pour Christe, 1996c, p. 163, il pourrait s’agir des âmes des décapités d’Apocalypse 20, 4, mais rien ne suggère clairement une lecture aussi précise. 352 Sauerländer, 1972, p. 142, considère de manière analogue que ces deux voussures ont été consacrées aux anges, sur le modèle de Paris. 353 Pour Sauerländer, 1972, p. 142, les Vieillards pourraient se rattacher au Christ de l’Apocalypse. Celui-ci n’appartient pourtant pas à une vision mettant en scène les Vieillards.

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fig. 204. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, sommet des voussures.

Sur les dernières voussures enfin se tiennent des personnages de l’Ancien Testament : sur la septième voussure les ancêtres du Christ tout le long de l’arbre de Jessé et sur la huitième les patriarches. L’arbre de Jessé possède une certaine autonomie, puisqu’il s’achève par les figures du Christ et de la Vierge, et surtout il appartient à une sphère sémantique relativement éloignée du Jugement dernier (fig. 204-205)354. Dans la mesure où le thème a été associé à des programmes sculptés dédiés à la Vierge depuis le portail de Senlis, on peut en effet douter qu’il se rattache étroitement au Jugement dernier. D’un autre côté, l’arbre de Jessé figure également au portail de la Vierge, ce qui semble indiquer qu’au portail du Jugement dernier il a été utilisé dans une optique différente. De plus, le Christ n’occupe pas une position centrale et les patriarches pourraient idéalement compléter le catalogue des catégories de saints présents dans l’Église céleste, même s’ils occuperaient alors un emplacement hiérarchiquement inférieur à celui des saintes femmes, à l’inverse de leurs homologues parisiens qui succèdent directement aux anges. En dépit de ces obstacles, je considère – en conservant toutefois quelques réserves 354 Les figures de la Vierge et du Christ ont été identifiées par Durand, 1901, p. 383 ; et Sauerländer, 1972, p. 142.

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fig. 205. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, sommet de la sixième voussure, orant.

– que les figures vétérotestamentaires prolongent la thématique des premières voussures. L’ensemble montrerait ainsi comme à Paris une image de la Cité céleste sous la forme de l’Église unifiée355. La fusion des deux Églises est toutefois plus aboutie car les élus se tiennent au milieu des membres de l’Église céleste, dans un contexte spatial identique. Le sommet des première et troisième voussures et occupé par un ange en buste (fig. 204). Le premier s’inscrit parfaitement dans la logique thématique de sa voussure, mais le second domine l’assemblée des martyrs et se tient dans les nuées signalées plus haut, suggérant ainsi l’existence d’un lieu supérieur à celui qui accueille l’Église unifiée. C’est également ce que suggère la clé de la sixième voussure où une figure dépourvue d’ailes lève les deux mains dans un geste assimilable à celui de l’orant, s’apparentant ainsi aux élus présumés des voussures de Chartres (fig. 205). Les élus portés par des anges semblent donc appelés à s’élever dans la partie supérieure des voussures, juste en dessous du Christ dominant l’arbre de Jessé, dans un 355

Cette idée est partagée par Durand, 1901, p. 378, pour qui les voussures montrent l’Église triomphante. Christe, 1996c, p. 163, pense que comme à Paris, les figures des voussures sont les perfecti ayant reçu le droit de juger.

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fig. 206. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, tympan, le tribunal divin.

schème rappelant le portail de Saint-Denis. Je ne pense toutefois pas que ce soit cette théophanie qui matérialise la vision béatifique car, à l’inverse de ce que l’on peut voir à Saint-Denis, elle ne s’inscrit pas dans l’axe de la voussure et ne jouit dès lors pas d’une visibilité significative. Comme on va le voir, le Christ de l’Apocalypse semble plus apte à remplir cette fonction. Le tribunal divin On l’a relevé depuis longtemps, le tribunal amiénois s’inspire en partie de la formule parisienne tout en offrant une part non négligeable d’originalité (fig. 206)356. Les différences découlent en grande partie du changement de cadre. Alors qu’à Paris le groupe s’inscrivait dans le triangle sommital du tympan, il occupe à Amiens un registre presque rectangulaire, le sommet du tympan ayant été dévolu à une deuxième théophanie. Ce cadre bas et très allongé a toutefois été agrandi en son centre pour pouvoir accueillir une figure christique plus grande que les autres. Et si les intercesseurs sont bien agenouillés 356 Voir notamment Christe, 1999, p. 228-229. Pour Mâle, 1948, p. 663, au contraire, l’inspiration est venue de Chartres.

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comme à Paris, ils se tiennent aux côtés du Christ tandis que l’ange à la lance et l’ange à la croix se tiennent debout en deuxième position. Viennent enfin deux anges supplémentaires dont l’ajout a manifestement été déterminé par l’élargissement du cadre. Sur le plan thématique, les membres de ce tribunal ne présentent pas de particularité susceptible d’éclairer le sens du portail, mais comme on va le voir l’attitude désormais canonique du Christ – mains levées au niveau des épaules pour en exhiber les plaies – contraste ici avec celle plus agissante du Christ de l’Apocalypse qui, de toute évidence, déroule les phylactères contenant les sentences d’élection et de damnation. À tel point qu’on peut se demander si le premier n’incarne pas davantage le Christ de la Parousie que le Juge. Il faudra y revenir. L’ensemble du tribunal est couronné par une architecture monumentale s’ouvrant par un arc trilobé au-dessus de chacun des cinq personnages centraux. Au-dessus du Christ, cette architecture se déploie considérablement pour former une sorte d’église (fig. 207). Cet édifice correspond naturellement à la Cité céleste, tout comme celui qui fut ajouté au tympan du portail de Paris dans les années 1240, sous les pieds du Christ357. Mais à Amiens, la présence d’une telle Cité au sommet de la composition pose la question de la nature des édifices paradisiaques des deux cortèges. Puisqu’il pourrait difficilement être question de paradis d’attente dans un tel contexte, la seule solution envisageable de mon point de vue est que le concepteur a assemblé des composantes d’origines diverses sans chercher à éviter les redondances. La présence de cette architecture céleste au sommet du tympan semble indiquer que le Christ montrant ses plaies correspond, comme à Paris, à la vision béatifique. L’analyse du Christ de l’Apocalypse inscrit derrière cette église paradisiaque suggère cependant qu’à Amiens ce rôle a également pu être joué par ce dernier. Le Christ de l’Apocalypse Cette figure théophanique apparaît au milieu des nuées, tenant dans chacune de ses mains un phylactère partiellement déroulé tandis que de sa bouche sortent deux épées (fig. 207). En dessous, de part 357 Pour Schlink, 1991, p. 76, cette architecture est la Jérusalem céleste et elle fait pendant à l’architecture de la base du trumeau figurant de son point de vue l’ecclesia militans. Elle se rattacherait de surcroît au Christ de l’Apocalypse – pour lui, celui de la Parousie – avec lequel elle apparaît dans le ciel, cf. ibid., p. 88. Pour Stephen Murray, 1996, p. 104, la présence de la Jérusalem céleste confère une dimension sacramentelle à la représentation. Pour Christe, 1996c, p. 164, les sept baies de cet édifice pourraient faire référence aux sept colonnes de la maison de la Sagesse (Pr. 9, 1).

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fig. 207. Amiens, cathédrale Notre-Dame, portail central de la façade occidentale, tympan, le Christ de l’Apocalypse.

et d’autre de l’église paradisiaque se tiennent deux anges portant à dextre le soleil et à senestre la lune. Les deux épées sortant de la bouche émanent de la deuxième théophanie de l’Apocalypse, la vision entre les candélabres (Ap 1, 12-16)358. Quant aux phylactères, ils ne peuvent se référer qu’à la double sentence de Matthieu 25, renouant avec une tradition iconographique longuement délaissée sur les portails gothiques depuis celui de Saint-Denis359. L’enlèvement des astres est également issu de l’Évangile de Matthieu, même s’il concerne la Parousie et non le Jugement (Mt 24, 29)360. La combinaison de thèmes 358

On a pensé que les nuées faisaient allusion à la première théophanie de l’Apocalypse (Ap 1, 7), cf. Schlink, 1991, p. 82-83. C’est d’autant plus légitime que cette théophanie renvoie à la fois à l’Ascension et à la Parousie (Victorin, In Apocalypsin, I, 1 ; S.C. 423, p. 46-47, renvoyait déjà à la Parousie). Elle demeure toutefois distincte de la vision entre les chandeliers. On peut de surcroît se demander dans quelle mesure ces nuées n’ont pas été déterminées par la représentation en buste du Christ et, sans que ce soit contradictoire, par la volonté de l’inscrire dans un espace prééminent par rapport au Christ du troisième registre. 359 Schlink, 1991, p. 86-88, a remis en question la relation entre les phylactères et les sentences de Matthieu 25. Pour Durand, 1901, p. 369 ; Stephen Murray, 1996, p. 103-104 ; et Sandron, 2004, p. 117, il s’agit du Christ de la Parousie. 360 Schlink, 1991, p. 86, s’est demandé, à juste titre me semble-t-il, si le soleil et la lune ne pouvaient pas figurer la lumière du ciel nouveau, mais il me paraît difficile de répondre par l’affirmative.

