Du métier des armes à la vie de cour, de la forteresse au château de séjour : familles et demeures aux XIVe- XVIe siècles 9782503522203, 2503522203

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Du métier des armes à la vie de cour, de la forteresse au château de séjour : familles et demeures aux XIVe- XVIe siècles
 9782503522203, 2503522203

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DU

M É T IE R D E S A R M E S

À L A V IE D E C O U R , DE LA FO R TER ESSE A U C H Â T E A U D E SÉ JO U R X I V e- X V I e S I È C L E S Sous la direction de

Jean-Marie C a u c h ie s et Jacqueline G u is s e t

BREPOLS

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F O N D A T I O N VAN DER B U R C H AU C H Â T E A U D ’É C A U S S I N N E S - L A L A I N G

U premier colloque au château fort d ’Écaussinnes-Lalaing était consa­ cré à l’étude des transformations de l’architecture extérieure et intérieure des forteresses pendant cette période cruciale où l’évolution des armes à feu rendit obsolètes les anciens systèmes de défense. U n constat général de la forme des tours de défense précède l’examen des premières m o­ difications des traditionnelles archères au profit de l’usage des canons. Le Hainaut joue un rôle politique important durant cette période et beaucoup de petits et grands seigneurs se font bâtir des résidences et places fortes. D ’un panorama global à l’approche de cas précis, tels ceux de Beersel, Écaussinnes-Lalaing et Ecaussinnes-d’Enghien, le parcours est riche d’interrogations et de recherches nouvelles. Lalaing, Croÿ, Egmond, proches du pouvoir, voyagent et content leurs découvertes des aména­ gements d’autres castels. Entraînés sur les routes de France, d’utiles com­ paraisons avec les châteaux de Ravel et de Tarascón, ont pu être tentées, quant à leur structure, mais aussi quant à leurs décorations peintes ou à la fonction des cheminées. L’appartenance à ces grandes familles impose une approche héraldique ou de la carrière de chefs de guerre célèbres, tels Florent d’Egm ond et Adrien de Croÿ. L’érudition de l’époque ne manque pas à l’appel avec l’examen de la bibliothèque d’un fonction­ naire bourguignon. Costumes et parures sont également à l’honneur avec un examen du récit d’Obvier de La Marche, ou des bijoux de la société dijonnaise. Enfin, l’étude de l’inscription de l’un des plus célèbres m onu­ ments funéraires de l’époque, celui de Philippe Pot, perm et de retracer l’ensemble d’une carrière ainsi que les motivations et l’acte politique post mortem de ce personnage emblématique.

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D U MÉTIER DES ARMES À LA VIE DE COUR, DE LA FORTERESSE AU CHÂTEAU DE SÉJOUR XIVe-X VIe SIÈCLES

F o n d a t io n v a n d e r B u r c h a u C h â t e a u d ’É c a u s s in n e s -L a l a in g

D U M ÉTIER DES ARMES À LA VIE DE C O U R , DE LA FORTERESSE AU CHÂTEAU DE SÉJO U R: FAMILLES ET DEMEURES AUX X IV e-X V Ie SIÈCLES

SOUS LA DIRECTION DE JEAN-MARIE CAUCHIES ET JACQUELINE GUISSET

BREPOLS

Illustration de couverture : Le châteaufort de Beersel Au dos: Plan du château de Tarascón

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without prior permission of the publisher. © 2005, Brepols Publishers n.v.,Turnhout, Belgium. D/2005/0095/91 ISBN 2-503-52220-3 Printed in the E.U. on acid-free paper

Actes du colloque international organisé au Château fort d’Écaussinnes-Lalaing les 22, 23 et 24 mai 2003

Avec le concours financier de la «Fondation pour la protection du patrimoine culturel, historique et artisanal» (Lausanne) du Ministre-Président de la Communauté Wallonie-Bruxelles, Communauté Française de Belgique, Hervé Hasquin

V

R

e m e r c ie m e n t s

L’organisation d’événements quels qu’ils soient requiert la partici­ pation de bonnes volontés et d’aides logistiques substantielles. Ce pre­ mier colloque au Château fort d’Écaussinnes-Lalaing s’est déroulé dans des conditions optimales grâce à l’accueil particulièrement chaleureux que nous ont accordé le comte et la comtesse R obert d’Ursel. Nous fûmes de véritables envahisseurs comptant à chaque instant sur l’inter­ vention amicale et efficace de nos hôtes. Leur dévouement au château et à la Fondation van der Burch est sans limite et nous en avons largement profité. De jour comme de nuit, car les intervenants et les organisateurs furent logés et choyés en leurs murs. Q u ’ils en soient ici chaleureuse­ ment remerciés. Pour vaste que soit le château fort, il ne l’était point assez pour y installer les orateurs venant de contrées plus ou moins lointaines. Aussi la comtesse Charles-Albert de Lichtervelde a accepté de recevoir, au château d’Ecaussinnes-d’Enghien, une partie des congressistes pour ces quelques jours printaniers. De plus, au terme d’une visite très animée, la comtesse de Lichtervelde a offert à tous les participants une réception chaleureuse et sympathique. Q u ’elle trouve ici l’expression de toute notre gratitude.

VI

Fig. 2. Le château fort d’Écaussinnes-Lalaing.

V II

T able

d e s m a t iè r e s

Avant-propos Jean-Marie Cauchies

1

A . T Y P O L O G IE

A propos de l’immobilisme formel des tours seigneuriales au bas moyen âge

Luc-Francis Genicot Le canon et la fortification, 1380-1430 Alain Salamagne Entre archéologie et histoire matérielle. Pour une étude du décor des cheminées médiévales Jacqueline Leclercq-Marx Châteaux hainuyers des X IV e-X V Ie siècles Michel de Waha Châteaux et et sources narratives au temps des premiers Habsbourg (1477-1506) Jean-Marie Cauchies

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B. ET U D E S D E CAS

Ecaussinnes-Lalaing: les métamorphoses du château au X V Ie siècle

Philippe Sosnowska

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Le château de la Follie à Ecaussinnes-d’Enghien

Myriam Cheyns-Condé Du donjon médiéval à la chapelle castrale des d’Enghien. Etat de la question Daniel Soumillion L’habitat seigneurial dans le Pays d’Enghien: l’exemple de Bierghes et d’Oetingen Luc Delporte Beersel, une expérience de défense contre l’artillerie? Hypothèses en marge d’une restauration Michel de Waha Images politiques au château de Ravel en Auvergne? Anne Courtillé Le château de Tarascón et les premiers ducs d’Anjou: défense et vie de cour (1400-1430) Françoise Robin

V III

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C.

S E IG N E U R S E T G E N S D E P O U V O I R

Les costumes d’apparat lors des fêtes de Bourgogne, le récit d’Olivier de La Marche Jacqueline Guisset Parures des villes, parures des princes. Le bijou et la parure dans la société urbaine et la noblesse Céline Vandeuren-David Le tableau des 32 quartiers de Josse de Lalaing, chevalier de la Toison d’or, seigneur de Brosende (f 5 août 1483) Christiane Van den Bergen-Pantens Florent d’Egmond et Adrien de Croÿ, les carrières exemplaires de deux chefs de guerre de Charles Quint Hans Cools A propos du tombeau de Philippe Pot, capitaine du château de Lille (1466-1477) Gilles Blieck Les librairies des fonctionnaires bourguignons: le cas des livres de Martin Steenberch, secrétaire ducal ( f 1491) Céline Van Hoorebeeck

Conclusion Philippe Contamine

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IX

Fig. 3. Le château de la Follie à Écaussinnes-d’Enghien.

X

JEA N -M A R IE CAUCHIES Membre de l’Académie royale de Belgique Président de la Fondation van der Burch

AVANT-PROPOS

Si la Fondation van der Burch a voulu mettre sur pied un collo­ que international de haut niveau, c’est afin de donner tout leur sens à ses tâches essentielles: la conservation du château d’Ecaussinnes-Lalaing et le développement du musée qu’il abrite. Ces objectifs, les responsables l’ont bien compris, exigent de marier promotion culturelle et touristique d’une part, activités scientifiques d’autre part. Voici quatre ans, la Fondation, alors présidée par feu Freddy Cartuyvels, a suscité un ouvrage attendu et nécessaire, le beau et solide volume, richement illustré, consacré par M me Jacqueline Guisset à l’his­ toire et à l’inventaire d’un édifice exceptionnel1. Peu de temps après, Mme Guisset, historienne de l’art, administrateur de la Fondation van der Burch, et le soussigné se voyaient confier l’organisation du colloque de mai 2003. Le titre complet, la carte de visite, oserais-je dire, de la manifesta­ tion en donne le ton. Nous voulions centrer notre attention sur une époque où les châteaux sont censés connaître une phase de renouveau, dans leur conception ou leur rénovation, leur construction ou leurs aménagements, leurs fonctions et leurs usages: «de la forteresse au châ­ teau de séjour». Nous tenions aussi à ce que les hommes soient présents tout autant que les pierres: «du métier des armes à la vie de cour». Voilà pourquoi il convenait de faire appel à des spécialistes en sens divers: his­ toriens de l’architecture évidemment, mais aussi des objets, du mobilier, des parures, des manuscrits; historiens des textes, des armées, de la poli­ tique, de la noblesse châtelaine; historiens des lieux encore, tout désignés pour nous entretenir de telle ou telle bâtisse. La première satisfaction, pour les responsables de l’entreprise, fut le grand nombre de réponses positives et de propositions originales

1 J. GUISSET, Le Château Fort d’Ecaussinnes-Lalaing et ses collections. Tournai, La Renaissance du Livre, 2001, 173 p. (Collection Les beaux livres du patrimoine).

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JE A N -M A R IE CAUCH IES

engrangées dès les premiers contacts, en Hainaut, en Brabant, mais aussi en France, et jusqu’à R om e ... Je remercie une fois encore tous les ora­ teurs inscrits. J ’épinglerai, on le comprendra, mon collègue et ami le Professeur Philippe Contamine, émérite de l’Université de ParisSorbonne, membre de l’Institut de France: sans la moindre hésitation, il a accepté de nous rejoindre et d’assumer la tâche exigeante de la présen­ tation des conclusions de nos journées. Je me réjouis aussi que les Editions Brepols, de Turnhout, aient d’emblée manifesté pour nos tra­ vaux un vif intérêt, dans la perspective de la publication d’actes dans un volume illustré de qualité; il est vrai que la castellologie est un domaine cher à cette maison attentive au travail bien fait. Le financement de notre colloque, enfin, n’aurait pas été possible sans interventions extérieures substantielles. La Fondation pour la pro­ tection du patrimoine culturel, historique et artisanal est établie à Lausanne. Particulièrement ouverte à tout ce qui se fait autour des XVe et XVIe siècles, elle a attribué, sur proposition de son conseil scientifi­ que, une importante subvention pour organiser nos travaux et en publier les résultats. Pour sa part, la Communauté française Wallonie-Bruxelles, sur la proposition de son ministre-président, M. Fiervé Hasquin, a tenu aussi à soutenir matériellement notre initiative de promotion et de dif­ fusion. Ce colloque fut le premier organisé dans les murs écaussinnois. Gageons que ses initiateurs n ’en resteront pas là.

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A . T Y P O L O G IE

Fig. 4. Chateau de Bodiam (Sussex), le châtelet d’entrée.

Fig. 5.Tour de Falnuée (Namur), fin du XIIIe siècle.

L U C -FR A N C IS G E N IC O T Professeur émérite, Université Catholique de Louvain À PROPOS DE L’IMMOBILISME FORMEL DES TOURS SEIGNEURIALES AU BAS MOYEN ÂGE

1. I n tr o d u c tio n

Cette note tente une réflexion dans le secteur des tours seigneu­ riales1. Il y va de constructions qui ont été réalisées, le plus souvent sur des domaines ruraux et fonciers, pour une aristocratie de moyen à petit régiment - comme l’écrivait le chroniqueur liégeois Jacques de Hemricourt (f 1398)2-, et non pour les dynastes ni la noblesse de haut parage. O n est loin des forteresses princières ou des châteaux forts d’état. Ces bâtisses, d’autre part, appartiennent pour le plus grand nom ­ bre, toutes «variantes» confondues, à une période s’étalant entre la fin du X IIe et le XVe siècle. Pas moins. Ainsi est-il d’ores et déjà précieux d’épingler la longévité d’une catégorie définie, qui a sûrement prévalu durant l’équivalent de huit à neuf générations d’utilisateurs! Seule nous concerne la R égion wallonne3, où un inventaire systématique de ces édifices est en cours de publication depuis 2000 4.

1 Sujet abordé par l’A. dans L.-F. GENICOT, R. SPEDE & Ph. WEBER, Les tours d’habitation seigneuriales du Moyen Age en Wallonie. Analyse archéologique d’une typologie, Namur, 2002, p. 64 et 225. Cette synthèse contient nombre de données et d’illustrations dont a bénéficié le présent article (© C H A B/U CL et L.-F. Genicot); les plans sont de Ph. Weber. 2 Cf. son célèbre Miroir des nobles de Hesbaye, éd. C. DE BORMAN, A. BAYOT et E. PO NCE­ LET, Bruxelles, 1910. 3 Genre alors répandu dans tout l’Occident féo­ dal. F. DOPERE 6c W. UBREGTS, De Donjon in Vlaanderen. Architectuur en wooncultuur, Louvain, 1991 (coll. «Acta archaeologica

Lovaniensia», 3); C. CORVI S1ER, Seigneurs de pierre. Les donjons du XIe au XIIIe siècle en Région Centre, Paris, 1997; plus généralement, M. BUR (dir.), La maison forte au Moyen Age, Paris, 1986; etc. L’art. «Donjon» de E. VIOLLET-LE-DUC dans son fameux Dictionnaire raisonné de l’archi­ tecture française du XIe au X V Ie siècle, Paris, div. édit, depuis 1854,V, p. 34 sq., mélange les diffé­ rentes catégories. 4 Donjons médiévaux de Wallonie, sldd. L.-F. GENICOT, Namur-Liège, 2000 sq., dans la coll, des «Inventaires thématiques» du MRW. Sont parus les fascicules pour le Brabant, Hainaut et Liège; les deux suivants sont sous presse. 5

L U C -F R A N C IS G E N IC O T

Enfin, la réflexion s’est opérée au départ de l’observation archéologique et architecturale des tours qui nous sont parvenues dans un état de conservation variable. Il n ’y a aucune raison de penser que l’échantillonnage conservé «in situ» ne soit pas ou plus représentatif de son passé. Car «on ne s’expliquerait pas pourquoi les témoins préservés dans notre typologie seraient moins bons ou moins significatifs que ceux qui ont disparu [...] Pourquoi le sort se serait-il donc précisément acharné sur les exemplaires les meilleurs par une forme tout à fait étrange de «fatalité historique» pour ne plus nous en laisser que les moins pertinents?»5. Les rares descriptions médiévales confirment le bien-fondé de cette remarque méthodologique.

2 . T y p o lo g ie e t p r o g r a m m e

Plutôt que de «donjon»,- terme un peu fourre-tout, commode mais en rigueur assez inapproprié, et qui d’ailleurs, il faut le souligner, est quasiment inconnu de nos sources écrites au moyen âge! -, on parlera plus volontiers de «tour»,- les textes regorgent en revanche de ce mot pour les désigner globalement -, et plus exactement encore, non tant de maison-tour que de tour d’habitation (voire de maison forte). De fait, les deux paramètres fondamentaux du programme constructif sont l’habitat et la sécurité, le tout connoté d’une symbolique plus ou moins affirmée de «hauteur». Cette notion essentielle de hauteur, à la fois dans l’ordre mental et dans l’exécution matérielle, se traduit concrètement par le caractère pré­ cisément turriforme de l’édifice, plus ou moins esseulé, qui se démarque comme tel et qui livre à ses environs le signal fort d’une présence sei­ gneuriale6. Cela étant, comment se distribue d’habitude une tour d’habita­ tion? En bref, elle se présente sous l’aspect d’un volume assez opaque, qui n’est plus souvent sur motte, dressé sur un plan quadrangulaire n’ex­ cédant guère 8 à 9 m de côté. Elle est usuellement en pierre (plus en bois), ce qui contribue à l’exalter d’autant dans le paysage vernaculaire

5 Les tours d’habitation seigneuriales..., op. rit., p. 58. 6 Comme d’ailleurs des tours paroissiales, dont certaines, d’origine romane en gros, ont tenu un rôle «stratégique» ou para-militaire: Ibid., Annexe 1, p. 227-231; L.-F. GENICOT, La tour seigneuriale de l’église paroissiale de Wierde, dans 6

Annales de la Société archéologique de Namur, 54, 1967, p. 109-156; W. UBREGTS, Les tours de Fontaine et de Voroux. Le «Donjon» de Warsage, dans Bulletin de la Commission royale des monu­ ments et des sites, 4, 1974, p. 77-111; etc.

À PR O PO S DE L’IM M OBILISM E FO R M EL DES T O U R S SEIGNEURIALES

C||B

II olle»

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Fig. 6.Tour d’Alvaux (Brabant), l eie moitié du XIIIe siècle. Coupe et plans des quatre niveaux. Etat actuel.

de l’époque. En élévation, elle empile des locaux qui occupent en géné­ ral toute la superficie de chaque niveau. D ’ordinaire, la tour en super­ pose trois, parfois quatre, très rarement davantage ou moins (décapitation ultérieure mise à part). Le niveau bas qui n’est ni enterré ni souterrain au départ, possède des murailles épaisses (moyenne de 1 à 2 m). Il porte une voûte, d’ordinaire en berceau plein cintre, pour asseoir solidement l’ouvrage et le garantir d’assauts trop faciles (la sape spécialement). Cette espèce de «pseudo-cave», sombre et fraîche, sert surtout de garde-manger où stocker vivres et four­ nitures domestiques. Elle est normalement accessible depuis le haut. Au-dessus d’elle en effet se range l’étage diurne, aussi dénommé bel-étage, salle ou encore vivoir. C ’est là seulement, sauf exceptions 7

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confirmant la règle, que l’usage ouvre l’unique porte d’entrée, surélevée par rapport au terrain d’origine, par souci de sécurité et sans doute d’en­ noblissement. La «maisonnée» y séjourne au quotidien. L’équipement immobilier de base, spécialement ménager, s’y concentre: sas d’entrée, cheminée, évier s’il en est, niche(s) ou armoire(s) murale(s), baies à ban­ quette^) ou coussiège(s) livrant plus de lumière. Le troisième niveau correspond à l’étage dit nocturne. Egalement mieux éclairé, chauffé parfois et doté de placards dans ses murs, il s’ac­ compagne le plus souvent des latrines, majoritairement appendues en hors d’œuvre, près de son palier d’accès7. La circulation verticale entre les pièces ainsi superposées s’opère à l’intérieur, soit via des échelles (mobiles?) ou des escaliers en bois, évi­ demment perdus, soit par l’entremise d’étroites volées d’escalier en pierre, intrapariétales et droites (les vis sont insolites). Presque aucune tour ne conserve sa couverture d’origine. L’ancienne toiture, débordante (?), a pu varier de formes, les principales étant en pyramide simple et en bâtière (quelquefois inversée!)8. Il est plausible que certaines tours, plus «élaborées» ou mieux achevées, aient reçu un couronnement en relative saillie, monté sans doute en bois prin­ cipalement, à la manière d’un hourd, afin de corriger ou d’améliorer Las­ sez piètre potentiel offensif.

7 Sur la bonne quarantaine de latrines conservées, 32 sont appendues; plus de 80% se situent aux étages; Les tours d’habitation seigneuriales..., op. cit., p. 181-182. 8

8 Notamment sur les tours condruziennes de Lassus et Villers-le-Temple (cf. certains keeps anglo-normands).

A PR O PO S DE L IM M OBILISM E FO RM EL DES T O U R S SEIGNEURIALES

Fig. 8.Tour de Nandrin (Liège), vers 1300. Après restauration.

De fait, les tours sont en majorité dépourvues d’un appareil mili­ taire susceptible d’impressionner ou simplement, de fonctionner très uti­ lement. Les embrasures de tir sont d’habitude plutôt mal distribuées et peu nombreuses; leur praticabilité est même douteuse à plus d’une reprise et leur flanquement horizontal, insuffisant dans l’ensemble; les créneaux sont rares et les mâchicoulis, encore plus; les échauguettes et 9

L U C -F R A N C IS G E N IC O T

Fig. 9. Tour de Corbais (Brabant), 2e tiers du XIIIe siècle. Coupe et plan du bel-étage. Etat actuel.

bretèches, au demeurant fort épisodiques et «tardives», paraissent surtout de parade9. Au total, la capacité de riposte active des quelques occupants armés semble peu efficace (sauf à pouvoir tabler sur une superstructure plus adéquate, maintenant disparue). L’objectif sécuritaire de la tour est rencontré prioritairement grâce à la robuste inertie de ses murailles en dur, à ses percements limités, surtout vers le bas, à la protection mini­ mum que lui assurent des douves, normalement aqueuses, peut-être à l’espace-tampon qu’en principe lui procure une basse-cour d’entrée avec sa clôture. Rien tout compte fait d’infranchissable pour un assaillant un tant soit peu décidé et outillé, a fortiori pour des soldats profession­ nels. Bref, le principe de base à ce degré de la poliorcétique est de se réfugier et se calfeutrer dans la tour, en suivant le reßexe obsidional10 dont le concept se fonde d’abord sur une défense passive. Cela dit, c’est tout de même beaucoup mieux que rien, spécialement dans le contexte des campagnes du bas moyen âge. Et durablement.

9 Sur ces superstructures (pseudo-)guerrières: Ibid., p. 132-142.

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C. GAIF.R, Art et organisation militaires dans la principauté de Liège et le comté de Looz au Moyen Age, Bruxelles, 1968, p. 204.

À P R O PO S D E L’IM M OBILISM E F O R MET. DES T O U R S SEIG NEURIALES

3. C o n sta ts d ’« im m o b ilis m e »

Dans la série nourrie des tours seigneuriales, ce qui intrigue sur­ tout est moins la permanence de leur programme fonctionnel que celle de son expression architecturale ou «formelle» à travers les décennies: en gros, les tours ne changent pas de physionomie, ou si peu, durant plus de deux cents ans! Ceci n’exclut pas qu’à l’intérieur de cette famille, des variations d’ampleur et de qualité n ’ordonnent les investisseurs entre eux selon leurs rangs et leurs suzerains, donc leurs moyens11. Mais toujours, cependant, au départ en gros du même «moule» architectural de réfé­ rence. O n peut admettre que toutes les solutions d’organisation inté­ rieure y sont exploitées durant le X IIIe siècle; elles n ’enregistrent pas de «progrès» notable dans la suite, ce qui est essentiel (au sens propre). Le constat reste manifeste tant qu’une certaine «flamboyance», d’une por­ tée bien limitée, ne se décèle, çà et là, à dater de la fin du XIVe et plu­ tôt du XVe siècle. Certes, en tant qu’organe de défense, une tour ne peut se permettre n’importe quoi sous l’angle technique comme décoratif. En particulier, elle doit garder une solidité qui ne tolère guère d’allégements, en tout cas trop perceptibles au dehors, ni d’ouvertures généreuses ou délicatement ouvra­ gées. Elle doit opposer une carapace murale qui défie les entreprises trop aisées sans leur prêter de points faibles. Assurément. Mais pour autant ne pourrait-elle s’offrir, spécialement au dedans et à dater du milieu du XIIIe siècle du moins12, la modernité d’éléments gothiques tels qu’une voûte d’ogives ou plus banalement, des arcs en tiers-point ou quelque ornemen­ tation plus «à la page»? Or, à l’une ou l’autre exception près en matière de voûtaison - en Brabant plus précisément -, de brisures, trilobés ou niches, de chapiteaux sculptés et profils ciselés - un peu partout dans la suite -, la tour de l’aristocratie moyenne reste d’inspiration globalement «romane», soit de cette période qui l’a vue chez nous se pétrifier. Elle ne témoigne pas d’innovations dans ses composantes structurelles. Ni la préférence pour la voûte en berceau ou (moins volontiers) d’arêtes, ni la typologie peu extensive des baies, ni l’ordonnance des che11 En fonction spécialement du «rang du commandi taire et du bâtiment»; R. SUCKALE, Le livre L’architecture gothique en France. 1130— 1270. Réflexions sur les principes directeurs de Vou­ vrage, dans Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, IX-X, 2002, p. 30.

12 Architecture gothique en Belgique, Bruxelles, 1997, p. 33 sq.; L.-F. GENICOT, Essai sur la réception du gothique en Belgique (vers 11501250), Liège (sous presse).

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L U C -F R A N C IS G EN IC O T

minées, ni la composition des armoires intérieures, par exemple, n ’y connaissent une réelle évolu­ tion au cours des XIIIe et XIVe siè­ cles, sinon davantage13. Alors que plusieurs tours dém ontrent l’évi­ dente compétence professionnelle de leurs maîtres d’œuvre, leur des­ sein général et leur exécution prin­ cipale demeurent «inféodés» à un système architectural qui semble directement hérité d’un âge anté­ rie u r14. C ’est stupéfiant. Surtout lorsque des auteurs appréciables jugent par ailleurs qu’«il n’y a pas de maison perdurant dans ses for­ mes et son organisation au long des siècles»15. Et de surcroît, tandis qu’en parallèle, l’architecture reli­ gieuse, même paroissiale, ou pro­ fane (hôtels, maisons de ville, halles, hôpitaux, moulins, etc.) s’adapte «naturellement», ou le tente au minimum, aux fluctuations stylisti­ Fig. 10. Donjon-porche de Fernelmont (Namur), 1er ques et techniques qui vivifient le tiers du XIVe siècle. État en 1968. déroulement de l’art de bâtir. Soit dit au passage, - c’est presque un autre sujet -, pareille situation complique singulièrement la datation. A défaut d’une mention sûre, tout à fait rare16 de la découverte d’un élément originel susceptible par exemple d’une dendrochronologie17, de données historiques assez nettes sur l’initia-

13 Hélas, la décoration, au moins des locaux habités qui sont enduits, reste fort mal connue. Elle n’a guère laissé de témoins, mais ceux qui subsistent n’infirment pas le propos principal. 14 Sur le «passage» du roman au gothique, cf. les observations «bizarres» et stimulantes de M. TRACHTENBERG, Qu’est ce que «le gothi­ que»?, dans Les cahiers..., op. cit., p. 41-52. 15 S. ROU X & F. PIPONN IER dans Cent mai­ sons médiévales en France (du XIIe au milieu du XVIe siècle). Un corpus et une esquisse, Paris, 1998, p. 92. 12

16 Cas remarquable de Jemeppe-sur-Meuse où, selon J. de Hemricourt, le comble de la tour d’Antoine, sire du heu ( f l 322), est «dressé à terre» en 1298 avant d’être hissé pour coiffer la construction; cf.W. UBREGTS, Un habitat noble de lafin du XIIIe siècle: la Tour Antoine àJemeppesur-Meuse, dans Bulletin de la Commission royale des monuments et des sites, III, 1973, p. 137-155. 17 Des dendrochronologies récentes ont pu être réalisées sur des éléments probants à Bury, Falnuée, Houssoy, Maillen,Tamines p.ex.

À PR O PO S D E L’IM M OBILISM E FO R M EL DES T O U R S SEIG NEURIALES

teur18 ou sur les circonstances d’érection d’une turris, la chronologie s’ins­ crit forcément dans une fourchette de temps plus ou moins longue19. Ce flou chronologique peut laisser le chercheur insatisfait, mais il apparaît simultanément comme une donnée signifiante pour son interprétation. Or, répétons-le, les commanditaires ne sont pas du commun. Même si leurs constructions ne rivalisent pas avec les grandes forteres­ ses, sinon les enceintes urbaines, ils se distinguent assurément sur l’échelle socio-économique de leur principauté. Et ils ont des préten­ tions! Le plus remarquable peut-être est ce que les sources de toute nature enseignent sur la propension magnifique de cette caste sociétale à l’ostentation et au faste, son sens du panache, sa meilleure alimentation, sa vaisselle, ses parures et bijoux, ses loisirs et divertissements, ses sépul­ tures et monuments funéraires, ses «gestes» et légendes claniques, etc. Toute cette panoplie de moyens témoigne en clair que nos chevaliers et hobereaux sont loin, notamment, d’être insensibles à l’impact et au chan­ gement des goûts et styles dans leur propre contexte de vie, non plus qu’à l’image qu’ils laisseront à travers eux. Mais alors, dans le même temps, se «contenteraient-ils» pour leurs tours d’habitation, - qui ne peu­ vent être négligeables, serait-ce dans la parade chevaleresque -, d’une architecture disons rétrograde ou quelque part dépassée? Incroyable!

4. U n e im p u ls io n ic o n o lo g iq u e ?

A quoi attribuer cette version fort étonnante, sinon a-normale comparativement, de fixisme ou d’inertie? Quelle tentative d’explication donner au soi-disant «retard» qu’accuse l’architecture des tours sur les autres expressions visibles de la culture de la noblesse terrienne qui les érige simultanément? Du côté de la législation, pas d’informations idoines. Même si elle contient quelques allusions, entre autres chez Gislebert de Mons, et des mentions éparses, notamment en des livres de fiefs liégeois ou luxem18 J. de HEM RICOURT, op. cit., p. 112, attribue la tour de Nandrin à Baudouin le Petit de Saint-Servais, connu de 1293 à 1312, qui fist fiaire lefiortresche de Nandren. Il y a de bonnes rai­ sons de situer celle de Spontin vers 1280 ou 1290: J.-L. JAVAUX, La «maison» de Pierre de Spontin au XIIIe siècle. Analyse archéologique, dans Bulletin de la Commission royale des monuments et des sites, X, 1981, p. 21-44.

19 Sans doute, selon les cas, l’appareil s’améliore, surtout celui des ouvertures; on le vérifie pour des ouvrages que les données historiques placent assez sûrement à la fin du XIIIe et au XIVe s. Pour autant, le programme constructif et l’allure géné­ rale n’évoluent pas significativement. En d’autres mots, une qualité supérieure d’exécution, si elle offre une «prise» à la chronologie, au moins rela­ tive, ne modifie pas le discours architectural. 13

L U C -F R A N C IS G EN IC O T

bourgeois, qui renvoient aux coutumes du pays, non autrement commen­ tées du reste; et même s’il faut concevoir qu’il existe des règles implicites (code oral?) quant aux dimensions et probablement à la dotation militaire des tours; même si, enfin, une «norme» en droit féodal chez nous semble impliquer (partout?) que la bâtisse s’entoure d’un périmètre protecteur de 40 pieds de rayon (env. 12 m)20. Au-delà, il est quasiment impossible d’as­ surer, textes à l’appui, que des contraintes juridiques ou administratives puissent interdire ou freiner l’évolution formelle et ornementale des structures de défense seigneuriales dans telle principauté. En ce qui touche les édifices, bien peu de choses à tirer de concret. Sinon, peut-être, à fonder des espoirs sur une connaissance plus pointue de composantes techniques, comme stéréotomies ou charges du m ortier par exemple, sur fond de cartes subrégionales, mais on est loin du compte. Sinon aussi, à noter la très faible incidence des donjons-por­ ches (une dizaine pour les XIIIe et XIVe siècles, soit seulement 8% du répertoire): si cette version ne réussit pas à se multiplier21, en dépit de sa conception intéressante qui fusionne tour et porche, n’est-ce point, jus­ tement, parce qu’elle ne correspond pas à la figure d’une tour «normale»,

20 Les tours d’habitation seigneuriales.., op. cit., p. 40. 14

À PR O PO S D E L’IM M OBILISM E FO R M EL DES T O U R S SEIG NEURIALES

qu’elle n’en répercute pas d’une manière assez convenable l’expression devenue caractéristique et coutumière? Et faut-il par conséquent invoquer une affaire de mentalités? Certes, tous les tenanciers ne sont pas de distingués lettrés ni des aristo­ crates subtils. De là à imaginer qu’ils ignorent tout de l’ambiance cultu­ relle de leur époque et qu’ils ne cherchent pas à s’identifier un minimum avec elle, il y aurait un fameux pas. Car ils relèvent bien d’une classe sociale, non encore désargentée, qui se démarque volontiers à maints égards dans ses agissements et ses démonstrations. D ’où une hypothèse d’interprétation de ce qu’on appellerait «l’ar­ chaïsme» des tours: ne peut-on supposer que les buts poursuivis lors de leur érection ne «doivent s’en tenir, pour des motifs à résonance men­ tale, à certaines convenances hors desquelles la tour ne jouerait pas bien son rôle à travers son temps»212223? Autrement dit, le programme traduirait une fidélité thématique à des modèles entérinés par une classe de com­ manditaires qui les ont adoptés, puis revendiqués pour leurs, et dès lors reproduits au titre d’emblèmes, parmi d’autres, de leur pouvoir. L’iconologie de l’architecture existe2"5: à travers une ou plusieurs facet­ tes, un bâtiment délivre un message qui est capté, au moins par les des­ tinataires avertis, sinon par une frange assez large de la population. Pareil message se transmet sur un arrière-plan culturel dont le plus souvent, faute d’écrits assez pertinents, on a de la peine à deviner aujourd’hui les codes implicites comme les non-dits. Ainsi, la physionomie de la tour découlerait d’un «déclic» (lors de la pétrification?) favorable par son architecture à une certaine formula­ tion, réputée à la fois nécessaire et suffisante, des intentions du pouvoir seigneurial; puis au-delà, propice à une acceptation (plus ou moins) tacite de sa représentativité, désormais figée dans la pierre, mais toujours

21 Ibid., p. 143-148. Le vocable «donjon-por­ che» est moderne; le moyen âge n'a pas de formule propre (cf. Bury, Fernelmont, Filée, Nivelles, Opprebais, Solre-sur-Sambre, e.a.). 22 Ibid., p. 64. 23 Pour ce secteur passionnant de l’historiographie, cf. p. ex. R. KRAUTHEIMER, Introduction to an «Iconography» of Medieval Architecture, dans Journal of the Warburg and Courtauld Institute, V, 1942, p. 1-33, ou G. BANDMANN, Mittelalterliche Architektur als Bedeutungsträger, Berlin, 1951. Il connaît un regain d’intérêt: voir

p. ex. R. SUCKALE, op. at.; A. MEKKING, De Sint-Servaaskerk te Maastricht. Bijdragen tot de hen­ nis van de symboliek en de geschiedenis van de bouwdelen en de bouivsculptuur tot ca. 1200, Utrecht, 1986; W. VOGLER, Realplan oder Idealplan? Ueberlegungen zur barocken St. Galler Klostergeschichtsschreibung über den St. Galler Klosterplan, dans Studien zum St. Galler Klosterplan II, Saint-Gall, 2002, p. 73-86. Une de ses démonstrations les meilleures reste la filiation pluriséculaire et internationale du Dom carolin­ gien d’Aix-la-Chapelle.

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Fig. 12. Exemples de baies typiques aux étages à travers les XIVe et XVe siècles. De g. à dr. : Nandrin (Liège), Jemeppe-Hargimont (Luxembourg), Roly (Namur), Loverval (Hainaut).

suffisamment opérationnelle à l’échelon d’une seigneurie rurale, pour un bon bout de temps. La tour délivrerait aussi un message iconologique plus stable que d’autres modes d’être et, surtout, de paraître du monde chevaleresque. Sa démonstration serait d’autant moins douteuse que son coût matériel et sa symbolique de «hauteur» lui confèrent, l’une et l’autre, une valeur de signal qui ne soit point passagère ou secondaire, qui ne puisse trop vite se démo­ der ou s’estomper24. Son absence profonde d’évolution formelle, entre la fin du XIIe et l’entrée du XVe siècle, devrait se lire comme une résultante de conventions symboliques assez délibérément respectées25. La tour serait en ce sens un produit ou manifeste d’une architecture «parlante» qui soit et reste à tous, ou presque, compréhensible dans l’environnement bâti. Ce serait une interprétation plausible d’un phénomène qui sans cela, apparaît incompréhensible dans la sensibilité seigneuriale, comme dans la «rhétorique» architecturale du bas moyen âge. Quand pénétrerons-nous toutes les motivations mentales et/ou affectives des bâtisseurs d’autrefois? Henri Focillon soutenait que «toute définition d’un art - ou d’une forme vivante - vaut dans la mesure où elle rend compte d’un développement»26. N ’y aurait-il pas aussi d’autres expressions, plus sourdes et involutives, du déroulement ou d’une «accul­ turation» de la vie? 24 Sans doute l’architecture - qui coûte veritàblement plus cher! - est-elle l’art le plus lent à se renouveler. D ’autant qu’elle est conditionnée par des coutumes de vie, ainsi que par des habi­ tudes de métier. On ne peut en déduire qu’elle soit décidément rebelle à toute innovation ou diversification, surtout à mesure qu’on s’élève vers la haute architecture à travers la hiérarchie socio-économique.

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25 Ou consenties? Au risque d’être éprouvées par les usagers comme assez contraignantes, voire inconfortables en pratique au quotidien. Cet aspect est trop mal perçu, ou perceptible, dans nos analyses actuelles. 26 Peintures romanes des églises de France, Paris, 1950, p. 60. Cf. les questions, e.a. sur l’incidence de l’ethnographie, de J. LE GOFF, L’historien et l’homme quotidien, dans Pour un autre Moyen Age, 3e éd., Paris, 2001, p. 335-348.

A LA IN SALAM AGNE

Université François - Rabelais de Tours; C N R S Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance

Le

c a n o n e t la f o r t if ic a t io n ,

1380-1430

Dans le domaine tant bourguignon que français les années 1380 furent essentielles pour la diffusion de l’artillerie à feu. En témoignent en premier lieu les inventaires des arsenaux qui en attestent pour ces nou­ velles armes, même si nous ne pouvons pas toujours en déduire le rôle exact qu’on entendait leur donner. La teneur de ces inventaires est d’une précision variable: les dimensions ne sont la plupart du temps spécifiées que par un adjectif, grand ou petit, et la nature du métal, fer ou cuivre, n’est pas toujours indiquée. Ce fait, joint à la disparition de la plupart des armements, rend évidemment très difficile l’étude de l’artillerie de la fin du XIVe siècle et du début du suivant. Nous avons autrefois situé la première adaptation de l’architec­ ture aux armes à feu vers les années 1400. De fait dans la décennie 1390, dans les Pays-Bas d’abord, en Angleterre ensuite, puis en France au début du XVe siècle, tant les sources que les monuments attestent d’une adaptation de la fortification à l’arme nouvelle, adaptation qui consista dans le percement d’embrasures de tir (archères ou arbalétrières-canonnières). Cependant l’adaptation aux armes à feu n’a pas dans tous les cas de figure laissé de traces apparentes et nous devons donc nous interro­ ger sur quelques aspects de l’intégration du canon dans la fortification avant les années 1380, en soulignant la possibilité de la disposition des armes à feu au niveau, soit des terrasses sommitales des tours, soit de leurs différents étages où elles pouvaient être mises en batterie à travers les fenêtres. De fait la tradition existait au temps des armes mécaniques qui consistait à disposer des armes semi-portatives — du type baliste ou espungale - aux fenêtres des ouvrages militaires, fenêtres-archères qui sont mentionnées tout au long du XIVe siècle, ainsi au château de Beaufort (Maine-et-Loire) en 1346 ou encore sur les fortifications de M ons1.

1 SALAMAGNE, 1986, p. 336. 17

A LA IN SALAM AG NE

1. U n e p r e m iè r e g é n é r a tio n d ’a r m e s à feu : les b o m b a r d e s p o r ta tiv e s

ÍA . Un inventaire Des armes sont mentionnées par différentes sources dans la décennie 1350, plus tardivement par les chroniqueurs, qui par les quali­ ficatifs qui les désignent, par le fait que l’arme soit emmanchée, par leur poids ou leur coût, peuvent être qualifiées de portatives. Si l’information a généralement été acceptée d’une chronique2 qui nous rapporte qu’en 1364 la ville de Pérouse fit fabriquer 500 petits canons d’une longueur de 22 cm (bombarde una spanne lunghe) qu’on tirait à la main3 - Völker Schmidtchen y voyant la première mention européenne d’armes à feu portatives4 -, nous pensons néanmoins qu’une telle quantité d’armes ne peut correspondre qu’à un état de la fin du XVe siècle. De fait ces armes ne sont d’abord inventoriées qu’à une ou quelques dizaines d’unités. En 1356, l’arsenal de Laon disposait de plu­ sieurs canons portatifs5. A Arras en 1357, un dénommé Colart Régnault livrait deux canons de cuivre pesant ensemble 31 livres pour le château de Pont-R ém y (Somme)6. En 1358, un dénommé Chrétien le Borgne vendait au château de Tournehem (Pas-de-Calais) trois canons de cuivre tirant des plommées, chacun d’un poids de 13 livres, puis en 1359 trois autres de 13, 21 et 30 livres. A Lille en 1358, deux pièces d’artillerie au coût unitaire de 15 sous, 5 deniers et vingt-trois autres achetés à moins d’une livre pièce (monnaie de Flandre) devaient être des armes similaires 1. A Mons, on livrait en 1357 six bombardes tirant des carreaux à plomb 8. En 1364 à Binche (Hainaut) quatre bombardes de fer à 45 sous chacune - soit à 30 deniers la livre de fer travaillée -, des pièces d’un poids proche de 26 livres 9.

2 GRAZIANE Cronica, dans Archivio storico ita­ liano, 16, p. 197, cit. par C. OMAN, A history of the Art of War in the Middle Ages, 1898 (rééd. Londres 1978), t. II, 1278-1485, p. 228. 3 R IC H A R D , 1893, p. 257; LA FONSMÉLICOCQ, 1854, p. 131; BONAPARTE, vol. I, p. 44; KÖHLER, 3/1,1886, p. 227. 18

4 SCHMIDTCHEN, 1990, p. 206. 5 SO UCHO N, 1898, p. 396 et sq„ 6 GUESNON, 1943, p. 18. 7 LA FONS-M ÉLICOCQ, 1854, p. 131. 8 DECAMPS, 1906, p. 9. 7 ROLLAND, 1958, p. 67 et sq.

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En Artois, le château d’Eperlecques renfermait en 1369 au moins sept canons dont certains jetaient des galés de plomb et les autres des gar­ ros, celui de Tournehem à la même date en possédait trois, apparemment en cuivre, achetés en 1358 ou 135910, celui de la Montoire en 1372 était riche de quatre canons de fer et d’airain, certains tirant aussi des galés 11. En 1380 le château de Béthune possédait trois petits canons et on pré­ voyait la fourniture de trois ou quatre autres12. En 1384 le château de Rupelmonde (Flandre) renfermait onze pièces portatives. En 1394 à Binche (Hainaut),Jehan Brougnart réalisait une «boiste trauwée et ordenée a manière de bombarde pour jetter a la main»13. En 1375, l’artillerie royale française fit l’acquisition de vingt-qua­ tre canons de fer tirant des plommées, chacun d’un poids de 17 livres environ, et quatre canons de fer d’un poids de 24 livres, ces deux caté­ gories étant emmanchées. En 1385, l’amiral Jean devienne fit acheter à L’Ecluse sept canons portatifs jetant plom à 40 sous pièce 14. En Angleterre sont attestés en 1345 des manualia ingenia vocata gunnys15, à la tour de Londres en 1385, neuf petits canons de cuivre d’un poids compris entre 31 et 32 livres tirant des pellotis et quarellis, alors qu’un canon de fer ne tirait que des pellotis16, en 1388, trois petits canons —handgunnes - tirant des quarellos grossos. Au château de Dunkerque, en 1405-06, lesf l eches ou quarelaux pour kannons empenez d’airain étaient éga­ lement qualifiés devrai«17. Ces armes de petit calibre sont donc attestées à partir des années 1350 dans les Pays-Bas et en Picardie, sous les vocables de canons, plommieres, bombardes, en Angleterre et probablement dans les pays germani­ ques sous les qualificatifs de manualia ingenia, handgunnes, hantbuchssen, stabebuchssen, dans la décennie 1360 en Italie sous les termes de schioppi1S. Des armes à feu sont attestées à Dubrovnik (Raguse) en 1378 et la même année il en est fait mention pour la première fois dans les Balkans, lors­ que la cité adriatique de Kotor les utilisa contre une attaque vénitienne: bombardes portatives et canon d’un mètre de longueur et de calibre

10 Archives départementales du Pas-de-Calais, A 732; RICHARD, 1893, p. 241-258. 11 RICHARD, 1893, p. 257. 12 Archives départementales du Pas-de-Calais, A 102. 13 SALAMAGNE, 1986, p. 338 et n. 29; ROLAND, 1954, p. 37. 14 PROST, II, 1913, p. 178: PUISEUX, 1863, p. 390.

15 TOUT. 1911, p. 689. 16 HARVEY, 1975, p. 134;TOUT, 1911, p. 684 et 698. 17 Archives départementales du Nord, B 5988, février-mars 1405-06. 18 KÖHLER, 1889, 1 .1, p. 227 et 280.

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2019. Elles furent utilisées pour la défense de Constantinople contre les Turcs en 1396-9720. Dès les années 1360 existèrent donc des armes portatives, de cui­ vre le plus souvent mais aussi en fer forgé, lançant soit des carreaux ter­ minés par des boules de plomb (garrots, pellotis et quarellis, plommées et car­ reaux, traits), soit des galés, plommées, pellottis (balles de plomb). Notons l’augmentation et la diversification des types de pièces d’artillerie vers les années 1380. En 1383-84 l’inventaire de l’artillerie des châteaux d’Artois atteste de l’existence de deux catégories d’ar­ mes21, des canons lançant des traits ou garrots et des canons lançant des galés de plomb et des plommées22. A Bruges en 1382-83 les loodbussen d’un poids voisin de 25 livres tiraient des plommées22,. En 1388 le château de Beveren renfermait quatre canons d’airain et deux canons de fer tirant des pierres, deux canons d’airain et quatre de fer tirant des plom­ mées ou garrots, soit un total de dix pièces24. En 1390, le château d’Audenarde avait dans son arsenal six canons à plommées et deux canons à pierre25. Le château de Rupelmonde (Flandre orientale) possédait selon un inventaire de 138826: - un grand canon de cuivre tirant des pierres; - un petit canon de cuivre tirant des pierres; - sept canons de cuivre tirant des garrots ou plonc; - vingt-quatre canons de fer tirant des garrots ou plonc; - quatre canons de fer tirant des pierres; - onze petits canons à main (probablement de fer) tirant des plommées. Le château de L’Ecluse en 1393-94 renfermait entre autres: - huit petits canons a jetter plommées; - vingt-cinq canons de cuivre dont les X III jettent pierres et les XII jettent garos22.

19 BARTUSIS, 1992, p. 334 citant D. PETROVIC, Fire-arms in the Balkans on the eue of and after the Ottoman Conquest of thefourteenth and fifteenth centuries, dans War, Technology and Society in the Middle East, ed.V. PARRY et M. YAPP, Londres, 1975, p. 165 et sq. 20 BARTUSIS, 1992, p. 336. 21 Archives départementales du Nord, B 16223. 22 Archives départementales du Nord, B 3516 et B.

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16223, partiellement publié par PROST, II, p. 141 et sq. 23 GILLIODTS-VAN SEVEREN, III, 1875, p. 21 et 36. 24 PROST, I, 1904, p. 356. 25 Archives départementales du Nord, B. 3516, pièce 124001. 26 PROST, II, 1913, p. 337 et sq. 27 Archives départementales du Nord, B 5596.

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Les exemples qui précèdent entraînent à penser que les canons de cuivre tiraient des garrots, les canons de fer des plommées. O n serait donc tenté de voir dans cette dernière catégorie une génération d’armes plus récente coexistant à côté des armes plus anciennes, telles les vingt et une petittes bombardes jettans plomiés et quariaux que conservait l’artillerie de la ville de Mons (Hainaut) en 140628. 1.2. Les embrasures pour armes àfeu: leur apparition Nous avons cependant démontré dans des travaux précédents que l’adaptation à l’artillerie à feu se situait au plus tôt vers 1390: en effet il est fait mention pour la première fois du percement d’embrasures de tir pour armes à feu en 1388 sur la tour Saint-Jacques de Namur, en 1390 sur l’enceinte de Malines et les châteaux de Lille et de L’Ecluse, en 1391 sur l’avant-porte de Tournai à Valenciennes et en 1394 sur le château de Courtrai29. Si nous ne nous arrêterons pas sur la thèse qui a tenté de situer l’apparition des embrasures pour armes à feu dans la première moitié du XIVe siècle30, il reste qu’en Angleterre la recherche, partant des dates données par l’oc­ troi des licences de fortification, situe leur apparition dans la décennie 1360. Derek R enn a ainsi mis en rapport une licence de fortifica­ tion donnée en 1365 à l’abbaye de

28 LACROIX, 1841, p. 18-20; DEVILLERS, III, 1862, p. 234 et 1880, p. 38S-390; DECAMPS, 1906, p. 14. 29 SALAMAGNE, 1996, p. 134 et sq. 30 DE VRIES, 1995, p. 223: au château de Bioule en 1347, sur les murailles du MontSaint-Michel et sur les châteaux de Blanquefort et de Saint-Malo!

Fig. 13. Canonnière de l’abbaye de Quarr d’après Derek Renn. 21

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Fig. 14. Château de Bodiam (Sussex).

Q uarr (île de Wight) et l’existence sur son mur d’enceinte d’une canon­ nière circulaire d’environ 18 cm de diamètre31, type d’embrasure qui, dépourvue de fente de tir verticale, est cependant caractéristique de la fin du XVe siècle. De même l’attribution aux années 1360-70 des arbalétrières-canonnières de Southampton (Western Shore) ne repose sur aucun élément de preuve32. Enfin l’expression arket holes (trous pour arc) figurant dans la licence de fortification du château de Cooling en 138133 ne peut s’appliquer aux canonnières circulaires visibles sur cette même fortification. Que dans la décennie 1360 les châteaux anglais aient été équipés, du moins certains d’entre eux34, d’armes à feu est un fait incontestable33, mais il en fut de même dans les Pays-Bas à la même date sans que l’on puisse y remarquer la moindre adaptation. Nous soulignerons encore que l’octroi d’une licence de fortification ne permet pas d’affirmer que des travaux y ont été immédiatement entamés. Reste le cas de Bodiam (Sussex), château construit par sir Dalyngrygge, un noble qui guerroya sur les champs de bataille français

31 R E N N . 1968. 32 O ’NEIL, 1975, p. 6-7. 33 SAUNDERS, 1989, p. 20; pour DEVRIES, 1995, p. 235, canonnières pour arquebuses! Sur la porte les archères-canonnières (X arket holes de III peez longour en tout saunz croys ) ont des

22

fentes longues de 76 cm à orifice circulaire de 21 cm de diamètre. 34 O ’NEIL, 1975, p. 5-40; SAUNDERS, 1989, p. 15-26; POUNDS, 1990, p. 252-254; KENYON, 1994. 35 O'NEIL. 1975, p. 4-5.

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puis participa vers les années 1380 à des commissions chargées de la défense ou de la fortification des côtes sud de l’Angleterre. Bodiam, qu’il reçut en 1385 l’autorisation de fortifier, est considéré par l’éru­ dition anglaise comme un des témoins de la nouvelle fortifica­ tion. En réalité, son étude démon­ tre qu’il ne fut nullement adapté à l’artillerie, des embrasures pour armes à feu n’étant visibles que sur sa seule porte châtelet sous forme de fentes de tir à orifice circulaire de 15 à 25 cm de diamètre3536, porte attribuable à la dernière campagne de construction réalisée au mieux au début du XVe siècle. Des exemples d’adaptation ne sont réellement assurés qu'à partir des années 1400, ainsi à la Cow Tower de Norwich, tour de l’enceinte urbaine des XIIIe et X IV e siècles, reconstruite en 1398-99, percée d’embrasures de tir dont la fente est en croix37.

Fig. 15. Château de Bodiam, le châtelet d’entrée. On relèvera la présence des archères-canonnières.

En 1380, l’archevêque de Canterbury reçut l’autorisation de reconstruire la West Gate de l’en­ ceinte urbaine dont les murs sont percés de fentes de tir de 60 cm de hauteur terminés par un orifice circulaire de 25 cm de diamètre38,

35 O ’NEIL, 1975. p. 15. 37 SAUNDERS, 1985; AYERS, SMITH et TILLYARD, 1988; mention de 12 shotholes. Elle fut néanmoins profondément modifiée au XVIe siècle. 38 O ’NEIL, 1975. p. 8.

Fig. 16. Norwich (Norfolk). Embrasures adaptées de la Cow Tower. 23

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mais leur fente extérieure n’est pas appareillée avec les maçonneries de la contrescarpe. Par contre qua­ tre tours de l’enceinte (de la Northgate à la Queningate) - de fait munies d’embrasures de tir pour armes à feu - furent assuré­ m ent construites par le prieur Chillenden (1390-1411), peutêtre, mais sans certitude, avant 139639. Ainsi en Angleterre l’adap­ tation des fortifications à l’artille­ rie à feu ne saurait être antérieure aux années 1400: c’est d’ailleurs surtout après les années 14201440 que le percement d’embra­ sures pour armes à feu se multi­ plia, ainsi à Herstmonceux Castle (Sussex) construit par R oger Fienes après 144140.

Fig. 17. Canterbury (Kent). Embrasure de la West Gate.

Nous avons par contre la certitude que dans les anciens Pays-Bas des armes à feu étaient utilisées à partir des embrasures dès les années 1390. Mais quelles armes? A Namur les embrasures étaient destinées au tir des bombardes, à Malines l’arsenal de la ville renfermait depuis 1379-80 des donderbussen qui tiraient des projectiles de plomb41, le château de L’Écluse en 139394 des petis canons a jetter plommées. Les inventaires du château de Lille (Flandre wallonne)42 mentionnent, en 1388, vingt-sept petis canons qui gietent plommés et 1111e de trait pour lesdis canons tout prest et IIIe de trait non fiere et non empenné et, en 1395 (n.st.), trente-huit petis canons pour jeter plommées43. Donc en 1388, des canons (probablement de cuivre) tirant

39 O'NEIL, 1975, p. 19; KENYON, 1981, p. 208. 40 O ’NEIL, 1975, p. 29-35, évoque une influence des Pays-Bas. Les fentes de tir de la porte châtelet, percées à leur partie inférieure d’un orifice circulaire de 22 cm de diamètre, sont proches de celles du donjon de Raglan bâti 24

entre 1461 et 1466 par William Herbert, comte de Pembroke. 41 VAN DOORSLAER, 1910, p. 266-67. 42 Archives départementales du Nord, B 20168. 43 Archives départementales du Nord, B 1075 (pièce 13133); PROST, I, 1904, p. 365 et sq.

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des plommées ou des traits, en 1395 des canons tirant unique­ m ent des plommées. Ces petits canons tirant des projectiles de plomb, des armes portatives, furent donc les pre­ mières armes que l’on utilisa à travers les embrasures de tir: à Nam ur, L’Ecluse, C ourtrai et Lille, la gueule du canon était supportée par une barre de fer encastrée dans les joues de l’em­ brasure, barres de fer qui à Nam ur comme à L’Ecluse avaient le même poids, autour de 33 livres. Le dispositif est parfaite­ Fig. 18. Bruges. Embrasure du second m ent préservé à Bruges, sur les portes de l’enceinte construites niveau de la porte de Gand. vers 1400, pour les embrasures percées au second niveau44. Ces barres de fer étaient destinées à soutenir des armes dont le poids était compris entre 25 et 50 livres autant qu’à am ortir leur recul. L’utilisation de l’arme à feu nécessitant le passage de sa gueule à travers l’ébrasement, la culasse de l’arme devait être emmanchée dans un bâton, pour perm ettre sa rotation. A partir de l’extrême fin du XIVe siècle et du début du suivant, les mentions de l’adaptation des embrasures aux armes à feu vont se multiplier et concerner en particulier les arbalétrières, dont la plon­ gée sera supprimée par comblement, c’est-à-dire en maçonnant un plan horizontal. Au Château-le-Comte à Valenciennes (Hainaut) en 1397-98, deux maçons furent rétribués pour, durant vingt et un jours et demi, adapter une quarantaine d’embrasures qui reçurent dans leurs joues des verges de fer à barbes, soudées avec du plomb, pour le tir d’armes à feu de petit calibre. À Beaumont (Hainaut) en 1406-07, deux maçons furent occupés dix-huit jours et demi à l’adaptation d’environ soixante-dix

44 PAUWELS, 1983, p. 113; l’auteur a lu fees, probablement pour fers. JANSE et VAN STRAALEN, 1974, p. 39. Le devis de construe-

non des portes Sainte-Catherine et SainteCroix à Bruges en 1400 prévoyait eene reyhiere omine chiere te scietene, une rayère pour tirer. 25

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embrasures des tours et portes de l’enceinte43. Comme cette dernière comprenait une trentaine de tours et quatre portes - soit probablement avec les embrasures des parapets un millier d’embrasures - cette moder­ nisation fut donc très sélective et vraisemblablement motivée par des objectifs défensifs précis. A Braine-le-Comte encore en 1407 un maçon fut rétribué de 6 livres 6 sous pour entre autres avoir percé es murs et tou­ relles pluiseurs traux pour traire bombardes , c’est-à-dire des canons tirant des plommées. 1.3. Les caractéristiques des armes portatives Les sources attestent donc du passage, dans la décennie 1370, des canons portatifs tirant des garrots, c’est-à-dire des flèches, à une seconde génération d’armes à feu, les canons tirant des projectiles de plomb, le plus souvent semble-t-il forgés en fer454647. Le changement de projectile semble bien avoir été la conséquence de l’adoption du fer à la place du cuivre. Les mentions de ces canons de fer, armes portatives, se multi­ plient dans les dernières décennies du XIVe siècle et au début du sui­ vant: la ville de Lille acheta en 1411 des petis canons portatis... considéré qu’il n’en y avoit aucuns de tele fachon et qu’il sont tous de fier, armes qui pesaient 44 livres48. Tournai détenait en 1412 à côté de canons de cui­ vre à manche de bois des canons de fer tirant des plommées, portatifs sans doute, le qualificatif étant d’ailleurs utilisé en 1423 pour désigner cette fois-ci des canons à manche de fer49. En 1414 les défenseurs d’Arras utilisèrent des armes à feu portatives, en fer, tirant des projec­ tiles de plomb50. En 1428, le château d’Audenarde possédait deux canons gettans pierre, quatre canons gettans plonc, deux petis canons portans plommés51. La Bastille de Paris renfermait à la même date deux canons de cuivre et quinze canons de fer à main52. Quels sont les caractères discriminants entre les première et seconde générations d’armes portatives?

45 C. DU M O N T, Notes sur lés fortifications médiévales de Beaumont, dans Annales du Cercle archéologique de Mons, LXXI, 1983, p. 35. 46 ROLAND, 1973, p. 68-69. 47 En Angleterre également vers 1382-88: TOUT, 1911, p. 698. 26

48 Cit. par RATHGEN, 1928, p. 531. 49 SOIL DE MORIAME, 1913, p. 132 et sq. 50 Que le religieux de Saint-Denis qualifie de calameis ferreis. 51 PROST, II, 1908-1913, p. 547-548. 52 BONAPARTE, I, p. 366.

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Fig. 19. Bombarde de cuivre, d’après le manuscrit de Walter de Milmete, Oxford, ms. 92, f° 70 v°. Les bombardes de cuivre pour^efieir quariaulz et plomealz à Namur en 1407 pesaient 18 livres53, à Angers en 1412, 23, 28 et 46 livres54, à Lille en 1412, 22 livres55. Dans le troisième quart du XIVe siècle en Angleterre, les armes portatives pesaient entre 20 et 30 livres. En Allemagne, elles pesaient de 7 à 12 livres (Dortmund, 1388), entre 5 et 20 livres (Braunschweig, 1417-1420), les plus lourdes nécessitant un affût; la mention d’autre part à Nuremberg en 1388-89 de 50 hantbussen et de 52 grosshantpuhssen, atteste de l’existence à cette date de différents calibres56. Les armes portatives en cuivre étaient constituées d’un canon de quelques dizaines de centimètres de longueur - 60 cm au maximum -, soit disposé sur affût, soit emmanché. Les canons de fer de Lille en 1411 pesaient 44 livres, ceux achetés à Saint-Omer en 1416-17 (vingt petits canons de fer) 15 livres au plus57, les quatre canons (plommières) achetés à Binche en 1418 une vingtaine de livres avec leur manche de fer58. Ils étaient prolongés, le plus souvent, par une queue de bois, servant à la fois de crosse et de contrepoids; entre 1390 et 1405, ils sont ainsi représentés dans le Bellifortis de Kyeser.

53 BORGNET et BORMANS. II, 1873, p. 190. 3 4 Archives municipales d’Angers, CC3, P 151; Chantiers d’études médiévales, 11/1973, p. 20-22. 55 LA FONS-M ÉLICOCQ, 1854, p. 287: 2 canons portatifs en fer, d’un coût de 2 livres 8 sous pièce.

56 RATHGEN, 1928, p. 254, 258. 57 PAGART D ’HERMANSART, 1901-02. p. 446 et sq., on acheta encore un canon de cui­ vre de 20 livres. 58 ROLAND, 1954, p. 33 et 136.

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Si les canons de fer ne se distinguèrent donc pas jusqu’aux années 1420 par leur poids des canons de cuivre, on peut considé­ rer néanmoins qu’à poids égal ils étaient un peu moins encom­ brants59. Surtout le passage du cui­ vre au fer forgé contribua à accroî­ tre la capacité de résistance à l’ex­ plosion et donc à assurer par une charge de poudre accrue un tir plus puissant. Dès lors, les parois de l’arme pouvaient être épaissies et Fig. 20. Bombarde portative en fer d’après le le calibre de l’arme réduit, ce qui Bellifortis de Konrad Kyeser, Bib. Universitaire de excluait le tir de flèches empen­ Göttingen, Codex philos. 63. nées et n ’autorisait que le tir des plommées. A la fin du XIVe siècle, le rapport calibre/longueur de l'âme semblait être de 660 une arme de 60 cm ayant donc un calibre de 10. O n peut néanmoins s’étonner du décalage apparent entre les mentions qui sont faites des armes portatives vers 1360 et celles des pre­ mières embrasures adaptées aux armes à feu vers 1390. Considérons d’abord que si des armes portatives sont bien attestées vers 1360, leur dif­ fusion était loin d’être alors générale et que leur nombre était à ce point réduit par rapport aux armes mécaniques traditionnelles qu’il ne s’avé­ rait pas utile d’aménager les embrasures existantes; il faut attendre les années 1390 pour que des inventaires, comme à Lille ou L’Écluse, attes­ tent de l’existence de plusieurs dizaines d’armes à feu de ce type. Notons encore la supériorité des armes anciennes, arcs et arbalètes, moins sujet­ tes aux défaillances mécaniques et à la cadence de tir plus rapide. Dès lors quel intérêt pouvait-on avoir à adapter des embrasures de tir aux armes à feu? U n seul nous semble-t-il. Malgré des contre-perfor­ mances évidentes sur les armes mécaniques, les bombardes ou petits canons des années 1390, aux projectiles de plusieurs centimètres de dia­ mètre, étaient d’une réelle efficacité - à la différence des projectiles pour armes mécaniques - contre les échelles de guerre ou les protections de bois que l’assaillant appuyait contre les murailles pour en tenter l’assaut

59 De 12%: le fer a une densité de 7,88. le cuivre de 8,94. 28

60 KÖHLER, III/l, 1887, p. 252, 256.

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ou en saper le pied. Voici probablement la raison véritable de leur diffu­ sion à la fin du XIVe siècle.

2 . La d is p o s itio n d es p r e m iè r es p iè c e s d ’artillerie: les fe n ê ­ tres d e tir

Il reste qu’il apparaît nécessaire de réfléchir sur l’utilisation des armes à feu dans la fortification antérieurement aux traces laissées sur celle-ci par l’adaptation des embrasures. La disposition des pièces d’artillerie en terrasse, attestée dans cer­ tains cas, n’a pu être que passagère, voire transitoire, car elles ne pouvaient rester exposées aux intempéries; aussi était-il nécessaire de les intégrer dans la fortification. Le problème s’était posé antérieurement pour les armes semi-portatives mécaniques. Dès la fin du XIIe siècle, on avait disposé aux fenêtres des ouvrages des balistes, puis au XIIIe siècle des espringales qui permirent le tir au loin, pour contrebattre les approches de l’assaillant. Ces fenêtres-archères servirent donc probablement à affûter les premières armes à feu, les bombardes en cuivre de la première généra­ tion tirant des carreaux enflammés contre les tours de siège qu’on appro­ chait des murailles ou contre les protections de bois, pavois ou manteaux que l’assaillant tentait de pousser jusqu’aux escarpes des murailles. Le tir étant parabolique, au jugé, aucune adaptation n’était nécessaire dans les ébrasements des fenêtres. C ’est de cette manière que devaient être dis­ posés les canons mentionnés au château de Saint-Omer en 135061 ou sur les tours de l’enceinte d’Arras en 1369. Autour des années 1400 néanmoins, on commença à disposer à ces fenêtres des pièces tirant des plommées ou des projectiles de pierre. A Tournai en 1397, un maçon perçait dans les murailles une fenêtre par lequelle on poet getter se mestier estoit d’un canon pour le deffence de la ville62.A Cambrai en 1398, des pièces tirant des plommées étaient disposées dans les portes du Mail, du Saint-Sépulcre, de Saint-Jean et Saint-Georges, de Cantimpré, de Pierre, des Arquets, et dans les tours Aucreu et Mongardin. Com m e à cette date ces ouvrages ne possé­ daient pas encore d’embrasures de tir adaptées63, ces armes étaient ins-

61 Archives départementales du Nord, B 15767. Les tours sauf le donjon avaient des combles.

62 HENNEBERT, 1858, p. 118. 63 CARDEVACQUE, 1883, p. 104. 29

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Fig. 21. Chateaugiron, grille externe de la fenêtre-canonnière.

Fig. 22. Lavaux-Sainte-Anne, fenêtrecanonnière.

tallées, soit en terrasse (pour la tour des Arquets), soit dans l’ébrasement de fenêtres (pour la porte du Saint-Sépulcre). A Bruges en 1398, les sections de courtine reconstruites du M innewater vers la Bouverie étaient percées entre chaque tour de quatre embrasures et de deux fenêtres pour le tir des canons, d’autres encore étaient ménagées en 1403 au niveau supérieur de la porte d’Ostende64*.En 1399-1400, au château d’Hesdin, on restaurait le fenestre beauwisienne dessus le porte du parc pour getter parmi les grans engiens qui sont sur le dite porte, apparem­ m ent des canons tirant des boulets de grès63. En 1415, à Boulogne-surMer, on réalisait une fenestre de pierre de taille ès braies desoulz Gaiette pour juer du grant kanon66. Ces fenêtres de tir étaient donc percées au niveau supérieur des ouvrages, mais parfois aussi au niveau inférieur pour un flanquement rasant. Comme elles étaient alors à portée d’escalade, on les fermait par des grilles de fer forgé. Le fait est attesté tant sur les fortifications des

64 GILLIODTS-VAN SEVEREN, III, 1875, p. 472: viere scietgate ende twee grote veinstren neffens der erde omine der lite te scietene met bussai. 30

65 Archives départementales du Nord, B 15307. P 42 r°. 66 HAINGNERÉ, 1882, p. 199-200.

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Pays-Bas (Le Quesnoy au XIVe siècle 67, Lille au XVe siècle68, etc.) que sur les châteaux et fortifications bretons (Chateaugiron, Largoët-enElven, etc.). La disposition aux fenêtres des armes à feu leur assurait un commandement important sur les attaques, pour découvrir les glacis de la place ou assurer le flanquement des murailles collatérales par des tirs perpendiculaires. L’utilisation des fenêtres à des fins militaires ne transparaît pas cependant dans leur forme jusqu’aux environs des années 1400, date aux alentours de laquelle le percement dans leur allège d’un orifice, le plus souvent circulaire, permettant de laisser passer la gueule de l’arme à feu nous autorise à préciser cet usage. Le passage de la première à la seconde génération d’armes à feu nécessita —en raison de la puissance de la défla­ gration de la charge explosive —un maintien de l’arme plus précis, que le canon soit accroché à des fers comme pour les embrasures ou fixé à travers une grille de fer.

C o n c lu s io n

Les informations recueillies font apparaître clairement l’existence autour des années 1380, dans les arsenaux, de trois types d’armes à feu: 1/ les canons tirant des projectiles empennés (les garros, quarreaux), 2 / les canons tirant des projectiles de pierre, 3 / les canons tirant des projecti­ les de plomb (plommées). Alors que la vision qui s’impose à l’esprit lorsqu’on aborde les débuts de l’artillerie au XIVe siècle est celle d’un parc de fort calibre vision confortée par la représentation que nous en donne le manuscrit anglais de Walter de Milmete figurant une bombarde69 -, les sources témoignent du fait que les armes ou bombardes de la première généra­ tion (vers les années 1340-50) étaient portatives. De ces armes portati­ ves, l’efficacité ne peut être estimée qu’au regard de ce que nous savons des usages de l’artillerie à une époque ultérieure, vers 1400. L’analyse des édifices construits vers ou peu avant 1400 démontre aisément que nombre de châteaux ou d’enceintes étaient encore

67 On accroche aux fenêtres des tours du Courtil Charlet en 1391-92 des treilles en peina­ res a col en hefs de fier à pendre fenestres en fions: Archives départementales du Nord, B 12827,1391 — 92.

68 Les fenêtres du boulevard de Molinel étaient fermées de bouzons de 3 pieds de longueur pesant 72 livres: Archives municipales de Lille, 16224, 1484-85,91 r°. 69 DEVRIES, 1995, p. 229. 31

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dépourvus d’adaptations, archères-canonnières ou fenêtres-canonnières, qui auraient permis l’utilisation des armes à feu70. Si dès 1350, des armes à feu portatives furent disposées aux fenêtres, elles n’intervenaient qu’en appoint des armes mécaniques, alors beaucoup plus performantes: l’usage des armes portatives aux fenêtres de tir ne nous semble efficace entre 1350-1390 que pour les tirs rapprochés, probablement contre les échel­ les de guerre, le tireur portant l’arme par un long manche s’exposant moins aux tirs de l’assaillant que l’arbalétrier. Les perfectionnements réalisés vers 1370 permirent d’utiliser, en complément des arbalètes qui restaient largement dominantes, les armes portatives en fer au niveau des embrasures de tir. U n rôle nouveau leur sera imparti lorsqu’apparaîtront vers 1400 les veuglaires, armes semi-por­ tatives, qui joueront un rôle important dans l’évolution des techniques poliorcétiques. L’adaptation dans les Pays-Bas fut antérieure au moins d’une dizaine d’années aux plus précoces mentions que nous en ayons en France (Rouen, 1400) et en Angleterre. Cette antériorité s’explique par l’avance technologique en matière d’artillerie de ces régions à la fin du XIVe siècle, avec des centres importants comme Tournai, Bruges ou encore Malines. Si ce décalage reste relatif - attestant ainsi du formida­ ble impact des inventions nouvelles -, il apparaît néanmoins plus signifi­ catif sur les territoires périphériques.

70 SALAMAGNE, 1993. 32

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Fig. 23. Écaussinnes-Lalaing (Hainaut), Chateau fort, Cheminée de la Salle d’armes (vers 1500).

JA CQ U ELIN E L E C L E R C Q -M A R X Université Libre de Bruxelles E n t r e a r c h é o l o g ie e t h ist o ir e m atérielle . POUR UNE ÉTUDE DU DÉCOR DES CHEMINÉES MÉDIÉVALES

Le décor des cheminées monumentales médiévales - et plus par­ ticulièrement leur décor figuré - n’a jamais fait l’objet d’une étude in se au niveau européen ou même régional1. Et c’est d’autant plus regretta­ ble qu’une approche à la fois globale et synthétique permet de dégager un certain nombre de lignes de force. Ainsi, un simple survol met-il en évidence une série d’invariants d’un lieu à l’autre. De même, une pre­ mière approche diachronique révèle souvent une permanence au niveau de la conception générale de ce décor. Par contre, et cela est évidem­ ment plus attendu, la perpective régionaliste permet de dégager des spé­ cificités plus ou moins marquées. Le but principal de ces lignes est donc de montrer diverses facettes de cette thématique et l’intérêt qu’il y aurait à en exploiter les richesses, sans oublier les ressources de l’iconographie et «l’apport des sources littéraires, normatives et de la pratique»2, afin

1 Un certain nombre de cheminées médiévales sont toutefois reproduites, citées et/ou étu­ diées dans E.VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné du mobilier français, Paris, [s.d.], t. I, Meubles § «Vie privée de la noblesse féodale», p. 360-361 et, du même, Dictionnaire raisonné d'architecture française du XIe au X V Ie siècle, Paris, t. III, 1859, v° «cheminée»; C. ENLART, Manuel d’archéologiefrançaise, Paris, s.d., 2e par­ tie, Architecture civile et militaire, 1 .1, Architecture civile, § «Cheminées», p. 147-159 et H. HAVARD, Dictionnaire de l’ameublement, et de la décoration. Depuis le XIIIe siècle jusqu ’à nos jours, Paris, 1887, 1 .1, v° «cheminée», col. 767771. O n trouvera aussi, à des titres divers, d’in­ téressants développements et références dans les Actes de colloque suivants: Architecture et vie sociale. L’organisation intérieure des grandes demeu­ res à lafin du Moyen Age et à la Renaissance (dir. J. GUILLAUME), Paris, 1994; Palais médiévaux

(France-Belgique). 25 ans d’archéologie (dir. A. REN O U X ), Le Mans, 1994; Palais royaux et princiers au Moyen Age (dir. A. R E N O U X ), Le Mans, 1996; A ux marches du Palais. Qu’est-ce qu’un palais médiéval? (dir. A. PJENOUX), Le Mans, 2001, ainsi que dans les études classiques de J. MESQUI, Châteaux et enceintes de la France médiévale. De la défense à la résidence, Paris, 1991, t. II, La résidence et les éléments d’ar­ chitecture et de U. ALBRECHT, Von der Burg zum Schloss, Worms, 1986 et Der Adelssitz im Mittelalter, Berlin, 1995. 2 Pour reprendre une partie du titre du collo­ que La vie matérielle au Moyen Age. L’apport des sources littéraires, normatives et de la pratique (éd. E. RASSART-EECKHOUT, J.-P. SOSSON, Cl. THIRY, T. VAN HEMELRYCK), Louvain-laNeuve, 1997 (Textes, Études, Congrès, vol. 18) dont les contributeurs font état de ce type de sources. 37

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d’en faire «le lieu de rencontre d’une étude des réels, des perçus [et] des imaginaires3». Il apparaît de façon évidente que le décor de la cheminée médié­ vale ne peut être dissocié de la cheminée elle-même, dont le caractère est autant utilitaire qu’ostentatoire, sa présence marquant bien souvent la fonction résidentielle et/ou d’apparat d’une pièce4*.Ainsi oppose-t-on systématiquement, dans le cas des maisons fortes notamment, la pièce avec feu ou «salle», et la chambre plus petite et adjacente sans feu, la présence de cheminées plus ou moins richement décorées permettant d’identifier d’une manière générale les salles de réception, et de les distinguer par conséquent de celles qui ne le sont pas. A cette bipartition de la «demeure» médiévale au sens large, fait par ailleurs écho la structuration particulière de la «salle» avec cheminée, le foyer constituant le pivot de l’organisation de la pièce aussi bien en matière de distribution du mobi­ lier, qui doit tenir compte de cet élément fixe, qu’au niveau des compor­ tements et des déplacements des habitants et de leurs invités. A cet égard, on peut dire que la cheminée forme le point d’attraction de la pièce, et qu’elle en est véritablement l’âme. Puissante force de mobilisation sym­ bolique, la cheminée est en outre liée aux notions de confort et d’opu­ lence, de famille et de tradition. Elle participe aussi aux rites d’accueil, puisque la place la plus proche du feu est accordée au visiteur, et elle intervient même parfois dans le rituel de prise de possession de la bâtisse. Ainsi, huit procès verbaux rédigés en Bourgogne du nord, entre 1390 et 1614 et relatant des prises de possession de maisons fortes évoquent-ils un cérémonial semblant se dérouler de manière immuable, et dont un des aspects concerne la cheminée: dans l’ordre, il est procédé à la «remise des clés et des verrous»; puis le nouveau propriétaire «mange, boit et allume le feu»; enfin, il «reçoit les archives» de la maison et «nomme les nouveaux officiers» . Parfois, faute de temps sans doute, le nouveau propriétaire se contente de toucher la cheminée pour prendre possession de la demeure. «Par ce geste, on comprend bien que la maison forte est aussi un lieu de vie, qui s’organise autour de la table, du tonneau et de la cheminée»6. O n comprend également que la cheminée, parte pro toto, doit être considérée à la fois comme le symbole même de la maison et comme signe du pou­ voir ou de la puissance de celui qui la possède. Le renouvellement du

3 J.-P. SOSSON, «Introduction», ibid., p. VIIIIX, à propos de l’histoire de la vie matérielle au bas Moyen Âge telle que F. BRAUDEL l’a pré­ sentée dans ses études fondatrices. 4 Toutes les études relatives aux maisons fortes et aux châteaux médiévaux s’accordent sur ce point. 38

5 H. MOUILLEBOUCHE, Les maisonsfortes en Bourgogne du Nord du XIIIe au X V Ie siècle (Préface M. BUR), Dijon, 2002, p. 373. 6 Loc. cit.

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décor d’une cheminée, coïncidant avec l’entrée d’un nouveau proprié­ taire, comme ce fut le cas au château d’Hesdin, après la m ort de la Comtesse Mahaut d’Artois7, doit sans doute être compris comme un autre rite de prise de possession. O n connaît par ailleurs les diverses acceptions médiévales du ternie «feu», qui est notamment utilisé comme synonyme de «famille» plus ou moins large8. On l’a compris, la cheminée - qui, par ailleurs, est parfois surélevée est un point focal et un repère, tant au niveau de l’habitat que de la pièce dans laquelle elle se trouve. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’espace qui l’entoure soit hiérarchiquement supérieur et que le décor qui y est lié le soit autant. C ’est un des grands mérites de Christian de Mérindol d’avoir mis cette donnée en évidence, en notant qu’au Moyen Age, le décor est particulièrement riche de part et d’autre de la cheminée, qu’un cycle his­ torié commence souvent à sa droite, pour s’achever à sa gauche, et que les poutres du plafond qui lui sont proches reçoivent traditionnellement le point fort du programme peint, les armoiries étant disposées hiérarchi­ quement par rapport à elle9. Le moins que l’on puisse donc dire est que la cheminée joue un rôle déterminant dans la conception décorative générale de la pièce dans laquelle elle se situe, dans la mesure où sa pré­ sence induit ou même impose un certain nombre de partis. C ’est pour­ quoi l’étude de sa propre ornementation gagne, toutes les fois que c’est possible, à être replacée dans l’ensemble du décor de la salle, même si elle apparaît fortement individualisée au premier coup d’œil. Inversement, il est des cas bien attestés, comme celui de la cham­ bre à coucher de Benoît XII au Palais des Papes à Avignon, où le décor de la cheminée ne se distingue pas (ou peu) de celui des murs sur les­ quels elle s’appuie10. Mais il en est des exemples antérieurs moins

7 C. DE MERINDOL, Le décorpeint et armorié en France à l’époque médiévale: les châteaux et résiden­ ces des Comtes d’Artois. Bilan et perspectives, dans Liber amicorum Raphaël De Smedt. 2. Artium Historia (dir. J.VANDER AUWERA), Louvain, 2001, p. 4. 8 Ph. CONTAMINE, Les aménagements de l’es­ pace privé. X IV 1'-XVe siècle, dans Flistoire de la vie privée (dir. Ph. ARIÈS et G. DUBY), Paris, 1985, t. II, De l’Europe féodale à la Renaissance, p. 421-427. 9 C. DE MERINDOL, Les décors peints. Corpus des décors monumentaux peints et armoriés du Moyen Age en France, Pont-Saint-Esprit, 2001

(La maison des chevaliers de Pont-Saint-Esprit, t. II), p. 126 (plusieurs exemples cités), ainsi que du même, Les décors monumentaux peints et armo­ riés: un témoignage sur la société médiévale, dans Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Age (dir. J. PAVIOT et J. VERGER), Paris, 2000, p. 513514 et p. 518, et Essai sur la distinction des espaces par le décor à l’époque médiévale: iconologie et topo­ graphie, dans A ux marches du Palais. Qu’est-ce qu’un palais médiéval? (dir. A. REN O U X ), Le Mans, 2001, p. 73 (avec exemples commentés). 10 Atelier français, vers 1336-1337. Voir M. LACLOTTE et D. THIÉBAUT, L ’École d’Avignon, Paris, 1983, p. 145-146. 39

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connus. Ainsi, la coupe restituée d’une maison clunisienne du milieu du XIIIe siècle m ontre-telle que la grande frise de près d’un mètre qui ornait la partie supérieure de la salle continuait sur la hotte de la cheminée, inté­ grant celle-ci dans le système décoratif général11. Ici comme là, on a donc une relation de dépen­ dance entre décor de cheminée et décor de la pièce, même si d’autres éléments du décor de la surface murale - en l’occurrence ici, deux niveaux de lais parallèles - ne sem­ blent pas avoir été reproduits sur la cheminée. Au siècle précédent, un même type de relation s’observait déjà dans le logis des clergeons au Puy, où une impressionnante suite de griffons dans des médaillons Fig. 24. Avignon (Vaucluse), Palais des Papes, recouvre tant les quatre murs de la Chambre de Benoît XII, Peinture murale (vers 1336- salle du premier étage que la hotte 1337) - d’après L’art gothique (dir. R. Toman), de la cheminée qu’elle abrite12. Cologne, 1998, p. 188. Quand on sait que ces imitations peintes de tissus «orientaux»13 se retrouvent dans l’ensemble du décor roman à travers tout le monde roman, le moins que l’on puisse dire est qu’ici, le décor de la cheminée apparaît comme un élément coordonné d’un ensemble homogène et cohérent qui englobe le plafond, les murs, le sol et aussi sans doute les tentures14. De manière un peu analogue, les éléments floraux et végétaux

- Cette maison est sise 29-31 rue Mercière. Voir P. GARRIGOU -GRAND CHAM P et J.D. SALVÈQUE, «Le feu dans la maison: la che­ minée» et «Les décors peints», dans P GA RRI­ GOU-GRANDCHAMP, M. JONES, G. MEIRON-JONES, J.-D. SALVÈQUE, La ville de Cluny et ses maisons: XIe—X P siècles, Paris, 1997, p. 152-154 et fig. 127. 12 Voir C. DE MÉRINDOL, Les décors peints, n° 187, Le Puy (Haute-Loire): Logis du doyen, logis des clergeons, et La cathédrale du Puy (dir. 40

X. BARRAL i ALTET), Paris, 2000, p. 284-285 et ill. p. 287 (avec bibliographie antérieure). 13 Voir J. LECLERCQ-M A RX, Le décor aux griffons du Logis des clergeons (Cathédrale du Puyen-Velay). Mise en perspective, dans La peinture décorative à l’époque romane. Actes du 24e Colloque international d'A rt roman d’Issoire. Octobre 2004 (parution prévue dans la Revue d'Auvergne, 2006). 14 Outre sa présence sur les murs (voir supra), ce type de décor se retrouve sur plusieurs plafonds

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figurés sur une cheminée du châ­ teau d’Eltz, devaient faire écho à la jonchée qui recouvrait le sol à l’époque où la pièce fut peinte - la fin du XVe siècle - tout en pro­ longeant le décor d’une portion de m ur15. O n peut donc dire que dans le cas des décors peints du moins, l’ornementation des che­ minées se confond parfois avec celle de la pièce, ou en constitue à tout le moins le prolongement, même si, à la fin du Moyen Age, le blason familial en interrompt sou­ vent l’ordonnance. Si donc l’étude des chemi­ nées et de leur ornementation ne peut être dissociée de celle du décor de la pièce entière, elle doit aussi tenir compte de l’histoire et des ambitions de la famille bour­ Fig. 25. Château d’Eltz (Vallée de la Moselle), geoise ou noble qui s’y chauffe, du Cabinet de toilette, Peinture murale (XVe siècle). prince qui en a passé commande ou de celles de la ville dont elle orne la salle échevinale. Car le décor de la cheminée est un support pri­ vilégié d’image, et à ce titre un précieux révélateur de mentalités. Ainsi, la triple cheminée de l’ancienne salle du Palais comtal de Poitiers, m on­ tée à la base du nouveau mur pignon construit sous le gouvernement de Jean de Berry, dans la seconde moitié du XIVe siècle16, proclamait-elle naguère sans ambiguïté l’allégeance au roi de France du maître des lieux, par la présence des statues de Charles VI et de la reine Isabeau de Bavière

de bois (ex. plafond de l’ancien Hôtel canonial du Voué à Metz, peint vers 1220, et conservé au Musée de la Cour d’Or); sur les carreaux de pavement (ex. Notre-Dame de Saint-Omer, Sacristie, vers 1260) et aussi sur les tapis (ex. tapis du XIVe siècle, conservé à la Fondation Wartburg à Eisenach). 15 W. ANDERSON, Castles of Europe from Charlemagne to the Renaissance, Londres, 1970, p. 159 et 201, et pl. 145.

16 Voir notamment, M.WHITELEY, Royal and Ducal Palaces in France in the Fourteenth and Fifteenth Centuries. Interior, ceremony and function, dans Architecture et vie sociale, p. 54-55 (avec bibliographie antérieure) et fig. 15, p. 63. La grande salle du palais de Bourges, bâtie par Guy de Dammartin pour le même Duc Jean, avait aussi un groupe de trois cheminées. Elle en avait par ailleurs quatre autres sur les côtés, soit sept au total. 41

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Fig. 26. Poitiers (Vienne), Cheminée de l’ancienne salle comtale (fin des années 1380).

aux côtés de celles du duc et de sa seconde épouse, Jeanne de Boulogne. De même, la présence insistante sur le manteau des armoiries de Jean de Berry, portées par des anges, symbolise-t-elle autant le pouvoir ducal que le fait d’une autre manière la surélévation de la cheminée et son couron­ nement en tribune. A un autre niveau et avec un vocabulaire stylistique propre à la première moitié du XVe siècle, mais avec une même force démonstrative, le décor de plusieurs cheminées monumentales de l’Hôtel de Jacques Cœ ur à Bourges exprime à sa manière la puissance économique de leur commanditaire17. Il témoigne aussi d’un certain goût bourgeois pour l’anecdote et la surcharge décorative qui faisait dire naguère à Camille Enlart: «Parfois, la hotte imite encore les rampants d’une toiture, et on l’a ornée d’une façon assez puérile de petites lucar­ nes avec spectateurs, de petites galeries crénelées, de petites échauguettes et de figurines animant cette sorte de maison de poupées. Les che­ minées de l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges (...) ont été décorées de la sorte»18. Ce même goût bourgeois pour la surcharge décorative s’ex­ prime encore, de manière véritablement paroxystique, sur deux chemi­ nées de l’hôtel de ville de Courtrai (Flandre occidentale) réalisées en

17 Voir notamment J. FAVIÈRE, L’hôtel de Jacques Cœur à Bourges, Paris, 1992, p. 98 sq., ill. 60-61 et 58 (respectivement propositions de restitution de la cheminée de la grande salle d'apparat et état actuel), et p. 124-125, ill. 80-81 (cheminées de la galerie haute méridionale). 42

18 C. ENLART, Manuel d'archéologie française. 2e partie. Architecture civile et militaire, t. 1. Architec­ ture civile, p. 155, à propos des cheminées de la galerie haute méridionale.

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152719. Et l’extraordinaire exubé­ rance de leurs formes gothiques finissantes, associée à l’iconogra­ phie même de leur décor - per­ sonnifications monumentales de la ville de Courtrai et des villes alliées, armoiries diverses, statues des saints patrons et des souverains régnants — est très révélatrice de l’état d’esprit qui a présidé à leur conception. Le moins que l’on puisse dire est qu’il émane de ce décor une impression d’opulence inouïe et de confiance dans ses propres performances, qui ne sur­ prend à vrai dire guère de la part d’une cité à qui les industries tex­ tiles florissantes assuraient une grande prospérité. La très célèbre cheminée de l’ancien Palais du Franc, à Bruges20, qui est contem­ poraine, participe manifestement du même esprit. Mais ses formes appartiennent déjà au style «Renaissance flamande».

Fig. 27. Châteauneuf-en-Auxois (Côte-d’Or), Chemi­ née de la salle des gardes du château, portant la devise de Philippe Pot (vers 1481) - d’après D ’Ocre et D ’Azur: Peintures murales en Bourgogne, Dijon, 1992, p. 79.

On le voit, le décor des cheminées est rarement innocent et parti­ cipe pleinement à l’image que veut donner de lui-même celui qui en a consenti les frais, que ce soit une personne morale, comme une ville, ou une personne physique. A vrai dire, dans ce dernier cas, l’image projetée s’exprime le plus souvent par des armoiries seules, ou éventuellement combinées à d’autres motifs. O n connaît ainsi des centaines de cheminées de la fin du Moyen Age, de la Renaissance et aussi des Temps Modernes, dont le linteau ou le manteau sont ornés d’armoiries. Mais si les armoi­ ries constituent à l’évidence, le décor par excellence de la cheminée, on commettrait une grave erreur en étudiant son décor héraldique indépen­ damment de celui de la pièce dans laquelle elle se trouve. Car à partir du XIIIe siècle, et davantage encore aux siècles suivants, avec un pic au XVe

19 L. DEVLIEGHER, De Keizer KareUchouw van het Brugse Vrije, Tirlemont, 1987 (Kunst Patrimonium van West- Viaanderen, 10), p. 77-78 (avec bibliographie) et figs 153-156.

20 Œuvre de Lucas Blondeel, elle orne la cham­ bre échevinale où le magistrat du Franc de Bruges tenait ses séances. Sur celle-ci, voir essentiellement ibid.

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_. „„ . , ., . . rig. 28. Cheminee provenant dune maison du hameau de Barges, près d’Ere (fin du XVe siècle), Tournai, Musée d’histoire et d’archéologie.

et surtout au XVIe siècle, il est de tradition de peindre ou de sculpter les armoiries absolument partout: sur les vitraux des fenêtres, sur les carreaux de sol, sur les plafonds de bois sans parler du mobilier: tapis­ series, nappages, coffres, armoires, sièges et, bien sûr, taques de chemi­ nées21! A vrai dire, armoiries et cheminées sont à ce point liées, qu’il semble bien qu’on puisse pré­ tendre que certains décors monu­ mentaux de cheminées dérivent des ornements extérieurs tradi­ tionnels de l’écu armorié. C ’est notamment le cas des hommes sauvages22, reconnaissables à leur corps poilu et à la masse qu’ils tiennent souvent en main, que l’on a fréquemment utilisés comme tenants héraldiques à la fin du XVe siècle et au XVIe siècle23, et que

1 on ^ c o u v re agenouilles aux extrémités de deux cheminées en pierre de Tournai de la fin du XVe siècle24. Il est vrai que ce m otif se retrouve à l’époque dans toutes les formes d’art —sur des tapisseries sur­ tout, mais aussi sur des coffrets sculptés, des boiseries et même sous forme d’épi de faîtage —et que les jeunes seigneurs ne dédaignaient pas de se déguiser en «sauvages» comme le rappelle l’épisode tragique du Bal des Ardents25. Mais l’origine héraldique des présentes sculptures s’impose

21 Plusieurs contributions des Actes du XIe colloque international d’Héraldique Héraldique. Arts plastiques-Littérature (dir. G. SCHEIBELREITER et M. GÖBL), Vienne, 2002, font référence à cette réalité. 22 Sur les «hommes sauvages», voir entre autres l’étude classique de R. BERNHEIM ER, Wild men in the Middle ages: a study in art, sentiment and daemonology, Cambridge (Mass.), 1952 et aussi ETINLAND, L’homme sauvage, Paris, 1968. 2j Ils encadrent notamment un cartouche aux armes d’Herman d’Aspremont Lynden, sculpté

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vers 1597 au château de Rekem (Limbourg). Voir Le grand livre des châteaux de Belgique (dir. L.-E GÉNICOT). 1.Châteaux-forts et châteauxfermes, Bruxelles, 1975, p. 207, fig. 1. 24 L’une est conservée à Tournai (Musée d’art et d’archéologie), l’autre à Anvers (Musée Mayer van den Bergli). 25Plusieurs jeunes seigneurs déguisés de la sorte furent brûlés vifs accidentellement au cours de ce bal auquel participait le roi Charles VI. Voir Jean Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI, roy de France (éd. J.-F. MICHAUD et

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Fig. 29. Cheminée provenant de la Maison du Prince d’Orange à Hoboken (première moitié du XVIe siècle), Anvers, MuseumVleeshuis.

quand on observe un même dédoublement avec d’autres motifs de tenants d’armoiries comme les sirènes-poissons26 et les chevaliers marins27. Dans ce cas précis, il existe même une cheminée du début du XVIe siècle, remontée au Musée de la Grande Boucherie à Anvers, où ils sont présentés simultanément comme tenants héraldiques - ils tiennent encore d’une main un écu, qui est, notons-le, significativement vide - et connue éléments décoratifs - ils entourent les armoiries de Charles Quint

J J. F. POUJOULAT), dans Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France depuis le XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, t. II, 1850, p. 390, référence queje dois à l’amabilité de Gilles Bliek. 26 Voir notamment le tympan gothique du châ­ teau d’Ainay-le-Vieil (Cher) où deux sirènes portent l’écu, reproduit dansV.-H. DÉBIDOUR, Le Bestiaire sculpté du Moyen Age en France, Paris, 1961, p. 106, fig. 132, et d’autres exemples dans la miniature. Sur les sirènes dans l’art médiéval, se référer à J. LECLERCQ-MARX, La sirène dans la pensée et dans l’art, de l’Antiquité et du Moyen Age.

Du mythe païen au symbole chrétien, Bruxelles, 1997 (Académie royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Beaux-Arts, coll, in 4°, 3e sér. t. II). 27 En ce qui les concerne, je ne connais pas d’autre occurrence que celle citée, où ils sont utilisés comme tenants d’armoiries. A noter toutefois que des chevaliers marins ornent le blason de plusieurs familles de Flandre, des Pays-Bas et d’Allemagne, et que ces hybrides d’apparence pourtant grotesques semblent avoir assez largement incarné l’idéal chevaleresque même en dehors de ces régions (Voir infra n. 28).

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sans être toutefois en contact avec elles. Cette double mise en scène aide à comprendre l’origine héraldique des mêmes êtres hybrides que l’on découvre mais cette fois dissociés de l’écu - sur l’impressionnante chemi­ née de la Salle d’armes du château d’Ecaussinnes-Lalaing (Hainaut), légè­ rement antérieure28! A noter toutefois que cette dissociation est très rela­ tive puisque la sirène de droite, et son symétrique, le chevalier marin, encadrent quand même les armoiries de la famille de Croÿ, même s’ils n’y sont pas directement liés. A l’évidence donc, un certain nombre de thè­ mes repris isolément dans le décor des cheminées sont d’origine héraldi­ que. Si, de ce point de vue, la miniature a dû souvent servir d’intermé­ diaire - les plus beaux armoriaux remontent à cette époque, et les manuscrits de luxe comportent presque toujours les armes de leur com­ manditaire ou de leur donateur - la gravure sur bois semble aussi avoir joué un rôle important de medium. En effet, il est probable que des ban­ des de papier illustrées ont remplacé, à bon marché, les reliefs d’un lin­ teau ou d’un manteau de cheminée, comme le suggère le décor d’une cheminée de forge, peinte par Henri Bles, dans la première moitié du XVIe siècle29. En effet, on ne peut qu’être frappé par la similitude de for­ mat et de composition entre la suite de soldats debout, espacés et sans liens entre eux, qui sont gravés sur la bande qui en orne la hotte30, et par exemple, la suite des couples isolés les uns des autres qui sont sculptés sur le linteau d’une cheminée du XVe siècle remontée au Musée national

28 Dans ee cas précis, le choix du chevalier marin comme pendant de la sirène s’explique sans doute aussi par des raisons de symétrie ainsi que par son appartenance à l'imaginaire médié­ val de la chevalerie. Ainsi, dans le roman de Perceforest (écrit au XIVe siècle et édité en 1528), ce sont les «poissons chevaliers» qui enseignent les vertus chevaleresques à Bethidès, fils du héros éponyme. Par ailleurs, sirènes et chevaliers marins apparaissent dans plusieurs mascarades liées à la Cour de Bourgogne (J. GUISSET, Le châteaufort d’Ecaussinnes-Lalaing et ses collections. Tournai, 2001, p. 49-50). Enfin, un chroniqueur breton de la fin du Moyen Age, lié au milieu hennuyer, rapporte la découverte, en 1308, d’un homme marin armé comme un chevalier, sur la côte hollandaise (Ch. FERLAMPIN-ACHER, Fées, bestes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose (XIIIe-XIVe siècles), Paris, 2002, p. 299 et s.). 46

29 Paysage avec une forge, Liechtenstein, collec­ tions princières. Reproduction de l’intérieur de la forge dans J.-Ph. LE CAT, Le siècle de la Toison d’or, Paris, 1986, p. 175. Sur le «réalisme» de cet artiste, voir A. DASNOY, Henri Bles, peintre de la réalité et de la fantaisie, dans Etudes d*Histoire et d’Archéologie namuroises dédiées à Ferdinand Courtoy, t. II, Namur, 1962, p. 619-627. 30Une bande de même type et au sujet analo­ gue se voit se décollant du mur, au dessus des fenêtres d’une scène de cabaret des années 1535, attribuée au Monogrammiste de Braunschweig identifié parfois à Sanders van Hemessen. Voir Gemäldegalerie Berlin, étaient Gesamtverzeichnis, Berlin, 1996, cat. n° 558, ill. p. 228, fig. 631. A cette époque, les xylographies aussi utilisées pour orner les murs, les portes et même les plafonds, sans parler des dossiers de stalle et même des tombes.Voir A.M. HIND, A h introduction to History of Woodcut, p. 78.