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la fin du double jugement

issus de l’Apocalypse et de Matthieu 25 s’explique aisément par l’exégèse. Ainsi pour Victorin, suivi par Jérôme, le glaive à double tranchant sortant de la bouche du Christ rappelle que c’est du Verbe, qui a gratifié les hommes à la fois des bienfaits de l’Évangile et de la connaissance de la Loi, que viendra le jugement de tout le genre humain, qu’il soit issu de l’ancienne ou de la nouvelle Alliance361. Bède rattache ce glaive au pouvoir qui permet à Dieu d’envoyer les damnés dans la Géhenne après la mort, mais dans les commentaires des passages précédents et du passage suivant, il évoque le jugement futur362. Pour Haymon d’Auxerre, le glaive se rapporte à la séparation des bons et des méchants, même si celle-ci n’est manifestement pas située dans le futur363. Mais lorsqu’il évoque les sept étoiles que le Fils de l’homme tient dans sa main droite, il rappelle à l’instar de Bède et d’Ambroise Autpert les propos de Matthieu relatifs au Jugement dernier, citant plus particulièrement la sentence d’élection dans laquelle est mentionnée la dextre divine364. Rupert de Deutz rattache au contraire directement le glaive au Jugement dernier, évoquant notamment les sentences d’élection et de damnation de Matthieu 25365. Les épées et les phylactères constituent donc une double allusion au jugement prononcé par le Christ. Comme je l’ai déjà suggéré, on doit donc se demander si le Christ exhibant ses plaies exerce également une fonction judiciaire ou s’il se rattache plutôt à la Parousie. Sa relative passivité laisse entendre qu’il n’intervient pas activement dans le jugement, mais d’un autre côté c’est bien à lui que s’adressent les médiateurs. L’acte judiciaire semble avoir été redoublé, sans compter que le Juge – quel qu’il soit – est secondé par saint Michel. Ce redoublement apparent suggère une fois encore que le concepteur a additionné des thèmes d’origines diverses – Paris et peut-être SaintDenis – sans tenir compte des contradictions qu’entraînait une telle combinaison366. 361

Victorin, In Apocalypsin, I, 4 ; S.C. 423, p. 50-51 ; Jérôme, in Apoc., I, 4 ; CSEL 49, p. 23. Bède, Apoc., I, 1 ; P.L. 93, 136 D. 363 Haymon, in Apoc., I, 1 ; P.L. 117, 957 C-D : Vocatur etiam sermo Dei gladius utraque parte acutus, quia dividit bonos a malis. Ambroise Autpert, in Apoc., I, 1, 16b ; CCCM 27, p. 84, a évoqué les élus et les damnés mais le glaive à deux tranchants ne sert pas à les séparer les uns des autres comme chez Haymon. En revanche, Primase, in Apoc., I, 1, 16 ; CCSL 92, p. 20, n’a pas évoqué la fin des temps à ce sujet. 364 Ambroise Autpert, in Apoc., I, 1, 16a ; CCCM 27, p. 83 ; et Haymon, in Apoc., I, 1 ; P.L. 117, 957 B. 365 Rupert de Deutz, in Apoc., I, 1 ; P.L. 169, 859 A-C. 366 Il faut préciser que le Christ au glaive du portail Sainte-Anne de Notre-Dame de Paris provient sans doute d’un autre portail, cf. Erlande-Brandenburg, 1971, p. 247-248 ; et Taralon, 1991, p. 385. 362

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Mais il se pourrait également que le Christ de l’Apocalypse ait été ajouté au Christ-Juge du troisième registre pour incarner l’objet de la vision béatifique et signifier par le biais du venite que les élus sont appelés à s’élever jusqu’à lui. Cette interprétation est corroborée par l’éloignement des damnés et l’absence de clivage dextre-senestre à partir du deuxième registre des voussures puisque dans une telle configuration l’injonction adressée aux réprouvés – discedite – perd une grande partie de sa force. Plus importante encore pour cette hypothèse est la différence d’apparence entre les deux théophanies. Le Christ exhibant ses plaies se manifeste en effet dans son humanité alors que celui de l’Apocalypse apparaît dans les nuées et entièrement vêtu, autrement dit dans sa gloire. Il semble donc jouer le même rôle que le Christ de la première voussure de Saint-Denis : accueillir les élus dans le royaume des cieux tout en les faisant bénéficier de la vision béatifique, même si les élus se tiennent à une certaine distance : la deuxième voussure et le sommet de la sixième pour l’un d’entre eux, pour autant bien entendu que cette figure sommitale corresponde effectivement à un bienheureux. Si tel était le rôle de la théophanie apocalyptique, la formule amiénoise présenterait l’avantage d’accorder au Christ un espace plus large et par conséquent plus digne de sa fonction, mais d’un autre côté elle ferait disparaître le face-à-face entre les élus et le Christ si habilement agencé au portail de Saint-Denis. Toujours dans cette perspective, la Cité céleste devant laquelle surgit le Christ pourrait incarner la destination ultime des élus, même si celui-ci semble séparé de cette architecture par un bandeau percé d’ouvertures assimilables à des baies et manifestement détaché de l’édifice sous-jacent. Si les indices invoqués et les analogies avec le portail de Saint-Denis m’incitent à favoriser cette lecture, ils n’effacent pas entièrement les différentes incohérences relevées et par conséquent les doutes relatifs aux intentions du concepteur. Synthèse Les adaptations du Jugement dernier d’Amiens à l’abandon du jugement immédiat sont à la fois capitales et incomplètes. Jusqu’à l’extrémité gauche du deuxième registre, le parcours des élus est identique à celui de Paris. Sous un tribunal siégeant pendant toute la durée du processus judiciaire les morts sortent de leur tombeau, sont immédiatement jugés au moyen d’une balance et s’engagent ensuite dans des cortèges divergents. Mais à l’inverse de ce que l’on voit à Paris, le parcours des élus semble s’arrêter à la fin de leur cortège

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puisqu’ils y sont couronnés et pénètrent dans une église paradisiaque. Sur les sommiers, ils n’apparaissent pourtant pas à l’intérieur de cet édifice et poursuivent manifestement leur chemin jusqu’à un deuxième édifice paradisiaque – dont on ne voit toujours pas l’espace intérieur – où s’accomplit un deuxième couronnement. Cette dissimulation de l’espace paradisiaque pourrait signifier que celui-ci est transcendant ou qu’il figure ailleurs, peut-être dans les voussures. C’est en effet ce que suggère l’élévation des élus par Abraham et les chérubins, même si cette orientation s’oppose foncièrement à celle des élus du cortège. La duplication de l’édifice paradisiaque et du couronnement reste néanmoins difficilement explicable et ne semble en tout cas pas avoir été commandée par un souci d’adaptation du programme à l’abandon du premier jugement. Il en va tout autrement pour le sein d’Abraham : alors qu’à Paris on l’avait converti en paradis définitif, on lui a conservé à Amiens sa signification première de paradis d’attente tout en l’adaptant à son contexte. Le concepteur ayant pleinement pris conscience qu’à la fin des temps les âmes des élus devaient quitter ce séjour pour gagner le royaume des cieux, il a foncièrement renouvelé l’iconographie du thème en présentant le patriarche dans un majestueux geste d’élévation des élus – âmes séparées ou corps ressuscités – et en prolongeant leur ascension jusqu’au sommet du portail. Il a donc très clairement signifié que le sein d’Abraham était un séjour temporaire destiné aux âmes séparées et qu’il devait être abandonné au Jugement dernier. La destination finale des élus, qu’ils s’apprêtent à rejoindre dans les bras des chérubins, se situe en effet au sommet de la composition : sans doute sur la clé de la sixième voussure et dans la Cité sainte dominant le tympan où ils jouiront de la vision béatifique, probablement par le biais du Christ de l’Apocalypse. Le sein d’Abraham avait déjà été conçu dans cette perspective sur le portail de Saint-Denis, mais dans un programme nettement plus cohérent puisque c’est toute la moitié dextre de la première voussure qui était consacrée à l’abandon du paradis d’attente par les élus. L’accession au ciel et la vision béatifique étaient de surcroît exprimées de manière beaucoup plus explicite. À Amiens, la lecture de la composition est au contraire brouillée par les orientations discordantes des élus engagés dans le cortège et de leurs homologues portés par Abraham et les chérubins. Toujours est-il que contrairement à ce que montre le portail de Paris, celui-ci situe la destination ultime des élus au sommet de la composition, dans un lieu céleste accessible au terme d’une longue ascension et par conséquent bien plus conforme à la transcendance du paradis définitif.