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du Moyen Age à Paris, et provenant d’une maison du Mans. A cela s’ajoute le fait qu’on conserve des xylographies présentant un format et des dimensions qui semblent les prédestiner à cette fonction, comme la suite des N euf Preux, dont des fragments sont notamment conservés au Musée de la Cour d’or à Metz et à la Bibliothèque nationale à Paris-31. Il est même plausible que des tapisseries de forme oblongue inspirées de prototypes graphiques identiques ou voisins, aient été utilisées de la même manière, ou bien encore suspendues à la hotte pour contenir la fumée, comme cela se faisait fréquemment à l’époque, en tout cas en régions germaniques. C ’est notamment le cas de la tapisserie des Sages (68 X 454 cm), conservée au Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg, dont on suppose aujourd’hui qu’elle fut fabriquée à la fin du XIVe siècle pour la salle d’audience de son Hôtel de ville3132*.A tout le moins, il semble acquis que l’on fixait parfois des xylographies de format courant sur le linteau ou sur la hotte de la cheminée. U n charmant tableau, peint vers 1425-30 par un suiveur de R obert Campin et conservé aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, accrédite encore cette pratique3-3. Eu égard à l’aspect réaliste de l’intérieur bour­ geois qui sert de décor à l’Annonciation, on est, semble-t-il, en droit d’interpréter la présence de la gravure sur la cheminée comme quelque chose d’habituel dans ce milieu. Il n ’en reste pas moins que si la place qu’occupe la gravure et la gravure elle-même renvoient à la réalité de tous les jours - le prototype de celle qui est figurée dans ce tableau est même connu34 - rien n’autorise par contre à conclure, sur la base de cette scène, que c’était généralement saint Christophe qui avait les hon­ neurs de cet emplacement... même si ce saint populaire, qui protégeait de la m ort subite tant redoutée, avait sa place toute trouvée, au centre du foyer; même s’il est représenté sur de nombreuses taques de cheminée; et même si sa silhouette orne le manteau d’une célèbre cheminée dont

31 Sur ce thème dans l’art de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, voir A. REGOND, La peinture murale du X V Ie siècle dans la région Auvergne, Clermont-Ferrand, 1983, p. 168-172 (avec bibliographie antérieure). 32Voir L. VON WILKENS, Die Textilen Künste. Von der Spätantike bis um 1500, Munich, 1991, p. 271, fig. 303, et plus particulièrement de la même, Der Nürnberger Prophetenteppich, dans Anzeiger des Germanischen Nationahnuseum, 1977, p. 37 sq., élé­ ment bibliographique queje dois à l’amabilité du Dr. J. Zander-Seidel, qui me rappelle le caractère hypothétique de cette destination.

33 Reproduction et mise en contexte dans F. T H Ü RLEM A N N , Robert Campin. Eine Monographie mit Werkkatalog, Munich, 2002, p. 75-76, et fig. 54. Détail de la cheminée dans J. DIJKSTRA, The Brussels and the Merode Annunciation Reconsidered, dans Robert Campin. New Directions in Scholarship (éd. S. FO ISTER et S. NASH), Turnhout, 1986, p. 96, fig. 3. 34 Reproduction de la gravure sur bois qui a servi de modèle, d’après Yunicum conservé à Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett, dans F. THÜRLEMANN, Robert Campin, p. 75, fig. 53. 47

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Fig. 30. Écaussinnes-Lalaing (Hainaut), Château fort, Cheminée du grand salon (vers 1500).

il sera question plus loin-33. En effet la présence de Christophe liée à une Annonciation peut aussi s’expliquer par le rapport symbolique qui existe entre Marie christophora, «qui porte le Christ», et le saint passeur3536. Une même ambiguïté s’observe au niveau de la cheminée peinte sur une éton­ nante miniature d’un recueil de dévotion, réalisé entre 1486 et 1493 pour Baudouin de Lannoy, chambellan à la Cour de Bourgogne, et conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, à Paris37. D ’un côté, la statuette qui orne le milieu du linteau renvoie à une habitude décorative bien attestée; mais d’un autre, son iconographie - Moïse portant les Tables de la Loi - est indissociable de la scène dans laquelle elle est intégrée - en l’occurrence ici l’infusion de l’àme de l’enfant qui vient d’être conçu. Dans ce cas en

35Voir infra, n. 49. 36 Comme rappelé ibid., p. 76. 37 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5206, fol. 174. Reproduction dans J. BASCHET, Le 48

sein du père. Abraham et la paternité dam l’Occident médiéval, Paris, 2000, pl. IX/fig. 113 (Le temps des images) à qui j ’ai repris l’interprétation symbo­ lique de la scène.

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effet, la représentation du patriarche sur la cheminée exprime manifeste­ ment l’idée que le couple est légitime, et qu’il a procréé dans le respect de la Loi et des sacrements38. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Il faut donc éviter de conclure trop vite que ce qui a été représenté selon les apparences de la réalité en est toujours le reflet, et garder à l’esprit que parallèlement au symbolisme religieux dont elle est parfois le support, la cheminée est au centre de tout un imaginaire qui peut aussi biaiser la per­ ception qu’on peut se faire d’elle, comme objet matériel. Bien qu’il se dégage parfois du décor d’une cheminée réelle ou de celui de l’un de ses accessoires, c’est dans la peinture que cet imaginaire s’exprime le mieux. De ce point de vue, la peinture flamande du XVe siè­ cle constitue une véritable mine, comme la peinture généralement «nordi­ que», ce qui n’a finalement rien d’étonnant, l’imaginaire de la cheminée ne pouvant pleinement se développer que dans les régions froides où elle revêt une importance particulière. Voyons donc maintenant quelques exemples de tableaux et de miniatures de cette époque, auxquels s’ajouteront l’une ou l’autre référence à d’authentiques cheminées. Associé à l’image ambiva­ lente du feu - feu qui cuit, qui chauffe, qui éclaire et qui purifie - mais aussi feux de l’amour illicite et flammes de l’enfer, l’imaginaire de la cheminée est évidemment lié à la sphère domestique comme à celle de la rédemp­ tion et à celle du péché. Ainsi la cheminée apparaît-elle en bonne place et de manière signifiante dans des allégories des sept péchés capitaux, et notamment dans celle de la Vanité, peinte par Jérôme Bosch, sur un dessus de table conservé au Musée du Prado'’9. Elle apparaît pour la même raison dans des scènes de magie, comme dans un charmant perit tableau exécuté sans doute vers 1470, dans la région du Bas-Rhin, et conservé au Museum der bildenden Künst à Leipzig40. Mais il faut dire qu’ici, le symbole du feu est vraiment indissociable du sujet de la scène - un sortilège d’amour puisqu’il s’agit pour notre magicienne d’enflammer le cœur de sa victime! Dans d’autres scènes de sorcellerie - et particulièrement dans la gravure du XVIe siècle - sorcières et cheminée sont associées de manière très visuelle eu égard à la croyance qui les faisait passer par elle pour se rendre au sab­ bat41. Ces mêmes connotations infernales expliquent sans doute aussi

38 Ibid., p. 328-331. 39 Reproduction en couleur dans J. COMBE, Jérôme Bosch, Paris, 1957, pi. III. 40 Voir en dernier lieu sur ce tableau B. LYMANT, Entflammen und Verlöschen. Zur Ikonographie des Liebeszaubers vom Meister des Bonner Diptychons, dans Zeitschrift für

Kunstgeschichte, 1,1994, p. 111-122 (avec biblio­ graphie antérieure). 41 U n certain nombre de taques de cheminées ardennaises de la même époque, conservées au Musée gaumais à Virton et au Musée luxembourgeois d’Arlon, sont par ailleurs ornées de scènes de sabbat. Voir notamment K. von den DRIESCH, Handbuch der Ofen-,

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Fig. 31. Cheminée provenant d’une maison brugeoise (fin du XVe siècle), Bruxelles, Musées royaux d’Art et d’Histoire.

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pourquoi la scène de la Chute est figurée sur un certain nombre de che­ minées: Bourges,Berne, Ecaussinnes-Lalaing en Hainaut.. ,42. Inversement, on l’a dit, l’imaginaire de la cheminée est également lié à la sphère du Salut, eu égard aux connotations positives dont peut se charger le symbole du feu. Dans le cas d’une cheminée brugeoise de la fin du XVe siècle, remontée aux Musées royaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles, c’est le feu présenté comme symbole de pureté, à l’instar du lys, qui fait le lien entre décor - une Annonciation - et support - le manteau de cheminée. Réciproquement, une cheminée figure presque systématiquement dans les scènes d’Annonciation peintes dans nos régions. Parallèlement, la cheminée apparaît aussi dans d’autres scènes où Marie risquait de paraître trop charnelle, sans la présence discrète mais efficace des flammes, signe de sa conception virginale et de l’immaculée Conception. La célèbre Vierge à l’écran d’osier, conservée à la National Gallery à Londres, et qu’on rattache au milieu de R obert Cam­ pin, offre un exemple particulièrement subtil de cette symbolique à laquelle est liée la cheminée. Il n’en reste pas moins que la plupart du temps, l’imaginaire de la cheminée se nourrit plus simplement de la vie quotidienne et est sur­ tout connoté avec la notion de chaleur, de bien-être, de confort et d’ai­ sance, à laquelle s’ajoute aussi la référence à la famille et à la respectabi­ lité, voire à la noblesse, du maître de céans. C ’est ainsi que plusieurs miniatures du XVe siècle représentent des gens de toutes conditions en train de se réchauffer les pieds à la chaleur du foyer, de faire ripaille à proximité de la cheminée ou bien de poser en famille devant elle, au sein d’un mobilier attestant à tout le moins une grande aisance matérielle4-5. Dans ce cas, l’imaginaire de la cheminée se confond bel et bien avec la réalité. De manière encore plus évidente, la présence d’armoiries figurées sur la hotte appartient aussi à ce double niveau, car elle est à la fois mimétique et symbolique. Sans que l’on puisse vraiment s’en étonner, ces cheminées symbolisant le bien-être «au foyer» se retrouvent dans des scènes de l’enfance du Christ, se déroulant «à la maison». Il en est d’élégantes, comme celles qu’on attribue au Groupe du Maître de

Kamin- und Takenplatten, Cologne, 1990, p. 523, n° 1031. 42 O n notera avec intérêt que c’est cette scène que Viollet-Le-Duc a figuré sur la hotte d'une cheminée-type du XIIe siècle, dans son Dictionnaire raisonné du mobilier français, pi. XII. Commentaire de la cheminée du château d’Ecaussinnes-Lalaing dans J. GUISSET, Le châ­

et 48 (dét.). La scène de la Chute orne égale­ ment de très nombreuses taques de cheminée. Voir K. von den DRIESCH, Handbuch der Ofen-,Kamin- und Takenplatten, p. 308-309, n° 474-479. 43 Plusieurs scènes de ce type sont reproduites dans le t. II de YHistoire de la vie privée précitée n. 8, et notamment p. 353, 425, 495 et 497.

teaufort d’Ecaussinnes-Lalaing, p. 43-44, et figs 42 51

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Fig. 32. Androuët du Cerceau, Cheminée des Preuses (début du XVe siècle) qui décorait l’ancienne salle du poêle, Château de Coucy (Aisne) - d’après J. Mesqui, Châteaux et enceintes de la France médiévale, Paris, t. 2,1991, p. 109.

Flémalle44. Il en est d’autres plus simples, comme celles qui figurent dans les Heures de Catherine de Clèves45, sans doute réalisées à Utrecht, vers 1440, où la Sainte Famille est représentée en train de vaquer à ses occu­ pations dans un intérieur tout ce qu’il y a de plus rustique, mais aussi tout ce qu’il y a de plus chaleureux, grâce surtout à la présence de la che­ minée où bout la marmite. Ici, la cheminée devient presque métaphore du bonheur domestique. En fait, ce symbolisme se retrouve dans de nombreux tableaux, et davantage encore dans des miniatures de Livres d’Heures, accueillantes aux scènes intimistes. O n vient déjà d’en voir un exemple significatif, il en est encore un autre légèrement antérieur, peint vers 1430, dans les Heures de Raoul d’Ailly, vidame d’Amiens, où laVierge expose l’enfant nu à la chaleur du foyer... où pend la même marmite! Cette fois, néanmoins, le cadre est raffiné et la référence au commandi­ taire omniprésente: la hotte porte son écu, et le décor héraldique d’azur et d’or qui couvre la pièce se continue sur les côtés de la cheminée... comme dans une certaine réalité médiévale!

44 Voir par exemple S. KEMPERDICK, Der Meister von Flemalle. Die Werkstatt Robert Campins und Rogier van der Weyden, Turnhout, 1997, figs 157 et 166, ainsi que Robert Campin. New Directions in Scholarship (plusieurs exemples). 52

45 Reproductions dans ibid., fig. 3, et dans S. KEMPERDICK, Der Meister von Flemalle, figs 106 et 187.

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O n l’aura compris, l’histoire du décor de la cheminée médiévale ne peut être dissociée de celle des représentations de cheminées dans les autres formes d’art, et plus particulièrement en peinture, même si la plus grande prudence est de mise dans l’interprétation des images46. Cette histoire doit aussi inclure l’étude des cheminées disparues, mais dont l’apparence est connue grâce à des descriptions anciennes, voire à un dessin. C ’est le cas du décor de la hotte à parois verticales d’une vaste cheminée à double corps, qui fut installée dans l’ancienne chambre du poêle au château de Coucy, dans l’Aisne, et qui a non seulement été l’ob­ jet d’une description, en 1447, par Antoine d’Asti, mais encore d’un des­ sin exécuté par Androuët du Cerceau au XVIe siècle47. Sans doute exé­ cutée au début du siècle précédent, à la demande de Louis d’Orléans, elle portait fièrement les statues des N euf Preuses, en grandeur naturelle. O n connaît par ailleurs, grâce à l’historien du XVIIe siècle Henri Sauvai, l’apparence de plusieurs cheminées réalisées, pour certaines du moins, sous le règne de CharlesV: «La cheminée de sa chambre à l’Hotel St Poi, avoit pour ornement de grands chevaux de Pierre; celle de sa chambre au Louvre, en 1365, étoit chargée de douze greffes bêtes, & des treize grands Prophetes, qui tenoient chacun un rouleau; de plus, terminée des armes de France, foutenue par deux Anges, & couverte d’une couronne. Il fe trouve encore une cheminée de cette maniere à l’Hotel de Cluni, rue des Mathurins, fans parler de celle de la grande falle, qui s’y voit embaraffée d’une infinité de Pellerins de toutes tailles, qui vont en pèle­ rinage dans un bois, le long d’une haute montagne» (sic)48. O n le voit, le champ d’investigation est immense et d’un intérêt exceptionnel dans la mesure où de très nombreux domaines sont concernés. Quelques cheminées célèbres et moins célèbres et quelques représentations contemporaines de ces cheminées ont été évoquées ici, et nous ne sommes encore nulle part, car les singularités semblent m on­ naie courante dans cette catégorie si particulière de mobilier qui possède pourtant une tradition décorative séculaire et en partie codifiée - je pense surtout au décor héraldique. S’il en fallait un ultime témoignage, on pourrait encore évoquer l’étonnante cheminée malinoise acheminée

46 D. ALEXANDRE-BIDON, Vrai ou faux? L’apport, de l’iconographie à l’étude des châteaux médiévaux, dans Le château médiéval, forteresse habitée (XIe-XVIes.). Archéologie et histoire: perspec­ tive de la recherche en Rhône-Alpes. Actes du col­ loque de Lyon, avril 1988 (dir. J.-M. POIS­ SON). Paris, 1992.

47Voir J. MESQUI, Les programmes résidentiels du château de Coucy du XIIIe au X V Ie siècle, dans Congrès archéologique de France, 148e session (Aisne), 1990, p. 227-228 et fig. 14. 48 H. SAUVAL, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, Paris, 1724, t. II, § «Le dedans des maisons royales», p. 279.

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par bateau à Bergen op Zoom (Brabant Septentrional), en 152149. Constitué d’une vaste composition dont le centre est occupé par un saint Christophe monumental, son décor apparaît sans équivalent ail­ leurs, eu égard du moins aux exemples conservés. Car évidemment, il faut toujours tenir compte des destructions, et se rappeler aussi que de nombreuses cheminées encore debout ont perdu leur décor peint. Il n’en reste pas moins que l’étude des décors connus — figuratifs mais aussi non figuratifs — pourrait contribuer à éclairer différentes facettes de la vie matérielle au Moyen Age, améliorer notre connaissance de la conception de l’ameublement et du décor des pièces chauffées, et préci­ ser des rapports à peine pressentis entre diverses formes d’art. Elle pour­ rait sans doute aussi répondre à une question posée, mais jusqu’ici en vain: existe-t-il un décor figuratif type de la cheminée de château, à la fin de l’époque gothique?

49Sur celle-ci, voir K. BOOIJ, Het Markiezenhof te Bergen op Zoom. De Christofelschouw uit en thuis, dans Jaarboek Oudheidkundige Kring De Ghulden Roos, Roosendaal, 33, 1973, p. 61-81, et W. VAN 54

H AM, Het Markiezenhof te Bergen op Zoom, Bergen op Zoom, 1986, p. 64-70, cités par L. DEVLIEGHER, De Keizer Karel-schouw, n. 87.

M IC H E L DE W A H A

Université Libre de Bruxelles C h â t e a u x h a in u y e r s d e s x i v e- x v i e siècles

Essayer de dégager quelques caractéristiques des châteaux hai­ nuyers au cours des XIVe et XVe siècles sera notre propos1. La tâche n’est pas facile, car quoi qu’on en dise, les restes monumentaux sont peu nombreux ou témoignent de profonds remaniements. Chimay fut ravagé par un incendie en 1935 et Belœil brûla vers 1900, mais combien d’élé­ ments médiévaux comportaient-ils encore? Le château de Ligne a dis­ paru. Deux des implantations majeures de la famille de Ligne, dont on connaît l’importance, font ainsi défaut. Notre point de départ est consti­ tué par une série de dénombrements de fiefs hainuyers, dont le plus ancien conservé date de 14102. Plus récents que les documents féodaux brabançons, leur qualité est nettement supérieure: ils donnent une excel­ lente base de départ, même si le dénombrement de 1410 n’est plus connu que par une copie réalisée par l’érudit montois Gonzalès Decamps au début du X X e siècle, l’original ayant été détruit par le bom ­ bardement allemand des archives de Mons en 1940. Ces dénombrements usent d’un vocabulaire rigoureux et précis, distinguant nettement châ­ teau, tour, motte, hostel. Nous en avons donné ailleurs les caractéristi­ ques et nous n ’y reviendrons pas ici3. Cette base documentaire de qualité montre sans conteste que le nombre de châteaux a crû de manière assez importante depuis la fin du XIIe siècle. Quelles en seraient les causes? La multiplication des châteaux

1 M. d e WAHA, Fortifications et sitesfossoyés dans le Nord du comté de Hainaut. Aspects archéologiques, historiques et monumentaux, Thèse, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1983, 5 vol. Ayant eu accès direct aux monuments, nous couvrons le Hainaut «belge». Pour limiter les notes, nous n'avons pas renvoyé systématique­ ment, pour chacun des sites mentionnés, à la monographie incluse dans cette thèse. 2 A. SCUFFLAIRE, Les fiefs directs des comtes de Hainaut de 1349 à 1504, 6 vol., Bruxelles, Archives Générales du Royaume, 1978-1993

constitue une base indispensable. Nous avons travaillé sur les textes originaux soit d’après les documents d’archives soit d’après les micro­ films qui en ont été réalisés. Tous les textes sont cités in extenso dans les rubriques consa­ crées aux différents châteaux dans notre thèse citée note 1. 3 M. DE WAHA, Habitats “ seigneuriaux ” et pay­ sage dans le Hainaut médiéval, dans M. BUR (éd.), La maison forte au Moyen Age, Table ronde Nancy-Pont-à-Mousson, 31 mai-3 juin 1984, Paris, CNRS, 1986, p. 95-97. 55

M ICH EL D E W A H A

procède en partie d’un phénomène d’augmentation, de développement des lignages nobles et doit dans cette mesure être considérée comme normale: les Trazegnies établissent au début du XIIIe siècle à Irchonwelz un château tout à fait traditionnel et qui ne se modernisera pas; une famille importante comme celle de Mons se trouve en possession à par­ tir de la fin du X IIe puis du XIIIe siècle d’une curtis seigneuriale, puis du château de Boussu; le châtelain de Mons s’installe dans le courant du X IIIe siècle à Havré, des branches cadettes des Enghien se trouveront à Havré et à Ecaussinnes-d’Enghien. Dans quelle mesure cette multiplica­ tion des fortifications témoigne-t-elle d’un affaiblissement de la puis­ sance comtale, que l’on verrait consécutif à la querelle des Avesnes et des Dampierre? Les dénombrements commencent trop tard pour renseigner avec précision sur les caractéristiques considérées du X IIe au XVe comme constitutives du château. Ils entendent par château une résidence totale­ ment close par une enceinte murale. Définition vague certes, qui consti­ tue le plus petit commun dénominateur de l’ensemble des sites men­ tionnés. Définition que l’on ne saurait négliger, puisqu’il est établi que ce qui caractérise le château opérationnel de la fin du X IIe siècle est la combinaison d’un donjon et d’une enceinte, qui oblige l’assaillant à dis­ poser de troupes suffisantes pour en assurer le siège. A la fin du X IIe siè­ cle, semblables fortifications sont difficiles à assiéger et encore plus à prendre même pour le comte, qui ne s’y risque pas volontiers et qui ne le fait qu’après s’être assuré du concours d’alliés extérieurs. Mais même ainsi, à plus d’une reprise, le château lui oppose une résistance victo­ rieuse4. Des sondages dans les dénombrements ultérieurs, remontant aux XVIe et XVIIe siècles, montrent une tendance inflatoire dans la désigna­ tion d’immeubles comme «château». On doit donc se demander si aux XIVe et XVe siècles, le château se définissait encore par un caractère militaire réel ou si l’aspect résidentiel n’y tenait pas déjà une place pré­ pondérante. Le recours aux monuments s’impose donc. Mais si les dénombre­ ments perm ettent de dresser une liste de châteaux, Antoing*, Belœil, Bernissart, Bois-de-Lessines, Boussoit, Boussu, (Wasmes-Audemez-) Briffœil*, Brugelette-Hérimez, Ecaussinnes-d’Enghien, EcaussinnesLalaing*, Enghien*, Fontaine-l’Évêque*, Hainin, Harchies, Havré*,

4 M. DE WAHA, L'apparition defortifications seigneuriales à enceinte en Hainaut belge aux XIIe et XIIF siè­ cles, dans J.-M. CAUCHIES, J.-M. DUVOS-

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QUEL (éds.), Recueil d’études d’histoire hainuyère offertes à Maurice A. Arnould, t. I, Mons, 1983, p. 117-138.

C H Â T E A U X H A IN U Y E R S DES X IV e- X V I e SIÈCLES

Irchonwelz*, La Hamaide*, Le Rœulx*, Oetingen*, Péruwelz, Solresur-Sambre*, Stambruges, Trazegnies*, Ville-Pommerœul, Wiers, seuls ceux marqués d’une * conservent des vestiges plus ou moins impor­ tants15. De Wasmes-Audemez-Briffœil6, subsiste une tour impression­ nante, mais qui pose un certain nombre de difficultés. Les deux niveaux inférieurs sont couverts de belles coupoles, ce qui signifie qu’il n’y a entre eux aucune communication possible, mais aussi qu’il est impossi­ ble de passer du niveau 2 au niveau 3. Les deux niveaux supérieurs encore visibles paraissent planchéiés. Cette manière de faire ne paraît pas très efficace ni très moderne. Trois archères s’ouvrent dans chacun des niveaux inférieurs: une archère axiale et deux archères de flanquement placées toutefois de manière telle que la couverture de la courtine se limite à une bande étroite au pied de la muraille et ne peut couvrir le terrain à 20 ou 30 mètres de la courtine. Les niveaux supérieurs ne sem­ blent pas percés d’archères mais comportent des fenêtres et des chemi­ nées. Dans l’impossibilité de pratiquer des analyses plus précises, il s’im­ pose de demeurer prudent vis-à-vis de cet équipement résidentiel, qui pourrait être le fruit de remaniements. Cette analyse met en évidence une certaine faiblesse sur le plan militaire de ce château, qui est loin de posséder les qualités et l’organisation des châteaux de type augustéen.

1. U n a p p a reil m ilita ir e p lu s im p r e s s io n n a n t q u e m o d e r n e

Commençons, pour respecter l’hospitalité qui nous est généreu­ sement offerte, par évoquer Écaussinnes-Lalaing7. Il existait ici un château avant 13528. Ph. Sosnowska en a identi­ fié les restes: un donjon porche, des éléments de muraille.Toutes les par­ ties que l’on peut assigner à cette construction pristine n ’offrent aucune meurtrière et nulle part on n’y relève trace d’un chemin de ronde. Dans

5 Carte du Hainaut dans M.-A. ARNOULD, Les dénombrements de foyers dans le Comté de Hainaut (XIVe-XVIe siècle), Bruxelles, C.R.H., in-4°, 1956; notice historique de base sur chaque loca­ lité dans H. HASQUIN, R. VAN UYTVEN, J.-M. DUVOSQUEL (dir.), Communes de Belgique. Dictionnaire d’histoire et de géographie administrative, 2 vol., Wallonie, Bruxelles, 1980 (+ 4 Flandre, Bruxelles, 1981 pour Oetingen). 6 Wasmes-Audemez-BrifFœil, Hainaut, Tournai, Péruwelz; M. DE WAHA, Fortifications, p. 671—

680; Le Patrimoine monumental de la Belgique, (Wallonie), t. V I /1, Province de Hainaut, Arrondissement de Tournai, Liège, 1978, p. 313317 (les volumes seront cités Patrimoine, tome, année). 7 Hainaut, Soignies (ar. et et.); Patrimoine, XXIII/1, 1997, p. 229-236. 8 E. MATTHIEU, La noblefamille d’Ecaussinnes, dans Annales du Cercle Archéologique du Canton de Soignies,V, 1920, p. 76.

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M ICHEL D E W A H A

la seconde moitié du XIVe siècle, le bien passe à la famille de Lalaing. J ’ai affirmé autrefois que cette implantation avait pour raison à peine camouflée la présence de la famille d’Enghien à proximité et le désir du comte de neutraliser ces rivaux toujours potentiellement dangereux. Aujourd’hui, le mémoire montre que la partie du château assignable aux Lalaing ne se caractérise pas par un appareil militaire particulièrement efficace910*. Les meurtrières sont rares, ne semblent pas répondre à une conception précise des champs de tir. Aucun chemin de ronde n’est repérable. Par contre, la miniature des Albums de Croÿ fait connaître la présence vers le plateau d’une imposante tour ronde, de grande hauteur. C ’est à cette tour que devait se rapporter l’inscription de fondation connue notamment par Gonzalès Decamps111. Nous reviendrons plus loin sur cette tour. A l’époque des Croÿ des tours sont ajoutées à cet ensemble et lui donnent une allure militaire plus affirmée. Même si leurs murs sont épais, leur conception est très traditionnelle: elles se bornent à assurer à la muraille un flanquement d’autant plus nécessaire qu’il n ’existe toujours pas de chemin de ronde. Chaque tour combat de manière isolée. Le profil des meurtrières n ’est pas le plus développé que l’on puisse trouver. Les tours ne comportent pas de canonnières. Les mêmes caractéristiques peuvent être mises en évidence à Ecaussinnes-d’Enghien1 O n adopte un plan quadrangulaire proche du modèle classique français. U n tableau ancien donne du château une impression de force que confirme la miniature de Croÿ. Les bâtiments d’habitation prennent cependant une importance considérable. Les départs des voûtes de leurs caves qui semblent bien cohérentes aux murs obligent à assigner aux ouvertures le rôle de fentes d’aération plutôt que celui de meurtrières. Ici aussi, il n’y a pas de chemin de ronde. Le châ­ teau possède une barbacane: les dimensions de ses tourelles ne leur per­ mettent guère d’abriter plusieurs défenseurs. Se pose donc la question de l’efficacité de la défense. Cette manière de procéder évoque le «château» de La Hamaide12. Ce site fossoyé du X IIe siècle a reçu dans le courant

9 Le dénombrement de Michel de Croÿ (Lille, ADN, B 11948, P 611) utilise d'ailleurs la for­ mule chasteau, forteresse, qui est une atténuation de château: M. DE WAHA, Fortifications, p. 1620; Id, Habitats, p. 98-99. 10 G. DECAMPS, dans le supplément du Journal de Mons du 11 août 1907; E. MAT­ THIEU, loc. cit., p. 75; M. d e WAHA, Fortifications, p. 1621

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11 Hainaut, Soignies (ar. et et.); Patrimoine, X X III/l,p. 185-194, qui remet en cause l’analyse de M. CHEYNS-CONDÉ, Métamorphose d’une forteresse médiévale. Le château de la Follie à Écaussinnes d’Enghien, Louvain, 1976, dont nous ne pou­ vons suivre les interprétadons et les datations des textes: M. d e WAHA, Fortifications, p. 1615-1619. 12 Lahamaide ou mieux La Hamaide, Hainaut, Ath, Frasnes; M. d e WAHA, Fortifications, p. 748-893.

C H Â T E A U X H A IN U Y E R S DES X IV e - X V I e SIÈCLES

du XIIIe une petite tour quadrangulaire en un dispositif archaïsant. Dans le courant du XIVe siècle le site fossoyé devient un «château» hainuyer, un ensemble enclos dans une enceinte. Les bases de celle-ci sont à ce point peu épaisses qu’elles interdisent tout chemin de ronde et même tout dispositif en bois du type hourd, car leur poids aurait provoqué l’ef­ fondrement de la maçonnerie. Les tours d’angle du château sont de modèle augustéen: leurs dimensions leur ôtent toute crédibilité militaire. La Hamaide affiche un aspect martial qui n ’est pas fonctionnel. Si le vaste château d’Havré13 offre d’ imposantes tours quadrangulaires, l’absence de chemin de ronde, des communications coupées, la rareté et la faiblesse des meurtrières le caractérisent. Par son plan, par ses dispositions, Havré n’est pas sans rappeler certains «châteaux» anglais que le regretté professeur Allen Brown appelait «fortified manor» et dont la recherche britannique plus récente souligne les aspects ostentatoires14*.Il n ’est pas impossible que le château d’Enghien ait repris un certain nom ­ bre de dispositions de ce type. La tour de la Chapelle ne perm et pas, à elle seule, de donner suffisamment de précisions chronologiques sur la résidence des seigneurs d’Enghien après la prise du donjon Jonathas.

2. L es g ra n d e s to u r s r é sid e n tie lle s

Antoing13 est un château un peu particulier, dans la mesure où les sires d’Antoing se sont implantés sur un point élevé où se trouvait déjà un établissement religieux avec lequel ils ont dû se résoudre à partager le site. C ’est ce qui explique l’ampleur de l’enceinte castrale développée au XIIIe siècle et marquée notamment par la présence à une époque pré­ coce dans nos régions d’une tour ronde, puis par un châtelet d’entrée, d’une typologie intéressante et assez moderne. Dans la première moitié du XVe siècle, à partir de 1432, se construit une très haute tour en D isolée, assurément le plus remarquable exemple de ce type de construc­ tion dans nos régions. Elle se caractérise par l’épaisseur de ses murs, la présence d’ouvertures de tir adaptées à l’usage des armes à feu, mais rares, et aussi par les éléments de confort importants qui marquent chacun des niveaux. Il s’agit d’une résidence confortable toute reportée en hauteur plutôt que largement étalée comme dans les halls seigneuriaux ou

13 Havre, Hainaut, Mons; Patrimoine, IV, 1975, p. 177-178; M. DE WAHA, Fortifications, p. 16331648.

La maison forte, p. 13-17; O.H. CREIGHTON, Castles and landscapes, Londres, 2002. ]5 Hainaut, Tournai, ch.l. et.; Patrimoine, V I/!,

14 R. A. BROWN, Le manoir fortifié dans le Royaume d’Angleterre, dans M. B U R (éd.).

1978, p. 45-48; M. DE WAHA, Fortifications, p. 389-410. 59

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comme au château d’Écaussinnes-Lalaing. Mais il s’agit aussi d’une structure défensive où ¡’efficacité est recherchée et, je crois, atteinte. Cette efficacité conduit à une réduction drastique de la surface défen­ due, à une maîtrise directe par le seigneur des accès et au contrôle per­ manent de l’ensemble de la défense. Il n ’y a pas de délégation défensive possible, il n ’y a pas de recours à des troupes nombreuses pour assurer la défense. Elle est limitée en nombre, mais elle n’est pas inefficace grâce à l’épaisseur des murs, à la précision des orifices de tir et à une hauteur du bâtiment qui défie l’échelade. Le R œ ulx16 abrita une des familles les plus anciennes du Hainaut. Mais de 1337 à 1432, la terre du R œ ulx fut réunie au domaine comtal, avant d’être donnée aux Croÿ. Le plan de Jacques de Deventer montre, sans le moindre doute possible, que le château ne possédait au milieu du XVIe siècle qu’une grande tour en D complétée par des bâtiments rési­ dentiels que l’on daterait volontiers de 1531-1553 en se fondant sur les armoiries des clefs de voûte et sur le vocabulaire stylistique des baies et de la loggia (tout en n ’oubliant pas la date de 1452 avancée par le Prince de Croÿ qui, si l’on devait la retenir, concernerait davantage la construc­ tion de la tour). Il s’agit d’une tour en D bien accusée, avec fruit et sté­ réotomie élaborée des pierres de grand appareil. La tour apparaît com­ plètement aveugle. Elle est large de 8,7 m avec des murs de 1,6 m d’épaisseur et haute d’une vingtaine de mètres. La défense de l’enceinte urbaine est nettement subordonnée à la tour qui la commande. A Trazegnies17, château éponyme d’une des familles les plus illus­ tres de la noblesse belge, on trouve à côté des restes probables du pre­ mier donjon, au nord du château, une très grosse tour ronde fortement saillante, très élevée et située à l’endroit le plus escarpé, si l’on peut dire, du site. Elle a subi de tels remaniements intérieurs que son étude est dif­ ficile. La plus ancienne mention du château du Biez à W iers18 date de 1368, lorsque le roi de France vient y négocier avec Jean de Werchin, sénéchal de Hainaut, grand partisan de la cause française. Le château, totalement détruit, est connu par des descriptions peu fiables, à l’excep­ tion peut-être de celle du démolisseur qui y repéra trois types de maçon-

16 Hainaut, Soignies, ch.l. et.; Patrimoine, X X III/1,1997, p. 444-447; nous ne croyons pas que la base de la tour date du XIIIe siècle, en raison de l’appareil et de la stéréotomie; M. DE WAHA, Fortifications, p. 466-498. 60

17 Hainaut, Charleroi, Fontaine-l’Evêque; Patrimoine, XX, 1994, p. 225-229; M. d e WAHA, Fortifications, p. 276-297. 18 Hainaut, Tournai, Péruwelz; M. DE WAHA, Fortifications, p. 736-743.

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nerie. O n dispose également d’une miniature des Albums de Croÿ19, qui figure un château très vaste, avec tours d’angle et porte fortifiée où une des tours d’angle est remplacée par un imposant donjon circulaire avec guette. Ecaussinnes-Lalaing et Ecaussinnes-d’Enghien invitent à la pru­ dence dans l’appréciation de la force des tours mais m ettent en évidence la grosse tour cornière. Les deux vues de Belœil dans les Albums de Croÿ (V/41, V III/101) offrent également une grande tour ronde ou en D, mais l’une la représente en pierre et l’autre en briques20. Ces observations perm ettent de tenter quelques interprétations. I o) Durant la seconde moitié du XIVe siècle et pendant le XVe siècle, nombre d’implantations seigneuriales hainuyères qualifiées de châteaux affichent un appareil militaire imposant qui ne correspond cependant pas à la force réelle de ces places. Leur valeur militaire est réduite et leurs conceptions ne sont aucunement à la pointe de l’évolu­ tion de la fortification. 2°) Ces fortifications sont toutes des enceintes fermées, mais le périmètre qu’elles entourent est difficile à défendre vu l’absence de chemins de ronde, le faible nombre de postes de tir spécifiques. Ces fortifications se caractérisent par un élément de défense passive impor­ tant. Certes la défense peut être organisée à partir des locaux résiden­ tiels, mais il n ’empêche que les communications sont difficiles, que les défenseurs ne disposent pas d’orifices de tir adaptés et que les «fenê­ tres» de tir sont souvent telles qu’elles exposent le défenseur aux coups de l’adversaire. 3°) O n ne peut dénier que l’ensemble de ces tours et de ces châ­ teaux dénote une «militarisation» de la société et une affirmation nette de leur caractère «seigneurial». Mais cette affirmation ne correspond pas à une véritable manifestation de pouvoir. La plupart de ces fortifications n’ont pas une efficacité militaire véritable. Rares seront les châteaux hainuyers défendus d’une part, avec succès d’autre part, lors des guerres qui suivront la m ort de Charles le Téméraire. Les derniers châteaux, ceux qui

19 J.-M. DUVOSQUEL (éd.), Albums de Croÿ, t.VIII, Bruxelles, 1989, pl. 43.

QUEL (éd.), Albums de Croÿ, c. XXVI, Recueil d’études, Bruxelles, 1996, p. 245-286.

-° M. d e WAHA, Les châteaux dans les Albums de Croÿ, une première approche, dans J.-M. DUVOS61

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datent de la période bourguignonne, plus spécialement de la fin du règne de Philippe le Bon et de celui de Charles le Téméraire, qui sont à asso­ cier à de grands serviteurs des ducs, offrent un appareil militaire impres­ sionnant encore mais surtout plus efficace. O n en a l’expression à Herchies et à Solre-sur-Sambre, sans toutefois que ces châteaux puissent être considérés comme ayant plus de valeur sur le plan militaire qu’une maison forte. Il y a certes là moins d’ostentation. Ecaussinnes-Lalaing appartient également à ce courant avec ses tours rondes ajoutées à l’en­ semble. 4°) D ’autres châteaux se caractérisent par la présence d’une grande tour, le plus souvent semi-circulaire ou en D, de forme quadrangulaire à Solre-sur-Sambre. Cette tour se remarquait aussi bien à Ecaus­ sinnes-Lalaing, au Biez ou à Belœil. Elle subsiste plus ou moins remaniée à Trazegnies ou au Rœulx, ainsi qu’à Antoing où elle est le mieux conservée et où elle ouvre la comparaison avec la tour de W ijk-bijDuurstede21. Si les données actuelles semblent plutôt placer ces constructions au XVe siècle, Ecaussinnes-Lalaing avec son inscription de fondation ou le Biez pourraient suggérer que le mouvement était déjà amorcé au XIVe siècle. Le Biez étant détruit, il reste à espérer que des recherches archéologiques à Ecaussinnes-Lalaing permettront de faire rapidement la lumière sur cette question. 5°) Les grandes tours cependant sont plus rares et appartiennent à des familles de premier plan. Ces familles anciennes et bien établies comme les Antoing-Melun, les Trazegnies et les Ligne demeurent ainsi tout au long du Moyen Age et des Temps Modernes parmi les familles dominantes de la noblesse hainuyère. Il en va de même pour les Lalaing avec la tour d’Ecaussinnes, peut-être élevée en deux fois, et pour les Werchin, famille du sénéchal de Hainaut, au Biez, familles anciennes mais d’un rang moindre et qui, surtout à l’époque, sont associées à de grands offices de l’administration du comté, comme le sont les Wittern en Brabant. Enfin des familles nouvelles liées aux ducs de Bourgogne, les Croÿ au Rœulx, les Rolin à Herchies et les Carondelet à Solre-surSambre, participent aussi au mouvement. 6°) O n revient à la tour d’habitation réservée au maître des lieux, mais en même temps, on exige un confort bien plus développé qu’auparavant. A ce titre, la multiplication des fenêtres à croisées dans les pha­

21 H.L. JANSSEN, J.M.M. KYLSTRA-WIELINGA, B. OLDE MEIERINCK, 1000 jaar 62

kasteien in Nederland. Functie en vorm door de eeuM'en keen, Utrecht, 1996, p. 115.

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ses les plus récentes d’Écaussinnes-Lalaing est caractéristique et de cette aspiration au confort et à la lumière et des limitations qui y furent long­ temps apportées. La tour d’Antoing s’affranchit plus facilement de cette restriction, probablement en raison de sa hauteur. Les Croÿ, au Rœulx, maintiennent une hauteur considérable aveugle. Solre-sur-Sambre se remarque par la grande fenêtre axiale du «donjon», plus basse que dans les grandes tours. Le phénomène est bien connu depuis les travaux de Jean Mesqui22. Même si l’on maintient une enceinte castrale, il y a réduction de la surface réellement défendue à la tour. Celle-ci occupe soit le point naturellement le plus fort comme à Antoing ou à Trazegnies renouant avec une vieille tradition, soit une position «stratégique» qui la place en première ligne comme à Ecaussinnes-Lalaing où elle commandait la nouvelle entrée de l’ensemble clôturé, au Rœ ulx où elle commandait l’enceinte urbaine. Le rehaussement considérable du niveau sommital défendu, application des principes affirmés dans la défense de la Bastille, marque nettement ces tours. L’épaisseur importante des murailles, l’usage de pierres de grand appareil et d’une stéréotomie avancée, la présence notamment à Antoing de canonnières montrent que ces tours ont été conçues pour répondre au développement de l’artillerie à poudre. La réduction de la surface défendue permet un contrôle permanent des accès par le seigneur lui-même, la restriction de la garnison à une petite troupe bien contrôlée et fidèle. L’évolution de l’art militaire et de la défense, en particulier de l’usage de nouvelles armes, joue assurément, mais cette concentration de la défense prend aussi très certainement en compte le problème de la fidélité des garnisons à une époque de géné­ ralisation du mercenariat et celui, lié d’ailleurs, des coûts d’entretien des garnisons. Le problème des fidélités me paraît essentiel puisque les châ­ telains investissent dans des constructions fort hautes et donc fort coû­ teuses, utilisant des types et des formats de pierres tout aussi coûteux. Si le Hainaut connaît une multiplication des fortifications, celleci ne met pas davantage en danger le pouvoir du comte. La plupart des fortifications nouvelles ne sont pas longtemps tenables: ce sont plutôt des maisons fortes que de véritables châteaux, des fortified manors. Quelques familles réussissent à maintenir ou à acquérir un niveau de fortification qui en fait de véritables potentats: les Enghien et les Trazegnies appar-

22J. MESQUI, Lafortification dans le Valois du X Ie au X V 1' siècle et le rôle de Louis d’Orléans, dans Bulletin Monumental, 135, 2, 1977, p. 109-149;

ID., Châteaux et enceintes de la France médiévale, 2 vol., Paris, 1991-1993 est particulièrement ins­ tructif sur ce sujet. 63

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tiennent à la noblesse la plus ancienne du comté, d’autres, comme les Lalaing, les Werchin acquièrent alors une puissance nouvelle et remar­ quable. La réduction et le surhaussement de la fortification, comme réponse à l’insécurité engendrée par les bandes d’irréguliers, aux techni­ ques de siège par échelade, étaient des réponses correctes aux défis mili­ taires de l’époque. Le développement de l’artillerie de siège, encore peu marqué dans certaines entreprises du règne de Philippe le Bon, mais remarquable à la fin du XVe siècle avec l’efficacité de l’artillerie française à la veille des guerres d’Italie, devait rendre ces hautes tours vulnérables.

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JEA N -M A R IE CAUCHIES Membre de l’Académie royale de Belgique Président de la Fondation van der Burch C h â t e a u x e t so u r c e s n a r r a t iv e s a u t e m ps d e s p r e m ie r s H a b s b o u r g (1477-1506)

Aux côtés de l’archéologue et de l’historien de l’architecture, le praticien des textes peut aussi fournir une contribution, demeurât-elle plus modeste, à la découverte des châteaux anciens. La démarche envi­ sagée ici, à cette fin, fut la suivante: prendre en considération des œuvres de type narratif, en l’espèce une chronique classique, à part entière, ancrée dans le long terme i , et un récit de voyage portant sur une période de quelque deux ans 2; vérifier dans quelle mesure ces écrits éclairent l’histoire des châteaux dans les régions dont ils parlent. Nous ne nous attendions pas à des résultats trop féconds. Dans une étude récente portant sur les alcázares des rois de Castille, un spécialiste de leur temps et de leur espace soulignait combien les chroniques, sans être néanmoins dénuées de tout intérêt en l’espèce, apportent peu de données explicites à la connaissance d’un sujet tel que celui-là 3. Fussent-elles éparses, les nombreuses mentions de châteaux méritent toutefois un examen dans les sources retenues, l’une portant sur un temps de guerre, entre 1477 et 1491, l’autre sur un temps de paix, en 1502-1503: quels sont les termes qui servent à les désigner? quels contingents d’hommes les occupent-ils? que sait-on de leur site, de leurs fonctions, de leur équipement militaire? des aménagements extérieurs ou intérieurs sont-ils décrits? y rattache-ton le souvenir d’événements, guerriers ou autres? Historiographe ou indiciaire, c’est-à-dire chroniqueur officiel, de la cour de Bourgogne, Jean Molinet (1435-1507) 4 a composé, à la suite de son prédécesseur et «maître» George Chastelain, une chronique des

1Chroniques de Jean Molinet (1474-1506), édit. G. D O U T R E P O N T et O. JO D O G N E , Bruxelles, 1935-1937, 3 vol. (Académie royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Collection des Anciens auteurs belges) - cité: Molinet. 2 Voyage de Philippe le Beau en Espagne, en 1501, par Antoine de Lalaing, seigneur de Montigny, dans

Collection des voyages des souverains des Pays-Bas, t. I, édit. L.-P. GACHARD, Bruxelles, 1876 (Commission royale d’histoire), p. 121-385. 3M. A. LADERO QUESADA, Los alcázares rea­ les en las ciudades de Castilla (siglos X II a XV), Ségovie, 2002, p. 22. 4Cf.J. DEVAUX.,Jean Molinet indiciaire bourguignon, Paris, 1996 (Bibliothèque du XVe siècle, LV).

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gouvernements de Charles le Hardi, Marie de Bourgogne, Maximilien d’Autriche et Philippe le Beau dans les Pays-Bas. L’œuvre, source capi­ tale pour les historiens d’aujourd’hui, revêt des atours plus militaires que politiques. Elle est littéralement rythmée par les opérations guerrières, tant Molinet est soucieux à la fois d’exalter les hauts faits de ses princes et de célébrer plus généralement les prouesses et la bravoure chevaleres­ ques. Avec les cérémonies officielles, ce sont les conflits armés qui retien­ nent au maximum son attention. Voilà pourquoi son récit perd singuliè­ rement en longueur et en intensité lorsqu’en 1492-93, les Pays-Bas entrent dans une phase de paix intérieure autant qu’extérieure. Il n ’en va pas ainsi des années séparant la m ort tragique du duc Charles de Bourgogne (1477) et la paix de Senlis conclue le 23 mai 1493 entre Maximilien et Charles VIII de France. Voilà donc la période qui nous retiendra dans l’œuvre. Antoine de Lalaing (1480-1540) est issu d’une famille bien connue de la grande noblesse des Pays-Bas bourguignons. Appelé plus tard, sous Charles Q uint, à de très hautes destinées politiques 5, il n ’est encore que jeune chambellan de l’archiduc Philippe le Beau lorsqu’il accompagne celui-ci, avec quelques centaines de personnes, dans son premier voyage dit d’Espagne, de novembre 1501 à novembre 1503. Il a laissé de ce voyage un véritable journal, foisonnant de données sur les faits, les lieux, les hommes 6. Ici, point de cliquetis des armes. Mais tout au long d’un itinéraire très bien restitué, Antoine de Lalaing invite encore le lecteur d’aujourd’hui à parcourir royaume de France, Espagne, Bresse, Franche-Comté, Alsace, Allemagne, Tyrol, en gardant sous les yeux un combiné de narration et de guide de tourisme avant la lettre. M olinet et Lalaing ont répertorié plusieurs dizaines de châ­ teaux. Le prem ier écrit même qu’il ne prétend pas dresser un inven­ taire complet des châteaux et des villes fortes concernés par les évé­ nements narrés, afin de ne pas lasser ses lecteurs 7. Précisons d’emblée qu’il ne sera bien question ici que de châteaux, non de villes, fussentelles, comme la plupart, fortifiées, dont les caractères et les fonctions

5Cf. H. COOLS, Mannen met macht. Edellieden en de Moderne Staat in de BourgondischHabsburgse landen (1474-1530), Zutphen, 2001,p. 243-245. 6Souvent cité, ce long écrit n ’a jamais fait l’ob­ jet d’une étude d’ensemble; nous projetons d’en établir une nouvelle édition, critique et com­

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mentée, pour la Collection des Anciens auteurs belges (Académie royale de Belgique). On peut déjà se référer à J.-M. CAUCHIES, Philippe le Beau. Le dernier duc de Bourgogne,Turnhout, 2003 (Burgundica, VI), p. 135-142, 147-149, 154155. 7Molinet, I, p. 371.