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3. BOURGES ET POITIERS Les programmes de Paris et d’Amiens ont adapté de manière très différente le thème du sein d’Abraham aux contextes exclusivement eschatologiques dans lesquels il s’inscrit désormais. Le premier l’a converti en un paradis définitif tandis que le second a affirmé l’obsolescence dans laquelle devait théoriquement tomber ce séjour temporaire à la fin des temps, comme l’avait déjà fait le programme de Saint-Denis mais de manière beaucoup plus cohérente. Ces deux tendances ont été prolongées et exacerbées dans deux séries de portails dont ceux de Bourges et de Poitiers semblent bien être les premiers. Dans la première série, le sein d’Abraham a été rapatrié sur le tympan où il apparaît comme le seul séjour définitif des élus. Dans la seconde, on l’a purement et simplement supprimé, confirmant l’inopportunité de sa présence à la fin des temps. Cette suppression est capitale dans l’histoire du Jugement dernier puisqu’elle a fait disparaître toute allusion au premier jugement et que c’est cette formule qui a triomphé dans les Jugements derniers français de la fin du Moyen Âge. Une observation succincte de ces deux portails suffira à mettre en évidence la radicalisation de ces deux tendances. a. Bourges et le maintien du sein d’Abraham Bourges Un document de 1237 mentionnant le pulpitum de la cathédrale de Bourges laisse supposer que le jubé, stylistiquement proche du portail central de la façade occidentale, est antérieur à cette date et, par conséquent, que le portail a été exécuté à la fin des années 1230, à un moment où le portail de Paris n’était pas encore achevé, ce qui conduit à envisager entre les deux portails des rapports plus complexes qu’une filiation directe (fig. 208)367. Les trois registres du linteau et du tympan comportent bien les mêmes thèmes qu’à Paris, 367

Pour la datation du portail de Bourges à la fin des années 1230 ou au début des années 1240, voir Ribault, 1995, p. 120-121 ; Christe, 1999, p. 251-252 ; Brugger, 2000, p. 71 ; et Brugger et Christe, 2000, p. 313-314. Ont souligné la forte dépendance de Bourges par rapport à Paris, Mâle, 1948, p. 667 ; Ribault, 1995, p. 121 ; et Christe, 1999, p. 233. Sauerländer, 1972, p. 183, a au contraire supposé que le principal atelier du portail était venu de Reims vers 1255-1260, autrement dit une quinzaine d’années après l’achèvement des soubassements et des ébrasements qu’il a situés vers 1240. Joubert, 2008, p. 155, a relativisé l’importance de la mention du pulpitum en 1237 pour la datation du jubé. Voir également à ce sujet Joubert, 1994.

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fig. 208. Bourges, cathédrale Saint-Étienne, portail central de la façade occidentale, le Jugement dernier.

induisant une lecture identique partant de la résurrection et s’achevant avec l’entrée des damnés et des élus dans les séjours définitifs de l’au-delà. Ces séjours ont toutefois été écartés des voussures pour recevoir aux extrémités du deuxième registre un emplacement nettement plus visible et un support plus étendu. Une structure analogue ayant déjà été mise en œuvre à Reims, probablement entre 1225 et 1230, on peut supposer que la formule de Bourges constitue une combinaison d’au moins deux traditions iconographiques à laquelle s’ajoutent plusieurs traits originaux. C’est toutefois le principe du jugement unique, celui du portail parisien, qui s’est imposé au détriment du premier jugement et du paradis d’attente dont j’ai postulé la présence sur le portail de Reims. Aussi convient-il de s’interroger à nouveau sur les adaptations effectuées sur la figuration du séjour des élus pour le conformer à son statut de paradis définitif. Comme à Reims, le séjour paradisiaque est incarné par la figure imposante d’Abraham tenant les élus dans son sein (fig. 209). Le patriarche n’est toutefois accessible que par la droite et surtout il s’inscrit dans une architecture que l’on pourrait qualifier d’ecclésiale : un arc trilobé reposant sur des colonnettes et surmonté d’un gable, et une porte suffisamment monumentale pour que les élus du cortège

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fig. 209. Bourges, cathédrale Saint-Étienne, portail central de la façade occidentale, le cortège des élus et le sein d’Abraham.

puissent y pénétrer. Il semble donc que comme sur l’ambon de Klosterneubourg, le sein d’Abraham a été introduit dans la Jérusalem céleste et qu’en l’absence de tout autre thème paradisiaque, il s’identifie à la Cité sainte368. L’emplacement du thème demeure périphérique et en dessous du lieu de la Parousie et du ciel qui le surmonte, un ciel matérialisé par les nuées desquelles surgissent deux anges. Il n’en demeure pas moins que le sein d’Abraham a fait l’objet d’une adaptation considérable par rapport aux compositions antérieures. Le concepteur devait donc avoir pleinement conscience du changement de statut qu’il imposait à ce thème paradisiaque369. Deux composantes iconographiques viennent cependant brouiller la mise en formes de ce nouveau statut : les enfants portés par les anges et l’assemblée des anges et des saints. Dans la procession des élus apparaissent en effet deux enfants brandissant une branche végétale ou un fruit, portés par un ange. Plusieurs interprétations ont été proposées pour ces figures énigmatiques. Pour Yves Christe, il s’agit des saints Innocents tandis que pour Laurence Brugger, qui a inter368

C’est également l’opinion de Brugger, 2000, p. 67. Je rappelle ici que si à Conques le sein d’Abraham s’inscrit également dans un cadre architectural, cet environnement ne suffit pas à en faire un séjour définitif.

369

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prété plusieurs thèmes de la façade de Bourges à la lumière des textes hébraïques, ces enfants évoqueraient la fête des Tabernacles mentionnée plus haut au sujet du portail de Paris où apparaissent également des branches, mais dans les mains d’Isaac et de Jacob et non dans celles des élus370. Ces deux interprétations me semblent recevables, mais aucune ne s’impose avec force dans la mesure où elles ne se fondent pas sur la tradition iconographique ou sur des exemples plus explicites. Dans la tradition iconographique, les enfants nus ou du moins les personnages de petite taille portés par des anges et conduits vers le sein d’Abraham sont en effet des âmes séparées. Ce n’est manifestement pas le sens qui leur a été attribué ici, mais la prégnance de cette tradition était telle qu’elle invite à envisager d’autres explications à la présence de ces enfants. Peut-être a-t-on voulu ménager une transition entre les adultes du cortège et les figures de taille réduite du sein d’Abraham pour confirmer qu’en dépit de leur taille ces dernières correspondent bien à des ressuscités. On a également pu chercher à distinguer les élus ordinaires des élus d’exception caractérisés par leur identité – saint François et peut-être saint Louis – ou leur statut social supérieur, comme dans le paradis d’attente des Jugements derniers byzantins371. Ces deux interprétations n’expliquent toutefois pas pourquoi ces enfants portent des composantes végétales, à l’inverse de la lecture proposée par Laurence Brugger qui me semble par conséquent mieux fondée. Mais quelle que fût l’intention du concepteur, il subsiste que la présence d’enfants dans le cortège des élus et dans le sein d’Abraham était une source possible de confusion entre corps ressuscités et âmes séparées. La deuxième composante susceptible de brouiller la perception du nouveau statut du sein d’Abraham est l’assemblée des anges et des saints des voussures. Se succèdent en effet depuis la première voussure jusqu’à la sixième des anges hexaptéryges – séraphins et/ou chérubins, – des anges, des saints, des confesseurs, des martyrs et enfin des rois et des prophètes372. La présence d’anges hexaptéryges sur la première voussure indique encore plus clairement qu’à Paris que la hié370 Brugger, 1997, p. 78-79 ; et Brugger et Christe, 2000, p. 303-305. Pour Wirth, 2008, p. 365-366, le roi et la femme au touret portent une fleur de lys et s’identifient par conséquent à une famille royale idéalisée, tandis que les enfants font allusion à la continuité dynastique. 371 Saint François est aisément reconnaissable aux stigmates de ses mains, cf. Mâle, 1948, p. 684 ; Christe, 1999, p. 233 ; Brugger, 2000, p. 66 ; Brugger et Christe, 2000, p. 299 ; et Wirth, 2008, p. 364. L’hypothèse selon laquelle le roi serait saint Louis a été proposée par Mâle, 1948, p. 684 ; Brugger, 2000, p. 66 ; et Brugger et Christe, 2000, p. 299. 372 Joubert, 1974 ; et Brugger, 2000, p. 69-70.