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défensifs s’apparentent évidemment à ceux des châteaux 8. En toile de fond, prenons ainsi en compte la distinction suivante, qu’introduira en 1548 un diplomate vénitien, entre la ville (città) et le château (castello): Chiamano città ogni luogo che si governa da se, e che è abitato da persone libere, sia quanto piccolo si voglia; e castello, se bene sarà una casa sola del padrone di quella villa, o pure dei suoi servitori 9. Il ne sera pas question ici de palais urbains purem ent résidentiels, ni de résidences de chasse, de lieux seigneuriaux en tout état de cause non fortifiés, dépourvus de fonctions militaires 10. «Le chasteau d e ...», «le chastel d e ...», «le fort d e ..,», «le fort chastel de...», voire «la place», «la forteresse», écrit le chroniqueur sans d’or­ dinaire préciser davantage, son exposé ne visant pas tant à décrire des lieux, où d’ailleurs il ne se trouve pas, qu’à relater des événements qui y sont survenus. A Mallannoy (auj. Molinghem), près d’Aire-sur-la-Lys, il spécifie que le château est composé de trois «forts», dont l’un est «don­ jon» 11. Le voyageur Lalaing se montre pour sa part prolixe en qualifica­ tifs. Il est vrai que lui-même observe sur place, à son aise, la disposition de décors paisibles. Tel château est beau, tel autre assez beau, tel autre encore très beau, beau et fort, bien fort, grand, ancien, assez vieux, «anti­ que»... Il nuance et n’abuse pas de superlatifs. Celui de Tolède, Yalcázar royal, seul, est dit «fort magnificque», la célèbre Alhambra de Grenade lui paraissant pour sa part «moult grandt», semblable à une petite ville, com­ binant ici caractères de la forteresse et de la résidence. Le château de Burgos est l’un des plus forts de toute la Castille et celui dejativa le plus

«Ville et château forment un «couple» (ou un «binôme») classique dans les sources narratives du bas moyen âge, comme le souligne Ph. CONTAMINE, Ville et château au moyen âge: introduction historique, dans Actes du Î25c Congrès national des sociétés historiques et scientifi­ ques, Lille, 2000, Archéologie — Château et ville, Paris, 2003, p. 9. A propos de Molinet et des vil­ les, sur lesquelles l’indiciaire jette un regard ins­ piré par le contexte politique davantage que par un intérêt pour les lieux d’une vie économique et sociale, cf. C.THIRY, «Tournay tournée ou ung fol te tourna»: Le regard deJean Molinet sur Tournai, Gand et Valenciennes, dans Le verbe, l’image et les représentations de la société urbaine au Moyen Age. Actes du colloque international tenu à Marche-enFamenne du 24 au 21 octobre 200Í, édit. M. BOONE, É. LECUPPRE-DESJARDIN et

J.-P. SOSSON, Anvers et Apeldoorn, 2002, p. 29-54. 9« N ous appelons ville tout lieu qui se régit par lui-même, et qui est habité par des hommes libres, quelque petit qu’il soit; et quant à château, il s’agira bien d’une demeure particulière, celle du maître de cette ville, ou bien de ses gens»: cité par G. CHITTOLINI, Il nome di «città». La denomina­ zione dei centri urbani d’oltralpe in alcune scritture ita­ liane del primo Cinquecento, dans Italia et Germania. Liber Amicorum Arnold Esch, édit. H. KELLER, W. PARAVI CINI et W. SCHIEDER, Tübingen, 2001, p. 499. 10M. A. LADERO QUESADA, op. dt., p. 21, propose une brève typologie de ces demeures, en l’espèce de possession royale. 11Molinet, I, p. 317-318. F, Pas-de-Calais, ar. Béthune, c. Norrent-Fontes. 67

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fort de l’ancien royaume de Valence 12. O n apprend par ailleurs que l’usage qu’en fait le propriétaire n ’est pas forcément à la mesure de la bâtisse: lorsqu’ils séjournent à Burgos, les Rois Catholiques préfèrent à leur alcázar la Casa del Cordon, le palais de leur connétable (Velasco), ou la chartreuse de Miraflores, voire un autre monastère proche de la ville 13. Lalaing ne dit rien des garnisons: il est vrai qu’on n’est pas en temps de guerre. Molinet, sans le faire sytématiquement, aligne quelques chiffres. Deux tranches sont bien représentées: de 20 à 40 hommes, de 80 à 120 hommes. Tout à fait exceptionnel est le chiffre —à contrôler — de 3 à 400 hommes qu’il signale à La Motte-au-Bois (Flandre) en 1488, au plus fort, il est vrai, de la lutte acharnée que mène Maximilien, à la fois contre les troupes royales françaises, commandées par Philippe de Crèvecœur, et ses propres sujets révoltés, sous la bannière de Philippe de Clèves 14. L’indiciaire souligne volontiers le contraste entre assiégés et assaillants: ainsi à Renescure, 70 à 80 hommes «mal en point», mal armés, tentent-ils de résister, mais doivent-ils se rendre à 2.000 soldats du roi de France 15. Une anecdote à épingler: au château de Belœil, en mai 1478, lors de la campagne dévastatrice de Louis XI en Hainaut, les défenseurs, en nombre restreint, font illusion en se plaçant tous aux fenêtres puis en faisant entendre une solide décharge, et la demeure seigneuriale échappe au pire l6. Ce n’est qu’à travers quelques touches sommaires, chez Lalaing surtout, que nos auteurs évoquent l’environnement des bâtisses. Ici, l’eau entoure le château, à moins que ce ne soient des marécages. A Namur, deux sorties sont aménagées, l’une vers la ville, l’autre vers la campagne, ce qui n’offre rien d’exceptionnel l7. En Espagne, bien sûr, nombre de châteaux sont bâtis sur une «montagne», sur des rochers (peñas), comme

i2Lalaing, p. 179, 205-206, 154-155, 210.Jàtiva: E, prov. Valence. Cf. aussi M. A. LADERO QUESADA, op. eit., p. 26-27 (Tolède), 28 (Grenade). A propos de Játiva, cf. infra (n. 21). 13Op. cit., p. 24. 14Molinet, II, p. 71-72. F, Nord, ar. Dunkerque, c. Hazebrouck Sud, commune de Morbecque. 15Molinet, I, p. 560-561. F, Nord, ar. Dunkerque, c. Hazebrouck Nord. Pareil épisode illustre bien le péril accru auquel se trouvent confrontés, à la fin du XVe siècle, les châteaux non encore mués en forteresses, à savoir des contingents toujours

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plus fournis (et aguerris) d’assiégeants: cf. A. SALAMAGNE, Les fonctions militaires des châteaux en Hainaut du XIIIe au début du XVIe siècle, dans Châteaux Chevaliers en Hainaut au Moyen Age, Bruxelles, 1995, p. 55. ]6Molinet, I, p. 261. B, Hainaut, ar. Ath, com. Belœil. 17Molinet, II, p. 63-64. Gilles Blieck, dans sa communication au présent colloque, a signalé le même fait pour Lille, ainsi que Ph. CONTA­ MINE, Ville et château..., op. cit., p. 16, pour Arras (d’après Molinet, année 1477).

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Y alcázar de Ségovie, «la clef du pays», protégé par une vallée profonde et, de surcroît, des fossés creusés, à même la roche 18. Si le fort de Perpignan s’élève en un lieu sec et sablonneux, son voisin de Salses occupe, au pied de rochers, un terrain riche en sources *9. O n a bien fait la part des choses entre villes et châteaux. Nos auteurs aussi. Mais leurs liens, en dépit de leur distinction topographi­ que, sont irréfragables. A Bohain, aux marches des pays bourguignons et du royaume ennemi, la ville est prise par l’armée de Maximilien - nous sommes en 1479 -, tandis que les Français tiennent le château; les habi­ tants du lieu entreprennent alors des démarches auprès des chefs bour­ guignons afin qu’ils assiègent celui-ci, vu que, précise Molinet, il n’est pas bon - comprenons qu’il n ’est pas de l’ordre de la sécurité - de sépa­ rer ainsi «chef et membre» 20, lieu de pouvoir et environnement urbain. Lalaing ne rend guère compte de fonctions particulières des édifices ren­ contrés. Tout au plus indique-t-il que le château de Séville sert de pri­ son pour des hérétiques poursuivis par l’Inquisition, et de même celui de Jâtiva (Valence) pour des gens que le roi Ferdinand d’Aragon entend voir sévèrement gardés. A Valence même, voici l’affectation d’un castillo à la résidence de la reine de Naples, sœur du même monarque 21. En plu­ sieurs lieux, il y a deux châteaux. A Perpignan, le plus grand se trouvant à l’écart de la ville, c’est Louis XI qui en a fait construire un plus petit et plus proche afin d’y transférer en cas de besoin une garnison et de mieux y tenir les bourgeois sous la menace des armes 22. C ’est à propos du grand château de cette même ville du Roussillon, au même moment dans son récit, que notre voyageur four­ nit une description et un inventaire exceptionnellement détaillés de l’ar­ senal conservé dans le donjon, données chiffrées à l’appui. Pièces d’artil­ lerie, munitions, armures, cottes de mailles, arbalètes et carreaux, piques,... tout y passe, tant le témoin oculaire a été frappé par le carac­ tère extraordinaire de la chose: «Je crois que oncque on ne vidt pour ung chasteau place mieulx ordonnée». En général, les informations sur la force et l’équipement des lieux restent sibyllines. Molinet écrira du châ-

18Cf. M.A. LADERO QUESADA, op. rii., p. 30-31. t9Lalaing, p. 169-170, 261-264 (passim). Salses: F, Pyrénées orientales, ar. Perpignan, c. Rivesaltes. 20Molinet, I, p. 294-295. Bohain-enVermandois: F, Aisne, ar. Saint-Quentin, ch.-l. c. 21Lalaing, p. 203, 210, 212. Le chroniqueur aragonaisJerónimo Zurita (■fl580), en effet, notera

plus tard que Jâtiva servit de prison pour plu­ sieurs grands personnages, indice de sa force: J. ZURITA, Historia del rey Hernando el Católico: de las empresas y ligas de Italia, t. V, édit. +A. CANELLAS LÓPEZ e.a., [Saragosse], 1996, p. 384-385 («dedicado para la prisión y cárcel de grandes señores en su adeversa fortuna»). 22Lalaing, p. 261-262.

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teau de Coxij, en Flandre zélandaise, entre Middelbourg (Flandre) et L’Ecluse, qu’il était «de petite résistance» mais n ’en a pas moins causé de grands dommages aux Brugeois révoltés, en juin 1488 2j>. Puis il souli­ gnera, pour la même époque, la force du château de Lummen, une place bien pourvue de «bolvers, trenchis et fossillaiges», possession des La M arck dont s’empareront pourtant des chefs de guerre de Maximilien 24. Le château de Bohain, raconte encore l’indiciaire, passait pour quasi inexpugnable et bien fourni d’artillerie: voilà ce qui explique les hésitations des capitaines bourguignons, maîtres de la ville, devant une perspective d’attaque, car «doubtoit d’encommencier chose se la fin n’estoit glorieuse» 25... O n rencontre ici, au détour d’un épisode auquel il réserve un large écho, un homme de plume dont on sait par ailleurs qu’au nombre des violences de la guerre, les ravages de la poudre l’ef­ frayaient particulièrement 26. Molinet, absent des théâtres d’opérations, ne pourrait à bon droit s’étendre sur les aménagements intervenus dans les châteaux. Tout au plus, par exemple, dira-t-il de celui de Renescure, près de Saint-Omer, qu’il était bien construit, pourvu de maçonneries en briques rouges et fermé de deux fossés remplis d’eau 27. R ien que de très banal, pour sûr. Le récit du voyage de Philippe le Beau nous apprend bien davantage. La visite de YAlhambra de Grenade par Antoine de Lalaing en quête de tou­ risme - tandis que son prince séjourne bien plus au nord et ne se ren­ dra jamais en Andalousie 28 - donne lieu à une description détaillée et émerveillée des corps d’habitation de la forteresse, avec ses cours, gale­ ries, jardins, fontaines, marbres et orangers 29. Et de même, au retour vers la France, la découverte du château de Salses, en Roussillon, pourvu de murailles épaisses et de parties souterraines: c’est d’ailleurs là un des deux seuls dont notre homme se risque à dire qu’il était imprenable, l’autre étant celui de Sainte-Anne, en Franche-Comté, eu égard à son site 30. À tout prendre, les détails que Lalaing, jeune seigneur aux goûts sans doute raffinés, met le plus volontiers en exergue, concernent ce qui

- ’«Quoquessie», écrit l’auteur: Molinet, II, p. 5758 (et 311, 312): cf.J. DEVAUX, Jean Molinet, op. cit., p. 487-490. 24«Lume»: Molinet, II, p. 129-130; Lummen: B, Limbourg, ar. Hasselt, com. Lummen. 2dN. 20 ci-dessus. 26J. DEVAUX, op. cit., p. 496. 70

27N. 15 ci-dessus. 2s D u moins de son vivant, puisqu’il reposera plus tard en la capilla real de Grenade, pour l’éternité... 29Lalaing, p. 205-206. 30Lalaing, p. 263-264, 296. Sainte-Anne: F, Doubs, ar. Besançon, c. Amancey.

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est beau et en même temps, comme les plantes odoriférantes du château de Chinchón, au sud-est de Madrid, ce qui est «utile» 31 .Avec cet auteur des confins de deux siècles, ce ne sont plus seulement des tours, des murailles, des saillies et des fossés qui sont enregistrés, mais aussi des tapisseries, des draps de soie, de la vaisselle ornant tout un buffet, comme à Arbeca, en Catalogne 323, des dorures, des planchers. Lorsque Philippe le Beau et sa suite font étape en Franche-Comté, à La Chaulx, chez Charles de Poupet, un des proches de l’archiduc, puis à Vers, chez les princes d’Orange, c’est-à-dire les Chalón, le narrateur évoque ces tapis­ series, cette vaisselle d’or et d’argent, ces «bons linges», toutes choses, souligne-t-il, qui caractérisent vraiment la maison d’un grand seigneur 33 . En termes d’événements, Antoine de Lalaing ne peut évidem­ ment, pour sa part, que relever des faits d’autrefois, tantôt bien histori­ ques, tantôt semi-légendaires. De plusieurs châteaux de Franche-Comté, Rochefort, Gray,Vesoul, il déplore que les Français les aient brûlés, avec les villes, durant les dernières guerres, c’est-à-dire avant 1493, année de la reconquête de cette terre d’Empire par Maximilien d’Autriche. Les principaux ravages advenus en ces lieux remontent en effet à une cam­ pagne de 147 9 34. A La Aljaferia, «a ung ject d’arcq» extra muros de Saragosse, il relate la construction du fort par un roi «Jeffar», qui lui a ainsi donné son nom. Et c’est dans le château de la ville de Saragosse elle-même, «oeuvre sarasinoise», que le traître Ganelon aurait vendu à leurs ennemis les preux de Charlemagne 35... L’épopée vient donc ici prendre son tribut! La chronique de Molinet est évidemment bien plus fournie en épisodes, cette fois strictement contemporains. Parler des châteaux, c’est ici relater des sièges ou des surprises, deux notions à distinguer. U n siège, c’est «assaillir», «assiegier», «battre» (avec l’artillerie), «planter le siege».

31 Lalaing, p. 218. Chinchón: E, prov. Madrid. ^Lalaing, p. 250-251. Arbeca: E, prov. Lérida. 33Lalaing, p. 295-296. La Chaulx (ou La Chaux, «Laissau» dans le récit): il y a plus d’un toponyme de ce nom dans la région du Jura; compte tenu des indications géographiques fournies par la source, des lieux d’étape de Philippe le Beau et de sa suite et des distances précisées, il s’agit probablement de Chaux-des-Crotenay, F, Jura, ar. Lons-le-Saunier, c. Les Planches-en-Montagne. Vers-en-Montagne: F, Jura, ar. Lons-leSaunier, c. Champagnole.

34Lalaing, p. 300-302. Rochefort-sur-Nenon: F,Jura, ar. Dole, ch.-l. c.;Vesoul: F, Haute-Saône, ch.-l. ar.; Gray: F, Haute-Saône, ar.Vesoul, ch.-l. c. Cf. P. GRESSER, Le crépuscule du Moyen Age en Franche-Comté, Besançon, 1992, p. 60-63, 250-251. isLalaing, p. 239. Le monarque évoqué est en effet l’émir Abuyafar Ahmed Ibn Suleiman Ibn Hud, roi de Saragosse (1047-1081): R. DOM ÍNGUEZ CASAS, Arte y etiqueta de los Reyes Católicos. Artistas, residencias, jardines y bosques, Madrid, 1993, p. 499-507. 71

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Une surprise, c’est «embler par cautelle», par la ruse. Le château peut être rendu («rendre en la main de», «se rendre en la volonté de»), «par appointement», mais aussi abandonné, laissé sans défense à l’approche de l’en­ nemi. Une fois prise, la place voit ce dernier «se bouter dedens». Certains récits de siège paraissent exceptionnellement détaillés, à l’opposé du plus grand nombre, pour lesquels quelques mots suffisent bien. Parce que Molinet fot mieux renseigné à leur sujet? Nous croyons plutôt qu’ils ont fait date, eu égard à la puissance de la place ou à la vio­ lence des opérations, comme à Schönberg, près de Saint-Vith 36. «Ainsi male garde et ambition causèrent sa perdition», tout autant que la «malice» des mercenaires en service, indique le chroniqueur pour le châ­ teau de Harchies en Hainaut, surpris en février 1478 par une petite bande de soudards allemands et suisses stipendiés par la ville de Valenciennes 37. «Nous ne poons estriver contre l’aguillon», dit en mai suivant le capitaine du château de Boussu incitant ses hommes à se rendre à l’ennemi fran­ çais 3S. Souvent donc, s’il est peu loquace au sujet du lieu lui-même, notre indiciaire rapporte utilement quelques circonstances spécifiques, surtout sans doute lorsqu’elles frappent sa logique, voire son sens moral, comme à Mortagne, où des soldats déguisés en marchands de blé demandent l’aide des gardes aux portes pour les neutraliser ensuite j9. Nous avons gardé pour la fin deux séquences d’intérêt régional, en 1488-89, autour de Beersel et de La Folhe 40.Vu la résistance du princi­ pal château d’H enri (III) de W itthem, un fidèle irréductible de Maximilien, les Bruxellois décident de l’«assiegier, battre, démolir, pillier, assaillir, dilapider, ardoir et destruiré»; c’est au terme d’un second siège, trois mois après le premier, avec la participation d’artilleurs royaux fran­ çais, que Beersel, «horriblement batu de gros engiens», est ainsi «dilapidé et rompu, debrisié et casset». Il est rare que pour un seul cas, Molinet énu­ mère autant de termes distincts. Recourant en cette circonstance à son art

i6Molinet, I, p. 329-330 («Beaumont»). SaintVidi (Sankt-Vith): B, Liège, ar. Verviers, com. Saint-Vith. 37Molinet, I, p. 241. Harchies: B, Hainaut, ar. Ath, com. Bernissart. 38Molinet, I, p. 262. Boussu: B, Hainaut, ar. Mons, corn. Boussu. 39Molinet, II, p. 229-230. Mortagne-du-Nord: F, Nord, ar. Valenciennes, c. Saint-Amand-lesEaux Rive droite. 40Molinet, II, p. 74-76. Beersel: B, Brabant fla­ mand, ar. Hal-Vilvorde, corn. Beersel. La Follie, 72

à Écaussinnes-d’Enghien: B, Hainaut, ar. Soignies, com. Écaussinnes. Cf. M. CHEYNSCONDE, Métamorphose d’uneforteresse médiévale. Le château de la Follie à Écaussinnes d’Eughien, Louvain, 1976, p. 88-90, et M. de WAHA, Les traces du bombardement de Beersel en 1489, dans Château Gaillard. Etudes de castellologie médiévale, t. XIX: Actes du colloque international de Graz (Autriche), 22-29 août 1998, Caen, 2000, p. 305313.

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de rhétorique, il dépeint ici toute la force de la haine, de la «furibonde vengence»; il met plus que jamais l’accent sur un débordement de vio­ lence, de la part de sujets rebelles, s’appuyant sur une forte puissance de feu, contre un grand féodal honni. Quant au château de La Follie, il a pour seigneur Bernard (II) d’Orley, petit-fils par sa mère d’une Enghien, gendre d’Henri de Witthem; la demeure ne sera pas prise, et sa résistance était essentielle pour la protection du comté de Hainaut tout entier.Voici en effet les mots du chroniqueur la concernant, non sans confusion entre beau-père et gendre: «Mais il eubt sy bonne garnison de gens, d’artilleries et de vivres en son chasteau de le Folie que, quelque menace, batterie, embusce ou entreprinse que l’on y sceusist faire, il demoura en son entier, qui fut la conservation, frontiere et avantgarde du pays de Haynnau; et ce provient par la prudence et vaillance desdis compaignons illec militans, aux despens toutesvoyes dudit seigneur de Bersele» 41. S’ils évoquent plus d’une fois les noms des propriétaires de châ­ teaux, nos auteurs sont loin de le faire systématiquement. O n peut pen­ ser qu’ils m entionnent le détail lorsqu’ils en ont eu connaissance, et peut-être de surcroît lorsque le patronyme cité devant eux évoquait une personne notoire. En Hainaut, le château de Chimay est au comte de Chimay, à savoir Philippe de Croÿ (f 1482), le château de Boussu au sei­ gneur de Boussu, c’est-à-dire Pierre de Hennin ( f l 490): voilà qui n’ap­ prendra rien à personne. Le château de Ville, aujourd’hui VillePommerœul, est au seigneur de Fiennes, en l’occurrence Jacques (1er) de Luxembourg (fl488), qui a épousé Marie de Berlaymont, dame héri­ tière de Ville, ou celui de Belœil au seigneur de Ligne,Jean (IV, fl491): voilà au contraire des précisions non négligeables, s’agissant toutefois toujours de seigneurs de haut rang, d’ailleurs chevaliers de la Toison d’or 42. Quand Molinet situe le château de Schönberg (Saint-Vith), sur l’O ur (électorat de Trêves), dans le patrimoine des Virnembourg (Virneburg), il juge opportun, tenant compte sans doute de son public cible, de spécifier que le comte seigneur du lieu, en l’occurrence Georges de Virnembourg (JT486), a pour épouse une Croÿ, qui en l’espèce, d’ail­ leurs, défend vaillamment la place contre l’armée de Maximilien 43. Pour

11Qui perd en effet simultanément en Brabant Beersel mais aussi Braine-l’Alleud. A2Melinet, 1, p. 248, 256, 261-263. VillePommerœul: B, Hainaut, ar. Ath, com. Pommerœul. Belœil: cf. n. 16 supra. 43N. 36 ci-dessus. Pour l’identification des sei­ gneurs: Europäische Stammtafeln. Stammtafeln zur Geschichte der europäischen Staaten. Neue Folge,

édit. D. SCHWENNICKE, t. VII, Marbourg, 1979, tableau 143, ainsi que P. NEU, Geschichte und Struktur der Eifelterritorien des Hauses Manderscheid, vornehmlich im 15. und 16. Jahrhundert, Bonn, 1972 (Rheinisches Archiv, 80), p. 88-89, qui situe précisément en 1486 (et non en 1495, comme l’ouvrage précédent) le décès du comte Georges. 73

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des châteaux princiers, on lit parfois le nom du capitaine, tel Jean de Berghes, seigneur de Walhain, futur grand ministre de Philippe le Beau, àVilvorde, puis aussi à Namur 44. Certains patronymes doivent évidem­ ment être décryptés, ainsi celui d’un certain «Barlaer», prénommé curieusem ent «Poldoghe», seigneur de Fauquez à Ittre et d’Hasquempont à Virginal: il s’agit en fait de Paul (d’) Ooghe, dit de Berlaer, plus tard conseiller archi ducal en Brabant 45. Lalaing, pour sa part, ne manque pas de préciser que telle forte­ resse relève de tel Grand d’Espagne, Pimentel, ayant rang de comte, à Benavente, dans l’ouest, le marquis de Moya à Chinchón, ou l’amiral de Castille, Fadrique Enriquez, à Hostalric, en Catalogne 46. Il semble qu’il prenne un soin particulier à identifier les nobles de Franche-Comté qui, en dépit des pressions et destructions subies du chef des agresseurs fran­ çais, sont demeurés dans l’obédience des Habsbourg, héritiers de Bourgogne, un Louis deVaudrey àVaudrey, un seigneur du Fay, en d’au­ tres termes Claude de Neufchâtel, à H éricourt 47.Tout cela n’est pas sans intérêt mais la galerie demeure indicative et sélective. Pourtant, quelles que soient les limites des apports de Jean Molinet et d’Antoine de Lalaing pour la connaissance des châteaux de leur temps, ils nous livrent bien plus que tous autres écrits du genre. Dans ses célèbres Mémoires 48, l’homme de cour Olivier de La Marche s’attache surtout à glorifier l’union des dynasties de Bourgogne et d’Autriche en la personne de Marie et de Maximilien et à conseiller le rejeton issu de ce lien, Philippe le Beau, dont il est le précepteur 49. Il

44Molinet, I p. 582; II, p. 63-64. 45Molinet, II, p. 76-77. Ittre et Virginal-Samme: B, Brabant wallon, coin. Ittre. Cf. J. DEVAUX, Jean Molinet..., op. cit., p. 497, et surtout J.-P. CAYPHAS, A Ittre. Le château de Fauquez: un destin peu banal pour une puissante seigneurie, dans Entre Senne et Soignes, n° LXXXIV, 1996, р. 4-5; fidèle à son prince, Ooghe était entré en possession de Fauquez par son mariage avec une Enghien. 46Lalaing, p. 162, 218, 259. Benavente: E, prov. Zamora. Hostalric: E, prov. Gérone. 47Lalaing, p. 297, 302. Vaudrey: F, Jura, ar. Dole, с. Montbarrey. Héricourt: F, Haute-Saône, ar. Lure, ch.-l. c. Une importante et toute récente étude vient d’être consacrée au premier de ces deux seigneurs: G. BISCHOFF, «Vive Osteriche et 74

Bourgogne!» Un preux Franc-Comtois au service de Maximilien 1er; Louis de Vaudrey, dans La FrancheComté à la charnière du Moyen Age et de la Renaissance (1450-1550). Actes du colloque de Besançon (10-11 octobre 2002), édit. P. DELSALLE et L. DELOBETTE, Besançon, 2003, p. 161-185. 48Mémoires d’Olivier de la Marche, maître d’hôtel et capitaine des gardes de Charles le Téméraire, édit. H. BEAUNE et J. d ’ARBAUMONT, Paris, 1883-1888, 4 vol. 49J.-M. CAUCHIES, «Qui vous estes et le noble lien dont vous estes yssu». Olivier, Philippe d'Autriche et la Bourgogne, dans Publication du Centre européen d’études bourguignonnes (XIVeX V Ie s.), n° 43 (Rencontres de Chalon-sur-Saône, 26 au 29 septembre 2002. «Autour d’Olivier de La Marche»), 2003, p. 149-160.

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ne livre pas une chronique des faits de guerre attentive aux châteaux. Tout aussi peu nourricières pour notre sujet sont des œuvres mineures certes, mais centrées sur l’époque et les événements mis ici en exergue, dont elles sont d’ailleurs strictement contemporaines. Ainsi la courte mais dense chronique pro-habsbourgeoise intitulée Dit sijn die wonderlijcke oorloghen van... Keyser Maximiliaen 50. O u encore une Histoire des Païs-Bas depuis 1477..., due à la plume d’un témoin direct sans doute au service même de Maximilien: celui-là consacre une seule mention à un château, pour narrer qu’en 1484, ayant noué de fructueux contacts avec un des capitaines, l’archiduc autrichien parvient à pénétrer sans violen­ ces dans celui d’Audenarde et ainsi dans la ville flamande, où il place immédiatement une garnison; mais la narration de l’heureux événement, qui ne requiert que quelques lignes chez cet anonyme, occupe trois plei­ nes pages dans l’édition moderne de la chronique de Jean Molinet 51. Successeur de ce dernier dans la charge d’indiciaire, Jean Lemaire de Belges nous a laissé une chronique dite annale pour 1507. Bien que relatant certaines opérations militaires du temps, notamment dans le duché de Gueldre, Lemaire ne répertorie pas de châteaux. Il est vrai que la trame de son récit consiste dans les déplacements de sa protectrice, la future régente Marguerite d’Autriche, qui s’arrête plus volontiers dans des palais ou hôtels urbains. Incidemment, et loin de chez nous, le voilà toutefois évoquant les deux «fors chasteaux» aménagés à Gênes par les soins du roi de France Louis XII pour contrôler la ville, un fait de main­ mise politique autant que militaire qui permet surtout à l’indiciaire de mentionner simultanément la disgrâce auprès du monarque d’un grand seigneur de nos régions, Philippe de Clèves, l’agresseur, vingt ans plus tôt, du château de Beersel, évocation qui nous ramène dans le Brabant tout proche 52. Jean Molinet, un chroniqueur pointilleux. Antoine de Lalaing, un voyageur curieux. Le premier redoute la violence et préfère certaine­ ment l’ambiance feutrée d’un cabinet de travail à la rudesse des camps. Mais la guerre est la guerre. Le second, suivant son maître en Espagne et ailleurs, y découvre des sites pendant que la cour s’attarde à Tolède ou à

50Dif sijn die wonderlijcke oorloghen van den doorluchtighén hoochgheboren prince, Keyser Maximiliaen..., édit. W. JAPPE ALBERTS, Groningue et Djakarta, 1957. 31Histoire des Païs-Bas, depuis Í477 jusqu’en 1492, écrite en forme de journal par un auteur contemporain, dans Recueil de chroniques de

Flandre, édit. J.-J. DE SMET, t. III, Bruxelles, 1856 (Commission royale d’histoire), p. 704. Cf. Molinet, 1 .1, p. 438-441. 52J. LEMAIRE DE BELGES, Chronique de 1507, édit. A. SCHOYSMAN, Bruxelles, 2001 (Académie royale de Belgique. Collection des Anciens auteurs belges), p. 89. 75

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Madrid. Mais sans doute est-il en service commandé: son «tourisme» implique des rapports. L’historien des châteaux pourra juger ténues les indications que procurent de telles plumes sur l’objet de ses propres recherches. Mais il se souviendra toutefois que dans notre métier, on doit faire flèche de tout bois, ou, pourrait-on dire ici, édifice de toute bri­ que... Et l’histoire elle-même, tout compte fait, ne se reconstruit-elle pas à la lumière d’un dialogue entre des sources? Nous avons pensé que, parmi elles, celles que l’on dénomme narratives avaient aussi leur place.

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B. ETUDES DE CAS

Fig. 33. Château de Beersel, escalier conduisant au chemin de ronde.

Fig. 34. Chateau fort d’Écaussinnes-Lalaing, Corps de logis, XVIe siècle, aile ouest et nord, élévations sud et est.

PHILIPPE SOSNOW SKA Université Libre de Bruxelles É c a u ss in n e s -L a l a in g : les m é t a m o r p h o se s d u CHÂTEAU AU XVIe SIÈCLE

1. E v o lu tio n d es a m é n a g e m e n ts avant le X V I e siè c le

Les éléments archéologiques1 les plus anciens du château d’Ecaussinnes-Lalaing sont généralement datés du X IIe siècle2 d’après les chro­ niques de Gislebert de Mons qui cite à deux reprises les Ecaussinnes en racontant des opérations militaires s’étant déroulées en 1169 et 1184. Cependant, Michel de Waha met en évidence qu’il faut utiliser ces don­ nées historiques avec précaution, puisque lors des travaux de fortifica­ tions entrepris aux places comtales suite à l’attaque de 1184, il n ’est pas fait mention d’Ecaussinnes3. L’analyse archéologique fait apparaître que le château ne se déve­ loppa pas à l’origine dans la partie nord du site mais bien autour d’un donjon porche (E) élevé dans la partie sud jusqu’au pignon sud du corps de logis du XVIe siècle4. Actuellement, il nous est impossible de dater précisément ces structures. Par la suite, le château s’étendit dans la partie nord du site sans dépasser le périmètre actuel. De cette période date la construction des différentes tours (I et III) protégeant le front nord excepté la tour semi-circulaire (II), plus tardive. La tour carrée (V), défendant le front ouest, est aussi postérieure5. Quant à la tour ronde (IV), elle date des aménagements du XVIe siècle. Une autre tour com­ mandait le front est et peut être datée grâce à la publication par G. Decamps et E. Matthieu d’une inscription malheureusement perdue,

1 Ce présent article est basé sur notre mémoire de licence réalisé sous la direction de Michel de Waha: P. SOSNOWSKA, Un château en Hainaut, Écaussinnes-Lalaing, U.L.B., 2002. Nous tenons à signaler au lecteur que nous ne mettrons en évi­ dence dans cette introduction que certains élé­ ments architecturaux construits sous Michel de Croÿ. L’étude de l’évolution du château avant le XVIe siècle fera l’objet d’une autre publication. 2J.-L. JAVAUX, Écaussinnes-Lalaing, dans L.-F. GENICOT (dir.). Le grand Hure des châteaux de

Belgique, t. I: Châteaux-forts et châteaux-fermes, Bruxelles, 1987, p. 94. 3 M. de WAHA, Fortifications et sitesfossoyés dans le nord du comté de Hainaut. Aspects archéologiques, historiques et monumentaux, thèse, U.L.B., 1983, vol. IV, p. 1613. 4 P. SOSNOWSKA, op. c i t p. 52-71 et 156157. 5 P. SOSNOWSKA, op. cit., p. 126-138 et p. 158-164.

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PHILIPPE S O S N O W SK A

Avant 1372 1 Phase I 1 Phase 11 1372-XV0 siècle Phase III Phase IV

Fin XVe-XVIe siècle



XVIIe et XVIIIe siècle

Phase I/Michel de Croÿ

Phase I

Phase II

Phase II

Indéterminé XVIIe siècle

XXe Phase I

I Phase I

Indéterminé

Époque de construction indéterminée Fig. 35. P. Sosnowska, Château fort d’Écaussinnes-Lalaing, plan d’évolution, 2004 (d’après le plan d’implantation paru dans L.-F. Genicot (dir.), Le grand livre des châteaux de Belgique, 1.1: Châteaux-forts et châteaux-fermes, Bruxelles, 1987, p. 94). 80

é c a u s s in n e s - l a l a in g : les m é t a m o r p h o s e s

r Fig. 36. F. Art, Le château fort d’Écaussinnes-Lalaing, front ouest, élévation est, 2002 (d’après le relevé de F. Art et P. Sosnowska). mentionnant la construction d’une tour par Simon de Lalaing en 13726. Cet élément chronologique important ne nous permet pas d’affirmer que l’ensemble des nouveaux aménagements date de l’occupation des lieux par Simon de Lalaing. U n corps de logis préexistait à celui construit par Michel de Croÿ.

2. E v o lu tio n du c h â tea u so u s M ic h e l d e C roÿ

Le château d’Ecaussinnes connut de lourdes transformations sous l’impulsion de Michel de Croÿ (f 1516). Les nouveaux aménagements projetés ne dépassèrent pas le périmètre du château existant. La totalité de l’enceinte avec ses différentes tours fut conservée. Elle est d’ailleurs toujours visible sur la gouache de la seigneurie d’Ecaussinnes-Lalaing commandée par Charles de Croÿ et réalisée par Adrien de Montigny entre 1597 et 15987*. Il faut d’ailleurs attendre la deuxième moitié du

6 Le château d’Écaussinnes-Lalaing, hors-série B, 1963, p. 2 et M. d e WAHA, op. cit., IV, p. 1621 et n. 66 (références aux éditions). 7 J.-M. DUVOSQUEL, Villes et villages des Pays-Bas méridionaux (Belgique et France du Nord) dans les Albums du duc Charles de Croÿ (1612),

dans Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1995, p. 151. L’étude de la gouache d’Ecaussinnes-Lalaing est l’objet d’un article en cours de parution. 8 P. SOSNOWSKA, op. cit., p. 164-170. 81

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XVIIe siècle, voire le XVIIIe siècle pour observer la disparition du front est et du mur intérieur séparant la haute cour de la basse cour. Michel de Croÿ fit d’abord rehausser la cour de plus ou moins deux mètres et il y fit bâtir deux nouvelles ailes et une entrée. Ce niveau neuf entraîna la disparition du premier porche d’entrée qui fut réamé­ nagé et de l’ancien corps de logis qui fut probablement réemployé comme substruction pour bâtir les deux nouvelles ailes8. Les modifications que subit le château au XVIe siècle s’inscrivent dans une tendance générale, amorcée aux XIVe et XVe siècles, qui répond au besoin de confort, au caractère résidentiel et à un souci d’ap­ parat, d’ostentation de plus en plus présent dans les demeures seigneu­ riales. Elle se traduit par la construction de corps de logis spacieux, éclai­ rés par de larges fenêtres, par la multiplication des espaces séparant Yaula de la chambre privée, par l’aménagement de galeries et par l’augmenta­ tion des modes de chauffage. Le nouveau corps de logis construit par Michel de Croÿ vient s’appuyer contre les fronts ouest et nord de l’enceinte. Les ailes ouest et nord furent bâties dans une même campagne de construction mais pro­ bablement pendant deux phases différentes. En effet, la jonction entre les deux est caractérisée par une couture verticale, l’aile nord venant s’acco­ ler à l’aile sud. La disposition intérieure des portes et des parements per­ met de percevoir la conception de ce bâtiment dans un projet unique9. Premièrement, aucun mur intérieur de l’aile ouest pouvant être à l’ori­ gine des murs extérieurs, en acceptant l’hypothèse de deux campagnes différentes, ne garde de traces d’un parement identique au parement externe côté cour. Deuxièmement, les portes du deuxième étage sont en place, elles n ’ont donc pas été percées ultérieurement dans ces deux murs, ce qui aurait entraîné des perturbations dans les maçonneries. Troisièmement, au niveau des combles, aucun mur pignon n’a été observé à l’angle des deux ailes. Enfin des signes lapidaires identifiés comme étant la marque de Jacquemard Boulle ont été relevés sur les parements extérieurs des deux ailes10. Seules les maçonneries du porche dans œuvre et celles des extré­ mités des deux ailes se distinguent du reste de l’élévation. Ces dernières

9 P. SOSNOWSKA, op. cit.. p. 151.

la-Neuve, 1994,

10 J.-L. VAN BELLE, Signes lapidaires. Nouveau dictionnaire: Belgique et. nord de la France, Louvain-

°P- àt., p. 85-87.

82

p.

198-199; P.

SOSNOWSKA,

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Fig. 37. Château fort d’Écaussinnes-Lalaing, Corps de logis, XVIe siècle, aile nord, élévation sud, différence de parement.

résultent des démolitions des deux murs d’enceinte et sont nettement visibles grâce aux coutures verticales et aux pierres de taille utilisées. Celles-ci ont un calibre plus important et une taille différente du pare­ ment du XVIe siècle et ont pu être datées approximativement grâce à des marques lapidaires utilisées pendant la deuxième moitié du XVIIe voire le début du XVIIIe siècle11. Toutes les fenêtres à croisée de la façade côté cour et côté Sennette de l’aile ouest datent de la construction de ce corps de logis, excepté les croisées et les appuis qui ont été restaurés en 1930 à la demande d’Adrien van der Burch ainsi que les deux fenêtres éclairant les paliers de l’escalier en bois et pouvant être datées du XVIIe siècle12. La fenêtre en arc brisé semble être en place excepté son remplage, son assise et la première assise du piédroit droit. Sa mouluration se différencie de celle des fenêtres à croisée puisqu’elle est uniquement en cavet renversé. Le porche dans œuvre, excepté la mouluration en arc brisé, est postérieur

11 J.-L. VAN BELLE, op. tit., p. 198-199.

12 P. SOSNOWSKA, op. cit., p. 168-169.

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vu les perturbations qu’a entraînées sa mise en place et le changement de calibre et de taille des pierres. Son exécution est postérieure aux amé­ nagements effectués à la demande de Michel de Croÿ13 mais difficile­ m ent datable. Cependant un petit tableau non daté montre une entrée très différente sans porche dans œuvre14; toutefois la représentation n’est pas assez précise pour s’en faire une idée exacte. La deuxième aile est essentiellement éclairée par des fenêtres à croisée ou à traverse fortement remaniées durant la deuxième moitié du XVIIe siècle vu les marques lapidaires relevées, identifiées par Jean-Louis Van Belle comme appartenant à la famille Baudry et à E. Manfroy et datées entre 1630 et 167015. Bien qu’aucune perturbation ne soit visible autour des différentes baies, le caractère irrégulier dont fait preuve la mise en place de leur piédroit laisse penser à un remaniement. En effet, seules les assises sous linteau sont au même nu que ce dernier. Les trois fenêtres situées au même aplomb éclairant l’escalier à vis n’ont pas subi de réfec­ tion puisque aucune perturbation de ce type n’a été relevée. Elles portent des marques lapidaires de J. Boulle et peuvent être datées du XVIe siècle. Quant à la galerie, il est difficile d’affirmer qu’elle date de la construction de cette aile. En effet, les parements du mur et certaines assises des arca­ des sont abîmés ou perturbés. Le piédroit droit de l’arcade a un profil dif­ férent de celui du piédroit gauche. Doit-on y voir une erreur de com­ mande, un changement de projet ou un remploi? Il n’est pas facile de trancher entre ces diverses hypothèses. De plus, la fenêtre de droite porte des marques de la famille Baudry. Sa mise en place n’a pas créé de per­ turbation dans la maçonnerie, ce qui laisse entrevoir une même phase de construction. Faut-il penser que les murs de briques et les arcades sont le fruit d’une même campagne ou bien qu’elles résultent de deux périodes d’aménagements différentes, d’autant plus que la galerie est en relation quasi directe avec la chapelle qui, quant à elle, est postérieure à la construction du corps de logis? Sa fonction est peut-être liée à la construction de la chapelle puisqu’elle permet de mettre en évidence et d’amener le regard vers une des parties principales du bâtiment16. L’intérieur du corps de logis s’élève sur deux niveaux principaux avec deux autres niveaux intermédiaires situés à l’extrémité sud de l’aile ouest. Cette partie comprend un escalier en bois menant aux différents

13 P. SOSNOWSKA, op. cit., p. 152. 14 ANONYME, Château-fort vu de l’est, non datée, gouache sur papier, Ecaussinnes-Lalaing, Musée du château fort. 84

15 J.-L. VAN BELLE, op. tit, p.198-199. 16 P. SOSNOWSKA, op. cit., p. 99-167.

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étages et aux combles. U n autre escalier, à vis cette fois, construit dans l’aile ouest permet d’accéder au premier étage et aux combles. Le rez-de-chaussée a conservé l’ensemble de sa structure spatiale d’origine, excepté peut-être l’actuelle «anti-salle». Les parements n ’ont en effet pas pu être étudiés puisqu’ils sont enduits. L’analyse des différen­ tes pièces a permis pour le premier niveau de mettre en évidence un groupe de trois pièces composé d’une aula directement en liaison avec deux espaces qui sont probablement semi-publics. L’actuelle salle d’ar­ mes (A) a été identifiée comme étant l’aula ou la grande salle. Cet espace est un des éléments majeurs de la demeure seigneuriale puisqu’il est des­ tiné entre autres aux audiences publiques. Cette pièce est chauffée par une cheminée dont le manteau est sculpté d’une représentation du «Chevalier marin et de la sirène», encadrant les armes de Michel de Croÿ et le collier de la Toison d’or qu’il reçut en 1500. Elle est largement éclairée par trois fenêtres à croisée munies de coussièges. Il faut préciser qu’un tiers de la longueur disponible du mur côté cour a été réservé au placement de deux baies. L’accès à cette salle se fait actuellement par une porte désaxée. Le plan tracé par A. Degrave, étudiant en architecture en 1920, représente cette porte comme étant placée axialement par rapport à la cheminée. U n sondage sonore là où l’élève a placé cette entrée a per­ mis de définir une différence d’exécution dans la maçonnerie. De plus la porte, comme elle est actuellement placée, a sa décoration visible seule­ ment de l’intérieur de la pièce. O r il est curieux qu’elle ne soit visible que de l’intérieur puisque la magnificence du seigneur devait être vue à chaque étape de la progression du visiteur voulant rencontrer le maître des lieux. Son changement de place est probablement dû à l’aménage­ ment de cette partie du château en musée avec la mise en place de la «billetterie» (D) dans l’anti-salle17. La seconde porte installée dans ce mur est postérieure à la construction du corps de logis et doit être rat­ tachée à l’aménagement du porche d’entrée. L’actuelle bibliothèque (B) a été aménagée au XVIe siècle. Sa construction a entraîné la démolition partielle d’une partie du m ur inté­ rieur du front nord, puisqu’une partie des maçonneries a été levée avec des briques de 23/24 cm. qui correspondent à la majorité des briques relevées dans ce corps de logis. Cette affirmation peut remettre en cause l’existence d’un chemin de ronde à cet endroit. L’espace compris entre le mur d’enceinte et le mur de brique est probablement le résultat de l’aménagement de cette pièce qui doit être mise en relation avec la

17 P. SOSNOWSKA, op. rit., p. 107 et 166. 85

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grande salle. Sa position, en liaison directe avec l’aula, nous indique qu’elle devait avoir une fonction annexe importante. Nous savons qu’à partir du XIIe siècle et surtout aux XIVe et XVe siècles, le nombre de pièces séparant l’espace public de l’espace privé augmente afin d’en fil­ trer progressivement l’accès. Ces différentes pièces sont richement déco­ rées et montrent le luxe et le train de vie du seigneur aux personnes admises en ces lieux18. Elle est vraisemblablement un espace semi-public dont la fonction exacte nous est aujourd’hui inconnue. La pièce (C) est considérée comme étant une ancienne cuisine du XVIe siècle. La position de telles installations par rapport à la grande salle peut être variable. Toutefois à partir du X IIe siècle, les cuisines sont déplacées petit à petit et éloignées de ces pièces pour éviter une pollu­ tion interne directe (fumée) ainsi que pour des questions évidentes de sécurité19. Cette éventuelle cuisine semble fort éloignée du seul puits encore visible. L’analyse des parements montre que la cheminée a été posée après la construction de ce mur vu les perturbations qu’elle a occasionnées dans la maçonnerie. De plus, les poutres soutenant le cof­ fre ont été serrées avec des boulons et sont supportées par un muret de briques et de pierres et une console à volute dont la mise en place a créé une déformation du manteau20. Il semble aussi curieux que des cuisines aient été placées entre une aula et une chapelle, toutes deux symboles de pouvoir et de prestige. Ce corps de logis paraît peu indiqué pour accueillir une telle pièce. Il faut donc imaginer un autre emplacement pour ces cuisines. Elles se situaient peut-être le long du front est ou le long du m ur de courtine séparant la haute cour de la basse cour. Enfin, le mur séparant l’actuelle bibliothèque (B) de cette pièce (C) n ’a pas été construit dans le même alignement que le mur séparant l’aula et la pièce (C). Il faut évidemment chercher la réponse dans la conception spatiale que nous venons de décrire. La porte placée dans le mur permet de passer directement de l’aula dans cette pièce. C ’est donc la relation entre ces trois espaces qui a poussé les bâtisseurs à construire le mur séparant ces deux espaces en retrait par rapport à ce mur. Les piè­ ces devaient aussi logiquement communiquer entre elles comme on

18 K. DE JONGE, Le palais de Charles Quint à Bruxelles: ses dispositions intérieures aux X V et XVIe siècles et le cérémonial de Bourgogne, dans Architecture et vie sociale a la Renaissance, Paris, 1994, p. 107-108 (Coll. De Architectura).

19J. MESQUI, Châteaux et enceintes de la France médiévale, de la défense à la résidence, t. II: La rési­ dence et les éléments d’architecture, Paris, 1991, p. 118-146. 20 P. SOSNOWSKA, op. cit., p. 153-154.

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Fig. 39. Château fort d’Écaussinnes-Lalaing, Corps de logis, XVIe siècle, aile ouest, aula, cheminée.

peut encore l’observer actuellement. Elles permettaient au seigneur de passer d’une pièce à l’autre sans nécessairement repasser par Yaula. Krista De Jonge a défini un appartement-type de la cour de Bourgogne au XVIe siècle. Il est composé d’une petite salle à manger (repas public), suivie d’une chambre à coucher reliée à un cabinet ou «retraite», de cabinets plus petits, d’une garde-robe et de quelques petits espaces pour les serviteurs. Cet ensemble de pièces partait directement d’une grande salle21. Il ne paraît pas impossible que Michel de Croÿ ait repris ce modèle en le simplifiant puisqu’il devait fréquenter la cour de Bourgogne et connaissait donc ses conventions cérémoniales. Toutefois, sans archives, il est difficile de définir la fonction des espaces observés. En revanche, il est possible de définir un certain nombre d’ensembles.

21 K. DE JONGE, op. cil., p. 109-110.

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:

les m é t a m o r p h o s e s

Nous ne traiterons pas de l’ensemble des niveaux supérieurs. Il ne nous est pas possible actuellement de déterminer la chronologie et la fonc­ tion exacte des différents espaces. Cependant, certains éléments peuvent être mis en évidence. Le deuxième niveau comprend trois pièces. L’actuel grand salon, situé au dessus de Yaula, a les mêmes dimensions que celle-ci. Il est éclairé par trois fenêtres à croisée munies d’une double banquette. Cette pièce est aussi pourvue d’une cheminée en pierre bleue avec six marques lapidaires de J. Boulle situées sur les piédroits, mais aucune n’a été observée sur le manteau—. Ce dernier est orné d’une scène biblique, «La tentation d’Adam et Eve sous l’arbre de vie», mais aussi de deux écus sculptés de part et d’autre de celle-ci avec, à main gauche, les armoiries peintes sur relief en pierre de Michel de Croÿ. Elles ne comportent pas encore le colher de la Toison d’or. Les armoiries, à main droite, sont par­ ties. EUes posent un certain nombre de questions puisqu’elles n’appartien­ nent ni à Elisabeth de Rotselaar, l’épouse de Michel de Croÿ, ni à Guillaume de Croÿ. En effet, le côté dextre présente les armes des Croÿ sculptées sur pierre, le côté senestre écartelé au premier et au quatrième sont de France, au deuxième et au troisième sont d’Albret et sur le tout de Bretagne. En effet, les armoiries des femmes étaient parties, le côté dextre était réservé aux armoiries de l’époux et le côté senestre à celles de l’épouse. EUes correspondent aux armoiries de Louise d’Albret, épouse de Charles de Croÿ. Celles-ci sont beaucoup moins nettes et semblent avoir été peintes sur un relief peut-être en plâtre ou en pierre. Ces armoiries ne sont probablement pas d’origine et se superposeraient sur d’anciennes armoiries. Il peut s’agir de celles de l’épouse de Michel de Croÿ, Elisabeth de Rotselaar décédée en 1529. Jacqueline Guisset propose de dater les sculptures de ce manteau de cheminée comme antérieures à celles de Yaula par comparaison stylistique. Cette dernière induirait que la construc­ tion du corps de logis daterait de la fin du XVe siècle, avant 15002223. L’analyse des moyens de communication verticaux montre qu’ils sont le fruit d’un aménagement postérieur à la construction du corps de logis. L’escalier à vis pose un certain nombre de questions notamment quant à sa datation. Les marches comportent des marques lapidaires identifiées comme appartenant à la famille Nopère, datées du XVIe siè­ cle et continuant leur trajectoire sur le XVIIe siècle, et des marques de la famille Baudry, datées de la deuxième moitié du XVIIe siècle et conti­ nuant leur trajectoire au XVIIIe siècle, ainsi que des signes non identi­ fiés mais datés du XVIe siècle. Les marques de la famille Baudry consti­

22 P. SOSNÖWSKA, op. cit., p. 120-121.

23 J. GUISSET, Le Château Fort d’ÊcaussinnesLalaing et ses collections, Tournai, 2001, p. 37.

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tuent la majorité des marques relevées. Comme il a déjà été signalé, elles sont aussi visibles sur les fenêtres à croisée de la façade côté cour de l’aile nord. De plus, les différentes assises du noyau composant la vis de l’esca­ lier ne sont pas au même nu mais sont décalées les unes par rapport aux autres, ce qui est curieux comme mise en œuvre. Faut-il imaginer que l’ensemble de cet escalier ait été construit au XVIIe siècle avec des maté­ riaux de remploi? Cette proposition semble peu probable: en effet, il a été mis en évidence que les trois fenêtres éclairant cet escalier étaient datées du XVIe siècle. Il est, de toute façon, logique d’avoir un moyen de communication à cet endroit. Il est plus probable qu’une majorité des marches ait été remontée pendant la deuxième moitié du XVIIe siècle24. L’escalier en bois situé dans l’aile ouest est postérieur à la construction du corps de logis. En effet, sa mise en place a occasionné de nombreuses perturbations dans la maçonnerie. De plus les deux fenê­ tres éclairant les différents paliers peuvent être datées entre 1630 et 1670 grâce aux marques lapidaires de E. Manfroy. Deux éléments permettent de situer l’escalier d’origine. Premièrement, la position de deux baies portant des marques de Jacquemard Boulle, datées de la deuxième moi­ tié du XVIe siècle et situées de manière légèrement décalée l’une par rapport à l’autre, rappelle celle des fenêtres éclairant factuel escalier. Le jour éclairant le premier niveau intermédiaire est muni d’un coussiège. U n sondage sonore sous l’appui de la baie du rez-de-chaussée permet par ailleurs d’avancer l’hypothèse que cette fenêtre était aussi munie d’une banquette. O r cette fenêtre se situe à 1,70 mètre du niveau du sol. Il faut donc définir un nouveau niveau de palier25. La chapelle doit être rattachée à une phase plus tardive. Un élé­ ment permet d’avancer cette hypothèse. Deux fenêtres situées au deuxième niveau, datées du XVIe siècle et actuellement murées, ouvrent sur l’intérieur de la chapelle. Il n ’est actuellement pas possible d’attribuer sa construction, soit à Michel de Croÿ, à Charles de Croÿ ou aux Lalaing26. Une tribune surélevée, accessible soit à partir de la tourelle d’escalier soit à partir du deuxième niveau, permettait au seigneur d’as­ sister à l’office. La totalité du parement intérieur a été remonté avec des briques d’un calibre différent de celui des briques observées dans le reste du corps de logis, excepté une cave dont les briques d’origine sont tou­ jours visibles et ont un calibre de 23/24 cm. Une porte en place don­ nant sur les douves est datée du XVIIIe siècle d’après les marques lapi—

24 P. SOSNOWSKA, op. ai., p. 168-169.

90

25 P. SOSNOWSKA, op. cit., p. 117-120 et 168169. 26 P. SOSNOWSKA, op. cit.. p. 167-168.

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daires observées27. Sa mise en place n’a pas occasionné de perturbation dans la maçonnerie, si bien que le reparementage doit avoir eu lieu au minimum au XVIIIe siècle. Enfin, la tourelle d’escalier devait permettre d’accéder aux combles de la chapelle puisqu’une marche surmontée d’un mur est encore visible au niveau de la tribune28. La tour semi-circulaire située sur le front ouest a été construite au XVIe siècle. En effet, deux parements nettement différents sont visibles sur toute son élévation. Le premier situé sur sa face ouest est peut-être daté du XVIe siècle par son type de taille, qui correspond à celui retrouvé sur les pierres du corps de logis édifié par Michel de Croÿ, et par des marques lapidaires relevées. Toutefois, il n ’a pas été possible de préciser à quelle campagne de construction cette tour appartenait. Elle a été ensuite reconstruite probablement au XVIIe ou au XVIIIe siècle29. La construction de cette tour montre bien que, malgré le caractère rési­ dentiel du château et l’absence de structures adaptées aux armes à feu, son aspect fortifié ne disparaît pas. L’enceinte et les tours n’ont pas été démolies, leur rôle étant toujours de signaler la force de la demeure sei­ gneuriale et de décourager une éventuelle attaque d’un petit groupe armé. Plusieurs zones d’ombre existent toujours dans la connaissance du château et de son développement, notamment à cause du manque de sources d’archives, disparues au X IX e siècle et en 1940.Toutefois, le châ­ teau d’Ecaussinnes conserve encore d’importants vestiges archéologiques qui permettent d’appréhender son histoire depuis son origine jusqu’à aujourd’hui et qui font de ce site un témoin de première importance quant à l’évolution de la typologie castrale dans nos régions.

B ib lio g r a p h ie

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29 P. SOSNOWSKA, op. rii., p. 71-75.

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C.

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d ’URSEL,

M Y R IA M C H E Y N S -C O N D E Centre européen d’études bourguignonnes (Bruxelles) L e c h â t e a u d e la F ollie à É c a u s s in n e s ’E n g h ie n 1

d

A l’origine Écaussinnes forme une seule agglomération, mais dès le XIIIe siècle, on distingue deux entités, situées de part et d’autre de la Sennette, qui sert de ligne de démarcation2. Le nom de leurs églises sert à les désigner: Ecaussinnes Saint-Remy sur la rive gauche, Écaussinnes Sainte-Aldegonde sur la rive droite. Au siècle suivant, le temporel sup­ plante le spirituel: Écaussinnes Saint-Remy devient Écaussinnes-

Fig. 40. Château d’Écaussinnes-d’Enghien, vue aérienne. 1 Cet article est un résumé succinct de mon livre Métamorphose d’une forteresse médiévale. Le château de la Follie à Écaussinnes d’Enghien, paru à Louvain en 1976 et aujourd’hui épuisé. Je tiens à remercier vivement Madame la Comtesse Charles-Albert de Lichtervelde

d ’avoir accepté d’ouvrir les portes de sa demeure aux congressistes et de les avoir accueillis si chaleureusement. 2 A Ecaussinnes, la Sennette s’appelait autrefois la Marche (du latin marca «frontière»).

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M Y R IA M C H E Y N S -C O N D É

Fig. 41. Le «château d’Écaussinnes Remi tel qu’il étoit lorsque les troupes de Louis XIV en firent le siège», tableau anonyme du XVIIe siècle, Écaussinnesd’Enghien, château.

d’Enghien et Écaussinnes Sainte-Aldegonde est rebaptisée ÉcaussinnesLalaing en 1384, année où Englebert d’Enghien épouse Marie de Lalaing. Lui habite le château dit de la «Follie», blotti dans une clairière au bord de la Sennette, et elle demeure au château d’en-haut, dressé au sommet d’un escarpement rocheux abrupt. Les deux forteresses, qui occupent une position stratégique importante à la frontière du Hainaut et du Brabant, sont très proches l’une de l’autre, car à peine 700m les séparent. Si son château est plus petit, Ecaussinnes-d’Enghien occupe une superficie nettement plus vaste et a toujours compté un plus grand nombre d’habitants. Par contre, le titre de «Seigneur d’Ecaussinnes» est toujours revenu au propriétaire du château d’Ecaussinnes-Lalaing. Sur le site dit de la «Follie»3 existe, dès 1252, une maison munie d’ouvrages défensifs, propriété des seigneurs du Rœulx, vassaux de la maison d’Enghien4. En 1366 «ou pou paravant»5, quand Englebert

3 L'étymologie la plus courante rattache le terme «follie»au latin folium «feuille», par l’intermédiaire de l’ancien français feuillie «endroit boisé». 4 SCOHIER, Fragment généalogique de la famille d’Ecaussines, Bruxelles: Bibliothèque Royale, 94

fonds Goethals n°1011, P 187 recto. 5 G. DE LICHTERVELDE, Traditions d’un vieux château. Notice historique sur la Follie à Ecaussinnes d’Enghien, Soignies, 1914, p. 16.

LE CH ÂTEA U DE LA FOLLIE À É C A U S S IN N E S -D ’E N G H IE N

d’Enghien achète la Follie à Wicard d’Écaussinnes, celle-ci est déjà une véritable forteresse qui, une soixantaine d’années plus tard, est en voie de parachèvement. En effet, dans une lettre datée du 11 avril 1428, Philippe le Bon accorde à Englebert d’Enghien, seigneur de la Follie, en récom­ pense de ses bons et loyaux services, une centaine de chênes à prendre dans les bois voisins de la Houssière et de Rogelin pour les «emploier et convertir en la perfection de sa forteresse de la Follie»6. Cette forteresse, entourée de larges douves, se présentait sous la forme d’un carré de 34 m de côté, cantonné de quatre tours rondes, sail­ lantes et talutées. Minées lors des occupations successives de la Follie par les troupes de Louis XIV en 1691,1692 et 1693, trois de ces tours se sont effondrées. Seules leurs substructions sont encore visibles aujourd’hui, au niveau des caves. Deux perrés et une barbacane rectangulaire munie d’un pont-levis et flanquée de deux tours rondes étaient construits en avant de la forteresse. En 1928, le comte Pierre de Lichtervelde, en collaboration avec le chanoine Puissant, entreprit des fouilles qui mirent au jour une partie des douves, les bases des deux tours de la barbacane, les piles soutenant les arches des deux perrés, ainsi que la base de la tour nord du château. Le diamètre hors-tout de cette tour était de 12 m et l’épaisseur de ses murs, de 2,60 m. La saillie égalait approximativement le rayon, soit 6 m. La largeur moyenne des douves était de 43 m environ7. La barbacane formait un rectangle de 6,40 m sur 5,50 m 8. Son côté antérieur était flanqué de deux tours circulaires qui protégeaient le passage central, large de 3,20 m. Leur diamètre était de 6,50 m et leurs parois avaient une épaisseur de plus de 2 m; elles étaient formées de moellons grossièrement appareillés. U n cordon de pierre en biseau, fai­ sant une saillie de 20 cm, soulignait le léger glacis de leur assise. La bar­ bacane était dotée d’un pont-levis de 4 m de long sur 2,80m de large. U n premier perré, long de 20 m et large de 5,50 m, conduisait au pontlevis de la tour-porche de la forteresse. Ce second pont-levis, long de 4 m et large de 3,20 m, était actionné par deux poulies en chêne plein, d’un diamètre d’une vingtaine de centimètres. L’une d’elles a été conser­ vée, et on peut encore la voir aujourd’hui.

p. 441.

8 La barbacane a été supprimée entre 1600 et 1659, car elle figure encore sur la gouache d’Adrien de Montigny, mais elle n’est plus mentionnée dans l’acte de vente de la terre et

7 Les douves seront comblées au XVIIIe siècle.

seigneurie de la Follie du 10 juin 1659.

6 L. DEVILLERS, Cartulaire des comtes de Hainaut de ¡’avènement de Guillaume II à la mort de Jacqueline de Bavière, t. V, Bruxelles, 1892,

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42. Château d’Écaussinnes-d’Enghien, la façade nord-ouest.

Il subsiste encore deux escaliers à vis9: celui de l’ancienne tour ouest, dit «escalier de Saint-Pierre», dont la pierre bleue constitue l’unique matériau, et celui de l’ancienne tour nord, dit «escalier de Saint-Paul», lui aussi construit en pierre bleue, mais dont les marches sont plus hautes, moins profondes, et donc moins pratiques. La quaran­ tième marche donne accès à un tronçon du chemin de ronde, en l’oc­ currence un embryon de couloir, muré à 65 cm de son point de départ. Il est large de 57 cm et haut de 2,30 m (1,70 m sous le linteau de la porte qui le mettait jadis en communication avec la tour). Deux autres tronçons du chemin de ronde se trouvent dans les ailes sudouest et nord-ouest. Les courtines avaient, au niveau des caves, une épaisseur allant de 2,60 m à 3,20 m et, au-dessus du sol, une épaisseur moyenne de 2,40 m dans les deux ailes latérales subsistantes. Elles étaient en moellons de grès calcaire liés par du mortier. Le blocage était constitué d’un amalgame de pierrailles, de m ortier et de sable. La forteresse médiévale possédait aussi

9 L'appellation de ces deux escaliers trouve son origine dans la procession qui se rendait chaque année le 29 juin, jour de la fête des saints Pierre 96

et Paul, de l’église Saint-Remy au château. Cette procession fut supprimée suite au Concile Vatican II.

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Fig. 43. Château d’Écaussinnes-d’Enghien, la galerie.

un corps de logis, vraisemblablement adossé à la courtine sud-ouest, un puits, un four, une chapelle et des écuries. A l’aube du XVIe siècle, la forteresse médiévale se métamorphose en une demeure plus accueillante, plus agréable à vivre. Quatre ailes d’habitation viennent s’appuyer sur les anciennes courtines. Une cour intérieure pavée, une chapelle, une tour-porche et une tour de guet complètent le grand projet de «modernisation» dû essentiellement à une femme, Isabeau de Witthem, morte en 1532 à l’âge de soixante ans. Fille d’Henri de W itthem, seigneur de Beersel, elle avait épousé, le 2 septem­ bre 1487, Bernard d’Orley, le propriétaire des lieux, compagnon dévoué de Philippe le Beau, qu’il accompagne en Espagne en 1506 à la tête de vingtquatre écuyers-échansons. Les deux hommes seront unis dans la mort, qui les saisit cette même année à Burgos, à quelques semaines d’intervalle10. Veuve prématurément, Isabeau s’attelle à mener à bien une pro­ fonde transformation de la Follie, afin de concilier la fonction défensive 10 Quatre tableaux, présentant un intérêt surtout historique, furent offerts à Isabeau par la cour d’Espagne pour honorer la mémoire de son défunt époux. Ils illustrent l’entrevue de Philippe le Beau avec Ferdinand le Catholique à Remesal le 20 juin 1506; la course de taureaux organisée en l'honneur de Philippe le Beau à Benavente en juin 1506; Philippe le Beau prenant part à un jeu

de «cannes» à Valladolid le 19 juillet 1506 et les funérailles de Philippe le Beau à Burgos le 26 septembre 1506. Appendus actuellement dans la salle à manger du château, ces quatre tableaux ont été récemment mentionnés, en dernier lieu, par J.-M. CAUCHIES, Philippe le Beau. Le dernier duc de Bourgogne, Turnhout, 2003, p. 212-214 (reproduction p. 186-187).

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d’un château avec les exigences d’un certain confort. Quatre ailes d’ha­ bitation s’organisent donc autour d’une cour intérieure pavée, formant un rectangle de 16,70 m sur 13,70 m. Considérées dans leur ensemble, elles se définissent comme une réalisation du gothique tardif. Ce style se manifeste de manière très nette dans la modénature, dans les congés qui décorent les jambages des portes, ainsi que dans les baies, remplages et contreforts de la chapelle. Les quatre façades sont habillées de briques cuites au bois, de couleur rose, rouge et noire, qui, à certains endroits, sont disposées de manière à constituer un m otif géométrique bicolore. Sur la plupart des pierres des soubassements et des chaînages sont gra­ vées des marques de tâcherons. De hautes fenêtres s’ouvrent sur la cour: les unes sont des baies à croisée, les autres de simples baies à traverse. La voûte qui surmonte l’entrée de la tour-porche haute de trois étages mérite quelque attention. A une quarantaine de centimètres des culots, une cassure très nette des nervures a pour effet d’abaisser considérable­ ment la voûte, qui était à l’origine en anse de panier. Mais sa très faible épaisseur favorisait la pénétration du froid dans des pièces déjà fort expo­ sées. C ’est pourquoi, lorsqu’en 1854 le comte de Spangen décidera d’aménager en appartements les étages de la tour-porche, il se verra notamment dans l’obligation de renforcer le plancher du premier étage, ce qui ne pourra être réalisé qu’en abaissant davantage la voûte. La tour de guet, de forme carrée, s’élève à une hauteur de 23 m, dans le fond de la cour, à gauche, et n ’est pas en saillie par rapport à la façade. Elle sera par la suite recouverte d’une plate-forme entourée d’une balustrade. La toiture actuelle ne date que du XVIIIe, voire même du X IX e siècle. A l’intérieur se déploie un large escalier à vis en pierre bleue. Par sa conception, il rappelle les escaliers à vis médiévaux des tours d’angle nord et ouest, mais il s’en distingue par une réalisation plus évo­ luée: la pierre est mieux travaillée, les marches, munies d’un nez, sont beaucoup plus larges et créent ainsi un mouvement ascensionnel plus ample et plus majestueux. Manifestement, cet escalier ne répond plus seulement à un but utilitaire, mais également à des exigences d’ordre esthétique. Dans la cave se trouve un puits en forme de trapèze dont les deux bases mesurent 1,35 m et 1,18 m, et les deux autres côtés, 0,78 m et 0,82 m. Trois dalles en pierre bleue en constituent la couverture. La margelle a une hauteur de 85 cm et une épaisseur de 13 cm. Une pou­ lie, rongée par la rouille, est encore présente. La chapelle, elle aussi de style gothique tardif, occupe l’angle sud de la cour, où elle dessine quatre des côtés d’un octogone. Elle comporte en fait deux niveaux bien distincts. Le rez-de-chaussée, réservé à la cha­ pelle, est orné de quatre verrières en tiers-point dont tous les registres 98

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sont historiés; l’étage, qui abrite actuellement les archives, est éclairé par trois baies à croisée dont les vitraux sont agrémentés de dessins géomé­ triques. Le toit, en forme de bulbe, est surmonté d’une croix latine. La chapelle, placée sous le patronage de saint Christophe, présente à l’inté­ rieur le plan d’un heptagone irrégulier. Son plafond se compose de huit voûtains encadrés de nervures saillantes prenant appui sur des culs-delampe historiés. La clé de voûte est constituée d’un médaillon figurant le Christ Rédempteur. Deux des parois intérieures sont ornées de lambris d’époque, hauts respectivement de 1,80 m et 2,70 m. U n procès-verbal reposant dans une niche scellée d’un marbre blanc dans la pierre de l’au­ tel révèle que la chapelle a été consacrée en 1528 par [le Révérend] Adrien, évêque de Ross, commis à cette fin par [sire] R obert de Croÿ, évêque de Cambrai (mort le 31 août 1556)11. Les vitraux, actuellement déposés, sont en cours d’étude et de restauration1213.Leurs cartons sont traditionnellement attribués à Bernard van Orley, cousin par bâtardise de Bernard d’Orley, l’époux d’Isabeau. Chacune des quatre verrières com­ porte trois niveaux et un couronnement. Le registre supérieur illustre la Passion, la M ort et la Résurrection du Christ; celui du centre figure cer­ tains seigneurs de la Follie, accompagnés de leur saint patron; le registre inférieur représente les emblèmes héraldiques. Durant la seconde moitié du XVIe siècle, voire même le premier tiers du XVIIe siècle, le domaine seigneurial voit la construction d’une galerie composée d’un bâtiment central et de deux ailes perpendiculai­ res comprenant deux registres: le rez-de-chaussée, servant de promenoir, et l’étage, contenant des salles de jeu et de réunion. La partie centrale est la seule qui subsiste aujourd’hui12. Elle dessine un rectangle de 46,45 m de long et de 7,55 m de large, et présente du côté de la voirie une paroi aveugle en moellons coupée en son centre par un porche qui s’avance en saillie14. Du côté intérieur, elle est délimitée au premier niveau par 11 Une anecdote mérite ici d’être signalée. Au début du XIXe siècle, on envisagea, suite à des projets de restauration, de détruire la chapelle et d’en aménager une autre à remplacement de l’escalier dit «de Saint-Pierre». Le m otif invoqué dans l’acte épiscopal autorisant ce changement était la présence, jugée inconvenante, d’une chambre au-dessus du sanctuaire. 12 Les vitraux originaux en côtoient d’autres, exécutés au XIXe siècle, qui s’en distinguent nettement, d’un point de vue esthétique autant que matériel. 13 Les deux autres ailes ont probablement été supprimées au XVIIIe siècle.

14 Ce porche (6,10 m sur 6,30 m), bâti en moellons et pierres de taille de calibre irrégu­ lier, fait donc saillie du côté extérieur, mais s’in­ tégre à l’intérieur de la galerie, à laquelle il est manifestement antérieur. Une étude stylistique le rapproche de la cour intérieure du château, dont il est vraisemblablement contemporain. En effet, les modénatures de style gothique tar­ dif sont fort semblables à celles de la cour inté­ rieure, mais différentes de celles de la galerie, qui, plus grossières, semblent en être des imita­ tions maladroites. Ce porche serait donc à met­ tre à l’actif d’Isabeau de Witthem.

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Fig. 44. Château d’Écaussinnes-d’Enghien, une partie de la façade sud-est de la cour intérieure et la chapelle.

seize arcades en anse de panier dont les cintres, ornés de moulures, repo­ sent sur de fines colonnes de pierre à modénature gothique15. Chacune de ces arcades a une largeur de 2,65 m, à l’exception de la première (5 m) et de celle qui encadre l’entrée (4,30 m ).A u second niveau se dresse un mur-bahut en briques. L’ensemble est couronné d’une toiture à coyau, couverte d’ardoises sombres et percée de cinq lucarnes. Des ancres signalent l’emplacement des sommiers. Cette partie a conservé, dans son ensemble, ses charpentes originelles. La faîtière est reliée à la sous-faîtière par des croix de Saint-André, dans lesquelles on s’accorde à voir une caractéristique hainuyère. Au X IX e siècle, le château de la Follie est sur le point de connaî­ tre une nouvelle métamorphose. En effet, acquéreur en 1807 du domaine qui est alors dans un triste état, le baron Sébastien-Charles de la Barre de Flandre conçoit le projet d’en faire une demeure classique

15 Les arcades ont été obturées par des portes au XIXe siècle.

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Fig. 45. Château d’Écaussinnes-d’Enghien, plafond et vitraux de la chapelle.

comprenant trois ailes s’ordonnant autour d’une cour rectangulaire. Ce tracé géom étrique rigoureux n ’admettant que les angles droits condamne la chapelle et la partie antérieure avec la tour-porche. Cependant, seule est réalisée la partie du projet concernant l’aile sudouest, s’ouvrant sur la Sennette et le parc, comme en témoigne la façade classique avec ses larges baies à petits bois. Le baron de la Barre de Flandre arrête en effet les travaux dès 1811, année de la m ort de son fils Charles-Hyacinthe, âgé de 27 ans. C ’est lui aussi qui crée la bibliothè­ que, qu’un de ses successeurs, le comte Pierre de Lichtervelde (1884-

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1954) enrichira considérablement. De beaux rayonnages en chêne recouvrent toute la surface des parois murales. La cheminée et le plafond sont décorés de stucs Louis XIII. Une fenêtre à deux battants, protégée par des volets en bois, s’ouvre dans la cloison qui sépare la bibliothèque de la chapelle, permettant ainsi de participer aux offices religieux sans devoir quitter les appartements. Pour le X X e siècle, il est bon de signaler les travaux importants que réabse en 1948 le comte Charles-Albert de Lichtervelde en instal­ lant le chauffage central, une autre adaptation combien précieuse pour les habitants du château, mais aussi pour la sauvegarde du patrimoine ancestral. Enghien, Orley, La Barre de Flandre: trois noms, trois familles qui, au cours des siècles, ont contribué à l’édification d’une œuvre com­ mune, reflet du génie artistique de trois époques, que nous avons encore la chance de pouvoir admirer aujourd’hui.

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DANIEL SO U M ILLIO N Cercle archéologique d’Enghien

DU DONJON des d

MÉDIÉVAL À LA CHAPELLE CASTRALE ’E n g h ie n .

É tat d e la q u e s t io n

L’ordre de succession des demeures cástrales à Enghien, leur caractère militaire ou résidentiel et les raisons exactes de leur évolution sont difficiles à cerner. Quelle localisation peut-on attribuer au premier château d’Enghien, quels rôles ont joués et à quelles époques se situent les mottes de Strihoux et de Brabant, le donjon Jonathas et le château médiéval dont la chapelle castrale est l’unique vestige? Notre objectif ne peut être de définir une chronologie mais bien de rappeler les arguments en présence, parfois contradictoires et peut-être d’émettre une hypothèse. Aux fins de limiter chronologiquement notre exposé, rappelons que quatre familles seigneuriales ont présidé aux destinées de la seigneu­ rie d’Enghien dans l’ancien régime. Ce sont les d’Enghien du X Ie au XIVe siècle (1092-1390), les Luxembourg de 1390 à 1540, les Bourbon au XVIe siècle (1540-1607) et les d’Arenberg jusqu’à la Révolution française (1607-1789). Seules les deux premières de ces quatre lignées nous intéressent ici. Pour les limites géographiques, la situation est plus complexe. Dans son étude sur la seigneurie d’Enghien, Jean-Jacques Vanhollebeke décrit la situation des terres d’Enghien, depuis l’absorption de la Lotharingie dans l’Empire (925) avec la constitution de la Marche d’Ename (969) et plus tard de celle d’Anvers (995)*1. A cette époque la future seigneurie d’Enghien se situe dans le comté de Hai2. L’extension

* Sigles: A.C.A.E.: Annales du Cercle Archéologique d’Enghien; B.C.A.E.: Bulletin du Cercle Archéologique d’Enghien; B.C.H.E.B.: Bulletin du Cercle d’histoire Enghien-Brabant; C.R.H .: Commission Royale d’Histoire. 1 J.-J. VANHOLLEBEKE, La seigneurie d’En­ ghien (Des origines à lafin du X I V siècle), Bruxel­ les, 2001, p. 163 sq.

- Au sujet de l’évolution territoriale des pagi de Hainaut et de Brabant, en particulier sur l’appel­ lation douteuse de comté de Hai, voir l’étude de M. de WAHA, Du pagus de Brabant au comté de Hainaut. Eléments pour servir à l’histoire de la construction de la principauté, dans Annales du Cercle d’histoire et d’archéologie du canton de Soignies, t. XXXVI, 1998, p. 25-111; J.-J. VANHOLLE­ BEKE, La seigneurie, op. cit., p. 163-164. 103

DA NIEL SO U M IL L IO N

LEBAILLIAGED’ENGHIENAt XVI' SIÈCLE D'APHf.S LA NOUVELLE GUTE OIOROGRA FHIQt/E DW M V tM ! /lUnUCHIEXSf.J. PARJ.B. DE BOUCE. À BRUXELLES. USA.

Fig. 46. J.-B. De Bouge, Le bailliage d’Enghien au XVIIIe siècle d’après la nouvelle carte chorographique des Pays-Bas autrichiens, Bruxelles, 1786.

progressive du comté de Hainaut aux dépens du pagus de Brabant mar­ que le destin des seigneurs d’Enghien, dont l’important patrimoine se situe aux confins de ces deux principautés, toutes deux dans l’empire germanique depuis le partage de Verdun (843). Les limites de la terre d’Enghien se définissent d’abord par la sei­ gneurie proprement dite, à savoir la demeure castrale du seigneur et les ter­ ritoires qui en dépendent3. Le bailliage d’Enghien englobe, lui, une série de villages, au nord jusqu’à Castre et Oetingen, à l’ouest jusqu’à Bassilly, au sud vers Hoves et Petit-Enghien et à l’est jusqu’à Bierghes et Ham. Ce bailliage se situe à l’est de la terre de Flobecq et Lessines, au nord des châ­ tellenies d’Ath et de Braine-le-Comte, à l’ouest du duché de Brabant et de la terre franche de Lembeek, au sud du comté de Flandre4.

3 Au X Ie siècle, on ne peut plus parler de la villa du seigneur dans le sens strictement domanial, tel qu’on le concevait à l’époque carolingienne.

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4 Voir la carte du comté de Hainaut dans M.-A. ARNOULD, Les dénombrements desfoyers dans le comté de Hainaut (X IH -X V F siècle), Bruxelles, 1956;J.-J.VANHOLLEBEKE, La sei­ gneurie, p. 242-243.

D U D O N J O N MÉDIÉVAL À LA CHAPELLE CASTRALE

A côté du bailliage, il convient de ne pas oublier le patrimoine brabançon des seigneurs d’Enghien: le roman pays de Brabant, essentielle­ ment la principauté de Rebecq, dépendant de la mairie de Nivelles et incluant les villages d’Hennuyères et de Ronquières, ainsi que Tubize, Henripont (partie), Ittre, Brages, Bogaarden, Leerbeek et Beringen5.

1. L e donj'on d it J o n a th a s

Nous savons qu’un castrum fut érigé, sous Hugues d’Enghien, sans doute dans la première moitié du X IIe siècle (1120-1169). Cette construction médiévale, avec tour et fossés, indiquait la puissance de son bâtisseur et l’ancienneté de sa lignée, dont le premier représentant connu apparaît seulement - nous l’avons dit - en 1092. Le chroniqueur Gislebert de Mons nous dit que sous le règne de «Balduinus, Yolendis comitisse filius» (Baudouin IV de Hainaut), un homme noble du Brabant, Hugues d’Enghien, père d’Engelbert, Gossuin, Sohier et Boniface, construisit sur sa terre d’Enghien, qu’il tenait en fief lige du comté de Hainaut, un château avec fossé, enceinte et tour6. De 1178 à 1195, Gislebert occupait une fonction importante à la cour de Hainaut, celle de chancelier, première magistrature du comté. Il va sans dire que ses déclarations vont dans le sens de la glorification de son maître7. Le castrum de Hugues est une maison fortifiée, assimilée par Ubregts à l’actuelle Maison Jonathas et qualifiée par ce même auteur de «donjon roman le plus important de Wallonie»8. Les soubassements de ce bâtiment, en moellons de schiste et de grès, encore visibles de nos jours, ne sont qu’indicatifs, quant à l’époque de la construction. Il en va de

5 On trouve la description de la seigneurie d’Enghien et du patrimoine brabançon dans le relief de Siger Ier, fils aîné d’Engelbert III d’Enghien, effectué le 5 mai 1256, devant le duc de Brabant Henri Ier, le guerroyeur. C. DUVIVIER, La querelle des d’Avesnes et des Dampierre jusqu’à la mort de Jean d’Avesnes (1257), t. II, Bruxelles et Paris, 1894, preuve 238, p. 411; A. WAUTERS, Table chronologique des chartes et diplômes imprimés concernant l’histoire de Belgique, t. V, Bruxelles, 1877, p. 127; J.-J. VANHOLLEBEKE, La seigneurie, p. 39, n. 295.

6 L.VANDERKINDERE (éd.), La Chronique de Gislebert de Mons, Bruxelles, C.R.H., 1904, p. 91-92. 7 Bien que le décès de Gislebert se situe le 1er septembre 1224, sa chronique était achevée dès 1196. Il n’a pas dit tout ce qu’il devait savoir mais ses informations sont, sûres et précises. L.VANDER­ KINDERE (éd.), La Chronique, Introduction p. XXXI. 8 O. BERCKMANS, J.-C. GHISLAIN, W. UBREGTS, Enghien. Découverte du plus impor­ tant donjon roman conservé dans les provinces wallon­ nes, dans Hainaut Tourisme, n° 205,1981, p. 39-45. 105

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même des façades latérales, gauche et droite, construites dans les mêmes matériaux et conservées jusqu’à hauteur des gargouilles9. Le caractère défensif de l’édifice apparaît dans l’épaisseur des murs: 2,20 m au niveau du sol, 1,40 m au niveau de l’étage. L’entrée de l’édifice, à l’arrière, témoigne elle aussi du souci de protection du don­ jon. Malheureusement, la restauration entreprise sur l’initiative de la ville d’Enghien fut menée sans étude préalable et la transformation de l’im­ meuble en Musée communal a fait disparaître les niveaux intérieurs. Les pignons à gradins de la façade à rue ne doivent pas nous induire en erreur. Ils n’indiquent pas, comme beaucoup l’ont cru, un immeuble du XVIe siècle. Le donjon initial est bien de l’époque médiévale. La demeure est importante et dépasse les besoins strictement militaires avec une emprise au sol de 19,20 x 13,60 m, pour une hauteur probable de 12 m. Parlant du comte de Hainaut, Baudouin V, Gislebert de Mons nous dit qu’en 1191, «Aenghien castrum obsedit... quippe turri et muris firmatum». Le texte précise que ce castrum, fortifié par une tour et des murs, ne pouvait être pris par des attaques sans machines de siège et que le comte avait d’ailleurs engagé une pierrière à cet effet. Engelbert d’Enghien accepta les conditions de l’assiégeant, à savoir le respect d’une stricte neutralité sans offrir ses services ni au duc de Brabant ni au comte de Hainaut. Le château ne fut pas détruit. Par contre, trois années plus tard, le même château fut livré par le seigneur d’Enghien au comte de Hainaut qui, dit le chroniqueur, «unde cornes et muros et turrim pros­ travit»10. Le castrum avec «tour et mur d’enceinte», dont parle Gislebert en 1191 et 1194, peut-il être identifié avec l’actuel donjon Jonathas qui n’en possède point ou du moins, que l’on n’a pas pu identifier à ce jour? Vanhollebeke doute de cette identification et avance plusieurs arguments dans ce sens. Au niveau constructif, il constate l’absence d’élé­ ments de protections efficaces en toiture et ajoute qu’aucune trace d’im­ plantations anciennes des défenses extérieures au donjon n’apparaît sur le plan cadastral d’Enghien. De plus, le donjon ne se situe pas au som-

9 O n retrouve ces mêmes matériaux dans les parties inférieures de la chapelle castrale, vestige du château au parc d’Enghien, dans les fonda­ tions, mises à jour à Marcq, du château de 106

Bornivai, au château de Warelles et Hautecroix, autour de la motte du Risoir.

à

10 L.VANDERKINDERE (éd.), La Chronique, p. 265.

D U D O N J O N MÉDIÉVAL À LA CHAPELLE C A STRA LE

met de la courbe de niveau locale, mais bien dans une situation dange­ reuse vis-à-vis d’un assaut venu de l’est. Cette argumentation, qui va à contre-courant de la proposition d’Ubregts, impliquerait que le castrum de Hugues d’Enghien, construit sous le règne de Baudouin IV de Hainaut et faisant l’objet de la descrip­ tion de Gislebert, ne serait pas la maison Jonathas. Cette dernière pour­ rait par contre correspondre à la domo lapidea citée dans différents actes du début du XIIIe siècle11. Il y a d’ailleurs une certaine contradiction chez Ubregts lorsque, d’une part, il définit Jonathas comme la place forte d’Enghien, protégée à l’ouest par le ruisseau l’O dru et des fossés assurant la protection complé­ mentaire à l’est et, d’autre part, lorsqu’il insiste sur le souci de confort intérieur et les préoccupations résidentielles d’un donjon palais. Ces deux aspects sont-ils compatibles? Ils font en tous cas référence à des fonctions et à des époques différentes. Luc Delporte va également dans ce sens, considérant Jonathas comme un donjon roman, une demeure fortifiée certes, mais davantage résidentielle que militaire. Quant à l’épaisseur des murs, si elle est importante, elle n ’est pas nécessairement liée à la protection militaire de l’édifice à une époque où l’artillerie à poudre n ’existait pas encore. La hauteur du bâtiment et l’im­ portance des charges qui en découlent peuvent également justifier des infrastructures d’ampleur suffisante pour assurer une base de sustentation adéquate. Les arguments cités en faveur de l’affectation résidentielle du don­ jon Jonathas, en opposition avec la thèse d’Ubregts qui y voit le castrum d’Hugues d’Enghien, ne constituent nullement des preuves certaines. Jean-Louis Vanden Eynde considère qu’après 1194, ce donjon démilitarisé n’ayant plus d’affectation importante a pu voir la cité d’Enghien se déve­ lopper autour de ses anciennes assises, effaçant les structures de protection qui lui appartenaient primitivement. Cet argument est d’ailleurs applica­ ble à bien des «tours seigneuriales où des constructions contiguës et tardi­ ves contribuent parfois fortement à l’altération de l’aspect turriforme du donjon tout en barrant une portion ou plus de son élévation»12. Quant au

11 J.-J.VANHOLLEBEKE, La seigneurie, p. 35 et 257.

12 L.-F. GENICOT, R. SPÈDE et P. WEBER, Les tours d’habitation seigneuriales du Moyen Age en Wallonie Analyse archéologique d’une typologie, Namur, 2002, p. 88. 107

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manque de protection en toiture contre les projectiles, rien n’est certain puisque «les toitures et superstructures primitives gardent leur mystère». Par ailleurs, le fait de la situation en deçà de la crête du paysage local n’est pas unique dans l’histoire des forteresses. Des études ont démontré qu’en Angleterre bien des donjons à fonction militaire sont situés en deçà de la ligne de crête. Le château-donjon de Montaigle (comté de Namur) est entouré de plusieurs éminences à 2 ou 300 m de distance de son site. Enfin, le niveau prim itif du donjon Jonathas se trouvait près de deux mètres sous le niveau du sol actuel ce qui ajoute sérieusement à l’«imprenabilité» de l’édifice qui n’offrait à l’assaillant que les murs aveu­ gles de ses caves actuelles. Sous cet aspect, le cas d’Enghien n’est pas uni­ que: «souvent le niveau du sol alentour a subi des réaménagements (suré­ lévation faisant suite, par exemple, à l’assèchement d’un milieu aqueux ou de douves), masquant de la sorte une partie plus importante du sou­ bassement». La présence de deux puits, l’un extérieur, l’autre intérieur à la maison Jonathas n ’est pas indicative de l’une ou l’autre fonction de défense ou de résidence. Par contre le tunnel de fuite dont l’amorce, aujourd’hui murée {ca. 80 cm de hauteur), indique davantage le souci de l’occupant d’échapper à l’assaillant. Enfin, et c’est là un argument quel­ que peu suggestif, les anciens profils courbés des rues d’Argent et d’Hoves, entourant le «donjon» témoigneraient-ils des limites de la basse-cour initiale13? L’implantation de la maison Jonathas, directement accolée à la rue d’Hoves, laisse peu de place à cet argument. Au colloque d’Ecaussinnes, Michel de Waha déclara que l’actuelle Maison Jonathas ne pouvait être autre chose que le donjon médiéval ini­ tial de la famille d’Enghien, lequel fut détruit par le comte de Hainaut en 1194. Tenant compte des arguments contradictoires présentés jusqu’ici, il ne me paraît pas possible de décider si le donjon Jonathas est ou n’est pas la forteresse des premiers seigneurs d’Enghien. Si ce n ’était pas le cas, où donc se situerait le castrum de Hugues?

13 J. REYGAERTS, La région d’Enghien. Une géographie historique. Une histoire urbaine, t. I, 1998, p. 110. 10 8

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2. M o tte d e S tr ih o u x

A quand remontent les origines de la demeure du seigneur d’Enghien au bois de Strihoux14? De construction plus aisée que les édi­ fices de pierre, les mottes féodales, élévations de terre avec constructions défensives, commencent à apparaître pendant la période post-carolin­ gienne. C ’est l’époque (environ X e s.) où l’autorité impériale décline au profit de princes et seigneurs locaux. Tenant compte que les mottes sei­ gneuriales restent en usage jusqu’au X IIIe siècle, il est difficile de fixer la période de construction de la motte de Strihoux. Michel de Waha y voit un peuplement secondaire de la paroisse de Hoves venu s’implanter à Vieil Enghien, puis habité ensuite par le seigneur d’Enghien15. Situé aujourd’hui aux limites de trois provinces, le Hainaut, le Brabant wallon et le Brabant flamand, le bois de Strihoux s’étend sur les anciennes communes de Petit-Enghien, de Bierghes et de Hautecroix. La motte est située à près de deux kilomètres du clocher de PetitEnghien et fort proche (900 m) de la voie de communication principale de l’époque: la chaussée romaine, actuelle chaussée Brunehault, qui tra­ verse de manière pratiquement rectiligne, du sud-ouest au nord-est, la zone concernée. Quelles sont les traces du seigneur du lieu? A notre connaissance, la plus ancienne mention d’un personnage du nom de Strihoux remonte à 1199 lorsque Vivian de Strihoux16 est témoin d’un acte d’Engelbert d’Enghien assurant la double donation de deux de ses vassaux, Gossuin de Henripont et Wichard d’Ecaussinnes, au profit de l’abbaye de Cambrón. Le 20 octobre 1211, le même Engelbert III approuve une cession de dîmes au profit de l’abbaye Saint-Aubert à Cambrai. Vivian de Strihoux apparaît ici dans l’entourage de nombreux signataires, parmi lesquels les chanoines de l’abbaye cambrésienne, les curés d’Hérinnes et d’Enghien, le chapelain de Tollembeek, Siger de Marcq, Walter de la Fontaine Sainte-Waudru, Walter de Langerode, etc. C ’est dire qu’en

14 D. SOUMILLION, Le bois de Strihoux, dans A .C .A.E ., t. 31,1997, p. 57-123. 45 M. DE WAHA, Châteaux, chevaliers en Hainaut au Moyen Age, Valenciennes, 1995, rubrique Enghien, p. 152. Avant 1092, la paroisse primitive de Hoves a vu naître un centre de peuplement secon­ daire (Vieil Enghien) où s’implante un habitat sei­

gneurial à la motte du bois de Strihoux. .. Cettefor­ tification sera déplacée sur le site de l’actuelle ville d’Enghien avant 1147. 16 J.-J. DE SMET (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Cambrón, dans Monuments pour servir à l’histoire des Provinces de Namur, de Hainaut et de Luxembourg, t. II, Bruxelles, 1869, charte XII, p. 566. 109

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1211, le seigneur de Strihoux revêt déjà une certaine importance17. En octobre 1221 et en juin 1234, Engelbert d’Enghien approuve d’autres actes «in domo mea in nemore de Strichout»18. O n retrouve encore Engelbert III d’Enghien, en sa demeure de Strihoux19, en 1230. Enfin, Gérard de Strihoux apparaît comme vassal du seigneur d’Enghien, le 5 mai 1256, lorsque Siger d’Enghien fait hommage au duc de Brabant20. Ces Strihoux sont-ils pour autant seigneurs de la motte du même nom? Les mentions répétées, dans les localisations des actes d’Engelbert III, «in domo mea in Strichout», ne sont guère compatibles avec le fait que la famille de Strihoux soit seigneur de la motte locale. Delporte dis­ tingue nettement la seigneurie de Strihoux de la motte du même nom. La première, appartenait aux Strihoux cités ci-avant, la seconde, demeure fortifiée, au seigneur d’Enghien. Bornons-nous à constater la présence d’une famille de Strihoux et de celle du seigneur d’Enghien en sa demeure du même nom, dès la fin du X IIe siècle. Peut-être un acte épiscopal de la seconde moitié du XIIe siècle peut-il éclairer quelque peu la chronologie et la destination de la motte de Strihoux et de la maison Jonathas. Il s’agit d’une concession non datée, de l’évêque de Cambrai, Nicolas Ier, décédé en 1167, donc anté­ rieure à cette date, par laquelle il confirme le bénéfice de l'autel de Hoves21, avec ses dépendances, à l'abbaye de Saint-Denis-en-Broqueroie. La décision épiscopale fut confirmée, après le décès de l’évêque, par Thierry, archidiacre de Cambrai, ainsi qu’en témoigne une charte non datée, elle aussi, conservée dans le cartulaire de l’abbaye de Saint-Denisen-Broqueroie- - .

17 A. WAUTERS, Table chronologique, t. III, Bruxelles, 1871, p. 562. Matthieu a édité l’acte en question; E. MATTHIEU, Le village de Hérinnes, dans A.C.A.E., t. VI, 1907, p. 164-165. Actum anno domini m0 cc° undecimo, lieu non indiqué. 18 A. WAUTERS, Table chronologique, t. III, p. 562 et t. IV, Bruxelles, 1874, p. 199. 19 Ibid., t. IV, p. 107. Actum in domo mea in Strichout, feria quarta post festum beati Lucoe, anno incarnationis Dominicae M.CC.XXX. 20 Ibid., t. V, Bruxelles, 1877, p. 127. E. MATTHIEU, Histoire de la Ville d’Enghien, Mons, 1876, p. 58, y fait allusion et cite en réfé­ rence E. DE DYNTER, Chronique des ducs de Brabant...., édit. P.EX. DE RAM, t.II, Bruxelles, 1857, p. 390-391. Pour les autres éditions et

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études de cet acte, voir J.-J.VANHOLLEBEKE, La seigneurie, p. 39, n. 295. 21 La paroisse de Hoves est largement anté­ rieure à celles d'Enghien et de Petit-Enghien. Jusqu'au XIIe siècle, Hoves fut la moederparochie d'Enghien et de Petit-Enghien même si, de nos jours, la comparaison démographique ou éco­ nomique de ces trois entités fait penser à la priorité d’Enghien. J. VERBESSELT, Het Parochiewezen in Brabant tot het einde van de 13de eeuw, t. XXVI, Dekenij Halle, Hove-EdingenLettelingen-Mark-Galmaarden, Bruxelles, 1996, p. 5-8. 22 Hujus donationis ego Theodoricus eiusdem altaris archidiácono testis sum et eam ratam esse concedi­ mus. E. MATTHIEU, Histoire, p. 440, n. 1. Cet

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La donation de Hoves est probablement en liaison avec le concile de Reims (1119), au cours duquel le pape Calixte II avait défendu aux laïcs la propriété des églises. L’évêque de Cambrai avait donc reçu, très probablement du seigneur de Hoves ou d’un seigneur laïc, l’autel du vil­ lage avec ses serfs et ses serves; ce qui permit à Nicolas Ier de le remet­ tre à l’abbaye de Saint-Denis-en-Broqueroie avant son décès, en 1167. L'acte précise qu' Aenghien Castellum et Vetus Aenghlen sont des dépendances de Hoves et qu’ils font partie intégrante de la donation. Il est donc évident que, vers 1160, Enghien le Château et Vieil Enghien étaient de peu d'importance, puisque sans église paroissiale. Quelque 70 ans après la première trace d'Engelbert, notre future paroisse n'était alors qu'un hameau à quelque distance de Hoves. Une bulle papale du 6 mai 1183 confirme-t-elle cette situation? Dans la description du patrimoine abbatial de Saint-Denis-enBroqueroie, cet acte de Lucius III cite «l’altare de Hoves, altare de Aengien et de Veteri Angien cum omnibus appenditiis.. .»23, texte qui indiquerait davantage une autonomie d’Enghien vis-à-vis de Hoves. Dans la citation cambrésienne, Aenghien Castellum indique qu’un château existait au moment de la donation et que Vetus Aenghien ou Enghien-le-Petit ou Petit-Enghien lui était sans aucun doute antérieur pour deux raisons. Dès 1160, la dénomination de Vetus donne à penser que des deux dépendances de Hoves, Petit-Enghien est la plus ancienne. Par ailleurs, la dédicace au Saint Sauveur remonte à l'époque carolin­ gienne. Quant au caractère roman de l'église actuelle de Petit-Enghien, il n’est qu’indicatif dans la mesure d’une part, où son origine se situe au X IIe siècle et d’autre part, où l’église fut reconstruite, à l’initiative de l’abbaye de Saint-Denis-en-Broqueroie, en 177724. Vetus Enghien est très certainement lié à la seule demeure seigneuriale qui s’y trouve, à savoir la motte de Strihoux.

auteur a répertorié les actes antérieurs au XIIe siècle et relatifs à Hoves (1161—1167-1179— 1183-1201-1209): E. M ATTHIEU Charte-loi de la commune de Hoves, dans A .C .A .E ., t. 2, 1883, p. 336-370, en particulier Appendice, p. 350 sq.;J.-J.VANHOLLEBEKE, La seigneurie, p. 12, n. 77. 23 L. DEVILLERS, Description analytique de cartulaires et chartriers utiles à l’histoire du Hainaut, t.V, Mons, 1870, p. 121; H. TEMPERMAN, Histoire

des communes mrales de Hoves et de Graty, dans A.C.A.E., t. XV 1967, p. 148. Pourquoi nos deux clochers restent-ils dans le giron de l'église de Hoves au minimum jusqu'en 1167, et pourquoi en peu de temps, dès 1183, Enghien et PetitEnghien deviennent-elles paroisses autonomes? 24 M. DAYEZ, L’église Saint-Sauveur à PetitEnghien. Un exemple intéressant de rénovation au XVIIIe s., dans A .C .A.E ., t. 23, 1987, p. 60 et 64.