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rarchie céleste a été organisée à partir du centre et non du point culminant de la composition. Probablement dans la même logique, les figures vétérotestamentaires ont reçu un emplacement périphérique. Comme à Paris et Amiens, les hiérarchies célestes, les saints et les justes de l’Ancien Testament correspondent certainement à l’Église céleste373. Celle-ci semble avoir été complétée par une figuration de la Trinité et du Saint-Esprit. Sur la clé de la troisième voussure, une figure divine représentée en buste et exposant un globe crucifère se tient en effet au milieu des saints. Si ce globe est peut-être une création du XIXe siècle, le nimbe lisse semble authentique et laisse dès lors entendre que cette figure divine correspond au Père, comme à Saint-Denis. Au-dessus de lui, sur la clé de la quatrième voussure, apparaît la colombe du Saint-Esprit également sculptée au XIXe siècle mais correspondant peut-être aux formes originales. Dans cette hypothèse, le Père et le Saint-Esprit accompagnaient le Christ-Juge, comme dans la tradition dionysienne. Mais à la différence du portail de Saint-Denis, celui-ci n’a manifestement pas comporté une deuxième théophanie christique et les élus ne sont pas portés par des anges jusqu’au sommet des voussures. Il semble donc que comme à Paris, l’objet de la vision béatifique se confonde avec le Christ-Juge auquel s’ajoutent ici le Père et peut-être le Saint-Esprit, probablement pour montrer que cette vision concerne les trois Personnes de la Trinité. Et dans la mesure où aucun obstacle spatial ou narratif ne sépare le Père et l’hypothétique Saint-Esprit du Jugement dernier, on peut supposer qu’ils participent à cet événement, comme le suggèrent les textes mentionnés au sujet du portail de Saint-Denis. Quoi qu’il en soit de l’authenticité de la colombe et de l’interprétation de ces figures divines, il subsiste que les élus blottis dans le sein d’Abraham sont nettement séparés de l’Église céleste et de la ou des théophanies sommitales qui la dominent. Cet éloignement semble donc contredire le nouveau statut du sein d’Abraham. Il semble en définitive que le concepteur avait conscience de la mutation subie par le sein d’Abraham et que pour la matérialiser, il a opéré une modification substantielle de son iconographie destinée à l’assimiler à la Jérusalem céleste. Mais d’un autre côté, il a maintenu ce séjour paradisiaque dans un lieu relativement marginal, il a placé 373

Pour Brugger, 2000, p. 77, il s’agit de l’assemblée de « Tous les Saints » ; et pour Brugger et Christe, 2000, p. 312-313, il s’agit plus précisément d’une cour de justice composée de l’assemblée de Tous les Saints.

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fig. 210. Rampillon, église Saint-Éliphe, portail occidental, linteau et tympan, le Jugement dernier.

dans le cortège des élus des enfants que le spectateur pouvait confondre avec des âmes séparées et surtout il n’a établi aucun lien visuel entre le sein d’Abraham et les voussures où se déploient les membres de l’Église céleste autour d’une théophanie peut-être double. Rampillon Le portail occidental de l’église Saint-Éliphe de Rampillon (vers 1240-1250) présente une composition considérablement simplifiée par rapport à celles qui précèdent, ce qu’expliquent en partie les dimensions plus réduites du portail pour lesquelles un découpage en trois registres n’aurait guère convenu (fig. 210)374. Mais cette simplification est également due à un recul de la surface sculptée puisque seule la première voussure a été figurée375. Tandis que le tympan 374

Voir à ce sujet Carlier, 1930, p. 57-71. Sauerländer, 1972, p. 148-149, a situé ce portail entre 1240 et 1250. 375 Il faut toutefois préciser que la thématique du Jugement dernier se prolonge dans les écoinçons des niches des ébrasements avec des morts ressuscitant et des anges tenant des couronnes ou des objets liturgiques, cf. Carlier, 1930, p. 72-73 ; et Sauerländer, 1972, p. 149.

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les jugements derniers gothiques

fig. 211. Rampillon, église Saint-Éliphe, portail occidental, linteau, résurrection des morts, pesée et sein d’Abraham.

accueille le tribunal divin, le linteau regroupe à la fois la résurrection, la pesée et le sein d’Abraham, excluant par conséquent le double cortège (fig. 211). Les élus possèdent tous une taille d’enfant et se rendent dans ce séjour paradisiaque en marchant depuis le lieu de la pesée ou dans les bras d’un ange depuis le volet de la résurrection des morts situé à l’extrémité gauche du registre376. Le thème du transport des âmes séparées dans le paradis d’attente a donc été transposé tel quel dans un Jugement dernier, de sorte que son inadéquation à ce nouvel usage semble encore plus manifeste. L’unique adaptation suggérant sa mutation sémantique est son positionnement presque central, à droite du premier groupe de ressuscités. On notera également que la seule voussure historiée est consacrée aux anges et ne semble donc pas suggérer l’existence d’un second lieu paradisiaque. Saint-Urbain de Troyes Au sein de cette série de Jugements derniers dans lesquels le sein d’Abraham a été maintenu dans l’angle inférieur gauche de la composition, il faut mentionner celui de Levroux (Indre)377 et celui de 376 377

Baschet, 2000, p. 129-131. Baschet, 1996, p. 82.

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fig. 212. Troyes, église Saint-Urbain, portail occidental, tympan, le Jugement dernier.

fig. 213. Troyes, église Saint-Urbain, portail occidental, tympan, le sein d’Abraham.

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Saint-Omer évoqué à la fin du chapitre précédent. Il convient également de s’attarder quelque peu sur celui de Saint-Urbain de Troyes qui semble être le dernier de la série (fin du XIIIe siècle, fig. 212)378. Sa structure étant calquée sur celle des remplages des fenêtres de l’église, elle présente un caractère éclaté identique à ce que l’on peut voir sur de nombreux vitraux. Figurent ainsi sur le linteau la résurrection, sous les quatre arcs trilobés correspondant aux sommets des lancettes le paradis et l’enfer, et sur les trois quadrilobes supérieurs le tribunal divin. Le paradis s’inscrit donc dans les deux arcs trilobés situés à dextre : un jardin peuplé d’élus et d’anges à droite, le sein d’Abraham à gauche (fig. 213). Celui-ci n’a fait l’objet d’aucune adaptation : il ne s’assimile pas à la Jérusalem céleste et conserve la position marginale qu’il a reçue depuis les premiers Jugements derniers byzantins classiques. Cet exemple montre que même à une date aussi tardive, on a pu conserver le thème du sein d’Abraham sans tenir compte de sa nouvelle signification, ce qui semble trahir une fois encore la prégnance voire la prééminence de la tradition iconographique sur la démarche créatrice de certains concepteurs. b. Poitiers et l’abandon du sein d’Abraham Cette persistance du sein d’Abraham s’apparente d’autant plus clairement à un défaut d’adaptation qu’il a été abandonné à partir du milieu du XIIIe siècle dans une importante série de portails français dont la plus ancienne occurrence conservée est peut-être celle de Poitiers (troisième quart du XIIIe siècle, fig. 214)379. L’iconographie du linteau et du tympan du portail central de la cathédrale de Poitiers est pour ainsi dire identique à celle de Paris. Les principales différences proviennent de la séparation : elle s’articule autour d’un ange repoussant les damnés au moyen d’une épée et non de la pesée, et surtout elle s’achève à dextre par le couronnement des élus au seuil d’un édifice paradisiaque, un thème manifestement emprunté à Amiens380. Mais à la différence de ce que montre le portail picard, le cortège des élus ne se poursuit pas dans les voussures, celles-ci étant 378

Salet, 1957, p. 113-114 ; Onnen, 2004, p. 54-56. Maillard, 1921, p. 97-105 et 126 (dernier tiers du XIIIe siècle) ; Sauerländer, 1972, p. 184-186 (vers 1250) ; Christe, 1999, p. 252 ; Piccinini, 2003, I, p. 47-54 et 137 (ca. 1255ca. 1280) ; et Camus, 2006, p. 137-139 (troisième quart du XIIIe). 380 Le glaive brandi par l’ange est brisé mais il est mentionné dans des descriptions anciennes, cf. Maillard, 1921, p. 99. 379