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Par contre, on peut se poser la question de savoir si l’on peut iden­ tifier cet Enghien Castellum (ca. 1167), de l’acte épiscopal cambraisien, avec le castrum (ca. 1195) de la chronique de Gislebert. L’un n ’exclut pas l’autre. Jan Verbesselt estime que par castellum, il faut entendre davantage une demeure seigneuriale qu’un château fort ou édifice fortifié, ce en quoi il n ’a pas tort puisque c’est également la nuance présentée par Niermeyer. En d’autres termes, si la Maison Jonathas est un donjon où l’aspect résidence du seigneur d’Enghien doit être privilégié vis-à-vis de l’édifice à fonction strictement militaire, c’est davantage un castellum ou une wohnturm qu’un castrum. Genicot définit les wohnturms médiévales comme des «habitations nobles, en matériaux partiellement ou totale­ ment durs, se caractérisant par une superposition des pièces, dans un souci de protection et de symbolique de supériorité sociale»25. Il faut reconnaître que la définition s’accorde assez bien avec la composition du donjon Jonathas. Verbesselt étaie son point de vue en citant, comme castrum, les châ­ teaux fortifiés établis de Grammont à Alost et ceux de Grimbergen, Londerzeel, Merchtem, Asse, Lennik, Ternat, Pamele, Everberg, Kraainem, Tervueren, tous des X e et XIe siècles. Ils ne furent plus construits au cours du XIIe siècle où apparaît, dit-il, le nouveau concept de castellum, ou demeure seigneuriale, telles celles de Grand-Bigard, Borchtlombeek, Ledeberg. Et de conclure que cette évolution forteresse/demeure castrale s’illustre à Bruxelles où le castrum était l'ancien heu d'établissement des administrateurs du comté de Bruxelles, tandis que le castellum fut la rési­ dence ducale. Dans cette optique, Aenghien Castellum, de la même époque que Grand-Bigard, n'est pas un castrum mais un castellum. Jan Verbesselt conclut que l'édifice - qualifié par Ubregts de «plus important donjon - est pour lui un castellum, édifice en pierre du X IIe siècle et non un castrum datant de la haute féodalité»26. Concluons pru­ demment qu’en 1167, deux entités enghiennoises se trouvent en pré­ sence: Vetus Enghien, situé à Petit-Enghien et associé à la motte de Strihoux et Enghien Castellum, situé à Enghien et peut-être associé à l’ac­ tuelle maison Jonathas.

25 L. DELPORTE, Donjons médiévaux de Wallonie, dans B.C.H.E.B., n° 8,2001. Il s’agit du compte rendu bibliographique de C. d ’URSEL, L.-F. GENICOT, R. SPÈDE et P. WEBER,

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Donjons médiévaux de Wallonie, vol. I, Province de Brabant, Arrondissement de Nivelles, Namur, 2000. 26 J.-P.TYTGAT, Enghien, castrum ou castellum?, dans B.C.A.E. n° 9,1995, p. 180.

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3. M o tte d e B ra b a n t

Cette élévation est située, selon Reygaerts, à l’entrée mais à l’ex­ térieur du parc de la ville d’Enghien. Divers arguments militent en faveur de cette localisation. La butte concernée occupe pratiquement le centre d’un arc de cercle dont deux segments sont constitués, d’une part, par les vestiges des murailles récemment restaurées au Petit Parc, d’autre part, par le segment visible sur le plan Popp d’Enghien, sous la référence cadastrale C 261. Cet arc, de quelque 110 m de rayon, mar­ querait la limite de la basse-cour aux fossés de l’époque. Le puits, situé à l’est du pavillon des princes, était sans doute enclos dans l’enceinte de la m otte qui se dessinerait, dès lors, sous une forme oblongue orien­ tée face au trieu et à la route Bruxelles-Tournai2728. Ces constatations semblent confirmées par un plan du début du XVIIe siècle, le «Plan géométrial de la ville d’Enghien contenant en superficie le nombre de 20 bonniers et 6 verges»2®, où les structures extérieures de la motte apparaissent clairement. Au siècle précédent, le géographe Jacques de Deventer représentait, lui aussi, la m otte et l’ébauche de ses fossés. Elle apparaît encore sur la carte de Ferraris, avec le code de couleur d’une enclave brabançonne. La localisation, décrite ici, n ’est pas celle avancée par Ubregts qui, au contraire, situe la motte de Brabant au centre de l’étang du Miroir (des Balustres ou de la Motte) à l’intérieur du parc, en face de la chapelle castrale. Le plan de Deventer ne donne aucun indice d’une motte qui aurait occupé le centre de l’étang concerné. La dénomination étang de la Motte se réfère davantage à la motte de Brabant située dans sa proximité directe qu’en son centre. La motte de Brabant est une levée de terre de forme circulaire, vraisemblablement du X Ie ou X IIe siècle. Son relief futil conservé comme valeur symbolique du droit de haute justice que détenaient les d’Enghien sur leurs fiefs brabançons? Gislebert précise que du temps du comte Baudouin, fils de la comtesse Yolande, Hugues d’Enghien était bien son vassal mais résidait en Brabant: «vir nobilis in Brabantia, fidelis ejus», de Waha rappelle la double vassahté des seigneurs d’Enghien qui relevaient du Hainaut pour

27 J. REYGAERTS, La région d’Engliien, t. I, p. 78 sq. 28 Ce plan a été édité par Ernest Matthieu dans son Histoire de la ville d’Enghien. Il figure égale­ ment, in 8°, dans les Mémoires et publications de la

Société des sciences, des arts et des lettres du Hainaut, 4e série, 1 .1, 1876; C. ROUSSELLE, Les plans et vues gravés de la ville d’Enghien, dans A.C .A.E ., t. III, 1887, p. 289.

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Fig. 47. Enghien selon Jacques de Deventer, exécuté sur les ordres de Charles Quint et de Philippe II, XVIe siècle (1550-1565). Une viese motte ou le viel Chastel soloit estre estons en dehors de mon chastel d’Enghien et des murs d’icelluy (Dénom­ brement de 1441).

la ville, terre et seigneurie (villa) mais du Brabant pour le château29. Ce châ­ teau brabançon pouvait-il se situer sur la motte de Brabant et, assez logi­ quement, faire l’objet des assauts du comte de Hainaut? Le dénombrement de la ville et terre d’Enghien devant la cour féodale de Brabant, en mai 1441, m entionne que Louis de

29 M. d e WAHA, Enghien (1364) et Gaesbeek (1388), dans Les Pays-Bas bourguignons, Mélanges André Uyttebrouck, Bruxelles, 1996, p. 203-204. ID., L’apparition de fortifications sei­ 114

gneuriales et enceintes en Hainaut belge aux XIIe et XIIIe siècles, dans Recueil d’études d’histoire hainuyère offertes à Maurice A. Arnould, t. I, Mons, 1983, p. 117-138.

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Luxembourg30 tient toute sa «terre d’Enghien du R om ani Brabant qui se comprend en une viese motte ou le viel chastel soloit estre estans en dehors de mon chastel d’Enghien et des murs d’icelluy»31. Cette motte hors les murs apparaît sur le plan de Deventer (1558) à l’emplacement de la motte dite aujourd’hui de Brabant et située à l’extérieur du grand parc de la ville. Il en va de même du plan «géométrial de la ville d'Enghien». Des mottes de Strihoux et de Brabant, quelle est la primitive? À l’époque médiévale, le bois de Strihoux se situe, géographiquement, au centre de trois patrimoines importants32. Essentiellement les possessions du puissant chapitre montois de Sainte-Waudru, le grand domaine de l’abbaye carolingienne de Saint-Pierre de Lobbes et une fondation mérovingienne, celle de l’abbaye Sainte-Gertrude, devenue le chapitre des Dames nobles de Nivelles, troisième entité économique majeure de l’époque. Roobaert voit dans cette situation du bois de Strihoux un argument d’antériorité pour la motte qui y fut implantée. Le seigneur d’Enghien a-t-il voulu occuper une position stratégique vis-à-vis des grands domaines d’alors, face à plusieurs voies de communication et aux limites de deux principautés? Si l’argument ne manque pas de pertinence, constatons tout de même que les patrimoines des trois entités se trouvaient tellement imbriqués les uns dans les autres, qu’il est bien difficile d’en définir le centre. Ces patrimoines sont vastes et dispersés mais les possessions des trois entités concernées, dans la région d’Enghien, constituaient un ensemble, dont le bois de Strihoux occupait effectivement la position centrale: au nord, les poëstés d’Hérinnes et de Castre appartenant au chapitre montois, à l'est, Saintes, Hautecroix dans le giron de Lobbes et Pepingen au patrimoine des Dames de Nivelles. Les institutions religieuses de Mons, Lobbes et Nivelles consti­ tuaient indiscutablement les «poids lourds» de la région au haut moyen

30 Fils de Pierre Ier de Luxembourg, Louis (141.8-f 1475) devint seigneur d'Enghien au décès de son père (fRambures 1433). Pierre Ier avait hérité la seigneurie d’Enghien de sa mère, Marguerite, dame d’Enghien, comtesse de Brienne et de Conversan, fille de Louis d'Enghien (f Conversan 1394) et de Jeanne de Sanseverino, cousine de Wautier IV, nièce de Siger II (décapité en 1364); c’est en troisième

noces que Marguerite épousa Jean de Luxembourg, seigneur de Beaurevoir (f 1397). 31 Copie du 4 novembre 1630 en la tresorie d’Enghien (aujourd’hui disparue), éditée par J. de SAINT-GENOIS, Monumens anciens, t. I, 1782, p. 23. 'l2 J. VERBESSELT, Het Parochiewezen in Brabant tot het einde van de 13de eeuiv, t. XXVI, p. 120. 115

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âge. La véritable prolifération des abbayes bénédictines et cisterciennes ne se situe en effet, à la suite de Cluny, qu’après le X e siècle. A titre indi­ catif, les autres fondations possessionnées dans la région d’Enghien sont largement postérieures. C ’est le cas de Grimbergen 1128, Ninove 1137, Cambrón 1148, etc. En liaison avec l’argumentation ci-dessus, il faut encore rappeler la dimension du bois de Strihoux à l’époque médiévale. Il s’agissait alors d’une grande entité forestière, sans commune mesure avec son étendue actuelle33. «Het vormde een groot geheel tussen Kokiane en de Stateeldriesch te Bierk»34. C ’était là un point d’appui pour une implantation seigneuriale.

4 . C h â tea u au p arc d ’E n g h ie n

La quatrième construction castrale d’Enghien se situe dans le parc de la ville. Peu d’indices perm ettent d’en situer l’origine. Aurait-il été construit par Siger 1er d'Enghien (vers 1230)35? Il est en tous cas rensei­ gné lors du dénombrement effectué par Siger 1er, fils aîné d’Engelbert III d’Enghien, devant le duc de Brabant Henri 1er, le 5 mai 1256. Colins fait le rapprochement et identifie la construction de Hugues d’Enghien avec celle de la Tour du Diable puisque sous Wautier, dit-il, «la grande tour au Chasteau d’Enghien nommée en flamen den Duyvels torre commencée par Messire Hugues l’an 1167 a esté bien avancée»36. Willems pose d’ailleurs la question, selon laquelle le château de Hugues d’Enghien pourrait être l’embryon du château médiéval au parc d’En­ ghien37. Cet embryon aurait été assiégé et détruit par le comte de Hainaut en 1194 et reconstruit ensuite. Il y aurait ainsi transition continue, sur un même site, entre le donjon initial et le dernier vestige de la chapelle cas­ trale. Quant à l’évolution des constructions, depuis Hugues d’Enghien jusqu’aux princes d’Arenberg, il n’est guère possible d’y répondre puisque les seules fouilles archéologiques entreprises à ce jour sur le site témoi-

33 D. SOUMILLION, Le bois de Strihoux, dans A.C .A.E ., t. XXXI, 1997, p. 62-63. 34 J. VERBESSELT, Het Parochiewezen, t. XXVI, p. 155-159. 35 C ’est à Siger (f vers 1260) que l’on doit la construction de la tour de ia chapelle. Y. DELANNOY, Enghien, Nivelles, 1964, p. 25. 36 P. COLINS, Histoire des choses les plus mémo­ rables..., Tournai, 1643, p. 43. La découverte du caractère roman de la maison Jonathas 116

(Ubregts, 1981) est largement postérieure à l’époque de Matthieu (1876). Cet auteur, à la suite de Colins, considère donc que le châ­ teau au parc d’Enghien se confond avec celui de Hugues Ier. E. MATTHIEU, Histoire, p. 161. 37 D. WILLEMS, Contribution à l’histoire du châ­ teau et du parc d’Enghien. La tour de l’Ange et le portail des Slaves, dans A .C .A .E ., t. XXXIV, 2000, p. 12.

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gnent d’époques différentes, telles les fondations de pierre sous l’aile des cuisines et de briques à la base de la tour de l’Ange38.Transforma­ tions multiples il y eut; nul n’en sait l’ordonnancement. Rem arquons aussi qu’à l’occasion des restaurations de la chapelle castrale, l’architecte JeanLouis Vanden Eynde a relevé le plan des fondations de cette der­ nière pour constater que la cave située sous la terrasse avant est antérieure à la construction du château et de sa chapelle. Il y avait là une construction primitive que l’on ne peut définir mais dont l’existence ne fait pas de doute. Seraient-ce les vestiges du castrum d’Hugues d’Enghien? O ù s’inscrit cet édifice dans la chronologie des demeures et forteresses du sei­ Fig. 48. Plan géométrial de la ville d’Enghien contenant en superficie le nombre de 20 bonniers et 6 verges. gneur d’Enghien? Passons sur cette énigme pour nous pencher sur le château féodal des seigneurs d'Enghien. Peut-on se faire une idée de cet ensemble? Les maçonneries exté­ rieures de la chapelle castrale laissent apparaître les traces de l’ancien corps de logis appartenant au château prim itif ainsi que «l’arrachement de la courtine en façade nord». Par ailleurs, le plan géométrial39 dont nous avons parlé, non daté mais probablement du début du XVIIe siècle (1610), montre, tenant compte des aménagements antérieurs, l’aspect médiéval du château pri­ m itif en forme de quadrilatère fermé.Enfin, une visualisation, datant du XVIIIe siècle, nous est offerte par les dessins de Bernard Charles Ridderbosch (1781) et par une maquette du château de Martin Schoonheit réalisée pour le duc d’Arenberg, devenu aveugle à la suite d’un accident de chasse (Louis-Engelbert, 1750-1820). 38 D. WILLEMS, Contribution, p. 25 et 28.

39 Plan géométrial de la aille d’Enghien contenant en superficie le nombre de 20 bonniers et 6 verges.

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DANIEL SO U M IL L IO N

5. H y p o th è s e

Nous sommes donc en face de quatre constructions cástrales à Enghien: celles des mottes de Strihoux et de Brabant, celles de la mai­ son dite Jonathas et du château sis dans le parc de la ville. Est-il possible de les classer dans un ordre chronologique précis? Certainement pas sur la base de documents diplomatiques ou de vesti­ ges archéologiques indiscutables. Néanmoins les arguments repris ciavant permettent, nous semble-t-il, de proposer un ordre de succession des demeures cástrales, en tenant compte que ces dernières ont pu coexister tant que leurs principes de construction continuaient à répon­ dre aux besoins de l’époque. La motte de Strihoux, associée au bois du même nom, fut sans doute à l’origine, sinon le point d’appui de Petit-Enghien ou Vetus Enghien, mentionné dans l’acte cambrésien, vers 1167. La motte de Brabant ou viese motte, située à Enghien et à l’entrée du grand parc, fut le lieu de construction, hors les murs, du viel chastel dont parle Louis de Luxembourg (1441).Témoin du patrimoine braban­ çon des d’Enghien, elle subit les assauts du comte de Hainaut rapportés par Gislebert en 1191 et 1194. La maison Jonathas, située au centre de la ville fut une résidence fortifiée de la première famille seigneuriale de la ville. Aucune trace d’installations périphériques, habituellement rencontrées autour d’un donjon médiéval, n ’a pu être relevée à ce jour. Cette domo lapidea ou wohnturm servit de résidence au seigneur d’Enghien après la destruction du castrum en 1194. Le château au parc d’Enghien constitue la qua­ trième construction castrale de la famille du même nom. Son existence est attestée lors de l’aveu de dénombrement de 1256. Depuis sa construction initiale en «château fort» selon les nécessités militaires du XIIIe siècle, le château a progressivement évolué avec les quatre familles seigneuriales qui se sont succédé à Enghien. Seule subsiste aujourd’hui la chapelle castrale. Cette proposition sera sans doute revue et/ou corrigée, au fur et à mesure que les études progresseront en ce domaine, et c’est tant mieux, si elle peut servir de base à d’autres précisions. Terminons ici ce survol de l’histoire castrale enghiennoise, suffisamment complexe, dans l’état actuel des connaissances archéologiques et historiques, pour nous laisser sur notre faim. Divers schémas sont possibles avec des probabilités différentes.

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LU C D ELPO RTE Musée «de la Porte» - Tubize L ’h a b i t a t

s e ig n e u r ia l d a n s

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e t in g e n

1. O b je c t if d e la r e ch er c h e

Les historiens et les archéologues qui s’intéressent aux familles et à leurs demeures, qu’il s’agisse de véritables forteresses ou de simples châteaux de séjour, se sont assez naturellement tournés vers la haute noblesse et les constructions cástrales les plus remarquables. Cette évidence ne doit cependant pas occulter une autre réalité. La plupart des résidences seigneuriales ne sont ni des forteresses militaires, ni de grands châteaux résidentiels. Toutes cependant, de la modeste ferme sei­ gneuriale au petit manoir rural, en passant par le simple site fossoyé ou la tour de chevalier, toutes ont contribué à structurer le paysage agraire, à façonner la société féodale et à lui donner ses caractéristiques fondamenta­ les. A ce titre, elles méritent autant que les grands châteaux d’être étudiées. Le phénomène castrai ne peut pas être envisagé isolément, mais il ne se comprend que s’il est appréhendé dans son contexte local et régional, dans son contexte économique et politique. Il ne peut être dissocié de la seigneurie qui l’a vu naître et qui en a rendu possible le développement. C ’est dans cette optique que s’insère notre recherche. Elle consiste à repérer, au sein d’une aire géographique déterminée, toutes les sei­ gneuries, de la plus modeste à la plus complète, et, pour autant qu’il y en ait, de caractériser l’habitat qui en constituait le centre. L’aire géographique retenue est celle du Pays d’Enghien. Celui-ci est composé d’une série de localités (17 villages s’étendant sur une superficie de 19.608 ha) relevant du comté de Hainaut. S’y ajoutent quelques villages (8 villages s’étendant sur une superficie de 7.023 ha) relevant du duché de Brabant. L’ensemble constituait, autour de la ville, la terre et seigneurie d’Enghien1. Enfin, il faut y ajouter une série de fiefs relevant d’Enghien et situés «en dehors de la terre d’Enghien». ' Voir l'excellent ouvrage de J.-J. VANHOLLEBEKE, L·ct seigneurie d’Enghien (Des origines à

lafin du X IV 1' siècle), Bruxelles, 2001.

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2. M é th o d e

La méthode utilisée pour repérer les seigneuries et les habitats sei­ gneuriaux du Pays d’Enghien s’inspire directement de celle qu’avait éla­ borée Michel de Waha pour sa thèse de doctorat2. La source essentielle, celle qui perm et de dresser le plus rapidement et le plus complètement la liste des seigneuries du Pays d’Enghien, est constituée des differents dénombrements de fiefs. Certes, les descriptions contenues dans ces dénombrements successifs ont parfois tendance à se répéter. Ce n ’est toutefois pas un inconvénient lorsqu’il s’agit d’effectuer un premier repérage. Ces documents offrent également l’avantage de fournir les pre­ mières précisions relatives à l’habitat seigneurial. L’examen des plus anciens dénombrements de fiefs de la seigneu­ rie d’Enghien (1466, 1474 et 1506) permet d’établir une liste déjà très étoffée des seigneuries et des habitats seigneuriaux du Pays d’Enghien. O n ne peut toutefois se limiter aux fiefs relevant d’Enghien sous peine de rester lacunaire. Des seigneuries relevaient d’autres seigneurs que ceux d’Enghien. De nombreux domaines appartenaient à diverses insti­ tutions ecclésiastiques. Ces seigneuries et leur habitat doivent être pris en compte. Enfin, il ne faudrait pas négliger les seigneuries allodiales, beau­ coup plus difficiles à appréhender et apparemment encore très présentes dans le Pays d’Enghien à la fin du Moyen Age. O n complétera donc cette approche par tous les indices que l’on peut trouver sur le terrain ou dans la documentation. Ainsi, tout site d’habitat sortant quelque peu de l’ordinaire pourrait se révéler intéres­ sant; toute mention de lignages ou de personnages portant le nom d’un lieu-dit du Pays d’Enghien, et en particulier les lignages chevaleresques des XIIIe et XIVe siècles, est à retenir. La toponymie, la prospection au sol, l’examen des photographies aériennes et de la cartographie ancienne, s’ils ne garantissent pas de tout découvrir, permettent de repé­ rer un grand nombre de sites prometteurs: grandes fermes entourées d’eau, sites fossoyés, mottes, tours, châteaux... Le professeur de Waha s’est attaché à présenter une vue d’ensem­ ble sur les châteaux du Hainaut en envisageant la question des fortifica­ tions à l’échelle de la principauté entière. En partant des fiefs directs du comté de Hainaut, il est parvenu à repérer l’essentiel des sites fortifiés couvrant le Hainaut belge. Il relève, en dehors du château et de la ville 2 M. DE WAHA, Fortifications et sitesfossoyés dans le Nord du comté de Hainaut. Aspects archéologiques,

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historiques et monumentaux, Thèse de doctorat inédite, ULB, 1982-1983.

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d’Enghien, neuf sites pour l’aire géographique qui nous occupe3. Au hasard de nos recherches, nous en avions découvert d’autres. Il semblait dès lors intéressant de voir si, en envisageant uniquement le territoire d’une grande seigneurie, il était possible de compléter et d’affiner le tableau déjà bien rempli proposé par M. de Waha. L’examen attentif de deux petits villages de la seigneurie d’Enghien, Bierghes et Oetingen, suffira à démontrer l’intérêt de la démarche. L’exemple du village de Bierghes, similaire en cela aux autres localités du Pays d’Enghien, m on­ tre qu’il est encore possible de repérer de nouveaux sites fossoyés, de nouvelles mottes ou de nouvelles tours seigneuriales. Celui du village d’Oetingen démontrera qu’une approche résolument locale permet de découvrir des éléments précieux et, dans ce cas-ci, de revoir certains points considérés comme acquis.

3. L e Pays d ’E n g h ie n

Gérard Sivéry45avait déjà noté le caractère particulièrement serré du réseau de fiefs dans le nord et le centre du Hainaut en 1473-1474. A cette époque, relève-t-il, plus de 500 fiefs et 320 arrière-fiefs dépen­ daient de la seigneurie d’EnghienL Leur nombre était bien plus impor­ tant que dans les autres grandes seigneuries6. La liste fournie par Jules Bosnians pour le XVIIIe siècle confirme le nombre impressionnant de fiefs directs relevant d’Enghien, puisqu’il en dénombre 6297, sans y comprendre Tubize, Beert, Bogaerden,

3 2 sites fossoyés: Vollezele à Tollembeek et la Wasnaque à Bellingen; 5 mottes: celles de Hoves, Bornivai et Cortembeek à Marcq, Gosbacq à Tollembeek et le Strihoux à PetitEnghien; 1 tour, celle de Cortembeek; enfin, 3 châteaux, ceux de Hoves, du Risoir à Heikruis et de Heetvelde à Oetingen. 4 G. SIVÉRY, Structures agraires et vie rurale dans le Hainaut à lafin du Moyen Age, t. II, Lille, 1980, p. 592-593. 5 L’auteur n’envisage ici que la composante hainuyère de la seigneurie d'Enghien. Il faut y ajouter les arrière-fiefs brabançons. 6 A titre de comparaison, pour la même épo­ que, il relève que parmi les fiefs et arrière-fiefs de Chièvres, on distingue 6 seigneuries tenues en fief et des terres d’une contenance très variable, d’un journal et demi à 24 bonniers.

De la pairie de Lens, dépendent au moins 80 fiefs et 16 arrière-fiefs, contre 43 fiefs et 2 arrière-fiefs en 1314; de celle de PetitQuévy, 21 fiefs; de celle de Chièvres, 73 fiefs et 181 arrière-fiefs; de celle de Silly, 84 fiefs et 147 arrière-fiefs; de celle du Roeulx, 18 fiefs et arrière-fiefs; de celle de Rebaix, 76 fiefs; et de celle de Baudour, 3 fiefs. D ’Avesnes dépen­ daient 88 fiefs et 23 arrière-fiefs; de Chimay, 100 fiefs et 25 arrière-fiefs; de Barbençon, 85 fiefs et 50 arrière-fiefs. O n est loin d’atteindre les sommets enghiennois. 7 J. BOSMANS, La féodalité au Pays d’Enghien, Louvain, 1883. Sans prendre en compte les arrière-fiefs: 520 fiefs en Hainaut; 54 pour Rebecq, Hennuyères, Ronqui ères (Brabant); 55 hors de la seigneurie. Ces chiffres sont pourtant des minima.

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Leerbeek et Beringen et leurs arrière-fiefs. U n examen attentif des sour­ ces, et en particulier des cartulaires de fiefs, permet d’en recenser encore davantage. En y ajoutant tous les fiefs relevant d’autres seigneuries mais situés dans les localités qui forment le Pays d’Enghien, c’est bien plus d’un millier de fiefs et des centaines d’arrière-fiefs qui couvraient la région. Tous ces fiefs n’étaient évidemment pas des seigneuries. Celles-ci étaient pourtant fort nombreuses. U n seul exemple, celui du village de Hoves-Graty, suffira à illustrer notre propos8. O n y recense près de 130 fiefs. Plus de 80 de ces fiefs relevaient de la seigneurie d’Enghien; les autres étaient tenus de Saint-Denis-en-Broqueroie, de la seigneurie Despretz à Steenkerque, du comté de Hainaut, et du château deViane en Flandre. A ce jour, nous avons pu identifier 26 seigneuries9. Même en omettant volontairement les maisons et basses-cours, il est possible d’identifier de la sorte: 1 site fossoyé10; 4 mottes11; 2 tours12; 3 châ­ teaux13; et 1 maison de plaisance14.

4. S eign eu ries et habitats seign eu riau x au village d e B iergh es

Bierghes n ’a pratiquem ent pas été étudié jusqu’ici15. Vraisemblablement issu d’un démembrement de la paroisse de Saintes, il s’est surtout développé suite aux défrichements des X Ie-X IIe siècles. Les chapitres Sainte-Waudru de Mons et Sainte-Aldegonde de Maubeuge y possédaient, en indivision, un domaine dans la partie ancienne du terri­ toire. Par l’intermédiaire de son avouerie et de l’abbatiat laïque de Sainte-Waudru, le comte de Hainaut imposa son autorité dans la paroisse. Très vite il y est en concurrence avec le puissant seigneur d’Enghien. Dès la l ere moitié du X IIIe siècle, les documents montrent que certains fiefs situés à Bierghes sont tenus du comte de Hainaut, alors que d’autres relèvent déjà d’Enghien. La présence de plusieurs alleux sei-

8 A. NACHTERGAEL, U s fiefs de Hoves, dans Tablettes du Hainaut, 1 .1, 1955, p. 179-291; t. II, 1956, p. 117-224; t. III, 1957, p. 225-314; t. IV, 1959, p. 91-164; t.V, s.d., p. 37-112. 9 Angheriel, Balingue, Fassemblocq, la Follie, Fordes, Graty, la Haye, Holdre, une seigneurie sans nom éclissée du fief de Holdre, Hourlebecq, Hoves, la Basse-Lisbecq, la HauteLisbecq, Mairebois, Maulde, la Motte, Odry, Rocquem ont, de Saint-Denis, Seclez,

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Tassenière, Warelies, et au moins quatre autres fiefs seigneuriaux sans nom. 10 La Motte. 11 Hoves, Fordes, Maulde et une motte près d’Angheriel. 12 Balingue et le donjon de Warelies. 13 Hoves, Graty et Balingue. 14 La Haute-Lisbecq. 15 Voir surtout J.-J. VANHOLLEBEKE, La sei­ gneurie d’Enghien op. cit.: Bierghes, p. 121-

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gneuriaux est aussi attestée. En 1253, les Avesnes cèdent au seigneur d’Enghien leurs biens et leurs droits dans la localité. Ce dernier s’impose désormais comme l’unique seigneur principal du village. Il n ’est pour­ tant pas le seul à exercer, sur place, l’autorité seigneuriale car plusieurs lignages y sont déjà implantés de longue date (ce sont les Saintes, les Leerbeek, les Ham, les du Pont, les Mussain, etc.). Au début du XVIIe siècle, Henri IV de Navarre, roi de France et seigneur d’Enghien, vend ses domaines situés dans les Pays-Bas. C ’est ainsi que la seigneurie d’Enghien passera aux d’Arenberg. En 16021603, cependant, le village de Bierghes et la seigneurie du Pont sont éclissés de la terre d’Enghien et vendus séparément à Jacques de Landas16. La nouvelle terre de Bierghes relèvera désormais directement du comté de Hainaut. Ham et Mussain échappèrent à la transaction, continuèrent de relever d’Enghien, mais furent désormais considérés comme des fiefs situés «hors de la terre d’Enghien». Vers 1500, une soixantaine de fiefs situés à Bierghes relevaient d’Enghien. S’y ajoutent, au minimum, une vingtaine de fiefs relevant d’autres seigneuries. Nous avons repéré 11 seigneuries, sans compter celle de Bierghes à partir de 1603 et de probables alleux qui nous échap­ pent encore17. Ces seigneuries sont d’importance et de composition très variables, certaines étant même difficiles à appréhender. C ’est le cas notamment du «grand fief d’Annecroix» et de «la terre de la Motte». Elles ont été réunies au «gros de la seigneurie d’Enghien» antérieurement aux plus anciens cartulaires de fiefs.18 Noyées dans la masse des possessions du seigneur d’Enghien, il devient pratiquement impossible de savoir en quoi elles consistaient exactement et, à la limite, où elles étaient localisées. La ferme d’Annecroix pourrait bien être l’an­ cien centre de la terre du même nom. Le centre de la terre de la Motte, au nom pourtant si évocateur, n ’a pas encore été repéré.

125. Ä utiliser avec plus de prudence: J. VERBESSELT, Het Parochiewezen in Brabant tot het einde van de 13e eeuw. (...) Bierk, vol. XXVII, Bruxelles, 2001, p. 393-434. 16 L. DELPORTE, L’éclissement et la vente de la seigneurie de Bierghes (1602-1603): un exemple intéressant de droit desfiefs, dans Annales du Cercle Archéologique d’Enghien, t. XXXVII, 2003, p. 161-177.

17 C ’est au moment de clôturer cet article que nous découvrons par exemple que le Spinois, à Bierghes, appartenait à l’abbaye de Drangen (Tronchiennes) depuis le XIIe siècle. R. DENYS, Eaferme du Grand Spinois, dans Bulletin du Cercle d’Histoire Enghien-Brabant, n° 15, avril 2004, p. 224.

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La seigneurie de Sainte-Waudru et Sainte-Aldegonde, mention­ née dans le polyptyque de Sainte-Waudru du XIIe siècle1819, se laisse éga­ lement très mal définir. Les terrages dus aux deux chapitres étaient encore affermés et donc perçus à la fin de l’Ancien Régime. Le centre de ce domaine ecclésiastique n’a pourtant pas pu être identifié. Peut-être a-t-il disparu assez tôt. Au X IIe siècle, chaque co-seigneur disposait de son propre maire, avec lesquels les deux institutions ecclésiastiques eurent des démêlés. Il n’est d’ailleurs pas impossible que certaines des seigneuries que les documents permettent d’observer au XVe siècle pro­ cèdent du démantèlement de ce vieux domaine ecclésiastique. A côté de ces cas nébuleux, d’autres apparaissent plus clairement. Voici d’abord les petites seigneuries. Le petit domaine de Bouchout20 s’étendait sur 10 bonniers, censive comprise. Son importance dans le contexte local ressort pourtant assez nettement des documents, sans doute parce que l’une des trois tenures à cens qui en dépendaient était une brasserie et que cette seigneurie disposait de la justice haute, moyenne et basse. U n lignage du même nom est mentionné au début du XIIIe siècle. L’existence, à cette époque, d’un habitat n’est donc pas à exclure. Nous ne l’avons toutefois pas repéré. La seigneurie de Boussart21, voisine du hameau du Sartiau, autre toponyme roman de défrichement, est probablement l’indice d’une pre­ mière étape d’extension du terroir vers le sud à partir du vieux noyau de Ham. La réserve forme un bloc assez homogène et s’étend sur 24 bon­ niers. L’étendue de la censive est inconnue. Aucun arrière-fief n ’est men­ tionné. Son détenteur disposait uniquement de la justice foncière. Le lignage qui en portait le nom est mentionné dès la fin du X IIe siècle. Au début du XIIIe siècle, Boussart relevait d’Enghien. Le fief passa ensuite à l’abbaye d’Aywières, mais repassa dans le giron du seigneur d’Enghien dès 1240. Son centre était occupé par une exploitation agricole. Si l’on s’en tient aux textes, Boussart n’a sans doute jamais été davantage qu’une ferme. L’habitat est qualifié de «maison», terme assez vague qui, Luc-

18 J. DE SAINT-GENOIS, Monuments anciens, .1. Première partie, Paris, 1782, réédition anastatique, AGR, Bruxelles, 1998, p. lxvij. 19 M. BRUW IER et M. GYSSELING, U s reve­ nus, les biens et les droits de Sainte-Waudru de Mons à la fin du XIIe siècle, dans Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, t. 121, 1956, p. 239-330. 1

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20 Bruxelles, Archives générales du Royaume, Seigneurie d’Enghien (cité: AGR, SE), n° 8, P 75;n" 11, P 99. 21 J. DE SAINT-GENOIS, Monuments anciens, t. I....... p. lxvij; U. BERLI ÈRE, Les seigneurs d’Enghien et l’abbaye d’Aywières, dans Annales du Cercle Archéologique d’Enghien, t.VII, 1909-1913, p. 33-34; AGR, SE, n° 8, P 69, n° 11, P 95-95 v° et P 101.

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Francis Genicot l’a bien démontré22, peut recouvrir diverses réalités, y compris des maisons fortes ou des tours d’habitation. La seigneurie de Clabecq ou de la Houppelière avec son arrière-fief seigneurial est particulièrement méconnue23. Collé au complexe castrai de Pont-à-Wisbecq dont on peut penser qu’il est un démembrement, le domaine s’étendait sur 16 bonniers de réserve, 5 bonniers de censive et un arrière-fief de 10 bonniers avec justice. Le seigneur de Clabecq disposait sur son fief et la censive de la justice haute, moyenne et basse. U n lignage, qui pourrait bien avoir été apparenté à celui des du Pont, portait le nom du lieu au début du XIIIe siècle24. À 1’exploitation agricole et à ses dépendances sont associées, en 1466, une «maison» et une «tour». Cette dernière n’est plus mentionnée en 1506, par contre l’habitation, qui est qualifiée de «maisonnaige», est entourée de fossés probablement humides puisqu’il y a des viviers. Une partie des fossés entourant l’habitat est encore visible. L’édifice actuel, de plan carré, assez ancien mais extrêmement remanié, pourrait encore receler quelques vestiges de l’ancienne tour. La seigneurie de La Lionnes réserve aussi des surprises25. Le fief s’étend sur environ 24 bonniers. Nous n ’avons rien trouvé concernant la censive qui en dépendait, sinon que des rentes seigneuriales étaient dues au XVIIIe siècle. Il n’y avait apparemment pas d’arrière-fiefs. L’origine de ce domaine est assez obscure. Selon R ené Goffin, le nom de la ferme viendrait de celui du chevalier Liones de Ham qui vivait au milieu du XIVe siècle26. R ien ne permet cependant de confirmer cette hypothèse. En réalité, elle s’appelait encore en 1466 la «court de Toutifaute» et était située «au lieu condist a Lionne et laenthour». La description du fief en 1466 mentionne d’abord la présence d’une «maison», indiquant par là que l’endroit servait de résidence au seigneur. Elle ajoute ensuite, à deux reprises, qu’il y avait une «motte», des «fossés» et de l’«eau». Le tout était complété par la basse-cour. Le dénombrement de 1506 fait également état de la «motte» entourée de fossés et d’eau. Beaucoup plus tard, au XVIIIe siècle, il sera même question d’un château. L’édifice actuel, avec le site qui l’accueille, présentent toujours d’intéressantes traces d’un

22 L.-F. GENICOT, R. SPÈDE, P. WEBER, Les tours d’habitation seigneuriales du Moyen Age en Wallonie. Analyse archéologique d’une typologie, Namur, 2002 (Etudes et Documents, Monuments et Sites, 9). 23 P. RUELLE, Actes d’intérêt privé conservés aux Archives de l’Etat à Mous (13Í6-I433), Bruxelles, 1962 (Commission Royale d’Histoire, in-8°, 72), p. 25-34; AGR, SE, n° 8, P 95, n° 11, f° 98.

24 L. VERRIEST, Documents inédits relatifs aux sainteurs du chapitre de Soignies, dans Annales du Cercle Archéologique de Soignies, t. IY 1910, p. 103-104. 25 AGR, SE, n° 8, f° 69 v°-70 (fief n° 20), n° 11, f° 99 v° (fief n° 25). 26 R. GOFFIN, Généalogies enghiennoises, Livre III, p. 343.

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V u e d u C h a t e a u d e W is h e e q

Prov duJSrab1ilèr. a Meiuufjtrle Comi* de-ffompercii.

Fig. 49. Le château de Wisbecq, gravure du début du XIXe siècle (coll. Luc Delporte). habitat fortifié. U ne tour, bien que tronquée, est observable à l’arrière du bâtiment principal. Elle n ’est pourtant jamais mentionnée dans les tex­ tes. Le bâtiment était jadis entouré d’eau comme d’anciennes cartes en gardent d’ailleurs le souvenir. A côté de ces modestes domaines féodaux, il y avait également trois sites beaucoup plus importants: Ham, Mussain et le Pont-àWisbecq27. La seigneurie de Ham est la plus importante du village28. Sa réserve s’étendait sur environ 100 bonniers, la censive sur 22 bonniers et les 9 arrière-fiefs sur environ 12 bonniers. Au XVe siècle, le seigneur dis­ posait de la justice haute, moyenne et basse sur toute sa terre, mais il sem­ blerait que cela n’ait pas toujours été le cas. Une concession de justice de 1528, dont il sera question plus tard pour Oetingen, rappelle en effet

27 Les centres domaniaux de Mussain et de Pontà-Wisbecq sont situés sur Saintes, mais ces deux seigneuries s’étendaient également sur Bierghes. Dans les cartulaires de fiefs d’Enghien, ces deux 12 6

seigneuries figuraient d’ailleurs dans la rubrique Bierghes, c’est pourquoi nous les reprenons ici. 28 AGR, SE, n° 8, P 72-74, n° 11, P 92, 103105, n° 56, n° 57, n° 419, P 1-1 v°.

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que la haute justice avait été jadis concédée par le seigneur d’Enghien aux seigneurs de Ham et du Risoir. Le lignage qui possédait Ham apparaît comme solidement implanté dans la localité dès le dernier tiers du X IIe siècle. Cette famille possédait des alleux dont certains furent cédés à des institutions ecclé­ siastiques. Elle était aussi entrée dans la vassalité du comte de Hainaut, puis du seigneur d’Enghien. L’habitat seigneurial y était important. En 1466 et 1506, outre la mention générique de la «maison», on y trouvait une «tour», des «fossés» et de l’«eau». L’importance du lignage de Ham fait penser que, fort anciennement déjà, il possédait un habitat fortifié, une motte ou, à tout le moins, un site fossoyé d’une certaine importance. Une tour d’habitation remplaça l’ancien habitat. Au début du XVIe siè­ cle, toujours présente, elle était entourée de fossés humides. Bien plus tard, cette maison forte sera remplacée par un château de plaisance. Au XVIIIe siècle, il est question de maison, château et fossés. Au vu du site actuel, où existe toujours la ferme, il est difficile d’imaginer qu’un com­ plexe défensif et un château de plaisance aient pu exister à cet endroit. Située principalement à Saintes, mais s’étendant largement sur Bierghes, la seigneurie de Mussain n’a rien à envier à la précédente29. Le domaine était constitué de deux éléments distincts: un alleu où se trouvait le complexe castrai et un fief relevant d’Enghien. Au XVe siècle s’y ajoute un fief relevant de la pairie de Lens. La partie fief s’étendait sur une réserve de 76 bonniers, une censive de 17 bonniers environ et de 33 bonniers de terrage à la 5e gerbe, enfin 18 arrière-fiefs totalisant une trentaine de bon­ niers. Le seigneur disposait de la justice haute, moyenne et basse sur l’en­ semble de son fief. L’alleu faisait 6 bonniers. Dès le dernier quart du XIIe siècle on mentionne des Mussain. Ils sont chevaliers et alleutiers. Au début du XIIIe siècle, le seigneur de Mussain était l’un des proches compagnons du seigneur d’Enghien dont il était le vassal. L’habitat des seigneurs de Mussain fut allodial jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. On ne le retrouve donc pas dans les dénombrements de fiefs. Par chance celui de 1506 précise que la «maison, motte, fossez, eauwes, bassecourt et pourpris dudit Mussain» était franc alleu et ne devait donc pas être compris dans le fief. La motte entou­ rée d’eau est encore localisable sur les cartes anciennes. Il en reste des vesti­ ges difficilement accessibles dans le parc actuel. La vue des albums de Croÿ montre, vers 1600, l’édifice qui lui avait succédé30. Il s’agit d’un véritable

29 L. DELPORTE, La seigneurie de Mussain à Saintes. Premiere approche, à paraître dans Annales du Cercle d’Histoire Enghien-Brabant, t. IV, 2003. AGR, SE, n° 8, P 144 v°, n° 11, P 203 v°, n° 58.

30 G. B[AVAY], Mussain à Saintes, dans Albums de Croÿ, publiés sous la dir. de J.-M. DUVOSQUEL, t. X, Comté de Hainaut VII, Bruxelles, 1991, p. 244 et pl. 69. 127

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château avec donjon. Le site de ce château fut abandonné, vraisemblable­ ment au XVIIIe siècle, pour faire place à un château de plaisance. Il s’ins­ talla au centre de nouvelles douves, sur un terre-plein beaucoup plus étendu. La ferme subsiste encore de nos jours et a été transformée en habi­ tat cossu lors de la démolition du château de plaisance après la Seconde Guerre Mondiale. Enfin, terminons pour Bierghes avec la seigneurie du Pont-àWisbecq, elle aussi à cheval sur Saintes et Bierghes31. Le centre domanial est situé juste à côté de l’église de Wisbecq. Les dénombrements ne le mentionnent que comme le «manoir» du Pont. Jamais ils ne le détaillent. Vraisemblablement, comme à Mussain, a-t-on affaire ici à un alleu, échappant ainsi à toute description dans les reliefs. La partie fief s’éten­ dait sur 24 bonniers dont certaines parties avaient été éclissées au XIVe siècle. A cette réserve primitive étaient joints trois autres fiefs, l’ensemble formant un tout homogène, ce qui portait l’étendue des terres à une cin­ quantaine de bonniers. L’étendue de la censive est inconnue et on n’a pas retrouvé d’arrière-fiefs. La seigneurie était aux mains d’un lignage chevaleresque connu depuis la fin du X IIe siècle. Par le jeu des alliances et des héritages, cette famille accrut sensiblement ses possessions. Cette ascension se marqua dans leur habitat. Ce qui primitivement était une motte ou un simple site fossoyé, s’est progressivement agrandi.Vers 1600, les albums de Croÿ nous livrent l’image d’un château rectangulaire can­ tonné de quatre tours d’angle rondes32. Il sera remplacé au XVIIIe siè­ cle par le château actuel, construit par la famille d’Overschie. Pour conclure sur ce village, si l’on se place exclusivement du point de vue de l’habitat seigneurial, l’enquête que nous avons menée a permis de retenir 6 sites intéressants. L’un d’entre eux, Boussart, s’est toujours limité à une ferme. Les autres ont tous, d’une manière ou d’une autre, été fortifiés. Tous les cinq ont été entourés d’eau. Il est explicite­ ment question d’une motte pour La Lionnes et Mussain - cette dernière existe toujours - et de la présence d’une tour à Clabecq et à Ham. Ajoutons-y La Lionnes où des vestiges d’une tour existent toujours. Ham, La Lionnes, Mussain et Pont-à-Wisbecq devinrent même des châ­ teaux, sans que l’on puisse véritablement parler ici de forteresse, sinon peut-être pour Mussain.

31 P. RUELLE, Actes d’intérêt privé . . p. 25-34. AGR, SE, n° 8, P 76, n° 11, P 105-105 v° (fief n° 51); P 105 v° (fief n° 52); P 105 v° (fief n° 53); P 105 v°-106 (fief n° 54), n° 57, n° 58. 12 8

32 G. B[AVAY], Wisbecq, à Quenast [sic], dans Albums de Croÿ, t. cité, p. 248 et pl. 71.

l ’h a b i t a t s e i g n e u r i a l d a n s l e p a y s d ’e n g h i e n

5. D o n n é e s n o u v e lle s sur l ’h a b ita t se ig n e u r ia l d ’O e tin g e n

Sans procéder de la même manière qu’avec Bierghes, nous vou­ drions insister ici sur les bonnes surprises que peut réserver un examen attentif de la réalité locale. La plupart des auteurs qui se sont occupés du village d’Oetingen connaissent le château d’Heetvelde, mais ils ignorent souvent qu’il y en avait un second. Parfois même ils confondent les deux3334.Ce second châ­ teau, c’est celui d’Oetingen. Il est déjà mentionné comme tel en 1376, dans un acte qui confirme la fondation, une année plus tôt, d’une cha­ pellenie par Sigerus de Calido Campo (traduisez Siger van den Heetvelde) «in castro seu domo sua de Oetinghen»^. La présence d’un château au cen­ tre d’Oetingen est confirmée par le dénombrement de 1466 où il est question à’mng casteau, fosses, eauwes, porte, bassecour, gardins, yestre et entrepresure»3536. Le tout est clairement situé entre l’église d’Oetingen et la limite avec le Brabant. O n y précise également qu’il appartenait jadis à Solder de le Heetfelde, qu’il passa ensuite à son fils Jean, puis à son petitfils également appelé Jean. La sœur de ce dernier, mariée à Josse de le Steenweghe, en avait ensuite hérité. En 1506j6,Jean de Mol possédait ce château. Le fief sur lequel il était assis s’étendait à peine sur 10 journels. Les fossés remplis d’eau, la porte et la basse-cour étaient toujours m en­ tionnés. Quelques années plus tard, en 1528, la dame d’Enghien érigeait ce fief en seigneurie et lui accordait la haute justice.37 Il y est question de la «maison» d’Oetingen avec 10 journels. Elle y rattacha des terres, prés, pâturages et bois qui appartenaient au propriétaire du château et qui n’étaient pas primitivement tenus en fief. En 1740, il est encore question de la maison et château, édifices, basse-cour, porte, fossés et eau, etc.78. Peu après, en 1749, cette seigneurie fut réunie au gros de la terre d’Enghien. U n an plus tard on signale que le château et les autres édifi­ ces étaient démolis, les fossés comblés39. La chapellenie fondée en 1375 y est rappelée car elle existait toujours. Le fonds du château fut alors donné en location, à condition de dégager les débris dans les deux ans. Sur la carte de Ferraris, les anciens fossés sont encore bien visibles. Sans doute n ’avaient-ils pas encore été complètement comblés. Aujourd’hui

33 Notamment M. p. 1675-1682.

de

WAHA, Fortifications ...,

34 AGR, Archives Ecclésiastiques du Brabant, n" 3714. 35 AGR, SE, n° 8, P 2 v°. 36 AGR, SE, 11, P 3 v° (fief n° 9).

37J.BOSM AN S,Laféodalité ...,p. 105-108 (fief n° 5). 38 J. VERBESSELT, Grenskastelen of —motten langsheen het Kestergewoud, dans Eigen Schoon en de Brabander, janvier-mars 1985, p. 23. 39J.BOSM AN S,Laféodalité n° 5).

104-110 (fief

129

L U C DELPO RTE

l’emplacement du château est occupé par une prairie à la forme étran­ gement carrée. Non loin de là existe encore aujourd’hui le château de Heetvelde. L’emplacement où il était bâti était un alleu qui ne s’étendait que sur un bonnier. En 1669 il fut converti en fief relevant d’Enghien40. O n y rat­ tacha un autre fief de 10 bonniers et des biens de mainferme. La «mai­ son» d’Heetvelde consistait alors en un «château très ancien». En 1752, il est à nouveau question «d’une maison et château très ancien, bassecourt, fossets et jardins appellé la seigneurie d’Heetvelde»41. Le château d’Heetvelde n’apparaît nulle part dans les dénombrements avant 1669, ce qui est normal puisqu’il s’agissait d’un alleu. C ’est donc par erreur que certains ont utilisé à son propos les dénombrements de 1466 et 1506 se rapportant au château d’Oetingen42. La confusion vient sans doute du fait que ce dernier était en possession d’un membre de la famille de Heetvelde. Tout ceci nous amène à poser la question de la vue des Albums de Croÿ43. Le château qui y est représenté est généralement identifié avec celui d’Heetvelde. Dans la réalité celui-ci est trop éloigné de l’église pour pouvoir figurer dans la vue.Jusqu’ici, on en avait simple­ ment déduit qu’Adrien de Montigny avait rapproché les divers éléments de sa vue pour pouvoir les faire figurer ensemble. D ’aucuns avaient bien remarqué que la représentation des Albums de Croÿ s’accommodait mal du bâtiment d’Heetvelde encore en place. O n a donc affirmé que soit la représentation des Albums était mauvaise, soit le bâtiment avait connu des transformations importantes depuis 1600. Il serait plus exact de dire que c’est le château d’Oetingen et non celui d’Heetvelde qui est repris dans les Albums de Croÿ. Il serait alors exactement à l’endroit où il devrait être. De plus, on fera immédiatement le lien entre la mention de «porte» dans les dénombrements et la représentation des Albums où l’on aperçoit très nettement ce qui devait être un donjon-porche.

6. E n g u ise d e c o n c lu s io n

Des exemples similaires à ceux que nous venons d’évoquer briè­ vement pourraient être avancés pour chaque localité du Pays d’Enghien. Cela démontre à quel point un examen systématique des sources à l’échelle locale peut s’avérer fructueux.

40 J. BOSMANS, La féodalité..., p. 99-100. 41 J. BOSMANS, La féodalité..., p. 98-99. 42 M. DE WAHA, Fortifications .... p. 1675. 130

43 Y. D[ELANNOY], Oetingm, dans Albums de Croÿ, t. cité, p. 304 et pl. 99.

l ’ h a b i t a t s e i g n e u r i a l d a n s l e p a y s d ’e n g h i e n

Une première conclusion s’impose. Les habitats fortifiés - aussi modestes soient-ils - étaient bien plus nombreux qu’on ne l’avait affirmé jusqu’à présent. Du moins est-ce le cas pour le Pays d’Enghien. Cette constatation s’accompagne d’une interrogation essentielle44. Cette situation se retrouve-t-elle ailleurs? Le Pays d’Enghien estil un cas exceptionnel? O n manque de points de comparaison pour y répondre. Peut-être l’extrême morcellement féodal et allodial de la région explique-t-il cela. Il reste à espérer que des enquêtes similaires pour d’autres grandes seigneuries verront le jour. Elles seules perm et­ tront de trancher la question. L’enquête dont nous venons de présenter quelques résultats pro­ visoires se poursuivra à l’avenir. Les perspectives sont encourageantes. Outre le fait qu’elle permettra de repérer d’autres sites seigneuriaux for­ tifiés encore inconnus, elle devrait aussi aboutir à une cartographie pré­ cise des sites archéologiques médiévaux potentiels dans la région. Notre démarche devrait également s’avérer complémentaire de celle qui a été mise en œuvre par le professeur Luc-Francis Genicot pour l’inventaire des tours seigneuriales d’habitat. Le travail de l’historien devrait trouver ici un terrain de rencontre propice avec celui des archéologues, qu’il s’agisse de l’archéologie qui s’intéresse aux vestiges enfouis ou de celle qui étudie le bâti.

44 Merci au professeur J.-M. Cauchies d’avoir posé la question à l’issue de notre communica­ tion. 131

M IC H E L DE W A H A

Université Libre de Bruxelles B

eer sel, u n e

l ’a r t i l l e r i e ?

e x p é r ie n c e

H

de

y po th èses en

défense

contre

m a r g e d ’u n e

r es­

t a u r a t io n

Si Beersel1 suscita très tôt l’intérêt2, le château n’a cependant pas fait l’objet avant 1973 d’une étude d’archéologie monumentale appro­ fondie. Demeuré inédit, notre mémoire de licence3, couronné par l’Académie Royale de Belgique4 et utilisé dans l’inventaire Bouwen door de eeuwen keen5 doit être repris à la lumière des progrès de la castellologie en général, des études menées sur Bruxelles et ses environs d’autre part. Ce d’autant plus que s’engage une restauration approfondie du châ­ teau: un groupe de travail composé de l’Architecte Karel Breda, du Bureau D +A Consult, de Lode Declercq, historien du bâti, de Frans Doperé, Docteur en Sciences, spécialiste de la géologie et de la taille des pierres anciennes, de Stéphane Vanbellingen, archéologue à l’Instituut voor het Archeologisch Patrimonium et de nous-même a été chargé d’en établir le projet et de la mener à bien. Elle ne pourra reprendre les options de la restauration menée dans les années 1930-1940 par Raymond Pelgrims de Bigard et Charles Mertens6, dont le raisonne­ ment trop simple fit perdre au château nombre d’éléments intéressants et lui donna son aspect actuel, une interprétation libre et peu exacte de la gravure d’Harrewijn pour l’ouvrage de Le R oy7. Nous nous proposons

1 Actuellement, Brabant Flamand (Vlaams Brabant), Hal(le)-Vilvo(o)rde, Hai (le). 2 M. DE WAHA, Beersel et l’intérêt qu’il suscita au dix-neuvième siècle chez A. Orts, A. Wauters et Ch. Buis, dans La Maison d’hier et d’aujourd’hui, 25, mars 1975, p. 49-60. 3 M. DE WAHA, Un château brabançon: Beersel, Mémoire de licence en archéologie, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1973. 4 Impression décidée par la Classe des BeauxArts de l’Académie Royale de Belgique, sur rapport de MM.V.G. Martiny, I.Vandevivere et de Mme G. Faider-Feytmans, 1979 (voir Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de

l’Académie Royale de Belgique, 5e s., LXI, 1979, p. 191-193). 3 Bouwen door de eeuwen heen. Inventaris van het cultuurbezit in België. Architectum; 2 n, Vlaams Brabant, Halle- Vilvoorde, Gand, 1975, p. 27-32. 6 Ch. MERTENS, Lesfastes du Brabant. Le château féodal de Beersel et ses seigneurs, Bruxelles, 1942. 7 J. LE ROY, Castella et praetoria nobilium Brabantiae et coenobia celebriora, Anvers, 1694, pl. B n° 6, prospectus veteris castelli Beersel; P. JANSSENS, Portraits de châteaux brabançons X V eXVIIIe siècles, dans Le peintre et l’arpenteur. Images de Bruxelles et de l’ancien duché de Brabant, Bruxelles, 2000, p. 62-66. 133

M ICHEL DE W AH A

de poser ici quelques questions que suggère ce château, essentiellement sur le plan chronologique. U n des intérêts du château de Beersel est d’avoir été assiégé en 1489 par l’artillerie française qui le réduisit8. Pour l’étude du développement et de l’efficacité de l’artillerie, identifier les traces du bombardement français ne manque pas d’intérêt9, mais pour interpréter correctement tous les aspects de la chute de Beersel devant le canon, il convient de dater correctement le château et de préciser les conceptions qui guidèrent sa construction: s’agit-il d’une place anté­ rieure à la naissance de l’artillerie et qui succombe devant celle-ci ou d’un château construit alors que l’usage du canon s’était déjà répandu?

1. P r o b lè m e s d e c h r o n o lo g ie a b so lu e

1.1. La première mention explicite d’un château à Beersel date de 144010*:Henri de W ittern avoue tenir en fief du duc de Brabant, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, un fief sur lequel se dresse le château. O n ne trouve pas mention de celui-ci dans les registres féodaux brabançons plus anciens alors même que le noyau du fief sur lequel le château se trouve est cité dans ces registres. Toutefois, on ne peut tirer parti de cet argu­ ment, car il est indiscutable que la tenue des premiers registres féodaux du Brabant n ’évita ni les lacunes ni les omissions. Ainsi, le château de Gaesbeeck n ’est-il pas explicitement avoué en fief, alors même que le seigneur de Gaesbeeck reconnaît tenir l’ensemble de ses biens en fief du duc de Brabant et que le registre féodal précise que cette reconnaissance eut lieu: actum in castro de Gaesbeeck n . La date de 1440 ne peut servir que de terminus ante quem. Il reste donc à fixer un terminus post quem. Le château n’est pas mentionné lors des opérations militaires de la guerre de succession de Brabant en 135612. Mais Beersel ne se situe pas sur la route suivie par les troupes flamandes: l’avancée flamande vers

8 Ph. CONTAMINE, L’artillerie royalefrançaise à la veille des guerres d’Italie, dans Annales de Bretagne, LXXI, 2, 1964, p. 221-261, spécialement p. 242. 9 M. DE WAHA, Les traces du bombardement, de Beersel en 1489, dans Château-Gaillard, XIX, Actes du Colloque international de Graz (Autriche) 22-29 août 1998, Caen, 2000, p. 305-313. 10 Bruxelles, Archives générales du Royaume (A.G.R.), Cour Féodale de Brabant (CFB) 17, 13 4

P 210 v° et 212 v° (tous les documents d’archi­ ves cités sont transcrits dans M. d e WAHA, Un château, et seront édités dans l’étude consacrée au château et à sa restauration qui devra conclure celle-ci). 11 L. GALESLOOT, Le livre des feudataires de Jean III, duc de Brabant. Bruxelles, C.R.H., in-8°, 1865, p. 26. 12 H. LAURENT, F. QUICKE, La Guerre de la Succession du Brabant 1356-1357, dans Revue du Nord, XIII, 1927, p. 81-121.

BEERSEL, U N E E X PÉRIENCE D E DÉFENSE C O N T R E L’ARTILLERIE

Bruxelles ne devait pas se heurter nécessairement à Beersel. La bataille de Scheut décida du sort du Brabant, Bruxelles puis Louvain tombant. Les opérations militaires forent telles que nombre de places fortes ne forent pas engagées. O n a mis en avant l’existence de «seigneurs» de Beersel, qui auraient de ce fait détenu une fortification13, mais ce raisonnement est trop marqué par son époque: tout «seigneur» n ’est pas nécessairement châtelain d’une part. S’il existe bien une famille dite de Beersel, celle-ci ne porte jamais le titre de seigneur ni à ni de Beersel. 1.2. Le fief qui constitue incontestablement le support du château est mentionné bien avant 1440. Recherchant quand il apparaît, nous sommes remontés à un acte du 28 octobre 130014, par lequel Jean II, duc de Brabant, fait savoir qu’en raison de l’hommage à lui prêté par Godefroid de Heelbeek, un important fonctionnaire ducal, pour cinq bonniers de terre sis près de sa «maison» à Beersel, relevés et reçus de lui en fief, il lui a conféré en augmentation de fief une garenne dans les bois in den Laech, in den Laer et doverste Dect, ainsi qu’une rente annuelle et perpétuelle de soixante muids de charbon de bois et de deux cents mesures de bois assignées sur la forêt de Soignes. L’acte ducal comporte des indications sur l’hommage dû et octroie des quantités de bois et de charbon de bois qui donnaient à croire que d’une part le duc tenait à s’assurer particulièrement de la fidélité du détenteur de ce fief et d’autre part, qu’il voulait lui procurer des ressources en combustible bien néces­ saires à la cuisson des briques du château. Nous avons conclu à l’époque que ce document marquait la naissance du château et ce raisonnement a été suivi tant par les professeurs jugeant notre travail que par les com­ missaires de l’Académie Royale de Belgique chargés de faire rapport sur celui-ci, et s’est retrouvé dans la datation du château proposée par l’in­ ventaire Bouwen door de eeuwen keen in Vlaanderen. Quoique parfaitement logique et soutenu par des éléments solides, ce raisonnement ne peut plus être soutenu depuis la thèse du regretté André Uyttebrouck15. Celui-ci a montré, avec nombre d’exemples, que l’octroi de bois et de charbon de bois était pratique courante de la part des ducs envers leurs principaux conseillers. Le professeur Uyttebrouck a dressé des listes de ces octrois de combustible pour une période certes postérieure au début

13 Ch. MERTENS, op. cit., p. 19; réfutation: M. WAHA, Un château, p. 9-10,19-20. 14 A.G.R., CFB, 8, P 293, 18, P 305, 127, P 143.

DE

15 A. UYTTEBROUCK, Le gouvernement du duché de Brabant au bas Moyen Age (1355-1430), Bruxelles, 2 vol., 1975 (notamment annexe 1, p. 602-616). 135

M ICH EL DE W A H A

du XIVe siècle, époque pour laquelle nous ne possédons pas de comptes ducaux. Il faut donc tenir l’acte de 1300 pour une affirmation de l’as­ cension sociale de Godefroid de Heelbeek mais plus pour l’acte de nais­ sance un peu abscons d’un château en briques. L’acte de Jean II qui ne mentionne pas le château estime la sur­ face du fief à 5 bonniers et ne donne pas celle de la garenne. Par contre, et les premiers livres de fiefs, qui ne citent pas le château, et le dénom­ brement d’Henri de W ittern de 1440, qui mentionnent le château, fixent la surface du fief à 7 bonniers. Dès lors, ou bien il y a eu mesurage plus précis du fief, ce qui demeure malgré tout peu vraisemblable, l’erreur se situant à près de la moitié de la surface (2 bonniers sur 5), ou bien, et ceci n’est pas contradictoire, aux 5 bonniers de terre situés près de la maison de Godefroid, il faut ajouter 2 bonniers, qui formeraient l’em­ prise de cette maison. La mention importante est la présence d’une domus de Godefroid de Heelbeek à proximité immédiate de biens concédés en fief. Les deux éléments donnent à réfléchir: pourquoi le duc aurait-il accordé une garenne et des rentes en bois importantes à Godefroid de Heelbeek en augmentation d’un fief de reprise de 5 bonniers de terre, fief qui sera toujours enregistré comme ayant 7 bonniers dans les regis­ tres féodaux? O n peut être sûr que le site de l’accroissement de fief est en relation avec la domus de Godefroid. La reprise en fief des 5 bonniers sem­ ble être le signe de la volonté de Godefroid de développer cette domus, voire peut-être d’en changer quelque peu l’implantation. Si le document de 1300 ne constitue pas l’acte de naissance du château tel que nous le voyons aujourd’hui, il marque un moment majeur dans l’histoire du site consacrant un changement d’échelle architecturale et sociale de l’implan­ tation des de Heelbeek. Reste à savoir quelle forme ce site a pris et que représente le châ­ teau actuel, beau sujet de recherches pour les fouilles qui doivent être entreprises. Les sondages menés l’hiver 2003 et qui doivent être large­ m ent développés ont donné un matériel s’étendant sur l’ensemble du XIVe siècle et dont les pièces les plus anciennes peuvent remonter à la fin du XIIIe. Il est donc pratiquement acquis que le site du château a repris celui de la domus qui existait en 1300 mais aussi de l’extension de fief de Godefroid de Heelbeek. O n pourrait se trouver devant une curtis anté­ rieure à 1300, que nous ne qualifierons pas de seigneuriale, les de Heel­ beek n ’appartenant pas à la grande noblesse brabançonne d’une part et ne possédant pas la seigneurie sur Beersel d’autre part. La domus de Godefroid de Heelbeek représente-t-elle un développement par rapport à la 13 6

BEERSEL, U N E EXPÉRIENCE DE DÉFENSE C O N T R E L’ARTILLERIE

Fig. 51. Château de Beersel, la cour intérieure.

curtis ou en est-elle le noyau d’habitation et d’exploitation? Com m ent se marqua le développement des années 1300 et comment le site évoluerat-il pendant le demi-siècle où il demeura aux mains de familles relative­ ment médiocres, les de Heelbeek puis les Stalle? Ceci permettra égale­ ment d’éclairer les raisons du mariage de Marie de Stalle avec un Wittern. Ceux-ci étaient des bâtards de Brabant, mais leur fixation première se trouvait dans la partie aujourd’hui néerlandaise du duché.J.Th. De Raadt a donné le résumé du contrat de mariage de Marie de Stalle et de Jean de Wittern. Il n’y mentionne pas le château16. Malheureusement, l’acte ayant été détruit dans le bombardement allemand du dépôt des archives de Mons en 1940, il faut se contenter de se dire que cet érudit conscien­ cieux, écrivant à une période où le prestige de la noblesse et des châteaux était grand, n ’aurait pas manqué de signaler l’existence de celui-ci dans son résumé, même si sa préoccupation première était de décrire les sceaux attachés au document. A la fin du XIVe siècle, après la guerre de Gaesbeeck, la duchesse Jeanne concéda aux Wittern une seigneurie foncière et basse-justicière à Beersel17.

16 J. Th. DE RAADT, Sceaux armoriés dés PaysBas. IV, Bruxelles, 1902, p. 273 a.

17 A.G.R., Chambres des comptes (CC), 8. P 292-293 v°, 18, P 230.

137

M ICH EL D E W A H A

1.3. Le compte de la recette générale de Brabant de 1402ls nous apprend que la duchesse Jeanne a octroyé à Henri de Wittern une coupe d’un bonnier (91,3809 ares) de chênes en forêt de Soignes pour les char­ pentes de sa huus de Beersel touchée en partie par un incendie. Toutes les parties hautes du château ayant été refaites ou construites à la fin du XVe siècle, ayant subi très fortement les dégradations du temps et ayant été démontées lors de la restauration de Pelgrims de Bigard, il semble ne sub­ sister aujourd’hui, en élévation, aucune trace de l’incendie en question. Il y a trois tours à Beersel. Chacune avait deux niveaux planchéiés, un niveau d’étage et un niveau sommital où se plaçait nécessairement une couverture qui a disparu, comme à la porte de Hai à Bruxelles, modèle du château. A chaque niveau, il y a deux grosses poutres de la largeur de la tour. Chacune correspond à un arbre. O n a donc 3 x 2 x 2 poutres, soit douze poutres majeures ou douze arbres auxquels il faut ajouter six arbres pour la structure sommitale, ce qui nous amène à dixhuit arbres. Notre collègue M artin Tanghe, professeur de botanique à l’Université Libre de Bruxelles, nous a indiqué que la surface concédée pouvait porter environ vingt arbres. Il n’est pas impossible que l’octroi de 1402 concerne un «nouveau» château, mais on pourrait tout aussi bien soutenir, avant fouille, qu’il s’agissait de la réfection d’une structure plus ancienne. Rappelons à titre de comparaison que Philippe le Bon donne cent chênes pour la «perfection» du château de la Follie à Ecaussinnes-d’Enghien en 14281819. La date de 1402 constitue une charnière majeure, soit de la construction d’un nouveau château, soit de l’adaptation d’une résidence plus ancienne. De toute façon, elle pose à l’archéologue des problèmes lourds de sens, qui imposent notamment la réalisation de fouilles de manière à éclairer les hypothèses d’interprétation proposées. 1.4. D ’autres éléments de chronologie absolue sont donnés pour la fin du XVe siècle. Les grandes villes de Flandre et de Brabant, ainsi qu’une partie de la noblesse dont Philippe de Clèves, seigneur de Ravenstein, se soulevèrent contre Maximilien de Habsbourg, tuteur de son fils l’archiduc Philippe le Beau. Au cours de cette dure révolte, les Wittern demeurèrent fidèles à Maximilien alors que Bruxelles soutenait le parti adverse. Depuis Beersel, de nombreux raids étaient menés, dés­

18 A.G.R., CC 2391, p. 25.

logiques, historiques et monumentaux, Thèse,

19 M.

Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1983,

DE

WAHA, Fortifications et sites fossoyés

dans le Nord du comté de Hainaut, Aspects archéo13 8

P- 1616.

BEERSEL, U N E EX PÉR IEN C E D E DÉFENSE C O N T R E L’ARTILLERIE

organisant le ravitaillement de la ville et perturbant les mouvements des bourgeois de Bruxelles vers leurs propriétés dans les campagnes entou­ rant la ville. Jean Molinet, le chroniqueur bourguignon, rapporte que fin 1488, les Bruxellois vinrent mettre le siège à grande force devant Beersel. Malgré la présence de l’artillerie urbaine qui canonna le châ­ teau, le siège fut un échec et Beersel continua ses entreprises de harcè­ lement contre les Bruxellois. Aussi ceux-ci se résolurent-ils, au prin­ temps 1489, à faire appel à l’artillerie française à l’aide de laquelle ils mirent à nouveau le siège devant le château. Celui-ci fut soumis à un feu d’artillerie particulièrement puissant et dévastateur, qui le ravagea, ren­ dant toute résistance impossible. Le château se rendit: sa garnison fut exécutée. Une lettre du duc de Saxe, lieutenant général de Maximilien, confirme la chute du château20. U n article du compte de l’extraordinaire de l’artillerie française pour 1489, révélé et étudié par Ph. Contamine, établit bien la présence de la bande d’artillerie française dite bande de Brabant devant le château21. La destruction militaire de Beersel au prin­ temps 1489 est indubitable. 1.5. D ’un document autrefois conservé à la cure de Beersel et vu en entier par C. Theys, mais parvenu incomplet aux Archives Générales du Royaume22, il résulte qu’en 1508 les formalités nécessaires à l’établis­ sement d’une chapelle et d’une chapellenie au château étaient en cours et que la dotation de ce bénéfice était réglée. Ce document ne se conçoit que dans le contexte d’une campagne de construction qui s’achève, ren­ dant le château habitable pour le seigneur de Beersel, qui couronne son installation au château par la fondation d’un oratoire privé. O n peut donc tenir l’année 1508 pour la fin des travaux de reconstruction enta­ més après le désastre de 1489.

2. E x p é r ie n c e s d e tra cé e t d ’é q u ip e m e n t?

Même daté au plus tard de 1440, Beersel offre un intérêt majeur, puisqu’il s’agit de toute façon d’un château bâti dans le premier siècle de l’invention de l’artillerie.Voir comment il a essayé ou non de s’adapter à l’arme nouvelle doit être entrepris. Le plan général de Beersel attire l’attention autant qu’il pose de questions. Certes le château affecte-t-il dans ses grandes lignes une forme

20 M. DE WAHA, Traces, avec indication des sources. 21 Ph. CONTAMINE, op. cil.

22 A.G.R., Archives ecclésiastiques du Brabant, Supplément 24373.

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M ICHEL DE W A H A

que l’on a qualifiée de «Rundling»23, mais il n’en comporte pas moins un important segment rectiligne où l’épaisseur de la muraille est moindre (1,35 m) qu’ailleurs. Se trouverait-on là à l’emplacement d’un bâtiment plus ancien? La réponse sera vraisemblablement donnée par les fouilles. Beersel possède trois tours en D. L’implantation de la tour méridionale ou tour III par rapport à la courtine B qui la relie à la tour ouest ou tour II est surprenante. La tour forme avec la courtine un angle de 153° tel que tour et courtine ne peuvent correctem ent s’épauler l’une l’autre. L’examen rapide de la base des murs en pierre locale montre que 1’ «ano­ malie» d’implantation de la tour III par rapport à la courtine B existe déjà à ce niveau. Il appartiendra aux recherches à mener de déterminer si la forme actuelle de la tour III développe ou non une tour «carrée» plus ancienne, comme dans l’architecture traditionnelle de nos régions. Par contre, les tours I et II sont implantées de manière beaucoup plus efficace par rapport aux courtines A et B et au segment curviligne de la courtine C. La courtine B entre la tour sud ou tour III et la tour II a un profil légè­ rem ent incurvé. Elle est percée de niches dont une sur deux abrite aujourd’hui une archère à plongée plus ou moins remaniée, tandis que dans les autres s’ouvrent des fenêtres à coussièges. L’analyse des tailles de pierres a permis d’aller plus loin que l’analyse d’archéologie m onumen­ tale qui repérait sur cette courtine la trace de nom breux rem anie­ ments et restaurations: les fenêtres à coussièges résultent de remanie­ ments datables de la dernière période de construction du châ­ teau après 1491. La courtine B dif­ férait ainsi bien davantage au XVe siècle qu’aujourd’hui de la cour­ tine A. Celle-ci, qui va de la tour d’entrée (tour I) à la tour ouest (tour II) s’articule sur de grands arcs dans une structure qui rappelle celle des enceintes urbaines sur arcs de nos régions, mais sans les ter­ rées. Elle dessine un arc de cercle nettem ent marqué, qui pourrait exprim er une volonté de couper

Fig. 52. Château de Beersel, détail d’un mur de la cour intérieure. 14 0

23 A.TUULSE, Burgen des Abendlandes,VienneMunich, 1958, p. 185.

BEERSEL, U N E E X PÉRIENCE D E DÉFENSE C O N T R E L’ARTILLERIE

Fig. 53. Château de Beersel, la cour intérieure.

les effets des projectiles. La courtine possède trois arbalétrières à plongée et deux grandes fenêtres à coussièges. L’analyse des tailles des pierres montre que l’ensemble est homogène et remonte à la première campa­ gne de construction du château en briques. Le terme «coussiège» ne doit pas tromper: la disposition de ces baies est telle qu’elle perm et facilement de faire usage dans ces embrasures de pièces d’artillerie de place, solide­ ment arrimées pour éviter le recul. Nous rencontrons ce genre de dispo­ sitions à la même époque à l’enceinte de Chièvres où les pièces sont pla­ cées sur des segments de terrées spécialement aménagés en terrasse pour les recevoir et à l’enceinte de Bruges où les premières embrasures pour les pièces de gros calibre sont ménagées dans les courtines au niveau des terrées et sont précisément appelées «fenêtres»24. Si la chronologie des courtines et des tours doit être affinée dans les travaux de restauration, on pourrait cependant poser Beersel comme un essai de s’adapter à l’artillerie. U n essai encore partiel et tâtonnant, juxtaposant des éléments traditionnels comme la courtine B et des élé—

24 M. DE WAHA, Réflexions sur l’adaptation de ¡’architecture militaire des Pays-Bas à l’artillerie, dans Châteaux et révolutions, Actes du quatrième

colloque de castellologie de Fiaran, Lannemezan. 1991, p. 44-45.

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M ICH EL D E W A H A

ments plus novateurs, comme l’adoption de tours en D fortement sail­ lantes, la réduction de la longueur de la courtine A, mais surtout l’adop­ tion d’un tracé nettement incurvé pour cette courtine associée à son équipement de deux «fenêtres» de tir pour de l’artillerie de place. O n comprendrait mieux dans cette conception pourquoi à certains endroits du château, les arbalétrières placées en hauteur sacrifient les tirs plon­ geants. Beersel apparaîtrait ainsi comme un mélange de conservatisme et d’innovation dans le domaine militaire, dans la mesure où la défense active se concentre sur les parties inférieures du château et où les parties supérieures plus ostentatoires que réellement efficaces n ’en sont pas moins maintenues. Beersel est également de son temps, dans la mesure où on n ’hésite pas à y sacrifier des potentialités de défense au profit d’éléments de confort et d’équipement, latrines et cheminées présentes à chaque niveau. L’arrière des tours est largement percé de grandes baies.

U n c h â tea u efficace?

Beersel résista à l’artillerie bruxelloise dont on ne sait rien à l’épo­ que. Beersel tint trois jours devant l’artillerie française. D ’autres châteaux ne firent guère mieux. Le commandant des troupes de Maximilien manifesta sa mauvaise humeur et ordonna de détruire toutes les places comme Beersel, des places de peu de valeur affirma-t-il, mais dont la prise permet à l’adversaire de se glorifier, alors qu’il ne devrait pas se vanter de prendre d’aussi piètres fortifications. Le duc de Saxe avait cer­ tes raison de considérer a posteriori la place comme incapable de résister aux Français. La démonstration en avait été faite. Mais la justification de son ordre de démolition montre que la chute du château avait eu un retentissement profond, qu’elle marquait les esprits, et donc que Beersel était tenu pour une véritable place forte. En eût-il d’ailleurs été autre­ ment, que les Bruxellois n ’eussent pas fait appel à l’artillerie française et que celle-ci ne se serait pas déplacée.

14 2

A N N E CO U R TILLE Université Biaise Pascal, Clermont-Ferrand Im a g e s p o l it iq u e s Auvergne?

au

château de

R

avel en

 trente kilomètres à l’est de Clermont, ville épiscopale, et de Riom , ville royale, le château de Ravel1 avait été acheté par Philippe III le Hardi en 1283 à Chatard Chaulet qui avait fait hommage en 1260 à Alphonse de Poitiers. Philippe le Bel fait don en 1294 des terres de Ravel et de Salmeranges à un de ses conseillers, Pierre Flote. Ce légiste joue à partir de 1296 un rôle éminent dans les épisodes avec Boniface V ili. Garde du sceau en 1299, il mène des ambassades à Rom e, en Allemagne, avec les Anglais et en Flandre, et est très actif devant les Etats réunis le 10 avril 1302. Il fut sans doute à l’origine d’un grand pro­ gramme peint. Etait-il achevé à sa m ort à la bataille de Courtrai le 11 juillet 1302? La grande salle2 est bien conservée dans ses dimensions si l’on fait abstraction de la cloison est-ouest qui la divise aujourd’hui en deux par­ ties sensiblement égales et du plancher intermédiaire. Elle est légèrement rectangulaire (12,50m/15,50m) avec une cheminée située au nord où pouvait se trouver l’estrade habituelle et un pilier central en pierre appa­ reillée qui accueillait les deux poutres maîtresses du plafond. La chemi­ née3 est encadrée de deux baies auxquelles s’en ajoutaient deux à l’ouest agrandies lors des travaux du XVIIe siècle et l’accès se fait par une porte à l’est avec un escalier puisque la salle est recoupée dans le sens de la hau­ teur par un plancher. Celui-ci a l’avantage de mettre le visiteur au

1 Je dédie cet article à monsieur et madame Ecienne Brochot, propriétaires du château dont il faut saluer l’activité inlassable pour sa conser­ vation. 2 Pour l’architecture, cf. B. PHALIP, Auvergne, Bourbonnais gothiques, le cadre civil, Paris, 2003, p. 203-208 et Congrès Archéologique Grande Limagne, 2000 (2003), p. 325-332. 3 L’actuelle du XVe siècle se trouve sans doute à 1’emplacement de la primitive.

Fig. 54. Château de Ravel, La « salle des états », vue partielle vers le sud-ouest. 143

A N N E CO UR TILLÉ

niveau du décor peint au sommet des murs mais nuit à la vision d’ensemble que pouvaient avoir les contemporains de Pierre Flote ou de ses descendants. Le pilier central était-il le pivot du décor du plafond dont il faut d’abord souligner l’origina­ lité? Il n’est pas fait des poutres apparentes habituelles4* mais de Fig. 55. Château de Ravel, La « salle des états », planchettes finement assemblées Hybride mitré. masquant les solives. Sur ces plan­ ches est plaqué un réseau d’arcades trilobées posées sur de fines colonnettes par l’intermédiaire de chapi­ teaux stylisés et d’astragales. Cela suggère-t-il un plafond postérieur aux poutres? Pierre Flote a-t-il commandé un décor peint pour une struc­ ture déjà existante? Ces cadres rehaussés de chevrons noirs et blancs, de fleurs de lys ou de losanges marqués de rouge étaient complétés de médaillons fixés par quatre clous3 mais malheureusement sciés et disper­ sés. Ils constituaient un maillage et, combinés aux arcs tréflés, évoquaient des quadrilobes à redents. Des deux cent trente-quatre médaillons d’ori­ gine, il en subsiste environ soixante-dix, un petit tiers qui rend délicate la compréhension de l’ensemble. Au sommet des murs deux frises offrent des blasons et des rin­ ceaux de vignetures meublés de figures zoomorphes ou hybrides et de petits écus. Le percement des baies à l’ouest et la cheminée du XVe siè­ cle ont entraîné des lacunes. Le mur était peint d’un quadrillage de motifs noirs et blancs qui rappellent le vair des blasons. Ce décor se poursuivait dans les ébrasements des baies au nord. Deux filets, rouge et jaune, soulignent les blasons littéralement «suspendus» à des clous en trompe-l’œil grâce à de fines lanières. U n mince bandeau de quadrilo­ bes blancs sur fond noir surmonte les écus qui se détachent bien sur un fond clair. Enumérer les blasons avec leurs meubles6 serait fastidieux. Il y en a une cinquantaine7 dont les emplacements n’étaient sans doute pas

4 Type «plafonds à la française» comme au doyenné de Brioude (1282-1285). 3 Cela suggère-t-il une peinture faite avant montage? Il y avait un système de cloutage à Montpellier à l’hostal des Carcassonne. Cf. B. SOURNIA etJ.L.VAYSSETTES, dans Bulletin Monumental, 2002, 1, p. 121-131, qui suggèrent 144

une peinture en série faite avant montage. 6 Cf. M. LALOY, La frise héraldique de Ravel, dans Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, 1957, p. 41-64. 7 Lors de la dernière restauration, un blason a été dégagé au droit de la cloison centrale à l’ouest ainsi qu’un décor sur un corbeau à l’est.

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plus innocents que le choix même. Celui du roi de France se trouve ainsi dans l’angle sud-est et voisine avec celui du roi d’Angleterre. Le contre-sceau de Philippe le Bel et les blasons de ses frères, Charles de Valois et Louis d’Évreux, complètent ce coin très officiel au sud avec celui de R o b ert de France, sire de Bourbon, dernier fils de Louis IX, , , . . . . Fis. 56. Château de Ravel, La « salle des états », et aussi plus loin celui de „ H , , r , Renard et loup. Champagne, allusion à la reine, comtesse de Champagne et suze­ raine de Pierre Flote, possessionné en Champagne. Viennent ensuite au sud les incontournables dans le contexte local du comte d’Auvergne, R obert IV, suzerain auvergnat de Pierre Flote, de l’évêque Jean Aycelin, mis en alternance avec ceux de personnages ayant tous joué alors un rôle dans le royaume et plus ou moins liés avec Pierre Flote: le dauphin de Viennois, auprès duquel il avait commencé sa carrière, R obert II de Bourgogne, frère du roi Philippe III qui a participé à des négociations avec Flote à Tournai comme Jean II de Bretagne, Jean 1er de Forez8 qui servit à Lost de Flandre avec Charles de Valois déjà nommé, Jean II de Dreux, grand chambrier qui accompagna aussi Philippe le Bel en Flandre. Citons encore l’écu d’O tton de Bourgogne lié à la couronne. Le blason de Pierre Flote se trouvait presque au centre du mur ouest, voisinant avec celui d’Isabeau de Bourgogne, épouse de l’empe­ reur Rodolphe (f 1291) et qui avait aidé l’auvergnat en 1298 dans des négociations avec l’empereur Albert Ier. Sur ce mur et comme ensuite au nord, dominent les auvergnats parmi lesquels les Aycelin, qui voisinaient avec Ravel à Montaigut. Enfin à l’est, apparaissent les blasons des grands commis du royaume: le maréchal de France Jean de Grez de Corbeil, Geoffroy de Joinville qui traita avec Pierre Flote la paix de 1299 ou Pierre de Machaut, chambellan. Il y a donc une organisation manifeste autour de grands thèmes: le roi et sa famille, ses conseillers, les proches de Pierre Flote et les auvergnats. La rigueur est loin cependant d’être absolue.

k Epoux d’Alix de Viennois, il fit orner d’un armorial le plafond de la Diana à Montbrison vers 1300. 145

A N N E COUR.TILLÉ

Au-dessus, une nouvelle frise est soulignée par un double filet rouge et jaune et surmontée d’un simple filet jaune. Les lacunes pro­ voquées par les ouvertures postérieures ou par d’autres désordres empêchent une reconstitution totale. Il y avait dans un réseau de lar­ ges rinceaux à vignetures et palmes digitées des figures affrontées autour de nouveaux blasons, beaucoup plus petits dans des médaillons à fonds rouges sur un carré blanc tranchant avec le fond noir des rin­ ceaux ou noir marqué aux écoinçons d’une petite rosace blanche. Il semble que ces blasons aient été disposés sans règle précise; ainsi, celui qui subsiste au-dessus de la baie nord gauche n ’est-il pas centré au-des­ sus du percement. Pourquoi avoir de nouveau placé là des blasons? Beaucoup sont effacés, ce qui ne facilite pas les hypothèses. M ettre en valeur certains ou au contraire les tourner en dérision puisqu’ils se trouvent associés à des figures dont les liens avec les écus de la frise inférieure pose problème. Repartons de l’angle sud-est et des écus royaux. Là, les rinceaux anodins semblent primer autour d’un blason illisible. Autour d’un nou­ vel écu (d’or?) apparaissent les premières figures hybrides affrontées. Comme la plupart des autres, «quadrupèdes à deux pattes»910, elles sem­ blent assises sur leur arrière-train; la queue se confond avec le rinceau dont une tige fragile passe entre les pattes avant de se dresser près du médaillon central. Ces pattes sont poilues et terminées par des griffes et les dos bombés (celui de droite semble avoir une légère crinière) portent des excroissances, qui font penser aux piquants dorsaux d’un porc-épic1u ou aux membranes alabes de chauve-souris; les têtes sont humaines: à gauche, un profil aux traits fins avec un nez pointu, une bouche entrou­ verte, un oeil perçant et une oreille bien marquée émergent d’une gorgerette sous un chaperon en casquette (ou heaume basculé vers l’ar­ rière?) et une chouette semble tapie sur le fond noir à gauche, oiseau de nuit s’accordant avec la chauve-souris; à droite, le visage de face a des traits plus marqués avec de gros sourcils (restauré?) et émerge lui aussi d’une gorgerette. Ces deux figures sont associées aux blasons des frères du roi et de R obert de France. Des griffes11, des piquants dorsaux12 pour

9 J. BALTRUSAITIS, Le Moyen Age fantastique, Paris, 1955 (rééd.1981), p. 68. 10 L’animal est connu dans l’Europe méridio­ nale. Cf. la métope 28 de la maison de la Notairie à Béziers (J. PEYRON, Deux charpen­ tes décorées de Béziers, dans Bulletin de la Société archéologique, scientifique et littéraire de Béziers, 7e série, vol. I, 1989-90, p. 19-25).

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11 Aussi bien Isidore de Séville que Raban Maur font dans leurs bestiaires des griffes l’apa­ nage des prédateurs, expressions du mal par excellence. Cf. J. VOISENET, Bêtes et hommes dans le monde médiéval, le bestiaire des clercs du Ve au XIIe siècle, Turnhout, 2000, notamment p. 194, 196, 280, 358. 12 J.VOISENET, op.cit., p. 81, 90.

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deux visages, de guerriers peut-être: les frères du roi ne sont-ils pas directement impliqués dans l’ost de Flandre? Tout un programme! La chouette désigne les hommes qui fuient la lumière de la vérité et notam m ent les idolâtres. Isolé au milieu des rinceaux, un blason de gueules semé d’étoiles à la croix ancrée d’argent est placé au-dessus de l’écu du Dauphin du Viennois. Les figures suivantes à gros dos mais à simples crinières et à pattes griffues ont l’une un visage mitré, l’autre, celui d’une femme portant un touret, tous deux tendus vers un blason (?). L’hybride mitré est situé très exactement au-dessus de l’écu du comte d’Auvergne, celui de la femme entre ceux de Jean II de Bretagne et de Jean II de Forez. Les lacunes em pêchent la lecture de la frise vers l’angle sud-ouest et on retrouve seulement des figures à l’ouest audessus du blason de Pierre Flote. Ce n ’est plus un affrontement autour d’un écu mais un vrai face-à-face de deux animaux ailés et griffus. Le peintre a cependant esquivé le problème des cous entrela­ cés en superposant les cous et en les tordant pour que les têtes s’af­ frontent. On voit deux figures à museaux pointus et dents acérées, peu différenciées, mais on pourrait y reconnaître un renard et un loup. Le m ur ouest présentait ensuite un blason illisible au milieu des rinceaux. Dans l’angle nord-ouest, un nouvel hybride est malheureusement caché en partie par la poutre mise en renfort le long du m ur ouest. Curieusem ent coincé dans l'angle il est encore affronté à un blason, face à un autre au dos rond porteur des excroissances déjà vues et à la tête humaine de nouveau encapuchonnée avec gorgerette et chape­ ron. Au nord, deux belles vignetures encadrent ensuite un blason échiqueté de sable et d’argent. Puis un nouvel affrontement près de la che­ minée autour d’un blason illisible met aux prises deux hybrides à pat­ tes griffues et têtes couronnées. Celui de gauche a le dos hérissé d’on­ dulations à pics et une abondante chevelure autour d’un visage aux traits sommaires. Celui de droite a été dégradé par l’installation de la cheminée. Il porte une collerette festonnée rouge. Après des lacunes, à droite de la cheminée, un animal qui n ’est plus un hybride n ’est plus dressé pour être affronté mais traité en boule avec un dos et des pattes velues et la tête d’un renard paisible, posée sur une des pattes. U n nou­ vel affrontement autour d’un blason achève le m ur nord. A gauche, on ne devine plus que des pattes, à droite, des pattes velues portent un corps ramassé qui devait s’achever par une tête humaine dont on voit une oreille et le long cou. Les désordres du plafond rendent encore difficile la lecture de la frise à l’est. Après un écu isolé à gauche, deux hybrides affrontés portent des collerettes bleue et rouge (le visage coupé ne perm et pas de dire s’il y avait une couronne comme au nord). Le blason est d’azur avec une bande d’argent. Les vignetures se poursuivent au-dessus de la porte actuelle avec un blason de gueules 147

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en chef et losange d’azur et d’argent. U n dernier affrontement m et en scène cette fois des lapins. Avant d’aborder la question du programme, un bref commentaire artistique. Les deux frises, superposées et opposées par leur fond blanc ou noir, se complétaient. Celle des blasons montre rigueur et extrême lisi­ bilité, celle des rinceaux offre davantage de densité et de fantaisie. Les effets de trom pe-l’œil pour les clous de suspension des écus sont remar­ quables comme le jeu des rinceaux qui ne s’interrompt pas vraiment avec les animaux ou hybrides. En effet, ils s’inscrivent grâce à leurs ron­ deurs dans ce rythme et cela d’autant plus que leurs queues se transfor­ ment insensiblement en tiges de rinceaux; et même quand il s’agit d’un animal réaliste échappant à l’hybridation, le peintre le fait entrer dans son jeu ornemental. Il a sans doute trouvé ses principes d’affrontements dans les métopes des plafonds comme dans la symétrie héraldique, tout en jouant la carte de la continuité grâce aux rinceaux. Ces derniers sont associés à des vignetures et à des palmes digitées, motifs de remplissage parfaitement assimilés par la composition d’ensemble. La palette est modeste, des ocres et des verts, des blancs valorisés par le fond noir luimême rehaussé par le blanc de la frise des blasons. O n notera encore la délicatesse dans le traitement des visages et la minutie dans les détails des animaux qui révèlent une verve naturaliste. Cette palette modeste et surtout ce programme étaient évidem­ ment complétés par les deux cent trente-quatre médaillons du plafond où existait une alternance différente de bleu et de rouge, autour de figu­ res presque exclusivement en grisaille (sauf pour les meubles des écus et pour les cheveux jaunes des humains)13. Ces médaillons à huit redents étaient cernés de blanc et de noir (où apparaissent les traces d’un décor complémentaire des colonnettes) avec quatre perles accostées au losange central à fond rouge étoilé, par­ fois bleuté et étoilé quand il y a un blason. L’aspect mat suggère une technique à la colle14. Trente-quatre médaillons sur soixante-dix sont héraldiques15, aujourd’hui presque la moitié des motifs. Les autres montrent trente-

13 D ’un usage fréquent. Cf. la Notairie à Béziers ou les charpentes avignonnaises dans les livrées de Ceccano (1326), du cardinal de Bayonne (1339).

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14 Cf. M.P. SUBES-PICOT, Les peintures monu­ mentales, dans L'art au temps des rois maudits, Philippe le Bel et sesfils, Paris, 1998, p. 371. 15 II faut ajouter ceux qui sont encore en place, lacunaires.

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deux animaux fantastiques et sept têtes humaines. Quelles étaient les proportions à l’origine? Plus que réels, les blasons pourraient-ils être simplement des motifs? Leur identification est délicate. Deux visages sont de profil regardant vers la gauche, les autres de trois quarts, trois regardant à droite, deux à gauche. Y avait-il Fig. 57. Château de Ravel, La « salle des états »,Tête convergence vers un pôle unique couronnée. ou des face-à-face comme sur les murs? Pour les animaux, vingt et un regardent à gauche et onze à droite. Les visages sont posés sur des cous dégagés par un décolleté net, le vêtement n ’ayant aucune importance et n ’induisant donc aucune hiérarchie. Par contre, tous à l’exception d’un sont «chapeau­ tés». Et même l’un porte une cou­ ronne fleurdelisée sur une abon­ dante chevelure «dorelotée». Deux ont une cale de toile d’où s’échappe un rouleau de cheveux, un troisième une cale en résille16 et un quatrième un chaperon dont le bec est replié sur le front. Une femme à cheveux longs est coiffée d’une calotte de résille et le sep­ tième présente une abondante chevelure ondulée mais courte. Fig. 58. Château de Ravel, La « salle des états », Homme à la résille. Autour d’une éventuelle effigie royale, ce groupe, sans doute plus nombreux à l’origine, constituait- il une garde de «courtisans»? Aux chairs assez pâles parfois rehaussées de rose, ces visages sont traités avec une pointe de maniérisme.

16 Les bonnets ajustés ou cales sont portés au XIIIo siècle par tous les hommes, même de haut rang. La résille coiffe l’aristocrate au faucon de

la Chambre du cerf au palais des papes d’Avignon. D. VINGTAIN, Avignon, Le Palais des Papes, La Pierre Qui Vire, 1998, ill. 45. 149

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Fig. 59. Chateau de Ravel, La « salle des états », Poisson.

Fig. 60. Chateau de Ravel, La « salle des états », Singe à la cape.

Cinq hybrides renvoient à la frise avec leur corps d’animal et leur tête humaine. L’un porte un large chaperon légèrement en casquette et prolongé autour de l’encolure cambrée, les autres une «casquette» accen­ tuée ou un capuchon de mailles; le dernier a des oreilles d’âne. Les deux premiers ont des traits particulièrement fins.Trois ont deux pattes à grif­ fes, des corps bombés et l’un a des membranes alaires de chauve-souris. Le quatrième est une sirène-poisson à rapprocher des poissons que nous étudierons. Le corps du cinquième n ’est plus lisible17. La trentaine d’animaux renvoie aussi au monde de la frise avec un ton plus libre puisque chacun paraît traité individuellement et non dans le réseau contraignant de rinceaux. Ainsi, le système pileux s’amplifie au niveau postérieur tout en étant très styhsé comme le sont souvent les corps. Comme les visages humains, ils sont orientés; un tiers vers la droite, les autres vers la gauche, deux le corps d’un côté, la tête de l’au­ tre. Six peuvent être dits «réalistes»: deux poissons, un chien, une lionne, un oiseau, un singe. Les premiers ont des écailles détaillées et des nageoi­ res mais aussi un petit collier bleu et une allure héraldique. Le chien de profil est, au contraire, parfaitement dessiné, gueule entrouverte, truffe 17 Comme la sirène, il est encore en place au plafond. 150

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pointée en avant, pattes cambrées avec un naturalisme évident. De même le singe avec son semis de poils et sa pose grotesque; vérita­ ble animal de spectacle, est affublé d’une cape. La lionne est modeste mais reconnaissable et l’oiseau est à peu près cohérent: pattes à trois doigts (au lieu des cinq normaux), deux ailes à plumes et rémiges, corps et cou à plumes, tête et bec légèrement crochu bien propor­ tionnés (la tête chauve pourrait suggérer un vautour), queue styli­ sée. Enfin ajoutons à ce groupe l’«écureuil», au corps bombé des­ siné d’un trait sans fioriture et dont la tête, contrairement à l’en­ semble des figures, est peu réaliste mais dont la queue hérissée de poils serait peut-être déterm i­ nante.

Fig. 61. Château de Ravel, La « salle des états », Hybride à tête léonine, volute et serres.

Les plus nom breux sont donc aujourd’hui ( à l’origine?) ces êtres fantastiques «quadrupèdes à deux pattes», sauf s’il s’agit de pseudo-oiseaux. Une tendance à la stylisation conduit le dessinateur à créer des corps «interchangeables» soit de quadrupèdes, soit d’oiseaux. A ces corps, il associe plus ou moins contre nature des éléments Fig. 62. Château de Ravel, La salle des états réalistes, parfois hypertrophiés, Hybride à tête de chien. têtes, becs, griffes, ailes qui débou­ chent sur un fantastique polyvalent. Le réalisme des têtes peut permettre de nommer ces êtres dont les corps ne sont pas forcément adéquats. Tous ont des pattes à griffes plus ou moins marquées (sauf deux paires de sabots et de serres) et leur système pileux peut acquérir des formes assez volumi­ neuses et artistiques. Les ailes varient: membranes alaires, vraies ailes avec plumes et rémiges ou petites volutes qui peuvent faire penser à des cor­ nes’8. L’aigle a des ailes bien dessinées mais n ’a pas de vraies serres; le seul doté de serres a bien l’allure d’un oiseau mais avec une queue et une aile 151

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en volute et surtout une tête léo­ nine. La tête chevaline à crinière n’a que deux pattes mais des sabots, répétés pour un autre cheval, cette fois ailé et doté d’attributs sexuels nets; une belette a aussi une tête reconnaissable attachée à un corps disproportionné cambré avec des pattes inégales. La souris subit à peu près le même traitement (corps ramassé, «volute» sur le dos, longue Fig. 63. Château de Ravel, La « salle des états », queue empanachée et pattes rédui­ Hybride à membranes alaires. tes); la tête est pourtant réaliste comme celle d’un lion à la queue en volute et au port altier. U n autre lion, la gueule ouverte, semble guet­ ter sa proie; un troisième, qui vomit un phylactère, a de grandes oreilles et une membrane alaire (il y en a peut-être un autre avec une queue en pana­ che et une langue pendante mais très dégradé?). Il y a huit têtes canines ( sept avec des oreilles dressées plus ou moins grandes, une avec des oreilles pendantes) sur des corps différents: petite volute sur dos cambré, corps assez e f f i l é à deux petites ailes, pose très canine comme «enroulée» pour le troisième mais suggestion de membranes alaires, celles-ci sur un dos bombé pour trois, long cou d’oiseau et volute sous le ventre pour le sep­ tième, vraies ailes à rémiges pour le dernier (lévrier?). Deux hybrides, enfin, ont un bec crochu et une tête d’oiseau mais avec de petites oreilles dressées, des griffes et des membranes alaires ( sous le ventre et sur le dos pour l’un) et une belle queue en panache. Des médaillons dégradés enfin sont difficiles à identifier: autre lion, bovin? Le bilan est donc de six ou sept animaux réalistes et de plus de vingt animaux hybrides, voire fantastiques avec des têtes réalistes mais des combi­ naisons fantaisistes. Ces animaux suggèrent, comme la frise murale, une cer­ taine culture du monstrueux ou du drolatique, sans vulgarité, ni obscénité. O n constate aussi qu’ils ne sont jamais munis d’accessoires (arme, instrument de musique, outil)1819. Comme pour la frise, un certain brio existe dans ces

18 Ce détail existe chez certains hybrides de Jean Pucelle dans les marges des Heures de Jeanne d’Évreux (Musée des Cloîtres, New York, 1325-1328). Ce peintre pratique beaucoup les queues en panache et on y trouve beaucoup d’animaux présents à Ravel. Cf. F. AVRIL, L’enluminure à la cour de France au XIV1' siècle, 15 2

Paris, 1978, p. 15. 19 Contrairement au plafond du doyenné de Brioude où on voit par exemple des centaures armés d’arcs. Cf. E. DE BOOS, Le plafond armo­ rié du doyenné de Brioude, dans Cahiers de la Haute-Loire, 1991, p. 143-193.