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la fin du double jugement

fig. 214. Poitiers, cathédrale Saint-Pierre, portail central de la façade occidentale, linteau et tympan, le Jugement dernier.

exclusivement occupées par des saints et des prophètes pour la plupart assis autour des théophanies christiques dominant chacune des quatre voussures381. Dans la mesure où aucune de ces quatre figures du Christ ne présente un torse dénudé, elles se situent hiérarchiquement au-dessus du Juge et pourraient par conséquent évoquer la vision béatifique, même si cette multiplication de théophanies semble suggérer, sans doute à tort, l’existence de plusieurs lieux ou de plusieurs temporalités. On peut donc conjecturer qu’après être entrés dans l’église paradisiaque, dont on ne voit que la porte, les élus rejoindront la foule des saints dans le ciel pour y contempler éternellement la face de Dieu. Une telle lecture aurait été beaucoup mieux fondée si des élus avaient été figurés au niveau des sommiers et doit par conséquent être envisagée avec prudence. Il subsiste en tout cas que l’on a renoncé au sein 381

Certaines figures de saints étant engagées dans un contexte narratif comme la délivrance de saint Pierre ou saint Éloi ferrant le pied coupé d’un cheval, on peut difficilement leur attribuer une fonction judiciaire. Voir à ce sujet Maillard, 1921, p. 102-105 ; Christe, 1999, p. 252 ; et surtout Piccinini, 2003, I, p. 52-54, et II, p. 49-68.

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d’Abraham pour représenter le séjour définitif des élus, suggérant que l’on était conscient de l’inadéquation de sa présence dans un paradis eschatologique. C’est d’autant plus vraisemblable que cet abandon a été prolongé sur de nombreux portails gothiques : Strasbourg382, Saint-Eugène (Ain), Sillé-le-Guillaume (Sarthe), Larchant (Seine-et-Marne), Saint-Sulpice-de-Favières (Seine-et-Oise), la Couture au Mans383, Bayeux, Bordeaux (Saint-Seurin et cathédrale)384, Bazas385, Saint-Macaire, Saint-Émilion (Gironde)386, Sainte-Quitterie-du-Mas d’Aire (Landes)387, Dax et Bayonne388. Cette observation vaut également pour l’Espagne389. En Italie, le sein d’Abraham s’est en revanche maintenu plus longtemps car, en dépit de sa suppression sur les chaires des Pisano, il a été maintenu sur le protiro de Ferrare, les mosaïques du baptistère de Florence et les peintures de Santa Maria Donnaregina pour ne citer que les exemples les plus célèbres390.

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Il s’agit du portail nord de la façade occidentale, cf. Van den Bossche, 2006, p. 136-142. Sauerländer, 1972, p. 181 (vers 1250). 384 Sauerländer, 1972, p. 187-188 ; Christe, 1999, p. 256. 385 Sauerländer, 1972, p. 188-190 (après 1250) ; et Christe, 1996d. 386 À Saint-Émilion, un Jugement dernier dépourvu de figuration du sein d’Abraham figure à la fois au portail de l’église souterraine et au portail nord de l’église collégiale, cf. de Satrustegui, 1999, p. 75 et 80. 387 Christe, 1999, p. 255-256. 388 Ibid., p. 255. 389 Baschet, 1996, p. 82. 390 Pace et Angheben, 2007, p. 129-132 et 167-169. 383

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CONCLUSION

Cette succession d’analyses monographiques permet de dessiner les grandes lignes de l’évolution de l’iconographie du double jugement depuis la naissance de la formule byzantine classique, sans doute au début du XIe siècle, jusqu’aux portails de Chartres et de Reims dans la première moitié du XIIIe siècle, au moment où le portail de Paris a supprimé toute allusion au premier jugement, entraînant dans son sillage la majorité des portails français qui lui ont succédé et dont une grande partie en dépend plus ou moins étroitement. Avant les premières décennies du XIIe siècle, l’Occident ne semble toutefois pas avoir développé ce type de composition, même si l’hypothèse peut être envisagée pour l’ivoire carolingien de Londres. L’unique évocation avérée du jugement immédiat se trouve dans les Beatus où la distinction entre les quatre catégories de ressuscités suppose une répartition différenciée des âmes dès après la mort. Il est hautement significatif que les premiers exemples de double jugement soient byzantins dans la mesure où l’art chrétien d’Orient a régulièrement inspiré l’iconographie occidentale. L’influence de la formule byzantine sur les Jugements derniers français n’est cependant pas flagrante alors qu’elle est évidente en Italie : en sont absents la Déisis, du moins jusqu’au portail de Reims, le fleuve de feu, l’Hétimasie, la mer restituant ses morts, le bon larron et la Vierge trônant dans le jardin paradisiaque1. On y retrouve en revanche le premier jugement déployé sur toute la largeur du registre inférieur, la pesée inscrite au centre du jugement immédiat et le sein d’Abraham dans le paradis d’attente. Bien que ces analogies demeurent insuffisantes pour postuler une influence directe de la formule byzantine, la présence des deux jugements dans les deux traditions iconographiques laisse supposer une connaissance directe ou indirecte des modèles orientaux et une bonne compréhension de leur signification. Les premiers exemples occidentaux du double jugement coïncident avec l’essor du portail historié dans les premières décennies du XIIe siècle. Dans l’art roman, les Jugements derniers demeurent néanmoins minoritaires par rapport aux nombreuses figurations séparées 1 L’Hétimasie figure dans le Jugement dernier du manuscrit disparu de l’Hortus deliciarum, mais cette œuvre s’inscrit dans un contexte politique germanique et son iconographie reproduit presque littéralement la formule byzantine.

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du jugement immédiat que l’on rencontre dans les manuscrits, la peinture murale et la sculpture monumentale. Dans la sculpture française, le premier jugement apparaît fréquemment dans des compositions modestes inscrites sur la surface d’un chapiteau, mais il peut aussi se déployer plus amplement sur le linteau d’un portail – Anzyle-Duc et Espalion –, sur une frise – Saint-Paul-de-Varax – ou sur une voussure – Étampes, Orléans et peut-être Châteaudun. Les deux premiers exemples sont éminemment significatifs puisque le jugement immédiat y occupe exactement le même emplacement que dans les Jugements derniers de Mâcon et de Conques. Il est également très significatif que les scènes du premier registre de Mâcon aient été transposées littéralement sur la frise de la façade de Saint-Paul-deVarax et que celles de Conques aient partiellement inspiré le linteau du portail d’Espalion. Loin de se trouver isolés dans le paysage iconographique roman, les jugements immédiats de Mâcon, de Conques et de Saint-Nectaire s’inscrivent ainsi dans une série relativement importante et structurellement cohérente. Face à l’ensemble des Jugements derniers romans français, ces deux portails n’apparaissent pas davantage comme des cas isolés puisqu’ils constituent la moitié des portails consacrés à ce thème avant 1140. C’est plutôt le portail de Beaulieu qui constitue une exception dans la mesure où il est le seul à se limiter à la Parousie et que le bestiaire démoniaque de ses deux premiers registres ne rencontre aucune analogie sur les trois autres portails. Quant à celui d’Autun, il ne figure certes pas le jugement immédiat, mais il le prend en considération à travers les attitudes différenciées des ressuscités, au même titre que certains Beatus et la châsse de saint Servais à Maastricht. En 1140, le portail de Saint-Denis a imprimé un profond changement d’orientation à l’iconographie du portail en repoussant dans les voussures une part considérable des composantes du Jugement dernier et, surtout, en écartant la figuration du premier jugement. L’apparente différenciation des ressuscités semble toutefois destinée à rappeler qu’ils ont déjà été jugés une première fois et surtout l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham figurés dans la première voussure incarnent non pas le royaume des cieux mais le paradis d’attente. Pour la première fois dans l’histoire du Jugement dernier, on a en effet situé la destination ultime des élus au sommet et dans l’axe de la composition, et l’on a représenté la vision béatifique comme une rencontre directe avec le Christ appelée à s’étendre aux deux autres Personnes de la Trinité. Les deux paradis n’avaient jamais été distingués de manière aussi limpide. Si cette composition a inspiré quatre

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portails relativement proches de la capitale du royaume, la complexité de son programme iconographique n’a pas toujours été comprise ou du moins reproduite. Les portails de Provins et d’Ivry-la-Bataille ont associé une théophanie composite atemporelle d’origine chartraine à des séjours de l’au-delà manifestement conçus dans leur état antéparousiaque et le portail de Corbeil semble avoir maintenu la présence du paradis d’attente au sein d’un véritable Jugement dernier, mais celui de Laon a de toute évidence transformé le sein d’Abraham en un séjour paradisiaque définitif. Après cette série relativement importante, le Jugement dernier a subi un certain recul dans la sculpture monumentale française, la principale exception étant constituée par le portail de Saint-Trophime d’Arles. Le portail de Chartres semble dès lors inaugurer une remise à l’honneur du thème mais aussi un retour du double jugement. Comme dans la formule byzantine et sur les portails de Mâcon et de Conques, le jugement immédiat figure au registre inférieur. S’ajoute toutefois à ce schème déjà ancien l’inscription du paradis d’attente dans la partie inférieure des voussures, inspirée directement ou indirectement par la formule dionysienne. Si le modèle chartrain n’a guère été suivi, du moins en France, le double jugement a encore été appliqué à plusieurs reprises dans la première moitié du XIIIe siècle : au portail de Reims, sur le vitrail de Bourges et dans le Psautier de Marguerite de Bourgogne. L’hypothèse peut également être envisagée pour un manuscrit de Saint-Omer et le portail de Saint-Sulpicede-Favières. Un tournant décisif s’est pourtant produit durant la même période au portail de Notre-Dame de Paris où l’on a abandonné le jugement immédiat et transformé le lieu paradisiaque des voussures, incarné notamment par le sein d’Abraham, en un paradis définitif. Ce n’était naturellement pas la première fois que l’on représentait séparément le Jugement dernier, mais il semble bien que ce soit à la suite de ce modèle extrêmement influent que le jugement immédiat a été abandonné dans la quasi-totalité des portails postérieurs. Sur une grande partie de ces portails, on a toutefois modifié l’iconographie du lieu paradisiaque afin de le conformer à son nouveau statut : à Amiens, Abraham élève les âmes qu’il a recueillies dans son manteau pour leur permettre de le quitter et d’atteindre le sommet de la composition dans les bras des chérubins ; ailleurs on a tout simplement supprimé ce thème. Le double jugement ne disparaîtra pas pour autant totalement de l’iconographie occidentale puisqu’on en trouve une formulation aussi spectaculaire qu’originale au début du siècle suivant au

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Camposanto de Pise. Toujours est-il que le changement manifestement opéré au portail de Paris a sonné le glas d’une tradition iconographique séculaire. Les œuvres interprétables comme des doubles jugements présentent de nombreuses composantes thématiques et structurelles communes. Pour commencer, elles se lisent de bas en haut, comme la quasi-totalité des portails et des vitraux narratifs, de sorte que le premier jugement en occupe le registre inférieur2. La lecture commence donc par le bas et plus précisément par le centre de la composition où s’effectue la séparation, le plus souvent sous la forme de la pesée comme dans la formule byzantine, à Conques, Chartres et dans le Psautier de Marguerite de Bourgogne. La lecture se poursuit ensuite indifféremment vers la droite ou vers la gauche avec les cortèges des damnés et des élus progressant respectivement vers l’enfer et le paradis d’attente. Celui-ci se situe donc dans l’angle inférieur gauche, si bien que pour y accéder les élus s’éloignent du Christ de la Parousie et ne sont pas en mesure de jouir de la vision béatifique, et il comporte le plus souvent une image du sein d’Abraham. Le récit du jugement immédiat s’arrête dans les deux séjours de l’au-delà situés aux extrémités du premier registre et ne se poursuit dès lors pas directement dans les registres supérieurs. Ceux-ci renvoient en effet à la fin des temps et imposent par conséquent à l’esprit de concevoir l’hiatus spatial et temporel séparant les deux jugements. Dans un premier temps, le Christ apparaît dans sa gloire entouré d’anges portant généralement les instruments de la Passion, des apôtres assesseurs ou de médiateurs privilégiés comme la Vierge et les deux saints Jean. Intervient ensuite la résurrection des morts suscitée par le son des trompettes. Dans la plupart des Jugements derniers envisagés, les ressuscités connaissent leur statut au moment où ils sortent de leur sarcophage. À Saint-Denis, ils semblent correspondre aux élus à dextre et aux damnés ou aux pécheurs à senestre. Dans les principaux exemples de double jugement au contraire – Mâcon, Conques, Chartres et Reims –, les ressuscités sont présentés comme étant tous des élus. Dans toutes ces compositions, on montre donc que les ressuscités ont déjà été jugés et que l’ultime 2

Le Psautier de Marguerite de Bourgogne constitue cependant une exception puisque la première séparation figure au deuxième registre, laissant ainsi très opportunément le premier registre à la figuration de l’enfer. Il faut également préciser qu’à Reims le jugement immédiat occupe les deux registres inférieurs.

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sentence ne fait que confirmer la première. C’est encore plus frappant à Mâcon, Chartres et Reims où l’on a fait l’impasse sur le sort des damnés au moment de la Parousie, comme si leur destinée n’était pas fondamentalement modifiée par l’ultime jugement. À Conques au contraire, on a dupliqué le lieu infernal, donnant ainsi à voir les supplices infligés aux damnés avant et après la résurrection, mais il s’agit là d’une exception. L’évocation du sort des élus s’arrête le plus souvent au moment de la résurrection ou de leur regroupement devant le Juge, excluant ainsi leur introduction dans le royaume des cieux. À Mâcon, Saint-Nectaire, Chartres et Reims, la résurrection marque le terme du parcours des élus et semble correspondre à la vision béatifique puisque ceux-ci contemplent, souvent avec ferveur, la figure divine. À Chartres et à Reims cependant, on a évoqué très succinctement le paradis définitif au sommet des voussures respectivement sous la forme d’un édifice fortifié occupé par des nuées, des feuillages et des élus, et sous l’apparence de la salle des noces de la parabole des dix vierges. Dans la formule byzantine, à Conques et dans le Psautier de Marguerite de Bourgogne au contraire, on a figuré les élus en groupes hiérarchiquement ordonnés ou en cortège dressés devant le Juge, toujours dans le but de représenter la vision béatifique. Et si les élus de Conques amorcent leur ascension en pénétrant progressivement dans une nuée habitée par des anges, leur destination céleste demeure invisible. Il semble donc que la volonté de figurer le paradis d’attente et de lui conférer une grande visibilité a conduit à écarter la figuration du paradis définitif, ou à en réduire considérablement l’étendue, et à présenter la récompense ultime des élus sous la forme d’un face-à-face avec Dieu. Dans les représentations séparées du Jugement dernier au contraire, la composition a permis de figurer le royaume des cieux. L’exemple d’Autun est à cet égard des plus significatifs puisque ce séjour a été disposé au sommet du tympan de manière telle que les élus soient en mesure de contempler le Christ. À Saint-Denis, la transcendance du paradis définitif est encore plus marquée car les élus sont transportés par des anges devant un Christ distinct de celui de la Parousie, dépourvu des stigmates de la Passion et dominé lui-même par une figuration de la Trinité, laquelle correspond exactement à l’objet de la vision béatifique telle que la concevaient les théologiens. Il semble que cette composition ait été partiellement reprise à Corbeil, mais ensuite on n’a pratiquement plus jamais étendu la vision béatifique à l’ensemble de la Trinité, sauf peut-être à Bourges et au

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portail des Libraires de Rouen où des élus sont couronnés devant une Trinité3. À côté de ces importantes analogies, les œuvres examinées présentent de nombreuses spécificités offrant souvent des arguments supplémentaires et parfois décisifs à l’hypothèse du double jugement. Il me semble utile de rappeler rapidement ces arguments afin de montrer à la fois l’importance de ces spécificités et la solidité de cette hypothèse. Dans les Jugements derniers byzantins, celle-ci est corroborée par la présence de deux thèmes absents des compositions occidentales, le bon larron et la Vierge trônant, et confirmée par deux arguments décisifs émanant du Tétraévangile de Stoudios. D’une part, l’enfer antéparousiaque possède une entrée propre et constitue dès lors un lieu distinct de l’étang de feu auquel on accède par le haut. D’autre part, les évêques ne se présentent pas devant le paradis d’attente, conformément à ce que suggère la liturgie funéraire, et se tiennent au contraire dans le groupe situé à la tête des élus où ils ont été gratifiés d’un nimbe, attestant ainsi que le jardin paradisiaque n’est pas le lieu où se rendent les élus après la résurrection. À Mâcon, deux arguments décisifs s’ajoutent à l’assimilation des ressuscités à des justes : la séparation s’effectue sous la forme d’un combat armé entre un ange et un démon, comme dans les autres exemples bourguignons du jugement immédiat, et surtout les élus reçoivent l’étole et la couronne que leur promettent les oraisons funéraires. À Conques, on peut retenir trois arguments importants : le premier damné introduit en enfer, un chevalier renversé de son cheval par des démons, fait manifestement référence à un passage du Liber miraculorum sancte Fidis relatant le trépas d’un seigneur orgueilleux ; l’église paradisiaque est éclairée par des lampes alors que l’épigraphie accorde une grande importance à la lumière spirituelle ; ce séjour est dépourvu de nuées et d’anges alors que les élus ressuscités du cortège entrent graduellement dans une nuée occupée par des anges. Quant aux arguments décisifs, ils résident à mon sens dans la duplication exceptionnelle du jugement, de la séparation des damnés et de l’enfer : au registre médian, le jugement s’effectue au moyen du Livre de Vie et 3

De part et d’autre du gable dominant le portail dédié au Jugement dernier, des personnages couronnés – probablement des élus et non des rois – sont accueillis par des anges et semblent destinés à rejoindre les figures divines inscrites dans les deux médaillons qui les surmontent : le Christ flanqué de deux anges à gauche, un Trône de grâce à droite.