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images au dessin assez libre, servies aussi par cette grisaille qui donne du relief. Leur diversité excluait-elle aussi la monotonie? L’aspect officiel de la frise des écus a contribué à nom m er cette salle «salle des états» en réfé­ rence aussi à la participation active de Pierre Flote dans les assem­ blées20. À l’officiel s’ajoute l’offi­ Fig. 64. Château de Ravel, La « salle des états », cieux qui tend à la satire et à la cri­ Hybride couronné. tique à la mode au début du XIVe siècle21. Que veut dire le voisinage de l’hybride couronné avec le blason du roi? Et l’hybride mitré exposé près de l’écu de l’évêque de Clermont? Y a-t-il une référence au conflit qui s’éternisera jusqu’au milieu du XIVe siècle entre le seigneur de Ravel et l’évêque de Clermont sur les limites de leurs justices respectives22? A Ravel, il faut souligner le caractère raisonnable de cet ensemble; pas d’excès, rien de scabreux ni de scatologique comme on en trouve par­ fois dans les manuscrits contemporains23. Comment cependant ne voir dans ces images que des ornements? S’il y a peut-être des allusions à la chasse avec chiens et lapins, on notera aussi d’un côté le renard et le loup, alias prédateurs, comme les chiens, de l’autre les lapins, victimes exposées. Symboles d’une politique? Pour quel message? Les animaux réalistes sontils porteurs de message? Ainsi la belette, animal plutôt sympathique, utile à l’homme qu’elle débarrasse des souris, mais l’encyclopédiste carolingien, Raban Maur, y voit aussi la figure de l’homme qui pollue les qualités natu­ relles par la ruse et mène toute sa vie dans les embûches et les fraudes24. Petit rongeur en relation avec les richesses souterraines ou cachées, la sou­ ris est quant à elle, au contraire, assurée de l’antipathie de l’homme, même

211 II faut cependant rappeler qu’en Auvergne la première convocation des États provinciaux semble être celle de l’assemblée tenue à Clermont en avril 1346. Cf.J.TEYSSOT, Riom 12Í2-1557, Capitale et Bonne Ville d’Auvergne, CREER, Nonette, 1999, p. 208-209. 21Cf. A. STRUBEL, La Rose, Renart et le Craal. Littérature allégorique en France au XIIIe siècle, Paris, Genève, 1989 ou J.C. MUHLETHALER, Fauvel au pouvoir: lire la satire médiévale, Paris, 1994.

22 II avait déjà éclaté avec le roi vers 1292-93. Cf. notes manuscrites généreusement communi­ quées par Gabriel FO URNIER queje remercie. 23 Q u’en était-il cependant sur les autres médaillons? Ces caractères auraient pu entraî­ ner justement leur mise à l’écart à des époques plus prudes que le Moyen Age. Cf. C. LECOUTEUX, Les monstres dans la pensée médiévale euro­ péenne, Paris, 1993. 24 J. VOISENET, Bêtes et hommes dans le monde médiéval, op. cit., p. 90-91. 153

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si elle évoque aussi la prévoyance25. Et l’écureuil excite la méfiance. Quant au cheval, il est l’objet d’une symbolique complexe qui va des grossières voluptés ou de la concupiscence à la puissance26 et quand il est ailé, tel Pégase, il peut être victorieux. Le lion, animal noble, figure au sommet de la hiérarchie. Ainsi, «la faune avec ses apparences et ses comportements variés, constitue un bon miroir dans lequel l’homme aime à se regarder»27. Sont sans doute aussi significatives les membranes alaires de la chauve-sou­ ris, justement hybride, d’où une réputation déplorable dans la sphère malé­ fique qui a conduit les artistes à en affubler les démons, valorisant son aspect négatif28. Ces hybrides attestent une verve satirique propre à une époque où la dérision est dans tous les esprits29. Faut-il rappeler le succès des dif­ férentes versions du Roman de Renarti Les tribulations du goupil rusé et flatteur face au loup Isengrin le stupide à la force brutale? L’évocation de la société féodale aux prises avec notamment l’administration de la jus­ tice est évidente. Quand il est question dans Renart le BestournP° d’Ermengut qui pousse R enart à s’emparer de la couronne31, ou dans le Roman de Fauvel du héros mi-cheval mi-homme, incarnation de la faus­ seté et de l’hypocrisie, lui aussi couronné, les images de Ravel sont moins étonnantesj2. Imaginer ici une relation avec ces récit brefs figurés3'’ est plausible, cette littérature figurant des vérités à l’usage des hommes comme ici sans doute. Une littérature où il est question de décadence, de m ort de la vertu et de règne du vice et où l’on joue sur la confusion bête-homme moins pour condamner les réalités humaines que pour rail­ ler la sottise universelle. Les échos en sont nombreux dans l’iconogra­ phie débridée, voire transgressive, des marges des manuscrits à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe34. «Les monstres peuvent être considé-

2:> Il existe un parallèle avec le chrétien qui devrait faire aussi provision de bonnes actions avant sa mort. Cf. J.VOISENET, op. cit., p. 89. 26 Cf. J.VOISENET, op. cit., p. 42-43. 27 J. VOISENET, op.cit., p. 265. Cf. aussi A. STRUBEL, op. cit., p. 233. 28J.VOISENET, op. cit., p. 126 et 267 et J. BALTRUSAITIS, Le Moyen Age fantastique, op. cit., ch.V. 29 Cf. A. STRUBEL, ou J.C. MUHLETHALER, op. cit. 30 Daté entre 1251 et 1288. Cf. A. STRUBEL, op. cit., p. 235. 31 V . 141-152. Le couronnement de Renart et Renart le nouvel sont des œuvres majeures de la deuxième moitié du XIIIe siècle. 154

32 Cf. f°30 du manuscrit B.N.E fr. 146. 33 Cf. Marie de France (Lais etfables vers 11 Tü­ l l 80) qui met en scène aigle, âne ou souris. 34 Cf. F. AVRIL, Manuscrits, dans Les arts au temps des Rois Maudits Philippe le Bel et ses fils, 12851328, Paris, 1998, p. 256-334. M. CAMILLE, Images dans les marges: aux limites de l’art médiéval, Paris, 1989. Cette innovation qui connaîtra des sommets avec Jean Pucelle dans les années 13201330 sera particulièrement «jubilatoire» dans les ateliers du nord de la France, en Angleterre, en Flandre et en Lorraine. Des lieux que Pierre Flote fréquenta justement. Cf. aussi M. MULLER, Fonctions du profane et du «ridiculum» dans l’enlumi­ nure médiévale, dans Histoire de l’art, mai 1995, n° 29-30, p. 23-31.

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rés comme des constructions langagières, en un sens large associant la parole et l’image»35. L’autre source possible réside dans les Bestiaires, «ménagerie moralisée»3637, versions renouvelées du Physiologusj7 traitant des mœurs des animaux avec une sélection de cas pittoresques parmi des animaux familiers ou exotiques, souvent issus de l’encyclopédisme antique et monstrueux et des notions d’ambivalence. Citons Guillaume le Clerc ou Brunetto Latini qui compose entre 1260 et 1267, lors d’un exil en France, le Livre du Trésor dont le premier livre comprend une histoire naturelle et le troisième des notions politiques. U n livre qui fit l’objet de versions enluminées38. De tels ouvrages où l’usage de la grisaille est patent auraient-ils servi de sources? Alors cette «ménagerie moralisée» reflétait-elle un certain malaise de l’âme? ou une fascination esthétique pour le bizarre et le difforme? O u peut-être aussi chez l’artiste une difficulté à rendre la réalité qui le conduit à donner libre cours à son imagination39? Justement à une épo­ que où l’art idéal du XIIIe siècle laisse lentement la place à une quête des apparences sensibles souvent mal maîtrisées. Car il faut constater que le Maître de Ravel est bien de son temps quand il se contente par exem­ ple de rinceaux dont seules les vignetures sont vaguement naturalistes. Il n ’y a à Ravel, ni plantes, ni fleurs comme on en rencontrera plus tard à partir de 1330-134040, même si des éléments naturalistes existent évi­ demment dans les formes zoomorphes. Ces images avaient sans doute des sources communes avec celles de la bordure contemporaine des peintures de saint Georges à la cathédrale de Clerm ont41 ou des chapi­ teaux de l’église Notre-Dam e de Salmeranges au pied du château de

35 H. MARTIN, Mentalités médiévales Xl·’-XV^ siècle, Paris, 1996, p. 210. 36 H. STAHL, Le bestiaire de Douai, dans Revue de l’Art, 8, p. 6-16. 37 Suite de traductions latines dérivant d’un original grec du IIe siècle qui énumère la signi­ fication allégorique des animaux de la Bible, avec le souci de faire correspondre le monde d’ici-bas à l’au-delà. Cf. exemplaire enluminé à la B. M. de Douai (ms 711) vers 1270-1280 (Cambrai?): animaux en grisaille. Beaucoup ont été réalisés en Angleterre. 38 Cf. les manuscrits de la B. N. de SaintPétersbourg ( livre I, 54 v°) ou de la B. de l’Arsenal à Paris. Rare évocation de la belette

déjà citée par Pline, Aristote et Phèdre, puis par le Physiologus. 39 «Il est vrai que l’on continue à ne pas voir les animaux mais à les imaginer» écrit D. POIR IO N dans Moyen Âge, II, 1300-1480, Paris, 1971, p. 36. 40 Cf. le chêne et le lierre présents à la Maison des Chevaliers à Pont-Saint-Esprit: J. PEYRON, La charpente peinte de la Maison des Chevaliers de Pont-Saint-Esprit, dans Bulletin Annuel de l’Ecole Antique de Nîmes, 1979, p. 131— 159. 41 Cf. A. COURTILLÉ, La cathédrale de Clermont, Nonette, 1995.

155

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Ravel42. Si les visages y prédominent, souvent couronnés ou à cheveux «dorelotés» comme dans les médaillons du plafond, on y trouve quelques masques grotesques et surtout des animaux dont l’esprit renvoie à celui de la «ménagerie» du château. Citons les chiens à oreilles tombantes curieusement affrontés et superposés dans le chœur, les hybrides à mem­ branes alaires, les singes, les affrontements, peut-être au sud une associa­ tion loup-renard. Une imagination débordante d’artistes au service de mécènes qui profitaient de telles commandes pour une critique de la société qui les faisait pourtant vivre? ou des artistes qui affirmaient tout simplement leur liberté de création? Il est bien délicat de trancher!

42 Cf. A. COURTILLÉ, Auvergne, Bourbonnais, Velay gothiques, Paris, Picard, 2002, p. 332-340. 156

F R A N Ç O IS E R O B IN

Université Paul Valéry, Montpellier III L e c h â t e a u d e T a r a s c ó n e t l es p r e m ie r s ’A n j o u : d é f e n s e e t v i e d e c o u r ( 1 4 0 0 - 1 4 3 0 )

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Dom inant le R hône de sa silhouette compacte et sévère, dressé à la limite du comté de Provence, le château de Tarascón a été, durant plusieurs siècles, le principal gardien des confins occidentaux de ce comté à l’histoire tourm entée. L’origine en est cependant fort mal connue: l’emplacement, une vaste et solide assise rocheuse avancée dans le fleuve et facilement coupée de la terre ferme, a dû être tôt for­ tifiée, sans doute au X IIe siècle. O n ignore quel rôle exact a joué cette place forte au temps de l’installation des Capétiens en Languedoc, si proche d’Avignon que Louis VIII assiège durement et prend en sep­ tembre 1226. Face au château royal de Beaucaire sans doute remparé dès 1230,Tarascón a, vraisemblablement, joué sa partition lors des trou­ bles et des conflits armés qui opposent, jusqu’au milieu du siècle, les villes de Provence, les Toulousains et les légats du Com tat Venaissin.

Fig. 65. Château de Tarascón, vue extérieure du sud-est. 157

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L’histoire du château sous la première dynastie angevine reste tout aussi obscure: si Charles Ier n ’a fait que de brèves apparitions en Provence, Charles II lui, prince bâtisseur et fondateur (Notre-Dame de Nazareth d’Aix-en-Provence, Saint-Maximin), y séjourne à plusieurs reprises, en 1288-1289, en 1290-1291 encore, puis en 1294-1295 et 1306-13081. Il s’est certainement intéressé aux vertus militaires de ce site frontière et peut-être à son aspect résidentiel. Le château, en tout cas, est solide­ m ent établi et défendu en 1368 lorsque Bertrand D u Guesclin, aux ordres du prem ier duc d’Anjou, Louis, alors gouverneur du Languedoc, l’assiège pour tenter de déstabiliser les frontières du comté et la basse vallée du R hône2. En 1382, cette fois héritier désigné du royaume de Naples, Louis d’Anjou, arrivé à Avignon en février, ne fait que traverser la Provence, partant, en juin, par la vallée de la Durance et les Alpes, pour l’Italie où il m eurt en juillet 1384. Sa veuve, Marie de Blois, et son fils, le jeune Louis II, arrivés en Provence en avril 1385 pour tenter de pacifier le comté en proie à la guerre civile, ne peuvent, finalement, entrer dans Tarascón, révolté en même temps qu’Aix et plusieurs autres villes, que le 10 octobre 1387. Ils n ’y restent que peu de temps: dès le 13 à Avignon, ils quittent ensuite le comté définitivement acquis3. O n ne sait rien de l’état du château dans ces années-là, ni de la forteresse ni des salles et chambres d’habitation pourtant utilisées: Louis 11 et sa mère semblent s’y arrêter à nouveau ou au moins y passer en août 1389, juste avant que le jeune roi, tout juste armé chevalier par Charles VI lors des somptueuses fêtes données à Saint-Denis en mai, ne s’embar­ que, en juillet 1390, pour l’Italie. Marie de Blois est, de nouveau, à Tarascón en janvier 13954. C ’est donc un château pourvu d’au moins un corps de logis habitable et, vraisemblablement, d’une chapelle ou au moins d’un lieu de prières que Louis II retrouve à son retour de Naples en août 1399. O n date de l’année suivante la reconstruction de la vieille forteresse, alors que le roi séjourne toujours en Provence, avant son mariage avec Yolande d’Aragon, célébré à Arles le 2 décembre 1400. S’il

1. H. DUBLED, Histoire du Comtat Venaissin, Carpentras,1981; R. BUSQUET, Histoire de la Provence des origines à la Révolution française, Monaco, 1954, p. 176;J.P. BOYER, Deforce ou de gré, la Provence et les rois de Sicile (milieu XIIIe siècle —milieu X IV e siècle, dans Les princes angevins du XIIIe au X IV e siècle, un destin européen, Rennes, 2003, p. 23-59. 15 8

2. V.L. BOURRILLY, Du Guesclin et le duc d’Anjou en Provence, dans Revue historique, 1926, p. 161-180. 3. Journal de Jean le Fèvre, éd. H. Moranvillé, Paris, 1887. 4. Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Fonds Roberty XXIIS7, XXF88.

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faut, toutefois, ajouter foi aux dires de l’Arlésien Bertrand Boysset . Louis aurait séjourné, en même temps qu’à Aix, Marseille et Arles, à Tarascón en septembre et octobre et c’est à ce moment-là qu’il aurait décidé de lancer ces projets grandioses56. U n seul document comptable, une quit­ tance de 1406, fait état de 33.388 florins déjà engagés dans les travaux7. Si l’on se fie à cette source, la reconstruction aurait commencé très tôt et le roi aurait vite engagé des sommes considérables. Il est probable que, selon une tradition maintes fois observée, pour plus de rapidité et d’économie, les maîtres d’œuvre ont en partie gardé les assises du vieux château. Les matériaux irréguliers, les blocs sommai­ rement dressés et liés par des couches de mortier épaisses que Sylvia Pressouyre, dans son pénétrant article de 1963, remarquait dans les par­ ties inférieures de l’enceinte de la basse-cour et dans le corps de logis, témoignent peut-être encore de l’existence de la première forteresse8. Ces parties basses s’opposent au bel appareil en carreaux et boutisses sans doute adopté dès la reconstruction. U n type d’appareil également employé dans le château tout proche de Beaucaire, dans les mêmes décennies: il se voit dans les parties surélevées de la tour polygonale du flanc nord9. Les travaux, en tout cas, se passent sous les yeux du prince, sans doute rondement menés pour un château de prestige comme celui-ci. Louis II passe, entre 1402 et 1415, plusieurs mois, chaque année, dans son comté: pas moins de neuf mois en 1402, cinq en 1403 ou 1405. L’année suivante, il arrive en mai, rejoint, au milieu de l’été, par la reine, et reste cinq mois et demi. Les choses changent un peu à partir de 1409: Louis monte deux expéditions successives en Italie (juillet-novembre 1409 et avril 1401-août 1411) et se trouve aussi de plus en plus retenu par les 5. Citoyen d’Arles, Bertrand Boysset aurait accompagné Urbain V à Rome en 1368. A son retour, il rédige la chronique de ce qui est arrivé de plus remarquable en Provence et particulièrement dans la ville d’Arles de Í376 à 1414. Le manus­ crit original a disparu. La copie de 1805 conser­ vée à la Médiathèque Ceccano d'Avignon (cote 5167) semble être une copie de copie d’après un manuscrit de la bibliothèque des Trinitaires d’Arles. Voir aussi l’édition de F. EHRLE dans Archiv für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, 1900. 6. Dans son Histoire et chronique de Provence publiée à Lyon en 1614, César de N O STREDAME reprend la même date mais l’avance,

sans raison apparente, au mois de janvier (P- 573). 7. Citée par S. PRESSOUYRE (Le Tarascón, dans Congrès Archéologique 1963, p. 223 et note 2) d’après un X IX e siècle conservé aux Arch. Bouches-du-Rhône IV N 92/9. 8. Ibid., p. 221-243.

château de de France, inédit du dép. des

9. La tour a sans doute été construite au X IIIe siècle puis surélevée, comme l'indi­ quent les trous, probablement de support d’un hourdis, qui subsistent aux trois-quarts de la hauteur (M. C O N TESTIN , Le château de Beaucaire, dans Bulletin Monumental, 1973, p. 129-136). 159

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affaires de France. La cour fait encore cependant un long séjour de décembre 1414 à août 1415 puis ne revient plus avant la m ort du roi en avril 141710. Le gros œuvre devait être largement terminé lorsque, le 24 août 1415, sans doute juste avant de quitter le comté, Louis II commet les harnais et l’artillerie à la garde de Jean de Hainaut, sans doute capi­ taine du château: un inventaire en est dressé deux ans plus tard, le 15 juil­ let 141711 par Guillaume Crépin et Jean Benoin, au nom de la veuve de Louis II,Yolande d’Aragon et du sénéchal de Provence12. L’importance des armes et des pièces d’équipement montre bien que Tarascón joue déjà pleinement son rôle militaire. Les Angevins, Yolande d’Aragon et son fils Louis III, reviennent dans le comté au milieu de l’année 1419 après quatre ans d’absence, avant que le jeune roi ne s’embarque pour Naples, au début de 1420. Deux comptes du trésorier général de Provence, Philippe Vietta13 poul­ ies années 1419 et 1420 recensent quelques-unes des dépenses de la reine. Elle fait entreprendre une série de réparations, dont il est difficile de saisir l’ampleur, au palais d’Aix, nettoyé, en juillet 141914, pour l’arri­ vée de la cour qui séjourne aussi régulièrement, jusqu’au départ pour l’Anjou en juin 1423, à Tarascón où le valet de chambre de Yolande mène des chambres de tapisserie et des coffres15. Des salles, des apparte­ ments et une chapelle peuvent donc y accueillir la famille d’Anjou et son personnel. Le château de Tarascón ne revient à la lumière qu’à la faveur de quarante-huit documents notariés trouvés et publiés par l’archiviste de Tarascón, Charles M ourret, dans le Congrès archéologique de France de 1897. Ils proviennent tous du fonds du notaire Antoine Chapat et for­ ment une série relativement continue de janvier 1430 à février 1434 et 10. M .R. REYNAUD, Le temps des princes, Louis II et Louis III d’Anjou (1384-1434), Lyon, 2000, p. 998-100. D'après les journaux de la Chambre des comptes d’Angers (Archines Nationales P 1334/4). 11. Arch. dép. des Bouches-du-Rhône B 1196. G. ARNAUD d ’AGNEL, Les comptes du roi René, Paris, 1909, n° 2441. 12. Guillaume Crépin est déjà, ou sera, dès l’an­ née suivante, capitaine du château de Forcalquier, alors ruiné, et que la reine Yolande fait remettre en état (Arch. dép. des Bouches-du-Rhône B632,1418). Le sénéchal est alors Pierre Dacigné, baron de Meyrargues et de Grimaud, sénéchal de 1405 à 1423). M.R. REYNAUD, Noblesse et pou­ 160

voir dans la principauté d’Anjou-Provence sous Louis II et Louis III, dans La noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Age, Ecole Française de Rome, 2000, p. 303-313. 13. Arch. dép. des Bouches-du-Rhône B272 et 1528. 14. Ibid. B272 fol. 12. 15. Ibid. B1528 fol. 87. En 1421-1423, elle est à Aix et à Tarascón, sans doute avec Louis III revenu de son premier séjour italien (M.R. REYNAUD, Le temps..., op. cit., p. 98-100). À partir de 1423, Louis III définitivement parti pour l’Italie et Yolande pour l’Anjou et Paris, Charles du Maine, le plus jeune fils de Yolande, devient lieutenant général puis gouverneur de la Provence.

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peut-être mars 1435 pour un dernier acte non daté. Tous ces actes concernent les travaux de construction du château: des travaux encore considérables puisque plus de 18.000 pierres arrivent sur le chantier. Le gouverneur du comté de Provence et de Forcalquier, Pierre de Beauvau16, certainement en fonction depuis peu, supervise les marchés; le trésorier général de Provence, Jean Hardouin, effectue les paiements17. Ces deux officiers royaux ne traitent qu’avec le maître des œuvres du comté (qualifié aussi de maître des œuvres du roi et de maître des œuvres royales de pierre du château de Tarascón), Jean Robert, chargé, à son tour, de traiter avec les artisans et de mener les travaux, des fournitures à la réalisation finale, du moins pour les œuvres de pierre. Depuis combien de temps est-il maître des œuvres du roi de Sicile? Il a, en tout cas, un fils, Jehannin Johannono Roberti filio magistri Johanis Roberti), en âge de le seconder et d’intervenir dans un contrat puisqu’il se charge, en janvier 1432, de faire venir du bois et des pierres sur le chantier. Jean R obert est, de façon attendue, périer et son fils, Jehannin, qualifié, dans deux contrats, d’habitant de Tarascón. Une famille de maçons effectivement originaire de Tarascón ou installée temporairement dans la ville pour le temps des travaux? Des travaux de quelle nature dans ces années 1430? Le notaire n ’a pas pris la peine de retranscrire, à part les premiers mots, le marché du 16 août 1430 entre Pierre de Beauvau et Jean Robert. L’accord sous seing privé intervenu plusieurs mois auparavant (à la fin de 1429 sans doute, les premiers achats datant de janvier 1430) décrivait manifeste­ ment un corps de maison18. Le contrat du 8 septembre 1431 précise que Jean Imbert doit élever «unum m urum in castro Tharasconis partendo de muro traversando la vit usque ad turim introitus portallis, alciando dic­ tum murum de uno estagio». Jean R obert doit le fournir de «omnibus lapidibus de molura necessariis in dicto muro, portis, fenestris et chamineys». Enfin, un acte du 13 mars 1432 est passé in galeria nova. Ces ren­ seignements épars ont conduit Sylvia Pressouyre à reconnaître dans ce nouveau mur élevé par Richard Imbert, le mur est de la cour d’honneur: 16. Pierre et son frère Bertrand comptent parmi les grands officiers de la cour d’Anjou. Capitaine d'Angers en 1422, Pierre a pris en Provence la succession de Charles du Maine, sans doute en 1429. L. BIDET, La noblesse et les princes d’Anjou. La famille de Beauvau, dans La noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Age, Ecolefrançaise de Rome, 2000, p. 471496.

17. Jean Hardouin est certainement le même que le trésorier qui, à Tours, en juin 1451, prête 1.000 écus au roi René et devient son hôte lors du séjour du roi dans la ville en 1453. G. ARNAUD d ’AGNEL, Les comptes..., op. cit., n°878, 1119,3539, 3540. 18. Le notaire a retranscrit ces mots: Ledit Robert fera et adcomplira de toutfait de massonnerie le corps de maison qui est... 161

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TARA5C0N

Fig. 66. Château de Tarascón, plan du rez-de-chaussée (dessin de A. Robin d’après le plan de L.Véran, Centre des Monuments Historiques). le mur qui traverse la vis et qui est le point de départ de la nouvelle construction, pourrait bien être le mur nord de la chapelle basse. O n construirait donc tout le corps de logis est et, peut-être, le corps en retour, au nord, puisque le mur de Richard Imbert doit aller jusqu’à la tour d’entrée. Pour la galerie neuve de 1432, le choix est, heureusement, plus clair: c’est, à n’en pas douter, la grande et unique galerie du rez-dechaussée des ailes est et nord. En janvier 1433 en tout cas, certains travaux s’achèvent: on enlève la terre qui se trouve dans la cour inter capellam et portam. Le même mois, le trésorier Jean Hardouin paie directement, sans passer par le maître des œuvres, Simon de Beaujeu et Jacques Morel, qualifiés de périers habitant Tarascón, «pro edifficiis per eos fiendis in castro regio Tharasconis». Que sont ces edifficiis pour lesquels on recrute directement deux périers? O n a, naturellement, depuis longtemps, rapproché le nom de Jacques Morel de celui du sculpteur qui, après une longue carrière de Lyon à Avignon, Montpellier, Toulouse et Rodez, construit en 1448 le tombeau de Charles de Bourbon et Agnès de Bourgogne dans l’abbaye de Souvigny puis termine celui de René à Saint-Maurice d’Angers19. Sculpteur, 19. La carrière de Jacques Morel a été reconstituée par N. RONDOT, Jacques Morel, sculpteur lyonnais, dans Réunion des Beaux-Arts des départements, 1889, p. 622-652. Voir aussi: Abbé 16 2

REQUIN , Le sculpteur Jacques Morel, Ibidem, 1890, p. 87-95; H. STEIN, Une dynastie d’architectes, les Morel, dans Le Moyen Age, 1910, p. 235244.

LE C H ÂTEA U D E T A R A S C O N ET LES PREM IERS D U C S D ’A N JO U

Fig. 67. Château de Tarascón, galerie du rez-de-chaussée (ailes est et nord). Jacques Morel était peut-être aussi architecte comme le Perrin Morel (son père ou son oncle?) qui édifie, dans les années 1390-1400, l’abside de l’église du monastère des Célestins d’Avignon et, sans doute aussi, celle de Saint-Martial20. La galerie, sans doute édifiée en 1432, au rez-de-chaussée de la cour de Tarascón, est voûtée de trois grandes croisées d’ogives dans l’aile est, de deux, plus petites, dans l’aile nord. Doubleaux et ogives, élégam­ ment tendus, faits de bandeaux plus ou moins épais et de gorges, sans profils arrondis, retombent sur des culots. Ces profils durs, à pans coupés, le travail des bandeaux et des gorges, les formerets plats, l’absence de pro­ fils arrondis, se retrouvent dans les deux travées de nef de la chapelle basse contiguë à la galerie, d’une esthétique toute différente de celle de l’abside. Ces travées sont, manifestement (traces de reprise dans les murs à l’aplomb du doubleau d’entrée), venues s’ajouter à une abside plus ancienne, au sol un peu plus élevé, voûtée de huit branches d’ogives et un lierne de rattrapage qui reposent sur six colonnettes montant de fond et deux culots qui butent maladroitement sur le doubleau de l’entrée. Dans les années 1430, la famille d’Anjou a voulu donner plus d’ampleur à cette chapelle basse jugée trop modeste, portant l’entrée, de façon rationnelle et harmonieuse, à l’aplomb de l’entrée de la galerie.

20. L.H. LABANDE, Saint-Martial et Le couvent des célestins dans Congrès archéologique de France, t. I, 1909, p. 35-37 et 37-45; A. MAG GEE

M ORGANSTERN, Pierre Morel master of works in Avignon, dans The Art Bulletin, 1976, p. 323349. 163

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Fig. 68. Château de Tarascón, galerie du rez-dechaussée, culot de la travée nord.

Chapelle et galerie ont été largement décorées de culots sculptés de feuillages ou de per­ sonnages. Les douze culots de la galerie (dont deux doubles, à l’en­ trée nord et entre les deux ailes), sont particulièrement spectaculai­ res: ils représentent des hybrides ou des animaux fantastiques (qua­ tre), des bustes de personnages à longues robes (cinq) ou des scènes de combat: entre deux personna­ ges difficilement identifiables (pay­ sans?), entre deux chevaliers vêtus d’armures et munis de bouchers, entre deux personnages à longues robes et capuchons (moines?). La facture en est superbe: l’autorité des plis somptueusement étalés sur tout l’espace du culot, le charme des têtes barbues, la fantaisie des monstres, l’aisance des attitudes des combattants, plaident, malgré un état de conservation médiocre, pour le travail d’un sculpteur habile, au réel talent.

Le portail de la chapelle basse s’ouvre sous un grand arc à la forte brisure, entouré d’une archi­ volte sur laquelle s’accrochent des feuillages et surmonté d’un gable à fleuron. O n a joué, ici, sur l’oppo­ sition entre les bandeaux, les gor­ ges et quelques gros tores qui rythment et soulignent l’ensemble des lignes de la composition. Un Fig. 69. Château de Tarascón, portail de la chapelle tore entoure la porte elle-même, isolant l’élégant bandeau de feuil­ basse. lages qui court à l’horizontale et retombe de chaque côté. Les quatre culots des deux ébrasements du por­ tail, mutilés et à peine lisibles, (des bustes d’anges?) laissent cependant entrevoir la plénitude des formes, la composition hardie de lourds vête164

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ments dont les étoffes tourm en­ tées, retroussées, vivement étalées en grands plis hardis, viennent, sans aucun doute, de la main d’un sculpteur habile, rompu à ce genre d’exercice. R ien d’étonnant si le sculpteur est bien ici Jacques Morel qui peut avoir retenu les leçons des admirables culots d’an­ ges qui soutiennent les branches d’ogives des absides de SaintMartial et des Célestins d’Avignon où Perrin Morel a travaillé. Il faut sans doute attribuer également à cette campagne le décor des pans bas de l’escalier monté à gauche du portail de la chapelle et qui s’harmonise avec lui. La cour du château de Louis III se laisse ainsi assez bien imaginer: sur les faces nord et est, une large galerie ouverte de cinq grands arcs inégaux (deux brisés au nord, deux aux profils arrondis Fig. 70. Château de Tarascón, escalier d’honneur, pans à l’est) limités par les contreforts. du rez-de-chaussée. U ne tourelle d’escalier à pans coupés, en fort relief, largement décorée. Le portail de la chapelle enfin avec ses statues21. Louis III comme sa mère Yolande d’Aragon ne sont pas venus, semble-t-il, en Provence durant ces années 1429-143422. Les tra­ vaux se sont donc faits loin des yeux du prince. La nomination d’un nouveau gouverneur, la m ort du roi semblent, mais ce n’est peut-être qu’une vue toute artificielle, borner le temps de ces travaux de décor et de prestige. C ’est, en tout cas, dans un château qui résonne encore du bruit des marteaux que la nouvelle reine de Sicile, Marguerite de Savoie, 21. Le portail était plus large qu’il n ’apparaît actuellement. L’ébrasement droit a été en partie occulté par l’avant-corps de la façade sud et la balustrade d'entrée de la chapelle dite des chantres. O n retrouve, maladroite­ ment intégrés à la chapelle des chantres, des

piliers appartenant à l’ébrasement droit, par­ faitement symétriques à ceux de l’ébrase­ ment gauche. 22. Louis III ne semble pas être revenu en Provence entre 1423 et sa mort en 1434 (M.R. ILEYNAUD, Le temps..., op. cit. p. 100). 165

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épousée par procuration par Pierre de Beauvau, fait son entrée en 1431. C ’est peut-être pour l’accueillir que la chapelle du château a été garnie de décors23, encore en place l’année suivante, comme ce triptyque où figurent (dans l’ordre de la description) l’Annonciation, la Résurrection et la Crucifixion. U n autre retable porte la Vierge entourée d’anges, un autre encore une sainte Véronique. Le plus précieux, une Messe de saint Grégoire sans doute (le Christ inter manus unius papej est bordé d’argent doré. Une série de petits retables en ivoire, enchâssés dans de l’argent doré, sont des­ tinés aux dévotions privées: scènes de la Passion, Nativité s’articulent cer­ tainement en diptyques ou triptyques. Original et précieux, ce retable de la Crucifixion, facto ad modum folii albespine, est en argent doré. La chapelle de Tarascón conservait aussi plusieurs reliquaires, en particulier celui d’une épine de la couronne du Christ, en forme de retable, en or émaillé. Plusieurs objets de culte, des burettes, en cristal ou en argent, une Paix d’argent doré avec une Pietà, un Agnus Dei d’argent doré entouré de petites pierres, mais aussi deux tapisseries de l’histoire de David et d’Abraham, témoignent de l’apparat des cérémonies religieu­ ses. Les salles et les chambres étaient, elles, tendues de séries complètes comme cette chambre du cerf faite de six pièces de murailles et des tis­ sus nécessaires à la garniture d’un lit (ciel, dossier, courtines, couvertures pour le grand lit et la couchette). La tapisserie des Hérons comprend huit pièces et deux couvertures, de fit et de couchette. Une troisième chambre, plus simple, est de couleur verte (cinq tapis et le lit), une autre blanche (on en retrouve seulement la couverture décorée d’un faucon). U n petit tapis à rosettes, un autre à feuillages verts, semblent isolés tout comme les grands tapis aux armes d’Anjou. L’attention donnée au cadre seigneurial de la cour d’honneur, la présence dans les collections du château de ces décors de valeur, indi­ quent bien le rôle que l’on a voulu faire jouer à la forteresse: Louis II peut-être, en tout cas Louis III ont clairement cherché à en faire un lieu de représentation et de réceptions, l’affirmation du pouvoir angevin cer­ tes mais aussi d’une vie de cour luxueuse. Une double façon de tenir son rang. Le roi René, successeur de Louis III en 1434, et la reine Isabelle sauront, à leur tour, en 1447-1449, faire de cette redoutable place forte l’écrin des fêtes guerrières de la cour et des dévotions familiales.

23. Le 4 mai 1432, le maître d’hôtel de la reine Yolande, Gabriel Valori, remet au conseiller de la reine, maître Jean Bernard, une série d’objets conservés au château: l’inventaire, en latin, était 166

conservé chez le notaire Antoine Chapet, comme les actes qui concernent la construction du château. G. ARNAUD d ’AGNEL, Les comp­ tes..., op. cit., t. II, n° 2442 et 2443.

C . S E IG N E U R S E T G E N S D E P O U V O IR

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Fig. 71. Maître Girart de Roussillon (DreuxJean),L’auteur Ghillebert de Lannoy offrant son œuvre à Philippe le Bon, Ghillebert de Lannoy, Livre de l’Instruction d’un jeune prince, vers 1460, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Ms. 10976, f. 2.

Fig. 72. Philippe le Bon et des chevaliers de l'ordre de la Toison d'or, huile et gouache sur vélin, Livre des Ordonnances de l'ordre de la Toison d'or, fin XVe siècle, collection privée.

JA CQ U ELIN E GUISSET Docteur en Philosophie et Lettres L e s c o s t u m e s d ’a p p a r a t l o r s d e s B ourgogne, l e r é c i t d ’O l i v i e r d e L a M a r c h e

fêtes de

En dehors de sujets aussi sérieux que l’architecture, l’histoire allo­ diale de nos provinces ou l’évolution des moyens défensifs, il existe d’au­ tres domaines de la vie des nobles, en apparence anodins, qui peuvent éclairer de fines stratégies. Futilité ou acte révélateur et porteur de mes­ sage: le costume et la mode oscillent toujours entre ces deux tendances qui semblent contradictoires. De prime abord seulement. Peut-on rai­ sonnablement parler de futilité quand on songe au désir d’ostentation, aux signes extérieurs de richesse et aux sommes astronomiques dépen­ sées pour la parure? L’attitude des ducs de Bourgogne révèle un intérêt politique pour l’un des aspects les plus éphémères de l’histoire de l’art, qu’il convient de décrypter pour en saisir les conséquences ou réfléchir à divers aspects du message qui nous est envoyé par delà les siècles. Aucune étude historique n ’évoque les ducs de Bourgogne sans signaler au moins la magnificence des fêtes qu’ils organisaient et le luxe, exagéré parfois aux yeux de leurs voisins, qu’ils déployaient dans le vêtement. Si les représentations figurées de ces festivités sont plus que rares, seules nous restent les chroniques de l’époque pour en retrouver le charme et l’éclat. Il suffit de suivre la plume d’Olivier de La Marche pour se sentir invité aux cortèges, tournois et banquets. Ce merveilleux narrateur ne se contente guère de présenter les personnages, d’ajouter une anecdote, de célébrer les exploits de l’un ou l’autre, voire d’immortaliser ses inven­ tions scénographiques, il décrit aussi avec force détails les costumes et livrées des grands seigneurs et de leurs maisons, tout en orientant ses choix de façon signifiante. Sur le plan historique ou chronologique, ses propos ne sont pas toujours exacts. Cependant, comme à d’autres époques, on constate que les écrivains comme les peintres qui transposent ou déforment leur sujet dans un but propagandiste, quel qu’il soit, restent parfaitement fiables quant à ces «détails». Quel intérêt aurait l’auteur sur ce plan précis à ne pas rapporter fidèlement ce qu’il a vu? 169

JA C Q U ELIN E G UISSET

JLonnnent k^ucÿiiibcctÿiicnri ctmaiuúifm 'Urentflufcamtfr&cfcuronde le ivrtpcpjn < tftoive maintient ijuc quant íclxutlãt l·iiçjfruhcttjfiimii et mauuoifm curêt eòi»tînt cfHcè-fept cixualUcte- iemv 'jncztcl-: ennemi«-ocae- e t mie- ciièeftzm fitiixt et Le conte ftomoñ3muniren diaffejiifjieea la fuuctt q «r le preferitale mozt et I perennet coniait Ufeffoitliabandennc et une-IwrRîclenteSammete-fi ijuc plue- incffiutc ne lupponoicntpo' celle fv w jh WSbnneitntieur maieSuhon en te jtiaxbantfónaffnicc piue-fênnientachemm ctrefcf netent au lieu on la bataille auoitefte ttoituc lent lee-foccvzpejtefme- efferrm mete et DctièWwci 3eamplíe lancee erìefpcce arnicatvutamf tjuc 1

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Fig. 73. Loyset Liédet, Reception de Guibert, Guérin et Mauvoisin à la cour de Pépin (au fond l’inscription Vive Bourgoingne), Histoire de Charles Martel, vers 1465, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Ms. 8, f. 108v.Tous les costumes présentés correspondent à l’époque de la réalisation du manuscrit et non à celle de l’histoire proprement dite. 170

LES C O ST U M E S D ’APPARAT L O R S DES FÊTES D E B O U R G O G N E

Si l’on ne présente plus Olivier de La Marche, rappelons briève­ ment quelques étapes d’un parcours exemplaire. N é vers 1428 ou 29, Olivier de La Marche fut présenté à Philippe le Bon en 1442 par Antoine de Croÿ. Admis au nombre des douze pages de la maison du Grand Duc d’Occident, il consacrera sa vie à servir la famille de Bourgogne, le plus fidèlement possible, à la guerre, comme c’est la cou­ tume, et sans hésiter à prendre des risques. Promu écuyer tranchant du jeune comte de Charoláis - le futur Charles le Téméraire -, on n’en fini­ rait plus de le suivre sur les routes. Serviteur discret, il s’élève dans la hié­ rarchie sociale. Fait chevalier par le comte de Charoláis, il se voit confier des missions exceptionnelles. Manifestement doué d’un sens diplomati­ que remarquable, il assiste depuis son adolescence à toutes les fetes de la maison de Bourgogne et bientôt est même chargé d’en organiser cer­ tains divertissements. Les Mémoires1 qu’il rédige entre 1472 et 1493 ne reflètent pas seu­ lement la vision ou les souvenirs d’un simple témoin mais lui permet­ tent de raconter ses propres exploits, sans pour autant se mettre en vedette et insister sur ses interventions. Sans doute aussi a-t-il réfléchi, en cours de rédaction, au petit prince à qui il dédiera son récit. En 1484 en effet, il rejoint le groupe des précepteurs chargés de l’éducation du petit Philippe le Beau, alors âgé de six ans2. Ce jeune lecteur devra y trouver un texte certes édifiant mais aussi divertissant. La description des célè­ bres fêtes de Bourgogne se prête à ces deux aspects. Elle donnera à rêver, instruira l’enfant quant à l’image du prince et rappellera l’importance des familles illustres qui l’entourent et participeront activement à sa vie future. Valeurs morales, exemples, leçons d’histoire empruntent les che­ mins du faste. Olivier de La Marche avait probablement déjà participé à l’orga­ nisation du banquet que Philippe le Bon donna, à Lille, le 17 février 1454. Appelé aussi «banquet du faisan», cette fête n’était que le prétexte d’un appel à la croisade, suite à la chute de Constantinople. Plus tard, Olivier de La Marche fut chargé de diriger l’organisation, à Bruges, des festivités qui marquèrent le mariage du duc Charles le Téméraire et de Marguerite d’York, sœur du roi d’Angleterre Edouard IV, et qui eurent lieu entre le 3 et le 11 juillet 1468.

1 Mémoires d’Olivier de La Marche, maître d’Iwtel et capitaine des gardes de Charles le Téméraire (cité: LA MARCHE, Mémoires), édit. H. BEAUNE et J. d ’ARBAUMONT, 1 .1 à IV, Paris, 1883-1888.

2 J.-M. CAUCHIES, Philippe le Beau, Le dernier duc de Bourgogne, Turnhout, 2003 (Burgundica, VI), p. 6.

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Forcément, les descriptions de costumes occupent plus de place dans ces pages que dans d’autres et se prêtent à un regard critique. Des joutes furent organisées et occupent même la majeure partie du temps des invités et du récit d’Olivier de La Marche. Cortèges, tournois, repas et danses sont l’occasion pour chacun de briller, de se faire remarquer, à commencer par les héros de chacune de ces fêtes. Annoncée 18 jours auparavant, soit à la fin du mois de janvier 1454, la joute du banquet de Lille, sur le thème du chevalier au cygne, commence en présence de Philippe le Bon, accompagné de ses fils, le comte de Charoláis et Antoine le bâtard de Bourgogne. Chacun d’eux, vêtu «de robes de velours sur velours noir»3, portait un collier d’or enri­ chi de pierreries et de perles. Le noir, le gris, le violet constituent les couleurs classiques de la cour de Bourgogne, mêlées au vert chargé de symbolique royale. Au quotidien, Philippe le Bon nous est toujours pré­ senté vêtu de noir, assez simplement. Les raisons en sont multiples. En l’espace de quelques générations, le noir a acquis un statut officiel important parallèlement aux progrès des teinturiers. Ces derniers avaient enfin mis au point des procédés qui permettaient d’obtenir des noirs intenses et vifs, brillants et tenants aussi solidement sur des draps de laine que sur des soieries. La mode en était venue d’Italie avec les tissus de soie parmi lesquels il faut évidemment ranger les précieux velours. Cet engouement dérive aussi, et de manière paradoxale, de lois somptuaires concernant tant les couleurs que les matières autorisées dans les vête­ ments de chaque catégorie sociale. Il semble qu’au nord des Alpes, le noir ait simplement séduit sans que les nobles en comprennent la portée discriminatoire4. De plus, Philippe le Bon ne cessa jamais de porter le deuil de son père Jean sans Peur, assassiné en 1419. Dans les grandes circonstances, comme celle qui nous retient, Philippe le Bon arbore une cornette à son chaperon, si riche de pierre­ ries qu’elle semble à Olivier de La Marche exprimer fort habilement un «prince puissant» ou la puissance de son «très redouté seigneur». L’or et les pierres précieuses de tous temps ont accompagné les puissants, les dis­ tinguent, les désignent à l’attention du public, participent à leur crédibi­ lité. Il sied pourtant au puissant seigneur de ne point trop en abuser sur sa personne. R ien ne lui interdit d’utiliser ou d’encourager tous les excès de son entourage à des fins politiques. Plus subtil, l’acte n ’en sera pas moins clair. 3 LA MARCHE, Mémoires, t. II, 1884, p. 345. 4 M. PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Paris, 2004, p. 156-158; 172

F. PIPONN IER, P. MANE, Se vêtir au Moyen Âge, Paris, 1995, p. 50 et sq.

LES C O ST U M E S D ’APPARAT L O R S DES FÊTES D E B O U R G O G N E

De fait, lors de son mariage avec Marguerite d’York, Charles le Téméraire ne nous est même pas décrit. Le faste ne semble pas particu­ lier au moment de la cérémonie, mais se concentre à nouveau lors de la joute, dite «Pas de l’Arbre d’or». Pour l’ouvrir, Charles le Téméraire, à cheval, porte une «longue robe d’orfavrerie à grandes manches ouvertes. Ladicte robe estoit fourrée de moult bonnes martres, et, à la vérité, ce me sembla habillement moult princial et riche»5. En ce qui concerne les ducs, dans ces deux circonstances officielles de grande importance, là se limite la description du vêtement. Par contre, les deux récits fourmillent de détails exceptionnellement précis à propos d’une foule d’autres per­ sonnages. Leur choix s’avère plus explicite des intentions d’Olivier de La Marche qu’il n’y paraît au premier abord. Aujourd’hui, nous attendrions des révélations quant au costume féminin, lieu de toutes les audaces et fantaisies. Depuis près de deux siè­ cles, le costume masculin a peu changé de forme, de couleurs. Les toi­ lettes des dames, elles, varient selon les saisons, les humeurs et le marché dont l’importance est capitale. De qui les dames portent-elles les cou­ leurs ou les signes extérieurs de richesse? De leurs époux et conquêtes. Q u’en dit Olivier de la Marche? Les dames et demoiselles qui assistent au banquet de Lille et à la joute du chevalier au cygne ne m éritent pas un regard, ni une ligne. Seules les dames participant au défilé de la joute ou aux spectacles d’entremets sont abondamment décrites. La «princesse de Joye», jeune fille de douze ans, qui présente à Philippe le Bon le cha­ pelet qui annonce la joute du chevalier au cygne, porte une «robe de soye violette richement bordée d’or et estoffée d’or, et luy partoient unes manches, oultre la robe, d’une moult desliée soye, [...] et par des­ sus une tocque, affiliée d’ung volet moult enrichi de pierrerie; et estoit montée sur une aquenée houlsée de soye bleue, et la menoient trois hommes à pied vestuz de manteaulx de soye vermeille, portans chapperons à cornette de soye verte»6.Violet et bleu pour la dame, rouge vif et vert pour ses serviteurs. A la fin de la joute, chacun se dirige vers la salle de banquet. La Marche décrit les divers entremets dont certains renfor­ cent la symbolique du vœu ou des ducs. Ainsi en est-il de l’histoire de Jason pour rappeler la toison d’or. Les acteurs principaux de ces diver­ tissements sont décrits avec soin. Leurs costumes, souvent très riches, les housses de leurs montures relèvent aussi de notions théâtrales, associées aux conceptions héraldiques. L’apparition de la Sainte Eglise précède de peu le vœu solennel du faisan. La dame qui l’interprète, ressemble assez à une religieuse et porte «une robe de satin blanc, et par dessus avoit ung 5 LA MARCHE, Mémoires, t. III, 1885, p. 122123.

6 LA MARCHE, Mémoires, t. II. 1884, p. 343344. 173

JA C Q U ELIN E G UISSET

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