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se distingue ainsi de la pesée ; deux anges armés repoussent les damnés et l’un d’eux expose les mots d’un passage de Matthieu se rapportant précisément à la séparation eschatologique ; enfin, des diables contraignent les réprouvés à progresser au sein d’un cortège divergent, symétrique au cortège convergent des élus, vers un enfer distinct de celui du registre inférieur. À Saint-Nectaire, le redoublement du jugement transparaît dans la répartition des deux thèmes sur deux chapiteaux voisins et surtout à travers la représentation du cavalier de la mort qui situe clairement la pesée au moment du trépas. À Saint-Denis, des anges transportent des élus depuis l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham jusqu’à la figure du Christ inscrite au sommet de la première voussure en leur faisant franchir un rideau de nuées qui délimite ainsi distinctement les séjours temporaires du royaume des cieux. À Provins, Ivry-laBataille et Corbeil, les indices ne sont pas aussi explicites mais ils suggèrent que l’édifice paradisiaque et le sein d’Abraham ont conservé le même sens que sur le modèle. Sur le vitrail de Bourges, la distinction entre les deux jugements tombe sous le sens puisque le premier comporte une scène de transitus. Dans le Psautier de Marguerite de Bourgogne, chacun des deux jugements est figuré sous la forme de cortèges divergents dans lesquels les âmes séparées sont nues tandis que les corps ressuscités sont habillés. Dans le vaste programme sculpté de Chartres, la distribution des nuées dessine une topographie extrêmement rigoureuse des espaces et des récits, suggérant avec force que la séparation, inscrite sous un feston continu de nuées lui-même dominé partiellement par des sols terrestres, s’inscrit dans un temps distinct de celui de la Parousie. L’hypothèse du double jugement se fonde également sur la présence au sommet des voussures d’architectures structurellement et iconographiquement comparables à l’édifice paradisiaque surmontant la parabole des dix vierges du porche méridional. À Reims enfin, l’hypothèse repose non pas sur un ou plusieurs arguments décisifs mais sur un faisceau d’arguments convergents : le recentrage du sein d’Abraham, les regards des élus du deuxième registre tournés majoritairement vers la voûte et la présence de nuées desquelles émerge la salle des noces de la parabole des dix vierges au sommet de cette voûte. Considérés séparément, les indices communs et spécifiques suffisent à établir la pertinence de l’hypothèse du double jugement. Et lorsqu’on les considère dans leur ensemble, les indices communs se

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renforcent mutuellement, témoignant d’une véritable tradition iconographique se développant sur deux siècles. La diversité des compositions montre cependant que cette tradition n’était guère contraignante, permettant au concepteur d’interpréter le canevas relativement souple du double jugement à des exigences ou des conceptions spécifiques. La diversité des indices abondant dans le sens de cette lecture révèle plus significativement encore qu’on a été capable d’enrichir le schème initial en lui ajoutant des thèmes nouveaux concordant parfaitement avec sa signification. Face à cette importante tradition iconographique, il est essentiel de s’interroger sur les raisons qui ont pu motiver la représentation du jugement immédiat en dessous du Jugement dernier. La raison très générique qui s’impose à l’esprit est que ce jugement était chronologiquement et, dès lors, psychologiquement plus proche du clergé et des fidèles, mais il est probable que des raisons plus précises ont déterminé les choix opérés par les commanditaires et les concepteurs : attirer l’attention des fidèles sur les rétributions succédant immédiatement à la mort et sur l’incontournable fonction médiatrice remplie par l’Église dans l’obtention de leur salut à travers la gestion des suffrages. D’autant que cette gestion constituait une entreprise de très grande envergure et mobilisait des enjeux majeurs pour les institutions qui, en s’en réservant le monopole, s’assuraient des revenus considérables et un contrôle accru sur la société laïque4. Cinq indices iconographiques corroborent l’hypothèse d’une corrélation entre les représentations du premier jugement et les suffrages ou la liturgie funéraire. Dans le Tétraévangile de Stoudios, le sort privilégié octroyé aux évêques semble émaner de la liturgie constantinopolitaine dans laquelle une oraison spécifie que ces prélats ne doivent pas transiter par le paradis d’attente et peuvent se présenter devant le trône divin dès après la mort. L’iconographie correspond en tout cas parfaitement à cette distinction exprimée par l’euchologie puisque les évêques n’apparaissent pas devant le paradis d’attente et se tiennent au contraire à la tête des élus en arborant un nimbe attestant leur statut d’exception. Un lien avec la liturgie funéraire peut également être supposé pour le sein d’Abraham, tant pour la formule byzantine que pour les compositions occidentales, même si ce thème paradisiaque est mentionné dans quantité de textes non liturgiques. 4

Baschet, 2009, p. 121, considère que la représentation du premier jugement est liée au souci de contrôler le temps du purgatoire.

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À Mâcon, le lien entre l’iconographie du jugement immédiat et la liturgie ne fait pratiquement aucun doute car c’est dans une oraison funéraire que sont mentionnées conjointement la remise de la couronne et celle de l’étole unique par le Christ. Ce lien est encore plus solide à Conques où la médiation de sainte Foy se déroule devant un autel sur lequel a été déposé un calice. La liturgie n’est donc pas évoquée indirectement, par le biais d’un des thèmes développés dans les oraisons ou les antiennes comme dans les cas précédents, mais par la représentation réaliste du lieu de culte et du sacrifice eucharistique qui était considéré comme l’un des meilleurs moyens d’obtenir le salut des défunts. L’encensement des élus par des anges, figuré à Chartres, Reims et peut-être à Saint-Denis, renvoie également à la liturgie dans la mesure où il semble prolonger dans l’au-delà l’encensement pratiqué sur le défunt par le clergé, ainsi qu’on peut le voir dans de nombreuses scènes de transitus. Ces indices, et plus particulièrement celui que fournit le portail de Conques, confirment à mon sens que le souci des défunts a été l’un des principaux moteurs des commanditaires dans leur choix d’associer le jugement immédiat au Jugement dernier. On pourrait s’étonner que l’on ait écarté de ces compositions la représentation du purgatoire puisque c’est dans ce séjour intermédiaire que se tiennent les âmes dont le sort dépend des suffrages entre les deux jugements. On est toutefois contraint de constater que le purgatoire n’a pas été figuré avant le XIIIe siècle et qu’il n’a été associé au Jugement dernier qu’au XIVe siècle, dans des compositions qui ne montrent de surcroît pas l’introduction des âmes imparfaites dans ce séjour après le jugement immédiat. Aussi pourrait-on considérer que la prégnance de la tradition iconographique était telle que les concepteurs n’ont pas voulu ou osé introduire dans un schème séculaire un thème dont la conception et plus particulièrement la spatialisation demeuraient relativement imprécises. Je pense toutefois qu’au-delà de leurs possibles réticences face à la nouveauté, ils ont simplement transposé aux représentations du jugement immédiat une partie des contenus sémantiques des oraisons et des antiennes funéraires dans lesquelles on souhaite au défunt d’être libéré des assauts du démon, d’échapper à l’enfer et de se rendre dans le sein d’Abraham, le paradis ou le lieu de la lumière, sans envisager le feu purgatoire5.

5

Le Goff, 1981, p. 166-169.

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Si l’on admet cette hypothèse, on peut pousser la comparaison entre iconographie et liturgie funéraire encore plus loin. Ces mêmes textes étaient en effet prononcés longtemps après la mort, alors que l’âme avait déjà rejoint l’un des lieux de l’au-delà : paradis d’attente, enfer ou purgatoire. On n’a donc pas jugé nécessaire ou opportun de les adapter à la situation de leurs destinataires, les âmes imparfaites purifiées durant un temps indéterminé dans ce séjour intermédiaire et par conséquent exemptes de la menace qu’avait représenté l’enfer au moment du transitus et que la liturgie continuait pourtant d’évoquer. Je pense dès lors qu’il en allait de même pour les représentations du jugement immédiat. Même si l’on considérait que les prières et les messes étaient utiles durant les courts instants séparant le trépas du jugement et qu’elles continuaient de l’être pendant tout le temps de la purgation, on ne les a évoquées qu’au travers du jugement immédiat en oblitérant, à l’instar de la liturgie, le lieu de cette purgation. Dans ce contexte iconographique, la fonction du Jugement dernier semble encore plus réduite que chez les théologiens puisqu’à la fin des temps les âmes se trouvent déjà toutes en enfer ou dans le paradis d’attente, et que l’ultime jugement ne sert dès lors pas à établir le sort des imparfaits dont l’âme n’a pas encore été purifiée dans le feu purgatoire. La réponse de l’iconographie à la question relative à l’utilité du Jugement dernier correspond toutefois pour l’essentiel à celle de la théologie : les âmes s’unissent à leur corps ressuscité et, dans cette intégrité recouvrée, les élus peuvent jouir de la vision béatifique. Dans les différentes versions du double jugement, la résurrection des morts est en effet systématiquement présente et surtout elle ne concerne souvent que les élus, suggérant que l’intégrité corporelle constitue pour eux une récompense alors que pour les damnés il s’agit d’une peine qui ne modifie guère leur statut. Toutes ces compositions montrent par ailleurs les élus contemplant Dieu face-à-face, que ce soit au moment de la résurrection ou après leur regroupement en ordre hiérarchique. L’objet de la vision béatifique est généralement le Christ de la Parousie exhibant, au fil du temps, toujours plus ostensiblement les signes de son humanité à travers les stigmates et les instruments de la Passion, alors que certains théologiens considéraient que le Juge ne prendrait cet aspect qu’aux yeux des damnés, réservant son apparence glorieuse aux élus. Cet écart entre textes et images dépasse la question de la vision béatifique puisque les Jugements derniers ont constamment évolué vers une fusion complète avec le thème de la Passion et

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plus particulièrement celui de la Crucifixion. Toujours est-il que l’objet de la vision n’est pas aussi transcendant que dans les textes. Le portail de Saint-Denis constitue toutefois une exception notable dans la mesure où les élus contemplent un Christ distinct de celui de la Parousie, dénué des stigmates de la Passion et dominé par une représentation de la Trinité dans laquelle le Père a reçu, pour l’une des toutes premières fois dans l’art monumental, un aspect anthropomorphe. La vision béatifique a donc été étendue aux trois Personnes de la Trinité, en parfaite conformité avec les conceptions théologiques les plus répandues. Se profile en définitive une tradition iconographique longue d’environ deux siècles dans laquelle on a associé les deux jugements en leur attribuant des fonctions conformes à la liturgie et à la théologie, dans le but manifeste d’exprimer en image non seulement un message moralisateur mais aussi cette préoccupation essentielle du clergé qu’était le salut des défunts. Une extension de cette lecture peut être envisagée dans deux directions. Tout d’abord vers l’Italie où l’iconographie du Jugement dernier est restée plus proche de la formule byzantine classique et où plusieurs programmes peints suggèrent qu’on y a maintenu le sens premier du paradis d’attente : Fossa, Pomposa et peut-être Sant’Angelo in Formis, Oleggio et Sommacampagna6. Vers l’Espagne ensuite où les portails gothiques de Burgos et León comportent plusieurs traits iconographiques et structurels empruntés à Chartres. L’analyse approfondie de ces œuvres aurait largement dépassé le cadre de ce livre et doit par conséquent être reportée à des publications ultérieures. Pour l’heure, je retiendrai que plusieurs Jugements derniers français des XIIe-XIIIe siècles, comptant parmi les plus importants et formant une série hautement représentative, comportent une représentation du jugement immédiat ou du paradis d’attente.

6

J’ai déjà soutenu cette hypothèse pour Fossa et Sommacampagna dans Angheben, 2013.

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BIBLIOGRAPHIE

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CRÉDIT PHOTOGRAPHIQUE :

Maryvonne Mordelet : fig. 2. CESCM : fig. 4, IV, XIII et XIV. GAHOM : fig. 72-79. DRAC PACA : fig. 135. Pedro Luis Huerta : fig. XV et XVI. Les autres clichés des œuvres monumentales sont de l’auteur. Quant aux photos de manuscrits, elles proviennent des bibliothèques dans lesquelles ils sont conservés.

ILLUSTRATIONS

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fig. I. Codex aureus Epternacensis, Nuremberg, Nationalmuseum, 156142, f. 78.

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fig. II. Bourges, cathédrale, vitrail de la parabole du pauvre Lazare, l’âme du pauvre Lazare emportée par des anges.

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fig. III. Bourges, cathédrale, vitrail de la parabole du pauvre Lazare, le pauvre Lazare dans le sein d’Abraham.

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fig. IV. Poitiers, église Saint-Hilaire, peintures de l’abside, la remise de l’étole aux martyrs.

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fig. V. Hildegarde de Bingen, Scivias, manuscrit détruit, miniature 7, le jugement immédiat et les lieux de l’au-delà.

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fig. VI. Isidore de Séville, Étymologies, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 13031, f. 1.

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fig. VII. Augustin, De Civitate Dei, Florence, Bibl. Laurenziana, Plu. XII, 17, f. 1v, le jugement immédiat.

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fig. VIII. Liber Vitae du New Minster, Londres, British Library, Stowe 944, f. 6v-7, le jugement immédiat.

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fig. IX. Psautier de Würzburg, Malibu, Musée Getty, ms. Ludwig VIII-2, f. 113 v, les élus dans le jardin paradisiaque.

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fig. X. Nécrologe d’Obermünster, Munich, Haupstaatsarchiv, Obermünster, 1, f. 74 v, les âmes conduites vers le sein d’Abraham.

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fig. XI. Psautier Arenberg, Washington, National Gallery, B.13.521, feuillet détaché du ms. Paris, BnF, n. acq. lat. 3102, les élus et le sein d’Abraham.

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fig. XII. Saint-Loup-de-Naud, ancienne église abbatiale, relevé des peintures du chœur (côté sud), le jugement immédiat.

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fig. XIII. Vic, église Saint-Martin, peintures de la paroi sud, un ange et un diable se disputant deux âmes.

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fig. XIV. Vic, église Saint-Martin, peintures de la paroi sud, le paradis d’attente.

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fig. XV. Gormaz (Soria), église San Miguel, peintures de la paroi méridionale, le sein des patriarches.

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fig. XVI. Gormaz (Soria), église San Miguel, peintures de la paroi méridionale, la pesée et l’enfer.

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fig. XVII. Tétraévangile de Stoudios, Paris, BnF, ms grec 74, f. 51v, le Jugement dernier.

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fig. XVIII. Homélies de Jacques de Kokkinobaphos, Bibl. du Vatican, cod. gr. 1162, f. 48 v, la Descente aux Limbes.

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fig. XIX. Beatus de Magius ou Maius, Pierpont Morgan Library, ms. 644, f. 219-220, le Jugement dernier.

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fig. XX. Chartres, cathédrale, rose occidentale, le Jugement dernier.

fig. XXI. Chartres, cathédrale, rose occidentale, la pesée et les cortèges divergents.

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fig. XXII. Chartres, cathédrale, rose occidentale, le sein d’Abraham et deux séraphins.

fig. XXIII. Chartres, cathédrale, rose occidentale, l’enfer.

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fig. XXIV. Bourges, cathédrale, vitrail du Jugement dernier.

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fig. XXV. Bourges, cathédrale, vitrail du Jugement dernier, le tribunal divin.

fig. XXVI. Bourges, cathédrale, vitrail du Jugement dernier, la pesée, la séparation et les lieux de l’au-delà.

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fig. XXVII. Bourges, cathédrale, vitrail du Jugement dernier, le jugement immédiat et la résurrection des morts.

fig. XXVIII. Bourges, cathédrale, vitrail du Jugement dernier, scènes liturgiques.

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fig. XXIX. Bourges, cathédrale, vitrail du Jugement dernier, la mort du juste.

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fig. XXX. Psautier de Marguerite de Bourgogne, Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1273, f. 19, le Jugement dernier.

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fig. XXXI. Chartres, cathédrale, vitrail de saint Thomas, la vision du palais céleste.

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fig. XXXII Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, Recueil de textes et commentaires bibliques, Saint-Omer, ms. 3516, f. 154v, le Jugement dernier.

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